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L'ESPAGNE ET NAPOLEON

1804-1809

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DU MEME AUTEUR :

ÉTUDES SUR L'ESPAGNE L'Expédition française d'Espagne en 1823. (Librairie Plon.)

L'Ambassade française en Espagne pendant la Révolution

(1789-1804.) (Librairie Plon.J

L'Espagne et Napoléon. Tome I (1804-1809). Tome II (1809-1811). Tome III (1812-1814). (Librairie Plon.)

(Couronné par l'Académie française, prix Thiers.J

Correspondance du comte de la Forest, ambassadeur de France en Espagne (1808-1814), publiée par la Société d'histoire contemporaine. Sept volumes. (Picard, éditeur.) (Couronné par l'Académie des sciences morales et politiques , prix Drouyn de Lhuys.J

La Congrégation (1801-1830), avec une préface de M. le comte Albert de Mun. (Librairie Plon.)

Un Caractère de soldat. Le Capitaine Pierre de Saint-Jouan (1888-1915), avec une préface du général de Castelnau. (Librairie Plon.) (Couronné par l'Académie française, prix Montyon.)

Napoléon et les cardinaux noirs (1810-1814) (Perrin et C'Séditeurs.) Napoléon et les récents historiens, (Perris et C", éditeurs.)

(Couronné par l'Académie française, prix Marcelin Guérin.J

Madame Louise de France (1737-1787). (Gabalda, éditeur.)

(Couronné par l'Académie française, prix Jitteau-Duvigneaux.J

L'Aumônerie militaire pendant la guerre (1914-1918). (Bloud et i

Gay, éditeurs.)

(Couronné par l'Académie française, prix Montyon)

Ce volume a été déposé à la Bibliothèque Nationale en 1908.

GEOFFROY DE GRANDMAISON

L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

1804-1809

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PARIS

LIBRAIRIE PLON LES PETITS-FILS DE PLON ET NOURRIT

IMPRIMEUR» -ÉDITEURS 8, RUE GARANCIÈRE, 6' Tous droits réservés

Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous payj;.

Published 11 March 1908.

Privilège of copyright in the United States reserved under the Act approved March 3' 1905 by Plon-Nourrit et C'».

PRÉFACE

Il y a exactement cent ans, commença le drame de la péninsule le génie de Napoléon fut vaincu par la ténacité d'un peuple. Les Espagnols vont célébrer l'an- n'versaire séculaire de cette « guerre de l'Indépendance » qui, à l'époque moderne, fournit la meilleure preuve de leur énergie nationale. L'actualité est dans toute sa force, mais le temps a marché : des deux côtés des Pyrénées les passions ont perdu leur acuité, leur aigreur, leur intransigeance, il ne demeure plus qu'un grand exemple de patriotisme dont chacun peut méditer la leçon.

C'est l'heure de l'histoire, elle a besoin de paix et exige le recul des années écoulées.

Les documents abondent : témoignages, lettres, mé- moires, rapports militaires, dépêches diplomatiques. Leur classement est long mais point impossible, la pa- tience y suffirait. La difficulté de raconter les événe- ments réside dans la diversité, le heurt, la contradiction des principes en cause, à une époque d'extrême boule- versement. Si les hommes, dans leur action, paraissent

Il L'ESPAGNE l,T NAPOLÉON

sincères, bientôt les mobiles de Jems projets, la résultante de leurs efforts demeurent incertains et mystérieux. Un esprit simpliste ne saurait donner raison, de façon ab- solue, à aucun des trois cbampions en présence : France, Espagne, Angleterre. La valeur militaire de 1 une, le courage féroce de l'autre, l'adresse persévérante de la dernière, impressionnent tour à tour. Il faudrait n'ap- partenir à aucune des trois races pour conserver l'impar- tialité de son jugement.

L'examen des faits est assez intéressant par lui-même, j'ai souhaité de m'y borner. Sur ce terrain précis, j'ap- pelle l'attention du lecteur en lui fournissant l'explication de mon récit.

J'avais écrit l'histoire de Y Ambassade française à Madrid de 1789 à 1804. L'accueil du public, l'indulgence des historiens, les encouragements de l'Académie, et aussi la logique du sujet, m'ont engagé à poursuivre cette étude des rapports de la France et de l'Espagne au temps de Napoléon. Après la mort de Louis XVI, le « Roi catholique » a combattu les jacobins régicides; en 1796 il a conclu la paix avec la France républicaine ; de la France consulaire il s'est fait l'allié : il va peu à peu devenir la proie de la France impériale. A Bayonne, en 1808, l'ambition de Napoléon croit avoir partie gagnée : les Bourbons sont prisonniers, Joseph Bonaparte leur succède. Mais l'Espagne se soulève, lutte pendant six années et, tantôt vaincue, tantôt victorieuse, demeure triomphante. La première journée de cette trilogie dramatique se terminait en 1804 à la proclamation de

PRÉFACE ni

l'Empire ; la seconde prend fin en 1808 avec l'abdication de Charles IV ; la troisième en 1814 lors de la déchéance de Napoléon.

Dans ce présent volume, le rideau se lève sur le second acte, pour laisser voir des personnages déjà connus, qui vont pousser jusqu'au bout les conséquences ébauchées de leurs caractères et se mouvoir dans un décor nou- veau. L'action s'affirme, grandit, se précipite.

Comment reproduire les péripéties mouvantes de la scène? J'ai cherché à le faire en suivant l'exemple et le conseil de Jansen qui écrivait au début de son étude sur le premier partage de la Pologne : « Sans m'occuper des problèmes politiques contemporains, je me suis seulement proposé de raconter les faits tels- que, selon ma conviction, ils se sont réellement passés J'ai voulu nommer les choses par leur nom, me gardant de moraliser stérilement sur mon sujet, et de prononcer à tout instant sur les événements et les personnes une sorte de jugement des morts, à l'égyptienne. Je n'ai voulu qu'aider le lecteur sagace, à juger la question par lui-même et, en toute connaissance de cause, apprécier une catastrophe qui a joué un rôle si important dans les destinées de l'Europe. »

Oui, en vérité, l'écueil du premier Empire est caché là. Après Tilsitt, Napoléon, arrivé au sommet, descend la colline des prospérités; tôt ou tard sa pohtique exté- rieure, condamnée à une surenchère incessante, devait aboutir à une catastrophe : l'aventure espagnole fut

!▼ L'ESPAGNE ET NAPOLEON

le caillou contre lequel il vint trébucher; il a été vaincu à Madrid bien plus qu'à Moscou. Son bon sens, à Sainte-Hélène, eut le courage d'en convenir : « Cette malheureuse guerre m'a perdu ; toutes les circonstances de mes désastres viennent se rattacher à ce nœud fatal. Elle a compliqué mes embarras, di^dsé mes forces, détruit ma moralité en Europe... Les événements ont prouvé que j'avais commis une grande faute dans le choix de mes moyens... Je crus nécessaire, trop légère- nient, de changer de dynastie... Les Espagnols, en masse, se conduisirent comme des gens d'honneur. » Nous n'aurons pas sur les affaires d'Espagne d'autres conclusions que les siennes.

On est surpris de la quantité de conséquences fatales, en germe dans cette erreur : la puissance militaire de l'empire compromise, sa situation européenne diminuée, atteinte sa situation intérieure. En 1808, l'Empereur, ne voulant pas affaiblir sa grande armée d'Allemagne, envoya des conscrits en Espagne; et ce fut en partie la cause de Baylen. Éclairé sur les difficultés, il se réserve d'entraîner lui-même cette grande armée aux extrémités de la péninsule, puis, contraint de la quitter, il la confie à Soult, à Masséna, à Suchet pour l'emmener jusqu'au fond du Portugal et de l'Andalousie. Dès lors dispersées, scindées, épuisées par la lutte, mal renou- velées de jeunes recrues, ces vieilles troupes ne retrou- veront plus les triomphes d'Austerhtz, léna, Friedland; elles auront besoin de contingents étrangers qui les abandonneront à l'heure décisive; et apparaîtra la cause

PRÉFACE

initiale de la diminution de valeur des armées fran- çaises.

Il semble que Napoléon se soit planté un poignard dans le dos. Ce péril constant, créé à plaisir, de ses pro- pres mains, sur notre frontière arrête ses projets en Orient, l'oblige à laisser la Russie y déployer ses pré- tentions, le paralyse aux bords du Danube, le dégarnit aux bords du Rhin. Il a donné aux Anglais, maîtres des mers depuis Trafalgar, le foyer de résistance qui leur manquait sur la terre ferme, dans cette même péninsule d'où les maisons d'Autriche et de Bourbon avaient écarté leur influence et leurs vaisseaux.

Enfin cette défense inlassable des autels et des foyers ranime en France des souvenirs éteints, excite la pitié des gens de cœur pour les causes malheureuses, réveille le sentiment de la justice contre les iniquités politiques; elle fomente la coalition tacite de tous les mécontents, et apprend aux Français à se désaffectionner d'un régime qui, infidèle à ses brillants débuts, atteint à la fois l'es- prit religieux, le respect monarchique, la sécurité sociale et la hberté populaire.

Du moins, et cette consolation nous est chère, dans cette folie entreprise, la gloire du drapeau demeure intangible; le courage, l'endurance, l'héroïsme, la belle ardeur guerrière de nos soldats ont conquis pendant sept longues années des lauriers immortels, et à la fin de ces campagnes pénibles et meurtrières, on peut s'en tenir au jugement impartial que portait un général

▼I L'ESPAGNE ET NAPOLEON

belge, écrivant l'éloge d'un maréchal anglais (1) : « En moins de trois mois les Français avaient détruit trois armées castillanes, occupé Madrid, chassé les Anglais, pris Saragosse, battu les Espagnols en Catalogne, occupé ia Gahce et frappé d'épouvante toute la péninsule. »

A ce prix, quelle que soit l'issue de l'entreprise, non seulement l'honneur militaire est sauf, mais la gloire est assurée.

Les Espagnols au contraire ont brillé par la grandeur de leur cause plus que par les moyens de leur patrio- tisme. Au milieu des discussions intestines, en dépit de cette jac ta ne ia « inséparable de nuestra raza », dit le général de Arteclie, leur persévérance farouche a obtenu le dernier mot. Dans une résistance nationale, religieuse et sociale ils repoussaient l'étranger pour demeurer fidèles à leurs princes et défendre leurs coutumes ; ils s'indignaient de la destruction des monastères, du dépouillement de leur clergé, de « l'impiété » présumée des conquérants; ils souffraient de la dévastation de leurs champs ou du blocus maritime qui paralysait le commerce colonial et tarissait la source des revenus d'outre-mer. La guerre était pour eux une question de vie ou de mort; elle ne leur permettait de poser les armes qu'anéantis ou délivrés.

Napoléon ne voulait pas croire à cette force secrète. Il se laissait tromper par les précédents de sa propre his- toire; il avait suffi que ce soldat couronné frappât du

(1) Bbulmoint, Histoire du duc de Welliiirjton.

PREFACE

pied les façades vermoulues de l'Europe monarchique du dix-huitième siècle, pour les voir toutes s'écrouler dans la poussière. La cour de Charles IV à bon droit lui paraissait la plus décrépite parmi tant de médiocrités, et les Bourbons de Madrid, les plus dégénérés de cette race détrônée déjà à Paris, à Parme et à Naples. Mais l'Espagne chrétienne se trouvait derrière eux, il ne le soupçonnait pas; ses agents diplomatiques et les nom- breux messagers envoyés aux nouvelles lui taisaient des vérités que leurs propres yeux distinguaient mal; ils en étaient restés aux bons mots de Gil Blas ou de Figaro.

Eût-il été averti à temps, l'Empereur n'aurait admis ni compris l'obstacle.

Sa science poUtique s'appuyait sur les errements de la France contemporaine, élevée à l'école de Rousseau et prête, pourvu qu'elle se crût en possession de toutes les licences, à se plier à tous les despotismes. Il pouvait pétrir à son gré cette génération déracinée, émiettée sur la table rase de la Piévolution. De l'autre côté des Pyrénées il trouvait un peuple vieux de croyances, jeune d'enthousiasme, demeuré à l'abri de ce scepticisme intellectuel qui se haussa des sarcasmes de l'Encyclopédie aux déclamations de la tribune, pour finir sous le cou- peret de la guillotine ou dans les antichambres des Tui- leries.

C'est ce peuple des villes, ce sont ces laboureurs qui se levèrent tout d'une pièce contre l'envahisseur. Ils croyaient marcher à la croisade. Ils firent la guerre au couteau. On ne peut se tromper sur le caractère démo-

L'ESPAGNE ET NAPOLEON

cratique de ce mouvement, mené par l'élément « peuple » du clergé, par le moine, le Fraile^ vivant de l'existence commune des petites gens, leur appartenant par son ori- gine, ses habitudes, son apostolat et sa charité. L'épis- copat, en apportant les largesses de ses gros revenus; l'aristocratie, sans passion comme sans influence poli- tiques; les officiers, dans leur habitude de la disciphne et leur respect du point d'honneur, soutinrent loyalement le drapeau des Espagnes. Mais le grand effort appartient à cette « multitude " qui défendait les traditions, sans souci du lendemain, dédaigneuse des besoins matériels, sincère jusqu'au sncrifice, croyante jusqu'au fanatisme, patriote jusqu'à la mort.

Napoléon Bonaparte aurait pu deviner cette puissance indomptable dans le souvenir des dures années de sa jeunesse, des vertus familiales de sa race, des énergies du peuple corse. L'ambition lui tourna la tète; l'in- justice de son dessein obscurcit son esprit : il s'égara.

IjC plan général de cette él ude peut donc se ramener à ces divisions : la chute des Bourbons, l'avènement des Bonapartes. Ce double épisode forme mes deux parties.

Dans la première, les titres seuls des chapitres :

PTrafalgar;

2" Le prince de la Paix ;

3" Le traité de Fontainebleau;

Le procès de l'Escurial;

Murât Lieutenant de l'Empereur:

Les prir.ces à Bayonne,

PRÉFACE IX

exposent comment le roi d'Espagne va perdre par degrés : sa marine, son armée, son influence, l'honneur, la cou- ronne et la liberté.

La seconde partie, en six autres chapitres, suit la marche des événements qui se succèdent :

Le deux mai;

La junte de Bayonne ;

Le réveil d'un peuple ;

Le roi « Intrus » . Elle dit enfin comment Napoléon, venu en Espagne, ren- contre successivement un triple obstacle : La résistance espagnole; le secours anglais; la diversion autrichienne.

Ce canevas exprime toute ma pensée et donne le résumé de mon récit.

Les sources manuscrites sont multiples, .l'indiquerai les principales :

L Archives des affaires étrangères. Au Fonds M Espagne » , volumes 6QQ à 678; la correspondance de nos ambassadeurs : le général Beurnonville ( J 804 à 1806), le marquis de Beauharnais (1806 à 1808), le comte de la Forest (1808-1813). .l'ai publié de ce dernier diplo- mate les dépêches qui se réfèrent à ce présent volume ( 1) . Ce sont par avance les pièces justificatives de ce tra- vail.

(1) Correspondance du comte de La Forest, amliassndcur de France en Espar/ne publiée pour la Socie'té (l'Histoire contemporaine, t. 1" (avril 1800- janvier 180Î)). Taris, 1905.

L'ESPAGNE ET NAPOLEON

II. Archives nationales. Dans la série AF, IV, les cartons 1605 à 1608 : « Le commandement de Murât » et ses lettres à l'Empereur (1). Les cartons 1609, 1610: « Changement de dynastie " ; 1611, 1612 : « Lettres du roi Joseph à Napoléon »; 1613 à 1617 : « Commande- ment de l'Empereur » (novembre 1808-janvier 1809).

AF, IV. 1615. Lettres de Savary (2).

AF, IV. 1680. Douze lettres de Talleyrand à Napo- léon (3).

lïl. Les sources espagnoles coulent abondamment des archives d'ALCALA DE Hénarès (transportées en partie à Madrid), se trouvent la correspondance du prince de la Paix : Estado, dossiers 5216 et 5218; et la correspon- dance de l'ambassade d'Espagne en France, 5210 à 5218.

A SiMANGAS, les dépêches envoyées à la Junte suprême par les ambassadeurs espagnols en Angleterre : Estado, dossiers 8171-8172 (4).

L'indication des Imprimés nécessitera une bibliogra- phie particulière et nombreuse. Bornons-nous ici à de sommaires renseignements :

(1) Elles ont été imprimées par le baron Lumhroso en 1899.

(2) Je lésai ptibliées dans la Revue des Questions historifjuès, janvier 1000.

(3) J'en ai fait la publication clans la Revue des Questions histoiic/ues, octobre 1900.

(4) Je renvoie à mon Rapport de ]\Iission en Espagne, 1896, inséré dan» le Bulletin Historique de 1897 (Imprimerie nationale) et à mon article : la France et l'Espagne pendant le premier Empire, d'après les Archives espa- gnoles (Riblioqraphc moderne, 1899), pour les détails sur les Dépôts de Pam- pelune, Burfjos, Saragosse, Alcala, Siiuancas, Madrid, Cordoue, Grenade, Séville et Cadix.

PRÉFACE

Avant tout la Correspondance de l'Empereur : la publication officielle, tomes IX à XVII ; 2" le recueil des Lettres inédites de M. Léon Lecestre. Il n'y a pas de documents plus impressionnants; on croit entendre la voix du maître, car ces épîtres sont des dictées, qui ont conservé ainsi la spontanéité vivante de la parole.

Les Mémoires du roi Joseph, corroborés par ceux du maréchal Jourdan. La collection des « Mémoires » de Pasquier, Barante, Miot, Savary, Talleyrand, Metter- nich, Marbot, Castellane, Thiébault, Lejeune, Bausset, Saint-Chamans, Mme de Rémusat et la duchesse d' Abran- tès, Suchet, Foy, Boulard, Dellard, Gonneville, et vingt autres.

Pour la partie militaire, spécialement : le général Gomez de Arteche, ses quinze volumes de la Guerra de la Independencia contiennent de nombreuses pièces du ministère de la guerre à Madrid; et le commandant Balagny qui a donné sur la Campayne de Napoléon une publication du premier mérite par le parallèle des docu- ments relatifs aux trois armées française, espagnole et anglaise.

Pour la partie diplomatique, les tomes VI et VII du grand travail d'Albert Sorel sur l'Europe et la Révolu- tion, et X Histoire des Cabinets de l'Europe d'Armand Lefebvre qui savait beaucoup de choses et dont les ren- seignements n'ont pas vieilli. J'ai naturellement fait état le plus souvent des historiens qui m'ont honoré de leurs conseils : en suivant le chemin magistralement tracé par les savantes synthèses de M. Sorel, l'impartiaUté sereine

XII L'ESPAGNE ET NAPOLEON

du comte Vandal et les passionnantes études de M. Fré- déric Masson sur la famille impériale.

Les travaux anciens du baron de Bourgoin^j, Tableau de l'Espagne; du comte de Laborde, Itinéraire descrip- tif; de Fischer, Foyage en Espagne; de Rehfues, i Es- pagne en 1808; de Townsend, Voyage en Espagne, son toujours des témoignages de premier ordre pour la phy- sionomie et les mœurs de la péninsule au début du dix- neuvième siècle.

Chez les Espagnols il convient de consulter la multi tude quasi innombrable des brochures et des journaux de l'époque, les traditions d'histoire locale et les travaux d'ensemble de Toreno, de Munoz Maldonado, de Prin- cipe. On retrouve enfin des détails bien caractéristiques des hommes, des choses et du temps en lisant les nom- breux petits volumes des Episodios nacionales de Ferez Galdos.

Les péripéties de cette histoire s'appuient constam- ment sur le résultat des opérations militaires et exigent le récit des combats; rapports, états de situation, sou- venirs des acteurs permettent cette reconstitution; mais, on le peut croire, je me suis épargné le ridicule de dis- cuter les plans de campagne de l'Empereur et de donner des conseils de tactique à ses généraux.

J'ai souhaité aussi d'ajouter à la sincérité du contrôle et à la patience des recherches, le scrupule dans les des- criptions, au retour des pays parcourus et des lieux visités. Peut-on reconstituer les événements autrement que dans leur cadre?

PKEFACE xnt

Études et voyages me furent facilités en France par les ërudits du Ministère des Affaires Étrangères, de la Biblio- thèque Nationale et des Archives; en Espagne par mes confrères de l'Académie d'histoire de Madrid, et nos agents diplomatiques ou consulaires. Grâce à ces col- laborations discrètes mais précieuses, le chercheur, mis sur les pistes heureuses, est payé à l'avance de ses peines, il n'a plus qu'à acquitter la dette de sa gratitude et à enregistrer les souvenirs ciiarmants des heures lécondes.

1" ui:;r8 1908.

L'ESPAGNE ET NAPOLEON

PREMIERE PARTIE LA CHUTE DES BOURBONS

CHAPITRE PREMIER

TRAFALGAR (1805)

Charles IV reconnaît avec joie l'avènement de Napoléon. Alliance franco- espagnole. Subsides de l'Espagne pour payer sa neutralité. William Pilt rompt la paix par un guet-apens (octobre 1804). Déclaration de guerre (décembre). Armement des vaisseaux espagnols. Junot passe à Madrid.

Croisières des flottes françaises. Combat du cap Finistère (2'2 juillet 1805K

L'amiral Villeneuve b'oqué à Cadix. Les amiraux espagnols. Les amiraux français. Effort maritime de l'Empereur.

Nelson augmente ses moyens et reprend la mer (septembre). Conseil de guerre des amiraux des flottes alliées (8 octobre). Rosilly nommé commandant en chef. Villeneuve ordonne la sortie. Manœuvres et branle-bas. L'attaque de Nelson (21 octobre). Il est tué à son bord.

Combats, abordages et incendies. Villeneuve prisonnier. L'amiral Gravina rallie les débris des flottes.

Tempête de la nuit. Désastres et naufrages. Le Redoutable. Douleur de Charles IV; fureur de Napoléon. Mort de Villeneuve. Raisons et conséquences de la défaite. L'Angleterre maîtresse des mers.

I

Aucun prince en Europe ne reçut avec une satisfaction plus sincère que le roi d'Espagne la nouvelle officielle de l'avènement du Premier Consul à l'empire. L'esprit métho-

1

s L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

dique de Charles IV était en repos à considérer dans le géné- ral Bonaparte, pour qui il professait une admiration très réelle, non plus un chef élu de république, mais un sou- verain héréditaire. Il se sentait plus à Taise à lire les termes s *" du message l'informant qu'il « avait plu à la Providence » d'appeler au gouvernement de Tempire voisin « très haut, très puissant prince, son très cher et très amé bon frère, allié et confédéré ».

La quote-part à payer par l'Espagne pour cette amitié pré- cieuse était fixée : un subside mensuel de six millions jusqu'à la fin de nos hostilités avec l'Angleterre (1).

A ce prix, elle demeurait neutre, selon son désir; mais les deux rivaux avaient trop envie de la compromettre, à leur profit particulier, pour la laisser longtemps dans ce rêve d'expectative. L'Auglerre brutalement la força à parler. Le 12 mai 1804, William Pitt avait remplacé au ministère Henry Addington. Le plus redoutable jouteur contre Napo- léon prenait les affaires en main. Pitt voulut brusquer les choses, savoir sur qui compter; et comme la valeur morale des moyens ne l'inquiétait guère, il choisit le moins avouable, mais le plus sûr : le guet-apens.

Le 5 octobre, quatre galions chargés de douze millions de piastres, convoyés par quatre frégates espagnoles, arrivaient sous toutes voiles, venant de la Plata. A la hauteur du cap Sainte-Marie, quatre frégates anglaises, commandées par sir Graham Moor, les attendaient; elles fermaient la route de Cadix, s'approchèrent, et sans dire mot, appuyaient le dra- peau de Sa Majesté britannique du feu de leurs canons. A attaque imprévue, résistance nulle : un galion saute, les autres sont entourés et conduits à Portsmouth, non comme prises, certes, mais comme otages! Devant Barcelone, Nelson, qui

(1) La convention avait été signée à Paris entre d'Azara et Talleyrand le 19 octobre 1803.

TRAFALGAR 3

a des ordres, attaque trois vaisseaux de commerce espagnols, sans autre forme de procès. Dans les eaux des Baléares, une croisière anglaise enlève le régiment de Castille, que des bateaux de transport menaient tenir garnison à Port-lMahon. Sur tout l'océan, c'est une course.

Quelques orateurs anglais protestèrent contre l'iniquité du procédé. Lord Grenville s'honora dans ce rôle : « Trois cents victimes assassinées en pleine paix!... Les Français nous appellent une nation mercantile; ils prétendent que la soif de l'or est notre unique passion; n'ont-ils pas le droit d'attri- buer cette violence à notre avidité pour les piastres espa- gnoles? Il

Napoléon s'empressa d'exciter l'Espagne à la guerre ouverte : par son ordre, le général Beurnonville (1), notre ambassadeur on vacances, reprend sur l'heure le chemin de Madrid, et, sans attendre son arrivée, notre agent intérimaire, M. de Vandeul, doit faire considérer au cabinet espagnol qu'une riposte belliqueuse devient forcée. Le gouvernement de Charles IV hésitait encore à demander une réparation qui allait entraîner une lutte pour laquelle il ne se sentait pas prêt. M. de Cevallos (2), ministre appliqué mais timide, et très propre aux alliances successives, rêvait de maintenir encore

(i) Pierre Hiel rie Beurnonville (1752-1821), soldat à quinze ans dans le régiment colonial de l'Ile-de-France. En la seule année 1792, colonel, général, et ministre de la guerre. Prisonnier des Autricliiens à Olmutz (1793-1795). Commandant l'armée de Sambre-et-Meuse (IV'Jôi. Ambassadeur à Berlin (1800), à Madrid (1802-1804). Sénateur (1805). Comte de l'Empire (1808). Membre du Gouvernement provisoire (1814). Pair de France (1814). Maréchal (1816). Créé marquis par Louis XVIII. 11 fut longtemps Grand maître de la Franc-Maçonnerie.

(2) Don Pedro de Cevallos (1764-1840), secrétaire d'ambassade (1784). Epouse une cousine de Godoy. Ministre secrétaire d'État (1800). Rallié à Ferdinand (avril 1808), l'accompagne à Kayonne. Rallié à Joseph et rentre avec lui en Espagne; le quille. Publie une brocluire retentissante : Exposé dix moyens employés par JSapoléon pour usurper la couronne d'Espac/ne (1U08). Envoyé des Juntes à Londres. Premier ministre de Ferdinand (1814), Ambassadeur à Naples et à Vienne. Disgracié (1820).

4 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

la neutralité, tout au moins de ne pas brusquer le dénoue- ment. Ses raisons n'étaient que trop sérieuses : le trésor se trouvait presque vide, avec 500 millions de dettes (1); la peste ravageait le sud de la péninsule, de Barcelone à Cadix, et un tremblement de terre ruinait la province de Malaga; au nord, la Biscaye fomentait un soulèvement contre des charges militaires qui compromettaient ses fueros.

Beurnonville, arrivé à Madrid le 19 novembre 1804, avait meilleure satisfaction avec le prince de la Paix, à qui son irresponsabilité donnait plus d'aplomb et d'audace. L'ami du Boi, l'amant de la Reine demeurait le personnage déco- ratif, haï, redouté, omnipotent. A irente-huit ans, c'était tou- jours le parleur agréable, l'homme de plaisir, sans idée forte, nonchalant, avide et vain, plus dissimulé que faux, plus pares- seux que dissimulé. De suite, il avait éprouvé ou affecté une bruyante colère : « Je suis prêt à monter à cheval pour me rendre au camp de Boulogne ou partout le service des Espagnols pourra seconder le plan de l'Empereur, n 11 parlait ainsi à Vandeul, le 7 novembre, et le répétait avec la même énergie, dès son premier entretien, à Beurnonville : l'Espagne fait ses préparatifs, les approvisionnements sont commandés» les mouvements de troupes commencés, l'artillerie s'orga- nise dans les ports; des avisos partent dans les colonies prendre des dispositions de défense; sur toutes les embar- cations anglaises on met l'embargo et le séquestre sur les propriétés des Anglais, qui resteront détenus dans les États de Sa Majesté Catholique.

Beurnonville transmettait ces promesses. La réponse de Talleyrand est nette, cassante, piquant droit au but :

... Vous ne m'informez pas que S, M. C. ait proclamé la guerre : il n'y a ni manifeste, ni ordres donnés publiquement pour la

(1) Le déHcit de la seule année 1804 atteignait 1,180 millions de réaux. Archives de» affaires éti^'.njôres. Espayne, vol. 666, fol. 2S0.

TRAFALGAR 5

marche des troupes. Les stations anglaises sont-elles tenues à dis- tance des forts? Le Ferrol est-il à l'abri? Les ports, les chantiers donnent-ils le spectacle utile d'une nouvelle activité?... Vos der- nières dépêches annoncent des résolutions, S. M. désire voir des mesures exécutées (1).

Enfin, le 14 décembre, cette guerre torcée, l'Espagne la déclarait à l'Angleterre. Le manifeste était facile à rédiger, il y avait plus de motifs qu'il n'en fallait pour rompre les relations. Les termes restaient mesurés, et peu dissimulés les regrets de prendre les armes; l'Espagne avouait son u ingénue sécurité » , dénonçait les « voies occultes et per- verses » du ministère anglais, et annonçait l'intention de ven- ger son injure « avec énergie et dignité » . L'inévitable prince de la Paix, en qualité de généralissime, se trouvait chargé de la direction de la campagne, il dicta aussitôt une procla- mation aux Espagnols, et parut mettre tant d'énergie dans ses paroles que les actes lui semblèrent moins urgents.

Chacun gardait son rôle : Charles IV, un peu troublé mais satisfait; la cour fort alarmée, la bourgeoisie mécontente, le peuple inquiet, l'armée volontiers rebelle à l'alliance qui l'effrayait. Cevallos, irriJé d'événements qui l'obligeaient à prendre parti contre ses propres sympathies acquises à l'Angleterre. Godoy, résolu à une guerre qu'il voyait iné- vitable, sortant de l'indolence qui lui plaisait dans la propor- tion où il ne se compromettait pas vis-à-vis du tout-puissant Napoléon, abondant en promesses, stérile en actions. Beurnonville, soldat hâbleur, qui se contentait lui-même de phrases sonores. Napoléon et Talleyrand (le second sui- vant pas à pas les ordres du premier), poussant à l'activité, ne faisant aucun fond sur Godoy, exigeant de l'argent, l'ar- iuement des ports et trouvant Beurnonville insuffisant.

Dans un coin de la scène, mais avec un regard qui embras-

(1) 18 fiiinairc an XIII. Espagne, vol. 667, fol. 254.

6 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

sait tout le théâtre, l'habile machiniste de la pièce s'applau- dissait déjà du succès. Pilt avait contraint l'Espagne à prendre parti en des conditions telles que la métropole demeurait coupée de ses provisions de piastres, et que les colonies se trouvaient sous l'embargo des vaisseaux anglais. La Suède, malcocontreusemenl offensée par Napoléon, demeurait l'alliée sincère de l'Angleterre. La Russie avait rompu avec la France en rappelant à l'Empereur, au sujet des Bourbons de Naples, les promesses du Premier Consul, que Napoléon voulait oublier; la question, insidieusement soulevée parle cabinet de Saint-James, était admirablement posée au gré de ses vues, car en devenant « italienne» elle intéressait au premier chef l'Autriche, la poussant moralement à entrer dans la prochaine coalition projetée. Cette cour des Deux-Siciles, Talleyrand voulait la contraindre à rompre avec l'Angleterre; mais il pressait en vain le marquis de Gallo, ambassadeur à Paris; plus inutilement encore, le ministre des affaires étran- gères, le prince de Luzzi, par notre représentant Alquier, lui-même en mauvais termes avec la reine Carcihiic. Après une année de pourparlers, s'il obtenait entre Kaplcs et la France un traité de neutralité, le 22 septembre 1805, c'était douze jours après que la Reine avait pris des précautioiis adverses par un traité d'alliance avec la Russie.

Cette dernière mettait dans son zèle à nous envelo[)per d'ennemis une activité prévoyante; elle eût voulu attirer l'Espagne dans son camp : à Saint-Pétersbourg, l'ambassadeur Norohna était l'objet des avances réitérées du prince Adam Czartoryski, soulignant les liens d'amilié des couronnes entre le Tsar et Charles IV, montrant combien il serait désira1)le que le cabinet de filadrid entrât dans la coalition qui allait contribuer à rétablir l'équilibre européen. Craignait-11, en jni.jint le jeu dangereux de quitter notre alliance, de perdre s vaiKseaux unis aux cocadres françaises? Qu'il se rassure :

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l'Angleterre possédait les moyens de lui fournir sur ce point dédommagement et compensation (1).

L'Empereur sentait tout cela; il connaissait, par le cabinet noir, ces intrigues (2), et, ne voulant perdre aucune de ses ressources, il entendait épuiser celles de son allié espagnol. Il envoya à Beurnonville, pour être remise sans appareil, à l'insu du corps diplomatique, en mains propres de Charles IV, une lettre d'une rare arrogance :

Paris, 12 nivôse an XIII. [2 janvier 1805.]

J'ai reçu la lettre de V. M. J'attendais, pour y répondre, que je connusse le parti définitif qu'elle avait pris. J'eusse conçu un souverain mépris pour le cabinet espagnol, s'il se fût prêté à vn accommodement ignominieux après Coittrage que l'Esj)agiie a reçu de l'Angleterre, et je n'aurais pu que déplorer la bassesse de ceux qui le lui auraient conseillé. . . Ce n'est que par les armes que 1 on repousse des affronts aussi sanglants; mais aussi c'est ici que com- mence le devoir de V. M. Qu'elle manifeste la volonté de défendre son trône; qu'elle fasse armer ses vaisseaux; qu'elle exi^je de ses ministres cette activité qui, seule, peut sauver votre empire et le montrer avec gloire aux yeux de la postérité. Il ne manque à V. M. que de l'argent; elle peut facilement en trouver, puisqu'elle a réuni à sa couronne les biens de l'ordre de Malte, qu'elle les fasse vendre, qu'elle exige du clergé et des ordres de l'Elut des contributions et des dons patriotiques.

L'Espagne a essuyé de grands maux ; le ciel a voulu éprouver V. M. Que V. M., que la Reine, que les princes, les princesses soient les premiers à faire des sacrifices; le peuple espagnol est fier, généreux et brave. Il répondra à la voix de son souverain. Quant aux opérations de la guerre, je verrais avec plaisir que V. M. charge le Prince de la Paix de s'entendre directement avec la France, sans le concours des ministres, afin que le secret soit mieux gardé et l'exécution plus rapide. L'Europe regarde V. M.

(1) Dépi'che chiffrée de Norohna à Cevallos, Saint-Pétersbourg, 23 août 1805.

(2) I,e cahinet noir saisissait régulièrement les courriers diplomatiques; la copie de ces corr. si ondnnces interceptées est entre les mains de M. Frédéric Masson, à qui j'en dois l'obligeante communication.

« I/ESPAGNE ET NAPOLÉON

Si elle laisse manquer ses ports (Varyeut, si les forces de C Espagne ne sont pour rien dans la balance de la guerre, si de petites îtîtrigiies ou des ministres ineptes paralysent ses opérations ou trompent V. M., elle peut s'attendre à perdre les Amériques... Que V. M. chasse tous les ministres qui ne font que se plaindre, ce sont des remèdes qu^il faut apporter, des ressources qu'il faut réunir et le courage de ses peuples qu'il faut ranimer (1).

A Paris, entre notre ministre de la marine Decrès et l'ambassadeur de S. M. G. l'amiral duc de Gravina, une convention signée le -4 janvier 1805 arrêtait les opérations navales des deux pavs. Gravina avait vu de près 1 impérieuse impatience de Napoléon, il était incité plus encore par son patriotisme : il se rendait pleinement compte des efforts que son pays devait faire pour être prêt à une guerre maritime. Revenu à Madrid le 31 janvier 1805, il prenait le 2 février à Aranjuez les ordres du Roi, le 3 il conférait avec Beurnon- ville chez le prince de la Paix, et le 4 il partait pour Cadix, le zèle de don Ignacio de Alava mettait la place en état de défense. Donnant son portefeuille au lieutenant général Gil de Lemos, le ministre de la marine Domingo de Gran- dellana allait prendre en personne le commandement de la division du Ferrol. Gomme par un prodige, les arsenaux, les ports, les chantiers se réveillaient d'une antique torpeur.

Malgré les loisirs de la paix, les officiers des flottes espa- gnoles présentaient un corps d'élite : habitués à l'eiidurance, ils auraient été au-dessus de toutes les tâches, si leurs mate- lol.s ne s'étaient pas trouvés novices et leurs bateaux mal armés.

L'inscription maritime existait sans doute en Espagne, depuis 1747, sous le nom de Matricule de mer, elle [louvait prendre les hommes de quinze à soixante ans et leur de- mander cinq années de service, mais eUe demeurait inef- ficace, comme ce qui est impopulaire. Sans uniforme, pai

(i) Coriesponclanae, t. X, pièce Siâii,

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suite sans prestige ni discipline, îe matelot usait à bord ses vieilles bardes; il se plaignait, avec un accent d'hidalgo, d'être traité « non avec le décorum à des pères de famille, habitués à commander dans leur maison, mais avec la même rigueur que des gars condamnés au service de mer en puni- tion de leurs méfaits » (1). Et, en vérité, dans cette catégorie se recrutait la marine : on avait recours au déplorable mode de la « presse » qui raflait les vagabonds; selon le mot pittoresque de l'amiral Ghurruca : le trop-plein des bagnes se vidait par les écoutilles des vaisseaux. »

Quant aux bâtiments eux-mêmes, il y avait aussi fort à dire : sans doute on en pouvait citer une demi-douzaine d'excellents comme le Santissima Tinnidad, le plus fort bâti- ment de toutes les marines européennes, que Ferez Galdos appelle un « château fantastique », construit en 1769 à la Havane avec les plus beaux bois de Cuba, et qui portait 140 bouches à feu; le Principe de Asturias et le Santa Ana, presque neufs et d'égale force; YAi^gonauta, bon voilier qui allait servir de vaisseau amiral à Gravina pendant la cam- pagne des Antilles. îiïais après, une foule de mauvais mar- cheurs, les uns vieux, les autres mal gréés. Pour donner plus de vitesse on avait exagéré la surface de voilure et la hauteur des mâts, ce qui alourdissait le poids et rendait les manœuvres plus difficiles. On avait cru aussi augmenter la force des navires en les surchargeant d'artillerie. Cette artil- lerie, fournie par la fonderie royale de la Cavada, était bonne, et de grosses pièces de fer forgé annonçaient nos modernes canons en acier; mais le tir en était fort lent, et les matelots espagnols servaient un coup pendant que les caronades anglaises, légères et mobiles, en envoyaient trois.

Beurnonville, qui se vantait de faire marcher Godoy « la

(1) Ferret, Exposicion fiistorica de las causas que mas haii iujiuido en la dccaduacia de la marina espiinola. (1819.)

10 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

gaule à la main » , signalait à Paris, comme un triomphe qui lui aurait été personnel, les moindres nouvelles d'armement, et Dieu sait si autour de lui la jactance castillane se faisait faute de grossir en câble le moindre agrès et de changer les canots en vaisseaux de ligne. Harcelé par les injonctions venues de France, il attendait autant de compliments qu'il en recevait peu; à l'annonce de ses efforts, sans faire allu- sion à ce qui venait d'être obtenu, on lui parlait immédiate- ment de ce qui restait à obtenir.

Le général Junot, il allait prendre en Portugal le com- mandement des forces françaises, devait traverser Madrid (mars 1805). On le chargea de donner un nouvel élan. Ses instructions sont fort nettes : voir le Roi, la Reine, leur rap- peler qu'ils doivent l'exemple; voir le juince de la Paix. « Quand vous commencerez à être intimes, dans la quatrième ou cinquième conférence, vous glisserez quelque chose sur le sort futur de l'Espagne, et laisserez entrevoir combien l'influence de la fille de l'Autrichienne de Naples (c'est la princesse des Asturies) serait contraire à l'Espagne si le roi Charles IV mourait (1). » Visites, entreliens, démarches, faire tout cela avec discrétion, presque à l'insu de l'ambas- sadeur; « Beurnonville, qui jouit de ma confiance pour les affaires fjénérales, ne l'a pas pour les affaires plus intimes. » Du reste, avec lui, être poli et bon camarade « sans cepen- dant lui laisser prendre aucune espèce de ton » .

La duchesse d'Abrantès nous a donné ses impressions sur cette rapide visite à Madrid : tout le pays tranquille, la société accueillante, le Sitio d'Aranjuez admirable, avec ses eaux jaillissantes, ses frais ombrages, ses fleurs vives, ses fruits rares : un lieu de délices, un paradis enchanté. Charles IV (frac de chasse, culotte de daim et bas bleus) est

(1) Instructions à Junot, 23 férrier 1805, Correspondance de Napoléon.

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bienveillant; Marie-Louise, couverte de diamants, est fanée dans ses dentelles; la princesse des Asturies éblouissante de fraîcheur sous ses mousselines blanches. Et il n'est pas jusqu'au prince de la Paix à qui Mme Junot n'accorde une conception prompte, de la facilité pour le travail, un juge- ment droit (1). C'est une optimiste, comme l'on voit.

Le général Beurnonville se trouvait alors assez disposé à laisser d'autres mains que les siennes pousser le char de l Etat : il était dans le premier quartier de sa lune de miel, et tout entier au bonheur conjugal qu'il se plaisait à décrire dans chacune de ses drpéches. Il venait d'épouser Mlle Cons- tance de Durfort (20 février 1802); cette alliance le comblait d'honneur et de joie, il ne pouvait s'en taire à Talleyrand (2). Les armements militaires le captivaient moins que les récep- tions mondaines, les questions d'étiquette plus que le mou- vement des arsenaux. Sa grosse préoccupation du moment, c'était un échange de cordons : des aigles de la Légion d'honneur contre des colliers de la Toison d'or, des plaques du Christ et de Charles lU. Sans se lier les mains par tous ces rubans, l'Kmpereur attendait anxieusement les premiers actes de la marine espagnole, à qui il avait assigné une place dans les pièces de son damier.

II

Son plan contre lesÂnj^lais, si simpliste dans sa conception pour l'armée de terre : envahir leur île et luarclier sur Londres

(1) Mémoires, t. V, chap. xv à xvm.

(2) " Je m'empresse de vous confier que je suis le plus heureux îles hommes : Mlle de Durfort unit l'extrême douceur à l'extrême bonté ; elle est douée du meilleur caractère, du sens le plus exquis; les malheurs en ont fait une femme mûre de bonne heure, et sa politesse naturelle lui a valu l'accueil le plus distingué de la part de LL. MM. CC. auxquelles elle a été présentée la semaine dernière; elle a parfaitement réussi également dans cette capi- tale, » Espagne, vol. 668, fol. 58.

12 l'espagxe kt napoléon

avec 100,000 hommes en gros bataillons, présentait, pour l'emploi des forces navales, des complications presque naïves.

Il faisait sortir de nos ports de Toulon, de Rochefort et de Brest, nos escadres dispersées : Villeneuve, Missiessy, Gan- leaume; elles devaient attirer dans la haute mer les croi- sières anglaises, les semer à leur poursuite en des directions différentes, se rallier secrètement aux Antilles pour revenir à toutes voiles, dans la Manche, faciliter le passage de nos troupes du camp de Boulogne que ne troubleraient plus alors les vaisseaux anglais égarés sur les flots.

Cette combinaison, qu'un bon juge, l'amiral Jurien de la Gravière, appelle, je le sais, « un trait de génie » (Gravina disait : « un plan divin »), l'agression imprévue de l'Angle- terre contre TEspaj^ne l'avait troublée dans son principe. Trop d'autres éléments étaient indispensables au succès pour ne pas faire défaut à l'heure opportune. Le superflu, dit-on, chose si nécessaire! On pouvait ajouter : l'imprévu, chose très certaine. Commander à distance sans tenir compte des cir- constances qui, fatalement, échappent de si loin, c'est courir l'invraiseniljlable, sinon l'impossible; ce fut l'éternelle faute de l'orgueil impérieux de Napoléon, en engageant ses par- ties. Nelson le devinait bien et disait juste quand il parlait avec dédain, au mois de janvier 1805, de « ces ordres donnés sur les bords de la Seine, qui ne prennent en considération ni le temps ni la brise » .

En effet, si Missiessy eut la fortune de « s'évader n de Rochefort (11 janvier 1805) et d'atteindre les Antilles, Gaa- teaume, à qui on avait interdit « tout combat », ne put s'éloi- gner de Brest. Une tempête contraignit Villeneuve, sorti le 18 janvier, à rentrer le 24 à Toulon; ce fut tardivement qu'un second effort (30 mars) le Ht passer en hâte devant Cartha- gène, sans vouloir atlcndre d'éli-c rallié par l'amiral Salcedo (lequel demeura bloqué avec ses dix navires pendant trois

TKAFALCAR IJ

ans!), sans accorder devant Cadix (10 avrill,, à l'amiral (îraviiui, le délai de quelques heures pour faire route ensemble vers la Martinique. Tous ces jours perdus avaient donné l'éveil à l'amirauté anglaise, d'abort fort incertaine. Napoléon multi- pliait des ordres successifs et contradictoires (1); il changeait ses " agents » avec une fébrilité malheureuse : le capitaine Allemand remplaçait Missiessy; le commandement en chef passait de Ganteaume à Villeneuve, que des instructions secrètes atteignaient à Fort-de-France et rappelaient en hâte vers l'Europe.

Nelson (depuis seize mois il croisait entre les côtes de Pro- vence et de Sardaigne, d'Afrique et d'Espagne) intrigué, sur de fausses pistes (2), savait enfin était allée, en lui échap- pant, l'escadre de Toulon; pour la rejoindre, il sillonnait l'océan en tous sens, traversant l'Atlantique deux fois en soixante-dix jours (juin-août 1805); et son plus fin voilier, le brick le Curions, abordait en éclaireur les quais de Piy- mouth pour annoncer le retour de la flotte franco-espagnole avant que celle-ci eût pu atteindre les eaux du golfe de Biscaye J^escadre de Calder (dix vaisseaux), grossie à propos des cinq navires du contre-amiral Stirling, eut l'ordre d'aller, sans la laisser rejioser de sa traversée, lui proposer le combat.

Le 22 juillet, à la hauteur du cap Finistère, l'action dura quatre heures et fut peu sanglante (3). Gosmao et son état- major, Gravina et ses officiers montrèrent leur vaillance. Une brume épaisse troubla les manœuvres. Elle permit aux Anglais de se retirer sans grosses avaries, en même temps

(1) Il y a un plan du 2 mars; an plan du 14 avril. Commandant Des- BBIÈre. Projets et tentatives de débarquement aux Iles Br-itanniques, t. IV, et Trafalgar, p. 31-33.

(2) Il croyait à une nouvelle expédition d'Egypte. » Pas de renseignements. peuvent être les flottes combinées? Je suis peu à mon aise. » Journal particulier de Nelson, 13 août 1805. British Muséum, 34968.

(3) L'amiral Jurien de la Gravière (Guerres maritimes sous la République et l'Empire, t. II, p. 126) n'y voit qu'une « véritable échauffourée ».

U L'ESPAGNE ET NAPOLEON

qu'elle laissait sans secours deux mauvais voiliers espagnols, le Firme et le San Raphaël^ quij après s'être battus toute la nuit, se trouvant abandonnés, amenèrent leur pavillon. La perte de ces bateaux et le départ facile de Galder changea l'effet moral de la rencontre : les Anglais n'avaient pu nous empêcher d'atteindre le continent, mais ils emmenaient pri- sonniers deux navires; les Espagnols s'étaient montrés cou- rageux, mais ils gardaient la rancune que nous n'eussions rien tenté sérieusement pour reprendre ces deux vaisseaux; les Français restaient maîtres d'un champ de bataille dont leur chef ne profitait pas. A force de parler du brouillard et de rendre l'atmosjjhère responsable de son action, Ville- neuve exaspéra Napoléon. Le maître, alors, ne dédaignait pas de se faire journaliste : au Moniteur du 13 fructidor, on lisait les épigrammes et les sarcasmes qui ne pouvaient être imprimés que par ordre ou permission. Le public fit à son tour le jeu de mots d'appeler « combat des quinze-vingts )> la rencontre du 22 juillet, à cause du nombre des vaisseaux qui se heurtèrent dans l'oliscurité comme des aveugles.

C'était à Brest que l'Empereur voulait voir se grouper sa flotte, et sa dépêche ardente du 22 août, partie du camp de Boulogne, pressait Villeneuve : " Ne perdez pas un moment; entrez dans la Manche; l'Angleterre est à nous; paraissez vingt-quatre heures et tout est terminé. » Un adnjirable rêve! Au lieu de cela, l'amiral cinglait vers Cadix. L'Empereur en devint furieux: « Il n'a pas le caractère nécessaire pour com- mander une frégate; c'est un homme sans résolution et sans courage moral. » Il parlait ainsi à son ministre de la marine, Decrès, qui le suppliait " dans l'amertume de son âme " , car « S. M. comptait pour rien ses raisonnements et son expérience > , de ne pas mêler les vaisseaux espagnols aux opérations des escadres françaises, et d'arrêter « l'émission d'ordres funestes » .

TRAFALGAR 15

Funestes ou non, ces ordres, Villeneuve ne se trouvait plus à même de les recevoir à temps : entré dans la baie de Vif^o (28 juillet), il débarquait ses malades, faisait ses appro- visionnements et réparait ses avaries (1). Le vent sud-ouest le conduisait au mouillage de la Corogne; une brise d'est le portait au large (!3 août). Des renseignements pessimistes mal vérifies lui signalcreiU une Hotte anglaise importante; il mit alors le cap au sud et, poussant devant lui les quatre navires de Collingwood qui tentaient le blocus, entra à Cadix le 20 août.

Il devait, avec la flotte alliée, y demeurer deux longs mois.

Ces marins de l'Espagne n'étaient pas les premiers venus : le duc de Gravina, instruit, énergique, chevaleresque, alliait la dignité du caractère à une extrême courtoisie; Napoléon le tenait en estime et avait voulu, lors de son séjour à Paris, l'initier au plan de campagne (2). Don Ignacio de xVlava avait, au commandement maritime de Cadix, déployé une activité précieuse; c'était un homme dur à lui-même et doux aux autres. Le chef d'escadre Cisneros venait, malgré le manque de ressources, de mettre sur un bon pied les arse- naux de Carthagène. Galiano était brave et savant. Gayetano Valdès, en maintes rencontres avec les Anglais, avait toujours soutenu l'honneur de sa patrie. Le pins populaire des officiers, don Cosme de Churruca, homme de mer éprouvé, de manières graves, portait une âme de fer dans un corps délicat. Tous ces gens de cœur étaient [)réts à faire leur devoir; mais la résignation caractérisait leur obéissance; ils se savaient entre les mains des moyens d'ac-

(1) Avec les plus grandes difiicultés, car les caisses espagnoles étaient entiè- rement vides, les arsenaux démunis, épuisé le crédit du Consulat français, et le ministre Decrès ne pouvait offrir que des traites. Ce fut le munitionnaire Ouvrard, alors à Madrid, qui av.nnea en nuinéiairc 50,000 piastres.

(2) Archives de la Marine, BB IV, t. 230, fol. 49.

16 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

tion insuffisants, incomplets; on a pu dire d'eux qu'ils mar- chèrent au combat « avec la certitude scientifique de la défaite (1) » .

Nos marins nourrissaient d'autres pensées. Pour beaucoup l'abordage avait remplacé la formation de l'école (2); mate- lots de fortune, depuis douze ans ils guerroyaient en cor- saires contre l'Anglais et leur méthode simpliste était de ne pas reculer. Nos bâtiments assez solides avaient des officiers d'éducation médiocre et des amiraux qui n'avaient point oublié les dernières et glorieuses traditions de la marine royale. Villeneuve gâtait son mérite par une nervosité que surexcitait le sentiment secret de la malcbance ; cette impres- sion lui enlevait de la promptitude d'esprit et toute audace militaire ; « il pesait le pour et le contre comme s'il pesait de l'or » , disait de lui son ami Gravina (3) ; sa timidité lui ôtait du crédit auprès de ses subordonnés.

Au contraire, plein d'audace, de valeur, d'entrain, pas- sionné aux ivresses des combats comme aux jouissances de la vie, le contre-amiral Magon rajeunissait les traditions brillantes de l'ancien corps. Le contre-amiral Dumanoir pos-

(1) C'était par pure forfanterie que Godoy écrivait à Decrès : « Au général Salccdo rien ne manque et il n'attend que les derniers ordres pour mettre à la voile. " Saint-IIdephonse, 26 septembre 1805. Archives de la Marine, BB IV, t. 233, fol. 52 (original). Et par un zèle complaisant que Gravina ajoutait : « Quatorze vaisseaux espagnols sous mes ordres sont entièrement prêts. » Cadix, 28 septembre. Ibid., fol. 37.

Ces renseignements optimistes pouvaient induire en erreur et en tentation l'Empereur à qui ses agents toutefois ne cachaient pas la vérité : « Des vais- seaux restés des années en rade avec les mêmes arrimages, leurs gréements, leurs voiles exposés aux injures de l'air pendant si longtemps, ne peuvent, s'ils vont à la mer en cet état, éprouver que malheur et désastre. » Ville- neuve à Decrès, 22 août 1805. Les amiraux espagnols multipliaient l'aveu alarmé de l'infériorité de leurs bateaux et de leurs recrues.

(2) Richelieu créa les premières Écoles de navigation; une ordonnance de 1786 établit à Vannes et à Alais deux Collèges de mâtine qui subsistèrent

jusq

u'en 1791.

(3) Mémoires du prince de la Paix, t. IV, p. 105.

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sédait du courage personnel et de la science théorique; poussé très vite par les circonslances aux premiers grades, son ambition allumée ne le portait pas à facilement obéir; jaloux et défiant de ses collègues, comme tous les arrivistes, il se réservait. Gosmao, marin solide, soldat éprouvé, venait de s'illustrer à la Martinique par une audace qui le suivrait jusqu'à la fin de sa carrière. Le capitaine Baudoin était un intrépide; Camas, un brave parmi les braves; Lucas, un chef expérimenté.

Nos équipages n'avaient pas toutes les connaissances nécessaires : empruntés en partie à la marine marchande, il leur manquait la pratique d'une vieille discipline; la querelle présente parlait peu à l'âme de ces auxiliaires de rencontre; un intérêt personnel eût peut-être animé davantage leur audace, ils eussent mieux fait sur les corsaires de Dutertre et de Surcouf.

L'effort « maritime » de Napoléon voulait être considé- rable : depuis le mois de mars 1803, il avait mis en chantier dix vaisseaux à Flessingue, Nantes, Bordeaux, Marseille, trois à Brest, quatre à Toulon, cinq à Lorient, six à Rochefort, un à Saint-Malo, un à Gènes. C'est que notre décadence, depuis la Révolution, était lamentable : à la paix d'Amiens, la France se trouvait descendue à 47 vaisseaux de ligne, dont 36 seulement à flot, tandis que l'Angleterre était montée à 189 vaisseaux de ligne, dont 126 couvraient la mer.

III

A la fin de l'été 1805, il ne s'agissait plus pour personne de l'invasion des Iles-Britanniques : déjà l'Empereur, par la plus brillante des volte-faces, avait tourné le dos à la Manche

2

Î8 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

et rentrait à Paris le 2 septembre pour marcher vers le Rhin le '23, ïl exigeait de ses flottes une activité pareille : pres- crivant de sortir, coûte que coûte, de cette défensive qui nous bloquait dans les ports, il attendait des rencontres nombreuses, des traits d'audace, des actions d'éclat. Le mi- nistre Decrès l'écrivait à Villeneuve et lui donnait la Médi- terranée comme champ d'évolution. Nelson, de son côté, l>rû]ait de se mesurer avec l'ennemi; mais il voulait s'assurer les meilleures chances par la plus excellente préparation : arrivé à Londres le 28 août, il y recevait des pouvoirs illi- mités, quittait, le 15 septembre, Porstmouth, et partait, sur le Victory, dans une direction d'abord inconnue.

Cette dépêche inédite de Talleyrand, que je copie sur l'ori- ginal, montre, sous une indifférence affectée, combien les yeux de nos ministres se fixaient sur ce bâtiment ballotté par l'océan :

Strasbourg, 14 vendémiaire an XÏV (6 octobre 1805).

Quoique ce ne puisse pas être dans les bruits répandus en Angleterre qu'il faille chercher le secret des opérations du gou- vernement britannique, j'ai cependant, mon cher Decrès, remarquer, d après toutes les nouvelles de Londres, l'opinion l'on est que l'expédition secrète qui se prépare en Angleterre est destinée pour Cadix. Ce n'est qu'un bruit, mais il est général : appréciez-en la valeur; vous la jugerez beaucoup mieux que moi. Si ma nouvelle est absurde, vous y aurez toujours gagné d'ap- prendre que l'Empereur est à Nordlingen, qu'il se porte à mer- veille, que toute son armée est réunie et que la disposition des troupes est excellente; et moi j'aurai eu une occasion de vous renouveler l'assui-ance de mon sincère attachement.

C. M. Talleyrand (1). L'indication était exacte : le 12 octobre, Nelson apercevait

(i) Archives de la Marine, BB IV, vol. 249, fol. 203. En marge, Decrès a noté : « Ecrit le 17 au prince de la Paix et à l'amiral commandant l'armée navale à Cadix. »

IRAFALGAR i ';?

les murs ]>lancs de Cadix émergeant de leur ceinture vcrle de feuillage et d'écume, comme un vase d'argent sur un tertre de gazon fleuri. Il groupait sous son commande- ment la petite escadre de Collingwood successivement accrue, le 22 août, de l'amiral Bickerton, le 30 août, de la flotte entière de Calder. A la guerre surtout, l'union fait la force : î^elson donnait le bel exemple et y puisait, en re- vanche, un secours moral nouveau : « Tous les deux, nous ne faisons qu'un, écrivait-il à Collingwood (son subordonné et son aîné en même temps) ; il ne peut se glisser entre nous de rivalités mesquines. » Il chargeait son ami de la défensive, se réservant pour lui-même le combat offensif. Il laissait percer, dans ses ordres, un ton de hautaine confiance et d'arrogance patriotique. La supériorité des Anglais venait de leur instruction et de leur artillerie, non de leur nombre, [./'escadre alliée opposait 33 vaisseaux à leurs 27 navires; mais ces 27 équipages, rompus par des croisières nom- breuses, ravitaillées fraîchement en Angleterre, présentaient le choix des arsenaux britanniques et la fleur de l'amirauté. Nelson augmentait son flegme national de cette impression si naturelle de supériorité qu'éprouve toujours l'assiégeant sur l'assiégé; il attendait, à seize ou dix-huit lieues do la côte, la voile tendue à la brise de l'Océan; et celui qu'il guettait, sans gagner de forces à gagner des heures, perdait par impa- tience le sens de l'opportunité et du sang-froid.

Villeneuve voulait une rencontre. Joueur jusqu'ici mal- heureux, il espérait fixer enfin la fortune, et c'était assez d'en pouvoir courir la chance pour qu'il engageât à fond la partie. Il estimait d'ailleurs tenir en main quelques belles cartes, et, comme il sentait venir le moment de quitter le tapis vert, il ne se trouvait pas si téméraire de risquer pour la dernière fois son va-tout.

Une lettre de l'Empereur le poussa en avant. On Tonga-

20 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

geait à avoir avec l'ennemi » une affaire décisive » . Comaie il était de ces hommes « qui ont plus besoin d'éperon que de bride », Napoléon avait forcé la note, dans la pensée que « son excessive pusillanimité l'empêcherait d'entreprendre la manœuvre » . Le raisonnement était })Our le moins impru- dent, le risque chanceux; le calcul se trouva faux.

Villeneuve fit aussitôt convoquer un conseil de guerre; et le 8 octobre il réunissait à bord du Bucentaure les contre-ami- raux Magon et Dumanoir; les capitaines de vaisseau Gos- mao, Maistral, Lavillegris ; le capitaine de frégate Prj(' ny pour la France; pour l'Espagne, les lieutenants généraux Gra- vina et Alava ; les chefs d'escadre Cisneros etEscano;les bri- gadiers Galiano, Rafaël de Mac Donnell (1).

L'amiral en chef fit donc savoir, sous le sceau du secret, aux officiers alliés, les intentions de l'Empereur de voir apjia- reiller l'armée à la première occasion l'on rencontrerait

(1) « On ne saura peut-être janaais l'histoire exacte du conseil de guerre du 8 octobre », dit M. Desdevises du Dézert qui a discuté avec beaucoup de sagacité le problème dans son étude très complète sur le Bàle de la marine espagnole pendant la campagne de Trafalgar. Mais puisque le rapport ori- ginal de Gravina au Prince de la Paix ne se retrouve plus dans les Archives de Madrid depuis 1847 (la copie également enlevée aux Archives de Cadix prouverait que cette disparition n'est pas l'effet du seul hasard), pourquoi ne pas s'en référer au rapport de Villeneuve à Decrès? (16 vendémiaire an XIV. Archives de la Marine, BB IV, vol. 230, fol. 309-310.) Il paraît d'autant plus sincère qu'il condamne à l'avance la conduite tenue treize jours ,ipr''s, en mentionnant l'unanimité d'un avis qu'en tin de compte l'amiral ne devait pas suivre.

Map.luki [El combate de Trafalgar, p. 185); Ferrer de Cocto [Hisloria del combate naval de Trafalqar, p. 122); Fernandez Ddro {Armada Espa- nola, t. VIII); les Mémoires de don Antonio Alcana Galiano (p. 95) affirment tous la sagace opposition des Espagnols contre une sortie pour laquelle ils ne se sentent pas prêts; ils vont même jusqu'à citer des paroles véhémentes prononcées par Churruca; mais ceci est trop, car ce dernier n'assistait pas au conseil.

Ce blâme d'une sortie intempestive se retrouve après coup dans deux lettres in-dites de D. Juan de Lacy envoyées de Puerto Santa >faiia, les 25 et 29 octobre au duc de l'infantado; elles sont aux Archives de Madrid. KK 93, V*, supplément.

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rennemi en forces inférieures. Tous les membres de la con- férence avouèrent la faiblesse de leurs équipages, le mauvais état de leurs \aJsseaux; déclarèrent que, devant la puissance -supérieure de la flotte de Nelson, il convenait d'attendre « une occasion favorable » ; cependant, par déférence sans doute pour l'intention non dissimulée de l'Empereur, ils ne se séparèrent pas sans « témoigner le désir qu'ils auront toujours d'aller combattre l'ennemi, quelle que soit sa force, dès que S. M. le désirera» . Sans beaucoup se compromettre, ils alliaient ainsi le respect de la discipline, le courage mili- taire et la prudence commandée par leur responsabilité. Villeneuve ne parut point très satisfait, mais il s'inclina. L'occasion lui vint trop vite de sortir de cette réserve ; ses dépêches nous font suivre les phases successives par pas- sait son esprit surexcité.

Des lettres particulières de Bayonne lui ayant fait con- naître le passage dans cette ville de l'amiral Rosilly se ren- dant à Cadix, il crut d'abord à une simple mission de son col- lègue auprès de lui. Puis des soupçons lui vinrent et, le 18 octobre, il écrivit au ministre de la marine :

Je .suis informé que le vice-amiral de Rosilly est arrivé à Madrid; le bruit public est qu'il vient prendre le commandement de l'armée;... ce serait trop affreux pour moi de perdre toute espé- rance d'avoir une occasion de montrer que j'étais digne d'une meilleure fortune. Quoi qu'il en soit, Monseigneur, je ne puis expliquer le silence que vous avez observé sur la mission de l'ami- ral Rosilly que par l'espérance que j'aurais pu remplir celle qui m'est confiée en ce moment; et quelles qu'en soit (sic) les diffi- cultés, si le vent me permet de sortir, je sortirai dès demain (1).

La malchance voulut que Rosilly (en effet expressément envoyé de Paris pour remplacer Villeneuve) éprouvât des

(1) 26 vendf^miaire an IV. A bord du Buoetitavre. Aich. Mar., BB IV, vol. 230, fol. 311 (original).

L'ESPAGNE ET NAPOTÉON

retards dans son voyage : sa voilure cassa en route, il fallut la faire réparer; Beurnonville leretintà Madrid pour lui donner une escorte contre les voleurs des défilés de la Sierra Morena. Villeneuve put, de la sorte, hâter ses préparatifs; et quand les vigies de la tour de Tavira ne lui signalèrent plus (elles se trompaient!) que 18 voiles anglaises sur l'horizon, parce que 6 vaisseaux s'étaient détachés de la ligne du hlocus dans la direction de l'Afrique, il vit l'occasion inespérée de l'avan- tage du nombre recommandée par l'Empereur à son «audace» . Frémissant, il envoya cette dépêche à Decrès, à trois heures du matin :

«Toute Fescadre est sous voile, à trois vaisseaux près. Ainsi il est probable que dans la journée les habitants de Cadix auront à vous donner de mes iiouvelles. Je n'ai consulté dans ce départ que le désir ardent de me conformer aux intentions de S. M. et faire tous mes efjcrts pour détruire le rnécontenie- ment dont elle à été pénétrée des événements de la dernière cam- pagne (1) . )'

On ne saurait être plus clair.

Gravina n'avait risqué ni observation ni commentaire. « Conformément à ses instructions, son escadre se tenait prête à suivre les mouvements de l'escadre impériale » ; et il répéta immédiatement, pour désaffourcher, les signaux du vais- seau amiral français. « Une armée navale n'appareille pas faci- lement du port de Cadix; six ans avant, Bruix avait mis trois jours pour en sortir (2).» Peu à peu, cependant, chaque bâti- ment, s'arrachant de son quai, franchit les passes, tourna au sud, un par un, comme une longue procession de funérailles. Villeneuve songeait peut-être aux mots durement injustes de Napoléon : « Les Anglais deviendront bien petits, quand la Fx'ance aura deux ou trois amiraux qui veuillent mourir, u

(1) 28 vendémiaire an IV (original). Vol. S30, fol. 313-314.

(2) Jur.iEN DE LA Gr.wiÈre, Gueiics marillincs, t. II, p. 177.

TRAFALGAR 23

Nelson, qui avait couru barrer le détroit, tenait la mer du côté du cap Spartel, avec toutes ses forces : 27 vaisseaux, , 4 fréf^ates, 2 cotres, 2,158 canons.

Le 19 octobre au matin, quand la flotte alliée sortit de Cadix, le ciel était calme et il ventait joli frais; mais la brise eu sud passa à l'ouest; il fallut éviter de revenir à la côte; les Espagnols, intercalés au milieu de nous, furent assez longs à diminuer leurs voiles et il s'ensuivit une première confu- sion. Villeneuve voulait se former en quatre corps : lui-même au centre, Alava à l'avant-garde, à l'arrière-garde Dumanoir; une division d'observation, prête à venir au point décisif, aux ordres de Gravina. L'après-midi se passa à prendre cette disposition sans y pleinement parvenir. Au soir, le chef de la première file, le capitaine Lucas, du Redoutable, averti L l'amiral qu'il découvrait la flotte ennemie au vent et peu éloignée. Nelson se rapprochait, en effet, multipliait se.s signaux, tirait des coups de canon de proche en proche (1), tâchait de percer l'obscurité « quantité de feux colores remarquables par leur éclat (2j » . Toute la nuit, Villeneuve courut, fidèle à sa direction, et, bien qu'à l'aube les escadres eussent paru s'être confondues, il choisit sans retard sa posi- tion de combat, mettant sa prudence à s'assurer la rentrée possible à Cadix. On se trouvait à quatre lieues du cap Tra- falgar. La mer était très houleuse. De leur côté, les Anglais se couvraient de toiles et laissaient arriver sur nous. Ville- neuve, jugeant qu'ils cherchaient à porter en masse leur effort sur notre arrière-garde, un peu séparée et mal ordonnée, fit virer l'armée de bord, lof pour lof, tous à la fois. La

(1) Rapport d'Escano au prince de la Paix (Gazeta de Madrid, 5 no- fembre 1805.)

(2) Rapport du commandant Lucas à l'amiral Decrès. Arch. Mar., BB IV, vol. 232, fol. 163 à 173.

24 L'ESPAGNE ET NAPOLFON

manœuvre produisit un nouveau flottement. Le branle-bas fut commandé partout.

Churruca appelait auprès de lui, sur la dunette, l'aumônier du Sa7i Juan pour bénir l'équipajje, et d'une voix forte : « Mes enfants, au nom du Dieu des armées, je promets le bonheur éternel à qui mourra en faisant son devoir!» A cette heure de recueillement suprême, Neîson prononçai^ une parole identique, que la renommée, douce aux vain- queurs, a portée jusqu'à nous : « L'Angleterre compte que chacun fera son devoir (1). n

Dieu, c'est-à-dire le ciel, pour les Espagnols; la patrie, c'est-à-dire la terre, pour les Anglais : tout l'esprit des deux races n'esl-il pas là? Quant à nous, déshabitués, hélas! depuis quinze ans, à lever les yeux en haut, mais toujours passionnés de gloire, nous demandions au " deslin des combats »

Ce qu'aux Français naguère il ne refusait pas : Le bonheur de mourir en un jour de victoire.

Les gens du métier et voici cent ans qu'ils discutent, oxoliqueront ces dispositions des adversaires; les profanes comprendront moins que les rôies ne se soient pas trouvés intervertis : les assiégeants fermant les issues par un cercle sans intervalle; les assiégés se préparant à crever la barrière qui les comprimait. Le contraire advint. Villeneuve rangea ses vaisseaux côte à côte sur une longue ligne de plus d'une lieue. Nelson lança ses escadres ramassées pour briser d'un double choc le frêle obstacle dont la profondeur, forcément très mince, ne pourrait résister à leur élan. On a raconté

(1) « England expects that every man will do his duty. » « On dit que îe texte du fameux ordre du jour de Nelson avant la bataille de Trafalgar avait d'abord été rédigé ainsi: «INelson compte que chacun fera son devoir.» (Loid Uo.sEBERY, Napoléon. La dernière phase, p. 122.) Ce détail rendrait plus compréhensible l'agacement matiifesté tout haut par Collingwood : t Je voudrais bien que INelson s'arrêtât défaire des signaux. Nous savons tous ce que nous avons à faire. >

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Cfu'avant de quitter l'Angleterre, Jinant avec lord Sidmouth, il aurait dit : « J'attaquerai les Français en deux lignes, et je suis sûr de capturer ou leur avant-garde et leur centre, ou bien leur centre et leur arrière-garde. » Lui-même condui- sait 12 voiles, Collingwood menant les 15 autres. Les deux pelotons approchaient : l'un dirigé par le Victory et le Teme- rartow;, manœuvrant sur notre centre; le second précédé du trois-ponts le Royal Sovereign, visant notre nouvelle arrière- garde et courant au bateau de tète le Santa Ana. Notre bâti- ment le plus voisin de l'espagnol menacé, le Fougueux, capi- taine Baudoin, força l'allure pour arrêter la marciie de l'audacieux Collingwood, et tira son premier boulet. Il était midi.

Quand l'écho leur renvoya ce roulement qui déchirait le silence, les officiers du Principe de Asturias levèrent la tête vers Gravina. L'amiral était debout à son banc; sans un tressaillement de visage, il ramena d'un geste ample et Isrge le pan de son manteau sur son épaule gauche, et, tournant les yeux vers la terre natale apparaissant an loin dans la pous- sière dorée du soleil : Viva Espahal La flamme tricolore monta aux grands mâts : les tambours battaient au drapeau, les mousquetaires présentaient les armes; les états-majors et les équipages saluaient le pavillon de sept cris de : « Vive l'Empereur! »

On ne pouvait s'y méprendre : les masses anglaises atia- quaient notre ligne debout au corps. Leur allure avait tout d'abord porté très en avant de tous le Victory et le Royal Sovereign. Un moment, ces deux magnifiques trois-ponts reçurent, seuls et intrépides, les décharges de la flotte alliée : le Bucentaure, la Trinidad et le Neptune contre le premier; le San Leandro, le San Juste, V Indomptable contre le second. Le peloton de Nelson avait manœuvré ostensiblement pour envelopper le bâtiment de Villeneuve. Aussitôt qu'il recon-

26 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

nul cette intention, le capitaine Lucas accourut, fit incliner le beaupré de son Redoutable sur la poupe du Bucentaure, bien décidé à sacrifier son vaisseau pour la défense du pa- villon amiral. 11 parcourt les batteries, précédé des tambours et des fifres; les matelots tout joyeux familièrement lui crient : « Commandant, n'oubliez pas l'abordage!» Le Redoutable rectifie son tir et vise à démâter le Victory : il y parvient en partie et ses boulets mettent la roue du gouvernail en pièces. Les deux vaisseaux s'abordent alors par une décharge à bout portant; c'est un carnage horrible. Lucas fait appeler par ses clairons les divisions d'abordage qui montent, officiers en tête, avec le même ordre qu'à la parade; gaillards, bastin- gages, haubans sont couverts de monde, la mousqueterie siffle. Nelson se place au premier rang de son équipage sans vouloir couvrir d'un manteau les rubans et les plaques qui scintillent sur sa poitrine; une balle l'atteint d'en haut à l'épaule et pénètre jusqu'à l'épine dorsale; on le porte, la figure voilée, dans l'entrepont des chirurgiens rempli de tant de blessés qu'un témoin le comparait à un « étal de boucher ».

Dans la confusion qui suit, le Victory cesse de combattre; pour sauter à son bord, Lucas fait couper les vergues qui serviront de pont; l'aspirant Yon et quatre matelots fran- chissent déjà le passage. Mais le Temerarious est accouru à toutes voiles; il accoste le Redoutable de l'autre côté pour l'écraser dans une double étreinte et, à son tour, le crible de son artillerie. Blessé, Lucas demeure à son banc, sur un bateau qui, entouré d'un troisième adversaire, le Mercury, ne présente plus qu'un amas de dél)ris. A la sommation de se rendre : « Il n'en est pas temps encore, » crie un officier. Mais le feu prend sous le gouvernail, une voie d'eau se déclare. L'incendie atteint le Temerarious . « Toujours forte- ment liés par les matures tombées réciproquement d'un vais-

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seau sur l'autre, le Victorj, le Redoutable, le Mercury, d'ail- leurs privés tous trois de l'usage de leurs gouvernails, for- maient un groupe qui dérivait au gré du vent et qui fut involontairement jeté sur le vaisseau le Fougueux, démâté et ne gouvernant plus (1). »

Dans un étang, laucez une poignée d'appâts : les bandes de poissons montent à la surface, se précipitent, s'amoncellent autour de la proie, la déchiquetant, s'accrochent aux débris, les poussent, les repoussent, et forment autant de groupe? avides, tumultueux, tournoyants, agités. C'est l'image de la bataille de Trafalgar.

A bord du Berivick, notre brave CaiDr;? est tué, combat- tant le Defence et VAchilles qui le capturent. Le Bahama, Galiano a la tête emportée par un boulet, est attaqué par le Colossus, aidé de deux autres anglais. Pareja est blessé sur YArgonauîa, entouré de trois navires, et ne se rend qu'après de telles avaries que les Anglais coulent eux-mêmes leur prise. Sur le San Juan, Churruca a la jambe brisée; il se relève pour crier : « Continuez le feu ! » et meurt après des efforts héroïques contre six vaisseaux. Le Spartan et le Mino- taur écrasent de projectiles le Neptuno l'amiral Valdès est frappé. En secourant la Trinidad, le San Augustin est lui- même abordé par le Leviathan et quatre autres bâtiments légers qui l'enveloppent comme un essaim d'abeilles dont les dards piquent sans relâche; il repousse l'abordage, mais demeure impuissant contre l'incendie et l'inondation. Lorsque le Bucentaiire, la poupe démontée, déjà rasé comme un pon- ton, ne posséda même plus un canot pour conduire sur un autre navire le malheureux Villeneuve, l'amiral amena son pavillon.

La lutte fractionnée en autant de combats individuels,

(1) Rapport du capitaine Lucas.

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continue de bateau à bateau, flancs à flancs, cordages enche- vêtrés, la mitraille et les grenades lancées des hunes quand, dans les entreponts, les canons, touchant presque la coque de l'adversaire, ne peuvent plus tirer par les sabords.

La Trinidad., qui a combattu le Victory, voit se masser autour d'elle tous les vainqueurs du Bucentaure : Coiigueror, Leviathan, Neptiinus ; ses bastingages sont écrasés; il y a quinze pieds d'eau dans sa cale; il faut se rendre. Quoique mauvais voilier, le San Justo se porte partout il peut, partout l'on se bat. Gardoqui, sur le Santa Anna, à peine remis de son choc avec Gollingwood, soutient quatre heures durant le canon ennemi. Don Theodoro de Argumosa, sur le Monarca, a suivi le Fougueux pour marcher à ces « chiens d'Anglais « , comme lui criait de son porte-voix l'ardent Bau- doin; ses mâts brisés, l'incendie à son gaillard d'avant, l'eau dans ses soupentes, en font la proie du Bellerophon et du Thundering. Ce dernier attaque lui-même VAlgésiras, i'amiral Magon, frappé à trois reprises à la jambe, au bras et à la poitrine, commande encore à l'instant il expire au milieu des blessés. L'héroïque bateau coniinuait la lutte quand le feu se déclara dans la fosse aux lions.

La fumée ne permettait plus de distinguer les signaux et le grondement des caronades couvrait les commandements; vers cinq heures, une explosion éteignait tout autre bruit : ÏAchille sautait. Il avait assailli le Belle-Isle quand celui-ci repoussait le Fougueux \ à son tour enveloppé par le Poly- phemuSy le Swiftsure et le Prince, il se trouvait miné par les flammes; Denieport, son capitaine, est tué; tué son lieutenant Montalembert, tué son premier enseigne Arslet; il n'a plus d'officiers valides, et ses matelots, dans leur acharnement, préfèrent servir leurs canons que courir aux pompes; ses adversaires s'éloignent pour éviter la contagion des flammes et V Achille, après un dernier plongeon qui creuse les vagues,

TRAFALGAR 25

se soulève, puis avec les débris de son équipage se fracasse dans les airs.

Les entreponts anglais sont lamentables : au Victory,

159 hommes gisent dans le sang; 141 sur le Royal Sovereign; 123 sur le Temerarious ; 98 sur le Mars; 72 sur VAchilles; 70 sur le Revenge; sur le Colossus plus de 200. Pour prendre VAlgesiras, le Thundering a perdu 76 hommes, et l'abordage de V Aigle a coûté 150 matelots au Rellerophon. Le Relle-Isle est complètement démâté. Tous ces vaisseaux tournent comme des masses, affûts brisés, sabords écrasés, vergues pendantes.

Le capitaine Infernet sur V Intrépide repousse le Leviathan et VA/rica, reçoit le feu de VAgamemnon et de VAjax\ heurte VOrion et, à bout de forces, avec 300 hommes hors de com- bat, se rend à celui qui déjà vient de recevoir prisonnier l'amiral Villeneuve : le Conqueror^ le bien nommé. Ce fut l'effort suprême.

Notre aile droite, en avant-garde, très loin, vers le nord, en arrivant sur le lieu du combat, aurait-elle pu, avec sept vaisseaux et une frégate, avoir raison de ces nombreux navires à moitié épuisés? Problème difficile. Elle ne parti- cipa point à la grande bataille, elle ne se retira pas non plus sans faire parler d'elle. Son chef, l'amiral Dumanoir, vit bien le signal de ralliement désespéré de Villeneuve, puis- qu'il le répéta et commença à s'y conformer. Il s'approcha même d'assez près pour avoir, à son propre bord sur le For- midable^ sur le Montblanc^ le Duguay-Trouin et le Scipion

160 hommes tués ou blessés. Avec Valdès, accouru au pre- mier avertissement, le NepLuno prit une part courageuse à la lutte : sous le feu de quatre adversaires, quand son chef eut perdu la vie, il fut obligé de se rendre. Le Rayo, en dépit d'un très mauvais outillage, comballit de son mieux. Le San

30 LESPAGNE ET NAPOLEON

Francisco rentra au port sans avoir pu faire grand'chose. Les Espagnols, dans leur intrépidité méritoire, comptaient 279 hommes atteints.

Dumanoir ne profita pas de ces bonnes volontés pour con- tinuer son mouvement de secours. Plus tard, devant le con- seil d'enquête (1), il devait longuement insister sur des niàts brisés, des voies d'eau, discuter surtout l'impossibilité il fut de manoeuvrer à temps. Arriver en retard sur l'ennemi lui parut u un coup de désespoir qui n'eût abouti qu'à aug- menter le nombre de nos pertes » . Dans ces beaux désespoirs, le vieil Horace voyait un moyen de retarder le triomphe d'Albe ou même de ramener la victoire sous les aigles de Rome. Mais tout le monde n'est pas un Romain. Sans pousser la note jusqu'à l'héroïsme cornélien, la sagesse attristée de l'amiral Jurien de la Gravière estime que cette intervention, même inefficace, même tardive, aurait eu du moins le mérite de « sauver la mémoire du commandant de l'avant-garde » . En effet, si Dumanoir ne possédait, comme il l'a prétendu, que des navires en fâcheux état, pourquoi n'a-t-il pas rallié le soir la terre d'Espagne, pourquoi s'est-il exposé à une croisière particulièrement périlleuse, en pleine mer, avec des avaries et proche des flottes britanniques? Même son courage personnel, le 4 novembre suivant, au combat du cap Orlegal, il sera également malheureux contre sir Richard Strachan, ne permet pas de répondre à cette question aussi avantageusement pouf lui qu'on le souhaiterait.

De son lit de douleur, Nelson demande fiévreusement des nouvelles : son œil brille au milieu d'un visage décomposé quand il reçoit cette assurance : « La journée est à nous! " Le fier soldat, sans pouvoir, de ses mains victoiûeuses, se

(1) Conseil d'enquête (septembre, octobre, décembre 1809); conseil de guerre inaritime de Toulon (mars 1810). DesbriÈre, Trafalgar, 291-301.

TRAFAI.GAR 31

raccrocher à la vie, retombe enseveli du moins dans ;^oa triomphe.

A la fin de Taprès-midi, le canon cessa peu à peu, les forces humaines se trouvaient lassées. A cinq heures, l'amiral Gravina, devenu commandant en chef des débris des deux Hottes, profita d'un coup de mer qui le sépara des Anglais pour donner le signal du ralliement général 11 cingla lente- ment vers Cadix avec ce qui pouvait marcher encore. Dix- huit vaisseaux manquaient à l'appel.

La nuit tombait, une lourde buée planait sur la vague, dans l'ombre du crépuscule les fanaux jetaient des lueurs sinistres sur des cadavres et des épaves, et couronnés de leur fumée de goudron et de poudre, les vaisseaux mutilés, balancés par la houle, semblaient les cassolettes d'où s'échap- pait l'horrible encens du dieu de la guerre.

IV

La nature voulut mêler ses fureurs à celles des hommes : le vent avait souffle' en tempête, il se déchaîna pendant îa nuit. Les Anglais tentaient d'essuyer au mouillage la bour- rasque. Mais, pour la plupart, les toiles déchirées, les câbles coupés, des mâts sans agrès, des ancres sans cordage, ren- daient impossible toute manœuvre protectrice à des équi- pages épuisés. Les prises qu'ils traînaient péniblement der- rière eux devenaient un embarras, augmentant le péril. Sous la rafale, les vaisseaux des deux partis confondus, entre- choqués, se brisèrent; dans l'épouvante, des Français prison- niers se ruèrent, sans armes, sur des Anglais vainqueurs, et reprirent, dans l'obscurité, leur navire captif : tel VAlgésiras,

32 L'ESPAGNE ET NAPOLEOÎS

le brave La Brelhonnière, avec quelques mâts de fortune et des lambeaux de voiles, se tourna vers Cadix, poussé par l'ouragan. Moins heureux, Y Indomptable n'arracha ses ancres que pour s'écraser sur les récifs de la pointe du Diamant. Au I etit jour, le Fom^mcux disparaissait dans les brisants de Santi Pétri.

Le Redoutable avait traversé des phases tragiques : l'eau l'envahissait; le capitaine Lucas, amarré au Victory, avait demandé aux Anglais de venir sauver ses blessés; comme ceux-ci d'abord s'inquiétaient peu de le secourir, il les menaça de se faire sauter. Au danger qu'ils vont courir eux-mêmes, les Anglais s'émeuvent et envoient quelques soldats pour pomper; à leur vue, un Français blessé se relève, ramasse une baïonnette et pousse à la mer le premier arrivant en criant : « Il faut que j'en tue encore un ! " Les officiers anglais s'iadlgnent; Lucas les apaise; le péril commun calme les fureurs; le Swiftsure prend le Redotitable à la remorque. Toute la nuit on est aux pompes, mais l'eau gagne. Le capi- taine de prise demande du secours; les chaloupes du Swift- sure approchent. La mer est si grosse que l'embarquement des blessés devient impossible, et ces malheureux qui se sont traînés sur le gaillard d'arrière voient avec effroi que le vais- seau s'engloutit. Enfin, la poupe s'écroule et le Redoutable coule à pic.

Si le vent d'ouest avait continué, toute la flotte britannique devait s'écraser à la côte. Par une chance inouïe, il passa nu sud-ouest, et, loin des bas-fonds ils allaient se déchirer, ramena en mer, les entourant comme d'un coussin d'écume, les vaisseaux en ruine de Gollingwood. A côté du lit de mort de Nelson, l'amiral victorieux voyait un à un disparaître ses trophées : le Monarcà, le Rerwich, arrachés des griffes du vainqueur, disparaissaient à ses yeux, pour s'aller perdre à San Lucar.

TRAFALGAR 33

Enfin, nous lui reprenions de vive force le Nepiuno et le Santa Ana, qu'il devenaitimpuissant à traîner à la remorque. De ce suprême exploit, l'honneur revenait à Cosmao, qui, profitant de l'orage, osait reprendre la mer et braver encore une fois l'escadre anglaise : sorti de Cadix, malgré ses voies d'eau, ses équipages réduits, ses canons démontés, le Pluion, suivi de quelques frégates et de deux bricks, ramenait au port les deux bâtiments amis et forçait Gollingwood, dans la crainte de ne pouvoir garder ses dernières prises, à brûler de sa main \ Intrépide et le San Augustin, à couler lui-même la Trinidad et Y Argonauta.

Peu d'entreprises de mer ont vu des efforts plus héroïques, de plus tragiques prouesses, de plus sinistres épopées.

Les Anglais se réfugiaient à Gibraltar avec trois bateaux des dix-sept qu'ils avaient d'abord capturés. Ils déploraient 412 blessés et 1214 morts avec les proportions significatives de 149 officiers atteints dont 112 tués (1) . La flotte combinée per- dait vingt-trois navires et près de 6,000 hommes (2,366 Espa- gnols,— 3,494 Français). Nos alliés, en suivant notre fortune, avaient bravement payé de leur personne : sur le Bahama, Galiano tué, son second blessé; sur le Montanes, Alcedo et son second tués. Et la liste continuait : à VArgonouta, Pareja blessé; au San Ildefonso^ Vargas; au San Juan Neponuiceno, Ghurruca et son second tués; au Neptuno, Valdès et son second tués; au Monarca, Argumosa et son second blessés; et aussi les commandants du Santa Ana, du San Augustin, du Santisima Trinidad, le plus beau vaisseau de la marine espagnole, que les Anglais avaient eu la joie de brûler.

Le désastre fut vivement ressenti sur la côte andalouse les épaves flottèrent jusqu'à l'embouchure du Guadalquivir. Gomme le deuil, le secours fut général; un exemple suffira

(1) Lonclon GazeUe; 27 novembre, '6 décembre 1805.

34 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

en citant le nom de Felice Odevo, marin de San Lucar de Baïameda : avec son canot de pêche, il retira 4 Anglais tombés à l'eau, aida au sauvetage de ses compatriotes du Rayo^ le lendemain courut au Berwick, qui avait touché, et passa 50 hommes à terre; quelques jours après, le Monarca flottant à la dérive, Odevo l'aborde, trouve 25 blessés mou- rant de faim et en ramène 22 au port de Huelva (1).

A Madrid, averti par Godoy, Beurnonville éprouva une sur- prise d'autant plus amère qu'il avait escompté la victoire : « Ma foi, mon cher ministre, avait-il écrit à Decrès, M. le vice-amiral Villeneuve a pris les devants, et M. le vice-amiral Rosilly trouvera aujourd'hui, en arrivant à Cadix, les oiseaux dénichés (2). » Quand il envoyait cette dépêche badine, le 23 octobre, déjà la catastrophe était vieille de deux jours; après, il s'avisa de songer à la prudence :

Si M. le vice-amiral de Villeneuve (sic) eût pu différer de trente- six heures cette bataille ; s'il eût simulé quelque sortie, il auiait attiré Nelson, qui eût été la seule victime de la tempête qui nous a fait plus de mal que la bataille. Nelson se serait affalé sur la côte ou aurait pris le large, et M. de Villeneuve, tranquille dans la rade de Cadix, ne l'aurait quittée que pour ramasser ses débris ou filer dans le détroit et dominer dans la Méditerranée (3).

Charles IV montra une énergie dont on ne l'aurait certes pas cru capable. A la nouvelle du désastre, il considéra surtout la gloire intacte du pavillon; il voulut en remercier les héros échappés à la catastrophe. A Gravlna, sur son lit de mort, il fit porter le brevet de capitaine général, et la grand'croix de Charles III à l'amiral Alava. A tous les officiers ayant pris part au combat, depuis le plus ancien chef d'escadre jusqu'au plus jeune aspirant, il accorda de l'avancement; les veuves

(1) Journal de Paris, 5 juillet i806.

(2) 1" brumaire an XIV. Arcli. Mar., BB IV, vol. 2:î4, foi. 144. (3)21 brumaire an XIV, ib'ul., fol. 157.

TUAFALGAR 35

jouirent de la pension du grade immédiatement supérieur à celui qu'occupaient leurs maris; sous-officiers et matelots d'élite reçurent des distinctions militaires. Cette conduite était digne, sans forfanterie, sans bassesse. La capitulation d'Ulm (20 octobre) fut connue presque à la même heure : Charles IV en profita, dans la première soirée de gala, pour dire tout haut à Beurnonville, en présence des ministres et des diplomates, parmi lesquels les représentants de l'Autriche, de la Suède et de la Russie : « Eh bien! monsieur l'ambas- sadeur, nous avons de bonnes, d'excellentes nouvelles; cela accélérera la paix. Nos escadres ont été malheureuses, mais, du moins, on s'est bien battu. Je regrette fort les capitaines et les généraux que nous avons perdus; mais, avec le temps, nous ferons refaire d'autres vaisseaux (1). »

C'est en quoi le pauvre roi s'illusionnait. Son trésor était vide elles événements lui réservaient bientôt d'autres soucis. Mais il avait galamment fait bon visage à la mauvaise fortune et gardé la dignité bourbonienne dont son aïeul donnait l'exemple en recevant Villeroy après Ramillies : « On n'est pas heureux à notre âge, monsieur le maréchal! >•

Cette gravité royale, le génie impressionnable de Napoléon ne la possédait pas : il éclata en paroles violentes, en fureurs amères : « Villeneuve, rends-moi mes légions! » Puis son or- gueil blessé prétendit faire le silence. Il affecta de ne plus se souvenir de ses flottes; peut-être même son ardente pensée par- vint-elle à s'abstraire d'un passé importun pour se fixer plus étroitement sur l'avenirqu'illuminait, il est vrai, le soleil d'Aus- terlitz. Ces revers imprévus fatiguèrent son esprit et lassèrent sa constance; il détourna les yeux du champ de bataille la fortune lui était infidèle. Il tint Trafalgar pour non avenu (2),

(1) Beurnonville à Talleyrand; 16 brumaire an XIV (7 novembre 1805), Espacjiie, vol. 679, fol. 96.

(2) « Les tempêtes nous ont fait perdre quelques vaisseaux, après un

36 L ESPAGNE ET NAPOLEON

Que le désastre ait modifié ses plans la marine faisait subitement défaut, rien de plus juste; mais rien de plus injuste que l'oubli volontaire des héros qui avaient péri, des braves qui survivaient encore. Pour une nation, une bataille comme Trafalgar est tout ensemble un malheur et un hon- neur. Un souverain qui ne sait pas reconnaître de pareils services est moins digne de si bons serviteurs.

L'événement produisit à Paris un mauvais effet et frappa l'Em- pereur d'une fâcheuse prévention contre la marine française. En vain, les marins et les militaires qui s'étaient distingués dans cette cruelle journée tentèrent d'obtenir quelque dédommagement ou quelque consolation aux dangers qu'ils avaient courus; il leur fut à peu près défendu de rappeler jamais ce funeste événement; et quand ils voulurent, dans la suite, solliciter quelque grâce, ils eurent soin de ne point mettre, en ligne de compte de leurs ser- vices, l'adiLiirable bravoure à laquelle les rapports anf;lais seuls rendirent justice (1).

Même mieux informé, après l'impression de la première heure, pour ne pas se déjuger il piut à 1 Empereur de faire des catégories et de changer en lâcheté l'imprudence excitée de l'amiral : lorsque les capitaines Magendie et Villemadrin, revenant d'Angleterre, lui furent présentés à l'audience des Tuileries, le 18 avril 1806 (c'étaient les premiers officiers de marine qu'il revoyait depuis Trafalgar) : « Vous êtes, leur dit-il, du nombre de ceux qui se sont bien battus; vous prendrez votre revanche. » Et quelques jours plus tard il donnait la croix de commandeur de la Légion aux capitaines Lucas et Infernet. 11 garda ses rancunes officielles pour les grands chefs : « J'aurais faire couper le cou à Duma-

combat iinprudcmmeat engagé. « Discours de l'Empereur à l'ouverture de \s^ session. Monit'iur du 3 mars 1806. Cette phrase, vraiment discrète, prononcée au bout de cinq mois, est la seule mention qui soit faite de Tra- falgar dans toute la Conespondance de Nnpoleoii. (i) Mad iiae de Rkmusaï, Mciuoircs t. II, p. 214,

TRAFALGAR 37

noir (1)! « II fut inflexible pour Villeneuve que le sort pour- suivait jusqu'au bout.

Rendu à la liberté après un échange avec quelques lords anglais (2), le vaincu de Trafalgar, transporté sur un bateau parlementaire, débarquait à Morlaix le 13 avril 1806; il prit aussitôt la route de Paris. A Rennes, il prévint Decrès de son arrivée et demanda des instructions. La réponse fut dure sans doute : le malheureux Villeneuve, « frappé d'anathème par l'Empereur, repoussé par le ministre qui fut son ami, » seul dans une chambre d'auberge, traça un mot d'adieu désespéré à sa femme et se perça le cœur d'un couteau. Sa famille, ses amis, la police, la marine se rencontrèrent pour faire le silence sur cette fin lamentable. Deux ans après, Decrès proposait, pour sa veuve, une pension égale à celle de Mme Bruix. L'idée était bonne, mais le rapprochement maladroit. Le tact de l'Empereur sentit Tinjustice, et, refu- sant de reconnaître cette parité entre les deux amiraux, accorda 4,000 francs seulement à Mme Villeneuve, « en con- sidération des services de son mari (3) » .

Oui, nous avions eu tout contre nous à Trafalgar : le vent et la tempête, notre chef, nos ennemis et nos alliés, les cir- constances extérieures et surtout les causes profondes.

Notre tactique d'artillerie se trouvait mauvaise : l'habitude était de viser à démâter l'ennemi, et le rapport du comman- dant Lucas, sur la bataille, mentionne encore, avec une satisfaction non équivoque, comment il répéta cet ordre fâcheux à ses pointeurs.

Au lieu de gaspiller la force dans l'espoir de couper quelques fils déliés dans le vide, d'atteindre à grand hasard quelque impor-

(1) Général Gourgadd, Journal de Sainte-Hélène, t. II, p. 430.

(2) Fox à Talleyrand, 2i avril 1806. Archives des affaires étrangères, AuçjlHerre, vol. 603, fol 62.

(3) Les libéralités du Parlement anglais envers la famille de Nelson dépas- »èrent six millions de francs.

38 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

tant cordage, d'écorcher quelque mât, les Anylais, mieux inspires, la concentraient tout entière sur un but plus certain : la ligne de batterie de l'ennemi ; ils jonchaient nos ponts de cadavres pendant que nos boulets passaient au-dessus de leurs vaisseaux (1).

Nous aurions tirer en plein bois, selon le mot pitto- resque d'un officier de marine : " Mes amis, visez bas : les Anglais n'aiment pas qu'on les tue. »

Mais, plus que notre méthode de pointage, notre infériorité venait du relâchement de la discipline. Louis XVI avait réuni des forces navales admirables, formé des cadres par- faits. Ce legs de la monarchie, la Révolution l'avait gaspillé par l'incohérence de ses actes et la logique de ses principes. Le jacobinisme égalitaire étouffe promptement le sentiment de l'honneur en tuant l'émulation qui l'alimente; il paralyse le zèle, il déchaîne la méfiance, il inspire la délation : les matelots se pervertirent, les officiers s'éloignèrent. Ce n'est point par une formule vide que les règlements militaires proclament à la première ligne de leur première page : « La discipline est la force principale des armées. » Gela est vrai surtout dans la carrière de mer, service spécial, demandant des aptitudes particulières, un respect absolu pour le com- mandement et une connaissance approfondie des règles que les ennemis de l'expérience traditionnelle ignorent et nient. Jean Bon Saint- André, commissaire révolution- naire (2), dont les fantaisies sur la marine furent sans con- trôle, dédaignait toute organisation; et, comme d'autres sur terre préconisent la levée en masse, qui, d'un coup de pied, fait surgir du sol « les volontaires tout armés »,

(1) JuBiE.N DE LA Gravière, Gueries maritimes, t. II.

(2) Du temps qu'il était marchand, avant de devenir pasteur protestant, il avait fait trois fois naufrage; c'étaient ses seules connaissances nautiques ; on se demande si elles le désignaient beaucoup pour diriger l'administration de la marine, son premier soin fut, à Toulon, de faire mettre iiors la loi l'amiral de Trogoff et en liberté les galériens.

TRAFALGAR 3.T

il voulait remplacer les manœuvies par des aijordages. Napoléon lui-même n'avait pas d'autre conception, car il écrivait à Decrès (29 août 1805) : « Ces Anglais, dont on vante tant les manœuvres et les combinaisons, quand la France aura deux ou trois amiraux qui veuillent mourir, seront bien petits! » Les résultats furent pitoyables : la hié- rarchie demeura méconnue, inefficace, inerte; la camara- derie disparut après dix ans de cette anarchie :

Nos officiers s'aimaient peu. Il n'y avait pas entre eux d'esprit de corps. A compter des plus ignorants jusqu'aux plus instruits, il régnait une sorte de fatuité, de présomption et d'orgueil qui était plus que ridicule... Chacun se croyait plus habile, non seulement que son chef immédiat, mais que l'ofFicier le plus élevé en grade. Il n'y avait pas un aspirant qui ne critiquât avec assu- rance la conduite de son amiral (I).

Nelson connaissait bien le défaut de notre cuirasse; cette conviction de notre infériorité morale alluma son ardeur et doubla son audace; la campagne de 1805 fut pour lui la résultante de la persévérance méthodique dans ses longues croisières de formation. Sa haine contre la France s'augmen- tait du mépris pour les Français ; ce sentiment paraît avoir animé toute la marine britannique en ce temps-là : les lettres des officiers anglais sont pleines d'allusions dédaigneuses à la grossièreté d'allures, la jactance démocratique, le manque de « respectability " des marins de la République ; tout comme, après 1830, on remarquait le défaut d'éducation, de tenue et de sens militaire chez les officiers imposés à l'armée et pris parmi les vainqueurs des trois glorieuses. Il serait injuste et puéril de généraliser; les héros de Trafalgar ont montré un courage personnel qui rachète leurs défauts; la responsabi- lité du désastre remonte non aux hommes de bonne volonté

(1) Mémoires du capitaine Leconte. Voir LoiR, la Marine française , p. 160.

-40 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

qui donnèrent leur vie, mais aux politiciens qui ne les avaient pas préparés à ce sacrifice.

Nelson aurait-il tenté ce coup hasardeux de bloquer avec vingt-sept navires des flottes plus nombreuses, s'il n'avait eu pleine confiance en son personnel et le sentiment de sa supé- riorité technique? Certainement non. Rien n'est plus admi- rable que la lucidité de ses instructions, la précision de ses manœuvres, la netteté de son but. Il enleva nos escadres comme à la baïonnette ; il savait que ses vaisseaux, mieux exercés, ne pouvaient que gagner à une mêlée (1). La défaite qu'il nous infligea venait de l'infériorité temporaire nous avaient jetés de fatales circonstances. Dieu permet toujours nation ou individu que l'on soit puni par l'on a péché, et ici quelles conséquences profondes des fautes accu- mulées en si peu d'années!

Napoléon n'avait pas seulement perdu une bataille. « La destinée de tout le continent était profondément modifiée par ce fait; à partir de ce moment les Anglais furent les maîtres incontestés de la mer; il ne pouvait plus être question de les attaquer dans leur île (2). »

Tout l'effort du Blocus continental tentera de remplacer, à sa façon, l'arme qui a été brisée dans nos mains le 21 octobre 1805. Nelson avait conquis la clef, et, dix ans plus tard, Wel- lington, en la tournant dans la serrure, ouvrit la porte. « La ruine de la puissance maritime de la France à Trafalgar fut le principal facteur du résultat final consacré à Waterloo (3) . » Et ainsi se vérifia, douloureusement pour nous, le mot si juste deLalande dans son Traité de lanavigation : «La marine a toujours décidé du sort des empires. »

(1) James, Naval llixtory.

(2) Docteur Fouhmkr, Napoléon J", t. II, p. 80.

(.3) Capitaine Mahak, hifluence of sea powci- on Révolution and on Empire, t. I, p. 36,

CHAPITRE II

LE PRINCE DE LA PAIX (1805-1806)

La famille royale d'Fsnagne. Futilité de la Cour. Hésitations du prince de la Paix. Son agent secret à Paris : Isquierdo. Projet d'une des- cente espagnole en Irlande. - Diflicullés au sujet du suljside mensuel de l'Espagne au trésor impérial. Le généra! O'Farrill avec un corps espa- gnol envoyé par ordre en Toscane. Avances au prince de la Paix pour obtenir de Charles IV de reconnaitre Joseph Bonaparte comme roi de Naples. L'Espagne souscrit à cette nécessité.

Beurnonville est satisfait de lui-même, mais l'Empereur en est mécontent et rappelle son ambassadeur. Intérim fait par M. de Vandeul. Pre- mieis projets de Godoy sur une souveraineté indépendante. Règlement financier du subside. Mission de Prosper de Barante à Madrid. A Paris pourparlers secrets pour la paix. Influence de Strogonoff, ambassadeur de Paissie en Espagne, sur Godoy. Levée des milices espa- gnoles; préparatifs cl.nndestins: agitation à Madrid. Proclamation bel- liqueuse du prince de la Paix (15 octobre). Effroi et rétractation à la nouvelle de la victoire d'Iéna. Insuffisance diplomatique de Vandeul. Godoy est perdu dans l'esprit de l'Empereur.

La toile François Goya représente la n famille de Charles IV» est un large morceau de peinture, c'est aussi une forte page d'histoire.

Le front fuyant, dans des yeux ronds un regard étonné, le nez long, gros, penché sur une bouche étroite, le menton ramassé, le teint coloré sous la perruque blanche de poudre.

-42 L'ESPAGNE ET NAPOI,EON

un buste pesant que soutiennent des jambes solides, un sou- rire de bonhomie, une tournure essentiellement pacifique malgré la tension cavalière du pied gauche et la main sur la garde de l'épée; l'apparence d'un gentleman bon vivant plus que d'un fier hidalgo, tel se montre Charles IV (1).

La Reine, centre de la composition tout entière, a son his- toire « peinte sur la figure « : traits couperosés, bouche sen- suelle, œil provocant, le menton en galoche, les cheveux ramenés en boucles et collés sur les tempes, la gorge décou- verte, la taille massive; à profusion diamants, colliers et perles semés sur une peau llétrie et le corsage d'une robe pailletée d'or de couleur trop claire. En une pose théâtrale, comme le ferait la mère la plus attentive, elle tient par la main une jeune princesse à la physionomie banale et le petit Francisco de Paula qui regarde avec une surprise inquiète. Derrière le prince des Asturies, si placide et correct qu'on ne le remarque pas du premier coup bien qu'il soit au pre- mier plan, la tête éveillée de son frère, don Carlos, pétil- lante de gentillesse.

La reine d'Élrurie, dans un mouvement qui marque la lassitude et cache peut-être aussi son épaule trop haute et sa taille déviée, porte avec effort son fils, un baby de quelques mois. A côté de son époux don Louis fortement charpenté, les cheveux épais et roux, les paupières relevées, le teint fade, dans sa petitesse elle fait contraste avec ses mèches

(1) Charles IV, à Naples le 12 novembre i748, roi d'Espagne le 14 dé- cembre 1788, marié à Marie-Louise de Parme née le 9 décembre 1751. Ils ont six enfants : Fernand, prince des Asturies, le 14 octobre 1784; 2" Carlos, le 29 mars 1788; 3" François de Paule, le 10 mars 1794; Charlotte, née le 25 avril 1775, mariée à Jean de Bragance, régent puis roi de Portugal ; 5" Marie-Louise, née le 6 juillet 1782, mariée à son cousin Louis de Parme, roi d'iilrurie, dont elle a dcu.x enfants : Charles-Louis (1799), Louise-Charlotte (1802); Marie-Isabelle, née le 6 juillet 1789. Le Koi a un neveu Pedro, le 18 juin 1786 et deux frères : Ferdinand IV, roi de Waples, le 12 janvier 1751, et Antonio Pascual, le 31 décembre 1755.

LE PRINCE DE LA PAIX 43

noires et crépues, ses sourcils arqués, son regard en vrille, ses pommettes rouges. Dans la pénombre (comparses gri- sâtres de l'assemblage de la toile, comme ils le furent en réalité du trône et de la vie) figurent quelques parents obscurs, guindés, chamarrés, rassemblés par surprise : don Antonio, reflet éteint de son incolore et royal frère, et une vieille fille fardée, fagottée de soie et de brocart, placée comme la caricature trop ressemblante de tous ces person- nages en falbalas, rigides d'inertie, d'insouciance et d'éti- quette, à qui l'on souhaiterait, en des temps calmes, des devoirs moins lourds ou des épaules plus fortes. Égarés, au tournant de deux siècles, saisis par la rafale à l'angle du chemin, le tourbillon les emporte avant que leurs yeux aient aperçu le nuage, avant que leur esprit ait deviné la tempête. Toute cette famille royale vivait non pas dans une grande intimité, mais dans une étroite dépendance. La futilité des occupations entretenait l'insignifiance des pensées. En vain, la Cour changeait périodiquement ses résidences, avec une monotonie régulière : Madrid, Aranjuez, la Grandja, l'Es- curial, pour revenir à Madrid; cœlum non animam mutant, partout elle portait avec elle son désœuvrement, ses plaisirs lourds, son incurable ennui. Les mœurs de la Reine et son obligation constante de les cacher au Roi entretenaient tout autour d'elle une atmosphère de mensonges et de ruses (1)." Dans la religion, c'étaient des habitudes, des superstitions, des impostures; dans la politique des bagatelles, des plati- tudes et des terreurs. L'élément jeune de la Cour pouvait rêver autre chose et le sentiment de l'honneur éclatait dans plus d'un cœur, mais il fallait refouler des espérances qui faisaient trop la critique du présent; l'énervement de l'oisi- veté abattait ces âmes lasses avant d'avoir agi. En sorte que

(1) Voir dans V Ambassade française en Espagne pendant la Révolution, au chap. VI, les rapports d'Alquicr.

44 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

le souci du royaume, le sentiment d'une crise, l'impression d'un malaise, le désir du changement, la fierté du passé, le patriotisme en un mot, vague chez les Princes, effrayé chez les Grands, engourdi chez les Ministres, s'accentuait à mesure qu'on s'éloignait de la Cour : il se montrait cavalier dans la noblesse de province, pointilleux chez les gens de robe, inquiet et plus ardent chez les gens d'église, plus vibrant dans le menu peuple, plus farouche au fond des cam- pagnes. Mais qui se souciait de l'opinion des petites villes, qui demandait aux bourgeois d'Andalousie et aux marchands de la Catalogne autre chose que la régularité de leurs impôts et le calme de leurs habitudes, qui pensait que les labou- reurs de la Castille ou les pâtres de la Sierra pussent remuer des sentiments? L'homme d'Espagne qui régentait le royaume n'avait pas l'âme assez haute pour songer à « l'esprit public » ; habitué d'ailleurs à l'adulation de son entourage, à l'apathie des fonctionnaires, aux sourires des quémandeurs, il vivait en repos. Sa seule préoccupation lui venait de France : que penserait l'Empereur? Que pouvait-il vouloir et par suite autoriser?

Depuis longtemps le prince de la Paix entretenait avec lui des rapports qu'il s'efforçait en vain de rendre intimes. Aux esprits médiocres les petits moyens conviennent, les entre- prises mystérieuses offrent de l'attrait. Une correspondance par les mains d'agents secrets, en passant à côté des ambassa- deurs et de leurs messagers officiels, charmait Godoy. Il avait envoyé à Paris un homme instruit et souple, adroit, remuant dans la coulisse et de petite conscience : don Eugénie Isquierdo, à qui la duchesse d'Abrantès trouvait.de l'esprit et une « figure atroce». Il était alors directeur du « Cabinet d'histoire naturelle » de Madrid, reconstitué par Godoy qui jouait au Mécène. Autrefois, avant 1789, voyageant en France, il fréquentait chez Buffon, chez M. de Bretcuil,

LE PRINCE DE LA PAIX 45

chez Lavoisier; il y rencontra Lacépède et leurs relations avaient continué. Avec ce dernier, qui, tout mérite scienti- fique à part, était devenu un personnage: Président du Sénat, Grand Chancelier de la Légion d'honneur, Isquierdo vint s'aboucher à Paris (novembre 1804) et lui parla d'autres choses encore que des mœurs des « Cétacés ». Lacépède demanda en haut lieu s'il devait s'entretenir sur le ton de la politique avec ce naturaliste ami du prince de la Paix. L'Em- pereur sembla l'autoriser; et peu à peu il s'établit une cor- respondance indirecte qui, remise par Isquierdo à Lacépède, arrivait jusqu'à Napoléon (1).

Celui-ci, sans répugner à ces plates intrigues, ne s'y con- fiait guère; il y voulait en tout cas une prudence raffinée : « N'écrivez ni ne signez rien, recommandait-il à Lacé- pède (2), mais dictez. » Le subside mensuel d'un million et demi avait d'abord fourni matière aux entretiens, puis ce fut le tour des armements militaires, quand la guerre fut dé- clarée à l'Angleterre. Enfin des questions plus délicates s'al- laient poser. Le chevalier de Santivanès, chargé d'affaires, le prince du Masserano, récemment nommé ambassadeur de Charles IV à Paris (3) , connaissaient mal et s'inquiétaient peu de cet agent spécial de Godoy. A Madrid, Beurnonville avait fini par découvrir ce commerce occulte; il s'en plaignait à Talleyrand dans un style qui peint parfaitement son carac-

(1) On trouve vingt-deux lettres à l'Empereur aux Archives nationales (AF IV, 1679). Le Grand Chancelier se borne généralement à des billets de transmission.

(2) 20 janvier 1805, Correspondance, t. X.

(3) Charles, Fieschi prince de Masserano, d'une famille piémontaise établie en Espagne. Lieutenant général (1791). Major des gardes du corps. Capitaine de la compagnie flamande, grand d'Espagne de première classe. Chevalier de la Toison d'or. « Ayant de la partialité pour la France h il s'était marié et résidaient ses deux iilles. Ambassadeur de Charles IV à Paris (mars 1805- avril 180!)). Grand maître des cérétiioaies du roi Joseph (ISODj. Fixé eu 1814 à Paris, il xnourut en 1837.

46 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

tère, son rôle en Espagne, le but elles moyens de sa politique :

Madrid, 6 thermidor an XII (5 août 1805). Confidentielte.

Mon cher et aimable ministre,

Je me trouve depuis quelque temps dans un vrai mar^jouillis si dégoûtant, que cette situation, n'est véritablement plus tenable; peut-être qu'en soumettant les observations suivantes à votre sagesse, il vous sera plus facile qu'à moi de démêler les plates intrigues qui ne tendent pas moins qu à assurer l'indépendance de M. le prince de la Paix à l'égard de votre département et de mon ambassade, et ce sera encore à vous à peser jusqu'à quel point cette indépendance peut être utile aux affaires de l'alliance.

Je n'imagine pas que S. M. l'Empereur et Roi ait jamais pu penser que M. le prince de la Paix soit l'auteur des miracles maritimes que j'ai réellement préparés dans les trois ports mili- taires de l'Espagne ; Elle sait trop combien ce prince a travaillé à organiser une grande armée aux dépens de la marine, dans quel délabrement j'ai trouvé les trois départements à mon retourà Madrid et lorsque l'Angleterre a déclaré la guerre à l'Espagne; et s'il y a eu des miracles opérés, ils tiennent essentiellement à la volonté suprême de S. M. Impériale qui m'a cliargé d'annoncer le prochain détrônement du prince et de la maison des Bourbons si toute la marine espagnole ne recevait pas dans le plus bref délai toutes les réparations dont elle était encore susceptible. Il vous sera facile d'après ce petit cxorde que j'ai fait assez militairement à M. le Généralissine, de voir que depuis cette époque je ne l'ai fait marcher qu'à coup de peur et de crainte et S. M. I. ne peut en avoir d'autre opinion d'après celle qu'Elle doit avoir du person- nage qui est rien moins que français, mais qui sait cependant que son existence dépend tout entière d'un souffle de l'Empereur.

... Je ne sais pas trop cet homme qui n'a de capacité que parce qu'il a détruit toutes les bonnes réputations, veut aller; plus je le suis, plus je suis disposé à penser qu'il travaille à la ruine totale de son pays, qu'il se fera un mérite de déplorer le sort de ses maîtres et qu'il ne serait pas fâché de les remplacer à l'aide des crises qu'il prépare. Longtemps j'ai balancé à lui faire l'hon- neur de ces dispositions, mais tout ce qui se passe sur la décadence

LE PRINCE DE LA PAIX il

de cette monarchie, qui, dans quelques mois, ne pourra plus marcher, m'a mis dans le cas de tàter cet intrigant sans moyens et je ne l'ai pas trouvé inaccessible à ces mesures que je lui ai laissé voir dans un lointain possible. Toutes les fois que le Roi est malade, je suis son intime ami, parce qu'il craint que le successeur ne s'empare de ses trésors et ne l'envoie aux présides d'Afrique...

Je reviens, mon cher ministre, au plan que ce prince s'est fait à Paris. Vous vous rappelez qu'il y a quinze à dix-huit mois, lors- qu'Hervas était encore chargé d'affaires, qu'un certain personnage voulut par l'intermédiaire de M. de Lacépède obtenir une audience du Premier Consul, que vous trouvâtes le moyen d'écarter cette audience et que vous engageâtes M. Hervas à écrire au Prince que tous ses mandataires seraient toujours bien reçus, toutes les fois qu'ils vous seraient présentés par l'ambassadeur ou le chargé d'af- faires d'Espagne.

(Le nouvel agent se nomme Bonnald il a été commandant de place aux Sables-d'Olonne et à Saint-Jean Pied-de-Port a été employé par le gouvernement portugais à Lisbonne, pour sur- veiller le général Lannes.)

Isquierdo, Bonnald sont à Paris les deux espions du prince et se vantent auprès de leur protecteur d'avoir M. Lacépède à leur dis- crétion. Le premier est le plus immoral et le plus méchant des hommes; il est la terreur d^^'s Espagnols à Paris, il l'est du prince Masserano et Hervas m'a dit lui-même qu'il en avait peur et que c'était pourquoi il vous l'avait présenté et au maréchal Duroc. Je me plais à penser qu'après avoir fait purger Paris de ces deux espèces, vous serez assez ciiaritable pour prévenir le bon chancelier Lacépède qu'il ne peut être en rapport avec de pareils hommes; toutefois après que vous vous serez assuré des faits, car je n'ai que des calculs de probabilités ; ce qu'il y a de certain, c'est que le prince vient de faire colonel d'artillerie légère le neveu de M. de Lacépède qui était inconnu en Espagne

M. Isquierdo envoie des couriûers toutes les semaines et ses rap- ports consistent la plupart du temps dans des rapsodies de nou- velles si ridicules que l'Empereur le ferait jeter dans la Seine, s'il en avait connaissance. Cependant ces rapsodies font souvent l'opi- nion du Prince et je suis obligé de le rappeler avec la cham])rière.

Depuis quelques mois, cet homme me fait tant de mensonges, que je suis souvent embarrassé pour mes rapports, et la plupart

48 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

du temps je suis obligé de le faire répéter trois fois et de lui de- mander en sus sa parole d'honneur.

Ce qui constate encore qu'il veut être indépendant de votre département, c'est qu'Hervas voulut lui donner lecture d'une lettre charmante que vous lui avez écrite dans les meilleures intentions possibles, et qu'il n'a répondu à l'article le plus intéressant que par ces mots : « L'Empereur n'entretient jamais de moi ni de nos affaires M. de Talleyrand, qui n'en a aucune connaissance. » Je laisse à Hervas le soin de vous rendre cette conversation ridi- cule. Il me reste démontré que vous devez faire renvoyer M. Isquierdo à sa fabrique de cuivre du Ferrol, le sieur Bonnald à Bicètre ou dans son village età faire engager l'excellent M. Lacé- pède à ne se mêler que de sa chancellerie, du Sénat et de ses poissons...

... J'ai tracé très à la hâte ces observations que vous lirez dans votre bain à Bourbon-l'Archambaut. Vous connaissez mon zèle, mon dévouement, mon attachement pour les intérêts de S. M. l'Empereur et Roi... (1).

Godoy aimait ce qu'il appelait «la grande politique », celle qui permet les rêveries et dispense du travail ; il poursuivait des chimères et s'inquiétait peu longtemps de leur mise en pratique. Quand la guerre avec l'Angleterre avait été chose décidée, il imagina de prendre le royaume britannique « à revers » , par un débarquement en Irlande, sans songer que, même résolu de la Corogne à Dublin, le problème restait entier pour passer de Dublin à Liverpool. Il arrêta son esprit à cette naïveté qui jadis avait charmé les utopistes de la Con- vention et un jour séduit Hoche. Peut-être le souvenir d'une revanche de l'invincible Armada lui vint-elle en tête. Peut-être se complaisait-il à rivaliser avec Napoléon lui-même et à faire concurrence au camp de Boulogne? Un mois avant Tra- falgar il écrivait à l'Empereur par l'intermédiaire de l'amiral Decrès :

... Moi, de mon côté, désirant coopérer à la ruine de l'ennemi

(1) Beurnonville à Talleyrand. Espagne; vol. 668, fol. 2,~'i-'À79.

LE PRINCE DE LA PAIX 49

commun, je signais un traité d'alliance avec le Conseil de l'Irlande, ayant considéré que c'était un des moyens les plus sûrs pour déconcerter tous les projets de l'Angleterre, donner un coup mor- tel à sa puissance déjà chancelante et la réduire aux abois... Cette île s'engage à fournir, en temps de guerre, 40,000 matelots, 30,000 hommes d'infanterie, et 10,000 de chevalerie (sic). Cette alliance devra être perpétuelle avec l'Espagne et ses alliés. L'Espagne ne pourra former aucun traité sans que l'Irlande y soit comprise... Le point le plus essentiel de ce traité, c'est la mé- diation de S. M. C. afin que S. M. I. et R. daigne accepter et pro- téger ce qui a été convenu de part et d'autre... Le négociateur est parti pour Londres... Les Irlandais demandent 10,000 hommes de troupes, 60,000 fusils, autant d'épées... Le lieu pour le débar- quement : la baie de Tralee ou le fleuve Shannon. Tous les habi- tants sont catholiques et se trouvent dans l'oppression la plus dure. Les Anglais n'ont de vaisseaux de guêtre que dans la baie de Bantry... (1).

Même après le désastre des flottes alliées, Godoy poursui- vait son espérance quond les délégués d'un comité d'Irlandais, siégeaient des évêques catholiques, vinrent lui offrir des volontaires, des matelots et des vivres (2). Napoléon était trop payé pour croire à la facilité de semblable aventure; tout son esprit se concentrait sur ses armées de terre et ce qu'il exigeait de l'Espagne c'était un secours pratique : de l'argent et des soldats; de l'argent surtout.

Ce subside mensuel fit couler des flots d'encre. Retards, atermoiements, discussion, controverse, la malheureuse Espagne, fort mal en fonds, usa de tous les moyens dilatoires. On ergotait sur l'échéance même de la promesse : la préten- tion de l'Empereur était de faire acquitter le versement jus- qu'au 14 décembre 1804 (époque à laquelle Madrid avait déclaré la guerre à Londres); Cevallos voulait le faire cesser au jour l'Angleterre avait commencé les hostilités avec

(1) 26 septembre 1905. AF IV, 1679.

(2) Janvier 1806. AF IV, 1680.

SO L'ESPAGNE ET NAPOLEON

la France (au mois de mars précédent) (1). L'affaire traî- nait avec Beurnonville ; l'inévitable ïsquierdo s'en mêla auprès de Barbé-Marbois et on aboutit.

Dans une lettre au ministre des Relations extérieures qui débute par « Mon cher Talleyrand » et finit par « Je vous embrasse» (2), Barbé-Marbois constate cet heureux résultat et ajoute : « L'Espagne va vendre pour 400 millions de biens ecclésiastiques. La mesure est bonne et les circonstances la rendent nécessaire. » L'opération fut mauvaise, comme la mesure. Ces biens d'Église se vendent mal et profitent peu aux acquéreurs; ils fondent dans les mains de ceux qui s'en emparent; en Espagne même on aurait en avoir l'expé- rience après la grande confiscation par Charles III des mai- sons des jésuites : l'argent fut perdu pour tout le monde : annihilé, gaspillé ou volé (3). Quarante ans plus tard, Beur- nonville constatait piteusement le même échec «dans un pays oîi dominent les préjugés, les cultivateurs sont pauvres et la législation sur les héritages s'oppose à la subdivision des fortunes et met obstacle à ce qu'il y ait concurrence dans les achats (4) » .

Toute la gloire d'Austerlitz n'augmentait pas d'un mara- védis le crédit de l'Espagne et Beurnonville devait encore ici avouer une déception ■: « la nouvelle de la paix n'ayant pas eu pour effet d'agir directement sur la valeur du signe repré-

(1) Mai 1805. Espagne, vol. 668, fol. 178 et 290.

(2) 28 octobre 1805. Vol. 668, fol. 63.

(3) Desdevises du Dézebt, l'Espagne de l'ancien régime, t. I, p. 118.

(4) Lettre à Talleyrand, 2 nîvôse an XIII, vol. 667, fol. 307, 308.

Il est piquant de remarquer que Napoléon, qui avait en 1805 et 1806 fort approuvé ces ventes, en fit, en 1808, dans le grand rapport envoyé par son ordre à toutes les chancelleries européennes, l'un de ses reproches au gou- verntement de Charles IV et l'une des raisons de la détresse financière du royaume :

« Les biens des hôpitaux et des fondations pieuses, dont l'État s'était emparé en les destinant à l'extinction des billets royaux, avaient été détournés de leur destination. » (Vol. 675, fol. 134.)

LE PRINCE DE LA PAIX 51

sentatif (1) ». Il se raréfiait ce « signe représentatif » , si bien qu'en 1806, l'Empereur témoigna son désir de voir terminer coûte que coûte ces réclamations entre les deux nations. Isquierdo porta Vultimatum à Madrid, Godoy fit taire les dernières chicanes de ses compatriotes et autorisa son agent, décoré pour la circonstance du titre de « ministre du Conseil suprême de la guerre v , à payer, par l'entremise du banquier Ouvrard, entre les mains du ministre du Trésor Mollien, les millions impérieusement réclamés (2).

La question financière touchait fort Napoléon, mais la question militaire plus encore : la marine lui avait paru la meilleure carte des forces de l'Espagne. A Trafalgar il l'avait jouée et perdue. Quelque médiocre que lui semblât l'armée de terre, toujours à court d'hommes, il l'estimait utilisable pour tenir garnison, à la place de ses vétérans, dans les pays conquis. C'est ainsi que dès le 17 septembre 1805 ayant retiré les troupes françaises stationnées en Toscane, il jugea bon de demander à Madrid d'y envoyer 6,000 Espagnols (3). La dési- gnation était habile, car en Toscane, devenue royaume d'Étru- rie, régnait la propre fille de Charles IV. Mais la réponse était trop facile à prévoir : comment, disait Godoy, dégarnir la péninsule au moment la guerre que vous nous imposez avec l'Angleterre nous met en passe d'être attaqués? L'Empe- reur renouvela ses instances d'un ton plus comminatoire : il fallut promettre le départ pourLivourne du général O'Farrill et d'un corps expéditionnaire : trois régiments d'infanterie, quelques escadrons et un détachement d'artillerie sans canon, (3,600 fantassins, 1,000 cavaliers, 100 artilleurs.) Habile en petites ruses, le prince de la Paix annonça qu'ils iraient par

(1) Dépêche du 27 janvier 1806, vol. 669, fol. 234.

(2) AF IV, 1680 et Espagne, vol. 669, fol. 459. Le chiffre total atteignait 87 millions; on transigea à 24 : 3 millions par mois versés par Madrid, et une soTiime de 9,82] ,000 francs payables dans les colonies espagnoles.

(3) Vol. 668, fol. 389.

52 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

voie de mer, sur la Hotte de Carthagène; or, comme la Médi- terranée était bloquée par les escadres anglaises, il gagnait la seule chose qu'il sut économiser : du temps. Celte ressource vint aussi à lui manquer, la division espagnole parvint en Tos- cane où elle sembla un otage plus qu'un allié, elle était passée sous la verge d'un maître irritable : une rixe banale ayant éclaté aux portes de Florence entre des soldats du régiment de Zamoraetdeux gendarmes français y ayant été tués, l'Em- pereur voulut faire fusiller trois hommes pour un et écrivit dans une sorte de frénésie : « Si l'on ne me donne pas répa- ration, je ferai entrer deux régiments en Toscane et je ferai massacrer tous ceux de Zamora que je rencontrerai (1). «

Et cependant, sa politique le contraignait à l'apparence de la douceur; lui, qui par la suite devait traiter le favori avec un si hautain mépris, croyait alors devoir lui témoigner une certaine estime, comme à l'homme influent de qui on attendait la bonne volonté; aux jours de ces rapports qu'il autorisait avec Lacépède, il dictait des notes flatteuses, il allait au- devant des désirs; on ne trouvera pas dans le billet suivant le ton sabreur, l'allure cassante d'habitude :

L'Empereur appuiera de toute son influence, et s'il le faut de ses armes, tout ce que le prince de la Paix voudra faire relative- ment au Portugal. Il est prêt à signer et à prendre tous les enga- gements que le prince de la Paix jugera nécessaire pour cet objet (2).

Il remaniait, en cet hiver de 1806, toute la carte d'Europe, et fort indifférent à ce que l'Espagne pouvait penser de ses bouleversements en Allemagne, il avait le désir de ne pas l'irriter outre mesure par ses agrandissements en Italie. Or, sur le trône de Nuples, régnait Ferdinand de Bourbon frère de Charles IV, venait de s'asseoir Joseph Bonaparte,

(1) Février 1806, Correspondance, t. XII.

(2) 6 février 180G, id., t. XII.

LE PRINCE DE LA PAIX 55

frère de Napoléon. La question ne pouvait être en soi plus aiguë.

Il y avait sans doute d'anciennes froideurs entre les deux couronnes, le sentiment de famille était lui-même fort relâché, mais enfin la princesse des Asturies, la future reine d'Espagne, était fille de Ferdinand IV. C'est ici que le prince de la Paix fut de nouveau utile et joua auprès de l'Empereur l'homme nécessaire et empressé. Ennemi du prince des Asturies, il l'était de la princesse et entretenait Talleyrand dans la pensée que cette Maria Antonia (I), sur les conseils de sa mère la reine Caroline, favorisait à Madrid le parti anglais. Suspicion peut-être gratuite, car l'influence de la jeune princesse était nulle, son autorité plus qu'insignifiante et sa liberté étroite- ment restreinte. Mais ces confidences flattaient la manie de Napoléon acharné contre Caroline et il remerciait Godoy de « révélations » que le favori rendait effrayantes avec un malin plaisir (2). Il allait jusqu'à accuser la princesse d'un complot de lèse-majesté, d'une tentative d'assassinat.

Suivant une politique assez mal estimable que Beurnonville qualifiait par euphémisme «saine mais inflexible », GhailesIV rompait tout à coup avec son frère. Le chargé d'affaires de Sa Majesté Sicilienne, M. de Robertone, reçut dans la nuit du 9 novembre 1805 l'ordre de quitter l'Escurial sous le délai d'une heure, Madrid sous celui d'un jour, d'aller attendre à Barcelone les instructions de sa Cour. Il était « convaincu » de faire tenir une correspondance secrète

(1) Marie-Anloinelte de Bourbon (1783-21 mai 1806), Hlle de Ferdinand IV et de Caroline archiduchesse d'Autriche, avait e'pousé Ferdinand prince des Asturies le 6 juillet 1802.

(2) « Rien ne m'étonne de la part de la Reine de Naples; j'ai cependant frémi à la seule lecture de votre lettre. J'éprouve une véritable consolation d'apprendre que L. M. sont en bonne santé. Ne doutez jamais de l'intérêt que je vous porte et du désir que j'ai de vous donner des preuves de ma pro- tection, non plus que de l'estime et de l'amitié que j'ai pour le Roi. » L'Em- pereur au prince de la Paix, 2 février 1806, Correspondance, t. XII.

54 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

de la princesse des Asiuries à sa mère, et Godoy envoyait un courrier de cabinet porter à l'Empereur les lettres sur- prises (1). Ainsi pouvait-on espérer à Paris que Tavène- ment de Joseph au trône de Naples serait accepté à Madrid. Talleyrand laissait Beurnonville juge des convenances à observer pour en faire l'annonce. Une conversation préa- lable avec Godoy promettait qu'aucune objection sérieuse ne serait soulevée sur le changement de dynastie (2). Le Roi en prit moins gaiement son parti et notre ambassadeur, assez embarrassé d'une commission délicate, tomba pour l'exécuter dans le plus affreu.v amphigouri :

Les sentiments élevés qui distinguent S. M. C. parmi les souve- rains, les vues de sa politique grande et libérale, surtout l'esprit de bienfaisance dont Elle est animée pour les peuples, sont les puissants motifs par lesquels S. M. L et R. est assurée que son magnanime allié envisagera sous son véritable jour une disposi- tion indispensable au repos de l'Espagne et à la prospérité de l'Italie (3).

Le «magnanime allié répondit en des termes réservés jus- qu'à l'insigniliance par la plume de Cevallos :

J'ai reçu et mis sous les yeux du Roi mon maître la note par laquelle V. Exe. a bien voulu me faire part que S. M. l'Empereur des Français, guidéepar les motifs dont m'informe V. E. a jugé con- venable de conférer la couronne de IVaples à son auguste frère le prince Napoléon-Joseph de France. S. M. est informée de cette communication ainsi que du nouveau titre dont Son Altesse Impé- riale demeure revêtue (4).

(1) Vol. 669, fol. 166 et 182.

(2) 28 avril 1806, Chiffrer, %ol. 659, fol. 423.

(3) -29 avril 1806, vol." 669, fol. /»28.

(4) i" mai 1805, vol. 669, fol. 440.

LE PRINCE OE LA PAIX

II

Beurnonville, réduit à un rôle de porteur de dépêches, paraissait à l'Empereur un agent médiocre, « une trompette qui ne peut rien garder ». « Dites-lui le moins de choses possible. Ses lettres sont faites par l'entremise de deux ou trois secrétaires qu'il a, qui les corrigent et les commentent. Vous savez ce que c'est qu'un secret qui est entre cinq ou six mains. Ce sont d'ailleurs des jeunes gens très présomp- tueux et bavards (1). » Loin de laisser soupçonner avant l'heure ce mécontentement du maître, Talleyrand accablait l'ambassadeur d'amabilités :

Je suis occupé, mon cher général, des préparatifs de mon départ d'Italie et comme c'est, dans tous les temps, une de mes premières affaires que de m'intéresser aux vôtres, je m'empresse de vous annoncer qu'elles me paraissent aller fort bien. Vous connaissez la bienveillance de l'Empereur envers vous; personne n'apprécie mieux que lui vos services et je le vois tout à fait disposé à vous accorder de nouvelles grâces : laissez à l'Empereur le soin d'en faire naître l'occasion, elle ne peut être éloignée lorsqu'il s'agit de vous. Je mets habituellement vos lettres sous les yeux de S. M., c'est vous dire que je m'attache constamment à lui faire votre cour, de la manière la plus propre à l'intéresser à votre position et à lui faire valoir vos services. Je ne sais pas mieux faire que de vous montrer et je vous obligerais beaucoup moins en me bornant à parler de vous.

Je vais me mettre en route pour Bourbon-l'Archambault et dans peu de temps je sei'ai de retour à Paris vous pourrez dorénavant m'adresser toutes vos lettres. Je m'empresse, mon cher général, de vous renouveler l'assurance de mon sincère attache- ment (2).

(1) L'Empereur à l'amiral Decrès, 26 mai 1805, Con-csponclance, t. X.

(2) Gênes, 13 messidor an XIII (2 juillet 1805), vol. 6G8, fol. 227.

56 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

Et ainsi mis en goût de satisfaction vis-à-vis de lui-même, sentiment qui lui était familier, Bcurnonville demandait récompense sur récompense : sénateur du 1" février 1805, il sollicitait le brevet de maréchal, le grand cordon de la Légion d'honneur et enfin le collier de la Toison d'or. Tant de titres étaient sans doute pour paraître plus digne de l'alliance qu'il contractait en ce moment (20 février 1805) avec Félicité Louise Julie Constance de Durfort (1), malgré une diffé- rence de trente ans d'âge, malgré « les cheveux grisonnants et le teint basané » que lui accorde le signalement de ses passeports. 11 était tout à la joie, et songeait à acheter une grande terre en France « parce qu'il est temps de se préparer une retraite solide, agréable et utile » , désireux de venir promptement à Paris prêter son serment de sénateur afin d'en cumuler le traitement avec les appointements d'ambas- sadeur et sa solde de général (2). Cependant il s'installait dans le plus bel hôtel de Madrid, le mieux situé (3), recevait du roi d'Espagne une boîte enrichie de diamants d'une valeur de onze à douze mille francs (4), et rédigeait eu toute tran- quillité d'âme des notes élogieuses sur ses propres mérites (5).

(1) Née en 1782, Mlle de Durfort se remaria en 1825 au baron Frémiot; elle mourut en 1870.

(2) Dépêche à Talleyrand, vol. 669, fol. 282.

(3) LL, vol. 669, fol. 377.

(4) Id., vol. 668, fol. 349.

(5) Il Le général Heumonville est entré au service en qualité de sous-litute- lerie le 1 1 ^nars 1766 et depuis cette époque ses services n'offrent pas une seconde d'interruption. Il a fait toute l'avant-dernière guerre aux Indes orien- tales d'une manière honorable. Il était maréchal de camp au commencement (le la dernière et il a sauvé toute la frontière du nord lorsqu'au mois de juillet 1792, il commandait le camp de Maulde, après la retraite de M. le maré- chal de Luckner. Il a pris la plus grande part à la retraite de l'armée prus- sienne de la Champagne. Il est le vrai propriétaire (sic) de la bataille de Jemmapes qui a, la première, honoré les armées françaises. Il a rétabli au commencement de 1793 le ministère de la guerre sous les couteaux (sic). Il a été victime de la Uévolution pendant trente-trois mois dans les cachots enne- mis. Il a refait, sous le canon ennemi, la brave armée de Sambre-et-Meuse lors

LE PRINCE DE LA PAJX 51

Aussi son rappel, daté du 21 avril 1806, tomba-t-il sur sa tête le l" mai comme un coup de foudre. Il avait commis l'imprudence de solliciter un congé pour soij^ner sa santé altérée, régler des affaires domestiques « négligées depuis 1791 », faire enregistrer son acte de mariage. La réponse trop satisfaisante fut que «S. M. jugeait utile au bien de l'État qu'il vînt remplir ses fonctions de sénateur » . Alors l'ambas- sadeur évincé envoya à Talleyrand et à d'Hauterive des réponses fort sèches (1), s'en fut à Aranjuez présenter ses lettres de rappel et quitta Madrid le 27 mai.

Avant l'arrivée du successeur, François de Beauharnais, le premier secrétaire M. de Vandeul demeura chargé de l'intérim. C'était un galant homme, agréable dans le monde, sans qualités diplomatiques, assez brouillon, bavard au delà du nécessaire, confiant au delà du permis. Dix dé- pêches de Beurnonville, à qui il rendait service, répètent son éloge en demandant son avancement; une facilité de plume faisait tout son mérite et les commérages du palais tout son esprit (2). Mêlé à la vie légère de Madrid, il y pouvait ren- de la malheureuse retraite sous les ordres du général Jourdan. Il a négocié la dernière paix avec la Russie. Il a négocié et conclu le traité du 23 mai avec la cour de Prusse et a posé les bases des sécularisations de l'Empire germanique.

» Il a négocié et obtenu 72 millions de subsides de l'Espagne pour sa neu- tralité. — C'est par son organe que S. M. C. a été invitée à faire passer des nouvelles lettres de créance à M. l'amiral Gravina, ambassadeur près S. M. I.

« Le général Beurnonville était aux côtés de S. M. I. les 18 et 19 brumaire. I! a déployé dans tous les temps un caractère de loyauté et de probité qui a lui mériter rostime et la bienveillance de S. M. I. qui connaît son zèle illimité pour sa gloire et la prospérité de son règne, c Madrid, le 5 frimaire au XIIL

« Le général Bkurnonville. » (Vol. 667,, fol. 191.)

(1) Vol. 669, fol. 432 et 437.

(2) Denis Simon Curoillon de Fanc/eit/ (27 juin 1775-5 avril 1850) était le pelit-fiis de Diderot. Auditeur au Conseil d'État (1806). Député de Langres en 1827, démissionnaire et renommé en 1830. Pair de France le 7 no- vembre 1839.

Prosper de Baranle qui le rencontra à Madrid a donné de lui un joli portrait. Souvenirs, t. I, p. 168.

53 L'ESPAGMi; KT NAPOLEON

contrer Godoy; mais son rôle n'offrait pas assez d'autorité pour le faire participer aux secrets d'importance.

Par l'intermédiaire d'Isquierdo, les confidences du prince de la Paix à l'Empereur avaient pris en cet hiver de 1806 un caractère à la fois mystérieux et grave. Toujours vain de son pouvoir, le prince commençait à en être inquiet. La santé de Charles IV avait subi des atteintes, il pouvait dis- paraître tout d'un coup et avec lui l'influence de la Reine; son successeur était l'ennemi déclaré du favori. Godoy devait assurer l'avenir. On saura toujours mal les projets que pour- suivit successivement cette tête légère; la nature de ses calculs voulait le secret et c'est à voix basse qu'on se fait à soi-même de semblables aveux. Gâté par la fortune, sa con- fiance en lui-même dépassait seule son ambition; et il est possible que parmi les intentions contradictoires qu'on lui a prêtées, il ait caressé le rêve ridicule du trône d'Espagne. En fait, n'était-il pas depuis longtemps le souverain maître du royaume? Nous pouvons nous demander qui, Napoléon ou Godoy, a posé la question de la succession de Charles IV dès l'été de 1805, mais elle est certainement abordée; parmi les dépêches reçues par Isquierdo, alors à Paris, et dont il fait passer la copie à l'Empereur, on trouve celle-ci envoyée par le favori et confiée à un courrier parti de Madrid le dimanche 14 juillet 1805 :

La note de Plaisance du 9 messidor (1) touche le point le plus délicat, la succession au trône d'Espagne, affaire qui doit être décidée par les circonstances et qu'il est difficile de soumettre à votre calcul et au mien; mais il faut ne jamais perdre de vue l'ennemi, et il est éfjalement nécessaire de contenir l'action de sa férocité. Pour les combinaisons que cette affaire exige, des lettres ne suffi-

(1) A cette date, en effet, l'Empereur avant de se rendre au camp de Bou- logne est encore en Italie; mais sa correspondance officielle non plus que les Letti-es inédites publiées par M. Lecestre ne contiennent aucune « Note » relative à l'Espagne,

LE PRINCE DE LA PAIX 59

sent pas; un entretien est nécessaire ; deux heures de conversation vaudront la correspondance de six mois; calculez si vous pouvez vous absenter de Paris un mois; faites sentir la nécessité de cette absence et si elle est agréée, tâchez d'obtenir des lumières sur tous les points ; ces lumières m'éclaireront, et votre bouche me dira ce que la plume n'exprimera jamais. La décision sur ce point est de la plus haute importance (1).

Et Isquierdo se met aussitôt en route, après avoir pris l'assentiment de qui de droit :

... Ma présence auprès du prince de la Paix est nécessaire et particulièrement pour l'exécution la plus convenable des mesures énoncées dans la note de S. M. I. et R. Le prince de la Paix me dit aussi qu'il a des instructions et des idées à me communiquer de vive voix y qu'il est impossible de transmettre d'une autre manière; son désir est qu'à mon retour, je puisse faire connaître plus pré- cisément et plus complètement sa pensée et surtout son dévoue- ment à la personne de l'Empereur et son adhésion à toutes les dis- positions de S. M. l. et R. tant connues qu'à connaître. Mon voyage, si S. M. continue de l'agréer, durera probablement cinquante jours (2).

Le prince de la Paix, envisageant d'un cœur léger la fin des Bourbons d'Espagne, n'a peut-être pas osé énoncer jusqu'au bout ses prétentions à leur couronne. Trafalgar d'une part, Austerlitz de l'autre ont sans doute modifié le ton des con- versations de Napoléon et donné un autre tour à ses desseins. Godoy continue ses insinuations, mais avec ambiguïté, et l'esprit si net de l'Empereur s'impatiente de ces biais; le 13 mars 1806 il lui fait écrire : « Il faut que le prince de la Paix dise ce qu'il désire. » Isquierdo transmet cette réponse : a Ce prince, glorieux d'avoir occupé quelques mo- ments la pensée de S. M., dans la confiance que des

(1) AF IV, 1679, 2* dosîîer, n" 71.

(2) Paris, l" jour complémentaire an XIII (18 septembre 1805). AF IV, 16T9, dossier, n" 80,

€0 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

paroles si précises et si sacrées inspirent, soumet sa destinée aux vues de S. M. (1). » Et après ces platitudes amphibolo- giques, il conclut très clairement : il demande, pour en être le souverain, n un séjour indépendant entre l'Espagne et le Portugal » .

Ayant amené l'interlocuteur à dire sa pensée, Napoléon tait la sienne et laisse désormais un espoir flotter vague- ment devant les yeux; il profite de la confidence pour pré- ciser seulement ses propres exigences; elles sont très lourdes mais très simples : de l'argent, des hommes et le blocus contre les Anglais. Un Espagnol a nettement accusé son compatriote Isquierdo d'avoir livré à Napoléon, en retour des sourires quémandés par Godoy, 24 millions de francs appartenant à la Caisse de consolidation de Madrid (2). Il cite même la date : 10 mai 1806. Il fait sans doute une allu- sion aux combinaisons financières réglées, ce jour-là en effet, à Paris, par Talleyrand, Mollien et Isquierdo à propos du subside mensuel, et que le cabinet espagnol ratifia pure- ment et simplement à Aranjuez la semaine suivante (3). Pour le blocus, condescendances identiques à des prétentions qu'on ne pouvait davantage repousser : une note officielle de Paris réclamera l'interdiction des ports espagnols, même aux navires suédois (4) M. de Gevallos s'inclina sous la seule réserve de prévenir la légation de Suède que cette mesure lui était inspirée par le cabinet des Tuileries (5).

La France impériale se maintenait donc dans les meilleurs

(1) 4 avril 1806. A. F. IV, 1680.

(■2) Comte de Toreko, Histoire du soulèvement et de la guerre d'Espagne, t. 1, Hv. I", p. 8.

(3) Vol. 669, fol, 454, 455.

(4) Vol. 609, fol. 497.

(5) Le roi de Suède rappela «on ministre à Madrid; M. d'Adlerberg demanda ses passeports et alla attendre les événements à Lisbonne (scp- t.in!)re 1806).

LE PRINCE DE LA PAIX 61

termes avec la cour d'Espagne qui ne lui refusait rien, eL pour cause. Le ton de la correspondance de Napoléon est toujours un excellent baromètre du degré de ses exigences envers ses alliés. En ce moment, plus de phrases hautaines, d'arrogance ou de menaces : des lettres polies et quand la jeune princesse des Asturies meurt tout à coup, avec un à-propos qui fit mur- murer tout bas le mot d'empoisonnement, il fait partir avec des condoléances autographes un courrier extraordinaire auprès du Roi et de la Reine. Bien plus, il veut que l'Es- pagne soit de moitié dans les pourparlers de paix réputés possibles avec l'Angleterre; il en prévient obligeamment Charles IV en même temps qu'il échange avec Marie-Louise de gracieuses politesses sur le succès des armées :

Je ne saurais assez remercier V. M. des choses aimables qu'elle veut bien me dire sur les événements delà dernière campagne. Je la prie d'être convaincue de l'intérêt que je porterai constamment à sa fille la reine d'Etrurie qui se distingue par tant de belles qualités (1).

Le messager de ces courtoisies était un homme d'esprit débutant dans la carrière politique, Prosper de Barante, et il nous a laissé un charmant croquis de son voyage. Il se croyait porteur des plus grands secrets d'État et, dans sa célérité novice, brisa une voiture pour arriver à Madrid en soixante heures (2). Conduit le jour même à Saint-Ildephonse pour être présenté à Leurs Majestés, il vit le Roi, au retour de la chasse, offrir son gibier à la Reine, le prince de la Paix ne pas craindre de parler haut devant ses maîtres, le prince des Asturies affecter de se parer des insignes de la Légion d'hon- neur; et il ne quitta l'Espagne qu'après avoir assisté à ce que

(1) 5 août 1806, Correspondance, t. XIII.

(2) Par une erreur de mémoire, dans ses Souvenirs (t. I", chap. iv), M. de Barante indique le 27 août, c'est en réalité le 17 qu'il arriva. Il retourna à Paris le 9 septembre.

«2 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

le bon roi Charles IV estimait la plus grande réjouissance qu'il pût offrir à un étranger de distinction : le « baise-main « ie la Saint-Louis et les grandes eaux de Saint-Ildephonse (1).

Ces enfantillages souverains caractérisent la bonhomie du Roi et la familiarité de ses sujets sur cette terre d'Espagne, pauvre mais paisible et sans doute heureuse dans cette tran- quillité de vie.

Des préoccupations d'un autre ordre agitaient Napoléon; ce n'était point avec des jets d'eau qu'il divertissait les peu- ples d'Allemagne ou d'Italie. Donner Naples et la Hollande à ses frères, Lucques et Parme à ses sœurs, faire des princes souverains de ses généraux et de ses ministres, leur partager vingt duchés en Italie, renverser le Saint-Empire, élever la Confédération du Rhin, c'étaient «ses espiègleries» de 1806. Cn vent nouveau soufflait et la terre paraissait lasse de la guerre. « Napoléon se rendait compte que le vœu général pour la paix formait le fond des acclamations du peuple sur son passage » (2). Pitt était mort d'amertumes et de déceptions; son successeur Fox faisait des ouvertures d'accommodement et l'Empereur semblait souscrire à des transactions loyales,

(1) « Il montrait lui-même les grandes eaux à la populace accourue pour la fête et qui se pressait dans le jardin. Il aimait à être témoin de cette curio- sité des paysans et des muletiers parmi lesquels il était bousculé. Il faisait ouvrir les robinets et quelquefois y mettait la main. Il y avait une certaine fontaine qui aspergeait les spectateurs au moment ils s'y attendaient le moins. Depuis vingt ans, le Roi ne se blasait pas de cette espièglerie. Ne pas l'accompagner à cette partie de plaisir, ne pas être à côté de lui dans cette cohue, c'était mal faire sa cour, et les officiers du palais n'y manquaient pas. Le corps diplomatique le considérait comme un devoir... Lorsque je me présentai à Saint-Cioud, l'Empereur me dit :

Eh, bien, comment vous a-t-on reçu?

Je répandis par une phrase assez sotte : Envoyé par le vainqueur d'Austerlitz, je ne pouvais être que bien reçu.

L'Empereur, sans me faire sentir le mauvais goût de ma réponse, me répliqua tout simplement : Ils ont toujours été fort bien pour nous. » Baron DE Baraste, Souvenirs, t. I, p. 173.

(2) A. SOKEL, ['Europe et la Révolution française, t. VII, p. 28.

LE PRINCE DE LA PAIX »53

quoique le 15 février il ait garanti l'intégrité de son terri- toire à la Prusse qui «possédera en toute souveraineté les États du roi d'Angleterre en Allemagne » . En secret, lord Yarmouth entamait à Paris des négociations pour le ca- binet de Londres (1) ; pour celui de Saint-Pétersbourg M. d'Oubril venait traiter avec la même discrétion (2). Un moment tout parut s'accommoder au gré de ces ambitions ou de ces lassitudes. La dernière difficulté demeurait le sort de la Sicile : la laisser aux Bourbons, Napoléon ne le voulait absolument point; il imagina un instant, pour la mieux prendre et la plus sûrement garder, une de ces compensations qui lui coûtaient peu : offrir à Ferdinand IV les îles Baléares. L'Espagne, sans le prévoir ni s'en douter, eût paru au contrat, en payant les frais de l'acte. C'est ainsi que Napoléon n'oubliait jamais l'existence de ses « alliés ».

Les choses furent poussées jusqu'au bout, puisque le 20 juillet d'Oubril signait à Paris le traité et partait en Russie, pour obtenir sa ratification. L'empereur Alexandre la refusa. Une promesse d'honneur le liait aux intérêts de Caroline de Naples. Les Anglais ne prétendaient pas non plus renoncer à leur influence sur la Sicile. Puis Fox mourait subitement (13 septembre 1806), sorte de victime de l'idée de la paix comme Pitt l'avait été du principe de la guerre. Les déceptions suivaient les espérances et l'irritation réciproque d'avoir perdu du temps en pourparlers stériles rendait chacun désireux de recommencer sans retard la lutte.

A voir remuer tant d'ambitions, Godoy ne calmait pas les siennes, il était seulement hésitant à choisir, pour les satisfaire, le camp il devait se ranger. Napoléon mettait une réserve marquée à encourager ses goûts de principauté souveraine; mais Napoléon s'éloignait : il se trouvait en

(1) GoQDELLE, Napoléon et l'Angleterre : Les Négociations de 1806.

(2) Armand Lefebvre, Histoire des cabinets de l'Europe, t. II, chap. xix.

64 L'ESPAGNE ET NAPO|.ÉON

Allemagne aux prises avec des difficultés obscures qui le retiendraient longtemps et desquelles peut-être il ne saurait se retirer. Tout près, le ministre de Russie parlait d'une coalition nouvelle et ce n'étaient point des rêves creux : voici la Prusse, surexcitée par une folie guerrière, qui va donner le signal; l'Autriche attend sans doute, mais elle n'oublie pas qu'elle a à venger le passé; la Russie entretient avec Berlin des relations qui vont se changer en alliance; la Suède est intimement liée à l'Angleterre ; et l'Angleterre doit retrouver avec un ministère moins pacifique toute la force de son implacable ténacité. L'heure sonnait donc d'entrer dans la coalition européenne ; une armée espagnole prenant à revers les Pyrénées dégarnies courait les chances d'un succès et après c'était pour son chef une position inébran- lable : prince de la Paix aujourd'hui, demain prince de la Victoire, sans doute, peut-être mieux encore; et à ne pas oser rêver le trône de Charles-Quint, du moins un royaume taillé dans quelques belles provinces n'était plus à refuser au a vainqueur » de Napoléon vaincu. M. de StrogonoFf (i) pouvait d'autant mieux soutenir ces pensées qu'il était plei- nement sincère : il se trouvait en parfait accord avec sa Cour et avait ignoré les pourparlers de son compatriote d'Oubril à Paris; tout le faisait «anglais" : ses instructions de Saint- Pétersbourg, ses relations diplomatiques avec Londres il avait vécu, son inclination pour la jeune et jolie ambassa- drice de Portugal la comtesse d'Ega. Dans son salon on parlait avec une sympathie ardente des nations victimes de l'ambition de Bonaparte, et les malheurs des cours de Lis- bonne, de Berlin, de Palerme et de Vienne entretenaient

(1) Grégoire Alexandrovich, baron, puis comte (1826) Stiogonoff (1770- 1857); diplomate russe. Ambassadeur à Madrid (1805-1808); à Stockolm. Envoyé à Gonstantinople (1821). Membre du conseil de l'Empire (1827). Ambassadeur extraordinaire ea Angleterre (1838). Grand chambellan (1846),

LE PRINCE DE LA PAIX 65

un sentiment de résistance chevaleresque dont M. Strogonoff avait des raisons tout intimes de se faire le serviteur pas- sionné.

Godoy voulait jouer sa partie dans ce concert belliqueux : les colonels des régiments de milice reçurent l'ordre d'être rendus dans leur arrondissement le 20 octobre; pour porter les bataillons sur le pied de guerre on prépara les quintas^ levées par le tirage au sort; les recruteurs cherchèrent des volontaires et les remontes se pourvurent de chevaux ; des dons patriotiques furent sollicités et des contributions particulières demandées aux caisses de chaque province. Mais tout cela sans décision royale, sans ordre officiel, dans l'incertitude du commandement, l'ignorance du but, l'imprévu de la mesure; l'étonnement et l'incohérence augmentèrent la confusion. Impuissant à reconstituer des régiments anémiés, incapable de présider un aussi grand mouvement, dont les Espagnols étaient déshabitués depuis douze ans, croyant avoir tout fuit pour avoir prononcé à voix basse quelques paroles et envoyé sous le manteau quelques ordres, le «généralissime i ne songea plus qu'à masquer sa conduite au représentant de la France. Dissimuler sa pensée lui était un rôle familier et la puérilité de cette tromperie constante avec un homme qu'il rencon- trait sans cesse lui parut le dernier mot de la finesse poli- tique. A être dupe, Vandeul mettait du moins la meilleure grâce du monde. Toute l'agitation brouillonne dont le bruit parvenait jusqu'à lui ne l'inquiétait pas. Le prince de la Paix affecta en sa faveur les confidences, mais si maladroites et si contradictoires, qu'un esprit plus avisé n'y eût pas été pris longtemps. Le 3 juillet il lui annonce tout bas que l'armée était portée à 60,000 hommes... pour marcher contre le Portugal; le 14 juillet c'est pour prendre Gibraltar; le 23 septembre afin d'entrer efficacement dans l'alliance française contre la coalition anglo et prusso-russe; le 2 oc-

66 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

tobre, décidément les troupes vont se porter sur Lisbonne (l). Et, dans une de ses petites ruses qu'il affectionne, comme s'il ne faisait que développer un plan dès longtemps concerté entre eux, Godoy manifeste sa surprise de n'avoir pas encore reçu de l'Empereur des encouragements et des conseils.

A distance Godoy se montre courageux, le silence de la France l'excite ; sa jactance se donne carrière et la m iladresse de ses indiscrétions grandit avec l'affectation de ses propos. Dans ses appartements, qu'une foule agitée encombre, il lui échappe, devant les généraux, des traits de forfanterie ridi- cules. On parle de mobiliser une armée et l'on n'a rien de prêt, de conquérir sans un plan de défense raisonnable; on éprouve d'insurmontables embarras lorsqu'il faut pourvoir aux moindres dépenses, et sans savoir exactement ce que l'on peut, ce que l'on veut, on bourdonne autour de la ruche. Un certain sentiment de mystère et de chevalerie devient à la mode : dans les tertullias de Madrid les jeunes gens pa- raissent en uniforme, reçoivent des adieux, échangent des serments, à la Puerta les guitares accompagnent les refrains militaires, les naranjeras parent leurs oranges de rubans aux couleurs nationales, sous les arcades de la Plaza Major les bourgeois devisent gravement de stratégie et de tac- tique, au Prado l'éventail des belles promeneuses salue les officiers qui les croisent, avec une sympathie éloquente et le soir, au Retiro, sous les étoiles, la fierté castillane rêve tout haut d'une patrie triomphante et d'une gloire retrouvée. Celui qui a mis la cloche en branle si à l'étourdie ne peut plus couvrir sa voix, mais elle tinte faux et rend un son grêle. Le 15 octobre on apporte de l'Escurial une proclama-

(1) Vol. 670. « Vandeul, fort jeune alors, était seul dans l'ignorance de ce qui se passait. Il s'était laissé abuser par le langage artificieux du prince de la Paix et, dans l'innocence de ses pensées, il croyait très sincèrement à un projet de guerre contre le Portugal. » Lefebvrb, Histoire de» cabinets de l'Europe, t. IIÏ, p. 295.

LE PRINCE DE LA PAIX 67

tion pompeuse qui demande des soldats, enrjage l'Andalousie et l'Estramadure à fournir des chevaux. Sur les places la foule s'amasse et lit cette phraséologie apocalyptique :

Venez, mes chers compagnons, je vous accueillerai avec recon- naissance; je vous en offre dès aujourd'hui l'hommage... Si nous ne sommes pas forcés de croiser nos armes avec celles de nos ennemis, vous n'encourrez pas le danger d'être notés comme sus- pects et d'avoir donné une fausse idée de votre loyauté... Mais si ma voix ne peut réveiller en vous les sentiments de votre gloire, soyez vos propres instigateurs; devenez les pères du peuple au nom duquel je parle, que ce que vous lui devez vous fasse sou- venir de ce que vous vous devez à vous-mêmes, à votre honneur et à la religion sainte que vous professez !

Vandeul enfin comprend qu'il assiste à un spectacle inso- lite : ses dépêches sonnent l'alarme si ses yeux ne s'ouvrent pas entièrement; cette proclamation stupéfiante, loin de l'éclairer, l'aveugle ; il remarque que l'opinion est persuadée que contre la France retentit cet appel aux armes, mais il ajoute bonnement il a tort de mettre ces naïvetés en lan- gage chiffré :

Bien des personnes supposent que le prince de la Paix est de mauvaise foi en ce moment. Je suis de l'avis tout contraire... La proclamation est l'objet du regret général, moins parce qu'on trouve que c'est le Roi qui aurait parler à ses peuples, que parce qu'il était impossible de leur parler plus mal (1).

Pendant deux semaines Godoy avait attendu l'heure pro- pice de publier son manifeste, et la malchance d'une fortune traîtresse lui faisait choisir pour tirer l'épée contre nous le jour précis de la bataille d'Iéna! On comprend avec quel effroi il reçut la nouvelle de cette victoire. Il estima que l'audace d'un mensonge couvrirait la forfanterie de l'attaque. Il courut chez M. de Vandeul, paya de mine et inventa tout

(1) Dépêche du 16 octobre 1806, vol. 670, fol. 372.

68 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

un roman : « Avant de partir pour l'Allemagne S. M. l'Em- pereur m'a fait part de ses projets; les forces que sa fidèle alliée l'Espagne, préparait pour lui sont toujours à sa dispo- sition. Où Sa Majesté désire-t-elle qu'elles soient portées? » Vandeul saisissait sa plume et écrivait sur-le-champ à Tallcyrand :

En me faisant une pareille communication, le Prince a eu sans doute en vue qu'on en rendisse compte à V. Exe. et il ne peut qu'être agréable pour moi de vous transmettre, Monseigneur, les assurances d'un dévouement aussi lovai (1).

Si Napoléon se trouvait mal renseigné par un agent cré- dule (et plus tard il ne manqua pas de fulminer contre lui), la faute première ne lui incombait-elle pas? Au moment de marcher contre la coalition européenne il était bien impru- dent de laisser derrière soi sans ambassadeur, sans un mi- nistre rompu au métier, le poste de Madrid et d'abandonner les affaires de la péninsule à un novice. La diplomatie, comme les armées, pour réussir a besoin d'audace et de force ; sans lui, les généraux de Napoléon n'osaient pas gagner la bataille; loin de sa main, les diplomates s'endormaient.

Charles IV avait autant de franchise que de naïveté, il savait mal feindre. A la première réception de la Cour, taci- turne et embarrassé, il se tira d'affaire en n'adressant la parole à aucun membre du corps diplomatique sur la victoire de son auguste allié.

J'ai attribué cette réserve, dit l'excellent Vandeul, au désir de ne pas affliger le ministre de Russie et le chargé d'affaires de Prusse et de Saxe, par des félicitations manifestement pénibles pour eux; j'ai tâché aussi d'expliquer cela par l'impression de tristesse que le moral du Roi paraît avoir reçu de sa dernière indisposition, et tout franchement il est encore fort possible que

<1) 27 octobre 1806, vol. 670, fol. 393.

LE PRINCE DE LA PAIX

S. M. n'ait pas jugfé à propos de témoigner, à un simple chargé d'affaires, des sentiments de satisfaction fâcheux pour un audi- toire où se trouvaient des ministres.

D'ailleurs, le prince de la Paix a un langage qui supplée en toute occasion à celui de la Cour et dans celle-ci j'ai eu gfrande- ment à me louer de ses démonstrations de contentement et de l'obligeance qu'il a bien voulu mettre à me fournir les moyens de propager l'heureuse nouvelle... Il m'a témoigné des regrets sur la mauvaise inclination des esprits pour la cause de l'Angle- terre et m'a renouvelé ce qu'il m'avait précédemment dit du besoin continuel qu'il avait à Madrid même de la protection et de l'appui de l'Empereur. Cette explication a été assez amicale pour que le prince ait pensé qu'il pouvait, sans inconvénient, me parler des difficultés que l'âge et certains préjugés du Roi lui sus- citent chaque jour dans l'accomplissement des promesses faites à S. M. I., et spécialement dans l'exécution des mesures entreprises pour la régénération de l'armée.

... Je ne lui ai pas caché que mon premier devoir était d'infor- mer V. Exe. des manières particulières qui ont caractérisé depuis quelque temps nos entretiens, et il m'a sembré qu'en cela môme, je saisissais la véritable intention de ce prince dont toutes les assurances tendent à donner l'opinion qu'il n'est guidé dans son système actuel que par un dévouement sans réserve aux vues de S. M. Impériale (I).

Godoy, qui multipliait les visites à l'ambassade de France pour étaler ses bonnes intentions, avait arrêté tout préparatif d'armement et il couronnait ses platitudes matoises par une lettre à l'Empereur. Nous avons l'original aux archives de la secrélairerie d'État :

Les innouïs exploits de V. IM. I. et R. me font un devoir de lui féliciter de ses triomphes sans exemple et du bonheur de conserver une santé si précieuse au milieu de tant de fatigues et de travaux si rudes. Ma sincérité, qui jamais ne s'est démentie, m'autorise pour réclamer de V. M. I. et R. l'estime dont elle m'a toujours honnoré. Les injustes soupçons ne peuvent trouver jamais lieu

(1) 6 novembre 1806, vol. 670, fol. 408.

10 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

dans les cœurs magnanimes et généreux, mais la malignité des courtisans m'est si bien connue que je ne serois pas étonné que mes efforts pour compléter une petite armée de 80.000 hommes et dont l'objet n'est pas ignoré par V. M. I. et R. eussent été pré- sentés sur le jour le plus odieux, en me prêtant les vues les plus absurdes et en supposant que la sort de l'Espagne pourroit être regardé comme séparable de celle de la France, surtout par moi qui ai mis toujours toute ma gloire dans les liens formés et sou- tenus par mes efforts entre nos deux nations.

Le décret de V. M. I. et R. par lequel on déclare en état de blocus les iles britanniques regarde particulièrement l'Espagne puisque nulle autre puissance possède une si grand' extension de pays dans l'Amérique. Cette sage mesure étoit de la plus haute importance et elle est marquée au coin du sublime génie de V. M. I. et R. Je m'attendois à un coup politique de cette espèce, et en conséquence il y a tems que je négociois après le S'-Père pour obtenir la sécularisation des biens éclesiastiques, afin de pouvoir faire face en partie à tant de dépenses si urgentes dans cette époque toutes les ressources de nos colonies nous sont absolu- ment obstruées...

J'espère que V. M. I. et R. aura la bonté de regarder ces consi- dérations comm'un effet de mon absolu dévouement à son auguste personne et comm' un sincère témoignage de ma plus haute considération aux talents si sublimes en tout genre avec lesquels la nature a formé de V. M. î. et R. le modèle le plus parfait d'un héros dont il n'y a d'exemple dans l'histoire : et si elle a la bonté de me continuer sa bienveillance, j'aurai l'honneur d'user de ce même moyen lorsque les relations ministérielles me parois- sent s'écarter du bout précis de la vérité (1)...

Méprisant l'homme, dédaignant le ministre, fort de sa faiblesse, Napoléon parut croire à ces démonstrations cor- diales; à Gambacérès, qui avait manifesté un certain émoi de l'attitude de Godoy, il répond :

avez-vous été chercher que l'Espagne était entrée dans la

(1) A Madrid ce 21 décembre 1806. AF IV, 1680, dossier, 23. Original.

LE PRINCE DE LA 1>A1X "'I

coalition? Nous sommes au mieux avcr l'Espagne, el cela prouve» bien le danger des fausses nouvelles (1).

Et à Fouché :

Je ne sais vous avez été déchiffrer à Paris, que l'Espagric^ était contre la France. C'est une imagination des Anglai»^ pouv vous inquiéter (2).

Fit-il pas mieux que de se plaindre? Toutefois, rien de tout cela ne se perdit dans son esprit ; ses sentiments s'accen- tuaient : du dédain, puis de la colère, le désir enfin d'empê- cher le retour d'un péril analogue, de devenir le maître de cet allié si peu fort et si peu sûr. Pour aujourd'hui : face au nord, il faut arrêter les Russes qui avancent; mais au pre- mier loisir, tournant la tête vers le midi, TFaipereur songera à cet Espagnol qui s'est trop avancé aussi.

(1) Berlin, 16 nONembrc 18()G, Coi rcspondaitce, t. XIII. (2j Berlin, 24- novembre 1806, id.

CHAPITRE III

LE TRAITÉ DE FONTAINEBLEAU (1807)

Le marquis François de Beauharnais. L'Espagne at^hère au Blocus conti- nental. — L'Empereur lui demande de fournir un contingent militaire. Corps expéditionnaire pris en Toscane et envoyé en Hanovre. Godoy nommé Grand Amiral et Altesse. Querelle d'étiquette entre lui et ^î. de Beauharnais. Le mécontentement des Espagnols s'accentue. Mesures du prince de la Paix contre le prince des Asturies et ses amis. Intrigues du favori pour assurer son influence à la mort prévue de Charles IV. Charges et faveurs nouvelles qu'il se fait octroyer. Deux partis rivaux se forment.

Intrigues de Ferdinand et de M. de Beauharnais. Entrevues secrètes avec le chanoine Escoïquitz. Projet d'un mariage « français « . Beauharnais blâmé par l'Empereur. Silhouettes du prince de la Paix et de la famille rovale. Tilsitt. Le Blocus continental. Menaces foroées de l'Espafyne contre le Portugal. Défenses dilatoires de la cour de Lisbonne. Politesses entre M. de Beauharnais et M. de Strogonoff.

Procédés violents de l'Empereur. Rupture avec le Portugal.

La cour à Fontainebleau. Conférences secrètes de Duroc et d'Isquierdo.

Premier projet de l'Empereur. Conseils de Talleyrand. Traité du 27 octobre 1807. La convention secrète. Remerciements empha- tiques de Godoy.

En des affaires si graves, à lui supposer les moyens qui lui faisaient défaut, M, de Vandeul se sentait écrasé par les événements. Sa nomination d'auditeur au Conseil d'Etat le rappela opportunément à Paris. Le nouvel ambassadeur se

LE TRAITÉ DE FONTAINEBLEAU 73

trouvait tout au contraire une manière de personnage, un homme de qualité, un important.

François de Beauharnais, fils du marquis de la Ferté Beauharnais, chef d'escadre et gouverneur de la Guadeloupe, n'était rien moins que le propre beau-frère de l'impératrice Joséphine. Remarié à la baronne de Cohausen,il possédait de sa première union avec sa cousine Marie de Beauharnais une fille que son dévouement conjugal devait rendre célèbre : la comtesse de Lavalelte. Peut-être avait-il quelque peu délaissé sa belle-sœur aux jours sombres de la Révolution et aux jours trop gais du Directoire, mais, dès les splendeurs du Consulat, il s'était retrouvé excellent parent et Joséphine ne lui montra pas un visage moins accueillant qu'aux autres membres de la famille. Il fallut bien faire quelque chose et quelque chose de distingué pour ce quasi beau-frère de l'Empereur. Une ambassade était un poste représentatif tout indiqué : il fut nommé ministre plénipotentiaire auprès de la reine d'Etrurie (1). C'est de cette petite cour florentine de la fille du roi d'Espagne qu'il était appelé à devenir ambassa- deur chez le roi d'Espagne lui-même (2). Un rapide séjour à Paris : le temps de recevoir la Légion d'honneur et le grand cordon de la Couronne de fer, et il passa, fort enchanté de cette fortune, des rives de l'Arno au bord du Manzanarès. Il débarqua à Madrid le 23 décembre 1806.

M. de Talleyrarid avait eu soin de le munir d'instructions précises sur les points importants de l'alliance : nécessité de restaurer la marine espagnole, dégager la cour de Madrid de ses derniers liens avec celle de Palerme, entretenir des rap- ports parfaits avec le prince de la Paix (3). Un dernier billet, daté de Berlin, lui rappelait que « dans les circonstances

(1) Mars 1805.

(2) i6 mai 1806.

(3) Appendices, I.

74 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

acluelles, Madrid était devenu un point d'observation des plus importants » (1).

Dès son arrivée, celui qu'il venait surveiller, le prince de la Paix l'accabla de politesses affectées et lui remit une note officielle écrite en français sur le machiavélisme de la per- fide Albion et les ruses du gouvernement britannique « qui semblait avoir renoncé à tous les principes de l'ordre so- cial 1» . Godoy avait dépassé la mesure et du premier coup éveillait les soupçons de Beauharnais :

Soit défaut d'usage, soit défaut d'élévation, l'urbanité de ce Prince m'a paru outrée. J'espérais le trouver naturel et grand dans ses prévenances, je l'ai plutôt vu embarrassé, timide et même craintif;... j'aurais désiré moins de mots et plus de preuves... Ou je me trompe ou l'homme doit être dans l'habitude de promettre facilement et de se rétracter de même... Je doute s'il est suscep- tible d'être constamment électrisé par l'idée de la gloire. Je crois plutôt, qu'habitué à la mollesse, il voudrait se dissimuler à lui- même le secret des moyens dont il peut disposer, ou du moins le dissimuler aux autres... Je l'ai trouvé au-dessous de l'idée que je m'en étais formé; ce doit être un homme dont on obtient davan- tage par la fermeté que par le raisonnement ou la persuasion. Je lui crois peu de courage moi'al; son talent est très ordinaire et sa franchise peut paraître suspecte (2).

Charles IV se montra tout à fait lui-même dès l'audience de réception :

J'ai été frappé de la contenance difficile de ce monarque, ce que j'ai attribué à l'embarras du cérémonial; je n'ai pas moins été surpris de la faiblesse de sa conversation... Sa M. ma paru d'une santé infiniment altérée; ni le moral, ni le physique n'ont de vigueur... (3).

En sorte qu'avec des interlocuteurs d'apparence si médio-

(1) Talleyrand à Beauharnais, 9 novembre 1806, vol. 670, fol. 4t3.

(2) Beauharnais à Talleyrand, 1" janvier 1807, vol. 671, fol. 4 à 7.

(3) Ibid., fol. 8.

LE TRAITE DE FONTAINEBLEAU 75

cre, la conversation ne devait être qu'une série de de- mandes, souvent impérieuses. Encore plus annihilé qu'à la coutume par un accès de rhumatisme, Charles IV accep- tait tout et se réjouissait des triomphes des armées fran- çaises dans son espérance de leur voir enfin conquérir le repos de l'Europe. Il parlait « paix " , Napoléon répondait : para hélium et accentuait ses exigences sur le Blocus conti- nental (1).

Avec des moyens à leur portée, Charles IV et le prince de la Paix croyaient faire merveille en offrant à l'Empereur, pour remplacer le cheval de bataille qu'il venait de perdre, quatre coursiers magnifiques, delà plus belle robe isabelle; mais S. M. I. et R. avait, en fait de cadeaux, des prétentions plus sérieuses : Elle demandait un concours militaire de 4,000 chevaux et de 10,000 fantassins, de 25 canons attelés pour les envoyer, soldés par leur pays, mais entretenus par la France, dans le Hanovre contre les Anglais. «Ma lettre vous est portée par un courrier extraordinaire, écrivait Talleyrand (2), c'est vous dire combien l'Empereur s'attache à voir adopter promptement la mesure qu'il propose. » Par une compensa- tion tellement ironique qu'elle paraissait insolente, il en- voyait, pour être incorporés à l'armée espagnole, 10,000 pri- sonniers prussiens dont il ne savait que faire. Et dans sa satisfaction de s'être si fort à propos débarrassé de ce glorieux fardeau, il parlait d'en envoyer 15,000 autres. « On les placera, disait-il, dans les garnisons de l'intérieur. » Le débonnaire Charles IV trt jva pourtant la coupe pleine, il refusa avec une certaine ténacité d'entretenir tout ce monde en sus de sa propre armée.

Le corps expéditionnaire de Hanovre, sélection des régi- ments de la péninsule, se mettait en marche sous les ordres

(1) L'Espagne y adhéra officiellement le 19 février 1S07.

(2) 15 décembre 1806, vol. 670, fol. 477.

16 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

du général marquis de la Romana (1). Au mois de juillet il arriva en Allemagne. Il y était rejoint par le général O'Far- rill, Napoléon ayant consenti à ce que le contingent cantonné en Toscane fût compris dans le chiffre total de l'effectif qu'il réclamait. Il attachait de l'importance à bien traiter et équiper convenablement ces auxiliaires, il recommanda de les faire voyager en poste de Bayonne à Mayence, témoignait sa satis- faction aux préfets qui les recevaient à leur passage, et tenait surtout à faire croire à une alliance étroite, doublant volon- tiers, aux yeux de l'Europe, le nombre de ces auxiliaires forcés (2). Certes tout danger d'une attaque par les Pyrénées était loin de son esprit à cette heure; on eût pu raser les défenses de Saint-Jean-Pied-de-Port et de Bellegarde; contre quels Espagnols auraient-elles pointé leurs canons? Pour Godoy, dans la peur immédiate d'un conflit, dans l'espoir lointain d'une récompense, il prêtait les mains à tout, per- suadant presque aussi facilement le Roi que la Reine des services qu'il rendait à la monarchie. Généralissime d'une armée qui s'émiettait loin du royaume, il lui sembla qu'une situation nouvelle lui était nécessaire au moment la force militaire de la péninsule devait se concentrer dans les débris de sa marine : il voulut devenir grand amiral; et ce titre, qui depuis don Juan d'Autriche n'avait été porté que par l'infant don Philippe, Charles IV le conféra solennellement à un

(1) Le commandant Boppe ^Les Espagnols à la Grande armée) dit 14,809 soldats, d'après des renseignements qui lui sont venus du ministère de la guerre de Madrid. J'adopte plus volontiers les chilfres du général de Kindelan, commandant en second les troupes : 16,810 hommes, oflieiera compris (556), et 3,240 chevaux. Note originale, Espagne, vol. 671, fol. 217.

(2) « II est très convenable que vous disiez à M. de Vincent, en forme de conversation, et que vous écriviez à M. Andréossy que 30,000 Espagnols sont déjà entrés sur mon territoire et sont en marche pour se rendre en Hanovre. Il n'y aurait pas de mal d'en faire mettre un article dans les journaux, sous la rubrique de Madrid... » L'Empereur à Talleyrand, 7 avril 1807.

LE TRAITÉ DE FONTAINEBLEAU 77

homme qui n'avait jamais commandé un canot (1). On y ajouta le titre « d'Altesse Sérénissime » , puis la présidence du Conseil d'Etat. Et pour répondre dignement à l'abdi- cation morale du monarque, la platitude des sujets se donna carrière : les tribunaux, les corporations mirent pompeuse- ment en marche leurs délégués, les régiments envoyèrent des détachements à Aranjuez, les musiques militaires offrirent un concert, les édifices publics et même beaucoup de mai- sons particulières se parèrent d'illuminations, des représen- tations gratuites ouvrirent les théâtres à la populace et le corps diplomatique se rendit chez le prince pour lui adresser son compliment.

Froissée, tout à la fois inquiète et jalouse, la Grandesse seule parut, en majorité du moins, refuser ses applaudissements à cet éclat inconvenant. Godoy répondait dédaigneusement à sa hauteur par l'insolence de faveurs nouvelles et l'étalage de la toute-puissance de son immoralité. La maîtresse que Madrid se montrait du doigt et que la Reine n'osait briser dans sa fureur rivale : Joséphine Tudo, devenait comtesse de Gastelfiel et vicomtesse de Rocafuerte; ces titres, appuyés d'une « Grandesse », étaient réservés aux bâtards qu'elle avait donnés à Godoy.

Ce parvenu débauché qui se jouait sans vergogne de son pays et de son roi, de la famille et de Dieu, s'agenouillait devant une autre puissance : non pas seulement Napoléon vainqueur de l'Europe, mais tout simplement son ministre Talleyrand, lui aussi doté d'une principauté et décoré de r «Altesse sérénissime» : « Je profite de l'occasion pour mettre à vos pieds cette charge dont le Roi mon maître vient de m'honorer. »

Titres, honneurs, fonctions courbaient définitivement l'Es-

(1) 13 janvier 1807. Voir aux Appendices, II.

18 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

pagne sous le talon du favori. Les hommes placent toutes choses au niveau de leur pensée; M. de Beauharnais ne vit dans cette mainmise qu'une question d'étiquette; inconscient des réalités, il se cabra devant la forme; l'idée de donner de r « Altesse » à ce petit cadet d'Estramadure le jeta hors de lui et il continua à se borner au mot tout sec de « Prince " . Le « Prince » voulut mieux et ce fut une véri- table affaire :

Monsieur l'ambassadeur,

Personne ne se trouve plus exempt des préjugés vulgaires que moi, personne n'est plus amant de la franchise, de cette vertu que tout le monde se fait un devoir d'avouer. Cependant je ne puis moins de faire à V. E. une observation. L'honneur de la correspondance officielle que j'entretiens avec V. E. en vertu du poste que j'occupe, m'a fait remarquer qu'elle méprise les forma- lités et qu'elle ne se soucie point de me donner le traitement que mon souverain a daigné m'accorder et que S. M, I. et R. elle- même me dispense. Si cette correspondance était d'amitié, je serais vraiment charmé de l'honneur que V. E. me fait en me traitant confidentiellement, mais étant ministérielle et devant être soumise souvent aux souverains, c'est selon mon sentiment, qu'on devrait y adopter les formalités de style. Il s'en faut de beaucoup que je soupçonne votre honnêteté et c'est en conséquence que je vous prie de me donner une petite explication si c'est par ordre de votre Cour ou bien par un défaut d'oubli de la mienne à faire part à V. E. de la résolution et décret de S. M. au sujet de ma décoration... (1).

Beauharnais s'entêta; Godoy se vengeait en écrivant sur un ton cavalier : « Mon cher ambassadeur » , lequel cessa la correspondance. Et il fallut que Gevallos prit officiellement la plume pour que, grâce à l'esprit de ces deux grands hommes d'État, les rapports entre leurs deux pays ne fussent

(i) Le prince de la Paix à M. de Beauharnais, 29 mai 1807, vol. 671, fol. ;^.09.

LE TRAITÉ DE FONTAINEBLEAU 19

pas arrêtés. Consulté sur ce cas de chancellerie, Tal- leyrand répondit (sa réponse est datée de Tilsitt et l'on peut croire qu'il avait d'autres préoccupations en tète) que c'était une affaire de cérémonial intérieur, que Charles IV avait bien le droit de conférer un titre au prince de la Paix, qu'il était donc poli de le lui accorder dans les relations sociales. M. de Beauharnais demeura ulcéré, et d'ailleurs à ce moment il était fort étrangement engagé à pleines voiles dans les intrigues de la Cour et, contre Godoy, avec une âpreté qui devenait personnelle, sous main, il avait lié partie avec le prince des Asturies.

On commençait à fixer les yeux, à la dérobée, sur cet héritier du trône. La santé de Charles IV déclinait, à plu- sieurs reprises des rumeurs alarmantes avaient circulé, le mépris qu'insj)irait la Reine s'étalait avec moins de contrainte, la puissance du favori donnait plus d'ombrage ; le patrio- tisme était fort ému des éventualités prochaines et il se pré- parait, inconsciemment, à secouer le joug qu'il portait avec résignation. A travers la puissance royale on avait respecté les ordres de son ministre, S. M. CathoHque venant à dispa- raître, le prestige d'une fiction encore inviolée allait s'éva- nouir. C'est une force, peut-être la meilleure du principe monarchique, que cette soumission respectueuse à la voix de l'autorité même quand elle passe par une bouche indigne; les peuples ne s'abaissent pas dans cette déférence, et rien n'est plus glorieux pour le trône que l'idéal de droit et de justice le placent des sujets aux heures de défaillance du souverain. Obéir à Henri IV, à Louis XIV chose facile, à un Richelieu, à un Mazarin chose naturelle; croire à la majesté royale quand elle se voile, à la fonction sacrée quand elle s'abaisse, voir la personnification sublime de la patrie dans un homme rempli de faiblesses, parfois de vices, c'est un acte de foi nationale que les peuples forte-

8a L'ESPAGNE ET NAPOLEON

tement trempés peuvent seuls se permettre. Un mauvais roi fait sonfjer au mauvais prêtre; il soulève l'indignation, et en même temps il donne à comprendre la j^randeurdu rôle qu'il trahit. Mais, malheur le jour le voile du temple se dé- chire! — L'Espagne offrait ce spectacle, misérable par certains côtés, respectable et presque touchant par tant d'autres. De Charles IV on savait le caractère droit, les mœurs débonnaires, l'esprit simple. Éternel plastron de la comédie, ce personnage de mari trompé qu'il remplissait avec une si amère sottise, ici ne faisait plus sourire, on le plai- gnait plutôt, on l'innocentait presque trop, car enfin s'il ne voyait rien, c'est que son indifférence ne savait pas regarder.

Les nuages se formaient autour de la tête du prince de la Paix : il avait trompé le Roi, avili la Reine, abâtardi leur fils ; sa légèreté n'ayant pu éviter la guerre, devant le pays il portait la responsabilité de ses conséquences lamentables : ruine de la flotte, blocus des colonies, arrêt du commerce. Cette alliance française n'était-elle pas une honte? Une duperie certainement. C'était le propos des salons et de la rue. Les impôts s'alourdissaient; si le trésor était pauvre, le favori devenait riche. L'animosité des gens sans place le déchirait à belles dents ; sa clientèle n'osait plus le défendre que par le silence.

Pour la seconde fois, l'orage montait. Il y avait deux ans, un éclair avait déchiré la nue, la foudre n'était pas tombée, mais dans le ciel, aujourd'hui, soufflait un vent de tempête. On se rappelait cet été de 1805 des vexations officielles, des disgrâces avaient atteint des hommes considérables comme l'amiral Mazarredo et le chevalier d'Urquijo (I).

(l)Don José de Mazarredo j Safazar {I7k'(-I8i^. Lieutenant général (1789). Amiral et capitaine général à Cadix; plus tard ministre de la marine du roi Joseph.

Don Mariano Luis à' Uraïu'jo, ambassadeur auprès de la République

LE TRAITE DE FONTAINEBLEAU 81

Quand des mesures de rigueur avaient frappé le duc de l'In- fantado et exilé des personnes populaires à des litres divers : le duc de Villafranca, le comte de Miranda, le duc de Mon- temar, la comtesse de Montijo, on avait cherché les prétextes De vagues raisons de complaisance ou d'attachement envers la princesse des Asturies (1). Aujourd'hui que la princesse est morte, le prince Ferdinand reste l'objet de semblables, de plus fortes animosités ; ses amis sont en butte aux persécutions : le prieur de Saint-Pascual vient d'être arrêté, ses papiers sont saisis, un sermon irrévérentieux est le motif allégué, mais tout bas on murmure qu'il a voulu ouvrir les yeux du Roi sur le généralissime (2), lequel poursuit, dit-on, un double plan pour capter coûte que coûte la succession royale. Aux deux reprises la santé de Charles IV a paru en péril, le prince de la Paix, avec l'appui de la Reine, a proposé de créer une Régence provisoire pour suppléer le prince des Asturies inac- coutumé aux affaires; deux fois le Conseil de Castille, secrè- tement consulté, a refusé l'examen d'un projet insolite (3). Alors le favori s'avise de lier à sa fortune, d'une manière plus captieuse, l'héritier du trône. Amant de la Reine, marié secrètement à Joséphine Tudo, il est encore en face de toute l'Espagne l'époux (bigame) de Marie-Thérèse de Vallabriga, fille légitime de don Luis de Bourbon, l'oncle propre de Charles IV. Cette princesse de la Paix très authentique a une sœur cadette : en la faisant épouser à Ferdinand, Godoy deviendrait le beau-frère du futur roi, et cette introduction intime dans la famille royale lui semble la meilleure protec-

batave. Ministre des affaires étrangères (1799). Secrétaire d'État du roî Joseph (1808). Réfugié en France (1814); mort en 1817.

(1) Beurnonville à Talleyrand, vol. 668, fol. 400 à 409.

(2) Juin 1807, vol. 671, fol. 361. Note confidentielle de Beauharnais envoyée par courrier spécial à Talteyrand.

(3) Un long mémoire manuscrit (vol. 673, fol. 177 à 192) rapporte toutes ce» intiigues.

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82 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

lion contre les vicissitudes prochaines d'un changement de règne. Mais ici Ferdinand se révolte, et un matin que le favori le harcèle d'insinuations comminatoires, le prince taci- turne, ne se contenant plus, avec un éclat de voix qu'on entend de la chambre repose Charles IV, jette au visage de son ennemi l'insulte suprême : « Je préférerais rester veuf toute ma vie ou me faire moine, plutôt que d'être le beau- frère de Manuel Godoy (1) ! »

Eh bien, cette sécurité d'avenir qu'il ne peut se garantir d'un seul coup, le prince de la Paix l'assurera en se mettant matériellement en main les moyens partiels de l'obtenir. Il prend la présidence du Conseil d'Etat, se fait nommer com- mandant et inspecteur de la maison militaire du Roi. Cette charge nouvelle devient la plus importante de toutes celles qu'il cumule; et quoique en apparence elle n'ait pas autant d'éclat que celle de général-amiral, elle comporte, par le fait, un genre de puissance plus absolu et plus direct en ce qu'elle rend, en quelque sorte, maître du Palais et qu'elle en subor- donne la police intérieure à son commandement (2). II tient à sa discrétion la compagnie des Hallebardiers. Son frère, don Diego, est fait grand d'Espagne et mis à la tête du régi- ment de la garde wallonne. Son ami le duc del Parque est nommé capitaine des Gardes du corps, à la place du marquis d'Albadld renvoyé dans ses terres; la maison du Roi est réformée, les quatre compagnies (Espagnole, Fla- mande, Italienne, Américaine) réduites d'un tiers. Toute la Cour est dans l'agitation; toucher à cette vieille organi- sation semble un sacrilège : en fait Godoy a peur des Gardes du corps, et, voulant oublier qu'il sort de leurs rangs, il les décime. Il éloigne brusquement ceux qui lui portent

(1) Bulletin de Beauharnais à d'Hauterive, avec la mention •< pour lui seul ». 19 février 1807, vol. 671, fol. 121.

(2) Beauharnais à Talleyrand, 20 juin 1807, vol. 671, fol. 349.

LE TRAITE DE FONTAINEBLEAU 8S

ombrage (1); il entoure ses maîtres de ses créatures (2). Les amis du prince des Asturies s'alarment, mais surtout se préparent; les voici très éveillés; le danger les touche de près. Disposés à faire cause commune, des gentilshommes fort évaporés et des gens graves, respectueux des droits de a couronne qu'ils sentent vaguement menacée, se concertent. Une crise est imminente. De plus en plus, deux partis se forment et chacun va travailler à mettre dans son jeu un atouL qu'il estime précieux : l'ambassadeur de France.

Il

M. de Beauharnais se trouve flatté d'un rôle qu'on lui présente comme prépondérant, et il voit dans toutes ces intrigues le moyen fort inattendu d'en sortir cousin du roi d'Espagne. Car le prince des Asturies, également soucieux d'écarter les menées matrimoniales de Godoy et de conquérir les bonnes grâces de l'Empereur, s'avise de prendre femme en France. Il fait pressentir timidement M. de Beauharnais qui, dans un aplomb superbe, nomme aussitôt sa parente Mlle Tascher de la Pagerie, cousine de l'Impératrice (3).

(1) Beauharnaîs à Talleyrand, 20 juillet 1807, vol. 671, fol. 383. Le comte de Bornes, gentilhomme de la chambre du prince des Asturies, est exilé; son ancien gouverneur, le duc de San Carlos, grand chambellan, est confiné à Pampelune.

(2) Le marquis de Moos, ancien ambassadeur à Naples, est fait grand maître de la maison du Roi; le duc de Sedavi, de la maison de la Reine.

(3) Les pourparlers ne furent pas directs; Escoïquitz en demeura l'ins- tigateur et l'interlocuteur attitré ; dans une dépêche du 5 novembre 1807 (vol. 672, fol. 255), M. de Beauharnais semble dire vrai : « Je n'ai vu Son Altessse Royale qu'aux jours de gala. » Mais il correspondait avec lui, cela résulte d'une lettre très postérieure de Beauharnais à Ferdinand VII écrito de Paris le 26 septembre 1817. Archives de Alcala de tienarès, Estaclo,oi02.

84 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

Son importance se gonfle de confidences secrètes, son carac- tère se plaît aux détails mystérieux. Le soir, il se glisse au Retira pour aller trouver dans l'ombre l'homme influent du groupe des mécontents, un chanoine de Tolède, don Juan Escoïquitz (1). Cet ancien précepteur de Ferdinand a gardé toute la confiance de son élève à qui il donne des conseils énergiques, pour qui il prépare et corrige, comme des devoirs d'écolier, le brouillon des « actes » de sa prochaine puissance. Il entend se venger de Godoy qui l'a congédié. Pour Napoléon, son admiration est d'autant plus grande qu'il considère sa toute-puissance ; à cette fortune inouïe il voudrait attacher celle du prince des Asturies et le meilleur moyen lui paraît une alliance de son maître avec une « princesse » de la maison impériale. Est-il très bien éclairé sur les généalogies de Napoléon et de Joséphine? Les Bonapartes et les Beauharnais, et par les Beauharnais les Taschers, jusqu'à quel point ne confond-il pas ces alliances et ces parentés? Il est malaisé de le deviner au juste. L'ambassadeur lui cite une jeune fille parente de l'Im- pératrice, il en peut conclure qu'elle est parente aussi de l'Empereur; cela suffit à son raisonnement et lui fait croire toucher le but. Quelles paroles exactes s'échangent dans leurs entretiens nocturnes? On ne saura jamais qui le pre- mier a fait l'ouverture et par quels préliminaires on est arrivé

(1) Don Juan de Escoïquitz (1762-1820), fils d'un général, fut élevé dan« la maison des pages du Roi. Chanoine de la cathédrale de Saragosse. Précepteur du prince des Asturies; renvoyé en disgrâce. Archidiacre de Tolède. Prend, en 1807, une part considérable aux affaires de son ancien élève qui lui témoijjne une contiance absolue. Conseiller d'Etat pendant son règne nominal (mars 1808), il l'accompagne à Bayonne, à Valençay; est interné à Bourges. Rentré en Espagne (1814) est nommé ministre d'Etat, mais n'a plus d'in- fluence; il est même exilé en Andalousie. Il a publié (1816) un Exposé des motifs qui ont engagé Ferdinand VII à se rendre à Bayonne en 1808; ce témoignage est capital. Il s'occupait aussi de littérature et a traduit let Nuits d'Young, le Paradis Perdu de Milton et un roman de Pigauit-Lcbiun!

LE TRAITE DE FONTAINEBLEAU 85

à la conclusion. Le 30 août un courrier emporte une lettre chiffrée de Beauharnais :

La conduite du prince de la Paix est criminelle vis-à-vis de son maître et de son bienfaiteur, elle est cruelle vis-à-vis de l'héritier présomptif. On veut faire passer le jeune prince tantôt pour impuissant et tantôt pour libertin. On fait courir le bruit qu'il est bête, faible, inhabile. Le peuple l'aime uniquement, voilà son tort vis-à-vis de la Reine et du généralissime.

J'ai des raisons positives pour assurer qu'il est droit, franc, religieux ; il aurait même quelque caractère, s'il n'était pas affaibli par sa position. Il sollicite à genoux la protection de S. M. l'Em- pereur et Roi et ne veut accepter une épouse que de sa main.

Le jeune prince a toute confiance dans la générosité du héros qui nous gouverne : il fera absolument tout ce que voudra S. M. Voilà ce que je puis assurer positivement.

V. Exe. voudra bien garder cette lettre pour elle seule, c'est-à-dire sans être relatée dans les cartons des bureaux. Elle compromet- trait le secret d'un jeune prince vertueux opprimé, qui a osé se confier à ses risques et périls... (1).

En ouvrant cette missive, M. de Ghampagny, prudent comme un homme qui vient d'arriver aux affaires, il rem- place Talleyrand aux Relations extérieures depuis le 12 août, est d'abord demeuré fort intrigué; son embarras s'aug- mente des questions de l'Empereur auxquelles il ne peut faire de réponses précises; il veut y voir clair :

Votre lettre confidentielle renferme des choses très importantes, et tellement importantes qu'on peut regretter que vous ne les ayez pas présentées avec plus de détails et surtout que vous n'ayez pas fait connaître comment elles vous sont parvenues. Telle a été la réflexion de l'Empereur, lorsque j'ai eu l'honneur de l'en entretenir. Quels ont été vos rapports avec le jeune prince dont vous parlez? Quels sont les raisons positives que vous avez de le juger d'une certaine manière? Il sollicite à genoux, dites-vous, la protection de l'Empereur. Comment le savez-vous? Est-ce lui qui

(1) Beauharnais à Chauipagny, vol. 671, fol. 488.

86 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

VOUS l'a dit ou par qui vous l'a-t-il fait dire? Ces questions vous sont faites par l'Empereur et c'est lui qui a fait la réflexion que j'ai énoncée plus haut : qu'un ministre ne peut avoir de secrets pour son gouvernement. Je vous invite donc, d'une manière pressante, à entrer dans de grands détails sur cette importante communication... (1).

Le papier sur lequel furent tracés ces « grands détails » n'est plus, si jamais il y est entré, dans les cartons des ar- chives (2); mais nous savons queM.de Beauharnais prononça alors tout bas, peut-être un peu embarrassé de son audace, le nom qu'il avait mis en avant : Mlle de la Pagerie. Il avait poussé cette idylle par procuration aussi loin qu'il lui était possible, offrant au prince un portrait de cette jeune « fiancée » et lui fournissant mille particularités sur ses mérites et ses charmes (3).

On a dit que l'Impératrice encourageait cette campagne matrimoniale en faveur de sa cousine germaine; le fait peut paraître vraisemblable, mais M. de Beauharnais était suffi- samment fat pour avoir inventé ce beau projet à lui seul. Le bon sens de Napoléon ne prétendit pas couvrir ces jeux romanesques; acceptant l'idée d'une union qui eût donné à

(1) 9 septembre 1807, vol. 672, fol. 23.

(îj Beauharnais annonce à maintes reprises qu'il va répondre longuement avec « pièces à l'appui " . Mais les Archives des Affaires étrangères ne con- tiennent pas celle lettre qui serait si intéressante, bien qu'on ne constate pas de lacunes essentielles dans la série des dépêches politiques de raud)assade de Madrid. Au contraire les insiructions ministérielles de Paris sont fort inconiplèies.

(3) L'héioine très innocente de ce roman : Marie-Rose-Françoise-Stéphanie Tascltei- de la Paqerie (lillc de Robert Tascher de la Pagerie (1748-1806), lieutenant de vaisseau, et de Jeanne Leroux de la Chapelle), naquit à Fort- Royal en 1788, mourut à Paris le 26 octobre 1832. On lui fit épouser, très peu de teiiqis après l'intrigue de Madrid, le 1" février 1808, le prince l/ouis d'Arenberg; le mariage ayant été déclaré nul par des actes de 1816, 1817 et 1818, elle se remaria le 8 novembre 1819, avec Eugène, marquis de Chau- niont Quitry. Son frère, le colonel comte Tascher (1785-1816), devint le neveu du roi Joseph, en épousant Marie-Adèle Marseille ClarY.

LE TRAITÉ DE FON TAIIS KBLE AU 87

la France une influence particulière de l'autre côté des Pyrénées, il n'avait délégué personne pour choisir à sa place. Dans son esprit, il pensait de loin à la fille de Lucien : cette nièce Charlotte qui joua un rôle dans ses projets dynas- tiques à la fin de 1807. Il hésita à la marier au prince des Asturies, et même à épouser lui-même cette enfant de douze ans, du sang des Bonapartes (1). Ces combinaisons étranges furent conçues à Milan, il reçut la demande matrimoniale de Ferdinand, et à Mantoue il eut cette entrevue nocturne du 12 décembre dont Lucien sortit, après un entretien de six heures, refusant un trône pour ne pas divorcer avec Mme Jouborlhou. Il consentit seulement à diriger sur Paris auprès de « iMadame mère" , pour être façonnée aux manières impériales, « Lolotte » que ses espiègleries irrespectueuses firent assez promptement renvoyer en Italie au domicile paternel de Canino.

Peu soucieux d'une alliance avec les Bourbons, mais satisfait au fond d'une aventure dont l'ennui des avances lui était épargné, dont il se réservait à son gré la conclusion, l'Empereur affecta le silence et blâma sans autre explication son ambassadeur :

Faites connaître à M. de Beauharnais que je vois avec peine sa dépêche relative à ses correspondances avec les agents du prince royal; que cela m'a paru misérable; que ces intrigues sont indignes d'un ambassadeur; que cela n'est propre qu'à le jeter dans un ordre d'affaires qui le compromettra, et qu'il doit se garder de tous les pièges qui lui seront tendus, et il tombera infailliblement (2).

M. de Beauharnais ne croyait certainement pas à sem-

(1) Frédéric Masson, Napoléon et sa famille, t. IV, p. 52. Biographie des contemporains, t. II, article « Lucien Bonaparte » . Charlotte Bona- parte (1795-1865) était fille de Lucien et de Catherine Boyer. Elle épousa le prince romain Gabrielli.

(2) Fontainebleau, 7 octobre 1807. A Chanipagny. Correspondance, t. XVI.

88 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

blable catastrophe; quand il reçut cette missive de répri- mande il possédait déjà la contre-partie, la lettre du prince des Asturies « écrite et signée de sa propre main et scellée de son sceau » qui, datée du 11 octobre, s'adressait directe- ment à l'Empereur « héros envoyé de la Providezice pour affermir les trônes ébranlés et rendre aux nations la paix et le bonheur » . S'épanchant dans son sein comme dans celui « du père le plus tendre " , l'Infant disait neltenient à S. M. Impériale « qu'il souhaitait l'honneur de s'allier à une princesse de son auguste famille » ; il « implorait avec la plus grande confiance sa protection paternelle » et protestait ne vouloir épouser « quelque personne que ce soit » sans son consentement et approbation positive (1).

Ainsi armé, se préparant à recevoir bientôt mille félicila- tion dès qu'il aurait transmis à Fontainebleau une lettre si capitale et si décisive, jouissant à l'avance du succès de la campagne secrète qu'il menait depuis plusieurs mois, du crédit que lui vaudrait auprès de la cour d'Espagne cette alliance qui serait son ouvrage, un peu ému néanmoins de la façon dont l'Empereur apprécierait sa responsabilité, M. de Beauharnais continuait à se donner beaucoup de mouvement, multipliant les dépêches officielles, les missives particulières, les notes secrètes, affublant sa correspondance de noms de guerre, dans le choix desquels il croit se montrer prudent et habile, désignant, par exemple, le prince de la Paix par le sobriquet de « général Dujardin > (?) Il prenait décidément parti contre ce personnage « le plus inconséquent de toute ribérie » et le dépeignait, sans mansuétude :

Craintif, timide, ignorant à l'excès, cupide au suprême degré, insatiable, possédant seul presque tout l'or des deux Espafjnes. Il reçoit de toute main, vend toutes les charges, et son seul talent en administration est d'être profondément faux; incapable d'avoir

(i) Appendices^ III.

LE TRAITÉ DE FONTAINEBLEAU 89

un plan, il commence tout avec ardeur; mais une affaire qui survient lui fait oublier la première. Souple, adroit, patelin, il ne peut être mené que par la crainte. Léger, indiscret, volup- tueux, paresseux, ses principes sont de n'en pas avoir, son mobile est l'or et la fausseté sa politique.

Entraînée par son zèle, la plume de M. de Beauharnais trace de l'état des esprits et de la famille royale un tableau véhément :

Toute l'Espagne désire un autre ordre de choses ; tout le monde souffre, patiente, espère que l'Empereur daignera s'occuper un jour de ce pays, pour remettre chaque chose à sa place. C'est une énigme pour chacun de comprendre comment un gouvernement sans gouvernant peut subsister et marcher, comment il peut se soutenir sans argent dans le trésor, sans crédit au dehors.

La partie saine de la nation espagnole lit avec plaisir le récit des nouvelles victoires de l'Empereur, parce qu'elle espère que sa position changera; mais ce n'est pas le sentiment du grand, ni l'attachement à la France qui sont les motifs de son sentiment. Le roi d'Espagne et le prince des Asturies seuls ont été charmés de la victoire de Friedland; leur joie était sincère. L'esprit de la reine et l'astuce du généralissime ont dirigé les sentiments d'exaltation dans le compliment adressé à l'ambassadeur de France.

Le roi d'Espagne est d'une vivacité qui va quelquefois jusqu'à la violence, mais il est bon, droit, franc, et n'imagine pas tout ce qui se passe autour de lui ; il voit dans la reine une épouse chaste, une mère quelquefois sévère, mais toujours juste; dans les Infants des princes qui détestent un serviteur aussi fidèle que le prince de la Paix ; dans le généralissime un administrateur étonnant.

La Reine a autant d'intrigue que d'esprit; subjuguée par ses faiblesses, elle dirige et se laisse diriger tour à tour; quand elle a besoin d'argent pour ses plaisirs secrets, le prince obtient les signatures dont il a besoin pour sa propre sûreté.

Le prince de la Paix prend ou achète son avis, quand il a fait des bévues, ce qui rend très réciproque et très égal le marché. Le respect que l'Espagnol porte à ses souverains, mêlé à ses prin- cipes de religion, fait qu'il attend en silence.

flO LESPAGNK KT N A P( ).!•;() N

Le prince des Asturies est {«énéraleuient aimé; il mérite d'être mieux connu. Il affecte de l'indifférence et une sorte de simpli- cité, mais il aurait du caractère, au besoin. Il a de la prudence, de l'honneur, et la franchise du roi son père. Il est forcé de dis- simuler pour éviter les persécutions. Il demande, il sollicite un appui ; une femme qui lui serait donnée par l'Empereur le com- blerait de bonheur; il a refusé avec courage la sœur de la princesse de la Paix; il désirait que S. M. I. pût connaître son vœu très positivement prononcé. [On a déjà demandé une direction à ce sujet (1).]

Napoléon enregistre ces rensei^^nemcnls de pfJiùf|i]e intime, mais il songe à utiliser l'Espagne dans un rôle exté- rieur, contre Lisbonne, c'est-à-dire contre les Anglais. Tout aussitôt après Tilsitt il a prescrite Beauharnais de proposer au cabinet de Madrid une convention secrète dans le cas le régent de Portugal (2) refuserait d adhérer au blocus con- tinental : Charles IV, son beau-père, l'y contraindra et 20,000 Français, traversant la péninsule, viendront appuyer l'intervention armée des Espagnols (3).

Godoy, « sans même consulter le Roi », donne l'ordre à M. de Gampo Alange, ambassadeur d Espagne à Lisbonne, de conformer exactement sa conduite à celle de M. de Rayneval, ministre de France (4). Pour lui-même, il se répand en ces fanfaronnades dont il est coutumier : « Je marcherai à la tête de mes hussards et cela suffira » ; mais il ne bouge et s'il dirige quelques bataillons vers la frontière c'est avec des instructions incertaines sur ce qu'ils ont à exécuter (5).

(1) Note confidentielle à Tal'.eyrand, 12 juillet iS07, vol. 671, fol. 376.

(2) Jean de Bragance (1767-iS28) exerça la ngence de 1792 à 1816 pen- dant la démence de sa mère la reine Marie. Il fut proclamé roi (Jean VI) en 1816; mais il revint seulement en 1821 en Europe (il s'était réfugié au Brésil en 1807). Il avait épousé (1790) Garlota Joaquina, infante d Espagne.

(3) Vol. 671, foi. 384.

(•t) 9 août 1807, vol. 671, fol. 421.

(5) 20 septembre 1807, vol. 672, fol. 63.

LE TRAITÉ DE FONTAINEBLEAU 91

Sous l'étreinte, le Portugal ne peut que plier; à Madrid, s^n représentant le comte d'Ega endort Beauharnais par des assurances amicales; dans une maison tierce ils ont des entretiens particuliers : que la France se rassure : les ports vont être fermés à la flotte et aux marchandises britanniques, déjà des batteries sont élevées pour défendre l'entrée du Ttige; et le prince Régent n'a jamais songé à se réfugier au Brésil (1). Strogonoff, le ministre de la Russie mais surtout l'ami de Mme d'Ega, venait à la rescousse : se maintenant en excellents termes avec notre ambassadeur, il avait, même avant Friedland, « toujours conservé les formes les plus décentes » ; après Tilsitt il était empressé, accom- pagné du ministre prussien, de féliciter M. de Beauharnais et à la fête du 15 août, dans un repas de gala « d'où le res- pect, la décence et l'aisance n'avaient point été un moment absents », il levait chaleureusement son verre en l'hon- neur de l'empereur Napoléon après un toast porté à l'empe- reur Alexandre par M. de Beauharnais. Napoléon qui n'aimait pas les démonstrations intempestives, loin de coniph- menter son ambassadeur d'un zèle qui choquait les règles du protocole, l'avait blâmé d'oublier « par une conduite pleine de jeunesse et d'enivrement » la «santé» du monarque auprès de qui il était accrédité. Beauharnais se disculpait, expliquant qu'il avait voulu compromettre M de Sirogoiioff vis-à-vis des « anglomanes " ; mais la faiblesse de l'argnnient soulignait la maladresse; il demeurait et l'Empcienr en avait le soupçon que le ministre de Russie, eu correspon- dance quotidienne avec Lisbonne, jouait doiiblt' jeu et ber- nait la crédulité vaniteuse du représentant de la France Mécontent de cette fausse activité, de ces demi-mesures,

(1) Conversation du 13 octobre à minuit, vol. 672, fol. 153. Le 29 novembre, le rëgent et toute la famille royale de Poi tugal faisaient voile pour leurs colonies d'Amérique.

92 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

Napoléon rappelait brusquement son agent de Lisbonne, animait son agent de Madrid; il affectait d'étaler une volonté qui pour être brutale lui paraissait plus forte; jusque dans les détails il voulait paraître cassant. Au prince de Masserano qui lui annonçait la maladie de son maître, il jetait au visage en plein cercle des Tuileries celte boutade : « Cela ne l'aura pas empêché de chasser à son ordinaire deux fois par jour (1) ! » Au duc de Frias, envoyé en grande pompe pour le féliciter du traité de Tilsitt, il répliquait « qu'il ne s'agissait pas de paix maritime » , comme l'insinuait discrète- ment Charles IV, mais de guerre territoriale en Portugal. Telle était la forme; pour le fond : il exigeait le remplace- ment des ambassadeurs espagnols à Saint-Pétersbourg et à Vienne par des agents « plus français » (2) ; il faisait occuper les Etals de la reine d'Elrurie sans autre précaution que de maintenir très secrète l'invasion de son territoire et d'aviser la cour d'Espagne que les régiments français «protégeaient» la fille de Charles IV contre l'agression des Anglais. Il décla- rait la guerre au Portugal parce que le Portugal ne la décla- rait pas franchement à l'Angleterre. Il poussait sur la Gironde son ultima ratio^ une armée de 30,000 hommes, commandée par Junot. Enfin, par l'agent secret du prince de la Paix, cet Isquierdo que l'on rencontre à chaque pas depuis 1805, il nouait les fils de l'alliance plus étroite il allait enserrer l'Espagne au point de la garotter.

La scène de la tragi-comédie est dressée à Fontainebleau.

(1) Metterisich, Mémoires, t. I, p. 295.

(2) M. de ÎNoronha fut remplacé par le général Pardo, ministre à Berlin, et M, de Castelfranco quitta Vienne.

LE TRAITE DE FONTA! N EB LE AU 93

III

Le temps agit sur la pensée : le clair soleil échauffe l'âme comme l'esprit se resserre dans le brouillard et s'assombrit sous la pluie. Le cadre n'est pas indifférent non plus aux visées des hommes d'État et aux préoccupations des poli- tiques : il peut faire valoir leurs projets, il accompagne à merveille leurs desseins. Or, pour Napoléon, le décor était splendide en cet automne de 1807. Inassouvi de gloire, mais en ayant rassasié tout son empire, l'Empereur venait d'ar- rêter un moment sa course triomphale. Pour lui-même, le prestige du génie, l'auréole de la victoire, les faveurs de la fortune. Titres, honneurs, dotations à ses généraux; à ses sol- dats dix-huit millions de gratifications, triple part aux blessés ; dans les caisses publiques l'abondance, chez les fiiïanciers le crédit, à l'industrie des canaux et des routes, au commerce les marchés de l'Europe, au peuple la paix. Le bonheur suprême ce sont les fautes de notre ennemi : or, l'incendie de Copenhague, brûlée au mépris du droit des gens par la flotte anglaise, allume ce dernier rayon à la couronne flamboyante de César : le grand conquérant paraît aussi le grand justicier.

Dans le palais de Fontainebleau moins pour y évoquer que pour y dominer le souvenir des Valois et des Bourbons, Napoléon avait conduit courtisans, fonctionnaires et soldats. La fête, commencée le 21 septembre, dura jusqu'au milieu du mois de novembre, et qui aurait pu croire alors que cette cour du Cheval Blanc remplie de tant de panaches et de fanfares deviendrait, six ans après, la cour des adieux! Depuis que François I" avait festoyé Charles-Quint, les arbres de la forêt n'avaient vu défiler semblables cortèges; la salle du

94 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

Primatice, la galerie de Diane, la porte Dauphine retrou- vaient les magnificences du mariage de Philippe II, des joutes de Charles IX, du baptême de Louis XIII. Les femmes n'y déployaient plus les grâces de Mme d'Étampes, de Gabrielle d'Estrées ou de la marquise de Pompadour. Mais les princes étrangers y accouraient en solliciteurs et les officiers français passaient en héros de roman. Bals, concerts, soupers, illuminations, spectacles, faisaient des soirées et des nuits une féerie magique; et le jour, la chasse, avec ses déploiements d'équipages, les piqueurs, les meutes de relais, donnait à cette réunion bigarrée l'apparence seigneuriale des manoirs féodaux. Les livrées de vénerie avaient semblé au vainqueur d'Iéna chose si grave qu'il s'en était réservé le choix des couleurs : pour Joséphine velours amaranthe, Horlense bleu et argent, Mme Murât argent et rose, Pauline Borghèse lilas ; et les heureux titulaires du « bouton » confondaient, dans les gorges de Franchard, leurs fracs verts, à retroussis jaunes, à parements rouges, avec les magnificences d'automne des futaies aux teintes de pourpre et d'or.

Parmi la foule des visiteurs éblouis, perdu au milieu des courtisans, noyé dans cet océan de grandeurs militaires et de faste souverain, nul ne remarquait un étranger obscur, sans uniforme et sans fonction, parlant mal le français, laid de visage ; c'était le très petit agent du prince de la Paix, Eugène Isquierdo, qui venait traiter les affaires de son pays. Le sort de l'Espagne se débattait entre le directeur du Jardin botanique de Madrid et le maître du monde. La liberté des contractants et l'égalité de leurs positions établissent la valeur du contrat. Des conversations secrètes s'échangeaient depuis un mois; le grand maréchal du Palais : Duroc qui, par son beau-père d'Hervas (I), ancien banquier et consul

(1) José Martinez Hervas (1760-1830) avait gagné et plus tard perdit une

LE TRAITE DE FONTAINEBLEAU 95

à Paris, tenait au monde espagnol, Duroc recevait régulière- ment Isquierdo. Quand le terrain se trouva aplani Tal- leyrand prétend que ce fut à l'insu du ministre des Relations extérieures, mais c'est bien peu vraisemblable, l'Empe- reur dicta à M. de Champagny, dans la matinée du 23 octobre, un premier projet. Ce brouillon est intéressant à connaître puisqu'il indique le fond de la pensée impériale : sans ambages, il prend la Toscane, partage les colonies d'Amé- rique et remanie la frontière pyrénéenne, donnante la France Passage, Fontarabie avec le rivage de la mer jusqu'à Saint- Sébastien (1).

Un rapprochement s'impose. On ne saurait oublier que précisément le conseil de Talleyrand sur l'Espagne était d'occuper tout le pays du Nord jusqu'à l'Ebre et de s'assurer le revers des Pyrénées comme nous avions, du côté du Pié- mont, le revers des Alpes. Tous les contemporains sont una- nimes à avoir remarqué les assiduités du prince de Bénévent à Fontainebleau en ce mois d'octobre, ses entretiens avec l'Empereur, ses apartés, ses confidences pleines de sourires. Oh! que cela sent peu la disgrâce, la méfiance du maître envers un serviteur « combattant l'immoralité et les dangers d'une entreprise » (2). Pour dégager sa responsabilité de l'aventure il a depuis présenté deux remarques : il n'était pas titulaire du portefeuille le 27 octobre et sa signature, que ses fonctions d'archichancelier par intérim semblaient rendre nécessaire, n'apparaît pas au bas de la convention. Bagatelles de protocole!

Sa réticence habituelle confesse sa participation. Ayant

fortune immense. Charles IV le créa marquis d'Almenara, ambassadeur à Constantinople,- conseiller d'Etat. Ministre sous le roi Joseph; banni sou» Ferdinand VII. Son fils joua un rôle politique; sa fille devint duchesse de Frioul en épousant le général Duroc.

(1) Coiresponflance, t. XVI, p. 131.

(2j Tali.lyraind, Mémoiies, t. I, p. 329-330.

96 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

trouvé l'Empereur opiniâtre dans l'idée de prendre des défenses (?) contre l'Espagne, il l'aurait incité à mettre gar- nison en Catalogne «jusqu'à la paix maritime » , mais Napo- léon n'adhéra pas au projet qui paraissait offrir les mêmes inconvénients qu'une occupation totale sans présenter des compensations aussi fructueuses. C'était nous créer sur la frontière un nid à chicanes, à rancunes, à procès. Fallait-il du premier coup effaroucher, couper les ponts et trancher dans le vif?

Pressé davantage. Isquierdo eût probablement donné ce lambeau de sa patrie, ses instructions portaient de ne rien refuser; il avait reçu de la main du prince de la Paix l'ordre positif de signer, sans aucun délai, relativement à l'Etrurie et au Portugal « tel traité que S. M. I. et R. jugera convenable de dicter» (1). Pendant quatre jours, ses pourparlers de- vinrent quotidiens avec Champagny, Maret et Duroc. Le 27 octobre les signatures étaient échangées; en quatorze articles toute la péninsule se trouvait bouleversée et d'un coup transformé le sort de la monarchie espagnole (2).

Le petit roi et la reine douairière d'Étrurie remettraient aux mains de l'Empereur leur royaume. Ils recevaient, en échange, la partie septentrionale du Portugal coupé en trois tronçons. La partie méridionale (province d'Alentejo et pays des Algarves) formait une souveraineté héréditaire pour le prince de la Paix. Ce « royaume de Lusitanie » et cette principauté des Algarves étaient placés sous la suzeraineté du roi d'Espagne. La souveraineté de la partie centrale du

(1) Note manu.scrite d'Isquioido, 16 octobre 1807, AF IV, 1680.

(2) Ce même jour il réglait la destinée du Portugal et la situation de l'Espagne, Napoléon montrait qu'il avait l'esprit assez libre pour s occuper de la Prusse; (lettre à Daru), de la Pologne et de la Saxe (lettre à Cham- pagny), de Corfou (lettre à Joseph) et... des billets de faveur dans le» théâtres parisiens (lettre à Fouché). II affectait cette désinvolture et aimait ces contraste».

LE TRAITE DE FONTAINEBLEAU 97

Portugal, entre le Tage et le Douro, demeurait réservée jusqu'à la paix générale. Les colonies portugaises étaient partagées entre la France et l'Espagne. Charles IV, à qui l'Empereur « garantissait la possession de ses États sur le continent d'Europe » , prendrait le titre d'Empereur des deux Amériques (1).

In cauda venenum : suivait une convention secrète : 28,000 hommes de troupes françaises entreraient en Espagne pour se rendre à Lisbonne les suivrait un corps d'Espa- gnols, en nombre égal; le général en chef français gouver- nerait le Portugal central mis en séquestre et commanderait aux troupes espagnoles elles-mêmes; une seconde armée française de 40,000 hommes se réunirait à Bayonne.

Lorsque le prince de la Paix connut les termes exprès de cette convention qui le faisait souverain, il exprima ses remer- ciements en termes hyperboliques; ce petit billet dont nous possédons l'original donne bien le ton banal, emphatique et niais du personnage; c'est le style d'un ambitieux, d'un fourbe et d'un sot :

Sire, Les expressions de reconnaissance flattent, mais elles ne démontrent toujours la force des sentiments de celui qui les a dic- tées.— Une épée et une âme forte qui la dirige, seront deV. M. l. et R. le plus digne tribut de reconnaissance aux honneurs dont V. M. L daigne distinguer le plus sincère, ainsi que le plus res- pectueux de ses admirateurs.

Sire, de V. M. I. et R.

Manuel.

San Lorenzo, 24 décembre 1807 (2).

(1) Par une réminiscence, qui lui était agréable, du vieux droit public euro- péen, c'était la pensée de Napoléon de placer ce titre d'Empereur au-dessus de celui de Roi ; il l'offrait comme une dignité supérieure aux vieilles monar- chies : en juillet 1806, pour acheter l'alliance du roi de Prusse, il lui propo- sait de « faire entrer la couronne impériale dans la maison de Brandebourg. >

(2) AF IV, 1680.

t)8 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

L'Empereur prétendait effrayer d'un côté les résistances, de l'autre endormir les soupçons. Il voulait que son ambas- sadeur entretînt « l'heureuse illusion de la paix » pour faci- liter le passage et l'arrivée en Portugal de notre première armée, prodiguer à Madrid les banalités complimenteuses, ne prendre sur aucun point aucun engagement précis (1).

Au tome premier de ses Mémoires le chancelier Pasquier a noté, à cette date du 27 octobre : « Dans ce traité, le plus extraordinaire peut-être qui ait jamais été libellé, se trouve écrite d'avance l'histoire des malheurs de l'Espagne, de la funeste guerre dont elle a été le théâtre et des événements qui ont commencé la ruine de Napoléon. «

Qui s'inscrira en faux contre cette remarque mélancolique?

(1) Appendices^ IV,

CHAPITRE IV

LE PROCÈS DE l'eSCURIAL (1807)

Le palais de l'Escurial. Menées du prince de la Paix. Agitation autour du prince des Asturies; sa lettre à l'Empereur (11 octobre). Arrestation de Ferdinand (27 octobre). Interrogatoire du prince; ses aveux et sa faiblesse. Emprisonnement de ses amis. Agitation à Madrid. ^ Charles IV inquiet écrit à l'Empereur. Embarras de M. de Beau- harnais. Traité de Fontainebleau ratifié à l'Escurial. Mesures de précaution du prince de la Paix. Réponse altière de Napoléon. Seconde mission de M. de Tournon. Son rapport; portraits et conclu- sions politiques.

Le procès de l'Escurial. Embarras des juges. Inquiétudes de Godoy. Napoléon donne ses ordres. La junte criminelle; réquisitoire, défense; l'acquittement. Don Eugenio Caballero. Mesures rigoureuses contre les amis de Ferdinand. Anxiété de l'opinion publique. Dépêches opti- mistes de Beauharnais. Perplexités à Paris et à Madrid.

La coutume avait ramené à l'Escurial Charles IV et la Cour en la première semaine du mois d'octobre.

Il était formidable, ce palais du roi d'Espagne, quand les affaires d'Europe et d'Amérique y venaient aboutir. Dans l'étroite salle Philippe II recevait les ambassadeurs se débattait vraiment il giuoco del mondo, comme disait un Vénitien du seizième siècle. Les hautes murailles, les blocs de granit, les larges escaliers, les corridors sans fin, les cloîtres,

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100 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

les vestibules et les chapelles, tout avait une signification et un langage; et par un contraste plus éloquent que tout le reste la petite cellule royale, humblement appuyée dans un angle de l'immense église aux doubles nefs, proclamait, avec la modestie du serviteur, le nom du vrai maître de la maison. Tout en commandant ses armées et ses flottes, tout en diri- geant ses États, et parfois ceux des autres, le fils de Charles Quint vivait comme un moine entre le ciel et la terre. La fenêtre de sa chambre ouvrait sur le sanctuaire; le volet de bois de son petit réduit le séparait seul du chœur de marbre et d'or la liturgie déroulait pompeusement ses offices. Si proche du tabernacle, le monarque austère demeurait encore plus près de son tombeau, qu'il avait fait préparer sous les solives de sa chambre. Quand viendra la mort, prêt à l'accueillir, il n'aura qu'à pousser du pied la porte de bronze et descendre trois marches pour se coucher dans le lit de porphyre il retournera en poussière. Cellule, église, sépulcre, tout chante la majesté de Dieu et le néant des Rois; tout ramène aux proportions exactes les splendeurs d'ici-bas. Mais les Panthéons ne conviennent qu'aux grands hommes. Gomme un avorton chargé de l'armure d'un ancêtre, ce faible Charles IV se trouvait perdu, presque ridicule, dans le gigantesque palais. Il faisait triste dans ces vastes salles l'écho de l'Europe ne résonnait plus; et la bise d'hiver qui glissait sur les dalles glaçait les hallebardiers groupés dans les antichambres autour des braseros. La pensée des habi- tants se figeait à l'unisson et au contact de ces froidures. Les tons vifs des tapisseries de Goya égayaient les murailles mais point les coeurs. Charles IV revenait le soir, fatigué de ses courses dans les halliers de la sierra et s'endormait aux ritournelles des violons ou à la monotonie d'une table de jeu. Marie-Louise, énervée de vieillir, périssait d'ennui au milieu des boudoirs de soie bleu ciel et de brocard rose de la Casa

LE PROCÈS DE L'ESCURIAL 101

del Principe. Ferdinand songeur, accoudé aux fenêtres, regar- dait avec mélancolie la plaine poudreuse de la Castille, plate comme sa vie, banale comme elle.

D'autres s'agitaient pour eux : soucieux delà succession du vieux Roi, Godoy continuait ses préparatifs de précautions futures. Don Diego, son frère, recrutait sous main des par^ tisans; un soir, chez la duchesse d'Aliaga il s'ouvrit assez légèrement de l'avenir au colonel Thomas de Jauregul, com- mandant le régiment de Pavie, et à un ancien intendant de la Havane, Louis de Viguri, qui, émus des services qu'on leur demandait en cas de mort du souverain, prévinrent le duc de l'Infantado (I). Celui-ci et ses amis n'étaient pas moins anxieux de la santé précaire de Charles IV. Guidés par Escoïquitz, l'âme de leur réunion, ils se partagèrent éven- tuellement les rôles : autour du prince des Asturies, et avec son assentiment, l'Infantado prenait le gouvernement de Madrid, le comte de Montarco la présidence du Conseil de Castille, le duc de San Carlos devenait grand maître du Palais; et parce qu'il fallait un pavillon à ce navire assez mal équipé, on appelait, comme premier ministre, le vieux

(1) AF IV, 1609. Don Pedro de Toledo (1771-1841), treizième duc de l'Infantado (1791) par sa grand'mère de la maison de Silva, était fils de la princesse Marie de Salm-Salm. Son enfance se passa à Paris dans l'hôtel de famille de la rue d'Enfer et dans celui de la rue Saint-Florentin, qui porta longtemps son nom. La Révolution chassa sa famille. En 1793, il levait à ses frais un régiment qui fit dans l'armée espagnole la campagne de Catalogne. De l'intimité du prince des Asturies, fut nommé par Ferdinand VII colonel des gardes en 1808. A l'assemblée de Bayoone, rallié à Joseph; s'étant déclaré son adversaire à son retour à Madrid, ses biens furent séquestrés par Napoléon. Vaincu à la bataille d'Uclès (1809). Ambassadeur de la Junte à Londres (1811). Membre de la troisième Régence de Cadix (1812). Président du conseil de Castille (1814). Disgracié à la révolution de 1820. Président de la Régence instituée par le duc d'Angoulème (1823). Rentra dans la retraite (1826). Son immense fortune et son titre de l'Infantado passèrent à son arrière-neveu don Pedro Teliez Giron, onzième duc d'Osuna. Esprit chimé- rique et caractère sans énergie, ce fut cependant un « personnage » en son temps. Voir : Morel-Fatio, Études sur l'Espagne, II' série.

102 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

Florida Blanca. Tous reçurent, en cas d'événement, la date étant laissée en blanc, leur commission officielle. Avec le bon droit, ils s'appuyaient, pleins de confiance, sur l'opinion; il ne fallait que déjouer au premier moment la défiance inquiète de la Reine et du favori. L'Infantado voulut hâter la solution dans la crainte de la voir devancée par les ma- nœuvres du prince de la Paix; il sonna l'alarme aux oreilles d'Escoïquitz qui, depuis plusieurs mois, prenait sur Ferdinand un ascendant prononcé; une correspondance chiffrée les tenait tous deux en relations (1). Pendant que les gentils- hommes espagnols se réclamaient surtout de leur épée, le chanoine mettait son espoir dans l'appui de Napoléon, et pratiquement dans cette chimérique alliance avec l'une de ses parentes. Une lettre à l'Empereur lui parut urgente; il en persuada son élève. Les tristes loisirs de la solitude de l'Escurial furent mis à profit et l'Infant copia la belle épître matrimoniale que nous connaissons.

Chose plus malaisée, il convenait d'ouvrir les yeux de l'aveugle Charles IV. Tâche difficile, délicate, odieuse puisque c'était pour le fils dévoiler à son père les faiblesses de sa mère. Ferdinand se remit à ses ouvrages d'écriture, et dans un long mémoire trop explicatif, l'exemple biblique d'Assueruset d'Aman ne manquait pas d'être évoqué, comme il convenait à la bouche sacerdotale qui dictait, il étalait tous les griefs amassés dans son cœur contre « l'homme d'ambition, de ruse et de nullité » (2) . Avant même d'obtenir la confiance du Roi, comment maintenir son attention, comment, sans être remarqué, lui remettre le papier révélateur? On pro- jeta que dans une battue au Pardo ou à la Casa del Campo

(i) Elle s'échangeait par les soins du marquis d'Ayerbe et d'un commer- çant nommé Josef Manrique; ce dernier, sous prétexte de vendre des toiles, suivait de sitio en sitio le duc de l'Infantado, avec lequel il se trouvait de oorinivence.

(2) Le texte de ce mémoire fui publié à Cadix, en 1809, in-S» de 43 pages.

LE PROCÈS DE L'ESCIJKIAL 103

le prince des Asturies profiterait de l'agitation de la chasse pour se ménager un aparté avec son père et le prier d'inter- roger lui-même des personnes dignes de créance, à Tinsu de la Reine et de Godoy (1).

Mais ce dernier veillait : ses espions découvrirent des allées et venues insolites dans l'entourage restreint de l'In- fant; la surveillance, d'ailleurs aisée entre gens vivant sous le même toit, se fit plus étroite. Les nouvelles secrètes de Fontainebleau pouvaient persuader Godoy de la faveur, de l'appui moral, de la connivence tacite de l'Empereur, Comme pour se créer un alibi il parut peu à la Cour et s'enferma chez lui sous le prétexte enfantin " d'un rhume assez opiniâtre » qui consigna à sa porte Beauharnais venu en quête de nouvelles. Quand il sentit l'orage monter, en se se retirant à Madrid, il affecta d'être absent du château la Reine aurait le soin de mener à bien la campagne. Elle n'y faillit pas : le 27 octobre Ferdinand était mandé chez son père et retenu par une scène de vagues reproches pendant qu'on ouvrait dans son appartement les tiroirs de ses secré- taires. Ses papiers furent aussitôt remis à Maine-Louise; enfermée avec son valet de chambre Ballesteros, le favori du moment, elle les parcourut avec passion, anxieuse des révélations de son fils, irritée du concours de sympathies qu'il avait pu réunir, avide de trouver des preuves et des motifs d'accusation. Il lui fut aisé de troubler l'esprit Ju Roi, d'alarmer sa quiétude, de surexciter sa tendresse. Dans la nuit, courrier sur courrier partirent de l'Escurial pour Madrid, afin de tenir Godoy au courant des détails et d'appeler le président du Conseil de Castille, le marquis de Caballero. Celui-ci reçut de Charles IV tout le dossier saisi chez l'Infant :

1" Son mémoire contre le prince de la Paix.

(i) ToRENO, Histoire du soulèvement d'Espagne, t. I, liv. I", p. 22,

104 L'ESPAGNE ET NAPOI.F.ON

2* Une note il exposait ses raisons de refuser une union avec la belle-sœur du favori.

Une lettre d'Escoïquitz en date du 28 mai.

Un « chiffre » de correspondance secrète.

En même temps tout l'entourage du prince des Asturies est écarté ; dix gardes du corps de sa confiance sont mis au cachot; lui-même est tenu au secret dans son appartement. Inquiet de la tournure brusque des événements, il est assez satisfait de croire entre les mains du Roi cette dénonciation qu'il ne savait par quel moyen lui remettre; il se renferme dans un silence absolu, qu'il estime prudent, tant que ne lui sont pas parvenus les conseils d'Escoïquitz qu'il a eu le temps et la présence d'esprit de faire prévenir de la fâcheuse occur- rence. Aussi demeure-t-il muet aux questions du marquis de Caballero qui vient le visiter, et s'il n'ose refuser de se rendre chez son père, c'est pour y protester, sans ajouter rien autre, de la droiture de ses intentions et actions. Le vieux Roi est mal armé pour mener à bien un interrogatoire ; dans l'émoi des circonstances, troublé, encore plus incertain, il prescrit au président de commencer une « instruction » de lèse-majesté que la Reine et Godoy désirent et obtiennent « publique « , car ils espèrent de la sorte conduire l'héritier à la dé- chéance.

Armé d'une lettre larmoyante du vieux monarque qui a vivait tranquille au sein de sa famille dans la confiance de son bonheur », quand une main inconnue était venue lui dévoiler les projets «parricides» de son fils, M. de Cabal- lero retourne chez Ferdinand. Voici trois jours que celui-ci reste isolé; c'est beaucoup pour sa fermeté, trop pour sa constance; ses lèvres se desserrent et pensant en imposer, peut-être tout aplanir par un coup d'éclat, il parle, non sans hauteur, de son projet d'alliance avec une parente du grand Napoléon; il n'a d'ailleurs rien à se reprocher et il s'est tenu

LE PROCÈS DE L'ESCURIAL 105

dans les justes limites des précautions qu'exigent ses droits et son rôle de successeur de Charles IV; son précepteur Escoïquitz, son ami l'Infantado les noms lui échappent sont tous deux bons Espagnols et fidèles sujets.

Comme Caballero, ainsi renseigné, sortait des apparte- ments du Prince, arrivait à l'Escurial Godoy en personne : ayant continué à faire le mort au fond de son palais (insou- ciant d'ailleurs au point de passer en débauches ces heures si graves pour son propre avenir), il venait de s'échapper à la dérobée pour courir sur la route de San Lorenzo, pen- dant que ses domestiques jouaient au seuil de sa chambre la comédie facile de veiller un malade.

L'affaire d'ailleurs est ébruitée bien par-dessus les mu- railles de l'Escurial. L'agitation a gagné Madrid les pré- sidents des diverses chambres des Conseils, d'ordre du Roi, ont convoqué chacun leur compagnie. Le prince des Astu- ries a eu l'esprit trop court et la langue trop longue, on a dépêché à Tolède se saisir d'Escoïquitz, à Madrid perquisi- tionner chez l'Infantado. Celui-ci est absent, car il se trouve avec un congé régulier en route pour Bordeaux, allant voir son frère malade, ce qui n'indique pas chez un « conspira- teur » le dessein d'un complot bien immédiat. Déjà il attei- gnait Vittoria; la nouvelle le rejoint de l'arrestation de Fer- dinand; il rebrousse chemin sur Madrid; il y apprend que pendant la nuit du 1" novembre, sur l'ordre du comte de Negrette, capitaine général de la Castille, des sbires ont forcé la porte de son hôtel, ouvert ses armoires, enlevé ses papiers, arrêté ses domestiques; lui-même est appréhendé et conduit à l'Escurial. Il y pourrait retrouver Escoïquitz et le comte d'Orjas, dans des cellules voisines de la sienne, sous les toits. Le duc de San Carlos est incarcéré dans la forteresse de Pampelune, avec sa femme malade et tous ses gens.

106 L'ESP.'.GNE ET NAPOLÉON

Godoy triomphe ou du moins est vainqueur. Il veut sans intermédiaire faire parler le prince; il se heurte à son refus; mais il arrache l'aveu souhaité, en promettant l'indulgence du Roi; et le 5 novembre, voilà neuf jours entiers qu'il est solitaire, Ferdinand est conduit auprès de Charles IV qui l'attend. Il reconnaît l'intrigue, explique la trame, exprime des regrets, donne les noms de ses amis sous l'assurance assez vague de leur liberté, sous la promesse très précise de la sienne (I). Il signa tout ce que ron voulut, dans les termes d'une platitude infinie :

J'ai manqué à mon père et à mon roi, mais je m'en repends... J'ai été surpris... J'ai dénoncé les coupables... Madame et mère, je me repens bien de la grande faute que j'ai commise; aussi avec la plus grande soumission, je vous en demande pardon, ainsi que de mon opiniâtreté à vous celer la vérité l'autre soir. C'est pour- quoi je supplie Votre Majesté du plus profond de mon cœur, de daigner intéresser sa médiation envers mon père, afin qu'il veuille bien permettre d'aller baiser les pieds de Sa Majesté à son fils reconnaissant.

Un décret royal de style extraordinaire (2) met aussitôt le prince hors de cause et nomme une Junte criminelle pour instruire le procès des complices dans une affaire qui n'avait plus d'auteur principal.

Les confidences de Ferdinand avaient sur un point jeté l'alarme dans tous les cœurs : à cette lettre il demandait la main d'une princesse française, quel accueil réservait l'Empereur? A quel degré leur intimité existait-elle? Jusqu'où l'intrigue avait-elle été conduite? Charles IV s'en inquiétait beaucoup. Dès la première heure de cette troublante aven-

(1) « Drame le personnage principal rappelle par sa tenue, ses actes et même ses paroles, les façons dont conspirait et dont se tirait d'affaire Gaston d'Orléans. « Frédéric Masso, Napoléon et sa famille, t. IV, p. 206.

(2) « La voix de la nature désarme le bras de la vengeance et lorsque l'inadvertance réclame la pitié un père tendre ne peut s'y refuser... »

LE PUOCES DE L'ESGURIAL 107

ture il tournait les yeux du côté de Paris, écrivait ses alarmes en demandant des conseils, adroit à rattacher fort gratuite- ment les projets de son fils aux « complots de la ci-devant reine de Naples » sa belle-sœur, qu'il savait en horreur à Napoléon. Marie-Louise et Godoy demeuraient plus anxieux encore de ces relations françaises de l'Infant. Ils ne s'étaient pas attendus à le trouver là. Sur leurs instances et devant ses propres perplexités, Charles IV se décide à reprendre la plume : il supplie l'Empereur de lui dire si le prince des Asturies lui a réellement écrit et à quel sujet (1). Un personnage non moins embarrassé, c'était M. de Beau- harnais, le metteur en scène du projet d'alliance, l'intermé- diaire du prince, le confident de ses amis. Les paroles de Ferdinand le compromettaient vis-à-vis de la Cour, rendaient sa position diplomatique équivoque et l'Empereur le faisait trembler! Dès le lendemain de l'arrestation il avait été au courant des détails par quelques « Grands » qui le soir, au risque de se compromettre, s'étaient glissés à l'ambassade pour s'éclairer de l'événement; des subalternes du palais l'aver- tissaient des incidents; nous avons encore les billets de ces affidés la signature, par précaution, a été coupée avec des ciseaux (2). Lui-même avait été faire sa cour à San Lorenzo, le 2 novembre, pour voir et être vu; tout s'était borné à des banalités guindées. Très perplexe, condamné à un silence officiel, il retrouvait la loquacité de sa parole dans sa corres- pondance; de tout temps il avait été un grand épistolier, aujourd'hui il multiplie vraiment sans discrétion les dépêches : ses courriers partent deux, trois fois par jour et emportent des lettres successivement datées de « minuit, une heure

(1) Cette lettre du 3 novembre 1807, apportée par courrier spécial au prince de Masserano (vol. 672, fol. 356), arriva le 26 novembre à Paris quand Napoléon était déjà parti pour Milan,

(2) Vol. 672, fol. 240.

108 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

trois heures du matin » ! Zèle ou apparence de zèle? Cet ambassadeur fébrile ne semble plus prendre de repos.

Si vis-à-vis de lui Godoy affectait le mutisme au sujet d'un événement qui déliait toutes les lèvres, il voulait anxieuse- ment découvrir (1) en quels termes exacts le représentant de l'Empereur se pouvait bien trouver avec Ferdinand. Beau- harnais a conté à Ghampagny le piège dans lequel il sut ne pas tomber :

En pleine nuit, une voiture venant de l'Escurial déposait à la porte de l'ambassade un « particulier » mystérieux pressé de remettre une lettre secrète du prince des Asturies à l'am- bassadeur en personne. Celui-ci envoya son secrétaire, M. de Missiessy, répondre que n'ayant pas « l'honneur d'être en rapport de correspondance » avec le prince, il ne pouvait accepter sans autorisation ses lettres. Instances, pourparlers, refus réitérés. Le soi-disant messager dut se retirer, laissant du moins le billet supposé de Ferdinand; le voici ;

Monsieur,

Avec toute la confiance que j'ai en vous, je vous prie de me faire îe plaisir de me renvoyer les deux lettres que je vous ai écrites le 12 ou le 13 du mois passé, l'une pour vous, et l'autre pour que vous l'adressiez à S. M. l etR.; et si vous avez déjà envoyé la lettre à l'Empereur, faites-moi aussi le plaisir de me remettre les brouillons des deux dites lettres, ou quelque copie si vous l'avez, parce qu'il convient pour ma défense.

Je vous souhaite la plus parfaite santé et je suis de tout mon cœur. Votre très affectionné

Ferdinand.

San Lorenzo, le 18 novembre 1807 (2).

(1) Par le procédé sommaire du cabinet noir : « Mes lettres sont ouvertes à Madrid et à Vitioria d'une manière scandaleuse, j'en ai fait voir plusieurs à M. de Turcnn. .. » Buauharnais à Ghampagny, 27 octobre 1807.

(2) Vol. 672, fol. 314. j

LE PROCÈS DE L'ESCURIAL lOD

La manœuvre de plaider le faux pour savoir le vrai était grossière et, comme disait Beauharnais, « coïncidait d'une manière assezoriginale avec le plan pittoresque du procès (1)»

L'agitation des esprits se traduisait, comme les foules savent le faire, par des manifestations extérieures : le carrosse du Roi ou de la Reine venalt-ll à sortir? On restait muet ou l'on sifflait; si la voiture du prince des Asturies paraissait, des vivats saluaient son passage. Un détail montra le progrès du mécontentement : afin que la comédie de la ( haute trahison » fût complète, on prescrivit un Te Deum pour remercier le Ciel d'avoir protégé le Roi; la Grandesse et les chevaliers de Charles III reçurent l'invitation d'y assister, en apparat: long manteau bleu et collier de l'ordre. Sur l'estrade immense quatre seulement de tous ces personnages parurent : deux Espagnols, les ducs de Médina Cœli et de Grenade ; deux Fran- çais émigrés, le duc de Saint-Simon et le vicomte de Gand.

Les craintes de Godoy s'accentuaient : 4,000 hommes de troupes dans les casernes le rassuraient un peu, mais il ne retrouva sa sérénité qu'en recevant les courriers d'Isquierdo (partis les 4 et 7 novembre) et lui donnant d'excellentes nou- velles de Paris. Discrètement, cependant d'une façon toute officielle, le traité de Fontainebleau était ratifié entre Beau- harnais et Cevallos le 8 novembre dans un salon de l'Escu- rial (2) Le nouveau souverain in petto savourait sa prochaine destinée; comme le poltron qui sort brusquement de ses alarmes, il reprit tout à fait courage et pensa affermir sa posi- tion par un coup d'audace, changeant au gré de ses intérêts, pour y substituer ses créatures, le ministre de la guerre, les membres du Conseil de l'armée et, sur les frontières de

(1) Dépêche « réservée » à Champagny, 19 novembre 1907, vol. 672, fol. 312. Voir aux AppendiceSy VI.

(2) Pièces originales scellées des cachets des plénipotentiaires, vol. 672, fol. 270.

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France, le vice-roi de Navarre et le capitaine général de Cata- logne (1).

Beauharnais, lui aussi remis en selle, ne se contentait plus des dépêches officielles et sur un ton de plaisante amitié envoyait à son ministre des lettres particulières. En voici une qui apporte le tableau de Madrid et précise les nouvelles :

Je profite, mon cher ministre, du départ d'un courrier de M. le général Junot, pour me rappeler à votre souvenir et pour vous parler confidentiellement sur tout ce qui se passe en Espagne. Le prince de la Paix est aussi inconséquent qu'il est indiscret. On se réjouit d'avance dans la maison de Mlle Tudo, chez laquelle S. A. passe toutes les soirées. Ses amis disent que S. A. sera récompensée des services importants qu'elle a rendus. Les pre- miers jours du mois, tous les affidés étaient dans la tristesse, les amis dans la désolation; depuis l'arrivée des courriers expédiés par M. Isquierdo le 4 et le 7 ou 8 de ce mois, l'espoir et le bon- heur renaissent dans la société du prince de la Paix.

La conduite que l'on a exercée vis-à-vis des détenus a été aussi illégale qu'inconvenante. Leurs papiers ont été saisis, les armoires enfoncées, sans autre témoin, pendant la nuit, que le capteur; on n'a rien trouvé que ce qu'une main inconnue a bien voulu y faire placer. M. le duc d'Infantado (Vhonneur de toute l'Espagne) a été enfermé les premiers jours dans un galetas sans portes ni fenêtres. Des plaintes, des murmures ont donné de l'inquiétude et de la peur à S. A., le duc de l'Infantado est descendu du grenier du monastère de l'Escurial dans une cellule

(1) A la date du 26 novembre, le maréchal du camp Olaguer Félin, inspec- teur d'infanterie et capitaine général du Guipuzcoa, devenait ministre de la guerre. Le marquis de las Amarillas devenait doyen du Conseil de guerre, quittant la vice-royauté de Navarre oii le remplaçait le gouverneur de Barce- lone, le marquis de Vallesantoro. Les nouveaux membres du Conseil étaient les lieutenants généraux comte de Santa Clara, capitaine général de Cata- logne; Domingo Izquierdo, capitaine général de Valence; Pedro de Mendi- nueta, inspecteur des milices. Les deux capitaines généraux pour Valence et la Catalogne étaient le général Vasco et le comte d'Espeleta, ancien président du conseil de Castille; vol. 672, fol. 354.

Il est permis de remarquer ce chassé-croisé de gouverneurs qui fut peut- être une des causes de la faiblesse de la résistance militaire en février 1808.

LE PROCÈS DE L'ESCURIAL 111

d'un des moînes. Le gouverneur du Prince montre la plus grande fermeté et le plus grand talent; il étonne les juges, fait pâlir ceux qui l'interrogent; à la fin de chaque séance, il dit : « Messieurs, écrivez tout ce que j'annonce, tout ce que je prouverai, ou je ne signe rien. »

La Reine est informée par les rapports secrets de la police du respect qu'on porte à l'Empereur, du mépris absolu qu'on lui témoigne toutes les fois qu'elle sort du palais , elle est dans une fureur qu'on ne conçoit pas; elle ne parle à son affidé que de sang et de bourreaux; elle vomit des injures contre la France, contre le génie qui nous gouverne; elle ne sait à qui s'en prendre; elle disait il y a trois jours : « Qu'on arrête tous ceux qui ne sont pas pour moi » ; on assure qu'un magistrat eut le courage de lui répondre : « Il faudra donc, Madame, arrêter tout le monde. »

... La haine contre le prince de la Paix, le mépris pour la Reine sont aussi fortement exprimés que l'admiration pour l'Empereur duquel l'Espagne attend son salut...

Vale operum nostrorum candide judex.

Beauharnais (1).

Cependant l'Empereur avait appris les événements; les deux lettres de Charles IV lui étaient parvenues. Il y répon- dit le 13 novembre 1807 à sa mode, d'un ton plein d'arro- gance : « Je n'ai jamais reçu aucune lettre du prince des Asturies; directement ni indirectement je n'ai jamais entendu parler de lui, de sorte' qu'il est vrai de dire que j'ignore s'il existe... »

Boutade assez ridicule, insolence gratuite et mensonge trop lourd pour produire son effet. Mais dans cette réponse cavalière l'intéressant n'était pas le message, c'était le mes-

(1) 22 novembre 1807, vol. 672, fol. 335. A ces correspondances enjouées l'ambassadeur joignait des « notes » qu'il croyait plus sérieuses sur l'état du royaume sans oser garantir absolument tous les chiffres de ses rap- poits, car il les prenait, disait-il, dans un pays oii « la statisquique (sic) est encore un mot vide de sens » . (Fol. 149.)

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sager : M. de Tournon, chambellan de S. M. I. et R. (1) avait reçu Tordre de partir en poste dans les termes suivants :

Vous remettrez la lettre ci-jointe au roi d'Espagne. Vous aurez soin d'observer en route, des Pyrénées à Madrid, l'opinion du pays sur ce qui vient de se passer en Espagne ; si l'opinion est en faveur du prince des Asturies ou du prince de la Paix. Vous vous informerez aussi, sans faire semblant de rien, de la situation de Pampelune et de Fontarabie; si vous aperceviez qu'on armât quelques places, vous m'en feriez part par un courrier. Vous observerez à Madrid pour bien voir l'esprit qui anime cette ville. Vous me rapporterez la réponse du Roi (2).

Tout était là; et nous avons, exprimée par lui-même, la pensée de derrière la tète du conquérant. Son agent d'infor- mation allait regarder et observer; il ne parait pas douteux que son impression sur l'Espagne ait été d'un poids très lourd dans la décision de son maître. M. de Tournon, en un poste subalterne, a joué un rôle très grave dans les affaires espagnoles; trois voyages l'ont mêlé plus que personne à ce drame de la péninsule, et bien après sa mort, par une lettre sut l'authenticité de laquelle les historiens s'accordent mal, son nom, dans une renommée posthume, a été prononcé une fois encore, comme nous le verrons en son temps. Aujour- d'hui il nous faut le suivre dans sa marche assez lente à dessein pour mieux voir, et constater son arrivée à Madrid, le 27 novembre vers neuf heures du matin. Beauhar- nais accueillait toujours à merveille les mortels fortunés qui venaient de s'approcher du soleil : il parut charmé de retrouver M. de Tournon et le soir même il le conduisait à l'Escurial,

(1) Claude Philippe, comte de Tournon- Simîane (1175-1809), sou«-lieute- nant au régiment de Condé; chambellan (1805); officier d'ordonnance de l'Empereur (1807). Chef d'escadron (1808). Il mourut subitement a Bayonne, au cours d'une do ses missions. Frère de Camille de Tournon, préfet de Rome, de Bordeaux et de Lyon, pair de France.

(2) 13 novembre 1807, Correspondance, t. XVI.

LE PROCÈS DE L'ESCURIAL 113

à l'audience du Roi, pour remettre la lettre de l'Empereur avec les formes habituelles. Comme ils en sortaient, dans la bibliothèque du Palais ils croisèrent le prince des Asturies entouré d'officiers et de moines, ils s'inclinèrent très bas et reçurent un salut assez embarrassé.

Tournon avait dit qu'il attendrait la réponse; il en profita pour visiter Godoy et parcourir Madrid. Le 29 novembre, un pli cacheté lui parvenait de l'Escurial, et il repartait le 1" décembre au soir retrouver, par delà les Pyrénées et les Alpes, Napoléon qui venait d'arriver en Italie. Sa véritable mission était remplie; il avait regardé le plus de choses pos- sible, il disait ce qu'il avait vu. Lui aussi traçait des portraits :

Le Roi, honnête homme très borné, incaj)able de prendre un parti, ne s'occupant d'aucune affaire, ayant toute con- fiance en la Reine qui lui a persuadé pour sa santé la néces- sité de la chasse, à laquelle il se livre, quelque temps qu'il fasse, deux fois par jour. La Reine, femme d'esprit d'in- trigue, servant près de Charles IV Godoy parce qu'elle a besoin de lui pour subvenir à ses dépenses; malgré son âge « la Messaline de son siècle » . Le prince des Asturies, d'un caractère faible, avec une assez bonne éducation diri- gée par un ecclésiastique d'origine française (1), « on lui accorde de l'âme et de l'élévation dans les sentiments. " Le prince de la Paix, dont l'astuce et la souplesse composent tout le mérite, sans connaissances, sans tenue, embarrassé, médiocre. Il dispose de tout et aussi des finances, il puise pour satisfaire son avarice. Il n'a aucun partisan. L'affaire de l'Escurial vient de le perdre dans l'opinion. Au contraire elle attire les sympathies sur le prince des Asturies et son jeune frère don Carlos de qui on cite des traits de fermeté. L'armée n'a pas plus de 30,000 hommes disponibles (cxac-

(1) Ainsi parle M. de Tournon; il veul peut-être dire qu'Escoïquitz a des sentiments « français », le goût d'une alliance avec la France.

lU L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

tement 30,920) et il faudrait trois mois aux milices pour se réunir; les places fortes du nord tombent en ruines ou restent désarmées; leurs gouverneurs sont vieux de grade ou nou- veaux d'emploi.

L'Espag;ne est dans un moment de crise, elle attend son sort de l'Empereur. Elle le regarde comme son seul appui, et le protecteur du prince des Asturies est tout son espoir... Il n'y aurait aucun avantage à soutenir le prince de la Paix, suppôt des Anglais... Il faudrait envoyer une armée forte de 30,000 hommes qui seraient plus que suffisants pour donner des lois à l'Espagne.

Et M. de Tournon ne craint pas de proposer des coiiclu- sions de haute politique : composer un ministère avec l'In- fantado, San Carlos, Florida Blanca; priver Godoy de tout emploi, de toute charge; faire abdiquer Charles IV, et le remplacer par Ferdinand fl).

M. de Tournon se faisait-il simplement l'écho des combi- naisons de M. de Beauharnais; ses remarques personnelles pendant un rapide séjour lui inspiraient-elles des opinions aussi nettes? Telle était du moins au retour (et il pensait bien ne pas aller à l'encontre des pensées de son maître) la men- talité de l'envoyé du monarque qui, dans un traité solennel, venait de « garantir à S. M. Catholique la possession de ses États d'Europe situés au midi des Pyrénées » ,

II

Le procès de lèse-majesté était commencé. Mais il ne laissait pas que d'embarrasser les juges, plus encore les accusateurs, car la personne inquiétante de l'Empereur se

(1) AF IV, 1680. Dossier 1807, 16. Appendices, V.

LE PROCES DE L'ESCURIAL 115

mêlait à l'affaire : le prince des Asturies en avait trop dit, on en avait peut-être trop découvert, le public certainement avait assez parlé pour que ce projet d'une alliance entre l'héritier du trône et une princesse de la famille impériale pût désormais être passé sous silence. Les Espagnols, en ce temps-là, avaient confiance en la sincérité du très puis- sant Napoléon; ils aimaient imaginer que le jeune prince, objet de leurs espérances, fortifiait ces espérances mêmes d'une entente parfaite avec l'Empereur. Depuis la proclama- tion d'octobre 1806, les gens sensés ne pouvaient véritable- ment croire aux sympathies françaises de Godoy; le patrio- tisme castillan s'accommodait fort bien d'un mariage qui ruinait toute la diplomatie du favori. Et de son côté, con- naissant les avantages personnels réservés pour lui au traité de Fontainebleau, le prince de la Paix estimait pouvoir s'appuyer avec toute sécurité sur Napoléon (1). Afin d'entrer dans ces vues, il prétendit ramasser l'arme tombée à terre des mains de Ferdinand et mettre une surenchère, pour son propre compte, à ces fiançailles politiques. A son instiga- tion Charles IV reprenait officiellement le projet secret, et le 18 novembre, toujours dans l'incohérence et sous l'émotion d'événements dont la rapidité et l'imprévu bouleversaient cet esprit placide, il demandait à l'Empereur d'accorder à son fils la main d'une personne du sang des Bonapartes. Mais, plus ce dessein pouvait être « déclaré " entre les deux sou- verains, moins il convenait que l'idée parût avoir existé déjà dans les intrigues des amis de Ferdinand. Escoïquitz, d'ailleurs en prison, aurait pu, à sa décharge et par un heu- reux procédé d'audience, revendiquer le mérite de l'inven- tion. Il eût été seul de cet avis, car tout le monde prudemnicnt

(1) « C'est à présent que je commence à jouir de la tranquillité que me présente un traité qui me met sous la protection de l'Empereur... » Godoy à Murai, 24 décembre 1807, AF IV, 1680, pi.ice 15.

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tomba d'accord pour que le nom magique de Napoléon ne fût pas prononcé dans le procès qui s'instruisait. M. de Beauharnais, qu'on voulait mettre hors de cause, se multi- plia dans ces démarches instantes, et Charles IV prescrivit aux jugées de ne pas retenir, même indirectement, ce qui pouvait concerner le mariage de l'Infant. « On a eu soin de ne faire la moindre mention d'aucun des sujets de S. M. I. et R. par égard à ce quElle a fait signifier « , écrivait Godoy à Murât, en une confidence de complices (I).

Cette « Junte » criminelle avait été constituée le 6 novem- bre. Sous la présidence de don Arias Mon, dix conseillers de Castille la composaient. On avait choisi les membres les i/ioins riches dans le but d'entraîner leur vote par faveurs ou présents. L'accusateur devait être Simon de Viegas, magis- trat à la dévotion du prince de la Paix. Gagner les accusés eux-mêmes fut le premier moyen : à Escoïquitz on fit entendre qu'un évéché serait la récompense de ses révélations et de l'abandon de ses « complices n . L'archidiacre de Tolède riposta avec fierté qu'il prétendait être jugé, puni si reconnu coupable, innocenté publiquement s'il était déclaré la vic- time d'une erreur. Il fallut se résoudre à un réquisitoire en forme. Viegas le prononça le 28 décembre, en des termes embarrassés et creux; n'allait-il point parler des vertus de Maiie-Louise « qui nuit et jour se dévoue au bien de ses enfants et de ses vassaux » . On eût pu croire à une ironie outrageante si le fiscal n'avait très gravement montré qu'il s'agissait de choses sérieuses en requérant la peine de mort contre Escoiquitz, l'Infantado et Ayerbe. La défense eut trois jours pour étudier les pièces et deux semaines pour préparer ses répliques ; des avocats de talent acceptaient cette mission : Davilapour Escoiquitz, Joven de Salas pour l'Infantado, don

(1) 24 ddceiiibre i807, AF IV, 1680, pièce 15.

LE PROCÈS DE L'ESCURIAL lU

José Asnarès pour Ayerbe, pour le comte de Bornos, Her- nandez Martinez. Le comte d'Orjas avait refusé de désigner un défenseur « parce qu'il ne se sentait pas coupable » . Le cha- noine avait résumé son rôle et celui de ses amis en deux mots : « J'ai été le conseiller, non le séducteur de mon élève. »

Bien que maintenue secrète, l'affaire passionnait l'opinion; la haine du favori ne laissait à personne la possibilité de ne pas souhaiter l'acquittement; le patriotisme augmentait ce sentiment d'espérance et il semblait que la « cause de l'Es- curial » , comme on rap[ elait, dût décider de l'honneur de la nation. Les juges ne laissèrent pas amoindrir ce patrimoine déposé entre leurs mains.

Le 25 janvier de grand matin ils s'assemblèrent à l'Escu- rial. Un seul manquait : don Eugenio Manuel Alvarez Caballero. Une lettre de lui demandait à ses collègues le droit de se faire transporter au lieu de leurs séances, tout mourant qu'il était, pour, avant son heure dernière, émettre son vote dans une affaire si importante au repos de sa cons- cience et au salut de sa patrie. Tout d'une voix les conseillers décidèrent de se rendre chez le malade pour continuer la procédure. Ils trouvèrent Caballero assis sur son lit, mais revêtu de sa toge et de ses insignes; sa figure décharnée par la souffrance s'illumina et, retrouvant un reste de force, il leva la main à son front pour saluer la Junte, image vivante de la justice qui venait à lui. Il demanda à opiner le premier; mais remarquant la présence de Simon de Viegas qui avait suivi d'un pas anxieux le tribunal, il déclara qu'en ayant donné ses conclusions le fiscal avait perdu le droit d'assister aux séances du Conseil. André Lasauca appuya cette parole, ajoutant qu'à défaut du fiscal, lui se retirerait. Simon de Viegas fit à l'assemblée une révérence très courte, et, pâle de colore, franchit la porte. Caballero parla encore: son

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état, la cause, les circonstances, tout donnait à son accent une émotion poifjnante, partagée par ses collègues : il félicita les défenseurs de leur fermeté dans une rencontre aussi périlleuse, et manifesta l'espoir de voir le tribunal recon- naître l'innocence des accusés. Sa voix s'éteignit, et les con- seillers, sans vouloir poursuivre une discussion superflue, rédigèrent leurs conclusions :

Les pièces originales nécessaires à un procès criminel manquaient; 2" des copies informes ne sauraient donner un sérieux indice de la culpabilité réelle des accusés; le prince des Asturies devait être entendu, et il ne pouvait Têtr* que par devant les Gortès du royaume, en séance publique; ht" les membres de la Junte, fussent-ils les juges naturels des accusés (et ils ne l'étaient pas), il leur fallait tout d'abord savoir du Conseil de Castille quel était le dénonciateur.

Ils ne trouvaient donc pas matière à rendre une sentence, mais Sa Majesté Catholique voulant connaître l'opinion des conseillers assemblés, ils pensaient que dans l'état actuel de la procédure, les prévenus devaient être aussitôt remis en liberté (l). Sur le grand crucifix d'ivoire suspendu au chevet du lit ayant considéré celui qui juge les jugements des hommes, tous signèrent (2). Par un mouvement spontané ils s'embrassèrent avec attendrissement, jurant qu'ils agissaient pour l'acquit de leur conscience et le bien du royaume, dussent-ils porter leur tête sur un échafaud. après avoir rendu hommage à la vérité et sauvé l'honneur castillan. La nuit était venue, quelques flambeaux de cire éclairaient celle chambre de moribond transformé en prétoire; autour de la

(1) Beauharnais à Cliampagny, 10 février 1808. Appendices, VIII.

(2) Don Arias Mon. Don Gonzalo Josef de Vilches. Don Antonio Villa- nncva. Don Antonio Gonzalez Yebra. Le marquis de Casa Garcia. Don Eujcnio Manuel Avarez Caballero. Don Sébastian de ïorrès. Don Dominr[0 Fernandez d Campouiani's. Don Andres Lasauta. Don Antonio Alvarez de Contreras. Doû Miguel Alphonse Viïlagoniez.

LE PROCES DE L'ESCURIAL Î19

couche de Caballero, défaillant de corps mais l'âme sereine, les longues robes agitaient leurs reflets rouges, et ces mu- railles nues, ces escabeaux de bois, proclamaient, sans l'ap- pareil de la justice, la majesté du devoir accompli et la gran- deur d'âme d'un loyal magistrat.

Le lendemain, l'arrêt fut porté à Charles IV. Ce prince débonnaire comprit mal tout d'abord, et ne vit dans ce dénouement que la fin d'un imbroglio qui troublait sa vie. Il en témoigna sa satisfaction. Marie-Louise n'avait pas cette naïveté : elle manifesta aigrement sa colère en des paroles acerbes, auxquelles les conseillers répondirent par une muette salutation. Avec le témoignage de leur conscience, l'admiration publique les dédommageait. Deux jours après son éloquent plaidoyer, don Eugenio Caballero mourait, brisé par la maladie et l'angoisse. Les communautés de son quartier se disputèrent le droit de rendre les derniers devoirs au juge intègre; devant la magnificence des prépa- ratifs funèbres, la famille de Caballero s'inquiéta de la dépense; les moines répondirent que pour le grand conseiller de Castille « mort pauvre « , ils réclamaient l'honneur de déployer, aux frais du couvent, les pompes de l'Église. Et la foule de toutes classes se porta aux funérailles, manifestant par sa présence sa gratitude, par son émotion ses regrets.

Le même sentiment unissait les cœurs contre la Cour devenue persécutrice, maladroite, exaspérée et exécrée. Chaque circonstance paraissait bonne pour le dire bien haut : quoique beau-ftere du prince de la Paix, le cardinal de Bourbon de qui dépendait, comme archevêque de Tolède, le chanoine Escoïquitz, offrit au Roi sa démission, afin de protester contrô- la prison imposée à son archidiacre; et le chapitre retira son titre et son traitement « d'avocat pensionné » à M. d'Ar- gumosa qui avait craint et refusé de défendre Escoïquitz. Joven de Salas, l'avocat du duc de l'Infantado, refusa

120 L'KS PAGNE ET NAPOLEON

les honoraires que lui présenta la duchesse : il avait rendu justice à l'innocence, et se trouvait récompensé par l'estime de ses concitoyens.

Au lieu de comprendre la force de cette réprobation una- nime, Godoy s'entêta dans sa résistance solitaire. Sa dernière manœuvre fut, la veille de la sentence, de promettre la clémence royale pour les accusés, s'ils étaient condamnés à la peine capitale. Le lendemain on apprit avec stupeur que le Roi passait outre à l'absence de jugement et portait de lui-même une condamnation : privés de tous leurs grades, emplois et ordres, l'Infantado était exilé à Ecija, d'Orjas à Valence, Ayerbe dans l'Aragon, San Carlos à soixante lieues de la résidence royale, tous les domestiques du prince des Asturies à quarante lieues de Madrid.

Le chanoine Escoïquitz se trouvait relégué près de Cor- doue, au couvent d'El-Pardon, avec l'obligation d'assister à tous les offices religieux de la communauté; le ministre de grâce et justice avait mission de le lui annoncer en termes particulièrement vifs (1). Ces mesures de rigueur si con- traires aux vœux des juges échauffèrent extraordinairement les esprits, et causèrent une douleur profonde aux vrais Espagnols. Les paroles les plus acerbes atteignaient le géné- ralissime prudemment cantonné dans son palais de Buena Vista, et aussi la Reine, dont les colères, les évanouissements, les accès furieux effrayaient la Cour en épouvantant le Roi. Chacun vivait dans une atmosphère d'énervement, de trouble

(1) « S. M. a vu avec la plus grande indignation combien V. S. a travaillé pour corrompre et se'duire le cœur de son tils, en l'éloignant des idées de la bonne morale et de l'Evangile. Ayant plus d'égard pour l'état de V. S. que pour sa personne, S. M. a résolu de vous envoyer au monastère de Pardon, avec défense d'entrer à Madrid ni autres lieux de séjour de la Cour, pour y apprendre à bien vivre et à mourir en bon chrétien et ecclé- siastique... Ce que je communique à V. S. pour son accomplissement. » Marquis Caballero, 27 janvier 1808, vol. 673, fol. 87,

LE PROCES DE L'ESCURIAL 121

et de crainte, rejetant la responsabilité de jour en jour plus lourde, sur les épaules du favori; et il fallait tout l'optimisme d'un agent décidé à accepter sans conteste les versions officielles pour permettre au chargé d'affaires de Prusse, M. Henry, d'écrire à son maître :

Son Altesse Sérénissime le prince de la Paz manifeste un grand contentement d'avoir réussi à déterminer S. M. G. à user de clémence envers les coupables (1).

M. de Beauharnais, placé pour mieux voir, voyait mieux aussi : il écrivait sans cesse l'impopularité de Godoy, char- geant plutôt sa palette de noires couleurs, afin de présenter, en contraste, le riant tableau d'une régénération de l'Es- pagne par la main du tout-puissant Napoléon « béni, attendu comme un libérateur » . Il aimait à propager cette créance et croyait satisfaire à ses devoirs « en faisant connaître le héros qui nous gouverne, comme un Dieu tutélaire et protec- teur » .

De Paris on envoyait les meilleurs agents, les plus fines mouches de la diplomatie secrète pour vérifier ces assurances, observer avec exactitude, noter l'état des esprits, connaître les forces du royaume, afin de préciser le moment opportun (2).

En vérité chacun était mal à l'aise : Napoléon demeurait perplexe et variait ses desseins avec la mobilité d'une volonté qui nie l'obstacle. Beauharnais désorienté se perdait en conjectures pour deviner, afin de la suivre, la pensée de l'Empereur. Sortant d'une grande peur, Ferdinand restait mal rassuré. Ses amis exilés attendaient anxieusement un nouveau tour de roue de la Fortune. Les Espagnols sen- taient un danger planer sur la patrie, qu'il vint de la faiblesse du monarque ou de l'audace de l'étranger. Contre son

(1) 1" février 1808, vol. 673, fol. 3.

(2) Insliuclions à l'agent secret Rlondel, 6 février 1808. Appendices, VIII.

1-22 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

ennemi, Godoy perdait une partie il avait joué gros jeu. Marie-Louise partageait son ressentiment et portait tout le poids d'un cœur ulcéré, peut-être par le remords, certaine- ment par l'insuccès. Charles IV lui-même était privé de sa quiétude habituelle : sur les grands talents du généralis- sime de légers doutes naissaient dans son esprit; à peine se remettait-il d'avoir cru son propre fils coupable; sa consola- tion était de donner l'exemple du sacrifice : par une infraction pénible à l'ordonnance des déplacements royaux, la Cour n'avait point paru à Madrid pendant le mois de jan- vier, alors qu'elle en gardait la coutume depuis trente ans et plus : de l'Escurial elle était allée s'installer tout droit à Aranjuez. Dans sa sagesse Charles IV l'avait ainsi décidé. L'Espagne était-elle en droit de lui demander davantage?

CHAPITRE V

MURAT LIEUTENANT DE l'EMPEREDR (1808)

Partage futur fie l'Europe entre l'Empereur et le Tsar. Date des premiera projets de ÏNapoléon sur l'Espagne. Il exige d'elle un « secours » mili- taire et veut, en l'intimidant, se dégager de ses propres promesses. Pour en faire une compensation éventuelle il enlève à la reine Marie-Louise le royaume d'Etrurie. Il repousse lalliance matrimoniale du prince des Asturies et recule l'exécution du traité de Fontainebleau. Mission de Vandeul à Madrid pour porter ces injonctions. Le grand duc de Berg est nommé « Lieutenant de l'Empereur » .

]Murat entre en Espagne avec une armée. Occupation par surprise de Pampeiune, Barcelone, Saint-Sébastien. Voyage d'Isquierdo à Madrid et à Paris. Murât arrive dans la Caslille.

Projets de fuite de la famille royale. Effervescence populaire pour empê- cher le départ. Émeute d'Aranjuez (17 mars). Godoy est saisi, blessé, emprisonné. Terreur et abdication de Charles IV. Conciliabules de Murât avec la famille royale. ^Mission du général Monthyon. - Bril- lante entrée de Murât à Madrid (23 mars). Entrée triomphale de Fer- dinand '24- mars). Napoléon attend les événements pour se prononcer. La lettre apocryphe du 29 mars. L'Empereur offre la couronne d'Espagne à son frère Louis, dès le 27.

Le « règne n de Ferdinand VII. Maladresses de Beauharnais. Murât reçoit l'épée de François l". L'Empereur envoie Savarv chercher Fer- dinand. — Le prince part et attend à Yittoria. Il est enlevé et conduit en France. Mural envoie également Charles IV, la Reine et le prince de la l'aix.

A partir de 1808 l'Espagne est l'entrave Cfui gène tous les mouvemenls de Napoléon. Dès qu'il regarde la Vistule ou

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l'Elbe, OU seulement le Rhin, la nécessité l'oblige à tourner la tète en arrière vers l'Ebre, le Douro et le Tage. Sa faute le para- lyse, il en éprouve une déception d'autant plus amère, qu'ayant su prévoir le danger, il avait cru avoir tout fait pour l'écarter. Dans les pourparlers de Tilsitt, les mots les plus graves devaient être ceux qui ne furent pas prononcés. La paix avait été scellée sous la convention tacite qu'Alexandre etNapoléon se partageaient le vieux monde. En jetant les terres du Sultan sous le sabre du Tsar, l'Empereur estimait avoir acheté le droit de découper l'Occident à sa guise; s'il permettait à la Russie d'ouvrir un œil de convoitise sur la Finlande et les Principautés danubiennes, c'était à condition de la rendre aveugle pour ses propres annexions. Occupée au nord contre la Suède, au sud contre la Turquie, elle n'aurait pas le loisir de beaucoup songer à la destinée de la lointaine Espagne. De se revoir, les deux souverains avaient échangé la promesse; Alexandre seul était peut-être désireux de la tenir; son « bon frère » éprouvait quelque gêne à une entrevue, il préférait beaucoup n'y arriver que la besogne achevée et les mains pleines. On aurait alors parlé de la fatalité des événements, des faits accomplis; la langue diplomatique a des ressources merveilleuses pour ces conversations mélancoliques. Mais, examiner, avant leur exécution, de tels desseins, ne laissait pas que d'être désagréable, et, malgré l'exemple de la Pologne, la convoitise d'un Corse redoutait les scrupules d'un Slave. Pendanttoutl'hiverde 1807-1808, Napoléon élude donc l'entretien; en réalité il est trop occupé pour avoir le loisir de courir en Allemagne; mais serait-il libre, qu'il sauraitinventer des prétextes à reculer l'échéance du voyage. Au mois de sep- tembre seulement on ira à Erfurth, et les faits auront parlé assez haut pour rendre toute récrimination superflue. Il fallait tenir en haleine la bonne volonté de son allié. Dans un cercle de la Cour, au mois de janvier. Napoléon prit à part l'am-

MURAT LIEUTENANT DE LEMPEKEUR 125

bassadeur russe, le comte Tolstoï, et, sans lui révéler qu'à la même heure, le cabinet des Tuileries garantissait sous main à la Porte ottomane la continuation d'un armistice, il agita devant lui le leurre de la Moldavie et de la Valachie. Désor- mais il ne fera plus un pas en avant de l'autre côté des Pyré- nées sans parler des ambitions de l'Angleterre et des agrandis- sements de la Russie. Gomme ses procédés de gouvernement, les moyens diplomatiques du grand homme étaient extrême- ment simples Ayant tout lieu d'être tranquille, au nord, rassuré sur l'Europe qui, pour cause, paraissait endormie, il concentra sa pensée sur la péninsule.

A quelle heure ont commencé ses projets d'annexion et de conquête?

Dès le printemps de 1805, s'il faut en croire M. de Barante, dont les Souvenirs nous apportent un témoignage extrême- ment net et précis (1) ; vers la fin de 1806, selon M. Pasquier, et sous l'inspiration de Talleyrand, dans la poursuite de ces rêveries historiques qui eussent fait répéter à la lettre le mot de Louis XIV, pris comme exemple : « Plus de Pyrénées (2). »

Entraîné à n'être jamais satisfait, la pensée lui vint de placer tout autour de lui ses frères, satellites de son propre empire ; et sa Correspondance prouve qu'il n'entendait trouver, sans trop de responsabilité, que des agents d'exécution. Voi- sine de la France, l'Espagne, comme la Hollande, les Pro- vinces rhénanes, la Suisse, l'Italie, devait être le rempart élevé aux dépens des tributaires. Depuis huit ans, le vieux royaume de Charles-Quint, en allié docile, lui donnait, dans la limite de sa pénurie, hommes et argent. Que lui prendre de plus, sinon la couronne? Pour remplacer le roi de la dynastie ren- versée. Napoléon avait sous la main tout un jeu de monarques de rechange. Faut-il ajouter le contentement de substituer

(i) T. I, p. 137.

(2j Histoire de mon temps, t. I, p. 329.

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un Bonaparte au dei'nier représentant de la maison de Bour- bon? Sur ce contraste, on a brodé des développements faciles. Ce raffinement, inutile à ses plans, ne paraît pas très véri- dique. Le mot : n Avant dix ans, ma dynastie sera la plus ancienne de l'Europe « , semble plus près de la vérité : il cor- respond à son caractère, à sa superbe, à son ambition.

Qui voudra bien étudier de près les événements, du mois de juillet 1897 au mois de mars 1808, suivra la prop;ression constante des espérances, des prétentions de Napole'on. C'est le prince des Asturies, dans la solitude de son inactivité, qui rêve un mariage avec une parente de l'Empereur, afin de de se donner, contre son adversaire Godoy, un avantage et un appui. D'abord surpris, Napoléon ne repousse pas la tenta- tion; son silence ne l'engage en rien. C'est peut-être l'occa- sion sonbaitée; elle ne saurait, d'ailleurs, porter ses fruits qu'à longue échéance. Il envoie précisément des troupes en Portugal; il a obtenu de leur faire traverser l'Espagne; la porte est entre-bâillée; par cette ouverture, qu'il élargira d'un coup d'épaule silencieux, il va pousser ses bataillons. Le filet d'eau glisse sans bruit sur le sable, enveloppe lente- ment les grosses pierres, les déchausse, étend sa nappe dor- mante, creuse le trou, l'emplit, se gonfle et déborde, tombe en cascade bruyante avec l'irrésistible poids de sa hauteur et la vitesse de son élan.

La décision prise, le conquérant l'exécute avant même de la faire ratifier, c'est sa méthode; et quand, le 27 octobre 1808, il signe à Fontainebleau le traité qui l'autorise à diriger 25,000 hommes à travers la Navarre, la Castille et le pays de Léon, il y a exactement neuf jours que ses têtes de colonne ont déjà franchi la Bidassoa.

Mais voici que la tentation augmente, et sa force morale n'est pas assez solide pour y résister. L'arrestation du prince des Asturies offrait un avantage et un danger. Le danger,

MURAT LIEUTENANT DE L'EMPEREUR 127

c'est l'enquête; fatalement, on croira apercevoir la main de l'Empereur dans le projet de mariafje. L'avantage, c'est l'avi- lissement commun du Roi et de son héritier. Un objet qui tombe, fût-ce une couronne, on le ramasse. Ce ne serait donc plus la puissance en expectative chez un allié obéissant, mais la possession immédiate de son patrimoine. L'horizon de Napoléon s'élargit; il n'a pas fait naître l'occasion, il ne sera pas assez maladroit pour la repousser. Dès lors, deux nécessités, l'une facile, l'autre périlleuse : arrêter le procès et occuper les places fortes. Le penser, le vouloir et l'exé- cuter, c'est même chose.

Ah! qu'il était bien comme Gromwell, ne laissant rien à la Fortune de ce qu'il pouvait lui enlever par conseil ou par prévoyance! A Trafalgar, pour notre cause, la flotte de l'Espagne avait été détruite. Son armée restait intacte, mal organisée peut-être, sous des chefs souvent médiocres, mais avec des soldats rompus à l'endurance et capables de fer- meté (1). Sans le briser. Napoléon prétendit tourner l'obs- tacle. Eloigner ces troupes lui parut une habileté hardie L'inconcevable levée de boucliers de Gadoy en octobre 1806 avait attiré son attention; il voulut confisquer à son profit ces armements inconsidérés; habilement interprété, l'article 3 du traité d'Aranjuez (27 juin 1796) lui donnait cette faculté (2) ; il en usa. C'est alors que dès le 15 décembre 1806, sur son ordre, Talleyrand demanda au cabinet de Madrid un «secours» de 25 canons, 4,000 cavaliers et 10,000 fantassins. L'avantage que retirerait l'Espagnede cetescamolage étaitmême énoncé: cela lui « formerait des soldats . Après les avoir envoyés au plus loin de leur pays, dans les îles du Danemark, Napo- léon se souciait peu de leurs actes immédiats, mais il ne les oubliait pas. Nous le voyons, le 19 janvier 1808, auprès d(; Bcr-

(J) Général Fov, Histoire des (jueircs de la Pénin%ule, t. II, p. 242. (-) Voir : V Ambassade française en Espagne pendant la Révolution.

128 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

nadotte, sous les ordres de qui elles sont placées, s'inquiéter de leur esprit : « Sont-elles amies du prince de la Paix ou du prince des Asturies? (1) »

Par une même prévoyance ironique, il voulut tenir toute prêle une compensation territoriale pour les princes espagnols au jour de leur chute. Il est vrai que ce dédommagement ne lui coûterait guère, puisqu'il dépouillerait la fille pour couvrir éventuellement le père : car ce fut le royaume d'Étru- rie qu'il clioisit pour ce troc fallacieux. A sa très profonde surprise, le 23 novembre 1807 la jeune reine régente Marie- Louise apprit donc, par M. d'Aubusson ministre de France à sa cour, qu'elle avait « cédé en toute propriété et souveraineté » ses États à S. M. l'empereur Napoléon. Quelques jours après dix mille hommes de troupes françaises entraient à Florence; la Reine en sortait à la même heure. Puis une « députation » toscane, choisie parmi les « esprits souples, subordonnés aux circonstances » , se rendait à Milan supplier l'Empereur d'ac- corder leur réunion au grand Empire. Le monarque accueillit leur voeu avec bienveillance. Il aurait donc un trône à offrir à Charles IV, si les circonstances l'obligeaient à le faire des- cendre du sien. L'intimidation suffirait. Deux lettres fort sèches et montrant de la mauvaise humeur sans en dire la cause (2) furent confiées à M. de Vandeul pour être portées à Aranjuez : une « alliance » avec le prince des Asturies était définitivement écartée, et renvoyés à une époque incertaine les maigres avantages stipulés par l'Empereur dans le traite de Fontainebleau " que l'on ne saurait d'ailleurs faire con- naître, les affaires n'étant pas encore assez avancées » .

Beauharnais accueillit bien Vandeul et, sans qu'on de- vine pourquoi ce lyrisme, le traita d'abord " en père qui retrouve ses enfants » ; puis s'avisant que ce subordonné

(1) Corfvsponrlance, t. XVI.

(2) Toutes deux du 10 janvier 1808, Correspondance, t. XVI.

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pourrait bien être un surveillant de sa conduite, il demeura sur la réserve et « n'entra avec lui dans aucune explica- tion )) . Il prit les lettres impériales et alla les porter lui-même au Roi. Il trouva le monarque fatigué, la figure altérée, le corps las; la Reine, habituellement présente à ces audiences diplomatiques, ne s'y trouvait point. Charles IV parut émo- tionné : « Ambassadeur, vous connaissez mon cœur, mes sentiments; toujours les mêmes, toujours.» Il laissa échapper ces paroles : « Ces maudites tracasseries! Ah! » et se repre- nant, com me si cette expression ne fût pas sortie de sa bouche : « Je vais répondre à l'Empereur. Je lui suis toujours très attaché (l).» Arrivé le 1" février, Vandeul emportait les deux réponses de Charles IV, huit jours après. La chancel- lerie paresseuse de Madrid était sortie de ses traditionnelles habitudes. Le coup avait certainement porté. Gomme tous les « courriers » de rEm{)ereur, Vandeul avait eu mission de regarder sur sa route (2); il notait ainsi ses impressions : l'entrée des troupes françaises en Espagne a consterné Godoy et la Reine; il a donné espoir aux Espagnols qui attendent un changement, et tiennent à leur monarchie, mais pas à leur monarque. Le mariage du prince des Asturies avec une personne désignée par l'Empereur occupe tous les esprits à Madrid; que ce soit une fille de Lucien, ou Mlle Tascherde la Pagerie, ou toute autre on y voit la chute de Godoy, et avec la France l'alliance affermie (3). Le rapport de Vandeul confirmait une fois encore les projets de l'Empereur : les Espa- gnols ne savent pas bien ce qu'ils espèrent de moi, et je ne sais pas exactement ce que je vais faire d'eux; mais on m'at-

(1) Dépêche de Beauharnais, 3 février 1808, vol. 673, fol. 118.

(2) Il avait reçu l'ordre d'être fort expcditif; il le fut. Parti de Paris le 21 janvier à cinq heures du soir, il arrivait le 1" février à Madrid à une heure du matin; les lettres remises le 3 à Aranjuez recevaient une réponse le 7; dans la nuit même Vandeul se remettait en route.

(3) AF IV, 1609.

130 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

tend là-bas et j'y puis tout. La condition essentielle : « la nation veut sauvegarder l'intégrité de la monarchie » , lui paraissait suffisamment remplie s'il conservait sous un même sceptre (celui d'un de ses frères) toutes les provinces. Les temps sont accomplis, il ne faut plus que faire avancer les régiments.

Dès qu'on aura peu à peu ligoté d'un cordon de troupes le cadavre de Sa Majesté Catholique, on le portera sans peine à l'Escurial, dans le « pourrissoire » . Trône vacant, trône à moi. Plus de diplomatie : la force. Et à choisir un agent dégagé de la première de ces qualités, brillant dans la seconde, qui prendre de plus vraiment approprié que Murât? Murât, de qui Napoléon, toujours excessif et brutal, clairvoyant aussi, disait à Rœderer : « C'est un héros et une bête (1). »

II

Pour conduire un maladroit, même héroïque, il ne convient pas de lui laisser les rênes flottantes. Murât ne fut qu'un ins- trument : sur sa vaillance et son dévouement on comptait sans réserve; de confidences, il n'en reçut jamais. Lourde faute, car, à ne rien savoir, on peut tout compromettre, et un agent d'exécution, suivi de 50,000 hommes, ne saurait bien transmettre des ordres dont la portée lui échappe.

Cette dissimulation fut extrême et quasi puérile. Le 20 fé- vrier 1808, le grand-duc de Berg avait été aux Tuileries faire sa cour; Napoléon échangea des paroles de politesse banale, saus un mot de politique. Le soir. Murât reçut du ministre

(1) Converaation le 11 janvier 1809.

MURAT LIEUTENANT DE LEMPlvRKUR 131

de la guerre un pli qui lui annonçant sa nomination de « Lieu- tenant de rEmpercur » en Espagne, l'invitait à partir pour Bayonne dans la nuit même, muni de deux lettres des ins- tructions militaires assez circonstanciées, mais fort sèches, lui étaient dictées de la part du maître. On ne commande guère autrement à un sergent de prendre la garde. La dis- cipline était si forte, Toljéissance si absolue, que ce prince souverain monta sur l'heure en voiture, sans rien dire, sans rien demander, sans revoir son impérial beau-frère. Etat- major, équipages, train de guerre le suivraient comme ils pourraient. Il marchait droit devant lui, sans avoir même la. tentation de retourner la tête.

Son obéissance devait être soutenue par beaucoup d'espé- rance. Sa femme, Caroline, fut la seule avec qui il eut, maté- riellement, le temps d'échanger une idée; et l'on sait que cette personne de beaucoup de volonté, de très peu de cœur, rêvait d'une couronne. Ce beau royaume d'Espagne lui appa- rut dans une vision céleste, et si Murât était tout prêt à tirer l'épée pour le conquérir, ils ne croyaient pas, l'un et l'autre, avoir besoin de recourir à ces moyens extrêmes; l'Empereur ne distribuait-il pas des peuples au gré de ses caprices? Qui aurait l'Espagne? Le premier qui y entrerait. Or donc en en route. Très imbue de ces pensées, Caroline poussa son mari, loin de songer à le retenir. Quand et comment serait- elle reine? Elle l'ignorait; mais de le devenir, elle n'en faisait pas de doute. Et la brutalité des ordres de son tout-puissant frère ne se sentait plus : on peut bien courber le dos quand on va relever ensuite si haut la tête. Ne cherchons pas un titre à ce chapitre moderne de la Légende des siècles,- il est tout trouvé : " Départ de l'aventurier pour l'aventure. »

Sept jours après, le Grand-Duc arrivait sur l'Adour ayant songé en ses heures de route, encore un peu troublé de la précipitation, mais très décidé à exécuter ponctuellement les

132 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

ordres de celui qui refaisait la carte de l'Europe. Il demande timidement des instructions; si la banalité des réponses ne le satisfait pas, il n'a garde de le manifester. Son activité se porte sur l'organisation militaire et à parler de ce pays d'Es- pagne dont il est si près et qu'il va toucher comme un enfant qui saisit son jouet, c'est pour dire que tous les regards s'y tournent vers l'Empereur.

Bayonne voulut joyeusement fêter cet important person- nage. La ville offrit à son Altesse Impériale un brillant «ambigu». Entouré de toute sa maison militaire il s'y rendit vêtu d'un uniforme blanc galonné d'or. Sous le poids des assistants le plancher s'écroula; au milieu de la foule effarée, le Grand-Duc saisit d'une main vigoureuse la balustrade d'une loge, et attendit entre ciel et terre qu'on vînt le secourir, tenant toujours sa danseuse suspendue par la taille. Epi- sode symbolique de la vie toute en fanfare de Joachim Murât. Pour ce cadet de Gascogne, l'existence fut une grande salle de bal que l'on traverse en costume de parade, et l'on déploie tantôt sa grâce, tantôt sa force, jusqu'à la catastrophe finale disparaît dans les cris et la poussière l'aventureux et brillant héros de la tragédie.

Le 7 mars au soir, il sortait de Bayonne. Dans la nuit, sa voiture le porta jusqu'à la Bldassoa. C'était la vieille limite des deux empires. Quand les brouillards du matin se furent •évanouis et qu'un premier jet de lumière eut glissé sur les cimes de la montagne, Murât embrassa d'un œil ardemment curieux le pays qui s'ouvrait à ses pieds. L'aube naissante lui découvrait des plaines moins vastes que les horizons de son rêve : des vallées, des collines, des champs, des bois. Ce n'était point sur quoi portait son regard : il fixait un royaume. La tête tendue, le corps droit, il s'était arrêté, comme si une invisible main l'eût cloué au bord de ce nou- veau Rubicon. Certes, il n'avait ni hésitation ni crainte, mais

MURAT LIEUTENANT DE L'EMPEREUR 133

un sentiment profond envahissait cette nature impression- nable; en un instant, il repassait les années écoulées : de Tau- berge paternelle à ce chemin de l'Escurial, et au mi heu du cliquetis des sabres, du roulement des caissons, du bruisse-- ment des baïonnettes, en un concert les cloches argen- tines des églises cachées dans les gorges de la montagne égrenaient les tintements de VAngelus, montait une rumeur confuse criant au cœur plus qu'à l'oreille de ce nouveau Mac- beth : « Tu seras roi! » Ce ruisseau, c'était la frêle et ondoyante barrière le séparant encore d'une couronne. Comme le conquistator des chevauchées antiques, il s'af- fermit sur ses étriers et, d'un galop joyeux, entra dans cette terre promise.

Le pays formait un cadre à ses riantes pensées. Dans cette vallée qui mène à Tolosa, au flanc des collines étagées, les pre- mières fleurs des pommiers jetaient des bouquets roses sur la fraîcheur de la verdure; les ondes de l'Oria, animant les moulins et les forges, courant sous de petits ponts de pierre, tombaient en cascades, s'épanouissaient en écume. Entre la France qu'il venait de quitter et l'Espagne, nul contraste : ces deux moitiés de la terre basque offrent les similitudes d'une nature et d'une race fraternelles. Les populations du Guipuscoa sont accueillantes; sans défiance de l'avenir, croyant recevoir des alliés, elles se mettaient volontiers en fête, l'oreille fermée aux pessimistes qui demandaient si l'amitié des peuples se traduit par la descente de si gros bataillons. Au reste, l'ordre de tout payer et de tout respecter était scrupuleusement suivi dans l'armée française et rien ne donnait lieu à troubler l'harmonie.

On peut demander comment ce peuple espagnol, qui devait défendre son indépendance avec une si farouche énergie, laissait prendre ainsi les clefs du royaume. Les choses humaines ne sont jamais simples. Grâce à l'équivoque de

134 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

« l'alliance », depuis l'automne de 1807, on avait vu passer bien des convois pour s'en aller en Portugal. A ces provinces mal instruites des secrets de Madrid, le sort de la monarchie ne paraissait pas en jeu. Vaguement, la présence de forces étrangères semblait menacer le gouvernement, c'est-à dire Godoy, dont on souhaitait la chute; on n'allait pas arrêter la marche des «libérateurs » ; car c'est sous ce titre et dans cet espoir que Murât recevait les compliments des alcades, pas- sait sous des arcs de triomphe, entendait sonner les clo- ches des villages et acclamer le nom de Napoléon. Ses illu- sions s'en accrurent beaucoup; de bonne foi il voulait faire partager à l'Empereur des impressions qui le ravissaient. Et sa confiance devenait si grande qu'elle étouffait ses premières et bien légitimes inquiétudes sur lesquelles il faut revenir pour comprendre les événements qui vont suivre.

Si, en effet, l'abord gracieux et la mâle prestance de Murât lui attiraient les bravos populaires, l'élan était circonscrit et tout autour de lui l'effervescence patriotique devenait grande. Les instructions de l'Empereur n'étaient précises que sur un point : il devait s'emparer des places fortes de la frontière. En pénétrant en Espagne, il avait trouvé la question pleine- ment engagée. Dès le mois précédent, débouchant par les deux fissures de la montagne, à l'ouest en Navarre, à l'est en Catalogne, nos troupes, « alliées » de Charles IV, s'étaient de suite glissées jusqu'aux remparts de Pampelune et de Barce- lone. L'Empereur l'avait dit : vite et sans bruit.

A Pampelune, la brigade Darmagnac se cantonna sur les glacis. Le général, après avoir salué les autorités, demanda un logement qu'il fixa en face de la principale entrée de la forteresse. Ses régiments recevaient leurs vivres des maga- sins espagnols; chaque matin, une longue corvée allait les chercher à la porte du château. Le 16 février, au petit jour,

MURAT LIEUTENANT DE L'EMPEREUR 135

soixante hommes de distribution arrivèrent sans éveiller l'in- quiétude; ils feignirent, en attendant l'heure, déjouer avecla neige tombée en abondance cette nuit-là, se débandèrent en riant, s'approchèrent du pont-levis, s'y massèrent, entourè- rent la sentinelle surprise, désarmèrent le poste, pendant que cent grenadiers, cachés dans la maison de Darmagnac, accouraient au signal pour leur prêter main-forte. Un bataillon du 47% tenu sous les armes dans le voisinage, les suivit : la citadelle était prise, « par un moyen très adroit » , a dit M. Thiers. Le vainqueur donnait à sa conduite une épithète plus juste : en rendant compte de son coup de main, Dar- magnac écrivait au ministre de la guerre : « Ce sont de vilaines missions. » Une mission^ en effet : elle lui venait directement de l'Empereur qui avait, trois semaines à l'avance, ordonné la trahison (1).

A Barcelone, le général Duhesme avait été accueilli, lui aussi, en passager. Les 7,000 hommes de son contingent ita- lien se répandirent dans les faubourgs. On lui accorda, par courtoisie, à côté du corps de garde de la citadelle, un poste de police français. Le lendemain, c'était le lundi de carnaval, les soldats espagnols descendirent, en fête, dans la ville. Le général italien Lecchi avait ordonné une parade, précisémen! au pied du chemin de ronde de la citadelle. Pendant que l'on exécute diverses évolutions, il monte brusquement jusqu'à la poterne, arrête sans affectation son escorte sous la herse qu'on ne peut plus baisser; le poste français, pour lui rendre les honneurs, forme une haie se glisse un bataillon qui l'a suivi, tout débouche dans la cour et entoure le gouverneur espagnol descendu au bruit. On ferme aussitôt les portes et

(1) « ... Le général Darmagnac, arrivé à Pampelune, prendra possession de la place et, sans faire semblant de rien, il occupera la ciladelle et les for- titications, en traitant avec la plus grande courtoisie le couiniandant et les habilanlg. * ^Napoléon au ministre de la guerre, 28 janvier 1808.

136 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

on refuse de les ouvrir aux soldats isolés qui se présentent pour rentrer au quartier.

Au fort de Monjuich, qui domine la ville de l'autre côté, le colonel Alvarez fut moins confiant : étonné de voir s'ap- procher de son pont-levis des hommes en armes, il fit lever les chaînes. Mais Duhesme avait massé un régiment; chan- geant d'attitude, il prévint le comte Espeleta, capitaine général de la Catalogne, qu'il était prêt à user de la force, si sa troupe ne recevait là-haut «l'hospitalité» . Pour éviter une collision dont il n'osait prendre la responsabilité contre des <i alliés » , l'officier espagnol ordonna de nous livrer passage. Les défenses de Barcelone n'existaient plus pour nous,

A droite et à gauche de la frontière, nous nous trouvions donc, sans coup férir, dans des positions défensives très fortes ; mais on comprend au prix de quelle animosité soulevée dans le cœur des populations.

Murât en avait eu les premiers échos. Toutefois, au moment de s'enfoncer dans le pays, pour ne pas laisser sur son flanc droit une place qui pût lui barrer le retour, il voulait occuper Saint-Sébastien, comme les autres avaient fait de Pampelune et de Barcelone. Il prétexta la nécessité de cantonner dans les villes ses malades et ses dépôts, et l'écrivit au gouverneur des provinces basques. Celui-ci était le fils du duc de Mahon, Louis de Crillon, entré, tout enfant, au service de l'Es- pagne (1); son refus fut d'un soldat d'honneur et d'esprit : (i Puisque Votre Altesse veut bien m'exprimer le désir de connaître un descendant de Crillon, elle ne trouvera pas mau- vais que je me conduise en pareille circonstance comme il

(1) Louis-Antoine de Crillon, duc de Mahon (1775-1832), à Paris du preniier mariage du duc de Mahon; Grand d'Espagne, chevalier de Malte, colonel (1793), maréchal de camp (1795), gouverneur de Torlose (1803), commandant général du Guipuzcoa (1807). llallié au roi Joseph qui le nomma lieutenant général et capitaine général de la Navarre (1808). Revint en France en 1811. Lieutenant général (1824^), chevalier de Saint-Louis (1826).

MURAT LIEUTENANT DE L'EMPEBEUR 137

eût fait H Sachant n'avoir devant lui qu'une garnison de 1,500 hommes dont il se promettait « de faire bonne raison en cas de refus » (1), Murât insistait, parlait de bonne har- monie, prenait sur lui toute la responsabilité (2). Grillon, dans (isa position cruelle et critique» , pour «la stricte obser- vance des lois militaires inséparables de l'honneur» , dépêchait un courrier demander les ordres de son gouvernement. Le grand-duc de Berg se prétait à cet « enfantillage » : « J'ai pensé que l'essentiel était l'occupation de la citadelle. » Napoléon l'eslimait aussi; sa réponse montre sa satisfaction et ses craintes : « Je vois avec plaisir que l'affaire de Saint- Sébastien a bien fini. La moindre hostilité sur ce point m'eût été très désagréable. » Il n'avait pas à la redouter de Madrid le prince de la Paix répondit aussitôt de rendre la place amigahlemente (3).

Le malaise moral que ressentit d'abord Murât se dissipait devant les salutations de la ville de Vittoria; il envoyait en avant-coureur, à Madrid, le « beau w Solignac pour voir et être vu, prendre langue et sonder Godoy ; il entrait à Burgos, s'y installait et, impatient de connaître l'effet produit par son arrivée sur la cour d'Aranjuez, expédiait un second mes- sager, son aide de camp La Vauguyon, sous le prétexte, en vérité un peu puéril, de se procurer « une bonne carte » .

Par une lettre quotidienne assurant l'Empereur de sa fer- meté et de son zèle, il n'imaginait pas d'autre adversaire sérieux que le prince de la Paix. Témoignant au moins en cela beaucoup d'ingratitude, et oubliant la demi-complicité qui les liait, les lettres échangées, les témoignages répétés, et même les cadeaux reçus, comme ces deux chevaux u couleur de pèche à crinière et queue blanches » envoyés, avec un trou-

(1) AF IV, 1605, 1" dossier, 11.

(2) Murât au duc de Mahon, 4 mars 1808.

(3) 3 mars 1808, Arc^ivis du duc de Polignac.

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peau de mérinos, à la « Ménagerie » de la grande-duchesse de Berg, « son très cher épouse » (1).

Un esprit moins résolu à tout voir en heau dans une entre- prise qui menait à la couronne aurait éprouvé quelque soupçon de cette popularité reposant sur l'équivoque; mais le Grand-Duc se sentait fort de la force de ses régiments et, grisé déjà de triomphes faciles, ne parlait de résistances que pour les briser. Si le prince de la Paix enfin se montrait hostile, Murât « soulèverait toute l'Espagne contre lui » ; et le moyen qu'il indiquait prouve l'enfantillage de ses conceptions, la naïveté de sa phraséologie et son ignorance du pays il était appelé à agir, selon lui à régner : « J'opposerai, disait-il, les prêtres aux moines! »

Les coups de couteau que, presque chaque nuit, à Bar- celone, nos trcupiers isolés recevaient d'une population su- rexcitée jusqu'au délire, ébranlaient un peu son optimisme. Napoléon gardait tout entier le sien. Il entrevoyait la réa- lisation de la conquête et, pour la première fois, laissait percer cette éventualité auprès de ses correspondants : « Mes troupes sont à trente lieues de Madrid, écrivait-il au prince Eugène, le 10 mars, et il se prépare des événements impor- tants. »

De quelle nature, de quelle importance? Il eût été embar- rassé de préciser exactement lui-même; mais il se complai- sait à juste titre dans l'ascendant de sa volonté pour avoir raison de ces faibles monarques. La pensée de les voir face à face, pour les dominer de son regard, les subjuguer de sa parole, lui paraissait naturelle. Déjà, au mois de mars 1807, il voulait ainsi trancher la difficulté et attirer Charles IV à Bordeaux, loin de son milieu, loin de ses Conseils, pour a ter- miner les affaires » (2). C'était prévoir et avancer Bayonne

(1) Lettre du prince de la Paix, 5 octobre 1807. AF IV, 1680.

(2) Archives Woronzoïv, XX\n, 355.

MURAT LIEUTENANT DE L'EMPEREUR 139

d'une année. Une fuite d'Espagne, un établissement outre- mer, laisserait tout en suspens, et la péninsule garderait au flanc une plaie ouverte que l'Empereur des Français vien- drait cicatriser. Mais cette combinaison par ricochet, il ne la souhaitait plus. Ayant paralysé la Cour par des menaces, endormi le peuple par des espérances, il voulait mainte- nant exercer une nouvelle pression sur Charles IV de tout le poids des faits acquis et des moyens disparus. Maté- riellement maître de la rive gauche de l'Ebre, il osait bien, pour la forme, en réclamer la possession définitive. Il avait envoyé à Madrid l'agent que Godoy entretenait à Paris : Isquierdo.

Ce dernier, suffisamment impressionné par ses conversa- tions avec Duroc et Talleyrand, devait semer dans l'esprit de sa Cour l'effroi qu'il ressentait lui-même et la désespérance que les exigences nouvelles de Napoléon lui inspiraient sur le sort de sa patrie. Godoy demeura atterré ; il voulut tenter un suprême effort, tant l'iniquité des procédés et l'injustice des prétentions paraissaient laisser de prise aux réclamations. Isquierdo se remit en route pour protester contre les traî- trises de Pampelune et de Barcelone (1). Il lui fallut se con- tenter d'un dédain méprisant, et quand il obtint, le 23 mars, quelque apparence d'éclaircissements, on lui fit comprendre qu'il ne s'agissait déjà plus de villes prises ou de provinces occupées, mais du sort même de la monarchie; l'Empereur songeait à « régler une fois pour toutes la succession au trône d'Espagne » (2). Pour que tout fût ironie du sort dans cette triste aventure, la dépêche il parlait, en rougis- sant, de détacher quelques fleurons de la couronne n'arriva

(1) Isquierdo,- après de longs entretiens à Aranjuez, avec le Roi, la Reine et le prince de la Paix, était reparti pour Paris le li mars 1808. Une dépêche de Beauharnais à Champagny (12 mars) avait dénoncé son voya^j en termes fort désobligeants (vol. 673, fol. 327, 330 et 331).

(2) Dépêche d'Isquierdo, vol. GTS, fol. 407.

140 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

à Aranjuez. que lorsque celte couronne était déjà brisée (1).

Murât ignorait tous ces détails diplomatiques; il continuait sa marche sans obtenir de l'Empereur une réponse sérieuse à ses incessantes questions. « Dites que mes ordres vous ont conduit en Espagne pour passer la revue de mes troupes, dont vous ignorez la destination. Si je ne vous dis rien, c'est que vous ne devez rien savoir. » Sa crainte était main- tenant de ne plus trouver à Aranjuez la famille royale. La dose d'effroi qu'on avait voulu lui donner semblait avoir été trop forte; il avait été dangereux, pour se servir d'une expression de Napoléon, « d'effaroucher ces gens-là » . La peur de Godoy, partagée par la Reine, avait gagné le Roi; et, comme chez tous les coeurs faibles, reculer le danger leur paraissait le conjurer : ils songèrent à fuir.

A chaque moment Murât recueillait, et les envoyait à Paris, les témoignages des préparatifs de départ. iraient les princes? A Séville, organiser, derrière la barrière des Sierras, une résistance? Résolution fâcheuse. Mais s'ils pous- saient jusqu'à Cadix et s'embarquaient, malgré notre escadre embossée dans le port, quelle complication morale! La vio- lence apparaissait aux yeux de tous ; la fidélité espagnole se révoltait, les ennemis de l'Empire tiraient un argument nou- veau de cette annexion nouvelle; nulle contrée ne paraissait plus à l'abri d'un envahissement; le sentiment du danger volait jusqu'à Saint-Pétersbourg. L'exemple trop récent de la maison de Bragance, cinglant des quais de Lisbonne vers la terre du Brésil « pour se séparer par la mer du fléau qui consumait l'Europe (2) », serait fâcheusement aggravé si la famille royale d'Espagne passait dans ses colonies d'Amé- rique. Les Anglais guettaient l'occasion de rectieillir ces

(1) Le Portugal serait cédé à l'Espagne qui redorait à la France toutes ses provinces au nord de i'Ëbr«.

(2) Metternich,

MURAT LIEUTENANT DE Ï/EMPEREUR 141

nouvelles épaves de l'ambition de l'ennemi commun; leurs vaisseaux croisaient devant les ports de l'Atlantique, prêts à coopérer à ce sauvetage des Bourbons.

Ces pensées troublaient Murât, et s'il poussait devant lui, ce n'était plus sans inquiétude (1). Parti de Burgos, il tra- versait Aranda del Duro, Frenillo de la Fuente, Gastillejo. Il venait d'arriver, le 19 mars, dans ce petit village, au pied des défilés de Guadarrama, la dernière barrière avant la capi- tale, quand les courriers lui apportèrent le récit d'une émeute qui n'était rien moins qu'une révolution. Les Espagnols l'ont appelée le Motin d'Aranjuez,

III

L'effervescence gagnait Madrid à l'approche de l'armée française. Aujourd'hui Godoy était le traître, comme hier il était le tyran. La concentration d'un corps espagnol au sud de la ville paraissait une précaution si tardive que les patriotes accusaient hautement le favori de connivence avec Napoléon. Le départ possible du Roi était considéré comme la suprême défaillance, carc'était seulement mettre en sûreté, au prix de l'honneur de la couronne, la vie et la fortune du prince de la Paix.

Cette idée de passer en Amérique n'était pas très nouvelle en Espagne : jadis on l'avait émise devant Philippe V quand la fortune lui paraissait contraire. Périodiquement, pour

(1) « Sire, si j'apprends que la cour se retire à Cadix ou sur quelque autre point, dois-je la poursuivre? Murât à Napoléon. Aranda del Duro, 16 mars 1808. AF IV, 1605, 1" dossier, pièce 40. Albert Ltjmbroso, Correspondance de Joachim Murut (1791-1808).

142 L'ESPAGKE ET NAPOLÉON

masquer les réalités au jour de la fuite, la Cour faisait répandre le bruit d'un voyage de LL. MM. CC. dans les ports de la péninsule (1). Et dès le mois de novembre précé- dent, des paquets précieux partaient pour une destination inconnue (2).

La croyance populaire voulait que des lingols d'argent fussent portés en Angleterre ; et trois banquiers importants de la capitale, don Sanchez Toscano, le marquis de la Cononilla et Michel jeune (3), ayantquitté Madrid à vingt-quatre heures d'intervalle, les gens « bien informés » ne doutèrent plus que ce ne fût pour aller répartir dans les provinces les trésors secrets du généralissime (4) . Enfin Godoy faisait distribuer de l'argent à sa garde particulière et aux suisses; et Beau- harnais de remarquer : « avec son économie bien connue, cela dénote L.ne grande prévoyance ou quelque inquiétude » . Aux imprudences, le prince joignait des maladresses; et avec la fanfaronnade d'un poltron loin du danger, il disait aux courtisans : " Allons, messieurs, il faut préparer nos boites pour un long voyage. Nous hésitons si ce sera à Bayonne, à Irun ou à Valladolid, pour nous voir avec cet homme et savoir ce qu'il veut (5). «

Selon l'usage, les ordres pour la marche des équipages

(1) Dépêche de Beauharnais, 30 janvier 1808, vol. 673, fol, 104.

(2) « Tous les soirs, depuis quelques jours, on sort de chez le prince de la Paix force ballots et caisses qui sont transportés à dos de mulets hors de Madrid. Cette expédition se fait la nuit entre minuit et deux heures du matin. Des sentinelles sont apostées et personne ne peut passer dans l'arrondisse- ment de la maison du prince. Un ecclésiastique rentrant tranquillement chez lui et une autre personne ont été arrêtés. » Beauharnais à Champagny 30 novembre 1807, vol. 672, fol. 364.

(3) Ce Michel jeune avait des maisons de banque à Madrid et Paris; c'était un protégé de Murât, qui en novembre 1807 l'avait envoyé conféier avec Godoy. Champagny le munissait de recommandations; et Beauharnais se plaignait gracieusement de n'avoir pas reçu sa première visite avant le prince de la Paix.

(4j Beauharnais à Champagny, 15 février 1808, vol. 673, fol. 214.

(5) Bulletin de Beauharnais à l'Empereur, 15 mars 1808, AF IV, 1680.

MURAT LIEUTENANT DE L'EMPEREUR 143

royaux devaient être contresignés par l'un des ministres. Afin de s'y dérober, ils évitaienttous de paraître. Le soir du 13 mars, Godoy aperçut M. de Gaballero : « étiez- vous donc, mon- sieur? On ne vous trouve nulle part; montez et signez un papier qui est nécessaire. Je n'en ferai rien. Je vous l'ordonne. Je ne reçois des ordres que du Roi (1). » Ni le ministre de la justice ni celui de la marine ne cédèrent; une discussion violente en présence du Roi et de la Reine, et dont les échos retentirent à travers les portes closes, laissa les choses en suspens (2).

Le prince des Asturies, instinctivement, avait promis de ne pas partir, et sa décision donnait un point d'appui à l'effervescence populaire. Toutes les classes de la société partageaient cette émotion et sur la route poudreuse qui va de Madrid aux ombrages d'Aranjuez, se coudoyaient des ouvriers, des moines, des employés, des officiers, des paysans, des domestiques, de grands seigneurs et de petits bourgeois. Tout ce monde, bourdonnant comme des abeilles, allait, venait de la ville au château; le Roi voyait de ses balcons, débouchant de toutes les avenues, la foule éparpillée sous les arbres, assise sur les bancs du rond-point, pressée aux grilles des parterres. Pour calmer ce bruit insolite, une pro- clamation affichée de Charles IV déclarait faux tout projet de voyage. Mais des mules qui entraient, des paquets qui sortaient, l'agitation des gardes, l'importance des valets démentaient cette assurance.

Le soir du 17 mars, un mouvement particulier se manifesta imprudemment autour du petit palais du prince de la Paix; des attelages stationnaient devant la porte, les groupes se rapprochèrent, une patrouille voulut les disperser, des cris s'élevèrent, un coup de feu partit. Le bruit fit accourir la

(1) Bulletin de Beauhamais à l'Empereur, 15 mars 1808, AF IV, 1Ô80. (2j Rapport de Gaballero à Murât, 4 mai 1808, AF IV, 1G06.

144 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

foule, rémotion l'excita, les ténèbres l'irritèrent, elle enfonça les portes, bondit, brisa les meubles, mit tout à sac avec la déception de ne pas saisir le maître de la maison. Le charme est rompu, les événements se précipitent : avant le jour le château est bloqué; Charles IV, effaré, cède à son entourage : ( il retire au prince de la Paix ses emplois et ses charges (1); à la fenêtre il se montre un instant on l'acclame et la nouvelle d'une chute souhaitée, imprévue, arrachée, se répand jusqu'à Madrid.

Réveillé au bruit (hasard ou non, cette nuit-là Beauharnais couchait à Aranjuez), l'ambassadeur de France courut au palais. Il était cinq heures et demie du matin quand il fut introduit auprès des souverains, la Reine fort abattue, le Roi accablé. Ce dernier lui tint ce langage :

M L'Empereur peut compter sur moi, je ne quitterai point ce pays, je vous en donne ma parole, à moins que je n'aille au- devant de l'Empereur » avec un soupir : « Manuel est parti, je le plains, il m'a servi vingt ans; je serais fâché qu'il lui arrivât quelque chose. Je ne veux plus de généralissime; je marcherai moi-même à la tête de mes troupes. Je ne ferai plus aucune démarche sans en parler à l'Empereur. Communiquez-moi vos idées, M. l'ambassadeur; mais grâce dans ce moment; je suis tout troublé de cette nuit (2). n

Lui-même fort embarrassé de sa personne, Beauharnais quitta sur-le-champ le sitio afin de ne pas s'y compromettre

(1) Gomme pour rendre la destitution irrévocable on s'était empressé de la faire annoncer par Charles IV à Napoléon :

« Monsieur mon frère. Il y avait longtems que le prince de la Paix m'adressait des instances réitérées pour obtenir de se démettre des charges de généralissime et amiral. Je me suis prêté à ses désirs, en lui accordant la démission de ces charges; mais, com.ne je ne saurais oublier les services qu'il m'a rendus, et notamment celui d'avoir coopéré à mes désirs constans et invariables de maintenir 1 alliance et l'amitié intime qui m'unissent à V. M. I. et R., je conserverai à ce prince mon estime. «

(2) Beauharnais à l'Empereur, 18 mars 1808, AF IV, 1680.

MURAT LIEUTENANT DE L'EMPEREUR 145

davantage, et de retour à Madrid, s'empressa moins de donner les nouvelles d'un événement si étrange, que de chanter ses propres louanges : a Calme au milieu de la tempête, V. M. peut être tranquille sur son ambassadeur... Nautonier sans boussole, je suis arrivé au port sans avarie... Votre ambassa- deur a recueilli les hommages d'un peuple exaspéré... » Et de fait, au milieu des exclamations, les cris de : « Vive Napo- léon » s'étaient fait entendre sur le passage de sa voiture (1). La joie universelle se manifeste par des vivats, des illumi- nations et aussi par le pillage des maisons du prince et de ses parents, car les coupeurs de bourse font toujours leur profit d'une émeute. Néanmoins au milieu de l'effervescence les écussons royaux étaient scrupuleusement respectés, et les tableaux qui appartenaient à l'État portés à l'abri dans les couvents. La malheureuse femme du triste personnage échappa non seulement à tout danger personnel, mais fut saluée avec commisération par le peuple, dont l'élan s'arrêta au seuil de la chambre de son enfant. Pour lui, le privato abhorré, blotti pendant trente-six heures dans une natte sous les combles de sa demeure, il sortit de sa cachette pressé par la soif. Un factionnaire le reconnaît, lui refuse le verre d'eau qu'il implore, appelle, et le livre à ses compagnons. Saisi, frappé, on l'entraîne, pour le conduire au prince des Asturies comme à son juge, un vieux manteau jeté sur les épaules, coiffé d'un tricorne défoncé.

Lorsqu'il passa devant ma fenêtre, écrivait le char^jc d'affaires de Saxe, entre deux gfardes du corps à cheval dont il était tenu au collet, il avait reçu une blessure à la fififure près de l'œil droit; c'est un miracle qu'on ait pu le mener vivant au quartier des gardes. Un chirurgien m'a dit qu'un cheval lui avait marché sur les pieds... (2).

(1) Lettre confidentielle à Champagny, 15 septembre 1808, vol. G7G, fol. 3ns ; —et AF IV, 1680.

(2) Lettre à Beauharnais, AF IV, 1680.

10

146 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

Le drame en effet avait pour cadre une écurie. Un officier présent à la scène nous a laissé ses impressions :

Il parut dans un état à faire compassion à ses plus grands ennemis... la figure ensanglantée et tellement affaibli par le sang qui coulait de sa cuisse qu^il ne pouvait se soutenir. Il tomba aux pieds du prince des Asturies en disant : Je demande grâce à V. M. Le prince lui répondit avec calme : 3Ia?iuel, tu oublies donc que mon père vit encore. Eh bien, que V. Altesse pardonne mes offenses. Manuel, les injures que j'ai reçues de toi sont par- données, mais tu dois compte à l'Espagne du mal que tu lui as fait. Le Conseil de Castille te jugera (I).

En face de cette chute les réflexions abondent, et il semble voir dans nos temps modernes le pendant de cette disgrâce d'Eutrope dont l'antiquité nous a laissé l'exemple fameux, immortalisé par l'éloquence de Chrysostôme :

Tout avait péri, une rafale en soufflant avait dépouillé cet arbre de ses feuilles, et nous le montrait nu et ébranlé jusque dans ses racines... Qui pouvait se vanter d'être arrivé à ce point de grandeur? Ne surpassait-il pas tout le monde en richesses? N'était-il pas parvenu aux plus hautes dignités? Tous ne le crai- gnaient-ils pas et ne tremblaient-ils pas à son nom? Et à présent plus rien, plus misérable qu'un prisonnier chargé de fers, plus pauvre que le dernier des esclaves et des mendiants, et il ne voit plus que destruction et ruine, les bourreaux et le chemin de la mort.

Charles IV et Marie-Louise doivent assurer leur sécu- rité : le vieux Roi fait appeler le prince des Asturies, dont le rôle grandit à chaque instant depuis la veille, et, pressé par quelques courtisans, au milieu des soldats menaçants, il remet à son fils une abdication (2). Ferdinand est roi d'Es-

(i) 21 mars 1808, AF IV, 1605, 1" dossier, 58.

(2) « Comme mes infirmités habituelles ne me permettent pas de sup- porter plus longteuis le poids important du gouvernement de mon royaume et ayant besoin, pour ma santé, de jouir, dans un climat plus tempéré, de

MURAT LIEUTENANT DE L'EMPEREUR U;

pagne! Les acclamations de la populace et les vivats des gardes du corps donnent une force inattendue à ce trône si subitement dressé.

Voilà ce que Murât apprend à quelques lieues de Madrid et ce qui lui cause une émotion bien légitime. En homme plongé dans les difficultés d'un événement, il en comprend la gravité, et sa lettre à l'Empereur révèle les agitations d'un cœur que le sentiment de l'honneur ne laisse pas insensible : « Je ne puis dissimuler à Votre Majesté toute ma douleur. Je prévois que le sang peut couler, et l'Europe ne manquera pas de dire que c'est la France qui l'a ordonné. Je commande vos armées, je représente ici Votre Majesté, et certes personne en Europe ne croira que je suis à leur tète sans connaître vos projets... Quel jugement portera et la génération présente et la génération future? Votre Majesté peut tout par la puissance seule de son génie et de sa gloire. . . Elle ne peut vouloir employer d'autres moyens, soit qu'elle veuille protéger ou renverser la dynastie des Bourbons, ou affranchir les Espagnes du joug du prince de la Paix... Ma loyauté souffre et c'est la première fois de ma vie que je regrette de ne pas savoir comment dignement servir Votre Majesté dans une circonstance aussi critique (1). »

Il avance anxieux, fébrile, et en arrivant à El Molar le voici jeté tout entier dans les complications et les cabales que Napoléon a voulu éviter à sa simplicité politique. La fille de

la vîe privée, j'ari décidé, après la plus mûre délibération, d'abdiquer ma couronne en faveur de mou bien-aimé tils, le prince des Asturies.

« En conséquence, ma volonté royale est qu'il soit reconnu et obéi comme roi et seigneur naturel de tous mes royaumes et souverainetés; el pour que ce décret royal de ma libre et spontanéa abdication soit dûment et ponctuellement accompli, vous le communiquerez au Conseil et à tous autres auxquels il appartiendra.

« A Aranjue<, 19 mars IS08. « Moi le roi. »

(1) 19 mars 1808, AF IV, 1605.

148 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

Charles IV, la reine d'Élrurie, revenue auprès des siens le mois précédent, avait assisté plus morte que vive à Témeute d'Aranjuez. S'autorisant de vagues relations avec le grand- duc de Berg, elle vit en lui un sauveur, le chef d'armée qui peut préserver des attentats de la populace. Elle lui envoya un homme déguisé, le suppliant de venir auprès de son père et de sa mère « qui allaient partir » . Si la reine d'Étrurie avait mis en avant ce prétexte, de préférence à tout autre, elle fit preuve de beaucoup d'habileté, car aucun motif ne pouvait mieux exciter l'empressement de Murât, craignant l'éloignement des vieux souverains, dans son ignorance des desseins de l'Empereur sur eux. Les circonstances, du reste, allaient lui donner le sens des choses politiques, et le souci de ses intérêts le conduire dans ce dédale.

Pendant que François de Beauharnais s'aventurait mala- droitement et prenait parti à l'étourdie pour Ferdinand VII, Murât comprenait l'utilité du rôle opposé. Rencontrer Charles IV fatigué, vieilli, déconsidéré, était autrement avan- tageux aux plans de l'Empereur et à ses propres espérances que de se trouver en présence d'un prince jeune, acclamé de la foule, fort du prestige de la nouveauté. De lui-même, il prit donc le chemin que Napoléon devait lui montrer et affecta de tenir pour non avenue l'abdication d'Aranjuez, Il exprima à la reine d'Étrurie son indignation de l'émeute, ses regrets de ne pouvoir se rendre auprès des vieux souverains, et offrit un asile au milieu de ses troupes. Son aide de canip, Monthyon, homme de confiance et de tête, courut à franc étrier les huit lieues qui les séparaient d'Aranjuez, avec la . mission d'amener Charles IV à l'une des deux solutions que Murât ménageait habilement : reprendre son abdication (et les choses restaient au point elles étaient la veille); se rendre au camp français (et c'était fournir un otage précieux). « Alors l'Espagne se trouverait véritablement sans roi.

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puisque le père avait abdiqué et que l'Empereur serait maître de ne pas reconnaître le fils, que l'on peut re^^arder comme usurpateur (1). » C'était tout le plan de Bayonne que Mural traçait à l'avance; une ambition surexcitée, comme par un trait de lumière avait fait trouver ces finesses à ce soldat, moins adroit que retors.

La nuit du 21 au 22 mars se passait en conciliabules entre Charles IV, Marie-Louise, la reine d'Étrurie et M. de Mon- thyon, qui repartait au quartier général, chargé des lamen- tations de ces personnages effarés. Leur découragement engagea Murât à faire un pas de plus : ce ne serait plus un monarque sans pouvoir ni volonté que l'on aurait devant soi, mais plus de monarque du tout. Il re'digea, anti-datée du 21 mars, une formule d'abdication en faveur de l'Empereur, et son aide de camp reprit le chemin du sitio royal pour y arriver le 23 mars, au commencement du jour. Il fît lever la reine d'Etrurie, lui expliqua rapidement les ordres dont il était porteur, courut les répéter à ses parents. La sensibilité émoussée de Charles IV entra facilement dans la pensée de retraite qu'on lui suggérait; il parla de repos en France, de vie paisible « dans une métairie » , loin des soucis et des traîtrises; Marie-Louise, dont l'unique pensée était de sauver les jours de Godoy, acceptait tout dans ce but. Écrire la lettre d'abdication demandait quelque temps; M. de Monthyon craignait que sa présence ne fût remarquée; ayant l'assurance absolue de son succès, il rejoignit Murât au moment il allait entrer à Madrid.

Si les « vieux rois «, désemparés par une révolution de palais, avaient mis leur suprême espoir dans Murât (^)^ de

(1) Lettre du 21 mars 1808.

(2) Murât était accablé de leurs missives : du 2i mars au 20 avril, Mp-Ho- Louise lui envoya dix-sept lettres, jusqu'à trois le même jour (9 avril), la reine d'Etrurie six et Charles IV deux, en outre de trois autres qu'il le priait de faire passer à l'Empereur.

150 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

son côté, Ferdinand et ses amis comprenaient que la conduite du Grand-Duc pouvait être la consolidation de leur pouvoir ou l'avant-coureur de sa chute. L'enthousiasme populaire, le dévouement des patriotes, la faveur du clergé, le point d'honneur des gentilshommes, étaient aussi de solides appuis. De sorte qu'en sentant la nécessité de gagner Murât à sa cause, le prince des Asturies ne mit pas d'empressement ni de déférence excessifs. Il avertit avec correction tout d'ahord de son « avènement » l'ambassadeur Beauharnais, intermé- diaire agréable, quasi complice, de qui il savait ne recevoir que des félicitations. Enfin, le 22 mars au soir, comme le bruit de l'entrée de Murât dans la capitale s'accentuait, il dépécha à son quartier général le duc del Parque, capitaine des Gardes du corps, porteur de l'abdication de Charles IV, d'une lettre de Ferdinand notifiant sa royauté, d'une autre saluant le chef de l'armée française. Murât prit les pièces, accueillit d'une façon distinguée le messager, mais demeura dans des banalités courtoises qui ne pouvaient rien laisser présager de ses véritables sentiments.

Le lendemain, il faisait son entrée dans Madrid.

Le beau coup d'œil de la capitale de l'Espagne se présente de la route de Tolède : la ville étagée entre les terrasses blanches du Palais-Royal à gauche, et à droite la coupole de Kotre-Dame d'Atocha perdue dans les verdures du Retire. Ce n'était point de ce côté que débouchait l'armée française : des pentes de Fuencarral, elle tombait brusquement sur des faubourgs sans caractère et sans beauté; mais c'était moins pour voir que pour être vue qu'on l'avait mise en marche.

A dix heures du matin, sous un soleil qui éclairait tout, sur les hauteurs de Chamartin, à l'embranchement des routes de Burgos et de Ségovie, l'avanl-garde était massée. Les divisions étaient disposées en échelons, de manière que sur le terrain qui forme une espèce d'amphithéâtre, elles présen-

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lassent le plus bel appareil militaire. En tête les carabiniers de Dupont, troupe fabuleuse que Murât avait rappelée pour cette parade, comme le type le plus achevé, à ses yeux, de l'homme de guerre. Derrière eux, les hussards et les dra^jons de Grouchy, puis les cuirassiers de Moncey et sa division d'infanterie suivie de dix pièces de canon. Longeant la ville, tournant à droite par les allées du Prado, escorté de son état-major doré et de cent cinquante cavaliers de la garde, gendarmes d'élite, chasseurs, mamelucks, chevau-légers, Murât s'avançait dans toute la pompe de ses costumes d'ap- parat : bottes de cuir rouge, ceinture de soie, veste de velours vert, brandebourgs d'or, aigrette blanche, tête levée et plume au vent. Et l'extraordinaire prestance de ce cavalier de bonne mine causait, chez ce peuple méridional, novelesco y entusiasta por la gloria, ce l'emous de curiosité, de sur- prise, d'enthousiasme qui se traduit spontanément par des acclamations. Les vivats ne lui manquèrent pas, non plus qu'aux centaures bardés de fer qui suivaient la cadence de son cheval. Tout au plus l'étonnement, fait d'admiration et de crainte, vint-il à s'éteindre au passage des fantassins de Moncey. Ces régiments provisoires, levés à la hâte, formés d'adolescents à peine encadrés, mal habillés, harassés des longues marches dont leur manquait l'habitude, offi'aient un coup d'œil bien peu martial. A vouloir frapper l'imagination des Madrilènes, la faute était lourde de terminer le défilé par ces conscrits convalescents.

Le peuple espagnol n'accueillait pas les Français, il rece- vait les « alliés de Ferdinand » . Une proclamation, signée de ce nom magique, placardée le matin sur tous les murs, l'avait habilement laissé entendre. Chacun s'était plu à répéter que la chute du favori nous avait eus pour complices, notre ambassadeur paraissait dans le secret, le nouveau roi avait, la veille, fait complimenter Murât, et, à tout prendre,

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c'était avec son acquiescement, sans doute dans un dessein arrêté entre eux, que le Grand-Duc pénétrait dans la capitale.

Pour lui, il allait : saluant, salué, portant sur le visage ce contentement qui gagne les spectateurs. Il était satisfait : ce peuple qui battait des mains, n'était-ce pas déjà un peu le sien, et ce premier contact avec la foule castillane pa- raissait d'un bon augure au « prétendant » . Monlhyon venait de le rejoindre, et d'un mot lui apprenait l'heureuse issue de son stratagème L'Empereur avait écrit : « Je compte que vous serez le 23 mars à Madrid » ; et il y entrait au jour fixé, à l'heure dite, ayant en un mois parcouru cette route longue, difficile, périlleuse; son esprit militaire jouissait de cette ponctualité. Enfin, le matin même, il avait fait une bonne action en évitant une lâcheté : comme il approchait de Madrid, on vint l'avertir que le prince de la Paix, tiré de son cachot, jeté sur une charrette, allait entrer par une porte de la ville, lorsque les Français pénétreraient par l'autre. C'était la mort pour ce misérable : la foule en effervescence, par exaspération, par fureur, par patriotisme, eût mis en pièces le malheureux. Son sang répandu fût retombé sur notre tête, et en nous condamnant à le protéger, nous nous rendions odieux aux Espagnols. Murât démêla vite ce qu'il appelait avec assez de justice « une infamie » ; il écrivit au gouverneur général de la Castille, et, sur son injonction, le triste convoi, arrêté brusquement, rebroussa par un chemin de traverse vers le petit village de Pinto, Godoy demeura gardé à vue.

Le gouverneur et les officiers de la garnison (les régi- ments suisses de Preux et de Reding) vinrent saluer le Grand- Duc. On lui avait préparé, d'assez mauvaise grâce, des appartements au Retiro, qui venait d'être saccagé par l'émeute. Il eut le tact de ne pas faire d'esclandre, mais exigea un logement plus décent. L'hôtel de l'Amirauté, le palais de dona Maria d'Aragon, fut mis à sa disposition II dut, le soir.

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y prendre un repos plein d'espérance. Maître de la capitale, à la tête d'une force imposante, il n'avait d'autre souci que de ne pas partager cette conquête avec Ferdinand. Aussi, voulant prévenir cette concurrence malencontreuse, il invi- tait M. de Beauharnais à partir pour Aranjuez voir le prince et le prier de différer son arrivée.

Par malheur, M. de Beauharnais, véritable mouche du coche, se payait de phrases et manquait d'esprit de suite. Il comprit mal ou ne voulut pas comprendre. Il obtint bien la promesse que les troupes espagnoles du général Solano, appelées d'Andalousie, seraient dirigées vers le Portugal, Ferdinand craignait plus que personne un conflit et évitait avec plaisir les contacts, mais son entrée à Madrid était décidée pour le lendemain même, et il ne parut nullement d'humeur à la retarder. M. de Beauharnais n'insista pas; afin d'éviter lui-même une difficulté avec Murât, il revint droit à l'ambassade, au milieu de la nuit, sans donner signe de vie au Grand-Duc. On devine la colère de ce dernier, lorsque le lendemain matin il apprit la venue de Ferdinand par les cris qui annonçaient son approche.

Sous la porte d'Atocha, et suivant le chemin royal qui conduit au palais, le nouveau monarque s'avançait, au milieu de l'ivresse générale. Dès la nuit, des bandes de paysans, grossies du flot des gens de la ville, formaient sur la route une haie mouvante. Sans escorte, sans appareil militaire, sans cette pompe habituelle aux rois d'Espagne, Ferdi- nand VII, monté sur un cheval blanc, n'était précédé que de quatre gardes du corps; dans une voiture fermée, son frère don Carlos, son oncle don Antonio le suivaient; rien autre. Cette simplicité formait un adroit contraste avec le faste guerrier qu'avait, la veille, élalé Murât. Balancé par le remous de la foule, qui soulevait cavalier et monture, le jeune prince n'avait plus la liberté de saluer, enlacé par les

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enthousiastes qui baisaient ses mains, ses genoux, ses étriers. Sur les pavés, on étendait les capas ; les sombreros volaient en l'air, dans la pluie des fleurs qui tombaient des balcons; les femmes agitaient leur mouchoir et lançaient leur éventail; une rumeur immense, frénétique, confuse, roulait par les places et les rues; tout s'y mêlait : le carillon des cloches, l'éclatement des pétards, l'exclamation des vivats, et, dans la poussière montant au soleil, les voix rauques, gutturales, épuisées, éteintes, nourrissaient l'ovation sans cesse renais- sante et toujours accrue (1). Exultant de patriotistisme, ce peuple en liesse ne cherchait plus d'expression pour rendre sa joie : les acclamations se fondaient dans le cri qui les domi- nait toutes : Viva el Rey!

Cette journée fut la plus belle de la longue vie de Ferdi- nand VII. Sa destinée ne devait pas répondre à cette aurore, encore que le dévouement de ses peuples et leur foi monar- chique lui aient gardé une méritoire fidélité. Mais, à cette date du 24 mars 1808, il symbolise pour chacun l'image de la patrie, ce jeune prince, riche de toutes les qualités qu'on lui soupçonne, beau de toutes les vertus qu'on lui prête.

Il est toujours de mauvais goût de montrer son dépit à l'heure personne n'est disposé à le partager. Murât com- mit cette maladresse : pendant que la ville entière se préci- pitait au-devant de Ferdinand, il passait à l'écart une revue de sa cavalerie, étalant ainsi son isolement et froissant, par cette bravade gratuite, la susceptibilité castillane. Les sifUets qui, depuis, saluèrent si souvent leur passage, nos troupes les recueillirent pour la première fois, cet après-midi-là, en traversant, pour rentrer à leurs quartiers, la foule agitée qui encombrait les rues.

Ferdinand, la dissimulation était son talent, envoya

(1) « L'histoire d'Espagne présente peu d'exemples d'une pareille récep- tion. » Beauharnais à Champagny, 25 mars V6Q'6, vol. 673, fol. 417.

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un officier porter ses compliments d'arrivée au grand-duc de Berg. Celui-ci s'excusa de ne pouvoir lui rendre visite avant que son gouvei'nement n'eût reçu l'agrément de l'Empereur. C'était le pli du lit de roses. Murât accueillit quelques Grands d'Espagne que le prince des Asturies lui déléguait par défé- rence; dans la soirée, il recevait la reine d'Étrurie, demeurée sous l'impression de ses craintes; pour la calmer, il envoyait à Aranjuez la brigade Vathier faire la garde autour des vieux souverains. Il se plaisait dans son rôle de potentat, conviait à sa table tous les généraux et l'ambassadeur, donnait au- dience à une députation des autorités civiles, militaires et ecclésiastiques. Ces soins pris, il écrivait à Napoléon les longs détails de ces deux écrasantes journées.

Des bords de la Seine, l'Empereur, en effet, se trouvait l'arbitre des événements étranges qui venaient de se passer sur les rives du Tage et du Manzanarès. Tous les regards étaient tournés vers lui : Charles IV le considérait comme un sauveur, Marie-Louise comme un vengeur, Ferdinand comme le patron de son trône. Murât, prêt à exécuter en aveugle ses moindres ordres, attendait impatiemment l'ap- probation de sa conduite. Elle ne lui fut pas refusée : sans sortir des généralités, très précis sur les menus détails mili- taires, volontairement très nuageux sur les questions poli- tiques, se bornant à prescrire à son Lieutenant d'être bien avec chacun, de ne s'engager à fond avec personne, de ne pas préjuger les événements, de s'emparer de tout sans avoir l'air de rien prendre Napoléon ne blâmait pas Murât, tout au contraire.

Cette approbation est un point important que l'histoire doit dégager, afin d'établir avec justice les responsabilités. On a voulu les obscurcir en attribuant à l'Empereur une vision prophétique des événements et rejeter ainsi sur les ouvriers l'insuccès de l'entreprise. Prétention qui nous met

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en présence de la fameuse lettre du 29 mars 1808 et nous conduit à en faire aussi brièvement que possible la critique historique. Cette lettre, on peut la lire au tome XVI de la Correspondance^ mais elle y a été insérée avec des restric- tions; on n'en possède ni l'original ni la minute, et il faut l'aller chercher primitivement dans le Mémorial de Sainte- Hélène (1). Depuis lors, les historiens ont pris parti pour ou contre son exactitude, et, de tous, M. Thiers a le mieux déduit, avec la compétence la plus haute, les raisons qui militent en faveur de son authenticité.

Je la liens pour absolument apocryphe.

On n'y trouve pas le style de l'Empereur ni le ton de sa correspondance avec Murât, soit avant, soit après; «Votre Altesse " , « Mon frère » , jamais il n'a employé avec lui ces expressions, non plus que le «prince Godoy » , pour désigner le favori. Il blâme l'entrée des Français à Madrid, acte que ses lettres antérieures ont ordonné dix fois. Il envoie, le 30 mars, au Grand-Duc, une lettre, d'une authenticité indis- cutable celle-là, pour l'approuver, et il l'aurait bl.imé si complètement le 29? Il lui aurait fait porter cette lettre

(1) Tome IV, p. 246 (édition de 1823). « Je crains que vous ne ma trompiez sur la situation de l'Espagne et que vous ne vous trompiez vous- même... Ne croyez pas que vous attaquiez une nation désarmée et que vous n'ayez que des troupes à montrer pour soumettre l'Espagne... Si l'aristocratie et le clergé craignent pour leurs privilèges et pour leur existence, ils feront contre nous des levées en masse qui pourront éterniser la guerre. L'Aiijjlc- terre ne laissera pas écliapper cette occasion de multiplier nos embarras... Je n'approuve pas le parti qu'a pris V. A. I. de s'emparer aussi précipitam- ment de Madrid... Yotre entrée à Madrid, en inquié'.ant les Espagnols, a puisamment servi Ferdinand... Vous ferez en sorte que les Espagnols ne puissent soupçonner ]<} parti que je prendrai. Cela ne vous sera pas difhcile, car je n'en sais riea moi-même... Ne brusquez aucune démarche... Je son- gerai à vos intérêts particuliers, n'y songez pas vous-même... Le Portugal restera à ma disposition... Qu aucun projet personnel ne vou» occupe et ne dirige votre conduite, cela me nuirait et vous nuirait encore plus qu'à moi... C'est à la politique et aux négociations qu'il appartient de décider des desti- nées de rEs|;a^ue... »

MURAT LIEUTENANT DE L'EMPEREUR 157

du 29, si longue, tout est si bien déduit, et, le 30, il écri- vait au même personnage : « J'attends de savoir que Chnrlcs IV est en sûreté pour faire connaître mes inten- tions. » Le 1" avril, autre lettre : « Je vous ai écrit hier » ; il ne dit pas « avant-hier et hier ». Le 9 avril, autre lettre : « Vous avez recevoir ma lettre du 27 mars. Celle du 30 et Savary vous auront encore mieux fait connaître mes intentions. » Toujours rien de cette lettre capitale du 20; i'eût-il omise dans son énumération? C'est M. de Tournon qui aurait porté la fameuse missive. Nous avons les frais de voyage (1) de ce grand courrier de l'Empereur: 8,350 francs pour ses déplacements à cette époque; or un retour à Paris ne figure pas sur ses itinéraires et ne correspondrait pas avec ces dépenses. Il était encore à Burgos le 25 mars au malin, il arrivait à Madrid le 4 avril au soir; ces deux dates extrêmes sont indiscutables; aurait-il eu le temps matériel d'aller de Burgos à Saint-Cloud, d'entretenir l'Empereur de façon à changer subitement sa manière de voir sur les affaires d'Es- pagne, de recevoir cette longue lettre si délicate à rédiger et de repartir, sans une heure de repos, pour Madrid? Onze jours pour aller et revenir? Quand les courriers en mettaient seize pour aller, et qu'on regarda comme un tour de force la chevauchée de M. de Clermont Tonnerre qui avait couvert la distance du retour seul, en dix journées. (2) Qui l'a vu vraiment à Saint-Cloud? Savary; mais Savary, qui le témoigne en effet dans ses Mémoires (3), précise que c'est le samedi 26 mars : date impossible, puisque Tournon était le 25 à Burgos; date ridicule, parce qu'une lettre écrite le 29 ne saurait être emportée le 26; et Savary, se trompant sur ce point, l'cA pas plus croyable sur les autres. M. de

(1) Archives nationales, AF IV, 1609. Appendices, IX.

(:.) Camille RorssET, le marquis de Clermont-Tonnerre, p. 92,

(ù) T. III, p. 253.

158 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

Tournon n'aurait-il pas quitté l'Espagne? C'est fort probable. Cette lettre, dont il serait le porteur, n'aurait-elle jamais existé? C'est tout à fait à penser.

Laissons l'Empereur dans sa croyance d'une entreprise facile, d'une conquête aisée, sans ce don de double vue que des amis trop zélés veulent lui reconnaître après coup. S'il surgissait des difficultés, il était le premier à ne pas vouloir les admettre : « Je rencontrerai en Espagne les colonnes d'Hercule, je ne trouverai pas de limites à ma puissance! » Son parti était pris, et depuis longtemps ; et pour l'avoir caché à tous, il marchait à son but (1). Ne le voyons-nous pas, le 27 mars, à la première nouvelle de l'émeute d'Aranjuez, avant que soit tombée du front de Charles IV cette couronne que quatre Infants, d'ailleurs, étaient successivement pour relever, la ramasser, pour mieux dire l'arracher et l'offrir à son frère Louis? Et ceci sur l'heure, sans avoir pris conseil, avant la confirmation des événements, avant même d'avoir répondu à Murât. Nette, brève, tranchante, certes, cette missive l'était; devant les yeux du lecteur, elle passe comme un éclair d'acier, mais c'est le stylet du condottiere qui brille, non l'épée du soldat :

Saint-Cloudj 27 mars 1808. Sept heures du soir.

Le roi d'Espa^^ne vient d'abdiquer; le prince de la Paix a été mis en prison; un commencement d'insurrection a éclaté à Madrid... Jusqu'à cette heure, le peuple m'appelle à grands cris. J'ai résolu de mettre un prince français sur le trône d'Espagne. Le climat de la Hollande ne vous convient pas. Je pense à vous

(1) On a dit (Frédéric Masson, Napoléon et sa famille, t. IV, chap. 23) comment l'Empereur poursuivit quatre tentatives, trois fois avortées : i" le 20 février il propose l'Espagne (moins les provinces de l'Ebre et les colonies) à Joseph, qui refuse; le 27 mars à Louis, qui se dérobe; le 15 avril à Jérôme, qui n'accepte pas; le 18 avril, pour la seconde fois (mais sang démembrement) à Joseph^ qui consent.

MURAT LIEUTENANT DE L'EMPEREUR 159

pour le trône d'Espagne. Répondez-moi catégoriquement. Si je vous nomme roi d'Espagne, l'agréez-vous?... Répondez-moi seu- lement ces deux mots : « J'ai reçu votre lettre de tel jour, je réponds : Oui. n Et alors je compterai, que vous ferez ce que je voudrai... Ne mettez personne dans votre confidence; ne parlez à qui que ce soit de l'objet de cette lettre; car il faut qu'une chose soit faite pour qu'on avoue y avoir pensé (1).

Sage, et d'ailleurs s'étant fait sur le droit des couronnes des idées singulièrement conservatrices pour un souverain de si fraîche date, Louis Bonaparte refusa de courir cette partie : « Je ne suis pas un gouverneur de province. » Napoléon changea de candidat, mais non de tactique : Joseph sera l'élu. C'est, d'ailleurs, l'aîné de la famille, le premier après l'Empereur; Talleyrand a consciencieusement rempli sa tâche de souffleur," le livret de l'histoire en main : « Plus de Pyrénées! » Napoléon reprenant le personnage de Louis XIV, il estime naturel que Joseph vienne jouer le rôle du duc d'Anjou.

IV

Ferdinand commençait de régner. Il s'était entouré de ses amis, tous rappelés à la hâte : le chanoine Escoïquitz, apte à vouloir le bien, âpre à le poursuivre, désireux de toucher à tout, ayant des idées, quelque application, aucune pratique, et s'estimant assez désintéressé pour être à la merci d'une flatterie et le jouet d'un compliment; le duc de l'Infan- tado, gentilhomme élégant, courageux, bon Espagnol, igno- rant des affaires et manquant de sagacité ; San Carlos, avantageux et dévoué. Tous les pouvoirs nés de l'émeute

(1) L'ori|;inal de cette lettre a été communiqué par Napoléon III,

160 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

agissent de même; celui-ci s'appuyait assez gauchement sur la popularité : distributions d'argent dans les faubourgs, permission de chasser dans les parcs royaux, diminution du prix du tabac et du droit d'entrée des vins, liquidation des pensions sur l'État, payement aux rentiers des dernières échéances.

Au corps diplomatique, on faisait le meilleur accueil, afin que ses dépêches fussent favorables. La terrible étiquette elle-même savait s'adoucir, au point d'en surprendre les am- bassadeurs; c'est d'une chose extraordinaire que Strogonoff entretient aussitôt sa cour : il n'a trouvé que le nonce dans les salons du Palais Royal, et, quoiqu'il faille être trois pour être reçus en corps, Sa Majesté « nous a fait entrer tous deux à l'heure accoutumée, et s'est entretenue assez longtemps avec nous de la manière la plus affable » (1).

Murât affectait de ne pas aller au palais, et son exemple entraînait l'amiral Verhuel, le ministre de Hollande, impres- sionnait Beauharnais qui resté avec Ferdinand en communi- cations officieuses déployait dans sa volte-face sa suffisance habituelle ; il faut l'entendre lui-même :

Le prince des Asturies m'a semblé plus embarrassé de sa posi- tion; je lui ai dit : Pi-ince (!) vous n'avez qu'un seul parti à prendre dans ce moment, c'est d'aller présenter à l'Empereur le prince des Asturies. S. A. m'a répondu que c'était son projet. J'ai répondu : S'il est tel, il faut le mettre à exécution et prompte- ment Et je me suis retiré, comblé d'honnêtetés de Ferdi- nand (2).

Napoléon ayant d'un mot arrêté cet enthousiasme détruisit ces dernières espérances. Alors l'ambassadeur courut en hâte chez Ferdinand pour désapprouver devant lui l'abdication de

(1) Strogonoff à Roumiantzoff, 28 mars 1808, Affaires étrangères, Espagne, vol. 673, fol. 450.

(2) Beauharnais à Chainpagny, 25 mars 1808, vol. 673, fol. 418.

MURAT LIEUTENANT DE L'EMPEREUR 161

Charles IV et l'acceptation de la couronne; en présence d'un revirement inattendu, son royal interlocuteur soupçonnant un danger se réfugia derrière des banalités : « Je n'ai pas été maître des circonstances (1). »

La reine d'Étrurie, rentrée à Madrid, entre-bâillait sa porte. Ses appartements formaient une zone neutre; femme ardente, aimant l'intrigue, ne sachant pas déployer sur un terrain plus élevé ses qualités de finesse, elle conviait Mural; Ferdinand s'y rencontrait; le Grand-Duc le pressait d'aller voir Napoléon, obtenait une promesse embarrassée, qu'un mauvais prétexte éludait le lendemain. Au reste. Murât sen- tait le sol trembler; il était fort mal avec l'ambassadeur; tous deux ambitieux et vaniteux, se targuant de leurs qualités de beau-frère de l'Empereur, de beau-frère de l'Impératrice. Leur division servait les Espagnols qui, d'heure en heure, s'éloignaient des Français. Le peuple, qui est simpliste, avait remplacé ses vivats par des injures, et même des coups de couteau; les rixes étaient continuelles. Trompé par la foule qui venait voir ses parades. Murât écrivait à l'Empe- reur : « La tranquillité la plus parfaite continue à régner..., la confiance devient tous les jours plus grande.,., je le dis et je le répète. Votre Majesté peut disposer de l'Espagne comme elle le voudra... », ajoutant niaisement dans la même phrase : « Les nobles vous admirent et vous craignent, mais ils préfèrent les Bourbons! »

L'illusion de notre concours apporté à la chute de Godoy s'évanouissait chaque jour, la défiance se changeait en haine; j)0ur réchauffer l'enthousiasme, on annonçait chaque matin l'arrivée prochaine de Napoléon, on préparait avec fracas la maison du Pardo, on promenait ses chevaux, on montrait son cuisinier, on déposait avec solennité dans une chambre

(1) Lettre de Beauharnais, 7 avril 1808, aoI, 674, fol. 56.

Il

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du Palais-Royal une paire de boites et un pelit chapeau (1).

Le Grand-Duc, et ce n'était pas l'acte d'un « allié m , avait demandé que la fameuse épée de François I", rendue à Pavie, lui fût remise « à titre de galanterie » . Ferdinand n'était en position de rien refuser. On déploya en cette cérémonie une pompe qui blessa le sentiment espagnol. Placée sur un bou- clier d'argent couvert d'un voile de soie frangé d'or, cette lame précieuse fut déposée dans un carrosse du roi, traîné par six mules; aux portières, les valets de l'^rmerm en livrée; suivaient en costume de gala le grand écuyer et le capitaine des gardes; des pelotons espagnols formaient l'escorte, des grenadiers français la haie. On peut croire que, derrière eux, les Madrilènes ne battaient plus des mains. Murât, maladroit dans sa démarche, le fut plus encore dans ses paroles : il insista sur les caprices de la fortune qui, seuls, avaient pu amener la journée de Pavie. Comble de disgrâce. Napoléon, pour qui l'on faisait tant de bruit, et à qui Monthyon partait remettre cette épée. Napoléon fut mécontent. Son tact lui faisait comprendre cette faute et dans une lettre, il appelle d'ailleurs François I" un « Bourbon » , il blâma son beau- frère très sèchement (2)

Il paraissait vraiment temps de confier les affaires à des mains plus habiles, l'Empereur lui-même se mit en route pour se rapprocherde la frontière. Il envoyait à Madrid, remplacer Beauharnais, un diplomate de carrière rompu aux difficultés, M. de La Forest; et pour donner à Murât un mentor : Savary, l'homme de confiance des besognes sombres. Le futur duc de Rovigo arriva à l'improviste, trente-six heures avant la lettre de l'Empereur qui l'annonçait (3).

(1) Me.so:(ERO Romanos, Memoi-ias de un setenton, t. I.

(2) L'épée fut remise au musée d'Artillerie de Paris; à VArmeria de Ma- drid une copie a pris la place de l'original. BaroriDàviLLiER, l'Espagne, p. 606.

(3) Napoléon tit partir Savcry le 30 mars et n'en avertit Murât que le i" avril. Savary arriva le 7 avril, la lettre de l'Empereur le 8.

MURAT LIEUTENANT DE L'EMPEREUR 163

Murat fut extrêmement froissé, mécontent et déconfit, mais, voulant mettre une surenchère sur les projets nouveaux auxquels il était appelé à concourir, il développa in extremis à l'Empereur un plan qu'il allait exécuter (disait-il) au moment Savary était malencontreusement arrivé : c'était, un beau soir, d'enlever Ferdinand, la même nuit arrêter ses conseils; à la pointe du jour, réunir nos troupes; nommer premier ministre un Espagnol partisan de Murat; Charles IV et Fer- dinand partis à Bayonne, Marie-Louise reléguée dans un couvent, Godoy rentrerait dans le néant. Les Gardes du corps licenciés, l'armée espagnole mise « sur le pied français » , voilà pour compléter ce projet « qui paraît offrir de grandes difficultés, mais n'en aurait rencontré aucune» (1). Napoléon ne répondit pas à ces enfantillages; Savary avait sa mission, il n'eut plus qu'à en faire part à Murat : l'Empereur entrerait en Espagne quand tous les princes en seraient sortis; la couronne serait donnée à l'un de ses frères!

Chacun se mit de suite à la tâche. Déjà Murat avait harcelé Ferdinand pour qu'il se rendît au-devant de l'Empereur, « ne fût-ce qu'à quelques lieues de Madrid « . Savary, Beau- harnais, vinrent à la rescousse ; Escoïquitz, Cevallos, Hervas, pressés d'aider ce projet, s'y prêtèrent pour des raisons diverses ; par maladresse sans doute, certainement par vanité, un peu par peur, plus encore dans la pensée qu'une entrevue sans intermédiaire était le moyen le plus prompt et le seul efficace d'amener la reconnaissance du nouveau roi, ces trois Espagnols conseillèrent à Ferdinand le voyage. Ils furent trompés, ils se trompèrent; on trouverait, je crois, dif- ficilement chez eux la preuve d'une trahison. Enfin, le 10 avril à dix heures du matin, le prince se mit en route.

La veille, il élait allé à Aranjuez, en apparence recevoir

(1) Lettre de Murat à l'Empereur, dans la nuit du 8 au 9 avril 1803. AF IV, 1G05.

164 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

la bénédiction de son père, en fait demander pour TEmpereur une lettre qui eût confirmé l'abdication du 19 mars : démarche au moins bizarre, qui devait naturellement échouer. Feindre était la force maîtresse de Ferdinand, nul ne soupçonna sa déconvenue. Il partit sans grand éclat, accompagné de rinfantado, San Carlos, Escoïquitz, Labrador, Musquiz, Ayerbe. Plus sages que les hommes d'État, les gens du peuple virent ce départ avec alarme, l'orgueil castillan fut blessé d'une démarche insolite et humiliante. Savary suivait le prince, « absolument maître de sa personne (1) » . Dans ses Mémoires, il a écrit que le seul désir de refaire dans une bonne voilure le chemin qu'il venait de courir sur une selle l'avait engagé à se joindre au cortège ; reproduire ce pré- texte, c'est en faire justice.

Plus tard, chacun se défendit d'avoir coopéré aux intrigues de l'enlèvement. Alors, chacun se vantait auprès de l'Empe- reur de ses efforts et de ses mérites dans le succès. Beauharnais voulait Y avoir sa large part : « Si les princes d'Espagne sont en France, c'est moi seul et nul autre qui les al décidés à se rendre à Rayonne. L'Empereur et son ministre en sont trop positivement informés. J'ai obéi avec respect aux ordres de l'Empereur et je m'y soumettrai toujours avec cette résigna- tion qui provient de la pureté de mes intentions et de la séré- nité où je suis d'avoir fait le plus possible dans les circons- tances où je me suis trouvé (2). »

A la décharge de ses conseillers et de lui-même, il faut remarquer la position singulièrement équivoque de Ferdi- nand. Qu'aurait-il pu faire? Négocier, se défendre, fuir? Il ne pouvait négocier, n'étant même pas reconnu. Il ne pou- vait se défendre sans troupes et sans armes. Il ne pouvait

(1) LeUre de Murat à l'Empereur, 9 avril, minuit. AF IV, 1605.

(2) Beauharnais à Chauipajjny : lettre confidentielle du 15 septembre 1808, vol. 676, fol. 308,

MURAT LIEUTENANT DE L'EMPEREUR IG5

fuir : Murât ne l'aurait pas permis, le peuple ne l'aurait pas voulu ; et quel début pour un jeune prince de tenter une aven- ture dont les seuls préparatifs, blâmés par lui, venaient d'entraîner la chute de ses parents. S'en remettre avec con- fiance au tout-puissant Napoléon demeurait la ressource der- nière. Et encore fallait-il aller chercher soi-même l'investi- ture. Il avait espéré n'en pas arriver là. Ses ambassades suivirent une gradation éloquente : d'abord ses familiers, le duc de Prias, Médina Cœli, Fernan Nunez se rendaient à Paris annoncer son avènement; sans réponse, et par consé- quent en alarme, il fit partir son propre frère don Carlos pour saluer, à la frontière, Napoléon. Sortie de l'arche, la colombe ne revenait point. Ce futalors le pas suprême : de sa personne il se rendra au-devant de son terrible voisin, pour lui faire, en terre espagnole, les honneurs de sa couronne et de son alliance

Il s'avançait donc, et chaque pas de ses mules le rappro- chait d'un but encore indéterminée ses yeux; les populations, sur son passage, poussaient des acclamations qui lui don- naient sans doute l'impression de la puissance, mais la fragi- lité de sa position devait lui apparaître en croisant sur les routes de son royaume des patrouilles étrangères. Il atteignit Burgos sans nouvelles de Napoléon.

Sa déception de ne pas l'y rencontrer fut extrême. Savary lui laissa mal le temps de réfléchir sur cet accroc au programme: l'Empereur, disait-il, était proche, on le trouverait sans doute à la première étape. On marcha jusqu'à Vittoria, personne encore. Savary se détacha pour aller aux nouvelles; à toute bride il courut à Bayonne recevoir les derniers ordres de Napoléon et revint veiller à leur exécution.

Le cercle se resserrait autour de Ferdinand; la petite ville de Vittoria et ses alentours se garnissaient de troupes. Les fan- tassins du général Verdier et les cavaliers de Lassalle hou-

1G6 L'ESPAGINE ET NAPOLÉON

chaient une à une les issues ; Murât faisait faire demi-tour aux cuirassiers cantonnés à Burgos; Tordre arrivait au maré- chal Bessières d'enlever de vive force le j)nnce des Asturies s'il refusait de quitter l'Espagne. Dans cette atmosphère de trahison et de violence, les yeux s'ouvrirent et la fidélité comprit... trop tard. Pendant cette semaine d'attente (13 avril au soir, 19 avril au matin), les Espagnols venus pour saluer leur nouveau roi l'avaient pressé de se sauver, tandis qu'il en était temps encore : le duc de Mahon assurait un refuge en Biscaye, il tenait, à Bilbao, pour prendre la mer, un vaisseau tout prêt; d'autres voulaient gagner Saragosse sous la pro- tection des carabiniers aragonais ; un vieux serviteur de la monarchie, Urquijo, ancien ministre d'État, conseillait ce coup de tête que l'entourage du prince n'osait accomplir. Un des Espagnols qui à Madrid voulait qu'on courût les chances du voyage, Hervas, le propre beau-frère de Duroc, aujour- d'hui les yeux ouverts, insistait pour qu'on n'entrât pas en France. Louis de Grillon s'offrit pour y aller au nom et à la place du prince; il parlait d'organiser une entrevue dans r « île des Faisans. » Escoïquitz lui ferma la bouche avec la main : « Tout est arrangé, décidé, nous partons pour Cayonne avec toutes les assurances possibles (1). » Ébranlé, craintif, Ferdinand perdait des moments précieux; Savary arriva (2). Il remit au prince une lettre ambiguë de l'Em- pereur et jura sur sa tête qu'un quart d'heure après son entrée à Bayonne, Ferdinand serait reconnu « roi d'Espagne et des Indes » : il prodigua les sourires, les expressions de « majesté » : il arracha l'ordre du départ vers la frontière. La foule encombrait les rues, elle vit approcher les berlines,

(1) Archives du duc de Poli(/nac.

(2) Dans ses Mémoires, il avoue n'avoir été trouver Ferdinand qu'après avoir » pris ses précautions », c'est-à-dire, fait avancer 4 bataillons, 6 esca- drons, et 6 pièces d'artillerie; il ajoute pour se justifier qu'il avait craint de »e voir la victime de « nouvelles Vespres Siciliennes » !

MURAT LIEUTENANT DE L'EMPEREUB 16T

se jeta aux portières, coupa les traits des attelages. Ferdi- nand l'apaisa en des paroles d'une confiance qu'il n'avait peut-être déjà plus. Profitant de l'accalmie, des pelotons de la {^arde impériale entourèrent vivement le carrosse de celui qui n'était plus que leur prisonnier, et qui, salué par des cris de fidélité et de colère, s'en allait, maître d'un royaume, chercher aux pieds de l'ennemi de sa race l'investiture d'une prison. On marchait maintenant à grande allure, à peine eut-il la sensation de l'irréparable sur le petit pont de la Bidassoa.

Quant aux a vieux rois " , Murât n'eut pas besoin de les pousser au départ, ils ne cessaient de réclamer l'heure de leur mise en route loin d'un pays ingrat qui «4 leur faisait horreur " . La plupart de leurs anciens serviteurs, comblés de leurs bienfaits, non seulement des domestiques mais des ])ersonnes de tous rangs, s'étaient peu à peu éloignés ou avaient refusé de les suivre dans leur retraite (I). A l'Escu- rial, ils attendaient dans une pénurie dont ils se plaignaient, mais dans une sécurité que leur assurait la division Mouton, soigneuse à leur donner des aubades sous les fenêtres; Murât vint leur rendre visite; Charles IV se jetait dans ses bras. Quand une copie de sa protestation contre ra])dication d'Aranjuez eut été envoyée au Conseil de Castille et qu'il fut bien avéré que Ferdinand était en France, IMurat mit sous la garde d'Exelmans ces pauvres souverains, et de relais en relais on courut lestement les postes sans s'arrêter. Il leur avait apporté de bonnes assurances sur le sort de Godoy, leur unique préoccupation :

Que le Grand-Duc obtienne de l'Empereur qu'on nous donne au Roi mon mari, à moi et au prince de la Paix, de quoi vivre ensemble tous trois, dans un endroit bon pour nos santés, sans

(1) Dépêche chiffrée d'Henry au roi de Prusse, 8 mars 1808, vol. 673, fol. 444.

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commandement ni intrigue; nous n'en aurons certainement pas (1).

Toutefois, la colère patriotique des Espagnols obligeait à des ménagements extrêmes dans la délivrance du prisonnier. Prétendre ouvertement le faire échapper à un jugement, c'est-à-dire à une condamnation, eût déchaîné l'émeute et porté ses gardes à des excès sur sa personne. Napoléon insis- tait pour qu'on lui envoyât cet ancien dominateur du royaume, dont les confidences, croyait-il, pouvaient éclairer sa con- duite. Murât, mieux placé pour sentir le poids des difficultés, éludait la réalisation trop brusque de la délivrance. A tort, on lui a reproché de l'indifférence et comme de l'ingratitude vis-à-vis d'un infortuné qu'il caressait au temps de ses splen- deurs; son caractère le portait plutôt à la pitié, et il en éprouva certainement en face de cette grande catastrophe. Il ne put d'abord rien obtenir; enfin, dans la nuit du 20 avril, sur un ordre signé de don Antonio, le prince de la Paix fut remis aux mains du général Exelmans par le marquis de Gastelar, dont le loyalisme se révolta en paroles amères et qui pleurait de rage en laissant aller l'objet de la ruine peut- être de sa patrie, certainement de l'horreur de ses compa- triotes.

Deux versions ont couru sur la détention de l'ancien favori au château de Villaviciosa. Traité avec convenance, servi dans de l'argenterie, selon les uns ; garrotté, les fers aux pieds, sans même être pansé de ses blessures, selon les autres. A la vérité, il fut remis au général Excelmans « sans linge, sans effets, la barbe longue de six pouces (2). » Murât l'a écrit, un

(1) Parmi vingt autres, je cite ce passage caractéristique des lettres quoti- diennes de Marie-Louise; M. le comte Murât a publié, d'après les originaux qu'il possède, les plus curieuses : Miirat lieutenant de l'Empereur en Espaqne, 1808.

(2J Ainsi s'exprime Murât. Napoléon écrit à Talleyrand : «... Il a été un entre la vie et la mort, toujours menacé de périr. Dans cet intervalle,

MURAT LIEUTENANT DE L'EMPEREUR IGl)

témoin oculaire, l'aide de camp Rosetti, le rapporte avec d'autres détails sur la scène qui l'impressionna sans lui laisser une grande idée du courage du prince. Ce dernier passa la nuit au camp français dans une petite baraque, caché à tous les yeux; puis, sous bonne escorte, fut conduit par le colonel Manhès jusqu'à la frontière. Il arriva à Bayonne peu après Ferdinand, peu avant Charles IV.

Ainsi étaient rassemblés dans les coulisses tous les acteurs du drame; Vimpresario impérial allait les faire jouer au gré de ses désirs, mais il croyait baisser la toile sur le dénoue- ment (1); c'était sur le prologue seulement que le rideau tom- bait. Fascinés par le miroir, Charles IV, Marie-Louise, Fer- dinand, Godoy étaient venus s'abattre, d'une aile tremblante, aux pieds de l'oiseleur; tous réunis à Bayonne dans l'attente de la haine, divisés par l'intérêt. Le programme de la félonie fut scrupuleusement suivi : traité en roi, Charles IV n'en- dossa une dernière fois ses vêtements de parade que pour les déchirer de ses propres mains.

il n'a pas, changé de chemise, et il avait une barbe de sept pouces. » L'exa- gération de ces petits détails est toujours caractéristique.

(1) « Cette trajjédie est au cinquième acte, le dénouement va paraître. » Napoléon à Talleyrand. 25 avril 1808,

CHAPITRE VI

LES PRINCES A BAYONNE (Avril 1808)

Napoléon part pour Bayonro: réception enthousiaste qu'il y reçoit (14 avril).

Il s'installe au châle au de Marrac. Arrivée de don Carlos qui se défend de voir Napoléon. Arrivée du prince des x\sturies (19 avril). Brusque visite de Napoléon. Dîner à Marrac. La mission de Savary; douloureuse déception : Yo soy trahido ! La conversation de l'Empe- reur et du chanoine Escoïquitz.

Démarches successives et inutiles de MM. de Cevallos et de Labrador auprès de M. de Champagny. Entretiens de Escoïquitz et de l'abbé de Pradt.

Arrivée de Godoy. Arrivée de Joséphine. Arrivée des « Vieu.x Rois ». Le baise-main. La visite de Napoléon. Le gala de Marrac. L'Empereur travaille à réaliser son plan : tenir pour nulle l'abdication de Charles IV. Résistance de Ferdinand : sa lettre du 30 avril ; réponse de son père (2 mai) ; nouvelle lettre de Ferdinand (3 mai). Charles IV nomme Murât son lieutenant en Espagne (k mai).

Traité du 5 mai : Charles IV cède sa couronne à Napoléon.

Lorsqu'il avait vu les événements se précipiter, Napoléon résolut de se rapprocher de la scène. Sa présence paraissait indispensable; elle devait tout rendre facile. Les rapports de Chabannes, de Vandeul, de Tournon, les dépêches de Beauharnais, les lettres de Murât lui répétaient : « Venez » ! Pour exécuter un projet aux contours encore mal définis, il n'était rien de tel que la main de l'auteur, nul agent ne sau- rait le remplacer, à sa vue l'équivoque tomberait.

LES PRINCES A BAYONNE 171

L'impatience d'agir le tourmentait; le 2 avril il partit (l). vSur la route, au relais de Tours il rencontra le comte de Fernan Nunezqui allait à Paris lui annoncer u l'avènement de Ferdinand VII» .Ambassade inopportune; l'ambassadeur pres- tement éconduitne put que remettre à Duroc la lettre de son maître; l'Empereur courait déjà vers Bordeaux. Il y arriva en coup de vent, la nuit tombée, quand las de l'attendre depuis l'aurore, fonctionnaires et soldats venaient de rentrer chez eux. Un autre voyageur, arrivant d'Espagne, se présenta : le général Monlhyon, messager de Murât. Celui-ci fut aussitôt reçu et interrogé sur les événements d'Aranjuez comme un bon témoin. L'Empereur s'inquiéta peu de l'épée de Fran- çois I", mais très fort des lettres interceptées de Charles IV et de son fils ; leurs angoisses le rassuraient, leur hésitation lui donnait du temps. Il l'employa fort bien pendant son séjour d'une semaine à Bordeaux : visitant la ville au milieu des acclamations, passant la revue des troupes, donnant, par cette sage lenteur, le spectacle d'un souverain trop occupé de ses peuples pour songer aux nations voisines. Après cet arrêt, il reprit la marche vers Bayonne, sans apparat, en gé- néral qui inspecte ses armées.

Mais là, une entrée solennelle : arcs de triomphe, allées de verdure, illuminations (car il était huit heures du soir), la haie des troupes, le canon tonnant sur les remparts, sur les vaisseaux de la rade, à la citadelle, et les cloches à toute volée, malgré les prescriptions liturgiques du jeudi saint (2). Une foule endimanchée s'écrasait au passage, enthousiaste de la venue de l'homme extraordinaire que la nature elle- même se plaisait à accueillir par une délicieuse nuit de prin-

(1) Dans sa berline à 8 chevaux, avec 36 autres voitures attelées, 5 piqueurs, 4 guides, 22 courriers montés. Les frais de route, aller et retour, atteignirent 211,243 francs. Mazk-Sencier, Les Fournisseurs de l'Empe- reur.

(2) 14 avril 1808.

1"2 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

temps attiédie des brises marines, sous le dôme des grands arbres et dans le scintillement des étoiles que reflétaient les eaux du fleuve. Les Bayonnais avaient choisi les plus beaux hommes du pays l'on admire la taille élancée des Basques, pour former une garde d'honneur au pittoresque costume: béret bleu, jaquette rouge, longues guêtres noires; et l'Empereur accueillit avec bonté cette escorte provinciale, lui qui venait de traverser avec fierté les colonnes profondes de ses vieux grenadiers. Il voulut seulement changer sa demeure, se trouvant mal dans le «Palais du gouvernement i> on l'avait logé; et ayant distingué, dans une promenade sur la route de Biarritz, une « bastide » tout proche de la ville, il fit acheter, meubler et décorer ce petit château de Marrac, en quarante-huit heures. Aussi bien il se sentait plus libre en rase campagne et au milieu des jardins; il s'en- toura de sa garde installée sous de grands baraquements en bois.

En ville, entre le port et les remparts, sous le canon de la citadelle, il réservait aux princes d'Espagne les logements qu'il quittait et quelques autres grandes maisons disposées dans cette prévision. Il attendaitses hôtes non sans unecertaine fe'brilité. Déjà la veille était arrivé l'Infant don Carlos ; malgré l'insignifiance de ses dix-neuf ans, ce prince passait pour le plus avisé de la famille royale. Nous avons vu que Tournon lui reconnaissait de la « fermeté » ; il la mit tout aussitôt et tout entière à éviter une conversation avec l'Em- pereur, alléguant pour demeurer enfermé la fatigue du voyage. Sans doute un si jeune homme se sentait profondé- ment troublé en face de l'illustre Napoléon, et qu'aurait-il pu répondre à ses discours? Rien qui ne proclamât son infério- rité sur ce sol étranger. Il prit peur et se barricada dans sa chambre au grand déplaisir de l'Empereur qui lui envoyait médecins, domestiques et une escorte pour lui faire bon-

LES PRINCES A BAYONNE 173

neur. Ce petit Infant ne comptait guère, auprès des gens d'importance attendus : Ferdinand, Charles IV, Marie-Louise. On sait comment ils arrivèrent, voici de quelle façon ils furent reçus.

Le 19 avril, sur la route sinueuse d'Espagne, quand la voiture au fond de laquelle il était blotti eut franchi en les heurtant les bornes du pont de la Bidassoa, le prince des As- turies laissait son cœur flotter entre des pensées contraires : l'agitation même du départ, la rapidité de l'allure, la mobi- lité des événements, le pas décisif fait hors de son royaume, l'incertitude de l'heure qui allait suivre, l'importance des décisions qu'il venait solliciter et par-dessus tout l'émotion du premier contact avec le géant dominateur de l'Europe, entretenaient naturellement chez le prince inexpérimenté, taciturne et songeur, une vague angoisse.

Tout objet à ses yeux prend une teinte funèbre. Des deux côtés, les gorges de la montagne donnaient à sa poitrine hale- tante l'impression matérielle d'un couloir qui se resserre et d'un chemin sans issue; la poussière de l'escorte lui voilait le ciel; son oreille n'entendait par les portières que le cli- quetis des fourreaux battant sur le flanc des chevaux les épe- rons des gendarmes. La berline roulait : elle débouche au milieu des cabanes de Behobie, gravit la vallée, monte à la Croix des Bouquets sans s'arrêter au paysage grandiose ; voici Urrugne, des maisons grises, une rue déserte; Saint- Jean-de-Luz, aucun officier de l'Empereur, mauvais présage; que croire? Le fouet des postillons enlève les mules. Napo- léon va être là, tout à l'heure; comment l'aborder? Que lui répondre? Dans un détour du chemin on aperçoit là-bas le clocher de Bayonne; on entend des salves d'artillerie; c'est donc une réception royale? L'Infant se redresse. Voici les remparts, tout s'arrête; à la grille de la porte, sur le gazon de la contrescarpe, un groupe doré s'avance : le prince de Neu-

174 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

chatel, le duc de Frioul, le comte d'Angosse, au nom de l'Em- pereur, saluent Ferdinand de Bourbon. Il respire plus libre- ment, saute à terre et d'un geste tout à fait agréable présente sa suite : Pierre de Gevallos, le duc de San Carlos, les mar- quis de Musquiz, de Guadalcazar, de Feria, d'Ayerbe et sur- tout don Juan Escoïquitz, le confident, le conseiller, l'ami, celui qui saura prendre la parole.

Le sourire s'efface un peu en s'arrêtant devant la demeure qui l'attend : une maison étroite aux fenêtres basses, par l'œil pénètre de la rue (1). C'est l'ancienne résidence des intendants; Junot, Murât y ont logé; l'aspect n'en est pas moins médiocre, écrasé par le voisinage des murailles du Château Vieux. Mais il s'agit de bien autre chose : dans le remous des voitures, des paquets qu'on descend, le brou- haha de ces gens qui débarquent, une forte agitation se produit : « Vive l'Empereur! Vive l'Empereur! » Eh! oui, c'est Napoléon en personne. Tout proche de là, sur l'espla- nade, il faisait manœuvrer quelques bataillons et du haut des glacis il avait pu voir, il avait vu l'arrivée du prince. Affectant une parfaite indifférence, il ordonna de conti- nuer l'exercice, puis, au petit pas, il franchit à cheval la porte des fortifications, avec un aide de camp, suivi de trois gendarmes et déboucha à l'improviste devant l'hôtel Dubrocq, au milieu des bagages et des curieux. Ferdinand s'avança avec un sincère empressement et par contenance se jeta à son cou pour l'embrasser. Peut-être surpris. Napoléon, le chapeau à la main, retournait la tête avec sang-froid, présen- tant la joue droite et la joue gauche. Mais les deux princes parlant peu aisément l'un l'espagnol, l'autre le français, l'embarras fut réciproque et le silence général. Ferdinand, usant des gestes, prit la main pendante de Napoléon; ils

(1) Cette « Maison Dubrocq » était situe'e u place d'Armes » , aujourd'hui rue Thiers » .

LES PRINCES A RAYONNE 175

montèrent dans un salon, échangèrent quelques mots de banalité ; un mouvement d'adieu se manifesta; ils se levèrent et se séparèrent. L'Empereur retourna continuer les ma- nœuvres sur les glacis.

Ferdinand et sa suite ne savaient encore que penser lorsque le grand maréchal vint les convier à dîner, pour le soir même, à la table de l'Empereur. Une voiture de la Cour les attendait, menée par un jockey coiffé d'immenses pana- ches tricolores. Le repas fut plus correct que joyeux; un des convives M. de Bausset, chambellan de Joséphine, remarqua « l'adresse avec laquelle l'Empereur évita de donner à Ferdi- nand soit le titre de Majesté, soit celui d'Altesse. Il s'en dédommagea par une politesse plus recherchée et plus gra- cieuse qu'à son ordinaire, politesse qu'il étendit à ceux qui accompagnaient le prince » (1). Amoureux des détails, sur- tout quand les nuances présentent une signification grave, Napoléon avait scrupuleusement suivi le scénario qu'il s'était tracé : au prince étranger il avait par courtoisie offert un gîte et sa propre table, il était venu le recevoir au bas du perron de Marrac par un premier devoir d'hospitalité: au départ il ne l'accompagna pas plus loin qu'à la porte du salon, conservant la préséance d'une Majesté sur un fils du roi. Maintenant il va lui faire porter par un subordonné l'expres- sion de ses volontés : ce n'est plus le monarque voisin qui parle à son hôte, mais le souverain tout-puissant qui dicte ses lois.

Ferdinand et Carlos venaient de regagner leur demeure de Bayonne déjà très anxieux sans oser, pour de simples for- malités d'étiquette, s'avouer l'amère déception, lorsque, sur leurs pas, Savary se fit annoncer. Il ne pouvait être que le bienvenu : depuis Madrid il demeurait le truchement des communications impériales et toujours présentait les affaires

(J) Mémoires anecdotioues sur l'intérieur du palais,.,, de 1805 à 1814,

ne L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

SOUS le plus favorable jour; à tout hasard, il avait bien donné à entendre que la première réception serait peut-être un peu froide, parce que l'Empereur était « l'aîné en âge ! « (1) Hier, avant de quitter Vittoria il se faisait très pressant, il avait dit, et ses paroles résonnaient encore aux oreilles du prince : « Je me laisserai couper la tète si un quart d'heure après l'arrivée de Voire Majesté à Bayonne, l'Empereur ne vous pas a reconnu pour roi d'Espagne. Il commencera peut- , être par vous donner le titre à'Altesse, mais bientôt après il vous traitera de Majesté-, et dans trois jours, tout sera fini. » Comment ne pas croire un homme qui savait tant de choses et qui, pour appuyer ses dires, mettait sa tête en cause et en ieu? En effet. Napoléon avait « commencé » par user du terme d'Altesse, il s'en était tenu là; Ferdinand en avait été attristé; mais sans doute Savary venait tout réparer et accom- plir la seconde partie du programme. Qu'il entre donc, ce porteur des bonnes nouvelles. Il présentait un front d'airain et dans ses yeux un air de satisfaction tranquille : il exécutait un ordre de son maître; son seul souci était de le ponctuelle- ment accomplir; délicate pour un autre, la mission devenait aisée à ce bon serviteur impassible. Bientôt, trop tôt il a parlé : l'Empereur ne connaît d'autre roi d'Espagne que son allié Charles IV; à ses yeux, Ferdinand est et demeure le <i prince des Asturies » , et s'il veut renoncer à ses droits à la couronne, le royaume d'Etrurie lui est donné sur l'heure. Sit pro ratione voluntas.

C'est la foudre qui éclate aux pieds de Ferdinand. La stupeur plus encore que la colère le rend tout d'abord muet; et quand il balbutie quelques paroles de protestation indi- gnée, le messager disparaît, avec une révérence cérémo- nieuse, sans écouter l'expression de son refus.

(ij Duc DE Rovico, Mémoii-es, t. III, p. 301.

LES PRINCES A BAYONNE 177

Un témoin oculaire nous dira la fin de celte journée du 19 avril si rapide et si mouvementée :

Vers les neuf heures du soir j'entendis une sorte de tumulte. Je me dirigfeai vers le palais de Ferdinand devant lequel stationnaient environ deux cents personnes, parmi lesquelles on pouvait remar- quer les capitaines des navires espagnols qui étaient dans la rade. J'aperçus le roi Ferdinand et son frère sur le balcon situé au- dessus de la porte d'entrée; le premier tenait à la main gauche un mouchoir blanc qu'il agitait, en criant à plusieurs reprises : Yo soy trahido ! u Je suis trahi ! » Aussitôt une voix s'éleva d'un groupe des Espagnols, pour s'écrier : Enleveremos a todos y (os hereinos evadar, qideren. « Nous vous arracherons à tous et vous ferons évader, si vous voulez. » Ce cri fut répété très longtemps. Le fait était possible en ce moment il n'y avait aucune garde. Mais Napoléon en fut instruit sur-le-champ, et il arriva aussitôt un officier français qui fit sortir les princes du balcon et ferma les portes vitrées. Au même instant, des deux extrémités de la rue place d'Armes une trentaine d'individus en capote s'engagèrent au plus épais de la foule. J'en reconnus plusieurs qui étaient des gendarmes déguisés, et l'un d'eux m'as- sura qu'ils avaient l'ordre d'entourer la maison et d'arrêté ;■ tous ceux qui voudraient en sortir (1)

Ferdinand, Carlos, leur entourage passaient par les senti- ments les plus violents; au milieu de la nuit, au bruit des voix, l'horreur de leur position s'accentuait encore; la fureur d'être dupés, la sensation de la menace leur faisaient redouter une catastrophe. Maintenant, chacun se reprochait, repro- chait aux r itres sa confiance; tous regrettaient leur dé- marche; les mots se croisaient rapides, tumultueux, sans suite et sans issue. Le premier cri : » Je suis trahi! » pousse par le prince demeurait impulsif, mais ne pouvait trouver d'écho; une résolution vigoureuse eût été d'un succès bien problématique. Aussitôt née, l'occasion se trouvait perdue. Le

(I) Souvenirs inédits de Laborde, cités par Ducerbé, Napoléon à Bajcnnc, p. 71.

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cercle de fer venait de se refermer sans bruit; des cris et des pleurs ne l'ouvriraient pas. Dans le tumulte des conseils et des plaintes, la parole du plus avisé manquait : le chanoine Escoïquilz, à la surprise et à l'espérance de Ferdinand, avait éle par l'Empereur retenu à Marrac. Enfin, il rentra, pâle, défait, presque tremblant : son long entretien venait de confirmer, d'accentuer les déceptions dont Savary avait été l'interprète.

Elle est historique, cette conversation du chanoine et de l'Empereur. Faites la part de l'emphase chez celui qui l'a reproduite (1), et vous voyez briller une des rares lumières éclairant ce mystère d'iniquité. Volontiers, Napoléon faisait fond sur les conseillers des princes plus que sur les princes eux-mêmes. Peut-être la majesté de la naissance l'impres- sionnait-elle malgré lui? Des subalternes comme interlo- cuteurs, il aimait cela : pour Charles IV Godoy ou même Isquierdo, pour Ferdinand Escoiquitz; influencés, ils feront a.»lr leurs maîtres dans le sens désiré. Il conduisit donc le chanoine de Tolède en son cabinet et, sans préambule, avec de la brusquerie, de la franchise et de l'audace, déchira les

(1) Avec cette erreur, toutefois, qu'il donne à l'entretien la date du 20 mai; or, les princes quittèrent tous Bayonne le 13 mai; il veut dire sans doute 20 avril; et encore faut-il rectider pour lire : 19 avril. Le titre même de la publication offre une signification :

Exposition sincère des raisons et des motifs qui engagèrent S. M. C. le roi Ferdinand VII à faire le voyaqe de Bayonne en 1808; dans laquelle on voit la candeur et la loyauté aux prises avec la perfidie et la mauvaise foi, et les trames ourdies par Napoléon pour attirer le Roi dans le pièce qu il lui avait préparé ; suivie des pièces justificatives et des entretiens très curieux qui eurent lieu à Bayonne entre Napoléon et l'auteur, et d'autres détails intéressants et non publiés jusqu'à présent sur cette malheureuse et mémo- rable affaire ; adressée, en espagnol, au public d'Espagne et de l'Europe pat Son Excellence don Juan Escoïquitz ancien gouverneur de S. M. C. le rot Ferdinand VII, son conseiller d'État, chevalier grand croix de l'ordre de Charles III, archidiacre d'Âlcaraz, chanoine de Tolède, traduite en français, augmentée de notes et suivie d'une lettre du traducteur à l'auteur, par don J. M. de Carnero. Toulouse, 1814.

LES PRINCES A BAYONNE 179

voiles, pour rétouidir, réblouir et le façonner. Il parle : Charles IV a imploré sa protection, il ne peut la lui refuser. L'abdication d'Aranjuez a été violentée, partant nulle. Au reste les intérêts de la France exigent sur le trône d'Espagne d'autres souverains que les Bourbons. C'est aussi l'intérêt de la nation espagnole justement irritée contre le favori et la Reine; une alliance avec l'empire français lui assurera tran- quillité et force. Par compensation, au prince des Asturies l'Empereur offre Florence et la couronne d'Etrurie.

Telle est la vanité humaine que le premier mouvement d'Escoïquitz ne fut ni la surprise ni l'indignation, mais il se montra « extrêmement flatté " (c'est aussi la première phrase de son récit) d'être l'interlocuteur de Napoléon et de traiter pareilles matières « devant un monarque doué d'un génie supérieur » . Se ressaisissant, il manifesta sa stupeur, il rap- pela, chose facile, les complaisances de sa patrie pour son puissant voisin, les espérances encouragées chez Ferdinand d'une alliance familiale avec la maison de l'Empereur, les promesses de sécurité prodiguées pour le conduire jusqu'en France, sa confiance en la parole impériale. Il reprit le procès de l'Escurial et le soulèvement d'Aranjuez, démontra la sincérité de l'abdication de Charles IV.

Napoléon répondit par la protestation des « Vieux Piois » et étala une érudition historique assez oiseuse sur les renoncia- tions de Charles-Quint et de Philippe V. Puis, coupant court, et revenant d'un trait au sujet, il déclara sans ambage que sa puissance servait sa volonté. Avec cette familiarité mépri- sante qu'il affectait et éprouvait réellement pour l'humanité, secouant l'oreille d'Escoïquitz stupéfait : « Chanoine, cha- noine, les intérêts de ma maison et de mon empire exigent que les Bourbons ne régnent plus en Espagne. » Son entre- tien continua, le scandant d'un rire alourdi, auquel dut faire écho le rire plus forcé encore d'Escoïquitz. Le conseiller de

180 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

Ferdinand, avec des flatteries intéressées, revenait sans cesse sur la confiance de son maître en la loyauté de Napoléon : un mariage lui paraissait la meilleure garantie de l'accord,

Vous me faites des contes, chanoine.

L'Europe, les yeux fixés sur Bayonne, attend avec impatience le résultat du voyage du roi Ferdinand. Si Votre Majesté ne consulte que son cœur majjnanime, nul doute que l'Europe ne lui rende une justice éclatante. Quant à la nation espagnole, elle ne saura comment exprimer sa reconnaissance... Si au contraire V. M. tient toujours au changement de dynastie, vous aurez fourni à l'Angleterre des armes nouvelles pour éterniser les efforts de toutes les puissances pour faire la guerre à votre empire. Les Espagnols voueront à V. M. une haine implacable et plusieurs siècles s'écouleront avant qu'elle soit éteinte.

L'empereur de Russie, à qui je communiquai à Tilsitt mes projets sur l'Espagne, les approuva et me donna sa parole de ne pas s'y opposer. Les autres puissances se garderont bien de remuer. La résistance des Espagnols ne sera jamais bien redoutable. Les pays il y a beaucoup de moines sont faciles à subjuguer : j'en ai l'expérience... J'en viendrai toujours à bout en sacrifiant deux cent mille hommes, et la conquête de l'Espagne ne me coûtera jamais autant... Vous persistez à porter les choses au pis; je réfléchirai encore et demain je vous communiquerai ce que j'aurai irrévocablement décidé.

Tel nous est parvenu le récit prolixe et oratoire d'un entre- tien où Juan Escoïquitz mit plus tard sa gloire, bien qu'il en soit sorti consterné pour sa patrie menacée, pour son prince trahi, pour sa propre perspicacité déçue. Jamais homme qui s'est cru de l'importance n'a été contraint d'avouer plus d'in- succès.

Le premier mouvement : celui de la résistance, fut una- nime, il n'était pas soutenable; restait l'adresse, la ruse; et comme la colère était grande, on pensa que tous les moyens seraient bons pour sortir du guêpier. Il fut convenu que don Pedro de Gevallos se rendrait chez M. de Champagny afin

LES PRINCES A BAYONNE 181

de discuter pied à pied avec " son collègue » . Alors chacun se relira, le jour venait et la fatigue écrasait ces cœurs en alarme. Tel fut, sur le sol de France, la première nuit du petit-fils de Louis XIV, pour qui il n'y « avait plus de Pyré- nées ».

II

Le lendemain, Cevallos se rendit donc auprès de Champa- gny; ses protestations furent vaines; l'indignation de son esprit dépassa en vivacité les formules diplomatiques, le ministre français se récria et les mots pénibles s'échangèrent. On dit que Napoléon attiré au bruit (dans cette maison de Marrac l'exiguïté des pièces condamnait à de délicats voisi- nages), serait survenu pour menacer Cevallos, lui jeter à la figure l'épithète de « traître » , lui reprochant d'avoir aban- donné Charles IV pour servir un fils « usurpateur » . Cevallos ainsi écarté, Ferdinand demanda à Labrador de proi tester à son tour : il revenait toujours en droit sur la légiti- mité de ses prétentions à la couronne, en fait sur les procédés de tromperie qui l'avaient conduit à Bayonne. L'Empereur appelant de nouveau Escoïquitz donna à ses exigences une forme plus comminatoire. Puis il lui vint en tête d'abouclur avec ce chanoine un autre homme d'église (1) dont l'esprit d'intrigue pensa un moment jouer le :i cardinal de Relz», l'abbé de Pradt, F aumàni r du Dieu Mars, qu'il avait créé

(1) Il II finit fort gaiement en disant qu'entre gens du m.' me habit, nous aurions moins de peine à nous entendre. Napoléon appelait presque toujours M. Escoïquitz le petit Ximenès. » De Pradt, Mémoires historiques sur la Révolution d'Espagne. Ce livre, écrit en 1816, qu'il faut lire avec une cer- taine réserve, renferme dos détails Téridiques sous la plume d'un homme qui savait beaucoup de choses.

L'ESPAGNE ET NAPOLEON

évéque de Poitiers et emmené avec lui, en traversant sa ville épiscopale. Il ne s'agissait pas de modifier la résolution de Napoléon; il espérait seulement tirer quelque éclaircisse- ment de ces conciliabules. «Eh bien, que disent-ils?» deman- dait-il à l'abbé de Pradt. « Sire, que vous les avez esca- motés. ') Et l'Empereur de rire.

La présence de Godoy lui permettrait peut-être, en excitant des sentiments de jalousie, de tourner la résistance opiniâtre du prince des Asturies. Il prit donc plaisir à bien accueillir, avec une curiosité narquoise, ce favori fameux. Savary l'avait installé dans une petite mais.on sur la route de Biarritz; il l'amena à l'audience de Marrac. La déception fut immé- diate; la conversation montra promptement qu'on n'avait en face de soi qu'un allié ou un adversaire également médiocres; et la pensée se confirma de ramasser une cour< une que des mains si faibles ou déjà enchaînées ne soutenaient plus.

Pour un jour, l'Empereur remit au lendemain les affaires, afin de recevoir l'Impératrice qui arrivait de Bordeaux; sa présence d'ailleurs ne serait pas indifférente au bien joué de la partie et ce n'était pas du temps perdu que d'avoir autour de soi une Cour brillante. Toute la garnison fut sous les armes; les déploiements de cavalerie, les musiques, les fanfares, le canon, les lampions mettaient la ville en liesse. Joséphine s'en alla droit à Marrac les présentations, les i^écepùons, les palas commencèrent. En même temps que l'évêque, le p.réfel, les autorités municipales, confondus dans cette foale bigarrée et prosternée, les Infants vinrent saluer la souve- raine. Tout marquait pour eux une place inférieure ; la pré- sence de leurs parents allait la rendre plus subalterne encore.

Napoléon les souhaitait maintenant ces « Vieux Rois » et ordonnait à dessein, pour souligner le contraste, la pompe de leur réception :

Les troupes sous les armes depuis la porte de la ville jusqu'au

LES PRINCES A BAYOiNNE 183

logement du Roi. Le commandant de la place, toutes les autorités civiles recevront Charles IV. La citadelle et les bâtiments en rade tireront soixante coups de canon. A la porte du palais, le fjrand maréchal souhaitera la bienvenue. Le général Reille fera fonc- tion du gouverneur du palais; un chambellan sera de service auprès du Roi, un autre auprès de la Reine; M. d Oudenarde, écuyer de l'Empereur, aura soin du service des voitures. Toutes les dépenses seront aux frais de la cassette impériale; la table sera fournie par les cuisines de l'Empereur. Le gouverneur du palais prendra tous les jours les ordres du Roi pour les consi- gnes. Il y aura un piquet de cavalerie et de gardes d'honneur. On mettra à la porte deux cuirassiers à cheval (1).

Tout fut conforme à cette minutieuse étiquette. La bon- homie de Charles IV troubla un peu cet apparat : en descen- dant de carrosse dans la cour du palais, il criait haut et parlait à chacun; on eut dit un hobereau rentrant de voyage et retrouvant ses métayers. Les Espagnols se présentèrent pour le il baise-main» ; les plus compromis dans la révolte d'Aran- juez furent les plus empressés. La satisfaction du Rois'accen- tuait, elle s'assombrit en voyant ses fils, et s'il eut pour le second un huenos dias, assez sec, il arrêta l'aîné qui faisait un mouvement pour le suivre dans ses appartements, par une parole violente : « C'est trop fort! N'as-tu pas assez outragé mes cheveux blancs?» Ferdinand demeura confondu, sans réponse, les yeux baissés, et se retira avec ses familiers qui partageaient sa gène et son émoi.

Napoléon se présenta à son tour Ce fut pour Charles IV et Marie-Tjouisel'occasionde redire leurschagrins, leurs alarmes. « Votre Majesté ne sait pas, soupirait le débile monarque, ce que c'est que d'avoir à se plaindre d'un fils ! » Quand l'Empereur, songeur, rentra à Marrac, son opinion était faite sur tous ces Bourbons qu'il voyait pour la première fois; il se

(1) Napoléon à Duroc, 30 a.Hl 1808,

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sentait délivré d'un profond souci : aucun d'eux ne pouvait peser lourd dans sa balance : Charles IV est « un brave liomme, l'air d'un patriarche franc et bon » . Marie-Louise « a son cœur et son histoire sur sa physionomie, cela passe tout ce qu'il est possible d'imaginer » . Ferdinand est très béte, très méchant, très ennemi de la France; " vous sentez qu'avec mon habitude de manier les hommes, son expérience de vingt-quatre ans n'a pu m'en imposer. » Godoy « com- mencée reprendre ses sens; il a l'air d'un taureau, avec quelque chose de Daru » (1).

Monter dans la calèche aux livrées impériales envoyée par Napoléon, fut pour le vieux monarque une chose grave; ce n'était plus l'antique carrosse doré et Charles IV hésita posi- tivement à se hausser sur un marchepied qu'il estimait dan- gereux (2). Comme il gravissait avec difficulté l'escalier de Marrac au bas duquel l'Empereur était venu le recevoir. « Appuyez-vous sur mon bras, je suis fort, » dit Napoléon (3). Une foule empressée avait salué sur la route les souverains et témoignait par des vivats une sympathie qui n'allait pas, en face de leur décadence, sans quelque teinte de mélancolie; les acclamations redoublèrent lorsque Charles IV parut sur le perron du château ; il s'arrêta et répondit avec une aisance vraiment noble qui sentait son prince. A l'entrée des appartements. Napoléon pressait le pas, il s'en aperçut : « Votre Majesté, dit-il à la Reine (il lui offrait la main), trouve peut-être que je vais un peu vite? Mais, Sire, c'est assez votre habitude, » répondit Marie-Louise. Au moment de s'asseoir à table, Charles IV constata l'absence du prince de la Paix dont la place était marquée au couvert du grand maréchal. « Et xManuel, dit-il alarmé, est Manuel?»

(1) L'Empereur à Talleyrand, 1" mai 1808.

(2) Mémoires de Constant.

(3) Mémoires de Menneval,

LES PRINCES A BAYONKE 185

L'Empereur eut un sourire et fit approcher le favori (l).

Ce festin, dont le récit fit le tour de l'Europe, excita l'hu- mour des caricaturistes anglais. Une estampe de Roulandon porte le titre de Billingsgate (nom du « marché aux poissons» de Londres), c'est-à-dire le « Langage de la Halle à Bayonne ou le Dîner impérial. » La reine d'Espagne, levée, rouge de colère et de vin, crie au prince des Asturies : « Je vais vous le dire en face et devant mon cher ami Boney : vous n'êtes pas le fils du Roi!... Ainsi vous n'avez qu'à vous taire. » Et Ferdinand : « Madame, je connais vos tours et ceux du prince de la Paix. » Charles IV, l'œil désolé : a Je voudrais bien qu'on laissât un pauvre roi jouer tranquillement du violon. » Napoléon assis au haut bout : « Si vous continuez à mener pareil vacarme à ma table, je vous envoie tous au corps de garde! »

Pour outrée qu'elle paraisse e-t qu'elle soit, cette « charge " brutale demeurait symbolique; en langage de taverne elle tra- duisait des réalités, et l'Empereur travaillait avec fébrilité à réaliser un plan qui, le 1" mai, n'était pas encore « entière- ment conçu » . Le fait de reconnaître Charles IV comme roi lui était prétexte à tout arbitraire, à toute fantaisie; ainsi il refusait, les tenant pour « disqualifiés » , d'admettre Cevallos d'abord. Labrador ensuite, à des pourparlers avec M. de Cham- pagny. Aux portes de Bayonne il faisait arrêter les courriers partant pour l'Espagne et saisir les lettres de Ferdinand, con- sidéré comme « simple particulier » . Les plaintes nouvelles que ce prince laissait échapper et les colères qu'il manifestait au sujet d'un guet-apens dont il demeurait la très maladroite victime, servaient à le perdre sans retour. A la frontière, les correspondances de ses partisans étaient également inter-

(1) De Bausseï, Mémoires. Les contemporains ont rapporté avec abon- dance ces détails; si quelque inexactitude y avait place, !e ton de ces anec- dotes indiquerait encore l'impression produite et l'état de l'opinion publique.

186 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

ceptées, suivant une méthode établie qui ne respectait pas les dépêches diplomatiques. Beauharnais s'était irrité des soustractions indiscrètes dont il était victime de la part des agents du prince de la Paix. C'est à la suite de semblables procédés, employés par l'Empereur, exécutés par Lava- lette, que nos archives des Affaires étrangères possèdent les rapports du chef de la légation de Prusse à la cour d'Es- pagne (1).

Chacun des intermédiaires politiques ainsi écarté sous un prétexte ou sous un autre, Napoléon marchait à son but, droit et vite; vite surtout, car il s'était prescrit un délai fort court : « Il est nécessaire, écrivait-il le 30 avril à Murât, que dans ces deux jours je débrouille ces affaires» (2). A la vérité, il les débrouilla, et pour la seconde fois le nœud gordien fut tranché par répée. Charles IV, comblé d'honneurs d'autant plus appréciés qu'ils lui étalent prodigués par le plus grand prince du monde, après des jours d'angoisses et des procédés méprisants infligés par ses propres sujets, Charles IV ne comptait plus. Ferdinand ne compterait pas longtemps; toutefois il manifestait une résistance inattendue. Sa suite : Cevallos, Labrador, l'Infantado, Ayerbe, pensa qu'il n'avait pas le droit de renoncer à ses droits; seul le duc de Frias, craignant pis, penchait à accepter le troc ridicule du trône

(1) « Il est nécessaire à'ai-rêter à la poste toutes les lettres des ministres étrangers qui résident a Madrid. Il faut ies retenir une quinzaine de jours; on les laissera passer après ce délai.

« Le déchiffrement des dépêches du sieur Henry, chargé des affaires de Prusse à Madrid, serait très essentiel dans les circonstances actuelles.

» Il est nécessaire aussi de retarder toutes les lettres venant d'Espagne et adressées à la division espagnole qui est sous les ordres du prince de Ponte- Corvo. Prenez des mesures pour cela; vous me ferez connaitre ce que vous aurez fait. Il faut apporter une vingtaine de jours de retard dans le passage de ces lettres, et les faire visiter attentivement pour en ôter toutes celle» J'un mauvais esprit. » L'Empereur à M. de Lavalette, S;iint-Gloud, 29 mars 1808.

(2) Lettre non publiée dans la Correspondance. Recueil Lecestre, t. I.

LES PRINCES A BAYONNE 187

d'Étrurie (1). Escoïquitz, décidément subjuj^ué par l'Empe- reur, croyait tout effort désormais inutile. On trouva un moyen dilatoire : « Ferdinand VII » par une lettre à son père lui remettrait la couronne; mais n'ayant pas le droit de disposer de l'Espagne sans le consentement de la nation, il poserait la condition formelle que celte restitution volontaire fût faite devant les Cortès dûment convoquées et assemblées (2).

Charles IV apporte cette missive à l'Empereur, qui sur-le- champ lui dicte en réponse la lettre fameuse : « Mon fils, les conseils perfides qui vous environnent ont placé l'Espagne dans une situation critique, elle ne peut plus être sauvée que par Napoléon (3). .. » Voilà le ton. Puis vient une longue phra- séologie sur le procès de l'Escurial, les traîtrises de l'Angle- terre, les trahisons des gardes du corps au palais d'Aranjuez, les intrigues de feu la princesse des Asturies; enfin l'arMr- mation nouvelle des droits royaux de Charles IV non abdi- qués, et de l'indignité de Ferdinand que sa conduite prive de la succession légitime. Çà et là, des maximes politiques qui sentent les scribes césariens : « Tout doit être fait pour le peuple et rien par lui. » Mots et idées aussi éloignés de l'esprit du pauvre Charles IV qu'il est possible de l'imaginer. Le lendemain, à son tour, la petite « Cour » de Ferdinand avait rédigé une longue réponse qui ne manquait ni de dignité ni d'adresse : le prince rappelait les injustices et les Fautes qui avaient attiré sur Godoy la colère des Espagnols, il en prenait à témoin l'Empereur et sa lettre récente (4) ; il redi-

(1) Mémoires du inarquis d'Ayerbe, p. 3.

(2) Cette lettre est datée tlu 30 avril ou du 1" mai, elle est contresignée parCevalIos. Le prince propose de gouverner comme « Lieutenant » de son père, et stipule que Charles IV, s'il revient à Madrid, « n'amènera point avec lui les personnes qui méritent à juste titre la haine de la nation » .

(3) Lettre du 2 mai 1808.

(4) Lettre du 16 avril 1808 : « J'ai reçu la lettre de V. Altesse; elle doit avoir acquis la preuve dans les papiers qu'EIle a eus du Roi son père, de l'intérêt que je lui ai toujours porté... »

188 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

sait combien Charles IV avait paru sincère dans son abdica- tion, la satisfaction qu'il en avait exprimée à tout le corps diplomatique; comment lui-même, Ferdinand, n'était venu à Bayonne que sur les promesses solennelles, formelles, réité- rées de Murât et de Savary, assurant tous deux que l'Empe- reur l'y reconnaîtrait pour roi d'Espagne; avec fermeté il renouvelait sa proposition de convoquer les Cortès sur le sol national, alors il remettrait le pouvoir entre les mains des représentants de la patrie. Si le vieux monarque persistait à croire que ses infirmités et son âge devaient le condamner au repos (et l'Espagne lui offrait un asile plus digne et plus sûr qu'aucune contrée au monde), son fils exercerait la Piégence. La situation actuelle devenait très claire : il n'était question rien moins que « d'exclure pour toujours leur famille du trône d'Espagne et d'y mettre à sa place la famille impériale " Cette substitution ne pouvait avoir la moindre légitimité sans a le consentement de tous les ayants droit à la couronne " , et nul ne l'estimerait sincère et libre, faite sur un sol étranger (1).

Réfuter ces déductions semblait difficile; brusquer les événements l'était moins. Ce même jour, Godoy, intermé- diaire soumis entre ses maîtres et l'Empereur, faisait signer à Charles IV la nomination du grand-duc de Berg comme lieutenant général du royaume; on pensait écarter de la sorte cette Régence dont parlait Ferdinand et jeter le pont entre le Roi qui allait abdiquer la couronne et l'Empereur qui devait la recevoir. En effet, le lendemain matin, 5 mai, sans autre forme de procès, un ti^aité cédait à Napo- léon tous les droits de Charles IV sur l'Espagne et les Indes.

On se préparait à se réjouir réciproquement d'une solution aussi simpliste, quand, l'après-midi même, les nouvelles arrivées de Madrid arrêtèrent l'élan de cette satisfaction.

(1) Lettre du 4 mai 1808.

DEUXIEME PARTIE L'AVÈNEMENT DES BONAPARTES

CHAPITRE PREMIER

LE DEUX MAI

La Junte laissée à Madrid par Ferdinand. Murât l'effraie et rassure l'Em- pereur. — Arrivée de M. de la Forest, le nouvel ambassadeur. Surex- citation du peuple de Madrid. Le 1" mai. Menaces de Murât. Don de Mnyo : l'enlèvement de don Francisco; le combat de l'Arsenal; les charges de cavalerie ; la commission militaire. Les morts.

Emotion produite à Bayonne. Les ordres contradictoires de Ferdinand. La scène du 5 mai. Ultimatum de Napoléon. Le prince des Asturies « abdique » (6 mai). Il abandonne ses droits (10 mai). La couronne d'Espagne donnée à l'Empereur. Les « compensations » : Ghambord et six millions. Réceptions de Marrac. Départ de la famille royale. La mission de Talleyrand à Valençay.

Soulèvement patriotique de l'Espagne. Position difficile de Murât ; il joue au souverain; ses espérances, sa déception. Les diamants de la couronne d'Espagne. Ordres, reproclies de l'Empereur. Sa proclama- tion aux Espagnols (25 mai). Maladie de Murât. Mission de Savary. Retour de Murât, nommé roi de Naples (7 juillet.)

I

Ferdinand avait adroitement affermi sa puissance en laissant derrière lui une sorte de représentation : OFarrill, Azanza, Gil deLemos,don Sébastien Pinuela, ministres de la j^uerre, des finances, de la marine et de la justice; pour la

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forme, le président était son oncle don Antonio de Bourbon, le prince le plus nul et le plus borné. Murât avait d'abord souri de ce Conseil; il fut obligé de le compter pour quelque chose, car il figurait le gouvernement espagnol et derrière lui se rangeait tout Madrid. Comprenant à merveille l'impossibi- lité d'une résistance de vive force, les membres de cette junte usèrent d'atermoiements : sans repousser aucune demande, ils répondaient invariablement qu'ils allaient en référer à Ferdi- nand; pressés, ils alléguaient une coutume contraire, invo- quaient une loi opposée; longueurs qui coûtaient aussi peu à leurs habitudes de paresse méridionale et à leur flegme cas- tillan qu'elles énervaient le Gascon ardent et bruyant qu'était Murât.

Dévorant ses mécomptes journaliers, il inventait des « déri- vatifs " très particuliers : « M. de La Forest va essayer de convertir O'Farrill; Reille veut bien se charger de convertir sa femme, qui est une maîtresse femme et qui mène com- plètement son mari. " «J'ai promis des bals aux femmes pour la semaine prochaine et je ferai donner un combat de taureaux dont je paierai les frais... Je ferai aussi donner un feu d'artifice... Enfin, je veux me ruiner, mais jamais argent ne sera mieux dépensé, si j'ai le bonheur de réussira remplir les intentions de Votre Majesté. » Il avoue ne pouvoir « s'en lirer > avec 100,000 francs par mois, et demande un crédit pour des sommes qu'il remboursera « si Sa Majesté l'exige » . C'est avec cette bonhomie matoise, qui désarme le blâme, que le Grand-Duc comprenait la direction d'une nation irritée, ulcérée, brûlant de vengeance.

Il était à peu près livré à ses propres forces : l'homme habile envoyé pour remplacer Beauharnais, La Forest, venait bien d'arriver, mais mal au courant des hommes et des choses (1).

(1) La Forest arriva ie 8 avril à Madrid; Beauharnais partit le 17. René-

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Ce diplomate de la vieille école, mêlé à toutes les négo- ciations du remaniement de rAllemagne, ayant montré son talent à Berlin lors des graves difficultés de 1806, possédait du tact, de la politesse et faisait profession d'une admiration sans réserve aux volontés impériales. La douceur de ses manières se manifestait dans la discrétion de ses discours, plus encore dans la souplesse de sa plume. Ses dépêches fréquentes, parfois quotidiennes, abondantes, toutes en nuances, offrent dans le style classique, un modèle de la diplo- matie de bon ton. Murât d'abord fut enchanté de ce très courtois compagnon : « C'est un homme de beaucoup de sens, disait-il, il a absolument la même opinion que moi »

Très surpris par son rappel, M. de Beauharnais, qu'une implacable disgrâce attendait en France, avait laissé l'am- bassade à un subalterne, Bellocq, qui le lendemain lui écri- vait : «Mon rhume continue, je ne suis pas trop bien portant, je tâcherai cependant de ne pas succomber pendant l'absence de Votre Excellence en me ménageant tant qu'il sera pos- sible. « Cela promettait de l'activité! Murât en déployait davantage dans sa correspondance toujours optimiste : «Votre Majesté peut s'en rapporter à moi, il n'arrivera rien à Madrid. » (12 avril.) « Nous continuons à jouir de la plus grande tranquillité. » (14 avril.) -^ « Toutes les affaires d'Espagne sont terminées. » (1" mai.) Avec la fatuité d'un bellâtre, il mande qu'à la parade, « les grandes dames sem- blent le provoquer avec les plus beaux yeux du monde » .

Chailes-Mathurin de La Forest (1756-1846). Consul à New- York (1783). Envoyé au congrès de Lunéville (1800) et à la Diète de Ratisbonne (1802). Ministre plénipotentiaire en Bavière (1801). Ambassadeur à Berlin (1803). Conseiller d'État (1807). Comte de l'Empire (1808). Ambassadeur à Madrid (1808-1813). Ministre des affaires étrangères (1814). Pair de France (1819). Ministre d'État (1824). Geoffboy de Grandmaison, Notice sur le comte de La Forest, lue à l'Académie des Sciences morales et politiques le 24 décem- bre 1904.

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Napoléon s'impatiente. Toujours certain d'avoir en Murât un sous-ordre docile, il ne manque pas de se plaindre cepen- dant de ses lenteurs, de tancer vertement ses balourdises, de mettre en garde sa na veté.

A tout prendre, le lieutenant de l'Empereur, entouré de ses baïonnettes, pesait d'un poids victorieux sur le Conseil es[iagnol. En vain, Gil de Lemos, O'Farrill, manifestaientleurs craintes d'un soulèvement; le marquis de Caballero paraissait s'accoutumer à la pensée d'un changement dynastique si l'Espagne en devait recevoir des réformes; le vieux Sébas- tien Pinuela, dans sa probité et sa douleur, ne pouvait que rappeler les traditions violées; don Antonio écoutait sans rien dire, probablement aussi sans rien comprendre. La position de Ferdinand en France paralysait toute résistance; que serait-il advenu de lui si la Junte avait paru s'élever ^ contre les volontés de Murât? Les moyens dilatoires se bri- sèrent entre ses mains le jour les princes furent réunis à Bayonne.

Le bon moment paraissait donc venu : Murât produisit la pièce Charles IV protestait contre son abdication. Il obtint cet expédient que, sans préjuger la solution qui allait ntervenir entre le père et le Pds, le Conseil gouvernerait (1 au nom du roi d'Espagne » , sans spécifier si c'était Charles IV ou Ferdinand VII. Telle était la force de ces po- litiques : Murât manifesta son contentement d'avoir établi ce compromis, et la Junte s'estima très aise d'avoir sauvegardé l'étiquette.

Mais le public ne se paya pas d'enfantins subterfuges. Quand il fallut faire publier cette contre-abdication, on ne trouva pas dans Madrid un seul imprimeur consentant à donner SCS presses. Le grand-duc de Berg n'osa passer outre; il demanda à l'Empereur de lui envoyer, de Bayonne, une équipe de compositeurs! Une nouvelle démarche amena une

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émeute; un officier français, M. de Fumel, alla porter le texte à rimprlmeur Eusebio Alvarez, qui refusa son concours. La foule se massait devant la maison, le commandant Rosetti, le prince de Hohenzollern, aides de camp de Murât, furent menacés du poi^fjnard, et leur sang-froid seul les sauva d'un peuple irrité et furieux. Par malheur l'éveil se trouvait donné, alimentant la fermentation des esprits.

Un commun sentiment d'angoisse étreignait les cœurs : gentilshommes, gens d'église, magistrats s'entendaient à voi.x basse; le frisson du patriotisme secouait les capas ; les rixes avec nos soldats devenaient fréquentes; à la nuit, on jouait facilement du couteau; dans le faubourg de Carabanchel, un officier trop exigeant était frappé par un prêtre, et l'assassin, considéré comme un vengeur, trouvait vingt complices pour assurer sa fuite. Aux « envahisseurs » , au milieu des rues, hommes et femmes disaient des injures, lançaient des bro- cards, dans l'impunité des moqueries proférées en une langue que les « franchutes » ne comprenaient pas. Couplets accom- pagnés de guitare, chansons rythmées par les castagnettes se reprenaient sur les promenades, dans les carrefours. La popu- lace criait contre ces horachos de gavachos; les boutiquiers faisaient des jeux de mots faciles sur Bona ou Malaparte « el Corso " ; on appelait le grand-duc de Berg, la « grande tige de choux », Gran troncho de herzas (1). Et à leurs amoureux qui regardaient tranquillement les parades des cavaliers de Murât, les manolas k l'œil irrité jetaient ce reproche : «Les Français s'empareront de vous avant que vous ne vous en soyez aperçus... (S2). »

L'ignorance des usages du voisin est souvent le seul motif de la raillerie du peuple ; les mœurs françaises étaient prises à partie par ceux qui les travestissaient en mal. Murât affectait

(1) Mesonero PiûMANOs, Meniulias de un setcnion, t. I, p. 34.

(2) Lettre de Muiat, 18 aviil.

13

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de l'assiduité le dimanche à la messe et ordonnait que nos troupes vinssent évoluer dans les églises; dès qu'entraient les pelotons, les fidèles sortaient en foule; cette affecta- tion était irritante, et comme la discipline voulait que nos hommes, en tenue de service, gardassent leurs bonnets à poil, on criait au scandale, au sacrilège, chez une nation l'armée est toujours tête nue aux offices comme aux processions.

Le départ de Ferdinand avait été accueilli avec tristesse, sa marche sur Burgos avec dépit, son séjour à Vittoria avec inquiétude; quand il eut dépassé la Bidassoa, un cri s'éleva contre ses conseillers : ils avaient terni l'honneur de la couronne par cette condescendance impie et compromis la sûreté même du souverain. Leur confiance n'était-elle pas de la trahison, tout au moins elle devenait de la sottise. Ils n'avaient donc rien compris, rien deviné, rien vu? Le duc de l'Infantado fut le plus mallraité; on le chansonna à son tour dans un refrain qui fut sur toutes les lèvres : « Bête le jour, bête la nuit, je m'en vais en voiture. . . »

Alarmé par l'absence de Ferdinand, craignant le démem- brement de la monarchie, la perte des colonies, le retour de Godoy, sentant les soldats de l'Empereur maîtres des forte- resses, des routes, des passages, Madrid était en éveil, on courait aux nouvelles, on vivait dans l'anxiété; toute pensée demeurait sombre. Ces sentiments gagnaient peu à peu Murât qui prononçait le mot très juste « d'anarchie » . Pendant la première quinzaine d'avril, il avait éprouvé l'impression contraire : il ne parlait que des bravos donnés, des ovations reçues, des visites faites à notre camp de Ghamartin, au milieu duquel il avait fait dresser la « tente impériale » , que cliacun venait voir; enfin, il écrivait à Napoléon que la popu- lation madrilène, fatiguée de l'incertitude, trouvait la solu- tion la plus prompte en le proclamant, lui. Murât : roi. La parole fatidique était proférée!

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Le clergé apportait au sentiment national un appoint con- sidérable. Les bénédictins pouvaient bien accueillir les chasseurs de la garde et les traiter « comme les fils de la maison » , mais le courant soulevait contre nous, à côté de l'aristocratie des prêtres de paroisse (bénéficiers ou cha- noines), les plébéiens de l'Église : ces moines, enfants du peuple si populaires (l). Leur bouche ne tarissait pas : nos soldais, ils les représentaient comme des impies; l'Empereur, on connaissait déjà ses démêlés avec le Pape, comme un apostat. Les couvents ne pouvaient regretter Godoy, dont l'administration savait puiser dans les trésors d'Église; mais les cbangcrnents qui menaçaient le royaume n'atteindraient- ils pas la richesse matérielle des monastères et l'influence morale du clergé? Dans les envahisseurs de la patrie, il fallait aussi voir les contempteurs des choses saintes. Le fraïle encourageait d'autant mieux la résistance qu'il pensait prê- cher la croisade. La religion enfante les martyrs, le patrio- tisme les héros; quand les deux causes se confondent, leurs serviteurs s'estiment invincibles. Le danger de jeter au vent pareille semence, c'est de la voir tomber parfois sur un sol inculte : il produit alors des fruits amers. A côté des dévoue- ments, des immolations, des sacrifices, on rencontre de la fureur, du fanatisme, de la fulie, comme chez ce frénétique qui, en pleine rue, frappa de son coutelas un officier, un caporal et un tambour; arrêté par des dragons espagnols, il répondit froidement « qu'il s'était tout à coup senti inspiré de tuer trois Français » .

Le dimanche l'' mai, jour de marché, avait amené en foule dans la ville les paysans des environs. L'agitation était au comble, on ne s'entretenait que des événements, de la néces- sité de sauver l'Espagne du joug étranger. Les têtes se mon-

(1) Madrid comptait alors 395 membres du clergé séculier et 1,894 moines, dont près de 1,400 appartï;ai.isn.l aux ordres mendiants.

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talent, la fierté castillane aurait rougi si elle avait compté ses adversaires. La nouvelle du jour augmentait la colère : la Junte ayant refusé le départ des derniers membres de la famille royale encore à Madrid, Murât avait répondu qu'il se passerait de la permission et que le lundi matin l'Infant don Francisco et sa sœur, la reine d'Etrurie, prendraient la route de France. Cette exigence significative avait consterné les partisans de la paix; les esprits ardents s'excitaient à jouer sur celte carte leur farouche résistance. De tous les princes espagnols, cet enfant de quatorze ans se trouvait le dernier qui foulât encore le sol de la patrie : le conserver, était la ressource suprême iSIadrilènes et paysans partageaient une pensée si simple. Dans raprès-midi, quelques escadrons de dragons français ayant traversé au pas la Puerta del Sol, noire de monde, les sifflets partirent comme l'insulte qui précède le combat.

Le lundi 2 mai, les premiers rayons du soleil, en éclai- rant les rues, réveillèrent des groupes de paysans qui avaient dormi sous les porches des hôtels et sur les marches des églises. Instinctivement cette foule sans domicile se dirigea vers le palais; les gens du peuple les y suivirent; tous les soupçons se confirmaient : des voitures attelées, venues des écuries royales, étaient rangées devant les grilles. C'était l'honneur de l'Espagne qu'elles allaient emporter; il fallait faire effort pour les retenir.

La reine d'Étrurie parut; l'agitation croissait et, de bouche en bouche, on se répétait que l'Infant versait des larmes en descendant l'escalier du château. Une vieille femme, écho machinal de toutes les pensées, s'écria : « Ils nous l'enlèvent ! » L'étincelle tombait sur la poudre : une rumeur gronda, les couteaux brillèrent, les chevaux furent saisis au poitiail, leurs traits coupés. Un aide de camp de Murât s'appro- chait pour saluer la Reine et assurer son départ; la vue de

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son uniforme redoubla la fureur : entouré, pressé, menacé, en dépit d'un officier des gardes wallonnes qui comprend le danger de cette folie, il est frappé de tous côtés; les grena- diers du poste voisin accourent, l'arrachent, frappent à leur tour, reçoivent des coups de pistolet, répondent par des coups de fusil. Justement ému d'une bagarre il pensa laisser la vie, l'aide de camp Lagrange monte chez le Grand-Duc en criant : « A l'émeute! »

C'était une éventualité à laquelle Murât avait songé, surtout depuis les recommandations faites par Napoléon lui-même, évoquant leur première rencontre de Vendémiaire : « Vous devez vous souvenir des circonstances où, sous mes ordres, vous avez fait la guerre dans les grandes villes. On ne s'en- gage point dans les rues, on occupe les maisons des têtes de rues et on établit de bonnes batteries (1). » Préparé à agir militairement. Murât y était aussi très disposé : il se trouvait, depuis la veille, sous le coup des reproches de l'Empereur le taxant de faiblesse, et sa réponse, qui était encore sur sa table, indique bien son état d'esprit : "C'est une tuile qui me tombe sur la tête. Je ne croyais pas mériter le reproche d'avoir manqué d'énergie. Je ne sais qui peut parler à Votre Majesté de rassemblements; je ne puis les dissoudre à coups de canon, puisqu'il n'en existe pas. Soyez bien convaincu que je suis disposé à donner une bonne leçon au premier qui en formera (2). » Ces rassemblements qu'il nie, qu'on lui annonce, qu'à plus de cent cinquante lieues de distance on voit et qu'on lui reproche, à lui, de ne point voir, ils sont là, sous sa fenêtre. Quel réveil! Voilà encore une « tuile » . Ah! du moins l'heure sonne de la « bonne leçon » (3).

(1) Napoléon à Murât, 10 avril 1808.

(2) Murât à l'Empereur, 1" mai 1808, AF IV, 1606.

(3) Napoléon (lettre à Talleyrand, 6 mai 1808), emploie cette même expression.

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Avisant au plus y)ressé, il envoie ce qu'il a sous la main : un bataillon appuyé des chevau-légers polonais et de deux canons. En quelques volées de mitraille on a nettoyé la place du palais, dégagé l'hôtel du Grand-Duc qui peut rejoindre la cavalerie de la garde sur la hauteur de Saint- Vincent, d'où il domine la situation. Si un de ses aides de camp, parti [)Our aller prévenir Grouchy, est assailli à coups de pierres, blessé et empêché de gagner le Retira, ses estafettes, qui ont tourné les faubourgs, peuvent porter l'ordre convenu en cas d'alerte : la générale bat, on rallie au pas de charge, les régiments s'ébranlent, pénétrant en cercle par toutes les issues de Madrid à la fois, se dirigeant vers le même point central : la Puerto, comme les rayons d'un foyer lumineux convergent au centre. A l'est, la cavalerie légère de Grouchy, sortant du Betiro, débouche la première par la rue d'Alcala. A l'ouest, les fusiliers de la garde du général Friederichs, précédés des mamelucks au galop, enfilent la rue de la Plateria. Au sud, Amenant de Carabanchcl, les cuirassiers montent la rue de Tolède. Au nord, sorti de San Bernardino, le général Lefranc va descendre la rue de Fuencarral.

C'était dix heures du matin. L'alarme était donnée de toute part; cris, coups de feu, envolées du tocsin se con- fondent dans l'air. Les fuyards de la place du Palais-Royal n'avaient pas manqué de répandre la terreur et plus encore la colère. Le quartier populaire de Ségovie était en émoi : chacun sortait, une arme à la main : trahison! vengeance! ! Malheur à qui s'offrit alors à ces fureurs. Tout soldat français isolé est perdu, poignardé; une escouade revenant des provisions est assaillie, assommée; un planton qui sort de la poste est entouré, on lui arrache son sabre, on 1 en fr;!j)pe. Un autre, plus heureux, montrant qu'il est sans armes, se confie à la générosité castillane; il a touché la corde sensible, ceux qui voulaient être ses assassins devien-

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nent ses protecteurs et le conduisent en lieu sûr. Le même bonheur arrive à un aide de camp du général Couin, le capi- taine Lcgriel : un officier espagnol le protège afin de défendre la confraternité de l'épaulette. Quelques malheureux pour- suivis trouvent un asile momentané à un foyer ami. Ainsi pour le vice-consul de France, Desjohert, et un agent de l'ambassade, Bellocq, qui, ne pouvant gagner le palais de Murât, pénétrèrent en courant dans une maison dont la porte se trouve entrebâillée, mais pressés de si près que, sur le seuil, leur domestique, qui les suit d'un pas, tombe, une balle dans le dos.

La colère excite le sentiment de l'attaque, bientôt celui de la défense, car les cavaliers de Murât enveloppent peu à peu les Espagnols. Au tournant des rues, sous les arcades, au coin des portes, derrière les jalousies et les fenêtres grillées, des cowps de feu retentissent; les fantassins ripostent un peu au hasard, visant les balcons, faisant voler en éclats les vitres du mirador. Il faut lancer la cavalerie : à droite, dragons et chasseurs parcourent au grand trot la rue d'Alcala et passent au fil de l'épée, dans la rue San Geronimo, les habitants de l'hôtel du duc de Hijar et du palais du duc de Berwick, qui ont fait feu des fenêtres. A gauche les quatre-vingt-six mamelucks sabrent impitoyablement la foule qui se défend rageusement contre ces " barbares " dont le costume oriental réveille dans les veines espagnoles le vieux sang ennemi des Maures. Le chef d'escadrons Daumesnil, qui les conduit, est atteint au genou, son second cheval est tué sous lui; il va succomber, quand le lieutenant Chaïm, tout sanglant lui-même d'une balle qui lui a traversé les joues, l'arrache de sa selle, l'enlève à bras-le- corps, risquant pour le moins autant sa vie qu'au jour d'Hé- liopolis, il a reçu trente-cinq blessures. Pressés de trois côtés, les Espagnols viennent s'écraser sur la Puerta del Sol; la masse plie sous l'effort du poitrail des chevaux, et déborde,

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en ondes torrentueuses, par l'issue demeurée libre de la rue de la Montera, les mamelucks accélèrent à coups de yata- gans le refoulement, et le poursuivent par le marché de Saint- Louis jusqu'à la rue de la Lima. Fondue dans les ruelles adjacentes, la foule se retrouve, se reforme; elle a été poussée jusqu'à Fuencarral, l'Arsenal est proche, il y a des armes et des munitions : « Aux magasins! »

Belliqueuse, ardente, animée, la populace courait sans direction et sans chefs, frappant, frappée. A défendre ainsi coûte que coûte l'honneur de l'Espagne, quoi de plus naturel que de trouver à ses côtés les soldats espagnols? Mais les quartiers étaient consignés : Murât l'avait demandé; le général don Francisco de Negrette l'avait ordonné, la Junte l'avait consenti. La discipline maintint la consigne : les casernes restèrent closes au peuple qui s'agitait à l'entour.

Devant le parc d'artillerie, dont un piquet espagnol a la garde sous l'œil d'un détachement français, les révoltés s'excitent en bourdonnant à la porte, sans oser franchir la grille. Leur uniforme ouvre l'accès aux capitaines d'artillerie Louis Daoïz et Pierre Velarde ; ils rejoignent un lieutenant de leur arme, don Rafaël de Arango, au moment il conjure l'officier français de ne pas user de violence contre des « paysans peu nombreux et non armés ». Cet instant d'hésitation suffit; pendant le rapide colloque, quelques grenadiers espagnols, qui pénètrent un à un, forment déjà un rideau entre le poste français et les émeutiers qui, d'un bond, se sont élances dans la cour, répondant par un » Vive l'artillerie! » au " Vive le roi! 1) qu'a poussé tout à coup Velarde. Notre détachement est débordé, enveloppé, désarmé. Un enthousiasme chevale- resque, une folie patriotique saisissent ces officiers espagnols : ils veulent se battre sans réfléchir, sans reculer : « Mourons, dit Daoïz, aussi bien nous sommes las d'humihations! » On distribue des fusils, on éventre des caissons, on roule une

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pièce à la porlc paraissent les bataillons du général Lefranc. Un feu acharné s'engage, nos morts couvrent les pavés; deux attaques sont inefficaces, un dernier élan porte les Français sur les canons Velarde tombe d'un coup de feu et Daoïz d'un coup d'épée. Ce fut le dernier effort de la résistance. Il était environ deux heures de l'après-midi.

O'Farrill et d'Azanza s'étaient mis à la recherche de Murât pour le conjurer d'arrêter la lutte. Ils le trouvèrent, anxieux et fébrile, à la colline del Principe Pio. Après des récrimina- tions sur le soulèvement populaire et l'inaction de la Junte, le Grand-Duc accéda à leur demande. Il leur adjoignit le général Harispe, chef d'état-major de Moncey; tous trois, accompa- gnés de quelques officiers des deux nations, de conseillers de Castille, suivis d'une patrouille de cavalerie française, par- coururent les rues, agitant des mouchoirs blancs, et criant : « Paix, paix, citoyens, tout est fini. » Sur leur passage, ils furent assez heureux pour délivrer quelques prisonniers, fournissant un de ces exemples de générosité dont on aime à évoquer le souvenir au milieu des horreurs de cette malheu- reuse journée. Tels, les fantassins français protégeant les artil- leurs espagnols de l'arsenal, dont ils étaient les prisonniers un instant avant d'être leurs vainqueurs; tel. cet officier espa- gnol commandant la garde de l'hôpital et sauvant les malades français contre la colère sauvage de ses compatriotes, leurs propres infirmiers!

L'idée de pacification n'allait pas dans la pensée de Murât sans l'idée de la répression. Il envoya sur l'heure à l'hôtel de la Poste sur la Puerta, au centre de Madrid, quehjues officiers former une commission militaire. C'est toujours une chose périlleuse de confier le jugement d'un homme à celui qui, l'instant d'avant, recevait son coup de feu. On amena des gens pris les armes à la main ;on les condamna donc à mort.

Le soir, quand les habitants de Madrid, dans l'émoi d'une

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journée si chaude, commençaient à respirer un peu, des bruits sinistres vinrent réveiller leurs alarmes; des feux de peloton s'entendaient par intervalle à la porte du Retiro, sous les arbres, le long du mur du couvent de Jésus, dans la cour du Buen Sucesô, à la colline del Pinncipe Pio : c'étaient les patriotes convaincus d'avoir tiré sur nos troupes que l'on fusillait. Les rues avaient gardé l'aspect de la bataille; cependant la population, avide de nouvelles, allait de place en place; chez le bourgeois, le badaud étouffe facilement le poltron, et des « promeneurs » circulaient au milieu des canons et des faisceaux! L'effarement conduisit ces curieux incorrigibles dans les allées du Prado, où, sous un ciel étoile et par une nuit de printemps d'une lucidité transparente, ils purent voir des cadavres pantelants et mutilés. Un spectacle aussi tragique s'offrait de l'autre côîé du Manzanarès, sur la route de Carabanchel : des paysans, fuyant la bagarre, avaient été sabrés par les cuirassiers et, tombés, étaient restés là. Peu à peu les bruits s'éteignirent et le calme des ténèbres enveloppa d'un voile, qui ressemblait trop à un linceul, la ville d'apparence assoupie. L'ordre régnait à Madrid (1).

Tel fut le dos de Mayo, dont le nom n'est jamais prononcé sans émotion par un Espagnol ; explosion furieuse d'un patrio- tisme exaspéré, les vaincus furent vainqueurs, car le ser- ment de résistance à l'étranger fut scellé dans le sang qui coula en ce jour funèbre.

Bien que la légitimité d'une cause ne se mesure pas au nombre de ses victimes, il est important de savoir la pro- portion des morts. On a donné les chiffres les plus contra-

(1) C'était au moins l'opinion de M. Desjobert, secrétaire de la Légation qui envoyait à son ancien chef, M. de Beauharnais, des nouvelles certaine- ment optiuiisles : " Nous avons eu avant-hier un peu de mouvement; mais la sagesse du Grand-Duc l'a proniptement dissipé en quelques heures; les dernières classes du peuple y ont seules pris part. » AF IV, 1607. Lettres iiUerccptées, pièce 192.

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dictoires et les plus fantaisistes; chaque parti voulant, à son gré, grossir les dangers courus ou les ennemis ter- rassés.

Je ne cite que pour mémoire une lettre de la duchesse de Montmorency à Talleyrand, écrite de Bayonne le 5 mai, au moment même parvint la nouvelle; elle répète les on-dit de la première heure : 10,000 Espagnols tués contre 17 Fran- çais! — Le Moniteur (11 mai) accuse « phisieurs milliers» de victimes. Napoléon, écrivant à son frère Jérôme (6 mai 1808), parle de 2,000 Espagnols; mais il joue à la vantar- dise. — Une lettre anonyme, à nos Archives des affaires étrangères, dit : « 1,500 à 2,000 Espagnols tués, 25 Français morts, 50 hlessés. » Vantai de Carrière donne un chiffre analogue, mais porte nos pertes à 200 hommes. Marbot parle de 1,200 à 1,500 cadavres, mais tout son récit est fan- taisiste. — Le comte de Toreno, 1,200 aussi. Murât s'était vanté que les mamelucks avaient, à eux seuls, fait tomber 100 tètes et que le 3 mai au matin il y avait 200 fusillés dont 2 prêtres ; il annonçait un peu plus tard une perte totale pour les insurgés de 600 hommes et pour nos troupes : 31 morts, dont 1 officier; 114 blessés, dont 12 officiers. M. Thiers est plus modéré : 400 Espagnols, 100 Français. Le Conseil de Castille n'avoua que 320 victimes dans la population de Madrid. Arias, renversant les proportions vraisemblables, abaisse ce chiffre à 300, mais, pour les nôtres, monte jusqu'à 1,700. Chemineau : 200 révoltés, 500 sol- dats. — Napier, bien mal renseigné sur l'événement, quoi- qu'il dise s'appuyer sur le témoignage du baron Larrey, donne moins de 120 Madrilènes et plus de 700 Français, dont 70 homr!:es de la garde. Llorente précise: 103 Espa- gnols tués, 54 blessés, 35 disparus.

Et il semble que ce soit à peu près la vérité. J'irai la demander tout entière à un document inédit d'une incontes-

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table valeur, qui se trouve aux archives de Madrid (l). Il est impartial, ne contenant que des chiffres : c'est le recense- ment des décès, fait à Madrid dans la semaine qui a suivi le 2 mai, sur l'invitation de l'autorité française, mais sur l'ordre du Conseil de Castille et par les soins de magistrats espa- gnols. Les alcades de chaque quartier (sorte de commissaires de police) ont relevé les noms sur les registres de paroisse et complété leur liste par des renseignements pris sur place et sur l'heure. Nous avons ainsi le nom, la profession, le total des victimes, certifiés de la main de chaque alcade; rien de plus officiel, de plus sérieux, de plus décisif : 185 morts et 10 blessés connus. Le détail de leur condition sociale n'est pas indifférent : 26 ouvriers, 16 domestiques, 13 marchands, 9 gardes de l'octroi, 6 employés, 5 personnes de professions libérales, 2 hommes du monde, 2 officiers, 2 soldats, 2 avo- cats, 2 mendiants, 1 prêtre, 1 paysan et 8 femmes, dont la veuve d'un capitaine d'artillerie.

Voilà bien, prise sur le vif, la physionomie de l'émeute, et l'on voit combien le soulèvement demeura circonscrit dans les classes populaires ; les petites gens furent les plus nom- breux à risquer leur vie, dans la logique et l'ardeur de leur patriotisme. Peuple aussi, les paysans sabrés sur la roule de Tolède : grossiers, brutaux, féroces peut-être, mais tout remplis de cette mâle simplicité qui fait les héros, de cette force obs- tinée qui engendre les martyrs. Leur politique n'était pas com- pliquée : opposer le rempart de sa poitrine au choc des baïon- nettes étrangères et frapper de tout son bras l'envahisseur de son pays. Le nombre de leurs morts est plus malaisé à retrouver dans l'éparpillement des hameaux de la plaine qu'au milieu des paroisses de la capitale. Peut-être bien fut-il de 100, et les ajoutant au total légèrement, mais logiquement arrondi,

(1) Bibliothèque nationale de Madrid. Manuscrits, P. V. 8-73. Voir aux Appendices, X.

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de 200 morts pour les Madrilènes, on doit conclure que les Espagnols offrirent 300 victimes en holocauste sur l'autel de la patrie. Pour les troupes françaises, les chiffres (145) fournis par le duc de Berg sont certainement exacts; les contrôles des régiments sont probants.

Les Espagnols, dans l'amertume de leurs souvenirs, ont gardé à Murât une haine vigoureuse, et l'ont placé, à côté de Napoléon et de Godoy, dans cette trinité infernale qu'ils apprirent à maudire à leurs petits enfants. Les plus modérés de leurs historiens l'accusent de préméditation avant le 2 mai, de cruauté dans le combat, de férocité dans la répression. Exagération d'un patriotisme ulcéré. A lui refuser tout senti- ment généreux, il reste qu'un motif supérieur, celui de son intérêt, éloignait Murât de la violence : visant la couronne d'Espagne, il avait pOur règle de ne point s'aliéner les Espa- gnols, et tout, dans sa conduite cauteleuse, vacillante, molle, révèle cette pensée. Il ne pouvait vouloir l'émeute du 2 mai, il ne l'a pas voulue. Dans son courroux de voir une échauf- fourée tourner à la révolution, il a été violent, emporté, bar- bare, comme un homme qui n'est plus maître de soi. Avant son ambition même, unsentiment dominait son cœur: l'obéis- sance à Napoléon; c'est pour y être fidèle qu'il a été impi- toyable Il n'a pas su prévoir le soulèvement; furieux de cons- tater son imprévoyance, il a passé sa colère sur les hommes tombés entre ses mains par le sort des armes. Peut-être pré- tendait-il, par une répression immédiate et terrible, arrêter sur les lèvres de l'Empereur les sarcasmes, les reproches. En même temps que la nouvelle de l'insurrection, il veut que parvienne à Bayonne l'annonce du châtiment. Et il frappe. C'est un brutal, ce n'est pas un bourreau.

De cette malheureuse journée, la responsabilité pèse sur Napoléon, dont la félonie blessait tout un peuple ; elle rejaillit sur Murât, trop docile et très grossier instrument. Attaqué par

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une foule surexcitée, il s'est défendu; il est fort excusable. Nos soldats, assaillis avec une féroce bravoure, ont répondu avec la violence du courage. Les fusillades, au soir du combat, étaient superflues; le lendemain, elles étaient condamnables. Du dos de Mayo, les Espagnols ont mené pendant six ans la pompe funèbre en de sanglantes représailles. Dans la dignité de regrets qui réparent une injustice, il appartient aux Fran- çais d'apporter un hommage aux morts tombés pour le point d honneur. Sans honte et sans fracas, ils déposent leur couronne sur le sépulcre dorment les victimes de la fureur passagère des deux nations.

il

C'est au plus loin du théâtre des événements que se fit sentir la répercussion la plus profonde. A Bayonne, de telles nouvelles émurent jusqu'aux enti'aillcs les intéressés (1). Que le sang ait coulé, Napoléon n'en pouvait prendre grand souci, un soulèvement lui avait toujours semblé une solution dési- rable, il écrivait à Murât : « Si le peuple vous pousse, il faut le laisser faire (2). » Son premier mot en répondant au récit de la lutte du 2 mai est : « Je suis fort aise de la vigueur que vous avez mise (3). » Pour lui ce n'était qu'une secousse un peu brusque faisant vaciller davantage la couronne d'Es-

(1) La dépêche de Murat (datée du 2 mai, 7 heures du soir) fut portée à franc étrier et arriva le 5 mai dans l'après-midi. L'Empereur la reçut des mains de M. d'Hannencourt, capitaine des chasses, son oflicier d'ordonnance. Il faut noter ce détail pour récuser ici les souvenirs de Marbot qui s'at- tribue à tort cette mission dans un récit fantaisiste.

(2) 29 avril 1808. Recueil Leckstre.

(3j 5 mai 1808, Correspondance, t. XVIL

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pagne; il importail seulement de la saisir au vol avec la main. Il se rendit sur Fiieure chez Charles IV après y avoir convoqué les Infants. A la suite du récit emphatique de l'émeute de Madrid, il se laissa aller à une indigna- tion d'autant plus vive qu'elle était factice ; la terreur de ses auditeurs fut son premier succès. Les « Vieux Rois » ne virent qu'une chose : l'Empereur, de qui ils atten- daient tout, était irrité, il fallait coûte que coûte apaiser l'Empereur. Ils entendaient rejeter la responsabilité du massacre sur les partisans et même les ordres secrets de Fer- dinand, ils s'empressaient de se ranger facilement à une opi- nion qui écartait d'eux la foudre pour l'amasser sur la tète des amis de leur fils, leurs ennemis. « Le sang de mes sujets a coulé, criait, très douloureusement ému, Charles IV, et celui des soldats de mon grand ami Napoléon! Tu as eu part à ce saccage! » Et dans son excès le vieillard, appuyé sur son fauteuil, brandissait sa canne. Prompte, fébrile, ani- mée, Marie-Louise, debout, jetait à Ferdinand les apostrophes qu'elle cherchait les plus acerbes, les plus dures, les plus outrageantes; dans sa fureur, sa bouche lança ce mot désho- norant entre tous : « bâtard ! » Et c'était sa mère !

L'Infant demeurait sans mouvement, sans regard et sans voix. Son embarras le clouait sur son siège, la présence de Napoléon le paralysait; ses courriers, il le savait, étaient interceptés ; jusqu'à quel point l'Empereur avait-il pénétré dans le secret de ses lettres? Par deux fois il venait d'envoyer à Madrid des instructions... contradictoires : par don Juste Ibar Navarro il avait, se sentant à la merci de l'Empereur, recommandé, pour sa sûreté personnelle, le calme et la paix. Puis, ce matin même, 5 mai, répondant au messager de la Junte, Perez de Castro, qui avait pu pénétrer jusqu'à lui, il ordonnait, brûlant ses vaisseaux, de convoquer les Cortès, dès qu'on pourrait, l'on pourrait. Don Perez avait-il été

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arrêté? La nouvelle du soulèvement à Madrid serait-elle un piège impérial? Par quelques mots entrecoupés, il protesta ignorer la révolte qu'on lui apprenait et avoir toujours recom- mandé la bonne entente avec les Français (1). Cette apathie banale redoubla la fébrilité de la Reine : «Te voilà bien; quand ton père et moi voulions t'adresser des conseils, tu ne répondais que par le silence de la haine. " Et à elle seule, parlant pour tous, elle reprenait en exclamations virulentes : Perfide, traître, lâche! cœur de tigre! 11 voulait déshonorer, assassiner, découronner ses parents! Que l'Empereur le fasse conduire à l'échafaud !

A ces imprécations désordonnées. Napoléon, d'abord muet par volonté, puis par surprise, intervint. Laissant les querelles et les reproches, écœuré de cette scène affieuse il tira la con- clusion nette et pratique. A travers les cris tremblants, les exclamations colériques, la parole sérieuse est prononcée : « Si d'ici à minuit vous n'avez pas reconnu votre père pour votre roi légitime, et ne le mandez à Madrid, vous serez traité comme un rebelle.» Et chacun sort de ce salon, soulagé de n'être plus sous le regard d'autrui.

Il faut donc que le prince des Asturies accède à la déchéance de sa maison Le 6 mai il remet entre les mains de Charles IV la déclaration de soumission imposée. Cette couronne que ces malheureux Bourbons s'abandonnent et se reprennent, les Bonapartes la possèdent déjà. On a inscrit sans retard sur le parchemin officielles clauses du traité dont les deux seules conditions sont l'intégrité du royaume et le maintien de la religion catholique. Le prince de la Paix, qui tenait quelque peu la plume, n'a pas manqué de faire stipuler que les pro-

(1) Un mensonge n'eût peut-être pas coûté à Ferdinand, mais il disait vrai pour son irresponsal)ilité dans l'affaire du 2 mai. Ce jour-là la Junte de Madrid devait être encore sous l'impression des conseils de paix à tout prix que lui avait portés Justo Ibar ISavarro arrivé dans la capitale, non sans difiiculté, mais à bon port.

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priétés « des sujets fidèles " leur seraient rendues. Puis vien- nent les (1 garanties » : en échange de l'ancien royaume de Charles-Quint, le château de Chambord et son parc, 6 mil- lions de rentes, et 400,000 francs à chacun des Infants. Cette équivalence était elle-même un leurre : quelque argent parcimonieusement chicané, une prison à Valençay, une maison à Marseille représenteront avant la fin de l'année toute la compensation promise. Enfin, le 10 mai, dans un dernier traité^ abdiquaient leurs droits éventuels LL. AA. RR, le prince des Asturies, don Carlos, don Antonio et don « Fran- cisque » comme le nommait cet étrange acte diplomatique. Regardant " le plus gros de la besogne comme fait (1) », Napoléon s'occupait des détails afin que la « convention » fût vraiment pas onéreuse : il autorisait le chambellan Cilleruelo àaller cherchera Madrid la garde-robe des princes et prenait ses mesures pour faire acquitter par le trésor espagnol leurs dépenses à Rayonne (2). A côté de ces lési- neries que l'on regrette, ce soldat heureux décrétait que ses victimes auraient en face de l'Europe l'air de goûter tranquillement les plaisirs du monde et viendraient parader aux réceptions de Marrac (3). Ferdinand était de nouveau traité en prince royal et quand il vit la garde sortir à son passage et les tambours battre aux champs, ce lui fut une

(1) Lettre à Talleyrand, 6 mai 1808.

(2j Champagny à La Forest, 8 mai 1808, vol. 674, foL 244.

(3) « Les princes Espagnols se trouvaient quelquefois chez l'Impératrice avant 1 heure des entrées particulières; celles-ci attendaient alors leur départ dans un petit salon qui servait ordinairement à prendre le thé. L'impression de leur manière de saluer et de recevoir les présentations, qui était celle de tous les princes d'anciennes maisons, mise en contraste avec l'horreur de leur position, qu'ils ne paraissaient guère apprécier ni sentir encore dans toute son étendue, est un souvenir qui ne saurait s'effacer. Le roi Charles IV, avec la Reine et leur inséparable don Manuel Godoy, n'al- saient gtière à Marrac qu'à l'heure îlu déjeuner de l'Empereur, dont le I\oi l'arrnngeait pour en faire son copieux diner. » Comte de Senfft, Mémoires, p. 49.

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grande joie (1). Ce manque de dignité, en pareille circons- tance, et leur facilité apparente à abandonner leur patrie

devaient déconsidérer les Bourbons auprès de leurs anciens sujets; le choix intentionnel de prendre Godoy comme inter- médiaire officiel faisait rejaillir sur eux son impopularité et le mépris qu'il inspirait (2). Pendant les quelques jours nécessaires pour régler leur départ, une surveillance étroite empêchait toute tentative d'évasion. Un soir que le prince des Asturies traversait à pied la rue qui séparait la demeure de son frère de la sienne, des gendarmes déguisés l'arrê- tèrent et l'un d'eux porta la main sur lui. Napoléon blâma ce zèle qui « gâtait tout » . Il brusqua l'éloignement d'une frontière trop rapprochée. Mêlant, avec l'incroyable désin- volture de l'homme qui se sent tout permis, la ruse à la vio- lence et l'ironie à la menace, il jou-ait la comédie avec ses

" hôtes » et autour d'eux. Ne prescrivait-il pas au préfet des Basses-Pyrénées d'haranguer Charles IV à sa sortie de Bayonne et de le féliciter! Par fortune ce préfet se trou- vait être un homme d'esprit, c'était le marquis de Gastel- lane, le père du futur maréchal; il tourna un petit compli- ment qui pouvait se résumer ainsi : «Je vous souhaite un bon voyage. » Et l'excellent monarque le remercia, le priant d'assurer l'Empereur qu'il serait toujours son ami sincère^ fidèle allié (3).

Le 12 mai, un assez long convoi, échelonné sur la route de Paris, emmenait donc Charles IV, Marie-Louise, le prince de la Paix et la petite duchesse d'Alcudia, sa fille. A Bordeaux, la première grande ville, les autorités, dans leur bonne foi, ren- dirent des honneurs royaux à de si grands amis de l'Empe-

(1) Journal du maréchal de Castellane, t. I, p. 19.

(2) La Forest le dit formellement à Champagny (18 juin 1808) et il ajoute : « Il ne reste plus qu'à colorier (sic) défavorablement le Traité du prince des Asturies et des Infants » . Vol. 675, f" 122.

(3) Journal du maréchal de Castellane, t. I, p. 2d.

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reur. Mais l'heure des apparences était déjà passée. Napo- léon trouva mauvais ce faste désormais inutile; il eut soin de régler le diapason de l'enthousiasme et la profondeur des révérences (1). Les Infants furent traités avec plus de sans- façon : le château de Navarre près Évreux, qui leur était promis, ne se trouvait pas en état habitable; l'Empereur s'avisa alors d'un de ces tours dont sa bonne humeur, après une si habile campafrne, multiplia les manifestations à cette époque de sa vie. Il contraignit Talleyrand, revêtu de toutes les chamarrures de prince, de grand chambellan, de vice- grand électeur, à endosser la livrée d'aubergiste et la casaque de geôlier. La lettre il lui donnait cette mission n'a point été insérée dans la Correspondance ofHcielle (2) ; la réponse du prince de Bénévent repose encore dans les cartons des Archives nationales. Ce double motif me porte à les repro- duire intégralement :

Bayonne, 9 mai 1808.

Le prince des Asturies, l'infant don Antonio son oncle, 1 infant don Carlos son frère, partent mercredi d'ici, restent vendredi et samedi à Bordeaux, et seront mardi à Valençay. Soyez-y rendu lundi au soir. Mon chambellan Tournon s'y rend en poste pour

(i) « Il ne faut faire tirer le canon pour le roi Charles ni à Orléans, ni à Fon- tainebleau, ni à Coinpiègne et encore moins à Paris. Pendant son séjour à Fontainebleau, il occupera les appartements du roi de Hollande. On pourrait le loger à son arrivée à Compiègne dans un des logements destinés aux rois étrangers, sous le prétexte que les grands appartements ne sont pas arrangés. Insensiblement, il prendrait l'habitude de ce logement; et je ne serai point privé du palais ovi je pourrais aller pour le temps des grandes chasses.

« Il est inutile que les dames qui sont à Fontainebleau, pour recevoir la Reine, y restent, si ce n'est une ou deux, si cela leur convient, car ces gens- ont une manière de vivre si différente de la nôtre, et d'ailleurs la Reine, ne quittant jamais le Roi, ces dames seraient peu auprès d'elle. Marrac, 16 mai 1808. Napoléon. » Note pour le maréchal Duroc.

Bibliothèque nationale. Manuscrits, fonds français, n" 6596.

(2) Elle a été publiée par M. Lecestke, Lettres inédites de Napoléon /". I, 192.

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tout préparer pour les recevoir. Faites en sorte qu'ils aient du linge de table et de lit et de la batterie de cuisine. Ils auront huit ou dix personnes de service d'honneur, et autant ou le double de domestiques. Je donne ordre au général qui fait les fonctions de premier inspecteur de la gendarmerie à Paris, de s'y rendre et d'organiser le service de la gendarmerie.

Je désire que ces princes soient reçus sans éclat extérieur, mais honnêtement et avec intérêt, et que vous fassiez tout ce qui sera possible pour les amuser. Si vous avez un théâtre à Valençay et que vous fassiez venir quelques comédiens, il n'y aura pas de mal. Vous pourriez y faire venir Mme Talleyrand avec quatre ou cinq femmes. Si le prince des Asturies s'attachait à quelque jolie femme, et qu'on en fût sûr, cela n'aurait aucun inconvénient puisqu'on aurait un moyen de plus de le surveiller. J'ai le plus grand intérêt à ce que le prince des Asturies ne fasse aucune fausse démarche; je désire donc qu'il soit amusé et occupé. La farouche politique voudrait qu'on le mît à Bitche, ou dans quelque château fort; mais, comme il s'est jeté dans mes bras, qu'il m'a promis qu'il ne ferait rien sans mon ordre, que tout va en Espagne comme je le désire, j'ai pris le parti de l'envoyer dans une campagne, en l'environnant de plaisirs et de surveillance. Que ceci dure le mois de mai et une partie de juin, alors les affaires d'Espagne auront pris une tournure, et je verrai le parti que je prendrai.

Quant à vous, votre mission est assez honorable : recevoir trois illustres personnages pour les amuser est tout à fait dans le caractère de la nation et dans celui de votre rang. Huit ou dix jours que vous passerez avec eux vous mettront au fait de ce qu'ils pensent et m'aideront à décider ce que je dois faire.

Les brigades de gendarmerie seront renforcées, de manière qu'il y ait 40 gendarmes, pour être certain qu'on ne l'enlève pas, et mettre obstacle à sa fuite. Vous causerez avec Fouché, qui enverra des agents dans les environs et parmi ses domestiques. Car ce serait un grand malheur que, de manière ou d'autre, le prince fit quelque fausse démarche. Il faudrait une garde au château. J'ai pensé que la compagnie départementale pourrait fournir un poste.

Par le traité que j'ai fait avec le roi Cbarles, je me suis engagé à donner à ces princes 400,000 francs par an. Ils ont plus que cela de leurs commanderies ; ils auront donc à eux trois, 3 millions.

LE DEUX MAI 213

Si vous pensez, pour leur faire honneur, et pour toutes sortes de raisons, avoir besoin d'une compagnie de grenadiers ou de chasseurs de ma garde, vous en causerez avec le général Walther, et vous le ferez partir en poste.

Napoléon.

Que Talleyrand ait senti l'opprobre d'une pareille mission, la finesse de son esprit ne permet pas d'en douter, et le rôle assigné avec tant de dédain à sa femme ne lui échappait pas davantage. Mais il ne dit mot, ainsi que l'avait prévu l'Empe- reur. Son adresse ironique affecta la plus entière satisfac- tion :

Presque aussitôt après la lettre de Votre Majesté, les ordres qu'Ellc m'a fait adresser par M. le grand maréchal me sont parvenus et la lettre du 9 mai, par laquelle Votre Majesté les con- firme en les modifiant. Je répondrai par tous mes soins à la con- fiance dont elle m'honore. Mme de Talleyrand est partie dès hier au soir pour donner les premiers ordres à Valençay. Le château est abondamment pourvu de cuisiniers, de vaisselle, de linge de toute espèce. Les princes y auront tous les plaisirs que peut per- mettre la saison qui est ingrate. Je leur donnerai la messe tous les jours, un parc pour se promener, une forêt très bien percée, mais il y a très peu de gibier, des chevaux, des repas multipliés et de la musique. H n'y a point de théâtre, et d'ailleurs il serait plus que difficile de trouver des acteurs. Il y aura d'ailleurs assez de jeunesse pour que les princes puissent danser si cela les amuse.

Je préviens l'inspecteur de la gendarmerie de tenir au complet sa brigade de Valençay, l'invitant à avoir quelques postes aux environs et à donner aux gendarmes l'ordre de veiller attentivement, sans en avoir trop l'air (1).

III

En pénétrant peu à peu dans chaque province espagnole, le bruit des événements du 2 mai est grossi par un perpétuel

(1) 13 mai 1808. AF IV, 1680. Voir : Appendices, XI.

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écho : sous le soleil du Midi la poudre est sèche, rétincelle tombe et l'incendie flamboie. Les paysans sabrés à Madrid répandent l'alarme dans les environs, le patriotisme répond à leur cri de détresse. Et l'expression du soulèvement héroïque, généreux, fou, irréfléchi, superbe, se trouve tout entier chez l'alcade de Mostolès, qui, à quelques lieues de l'armée française, rassemble les laboureurs de sa bourgade, proteste de sa fidélité à leurs princes et, comme la consé- quence la plus simple du monde, au tout-puissant maître de l'Europe, il déclare la guerre, lui, cet alcade!

Que faisait Murât? Il agissait par soubresauts, à son habi- tude : le soir du 2 mai sa proclamation décrétant la loi mar- tiale portait la terreur dans toutes les maisons ; le lendemain il faisait appel à la concorde; le 6, il atténuait ses rigueurs et, chose plus facile à demander qu'à ol)tenir, « tirait un voile sur le passé » . Son premier soin avait été de parfaire les ordres de l'Empereur, en envoyant en France les derniers membres de la famille royale. Le 4 mai, il faisait partir la reine d'Étrurie en telle hâte qu'elle laissait son fils alité der- rière elle; sa course fut sans repos jusqu'à Somo Sierra; le soir, son frère Francisco la rejoignait, escorté, surveillé parle prince de Monaco, aide de camp du duc de Berg. Au milieu de la nuit on réveilla don Antonio pour l'avertir qu'il fallait aussi se mettre en route. Sa stupidité et son apathie lui adoucirent le choc; il retrouva ses sens pour demander de l'argent : on lui compta 25,000 pesetas dans sa bourse de voyage, et il griffonna pour la Junte une lettre d'adieu, le seul monument littéraire de sa vie politique et la marque ridicule des lacunes de son cœur, de son patriotisme et de son esprit :

Seigneur Gil

Je porte à la connaissance de la Junte et pour sa gouverne que je suis parti pour Bayonne par ordre du Roi, et j'engage ladite

LE DEUX MAI 215

Junte à continuer le même système toutcomme si j'étais au milieu d'elle. Portez-vous bien. Adieu, Messieurs, jusqu'à la vallée de Josapliat

Antonio Pasgual.

Le terrain ainsi débarrasçé de tout représentant des Bour- bons, Murât put facilement déclarer à la Junte qu'il devenait son président. Déjà il était lieutenant du royaume par la grâce de Charles IV, lui octroyer pour la forme ce qu'il poôsédait si pleinement dans le fond était sage; toutefois le comman- dement des troupes espagnoles parut un sacrifice exorbitant à l'honneur national, et dans la séance de nuit tenue au palais, le général O'Farrill s'éleva contre cette dernière abdi- cation; Gabalîero en conseilla la concession prudente, et son avis l'emporta. Murât était le maître officiel de l'Espagne; ses espérances prenaient un corps. Charles IV et les pouvoirs publics lui confiaient : l'un, le sceptre; les autres, le glaive. La couronne, bien certainement, compléterait la parure des attributs royaux. Ainsi songeait-il sous les lambris dorés du Palacio Real où. il couchait pour la première fois avec une joie d'enfant. Il venait d'écrire à l'Empereur : «C'est une démarche politique qui ne laissera plus d'espoir à personne sur le retour des Bourbons, c'est une prise d e possession pour un prince de votre dynastie. » Sa pensée secrète perce dans ces lignes de triomphe : le « prince de la dynastie » , il sait bien quel il est.

On m'élit roi, mon peuple m'aime,

Les diadèmes vont sur ma tête pleuvant.

Dormez, Monseigneur, dormez longtemps cette nuit royale l'aurore emportera vos songes et le jour vous réveillera de votre beau rêve.

Napoléon » brûlait » facilement les hommes sacrifiés à son service. A supposer que sa pensée eût mis Murât sur la liste des « prétendants », sa volonté l'en efface, et comme le

216 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

canon de la Bastille avait tué le mari de la Grande Mademoi selle, les fusillades du Prado firent voler en éclats la cou- ronne du grand-duc de Berg. Le 5 au matin, l'estafette de France apportait une lettre de l'Empereur : « Je destine le roi de Naples à régner à Madrid ! «

S'il fallait une compensation, Napoléon, d'ailleurs, l'offrait splendide : Naples, la Sicile, tout le sud de l'Italie, six mil- lions de sujets. Murât ne voulut rien voir de tout cela. Et par une ironie du sort, par une revanche de la Providence, la lettre qui lui portait ce coup funeste était datée du 2 mai. Ainsi, au jour il écrasait la résistance, il risquait plus que sa personne, sa popularité, à l'heure même il se met- tait énergiquement en possession de sa capitale, le maître disposait de sa propre conquête pour en faire le cadeau à qui n'avait même pas d'enjeu à la partie.

Malgré tout, il était fin, la défense de ses intérêts lui don- nait même de la ruse, il fit honne contenance, n'estimant pas tout perdu. Maître réel de la Junte par sa présidence et par son armée, il la ferait parler pour lui. Vis-à-vis de Napoléon, il garderait le silence sur Naples, en même temps qu'il lui démontrerait pour Madrid le danger d'une autre candidature que la sienne. Il va donc accuser réception de la lettre impériale, mais avec quelle adresse!

a Ainsi voilà Votre Majesté absolument souveraine de l'Espagne, puisque votre Lieutenant en a l'autorité... Cette mesure équivaut certainement à une prise de possession pour le prince que Votre Majesté voudra nommer. » Et, en inci- dente, cette phrase à double tranchant ; « Je vais travailler d'avance à concilier les cœurs au nouveau roi..., » dont, au bout de sa plume, le nom reste en blanc. Alors, fort d'une position d'attente, se donnant le rôle de l'homme nécessaire, il se retourne vers les Espagnols et fait désigner une com- mission qui statuera sur les abdications de Charles et de

LE DEUX MAI 217

Ferdinand. Excellent moyen pour gagner du temps; le patriotisme saura bien trouver des procédures pour chicaner les textes et des subtilités pour éluder les conventions.

Pendant cinq jours (du 9 au 13 mai) au palais, il fait « régner l'étiquette des Tuileries » , il organise des récep- tions; toutes les autorités militaires, civiles, ecclésiastiques, lui sont présentées par le grand maître de la Cour, comme au temps des Bourbons. Le corps diplomatique vient à son tour; le Lieutenant impérial accepte ses hommages. Cet encens l'enivre, être logé au château l'enchante, jouer au souverain le ravit; il trouve que le service est fait, par les domestiques de la Cour, k avec une grâce » tout fait déli- cieuse, et il l'écrit à Napoléon.

Il faut cependant aborder la question épineuse; il redouble de satisfaction affectée, de réticences, de faux empressement : a Je craindrais d'avoir un peu reculé mon affaire en cherchant à vous faire demander le roi Joseph pour régner en Espagne siXoi présidence qui m'a été donnée n'était pas plus que suffi- sante... Je leur ai fait entendre que, sous aucun rapport, je ne pouvais être venu dans ce pays-ci pour moi... v Mais il doit la vérité à l'Empereur : O'Farrill, Caballero, tous les Espagnols, « qui avaient cru jusque-là travailler devant leur roi futur, deviennent froids et indifférents x (1).

On ne paye pas Napoléon en une pareille monnaie; il entend recevoir du Conseil de Castille une demande pour accorder son frère; il l'attend a avec impatience " ; et, le 14 mai, il fait remarquer à Murât que voici plusieurs fois qu'il répète la chose.

Reculer devenait dangereux. Brusquement, le ton change : « D'après l'autorisation (!) que Votre Majesté m'en avait donnée, j'ai cru devoir insinuer (!!) que c'était le roi de

(1) 7 mai 1808.

218 L ESPAGNE ET NAPOLEON

Naples qui devait être roi, et cette nouvelle a été reçue de tout le monde avec transport. » A la vérité, le Conseil de Castille n'y mettait pas cette exubérance. Il avait accepté, déjà avec beaucoup de peine, la protestation de Charles IV et la renonciation de Ferdinand, mais substituer de toutes pièces une dynastie étrangère à la dynastie nationale, quel Espagnol s'y résoudrait, plus encore, qui oserait bien le sol- liciter? Partagés entre leur fidélité et leurs alarmes, les conseillers s'efforçaient de gagner du temps, sentant le poids de la responsabilité de leur compagnie, le premier des tribu- naux de la nation, le dernier des corps de l'État possédant une autorité légitime.

La situation ne prêtait que trop à l'équivoque : tout parais- sait sujet à suspicion, à doute; Charles IV avait-il été sincère? Ferdinand avait-il été libre? Quelles conventions avaient-ils stipulées avec Napoléon? Tous les Infants avaient-ils renoncé au trône? Le roi Charles était-il souverain véritable le jour il nommait Murât lieutenant du royaume? Les ordres donnés par Ferdinand VII à l'heure de son départ valaient-ils encore? Qui croire de tous ces messagers qui arrivaient de Bayonne : don Justo Ibar Navarro, conseillant le bon accord avec les Français, au nom du prince tombé en leur puissance? Ou Ferez de Castro, chef de la secrétairerie d'Etat, qui, parti pour chercher des instructions, revenait avec l'ordre secret, mais précis, de convoquer n'importe où, n'importe comment, des Cortès'l Ces instructions, datées du 5 mai, la veille du jour Ferdinand avait, dit- on, lui-même abdiqué, étaient-elles authentiques? Etaient-elles surtout exécutables?

Après une délibération de deux jours, Murât arracha la promesse d'une demande directe, mais en termes bien am- bigus. « Dans la supposition qu'il existe un traité rendant l'Empereur des Français maître de disposer du trône d'Es-

LE DEUX MAI 219

pagne en faveur d'un des princes de la famille impériale..., sans entendre par approuver ni improuver le droit des Infants... » La rédaction même de celte lettre fut reculée, les termes modifiés, les signatures refusées. Napoléon se passa de la demande du Conseil de Castille, affectant de se contenter de la démarche de la Junte et d'une députation de la ville de Madrid. Ainsi devait se terminer cette résistance de procédure, ce combat bureaucratique, cancilleresco^ selon le mot pittoresque et juste d'un historien espagnol.

Pour atteindre le résultat, Napoléon ne s'obstinait pas sur la forme; mais on sait qu'il était l'homme de la précision : on le retrouve ici tout entier. Sa correspondance est inces- sante; les courriers partent chaque jour, presque d'heure en heure. Dans la seule journée du 11 mai, il est vrai qu'il expédia dix-huit missives importantes, il envoie quatre lettres à Murât, pour sa part. Cette activité n'est pas de la fébrilité. « Vous le savez, je ne me presse en rien. Dans les affaires de celte nature, c'est le grand art de savoir attendre. » Il attendait donc la Fortune, mais pas en dor- m<anl. De sa u conquête » , il voulait se servir sans retard, et prétendait bien en tirer pied ou aile. Comptant peu sur l'armée espagnole, il faisait fond sur les débris de la ma- rine; il estimait qu'elle pouvait encore lui fournir vingt-huit vaisseaux, « peu de chose » , mais utiles néanmoins à la « cause commune h ; et il destinait ses escadres à une diver- sion en Amérique pour conserver les colonies. Il voulait tout connaître, embarrassant fort l'ignorance de Murât et l'indo- lence des bureaux de Madrid. Défiance patriotique, noncha- lance traditionnelle, les ministres espagnols opposaient au Grand-Duc une inertie malveillante qui impatientait l'Empe- reur. Quand il s'était agi d'avoir les contrôles de la flotte, n'avait-on pas remis gravement à Murât V Almanach de l'année! C'était es documents officiels demandés.

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Napoléon prenait ce qu'on ne lui donnait pas : les infor- mations comme les provinces; il envoya des gens d'expé- rience pour débrouiller le chaos des archives. Le général Belliard au ministère de la guerre, l'auditeur Fréville dans les chancelleries devaient vérifier les ressources et en dresser l'état. La Forest fut chargé d'étudier les moyens financiers et de recueillir les diamants de la couronne, d'en vendre pour quatre millions, d'en verser le produit dans le Trésor vide de Madrid, et de racheter pour la France ce qui avait été volé à Pans, au commencement de la Révolu- tion.

Napoléon n'ignorait pas comment le ministère Girondin, dans la semaine qui suivit les massacres de Septeiubre, avait dévalisé le garde-meubles de la place Louis XV (1), et qu'à la suite du pillage certaines pièces du trésor étaient passées en Espagne, comme le Sancy (2); et il spécifiait qu'on le lui renvoyât.

Il avait d'abord émis la prétention, revendiqué le « droit » , peut-être un peu contestable, de i-eprendre ces diamants à cause de leur origine (3); il eut l'idée plus heureuse d'y mettre un (I prix équitable » et dans une forme très digne, « n'achetant pas des diamants pour avoir des diamants » , déclara renon-

(1) Dans les nuits du 11 et du 13 septembre 1792, Danton aurait envoyé Sergent et Panis enlever les trésors de la couronne, ils laissèrent 500,000 francs sur 30 millions. D'Allonville, Mémoiies, t. IfLl, p. 95; IMAGÉS, Valviy, p. 36. Mémorial de Sainte-Hélène.

(2) Cette pierre célèbre en forme de poire presque ronde, portée en pen- deloque, avait été achetée à des marchands juifs par Nicolas de Sancy en 1593, il la vendit au roi Jacques d'Angleterre, elle passa au duc d'Épernon, à Mazarin qui la légua à Louis XIV. On la retrouve en 182ùi dans la famille de Godoy, le comte Demidoff l'acquiert, et, en 1860 la cède à un Rajah des Indes, elle retrouve sans doute son pays d'origine. B.\pst, Histoire des joyaux de la couronne de France.

(3) Lettre du 28 mai, Correspondance, t. XVIL

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cer à toute acquisition qui ne porterait pas sur les anciens joyaux de la couronne de France (1).

En présence du marquis de Mos, grand maître de la mai- son de Charles IV, lia Forest se fit donc représenter les inven- taires, ouvrir les armoires. La déception fut profonde. On trouva une grosse perle, la « fameuse pérégrina » ; un bril- lant plein de feux à la lumière, mais de couleur d'acier; un collier de 238 perles « entre le moyen et le parfait » ; des diamants roses sans teinte, des diamants bleus assez plats; des parures mesquines, à la monture démodée (2). Les experts n'estimaient pas ces richesses à plus de quatre mil- lions (3). Et cependant les Boui'bons d'Espagne passaient pour posséder des merveilles. L'aveu des employés fit savoir que Charles IV avait une cassette qui le suivait partout; la Reine en avait cinq; le prince de la Paix possédait aussi une très riche collection, dès longtemps mise en lieu sûr. Il ne semble pas qu'on ait jamais osé poursuivre l'investigation dans les bagages de Charles IV ni de Marie-Louise, dont la valeur des écrins fut reconnue plus tard d'environ six mil- lions. On estima « qu'entre la révolution d'Aranjuez et le départ pour Bayonne il y avait à éclaircir quelques particula- rités » , et l'on admit « la possibilité de certaines infidélités » . Il y eut certainement des gens qui s'avisèrent de soupçonner le grand duc de Berg de n'avoir pas résisté à la tentation : il avait accepté de Godoy plusieurs beaux tableaux, notamment f Éducation de t Amour du Corrège (4), il aurait pu recevoir des présents moins volumineux mais plus précieux. Murât s'en défendit toujours avec chaleur; et aux jours les plus tragi-

(i) Champagny à La Forest, 17 juin 1S08, vol. 675, fol. 110.

(2) Lettre conlidenliclle de La Forest à Champagny, 13 juin 1808, vol. 6V5, io\. 83, 85.

(3) L'état porte 10,6V0,779 réaux, toI. 687. fol. 90.

(4) « Note sur les objets de pri.x qui étaient accumulés chez M. le prince de la Paix » . Madrid, 5 janvier 1812, vol. 688, fol. 14 et 15.

222 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

ques de son existence, détrôné, exilé, poursuivi, quand sa vie même est en jeu, il gardera encore la préoccupation spé- ciale de se disculper sur ce point, rappelant qu'il n'avait même pas eu la possibilité d'acheter, à deniers comptants, un collier de quelque valeur pour la princesse Caroline.

En 1808, l'affaire fut oubliée au milieu de la confusion du mois de juillet, quand il fallut en hâte s'enfuir de Madrid. Trois ans après l'Empereur ordonna des recherches en France, à Naples, en Espagne, on questionna les bijoutiers, les domestiques, les concierges du Palais. L'interrogatoire de tous ces subalternes n'amena pas d'éclaircissements, et comme l'avait dit La Forest, avec une douce ironie : « Il ne resta de diamants au roi Joseph que ceux qu'il avait apportés. »

Mieux que de l'éclat de ces pierreries Napoléon voulait entourer le trône de son frère d'une auréole morale. Il le présenterait à l'Espagne dans le prestige d'un réformateur, offrant, en don de joyeux avènement, à ce pays penchant vers la ruine, une organisation politique achevée.

Suivant l'utopie des hommes de 89, qui prennent le citoyen idéal et lui jettent sur les épaules un vêtement conventionnel, sans tenir compte de sa taille, de sa force ou de ses infir- mités, il préparait pour l'Espagnol une Constitution calquée sur celle du Français. Il convoquait à Bayonne une assem- blée de notables pour remparer la dynastie nouvelle d'une apparence d'acquiescement national. Ces vastes conceptions ne lui laissaient pas oublier les détails; il ne serait pas lui- même s'il ne passait pas du colossal au minutieux; nous le retrouvons bien tout entier dans sa lettre du 19 mai : entre deux paragraphes sur le Conseil de Castille et l'in- troduction du Code civil, il recommande d'aérer les tentes du camp français à Madrid, en tendant les toiles d'uae

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manière horizontale et en faisant fréquemment arroser le sol

par des hommes de corvée!

Il n'était peut-être pas inutile de descendre avec Mural dans les infiniment petits; ses maladresses étaient fréquentes; presque toutes ses demandes portaient à côté. Que voyons- nous dans ses lettres? Le souci des bagatelles et des hochets : la nomination de Fréville comme maître des requêtes, afin « qu'il ait un habit » ; le grand aigle pour BeUiard; des croix de Charles III pour son état-major; la Légion d'honneur pour des Espagnols; le ruban rouge à son neveu le prince de Hohenzoilern et l'étoile des braves à Janvier, son secré- taire des commandements, car a rien ne serait plus agréable à la princesse Caroline » . Puis des niaiseries : à Napoléon qui exige des rapports, il expédie «un grand fatras de papier, persuadé que Sa Majesté fera mieux que lui le travail » . 11 ne fait pas parvenir les délibérations du Conseil de Castille « pour épargner à l'Empereur la peine de lire des expres- sions peu dignes » . Ensuite, des choses graves : il envoie à Séville les Jeux régiments suisses, ce qui donne à la résis- tance un noyau militaire; il retire le prudent édit de Phi- lippe V, interdisant le port des armes aux Catalans, et voici une province frémissante qui use et abuse de la permission pour organiser le soulèvement; il licencie les gardes du corps, ce qui les irrite, et il les renvoie dans leurs foyers avec une solde, ce qui propage l'esprit de résistance et fournit des chefs aux insurgés. Absolument berné par le Conseil de Castille, il attend ses moyens dilatoires, et espère toujours un acte d'adhésion qui ne vient pas. Il donne de sa hauteur de vues et de sa position la mesure pitoyable en écrivant : u Tant que les troupes espagnoles n'oseront tirer sur le peuple, on ne peut répondre de rien! »

On devine le ton des réponses de Napoléon : il lui reproche «une confiance d'enfant» . Le Grand-Duc ne sait pas trouver

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d'argent : son ministre des finances « est un sot « . Pour- quoi des gardes du corps près de lui? « Ils vous assassineront; renvoyez-les à l'Escurial. » Pourquoi mêler des bataillons espagnols aux régiments suisses? Ils leur donneront un mau- vais esprit. Pourquoi ne pas fortifier le Palais-Royal, l'Arsenal, le Retiro? « Vos troupes se laisseront égorger. » A ces reproches, Murât prend peur; il confesse que son opti- misme vient de son désir d'envoyer de bonnes nouvelles, il est tout prêt à en faire parvenir de mauvaises, si cela peut plaire à l'Empereur. « Si j'ai mis tant d'empressement à annoncer à Votre Majesté que la tranquillité n'avait pas été troublée dans les différentes provinces, c'était pour calmer les inquiétudes que j'avais cru apercevoir chez Votre Majesté. Si j'avais pu reconnaître dans vos dépêches des intentions contraires, rien n'était plus facile que de m'y conformer. »

Au fond, il est plus sincère qu'il ne le prétend; son esprit, d'accord avec son courage, le porte à ne rien redouter; une bonne charge de dragons, sabre au clair, voilà pour tout pacifier : « Les coups de canon du 2 mai assureront le pavillon de la dynastie nouvelle. » On pense rêver quand on lit de semblables dépêches et la confiance de ce héros naïf finit par désarmer. L'Empereur ayant rem'.s une tâche si délicate aux mains d'un soldat maladroit, voulait chez son représentant diplomatique un rôle plus déluré. Sur son ordre, Champagny rappelait à La Forest qu'il était là-bas pour « sou- tenir » Murât, non pour le » flagorner » , « servir de contre- poids, non coopérer à faire des sottises « . Champagny, à l'aise vis-à-vis d'un subordonné, lui adressait une mercuriale qui passait par-dessus sa tête. Nous avons le texte chiffré de cette dépêche, révélatrice sur le rôle de tous ces personnages.

Il était grand temps d'aviser, car les nuages amoncelés sur l'horizon allaient crever en tempête. Après avoir sonné la cloche d'alarme, Madrid retrouvait une apparence de repos.

LE DEUX MAI 225

les boutiques se rouvraient, les offices reprenaient dans les églises; mais, calme de surface, tranquillité d'aspect, il suf- fisait d'un cheval pour ameuter toute la capitale : le dimanche 15 mai, un cavalier est jeté à bas de sa monture qui s'em- porte; les belles promeneuses du Prado poussent des cris, la foule s'enfuit, porte l'émoi, les fenêtres se ferment, chacun se barricade, les postes prennent les armes, on bat la géné- rale. « Incident d'autant plus fâcheux que c'était la première fois, depuis les événements du 2 mai, que les Madrilènes s'étaient hasardés de paraître dans la promenade publique avec autant de concours. »

Car le 15 mai ce qu'ignorait Murât était la fête du patron de Madrid, la romeria de San Isi'dro, toute la population se porte à l'ermitage du saint laboureur, dans les prairies du Manzanarès. On voit comment cette réjouis- sance patriotique et religieuse fut troublée par la circons- tance la plus puérile. C'était jouer de malheur.

Chacun souffrait d'une situation aussi tendue; la misère atteignait tout le monde, les habitants partaient, les vivres n'arrivaient pas. Si les caisses du Trésor n'avaient plus que 400,000 livres dont il fallait donner la moitié au payeur impérial comme remboursement de « l'avance » faite au prince des Asturies, nos officiers aussi étaient réduits à la portion congrue, et ceci sans figure, car l'état-major de la garde vivait de pain et de lard. Tout crédit avait disparu; l'heure n'était pas à acheter des bijoux; les diamants de la couronne ne trouvaient pas d'acquéreurs; quelques ban- quiers amenés au palais promettaient avec plus de générosité que d'empressement une avance de 20 millions à 6 ou 7 pour 100. Napoléon, bien que son principe fût qu'un pays occupé, allié ou ennemi, devait nourrir son monde, craignait que cette pénurie ne dissuadât pas assez son beau-frère de quelque « prélèvement » personnel; il se souvenait des

15

226 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

cadeaux reçus et des présents offerts en Italie ; prendre une couronne, oui; des meubles, fi donc! «Je vous recommande de pousser la délicatesse jusqu'au scrupule : il ne faut rien distraire de ce pays-là, ni chevaux, ni autre chose; enfin, ne pas avoir l'air d'être venu pour le gruger. »

Ce sont jeux de prince : On respecte un moulin, on vole une province.

Murât n'avait plus le loisir d'écouter d'autre voix que le bruit sinistre qui lui arrivait des quatre coins de la péninsule. Les désertions de la capitale lui ouvraient lentement les yeux; il avait d'abord mal compris ces départs furtifs; il chercha à en plaisanter : a Le quartier des gardes du corps est rempli de femmes éplorées;... les officiers de Votre Majesté se proposent de les consoler. » Mais il fallut bien se rendre à l'évidence. Dans le seul mois de mai, 900 homnics avaient disparu; le jour même Murât, en maugréant, envoyait cette nouvelle, 200 gardes wallonnes manquaient en plus à l'appel du soir. Le lendemain, le régiment des dragons de Lusitanie désertait en entier, allant fournir une cavalerie aux patriotes insurgés; il ne restait plus à Madrid que les cadres. A Alcala, les sapeurs du génie avaient été plus per- suasifs : ils emmenaient avec eux leurs officiers, la caisse et le drapeau du régiment.

C'était trop pour la santé ébranlée du grand-duc de Berg : le trône d'Espagne perdu, le mécontentement de l'Empereur gagné, la pénurie des finances, la désertion de l'armée, le soulèvement du peuple, une chaleur torride, une tension d'esprit constante : il tomba malade, la fièvre se déclara. L'arrivée (29 mai) du général Lebrun, venu de Bayonne, porteur d'un projet de constitution et d'une proclamation im- périale, augmenta sa nervosité et son trouble. Il se conforma aux prescriptions minutieuses détaillées par Napoléon : ne

LE DEUX MAI 221

montrer le projet qu'à cincj membres choisis du Conseil de Caslille, n'en laisser prendre aucune copie. Mais il ne put atteindre celte célérité mathématique que lui traçait l'Em- pereur : « Vous , recevrez le statut le 2G, vous le faites examiner le 27 ; le 28 mai, vous me renvoyez. » Le Conseil de Castiile, à son habitude, se déclara incompétent; Murât, à son habitude aussi, fit des menaces, et la pièce fut enre- gistrée (31 mai) Il ne pouvait advenir rien de bien décisif d'un acte quasi secret sur un projet embryonnaire. La pro- clamation, destinée à une grande publicité, ne donna pas de résultat meilleur. Mais, en vérité, qu'attendre d'un morceau déclamatoire, si emphatique qu'on le voudrait attribuer à un scribe et qu'on n'y peut reconnaître le style concis, sec et nerveux de Napoléon?

H Espagnols, après une longue agonie, votre nation pé- rissait. J'ai vu vos maux, je vais y porter remède. Je veux acquérir des titres éternels à l'amour et à la reconnaissance de votre postérité. Votre monarchie est vieille, ma mission est de la rajeunir... Je placerai votre glorieuse couronne sur la tête d'un autre moi-même... Souvenez-vous de ce qu'ont été vos pères, voyez ce que vous êtes devenus... Soyez pleins d'espérance et de confiance dans les circonstances actuelles, carje veux que vos derniers neveux conservent mon souvenir et disent : // est le régénérateur de notre patrie! » Pouvait-on être plus sonore et plus maladroit? L'Espagne avait répondu par avance.

Le courrier portant les premières nouvelles du 2 mai pro- voqua dans les moindres bourgades un mouvement à ce point sincère, que les circonstances spontanées en sont identiques.

Carthagène, le 24 mai, proclame la résistance, à l'annonce des abdications. Sa voisine, Murcie, l'imite; Valence, en retard d'une journée, regagne le temps perdu par la violence

228 L'ESPAGNE ET NAPOLRON

de la commotion. Toute cettf" rive verdoyante que baij^ne le flot d'azur de la Méditerranée est en feu. Le même vent de flammes balaye, au nord, les froides terrasses de la Galice, le sol raboteux des Asturies. Oviedo résume l'histoire de ces jours sanglants : le tocsin, la foule palpitante, les moines qui prêchent, les magistrats débordés, la populace et les grands d'Espagne réunis pêle-mêle dans une junte formée dans la rue, la guerre à la France, l'alliance avec l'Angle- terre, le serment d'Annibal. Les traîtres sont voués à la mort, toute parole calme est une trahison. Chaque ville a son sou- lèvement, son accès de folie, son assassinat. La cause de la fidélité est déshonorée par le meurtre; une rage imbécile anime l'Espagnol contre l'Espagnol. Les meilleurs : Solano, Truxillo, Filangieri, del Aguila, Saavedra, de la Torre, sont frappés à Cadix, à Grenade, à la Corogne, à Séville, à Badajoz; Ciudad Rodrigo, Jaën, Malaga, égorgent leurs gouverneurs. L'élan de la révolte a été donné par le clergé ; de lui encore vient l'effort de l'apaisement, souvent trop lard. Séville s'arroge le droit d'être le centre de la résistance et dresse l'étendard national contre les couleurs étrangères qui flottent à Madrid.

Celui qui portait notre drapeau ne le soutenait plus que d'une main débile; la santé de Murât allait de mal en pis. Il avait quitter le palais et chercher dans les jardins de la Floride le calme et l'ombre. Ce ne fut pas assez; la fièvre prenait un caractère inquiétant; il voulut, contre une cha- leur étouffante, respirer un air plus léger; on le porta dans la villa du duc de l'Infantado, sur les hauteurs de Charaartin, retraite entourée de bois, les vents rafraîchis de la sierra entretenaient une atmosphère moins embrasée. Le peuple crut à la punition divine : le mitrailleur du dos de mayo était frappé par le Ciel; d'aucuns parlaient d'empoisonnement, dautres de folie : le malade le savait, s'en irritait davantage.

L3 DEUX MAI 229

Il avait eu la volonté de rentrer à Madrid pour faire voir qu'il n'avait 'nlle envie de mourir; un accès nouveau le brisa. A la vérité, la douleur qui le rongeait s'augmentait de son exaltation, il se réveillait d'une prostration effrayante pour s'emporter contre les événements. Il apprend que Ségovie est en révolte : « Qu'on brûle Ségovie! " Les troupes rencontrent de la résistance : « Qu'on pende les mutins!» Il y a émeute à Badajoz, il fait écrire à Kellermann de « tomber » sur les babitanls ; il est ravi « qu'on l'ait mis à même de frapper un grand coup » . Ces emportements de furieux doivent être imputés à la fièvre.

Napoléon aussi était agité, néanmoins avec plus d'empire sur lui-même; il prenait assez gaillardement la maladie de son beau-frère, lui conseillant d'user « d'émétique » ; et, sans attendre la réponse : «J'espère que vous êtes débouta l'heure qu'il est; jamais les circonstances n'ont rendu cela si nécessaire. » Murât le pensait aussi, mais il était terrassé. De loin, de haut, l'Empereur organisait la conquête : appe- lant le contingent polonais, formant des régiments provi- soires; il veut avoir à Bayonne, sous sa main, une réserve de 4 à 5,000 hommes de vieilles troupes; il fait partir en poste deux bataillons de la garde de Paris, en ayant soin qu'ils exécutent à pied la première étape pour ne pas donner l'éveil aux Parisiens. Il s'inquiète de l'opinion de l'Europe, de celle du Tsar en particulier; il lui écrit afin de bien accentuer « qu'il ne garde rien pour lui » et que bientôt, tant ces affaires sont peu inquiétantes, ils auront une entrevue sui- vant leur ancienne promesse et leur mutuel désir.

Cependant, il multiplie les ordres à ses ministres de la guerre et de la marine; il dispose, pour aller rejoindre l'amiral Rosilly bloqué à Cadix, le corps de Dupont en éche- lons, la pointe en Andalousie, le soutien à Tolède, la troi- sième ligne en réserve à l'Escurial. Le maréchal Moncey

2S0 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

surveille Valence et sa huerta; Bessières fera la police des pays Basques aux Asturies, de la Navarre à la vieille Castille. Les garnisons de Pampelune, de Burgos, sont renforcées; une colonne marche sur Saragosse qui est en armes. Il débrouille le chaos des flottes espagnoles et leur trace la voie jusqu'en Amérique; ses hateaux légers iront porter l'heureuse nouvelle de la «rénovation « de la métropole; ses navires, réparés au Ferrol et à Garthagène, partiront affermir la fidélité des colonies. Autre avantage : les marins espagnols seront éloignés comme les fantassins sont disper- sés; le corps de Solano coupé en trois tronçons : Séville, le camp de Saint-Roch, le Portugal; les troupes du Midi envoyées aux présides d'Afrique et aux Baléares. Il comprend que le clergé espagnol détient la plus grande force morale du pays et il veut s'en servir; il écrit de sa main à l'arche- vêque de Tolède, il sollicite de l'archevêque de Burgos un mandement pacifique; il recommande au maréchal Bessières d'envoyer en avant de ses troupes, à mi-chemin de Santander éclaireurs d'un nouveau genre deux ou trois bons prêtres pour faire connaître aux habitants combien est gn'nd leur aveuglement d'avoir des intelligences avec les Anglais, des hérétiques!

Il fait bien de tout ordonner lui-même, il ne faut pas compter sur Murât; ses forces diminuent, une sombre mé- lancolie l'étreint, sa fièvre est devenue du délire; une obses- sion l'oppresse : il veut partir! D'une écriture tremblée, presque illisible il envoie à l'Empereur quelques rares billets, c'est pour solliciter son retour. A sa correspondance inter- rompue, nous pouvons suppléer par les dépêches de La Forest; elles confirment cet état fébrile, a Le prince se croit en danger; il déplore son malheur de mourir loin de son auguste épouse et des princes, ses enfants. Lui parle-t-on, pour le distraire, du royaume de Naples, il déplore la fatalité

LE DEUX MAI 231

de vivre loin de S. M. l'Empereur. Les affaires du gouver- nement rimporlunent, et il ne veut point qu'on l'en entre- tienne; il n'ouvre l'oreille qu'aux rapports militaires (1). » « Aujoui'd'hui, la tête appuyée sur les deux mains, n'ayant plus qu'une idée fixe, ne parlant que de fuir une atmosphère qui le tue, dégoûté de tout aliment, accusant ceux qui le retiennent de vouloir sa mort. On est réduit à le tromper pour cinq ou six jours encore; on lui fait voir des pré[)aralifs, on l'entretiendra des mesures prises sur la route pour son escorte et ses couchées ; il est convenu avec ses médecins que l'on entrera désormais dans son sens pour ne pas irriter davantage son imagination w .

Napoléon envoya Savary; c'était poursuivre une étrange erreur : Savary, si mêlé à l'enlèvement de leurs princes, était particulièrement odieux aux Espagnols. Ces deux choix successifs : Murât, Savary, dénotent la volonté de l'Empe- reur de n'avoir que des sous-ordres obéissants. Le futur duc de Rovigo fut effrayé de l'état du nouveau roi de Najjles ; il ne cacha pas son impression alarmée : « Il n'a pu ni me parler ni me reconnaître; il était presqvie au plus mal. J'y suis retrourné cette après-midi; il était dans la même crise; il n'y a pas beaucoup de différence de l'état de mort à celui dans lequel il se trouve (2). « Prenant la succession du lieu- tenant du royaume, Savary en accentua l'omnipotence, la morgue, la brutalité; il se complut avec maladresse dans un poste de parvenu, exigeant des honneurs royaux. La pré- sence de Murât lui était importune, il hâta bien volontiers son départ; il reçut tous ses pouvoirs, lui envoya La Forest pour assurer les préparatifs, et le 29 juin le grand enfant malade sortait de Chamartin, reprenant à petites journées la route de France, porté en litière comme un moribond;

(1) La Forest à Champagny, 8 juin 1808, 23 juin 1808.

(2) Savary à l'Empereur, 22 'uin 1808, AF IV, iG06.

232 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

une escorte de dragons conservait à peine à son convoi d'hôpital l'aspect militaire qui convenait à un soldat comme lui.

Il atteignait Bayonne le 7 juillet. Le voyage ne lui avait pas été nuisible, son dépit seul était accru. Il descendit sur les bords de la Nive, à la propriété de la Lauga déjà résidait la « reine " Caroline. Pendant les trois journées de son séjour, son impérial beau-frère le vint visiter; leur mauvaise humeur parut réciproque; Murât éprouvait une déception qu'il ne put pas dissimuler; sa femme, intelligente, adroite et satisfaite, sut adoucir ces heurts malencontreux et afin de tout prévoir fit partir son mari pour Barèges, la réflexion, plus que les eaux, sans doute, obtinrent la détente de son esprit. Sa mobilité l'amena promptement à se complaire dans les hochets de sa dignité nouvelle. Déjà, il était moins s'-duitpar les splendeurs de la succession de Charles-Quint, quand, à la fin d'août, il se croisa à Lyon avec Miot de' Melito, voyageant en sens inverse : de Naples à Madrid. Ils échangèrent leurs impressions sur les pays qu'ils quittaient, sur ceux qu'ils allaient voir, et le ministre du roi Joseph reçut du roi Joachim des confidences pessimistes au sujet de ce royaume d'Espagne qui, si peu de jours auparavant, tout comme le vent à travers la montagne, l'avait rendu fou

CHAPITRE II

LA JUNTE DE BAYONNE (Juin-Juillet 1808)

L'E:npereur veut façonner l'opinion alarmée de l'Europe : rôle de Talleyrand auprès du corps diplomatique à Paris : notice historique de d'Hautcrive; rapport de Chainpafjny, Stupeur et silence en France. Délassements et travaux de Napoléon. Le château de Marrac; la vie de cour; le» réceptions; les excursions; les revues.

Arrivée des députes espagnols. Arrivée de Joseph Bonaparte. La Junte ; ses membres; ses séances (15 juin-7 juillet) ; ses travaux. La Conslilu- tion. Ses origines et ses conséquences. La « Maison « et le ministère du roi Joseph. Départ général : Joseph entre en Espagne; Napoléon retourne à Paris.

Entre le départ des princes espagnols (13 mai) (I) et l'arrivée du roi Joseph (8 juin), Napoléon peut mûrir ses projets. Avant tout, il voulait, sur des événements si extraor- dinaires, imposer la « note » au concert des chancelleries. Toutes les Cours avaient l'oreille au guet. Dès le 29 avril, Metternich donne l'impression d'alarme générale dans cette lettre à M. de Stadion il développe la nécessité d'une alliance austro-russe comme une position défensive en face de l'envahissement de l'Espagne :

Le sceptre de Charles IV ne lui appartient plus depuis nombre d'années; faible et débile usufruitier de l'héritage de ses pères, on l'appelle maintenant, lui et son malheureux successeur, devant un

(1) La reine d'Etrurie rejoignit ses parents à Compiègne, le 19 mai.

234 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

tribunal monstrueux d'une création nouvelle. Un Roi qui n'ose abdiquer en faveur de son successeur légitime, et le fils qui n'ose régner qu'en vertu de l'autorisation d'un ambassadeur français, ne régnent plus... L'Espagne va sans doute changer de maître; sa chute n'altère pas notre position; elle n'ajoute rien à la puis- sance de la France... La chute de ce trône n'est pas une surprise pour moi. Napoléon ne fait que soulever davantage le voile trans- parent qui couvre ses intentions générales...

Le fracas de la chute d'un grand trône est épouvantable, il résonne au loin, et cependant tous les principes n'en sont pas plus lésés que par le passage d'une escouade qui arrache d'un asile sacré un malheureux Bourbon pour le fusiller à Vincennes (1).

Ces sentiments d'inquiétude un peu revéche, quelqu'un se charge de les transmettre à l'Enapereur avec une sim- plicité ironique; c'est Talleyrand, du fond de son hôlel de la rue Saint-Florentin. Il écrit à Napoléon en homme de l'intimité, il se fait agréable et donne, sous ce voile de la bonne grâce, un conseil retors avec un coup de griffe. Peu à peu il se trouve pris dans ses propres filets, et mêlé aux événements dans une posture qu'il n'avait pas rêvée.

Sans paraître trop influencé par la rumeur des salons, il la note, l'exagère et la communique comme une approbation de ses propres idées, comme une force latente massée der- rière lui. Il est donc possible de concilier l'adulation de sa conespondance avec la critique de sa conversation, critique dont Mme de Rémusat était alors le témoin quotidien : « Il était mécontent, blâmait hautement tout ce qu'on faisait et ce qu'on allait faire. » La fine mouche qu'était cette femme, d'un esprit supérieur au caractère, a probablement deviné le secret de ces réticences dédaigneuses : « Dans cette occa- sion, il se voyait écarté, et pour la première fois, Bonaparte apprenait à se passer de lui (2) » .

(1) Mémoires, t. II, p. 167.

(2) Madame de Ukmusat, Mcmoiies, t. III.

LA JUNTE DE BAYONNE 235

L'alarme chez le comte Tolstoï, ambassadeur de Russie, se confondait avec la jalousie et se manifestait presque publi- quement par cette boutade à la table d'un banquier parisien :

Depuis quelque temps j'ai expédié quatre courriers, annonçant le premier l'annexion de la Toscane, le second l'invasion du Portugal, le troisième l'invasion de Rome, le quatrième celle de l'Espagne. Qu'annoncera le cinquième? Je l'ignore.

L'Empereur fut piqué des propos de l'ambassadeur de son allié; et tout en voilant son dépit sous la fanfaronnade, il ne put s'en taire dans l'intimité de sa correspondance : « J'ai peine à croire que M. Tolstoï ait tenu le langage qu'on lui prête C'est un quolibet parisien... Je puis avoir des démêlés avec Rome et avec l'Espagne, cela ne regarde pas la Russie ; c'est pour moi les frontières de la Chine. Je suis bien avec tout le monde et en mesure d'être mal avec qui vou- dra... Toutefois donnez à diner quelquefois à M. Tolstoï (1)». M. Tolstoï acceptait, mais continuait de fréquenter avec une assiduité peu discrète les irréductibles du faubourg Saint- Germain et en particulier le salon de Mme Récamier, pous- sant, vis-à-vis de la société bonapartiste, jusqu'à l'hostilité sa froideur auprès de l'Empereur, si bien qu'une querelle avec le maréchal Ney avait manqué se terminer l'épée à la main.

L'espoir d'une pleine liberté d'action aux bouches du Danube pouvait seul arrêter les explications délicates qu'en d'autres temps, la Russie n'eût pas manqué de solliciter. Le cabinet de Saint-Pétersbourg n'était pas le seul qu'on dût éblouir. De plus en plus, la présence à Paris du prince de Bénévent parut opportune, pour dissimuler le danger sous la gaze habile de ses discours; il se mit en campagne et obtint un succès dont il faisait part à l'Empereur en ces termes :

J'ai vu une grande partie des membres du corps diplomatique

(1) Lettre à Talleyrand. Bayonne, 25 avril iS08.

236 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

et leur ai dit ce que V. M. mavait permis de leur dire. Les évé- nements de Bayonne ont excité l'admiration. 11 n'y a à cet égard qu'un sentiment. Les événements de Madrid y ont mêlé une sorte d'impression de terreur que j'ai pu remarquer chez les mi- nistres même des Cours les plus amies (1).

Malgré < l'admiration » , une apologie historique sembla nécessaire. On en confia l'exécution pratique à la plume alerte de M. d'Hauterive qui s'évertua à trouver des précé- dents heureux dans les abdications de Charles-Quint et de Philippe V (2). Le prince de Bénévent se donna toutefois le malin plaisir de rectifier « les dates forcées » et les assertions par trop fantaisistes que la partialité de Napoléon avait com- mandées, (i On ne peut, disait-il doucement, changer la nature des faits ni la chronologie » . Un dernier travail tout d'actualité fut ajouté à cette page d'histoire ancienne : un mémoire envoyé par M. de Champagny à nos représentants (Vienne, Munich, Dresde, Saint-Pétersbourg, Stultgard, Copenhague, Gonstantinople) (3). Le ministre remontait d'abord un peu haut, jusqu'à la Ligue, avec des réminis- cences contre l'influence espagnole en France au xvi° siècle, puis il faisait retomber sur l'Angleterre toute la responsa- bilité des transformations dynastiques qui venaient de s'ef- fectuer; jamais le dessein de l'Empereur n'avait été de s'em- parer de la péninsule, mais de la soustraire aux ambitions des Anglais. Tous et chacun de nos ambassadeurs étaient con- viés à mettre à profit ces instructions dans leurs entretiens, gar- dant toutefois une grande réserve pour le développement de considérations politiques qu'on ne pouvait point ne pas re- connaître un peu enfantines. Que les princes d'Europe aient été convaincus du bien fondé de pareilles assertions, il est

(1) 13 mai 1808. AF IV, 1680.

(2) 20 mai 1808, vol. 674, fol. 356 à 365. (3j 18 juin 1808, vol. 675, fol. 132 à 141.

LA JUNTE DE BAYONNE 237

permis d'en douter; mais ils demeurèrent dans le silence. Ainsi faisait la France, très ignorante d'ailleurs encore des circonstances et des détails. L'opinion publique, rassasiée de surprises, regarda d'abord les événements avec une lassitude inquiète; on se demandait seulement ce que l'Empereur allait faire, quels sacrifices nouveaux d'hommes et d'argent seraient imposés, on était las de gloire et désireux de repos, on devinait des intrigues secrètes dont on ne tenait pas le fil, la défiance s'accroissait; tout rendait attentif; les flatteurs pouvaient balancer leurs cassolettes, déjà d'autres nuages que celui de l'encens flottaient sur l'horizon. Talleyrand, dont j'aime à produire ici les lettres manuscrites, parce qu'elles ne peuvent cacher ses sentiments sous la couleur apprêtée de ses Mémoires^ Talleyrand qui le 8 mai chantait victoire (l), transmettait, le 14, avec la discrétion de son caractère, les échos de moins en moins approbateurs de la grande ville : il appuie autant que sa main adroite le sait faire, et la touche légère de sa plume ne peut paraître significative que parce que c'est lui. Il se montre déjà anxieux; il n'est point homme à ameuter la foule par le tocsin, mais il sonne une petite clo- chette d'alarme. Rendons-lui la justice de constater qu'elle ne fut point entendue.

L'impression de Paris sur les affaires du midi est toujours la même. Elle a quelque chose de triste qui dans certains esprits va jusqu'à une se te d'étourdissement et qui parait tenir à la rédac- tion de la parti : " Bulletin > de l'événement de Madrid qui est dans

(1) « Tout le monde ici admire la marche que les événements ont prise, marche si heureuse qu'il était impossible d'espérer davantage. Le vulgaire même se montre bien persuadé que ni celui qui s'est lai^sé précipiter du trône, ni celui qui a tenté de s'y asseoir ne peuvent maintenant prétendre à y remonter, et qu'ils s'en sont exclus l'un par sa faiblesse, l'autre par sa violence. » AF IV, 1680.

J'ai publié ces douze lettres du prince de Bénévent à l'Empereur : Talleyrand et les affaires d'Espagne en 1808 dans la Revue des cjuestions historiques, oclobre 1900.

23» L'ESPAGNE ET NAPOLEON

le Moniteur. Les mots (/nelques tniUiers (de morts), sans une expression de regret, ont fait généralement de la peine. Du reste, il y a une réflexion que beaucoup de gens font déjà et que tout le monde fera, c'est que cet événement met fin aux séditions en Europe; et cette idée, qui est dans l'intérêt de tous les temps et de tout le monde, remplacera l'impression pénible qui domine aujourd'hui (1).

Il serait malaisé d'être plus circonspect, cependant l'aver- tissement est donné : nunc reges intelligite. Dans l'intimité des salons le très prudent prince de Bénévent, « dévoré par le désir de blâmer » , s'enhardissait à porter des sarcasmes plus ou moins piquants sur l'inhabileté de M. de Champagny ou la gaucherie de M. Maret. Un peu retenue par ses discours antérieurs, sa critique s'arrêtait à la manière dont l'affaire était conduite (2).

Mme de Rémusat témoigne qu'il appelait devant elle les

1) 14 mai ISOS, AF IV, 1680.

(2) « Cette réserve lui était d'autant plus commandée que l'idée de l'en- vahissement du royaume espagnol et de l'expulsion de la maison de Bourbon non seulement ne lui était pas étrangère et n'avait jamais été blâmée par lui, mais que, suivant toutes les apparences, la conception pr^'mière lui en appar- tenait... Il aura sans doute articulé une phrase qu'il affectionnait beaucoup, car je la lui ai entendu répéter maintes et maintes fois : « La couronne « d'Espagne a appartenu depuis Louis XIV à la famille qui régnait sur la « France. C'est une des plus belles portions de l'héritage du grand Koi, et cet « héritage, l'Empereur doit le recueillir tout entier; il n en doit, il n'en peut « abandonner aucune partie. » J'ai la certitude que Napoléon a de son côté souvent prononcé cette même phrase. Tous deux l'avaient donc également adoptée : à qui des deux appartient-elle à l'origine? Sans rien assurer, on peut dire au moins qu'elle porte le cachet de M. Talleyrand. >> PASgciER, Histoire de mon temps, t. I, chap. xui.

Et dans une note (je la reproduis d'autant plus volontiers qu'elle vise tout justement les documents originaux dont je cite le texte), le chancelier précise bien il a puisé sa conviction :

« Depuis que ceci a été écrit, j'ai eu l'occasion de parcourir (en i8.î9) la correspondance qu' avait eu lieu entre M. de Talleyrand et Napoléon, pen- dant le séjour de ce dernier à Bayonne ; il en résulte clairement que non seulement il n'y eut point alors, de la part de M. de Talleyrand, l'uaibre d'une objection contre le système que Napoléon avait adopté, mais que ce système, au contraire, avait sa pLine appioljulion. »

LA JUNTE DE BAYONNE 239

événements de Bayonne « une basse intrigue» (1); et Beu- gnot (2) rapporte les expressions dont il se servait encore : «Tromperie, tricherie. » Beaucoup pensaient de la sorte. Une phase nouvelle s'annonçait dans l'histoire de l'Empire; les mécontents, il y en a toujours, devenaient des effrayés et se changeaient tout aussitôt en opposants. Une opinion publique se formait et elle était hostile. « L'indignité des moyens ne laissait au succès aucun prestige. Conduite comme une intrigue, dénouée par un guet-apens, cette installation de son frère sur le trône d'Espagne ne pouvait pas même être assi- milée à une invasion entreprise contre le droit des gens. Les conversations devinrent hardies et universelles; les divers-es oppositions se touchèrent par un point commun ; la cause espagnole, déjà sympathique aux anciens royalistes, inspirait de l'intérêt aux libéraux. » Qui dit cela? Un fonctionnaire placé pour bien voir et entendre (3). Et c'est la vérité.

Peut-être la conscience de l'Empereur ne s'adressait-elle pas des reproches aussi vifs? Si elle tressaillait, le maître vou- lait, sous des voix plus sonores, étouffer ce murmure, et il redoublait d'activité. De ses vastes entreprises, il se délas- sait par d'autres travaux : la volonté satisfaite, donc l'esprit tranquille, il fixait l'avenir en souriant et la saison était belle. Le cadre lui-même se trouvait charmant et les douces cam- pagnes du pays Basque lui offraient un horizon « fait à souhait pour le plaisir des yeux » .

Au pied de Bayonne, à l'abri de bosquets toujours verts la Nive et l'Adour mêlent leurs eaux. Elles coulent vives gracieuses, puis larges et puissantes, et balancent sur leur flots mouvants la richesse d'un peuple. La cité, sous les clo

(1) Mémoires, t. III, p. 362.

(2) Mémoires, t. II.

(3) Souvenijs du baron de^Barante, t. I, p. 283.

240 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

chetons aigus de sa cathédrale, déroule ses carrefours grim- pants, où montent à la file les cacolets des jolies Bayonnaises aux cheveux noirs piqués d'un foulard rouge. Les rues sinueuses s'enlacent en mille détours pour arrêter le soufile de la bise; et leurs arcades basses, régnent la fraîcheur et l'ombre, mettent les promeneurs à l'abri des flèches du soleil. Tête de pont du côté de la France, la Tour du Saint-Esprit, par sont passés tant de princes et de princesses, s'avance et coupe de son mur crénelé la lame des deux rivières; du haut de ce « réduit» le regard plonge dans les vieilles futaies des Allées Marines, et se perd au loin le long des quais, en suivant le fil de l'eau qui court à la mer. La contrée fertile s'égaie d'une multitude de petites collines remplies d'habi- tations éparses, dont chacune possède sa fontaine, sa treille et son verger. Les riches vallées, couvertes de prés et de bois, le voisinage de l'Océan, la vue des Pyrénées et des côtes de la Biscaye, varient à l'infini les aspects de cet heu- reux pays.

La diversité des costumes et des usages espagnols, les traits des étrangers qui peuplaient momentanément la ville, les nombreux équipages de forme antique qui parcouraient les rues et se niêlaient les fleurs de lys unies aux armes de Gastille et d'Aragon, formaient, pour l'observateur, un tableau piquant (1).

L'Empereur avait voulu se loger loin du bruit; son choix était tombé sur Marrac, et il avait fallu disposer ce petit châ- teau qui payé sur l'heure 80,000 francs prit rang dès lors parmi les « palais de 3* classe » des domaines impériaux (2), Il avait été bâti jadis par Marie -Anne de Neubourg (l'héroïne de Ruy Blas) veuve de Charles II, exilée d'Espagne. Un

(\) Comte DE Serfït, Mémoires, p. 47.

(2) Après le départ de l'Empereur (qui n'y revint jamais) un budget de 60.0''0 francs alimentait les gages du personnel. Bibliothèque nationale, Ms. Fonds français, vol. 659S, p. 128.

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grand corps de logis flanqué d'ailes en retour, permit de réserver deux vastes appartements à l'Empereur et à l'Impé- latrice; quatorze chambres mansardées étaient occupées par les gens indispensables au service. Il fallut réquisitionner les villas des environs pour le logement des personnages d'im- portance : Berthier à Saint-Forcet, Ghampagny à TArgentré, Duroc à Saint-Michel, Maret à la maison Gabarrus, près du pont Mayou. Quand arriva Garoline Murât, on l'installa à la Lauga, un charmant vide-bouteilles sur la Nive. Une activité -presque fébrile envahit ce tranquille petit coin de terre : on traça de Marrac à Bayonne une route qui n'était encore qu'une fondrière, quand l'Empereur se trouva déjà parti. Des baraques en planches pour la garde, un camp improvisé pour les régiments de passage, transformaient les jardins en casernes; et les abatis d'arbres dans le parc donnaient l'aspect fâcheux d'un bouleversement, plus que d'une trans- formation. L'homme vraiment gâtait la nalure.

Tout un monde était réuni là, des ministres : Berthier, Ghampagny, Maret; des généraux : Bertrand, Lebrun, Savary; des membres du corps diplomatique : le comte de Senftt, ministre de Saxe; le Comte Gzernicheff, aide de camp de l'empereur de Russie; M. de Rosenvantz; M. de Lima, venu de Lisbonne; plus tard arriva de Naples le marquis de Gallo. Enfin M. de Bausset, préfet du palais; M. de Bondy, Laval- lette, l'abbé de Pradt comme aumônier, Menneval et Fain comme secrétaires; le chirurgien Yvan; quatre aides de camp, huit pages. Derrière l'Impératrice, trois dames du {>alais, Mmes de Montmorency, Maret et de Matignon; un premier écuyer, le général Ordener, l'homme de l'enlèvement du duc d'Engliicn, qui devait se trouver plus à l'aise que tout autre dans ce guet-apens contre des Bourbons, car Bayonne com- plète Etteinhem.

Les soucis politiques et les préparatifs militaires auraient

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justifié un peu d'humeur sombre; l'Empereur cependant avait décrété le plaisir; il y était mal parvenu. « J'ai ouï-dire aux personnes qui firent le voyage, rapporte Mme de Rému- sat, que le séjour de Marrac fut triste, et que la préoccupa- tion de tout le monde était de souhaiter le dénouement afin de rentrer à Paris. »» Presque chaque jour, sans indiquer l'heure ni le lieu des excursions, affectant de les varier, Na- poléon parcourait les environs. Dans leur élégant habit rouge, leur pantalon de Casimir, leur shako de velours noir à l'ai- grette blanche, les gardes d'honneur le précédaient. L'heur* du dîner avait été fixée entre huit et neuf, ce qui troublait tous les usages du temps, mais Napoléon l'avait choisie pour se donner la possibilité des longues promenades.

Il faisait tous les soirs avec l'Impératrice et ses dames des courses en calèche qui se dirigeaient le plus souvent vers les bords de la mer, et ce goût creva plus d'un attelage en faisant rouler rapide- ment les voitures sur la plage sablonneuse. Quelquefois, l'Em- pereur, à cheval, poussait sa monture jusqu'à quelque distance du rivage, dans cet élément pour lequel il éprouva toujours tant d'attrait et qui n'a jamais reçu son joug (1),

Tableau qui devrait tenter le pinceau du génie : « l'Empe- reur jouant avec l'Océan! » Le vent est tombé, la marée monte; peut-être plane dans les cieux quelque grand aigle sorti de son aire des Pyrénées; la forte main qui dompte le monde s'occupe tout entière à contenir le mors du cheval dont les sabots tremblent sous la lame; l'écume, se brisant en poussière, l'enveloppe d'un manteau d'étincelles, et les feux du jour dorant Témeraude des flots entourent le demi- dieu d'une mouvante auréole. Il y a du défi dans le regard que le dominateur jette à la mer : son mystère l'irrite, sa mobilité lui échappe, son étendue l'écrase, et pour aug-

(1) Sf.nftt, Mémoires, p. 51.

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menter son dépit, dans le lointain, les voiles des frégates anglaises, provocantes et inaccessibles, passent et repassent comme les sentinelles qui marquent les bornes de son empire. Il demeure inviolé, cet élément que son immensité rend plus désirable; si l'Empereur et Roi veut s'y délasser un ins- tant, c'est au prix de précautions quasi puériles : il prend son bain entouré d'un peloton de cavaliers, mousqueton haut, l'œil au guet, le visage vers la croisière ennemie, et postés en éventail aussi loin que dans l'eau leurs chevaux peuvent avoir pied (1).

De neuf heures à minuit, il y avait généralement soirée chez l'Impératrice, mais l'Empereur n'y paraissait qu'un moment; il prit part une seule fois au jeu et sa présence y fut sensa- tionnelle : à une table de vingt-et-un, il ramassait des jetons contestés et refusa en riant de les rendre à son voisin, avec cette riposte d'une application plus générale : « Ce qui est bon à prendre est bon à garder (2). » Il permettait parfois autour de lui d'heureuses boutades, et sur ce point accordait beaucoup de liberté de parole au préfet du département, un homme de qualité et de mérite, M. de Gastellaue à qui il disait : « Vous êtes un pacha ici : les préfets une fois à cent lieues de la capitale ont plus de pouvoir que moi. Oui, Sire : les préfets font payer les impôts, vous fournissent des hommes pour la guerre, pendant qu'ils maintiennent la paix dans l'intérieur. Vos préfets sont les cuisiniers de la gloire ; ils apprêtent les plats, vos généraux les mangent (3). » Le plus souvent, la conversation ne prenait pas ce tour plaisant, on sait qu'une gêne extrême paralysait tous les interlocuteurs de l'Empereur, qui dans la causerie n'admettait que le mono- logue. Et comment garder son esprit calme et serein, en

(1) Général de Brandt, Souvenus d'un officie}- polonais.

(2) Senftt, Mémoires, p. 50.

(3) Journal du maréchal de Castellane, t. I, p. 21,

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croisant dans les salons de terribles compagnons comme Savary, craint de tous et décrié de chacun? Savary qu'un soir un aide de camp désignait à ce même M. de Gastellane, ajoutant à voix basse :

Vous le voyez bien : il vous étouffe de caresses. Eh bien! si l'Empereur lui disait de vous tuer, il viendrait à vous, vous pren- drait tendrement la main et vous dirait : « Mon ami, j'en suis au désespoir, je suis forcé de vous envoyer dans l'autre monde : l'Empereur le veut ainsi. »

Les gens qui riaient avaient donc un sourire forcé. Qui n'eût été soucieux? Beaucoup d'Espagnols attendant avec anxiété le sort de leur pays ne se présentaient à Marrac que pour épier un mot qui pût éclairer leur conduite et soulager leur patriotisme. A côté d'eux, en proie aux mêmes alarmes, d'autres groupes paraissaient mélancoliques et sombres sous les lustres illuminés : c'étaient les Portugais. « Je ne sais pas ce que je ferai de vous, » avait dit l'Empereur dans une désinvolture superbe, et de fait il paraissait les avoir complè- tement oubliés. Les Rayonnais ne semblaient guère mieux impressionnés : aux réceptions ils s'entendaient poser des questions insignifiantes ou triviales (1) ; leur commisération extérieure pour les princes de Bourbon était fort mal vue. L'Empereur, qui les avait enthousiasmés par ses splendeurs, les choquait par ses originalités dédaigneuses :

Quehjuefois le matin, de bonne heure, il (jfagnait seul, et comme à la dérobée, les allées voisines de son appartement, vêtu d'une vieille redinjjote, avec un petit trousseau de papiers sous le bras : on aurait dit un écolier allant à sa leçon. On l'a vu sur les places du Boucau, en présence de ses canotiers et de beaucoup d'autres personnes, poursuivre d'un air folâtre l'Impératrice et la pousser jusqu'à mi-jambe dans les flots de la marée (2), jeter à l'eau ses

(1) Bvïi.AC, Chronique de la ville de Bayoïtne, t. II, p. 328. (2j Id., t. II, p. 327.

LA JUNTE DE BAYONNE 245

mules de satin blanc et la forcer à courir déchaussée, sur le sable, pour regagner sa calèche.

Il prenait d'autres plaisirs moins innocents : on avait logé à Marrac, dans les combles du château, une jeune et fort belle personne, sous le prétexte de donner une lectrice à l'Impératrice; cette demoiselle Guillebeau dont la sœur n'avait été cruelle ni pour Junot, ni pour Murât, ne tint pas rigueur à son tour à Napoléon dont les ordres lui étaient remis par le mameluck Rouslan. Tous les souvenirs bayon- nais sont fertiles en anecdotes sur l'aventure L'Empereur ne s'en taisait guère; Joséphine gardait le plus nécessaire si- lence, portant ses yeux alarme's de Mlle Guillebeau la lec- trice d'aujourd'hui à Carlotta Gazzani, la lectrice d'hier, autre beauté à la taille de déesse, aux dents éclatantes, au profil antique, déjà oubliée par le sultan volage.

Tout cela pour lui n'était que bagatelles; c'est à ses soldats qu'il donnait son cœur : il réunissait, armait, organisait et mettait en marche ces régiments provisoires prélevés sur les conscriptions prochaines, « gros enfants de vingt ans » , dont il se déclarait satisfait. Jamais son ascendant sur les troupes ne s'affirma mieux qu'en ces jours- là. La répugnance pour le service en Espagne se déclarait ins- tinctive et générale; les hommes arrivaient à Bayonne à contre coeur et mécontents, l'Empereur les passait en revue, parlait aux officiers à la parade, un mot aux conscrits, un regard aux anciens, et le lendemain, remplis de confiance, sous l'oeil du maître, ils partaient pour Irun, en chantant. Grenadiers, chevau-légers, gendarmes d'élite, cuirassiers, légion de la Vistule confondent leurs brillants uniformes; aujourd'hui ce sont les gracieux escadrons de la cavalerie légère de Lasallc, demain les pesants bataillons de la garde de Paris défilent et passent; puis les lanciers polonais qui croient acheter la liberté de leur patrie en allant concourir à

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la servitude d'un autre peuple. Ils croisaient sur la l'oute, en sens inverse, des Portugais levés par force et qui doivent les remplacer dans leurs garnisons; mais le chassé- croisé est malheureux : dans la traversée de l'Espagne, en face d'une occasion si belle, les désertions ont été nom- breuses et les hôpitaux ont reçu les débris des compagnies portugaises décimées.

En présence de ces troupes en mouvement, son génie militaire s'excite, sa fébrilité est extrême : il court à Biarritz pour établir des batteries sur la côte des Basques; une nuit il va accoster lui-même le vaisseau qu'il envoie porter aux Antilles la nouvelle du changement de dynastie et presse le capitaine de franchir la ligne de blocus des Anglais. L'Es- pagne à conquérir, rAmérique à dominer ne lui semblent pas des parties suffisantes, il parle d'une expédition dans les Indes. Les choses de la mer le passionnent avec l'attrait d'une nouveauté ; sans cesse on voit glisser sur les Ilots de l'Adour les rameurs de son élégant canot blanc et rouge que l'aigle doré de la proue semble emporter dans son vol (1). Agrandir le port, construire des navires, lancer des barques, bâtir des casernes, fonder des hôpitaux, décorer une salle de spectacles, percer des rues, élever des quais, creuser des fontaines, voilà ce qu'il veut, ce qu'il promet, ce qu'il ordonne. Rêves pacifiques que les événements militaires bouleversent, emportent et qui fondent, comme les autres chimères de sa pensée, dans le creuset du Destin.

II

Il y avait alors à Bayonne deux groupes d'Espagnols : les premiers, après le départ des princes, étaient restés par

(1) Douze capitaines au long cours s'étaient spontnnénient offerts pour manœuvrer le canot impérial. DtJCtnnK, Napoléon a Rayonne, p. 152.

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crainte, ambition, ou patriotisme; les seconds venaient de franchir les Pyrénées, ils arrivaient pour répondre à la convocation de l'Empereur. Car s'il prétendait pétrir l'Es- pagne à son gré, il lui plaisait de donner à soa œuvre une façade qui masquerait la violence du procédé. Il avait donc décidé la réunion d'une Junte nationale. La Junte du gouvernement de Madrid, chargée de l'application de ce projet, y avait assez volontiers donné les mains, lîon seulement parce que Murât la dominait alors, mais aussi parce qu'elle trouvait le moyen de remettre à d'autres la responsabilité qui l'écrasait. Cent cinquante personnes choisies par un moyen de votation assez compliqué parmi vingt-qualre groupes d'électeurs divisés en trois classes (clergé, noblesse, tiers-État) devaient représenter les corps municipaux, les corporations, les ordres religieux, les tribu- naux, la Grandesse. Il leur fallait être arrivés à Bayonne le 15 juin a pour s'y occuper de la félicité de l'Espagne et reconnaître les malheurs occasionnés par l'ancien système « . La pensée de se rendre en France ne pouvait tenter les Espagnols; Bayonne trop naturellement leur paraissait l'antre du lion :

Les pas empreints sur la poussière,

Tous, sans exception, regardent sa tanière,

Pas un ne marque de retour.

Afin d'effacer ce sentiment d'effroi et de bien démontrer la liberté d'allures de tout le monde, on avait avec affectation délivré des passeports à quelques personnes de la suite des princes (1). Mais il restait un bien autre obstacle : la répu- gnance des électeurs. Dans les provinces limitrophes ou occupées par nos troupes il y eut quelque semblant de

(1) Le 7 mai 1808, reçurent ces passeports de retour : Cevallos, Labrador, Musquiz, Eusèbe Bardaxi, d'Onis, tous appartenant à la secrétairerie des Affaires étrangères. Vol. 674, fol. 233.

248 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

désignation; il n'y fallut même pas songer dans les pays sou- levés. Le trajet seul était plein de difficultés, souvent de pé- rils : les députés de la Catalogne en route pour Bayonne furent dispersés par leurs compatriotes avant d'arriver à Saragosse ; les uns revinrent tranquillement à Barcelone, les autres restèrent cachés près de Taragone, au monastère de Poblet. Il ne paraît pas qu'ils aient tenté un nouveau départ par aucune route. Il en alla de même pour l'évêque de Girone et un député de la ville (1). Bref, un quart seulement des délégués se trouva exact au rendez-vous et en tout 91 personnes figurèrent aux diverses séances (2). Les pré- textes pour se dérober avaient été multiples : sur huit arche- vêques quatre s'excusent, deux ne répondent même pas, et celui de Pampelune a seulement l'air de se rendre; sur six généraux d'Ordres, un seul viendra (3). Par une lettre publique l'illustre et saint évêque d'Orenze, Mgr de Quevedo exposa ses raisons avec beaucoup de déférence pour le « grand " Napoléon, s'excusant sur son âge qui lui interdisait un rapide et long voyage; en « témoignage de son patrio- tisme " il protestait contre des « actes étrangers et suspects» , ces abdications sans liberté; il demandait la convocation des Cortès pour sortir sa patrie du chaos actuel; « le moyen de sauver l'Espagne n'est pas de la rendre esclave; l'Empe- reur ne voudra pas l'enchaîner pour la guérir, car elle n'est ni folle ni furieuse (4) » .

Ces Espagnols assemblés si extraordinairement en terre étrangère ne laissaient pas que de présenter quelques hommes éminents : Urquijo, Gevallos comptaient parmi les meilleurs

(1) Vol. 675, fol. 112.

(2) Ce sont les sifjnatures effectives apposées au bas du texte de la Consti- tution, le 6 juillet ISOS, vol. 675, fol. 301. Voir Appendices, XII.

(3) Lettre de Frcville à Murât. Madrid, 4 juin 1S08, AF IV, 1680.

(4) Lettre du 29 mai 1808 à don Sébastien riîïuela. Toreno, t. I, p. 411.

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politiques de la péninsule ; Azanza possédait bien les finances ; quoique vieilli, Mazzaredo demeurait un marin illustre; quoi- que jeune, le chevalier de Labrador passait pour « une forte tète diplomatique » ; le prinje de Castelfranco, colonel des gardes wallonnes, avait commandé une armée en 1793 et, après la paix, rempli les fonctions d'ambassadeur à Vienne; le duc del Parque, capitaine des gardes du corps, dans la force de l'âge, possédait une haute naissance, des connais- sances et de l'instruction; Manuel de Lardizabal n'était pas sans mérites, ni Amoroso, ni Augulo; l'archevêque de Burgos était réputé un esprit sage ; les vicaires généraux de trois grands Ordres religieux (Franciscains, Augustins, frères de Saint- Jean de Dieu) Miguel de Azevedo, Jorge Rey, Agustin Ferez représentaient dignement des familles monastiques considéraliles. La noblesse avait aussi des membres dis- tingués : les ducs de l'Infantado, de Frias, d'Hijar, le comte de Fernan Nunez, alliés ou élevés en France. En tout temps et en toutes circonstances on aurait pu faire appel aux lumières de magistrats comme Luis Pereyra, jurisconsulte érudit à la plume élégante, Zenon Alonzo, du Conseil des Indes, très versé dans les sciences économiques, et surtout d'Ignatio de Villela et de Sébastian de Torrès, conseillers de Castille, l'un de sens ferme, l'autre d'esprit pénétrant.

Une grande diversité d'opinions régnait parmi les enfants d'une commune patrie. Quelques-uns étaient venus avec effort, d'autres avec allégresse; tous sous l'impression d'un véritable embarras. Celui-ci espérait sincèrement une réno- vation pour son pays; celui-là, encore étourdi de si rapides révolutions, attendait de la Providence un coup solennel qui éclairerait sa conduite. Les Bourbons sont partis, pensait cet autre, mais l'Espagne reste; Napoléon est tout-puissant, ne heurtons pas son invincible volonté et tirons du nouveau roi qu'il nous offre le moindre mal, peut-être le plus grand bien.

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Tel regardait les événements pour être tout prêt à profiter de leur tournure; tel qui n'osait rien objecter en France, se pro- mettait de tout rejeter en Espagne. Ici l'on craignait, on rusait, plus loin on demeurait perplexe. Certains esprits fai- saient généreusement le sacrifice de leurs préférences, de leurs traditions, de leurs souvenirs, pour défendre les lambeaux de l'indépendance nationale. Il y avait des patriotes, et aussi des transfuges, comme le comte de Fuentès Pignatelli, dénon- ciateur de Ferdinand auprès de la police impériale, homme de plaisir, besoigneux d'argent, « aimant la France pour les coulisses de l'Opéra », et avilissant le grand nom qui s'étei- gnit en lui. Enfin, il y avait des intrigants; Jean-Antoine Llorente en offre l'image la plus complète : esprit faux et léger, cœur vindicatif et ambitieux, ses travaux, ses lectures, sa pré- somption, sa facilité lui eussent peut-être valu une place de choix parmi nos prêtres «philosophes» de la Constituante; le Contrat social était son bréviaire. Il connut des abus et les signala avec véhémence moins pour les faire cesser que pour occuper la place de ceux qui les commettaient. Avant d'ar- river à Bayonne, ses vœux le portaient autant que le choix de Murât, il avait adressé à Napoléon une longue apologie en français il énumérait ses titres, ses dignités, ses mérites, insistait sur sa valeur littéraire, proposait ses services et pré- sentait un plan de réformes pour l'Église d'Espagne, se dévouant par avance à cette tâche glorieuse (l).

Le lien qui devait unir des éléments si disparates, c'était le nouveau roi Joseph Bonaparte. 11 n'était pas de ceux qui venaient spontanément. Le 21 mai, il avait reçu Vordre de quitter son royaume en laissant la régence « à qui il vou- drait » , pour arriver en poste du fond de la baie de Naples

li\ AF IV, 160», pièce 294.

LA JUNTE DE BAYO-NNE 251

jusqu'aux bords du golfe de Gascogne. La seule recomman- dation qui lui fut faite était de « garder le secret n car « on ne s'en doutera que trop » . L'Empereur, pour lui imposer (jamais mot plus exact) la couronne des Bourbons d'Espagne, lui enlevait la couronne des Bourbons d'Italie, que Murât recueillait à son tour; simple permutation. Joseph et Joachim Chateaubriand l'a écrit avec une pittoresque justesse , s'en allèrent chacun de son côté « comme deux conscrits qui ont changé de shako » (1).

Mal satisfait, très alarmé, craignant de compromettre ses « droits » éventuels à la succession impériale, Joseph Bona- parte débarquait quasi incognito^ anxieux de recevoir des expli- cations moins laconiques, tout prêt à se montrer assez rogue et résolu, dans sa prudence défiante, à ne pas descendre trop tôt de son trône napolitain. Il était à Pau le 7 juin; on lui apporta un décret, daté de la veille, annonçant urhi et orbi qu'il succédait à Charles IV. Napoléon avait de ces façons de fermer les bouches les plus disposées à s'ouvrir. Il couvrit de fleurs les chaînes qu'il rivait, il entoura cet » avè- nement» de tout l'éclat désirable et enveloppa son frère dans un tourbillon de prévenances qui rendit la retraite impos- sible (2).

Malgré tout, et sur la terre de France, la violence parais- sait douce. Joseph entra dans son rôle sans la répugnance

(1) Mémoires (T outre-tombe, t. III, p. 219.

(2) « 11 se vit ainsi lié par un acte solennel, avant d'y avoir donné formel- lement son consentement. L'Empereur alla au-devant de son frère à quelque distance de Bayonne, et l'accabla de marques d'intérêt et d'affection. Il fallait lui fermer les yeux sur les dangers du rôle qu'on allait lui faire jouer, et ne lui en laisser apercevoir que le côté briliant. En arrivant à Bayonne, Joseph se trouva environné de toutes les séductions de la royauté... Des pro- testations de dévouement et d'amour retentissaient de toutes parts autour de lui. Il eût fallu une raison bien ferme pour résistera un tel entraînement... Le voile était tiré sur tout ce qui se passait alois en Espagne. » Miot de Meuto, Mémoires, t. III, p. 5.

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qu'il craignait d'abord invincible; il s'y glissa même avec l'extraordinaire facilité qu'il possédait à s'assimiler les nou- veautés de sa fortune et dans le premier acte (11 juin) il notifia son avènement au Conseil de Castille, il prit tous les titres dont usaient les rois d'Espagne :

Don Joseph, par la yrâce de Dieu, roi de Castille, d'Aragon, des Deux Siciles, Jérusalem, Navarre, de Grenade, de Tolède, de Valence, de Galice, de Mayorque, de Minorque, de Séville, de Grenade, de Cerdagne, de Cordoue, de Corcéga, de Murcie, de Santiago, des Algarves, d'Algésiras, de Gibraltar, des îles Cana- ries, des Indes orientales et occidentales, des îles de Terre-Ferme de l'Océan, archiduc d'Autriche, duc de Bourgogne, de Brabant, de Milan, comte de Hapsbourg, Tvrol et Barcelone, seigneur de Biscaye et de JVIolina...

Sa Majesté l'Empereur et Roi estima que la fiction deve- nait excessive et, choqué par cette prolixité d'un protocole ridicule, il réduisit cette nomenclature fastueuse au titre le << Roi d'Espagne et des Indes », ce qui était déjà suffisam- ment chimérique, en indiquant sans ambage à son « bon frère » qu'il fallait s'en tenir là.

Ce frère, Napoléon avait donc été le chercher en personne à deux lieues de Rayonne, avec six voitures de cour à grand attelage. Il le conduisit directement à Marrac l'attendaient les quelques membres de la Junte rassemblée à la hâte sans trop savoir pourquoi. L'Empereur menait rondement les choses : pris à l'improviste, les gens n'avaient ni le temps ni la facilité de résister à sa volonté. Complimenteurs, compli- menté s'étonnaient les uns les autres; ballottés par cet imprévu ils ne purent trouver que des lieux communs; mais ces belles phrases suffisaient à nouer le lien dont on les voulait enlacer.

On avait réparti les Espagnols en quatre députations : la Grandesse, le conseil de Castille, les conseils de l'In- quisition, des Indes et des finances, l'armée; et chaque

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groupe, muni de papier et de plumes, dut sur l'heure rédiger son compliment. » Qui serait arrivé dans ce moment, sans savoir ce qui se passait, aurait pu se croire au collège, - dit un témoin de cette étrange scène (1) ; la composition ter- minée, on introduisait dans la pièce attenante du salon le chef de la classe. Il lisait le discours à Napoléon, et quand il avait été agréé par lui, la députation était admise auprès de Joseph. »

L'Infantado faillit tout gâter : il devait s'avancer le pre- mier à la tête de la Grandesse, ses paroles étaient de pure bienséance et formulaient des vœu.\ dont un homme de cour n'est jamais avare; mais d'acceptation dynastique bien expli- cite, nulle trace : « Nous attendons que la nation se pro- nonce, et nous autorise à donner un libre essor à nos senti- ments. » L'Empereur démêla promptement la portée de ces restrictions et fulmina.

Il releva ces expressions avec colère, éclatant en reproches violents, lui dit : que loin d'être un homme d'Etat, il n'était fait que pour la mollesse de la vie de Paris, il avait fait de longs séjours, lui présajrea la corde (!) et l'accusa d'être l'auteur des troubles des paysans : Que ne levez-vous le masque; allez vous mettre à la tête des rebelles, je vous accorde un saut-conduit (2).

L'Infantado ne pouvait que demeurer muet, d'Azanza le remplaça pour rappeler que « les grands d'Espagne ont été célèbres dans tous les temps pour leur fidélité envers leurs souverains» . (3) S'il fallait un exemple aux autres députations, elles venaient de le recevoir; l'assurance de leur dévouement

(1) De Pradt, Mémoires historicpies sur la révolution d'Espagne, p. 149.

(2) Comte DE Senftt, Mémoires.

(3) Don Miguel José de Azanza (1756-1826) suivit la carrière diplomatique puis celle des armes. Ministre de la guerre (1795). Vice-roi du ^lexique (1796-1799). Ministre de Ferdinand (mars 1808). Président de la Junte de Bayonne. Ambassadeur à Paris (1810). Créé duc de Santa (1811) par Jo- sejj'li qu'il accompagna en France (181.3). Exilé hors d'Espagne (1814-1820.)

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sans borne et de leur joie profonde ne souffrit pas la moindre restriction.

Le prince auquel elles s'adressaient encourageait d'ailleurs ces protestations. Joseph avait bonne mine, sa physionomie était douce, ses manières affables, il pouvait plaire, quand ne pas déplaire eût été déjà un grand point. En peu de jours il gagna les sympathies de ses nouveaux sujets; aussi bien, c'était l'astre qui se levait; il réchaufferait peut-être de ses rayons empruntés la pauvre Espagne mourante; les Bour- bons s'étaient abandonnés eux-mêmes, un Bonaparte tenant de si près au puissant chef de sa famille pourrait beaucoup; en le conseillant bien, d'utiles réformes, des lois sages ne donneraient-elles pas au royaume la paix, la force et l'hon- neur? Mille raisons empêchaient la réalisation de ce beau rêve, mais plusieurs le poursuivirent de bonne foi et si leurs compatriotes repoussèrent avec une farouche énergie les présents d'Artaxerxès, ils allèrent trop loin en appe- lant la grande Junte la grande « honte » ; ses travaux furent stériles, ils devaient l'être; ses efforts restent conscien- cieux.

Joseph recevait chaque matin les députés et se faisait présenter les nouveaux arrivants qui allaient très humble- ment saluer l'Empereur à Marrac. La consigne était de leur faire bon accueil et de rendre agréable le séjour; le prince de Neuchâtel, le ministre Maret, le préfet Castellane héber- geaient chacun à sa table trente convives; les salons de Marrac leur étaient ouverts et on leur laissait entendre qu'on les considérait comme les plus intelligents de tous les Espagnols. Joseph déployait ses talents d'amabilité et savait vaincre son indolence habituelle pour se faire « tout à tous » , il se pro- diguait, plus adroit que sincère, auprès des ecclésiastiques; il disait bien haut voir avec un plaisir particulier les mem- bres du clergé, car la religion est la base de la morale et de

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la prospérité publique; « il félicitait l'Espagne de ce qu'au milieu de tant de pays divers cultes étaient admis, le seul vrai fût honoré et pratiqué chez elle, à l'exclusion de tout autre. » Langage bien naturel dans la bouche de « Sa Majesté catholique » .

A peine au nombre de vingt-six le 8 juin, jour dans une première proclamation ils protestaient que l'Empereur pou- vait fixer le salut de la patrie, les « Notables » atteignaient maintenant le chiffre de soixante-cinq. Il parut possible de ne pas différer l'ouverture de leurs travaux. Des gens d'im- portance se trouvaient parmi ces nouveaux venus : O'Farrill, brave soldat et consciencieux ministre de la guerre (1); Cevallos qui semblait satisfait et dévoué, bien qu'il fût déjà mécontent et prêt à quitter le camp ses intérêts le pla- çaient plus que ses sympathies; Gabarrus (2), à moitié fran- çais et le plus expert financier de la péninsule; le marquis de Musquiz, ancien ambassadeur; le marquis de las Amarillas, président du Conseil de guerre. De tous ces gens rassemblés, vingt seulement possédaient un mandat régulier et arrivaient vraiment comme « députés » ; les autres avaient été désignés par Murât, la Junte de Madrid ou même Napoléon. Le texte de leurs délibérations semblait fixé à l'avance : ils trouvèrent tout imprimé un projet de constitution; il s'agissait de donner à des lois françaises une couleur espagnole pour les rendre acceptables aux Espagnols. Les réunions se tinrent dans le vieil évêché sous la présidence de d'Azanza qui devenait vrai-

(1) Don Gonzalo O'Farrill (1753-1831) à la Havane, élevé en France à Sorèze. Lieutenant-général (1795). Ambassadeur à Berlin (1800). Commande le corps espajjnol d'Elrurie (180G). Minisire de la guerre de Ferdinand, nuis de Joseph (iS08-1813). Se retira à Paris il mourut.

(2) François Ca/ja?j-M5 (1752-1810). à Bayonne; passa jeune en Espagne et s'occupa d'affaires commerciales. Directeur de la banque Saint-Charles; nommé comte par Charles IV; minisire en Hollande. Ministre des finances de Ferdinand et de Joseph (1808).

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ment l'homme nécessaire; M. d'Urquijo remplit les fonctions de secrétaire; la première séance s'ouvrit à midi le mercredi 15 juin 1808. Il y en eut onze (1). Dans la troisième on aborda la rédaction du statut constitutionnel; 146 articles groupés sous XIII titres le composèrent : la religion ca«î.holique était la religion de l'Etat; la royauté héréditaire de Joseph Bona- parte serait réversible sur la tète et dans les branches de Louis et de Jérôme ; neuf ministres responsables formaient son Conseil; un Sénat de vingt-quatre membres veillait sur la Constitution; un Conseil d'Etat, présidé par le Roi, prépa- rait les lois; des Cortès se composeraient, en trois ordres, de cent douze membres : cinquante désignés par le Roi (vingt-cinq évéques au banc du clergé, vingt-cinq au banc de la noblesse) ; soixante-deux députés des villes, des corpo- rations et des académies. Ils voteraient le budget pour trois ans. La magistrature était inamovible; le Conseil de Castille devenait une Cour de cassation. Abolition de la torture; limitation des majorats à 20,000 piastres de rente; avec la France une alliance perpétuelle.

Les questions irritantes ou trop délicates avalent été, par système, écartées : des fueros des provinces basques, des franchises religieuses, des biens de mainmorte, pas un mot. Rien sur cette fameuse Inquisition qui de loin défrayait cependant bien des déclamations, mais demeurait pour ceux qui l'avaient vue de près « un ministère de police plus qu'une autorité religieuse, condamnant à la prison et au.x galères des crimes ailleurs punis de mort w (2). Il est vrai que la question eût été examinée entre Espagnols, dont la mentalité était faite et qui savaient à quoi s'en tenir sur ce prétendu tribunal de sang (3). Devant ce silence affecté,

(1) Lc9 15, 17, 20, 21, 22, 23 juin et 7 juillet.

(r.) De LiBOnDE, Itinéraùe d'Espafjne, 1808, t. V, p. 23.

(3) 1" Si l'on détruisait l'Inquisition, sur cent individus, quatre-vingt-dix

LA JL.NTE [)K BAYONNE 251

voulant dans celte ombre mettre de la lumière, Raimond Ettenhard v Salinas aborda le sujet, avec la compétence d'un membre du conseil du Saint-Office; il en rappela le but, les procédés, les garanties données à l'accusé et conclut en de- mandant sa conservation (1). Ses auditeurs connaissaient assez la question pour adopter ses conclusions.

Tout ceci se passait avec une certaine pompe, dans le style vague et sonore qu'affectaient les réformateurs sentencieux du dix-huitième siècle et qui est demeuré longtemps la rhé- torique aimée des parlements. On retrouverait dans ces dis- cussions les premiers symptômes de l'état d'esprit dont s'ani- mèrent plus tard les Gortès de Cadix.

Voilà donc quelle était cette constitution de Bayonne. Que d'éléments manquaient à sa solidité! Ses rédacteurs se trou- vaient à peu près sans mandat; ils ne pouvaient arguer de leur nombre, la moitié des cent cinquante personnes convo- quées avait seule répondu à l'appel. La délibération était de pure forme sur un texte préparé à l'avance. On se trouva en présence d'un calque médiocre des " idées de 89 » adapté vaille que vaille aux besoins prétendus de la péninsule; c'est donc à tort, du moins en exagérant, que le comte de Toreno croit découvrir dans cette Constitution une main espagnole; sa touche fut bien légère et promptement écrasée sous le gantelet d'acier de l'Empereur. Une note manuscrite faite pour Champagny nous révèle minutieusement l'historique de sa rédaction (2) : en avril 1808 le « Statut» fut préparé par ordre de ÎSapoléon. A la fin de mai on l'envoya à Madrid pour être communiqué aux ministres et à la Junte, et avoir leur avis. MM. de La Forest et Fréville, dans un rapport très

crieraient au scandale » . Rapport de Blanchet, agent de police, à Champagny, Barcelone, 8 mai 1808, vol. 674, fol. 2M.

(1) Ce mémoire fut présenté à la séance du 13 juin 1808. AF IV, 1609, dernier dossier. 42.

(2) AF IV, 1680.

n

258 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

détaillé, mentionnèrent les observations présentées. L'Em- pereur ordonna des modifications importantes. On consulta d'Azanza et d'Urquijo, à Bayonne même; puis, les premiers notables étant arrivés, on les réunit en une commission pré- paratoire dont les observations donnèrent lieu à de nouveaux changements.

Ces précautions, prises pour donner au projet de statut le carac- tère le plus propre aux habitudes, aux mœurs, aux opinions de l'Espagne, avaient eu aussi pour objet d'éviter des discussions pénibles sur des points que des observations presque confiden- tielles pouvaient déterminer à écarter. Le projet était donc déjà parvenu à un certain degré de maturité lorsque la Junte s'est ouverte. On l'a fait imprimer et il a été distribué à tous les mem- bres qui ont été invités à donner leur opinion par écrit sans pré- judice de la discussion dans l'Assemblée. Les opinions, soit écrites, soit verbales, ont été recueillies par une commission qui a fait un relevé exact et détaillé de toutes les observations. Ce relevé ayant été mis sous les yeux de S. M. a donné encore lieu à des change- ments importants. Mais alors S. M. a croire que le projet se rapprochait le plus possible des véritables besoins de l'Espagne et des vœux de ses représentants. Elle a revêtu de sa signature la pièce ci-jointe.

Viciée dans son principe, disparate dans sa forme, la Constitution, excellente sur le papier, fut nulle dans ses conséquences. De l'autre côté des Pyrénées elle ne reçut de publicité que dans l'officieuse Gazette de Madrid; il est superflu d'ajouter qu'elle n'eut jamais d'application, sur les neuf dixièmes parties du territoire elle demeura encore moins méconnue qu'inconnue; sous la protection de nos baïonnettes, çà et et pour quelques jours, on la tint pour mise en vigueur, mais on cherche en vain derrière elle un résultat économique ou une conséquence sociale; elle n'a pas eu le pouvoir d'abroger une loi, ni la possibilité d'affai- blir une coutume. La trace la moins éphémère qu'elle ait sans doute laissée est la médaille que d'Azanza proposa de

LA JUNTE DE BAYONNE 259

frapper pour garder le souvenir des séances de l'Assemblée de Bayonne.

Quand les articles furent rédigés, une proclamation solen- nelle convia tous les Espagnols à la concorde et à l'es- pérance; puis, le 7 juillet, Joseph en grand apparat se pré- senta pour donner et recevoir les serments : lui, d'être fidèle à la Constitution; les députés, d'être fidèles au Roi; le tout entre les mains de l'archevêque de Burgos (1). On ne pensa pouvoir mieux terminer ces cérémonies qu'en allant saluer l'Empereur. La scène fut pénible. Placé au centre de ses auditeurs. Napoléon entama un monologue incohérent, et le fit durer trois mortels quarts d'heure : son regard était farouche, sa parole brève, saccadée, disgracieuse, mena- çante sans motif, et souvent décousue par des poses sans raison; son silence étonnait autant que sa loquacité. On avait peu à lui dire, rien à lui répondre. Chacun s'en alla avec de grandes révérences, et fort soulagé de se retirer. L'impres- sion des témoins de cette dernière entrevue demeura par- tagée entre la surprise et la crainte. Et cependant le besoin de l'heure présente eût été de raUier des éléments déjà suffi- samment mal agrégés.

Joseph, pour composer sa Maison^ avait éprouvé quelque peine (2) s'il avait dressé la liste de son ministère avec faci- lité : Urquijo prenait la secrétairerie d'État, O'Farrill la guerre, Cabarrus les finances, Mazzaredo la marine; Cevallos acceptait les affaires étrangères, Pinuela la justice, Jovellanos

(1) Manuel Cid Monroy, archevêque de Burgos (1802-1822).

(2) Il s'était entouré d'autant de gi-ands d'Espagne qu'il avait pu : capi- taine des gardes du corps : duc del Parque; colonel des gardes espagnoles : duc de rinfantado ; colonel des gardes wallonnes : prince de Castel Franco; grand chambellan : marquis d'Arriza; grand maître des céré- monies : duc de Hijar,- grand veneur : comte de Fernan Nunez; chambellans : comte de Orjas, marquis de Santa Cruz, comte de Santa Coloma, duc d'Ossuna, comte de Castel Florido, duc de Soto Mayor.

260 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

rintérieur. Azanza, qui, pour ne pas être accusé d'ambition par ses compatriotes, venait de refuser le grand cordon de la Légion d'honneur, Azanza avait par ailleurs joué un rôle trop important pour être mis à l'écart. Il se contenta du minis- tère des Indes. Lisez ces noms et songez aux vicissitudes poli- tiques que leur réservait la fortune. Ils représentaient la fleur des hommes d'Etat de l'Espagne, mais ils allaient se disperser dans les camps les plus opposés; tant il est vrai qu'on n'as- semble que par un lien bien éphémère les âmes contraintes et les cœurs amoindris. Le retour en Espagne était pour tous l'ol^jectif désiré. A Bayonne les esprits se sentaient en lisières et sous le filet de l'oiseleur ; de l'autre côté de la Bidassoa des convictions si tièdes ne résisteraient pas à l'air embrasé des factions, le vent du patriotisme allait souffler sur ces ser- ments que la crainte, l'incertitude, l'ambition, et même le nationalisme avaient rendus possibles un jour, sincères une heure et éternellement vains.

Joseph partit le 6 juillet, de grand matin, comme un homme qui a en effet une longue route à suivre. Précédé de cent voitures emportant les membres de la Junte transformés en hérauts et messagers de paix, il était accompagné de Napoléon en personne qui voulait afficher ce témoignage de déférence et de bon accord. Toutes les autorités civiles et militaires les saluaient aux portes de la ville, les canons tonnaient; l'étiquette avait été la grande préoccupation de ce départ et il semblait qu'en acquérant la couronne de Charles IV, Joseph I" eût hérité de son culte pour le céré- monial. Seul dans le fond de sa voiture, comme il était s^ul dans son royaume, le nouveau monarque avait placé en face lui, dans leurs costumes d'apparat, le duc del Parque et d'Azanza, représentants pompeux des fidélités vacillantes et des talents inutiles.

Pendant deux semaines encore, pour voir venir les évcne-

LA JUNTE DE BAYONNE 261

ments, l'Empereur prolongea son séjour dans la petite ville sur laquelle depuis trois mois il retenait les regards de TEurope.

11 distribua ses largesses autour de lui : le préfet Castel- lane fut fait maître des requêtes au Conseil d'État et reçut, avec la rosette de la Légion d'honneur, une gratification de 20,000 francs; à l'évéque Joseph-Jacques Loison, une tabatière et un portrait entourés de diamants; des boîtes d'or au maire, M. Detchegaray, au commandant des gardes d'honneur, M. de Ravignan ; la Légion à M. de Gontaut-Biron qui avait amené les très élégants cavaliers de Pau avec leurs aiguillettes d'or sur leur veste cramoisie, le chapeau à la française panaché de blanc, les bottes hongroises, la cha- braque rouge et noire. Enfin, le 17 juillet, au jeu de l'Impératrice, Duroc annonça le départ; aussitôt tout le monde prit congé, comme s'éveillant d'un cauchemar. Mais il était dit que, jusque dans les détails, l'omnipotence de Napoléon se traduirait par le plus partait dédain de ses hôtes. Quand il s'agit de trouver des chevau.v de poste et des voitures, ambassadeurs, ministres, courtisans demeurèrent empêchés; tous les moyens de transport étaient ret<enus pour le service de Leurs Majestés.

Le 20 juillet à la tombée du jour, la route étant jalonnée d'une nuée de courriers, de poslillons, de piqueurs. Napo- léon et Joséphine se dirigèrent vers Pau. Derrière la haie des bonnets à poil toute la ville s'entassait tête nue, et pour la dernière fois les gardes d'honneur caracolèrent. Quand du sabre ils saluaient la voiture de l'Empereur disparaissant dans la poussière dorée du soleil couchant, et que la lune en se levant à l'orient commençait à s'emparer du ciel pâle, qui leur eût dit que quinze ans plus tard, à la même place, ils rendraient les mêmes hommages, avec le même enthousiasme au duc d'Angoulême venant de raffermir le trône de Ferdi- nand VIL Et auraient-ils deviné que leurs fils, aux jours

262 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

d'octobre 1846, à leur tour salueraient la fille de Ferdinand, jeune épouse du duc de Monlpensier, dont l'alliance parais- sait le gage particulièrement solide du trône de Louis-Phi- lippe, quinze mois avant la révolution de 1848? C'est l'histoire des peuples et la morale si fréquente de leurs des- tinées, qu'ils n'en remarquent plus l'enseignement. Laissons Napoléon oublier lui-même que la Providence en permettant le succès ne couronne jamais l'injusdce ; pour l'heure il court le long des gaves bondissants des Pyrénées, et les feux de joie qu'allument les paysans dans la montagne lui cachent les étoiles, comme les prospérités de la terre lui voilent le ciel. Sa besogne est faite, il est heureux, il est tranquille, il se promène, et pour raconter les faits et gestes du moment, il faut recourir à un Dangeau de journal :

Vis-à-vis d'un de ces feux qui lui rappelaient ses glorieux bivouacs, l'Empereur a fait arrêter ses voitures; en un clin d'oeil, les piqueurs ont ouvert un passage ; des planches portées par des paysans ont couvert le fossé et S. M. ayant une cafetière à la main a été elle-même la placer sur le brasier. S. M. l'Impératrice, ses dames d'honneur, le prince de Neucbâtel, le maréchal Duroc l'ont suivie ; on a porté des carreaux sur lesquels cette illustre compagnie s'est assise en plein champ; là, sous les yeux d'un nombre considérable de personnes des deux sexes, qui la contem- plaient avec respect et étonnement, la Cour a fait un déjeuner champêtre. Après avoir pris le café dans des tasses de vermeil, LL. MM. ont remonté en voiture, emportant les vœux bien sin- cères des habitants... (1).

Cependant les jours passent, le temps s'avance et pour être éloquent il lui suffira de rapprocher deux dates : le 5 mai 1808, dans les murs de Bayonne Charles IV se voit arracher l'héri- tage de ses pères; le 5 mai 1821, sur le rocher de Sainte- Hélène, à Napoléon Dieu reprend la vie.

(1) Journal des Basses-Pyrénées, n" 426, juillet 1808. La scène se passe à Lacq, sur la route de Puyoo à Ârtiz.

CHAPITRE III

LE ilÉVEIL d'un peuple (Juin-Juillet 1808)

Spontanéité tle la résistance furieuse et sanglante : Carthagène. Cadix. Scvilie. Valence. Assassinats des autorités espagnoles; influence pacifique du clergé. Mouvement dans les classes moyennes. Esprit local de la révolte dans les provinces. Dispersion des troupes régulières d'Espagne. Positions de l'armée française.

Savary à Madrid (15 juin-30 juillet). Vanité et brutalité de ses procédés de gouvernement. Ses difticultés avec les Espagnols, le grand-duc de Berg et l'ambassadeur de France.

Entrée de Joseph en Espagne; ses efforts de pacification. Le maréchal Eessicres vainqueur à Rio Secco (14 juillet). Entrée du roi à ^Madrid (23 juillet). Résistance du Conseil de Castille. Proclamation ofiicielle de Joseph (5.5 juillet). Froideur du corps diplomatique. }>Iésintelli- gence de Joseph et de Savary. Les Espagnols ralliés: Antoine Llorente, les brochures de Cabarrus. Soulèvement général. Lettre de Rlake à Bessières. Misères de la Catalogne. Amnistie du roi Joseph.

Le général Dupont traverse l'Espagne et pénètre en Andalousie. Combat du pont d'xUcolea. Prise et sac de Cordoue. Causes de l'inaction de Dupont et de son recul à Andujar. Les fautes du général Védel. Les Espagnols passent le gué de Menjibar. Les instructions de l'Empereur.

Dupont se repiie vers la Sierra. I^a bataille de Baylen. La sus- pension d'armes. Retour tardif de Védel. Les pourparlers d' Andujar. Capitulation. La clause des «bagages ». Violation désengagements,

Enlliousiasme patriotique des Espagnols. Surprise de l'Europe. Colère de Napoléon. Injustice et inutilité du procès du général Dupont.

I

A son frère Joseph, Napoléon avait donné l'Espagne. 11 restait à la conquérir.

Grâce à Dieu le spectacle d'un peuple qui défend son

264 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

indépendance demeure toujours émouvant sous quelque ciel qu'il se manifeste, sous quelque forme qu'il se pro- duise; mais la caractéristique du soulèvement de 1808, c'est sa spontanéité. Avant que le temps et la distance aient permis une entente possible, sans mot dire, à la première nouvelle du 2 mai, le royaume est del)out. Unanimité frap- pante qui fait l'éloge du sentiment national chez ces hommes d'honneur attachés à leurs foyers, orgueilleux de leurs pri- vilèges, idolâtres de leurs princes au point de s'aveugler sur leurs défauts et leurs faiblesses, d'un loyalisme intangible, d'une foi intransigeante, pénétrés d'une horreur instinctive contre tout changement dans leurs coutumes, toute inno- vation dans leur religion; don Quichottes fiers dans la pros- périté, superbes dans le malheur et irritables jusqu'à la férocité devant l'injure. Pour qui connaissait l'Espagne, il n'y eut pas d'étonnemont; s'il avait eu le loisir de feuil- leter la correspondance de ses ambassadeurs à Madrid, l'Empereur eut pu retrouver une vieille dépêche clairvoyante de Beurnonville :

Si les Espagnols s'apercevaient que nous fussions ennemis de leur existence politique comme nation, ou bien avides de leurs propriétés, c'est alors qu'ils nous susciteraient de grands obstacles; et peut-être la résistance dont ils sont capables nous entraîne- rait-elle, relativement au reste de l'Europe, au delà du but dans lequel nous serions originairement entrés sur leur territoire (1).

Il y avait de la colère pour l'invasion, mais plus encore de l'indignation pour la traîtrise. L'intendant de Barcelone traduisait bien ces sentiments en des paroles attristées qui formulaient à l'avance tout le plan de la lutte :

Devions-nous donc nous attendre que l'Empereur nous trom- perait! — Après tout, nous le savons bien, il n'y a pas plus de

(1) 3 vendémiaire an XII (25 septemlire 1803), vol. 665, fol. 14.

LE REVEIL D'UN PEUPLE 265

60,000 hommes en Espagne; que serait-ce si toute la population se levait en masse? Quels flots de sang ne couleraient pas! Que serait-ce si les villes maritimes allaient appeler les Anglais (1).

Comme des gens qui se sentent faibles, les Espagnols com- mencèrent la résistance par la guerre au couteau; l'arme était solide dans leur main. Comme des gens qui viennent d'être trompés, ils virent la trahison partout. C'est au reste un sentiment essentiellement démocratique : le soupçon est instinctif aux petits, accessible aux intelligences les plus bor- nées, il excite la vigilance populaire et il fournit à l'insuccès une explication tout à fait consolante pour l'amour-propre simpliste de la foule. Le premier sang versé ne fut donc pas celui des envahisseurs, groupés et sur leurs gardes; il coula des veines des autorités espagnoles elles-mêmes, sans mé- fiance et chargées à l'improviste d'un crime qu'elles n'avaient pu commettre. Cette page est déshonorante pour l'histoire du pays de la chevalerie; elle jette une ombre sur l'éclat de son patriotisme.

Aux rives de la Méditerranée, Carthagène donnait le slp^nal le 24 mai. Et voilà qu'à l'autre bout de la péninsule, au nord, jour pour jour, heure pour heure, Oviedo lui envoie la réplique. Au fond de la belle Andalousie, sous son ciel bleu et dans un air de printemps, la passion politique se déchaîne en frénésie; la riante et coquette Cadix teint d'une frange de sang la robe verte et blanche que lui fait l'écume des flots. Le capitaine général don Francisco Solano (2) avait jadis vaillamment servi côte à côte avec nos troupes; c'était assez pour qu'il appréciât leur force et se rendît mélancoliquement compte de la fragilité des moyens de résistance qu'on pour-

(i) 10 mai 1808, vol. 674, fol. 279.

(2) Don Francisco Solano (1770-1808), marquis de la Solana y del Socorro, commandait une brigade espagnole à l'armée de Catalogne (1793). Obtint de Charles IV la permission de servir en Allemagne comme volontaire, sous Moreau. Lieutenant général et capitaine général de l'Andalousie (1800).

266 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

rait leur opposer; c'était trop pour que les exaltés de la ville ne l'accusassent pas de tendances françaises. Une bande fort animée se présenta à son hôtel; du haut du balcon il tenta d'apaiser le tumulte; il eut l'imprudence de rappeler la puissance invincible de Napoléon, il jetait de l'huile sur le feu ; quand on voulut forcer sa porte il étendit à terre d'un coup de pistolet le premier assaillant (1). Son courage avait signé son arrêt de mort : lié comme un criminel, les vête- ments en lambeaux, le gouverneur est frappé de bâtons, de couteaux, de poignards, de canifs; il reçoit blessures et outrages sans permettre à sa fierté une seule plainte; à chaque coup il regarde en face ses assassins. Traîné dans les rues, sur la place Saint-Jean de Dieu les forces lui man- quent; il réclame un confesseur; un prêtre se présente; un instant après un officier déshonore son épée en perçant son général. La populace grisée de sang s'enivre maintenant de vin; l'orgie dure toute la nuit dans la ville en éveil; au jour on brise les entraves des gTilériens et l'on va piller; par bon- heur les moines s'interposent; des capucins prêchent le calme et le respect des propriétés : « Le petit crucifix fut pour cette canaille une espèce de talisman irrésistible », remarqua un témoin (2), et deux heures suffirent pour la désarmer.

Les scrupules du comte de Morla (3) ne l'empêchèrent pas d'accepter sur-le-champ la succession délicate et le poste

(1) Mémoires du capitaine Thomas Curthwright envoyé de Gibraltar pour examiner l'esprit de résistance de l'Andalousie et autorisé par le général Gas- tanos à voyager en costume civil.

{%) F. VII, G5i3.

(3) Don Thomas de Morla (1750-1820) fit la campagne du Roussillon. Inspecteur général de l'artillerie. Capitaine général d'Andalousie. Membre de la Junte de Séville, viola la capitulation de Baylen. Membre de la Junte de Madiid, fut envoyé pour traiter de la ville auprès de Napoléon. Rallié à Joseph, conseiller d'État (1809). Caractère sans dignité, eut des intelligences dans tous les camps. Pri\é de ses emplois au retour de Ferdinand (1814).

LE REVEIL D'UN PEUPLE 267

de Solano. Notre flotte, embossée dans la rade, se refusa à reconnaître l'élu des émeutiers; on échangea d'abord des messages pleins d'aigreur, puis des coups de fusil; les cinq vaisseaux et la frégate de l'amiral Rosilly (1) ne pouvaient résister longtemps aux canons des remparts; ils étaient pris comme au piège; au large croisait une escadre anglaise, l'œil au };uet, et son chef, l'amiral Parvis, ne put s'empêcher dans sa joie de proposeraux Espagnols son aide pour l'écrasement des navires français ; Morla refusa avec orgueil, prétextant n'en avoir nul besoin ; il était trop vrai : Rosilly, après une résistance valeureuse de quinze jours, sous le feu de 46 canonnières et de 12 batteries, fut obligé de se rendre à discrétion. Alors les Anglais descendirent à terre pour fra- terniser avec les Espagnols; c'était la première fois depuis Trafalgar.

Le drame de Cadix s'est répété à Séville : le comte del Agtiila, lié à un balcon, est tué par ses compatriotes à coups de carabine. Les habitants de Jaën se défient de leur corré- gidor don Antonio de Lomas, ils le fusillent. On égorge à Grenade don Pedro Truxillo, simplement parce qu'il est parent de la maîtresse de Godoy, et à Badajoz le comte Torre del Fresno, sans prétexte. Valence mérite une mention spéciale : un moine, le père Rico y était tout-puissant; il avait prêché la croisade du patriotisme et sa popularité s'en était accrue; mais sur cette pente, s'arrêter c'est reculer; quand il prétendit limiter l'effervescence des faubourgs, il ne fut plus écouté : malgré ses efforts, don Miguel de Saa- vedra, baron d'AIbalat, tomba sous le poignard. Pour ra- masser avec profit le sceptre de la démagogie, il suffit de mettre une surenchère : un chanoine de la cathédrale de Madrid qui se trouvait à Valence, Balthasar Galvo, ambitieux,

(1) Ils étaient bloqués à Cadix, depuis 1805. Rosilly et son état-major pu- rent seuls rentrer en France. Les équipages furent envoyés sur les pontons.

268 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

hypocrite, manquant moins d'intelligence que de scrupules, prétendit succéder à l'influence du P. Rico; dans sa bru- talité il alla jusqu'à désigner à la foule les Français bons pour le massacre; beaucoup avaient trouvé un asile derrière les murailles de la citadelle, on y monta en dépit de l'éloquence indignée de Rico, malgré les supplications de quelques prêtres qui allèrent chercher dans les églises des reliques pour en faire un rempart sacré; les égorgeurs purent satisfaire leur horrible passion : trois cent cinquante malheureux sans défense, hommes et femmes, furent lâchement massacrés. Abattu, l'œil hagard, sans voix et sans pouvoir, plein d'émoi et de remords, Rico regardait, en se frappant la poitrine, courir les assassins. « Les tribuns du peuple, remarque Tite- Live, ne conduisent pas mais sont conduits par la multitude. » C'est leur crime, parce que c'est leur responsabilité; ces ambitieux se persuadent que l'intelligence restera maîtresse des passions brutales, ils ne craignent ni de les déchaîner ni de leur trouver des excuses; à leur tour le courant les emporte et, coupables de leur propre imprudence, ils le demeurent encore des férocités d'autrui.

Après quelques jours de terreur atroce, les brigands de Valence payèrent leurs forfaits : le chanoine Calvo et bon nombre de ses complices furent pendus. Ils n'étaient ni les seuls ni les derniers : le gouverneur de Malaga, le général Truxillo, pour cela qu'il représente l'autorité, est saisi, haché, brûlé par des paysans en délire descendus de la Sierra. Le très doux et très vertueux capitaine général de la Galice, Anto- nio Filangieri, a manifesté peu d'enthousiasme pour un sou- lèvement qu'il estime impromptu et dangereux, ses soldats l'assomment en pleine rue. A Valladolid, son collègue le vieux don Gregorio de la Cuesta, homme de discipline, ne peut ni ne veut être aux ordres des étudiants ameutés dans l'Univer- sité; il est menacé de la potence pendant que don Miguel

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Cevallos, directeur du collège militaire de Ségovie, suspecté lui aussi, est placé sur une charrette, égorgé sous les yeux de sa femme et traîné à la rivière par des mégères en furie. Ici encore, mais vainement, un prêtre a fait entendre la voix de la religion à des fanatiques qui n'écoutent plus que les cris de la bestialité (1).

Laissons ces scènes de sauvagerie dont l'horreur est à peine atténuée par les efforts de ceux qui ramèneront au toril ces taureaux excités par d'atroces picadors. Que le spectacle de cette charité chrétienne, impuissante ou non, s'étende comme un voile entre ces cadavres et la postérité; rappelons-nous plutôt le chapitre de Malaga improvisantau milieu de l'émeute une procession la foule surprise, détournée et émue, prit place et suivit en chantant des cantiques (2) ; saluons encore ce prêtre inconnu qui à Andujar fit un rempart de san corps à la femme du général Chabert. Dans l'autre camp, la même autorité sacerdotale obtint parfois le même heureux apaise- ment; ainsi lorsque le général Lasalle entrait à Palencia, décidé à brûler une ville qui avait fusillé ses éclaireurs, l'évêque se portait au-devant de lui pour obtenir leur par- don ; Lasalle encore se laissait fléchir à Valladolid et accor- dait au clergé la paix qu'il lui demandait avec instance.

Le mouvement insurrectionnel demeurait « populaire » ; magistrats, généraux, gouverneurs, intendants, évêques ne paraissent vouloir ni oser prendre franchement parti; les plus audacieux se bornent à ne pas paralyser l'élan; si l'on rencontre des gentilshommes qui joignent leur épée au cou- teau ou à l'escopette de leurs vassaux, c'est tout comme autre- fois les paysans vendéens avaient tiré de leurs manoirs, sans s'inquiéter beaucoup de leur avis, leurs seigneurs de village. A Logrono, qui est à la tête du soulèvement? Un tailleur de

(1) TORKNO, t. I, p. 203.

(2) PicDELA, Mémoires.

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pierres comme le fut le voiturier Gathelineau à Saint-Florent. Hameaux et bourgades sont agités, soulevés, écumants, sem- blables à ce que les avait vus, dix-huit siècles auparavant, Velleius Paterculus : Tarn diffusas, tam feras. Chacun est prêt à se battre, personne ne sait au juste se trouve l'en- nemi. Si quelqu'un déclare « officiellement » la guerre à l'Empereur des Français maître des deux tiers de l'Europe, ce ne seront ni des ambassadeurs ni des hommes d'Etat, ni des généraux, mais de pauvres alcades, très résolument, avec le plus magnifique sérieux, sur la place de leur village, en face de Dieu qui les voit et en présence de leurs compagnons de charrue qui entendent et ratifient leur serment. Si de son côté, le 25 mai, le marquis de Santa Cruz, au nom de la municipalité d'Oviedo, affiche la résistance ouverte, ce n'est que le 8 juin qu'une autorité un peu plus qualifiée, comme la Junte de Séville, fait à son tour une déclaration solennelle au nom de Ferdinand VII (1), en des discours que La Forest décorait du nom de «proclamations inflammatoires «. Pour la Junte de Madrid personne qui puisse être surpris de la voir incliner à la paix : elle envoie le marquis de Lazan expliquer le danger d'une résistance vers son frère le jeune et bouil- lant Palafox qui après quelque hésitation s'agite dans l'Ara- gon, à Saragosse. Lazan part, arrive, se jointe Palafox et suit son exemple sans plus s'inquiéter de son mandat. Toute- fois le soulèvement spontané, unanime, reste local. En Estra- madure les paysans continuent leur moisson; ils seront, disent-ils, à temps de prendre les armes après. Questionnés en plusieurs endroits s'ils comptent marcher, ils répondent qu'ils n'ont pas besoin de sortir de chez eux (2).

Pour souder ces bonnes volontés éparses, coordonner ces forces individuelles, une troupe régulière eût été nécessaire,

(1) Vol. 675, fol. 4.3. \o\t Appendices, XIII.

(2) La Forest à Chanipagny, 9 juillet 1808, vol. 675, fol. 337,

LE REVEIL D'UN PEUPLE 271

elle se fût agrégé ces éléments nouveaux. Mais les milices provinciales ne sont pas convoquées, et l'armée espagnole était éparpillée avec tant de fantaisie qu'on a pu voir, dans la dispersion de ses cantonnements sur tout le territoire, le dessein prémédité de la réduire à l'inaction.

L'armée française avait occupé de bonnes positions straté- giques et reliait avec facilité ses divers éléments, son seul péril était de présenter une ligne d'autant plus mince qu'elle était allongée de Pampelune à Madrid. Les troupes observaient une discipline étroite à laquelle se sont plu à rendre hommage les témoins impartiaux (1) . Quand elles se portèrent à quelque violence, leurs chefs leur en avaient octroyé plus que la per- mission, ils leur en avaient donné l'ordre, comme à Cuença, à Torquemada, à Barcelone les régiments napolitains trai- tèrent la ville en pays conquis, à Logrono le général Verdier, après avoir cédé aux prières de l'évéque de Calahora et ac- cordé la rançon de la ville, laissa commettre le pillage (2). On voulait briser, on prétendait effrayer, et on surexcitait les colères en augmentant l'irritation. « Comment les généraux français feront-ils la part du crime, celle de la faiblesse, celle de l'erreur, avec assez de précision pour que personne ne soit puni qu'en proportion de sa faute? « écrivait mélancolique- ment La Forejit.

Il

Si quelqu'un ne se posait pas cette question, c'était bien Savary. Nous l'avons vu arriver à Madrid au milieu de juin, (i Ma mission, a-t-il dit dans ses Memou-es, était de lire

(1) Dépèche de Strogonoff à Roumiantzoff, 23 avril 1808, vol. G~h, fi)l. 141. Lettre de Verhuel, ministre de Hollande, au maréchal de Kins- berjjL-n, chambellan du roi Louis, 28 avril 1803, vol. 674, fol. 166.

(2) La Forest à Ghampagny, 16 juin 1808, vol. 675, fol. 107.

272 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

tous les rapports adressés au grand-duc de Berg, de faire les réponses, de donner tous les ordres d'urgence; mais je ne devais rien signer. » Il se mit aussitôt à déployer ses talents. Dans la place vide il s'installa en homme enivré d'un si récent et si grand pouvoir; et alors que la volonté de l'Em- pereur paraît avoir été de lui confier un rôle de surveillance sur les affaires, il saisit l'occasion d'en prendre la direction. Mme d'Abrantès, regardant en cela le nouveau duc comme « bien ridicule » , peint son faste et son arrogance d'un trait qui dit tout : il se faisait servir avec la plus cérémonieuse étiquette et son échanson lui offrait à boire un genou en terre (1). Les Français eux-mêmes s'émurent de ces allures orientales à tout le moins déplacées, et les gens de bon sens comme La Forest ne purent se taire en haut lieu de ces maladresses véritablement dangereuses en face des ^ Espa- gnols ulcérés et insoumis.

... A l'arrivée du général Savary, un très bel appartement lui fut donné au château du Roi, et tous les honneurs dus à son rang lui furent rendus. Mais il s'était annoncé comme venant remplacer le lieutenant général du royaume et voulait parler aux yeux. Il passa dans l'appartement de S. A. I., qui eut la faiblesse de 1 en laisser maître; et, à l'exception des pages, il ordonna que le ser- vice marchât comme lorsque le Grand-Duc était présent; c'était inconvenant et cela étonna beaucoup. Une cii'constance parti- culière en fit un scandale public. Cet appartement était celui du prince des Asturies et, à tort ou à raison, on reproche au générai, en Espagne, de l'avoir décidé à sortir de Madrid. De un senti- ment d'éloignement très fâcheux, qu'avec plus de mesure il était facile d'éviter.

Le général voulait qu'on fît entrer chez lui tout ce qui vient au château et qu'on lui présentât les grands, les ministres, les membres de la Junte, les chefs des Conseils, les diverses autorités. Ce n'était pas connaître les Espagnols. Tous se tinrent à l'écart. Il s'en aperçut et l'aigreur remplaça les préventions.

(1) mémoires, t. VII.

LE BÉVEIL D'UN PEUPLE 2T3

Nous avons soin que les gazettes contiennent tous les articles propres à rassurer sur les relations amicales de la France et de la Russie. Le général manque de ces ménagements; il répète jour- nellement que les affaires du nord forcent S. M. I. et R. à se presser, et il accroît par ce langage la pusillanimité. Un inconvénient, incomparablement plus grave, résulte de l'espèce de fureur avec laquelle le général parle sans cesse de pillage, d'incendie et de massacre. Je serais honteux de répéter tous les excès de ce genre qui lui échappent à chaque instant. Et le nom de l'Empereur est toujours cité en témoignage! Ces propos sont entendus par de jeunes officiers indiscrets, par des domestiques, par des Espagnols; ils circulent et font frissonner sans rendre plus soumis. Ils auto- risent beaucoup de militaires à des actes inutilement violents (1).

La situation politique portait mal cependant à l'étalage du faste, à la présomption, à la division entre Français : la pénurie était universelle, les affaires fort embrouillées et les nouvelles les plus alarmantes arrivaient de tous les points du royaume les communications avec Madrid n'étaient pas coupées encore. Au nord à Santander, à l'est à Saragosse, au sud à A^alence, nos armées se trouvaient mal en point; le maréchal Bessières, le maréchal Lefebvre, le maréchal Moncey se heur- taient à une résistance inattendue, énervante et mystérieuse. Du général Dupont, entré en Andalousie et séparé des plaines de Gastille par la Sierra, plus de nouvelles. L'inquiétude, sinon déjà Ténioi, se faisait jour dans la capitale; la ville était dans 11 la stupeur » , et Savary, qui l'avouait, ordonnait de fortifier le Retira. En même temps il envoyait vers Dupont la division Vedel. Conduite prudente; cependant le Ciel se joue, quand il lui plaît, des mesures d'apparence les plus sages : le renfort qu'on croyait apporter à l'armée d'Anda- lousie devait seulement grossir le nombre des prisonniers de Baylen.

Quelques lettres de Savary nous tiendront bien au courant

(1) La Forest à Chanipayny, 25 juin 180S, vol. 675, fol. 219, 220.

18

274 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

de la situation, de la façon dont il la comprenait, de la manière dont il informait l'Empereur.

Je vais employer les six ou sept jours qui vont s'écouler avant le dénouement de tout ceci à faire évacuer l'hôpital de Tolède, qui a huit à neuf cents malades, celui d'Aranjuez et enfin tout ce qu'il y a autour de Madrid en hôpitaux et en munitions. D'ici il y aura quelque chose de décidé sur un point quelconque de l'Es- pa(>ne indiquant s'il faut marcher vigoureusement contre une armée qui, parait-il, suivrait Dupont; nous ne nous laisserons pas insulter dans Madrid. D'ailleurs Votre Majesté aura le temps de nous écrire d'ici là(l).

... En même temps que j'ordonnerais le mouvement, je ferais partir d'ici une division pour échelonner le général Dupont, si cela devenait nécessaire, pour le faii'e agir vigoureusement en avant de lui. Je pense à ce mouvement, parce que d'ici nous devons infailliblement être maîtres de Saragosse et qu'alors le corps qui est devant cette place pourra faire quelques mouvements sur Albaracin et Moya, il paraît que l'on a besoin de voir un peu de troupes. Nous devons avoir aussi des nouvelles de Santander et de tout ce qui environne le maréchal Bessières. Avant l'aji'rivée de ces trois nouvelles nous n'entreprendrons rien au loin.

M. de Laforest est trop formaliste pour une circonstance comme celle-ci ; si nous sommes gênés si fort pour nos subsistances, c'est qu'il ménage ti'op les instances qu'il y a à faire près de la Junte. 11 veut, dit-il, nous gagner des cœurs; moi je lui réponds que je n'en voudrais pas de mille au prix de la ration de vin d'un soldat. Ils en étaient tous privés lors de mon arrivée, et ce n'est que ce matin que je suis parvenu à le faire rendre à toutes les troupes. Aussi je ne suis pas content de la manière dont il s'explique sur les craintes que lui fait concevoir mon séjour ici. Je ne lui en parlerai pas parce que Votre Majesté veut que l'on vive bien avec tout le monde. Ce soir à minuit, j'écrirai de nouveau et ren- drai compte à Votre Majesté. Je la prie d'êti'« persuadée de l'em- pressement que je mettrai à saisir l'occasion de tirer le canon, sa Elle arrive; et je ne me mettrai pas dans le cas de revenir sur mes pas si une fois je m'arrête à ce parti (2).

(1) Savary à l'Empereur, Madrid^ le 22 juin 1808, à minuit.

(2) Madrid, 28 juin 1808, une heure après-midi.

LE REVEIL D'UN PEUPLE 275

Nos troupes étaient à Madrid un peu en convalescence : composées de jeunes soldats débiles et d'ailleurs plus que médiocrement équipés. Napoléon s'était doublement exafjéré la faiblesse des Espagnols et la force de ses conscrits. Bien qu'il n'aimât pas recevoir ce genre de confidences, il fallait bien lui avouer le danger. Savary eut ce courage :

J'ai visité cette après-midi les hôpitaux, l'on y a bien fait ce que l'on a pu, mais ils sont encore loin d'être ce qu'il faudrait qu'ils fussent; j'y ai vu des soldats fiévreux couchés sans chemises, n'en ayant qu'une qui était à laver. J'ai fortement grondé, et M. Dé- niée (1) s'en prend à la commission espagnole qui ne répond pas; enfin il est indispensable d'en donner, et demain on en distribuera 1,500 des magasins de Votre Majesté. J'ai vu aussi les troupes du maréchal Moncey qui sont ici; presque aucun soldat n'a deux chemises, et un grand nombre n'en ont point du tout. Cependant il y en a ici 7,000 en magasin. Malgré cela nous serons loin d'en avoir assez, cependant il est impossible de s'en procurer ici, elles coûteraient presque le double qu'en France, et d'ailleurs nous n'avons pas d'argent. Votre Majesté ne peut se faire qu'une idée très imparfaite de l'état dans lequel sont ses soldats en Espagne sous ce rapport; le même besoin va se faire incessam- ment sentir pour les souliers, il serait bon de nous en envoyer.

Du reste nous n'avons que de légères maladies, les fièvres passent assez vite, mais les convalescences sont longues. Les ali- ments sont très boms, mais tous les jeunes soldats, qui sont grandis de deux pouces depuis leur départ de France, trouvent qu'ils n'en ont point assez. Aussi avec une demi-ration de pain et une demie de vin, nous avons des travailleurs pour le Retire tant que nous en voulons.

Très sincèrement, celui qui va devenir le mois suivant « duc de Rovigo » trouvait dans la volonté impériale son unique boussole, à l'approbation de son maître il subordon- nait tout; ici, il laisse sans ambages parler son cœur :

Je n'ai point d'autre ambition que celle de servir Votre Maiesté

(1) Inspecteur en chef aux revues, baron de l'Empire (1812).

276 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

un peu mieux qu'un autre, si la fortune m'en présente l'occasion. Je sais combien elle voudrait finir promptement les affaires d'Espagne, c'est pourquoi je fais taire dans mon cœur le désir de me rappro- cher d'Elle avant d'avoir pris part aux dangers qu'elles peuvent offrir. Mais rien ne flatte mon ambition loin d'Elle, ni ne me dédom- magera de tout ce que j'éprouverais de contrainte en servant loin de son regard; si tout ceci était mené assez vivement pour que cela fût fini vers l'époque il faudra suivre Votre Majesté à de nou- veaux événements, je serais un peu consolé de la pensée de prendre incessamment un corps de troupes en Espagne. Néanmoins, s'il ne m'est pas permis de songer à la rejoindre avant la fin de cette guerre de brigandage, je serai trop heureux de saisir le moindre moyen de lui prouver par mon obéissance mon entier dévouement.

u Guerre de brigandage ! » L'expression n'était pas inexacte : guerre sans merci et sans issue. Le cercle se resserrait. Les communications étaient si bien coupées entre Madrid et l'ar- mée française d'Andalousie, que lorsqu'il fut urgent d'expé- dier à Dupont des ordres suprêmes, M. de La Forest dut s'en- tendre avec M. de Strogonoff, pour munir nos deux officiers de passeports russes avec la fausse indication de Lisbonne et de Cadix (l). Le à juillet, les estafettes françaises rentraient à Madrid, n'ayant pu atteindre le maréchal Moncey, et pour n'être pas fusille'es, ayant déchirer leurs dépêches. A Tala- vera le rassemblement des insurges devenait si pressant que Savary estimait nécessaire d'y marcher de sa personne. Chaque soir il écrivait à Dupont, et chaque matin il éprou- vait la déception de ne recevoir aucune réponse. Pour assurer le voyage du roi Joseph, qui maintenant s'acheminait vers sa capitale, il fallait jalonner la route de cavaliers et de canons (2). Moralement, la position à Madrid était encore plus pénible; les Français vivaient, étouffaient pour mieux dire, dans une atmosphère de sourde haine et de patriotique

(1) La Forest à Cbauipagoy, 20 juin 1808.

(2) Savary à l'Empereur, 13 juillet 1808, à minuit.

LE RÉVEIL D'UN PEUPLE 2T7

colère. » Qu'on parcoure les rues et les places publiques, tout y est tranquille; que l'on entre dans les maisons, on n'y tiouve que mauvaises nouvelles et mauvaise humeur (1). » Le silence même était éloquent et les moins ardents gardaient fidèlement le secret des plus compromis : « Il est encore à arriver qu'un Espagnol ait, à ma connaissance, dénoncé son voisin. )) Et La Forest regrettait en vain cette inébranlable discrétion.

Savary, dont la clairvoyance du moins ne s'obscurcissait pas par le désir de plaire et qui savait dire crûment les échecs comme les victoires, Savary constatait avec mélancolie sur l'opinion madrilène l'inutilité d'efforts pacifiques que, pour sa part, il n'avait jamais poussés très avant. « L'esprit public est mauvais, il est dans la crise. Je ne m'arrêterai pas à vous débiter un tas d'absurdités qui trouvent du crédit parmi les gens les plus considérables de ce pays. Il n'y a que la présence du Roi qui puisse les faire cesser (2). » Quanta lui il conti- nuait ces procédés vio'ents et brutaux qui réussissaient mal auprès des Castillans. N'avait-il pas voulu faire tirer le canon en signe d'allégresse pour des victoires remportées sur les Espagnols par les Français. A grand'peine La Forest parvint à le dissuader de cette provocation inutile; mais le général O'Farrill et les autres ministres joséphistes demeurèrent profondément blessés et les rapports déjà tendus parurent brisés.

Ces maladresses perçaient peu à peu et arrivaient enfin aux oreilles de l'Empereur. Assuré de son obéissance, il ne s'illu- sionnait pas sur les talents de son serviteur. « Savary est un homme très bon pour des opérations secondaires, mais il n'a pas assez d'expérience et de calcul pour être à la tête d'une si grande machine. « Voilà ce qu'il écrivait à son frère, ajoutant

(1) La Forest à Champagny, vol. 675, fol. 243,

(2) Savary au prince de Neuchâtel, 17 juillet 1808.

278 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

d'ailleurs avec mansuétude : « Il ne faut pas laisser entrevoir à SavaryTopinion que j'ai de son incapacité (1). » Seulement, on peut croire que son parti était arrêté de rappeler Vinca- pable, « qui n'a fait que de fausses marches et dont les mou- vements militaires font hausser les épaules » .

III

Il nous faut reculer d'un pas en arrière pour aller rejoindre le roi Joseph et lui faire cortège au moment il pénètre dans ses États le 9 juillet, à sept heures du matin. Peu d'Es- pagnols le souhaitaient, mais ceux qui l'acceptaient avaient besoin de le voir de leurs yeux. « L'Espagne, avait dit avec quelque esprit un conseiller de Gastille, est le pays d'Europe l'on croit le plus à la présence réelle. » Joseph possédait des manières gracieuses, son aspect était aimable, il ne per- dait rien à se montrer. L'Empereur lui avait donc fait ses adieux, en grand apparat, aux portes de Bavonne; le nou- veau roi traversait la Bidassoa au milieu d'une file bruyante de voitures s'entassait, « l'Assemblée » scindée en trois groupes se relayant pour le précéder, l'escorter et le suivre; tout cela ne laissait pas que de composer une caravane étrange, disparate et mouvementée (2). On alla coucher à Saint- Sébastien : aux murs, des guirlandes, le soir des lampions, la nuit des chansons et des guitares ; beaucoup de couleur locale, moins de témoignages politiques. Les harangues des magis- trats et du corps de ville parurent embarrassées; plus encore le fut la réponse de Joseph dans une langue hésitante, avec un accent étranger qui prétait aux quolibets des malveillants

(1) L'Empereur à Joseph, 18 juillet 1808. Recueil Lecesikk, t. I.

(2) Souvcniis de Stani.iîas hk Gir\ri>iis, IV.

LE REVEIL D'UN PEUPLE 27a

Le lendemain, après avoir entendu dévotenryent la messe, an était parti pour Tolosa; quelques débris de la députation de Guipuzcoa y souhaitèrent la bienvenue. A Vergfara Joseph s'empressa d'accorder leur pardon aux envoyés de Santander révoltée qui venaient demander grâce ; et ce furent les pre- miers applaudissements vraiment sincères. Il s'enquérait des besoins du pays, promettait tout, souriait à tous; il déployait de l'amabilité powr deux : l'interlocuteur qui restait muet et lui-même. A Vittoria, il faisait imprimer une proclamation apportée de Bayonne : il s'y dévouait au bonheur de la nation a généreuse » que lui confiait la Providence, la conservation de la sainte religion des monarques ses prédécesseurs lui tenait surtout au cœur, il comptait sur le concours du clergd, le dévouement de la nobles&e, l'obéissance du peuple. En d'autres temps, cet appel à ta concorde aurait mérité d'être entendu; mais ici, nul écho; « plus le langage est paternel, écrivait de Madrid La Forest, plus on se persuade que S. M. doute de sa couronne. » Ces craintes, à la vérité, n'auraient pu passer pour absolument chimériques, car à peine venait-il d'ouvrir les bras à ses sujets que ceux-ci se reculaient assez durement ; des rapports venus d'un peu par- tout lui montraient les provinces en pleine révolte.

Si la Navarre, occupée dès le premier jour par des forces françaises, n'avait pu se déclarer publiquement pour Ferdi- nand, sa députation, ses conseils et ses tribunaux s'étaient tous retirés sans bruit. Les montagnards des Asturies se levaient au contraire avec éclat à la voix de leur évêque. Les Galiciens (on parlait de 15 à 2f),000 hommes) suivaient le général Caraffa qui les faisait descendre sur le Portugal contre Junot. Valence, en anarchie et en rébellion, grou- pait une force militaire assez imposante autour du petit noyau d'une compagnie de sapeurs amenée d'Alcala par un sergent du génie; le général était don Pedro Gonzalez Llamas

2«0 L'ESPAGiNE ET NAPOLÉON

et il allait contraindre à rebrousser vers la Castille Moncey lui-même, qui s'était heurté tout d'abord au formidable défilé de las Cabrillas. Des vengeances particulières, des fureurs locales ensanglantaient Carthagène le sang punique coule dans les veines. Murcie, plus calme, se préparait à la lutte sans moins d'àpreté. En Catalogne les territoires sur les- quels campaient nos soldats étaient à eux; à une portée de fusil de leurs retranchements ils se trouvaient déjà en pays ennemi. Barcelone, par force, restait calme; ses magistrats ayant refusé le serment à Joseph étaient conduits à la forte- resse de Montjuich et se faisaient acclamer en traversant les rues de la ville en grand costume; les habitants émigraient pour rejoindre le gouverneur don Mariano Alvarez qui battait l'estrade dans la campagne avant de s'enfermer dans Girone. Tortose était soulevée. Lérida se déclarait pour Ferdinand ? la voix de son évêque Jeronimo Maria de Torrès, et levait an corps de miquelets sous les ordres du colonel Baget. A l'île de Minorque, le marquis de Palacio organisait la résistance. Tout cela devenait significatif; d'autres avertissements allaient se faire entendre de plus près. Les corregidors d'Ara- gon, ayant témoigné quelque hésitation devant l'effervescence des faubourgs, avaient été massacrés; les Cortès provinciales se rassemblaient; des bandes de volontaires sortaient de Tudéla avec le marquis de Lazan; sans doute, à la première mitraille, ils tournaient les épaules et se faisaient poursuivre à Malien et à Epila; mais Saragosse fermait ses portes, sou- tenait un siège meurtrier et la province entière devenait inha- bitable pour nous. Afin de maintenir, relier, coordonner ces agitations bruyantes, des forces organisées ne manquaient pas : environ 50,000 hommes de troupes régulières tenaient çà et garnison en Espagne (l).

(1) Le roi Joseph donne ce chiffre dans ses Mcmrtircs (t. IV, p. 300). Bcauharnais le fournil égiileaient à Champajjiiy (Rapport du 13 octobre 1807),

LE REVEIL D'UN PEUPLE

2SI

Le brigadier Blake en commandait une partie dans la Galice; en Andalousie, appuyé au camp de Saint-Roch, le lieutenant général Gastanos groupait un corps bien encadré par les régiments suisses de Reding; une dizaine de bataillons se trouvaient du côté de Murcie et de Valence; à Valladolid le vieux La Cuesta doublait avec les contingents des provinces de Léon et de Zamora les compagnies résidant en Castille. Ces dernières barraient la route de Madrid et arrêtaient Joseph parvenu à Burgos. Bessières n'avait qu'une petite armée sous la main; il n'hésita pas cependant. Il s'avança sur Médina de Rio Seco la Cuesta avait pris position; les gardes wallonnes et les bataillons d'infanterie soutinrent le choc avec assez de résolution; mais les cavaliers de Lasalle sabrèrent des bandes indisciplinées qui ne tinrent pas pied;

spécifiant 50.000 disponibles sur un effectif de 123,000 hommes ayant 432 officiers généraux et plus de 2,000 colonels. Un état « des forces effec- tives de Tannée permanente » au mois de mai 1808, dressé en 1821 par la section d'histoire militaire du dépôt de la Guerre à Madrid, atteint un total bien supérieur (131,000 hommes); mais il faut tenir compte de l'absence du corps de la Romana, du total des milices provinciales (30,000 hommes), des congés, des désertions, des maladies, etc. Voici ce tableau :

TROUPES

BATAILLOMS

ESCADRONS

OFFICIERS

HOMMIS

CHEVAUX

Maison rovale

6

105

24

12

51

n >

6

»

II 60 60

»

264 2 . 450

700 492 1.8S7 495 468 292 174

7.284

44 398

12 983

13.655

30.531

7 . -232

7.208

6.679

1.049

1.117

n

4 707

4.819 317

Infanterie de ligne

étrai,gère

lër.ère

Milices provinciales

Cavalerie de ligoe

légère

Arlilleric

Inaéaieurs

Total général

198

126

7.222

131.049

10.960

On consultera le chapitre sur l'administration militaire dans A. de Laborde, Itinéraire d'Eifiuaite, IV; et le remarquable tableau que trace du soldat espagnol le général Foy^ Guerre de la Péninsule, II, 219.

282 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

les redoutes furent emportées à la baïonnette. Des Es|>aguols nous eûmes 6, OQO prisonniers, leur artillerie, leurs munitions, leurs bagaçjes. Les Français avaient combattu aux cris de « Vive l'Empereur! Plus de Bourbons » ; remarquant que c'était l'anniversaire de la prise de la Bastille, le 14 juillet (1).

De la pointe de son épée, Bessières pouvait montrer à Joseph le chemin de sa capitale. Le Roi reçut cette bonne nouvelle avec satisfaction, mais sans manifester d'enthou- siasme; l'Empereur fit éclater au contraire une joie très vive; il écrivit à son frère de réserver un collier de la Toison d'oF au maréchal victorieux qu'il comparaît (l'analogie était du reste heureuse) à Berwick après Almanza. Mais Joseph, lorsque lui parvint cette lettre, était déjà sorti de ce Madrid dont on venait de lui ouvrir l'accès et il se crut moins teau de payer la dette d'un service vieux de quinze jours et devenu inutile. Il restait mal impressionné, perdait ses illu- sions et le témoignait très crûment à l'Empereur, dans une gradation éloquente : « Les dispositions des habitants ne sont pas bonnes. « (10 juillet.) « L'esprit est partout très mauvais. » (Il juillet.) « Personne n'a dit jusqu'ici toute la vérité à V, M. Le fait est qu'il n'y a pas un Espagnol qui se montre pour moi, excepté le petit nombre de personnes qui voyagent avec moi. Je répète à V. M. qu'Elle ne sau- rait faire assez d'efforts pour pacifier l'Espagne; il faut des troupes et de l'argent. » (13 juillet.) « On m'affirme que depuis quelques jours à Madrid nos affaires ont empiré de cent pour cent. » (15 juillet.) « Ma position est unique dans l'histoire : je n'ai pas ici un seul partisan. i> (18 juillet.)

A distance. Napoléon répondait bien : « Soyez gai et con- tent. » (Lettre du 14 juillet.) « INe doutez jamais d'un plein succès. )) (Lettre du 21 juillet.) Mais sur place, le moyen?

(l) Lettre de Bessières à l'Empereur, AP IV, 1606.

LE REVi:iL D'UN PRIPF.R 283

Pour ramener le sourire, il aurait fallu autre chose que l'entrée dans Madrid. Elle fut sinistre (1).

Le carrosse de Joseph pénétra par la porte d'Alcala pour traverser la ville dans toute sa longueur entre des fenêtres closes et des balcons déserts; l'ordre avait été donné de tapisser sur le parcours du cortège; beaucoup, par dérision, avaient tendu des haillons. Les salves d'artillerie dans le loin- tain et tout proche les vivats des troupes françaises, formant la haie par honneur et par précaution, rompaient seuls le silence; La Forest écrivait avec philosophie : aL'étonnement était le sentiment dominant et celui-là n'est pas bruyant. » Joseph atteignit le Palais avec un soupir de soulagement. Un groupe d'Espagnols l'attendait au bas du grand escalier; comme on était dans une salle fermée et loin des regards de la foule, les salutations furent plus empressées.

Dès le lendemain, le Roi avait lieu d'écrire encore à l'Empereur : « Cette nuit nous avons eu beaucoup de déser- tions; l'esprit est aussi mauvais que possible. » Toutefois, il se ressaisit et se mit bravement au travail. Il possédait un Conseil des ministres au complet; sauf un, tous Espagnols dont la presque totalité avait servi Charles IV, voire Ferdi- nand. Ils revenaient de Bayonne et, ainsi déjà compromis, gardaient leurs intérêts en soutenant le trône nouveau. Par contre, la première autorité du royaume, le seul pouvoir national demeuré debout : le Conseil de Castille, ne cacha pas sa répugnance et son hostilité. Les ministresavaient prêté ser- ment le 21 juillet, les conseillers d'Etat le 22, le Conseil de Castille éludait toujours ; il ne donnait signe de vie que pour offrir à Joseph un cahier de " représentations " , et il fallut une lettre de jussion formelle quand il enregistra, en mau-

(1) Le silence et la contenance dédaigneuse des habitants furent d'autant plus frappants qu'on avait cherolié à nicllre plus de solennité à la cérémonie. ÎNliOT DE Melito, Mcmohes, t. III, p. 12.

284 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

gréant, le texte de la Constitution. L'intendant de la jiolice madrilène avait donné sa démission depuis le mois de juin; don Pablo Arribas accepta ces fonctions délicates; mais les employés subalternes se dérobaient à leur tour. Joseph ne pouvait attendre l'adhésion des cœurs pour prendre pos- session. Le 25 juillet on le proclamait roi avec toute la pompe désirable; une coïncidence heureuse voulait que ce fût le jour de la saint Jacques, patron de l'Espagne ; mais les circonstances étaient supérieures aux rapprochements ingé- nieux; le meilleur témoin placé pour bien voir nous dira comment les choses se passèrent.

La proclamation de la royauté a commencé à 5 h. du soir devant le château et a continué, de station en station, jusqu'à la nuit. Le porte-étendard a eu ensuite un splendide repas à son hôtel. Une illumination a clos la journée. Les spectacles ont été ouverts gratuitement. Beaucoup d'argent a été distribué aux pauvres et des rafraîchissements ont été donnés dans les rues. Dans la nuit d'avant-hier, des billets manuscrits avaient été glissés dans beaucoup de maisons qui, se trouvant sur le passage du cortège, devaient être tapissées en dehors : on menaçait de mort les pro- priétaires s'ils obéissaient; il y a eu affluence de peuple dans les rues; personne ne s'est permis le plus léger désordre. Mais que de symptômes de cette peur, de cette défiance d'homme à homme qui dominent constamment! Excepté le duc de Frias, il n'y avait pas de Grands à la suite du porte-étendard. Ils peuvent bien aller se courber au Palais, ils n'osent prendre une attitude devant le peuple. Combien de propriétaires ont attendu la der- nière heure pour tapisser, dans la crainte qu'on ne les soupçonnât d'empressement. Combien d'autres ont vite fait enlever leurs tapisseries après le passage du cortège pour ne pas être accusés de s'y complaire. Dans quelques rues on a vu des files entières de maisons dont les habitants étaient bien aux fenêtres, mais se gardaient de mettre le pied sur le balcon, comme si chacun avait craint que son voisin ne le vit sur une ligne avancée. Ces puérils détails peignent l'esprit public (1).

(1) La Forest à Champagny, 26 juillet 1808, vol. 675, fol. 408.

LE RÉVEIL D'UN PELPLE 285

Moins pour lui que [)Our les autres, Joseph attristé avait souhaité cette mise en scène; si la révolte de ses « sujets» fixait son attention, elle ne l'absorbait pas; son regard se diri- geait plus loin : sur l'Empereur, vers l'Europe. Il avait dans sa capitale quelques-uns de ses représentants; le plus impor- tant par le rang et surtout par la puissance de son maître, Slrogoiioffévitaitde se compromettre et donnaitleton à l'hési- tation en ne paraissant pas au palais. L'assentiment du Tsar était bien éventuellement acquis; à Bayonne, Champagny l'avait affirmé à M. de Metternich, un courrier russe appor- tait l'ordre de reconnaître « tel souverain que l'empereur Napoléon désignerait pour le trône d'Espagne » (1). On ne pouvait se montrer plus large. Toutefois il y a différentes façons d'adhérer à une politique et pour que l'adhésion d'Alexandre fût la bonne. Napoléon préparait l'entrevue d'Erfurth qui devait cimenter l'alliance, délier ses mains et peut-être entraver celles d'autrui. Metternich, en avisant sa cour, lui conseillait bien la « reconnaissance " du roi Joseph, mais afin de se donner le loisir de terminer les arme- ments de l'Autriche; et ses rapports à Stadion énumèrent en même temps toutes les raisons qui rendent inadmissible à ses yeux l'élévation d'un Bonaparte sur le trône d'Espagne (2).

On devine combien ces acceptations de circonstance, dans la nécessité de gagner du temps et le dessein de ruser, offraient des garanties éphémères; elles ne pouvaient mettre que des paroles réservées sur les lèvres des diplomates embarrassés

(1) Dépêche de Metternich à Stadion, 23 août 1808. Mémoires, t. II, 228.

(2) Elle est incompatible avec tous les principes : Les moyens ne sont pas même justifiés par le prétexte d'un droit de conquête. La couronne n'était pas vacante.

Rien ne ressemble moins à une abdication volontaire que celles de Ferdinand VII et de Charles IV.

On s'est dispensé de faire signer des actes de renonciation aux Infants puînés; il existe donc des droits imprescriptibles sur cette couronne chez ^Dlusieurs membres de la famille régnante.

28« L'ESPAGNE ET NAPOLEON

qui en offraient l'faommage à Joseph. Lui, s'en inquiétait; et d'autres soucis l'atteignaient encore, d'autant plus cuisants que moins attendus, car ils venaient d'un Français.

Savary avait entonné un chant de victoire lorsque le frère de l'Empereur fit son entrée à Madrid; mais pour qui veut lire entre les lignes, la lettre du duc de Rovigo est curieuse par ses réticences, ses prétéritions et sa satisfaction équi- voque. Une fanfaronnade que les événements allaient trop tôt et trop cruellement démentir termine cette épître triomphale dont la date est à noter : 20 juillet 1808. A la même heure du même jour, Dupont négociait la capitulation qui rompait ie charme de la victoire depuis si longtemps attaché à nos aigles. Voici comment parlait Savary : « Sire, nous venons de mettre le roi d'Espagne sur le trône. Notre cortège était si beau qu'il a rempli la population de Madrid d'étonnement qu'on prendra peut-être pour de l'approbation. En dépit de tous les bruits de la malveillance répétés par les talonneurs, le Roi occupe le trône que Votre Majesté lui a donné, et per- sonne ne l'en fera descendre. »

Joseph s'était plaint, dès la première heure, de son encom- brant et brutal compagnon. D'un ton ferme et noble, sa lettre a de la hardiesse dans la forme; et quand Napoléon s'en moquera comme « d'une page de bavardage " , il témoignera son embarras de répondre sérieusement à de justes plaintes autrement que par la raison du plus fort :

Que Votre Majesté me dise nettement quels sont mes rapports avec le général Savary. Est-ce moi ou lui qui a le droit de com- mander? Je suis assez intéressé au succès de toutes ces affaires, et je le suis plus que personne. Les positions équivoques ne sont pas dans mon caractère, et j'ose dire que je ne mérite pas d'être mis dans une fausse position... Je puis avoir des conseillers, mais non des maîtres, en Espagne. Le général Savary est moins propre qu'un autre à commandera Madrid. Il y a rempli des fonctions pénibles, il a été charge d'une mission qui le rend odieux. Votre Majesté

LE REVEIL D'UN PEUPLE 287

fera ce qu'Elle voudra; mais la tempête est trop forte pour que je me perde par des ménagements qui ne sont pas de saison (1).

Savary ne demeura pas eu reste de récriminations :

Madrid, le 27 juillet 1808.

Sire,

Depuis l'arrivée du Roi tout va de mal en pis, et il faut que le mal soit aussi grand qu'il l'est pour que je me détermine à en donner avis à Votre IMajesté, afin qu'Elle ne perde pas un instant à y apporter remède.

Dans un Conseil le Roi était avec plusieurs officiers généraux et ministres, il s'expliqua ainsi : Je ne puis pas faire la guerre à cliaque village d'Espagne, ou je dois renoncer à y régner, il faut donc que j'emploie la persuasion et un peu de cajolerie; alors il faut que je me serve d'bommes et d'instruments qui, en même temps qu'ils me conviennent, peuvent plaire à ce pays que je cherche à calmer. A la suite de ce Conseil, il me fit entrer avec le général Belliard et nous parla ainsi : « L'Empereur croit tout ceci en bien meilleur état, et je vois qu'il n'y a même pas un neutre en Espagne, que tout y est contre nous; cela se conçoit, en France la Révolution s'est faite par des Français, elle a eu un grand parti, ici elle ne plaît pas, n'a aucun partisan, et de plus elle est faite par des étrangers; à ce seul nom tout se met en armes. Ici je ne trouve rien pour moi que l'armée française, il faut donc que j'es- saie d'employer d'autres moyens, il faut chercher à leur plaire. »

u Bessières demande de la cavalerie, envoyez-lui les mameluks, qui sont odieux ici. » (En conséquence, ils sont partis le même soir.)

Et en me portant la parole, le Roi a ajouté : « De même pour vous, général Savary, l'Empereur me l'a dit lui-même, qu'il con- venait qu'il vous faisait jouer en Espagne un triste rôle, mais qu'il avait le projet de vous rappeler incessamment auprès de lui ; vous avez ici trop d'ennemis pour m'y être utile comme souve- rain, c'est un malheur qui ne doit rien vous faire, mais il faut aussi que vous partiez; s'il se présentait une circonstance favorable il faudrait en profiter. D'ailleurs j'attends Jourdan incessamment,

(1) Joseph à l'Empereur, 19 juillet 18Ô8.

288 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

je suis accoutumé à lui et lui à moi. Ensuite j'ai Saligny (1), c'est tout ce qu'il me faut. »

Le Roi ne m'a rien dit de désobligeant de sa part, mais il parlait d'après sa politique, et dans le fait il lui faut ici un homme qui attire à lui les Espagnols, dont il est si important qu'il se serve promptement, ou bien la frayeur de l'insurrection les éloi- gnera. Les maréchaux Jourdan et Moncey feront très bien cette affaire.

Il m'a été impossible de trouver deux aides de camp espagnols qui sont indispensables dans cette circonstance, et il n'y a pas un général de l'armée qui n'en ait un. Au reste je n'y puis rien, mon devoir a été rempli.

Joseph, volontiers homme d'intérieur, se renfermait dans sa tour d'ivoire. Il aimait son intimité et attachait du prix à ses entours; aussi les avaient-il composés avec soin pour que les noms de la Grandesse y vinssent figurer avec éclat; ces titres mêmes à ses yeux veulent dire quelque chose : ils représentent l'histoire de l'Espagne. Toutefois il fallait ici prendre garde et déjà cacher les défections : Hahe me excu- satum; comme chez les conviés de l'Évangile, les refus se succèdent ; et ayant parcouru les rues et les places les racoleurs n'amènent à Joseph que des aveugles et des boiteux. Parmi ces Espagnols vraiment ralliés, de qualité et de quantité con- testables, le plus bruyant et le plus emphatique c'était peut- être Llorente. Plus tard son Histoire de llnquisition lui donna un nom dans la litte'rature et l'attrait du sujet fit passer sur l'insuffisance de l'auteur; dès 1808 il battait monnaie avec ses prétendues révélations. Sa notoriété engage à donner de lui deux billets inédits, caractéristiques du personnage et des circonstances; ce sont des lettres originales à M. de Champagny, il en faut respecter le style comme l'ortho- graphe :

(1) Neveu par alliance et aide de camp de Joseph Bonaparte, créé par lui à Naples duc de San-Germano et capitaine des garde».

LE RÉVEIL D'UN PF.UPLE 289

Madrid, 27 juillet 1808.

J'ai l'honneur M(;^r, de communiquer à V. Exe. mon arrivée avec mon Roi pour témoigner ma reconnaisence aux honnettetés que V. E. a eu la bonté de me dispenser continuelment pen- dant mon séjour à Bayonne. Puis-je réussir à occasionner d'en donner des preuves effectives. Cependant, je prie V. E. d'accepter un exemplaire des cinque volumes publiés de mon ouvrage écrite par l'ordre du gouvernement ancien (1), avec l'objet de préparer l'opinion publique à recevoir, sans scandale des provinces exemptes, l'uniformité de législation si désiré, à présent heureusement établi dans notre précieuse Constitution, g^ràce au grand Napoléon. Quand les 3 volumes qui restent seront publiés, j'aurai l'honneur de diriger à V. E. l'exemplaire par l'intermède de M. Dubois, chanoine de Bayonne, qui aura le soin de passer les uns et les autres dans les mains de V. E.

J'ai l'honneur...,

Jean-Antoine Llorente (2).

Madrid, 28 juillet 1808. ExCELLENTISSIME MONSEIGNEUR,

Le roi m'a nommé Conseiller d'État; Je crois que cette grâce provienne des idées que V. E. a eu la bonté de donner à l'égard de moi; et par cela, je vous rend les grâces les plus sincères, et j'assure avec tout mon cœur que ma reconnaissance aux faveurs reçues de V. E. sera éternelle. J'aurai la complaissence la plus intime si je puis prouver effectivement que je parle le mêmme que je pense en mon amme. Enfin je serai toujours, Mgr de V. Exe. serviteur très reconnaissant et très humble,

Jean-Antoine Llorente (3).

(1) Notices historiques sur les provinces d'Alava, Giiipuzcoa et Biscaye, 5 volumes in-4". Elles n'ont pas l'actualité que leur attribue Llorente, mais, en revanche, on trouve de lui des projets, en espagnol et en français, sur une réforme de l'Église d'Espagne. AF IV, 1609, pièce 294.

(2) Vol. 675, foi. 405.

(3) Id., fol. 417.

19

290 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

Un autre appoint plus sérieux avait été fourni par Cabar- rus . Joseph, en ses Mémoires^ l'oublie dans la liste de ses ministres, ce en quoi il a tort et se montre ingrat. Cabarrus était fort au courant de l'Espagne, il avait dès longtemps appliqué ses connaissances financières. Comme il se piquait aussi de bel esprit, il crut bon d'entreprendre une campagne politico-littéraire; il prit la plume et répandit de petites bro- chures : Considérations d'un Espagnol à ses concitoyens . La Forest estimait avec raison cette initiative peu heureuse et de mauvais goût (1); il n'y voyait d'autre avantage que de compromettre tout à fait Cabarrus et de le sortir de la <c circonscription » (circonspection sans doute) « si longtemps observée par le bord auquel l'auteur appartient » (2).

Une propagande écrite ne pouvait gagner beaucoup d'ad- hérents chez un peuple non point d'illettrés, mais de gens obstinés à ne pas lire; une seule classe était suscep- tible, à l'occasion, de la goûter, de la comprendre : les petits bourgeois, les petits magistrats de la ville. On y attacha cependant quelque espérance et, dès le printemps, on imprimait à Bayonne, aux frais de la cassette de l'Em- pereur, une Gazeta destinée à répandre la bonne nouvelle française par delà les Pyrénées. Si les brochures n'étaient pas lues, si les journaux ne pouvaient être distribués, les lettres ne parvenaient pas davantage à leur adresse, les cour-

(1) Vol. 675, fol. 314 à 319. Bien plus encore trouve-t-on ces défauts dans une série de lettres supposées la manière des narrations épisodiqucs da Don Quichotte) entre « le curé de Bilberte « , « l'agent de Madrid n , « l'étu- diant de Boulogne « , le « propriétaire de Billjerte » , sa filie Sinforosa; tous personnages très médiocres de pure invention. Il y a une singu- lière et puérile histoire de la « jeune espagnole au couvent » ; mais tout ceci ne rappelle que de très loin Diderot aussi bien que Cervantes! Caljarrus prétendait donner l'éveil sur les dangors sociaux des révoltes populaires et fournir une apologie de la Constitution d3 Bayonne. De ces brochures raris- simes on retrouve le texte par fragmenH a ix Archives des affaires étrangères, vol. 676, fol. 127, 145, 227, 313.

(2) Lettre à Champagny, 25 septembre 1808, vol. 676, fol. 364.

LE RÉVEIL D'UN PEUPLE 291

riers se trouvant arrêtés sur les routes mêmes s'étendaient une chaîne de postes militaires : ici des brigands, des paysans, plus loin des déserteurs, partout des révoltés sur- gissaient à point nommé pour couper les communications en pillant les diligences. Voyager isolément sur les grands che- mins devenait impossible et l'on ne trouvait pas de guide, à prix d'or; Joseph en avait fait la lamentable expérience. Des officiers rompus à la discipline, habitués aux lois de l'hon- neur pouvaient bien encore se traiter en adversaires courtois et jouer à la chevalerie, mais déjà on sent percer, sous les mots de leurs correspondances et des cartels qu'ils s'envoient, la pointe du stylet plus que la lame de l'épée ; après la défaite de Rio Seco, Joachim Blake vaincu écrivait à Bessières vain- queur :

Monsieur le général.

Je remercie V. E. de l'humanité avec laquelle, elle m'assure avoir traité et devoir traiter dans la suite les prisonniers Espa- gnols; et de mon côté je l'assure que les français ne mécon- naîtront pas la générosité espagnole.

Il importe à V. E. et à moi de bannir de nos armées la férocité qui ne convient pas aux vrais braves. Tels sont je crois les principes de V. E. d'après sa réputation. Et je suis certain que V.E. appréciera la franchise avec laquelle jo lui déclare ne jamais reconnaître d'autre souverain que don Ferdinand de Bourbon, ou ses héritiers légitimes; et s'il était possible que cette famille infortunt'C vînt à s'éteindre entièrement, je ne reconnaîtrais pour souverain que le peuple espagnol loyalement représenté par des Gortès générales. Cette façon de penser n'est pas seulement la mienne, c'est celle de toute l'armée et de la nation entière, à l'exception d'un petit nombre d'hommes qui ne se gouvernent que par les sentiments d'un égoïsme intéressé.

Les lumières reconnues de V. E. me sont un sûr garant qu elle ne se trompe pas sur la souniission forcée des peuples réduits par les troupes françaises, et qu'elle la considérera sans esprit de paiti Que l'Empereur se détrompe; et s'il est vrai

292 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

qu'il soit doué d'un esprit philantrophique, qu'il renonce au projet de subjuguer l'Espagne; que ses succès particuliers soient les mêmes, il est de toute évidence que son frère ne régnera pas, ou ne régnera que sur des ruines désertes, et arrosées du sang des troupes qu'il destine à cette infâme entre- prise.

Malgré l'aversion que m'inspire la cause que V. E. défend, je l'assure de la haute considération que méritent ses éminentes qualités personnelles.

Le général eti chef de l'armée de Galice, Joachim Blake (1).

Les faits répondent trop bien aux paroles; dans la pra- tique, c'est moins la guerre que le saccage, moins la bataille que le massacre. Ecartons dans les deux camps les témoi- gnages passionnés; voici celui d'un agent secret de la police française, résidant depuis six mois à Barcelone; il n'est pas suspect de complaisance espagnole, il trace ainsi au ministre un tableau des misères de la Catalogne ;

... J'ai vu des officiers français qui avaient combattu à Auster- litz et à léna s'indigner d'être forcés de remporter ces faciles succès, mais le général et les soldats italiens veulent s'en servir... La semaine dernière, le riche village de Mataro a été livré au pillage et à l'incendie. Les religieuses ont été livrées à la brutalité du soldat napolitain. Ces détails sont vrais, malgré le certificat contraire que les menaces ont obtenu. La femme d'un habitant bien connu pour sa tranquillité et sa probité, restée seule à la maison, offrit à la troupe italienne tous les secours en son pou- voir. Elle est massacrée en se défendant contre les derniers outrages et sa maison pillée. Hier dimanche, jai vu sur la promenade publique porter ouvertement le fruit de la rapine. Des officiers italiens portaient à leurs doigts, montraient à ceux de leurs femmes les diamants qui avaient été leur partage. On nomme le magasin le général de cette division a pris son lot.

Un malheureux soldat français, en plein jour, tombait sous le

(1) 14 juillet 1808, AF IV, 164, i" dossier, 172.

LE REVi;n, D'UN PEUPLE 293

poignard d'un charretier catalan qu'il voulait obliger à faire un service requis et payé; un autre soldat venge à l'instant sur l'as- sassin la mort de son camarade et est lui-même poignardé par un autre furieux, sous les baïonnettes des soldats du corps de garde. Dans un village voisin, huit soldats trouvaient dans le vin qu'ils avaient sous la main du poison que des brigands y avaient jeté en partant.

Si cette guerre devait durer sous les auspices sous lesquels elle a commencé, elle deviendrait bientôt un enchaînement d'horreur et de forfaits particuliers. J'ai frissonné d'entendre dans le salon d'un négociant français menacer que S. M. ferait de l'Espagne un vaste cimetière. Heureusement cette doctrine de pillages et d'atrocités a déjà révolté les bons Français qui crai- gnent d'en partager les torts. Je serai peut-être le seul par lequel il pourra parvenir jusqu'à S. M. quelque notion de ce qui s'est passé à ce sujet à l'état-major. J'ai cru de mon devoir de mettre V. Exe à portée de juger s'il convient au service de S. M. d'être instruite que des généraux français se sont prononcés avec indi- gnation contre ce système...

Cette lettre parviendra en France par un bâtiment sous pavillon américain qui emmène beaucoup de gens timides qui retournent en France malgré les mille dangers de la mer (1).

Au milieu de ces passions déchaînées deux actes simul- tanés vinrent matérialiser toute la politique soit de Napoléon, soit de Joseph vis-à-vis de l'Espagne : un décret impérial (22 juillet) décidait la création d'une grande route de com- munication entre Paris et Madrid par Pau, Oloron et Sara- gosse; un manifeste royal (23 juillet) accordait une amnistie. Le premier prétendait affermir le contact régulier comme il sied de vainqueur à tributaire; le second ne comp- tait gagner ses sujets que par une indulgence timorée. A tous deux une grande déception répondit.

(1) Dépêche chiffrée de Blanchet à Champagny, 8 juillet 1808, vol. 675, fol. 332 à 334.

294 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

IV

Le général Dupont formait l'extrême pointe de la con- quête. C'était, en fait de vaillance, un chef ayant fourni ses preuves à Marengo, Pozzolo, Hasbach, Diernstein, Halle et Friedland (1). A l'automne de 1807, il commandait trois fortes divisions qui, sous le nom bizarre de « Corps d'observation de la Gironde » , étaient destinées à porter éventuellement du renfort en Portugal si les Anglais débarquaient des troupes nouvelles à l'embouchure du Tage. Dans les derniers jours de l'année, il reçut l'ordre de faire un pas en avant, et il entra en Espagne. Dire qu'il y trouverait le bâton de maréchal, la prophétie eût paru trop facile.

Pendant les mois d'hiver, ce fut une marche paisible; quartier général à Vittoria, puis à Valladolid, l'on mena aux frais des habitants une vie assez plantureuse. La troupe était médiocre, jeunes soldats non instruits de la classe anti- cipée de 1808, qui n'avaientjamais tiré un coup de feu même devant une cible; la cavalerie paraissait meilleure, bien que composée d'éléments disparates. Le général Belliard, en la voyant traverser Madrid, appelait cette armée c une pétau' dière », il louait cependant le soin de Dupont à former ses recrues. Quand la résistance régulière partit de Séville, l'Em- pereur ordonna de marcher contre elle, fixant Cadix pour but lointain. Sorti de Tolède, en gardant l'allure d'une troupe alliée en marche, Dupont s'avançait avec des effectifs réduits

(1) Pierre Dupont de l'Étang (1765-1840). Aide-de-camp du général Dil- lon (1792). Général de brigade (1793), de division (1797). Comte de l'Em- pire (1808). Privé de ses grades (1812). Ministre de la Guerre (1814). Député de la Charente (1815-1830). Retraité (1832).

LE REVEIL D'UN PEUPLE 295

à une dizaine de mille hommes. S'il paraissait téméraire de mettre entre Madrid et lui les défilés de la Sierra, la pensée de retrouver et de s'incorporer l'appoint de trois régiments suisses en garnison dans l'Andalousie encourageait sa con- fiance ; mais ces trois régiments demeurèrent sous le drapeau espagnol et leur fidélité, qu'on eût prévoir, aggravait l'im- prudence où les ordres de Bayonne jetaient le général fran- çais (1). Toute l'Andalousie s'agitait, en effervescence : 40,000 paysans s'enrôlaient, de vieux officiers quittaient leur foyer pour exercer les laboureurs; on voyait de paisibles bourgeois monter la garde autour des canons, on réunissait des fusils, on fabriquait des piques; les réquisitions fournis- saient chevaux et mulets.

Le 7 juin, dès le point du jour nos tirailleurs abordaient le pont d'Alcolea, dont les vingt arches de marbre noir sont au milieu des roseaux le passage de la rive gauche à la rive droite du Guadalquivir; les grenadiers espagnols se firent hacher par la garde de Paris sur la barricade; mais la troupe indisciplinée des volontaires d'Etchevari s'enfuit des hau- teurs malgré les efforts de son chef; notre cavalerie et les marins de la garde achevèrent la trouée. Avant deux heures de l'après-midi nous arrivions, toujours courant sur cette route [)oussiéreuse, en face de Cordoue. A notre approche la fusillade crépita derrière les créneaux du rempart, mais à notre sommation les murailles se dégarnirent; ce fut toute la résistance extérieure (2). Comme la porte avait frappé

(i) Il ne se faisait pas trop d'illasion sur la position anormale des troupes de son commandement puisqu'il écrivait à Vedel, dès le 23 mai, avec une certaine ironie : « Mes divisions vont se trouver à une belle distance : l'Es- curial, Tolède et Cadix! »

(2) Ces détails paraissent s'éloigner des récits habitutls des historiens; je les emprunte au journal manuscrit d'un Espa[|nol, témoin des événements, qui se trouve à Cordoue, à la bibliothèque de i'Ayuntamiento, Annales de la Ciudad de Cordoba par Don Luis Maria Ramirëz.

296 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

nos boulets ne se renversait pas, le major Teulet envoya des sapeurs qui en eurent raison à la hache. Les tambours bat- tirent la charge et l'on entra en tiraillant. Les rues étaient balayées par la mousqueterie et si des femmes furent atteintes c'était aux fenêtres. Un individu nommé Pedro Moreno ajusta le général Dupont et tua son cheval; il fut fusillé dans sa demeure avec tous les siens, sauf une jeune fille qu'un ser- gent français fit évader par compassion.

Grisés de l'odeur de la poudre et bientôt des fumées du vin, car ils pénétraient dans les maisons et les caves, baïon- nette haute, les vainqueurs ne se connaissaient plus : si la lutte cesse, l'orgie continue. Dupont fait battre la générale pour rallier les hommes; ils répondent plus ou moins à l'appel et se débandent encore. On établit deux camps en dehors de la ville, mais les portes sont encombrées de marau- deurs qui rentrent. On envoie des patrouilles, elles se mêlent aux pillards. On place des sauvegardes, elles rançonnent leurs hôtes (1). La discipline ne se rétablit qu'au bout de vingt-quatre heures, le 8 juin au soir, quand un ordre du jour de Dupont menaça des conseils de guerre, fit resti- tuer au Haras royal les chevaux qui avaient tenté les cava-*> liers mal montés et prescrivit la visite des sacs, ce qui mécontenta fort les soldats. Le surlendemain on régularisait la prise des caisses publiques; le payeur Plauzoles (un hon- nête homme à qui plus tard Napoléon confiera la garde des diamants de la couronne) reçut des mains du commissaire des guerres, Lacombe, environ 300,000 francs qui furent employés à la solde de l'armée ; le corregidor de Cordoue était présent, et on lui remit une décharge officielle. Il y avait en outre à l'archevêché une caisse de souscriptions patriotiques : 350,000 francs en tout; un état du général Legendre donne

(I) « li eût fallu un ofHrier prés de chaque 8o!dat pour l'empêcher ». Mémoires du ueiicral de fieiset, alors aide de camp du général Privé.

LE REVEIL D'UN PEUPLE 297

le détail de 255,540 francs distribués, selon le droit de la guerre, en larges gratifications aux officiers supérieurs, sans que le général Dupont la remarque n'est que justice, se soit prévalu pour lui-même d'une lettre ministérielle du 20 février 1808 qui l'autorisait à toucher 50,000 francs à titre de dépenses secrètes. Ces prises dispensèrent d'établir une contribution de guerre spéciale.

Le choc avait été trop brusque, la vie sociale demeurait arrêtée. Dans les églises fermées ou souillées, les offices sont suspendus, les cloches restent muettes. Les familles terrori- sées n'osent plus communiquer entre elles. La cité des Califes, outragée dans sa gloire, demeure farouche dans sa douleur. Pour rompre le charme, le 12 juin, c'était un dimanche, jour de la Trinité, le général Dupont ordonne de célébrer dans la cathédrale une messe militaire solennelle. Cette foule de soldats vainqueurs mais déguenillés présentait déjà un étrange contraste derrière les colonnes de marbre et sous les caissons dorés de la mosquée d'Abd-er-Rhaman; ils s'im- pressionnaient assez peu de l'harmonie des lignes d'un sanc- tuaire qui demande plus qu'aucun temple du monde le recueil- lement du silence; la semaine précédente avait mal préparé les troupes à des cérémonies pieuses; elles y assistèrent irrévérentieuses et bruyantes; le scandale des Espagnols s'en augmenta et se joignit à leur désir de vengeance. Le 16 juin, pour affecter sans doute la sécurité et en imposer aux habi- tants, Dupont, décidément en goût d'exercices religieux, voulut qu'on n'omît pas la procession traditionnelle de la Fête-Dieu où, derrière le clergé, nos compagnies se trou- vèrent seules. Comme elles rentraient dans leurs canton- nements, à travers les ruelles cailloutées et sinueuses, voilà qu'une rumeur se répand et les gens de Cordoue, invisibles tout à l'heure, s'agitent et se démènent : on affirme que \e& troupes espajjnoles railiees pendant nos dix jours d'inac-

298 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

tion... à Gapoue, vont cerner la ville et on les dit nom- breuses.

Dupont reconnaît l'urgence de quitter une souricière, puisque les renforts qu'il réclame tous les jours ne paraissent pas (1). Silencieusement, il fait rassembler son monde et n'attend pas la nuit pour reprendre la route de la montagne; détruisant ce qu'il peut du matériel, empilant ses malades sur 250 voitures. Son mouvement est salué des cris de joie des Cordouans ; d'abord surpris ils hésitent à croire à cette recu- lade ; puis ils osent nous suivre et, dans les ténèbres, harcèlent les traînards; sur la route, des cadavres français mutilés mar- quent bientôt la trace de la colonne. Andujar offre la res- source d'élablir largement les malades, mais c'est une ville ouverte, commandée par des collines et que l'on peut tourner par des gués. Dupont, sans être très soucieux d'accentuer sa retraite, envoie impatiemment au nord le commandant Baste et quelques marins de la garde pour se relier au.v troupes qui doivent lui arriver de Tolède, hier à titre de renfort, aujour- d'hui comme un indispensable soutien de communication. Sur l'ordre de Murât en effet, le général Belliard le 15 juin a mis en route la division Védel qui traverse les défilés, en dispersant les insurgés de garde aux passages. Cela établit tant bien que mal un trait d'union. Toutefois, à Madrid, Savary, qui commande maintenant, n'ose pas se dégarnir et donne comme unique renfort à Dupont le reste de son propre corps d'armée : les débris de la division Gobert, Départ tardif, marche lente, prescription de n'avancer pas loin et de se maintenir à Andujar. Les instructions venues de Bayonne, qu'il a reçues de l'Empereur par Berthier, abon- dent d'ailleurs dans ce sens; Napoléon va jusqu'à écrire que

(1) Il savait que les troupes du camp de Saint-Pioch s'approcliaient avec le généial Castanos, et que la flotte de l'aïuiral Piosilly venait de capituler (J 0 juin] à Cadix.

LE RÉVEIL D'I'iN PEUPLE 299

« Dupont a plus de forces qu'il n'en faut (1) " , « qu'un échec qu'il recevrait serait peu de chose « (2) Il craindrait 1 effet moral que produirait son retour du côté de Madrid. Le prince de Neuchâtel, naturellement, renchérit; il voudrait que l'on fasse rentrer Gobert et les « autres petites colonnes » . C'est au reçu de semblables dépêches que le duc de Rovigo, excel- lent courtisan cependant et admirateur convaincu du génie de l'Empereur, perd patience et écrit tout net : « S'il arrivait malheur au général Dupont, tout deviendrait un problème. On ne peut pas voir cela de Bayonne. »

Déjà la situation était bien compromise; et c'est le tort de Dupont, exécuteur strict sans doute des ordres précis de demeurer à Andujar, mais ordres qu'il aurait pu prendre sur lui de modifier en partie, à mesure que les circonstances variaient sous ses veux et qu'il demeurait, après tout, respon- sable de ses actes. En pareilles rencontres, celui qui a raison est celui qui lire, des anomalies qui l'accablent, les consé- quences les plus heureuses. Dupont négligea de s'assurer ce bonheur. Lui qui a toujours songé à reprendre l'offensive, se bornera maintenant à tenir « avec la dernière opiniâtreté )• . Il en a besoin, car voici qu'au matin du 15 juillet, sur l'autre rive du Guadalquivir, l'armée espagnole est déployée devant lui. Elle tend à gagner la droite pour passer le lleuve au gué de Menjlbar, si elle peut; plus loin, s'il est nécessaire, car elle ne craint pas dans sa position d'élargir son mouvement tour- nant. — Par une aberration, Védel, qui a mission de défendre Menjibar, n'y laisse qu'une garde réduite, et croit devoir aller, à six lieues de là, renforcer Dupont qu'il rejoint après vingt heures de marche, la nuit, par des sentiers affreux, à travers les marais et les ravins. Contre le bataillon français demeuré au gué de Menjibar, les Suisses de Reding ouvrent un

(1) L'Empereur au roi Joseph, 13 juillet 1808.

'2) Note pour le général Savary, 13 juillet 1808. Archives de la guerre

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violent feu de mousqueterie; ils le délogent. Le (général Gobcrt avec 900 fantassins, 200 cuirassiers accourt à la res- cousse. De trois vallées, 12,000 Espagnols débouchent; on se fusille, on charge, Gobert est tué; son monde recule dans la montagne jusqu'au premier village qui se nomme Baylen; pendant que les Espagnols, de leur côté, se replient parce qu'ils manquent d'eau et sont épuisés (1).

En même temps qu'il comprend l'erreur de rester coûte que coûte à Andujar (2), Dupont voit la faute de Védel; il le renvoie précipitamment reprendre le poste compromis, bien que ses troupes soient harassées au point de dormir debout appuvées sur le canon des fusils. Védel obéit; il atteint le pied de la montagne et Baylen même le 17 juillet à huit heures du matin. Il n'y trouve plus personne : ni les Espagnols qui n'ont osé y monter, ni les Français qui en sont repartis. Hier, il a quitté Menjibar malgré ses ordres, pour faire jonction dans la vallée avec Dupont; aujourd'hui il va quitter Baylen sans instructions, pour faire jonction avec les débris de la division Gobert, repliés vers les hauteurs; il semble hanté par la crainte de demeurer isolé. Il s'éloigne donc encore un peu plus du général en chef et gravit la seconde pente de la Sierra jusqu'à Guarroman; il pousse jusqu'au troisième plateau, à la Caroline. Il prétendait ainsi s'établir solidement contre l'en- nemi, dans les gorges. Dupont, à qui il fait parvenir ces ren- seignements incomplets et ces nouvelles pessimistes (après- midi du 18 juillet), Dupont à ce coup voit la sûreté de ses

(1) Journal du général ion Juan Bouligny. AF IV, 1606, 5' dossier, pièce 47.

(2) Dans sa dépêche à Vedel (17 juillet, 11 heures du matin), Dupont écrit : «... L'essentiel n'est pas de garder Andujar, mais de battre l'ennemi et de rester maître de nos communications. »

C'est le texte fourni par le colonel Clerc (Capitulation de Baylen, p. 171). Citant cette même dépêche, le colonel Titeux (/ie Général Dupont, t. II, p. 432) omet précisément le mot sur Andujar, ce qui rend le sens moins précis sans le moditier.

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communications vraiment compromises; il ordonne immé- diatement le départ d'Andujar, mais à la nuit seulement, afin d'éviter de donner l'éveil comme il est advenu à Cor- doue. Pendant les quelques heures qui lui restent, il pré- pare en grande hâte l'évacuation de 1,500 blessés ou malades, il barricade derrière lui le pont du Guadalquivir n'osant le faire sauter, place ses ambulances, ses bagages et son parc au milieu de la colonne et assure son arrière-garde par la compagnie de marins. Celte longue file occupait l'espace d'environ dix kilomètres. L'allure était très pénible; la nuit orageuse, sans un souffle d'air, laissait les hommes hors d'haleine et les chevaux ruisselants. Vers trois heures du matin, les éclaireurs de l'avant-garde se heurtaient dans l'obscurité à des sentinelles ennemies sur le pont du Rumblar. Celles-ci étaient depuis la veille; elles appartenaient au corps du général Venegas, à la division Reding qu'appuyait la division Coupigny. Comme ils se préparaient à marcher de l'avant, les Espagnols se trouvaient sous les armes malgré l'heure matinale; leurs chefs, déjà en conférence, furent vite d'accord pour les étager en trois échelons sur les collines boi- sées qui dominent la route. On n'eut qu'à tourner la gueule des canons pour les mettre en batterie contre nous. Sur un petit espace, gardant l'avantage de la position, l'autorité écra- sante du nombre (25,000 Espagnols contre 7,000 Français), la ligne ennemie présentait une forme circulaire qui laissait peu de prise à l'attaque. Des deux côtés, les trompettes de cava- lerie sonnèrent la charge, un engagement à l'arme blanche entama l'affaire. Pendant ces courts instants les sections françaises accéléraient l'allure, se déployaient dès qu'elles avaient franchi le pont malgré les zigzags d'un chemin qui a quatre coudes successifs; le soleil se trouvait déjà haut quand elles débouchèrent sur le champ de bataille, haletantes d'une nuit sans sommeil et d'une marche précipitée. Dupont, au fur

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et à mesure de leur arrivée, les faisait filer sur le centre etrrun élan énergique les lança contre les maisons de Baylen. Les dragons du général Privé s'étaient montrés admirables; les cuirassiers enfoncèrent les escadrons du régiment de Farnesio, mais au prix de la moitié de leur effectif. Les colonnes d'at- taque d'infanterie s'avancèrent jusqu'à 300 mètres descanoas ennemis, mais les feux de peloton les décimèrent. Arrivés les derniers, les marins de la garde étaient portés, en renfort, tantôt à droite, tantôt à gauche, partout le nombre les écrasait. Les garrochistas^ escadron de volontaires, cavaliers consom- més, armés de la lourde lance dont se servent les bouviers andalous quand ils veulent renverser les jeunes taureaux pour les marquer au fer rouge, frappaient nos petits fantassins comme le picador dans la plaza ensanglantée abat et perce une bête éouisée. Dupont voulut tenter une diversion par des sentiers de chèvres; il y réussit un instant; du haut des bois d'oliviers la fusillade nous fit déloger. En vain pour ranimer l'énergie, il fait présenter devant le front de bataille deux étendards espagnolsque les dragons ont enlevés. «Vive l'Em- pereur! » crient machinalement quelques hommes; ces tro- phées de leurs prouesses n'excitent plus leur ardeur à lesrenou- veler. La soif étreint la gorge, et les conscrits, noirs de sueur, de poudre et de poussière, s'affalent sur les gazons brûlés.

Dupont vient de recevoir une balle dans les reins. La vraie blessure, c'est le désespoir de se sentir cerné ; il espère et attend Védel qu'il croit tout proche, Védel qui lui ouvrira un passage, s'il prend l'ennemi à dos. Cependant le temps s'écoule et nul secourir ne paraît; comme il est impossible que la canonnade ne parvienne pas en écho dans la Sierra à travers les gorges, le général conclut que son lieutenant est fort éloigné. La lassitude d'une journée caniculaire accable les deux adveisiires; la mousqueterie s'affaibht; à cette trêve, les compagnies suisses qui marchent avec nous vont silen-

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cieusement rejoindre, de l'autre côté, leurs camarades du régiment de Reding et désertent la mauvaise fortune. Cette débandade achève la démoralisation. Il n'y a plus de com- battants, mais des maraudeurs qui cherchent en désespérés un ruisseau pour étancher leur soif. Le combat avait com- mencé à trois heures et demie du matin (1), il était midi (2), le quart des hommes engagés jonchait la plaine. Dupont, blessé, énervé, inquiet à la pensée de voir déboucher d'un moment à l'autre derrière lui Castanos qui le prendra entre deux feu.x, se trouble et frémit; il envoie le capitaine de Vil- loutreys, qui joint au prestige d'être écuyer de l'Empereur le mérite de parler l'espagnol, vers le général Reding, afin de tenter de suite le meilleur accommodement. Une suspension d'armes c'est une dernière chance, elle peut sauver bien des choses; son parlementaire va la demander aux Espagnols que cet aveu d'impuissance étonne, enchante et enivre. Déjà ils ne parlent plus d'armistice mais de reddition, les plus acharnés crient : « A discrétion ! »

Pendant que l'on part sur la route de gauche chercher Castanos afin de débattre les conditions, sur la route de droite arrive enfin Védel qui, réveillé le matin au bruit du canon, a mis cinq heures pour faire douze kilomètres et gaspillé son temps en haltes inopportunes. Il trouve entre ses camarades et lui un obstacle imprévu : le corps du général Reding fer- mant la boucle de l'anneau qui enserre Dupont; les officiers espagnols lui annoncent des pourparlers; il n'y veut pas croire et enlève un de leurs bataillons ; ils crient, un peu brus- quement, à la trahison. Dupont, averti, conclut que cette reprise d'hostilités compromet la négociation en cours, question de vie ou de mort pour lui; il fait dire à Védel

(1) Joinnal fie don Juan Boutit/ny. A. F. IV, 1606.

(2) Leltre de Dupont à Savary, 22 juillet 1808. A. F. IV, 1606, 5= dossier, pièce 51.

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sa détresse et lui prescrit de demeurer en repos. Son subor- donné a reconnaître le bien fondé des ordres de son chef, car, par la route demeurée libre derrière lui, il ne s'échappe pas. S'il peut encore tenter une lutte, il croit qu'elle sera sans issue heureuse, et il calcule qu'il ne sauvera pas plus de 1,500 hommes de sa division en face de milliers d'ennemis postés dans ces défilés. Il acquiesce donc aux con- ditions qui lient son sort à celui de Dupont, lequel lui ordonne formellement de reprendre ses positions de la veille au soir a pour ne point gâter tout ce qui était déjà fait » .

Pendant deux jours entiers, 20, 21 juillet, dans une auberge à mi-chemin sur la grande route d'Andujar, on dis- cute. Dupont qui semble éperdu a envoyé comme négociateur le général de brigade Ghabert qu'accompagne le capitaine de Villoutrevs, très remuant et empressé. Il a prié de se joindre à eux un personnage que sa mauvaise étoile a conduit sur ce théâtre de malheur : M. de Marescot, inspecteur général du génie (1). « Personne, lui dit-il, n'est plus en état que vous d'adoucir notre sort. » En effet, Marescot connaît Castanos, sa valeur militaire est indiscutable, son impartialité sera plus libre puisqu'il n'a pas pris part aux opérations de Dupont, enfin, il est persona grata auprès de Napoléon, qui l'apprécie depuis le siège de Toulon, vient de le nommer comte de l'Empire, et d'accorder une place de dame du Palais à sa femme, parente de l'Impératrice. Le général Marescot tout d'abord a décliné cette commission si pénible pour un officier français; enfin, justement parce qu'on lui fait remarquer qu'il

(i) Armand Samuel de Marescot (1758-1832), capitaine du génie avant la riévolution. Se distingua aux sièges d'Anvers, Lille, Toulon, Maubeuge. Landrecies, Maëstricht. Général de division (1794). Premier Inspecteur général du génie (1800). Envoyé pour examiner les places fortes d'Espagne, il se trouva par hasard a témoin » à la signature de la capitulation de Baylen; destitué sans cause et emprisonné sans jugement (1808); rétabli dans ses grades par Louis XVIII; appelé au servie par Napoléon lui-même aux Cent- Jours. Pair de Fiance (1819). Membre de l'Académie des Sciences.

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est plus indépendant puisqu'il ne fait pas partie de l'armée qui vient d'envahir l'Andalousie, il se dévoue et accepte le rôle de « témoin « . Gastanos étale des exigences, soutenu, excité par les commissaires de la Junte de Séville : le comte de Tilly et don Ventura Escalante, accourus à la curée des vaincus, comme les corbeaux après le combat.

La détresse des Français augmente d'heure en heure l'au- dace des Espagnols que tout vient servir à souhait : la disette qui commence, la température qui s'accroît, le temps qui s'écoule. Voici un dernier coup : des paysans ont arrêté dans la montagne un cavalier français isolé : c'est M. de Fénelon, officier d'ordonnance de Savary, les dépêches dont il est por- teur révèlent que loin de pouvoir secourir l'armée de Dupont, Madrid, dégarni et menacé, attend avec impatience le retour des troupes engagées dans l'Andalousie. Dès lors Caslanos prétend ne plus lâcher cette proie précieuse, sachant quel double intérêt il tient dans sa main ; à un adversaire démo- ralisé il refuse toute autre chose qu'une capitulation pure et simple. Les termes en sont arrêtés :

Les troupes françaises sous les ordres du général Dupont sont prisonnières de guerre; la division Védel et les autres troupes françaises en Andalousie exceptées (1). (Art. 1".)

Elles conserveront généralement tous leurs bagages et pour éviter tout sujet de trouble pendant la marche, elles remettront leur artillerie et autres armes à Tannée espagnole, qui s'engage à les leur rendre au moment de leur embarquement. (Art. 3.)

Elles sortiront de leur camp avec les honneurs de la guerre, chaque bataillon ayant deux canons en tête, les soldats armés de leur fusil. (Art. 4.)

Les troupes du général Védel, ne devant pas déposer les armes, les placeront en faisceaux sur leiir front de bandière. (Art. 5.)

Elles se rendront à San Lucar par journées d'étapes, avec les séjours nécessaires, pour y être embarquées sur des vaisseaux avec

(1) Vcdcl acquiesça au traite qui le coujprenait dans la capitulation par une lettre du 21 juillet. Général de At.teciie, t. IV; colonel Titecx, t. II, p. 53G.

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306 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

équipag-es espagnols, et transportées en France au port de Roche- fort. (Art. 6.)

L'armée espagnole assure leur traversée contre toute expédition hostile. (Art. 7.)

Messieurs les officiers conserveront leurs armes et î ?s soldats leurs sacs. (Art. 8.)

Logements, vivres et fourrages seront fournis sur le pied des troupes espagnoles en temps de guerre. (Art. 9.)

Les officiers généraux conserveront chacun une voiture et un fourgon; les officiers supérieurs une voiture, sans être soumis à aucun examen. (Art. IL)

Les voitures prises dans l'Andalousie seront examinées par M. le général Chabert. (Art. 12.)

Les blessés et malades seront traités avec le plus grand soin, et transportés en France, aussitôt leur guérison. (Art. 14.)

Gomme dans plusieurs endroits et notamment à l'assaut de Gor- doue, plusieurs soldats, au mépris des ordres de MM. les généraux et malgré les soins de MM. les officiers, se sont portés à des excès dont la conséquence est inévitable dans les villes qui font résistance au moment d'être prises (1), MM. les généraux et officiers pren- dront les mesures nécessaires pour découvrir les vases sacrés qui peuvent avoir été enlevés, et les restituer, s'ils existent. (Art. 15.)

... Pour éviter la grande chaleur, la marche des troupes s'effec- tuera de nuit, en évitant le passage dans les villes de Gordoue et Séville. (Art. 17.)

Il est convenu par les généraux des deux armées qu'il sera ajouté comme articles supplémentaires ce qui pourrait augmenter le bien-être des troupes françaises pendant leur séjour en Espagne et la traversée. (Art. 21.)

Xavier Gastanos.

Gomte de Tilly, représentant et député de la Junte suprême de Séville. Ventura Escalante, capitaine général de l'armée de

Grenade. ,

Général Ghabert. Gomme témoin, le général de division Marescot.

(i) Los cxr.psos nue son consicjuientes e inévitables en las ciudades qiie har.en tesistancia al tietnpo de sei- tornadat.

LE RÉVEIL D'UN PEUPLE 307

Chabert, un vieux soldat de Sambre-et-Meuse, et un officier général de la valeur de Marescotcrovaient-ils forfaire à l'hon- neur en mettant leur signature au pied de cet acte? Certaine- ment non. En acceptant cette convention, dont les mots sont visiblement pesés avec soin, Dupont, dans une bonne foi un peu naïve, a pu se dire qu'il conservait à l'armée des milliers d'hommes, aujourd'hui réduits à l'impuissance, qui dans quelques mois reviendraient au combat. Il obtient dci conditions louangeuses et honorables, et les Espagnols expliquent eux-mêmes à quel titre : « A cause de sa belle et glorieuse défense contre une armée infiniment supérieure en nombre » La préoccupation des bagages a-t-elle dominé de façon évidente les clauses dél)altues (l)? Ces stipulations particulières furent-elles accordées par les généraux espa- gnols comme une marque de courtoisie ou par une adresse perfide qui permettait de mettre en relief les rapines de leurs adversaires? Un point est acquis : la quantité de ces ba/^ages s'est trouvée fort exagérée (2). Il semble qu'il en soit de même de leur nature et de leur valeur.

On avait pu piller à Cordoue ni plus ni moins qu'il arrive en pareil cas; la précipitation du départ imprévu n'aurait même pas permis d'emporter tout ce larcin accumulé par des vols méthodiques; il n'était donc point dans nos fourgons.

Les Français avaient souscrit, mais sous la forme dubitative,

(1) Beaucoup d'officiers français ignorèrent d'abord cette clause à leur avantage; Torkxo (t. I, p. 375) repousse pour eux le reproche d'avoir voulu conserver un butin.

(2) La Relacion de los générales, oficiales y tropas de la division Dupont que rindieron las armas al exercito Espanol ne mentionne, outre 8 fourgons d'outils et 138 caissons, que 16 voitures, ce qui serait loin de « l'immense con- voi », de la 11 tile de chariots » dont parlait, en février 1812, Regnaud de Saint-Jean d'Angély, dans son rapport tendancieux au ConseiJ d'enquête. Le colonel Clerc, La Capitulation de Baylen, p. 219-220, conclut, en forçant les chiffres, à un maximum de 200 charrettes ou voitures réquisi- tionnées pour transporter les porte-manteaux des officiers d'une armée de 18,000 homme».

308 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

à cet article 15 exigé des Espagnols pour éviter, disaient-ils, tout prétexte aux fureurs des " fanatiques » et des « patriotes» le long de la route qui, de Baylen à Cadix, devait être par- courue dans un pays en ébullition. La rédaction était à la fois injurieuse et justificative. Et la prétention tourna à l'apologie de Dupont, car si dans les bagages il s'était trouvé des orfè- vreries d'église, les Espagnols n'eussent pas manqué de le proclamer bien haut : c'eût été la justification de leurs soup- çons et de leur colère; or, pour tout achever d'un mot sur ce point : pas plus à l'inspection des officiers français, au départ, qu'à celle des Espagnols, à l'arrivée, ni au pillage des forcenés à Puerto Santa Maria, on n'a fait mention officielle d'objets appartenant au culte; la foule se fût certainement jetée sur les profanateurs désarmés, un prêtre eût respectueu- sement rapporté en triomphe dans l'église la plus voisine le calice ou le ciboire que personne autre n'aurait osé toucher. Si l'on parla, sans préciser, de bijoux déposés à la trésorerie, il ne peut s'agir que de l'argenterie de Dupont qui, en effet, fut prise; l'habitude n'est pas en Espagne de verser aux caisses publiques les vases consacrés.

En résumé, Dupont, imprudent puis malchanceux, en un jourd'affolement s'était montré inférieure son passé; il s'était senti entre les mains un instrument débile avec ces jeunes conscrits, presque des enfants à moitié épuisés; car ce fut à Séville une vanterie fort inexacte de saluer les soldats de Cas- taîïos comme « les vainqueurs des vainqueurs d'Austerlitz » , Les Es[)ngnols, dans l'enivrement d'un triomphe inat- tendu (l), auraient pu massacrer les débris d'une troupe à leur merci. Ils devront à jamais regretter d'avoir souillé les lauriers de Baylen par la façon déloyale et barbare dont ils exécutèrent les clauses du traité.

(1) « Je crus que le ciel m'envoyait un songe. » Castanos à la Junte de Séville, 24. juillet 1808.

.LE REVEIL D'UN PEUPLE 309

Évitant par prudence les grandes villes, les prisonniers marchèrent en deux colonnes, du 23 juillet au 2 août. On les cantonna misérablement, en attendant rembarquement. L'amiral anglais fit naturellement des difficultés et posa des conditions léonines pour les laisser passer. La Junte de Séville s'avisa alors qu'elle ne possédait pas de bateaux de transport et parla de déchirer la convention d'Andujar. Cas- taiios s'opposa à un acte qui blesserait son honneur; Morla, au contraire, homme lâche devant la populace, estima qu'on pouvait méconnaître des promesses irréalisables. Mêlant à sa mauvaise foi des reproches trop justifiés à l'adresse de la con- duite de Napoléon vis-à-vis de la famille royale, il prétendit couvrir la déloyauté espagnole de la déloyauté impériale, et invoqua, avec fourberie, la loi de la nécessité. C'est alors qu'eurent lieu, à Puerto Santa Maria, des scènes atroces, dignes de cannibales, contre les malheureux prisonniers; la fureur populaire vint au point que les soldats espagnols durent tirer sur leurs compatriotes; il fallut qu'un prêtre, porteur du Saint-Sacrement, se jetât devant le général Privé afin de le sauver des assassins. Pour quelques centaines d'hommes, à la suite des généraux, qui furent expédiés à Toulon et à Marseille, tous les autres, entassés indignement sur les pon- tons de Cadix, devaient fournir, plus tard, les malheureuses victimes de l'odieux internement de l'île de Cabrera. Mais la violation brutale de la convention d'Andujar ne peut atteindre la mémoire du général Dupont; elle serait plutôt à sa décharge, puisque c'est de n'en pas tenir compte que résulta la catastrophe finale.

Telle fut la bataille, en soi peu importante, et .a capitula- tion, moralement considérable, de Baylen (1).

(1) 8,242 prisonniers du corps même de Dupont et environ 9,000 de la division Védel; 40 canons perdus et 1,100 Suisses déserteurs. Les pertes espagnoles avouées comprenaient 735 morts, 243 blessés. (Lettre de Cas-

310 L*E.SPAGNE ET NAPOLÉON

Les Espagnols qui défendaient leurs foyers marchaient à la croisade, et tout les soulevait (1). Au gué de Menjibar, quand ils coupaient la retraite des vainqueurs de Gordoue, ils avaient re- marqué que c'était le 16 juillet, jour anniversaire de la bataille de Las Navas six siècles auparavant Alphonse de Gastille, en écrasant les Maures, avait sauvé la chrétienté et fondé l'indé- pendance nationale. Après Baylen, le général Gastanos re- tourne à Séville pour faire hommage de la victoire à Ferdinand le Gatholique et déposer sur le tombeau du héros de l'Espagne la couronne de lauriers que lui offraient les Sévillans (2). Il entoura ce patriotique sanctuaire des drapeaux de l'envahis- seur Napoléon, comme le saint roi avait fait flotter autour de sa victorieuse bannière les étendards de l'envahisseur Mohamed.

Au milieu d'un enthousiasme qui s'augmentait de leur sur- prise, les Espagnols considérèrent d'abord leur triomphe avec une certaine sérénité. « Pesée à la balance de la raison, la victoire tient presque du prodige » , a écrit l'un d'eux. Une adresse de la Junte de Truxillo à la Junte centrale résume bien cette même réserve :

Cette victoire a été l'effet d'une combinaison de circonstances telles, qu'elles semblent appartenir absolument à l'empire du hasard. Les généraux espagnols qui ont eu part à cette affaire peuvent le dire (3).

tanos à la Junle de Séville, 27 juillet 1808. Lettre de Whittingham à Dalrymijle, 25 juillet 1808).

JNous avions perdu un millier d'hommes, plus 30 ofliciers tués et 103 blesses. Martimen, Tahleaux des officiers tues et blesses pcmlant les guerres de l'Empire.

(1) i< Le véritable et réel avantage qui soutint les Espagnols d.'ni cette céiènro jcurnée, ce fut le noble enthousiasme qui les animait, ce fut le sentiment de la justice de leur cause, tandis que les Français, découragée au nùlieu d'un peuple qui les de'lestait, conservaient bif'n la valeur de la discipline et celle qui leur est propre, mais non celte exaltation sublime dont ils avaient émer- veillé le monde » . Tobéno, t. I, p. 374.

(2) -MiOT DE Melito, M<'moiics, t. III, p. 18.

(3) 28 mai 1809, vol. 679, fol. UG.

LE KÉVEIL D'UN PEUPLE 311

Bientôt, on étala davantage les mérites des chefs avec la vaillance des soldats. Pour satisfaire ce sentiment de chau- vinisme, quoique l'honneur de la journée appartînt en fait au général Reding (1), un Suisse, on mit bien en avant Castanos, parce qu'il fallait un nom espagnol (2). Malgré l'exar;c- ration dans la vantardise, le patriotisme recevait l'impulsion la plus vigoureuse, l'invasion se trouvait arréu'^e, le charme surtout était rompu. Les armes impériales pouvaient donc être malheureuses? La fortune de César devenait vulné- rable. A l'Europe entière il sembla qu'un voile se déchirait. L'impression fut universelle.

Napoléon s'en trouva atteint plus que personne (3). L'amer- tume de sa douleur était légitime, sa fureur se fit injuste, sa

(1) Théodore Rcding, du canton de Schwitz, entré au service de TEspa^jne. Maréchal de camp (1795). Gouverneur de Malaga. Lieutenant ge'néra! (1808); fut repoussé de la Catalogne par Gouvion Saint-Cyr et mourut en 1809 de «es blessures.

(2) Don Francisco Xavier comte de Castanos (1758-1852). Colonel (1795), lieutenant général (1802). Capitaine général de l'Andalousie (1808) ; de la Catalogne (1815). Président du Conseil de Castille (18S5-1833). Créé duc de Baylen (1833). Tuteur de la reine Isabelle à la chute d'Espartero (1843). Son caractère souple l'avait fait surnommer el gitano, le « bohémien ».

(3) " Chez lui le politique et le chef d'empire n'étaient pas moins frappés. Connaissant seul les ressorts multiples, mystérieux, compliqués par lesquels il agissait sur tant de nations et les faisait servir à ses fins, il pouvait seul comprendre à quel point la répercussion de l'échec subi en Espagne les avait tous dérangés et faussés. Seul il pénétrait jusqu'au fond de son malheur; au delà des effets directs du désastre, visibles pour tous, il en découvrait d'autres, ignorés du public, mesurait leur gravité redoutable, et résidait aussi l'une des causes de cette fureur et de cette peine, de cette douleur vraiment forte qu'exhalaient toutes ses lettres. Dans la perte des trois divisions de Dupont, suivie de la retraite sur l'Ebre, il ne voyait pas seulement une atteinte à la gloire immaculée de nos drapeaux, à son renom d'invincible, à ce prestige qui faisait partie de sa force, il voyait encore !a ruine de toutes ses combinaisons, tant défensives qu'offensives. Le résultat de Baylen c'était d'abord le recul indéhni de ces vastes opérations dan» l'Orient et sur les mers au delà desquelles apparaissaient la paix avec l'Anglais, la fin de la grande querelle; c'était aussi la révolte du continent tout entier redevenue possible, l'établissement impérial menacé d-ms toutes se» parties. » Albert Vandal, Napoléon et Alexandre 1", t. I, p 266.

312 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

colère demeura implacable (T. Le Moniteur écrasait d'une érudition de pédant le malheureux Dupont « entraîné à sa perte, comme Sabinus Titurius, par un esprit de vertige et s'étant laissé tromper par les ruses d'un autre Ambiorix » (2). Dans une lettre intime, Napoléon qualifie « l'horrible catas- trophe » : « un des actes les plus extraordinaires d'ineptie et de bêtise » (3). A un autre il dit : «J'ai une tache sur mon habit. Il Croyant s'éviter le ricochet de la responsabilité d'un désastre qui l'irrite, désormais, lui qui savait si bien dans ses glorieux Bulletins voiler les moindres défaillances, il s'efforcera d'accentuer, de souligner, avec une fréquence qui reste un problème psychologique, le revers de Baylen. Il pré- tend flétrir des officiers français malgré les Espagnols qui

(1) En septembre 1808, une commission d'enquête nommée directement par lui se trouva fort embarrassée pour préciser le tribunal compétent, le délit à reprocher et la pénalité à fixer; elle estima, pour se tirer d'affaire, que les généraux incriminés devaient comparaître devant une commission spéciale choisie par l'Empereur.

Arrêtés au mois de septembre, à leur débarquement en France, les géné- raux furent détenus à l'Abbaye (décembre 1808). La procédure étant terminée (février 1809) sans conclusion d'aucune sorte contre « les coupables » , Dupont fut mis en liberté, sous la surveillance de la police, et Védel relaxé.

A l'improvisie, en février 1812, Dupont de nouveau arrêté comparut devant un conseil extraordinaire composé de Berthier, Moncey, Bessières, Clarke, Régnier, Lacépède, Laplace, Defermon, Talleyrand, Boulay de la Meurthe et Muraire ; présidé par Cambacérès. Le rapporteur fut Piegnault de Saint-Jean d'Angély. On n'entendit ni témoins ni défenseurs; on ne permit même pas la lecture des mémoires explicatifs de Dupont ; et cependant on pro- nonça sa destitution (1" mars). Cet arrêt arbitraire, l'Empereur l'aggrava encore en y substituant la détention; il fit conduire Dupont au fort de Joux. En juillet 1813, le prisonnier est mis en surveillance à Dreux. C'est que le Gouvernement provisoire vint le chercher pour lui confier le portefeuille de ministre de la guerre (avril 1814). Le procès, qui n'avait fourni aucune preuve, fut cassé pour illégalité (novembre 1814). Appendices. XIV.

(2) On remarquera le choix de cette comparaison « classique » agréable- ment tirée du d,; Bello Gallico ; on eut soin d'oublier les légions de Varus, dont le rapprochement semblait assez naturel, pour aller chercher l'analogie d'un chef gaulois, Ambiorix, vainqueur de» généraux romains, mais à son tour vaincu par César.

(3) Lettre à Caulaincourt, 5 août 1808, Recueil Lecesibe, t. L

LE REVEIL D'UN PEUPLE 813

reconnaissent leur vaillance, malgré les juges qui ne peuvent découvrir leur culpabilité, malgré les témoins à qui il impose silence. En dépit de tout le monde, il crie sur les toits et veut proclamer « infâme » cette capitulation certainement lamen- table, mais dont on citerait plus d'un exemple analogue dans sa propre histoire militaire (1).

Il semble que d'accord avec la vérité, l'honneur de l'armée française soit plus satisfait, mieux défendu, si l'on repousse la légende que par une vanité égoïste l'Empereur voulut accréditer en faisant passer ses soldats pour des poltrons, ses officiers pour des voleurs et l'un de ses meilleurs généraux pour un lâche plutôt que pour un vaincu.

(1) C'étaient des capitulations sans condition qu'il avait imposées à Mack (Uliii), au prince de Hohenlohe (Prenziau), à Bliicher (Ratekau et Lubcck). 11 avait fait maréchal d'Empire Serrurier, qui capitula à Verderio; et n'avaient-ils pas capitulé aussi, en gardant leur honneur et leur renom mili- taire : Monnier à Ancône, Kléber à El Arisch, Belliard au Caire, Menou à Alexandrie, Junot à Cintra'

CHAPITRE IV

LK ROI « INTRUS V

(Juillet-Octobre 1808)

La nouvelle cle Baylen parvient à Madrid. Joseph évacue précipitamment la ville (30 juillet). Défections. Retraite sur Burgos. Découragu- raent des ministres : abandon du corps diplomatique. On se réfugie derrière l'Ebre.

Enthousiasme populaire à Madrid. Castanos se réserve. Entrée et mau- vaise conduite des Valencieus. Le conseil de Castille annule tous les actes du gouvernement « Intrus. « Indiscipline des troupes françaises. Barce- lone livrée aux soldats italiens. I-ettre de Thomas Morla au général Védel.

^Napoléon envoie en Amérique M. de Sassenay auprès de M. de Liniers, vice-roi de la Plata. Echec de cette mission. Soulèvement patrio- tique de toutes les colonies espagnoles qui proclament Ferdinand VII,

Les troupes de la Romana en Danemark. Refus de prêter le serment à Joseph. Évasion facilitée par les Anglais.

Positions des armées espagnoles. Conseil de guerre à Madrid. Anarchie; pensée d'un régent : Léopold de Bourbon. Projets et offres du duc d'Orléans. Junte suprême à Aranjuez (25 septembre). Ouverture des séances, personnel et ministres. Alliance avec l'Angleterre. Députés des Asturies, députés de Séville à Londres. Enthousiasme en faveur de l'Espagne; secours de toute nature envoyés. Wellesley en Portugal; capitulation de Cintra. Nombreux agents anglais dans la péninsule. Le roi Joseph à Vittoria. Mesures financières désastreuses. Tenta- tives pacifiques des » joséphistes » , lettre de d'Urquijo à l'évêque d'Orenze.

Impiudentes mesures militaires de Joseph. Menaces de l'Empereur.

Éuteute à Madrid contre l'ambassadeur Slrogonoff.

I

Les dé[)éches de l'aide de camp de Savary, si malencontreu- sement arrêté au moment des pourparlers du général Dupont par les patrouilleurs espagnols, avaient révélé à Caslaiîos

LE ROI '< INTRUS >• 315

l'embarras du roi Joseph dans sa caj)itale. La position cri- tique parut, après Baylen, intenable. Parvenu à Madrid par des correspondances privées dès le 26 juillet, de telles nou- velles vont vite, le premier avis du désastre s'était trouvé con- firmé par l'arrivée des blessés du régiment suisse du colonel d'Affry. Villoutreys, en posture de prisonnier et tristement escorté de dragons espagnols, apporta le récit officiel le 29 juillet au matin. Joseph n'éprouva pas d'hésitation : battre en retraite. Il ne gardait aucune illusion et depuis une semaine sa correspondance multipliait à son frère les expres- sions du plus complet découragement :

Nous n'avons bientôt plus le sou; Henri IV avait un parti, Phi- lippe V n'avait à combattre qu'un compétiteur; et moi j'ai pour ennemie une nation de douze millions d'habitants, braves, exaspérés au dernier point. Les honnêtes gens ne sont pas plus pour moi que les coquins. Non, Sire, vous êtes dans l'erreur : votre {jloire échouera en Espagne. (2^: juillet 1808.)

La nation est unanime contre nous. Vous avez vu 89 et 93; il n'y a pas ici moins d'enthousiasme ni moins de rage. (26 juillet.)

Nous n'avons pas un partisan ; la nation tout entière est exas- pérée. (2S juillet.)

Joseph n'exagérait pas; le vide se faisait autour de lui sans délai ni pudeur : les ministres s'absentaient, les fonction- naires s'enfuyaient ou se cachaient; ses officiers espagnols, sauf cinq ou six, se retirèrent; il y avait 2,000 personnes employées dans les écuries royales; toutes, en un instant, disparurent et le 30 juillet on ne trouva plus un postillon quand il s'agit de sortir les attelages (I). On tira du Palais et des magasins tout ce qu'il était possible d'emporter avec soi, et l'on pressa le départ (2). Les Madrilènes disaient en

(1) Détail fourni par Joseph lui-même (leUre du 31 juillet, datée de Cha- martin) dans un passage qui a été omis dans ses Mémoires, mais qui figure dans l'original de sa lettre aux Archives nationales. AF IV, 1611.

(2) MiOT DE Melixo, Mémoires, t. III, p. 14.

316 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

ricanant : « Joseph a mis dans sa poche la couronne qu'il n'a pu mettre sur sa tête, w Exagération, car le convoi fut forcé- ment court avec des moyens de transport si restreints. A Chamartin, les paysans brûlèrent les roues de leurs chariots pour ne pas être obligés de les livrer à « l'intrus « . C'est ce jour-là même que, de Bordeaux, Napoléon écrivait : « Je trouverai en Espagne les colonnes d'Hercule, mais non les limites de mon pouvoir. " Son frère avait le droit de penser qu'un pareil optimisme voulant trop prouver ne signifiait rien.

Au milieu de l'extrême confusion chacun s'agitait à l'aven- ture. Savary, après avoir émis l'avis très énergique de fortifier le Betiro, s'en allait. Le Roi ne prenait pas le temps de pré- venir de sa retraite l'ambassadeur de France; c'était Belliard, « gouverneur » de la ville qui, deux heures avant de relever les derniers postes militaires, avertissait La Forest ; et celui-ci, jetant dans un fourgon les papiers de sa chancellerie, avait la présence d'esprit d'emporter le grand portraitde l'Empereur «qui pourrait être insulté» (1). Deux mille Français habi- taient la ville, en majorité des blessés et des malades; ils se précipitèrent, plus ou moins valides, par la porte des hôpi- taux afin de ne pas demeurer en dehors de la protection des troupes. C'était un exode. Le règne avait duré dix jours. «On prit, dit naïvement Joseph dans ses Mémoires, la même route (jue pour venir. » La parole sévère portée plus tard, en d'autres circonstances, par le chancelier Pasquier sur le frère aîné de l'Empereur, fut déjà vraie ce jour-là : « Josej)h, tou- jours inférieur aux événements au milieu desquels il s'est trouvé placé. » En s'abandonnant, il fournissait aux autres occasion ou prétexte de l'abandonner lui-même. La liste des courtisans du malheur est toujours courte ; ici elle est

(1) Dépêche du 29 juillet 1808.

LE ROI « INTRUS » S17

pitoyable, et encore convient-llde remarquer que ceux qui la composent auraient joué leur vie à rester en arrière. On en compte quarante-sept en tout. De suite Joseph avait dépéché d'Azanza et d'Urquijo vers l'Empereur pour expliquer, com- menter, justifier cette fuite et surtout demander du secours. Deux de ses ministres avaient nettement tourné le dos : Pinuela s'excusantsur sa santé de ne pouvoir quitter Madrid, Cevallos mettant dans sa défection toute l'hostilité nécessaire pour obtenirde ses compatriotes le pardon de son adhésion au gou- vernement tombé. D'ailleurs, cette recrue du parti national eût été de peu d'importance à ne peser que la valeur et le caractère de ce politique versatile : créature du prince de la Paix, serviteur de Charles IV, ministre de Ferdinand VII, puis de Joseph I", demain de la Junte de Séville ; par sa fixité dans la palinodie, par sa constance à retourner sa cocarde, M. de Cevallos est, proportions gardées, le Talleyrand espa- gnol; mais vis-à-vis des puissances étrangères son change- ment de camp revêtait une importance significative et de suite il devenait le héraut du manifeste révélateur et sensationnel dont l'Europe allait se trouver éclairée et avertie (I).

On le remplaça par le comte de Campo-Alange qui laissait généreusement derrière lui une grosse fortune et dont « l'exemple devenait au moins imposant si ses services ne pouvaient être très utiles > , remarquait La Forest. Les trois secrétaires d'État qui accompagnaient Joseph (O'Farrill, Urquijo et Cabarrus), suivant un autre mot également juste du même La Forest : «semblaient moins des ministres du roi d'Espagne que les ministres de l'Espagne auprès du Roi, » tant leur patriotisme apercevait de dangers, transmettait d'alarmes et s'ingéniait à trouver des moyens dilatoires. Sur

(1) Le i" septembre 1808, il fit paraître son Exposé des moyens qui ont été employés par l'empereur Napoléon pour tisurper la couronne d'Espagne. Cette lnoehure traduite en toutes langues eut un retentissement intini.

?!8 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

la route de Buitrago, dès le second jour de la marche en retraite, Urquijo, envisageant devant le monarque les diverses éventualités de la situation, mettait crûment en première ligne celle d'une abdication : « Cet effort, Sire, n'est pas supérieur à votre grande âme (1). » Et comme son conseil semblait vraiment bien amer, il parlait aussi de conquête et de négociation, mais pour démontrer l'impossibilité radicale du premier de ces moyens, et la posture humiliante place- rait le second. Dévoilant le secret de son cœur et c'était la mentalité de tous ses compatriotes il s'étendait complai- samment sur la valeur et la vertu des insurgés espagnols « illustrés par la victoire » , parents ou amis qu'il connais- sait et estimait; sa conclusion était de laisser à Napoléon le soin de fournir argent et soldats français nécessaires pour remédier aux calamités qu'il avait déchaînées. Cabarrus n'était pas moins pessimiste quand il parlait finances : les caisses étaient vides et dérisoires les moyens légaux de les remplir; l'armée impériale avait déjà occasionné aux pro- vinces espagnoles une dépense de cinquante millions; que faire dans un pays qu'endettait de plus de quatre cents millions son alliance, avec la France? Par pis aller on pourrait frapper une contribution extraordinaire; mais, sauf les couvents, qui la paierait? Il fallait sans retard demander à l'Empereur d'acquitter lui-même les dépenses de ses soldats. Ainsi tous ces politiques ne trouvaient d'autre expédient que de s'adres- ser à un «banquier» étranger.

La conduite des agents diplomatiques ne témoignait pas d'une confiance plus forte : Strogonoff attendait les événe- ments sans se soucier de la fortune du roi Joseph : les léga- tions d'Autriche et d'Amérique n'avaient pas quitté Madrid, à la joie très bruyante des Espagnols; l'ambassadeur de

(l) Mémoires du roi Joseph, t. IV, p. 465,

LE ROI « INTRUS 319

Hollande, Verhuel partit bien, mais demeura en route; le ministre saxon, le baron de Bourke, semblait suivre le Roi, puis il le devança et marcha même tout d'un coup si lestement qu'il ne s'arrêta pas avant... Bayonne, estimant cette avance comme « le parti le plus agréable à S. M. l'Empereur » . « Je trouve l'argumentation un peu forcée" , disait La Forest en apprenant la manœuvre. De fait, le roi d'Espagne et des Indes se trouvait sans un seul représentant d'aucune puis- sance. Cet isolement ne sonnait-il pas le glas de sa royauté? Sans pompe et sans prestige il arriva à Burgos; il y éta- blit sa Cour. Sa Cour? Eh oui, si les disputes de préséance et les conflits d'étiquette suffisent pour mériter ce nom à l'entourage d'un prince. Dans ce désarroi chacun se plaignait de l'autre, se jetait à la tête ses services, ses sacrifices et la date de son adhésion. On eut toutes les peines du monde à retenir le marquis de Caballero, qui, choqué de son omission sur « les listes d'invitation » de S. M., menaçait de retourner à Valladolid; également M. Duran, outré de ne pas recevoir un regard du monarque, remarquait avec aigreur que, le pre- mier, il avait fait consigner sur le registre du Conseil de Cas- tille son vote pour ce même roi Joseph, lorsque tous ses col- lègues refusaient encore de se prononcer.

Au milieu de soldats démoralisés il parut tout à fait prudent de mettre derrière soi la ligne de l'Ebre : on séjourna à Miranda sur le fleuve, puis on s'enfonça dans les terres jusqu'à la petite ville de Vittoria qui depuis quatre mois voyait d'étranges retours de fortune, et qui cinq ans plus tard deviendrait le théâtre d'un dénouement plus tragique encore.

320 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

II

Que devenait la capitale du' roi Joseph? Tout d'abord ce ne fut que cliaude allégresse et débordant enthousiasme Il Nous sommes fous de ioie, écrivait une jeune femme, on a descendu la châsse de saint Isidore et celle de Santa Maria de la Cabesa, qui n'avaient pas bougé depuis vingt et un ans. Tout Madrid s'enrôle et apprend l'exercice : maris, garçons, veufs, moines, curés, tous veulent partir et nous laisser seules (1) » . Castanos, temporisant, soucieux d'éviter les difficultés et d'écarter les embarras avec des pouvoirs publics mal définis, n'entrait pas dans la ville, non plus que son corps d'armée, tout glorieux de Baylen Mais arriva une troupe de Valenciens, n'ayant pris part à aucun combat, qui res- semblaient assez à nos Marseillais de 92. Avec eux, tout fut bientôt tumulte, menaces, perquisitions et vols. Le général de Llamas perdit sa popularité à maintenir l'ordre et risqua sa vie à protéger l'hôpital des blessés français que ces enragés voulaient égorger (2). Pendant que nos derniers malades étaient enfermés à San-Fernando, un millier de personnes soupçonnées ou étrangères : fournisseurs, marchandes de modes, comédiens, domestiques, qui n'avaient pu se retirer à temps, furent conduits jusqu'à l'Escurial sous le prétexte et sans doute dans l'intention de les sauver (3).

(1) Lettre originale de Maria del Pilar Dominguez y Caudebilla, 16 août 1808. AF IV, 1612.

(2) La Forest à Champagny, 25 août 1808, vol. 676, fol. 120.

(3) Cette restriction est permise si l'on accepte le témoignage de M. Déricux, un Français fixé dès longtemps en Espagne pour des travaux scicntiHques, qui parvint à s'évader, Vol. 677, fol. 289.

LU ROI '• INTRUS » 321

Les illuminations succédaient aux danses et aux sérénades; chaque matin des messes et des processions, l'après-midi des courses de taureaux, chaque soir couplets, chansons et vau- devilles; églises, plazas et théâtres étaient pleins. On préten- dait aussi régler les choses sérieuses : le duc de l'Infantado, tout à fait revenu de sa politique de Bayonne, présidait une Junte de guerre qui s'activait beaucoup; tous les hommes de dix-sept à quarante ans étaient requis de prendre les armes, les officiers en retraite de rentrer au service; le comte de Fernan Nuiiez levait un régiment de dragons; on distribuait de belles cocardes rouges et jaunes, avec la devise : « Mourir pour la patrie, le roi et la religion. » On devait orner son chapeau d'un ruban vert sur lequel se lisait : Viva Fernando septimo ! Les dons patriotiques allluaient à la Banque Saint- Charles : mulets, chevaux, voitures, vêtements, argenterie, argent (1). Les biens des Français étaient confisqués et d'énormes scellés royaux apposés sur la porte de leurs mai- sons (2).

Le 24 août eut lieu la proclamation de Ferdinand VII le Bien-aimé. Ah! c'était autre chose que la cérémonie du 25 juillet précédent! Le comte d'Altamira, porte-étendard héréditaire, s'était retrouvé et brandissait l'antique bannière que ses ancêtres s'estimaient si fiers de déployer : précédé des trompettes et des hérauts d'armes il était suivi de la municipalité à cheval dans ses riches costumes tout brodés

(1) La Gaceta de Madrid publiait quotidiennement des colonnes entières de souscripteurs : Gevallos figurait pour 50 réaux par jour; le « maître sellier des Écuries royales » 11,000 réaux; les « écrivains publics », 20,000; les deux frères ïrasvina « marchands d , 30,000; le marquis de Camarosa, 17,000; le Conseil des Ordres, 200,000. Le duc de llnfantado offrait 21 chevaux, don Manuel Aguirre, 12, le comte d'Altamira, 8, la comtesse de Chinchon, 7, le marquis d'Ali-aàices, 5, elc...

(2) Rapport de don Augustin Caya, espion envoyé à Madrid parle ministre de la police; il partit de Vittoria le 27 août et quitta Madrid le 6 septembre, Vol. 676, fol. 259-260.

21

522 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

d'or. Solennellement, le Conseil de Castille déclara nulles les renonciations de Charles IV et des Infants, nulle la Constitution de Bayonne, nulle la cession à Napoléon et à Joseph, nuls chacun de ses actes depuis quatre mois; on raya sur les registres toutes les délibérations, toutes les pièces relatives au gouvernement « intrus » .

Avec une singulière confiance dans son autorité morale et une conception plus étrange encore des institutions parle- mentaires de notre pays au temps de Napoléon, il vint au Conseil de Castille l'extravagant espoir de séparer la France de l'Empereur et de paralyser l'envahisseur par la défection de ses propres sujets. Croyant pouvoir la faire parvenir sous le couvert diplomatique du prince de Masserano, le Conseil rédigea donc une lettre officielle aux « Magnifiques seigneurs du Sénat conservateur » , leur exposant la fidélité des Espa- gnols et les sacrifices consentis par l'Espagne, l'injustice de l'Empereur et les pertes subies par ses armées; pour faire cesser les maux des deux pays, il suffisait d'arrêter Napoléon sur cette pente dangereuse et néfaste ; et c'est pourquoi on faisait connaître la vérité très exacte à ce « corps rempli de sages (1) » . Cette naïveté, on le croira, n'eut pas d'autre suite. Mais alors les chimères troublaient les cerveaux et le royaume de Philippe V se réveillait, les yeux alourdis, d'un vieux songe commencé depuis près de cent ans. En s'agitant, beaucoup croyaient marcher; quelques habiles, assis sur le rivage, regardaient les sauveteurs improvisés lancer leur frêle

(1) L'original de cette lettre extraordinaire, avec les signatures de l'Infan- tado et de 25 autres, se trouve aux Archiver nationales, AF IV, 1611, niùcc 49. Il est arrivé après bien des ricochets : deux officiers polonais sous les ordres de Savary turent arrêtés en Espagne ; Strogonoff les réclama comme s'ils étaient Russes et on les embarqua pour Trieste. Il leur avait conlié des paquets pour l'ambassadeur russe à Vienne lequel, en revanche, leur remit d'autres messages pour Andréossy, ambassadeur français en Autriche; c'est dans ces papiers que se trouvait la lettre du Conseil de Cas- tille.

LE BOI « INTRUS » 323

barque dans la vague autour du navire en détresse; ils atten- daient l'accalmie pour aller recueillir les épaves du gros vaisseau des Bourbons échoué sur les récifs. Ainsi, un petit groupe « d esprits éclairés », fort peu embarrassé de la reli- gion, voyait avec plaisir les moines agiter au nom de Ferdi- nand les classes populaires; ecclésiastiques et royalistes tra- vailleraient à leur insu pour une assemblée prochaine, pour une république future; quand le monstre démocratique est déchaîné, ce ne sont plus des rubans ni des cocardes qui lui forment une muselière solide; sic vos non vnbis. Ces ambi- tieux appelés, pensaienl-ils, à jouer les principaux rôles sur le thiâtre politique dont les décors eussent rappelé le Ver- sailles de 1789, poussaient à la formation d'une Junte suprême à Madrid, dans l'arrière-pensée de rassembler les éléments d'une Constituante, d'une Convention peut-être, et de la diriger ensuite vers leur but à l'aide des clubs dont le noya i existait déjà (1). Le sentiment général, touten dcmturaiL pleinement » loyaliste », aurait en partie facilement subi cette manœuvre, il ne l'eût pas entravée du moins, car depuis Baylen la résistance avait pris quelque chose d'essentielle- ment populaire; fiers de leurs troupes et de ses officiers, les Espagnols étaient plus vains encore de leurs paysans; je ne sais quoi d'agité, de téméraire, de féroce caractérisait la résistance passée entre des mains vigoureuses, lourdes et brutales; guerra a ciichitlo, la réponse de Palafox était devenue la devise commune, comme ces mots d'ordre qui circulent partout sans qu'on sache qui les a portés.

Les colères de nos soldats répondaient aux exaspérations de leurs adversaires; la discipline ne les modérant plus, au milieu d'une marche en retraite qui les humiliait et des embuscades qui les décimaient, elles se livraient aux excès

(1) La Forest à Champagny, 25 août 1808, vol. 676, fol. 121.

324 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

habituels de la débandade. Le départ précipité de Madrid sans intendance assurée avait fait fermer les yeux; le maré- chal Moncey à grand'peine rappelait et maintenait autour de lui une apparence d'obéissance, les officiers n'éprouvaient plus d'autre désir que de fuir ce maudit pays, de rentrer en France, et c'était bien au hasard que marchait l'armée, « si toutefois on pouvait encore donner ce nom aux troupes qui font la retraite « (1). La maraude nécessaire conduisait au ravage inutile; vols, puis pillages, dévastations même, et dans les villages de San Agostin, Gincovillas, Rellanos, Las Navas de Buitrago, aux églises profanées on avait emporté les calices, jetant les hosties saintes à terre. Ces détestables errements demeuraient impunis; le correct diplomate qui suivait pas à pas cette marche rétrograde n'en cachait pas au ministre de l'Empereur la honte et le danger :

L'autorité du Roi est inconnue et le M^' Moncey semble s'être enveloppé d'un voile au moment il pouvait rendre les meil- leurs services. Le parti qui ne respirait que pillage et contri- butions a triomphé vers le 15 juin. Il a soufflé ses fureurs dans tous les rangs et laisse un triste héritage à recueillir aux géuéraux que S. M. l'Empereur enverra désormais en Espagne.

Si les troupes étaient attaquées avant d'avoir pris position et avoir été réorganisées derrière l'Ebre, le peu d'accord entre les généraux, le mécontentement, l'insubordination amèneraient des événements déplorables (2). ^,

Un autre témoin, et sa qualité de Français le rend bien croyable, nous offre un double tableau dont le contraste n'est pas à noire honneur : le 4 août l'émeute grondait à Bilbao; dans la nuit on arrêta les Français, mais ils furent traités avec humanité ; un exalté ayant demandé leur mort, on l'obligea à se taire et à se retirer; le 16 août, délogeant

(1) La Foicst à Champagny, 10 août 1808, vol. 676, fol. 21 à 23.

(2) Ibid., il août 1808, vol. «76. fol. 34.

LE ROI « INTRUS » 325

Blake, le général Merlin arrivait avec sa division; notre consul se rendit près du vainqueur afin de témoigner de la soumission des habitants et rappeler leurs procédés; sur les marches de l'hôtel de ville on tira sur lui, son compagnon fut tué à ses côtés, et malgré son uniforme des soldats l'accablèrent de menaces ; le consulat ne demeura pas épargné dans le pillage, on lui enleva sa caisse comme on prit plus d'un million dans la ville, taxée déjà d'une contribution de 250.000 francs (1). L'indignation soulevée par de pareils procédés nous faisait bien du mal (2).

Barcelone présentait le spectacle quotidien de ces violences et de ces vengeances. Ici nous gardons la consolation de n'avoir pas à accuser nos compatriotes : les napolitains du général Lecchi sont en cause. Ces médiocres soldais étaient d'excellents pillards; toutes les maisons de plaisance des environs reçurent leur visite; les plus habiles découvrirent des lingots d'argent: ils les expédièrent en Italie; vingt-quatre otages furent pris parmi les notables et conduits à la citadelle; là, leurs parents étaient admis à les voir, en acquittant le droit d'un quadruple d'or par tête. Lecchi prétendit enlever leurs étendards aux gardes Wallones; naturellement colères, défis et menaces réciproques; un duel s'ensuivit entre un major napolitain et un officier espagnol, le premier prit pour témoin « une patrouille de son régiment » en avertissant son adver.^airc qu'elle le mettrait en pièces, s'il lui arrivait mal- heur. Après ces procédés, Lecchi donnant un banquet pour la ( saint Napoléon « était peut-être mal venu de s'étonner des refus qu'il essuya : le capitaine général s'excusa sur son grand âge, le gouverneur sur sa fatigue, l'intendant sur une subite indisposition, le chanoine remplaçant l'évéque n'ima-

(1) Lettre du con.sul à Champajny, 29 septembre 1808, vol. 676, fol. 391 (i) La Forcst à Cbainpagny, vol. 67o, fol. 83.

326 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

ginait rien, mais ne paraissait pas; deux Espagnols se trou- vaient enfin pour s'asseoir à cette table de cinquante couverts, présidée d'ailleurs par la maîtresse de Lecchi (l).

Voilà qui soulevait, entretenait, animait les colères et Ton Cnmprcndra le cœur espagnol en ces tristes jours si l'on médite la dure réponse, proférée par des lèvres indignes, qu'osa faire Thomas Morla aux plaintes du général Védel prisonnier :

... Votre Excellence me répondra qu'elle n'a fait qu'obéir. Mais celui qui se soumet à un capitaine de bandits n'en est pas moins coupable de tous les crimes qu'il commet sous ses ordres. Et voilà pourquoi notre gouvernement se trouve en pleine liberté de traiter V. Exe. et ses troupes, comme il le jugera convenable, et seulement sans autre respect que celui de riiumanité qui le caractérise.

III

La voix du sang parlait de même sorte et aussi haut chez les Espagnols dispersés de par le monde, la spontanéité de leur mouvement fut identique sur les deux rives de l'Atlantique. Ce n'est pas que depuis la rupture victorieuse des États-Unis avec la métropole anglaise, les colonies de l'Amérique du Sud ne fussent fort tentées de conquérir toute indépendance. Mais elles prétendaient sans doute le faire à leur heure et à leur profit. Imprudent, qui en pareil cas met la main entre l'arbre etl'écorce ; c'estla morale de la femme de Sganarelle : « Et s'il me plaît à moi d'être battue?» Napoléon croyaitque des troupes européennesauraient facilement raison de tous ces créoles et qu'il suffirait de gagner à sa cause les chefs militaires des garnisons espagnoles. Parmi les onze capitaines

(1) 24 septembre 1808, AF IV, 1606, 5* dossier, 55.

LE ROI « INTRUS » 327

généraux commandant les provinces d'outre-mcr du roi Charles IV, il en savait un, soldat de mérite, Jacques de Liniers, vice-roi de la Plata, d'origine française (1), adver- saire heureux des Anglais et ayant témoigné par lettres, en 1806 et en 1807, son admiration pour le vainqueur d'Iéna et de Friedland. Il paraissait donc bien choisi. Hugues Muret vint dire qu'il connaissait quelqu'un en relations avec M. de Liniers : un ancien officier, ex-député aux États géné- raux qui pendant l'émigration avait fait du commerce et s'était marié aux Antilles; il se trouvait en France pour ras- sembler les débris de son patrimoine. Aussitôt on partit chercher dans son château délabré de Bourgogne ce marquis de Sassenay (2) qui, fort perplexe de cet enlèvement inat- tendu, cherchait encore le mot de l'énigme lorsqu'on l'intro- duisit à Marrac, le 29 mai 1808, dans le cabinet de l'Empe- reur. L'audience fut courte et caractéristique : « Vous êtes lié avec M. de Liniers?

Oui, Sire.

Je vais vous charger d'une mission auprès du vice-roi de la Plata.

(1) Jacques de Liniers (1753-1810) à Wiort. Entra jeune au seivice de l'Espagne (1774) et fut envoyé en Amérique (1788). Gouverneur du Para- guay (1801). Repoussa les Anglais de Buenos-Ayres (1806 et 1807) et après ces succès jouit de la plus grande popularité. Il fut nommé chef d'escadres et vice-roi de la Plata. La Junte de Séviile le créa comte de Buenos-Ayres, en lui donnant un successeur (1809). Retiré dans le pays, à Cordoba, il sortit de son repos pour défendre la cause de Ferdinand contre les créoles révoltés; abandonné et trahi, il fut pris et fusillé sans jugement. Ses restes ont été rapportés en 1862 en Espagne; il est enterré près de Cadix, au collège de la marine de San Fernando, aupiès de Christophe Colomb, don Juan d'.\utrirhe, Magellan, Gonsalve de Cordoue.

(2) Claude Bernard rnavc^ms, de ^dsçenaj (1760-1840), d'une vieille famille parlementaire de Bourgogne. Député de la noblesse du baiiUige de Ciialon- sur-Saône aux Etals généraux. OHicier à l'armée de Condé. .Au service de l'Angleterre «t envoyé aux Antilles (1796). Rentré eu France (1804). Mission à Buenos-.'\yres (1808). Prisonnier et Iransféié sur les pontons de Cadix d'où il s'évade (ISiOj. Secrétaire des cotnmandenieuts de la duchesse de Berry. Déouté de Saône-et-Loire (1830-1831),

328 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

Votre Majesté voudra bien me permettre de retourner chez moi pour mettre mes affaires en ordre avant d'entre- prendre un aussi long et périlleux voyage.

C'est impossible. Vous avez vingt-quatre heures pour vous préparer. Faites votre testament. Maret se chargera de le faire parvenir à votre famille. Allez trouver Champagny qui vous donnera vos instructions (1). m

Et ce fut ainsi : le lendemain il prenait la mer sur un méchant brick, le Consolateur, qui après soixante-dix jours d'une navigation affreuse le débarquait à Maldonato. Il devait faire connaître à son ami » quelle gloire environne la France et quelle influence le puissant génie qui la gou- verne exerce sur l'Europe à laquelle H dicte ses lois " ; exa- miner l'effet produit en Amérique « par l'heureux change- ment accompli en Espagne (2) » , et revenir apporter des nouvelles.

M. de Sasscnay était muni du texte des abdications de Bayonne, de la cession au roi Joseph, de lettres confiden- tielles d'O'Farrill et de d'Azanza aux gouverneurs généraux. La prudence de M. de Liniers éprouva un grand embarras, mais l'indignation des Espagnols aucun : après une explosion de colère du conseil de Buenos-Ayres convoqué d'urgence, le gouverneur don Xavier Élio fit appréhender le messager de l'Empereur et, malgré M. de Liniers que sa qualité d'étranger rendait déjà suspect, le mit en prison (3). La

(1) Pendant que M. de Sassenay partait à son corps défendant à Buenos- Ayres, d'autres se proposaient pour aller porter la nouvelle de l'avèneiiicn de Joseph : M. de Pons (auteur d'études coloniales) de se rendre dans le "Venezuela à Caracas; le lieutenant Galabert, au Mexique. AF IV, 1610, pièces 169 et 171.

(2) Le général Bartholomé Mitre, Historia de Belgrano y de la ludepen- dencia Argentina, t. I" (1887). Marquis de Sasseway, Napoléon I" et la

fondation de la République Argentine, p. 132.

(3) Les aventures de M. de Sassenay n'étaient pas finies : il fut gardé aux fers puis transporté à Cadix avec les prisonniers de Baylen (février 1810) sur

LE ROI « INTRUS » 323

chute de Godoy avait été acclamée par les patriotes que les événements de Bavonne exaspérèrent. Pour avoir hésité un moment s'il accepterait la royauté de Joseph Bonaparte, M. de Liniers avait perdu la confiance des créoles fidèles aux Bour- bons, et les Espagnols proclamaient avec emphase « la lutte à mort contre le monstre inique qui a violé toutes les lois humaines » . A son tour, la Junte de Séville envoya un délégué, don Manuel de Goyenèche, afin d'annoncer la déclation de guerre à la France, l'écrasement et le mas- sacre des Français dans la péninsule, ordonner l'empri- sonnement de tous nos compatriotes domiciliés dans l'Amé- rique espagnole. Don Manuel fit procéder à la proclamation officielle de Ferdinand VII. Bien que le loyalisme de M. de Liniers ait souscrit aussitôt à cette reconnaissance, un mou- vement populaire abattit son prestige, et bientôt le gouver- nement de Séville, en le nommant par compensation » comte de Buenos-Ayres », lui envoya un successeur don Balthasar de Cisneros, lieutenant général de la marine. L'exaltation du premier moment ne s'atténuait pas; de Cuba à Mexico, au Chili, au Pérou, de Saint-Domingue aux Philippines les sentiments éclataient contre « l'usurpateur » ; et les protes- tations de fidélité ne se bornaient pas à de vaines clameurs; à la mère patrie qu'il ne pouvait servir de son bras, chacun envoyait du moins le secours de sa bourse : bientôt 70 mil- lions (1) furent adressés à la Junte suprême, qui dans son enthousiaste gratitude voulut proclamer que « les vastes et précieux domaines que l'Espagne possède dans les Indes sont partie essentielle et intégrante de la monarchie espagnole » , en

le p»)nton qui le 15 mai suivant opéra cette célèbre évasion périlleuse oîi 1,500 Français purent s'échapper. Il rentra en France et l'Empereur l'y oublia. (1) ToFENO, Histoire dit soulèvement et de la révolution d'Espagne^ t. Il, liv. 8. Genaro Garcia. El clero de Mexico y la querra de Independencia. « Correspondance des évêques d'Amérique qui envoient des dons. » Dans les Archives privées du comle de Burela, à Saragosse.

8S0 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

leur accordant une représentation nationale directe et immé- diate (1). Les événements ne répondirent pas longtemps à celte parfaite union, et les circonstances, au contraire, abou- tirent à l'autonomie de ces pays que les conjonctures cri- tiques semblaient souder davantage à la métropole; mais l'adhésion tout d'abord fut spontanée, unanime, semblable à celle dont nous avons noté la première explosion à Buenos- Ayres, Napoléon avait envoyé son messager.

IV

Pour se protéger, les colons fidèles d'Amérique avaient entre eux et le génie du conquérant la barrière de l'Océan et les flottes de l'Angleterre ; il en allait tout autrement des soldats de l'Espagne, éloignés du sol natal et cantonnés au fond du Danemark. On sait comment ils étaient arrivés là.

L'Empereur voulant renforcer ses lignes du nord, tom- bait alors tant de monde, après Eylau, victoire ruineuse, obtenait que les troupes espagnoles, tenant garnison à Livourne, Pise et Florence, fussent mises à sa disposition et qu'un corps d'une force égale partît des Pyrénées pour les rejoindre.

A ce propos on a pu se demander si Napoléon, dans un adroit machiavélisme, ne prétendait pas plutôt dégarnir l'Espagne de ses troupes régulières que s'adjoindre un secours de peu d'importance numérique, et on a beaucoup épilogue sur la ridicule proclamation du prince de la Paix, à la veille d'Iéna; l'Empereur aurait momentanément gardé le silence, se pro-

(1) Décret du 22 janvier 1809.

LE ROI « INTRUS » 331

mettant à la prochaine occasion de décimer l'armée de Charles lY afin de ne plus rien craindre d'elle. Je ne crois pas le calcul si rigoureux; et chaque fois qu'il est permis de secouer du manteau aux abeilles d'or un grain de pous- sière, on le doit faire. U est peu vraisemblable que l'Empe- reur, à la fin de 1806, ni même au commencement de 807, ait déjà arrêté le détail de ses plans sur l'Espagne, et il lui demandait des soldats pour augmenter ses propres ressources, voilà tout. Ce mode de recrutement lui plaisait, il lui sem- blait réaliser ainsi une économie nationale, et de fait il eût été avantageux sans un seul inconvénient qui le rendait détes- table : la fidélité de telles troupes dépendait de la victoire.

Le premier contingent sorti de Toscane parcourut Tyrol, Bavière, Franconie et Hanovre pour arriver au mois de juin à Hambourg. Le second le rejoignit un peu plus tard dans ce même lieu de cantonnement, entrant en France par les deux routes de Bayonne et de Perpignan, traversant Lyon, Besançon, Mayence. L'Empereur avait donné les ordres les plus minutieux pour qu'il fût traité avec égards, prévenance €t courtoisie ; et il y tint sévèrement la main. On peut voir ici une preuve nouvelle qu'il considérait ces troupes comme des alliées et non comme des otages. Elles formaient un appoint total de plus de 16,000 hommes. D'abord des- tinées à servir sous le maréchal Brune, elles furent réel- lement mises, dans la division Molitor, sous le commande- ment de Bernadotte; et au siège de Stralsund elles se distin- guèrent.

Napoléon songea alors à les employer (il l'écrivait à Ber- thier) « pour ou contre le Danemark, selon l'issue que prendraient les affaires» . Il les employa pour, car les Anglais, en brûlant Copenhague, avaient violé le droit public et rejeté plus fermement les Danois dans notre alliance. Il réunit, au printemps de 1808, ces Espagnols dans la presqu'île du

332 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

Jutland et dans les îles de Fionie, de Langeland, de Seeland; les dépôts restaient sur le continent, à Altona et à Ham- bourg (1).

Le séjour des Espagnols en Danemark est un épisode très attachant de cette histoire.

Ces soldats du roi catholique, enfants du soleil de la Cas- tille et de l'Andalousie, se trouvaient en contact, sous le ciel brumeux et dans la neige, avec les sujets luthériens d'un prince allemand. Les paysans danois, dans leur ignorance, avaient eu d'abord grand'peur à l'arrivée des « étrangers » : les femmes fuyaient, les hommes se mettaient en défense. Cependant le bon ordre et la discipline des espagnols eurent raison du premier effroi, et la prière du soir faite avec recueil- lement par les compagnies sur la grande place des bourgs et des villes acheva de gagner la confiance, puis la sympathie des indigènes qui, après avoir rêvé de mille maux, ne les redoutaient plus de la part de soldats si religieux. Les petits services rendus de part et d'autre scellèrent la bonne entente. Il fallait seulement un interprète : un juif hollandais, évadé on ne sait d'où, se rencontra tout naturellement; on dut bientôt l'arrêter pour ses vols et l'emprisonner. Toutefois la glace était rompue.

Les Espagnols parurent aux Danois d'une gaieté et d'une vivacité étonnantes; ils aimaient les enfants et se plaisaient à jouer avec eux; le soir, assis par groupes, ils fumaient leur cigarette en pinçant de la guitare; et l'admiration était gé- nérale lorsqu'ils passaient dans les rues, drapeau au vent, précédés des timbaliers, qui, sur leur grand cheval blanc, agitaient frénétiquement leurs baguettes. L'entrée à Roskilde,

(1) Commandant Boppe. Les Espagnols à la Grande Année (1899). Le professeur Karl Schmidt a publié, dans le Bulletin de l'Université d'Odcnse (J9i';i- 15)06), une série de documents originaux (espajjnols, danois, français, anglais] sur le séjour des troupes étrangères dans sa patiie en 1807 et 1808.

LE ROI « INTRUS » 333

près de Copenhague, des beaux régiments de Guadalaxara et des Asturies dans leur uniforme blanc, aux revers rouges et verts, avait produit la sensation la plus vive. Les yeux noirs et brillants, sous un teint brun les dents blanches, avec la mine fière et la démarche légère, ils s'avançaient en cadence; le pittoresque n'était pas exclu de cet appareil guerrier : plus d'une mandoline pendait au havresac; plus d'un soldat était monté à califourchon sur un mulet; les aumôniers faisaient caracoler leur petite monture; des chariots conduits par des enfants et des femmes terminaient le convoi.

On allait visiter ces aimables « guerriers " dans leurs can- tonnements : leur politesse et leur bonne grâce étaient remar- quées et si l'on aimait à voir à la tête de son régiment, droit et martial malgré ses soixante-quatorze ans, un peu en héros de Cervantes, le brigadier Dellevielleuze, on n'admi- rait pas moins l'élégance du brave ofiicier qui ne manquait jamais, en rentrant de la manœuvre, de passer des bas de soie et de mettre des souliers à boucles d'argent. Mais le spectacle qui remplissait les habitants d'admiration était celui de la messe qui, faute d'églises catholiques, se célébrait en plein air sur un autel improvisé, aux accents de la musique militaire; les troupes formées en bel ordre, les hommes age- nouillés le fusil dans la main et la tête nue, plus loin les femmes et les filles des officiers, le front caché sous la man- tille.

Tout marchait à souhait; par leur bravoure, les Espagnols venaient de conquérir un renom dont ils étaient très fiers. De son côté, avec cette adresse native qui ne l'abandonna jamais, affectant de se souvenir qu'il était gascon, Bcr- nadotte parlait leur langue et les comblait de préve- nances.

Napoléon veillait à ce que les récits d'Aranjuez et de Madrid ne parvinssent pas clairement au fond du Dane-

334 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

mark (1). Mais ces secrets-là n'ont qu'un temps. La défiance, le mécontentement, l'irritation envahissaient déjà ces soldats loin de leur pays tant de transformations vagues et dange- reuses se déroulaient. Mis en éveil par quelques correspon- dances particulières échap[)ées aux séquestrations de la poste (2), le général La Romana avait envoyé aux nouvelles deux officiers de son état-major Louis Moreno et Joseph de Llano; quand ce dernier revint^ à la fin de juin, il n'avait à racontei" que trop de choses sur « l'avènement » inattendu de Joseph Bonaparte, mais il rapportait des détails que l'on aimait moins à publier sur le dos de maya et ses suites. C'est sous l'impression pénible de ces extraordinaires aventures que le général espagnol se demanda anxieusement quel parti adopter.

Don Pedro Caro y Suredo, marquis de la Romana, était un gentilhomme d'une fierté impressionnable, mobile, accès sible aux suggestions des circonstances et de son entourage; temj)érament nerveux, sobre, résistant, il se plaisait à racheter sa petite taille par un commandement énergique et une grande adresse dans ses mouvements ou ses actions. Ses débuts furent brillants sur la Hotte, puis il prit [wrt, dans l'armée de terre, aux combats de Biscaye et de Catalogne. Élevé chez les Oratoriens de Lyon, il connaissait la langue et appréciait le caractère des Français. Il avait suivi avec plus d'espérance peut-être que d'anxiété la révolution d'Espagne, il attendait beaucoup du génie de Na[)oléon, le proclamait Lien haut, et en soldat, admirait cet incomparable général. Tout récemment, il recevait avec respect, portait avec plaisir le grand cordon de la Légion d'honneur. Cependant, il fut pris d'une émotion profonde en apprenant que son pays deve-

(1) Ordre de l'Empereur à Bertbier, 29 mars 1808.

{i.) liaron Didelot, ministre de France à Copenliajde, à Champagny, 30 juil- let loOo. Affaires étrangères, Danemarfi, vol. 181, fol. 362,

LE ROI » INTRUS » 335

naît, subrepticement, une terre conquise, dont l'empereur des Français disposait à son gré. Il résolut de rejoindre, à travers la distance, coûte que coûte, ses amis menacés. Pour s'échapper des serres de l'aigle, son loyalisme fut condamné à emprunter la peau du renard.

Les Anglais croisaient par là. Sur les côtes du Jutland et des îles, le contact avec eux devenait facile ; l'escadre de l'ami- ral Keats bloquait l'entrée de la Baltique; tout naturellement, il devina que l'envahissement de l'Espagne devait transfor- ntïer ces Espagnols en alliés du roi d'Angleterre. Avec mille précautions, un passager de son vaisseau, James Robertson, prêtre catholique, descendit à terre pour aller sonder les intentions de son coreligionnaire la Romana. Il eut bientôt fait de connaître son irritation et son embarras; sa mission n'était pas de les calmer; il le quitta assuré de son désir de s'enfuir du Danemark et de ramener ses troupes au service de la patrie (1). M. Mackensie, un agent britannique qui dans l'île d'Héligoland se tenait à l'affût des événements du conti- nent, aussitôt averti, fut à Londres l'intermédiaire de cette espérance inattendue.

Cependant Bernadette, d'ordre de l'Empereur, demandait au.v troupes espagnoles le serment au nouveau souverain.

Il avisait directement et à la fois le maréchal de camp don Juan Kindelan, à la tête du contingent cantonné dans le Jutland et le marquis de La Romana resté, avec l'autre moitié de ses troupes, dans les îles. Kindelan, d'origine irlandaise bien que en Galice, élevé au collège français de Sorèze, avait dans les veines moins de sang et dans la tête moins d'esprit espagnol que ses soldats; l'abdication de Charles IV et l'avènement de Joseph I" lui parurent sans

(1) Narrative of a secret mission to tlie Danish Islands in 1808, bv tlie Rev. James Robertson, publié sur le manuscrit de l'auteur par son neveu Alexandre Clinton Fr.i3er. Londres, ISGîi.

33Ô L'ESPa«i\E et NAPOLEON

doute également acceptables; peut-être était-il ambitieux, la puissance de Napoléon semblait irrésistible; il se dit qu'avant tout, recevant un ordre du maréchal, son devoir militaire était de l'exécuter. Ses troupes (régiments de Zamora, du Roi et de l'Infante) ne firent pas de difficultés apparentes et prêtèrent un serment qu'on leur demandait sans leur en bien expliquer la portée.

Les choses se passèrent moins facilement dans la Fionie : fort embarrassé vis-à-vis de ses soldats, de ses alliés et de lui-même, La Romana avait besoin de gagner du temps : s'il rompait avec Bernadette il se trouvait matériellement pri- sonnier au milieu de l'armée française à plus de 400 lieues de son pays, avec la responsabilité d'une action qui allait directement contre son but : garder des troupes à l'Espagne. Il tenta la chance d'obtenir l'adhésion de ses hommes en rendant les termes du serment aussi équivoques que pos- sible. Mais les têtes s'étaient échauffées, et tandis que les uns par point d'honneur s'attachaient avec d'autant plus de pas- sion à Ferdinand qu'ils le connaissaient moins, les autres allaient jusqu'à croire que leurs vieux étendards leur seraient enlevés. Les grenadiers du comte de San Roman promirent de jurer « ce que jurera le colonel » , qui se taisait. Les dra- gons d'Almanza crièrent « Vive Ferdinand! » Un grand tumulte s'ensuivit. Leur colonel Caballero s'étant oublié à dire : " Tout s'apaisera si on en fusille quelques-uns » , une voix partie des rangs riposta : « Prenez garde que vous ne tombiez le premier (1) ». Le bataillon de la Princesse se forma en carré, mit au milieu le drapeau et présenta les armes dans un silence plus éloquent que les protestations les plus chaudes (2).

Ému et perplexe, La Romana, sans entrer dans les détails,

(1) Comte DE C1.OUARI), Jlisloria del regimiento (V Almanza,

(2) Général de AnxKCHE, t. III, p. 169.

LE ROI « INTRUS » 337

écrivit à Bernadotte qu'un pareil serment demeurait incom- pris de ses régiments. Le plus dur était de jurer lui-même : il rédigea une adhésion banale et après la lecture faite à son état-major, traça son nom au bas du papier. Très mécontent, et plus surpris encore, le prince de Ponte-Corvo n'acceptant pas d'obéissance conditionnelle prétendit qu'on recom- mençât. Mais la démonstration allait lui être donnée de l'im- possibilité d'obtenir mieux.

Les Espagnols en garnison à Roskilde, près de Copenhague, reçurent l'ordre impératif. Par malheur le porteur leur était personnellement antipathique : Louis de Cavagnac, émigré français, actuellement aide de camp de Bernadotte, avait jadis servi au régiment des Asturies et son départ passait pour une défection; ses anciens camarades se montrèrent offusqués de sa présence, prétendirent que nul autre qu'un officier espagnol ne devait leur transmettre des ordres; les soldats firent chorus en s'écriant qu'on allait leur imposer le drapeau tricolore (1). Le colonel Dellevielleuze, très brave mais très prudent, demandait un délai pour préparer les esprits. L'aide de camp froissé de l'accueil insista pour n'en accoi'der aucun : le lundi 1" août, 8 heures du matin, étaient le jour et l'heure fixés par le prince de Ponte-Corvo. Le repos du dimanche permettait tous les conciliabules. La rébellion éclata. Elle se portait de suite aux excès et les fusiliers du régiment des Asturies coururent sus aux officiers français; un sous-lieutenant fut tué à coups de crosse, d'autres échappèrent, mais blessés; Dellevielleuze fit un rem- part de son corps au général Fririon qui put gagner l'asile d'une église voisine. Le colonel de Guadalaxara parvint à arrêter ses compagnies qui déjà marchaient sur Copenhague. Bernadotte prescrivant aux régiments insoumis de porter, par

(1) Dépêche de Yoldi, ministre d'Espagne en Danemark. Espa<jne, vol. 676, fol. 4 à 14.

22

338 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

punition, un crêpe à l'épée, ne s'imaginait pas sans doute être beaucoup obéi. La rupture se trouvait consommée, car la toile se déchirait.

Un jeune sous-lieutenant espagnol, Fabreguez, audacieux comme on l'est à vingt ans, força la barque d'un pêcheur danois à le conduire en pleine mer à bord du Super^be, auprès de l'amiral Keats. une heureuse surprise l'attendait : sur le même vaisseau venait d'aborder un de ses compatriotes, Raphaël Lobo, officier de marine envoyé de Londres par les députés des Asturies, précisément pour comploter avec Romana une évasion (1).

Le général ainsi prévenu hâta ses préparatifs secrets pour quitter le Danemark, envoyant à Kindelan l'ordre de se con- former à son mouvement et de le rejoindre. Mais Kindelan se faisait sur son devoir des idées différentes et il monta à cheval pour prévenir Bernadotte. Le maréchal traversant aussitôt le détroit arriva à temps pour couper la retraite aux cavaliers du régiment d'Algarve qui attendaient impatiem- ment sur le rivage l'approche des bateaux de transport (2). La scène devint tragique : le colonel était un gentilhomme du Roussillon, M. de Lacoste, qui en émigration avait servi aux gardes du corps de Charles IV. Il s'avança et dit : « Je demeure seul responsable, ces hommes m'ont suivi; » et se tournant vers son régiment : « Je suis français, mai« je dois de la reconnaissance à l'Espagne. Je ne veux ni combattre mes compatriotes ni paraître ingrat pour ma nouvelle patrie. Je vais mourir. » Et d'un coup de pistolet le malheureux se cassa la tête en face des deux armées.

Cependant La Romana avait ouvert à l'amiral Keats le

(1) Archives de Simancas, Estado, 8171, dossier 3.

(2) Par une exagération évidente, le général de Arteche (III, 193) parle « de quinze escadrons de cavalerie les plu» brillants et les plus nombreux de l'armée française » ; en réalité le major Ameil conduisait un escadron de clievau-légers belges et un autre de dragons danois.

LE ROI « INTRUS » 339

port de Nyborg, il encloua les canons et passant dans la petite île de Langueland, groupa comme des naufragés plus de 9,000 hommes (1) attendant avec une impatience qui se devine les transports anglais d'un tonnage suffisant pour emmener ses troupes. Après huit jours d'anxiété, le 21 août, ils purent mettre à la voile; la semaine suivante ils atterris- saient à Goeteborg, en territoire suédois, et le 5 septembre, 27 vaisseaux les venaient chercher pour les conduire en Espagne, avec une allégresse qui tourna au délire en tou- chant la Gorogne et Santander : les illuminations et les vivats traduisaient la flamme et l'élan des cœurs. La fête fut bientôt changée en pompe funèbre, car ces régiments, joyeusement enrôlés dans l'armée deBlake, s'allèrent perdre avec lui dans les défilés d'Espinosa et après deux jours de lutte, écrasés à coups de baïonnettes, roulèrent comme des épaves dans les eaux du torrent. Ils avaient donc supporté le froid du Nord, les tristesses de l'exil, les hasards d'une éva- sion, les intempéries de la mer, pour tomber en un jour de désastre sur le sol tant désiré de la patrie. Ainsi La Romana ne les avait ramenés en Espagne que pour y mourir.

C'était cependant à l'heure les patriotes crovaient le plus fermement en la vitalité de l'Espagne, ils escomptaient déjà dans ses veines appauvries l'infusion d'un sang nouveau.

(1) D'après les renseignements du comte de San Roman, La Romana em- menait 369 officiers et 8,821 hommes; il laissait 225 officiers, 4,950 hommes et 2,980 chevaux. Ce second contingent, conduit à Altona, fut interné par petits groupe* dans quelques places fortes du nord et de l'est de la France.

340 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

Faisant bon marché des « vieux Rois « tombés par leur fai- blesses, leurs fautes et leurs vices, gardant de la monarchie sa force secrète de l'hérédité, ils cachaient le velours usé et sali du trône sous la soie brillante des couleurs nationales, et avec un cri de ralliement qui les unissait, ils ne craignaient plus de laisser à chaque province la libre expansion de son élan et de sa foi. A la vérité, enivrés depuis Baylen au point de croire naïvement que ce coup de fortune terminait tout, sans plan, sans liaison et sans but, les belligérants espagnols s'épuisaient en contremarches.

Leurs positions pouvaient se résumer ainsi : L'armée de Valence (12,000 hommes), avec Llamas, était entrée à Madrid (13 août) . L'armée d'Andalousie avec Castanos, fêtée à Séville, arrivée seulement par divisions (23 août et 10 septembre) dans la capitale, avait ses 30,000 hommes disséminés entre Gordoue et Ségovie. En Estramadure, de nouvelles levées, concentrées à Badajoz, recevaient des Anglais vêtements et fusils. L'armée de Murcie avec Saint-March, au nombre de 16,000 hommes, rejoignait près de Saragosse le comte de Montijo et le général O'Neill, qui occupaient, perdaient, reprenaient Tudèle au maréchal Moncey (19-31 août, 23 sep- tembre). Réfugiée dans les montagnes de Léon, avant de s'avancer vers la Biscaye, l'armée de Galice (30,000 hommes) était commandée par Blake; l'armée de Gastille, aux ordres de la Guesta (12,000 hommes), se retirait vers Salamanque et les deux généraux restaient en querelle pour ou contre la Junte de Séville. Les troupes de Gatalogne guerroyaient au hasard contre les Français, à peu près bloqués dans Bar- celone.

Une telle anarchie militaire effraya les plus optimistes et, au commencement de septembre, les généraux vinrent tenir un conseil de guerre à Madrid. Ils n'imaginèrent rien de mieux que de recommencer un mouvement tournant qui eut

LE ROI « INTRUS » 341

contraint l'armée française à une capitulation nouvelle; comme on avait acculé Dupont entre le Guadalquivir et la Sierra, on envelopperait Joseph sur la ligne de l'Ebre en le poussant en face par les trois corps de Llamas, la Pena et la Cuesta; Palafox remonterait le long des Pyrénées pour le prendre à revers à droite; Blake descendrait le long des monts Gantabriques pour le prendre à revers à gauche.

Mutuellement satisfaits de cette stratégie simpliste, ils par- tirent convaincus que la concevoir c'était la réaliser, et chacun regagna son camp, en rêvant à ce qu'il ferait au lendemain de la victoire. L'entente des généraux avait été unanime à ne pas designer de généralissime. Une semblable jalousie paralysait la Junte de Séville tout à fait omnipotente après les succès d'Andalousie, et tout à coup discréditée par ses querelles intestines et pour ses prétentions extérieures. La suspicion, par conséquent la division, sont souvent la pierre d'achoppementdes plus beaux soulèvements nationaux. Chacun voulait représenter le pouvoir et chacun en cherchait pour lui seul une représentation qui fût indiscutable. L'envie aussi en prit au Conseil de Castille, se souvenant d'avoir été le premier tribunal du royaume. Mais il manquait de résolu- tion, avait perdu son prestige, se sentait obligé de justitier sa conduite (1), et son président don Arias Mon, en établis- sant la nécessité d'un gouvernement central, avouait sa crainte de lui donner, s'il le personnifiait dans sa compagnie, une trop faible base. Il écrivit aux juntes provinciales : il faut une autorité suprême, envoyez ici des députés qui la

(1) Ce Manifei,to de los procedimientos del Consejo Real en los gravissiinos siicesos occunidos desde octubre del aiio proximo passado, parut le 27 août 1S08. Ses 116 pages renferment l'historique documenté des actes du Conseil de Castille, suivi d'une lettre du président don Arias Mon^ adressant à toutes les Juntes un appel à la concorde.

Le général de Arteche remarque que ce mémoire « ne causa pas de sensa- tion chez le peuple, enflammé d'intransigeance » ,

342 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

constitueront. C'était remettre le pouvoir exécutif à un pou- voir législatif; l'histoire n'a guère enregistré d'autre succès d'une semblable conception politique que celui de notre Convention; obtenu on sait à quel prix.

Les uns parlaient des Cortès; mais la convocation, l'élec- tion, la réunion des membres d'une telle assemblée eussent été des conditions impossibles à réaliser sur un territoire sil- lonné de belligérants. La pensée d'une Régence vint à d'autres, et les hommes d'épée y trouvaient du penchant, car à l'ins- tant où Ferdinand VII fut vraiment prisonnier, Castanos et Palafox songèrent à pressentir la Cour d'Autriche et à lui demander l'archiduc Charles. C'était remonter d'un siècle jusqu'avant l'arrivée des Bourbons et reprendre la vieille lutte de succession dont avait tant souffert la péninsule. Le précédent était malheureux et n'offrait d'autre avantage que l'analogie historique d'une résistance à Louis XIV. Le cabinet de Vienne eut bientôt fait de souffler sur ce rêve. Deux noms étaient encore mis en avant : celui du petit-fils de Charles III le prince Léopold de Bourbon (1), fils du roi de Sicile; celui du petit-fils de Charles IV l'Infant de Portugal dom Pedro, d'Alcanlara (2). La Cour de Palerme se montra très chaude et tout aussitôt fit agir son représentant à Londres, le prince de Castel-Cicala; mais les Anglais demeurèrent très froids. Le prince Léopold, dans le plus grand secret, était parti de sa personne (26 juillet) jusqu'à Gibraltar (8 août) afin de s'aboucher avec le général Dalrymple, lequel l'écon-

(1) Joseph Michel Ijéopold de Bourbon, prince de Salerne (1790-1851), second fils de Ferdinand IV et de l'archiduchesse Marie-Caroline de Lorraine. Il épousa en 1816 Marie Clémentine d'Autriche.

(2) Dom Pedro d' Alcantara, prince de Beira (1798-1834), fds du prince régent, depuis Jean VI roi de Portugal et de l'infante Charlotte de Bourbon. Il avait été emmené en 1807 au Bré.sil dont il fut proclamé Empereur cons- titutionnel (1822). Lui-même devenu roi de Portugal (1826), il abdiqua en faveur de sa lille dona Maria sous la régence de son frère dom Miguel. Chassé du Brésil (1831), il reconquit contre dom Miguel le Portugal (1833).

LE ROI « INTRUS » 343

duisit après avoir renvoyé plus brusquement un agent napoli- tain le chevalier de Robertone arrivé en avant-coureur. Le prince tenta de réunir quelques partisans en Andalousie; l'échec fut absolu auprès des juntes et il lui fallut regagner Palerme (1), vers le même temps débarquait, non moins déçu, cherchant également fortune, son futur beau-frère Louis-Philippe d'Orléans. Celui-ci, sentant la nécessité de rendre quelque lustre au nom brillant que son père avait terni, pensait, au milieu de ce trouble universel, se tailler un rovaume dans les colonies espagnoles d'Amérique; dès le mois de mai il faisait adresser au cabinet anglais un mémoire sur son projet, et les avantages qu'en recueillerait aussi la Grande-Bretagne (2). Ils ne parurent pas évidents. Au mois de juillet il renouvelait ses instances, prenant pOur y réussir des précautions jusqu'à solliciter l'agrément du comte de Provence (3) ; mais le cabinet de Londres, qui lui servait une pension, maintint son vetn, et ce ne sera que deux ans plus tard que le prince viendra jouer un rôle, d'ailleurs momentané, à Cadix.

Dans cette confusion, l'idée d'un gouvernement parlemen- taire, pivot sur lequel tournerait Taxe de l'Espagne, souriait à beaucoup d'esprits (4). Le Conseil de Castille avait ouvert la voie : une assemblée élective représenterait le Roi absent et prisonnier. Un peu de tous les côtés les « députés » arri- vaient des provinces dans la capitale; et leur premier souci comme leur première dispute fut le choix de leur lieu de réunion. Enfin le palais d'Aranjuez, voisin de Madrid et d'un

(1) Champagiiy à La Forest, 3 septembre 1808, vol. 676, fol. 218.

De Arteche, Guerra delà Independencia t. III, p. 118-119. Napier, Guerre de la péninsule, t. I", liv. II, chap. m, et t. II, appendice 8.

(2) Baron de Guilhermt, Papiers d'un émigré, p. 196.

(3) Créiineac-Joly, Louis-Piiilippe et l'orléanisme, t. I, p. 260.

(4) La Junte de Murcie semble avoir été la première (22 juin) à exprimer publiquement ce désir.

344 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

bon renom populaire depuis lemotin du 18 mars, fut adopté; le 24 septembre, la cérémonie d'ouverture s'y déroula. Dans la chapelle, l'un des membres, l'archevêque de Laodi- cée, coadjuteur de Sévllle, célébra uue messe solennelle et reçut de tous un serment émouvant (ridiculement fanatique, disait La Forest.) En voici le texte original, qu'il ne faut pas affaiblir par une traduction :

Jurais à Dîos y à sus sa7itos evangelios y a Jesu Cristo cruciji- cado, cuya sayrada iniagen teneis présente^ que prornovereis y dé- fende reh la cotiser vacion y aumento de nuestra santa religion catolica, apostoUca, romana, la defensa y fidelidad a nuestro augusto soberano Fernando Vil, la de sus derechos y soberania, la con^ervacion de nui^stros derechos^ fueros, leyes y costumhres, y especialmente los de sucesion en la familia reinante; guardando secreto en lo que fuere de guardar, apartando de ellos todo mal, y persigitiendo a sus enemigos a costa de vuestra misma persona, salud y bienes? Si ]uro. Si asi lo hiciereis, Dios os ayude ; y si no, os le demande en mal, como quien jura su satito nombre en vano. Amen!

Après le Te Deum chanté par les moines de San Pascual, les députés, au milieu de la haie formée par les bataillons de Valence, proclamèrent une fois de plus Ferdinand, et en redisant ce nom du haut du grand balcon extérieur, soulevè- rent les transports de la foule qui se pressait sur la vaste espla- nade du palais. Ces vingt-quatre députésavaientfaitchoixpour les présider de Florida Blanca, personnage considérable autrefois, depuis seize ans vivant dans la retraite, octogénaire frappé de cette double maladie : l'ignorance du présent et l'entêtement du passé. Pouvait-il de bonne foi croire que l'Espagne, pour être heureuse, avait autre chose à faire que de retourner au temps de son consulat? Mais, en 1808, les circonstances différaient terriblement de 1792. Le secrétaire de l'Assemblée, dans la vigueur de l'âge, jeune de caractère, ardent d'opinions, don Martin de Garay offrait

LE ROI « INTRUS 345

tout contraste avec Florida Blanca; porte-parole attitré de la Junte centrale, il se servirait volontiers des mots les plus vifs pour traduire ses pensées, et les patriotes les plus purs pouvaient garder confiance en ce diplomate improvisé qui désignait sans ambages aux chancelleries européennes Joseph Bonaparte, comme un a roitelet subalterne placé à notre tète pour nous communiquer les ordres du tyran » .

Le député des Asturiens était fort en vue : don Gaspar Melchior de Jovellanos, savant dans le cabinet, éloquent à la tribune, connaissant les affaires, mais porté aux spécula- tions, aux nouveautés, aux aphorismes d'école. Ses collègues paraissaient de fort braves gens, tous remplis de sincérité et de bons désirs; peu offraient des capacités supérieures, aucun ne s'imposait véritablement par sa naissance, des ser- vices éclatants ou une popularité justifiée (1). L'Espagne pos- sédait un cœur qui battait d'une façon agitée, mais pas de tête pour diriger, ni de main pour se faire obéir. Le choix de ses ministres montrait la banalité de ses volontés et la pauvreté de ses moyens (2). Mais il est un Dieu pour les gouverne- ments nouveaux comme pour les jeunes hyménées : l'espé

(1) « ... E.veeptës M. de Florida Blanca et M. de Jovellanos, tous les autres personnages sont des gens médiocres, sans crédit, sans considération, sans prise quelconque sur l'opinion, et dont quelques-uns, le comte de ïilly par exemple, savent à peine écrire une lettre. Pas un homme tiré des grandes places, du Conseil d'Etat, du Conseil de Castille, du Conseil des Indes, pas un membre de l'ordre judiciaire. Don Francisco Palafox et le comte de Contamina, l'un frère, l'autre beau-frère de Palafox, sont les seuls individus tenant aux grands d'Espagne, n

Dépêche à Champagny, Vittoria, 12 octobre 1808, vol. 677, fol. 49.

A la vérité François Palafox n'était pas « grand » ; et la Junte d'Espagne comptait au contraire parmi la Grandesse : le marquis de Villel (Catalogne); le marquis de la Puebla (Cordoue) ; le comte d'Altamira (Madrid) ; le prince Pio (Valence).

(2) Ils furent nommés le 16 octobre : secrétaire d'Etat, Cevallos; à la justice, Hermida; à la guerre, le lieutenant général Cornell ; à la marine, le lieutenant général Escano ; aux finances, Saavedra. L'évêquc d'Orenze fut désigné comme inquisiteur général. Vol. 677, fol. 104.

346 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

rance du lendemain fait crédit aux inexpériences et les pre- mières gaucheries ont du charme. Les agents diplomatiques de l'Europe s'étaient empressés d'offrir et d'entretenir des relations par estime de la cause plus que par confiance en ses soutiens (1).

La Junte suprême perdit un temps précieux à des détails, parfois à des puérilités : elle s'attribua le titre de « Majesté », et décerna à son président, celui d' « Altesse » , donnant de « l'Excellence « à ses membres avec 120,000 réaux de traite- ment. Confisquer les propriétés du prince de la Paix et de sa famille c'était satisfaire de« haines sans apaiser des appétits. Elle excita les passions par des mesures violentes, flattant le bas peuple de mots sonores et le clergé de promesses creuses.

Une force dont on parlait moins, mais sur laquelle on s'appuyait plus, c'était l'Angleterre. Dès la rupture matérielle avec Napoléon, les nœuds s'étaient renoués à Londres sans qu'il fût besoin d'y mettre la main et du même mouvement les Espagnols, s'arrachant de l'alliance française, se jetaient instinctivement dans l'alliance britannique. Les Anglais avaient déjà un pied posé sur le sol de la péninsule, en Por- tugal; ils virent s'ouvrir avec une joie non dissimulée la porte toute grande ; payant au reste largement leur écot en guinées, fusils, habillements et vaisseaux; l'imprévu les trouva prêts (2) ; et à Cadix, le jour même l'émeute vint bloquer

(1) « Les ambassadeurs d'Autriche et de Russie dirigent par la Junte suprême la correspondance diplomatique qu'ils ont avec leurs cours. Une felouque les porte du port de Grao au vice-amiral Martin, en croisière dans celte partie de la Méditerranée, et celui-ci la fait parvenir à Trieste d'où elles sont remises à l'ambassade de Russie à Vienne qui les envoie à sa cour. On peut inférer de l'état des relations entre l'Autriche, la Russie et la France quand les ministres de Vienne et de Pétersbourg préfèrent confier leur correspon- dance aux Anglais auxquels ils ont déclaré la guerre plutôt que de l'exposeï à passer par les mains des Français, leurs alliés, s

La Forest à Champagny, 24- septembre 1808, vol. 676, fol. 357.

(2) jMotre consul aux iles Baléares donnait des renseignements détaillés sui ces mouvements dès le mois d'avril et signalait la croisière de 9 vaisseaux

LE ROI « INTRUS » 347

notre escadre en rade, l'offre de leurs services se présenta si prompte que le seul souci des Espagnols fut d'écarter l'em- pressement de ces obligeants amis. Depuis, l'union s'af- fermit chaque jour, comme une logique qui s'impose, trou- blée seulement par le formalisme anglais et la forfanterie castillane faite pour déconcerter les plus persévérants secours. La Junte des Asturies avait précipitamment envoyé à Londres deux députés, don Andrès Angel de la Vega et le vicomte de Matarosa, depuis célèbre sous le nom de comte de Toreno; embarqués à Gijon le 13 mai, ils abordèrent à Falsmouth le 6 juin, accueillis avec étonnement (1). Bientôt la Junte de Séville dépêcha à son tour le maréchal de camp Adrien Jacome et don Juan Ruiz de Apodaca, afin d'obtenir un appui moral et matériel (2). Le cabinet de Saint-James n'eut d'abord d'autre idée que l'offre de c|uelques bataillons; l'enthousiasme populaire le poussa à mieux faire et le Par- lement retentit, au milieu des plus chaudes adhésions, d'accents vraiment prophétiques (3); aux subsides officiels (3 millions de piastres fortes à répartir entre la Galice, les Asturies et Séville) (4), les sympathies privées voulurent ajouter leurs offrandes : les dames de Londres recueillirent aussitôt 200,000 francs pour les veuves et les orphelins

de gueiTe anglais devant Malion (vol. 674, fol. 176). Egalement, notre consul de Cadix annonçait le débarquement à Tétuan de munitions de guerre, et l'entrée de 48 voiles anglaises à Gibraltar.

(t) Toreno, Histoire de la révolution d'Espagne, t. I, p. 183.

(2) Archives de Simancas, Estado, 8271, dossier 1.

(3) a Jamais circonstance et plus opportune ne s'offrit à la Grande-Bre- tagne pour frapper un coup hardi et délivrer le monde. Jusqu'ici Bonaparte a remporté des victoires parce qu'il a eu affaire à des princes sans dignité, à des ministres sans prévoyance ou à des peuples sans patriotisme; il n'a pas encore appris ce que c'était que de combattre des populations animées d'un esprit hostile. » Discours de Shéridan, juin 1808.

Débats parlementaires de la Grande-Bretagne, t. XI, p. 886.

(4) Dépêche de Juan Ruiz de Apodaca, 28 juillet 1808. Archives de Simancas, Estado, 8171, dossier 3.

348 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

espagnols (1). Ce fut une émotion unanime; tous les adver- saires de Napoléon qui se trouvaient s'agitèrent, le comte d'Artois, le duc d'Angoulême, le duc de Berrv demandèrent à allerguerroyeren Espagne, ne fût-ce que comme volontaires et simples soldats (2); le vieux Dumouriez, à la rancune tou- jours en éveil, rédigea des plans militaires dont il poursuivit les ambassadeurs espngnols (3). Avant la fin de juillet, 9,000 Anglais s'embarquaient, prêts à marcher.

En touchant le continent, leur commandant le général Wellesley éprouvait deux profondes surprises : il aj)prenait la capitulation de Baylen qui le réjouissait, et il essuyait de la part des Espagnols le refus de sa coopération, ce qui le plon- geait dans la stupeur (4). Mais c'était un homme de bon sens et de résolution : sans se troubler il descendit en Portugal et fit de cette terre « anglomanisée » la base de ses opéra- tions. Il y trouvait un adversaire déjà arrivé : Junot et son corps d'armée. Un double choc à Rorissa le 17 août, à Vimeiro le 21 août lui amena la victoire, et la confiance ébranlée revint sous le drapeau des troupes de la vieille Albion. La conclu- sion en fut la Convention de Cintra, dont chacun s'attribua en secret le mérite et tout haut critiqua les clauses; somme toute, elle demeurait un avantage pour nos adversaires, car si notre armée était sauve, le Portugal était perdu. Sur ce rivage que nos étendards ne devaient plus jamais revoir, libéré désormais de notre présence, le flot britannique a fait déferler ses premières lames, peu à peu la marée montera,

(1) Vol. 676, fol. 212. Gazeta de Madrid, 2 septpmbre ISCS.

(2) Dépêche de Juan Ruiz de Apodaca, 23 juillet 1808. Simancas, Estado, 8171, dossier 3.

(3) Dépêches de Ruiz Apodaca des 18 août et 22 décembre 1808. Estado, 8171, n»» 3 et 4.

(4) Au nord à la Corogne, au sud à Cadix, les autorités espafjnoles n'auto- risèrent pas le débarquement des troupes britanniques par orgueil national. GoMEz DE AnTECHE, De la coopération de los Ingleses en la guerra de la Indvpendencia.

LE ROI « INTRUS » 349

tombant dans les vallées d'Andalousie, glissant sur les pla- teaux des Gastilles, s'écoulant par les fissures des Sierras, jetant son écume jusqu'aux flancs des Pyrénées, pour étendre enfin, au bout de cinq années, sa nappe dormante dans les plaines du Languedoc et battre au pied les murs de Tou- louse.

Si l'orgueil castillan prétendait s'affranchir des compa- gnons étrangers, la gloire ne se partageant avec personne, il acceptait les subsides matériels, choses de peu, qui font bien de l'honneur à qui les offre. C'est ainsi que les soixante- neuf transports anglais escortés de trois vaisseaux de ligne, qui n'eurent pas licence de débarquer leurs troupes, ne passèrent cependant pas si vite devant la Corogne qu'ils ne pussent laisser à terre de l'argent, des habillements, des vivres et des munitions. A Cadix également, le 16 août, arrivait de Londres un million de piastres; et à la fin de septembre, on était en droit d'établir ce calcul : le Royaume- Uni, tant en Portugal qu'en Espagne, depuis le commence- ment du mouvement de résistance, avait rapatrié, habillé, équipé 4,000 Espagnols, ses anciens prisonniers, et fait passer dans la péninsule 35 millions, 80,000 fusils avec leurs munitions, 20,000 paires de souliers, autant d'uni- formes, et enfin, peuple pratique qui songe à tout, 200,000 livres de fromage pour la troupe. En assez d'autres circonstances il faut blâmer cette nation mercantile, pour reconnaître son élan à livrer des marchandises dont la facture ne serait vraisemblablement jamais acquittée. Elle prodigua ses 11 commis') afin de soutenir l'honneur de la raison sociale : une nuée d'agents vint s'abattre en Espagne (1).

D'abord, des agents civils : Charles Stuart à la Corogne,

(1) AF IV, 1610, pièce 182.

350 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

avec deux sous-ordres : M. Hunter à Gijon pour toute la région des Asturies, M. Duff à Cadix. Surtout des envoyés militaires : sir Thomas Dyer, qui ne fit que passer; le major Roche, attaché au général La Cuesta; le capitaine Patrick près de la Junte d'Oviedo; les capitaines Caroll et Kennedy, le colonel Brown à Oporto; et en Catalogne le major Green. Il y avait encore un escadron volant d'officiers employés par les généraux anglais auprès des généraux espagnols, comme mentors, correspondants et quelque peu espions sans doute : chez Gastanos, bientôt il fit autorité, le capitaine Whin- tingham; à l'armée de l'Ebre le colonel Graham; auprès de la Junte de Séville le major Coxe; auprès de la Junte suprême d'Aranjuez lord William Bentinck, qui organisa et garda dans sa main tout un service de relations. Trois majors généraux Leith, Broderick et Sontag parcoururent les Astu- ries, la Galice et le nord du Portugal. A Oporto, sir Robert Wilson formait, avec des chefs anglais, un corps de partisans portugais : la légion lusitanienne. L'officier qui avait rapatrié les prisonniers espagnols et jouissait pour cela d'une naturelle popularité, le colonel Doyle, vint à Madrid; il eut toute influence sur le duc de l'Infantado; il leva un régiment d'infanterie « très brillant et très bien payé » . Manquait- on d'argent? Et Dieu sait combien de longue date le déficit régnait dans les caisses du royaume! Il tirait audacieuse- ment au profit de la Junte pour 100,000 livres sterling de lettres de change sur la Banque d'Angleterre. Aussi n'était-ce pas trop reconnaître tous ses services par le grade de général espagnol. Arrivé à ce point, sa témérité le conduisit à l'étour- derie : il poussa très fort au soulèvement de Bilbao qui devait, en cas de succès, nous couper les communications avec les Pyrénées; mais l'échec fit paraître la légèreté de ce donneur de bons conseils. Au reste, toute déception s'oubliait en face des secours monnayés : quand le 19 octobre l'envoyé offi-

LE ROr « INTRUS » 351

ciel du roi Georges, Benjamin Frère (1), se présenta en face des quais de la Corogne, apportant 20 millions de réaux, sa frégate la Sémiramis était entourée avec acclamations des barques de tout le port, et l'enthousiasme dételait les mules de sa voiture s'asseyait, il est vrai à ses côtés, un person- nage capable d'exciter par sa seule présence la plus bruyante ovation : La Romana.

En ce temps-là ce n'étaient point des ovations qui saluaient « le roi d'Espagne » dans ses résidences successives : Burgos (9 août), Miranda del Ebro (17 août), Vittoria (22 septembre). El les mesures que les circonstances le contraignaient de prendre ne ressemblaient guère à des dons de joyeux avène- ment. Pour remplir ses caisses vides, Joseph frappe une taxe extraordinaire sur les provinces que les troupes françaises occupent encore (2). Les propriétaires les plus riches ce sont les couvents; leurs biens sont plus faciles à atteindre que d'autres et la mainmise, qui restera odieuse aux fidèles, sera moins onéreuse, partant mieux acceptée pour les indifférents; c'est à un homme d'église que l'on confie la besogne délicate de poursuivre la perception de cet « emprunt " pour l'entre- tien de l'armée : l'ex-chanoine Llorente devient le grand collecteur d'impôts. Nécessaire peut-être, désespéré à coup sûr, le procédé est très certainement destiné à enlever les plus tenaces sympathies; Joseph en a fait l'aveu plus tard (3).

(1) Son frère John avait été avaat lui ambassadeur d'Angleterre en Espagne jusqu'à la rupture de 1804. Benjamin lui succéda ; tous deux échouèrent devant le prestige de l'alliance française. M. Frère remplit une nouvelle mission, d'octobre 180S à août 1809 ; sa correspondance a été publiée par ordre du Parlement anglais sous le titre de Recueil de pièces relatives a, l'Espacjne.

(2) Vol. 676, fol. 57 à 60. Mémoires du roi Joseph, t. IV, p. 462.

(3) « Privée de magasins, l'armée vivait par la voie des réquisitions, ce qui l'obligeait d'étendre ses cantonnements. Cette méthode de pourvoir à la subsistance des troupes, entrainant toujours des désordres et des vexations,

352 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

Il laisse carte blanche au maréchal Jourdan; et le i3 sep- tembre, du camp de Vittoria, le vieux vainqueur de Fleurus, se souvenant des guerres sans merci de la République, fait afficher les ordres suivants : Quiconque sera pris les armes à la main, « sans autre formalité " sera pendu; les communes seront responsables de la mort de tout Français sur leur territoire; une contribution pécuniaire frappera chaque habitant et l'on saisira dix notables susceptibles de servir d'otages. L'ordre s'exécuta «avec rigueur et activité » ; mais il n'arrêta pas les assassinats ni les embuscades de grandes routes. Gomme pour faire écho à ces procédés d'intimidation et de représailles, deux décrets de l'Empereur placèrent sous le séquestre tous les biens des Espagnols, meubles et immeubles, situés en France; aucun sujet espa- gnol ne pourra voyager ou résider dans l'empire sans un passeport délivré par le gouvernement de Joseph, sous peine d'incarcération immédiate (1).

En dépit de ces animosités irréductibles, aucuns, et le Roi tout le premier, gardaient un optimisme systématique en des moyens pacifiques; ils entretenaient, comme ils pouvaient, des relations avec les « insurgés » . Ces tentatives épisto- laires des Espagnols joséphistes auprès de leurs compatriotes peuvent se résumer dans la longue lettre que, de Paris, le 8 septembre M. d'Urquijo, convenablement stylé, adressa à l'évêque d'Orenze (2) : a Le tendre respect que m'a toujours inspiré un pontife digne des premiers âges de l'Eglise... » Il s'explique : les Bourbons ont perdu le pouvoir « par leur lâche défection') ; 70,000 «hommes effectifs » occupent les bords de l'Ebre, ils seront 150,000 avant la fin du mois, «ils vont exercer

aujjmenta le mécontentement des populations et donna un nouveau degré d'éncrfjie à leur haine contre les Français. » Mémoires, t. V, p. 8.

(1) Ucciets de Metz, 23 septembre 1808; vol. 676, fol. 349, 350.

(2) Elle est reproduite dans les Mémoires du roi Joseph, t. V, p. 59.

LE ROI « INTRUS » 3â3

l'épouvantable droit de co.iquéte » ; en face d'une résistance malheureuse et impuissante, que l'on compare «la sagesse, la droiture, les qualités aimables de Jose])h « . Sans lui, entre les mains d'une « secte impie qui renouvellera le délire atroce de Marat et de Robespierre, l'anarchie inondera de sang les débris du trône et de l'autel » . Que la voix puissante de l'évêque se fasse entendre « au nom de ce Dieu de paix dont il est le digne ministre, au nom de la religion, de la patrie et de l'humanité » . Pour être datée et envoyée de Paris, cette adjuration perdait beaucoup de sa force probante. La rumeur publique la porta peut-être à Mgr de Quevedo; autant en soulève le vent.

Le dédain des Espagnols s'accentue et leur vanité se cabre en présence de ces instances doucereuses, en même temps que la fierté de l'Empereur s'impatiente à voir employer ces armes fouillées et que sa colère grandit en face des difficultés; il s'indigne et il raille : « L'armée paraît commandée non par des généraux qui ont fait la guerre, mais par des inspecteurs des postes. Comment peut-on évacuer l'Espagne sans raison, sans même savoir ce que fait l'ennemi?» (1) Alors, Joseph prend peur, veut répondre à ces semonces fraternelles qu'il craint plus que tout et pense se disculper en les appliquant à la lettre, c'est-à-dire à rebours : par une volte-face belli- queuse, il s'avise d'un mouvement offensif, invente soudain un retour impétueux en arrière.

Je suis convaincu, écrivait-il à l'Empereur (Miranda, M sep- tembre), que si je quittais la ligne de i'Ebre, je dissiperais l'ennemi. . Je serais en Espa^jne comme vous étiez en Eyypte... Je battrai les masses et je jetterai l'épouvante dans l'âme des projettistes fsic) de Madrid. Les armes tomberont de la main des uns et la plume de la main des autres... Jusqu'à l'arrivée de la Grande Armée, vous n'aurez pas de nouvelles de nous et je n'en aurai pas de vous...

(1) L'Empereur au roi Joseph, Saint-Cloud, 16 août 1808.

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334 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

Napoléon^ sans répondre aux enfantillages de son frère, Iwi fit envoyer (22 septembre) des « Observations » qui con- cluaient : « Le général qui entreprendrait une telle opération serait criminel, n D'eux-mêmes, les maréchaux Bessières et Ney ont présenté leurs objections au Roi qui, très surpris, a cependant contremandé la manœuvre préparée (1). Mais ces à-coups augmentent la confusion; les contremarches épuisent le soldat. Le découragent et l'irritent. Joseph reste à Vittoria « presque seul, dans une position en l'air « (2).

L'Empereur qui em face des hésitations des généraux espa- gnols professait un grand mépris pour leurs talents militaires, s'agitait à voir les Anglais entrer en scène, et afin de tout finir d'un seul coup préparait de grands moyens : il avait convoqué le Sénat pour voter l'appel anticipé d'une conscription nou- velle. Le message impérial parlait net : « Je suis résolu à pousser les affaires d'Espagne avec la plus grande activité et à détruire les armées que l'Angleterre a débarquées dans ce pays. Je De veux ni ne dois dépendre des calculs des autres Cours. " Le rapport annexe du ministre des relations exté- rieures faisait une déclaration de principes : « Il faut qu'un prince ami de la France règne en Espagne : c'est l'ouvrage de Louis XIY qu'il faut recommencer. Ce que la politique conseille^ la justice V autorise (3). »

Les Espagnols recueillaient ces paroles solennelles comme des aveux et les brandissaient comme des preuves justifica- tives de leur bonne cause. La Gazeta de Madrid^ en étalant tous ces documents, ne manquait pas de souligner la « maxime» de Ghampagny pour la livrer à l'attention des « souverains dfr l'Europe » .

(1) La Forest à Ghampagny, ig septembre 1808, vol. 676, fol. 325.

(2) Le maréchal Bessières au maréchal Jourdan, 26 septembre 1808.

(3) « L'ensemble de ces pièces nous rejette, sous le rapport des phi'ases et du style, en 1795. i Mettkrkich, Miutoires, t. Il, p. 22^.

LE ROI » INTRUS » 355

La résistance à l'étranger monte aa diapason le plus aigu et tonte occasion est bonne pour manifester la haine nationale ; te lendemain da jour a paru la Gazeta du 14 octobre, le duc de l'Infantado donnait un grand repas pour l'anniver- saire de la naissance de Ferdinand VII; les acclamations de la foule se changeant bientôt en vociférations, son enthou- siasme cherche des victimes; le bruit court que le ministre de Russie a conservé deux domestiques français ; on se porte à grands cris devant son hôtel, Técusson est brisé, les portes sont enfoncées, les escaliers envahis, les appartements pillés; au milieu du désordre, des cris et des ténèbres, deux malheureux se trouvent saisis; sont-ce bien des Français? La populace les frappe, les étouffe et les brûle! (1) Au jour, Strogonoff proteste de haut et pendant que la troupe garde sa demeure insultée, il écrit de bonne encre à Florida Blanca. Il en reçoit force excuses, mais « un séjour plus prolongé en Espagne ne lui convenant point » , il réclame ses passeports, une escorte pour gagner Alicante ou Carlhagène, et un vaisseau qui le ramènera dans l'Adriatique. Une démarche tout émue de l'Infantado, une lettre très humble de la Junte suprême ne le désarment pas et il réitère sa demande avec séche- resse. Sur la route de Madrid à Cadix on lui prodigue des honneurs affectés, et la frégate Proserpine le débarque à la fin de décembre à Trieste (2), comme il l'a voulu.

Cet épisode tragique montre la Révolution sous son costume d'anarchie. En face du drame se joue la comédie : à Vittoria dans l'hôtel du marquis de Montehermoso (3) que Joseph loue 300,000 francs au mari, mais la marquise lui offre une hospitalité moins banale sinon moins coûteuse, la « Cour »

(1) Lettre originale saisie, AF IV, 1314, n" 73.

(2) Dépêche de Strogonoff au comte de Roumiantzof, Vienne, 29 décem- bre 1808, Espagne, vol. 678, fol. 13.

(3) Il fut nommé grand d'Espagne par Joseph, qui <i a voulu s'acquitter avec une munilicence royale », écrivait, sans sourire, La Forest.

356 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

endormie chaque soir dans les alarmes est réveillée chaque matin par une alerte. Elle veut se sentir protégée en avant par Ney à la Guardia, par Bessières au défilé de Pancorbo ; à gauche par Moncey remparé derrière l'Ebre, l'Arga et l'Aragon; à droite, par Merlin qui de la hauteur de Durango tient libre la route vers Bayonne. Si le prince fugitif espère encore la conquête des provinces soulevées, il lui est permis sans doute de poursuivre cette aventure, mais pour le « Roi Intrus » , son- ger à gouverner en cette posture guerrière n'est plus qu'une chimère du royaume d'Utopie.

CHAPITRE V

NAPOLÉON EN ESPAGNE

La résistance espagnole. (Novembre-Décembre 1808.)

Rassuré à l'entrevue d'Erfurth, Napoléon dirige vers l'Espagne la Grande Armée et va en prendre le commandement. Il rejoint Joseph à Vittoria. Premières menaces. Il blâme le maréchal Lefebvre de son offensive à Durango qui trouble le plan d'ensemble. L'armée de Blake est écrasée par le duc de Beliune à Espinosa de los Monteros.

Combat de Burgos. Pillage de la ville. Séjour de l'Empereur. Décrets contre les « traitres » . Le maréchal Soult envoyé dans le pays de Santander. Le maréchal Lannes en Aragon; sa victoire à Tudèle.

Napoléon marche sur Madrid. Affaire de Savary à Sépulveda. La charge des Polonais à Somo Sierra. Attaque de Madrid. Agitation patriotique de la ville. Sommations, menaces, capitulation. Sévé- rités et indulgences. Décrets contre les ordres religieux, l'Inquisition, les droits féodaux, le Conseil de Castille. Suspects et séquestres. Hostilité irréductible des Madrilènes. Proclamation impériale. Audience à la municipalité. Serment au roi Joseph. La villa de Chamartin. Revues militaires. Nouvelles des Anglais; Napoléon part subitement à leur rencontre.

Résumant sa pensée sur la solution des affaires d'Espaj^ne, Napoléon avait écrit à Joseph : « Il faut que j'y sois. » Il avait raison, car l'occupation se changeait en conquête. Cette lettre du 13 octobre était datée d'Erfurth, du jour même il venait de river le Tsar à sa politique en lui arrachant, au

358 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

prix assez modique des Provinces Danubiennes, la garantie morale de toutes ses prises depuis dix ans : alliance éven- tuelle contre l'Autriche; accord secret pour imposer à l'An- gleterre la paix; acceptation anticipée de l'envahissement de l'Espagne; reconnaissance immédiate de la dynastie des Bonapartes substituée à celle des Bourbons.

En évacuant « gracieusement » la Prusse, Napoléon croyait acheter sa reconnaissance, était assuré de plaire à la Russie, et rendait disponible une partie de la Grande Armée. Pour contenir l'Autriche, il lui suffisait de 100,000 Français en Allemagne, des 100,000 hommes du prince Eugène en Italie, des 20,000 soldats de Marmont en Dalmatie. Quand il se crut prêt, il accentua son assurance secrète par une mani- festation publique : sa réponse à Fontanes, à l'ouverture du Corps législatif, sonnait comme une fanfare dans le paisible temple des lois : « Je pars dans peu de jours pour me mettre moi-même à la tête de mon armée, et avec l'aide de Dieu, couronner dans Madrid le roi d'Espagne et planter mes aigles sur les forts de Lisbonne » .

Res, non verha. Dès le 5 août, il faisait rentrer d'Allemagne 80,000 hommes d'un seul coup; le 7 septembre, il orga- nisait six corps d'armée :

I. Victor 28,000 hommes.

II. Bessières 26,000

m. Moncey 21,000

IV. Lefebvre 25,000

V. Gouvion Saint-Cyr. . 36,000

VI. Ney 32,000

Il y ajoutait une réserve de 34,000 fantassins et cavaliers. Le 8 septembre 1808, le Sénat approuvait une levée extraor- dinaire de 160,000 soldats : les exonérés des classes de 1807 à 1809 et la conscription anticipée de 1810! Le 12 octobre

NAPOLÉON EN ESPAGNE 859

un décret supprimait « la Grande Armée d'Alleraagine » , la réduisait à 100,000 combattants, aux ordres de Davout, sous le nom d' « armée du Rhin » ; et trois jours après, le IV° corps avec le maréchal Lefebvre entrait en Espagne comme avant-garde de la nouvelle « Grande Armée » .

Napoléon courait à toute vi!bess(e aux Pyrénées; miais déjà les circonstances jetaient de l'ombre sur l'éclat de sa volonté : les chemins s'étaient rencontrés mauvais; il s'impatientait des cahots, des retards sur les routes de France; il avait laisser ses berlines et prendre des chevaux de selle pour traverser au galop les Landes (1) ; à franc étrier, seul avec Duroc, il arrivait à Rayonne le 3 novembre. Le prince de Neuchâtel l'y attendait et aussi le général Relliard envoyé par he roi Joseph. Il était deux heures du matiai quand S. M. entrait au château de Marrac; avant de se mettre au lit elle écrivait une première lettre à son frère et, levée avant le jour, di-ctait ses ordres : à Jourdan, d'envoyer l'état de ses troupes, à Ney de donner des détails sur l'ennemi, à Moncey de préciser ses rensieignements, à Ressières de se porter vers Rurgos, au général Marchand d'aller de suite à Tolosa, à Soult d'arriver immédiatement afin de prendre le comman- dement du II' corps, au général Walther d'organiser la revue de la garde pour le jour même; enfin on avertissait Josej^ des dispositions prises.

Cette activité était éperonmée par le mécontentement : à Rordeaux, les magasins incomplets lui avaient révélé des négligences, des marchés frauduleux; à Rayonne il ne trou- vait point tous les régiments qu'il attendait, ni surtout les approvisionnements qui devaient y être accumulés; autant ■de moyens qui glissaient de ses doigts; fort en colère, il écrivit au diiredeur de l'administration de la guerre, le

(1) Berthifirarail faire plusieurs postes lra!r>^ ,par des bœufs.

360 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

général Dejean, dont « les rapports ne sont que du papier » , qu'il se trouvait « indignement servi » , que Tarniée " était nue » , que l'on jetait l'argent dans l'eau, et il criait au voleur, parlait de fripons, de friponneries.

C'est donc l'esprit amer, les nerfs excités, l'œil soucieux, la bouche disposée au blâme, qu'il franchit la Bidassoa. Fouler la terre étrangère apportait à ce conquérant un senti- ment de détente; la première impression fut douce, et cette journée d'automne, avec ses vapeurs matinales, un soleil chaud sans ardeur, une soirée dans la buée rougeâtre du couchant, l'enveloppa, au milieu du calme de la montagne, d'une sensation de bien-être; la brise, venue de Roncevaux, lui apporta avec l'écho du cor de Roland le nom vainqueur de Charlemagne; en levant les yeux vers le ciel constellé, sans doute qu'il y vit briller son étoile. Il arriva, à la lueur des torches, à Tolosa, tout dispos. Le 5 novembre il prit la route de Vittoria trouvant à son choix des relais de chevaux de selle et d'attelage pour franchir les gorges les plus pittoresques. Il tomba, comme il l'avait voulu, à l'im- proviste, dans le cercle du roi Joseph et tout de suite entama un monologue ; devant les « courtisans » espa- gnols et français, il parla longtemps, fut écouté, on peut le croire, avec une attention soutenue, mais chacun sortit troublé, le cerveau un peu las, de cette leçon de haute poli- tique donnée au milieu de la nuit. Le lendemain matin, soixante coups de canon annonçaient officiellement l'arrivée du maître.

Il reprit, sans repos, son discours : il prêcha l'union étroite entre la France et l'Espagne, la nécessité pour celle-ci de suivre pas à pas le système de celle-là; O'Farrill, Cabarrus, Mazarredo paraissaient déconcertés (1); et comme l'Empe-

(1) Dépêche de La Forest, 8 novembre 1808, vol. 677, fol. 187, 189.

NAPOLEON EN ESPAGNE 361

reur, s'épanchant sur le clergé et les moines en particulier (car lorsqu'il parlait de l'Espagne c'était chez lui un lieu commun), comme il annonçait la suppression des couvents, Cabarrus eut l'audace d'avancer qu'il serait à craindre que ces paroles ne donnassent 100,000 hommes de plus à la résistance populaire et catholique. Napoléon n'écouta pas la remarque; à la réception des «autorités" de Vittoria, il épuisa son thème d'intimidation, mais parce que sa véhémence s'exprima soit en français, soit en italien, elle demeura perdue pour la plupart des auditeurs qui n'entendaient que l'espa- gnol (1). L'impression générale était de l'émoi et corroborait bien la mercuriale adressée la veille aux capucins de Tolosa venus pour le saluer : « Messieurs les moines, si vous vous avisez de vous mêler de nos affaires militaires, je vous pro- mets de vous faire couper les oreilles (2). » Le moyen de propagande pouvait sembler inefficace, le procédé manquait d'aménité. Tout ce branle-bas de paroles annonçait la bataille. Au fond, l'irritation de l'Empereur l'avait ressaisi, l'im- prudence de ses généraux ayant compromis ce qu'il appelait son II vaste plan m . Ce dessein était de se diriger droit, vite et en forces sur Burgos, il trouvait un débouché offensif de premier ordre permettant d'inonder de cavalerie les plaines de Castille, de se porter à son gré dans toutes les directions et alors, en rase campagne, contre des troupes inhabiles une fois sorties des embuscades de leurs montagnes, de « termi- ner la guerre d'un seul coup par une manœuvre habilement combinée » avec les premiers soldats de l'Europe. Cette grande rencontre au centre serait heureusement complétée par la prise de Saragosse à gauche et l'écrasement de Blake à droite; l'Espagne se trouverait envahie sans qu'on laissât aucun danger du côté des Pyrénées, derrière l'armée impé-

(1) MiOT DE Melito, Mémoires, t. III, p. 32.

(2) Général Bigarké, id., p. 229.

362 L'E«PA<ÎNE ET NAPOLEON

riale. Malheureusement, d'une part, l'Einapereur trouvait tous les corps rangés en une vaste demi-ciroojaférenice de Bilbao à Pampelune, &ur une ligne assez mince, sans masses de réserve, et mélanges les uns dans les autres; d'autre part, Moncey venait à peine de quitter la Navarre pour se diriger suri' Aragon et Ney ne se trouvait pas encore jaiaitre de l'Ebre, au pont de Tudèle. Mais surtout à notre droite, le maréchal Lefebvre, emporté par son audace, le désir d'une victoire personnelle, avait attaqué l'armée de Galice; il lui avait sans d<!)ute infligé un échec, toutefois par celte intempestive manœuvre il faisait échapper Blake à l'enveloppement général prévu par l'Empereur (1).

Cette campagne de Lefebvre dans le pays de Biscaye do- Kiina la marche de Napoléon lui-même. Lefebvre avait eu 4evantlui, appuyée à la mer et aux montagnes cantabriques, l'armée de Blake, « très belles troupes parfaitement tenues et habillées » (2) qui venaient d'attaquer le général Merlin à Zornoza les 24 et 25 octobre. Le duc de Dantzig, soucieux d'un beau fait d'armes afin de saluer dignement la v.enu.e de l'Empereur, prit donc prétexte de quelques fusillades d'avant- postes pour laisser s'engager une affaire sérieuse, le 31 octo- bre, à Durango. Il abîma certainement son adversaire, bien qu'il soit malaisé de tirer au clair l'étendue du désastre entre les écarts d'appréciations exagérées des deux <iôtés en sens inverse : 6,000 tués espagnols affirme Lefebvre, 743 avoue Blake. Le soir même le maréchal entrait à Bilbao, mais ter- giversait. — A quelques kilomètres de là, au lieu de le sou' tenir avec le 1" corps, Victor, très probablemejit par jalousie,

(1) « Votre Majesté pcnseia comme nous que l'ennemi peut voler des actions de grâce à l'inconsidération du dur de Danizig « . Benihier au roi Ji0ee,pli, 4 noveanlM.e :1S08.

(2) Lefebvre à Berlbier, 26 orlobre. « Ceux qui dissent à V. M. que ces gens-ci se sauvent quand ils j>ou8 voient, se trompent; If s généraux et moi étions obligés de faire les voltigeurs. » Lefebvre à l'Empereur, 31 octobre.

NAPOLEON EN ESPAGNE 363

s'éloignait de son « collègue v et à son tour se perdait en récriminations, parlait des mauvais chemins, du besoin de repos, du manque de vivres ; cependant que Blake se retirait précipitamment à Valmaseda, y recevait un renfort de La Eomana et groupait les paysans armés. Très égratigné, il s'était échappé des griffes du lion.

De ce mouvement engagé par le maréchal Lefebvre il fallait maintenant sortir avec honneur. Le duc de I>antzig, vigou- reusement blâmé de son impatience et très ému de ce blâme (1), reçut l'ordre de pousser sa pointe; il délogea Blake des hauteurs de Guénès (7 novembre), le serra de si près qu'il faillit le saisir avec ses voltigeurs, ne laissant pas aux Espagnols le temps de se reconnaître, sans toutefois faire de prisonniers car c'étaient des fuyards très agiles. Les deux maréchaux, après une entrevue peu cordiale, s'isolèrent de nouveau (2). Blake, ignorant leurs dissentiments, avait lieu de craindre d'être pris entre deux feux et accélérait sa retraite : il s'établit le 9 novembre à Espinosa avec une armée épuisée et déjà décimée par la désertion. Il ne trouva plus un habi- tant dans le bourg. Espinosa de los Monteros est plantée, en effet, comme une épine aiguë, dans les derniers contre- forts de la chaîne Cantabrique; couronnée de hauteurs boi- sées, elle resserre ses maisons sur la rive gauche de la Trueba qui, s'échappant des gorges, coule mugissante entre deux

(i) « Avoir déplu à mon Empereur et mon maître, me tue;... puisque le Dieu de la guerre dit que j'ai tort, je l'ai, je dois l'avoir;... vais luî prouver que périr est^uxi plaisir pour moi. » Lefebvre à Berthier, 7 no- vembre 1808.

(2) « ... Son procédé ne m'a pas paru d'un bon camarade... J'attends avec impatience qu'on me retire de la situation pénible je me trouve de flanquer une armée de S:5,000 boiiiiines commandée par Monsieur Victor. » Lefebvre à Bertliier, 9 novembre 1808.

« ... -Comme j'aime mou Empereur et ma patrie plus que vous, pour le bien du service, je me mets sous vos ordres... Enscvez-rooi donc votre chef d'état-major pour se concerter avec moi, puisque vous ne voulez pas me faire tant d'hoaneur. « Lefebvre à Victor, 10 novembre 1808.

364 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

berges escarpées; un pont étroit, des gués profonds demeu- rent la seule communication dans cette vallée sauvage et ombreuse. Lorsque la division Villatte qui marchait à l'avant-garde déboucha par les sentiers, elle trouva, face au torrent, les Espagnols rangés en bataille le long des mai- sons, des rochers et des bouquets de bois. Le maréchal Victor attaqua immédiatement. Tout le jour il y eut des combats acharnés et des retours offensifs, très meurtriers aux offi- ciers espagnols; la nuit seule les arrêta : elle fut cruelle pour eux avec des blessés sans chirurgiens, des soldats sans pain ; les désertions se multiplièrent; les paysans s'esquivaient dans les ténèbres; à l'aube, la lutte reprit, les généraux frappés au premier rang (1) ; quand nous eûmes enfoncé leur gauche, ce fut alors une retraite éperdue, un écrasement au pont de la Trueba encombré de cadavres, aux gués de la rivière. Par la montagne, on fuyait dans toutes les directions vers San- tander, Villarcayo, Reinosa. Nous avions 1,100 blessés et 134. morts. Les Espagnols, 250 tués, 600 blessés, 100 pri- sonniers, plus de 4,000 disparus l Blake, ne pouvant emmener ni canons ni caissons, suivi d'un petit nombre de fidèles, atteignit Reinosa, le 12 novembre. A peine ravi- taillé il repartit, rencontra La Romana avec qui il n'eut à échanger que d'amères confidences, et se rabattit sur la ville de Léon. Il n'avait plus d'armée (2).

Pendant la seconde journée d'Espinosa, au bruit du canon, une réserve de 3,000 Espagnols avec Malespina était accourue, et de son côté Sébastiani et le IV' corps s'avançaient; ces

(1) Le général Riquelme, Cayetano Valdès, le comte de San Roman, Acevedo furent blessés, les deux derniers mortellement.

(2) Une Note oflicielle publiée à Paris représenta la défaite d'Espinosa comme une punition du ciel contre les soldats échappés des îles du Dane- mark. Elle ajoutait ces détails : « En se sauvant, les fuyards jetaient leurs armes et leurs habits rouges, funeste présent de l'Angleterre, et se couvraient de leurs habits de bure, couleur de capucin, qui est l'habit espagnol. »

NAPOLEON EN ESPAGNE S65

deux soutiens se choquèrent, Sébastiani dispersa Malespina vers Médina et lui prit son artillerie. Ce fut la fin de cette dure campagne de trois semaines entre 21,000 Français et 23,000 Espagnols.

Napoléon admettait mal ces difficultés et voulait ignorer ces lenteurs. Du moment où, le 6 novembre, on eut mis à l'ordre : «L'Empereur commande son armée en personne», ce fut comme un coup de fouet général et tout prit de l'al- lure. En homme qui connaît la guerre, sa première précau- tion fut de faire évacuer tous les hôpitaux, entre Tolosa et Vittoria (1), afin de « réserver de la place aux blessés qui seront le résultat des batailles qui vont avoir lieu » . Il appela Soult à venir remplacer à la tête du II' corps Bessières qui prenait le commandement de toute la cavalerie de la Grande Armée, et il commença le mouvement en avant, pré- cédé des chasseurs de Lasalle. Ceux-ci se heurtèrent bientôt aux fantassins espagnols sur la lisière des forêts. A cette nouvelle, regrettant seulement l'occasion perdue « d'étriller ces 4 ou 5,000 hommes » , Napoléon se prépara à une bataille plus importante et pressa le duc de Dalmatie de se mettre en mesure.

Le maréchal avait en face de lui l'armée d'Estramadure, celle qui, entrée à Madrid à la fin de septembre manquant de tout, en sortait à la fin d'octobre guère mieux équipée. Son chef, le général Saluzzo, avait réclamé contre cette incurie avec àpreté; on l'avait destitué et remplacé par un jeune officier sans expérience, le marquis de Belveder, que sa témérité fanfaronne faisait acclamer de la foule. Pour servir de lien entre Blake et Castanos il arriva à Burgos le 7 no- vembre, possédant 11,500 fusils, 1,500 sabres et 30 canons.

(1) Les hôpitaux contenaient déjà 4,000 malades : 100 à Miranda, 950 à Vittoria, 250 à Tolosa, 350 à Saint-Sébastien, 2,500 à Panapelune.

366 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

Au premier contact avec les éclaireuFs de Lasalle, le jeune et bouillant Belveder, trop jeune et trop bouillant, s'en vint es<îarmoucher dans la plaine et canonna des patrouilles de cavalerie. Il eût mieux fait de profiter des heures pour mettre en défense le château d'une ville déjà régnait la panique et qu'abandonnaient les habitants, les magistrats et une partie de la garnison.

Le 10 novembre, dès 6 heures du matin, Belveder plein d'ardeur fit sortir ses tirailleurs du bois de Gamonal et ouvrit le feu. Alors la division Mouton, en colonne serrée, l'arme au bras, prit le pas de charge et, sans brûler une amorce, traversa la ligne espagnole, enfonçant à la baïonnette les gens remparés dans les fourrés. L'idée de cette poussée à découvert était téméraire, l'effet moral fut foudroyant; les régiments se débandèrent, seul un bataillon des gardes wal- lonnes tint bon un long moment, son chef don Yicente Genaro de Queseda, couvert de blessures, tomba sur le sol; porté à l'ambulance on lui rendit son épée en le félicitante© sa valeur (1). Ce fut le « simulacre de résistance que l'on décora du nom de combat « , dit un témoin (2). Pendant ce temps, Lasalle s'étendait dans la plaine : il passe au pied de la Chartreuse de Miraflorès, envahit la vallée de l'Arlan- çon, déborde à gauche le bois de Gamonal, sabre les hussards de Grenade et poursuit les fuyards jusque sur la route de Madrid. Bessières débouche à droite par le col de Quinta- napalla, traverse les faubourgs, le pont de las Huelgas, et lance ses chevaux à fond de train sur la route de Lerma. Belveder ayant voulu rallier quelques débris est entraîné par ses hommes qui lui crient : « Nous n'avons pas de car- touches! » ou : « Nous sommes trahis » [2>) ! D'autres jettent

(1) Général de Arteche, Giicrra de la Independentia, t. III.

(2) Colonel de Gokseville, Souvenirs militaires.

(3) C'est toujours l'excuse des hommes qai fuient; voici des extraits dft

NAPOLEON EN ESPAGNE 367

leurs armes en blasphémant : « Que l'âme de ceux qui nous ont menés ici soit dans les griffes du diable! » Nos cavaliers atteignent des fuyards de toute sorte, bourgeois et soldats, ramassent fusils, sabres, voitures, vêtements, jusqu'à des caisses d'argenterie abandonnées sur le chemin (1).

L'Espagne tués, blessés, prisonniers, perdait plus de S,000 hommes, 20 canons, 12 drapeaux. Ces étendards furent envoyés à Paris et offerts, en grande pompe, au Corps législatif. Nous n'avions que 150 blessés et 50 morts atteints par le boulet, preuve qu'après la canonnade du début la résis- tance avait été nulle. Vainqueurs et vaincus, personne ne se piqua d'une grande exactitude : dans un style qui rappelle la dépêche du prince de Soubise à Louis XV après Rosbach, la lettre de Belveder à la Junte suprême prétendait avoir sou- tenu le feu pendant treize heures, parlait de « retraite glo- rieuse Il et se terminait par cette niaiserie : « de crainte que l'ennemi ne me poursuive demain, je vais partir de suite (2). » Quant à Napoléon, dans sa note datée du quartier général deCubo, 10 novembre 1808, il grossissait d'un quart les effec- tifs de l'adversaire (3), ajoutait un zéro au chiffre de pri- sonniers que lui annonçait Soult : 8,000 au lieu de 800; puis apprenant ce détail que l'armée d'Estramadure était habillée d'uniformes rouges, il ordonnait de tirer le canon, de sonner les cloches pour annoncer, non une victoire sur

lettres de soldats espagnols interceptées. « ... Le général, qui était an traître, ordonnait de pointer trop haut; alors l'artilleur ne voulut point faire feu et dit au général de pointer la pièce lui-même. Cette réponse fut agréable à tout le monde. » « Il y a beaucoup de traitres parmi nous; nous en avons reconnu un hier sur le pont d'Aranda de Duero et nous l'avons criblé de coups de poignard... n

(1) Dautancourt, Notice historique sur le régiment de chevau-légers polo-' nais.

(2) Dépôt de la guerre à Madrid.

(3) Dans deux lettres écrites à la même heure, il disait 20,000 hommes (au maréchal Lefebvre), 25,000 hommes (au maréchal Victor).

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les Espagnols « infâme canaille fanfaronne » , mais « un triomphe sur le parti anglais » (1).

De sa personne il arrivait promptement à Burgos et fai- sait continuer la poursuite avec tout ce qui restait de cava- lerie. Contre Tarmée de Galice (sa crainte était de la voir, échapper à Victor) il s'apprêtait à envoyer sur l'heure le corps du maréchal Soult, ce même jour la victoire d'Espinosa réaUsait, sans qu'il le sût encore, l'impatience de son désir. 11 trouvait dans la ville des magasins de vivres de toute espèce, si bien qu'il déclarait n'avoir « jamais vu l'armée si bien nourrie » (2) Situation heureuse qui enlève toute excuse à l'injustifiable ravage qu'un de ceux qui le virent de leurs yeux décrit ainsi :

Les maisons presque toutes désertes et pillées, les meubles brisés et épars en morceaux dans la fanye; un quartier en feu; une soldatesque effrénée enfonçant les portes, les fenêtres, bri- sant tout, consommant peu, détruisant beaucoup; les églises dé- pouillées ; les rues encombrées de morts et de mourants; toutes les horreurs d'un assaut, quoique la ville ne se soit pas défendue ! La cathédrale, un des plus beaux monuments de l'architecture gothique, ne fut épargnée que par la précaution de tenir les portes fermées. Mais, la Chartreuse et les principaux couvents avaient été saccagés. Le monastère de las Huelgas, le plus riche et le plus noble couvent de femmes de la vieille Castille, était converti en écuries; les tombeaux que renfermaient l'église et le cloître avaient été ouverts, pour découvrir les trésors que l'avidité y sup- posait cachés, et les cadavres des femmes qu'ils renfermaient, traînés dans la poussière, étaient abandonnés sur le pavé couvert d'ossements et de lambeaux de linceuls (3).

(1) « Il est nécessaire de mettre beaucoup d'affectation dans les réjouis- sances, tant pour nos troupes que pour l'Angleterre et les Espagnols même. » Berthier à Gouvion Saint-Cyr, 21 novembre 1808.

(2) L'Empereur au général Dejean, 11 novembre. « Je n'ai point besoin de vivres : je suis dans l'abondance de tout. » Idem, 12 novembre.

(3) MiOT DE Melito, Mémoires, t. III, p. 36. On trouve un tableau identique dans le Journal des catnpagnes du baron Percv, p. 407.

NAPOLEOxN EN ESPAGNE 369

Josepli qui suivait à distance, ulcéré «de se traîner comme un roi fainéant » dans les fourgons de l'armée, « sans avoir l'autorité d'un sous-lieutenant» , arrivé mélancoliquement au milieu du désordre, refusa de se prêter aux vues de l'Em- pereur qui prétendait lui imposer une entrée triomphale.

Se sentant ou voulant avoir les coudées franches, celui-ci affecta dès lors de faire payer par le butin les » frais de la guerre » . Il en donna un premier et éclatant exemple : un décret impérial déclara «traîtres aux deux couronnes» les ducs de rinfanlado, de Hijar, de Médina Cœli, d'Ossuna, le marquis de Santa Cruz, les comtes de Fernan Nunez et d'Altamira, le prince de Castel Franco, don Pedro de Gevallos et l'évéque de Santander. S'ils sont pris, on les fusillera; leurs biens demeurent séquestrés en France, en Espagne, en Hollande, en Italie, à Naples, dans les États de l'Église. Et comme appli- cation immédiate, les cargaisons de laine de leurs troupeaux trouvées à Burgos sont saisies. Dix à douze millions de ces laines confisquées partirent pour Bayonne, désormais une commission fonctionnera régulièrement pour la vente de semblables prises.

L'Empereur demeura pendant dix jours occupé avec vigi- lance des moindres détails, veillant jusqu'au dépouillement des 4,000 lettres privées que Soult avait interceptées et envoyées au major général. Son esprit d'ordre souffrait des rapports quotidiens qui lui étaient faits sur l'indiscipline impudente des vainqueurs et les méfaits du pillage (1); il aurait voulu qu'après avoir excité l'émoi, le passage de son

(1) « Miranda, ville à peu près déserte, pillée le 11; dès lors le pillage n'a presque pas discontinué; très peu d'habitants ont rejoint leurs foyers. » (Général Lacoste à l'Empereur, 15 novembre 1808.) « Logroiio, pillé; la désertion des habitants a prolongé le pillage oià l'on a perdu de grandes ressources de subsistance. » {Idem, 17 novembre.) « Belorado, habitants bien disposés; ils ont souffert du passage des troupes, mais n'ont pas été pilles. » (Général Durosnel à Bertliier, 18 novembre.)

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870 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

armée inspirât aussitôt la confiance : il multipliait les défenses et punissait les maraudeurs (1), quoique dans la pratique il sût fermer assez volontiers les yeux sur les peccadilles du soldat; il alimentait ainsi l'enthousiasme et ne dédaignait pas d'y rencontrer la popularité. Il réservait la dureté pour les chefs qu'il voulait toujours tenir en haleine plus haut il les avait placés; il demeure avare d'éloges à ce point de ne trouver rien de plus chaleureux à écrire au maréchal Lannes qui vient de culbuter 30,000 Espagnols, que : « Je vous en fais mon compliment. » Au contraire il est tout démonstratif quand il annonce aux autres maréchaux ce fait d'armes propre à exciter l'émulation.

Si la correspondance de l'Empereur révèle bien l'étendue, la vivacité et la sécheresse de son génie, les lettres des géné- raux, à leur tour, demeurent, dans leurs tons si variés, révé- latrices des caractères et des talents : Berthier, calme, imper- turbable, gourmé, garde l'assurance un peu hautaine de porte-parole du maître infaillible; Soult apparaît comme le premier de ces hommes de guerre, fort au-dessus de tous ses collègues, avec des idées, de la précision, des plans, une tête organisée, sachant voir, vouloir, pouvoir; de Bessières les billets sont courts, froids, un peu ternes, sans verbiage; Lefebvre demeure dans les banalités vulgaires, bon- homme discoureur etplaignard; Victor est bref, réservé,

(1) H L'Empereur est très mécontent de la conduite de la division Beau- mont et de la division Latour-Maubourg, sous le rapport de la discipline et du pillage... S. M. ayant particulièrement à se plaindre du générai Camba- cérès, lui ôte le commandement de sa brigade. » (Berthier à Bessicres, 17 no- vembre 1808.) « Il faut mettre le séquestre à Santander pour éviter le pillage et le désordre. » (Berthier à Soult, 17 novembre.) Ordre au com- mandant de Miranda «défaire fusiller sur place le premier soldat qui pille. » (L'Empereur à Berthier, 17 novembre.) « Vous ménagerez le pays et les habitants et vous empêcherez toute espèce de pillage. S. M. vous rend res- ponsable de la moindre indiscipline. » (Berthier iu général Dijeon, 19 no- vembre.)

NAPOLÉON EN ESPAGNE 371

ne se perd pas en paroles et ne répond pas aux choses qui l'embarrassent. Ney, clair, précis, sans montrer son ardeur secrète, discute avec calme, même les reproches, et parle sans émoi. Moncey est lourd, il récrimine, gémit, et ce gendarme larmoyant comprend peu s'il promet beaucoup. Lasalle ne possède pas seulement la vivacité d'un officier jeune, audacieux, il apporte des faits, sa précision est correcte, son coup d'œil prompt, et il agit. Au contraire son collègue de la cavalerie, Milhaud, trop verbeux, trop long, explique des inutilités, dit compendieusement tout ce qu'il fera d'ad- mirable, et le lendemain demeure en retard. Le général Lacoste envoie des rapports courts, méthodiques, exempts de phrases.

Et Napoléon aime cela, il est avide de renseignements bien nets, car il guette les nouvelles, demeurant plein d'incerti- tude sur les positions exactes de l'ennemi. La présence éven- tuelle des Anglais l'attire et l'inquiète, il ne veut pas s'en- foncer dans la péninsule, cependant il brûle d'avancer, avant d'avoir nettoyé tout à fait le nord de l'Espagne, la vallée de l'Ebre et le bord de l'Océan. C'est pour cela, qu'avant de connaître la victoire d'Espinosa, il a fait partir, à la rencontre de Blake, le duc de Dalmatie, comme son meilleur lieute- nant. Soult a trouvé évacuée la ville de Reinosa il s'em- pare d'approvisionnements nombreux : 35 canons, 1 ,500 fusils de fabrication anglaise, des munitions, du plomb, des draps, des toiles, du blé, des fromages, de l'eau-de-vie; il arrive à Santander d'où l'évéque, les couvents, les riches habitants ont fui, plusieurs embarqués pour l'Amérique; et dans le port il capture un brick anglais qu'il va utiliser pour ses com- munications par mer avec Bayonne et Saint-Jean-de-Luz. Enfin, le 19 novembre, la brigade Sarrut, tête de la division Mouton, en avant de San Vicente de la Braguera, rencontre l'ennemi : débris débandés de l'armée de Blake, qui avec

3"32 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

les Asturiens du général Llano-Ponte forment encore une troupe de 10,000 baïonneltes ; ils sont refoulés dans une gorge, culbutés sur le pont, et à leur poursuite s'acharnent les cavaliers du colonel Tascher de la Pagerie. Les Espagnols errent vers Oviedo, sans ressources dans leur propre pays; la Junte suprême destitue Llano et le remplace par Balesteros; Blake démissionne et La Romana lui succède. C'est ce dernier qui, à la fin de novembre, autour de la petite ville de Léon, rassemblera ces bataillons désemparés. Pendant ce même temps, le maréchal Soult, parfaitement ravitaillé par son propre butin, ne se contente pas d'envoyer ces bonnes nou- velles à l'Empereur, il propose d'agir dans les Asturies et la Galice, quinze jours lui suffiront pour achever cette conquête qui le conduira dans le pays de Léon; ainsi il fermera la Corogne aux vaisseaux des Anglais et rejettera leurs troupes de terre sur le Portugal. « Il supplie S. M. de l'honorer de ses ordres et de pardonner la digression peut-être indis- crète mais qu'un zèle ardent pour son glorieux service a dictée (1). »

Avant que tout ceci lui soit connu, à cause des dis- tances, — Napoléon, qui veut des renseignements à tout prix (2), épie l'occasion de la manœuvre savante qui lui per- mettra d'obtenir d'un seul coup de grands résultats. Il peut mettre en ligne 120,000 combattants, mais il ne saurait en réunir plus de 40,000 à la fois, dis{)ersés qu'ils sont sur un territoire énorme; avec un théâtre d'opérations aussi vaste, les corps marchent un peu dans l'inconnu. Il agit donc avec circonspection; il songe beaucoup aux Anglais et envoie une grosse cavalerie en reconnaissance, très loin, bien au delà de

(1) Soult à l'Empereur, 24 novembre 1808.

(2) tt Donnez trois napoléons si vos exprès font deux lieues à l'heure; donnez-en dix, s'ils en font trois. Vous serez remboursé de tout l'argent que TOUS êtes autorisé à débourser. » Bertbier au général Durosnel, 19 no- vembre.

NAPOLEON EN ESPAGNE 373

Valladolid; il se préoccupe de sa gauche, Gaslanos est immobile depuis plusieurs semaines, et il voudrait rempôcher de filer sur Madrid. Dans ce but, qui devient son obiccllf principal, il a mis Moncey et Ney sous le commandement de Lannes, pour envelopper et anéantir cette armée d'Anda- lousie. La rencontre va être glorieuse pour nos armes; cepen- dant elle n'obtiendra pas cet écrasement que l'Empereur avait souhaité. Le choc eut lieu par surprise, le 23 novembre, aux bords de l'Ebre, à Tudèle. Nos généraux Maurice- Mathieu, Morlot, Musnier attaquèrent en colonnes serrées par divisions, précédées de compagnies de voltigeurs en ordre dispersé dans des plantations d'oliviers (l) ; les Aragonais de San March résistèrent avec énergie et leur défense fut vigoureuse, mais vers le milieu de l'après-midi la droite espa- gnole fut enfoncée et les chasseurs de Lefebvre-Desnouëltes changèrent le fléchissement en déroute; les Andalous de la Pena, sans énergie malgré leurs souvenirs de Baylen, furent repoussés par le général Lagrange; cette seconde phase du combat décida de la pleine défaite, sans qu'on ait vu appa- raître la cavalerie espagnole et qu'avant, pendant, après la bataille personne ait pu dire elle se trouvait! Castanos avait été amené à cette catastrophe presque malgré lui. Pen- dant qu'il voulait élargir le mouvement de résistance et atta- quer le maréchal Moncey, il demeurait depuis un mois en désaccord avec José Palafox, qui, soucieux exclusivement de défendre l'Aragon pour protéger Saragosse, s'entêtait à son plan puéril de couper la retraite à l'armée française du côté de Pampelune (2). De là, entre les différentes unités espa- gnoles des déplacements, des marches, des hésitations, des

(1) Journal du colonel Graham.

Çl) La confusion s'augmentait de ce que le représentant de la Junte suprême auprès de Castanos se trouvait être don Francisco Palafox, l'aîné de don José, gouverneuF général d'Aragon, et qu'il épousait trop facilement l'opinion de son frère.

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lenteurs, la désorganisation, l'incohérence. José Palafox était jaloux des vieux généraux, en particulier de Tétat-major de Gastaîios, qu'il appelait : « les beaux messieurs de notre armée » ; et pour leur bien manifester son mécontentement il les avait quittés avec un à-propos douteux le matin de la bataille de Tudèle.

Trois mille hommes tués ou blessés, autant de prisonniers, 2 drapeaux, 26 canons pris, indiquent l'étendue d'un désastre qui impressionnait le maréchal Lannes lui-même : « Depuis que j'ai fait la guerre, je n'ai pas vu une déroute aussi com- plète (1). » Dans cette fuite, il y eut un affolement qui fait songer aux moulins à vent de don Quichotte, puisque la cha- pelle de Taragona, pleine de poudre, ayant sauté, les carabi- niers royaux, au milieu de la nuit, attaquèrent l'épée à la main le bâtiment en flammes, croyant lutter contre des artil- leurs français. Au bout de quarante-huit heures, Gastanos put à Galatayud reformer un peu ses fuyards; tous ces gens criaient à la trahison et il lui fallut passer une revue en per- sonne pour leur démontrer par sa présence qu'il n'avait pas déserté. La Junte suprême était obligée de sacrifier les géné- raux malheureux; elle infligea au vaincu de Tudèle une des- titution déguisée en le rappelant, avec des honneurs, à Aran- juez (2). A la même heure le vainqueur, malade au point de ne pouvoir se tenir à cheval, transmettait son comman- dement au maréchal Moncey; celui-ci avait pour objectif de prendre Saragosse et recevait de l'Empereur les bases conci- liantes de cette capture désirée : « Pardon et oubli du passé, respect des propriétés particulières, des biens d'Église (3). » Son collègue, le maréchal Ney, que Lannes avait oublié de

(1) Lannes à l'Empereur, 23 novembre 1808.

(2) La Pena lui succéda, et Venegas, ayant arrêté à Bubierca (29 novembre) ]a poursuite du général Lagrange, redescendait à Guadalaxara.

(3j Bertbier à Moncey, 27 novembre 1808.

NAPOLÉON EN ESPAGNE 375

prévenir de sa victoire, et qui se morfondait à Soria, allait « poursuivre vivement Tépée dans les reins, telle direction qu'il puisse prendre » , Castanos, à qui deux jours d'avance permirent d'échapper et de se cantonner à Guadalaxara, proche Madrid. Ainsi s'évadait de la vallée de l'Ebre cette armée d'Andalousie qui avait préoccupé Napoléon, mais en trompant son dessein (1).

Maintenant que les troupes espagnoles avaient disparu loin dans le sud, il ne tarda plus à courir vers la capitale. Burgos lui demeura comme une place d'armes, centre de ravitaillement sur la route de France; il laissa le général Mathieu Dumas présider à cette organisation, il nomma gou- verneur le général Darmagnac, afin d'y préparer éventuelle- ment la résistance de 3 ou 4,000 hommes pendant trois ou quatre mois; d'un geste il convia son frère Joseph à le suivre, sans lui permettre toutefois de rapprocher les distances; et prenant en main les 6,000 soldats de sa garde, encadré des 20,000 combattants du corps entier de Victor descendu de la Biscaye, il décida le départ sur deux routes parallèles : celle de Ségovie et de Somo Sierra; par la première marcherait Lefebvre, précédé de tous les dragons de Milhaud; par la seconde, l'Empereur s'avancerait en personne. 11 quitta donc Burgos le matin du 23 novembre./ Le soir il établissait le grand quartier impérial à Aranda.

II

Dans cette petite ville aux maisons mal bâties sur des rues tortueuses, il demeura une semaine. Là, il calcula les effets

(1) « Le ])ut du mouvement de l'Empereur est d'empêcher Castanos de pouvoir se replier sur Madrid, n Berthier à Gouvion Saint-Cyr, 25 novembre.

376 L'ESPAGKE ET NAPOLEON

de la victoire de Tudèle, regretta la maladie et la fatigue de Lannes, précisa à Moncey ses intentions sur Saragosse, s'impatienta de ce que Ney n'exécutait par ses ordres avant de les avoir reçus. Il apprit comment les Espagnols, avec la garnison de Madrid, des régiments en formation et les dé- bris des troupes de Belveder, aggloméraient tant bien que mal, sous le nom « d'Armée de réserve entre Madrid et les cols » , une vingtaine de mille hommes répartis : la moitié à Somo Sierra, 3,000 à Ségovie, 4,000 à Madrid même; il se réjouit de savoir qu'ils seraient dirigés, à distance, par un triumvirat militaire : Gastelar, Morla, Eguia, car cette preuve d'anarchie dans le commandement lui donnait beau jeu.

Alors il confia à Savary deux régiments de fusiliers de la garde et quelques canons pour pousser une reconnaissance. Celui-ci s'approcha au pied de la montagne, iusqu'au bourg de Sepulveda. Il y avait des troupes régulières, des paysans armés, six bouches à feu et un parti de cavalerie. Savary se flatta d'enlever la nuit un cantonnement « mal gardé » , et dès le lendemain d'occuper Somo Sierra; il croyait à la facilité du passage, selon l'opinion accréditée autour de l'Empereur. Une surprise, une escalade, les ténèbres, le duc de Rovigo se sentait dans son élément, mais l'assaut d'une position militaire n'est pas une opération de gendarmerie. La fusil- lade des Espagnols embusqués l'accueillit avant le petit jour; troublé, il se contenta de capturer quelques isolés, de ramener ses propres blessés (l) et » renonça très sagement à enlever la ville » . Humilié cependant d'avoir été obligé de reculer avec des troupes de la garde impériale, ce qui faisait pousser des hourras aux Espagnols, il demanda au général Lapisse de le rejoindre avec toute sa division pour

(1) Une trentaine. Mémoires de Larrcy, t. III, p. 248,

NAPOLEON EN ESPAGNE 377

une revanche contre ces insolents, et en même temps il écri- vait des fanfaronnades au major général (I). L'Empereur, qui sans doute avait voulu donner à bon compte un peu de lustre guerrier au blason de ce nouveau duc, ne pensa pas conduire plus loin l'aventure : il lui fit dire par Berthier que 0 sa reconnaissance avait rempli le but qu'il désirait » et qu'il le priait de remettre l'épée au fourreau, » l'intention de S. M. n'étant pas que les soldats de la garde fassent l'avant- garde » (2).

C'est resté un problème (et chacun des historiens des deux camps l'a voulu résoudre à son avantage) de savoir si Savary s'arrêta ou fut arrêté : 3,000 hommes qu'il commandait et l'engagement qui dura quatre heures sont bien du monde et beaucoup de temps pour appeler une simple escarmouche ce véritable combat. Par contre, le régiment d'Alcantara, qui accusa une perte de 60 hommes et de 6 officiers, aurait vraiment à peu de frais payé l'honneur d'arrêter l'armée française. Enfin il demeure à la fois avéré et incompréhen- sible que le lendemain soir, dans la nuit du 29 au 30, les Espagnols, les « vainqueurs » , délogèrent en silence, préci- pitamment, sans cause, sans une action nouvelle de notre part, pour aller, non à Somo Sierra leur présence était utile, mais à Ségovie ils n'avaient que faire; ce départ en mauvais ordre n'est pas le fait de gens victorieux, ni l'in- dice de ce mâle courage ayant assuré le succès de la veille et illustré de si récents lauriers. Les patrouilleurs de Lasalle s'aperçurent de cet abandon inopiné de Sepulveda, et l'on courut avertir l'Empereur, Son monde s'était reposé pendant la journée, il ordonna de partir sur Somo Sierra. Lui-même

(1) « Je regarde cette opération comme infai!lil)le », 28 novembre, 7 heures soir.

(2) Les Mémoires du duc de Rovigo, avec une discre'tion intempestive, ne disent mot de l'affaire de Sepulveda.

378 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

de très bonne heure le 30 novembre, avec ses escadrons de suite, était en selle.

Il réveille, en traversant les premiers cantonnements, les officiers endormis dans leurs manteaux, et se mêle aux batail- lons qui marchent bon pas vers la montagne. Cette chaîne, sorte d'épine dorsale de l'Espagne, s'élève entre les plateaux des deux Castilles et sépare le Tage du Duero; le puerio, le passage, esta 1,500 mètres d'altitude; on y accède par une route carrossable bien entretenue, à travers un pays stérile et désert, au milieu de croupes arides et pierreuses; la montée commence à la Fenïa de Juanilla; le versant nord est un défilé de cinq kilomètres coule, dans la direction de Sepulveda, le ruisseau du Duraton, resserré entre deux collines de rochers : le Barrancal et la Cebollera. Des piliers de maçon- nerie jalonnent le chemin tournant au bord du torrent que l'on traverse sur un petit pont vers le milieu du parcours. Par ces lacets on parvient en haut du col qui s'ouvre moins étroit sur l'autre versant en une pente plus douce, celle qui descend vers Madrid. A la coupure de la gorge un ermitage, et dans l'enfoncement du plateau une centaine de maisons d'un méchant village de bergers.

Les Espagnols estimaient la position inexpugnable : ils avaientréuni 8 à 9,000 hommes avec un soldat de cœurdon Benito San Juan, maréchal de camp et inspecteur général de cavalerie ; les bataillons étaient placés en échelons siir les deux flancs de la montagne; à chacun des trois coudes de la roule, barrant la chaussée, quatre pièces de canon qui bat- taient le terrain sur toute la longueur de ces positions suc- cessives, et en haut, enfilant la dernière montée, près de la chapelle crénelée, une batterie protégée par des parapets et des embrasures. A droite et à gauche, au-dessous des crêtes, des tirailleurs surveillaient l'entonnoir qu'il s'agissait pour nous de gravir contre des feux de face et de flancs par des

NAPOLEON EN ESPAGNE 379

circuits qui ramènent quatre fois sous la plongée des défen- seurs.

Le temps était nébuleux, des couches de brouillard emplis- saient la vallée, enveloppaient le pied de la montagne, voi- laient la pâle lueur d'un soleil de novembre. Le commandant Lejeune, parti en éclaireur dans cette brume, n'avait rien pu distinguerdes positions de l'ennemi bien qu'il s'en fût rap- prochési près qu'il entendait les voix de leurs sentinelles (1). Notre mouvement s'exécutait par toute la division Ruffin en trois colonnes parallèles : à droite et à gauche, gravissaient les escarpements du Barrancal et de la Cebollera, le d'in- fanterie légère d'un côté, de l'autre le 24' de Hgiîe; au centre, marchant sur la chaussée, le 96^ Ce dernier corps, rencontrant un terrain plus aisé, devança les troupes qui auraient le précéder au contraire. Il s'en aperçut, s'arrêta au fond de la vallée, à la hauteur du petit pont le général Sénarniont accompagna de quelques boulets la fusillade qui crépitait sur les collines. La force du soleil de midi perçait le brouillard et le ciel s'éclaircissait. L'Empereur, qui regardait passer son monde assis sous un arbre près d'un feu de sarments, avec sa lorgnette examina longuement cette gorge inaccessible, et s'impatientant de la lenteur des attaques des crêtes, songea à tout brusquer en fonçant par la route de la vallée. Il envoya le colonel Pire pour reconnaître; celui- ci, accueilli par la mitraille dès qu'il fut en vue, laissa à l'abri d'un mamelon les chasseurs qui l'accompagnaient et revint bientôt avec « une figure un peu trop effarée » et une moue significative : « Impossible, Sire. Je ne connais pas ce mot-là! » cria l'Empereur, coupant l'air de sa cravache et

(1) De Valmy à Wagram, p. 106 à 110. ^- Cet excellent témoin a fait mieux que de nous raconter la bataille, il nous a laissé un tableau (au musée de Versailles) qui représente l'action de Souio Sierra avec une réalité saisissante.

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foudroyant du regard le malavisé qui instinctivement faisait un mouvement de recul. Puis, par bravade de la fortune, pour détruire la chance de l'insuccès en niant l'évidence même, demandant l'impossible aBn que personne n'osât dis- cuter l'invraisemblable, il voulut comme ajouter à la diffi- culté qui l'irritait et faire exécuter par des cavaliers cette ascension que des fantassins ne semblaient pas en mesure d'entreprendre. Se tournant vers son escorte : « Enlevez-moi ça au galop! » Il avait auprès de lui, comme escadron de service, les chevau-légers polonais. Il les avait recrutés parmi la jeune noblesse de Varsovie et leur donnait rang dans sa garde. Sous le haut plumet de leur schapska cra- moisi, dans leur veste bleue aux aiguillettes blanches, ils pré- sentaient un coup d'œil élégant. Ce sont cependant des recrues qui à travers toute l'Europe, des rives de la Vistule au bord du Duero, ont suivi, en chevaliers fidèles, le héros qui a promis la délivrance de leur patrie. Cavaliers magni- fiques depuis l'enfance, il y a trois mois à peine qu'on les a mis pour la première fois aux manœuvres réglementaires; beaucoup n'ont jamais vu l'ennemi; mais voici l'heure du baptême du feu. Le commandant Kozietulski a dégainé. « Au trot! " Et avant que la raison ait permis à la discipline de scruter l'ordre insensé, l'escadron est parti, le sabre haut, la tête sur l'encolure, bien en selle par quatre de front; la che- vauchée s'élance et c'est un tourbillon de mort.

Au premier défour ils reçoivent le salut de l'artillerie espagnole; Kozietulski s'affaisse; ils sautent le fossé, tra- versent la batterie; à la suivante, trois lieutenants tombent raides morts; sous la mitraille, des deux côtés du chemin étroit, chevaux et cavaliers s'égrènent et jonchent les talus; dans la poussée, les rangs se serrent; les trompettes perdent l'haleine, mais les voix hurlent : « Vive l'Empereur! » La pente raide qui coupe les jarrets, les pierres qui roulent sous

NAPOLKOX EN ESPAGNE 381

les sabots, les boulets qui sifflent sur les têtes, le torrent, les fossés, les palissades, les canons, rien n'émeut, rien n'arrête, et dans un hourra triomphal passant comme une trombe, ils sabrent les artilleurs, percent les servants, culbutent les cais- sons, arrachent les étendards : « Vive l'Empereur! » Ils ont couvert 2,500 mètres; la charge a duré sept minutes.

Arrivés au sommet du col, un seul officier demeure in- demne, le lieutenant Niegolo\vski, collet, giberne, schapska troués par les balles; avec le tronçon de sa lame, il s'élance sur cette dernière batterie, un boulet abat son cheval et lui casse la cuisse, il tombe désarçonné, entouré d'Espagnols, deux coups de feu l'atteignent à la tête, huit coups de baïon- nette au corps. A bon droit, il pourra dire plus tard : « peu d'hommes ont vu la mort de plus près » . La poussée a été si rapide, si inattendue, si effrayante, l'effet communicatif de la démoralisation si profond, que les Espagnols retranchés derrière leurs pièces s'enfuient en jetant des cris de détresse, oubliant leur nombre, leur position, leur devoir. Les vo- lontaires de Madrid se croient tournés et lâchent pied; en face du centre qui ploie, les ailes s'effondrent; sur le plateau les Polonais courent en vainqueurs. Derrière eux, le long de cette route encombrée de débris, mais sans recevoir une balle, le reste de leurs camarades, puis les chasseurs de la garde gravissent lentement les pentes que l'éclair de l'hé- roïsme a traversées comme la foudre. Le maréchal Bessières monte, s'approche de Niegolovvski étendu : « Monseigneur, je me meurs (1); mais voici les canons que j'ai pris; dites cela à l'Empereur! » L'Empereur en personne arrive, l'œil en fête, il se penche et dom.e la croix d'honneur à celui

(1) 11 survécut à ses blessures, fit plus lard la campagne de Russie et devint colonel. Il eut toujours à cœur de rectilier les détails de cette charge de Soino Sierra, notamment contre le récit fantaisiste, selon lui, qu'en donnait M. Thiers dans le 33'^ livre du Consulat et l'Empire.

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qui le premier et le plus jeune du régiment recevait cette distinction rêvée (1).

Ces braves ont laissé sur leur exploit un rayon immortel. Formé à l'école de l'honneur, le dévouement magnifique de ces fils de la vieille chevalerie polonaise brisa la résistance d'une armée entière dans un poste réputé imprenable. Ils ont montré une fois de plus ce que peut une troupe qui a de la race, des traditions et le feu sacré. De cette poignée d'hommes ils n'étaient pas plus de 150, 83 tombèrent, tués ou blessés ; tous les officiers furent atteints, quatre sur huit mou- rurent. Un Français, Philippe de Ségur, officier d'ordon- nance de l'Empereur, avait, à côté d'eux, chargé « en ama- teur » ; il reçut cinq blessures, c'est justice de le nommer comme ce fut justice, après l'avoir fait colonel, de l'envoyer, encore tout chancelant, porter à l'Impératrice les drapeaux conquis.

Cependant nos bataillons arrivaient à leur tour et débou- chaient sur les deux flancs; ils avaient perdu moins de cent hommes avec cinq officiers seulement blessés; ils ramas- saient canons, fourgons, 200 caissons, le trésor et cinq éten- dards. — En vain le général San Juan, en désespéré, se bat entouré de son état-major; blessé, il est entraîné vers Ségovie, roulé par le flot de ses soldats affolés dans la fuite honteuse, la fuga mas vergonzosa. Et ces misérables, comme pour faire oublier la lâcheté par la barbarie, tournant leurs armes contre leur chef, l'attachent à un arbre, l'assassinent brutalement.

Sur le revers de la Sierra la poursuite continue, le second escadron des chevau-légers, les chasseurs de Lefebvre-Des- nouëttes dévalent dans la plaine et leur course vertigineuse les conduit, à la tombée du jour, dans les maisons de Bui-

(1) K Puissent beaucoup de jeunes gens avoir un pareil jour de fête ! « écrivait quarante-cinq ans plus tard, dans un juste orgueil, André Niego- lowski encore tout ému de ces souvenirs du 30 novembre 1808.

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trago les habitants, en stupeur, voient entrer au plein galop ces Français dont les ombres gigantesques, comme une vision fantastique, se profilent au clair de la lune. L'Empe- reur y coucha dès le soir même. Le lendemain, il fait rassem- bler le régiment des Polonais, se porte sur le front des esca- drons, annonce qu'il accorde seize étoiles de la Légion, huit à la troupe; et après que les trompettes ont sonné à l'éten- dard, se découvrant : « Vous êtes dignes de ma vieille garde; je vous reconnais pour ma plus brave cavalerie! » Quand les troupes en marche du duc de Bellune rencontrèrent les chevau-légers, les officiers firent présenter les armes à ces vaillants camarades; les hourras éclatèrent des rangs : Cl Honneur aux braves! » Et ceux-là s'y connaissaient.

La route de Madrid était ouverte. Sagement, l'Empereur voulait encore qu'elle fût assurée. Il n'avait aucune nouvelle précise des Anglais ni des Espagnols et les uns ou les autres pouvaient venir barrer le chemin; supposition vraisemblable puisque le jour de Somo Sierra, comme l'armée française descendait la montagne par la pente du midi, les Anglais la traversaient par la pente du nord au passage de Guadarrama, sans se douter de leur voisinage en cet étrange chassé-croisé. Napoléon se fit précéder de Bessières au village de San- Augustin afin de pouvoir, suivant l'occurrence, pousser droit sur la capitale, ou tourner à gauche sur Guadalaxara contre Castanos, à droite contre le général Hope, vers l'Escurial; dans ces diverses directions partirent « de forts détache- ments commandés par des officiers intelligents » . Puis, comme arrivaient très à propos les rapports des maréchaux Moncey et Ney sur leurs dernières opérations, tranquillisée, à l'abri d'un immense parti de cavaliers qui allèrent sabrer jusqu'aux portes de Madrid, S. M., parut, le 2 décembre, dans l'après-midi, sur les hauteurs de Chamarlin d'où l'on

S84 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

découvrait la ville. C'était un anniversaire heureux : le sacre et Austerlitz. Les Polonais en témoignèrent leur enthou- siasme par des cris de : Vivat César! (1)

On envoya sommer l'ennemi; ce parlementaire, le com- mandant de Soulages, faillit y laisser la vie : à grand'peine un poste des gardes wallonnes parvint à le dégager de la popu- lace dont l'irritation voulait massacrer non seulement tout Français, mais tout Espagnol qui parlerait de se rendre; clans leur virulence ces gens en guenilles trouvaient même trop mince le rang de ce cavalier chamarré d'or, ils prétendaient recevoir la visite du maréchal Bessières en personne. Et cependant la résistance était-elle possible?

La Junte centrale avait quitté la capitale le 30 novembre et accepté un gîte à Aranjuez, avant de courir chercher son abri plus loin encore à Badajoz. Un « conseil de défense » , pré- sidé par le duc de l'Infanlado, siégait à l'hôtel des Postes, au centre de cette agitation de la Plaza del Sol, la véritable maîtresse de Madrid. Le marquis de Castelar, Thomas de Morla y représentaient l'élément militaire; le gouverneur don Fernando Vera, le corrégidor don Pedro de Mora, des alcades, des intendants, plusieurs conseillers de Caslille, l'élément civil; cette multitude de personnages ne donnait pas à la réunion une grande cohésion. La population s'échauf- fait elle-même aux nouvelles du péril : dès le matin, dans les églises, le soir encore dans les théâtres, les colères s'exci- taient : ici une prédication belliqueuse suivie de litanies suppliantes, une scène patriotique couronnée de couplets provoquants; dans les salles del Principe ou de la Crux les timides atteignaient le diapason des plus militants à écouter le Bomheo de Zaragoza ou les Patriotes d^ Aragon; les plus moroses se déridaient à ouïr la Fin de Napoladron, « sermon

(i) I^orices bixoriques du général Dautancourt.

NAPOLÉON EN ESPaONE 383

prêché dans la cathédrale de Logrono par le nouveau prédi- cateur Joseph ex-roi de Naples, roi d'Espagne en rêve » ; ou encore à entendre le Napoléon rabiando, « tragédie burlesque » dont la scène, disait l'auteur, « devrait être aux enfers, mais pour le moment est située dans le cabinet du palais de Bayonne » . De main en main on se passait les numéros du Semanario patriotico; jamais telle affluence dans la rue des Coquilios et sur la petite place Santo Domingo, au seuil des boutiques des libraires péroraient les généraux en chambre. Pas une senora qui eût osé refuser son nom à la nouvelle confrérie Congregacion de lavado y cosido (du lavé et du cousu), sorte d'ouvroir pour coudre le linge des soldats et préparer de la charpie.

On savait bien qu'on n'était protégé que par des murs crénelés à la hâte et aux principales portes {Recoletos, Santa Bai'bara, Alcala) des levées de terre garnies de canons, une trentaine en tout. Mais on s'animait à se heurter aux bar- ricades, dans les rues, au travers des places, en face des églises, des couvents transformés en bastions. Trois ou quatre cents hommes de troupes régulières, venus de l'armée du Centre ou restés de celle d'Andalousie, se renforçaient des volontaires de l'enrôlement du 7 août et de la conscription toute récente du 23 novembre (1). Autour d'eux des bandes de paysans ayant fui leurs foyers, toute la population exallée des faubourgs, des bourgeois en armes, des religieux en prières, des femmes qui montaient sur leurs balcons des pavés pour les jeter à la tête des envahisseurs, exaspérant leurs sen- timents de leurs propres paroles et du danger prochain de ceux qu'elles aimaient. Plus de bonne volonté que de force,

(1) Elle devait comprendre les citoyens de seize à quarante ans, les hidalgos de Madrid, les tonsurés sans service ecclésiatique, les chanoines non prêtres, les novices des ordres religieux, les docteurs et licenciés « sans chaire « , les soldats retraités, les fils uniques de laboureurs.

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beaucoup de bruit surtout, car le tocsin résonnait dans les 133 clocbers de Madrid et portait au loin, sur la campagne, l'annonce d'un péril qui obligerait bientôt à transformer la sonnerie d'alarme en glas des funérailles.

La foule, par même qu'elle est la foule et privée de rai- sonnement, n'est jamais intelligente, rarement elle est juste, souvent elle devient cruelle. Une fois de plus se manifestait cet état d'âme. Au Prado, on distribuait assez confusément piques, fusils et munitions, transportés au risque des impru- dents qui les maniaient, comme il advint à ceux qui furent mutilés en déchargeant les caissons d'artillerie. Des cartouches se trouvèrent pleines de sable et non de poudre. Qui soup- çonner? Les moines qui travaillaient à l'Arsenal? Leur robe non moins que leur intransigeance les mettait au-dessus de la suspicion; mais le cri de « trahison » circulait; le nom d'un des officiers municipaux fut prononcé : le marquis de Péralès; on dit qu'une femme abandonnée satisfaisait ainsi cruelle- ment sa jalousie et sa vengeance; plus l'accusation est vague mieux elle est acceptée ; on se précipite à la demeure de Pé- ralès; le bruit couvre le reste; percé de coups de poignards, le malheureux est rageusement promené dans les rues par des énergumènes qui ne connaissaient pas l'homme et peut être se trouvaient oublieux déjà du prétexte de leur forfait.

Napoléon, entouré des dragons de la Hous&aye et de la Tour Maubourg, établit sa tente à gauche de la porte d'Alcala s'ouvrait la fusillade. Il attendait l'infanterie. Dans un large cercle de factionnaires l'arme chargée, il arpentait le sol, les bras croisés, le front soucieux, « paraissant enfoncé dans de profondes réflexions (1)» et même «de fort méchante humeur» (2). Les troupes ennemies ne pouvaient le préoc-

(1) Souvenù's du colonel de Gonneville.

(2) Colonel Vico-PiOXissiLLON, fragmente de Mémoires. {Revue des Deux Mondes, août 1891.)

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cuper longtemps, mais une prise de vive force l'irritait; il s'était flatté d'entrer dans celte capitale ouverte au moins aussi aisément que dans Milan, Vienne ou Berlin. Les barri- cades de ces fanatiques, fussent-elles médiocres et chétives, arrêtaient la volonté impériale; elles accusaient publique- ment la ténacité de l'opposition faite à Joseph Bonaparte. Il lui parut nécessaire de frapper vite et fort. C'est dans cette disposition d'esprit qu'il reçut la réponse à sa sommation : «Madrid s'ensevelira sous ses ruinesavant que de se rendre.» On a dit que le général espagnol (son nom ne nous est pas parvenu) désigné pour apporter une déclaration si conforme à l'exaltation des âmes, s'était trouvé accompagné d'une troupe d'hommes du peuple chargée tout autant de confirmer sa parole que de surveiller sa conduite. Un soldat eût hésité à avancer devant d'autres soldats, à propos d'une ville sans remparts, une proposition si peu capable d'être longtemps soutenue; elle ne pouvait être proférée que par un orgueil patriotique, inconscient des possibilités, aveugle dans son entêtement.

Napoléon demeurait vraiment résolu à épuiser tous les moyens d'apaisement, à éviter une résistance désespérée; il renouvela sa démarche : pendant la nuit du 2 au 3 décembre il fit passer dans la ville un colonel d'artillerie espagnole pri- sonnier à Somo Sierra, porteur d'une lettre du prince de Neu- châtel : il parlait d'épargner les horreurs de l'assaut à tant d'habitants paisibles. Le marquis de Gastelar, avant de n répondre catégoriquement» , prétendit «consulter les auto- rités constituées et connaître les dispositions du peuple " . Il voyait clair et demandait seulement à gagner du teujps. Mais les minutes comptaient double. Dès l'arrivée du l" corps, la veille à six heures du soir, une division d'infanterie avait enlevé le petit cimetière crénelé du faubourg de Chambcri. Pendant toute la nuit, profitant d'un éclatant clair de lune,

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le général Sénarmont amenait ses batteries en face du Retiro^ la seule enceinte fortifiée qui pût compter; à l'aube, il mêlait les lueurs de ses canons aux rayons d'un soleil étincelant sur la gelée blanche; la brèche ne tarda guère à s'ouvrir dans la muraille en briques ; la fusillade des défenseurs se prolongeait, courageuse, par la rue d'Alcala, mais infructueuse, en face des feux de pelotons qui balayaient le Prado. La trouée était si décisive qu'à onze heures du matin, l'Empereur arrêta l'action, malgré l'insuccès rencontré au nord de la ville en face de la caserne des gardes du corps, masse énorme de pierre sur laquelle les boulets n'avaient pas de prise. Contre son aide de camp le général de Lauriston, porteur de la mauvaise nouvelle, Napoléon eut beau se mettre «dans une colère épouvantable (1) » , après une fusillade terrible de vingt et une heures, le général Maison blessé au pied dut se retirer (2).

La troisième sommation parvenait à la Junte militaire; on tergiversa un moment; les circonstances devenaient pres- santes : le drapeau blanc flotta et vers le quartier impérial se dirigèrent Thomas de Morla, don Bernardo Yriarte. L'au- dience donna toute liberté à Napoléon pour ces apostrophes qu'il affectionnait; Morla avait joué à Cadix un rôle équivoque, un rôle brutal à Andujar, à Séville un rôle arrogant, il offrait prise à la tempête; elle éclata : reproches pour les massacres, ironie pour les fanfaronnades, insultes pour les intentions : «Vous employez en vain le nom du peuple, vous l'égarez par des mensonges! » Puis un flot de paroles, une injure au général Dupont, les Espagnols comparés aux « Bédouins du désert» ; en revanche les Anglais, chaque jour publiquement traités de fourbes devant toute l'Europe, tout à coup offerts en exemple pour leur respect des conventions militaires.

(1) Général Bicaiip.é, Mémoires, p. 231.

(2) Rapport du général Lapisse. Vico-Roussillon, Mc'inoiies.

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L'Empereur proféra ainsi avec véhémence beaucoup de sen- tences; quelques-unes se trouvaient justes; il en dit qui l'étaient moins lorsqu'il invectiva comme « lâches et bar- bares » les officiers espagnols pour se barricader contre lui dans la ville et se défendre derrière des murs au lieu de « s'aller mettre en bataille au milieu de la plaine » (1). La conclusion fut : « Partez sur-le-champ! si vers les 3 heures après-midi je ne vols point des étendards tout en haut des clochers comme signal de votre soumission, je donnerai l'ordre de tout passer demain au fil de l'épée. »

Conscient de sa force, l'Empereur employait ici au moins pour autant l'intimidation; il appliquait ce procédé que les Anglais ont depuis fait passer dans l'usage courant du jargon moderne : le bluff; il se fût trouvé fort déçu d'une résistance prolongée; éprouvant de légitimes incertitudes sur cette armée de Castanos se reformant sur son flanc à quelques lieues de lui, et qui pouvait prendre à revers le 1" corps occupé à l'attaque de Madrid; un simple coup d'audace de ces médiocres adversaires suffisait à compromettre tout son plan; quelques jours plus tard il avouait s'être trouvé un moment dans une « situation sérieuse » ; et son premier soin, dès qu'il le put, fut d'écarter ce cauchemar en faisant manœuvrer sur Guadalaxara les divisions du maréchal Vic- tor, rendues disponibles par la reddition de la capitale (2).

(1) Rapport du général Belliard, 4 décembre 1808. Archives de la Guerre.

(2) « On peut concevoir dans quelle situation embarrassante l'Empereui se serait trouvé si les défenseurs de Madrid^ refusant d'écouter ses somma- tions, avaient continué à résister avec vigueur pendant que l'armée du Centre se serait diiigée au secours de la capitale en venant prendre à revers ses assaillants ; rien ne pouvait empêcher ce mouvement, car le maréchal Ney se trouvait à cinq marches derrière et ne pouvait entraver sa manœuvre, elle pouvait librement marcl. er sur Madrid par Alcala. L'Empereur aurait été obligé d'abandonner ses attaques déjà commencées sur Madrid et l'on peut prévoir l'enthousiasme qu'aurait produit sur la population de la capi- tale, comme sur le reste de l'Espagne, cette retraite; et lorsque l'Empereur, après avoir repoussé l'armée du Centre, serait revenu sur Madrid, il aurait

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Les talents et l'émotion de Moi4a ne lui permettaient pas de deviner les chances suprêmes de la position ni la pensée secrète de son interlocuteur; il ne comprit que la menace et sortit tout chancelant de rentrevue; le soldat se trouva moins ferme ici, ayant la conscience moins nette, que le pacifique Yriarte qui n'avait point baissé les yeux devant le vainqueur.

L'effroi gagna la Junte; la résistance paraissait impossible. Mais pour elle le preml-er danger à écarter c'était la fureur de la populace; ensuite il faudrait éloigner les patriotes assez compromis pour se fier médiocrement à l'aménité du triomphateur. L'Infantado avait pris les devants : dès la nuit précédente sous le prétexte, plausible d'ailleurs, d'aller cher- cher du secours, déguisé, il sortait, de la ville, avec la mis- sion de ramener ces troupes de Castanos qui précisément souciaient l'Empereur. 11 était arrivé jusqu'à Alcala, fran- chissait à gué le Henarès, et, à l'heure parlementait Najx)- léon, trouvait à Guadalaxara les débris lamentables de cette armée du Centre, en retraite depuis Tudèle, fondue sous la mitraille, la désertion et la débandade, comme les boues du chemin sous le soleil d'hiver (1).

peut-être trouvé les habitants résolus, comme ceux de Saragosse, à s'ensevelir sous les ruines de la ville. Les conséquences d'un pareil événement seraient devenues encore plus graves si l'armée anglaise s'était trouvée à proximité de Madrid, comme cela avait failli se produire. » Commandant Balagny, Cam- pagne de Napoléon en Espagne, t. III, p. 148.

(1) « Madridcjos, 7 décembre 1808. J'écris en toute hâte à mon père; je vais vers l'Andalousie en retraite. J'ai laissé l'armée à Guadalaxara et à Alcala. J'ai fait 36 lieues en deux jours d'Alcala jusqu'ici, seul et n'ayant que l'aide Dieu, par les montagnes et à travers champs sans m'arrêter jusqu'à ce q:\e je me sois vu en lieu de sûreté... Toutes les troupes qui étaient à ilafirid s'enfuient la queue entre les jambes vers l'Andalousie par ordre du général Llamas; ce sont des perdreaux!! Louis Baena. »

■c Alcazar, 9 décembre 1808. Le dimanche 4 du courant notre gouverneur est sorti à cheval précédé du erieur et du tambour de ville et a proclamé sur la place au nom de notie Dieu, notre roi et notre patrie, que Madrid était attaquée par une nombreuse armée française et que tous cenx qui

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De son côté, le marquis de Gastelar estima qu'il avait le temps de faire évader les quelques bataillons de troupes régulières; et à leur tète, suivi de toute l'artillerie attelée, accompagné d'une foule de paysans, d'un grand nombre de citadins en état de craindre et de fuir, il gagna la cam- pagne au pont de Ségorie, sur la rive droite du Manzanarès; il était protégé par les ténèbres et peut-être la connivence tacite de Napoléon (1), car nos patrouilles de cavalerie entou- raient la ville sans fermer cette issue de la souricière- Quand, au jour, l'artillerie se mit en position pour reprendre le feu contre la caserne des gardes de corps, elle trouva ce grand bâtiment vide : la garnison avait décampé (2). Morla retour- nait à ce moment auprès de l'Empereur : il était autorisé à signer toute capitulation. Elle ne faisait aucune mention du roi Joseph; c'était un acte entre une population vaincue et son conquérant. Dès midi, le général Belliard occupa for- tement les postes des différentes portes et traversa la ville tambours battant, clairons sonnant, musique en tête. Tout ensemble la prudence politique, le désir d'en finir vite et sans carnage, l'attrait d'un beau geste animaient Napoléon; des témoins intimes de sa conduite, confidents autorisés de sa pensée, ont relaté ces marques de sentiments dignes

pouvaient porter les armes devaient aller secourir la capitale et l'aider à détruire les Français. Effectivement dans les jonrnées du lundi et du mardi tous les jeunes gens so^nt partis d'ici, mais ils n'ont pas été au delà de Madri- dejos et sont déjà de retour. Dans toute la journée d'hier et celle d'aujour- d'hui nous n'avons cessé de voir passer les soldats de nos armées qui, voyant les trahisons des généraux et ne voulant pas mourir entre les mains des ennemis, se sont retirés pour se réunir bientôt afin de nous défendre tous.., Antonio Monjê. »

AF IV, 1615, dossier 4. Lettres interceptées à Madridcjos, décembre 1808.

(1) « Plusieurs auteur» ont afiirmé, avec vraisemblance d'ailleurs, que c'était à dessein que l'Empereur avait laissé une issue à la garnison, afin de ne pas la mettre dans l'obligation de faire une résistance désespérée et de venir ainsi plus vile à bout de la capitale privée de forces régulières. » Comman^ «iant B.\LAGNT, t. II, p. 484.

(2) Général Boulart, Memoùes, p. 205.

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d'éloges; i'en veux pour garant, sans oublier naturellement que c'est un courtisan qui écrit à un ministre, cette lettre de Hédouville :

... Hier, de 4 à 6 h. du matin, j'ai été appelé dans la tente de l'Empereur, auprès de laquelle j'avais passé la nuit, pour tra- duire à Sa Majesté la capitulation que proposaient les défenseurs de Madrid. C'est que j'ai vu l'Empereur vraiment grand et sublime. Loin de garderie moindre souvenir des invectives atroces que ces peuples, dans leur délire, n'avaient cessé de vomir contre lui, il n'avait d'autre sollicitude que de sauver cette ville des cala- mités de la guerre et des horreurs du pillage. Accordant aux députés plus qu'ils n'osaient demander, c'est dans ce moment qu'il a déployé tout ce que la clémence a de plus touchant et de plus auguste. Je regarde comme le plus beau jour de ma vie celui S. M. m'a permis d'être témoin de cette discussion qui décidait du sort d'un pays j'ai été accueilli quand j'étais dans l'infor- tune. La capitulation prouvera à V. Exe. la modération du vain- queur. J'ai passé la journée à en reconnaître les heureux effets,^ dans la tranquillité, dans le bonheur dont jouissent les habitants de cette capitale. Je n'ai pas été peu surpris, en visitant le palais du Roi, d'y reconnaître les mêmes richesses en tableaux et ameu- blements que j'y avais admirées il y a dix ans (1).

Par ordre, l'événement fut présenté à tous les yeux sous les couleurs les plus douces; et autant que les horreurs de la guerre peuvent prêter à l'idylle, les historiographes eurent mission d'enguirlander leur plume. L'exemple leur était donné dans ce 14" Bulletin de la Grande Armée (2) qui parle de «doux souvenirs » , «d'hommes honnêtes» , de « citoyens pai- sibles " et, avec le ton de la bonhomie, trouve le loisir de van- ter pour ce mois de décembre les charmes d'une température

(1) Théodore Charles de Hédouville au duc de Cadore, vol. 677, fol. 266. Le comte de Hédouville était alors ministre plénipotentiaire près du prince Primat; il avait été le condisciple de Bonaparte à Brienne. Il était frère du géncrRl de Hédouville, sénateur.

(2) 5 décembre 1808, Correspondance de Napoléon, t. XVIII. « Docu- ment qui rel Jve plutôt du genre anccdolique » , dit le commandant Balagny.

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« semblable à celle dont on jouit en i lauce dans les plus belles journées du mois de mai» (1). La gravure popularisa un épisode tout à fait digne des " âmes sensibles » : une troupe française force dans la rue d'Alcala le « palais » d'un général espagnol octogénaire; le « respectable vieillard» s'avance, tenant par la main une jeune fille belle comme le jour mais pudiquement voilée, il s'approche de l'officier : « Camarade, voilà ma fille, je lui donne 900,000 francs de dot; sauvez-lui l'honneur et soyez son époux (2) ! » C'est un conte de fées, que traduisit aussitôt l'imagerie d'Epinal; et pour correspondre mieux à la mode de l'époque, le vieux général est figuré en pourpoint de troubadour avec une fraise à la Henri IV (3).

Plus réellement émotionnant, parce que vrai et naturel, le trait de l'Empereur en faveur de M. de Saint-Simon. Claude de Saint-Simon, marquis de Montbléru, en France et jadis député de la noblesse d'Angoumois aux Etats géné- raux, était depuis vingt-huit ans au service de l'Espagne. Sous Charles IV, il avait, comme lieutenant général, fait la guerre en Roussillon et en Portugal; il venait de contribuer à la défense de Madrid, et bien qu'il y ait été blessé, on peut se demander si c'était de très bon cœur (4). Non moins qu'à tous les autres officiers, la vie et la liberté lui étaient garan- ties par l'article 3 de la capitulation. L'Empereur s'avisa que ce devait être un « émigré » et un conseil de guerre le con- damna à mort. Mlle de Saint-Simon, conduite par le général Sébastiani, s'alla jeter aux pieds de Napoléon, se traînant à genoux malgré les gendarmes de Savary (5). Après quelques

(1) Précisément le colonel Vigo-lloussillon, dans ses Souvenirs, note au contraire que le froid é(;iit viF et qu'au bivouac on manquait de bois.

(2j Qualo:' :iie bulletin de la Grande Armée.

(3) Biblioiii que nationale. Estampes. Collection Hennin.

(4j En effel, peu de jours auparavant, la populace soupçonneuse l'avait gardé à vue dans son liôtel. La Forest à Cliampagny, 18 octobre 1808.

(5) Journal du maréchal de Castellane, t. I, p. 39.

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phrases sentimentales de circonstance l'Emperetirnéanmoms changea, pour la fille, la peine capitale du père en prison perpétuelle. M. de Saint-Simon, gardé à vue dans ses appar- tements, y put cependant recevoir des visiteurs, eiatre autres le chef de sa famille, que le hasard de la guerre amieaait là, son cousin le duc de Saint-Simon, aide de camp du maréchal Ney(l). Avant d'être transféré, menottes aux mains, à Bayonne, il dut remercier, et les expressions de sa lettre ne ménagèrent pas les élans de la gratitude (2). Les courtisans s'émurent et ne parlèrent plus que d'Auguste et de Cinna.

Napoléon était resté installé aux environs, dans la villa du duc de l'Infantado, à Chamartin, jadis séjoiurnait Murât. Joseph, arrivé comme avec les bagages, à l'écart par ordre, par dépit et par dignité, se confinait à deux lieues de au rendez-vous de chasse du Pardo: Il avait même, « la honte au front » , renoncé à ses droits au trône d'Espagne atten- dant les instructions de l'Empereur « pour se rendre il plaira à S. M. de l'envoyer (3) » . Madrid demeurait donc toujours cité espagnole, respectée des princes étrangers; mais bien qu'on eût assez promptement démoli les barri- cades, remis les pavés et nettoyé les rues avec des « cor- vées » de bourgeois enlevant les chevaux morts, l'ensemble conservait l'apparence d'une ville conquise. Les âmes se maintenaient encore plus farouches, la haine et la crainte

(1) Duc DE Saint-Simon, Carnet de Campagne.

(2) Il Sire, Je vous dois la vie et la consacre toute et uniquement à la recon- naissance, au dévouement que dès ce jour et à jamais je jure à V. M. Il n'est plus aucune circonstance qui puisse me distraire un seul instant des devoirs que m'inspirent la magnanimité et la générosité de V. M. et c'est avec enthousiasme que j'offre à V. M. cet hommage d'admiration et de gra- titude; et ee serait avec douleur que je me verrais privé de la possibilité de lui prouver la sincérité de ces sentiments. Je suis, avec le plus profond res- pect, Sire, de V. M. le très humble, très obéissant serviteur et sujet. Saint- Simon. .. « Madrid, 13 décembre 1808. .. AF IV, 1615, a" 313.

(3) Joseph à l'Empereur. Au Pardo, 8 décembre J808. Publiée dans le» Mémoires du roi Joseph (t. V), celte lettre manque aux Archives nationales.

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ne désarmaient pas. Dès le 4 décembre au soir, et les jours suivants, sur la tète des Espagnols tomJjaient comme la foudre des décrets impériaux :

Suppression des deux tiers des couivents;

Abolition du tribunal de l'Inquisition; des droits féodaux, des douanes provinciales; des jiustices seigneuriales;,

Destitution du Conseil de Castille, arrestation des conseil- lers « comme lâches et indignes d'être les magistrats d'une natÉon brave et courageuse » .

Peut-être, en d'autres temps, d'une autre main surtout, la généralité des Espagnols eût accepté avec satisfaction quelques-unes de ces graves mesures dont le moindre défaut était de trancber dams le vif sans laisser le moindre fil pour recoudre. Depuis la niuit du 4 août on n'avait nulle part aboli plus vite tant d'antiques coutumes ; des bienfaits «t octroyés « par celui qui vous tient le pied sur la gorge empêchent de crier bien haut « merci » ; nul à Madrid ne s'en avisa, tout aiu contraire, et chacun s'émut de voir à la fois renversées de vieilles barrières qui semblaient une sauvegarde et détruites des garanties nouvelles solennellement promises II était surtout inopportun, au point d'en devenir maladroit, de s'aliéner brutalement, en prenant leurs biens, en envahissant leurs maisons, en détruisant lours règles, ces « moines » auxquels on reconnaissait une ?i grande influence sur les esprits. Ennemis déclarés hier, insoumis aujourd'hui, les voici, demain, transformés en persécutés irréductibles et inté- ressants; leur prestige grandit d'autant aux yeux de leur nombreuse clientèle (1).

(1) La propriété de mainmorte, en effet considérable en Espagne, pouvait à la fin du dix-huitième siè«!e attirer les critiques des éconoioistes et les désirs des hommes d'État; elle n'était pas l'objet de la jalousie ou de l'envie des populations : d'a])Grd parce que beaucoup de personnes vivaient d'elle (aumônes, salaires, pensions, hospitalité, travaux), et aussi à cause du grand nombre même des gens d'église : sur 11 millions d'habitants, ils étaient

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L'Inquisition, sans jouir auprès des Espagnols de la renommée terrible dont la gratifiaient de loin des personnes moins qualifiées qu'eux à la bien connaître, présentait cepen- dant assez d'imperfections et d'anachronismes pour compter de nombreux adversaires; le préjugé qui, par ignorance des mœurs locales, fit porter la main à pareille heure sur ce tri- bunal incommode plus que redoutable, lui valut un regain de populai'ité. Il devint une institution nationale. Au lieu du chanoine Llorente, Napoléon aurait consulter l'auteur du Mariage de Figaro^ Beaumarchais (1).

Des droits féodaux, ainsi que tout impôt, semblent toujours lourds aux contribuables; et des douaniers sur la frontière d'une province comme à la limite d'un royaume n'excitent jamais beaucoup de sympathies; néanmoins à l'annonce que « toute redevance personnelle » était supprimée, « toute justice seigneuriale » abolie, les moins prévoyants dés Madri- lènes n'éprouvèrent ni joie délirante ni gratitude démesurée, supputant déjà ce que leur coûteraient par contre les contri- butions de guerre et quelles libertés leur allaient procurer les commissions militaires. Ici encore déception et fureur chez tous ceux, fort nombreux, qui jouissaient de pensions, rentes, immunités ou avantages analogues dont l'ancien

184,000 pour partager 275 millions annuels, ils possédaient en moyenne 1,490 francs par tête, cela ne paraissait pas une proportion excessive. En France, il y avait 26 millions d'habitants, 130,000 membres du clergé, 200 millions de revenus; la moyenne donnait 1,540 francs par personne,

(1) Voici sa lettre au duc de la Viillière : « Madrid, 21 décembre 1764.

« Cette terrible Inquisition, sur laquelle on jette feu et flammes, loin d'être nn tribunal despotique et injuste, est au contraire le plus modéré des tribunaux par les précautions que Charles III, à présent régnant, a prises contre les abus dont on pouvait avoir à se plaindre : il est composé non seulement de juges ecclésiastiques, mais aussi d'un conseil de séculiers dont le Roi est le premier des ofliciers; la plus grande modération résulte du combat perpé- tuel des opinions de tous ces juges dont les intérêts sont diamétralement opposés... Les Espagnols nous reprochent avec raison nos lettres de cachet, dont l'abus leur paraît la plus violente des inquisitions. » Louis de LoMÉHiE, Beaumajchais et son temps, t. I, notes.

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régime était prodigue à l'excès et qui tombaient pour faire cesser u un des plus grands abus introduits dans les finances d'Espagne » . Enfin, le Conseil de Castille avait fait triste figure au cours des récents événements, son prestige était mort, son action nulle; on voulut cependant plaindre ses membres pour la brutalité du coup qui les frappait, s'api- toyer sur l'âge de ces vieux magistrats, la situation pénible ils laissaient leurs familles dont les biens étaient confis- qués; et on ressentit l'injure de voir traîner en prison les représentants amoindris du tribunal suprême du royaume.

Ces insultes gratuites au passé, ces craintes amères pour l'avenir se compliquaient d'un présent lamentable et doulou- reux : la capitulation garantissait la religion, la liberté, les propriétés, les emplois, les grades, les lois, les coutumes, les tribunaux des Madrilènes; elle promettait de ne poursuivre personne pour ses opinions, de ne point loger la troupe cbez les habitants. Aucune de ces conditions qui n'ait été im- médiatement méconnue. On en eut conscience au camp impérial, puisqu'on fit arrêter l'impression du texte de la capitvilation et arracher à la hâte les rares exemplaires déjà affichés avec trop de zèle (1). Il ne demeurait plus que la loi arbitraire du vainqueur. Plus tard on s'avisa de trouver un prétexte : la capitulation était considérée comme 7iulle parce que la garnison,' sortie en effet de la ville avant la signature de la reddition, ne s'était pas constituée prison- nière. L'argument avait lieu d'étonner dans la bouche de Napoléon ; il avait tant blâmé le général Védel de s'être laissé comprendre dans la capitulation de Baylen, alors qu'il lui restait, disait-il, une issue dans la Sierra, comment pouvait-il reprocher aux Espagnols de s'être dérobés par l'issue de la plaine? Ils ne s'estimaient point captifs sans doute, puisqu'ils

(1) Berthier à Belliard, 5 décembre 1808.

3.8 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

avaient pu se retirer sans que personne fût devant eux qui les en empêchât (1).

L'Empereur eut donc les coudées franches pour appliquer sans retard cette loi des suspects qu'il avait «dictée à Bur^os contre l'Infantado et quelques autres grands d'Espagne échappés de Bayonne (2). Deux cents officiers espagnols furent pris comme otages devant être conduits en France; on les parqua dans une cour du Retira et le soir on s'avisa seulement qu'on les laissait sans nourriture (3). Leurs cama- rades, servant dans l'armée « insurgée « , eurent le délai d'un mois pour passer sous les drapeaux du roi Joseph, sous peine de la confiscation. Se créer des ressources pécu- niaires sembla l'un des résultats les plus immédiats que l'Empereur voulait recueillir de la prise de la capitale (4). Une commission de séquestre fut nommée avec l'ordre de saisir, inventorier et gérer cette masse énorme de fortunes n vacantes » . Avant de la voir à Toeuvre, dès maintenant l'on peut deviner l'immensité de la besogne (5). Napoléon, à sa

(1) Cette raison ne fut point invoquée tout d'abord; aucun reproche n'est adressé à l'armée ou aux généraux espagnols; la capitulation est nulle comme « n'ayant pas été tenue par les habitants . n

(2) Deux d'ent4-e eux, arrêtés à Madrid, protestèrent en pJaidant leur inno- cence : « V. M. ne peut ignorer que dans les grandes villes l'opinion des personnes élevées est commandée par la nécessité de conserver la vie » , disait le marquis de Santa Cruz, qui avec sa jeune femme et ses cinq petits enfants « se jetait aux pieds du grand et très grand Empereur et Roi. » Le prince de Casteifranco expliquait que, malade depuis deux mois, il n'avait pu, sous peine de subir le sort du marquis de Peralès, se soustraire aux injonctions da peuple et aux ordres du duc de l'Infantado.

(3) Bulletin de La Forest à l'Empereur, 17 décembre iSOS. Il y avait des vieillards, comme Gil de Lemos, l'ancien ministre; ils furent exemptés da voyage en France.

(4) (f II ne s'accoutumait pas à l'idée de porter son argent en Espagne et de ne pas vivre d'elle comme il avait vécu de l'Italie, de l'Allemagne et de la Pologne. t> De Pradt, Mémoires sur la révo'lution d'Espagne, p. 220.

(5) Décret du 18 décembre 1808, vol. 677, fol. 310. Le président fut M. de Fréville, maître des requêtes au Conseil d'État ; le secrétaire, l'auditeur Treilhard; les membres commissaires étaient ". Delacroix, jurisconsulte; Bel-

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coutume, est entré dans les moindres détails : il compte tirer 15 à 20 millions des laines confisquées à Burgos pour la vente à l'enchère desquelles « tous les commerçants de France pourront concourir (1) » ; on enverra à Bordeaux les provisions de quinquina trouvées à Santander; on enlèvera à la Banque Saint-Charles, ceci du moins est une prise de guerre, les dons patriotiques qui s'y trouvent encore déposés; parmi les biens séquestrés, on mettra à pari l'argent comp- tant, diamants, bijoux, objets précieux; on enverra les cartes de géographie aux bureaux de l'état-major; à la remonte les chevaux et mulets (2). Dès que les membres du conseil de l'Inquisition, gens fort suspects, eurent été arrêtés (huit sur quinze) , on descendit chez le trésorier » dans le plus grand secret », afin de saisir la caisse; elle contenait l'excellente aubaine de 2 millions et demi de réaux, soit 6 13, 193 francs (3), On souhaita pouvoir généraliser ce procédé, et l'Empereur, qui n'écrivait plus à son frère, retrouva sa plume afin que Joseph dépêchât des agents « prendre les caisses dans les villages et dans les villes » , assuré « qu'il y a de l'argent partout (4) » .

Espérer que les recherches policières seraient menées avec dextérité et poussées jusqu'à la dernière rigueur, on le pou- vait sans hésitation, car Savary était chargé de l'affaire. Ildresse une liste de suspects, fait fouiller les maisons, arrêter les domestiques et vendre à l'encan le vin, le linge, l'argen- terie, les meubles. En face d'un pareil butin, il s'anime et craint seulement d'être arrêté à mi-besogne. « Ce serait dom-

locq, interprète de l'ambassade; Romain et Desjobert, consuls de France à Cartiiagène et à Madrid. On siégeait dans l'hôtel de la duchesse de l'Infantado.

(1) Ordre de l'Empereur, 19 novembre 1808.

(2) Id., 7 décembre.

(3) AF IV, 1615, n" 302. Correspondance de l'Empereur, t. XVIII, n" 14563. Belliard à l'Empereur, 14 décembre 1808.

(4) 12 décembre 1808.

4C0 LESPAGNE ET NAPOLEON

mage, écrit-il, que V. M. fit grâce, car il y a de bonnes captures à faire (1). » Cette intrusion des troupes, ce loge- ment forcé dans les maisons particulières et les couvents, constituaient \me des plus lourdes charges, la plus impatiem- ment supportée par les Madrilènes, et la mieux faite pour entretenir leur opposition.

La curiosité même semblait avoir perdu son pouvoir. Aucune femme ne sortit pendant plusieurs jours, aucune même ne se fit voir aux fenêtres. Jamais le caractère inflexible des Castillans ne se montra plus entier et jamais de plus grand malheur pour une capitale, celui de tomber au pouvoir de l'ennemi, ne fut sup- porté avec plus de dignité et de fierté (2).

Les réunions demeuraient suspendues; l'habitude même du spectacle ne se reprenait pas, bien que par ordre les théâtres fussent ouverts. Le corps diplomatique avait fui. Les gens de marque se cachaient, les bourgeois étaient dans la stupeur, le peuple méditait sa vengeance, les malandrins profitaient du désarroi pour multiplier impunément leurs larcins.

Dès la nuit tombante on ne voit plus qu'une vaste solitude. On ne rencontre presque dans les rues que des Français. La peur a fait fermer toutes les portes. Il y a constamment des désordres dans la journée et ils se renouvellent le soir sous d'autres formes. Il ne faut pour s'en convaincre que se promener déguisé sous un manteau et un chapeau espagnols (3).

Les paysans des environs n'osaient s'aventurer aux mar- chés; c'était la disette; plus de fourrage pour les chevaux; le vin manquait et à la porte des quatre-vingt-douze boulangers

(1) Lettres de Savary à l'Empereur, 7, 8, 11, 12, 18 et 20 décembre 1808, AF IV, 16J5. Appendices, XV.

(2) MioT DE Melito, Mémoiies, t. III, p. 48.

(3) Rapport de La Fcrest à l'Empereur, 20 décembre 1808, vol. 677, fol. 329. Ces IhiUetins des Affaires étrangères sont en double aux Archives nationales, IV, 1611.

NAPOLEON EN ESPAGNE 401

la foule avait peine à obtenir du pain (l). Des maraudeurs envahissaient les maisons; si on envoyait une patrouille, elle pillait à son tour; La Forest demandait des gendarmes pour surveiller les patrouilles 1 Des rixes, des fureurs, des excès donnaient la note quotidienne des relations; les généraux, les officiers supérieurs exigeaient de leurs hôtes des tables de douze, quinze couverts; la femme d'Arias Mon (son mari était arrêté), restée seule avec dix enfants, eut sa maison pleine de soldats jusqu'au jour Berthier, pris de compas- sion, la fit évacuer.

Ces violences contrariaient le but de l'Empereur, son esprit net n'aimait point le désordre, il édicta contre les pillards des mesures sévères (2), ne craignant pas de faire des exemples (3). Mais pouvait-il espérer, voulait-il obtenir la pacification des esprits quand il prodiguait publiquement les outrages aux Espagnols? C'est dans ses Bulletins imprimés, affichés, colportés qu'il les drape ainsi : les moines » ignares et crapuleux « sont des « garçons de boucherie» ; les paysans,

(1) Quand il rencontrait un obstacle l'Empereur augmentait ses préten- tions au lieu de diminuer ses exigences; l'ordonnateur en chef de l'armée lui ayant rendu compte que les boulangers n'avaient plus que pour cinq à six jours de farines, il écrivit en marge du rapport : « Les boulangers seront constamment approvisionnés pour trois mois. « 12 décembre 1808.

(2) ï Ordre de l'armée. Charaartin, 12 décembre 1808. L'Empereur est mécontent des désordres qui se commettent. Le pillage anéantit tout, même l'armée qui l'exerce. Les paysans désertent... L'Empereur ordonne à MM. les maréchaux, généraux et officiers de prendre les mesures les plus fermes pour mettre enfin un terme à ces abus et à ces excès qui compro- mettent la sûreté de l'armée. En conséquence il est ordonné :

( Que tout individu qui arrêtera ou maltraitera un habitant ou paysan portant des lenrées pour la ville de Madrid, sera sur-le-champ conduit à une commission militaire et puni de mort. Napoléon, j

(3) On faisait payer aux officiers d'un bataillon les dégâts commis chez un particulier; il est vrai que c'étaient des étrangers du régiment de Nassau. « Le fusilier de la garde qui avail volé des matelas a été jugé et condamné à mort; je l'ai fait fusillera deux heures de l'après-midi; il y avait un déta- chement de 50 hommes de chaque régiment. > Belliard à Berthier, 6 dé- cembre 1808.

2G

402 L'ESPAGNE ET NAPOLEOiV

des « fellahs d'Egypte » ; les soldats, des « Arabes « ; les offi- ciers, des « ignorants crasseux » ; Palafox et Florida Blanca, « des mannequins de moine » ; l'Infantado, « aussi lâche que traître » ; Tilly, un « galérien » .

Aux injures, succèdent les menaces et véritablement on préfère cela. Ici Napoléon devient prolixe; son manifeste du 7 décembre ne laisse pas d'être pompeux; il est surtout comminatoire : c'est le bonheur imposé à coups de bâton :

Espagnols,

Vous avez été égarés par des hommes perfides... La défaite de vos armées a été l'affaire de quelques marches. Je suis entré dans Madrid... Aux droits qui m'ont été cédés par les princes de la dernière dynastie, vous avez voulu que j'ajoutasse le droit de conquête... Rejetez les poisons que les Anglais ont répandus parmi vous... Tout ce qui s'opposait à votre prospérité et à votre gran- deur je l'ai détruit. Une constitution libérale vous donne, au lieu d'une monarchie absolue, une monarchie tempérée et constitu- tionnelle. Si tous mes efforts sont inutiles, si vous ne répondez pas à ma confiance, il ne me restera qu'à vous traiter en provinces conquises. Je mettrai alors la couronne d'Espagne sur ma tête et je saurai la faire respecter des méchants, car Dieu m'a donné force et la volonté nécessaires pour surmonter tous les obstacles.

Ces grandes phrases une fois placardées sur tous les murs de la ville, on convoqua une assemblée : les municipalités, les alcades, les notables, des députations du clergé, des cor- porations la composeraient; on devine avec quelle spontanéité ces gens rédigèrent une adresse officielle : « Aux pieds de S. M. Impériale et ÎJoyale » ils portaient « les plus respec- tueuses actions de grâce, pour la clémence dans la conquête, de ses armées triomphantes » ; ils suppliaient qu'on leur accordât la présence du roi Joseph afin que l'Espagne entière pût « jouir de la tranquillité et du bonheur qu'elle attend de la douceur de caractère de Sa Majesté » . Entouré d'une

NAPOLÉON EN ESPAGNE 403

quarantaine de députés, le corrégidor de Madrid monta à Chamartin (15 décembre) présenter ce papier à l'Empereur. Celui-ci, dans une réponse longue, étudiée, fit une véritable déclaration de principes.

« J'ai conservé les ordres religieux, en restreignant le nombre des moines... Du surplus des biens des couvents j'ai pourvu aux besoins des curés, cette classe la plus intéressante et la plus utile parmi le clergé... J'ai aboli ce tribunal contre lequel l'Europe et le siècle réclamaient... J'ai supprimé les droits usurpes par les seigneurs dans le temps des guerres civiles (?)..• L'égoïsme, la richesse et la prospérité d'un petit nombre d'hommes nuisaient plus à votre agriculture que le;* chaleurs de la canicule (??). Comme il n'y a qu'un Dieu, il ne doit y avoir dans un État qu'une justice (??'?).

« Les armées anglaises, je les chasserai de la péninsule. Il n'est aucun obstacle capable de retarder longtemps l'exé- cution de mes volontés... Les Bourbons ne peuvent plus régner en Europe... Aucune puissance ne peut exister sur le continent, influencée par l'Angleterre... Il me serait facile de gouverner l'Espagne en y établissant autant de vice-rois que de provinces. Cependant je ne refuse pas à céder mes droits de conquête au Roi lorsque les 30,000 citovens de Madrid auront donné l'exemple aux provinces... »

Il concluait en prescrivant un serment de fidélité « sans restriction jésuitique » qui serait prêté dans les églises « de- vant le saint sacrement » . Il entendait que les principes qu'il venait c \; proclamer fussent inculqués au peuple « par les prêtres au confessionnal et dans la chaire, par les négociants dans leurs correspondances-, par les hommes de lois dans leurs discours et leurs écrits » . Quant à l'opinion que ses audi- teurs devaient concevoir de lui-même, il voulait bien l'indi- quer sans ambages : «Vos neveux me béniront comme votre régénérateur. Ils placeront au nombre des jours mémorables

■404 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

ceux j'ai paru parmi vous, et de ces jours datera la pros- périté de l'Espagne ! »

« Voilà, monsieur le corrégidor, ma pensée tout entière ». Ainsi dûment stylé, ce magistrat regagna Madrid afin d'y préparer l'étrange cérémonie du « serment » . La volonté de l'Empereur l'imposait, sa perspicacité aurait lui en mon- trer l'inanité. A quoi sert de parler quand l'auditoire a résolu de ne pas écouter votre discours? On peut estimer cérémonie puérile cette adhésion officielle des citoyens : de maison en maison circulèrent des registres afin de recueillir les suffrages des Madrilènes; ils se couvrirent de signatures nombreuses (1) ; qui eût osé les dire sincères? Le 23 décem- bre eut lieu le serment solennel de fidélité à Joseph; dans toutes les églises le saint sacrement demeurait exposé; la foule était énorme, grave, anxieuse, « on lisait sur les phy- sionomies la conviction qu'il fallait se soumettre » ; il n'y eut pas de désordre; des émissaires de la police surveillaient l'altitude et les troupes françaises étaient pour stimuler le zèle.

L'Empereur affectait de présenter sa conquête dans un cadre religieux qui la rendait sacrée et intangible. Ses cir- culaires vont trouver jusqu'aux évéques d'Italie, auxquels il ordonne de chanter des Te Deum à propos des victoires de Burgos, d'Espinosa, de Somo Sierra, de Tudèle, « ils appelleront les peuples dans les saintes églises pour des prières appropriées aux circonstances. » Certains prélats français manifestaient spontanément leur adulation; l'évéque de Cahors, Mgr de Granville, se haussait aux comparaisons historiques :

Le sang coule sur le territoire espafjnol et semble venger les paisibles habitants du Pérou... (2). De toutes les conquêtes qui

(1) Llorente dit qu'elles atteignirent le chiffre de 28,600.

(2) Mandement du 20 septembre 1808.

NAPOLEON EN ESPAGNE 405

ont immortalisé le règne de Napoléon, celle-ci est la plus satis- faisante pour son cœur. Partageons des sentiments dignes d'un monarque qui se glorifie d'être le fils aine de TÉglise (1).

Par sagesse, par politique, par lassitude, ce fils aîné de l'Église demeurait toujours invisible aux sujets de « Sa Ma- jesté Catholique » ; on peut croire que ce n'était ni par crainte ni par discrétion. Installé au-dessus et assez loin de la capitale, il occupait modestement à Ghamartin la villa de rinfantado. Aujourd'hui c'est une paisible maison d'édu cation des Dames du Sacré-Cœur; dans ce pensionnat de jeunes filles, au rez-de-chaussée, la petite chambre du con- quérant est encore intacte, ouvrant ses deux larges fenêtres sur une terrasse défendue par une grille, orientée vers Madrid, que cependant l'on ne voit pas; trois marches basses conduisent aux allées du parc dont les lignes de sapins don- naient, même en plein hiver, l'illusion de la verdure; et c'est dans ce décor de cimetière, à travers ces barreaux de fer que le regard de l'aigle devait passer pour mesurer ce sol étranger qui tremblait dans ses serres. En ses journées de quasi-solitude, que de choses mélancoliques, angoissantes, traversèrent ce cerveau de génie! Vit-il la difficulté de l'en- treprise? Son orgueil arriva-t-il à deviner les longueurs de la résistance; les incendies, les ruines, les morts passèrent- ils, comme une vision sanglante, sous son œil courroucé, croyait-il entendre la plainte des mourants quand craquaient sous ses pas les feuilles desséchées? Avec les frimas qui courbaient les branches des mélèzes, un voile de tristesse sans doute alourdissait son âme; mais le givre fond au pre- mier rayon du soleil et l'astre de Napoléon était assez brillant pour dissiper ces grises vapeurs.

Une fois seulement, et de grand matin, il descendit à

(1) Mandement du !"■ janvier 1809.

406 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

Madrid et entra au palais, par les faubourgs et les jardins. Toute somptueuse que lui parût la résidence royale (I), ainsi que l'ont rapporté ceux qui l'accompagnaient, rien n'excita plus vivement son attention et sa curiosité que le portrait de Philippe II. C'était moins sans doute un hommage au pinceau de Pantojà qu'une impulsion secrète vers ce monarque dont le sceptre de fer avait pesé sur deux mondes.

Qu'aurait pu être avec ce prince indomptable, antagoniste en son temps des Anglais, la résistance de l'Espagne, quand elle se manifestait si farouche encore sous ses pâles et débiles successeurs? L'Empereur eut-il un retour amer sur ïrafalgar en évoquant le souvenir du monarque qui avait connu le désastre de l'invincible Armada? De tels adversaires sont pour flatter un victorieux comme Napoléon et sa rêverie le retenait en face de ce profil sévère, imjiassible et puissant, vêtu, dans son pourpoint noir, avec la même austérité sou- veraine que lui dans sa redingote grise. Lorsqu'il fut au bas du grand escalier, frappant du poing la tête de marbre des lions de Castille : « En vérité, mon frère, dit-il à Joseph dont il s'était fait accompagner, vous êtes mieux logé que moi ! »

Cependant il rentrait ulcéré à Chamartin; son passage dans les rues n'avait produit aucune sensation, son cortège n'avait pas fait retourner les têtes (2). L'abstention affectée des vaincus lui mon Irait combien peu avaient réussi ses efforts pour « former l'esprit public » , et la censure supé-

(i) « Aucun papier n'a été soustrait des Académies d'Histoire, des Beaux- arts, de Jurisprudence, ni de la Trésorerie. Le palais du lloi a été remis à M. Expert (le colonel maréchal des logis) en très bon état. « Alexandre DE Labop.de, Rapport à l'Empereur sur l'état de la ville de Madrid, le 4 dé- cembre dans la nuit.

(2j Cl L'Empereur s'était flatté que la célébrité de son nom et le désir de voir un homrue si extraordinaire attireraient autour de lui les foules et qu'on se presserait sur ses pas; rien ne répondit à cette attente. Il traversa la ville pour aller visiter le palais des rois d'Espagne; personne ne le suivit ni ne «'arrêta sur son passage. » Miot de Melito, Mémoires, t. III, p. 49.

NAPOLÉON EN ESPAGNE 407

rieure confiée à M. de La Forest afin d'accommoder les nou- velles, embellir les bonnes, supprimer les mauvaises (1), et les pamphlets, caricatures, chansons, « noéls populaires » qu'on devait multiplier non seulement en Espagne, mais encore traduire « pour les répandre jusqu'en Italie et en Alle- magne » (2). Tout cela était vain par la première et excel- lente raison que cela n'était pas lu des intéressés.

Sa consolation se trouvait dans sa force militaire. Il veille avec sa sollicitude avisée à l'entretien minutieux des pièces de son échiquier. Comme un amateur touche avec un ardent amour de la propriété et un quasi-respect les objets rares de sa collection, il arrête un œil satisfait sur ses soldats. Il inspecte tous les corps de passage. Mais encore, dans son orgueil, la fierté castillane a su l'atteindre : le sentiment patriotique, par un mot d'ordre, éloigne du spectacle tout Espagnol; nos bataillons défilèrent sans être regardés et Madrid demeura obstinément aveugle à ces parades guer- rières qui, en des circonstances analogues, avaient charmé les bons Allemands de Vienne et le peuple de Berlin élevé à la prussienne.

Les revues avaient lieu sur le large plateau de Ghamartin. Napoléon convoquait les régiments de Bade et de Nassau, le bataillon de Francfort, la division de Sébastiani, le corps d'armée du maréchal Lefebvre, celui du maréchal Ney, grou- pant ainsi sous sa main une masse de plus de 40,000 hommes.

(1) « En notre camp impérial de Ghamartin, 10 décembre 1808, Il Sa Majesté ordonne :

« Que la Gazelle de Madrid paraîtra tous les jours ; « 2" Que M. Laforest sera chargé de tous les détails de la rédaction, « On y mettra les Bulletins de l'armée, à mesure qu'ils arriveront par le Moniteur, en ôtant les passages qui pourraient choquer; !es nouvelles étran- gères qui paraîtront dans le Moniteur, en y faisant les moditications propres au pays. Aucune gazette quelconque ne pourra être imprimée, que le gou- vernement ne l'ait communiquée à M. Laforest, »

(2) L'Empereur à Fouché, 1" janvier 1809.

408 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

Il arrivait, accompagné d'un brillant état-major, descendait de cheval, parcourait les rangs, adressait la parole aux jeunes officiers ou aux vieux chevronnés, faisait exécuter à son commandement quelques mouvements, remarquant, affectant de remarquer les moindres détails, jusqu'à la baïon- nette cassée d'un voltigeur, ce qui lui faisait dire en manière de leçon : « J'aime mieux voir un soldat sans culotte que sans baïonnette (1). » Le samedi 19 décembre vint le tour de la garde. Sur deux lignes, à cent pas de distance, elle fut déployée, toutes les troupes en grande tenue, les capotes roulées, le sac au dos et les cartouches. L'artillerie en bataille à cinquante mètres en avant. Les mamelucks, les gendarmes d'élite, les chevau- légers polonais, ceux du grand-duc de Berg, les grenadiers formaient la droite; au centre le 1" corps; à l'aile gauche Marchand, Maurice Mathieu, Ney, et la cavalerie de Colbert. C'était l'après- midi, la brise pénétrante et subtile de Madrid s'était élevée et faisait claquer les étendards, sur l'harmonie lointaine des musiques se détachait le roulement successif des tambours battant aux champs. La figure de S. M. demeurait songeuse, la veille on avait reçu du général La Houssaye trois Français échappés aux Anglais, et ces gens rapportaient qu'un corps britannique très important devait se trouver à Salamanque. L'Empereur s'avançait en des foulées de galop, quand le prince de Neuchâtel, à toute allure, vint le rejoindre, lui parla discrètement botte à botte. Napoléon s'arrêta net au premier mot et mettant pied à terre se précipita vers un sous- officier qu'on lui amenait, pour lui arracher des mains l'en- veloppe que celui-ci tendait avec émotion; écartant du geste son entourage, il lut fébrilement le message qu'envoyait de Burgos le général Mathieu Dumas : datée du 17, quatre heures

(1) Historique du régiment de Nassau,

NAPOLEON EN ESPAGNE 409

du matin, cette lettre transmettait deux dépêches du ma- réchal Souk, datées du 16, rendant compte que dans la nuit, au village de Rueda, trois cents cavaliers anglais « conduits par une masse considérahle de paysans hommes et femmes, tenant des torches à la main » , avaient, au son du tocsin, attaqué à l'improviste une avant-garde du général Frances- chi, et l'avait détruite; que le lendemain un autre détache- ment français s'était trouvé pourchassé par des escadrons anglais appuyés d'au moins 5,000 hommes d'infanterie; enfin u il y avait une grande rumeur à Valladolid » et le général Franceschi avait s'en retirer, se repliant sur Médina de Rio Seco.

Quoi ! les Anglais que Napoléon représentait à Ney « se sauvant à toutes jambes » , qu'il croyait marchant en retraite vers le Portugal, tout au plus massés encore à Salamanque, les Anglais se trouvaient en force à sa droite, sur la route de Madrid à Burgos, coupant presque la communication avec la France, et ils prenaient l'offensive par une pointe hardie à Valladolid! Sur l'heure il interrompt la revue, congédie les troupes, rentre au grand trot à Chamartin et se penche sur ses cartes pour aviser aux moyens d'atteindre enfin ses éter- nels ennemis; contre eux il se mettra lui-même en marche s'il voit la possibilité de leur « donner une bonne leçon » . Dans la soirée, comme des fusées lumineuses, avec une mer- veilleuse activité les ordres partent en tous sens (1) : à Junot, rechercher et envoyer l'état des régiments anglais qui étaient en Portugal « de son temps ». A Ney, qu'il soit en route le lendemain à la pointe du jour. Au général Tilly : faites cuire du pain à Ségovie « parce qu'il va y passer beaucoup de troupes» . Au général La Houssaye : envoyez des recon- naii:sa!iccs sur Salamanque et des officiers à Berthier « à

(1) Tou8 sont du 19 décembre 1808, datés de 4 heures à 10 heures du •oir.

no L'ESPAGNE ET NAPOLEON

mesure que vous apprendrez quelque chose » , Au général DessoIIes : serrez d'Alcala sur Madrid « sans laisser personne en arrière » . Au maréchal Victor, se tenir prêt à passer, dès le premier ordre, de Tolède à Tarancon. Au maré- chal Lefebvre, se porter, selon l'occurrence sur Salamanque, sur Avila, sur Almanza, sur Guadalupe ou sur Madrid. A Lasalle : poussez des reconnaissances vers Plasencia. Au général Laborde, qu'il se hâte pour protéger Burgos. Au général Lorge, qu'il se mette aux ordres du duc de Dalmatie. Au maréchal Soult, les troupes de Burgos passent à son commandement, donc : « manœuvrez et agissez » . Au général Mathieu Dumas : l'Empereur l'approuve ; qu'il envoie vers Saragosse prendre des nouvelles, et qu'il sache que le maréchal Ney « avec tout son monde » part à la recherche des Anglais " bien qu'on ait peine à penser qu'ils veuillent compromettre leur armée pour des choses éphémères » .

Et lui. Napoléon, peut-être un peu ému à la veille de cette rencontre fortuite souhaitée depuis longtemps, songe à ne pas faire mentir sa prédiction : « C'est un bienfait de la Pro- vidence, qui a constamment protégé nos armes, que les pas- sions aient assez aveuglé les conseils anglais pour qu'ils renoncent à la protection des mers et présentent enfin leur armée sur le continent. » Ayant mis, par ce tour adroit, le Ciel de son côté, maître de sa pensée, sûr de ses troupes, il va mener sans relâche la partie décisive, qu'il juge digne de son génie.

CHAPITRE VI

NAPOLÉON EN ESPAGNE

Le secours anglais. La diversion autrichienne. (Décembre 1808-Janvier 1809)

Sir John Moore est mis à la tête des forces britanniques dans la péninsule.

Il se rend à Salamanque ; son lieutenant Hope le rejoint par le chemin du Guadarrama. Moore s'avance vers Soult dans le Léon. Rencontre à Sahagun. L'approche de Napoléon décide les Anglais à la retraite.

Leur présence engage le duc de Dalmatie à renforcer le IP corps. L'Empereur marche en hâte contre les Anglais. Passage pénible du Gua-

darrama. Manœuvres dans la vallée du Duero à la recherche des Anglais. Napoléon s'élance sur leurs traces. Ils passent l'Esla avant lui. Escarmouche malheureuse de Lefebvre-Desnouëtles à Benavente.

Traversée difficile de l'Esla. Poursuite sur Astorga. L'Empereur s'arrête et revient sur ses pas.

Le maréchal Soult commande l'armée qui presse les Anglais en pleine retraite. Mort du général Colbert à Cacabellos. Démoralisation, souffrances, pertes et pillages de l'armée britannique. Saccage de Villa- franca. Halte des deux armées à Lugo. John Moore reprend sa course vers l'Océan, se réfugie à la Corogne et prépare son embarquement.

Soult arrive à toute vitesse. Bataille indécise du 16 janvier. Sir John Moore est tué. Bombardement de la flotte anglaise qui prend la mer et échappe. La Corogne ouvre ses portes. Attaque et prise du Ferrol.

L'Empereur charge Soult victorieux d'aller chasser du Portugal les Anglais qui s'y trouvent encore.

Armements de l'Autriche en 1808. Après Erfurth manœuvres de Talley- Fand à Saint-Pétersbourg et à Vienne. Politique de M. de Mettemich.

Manifeste de la Junte espagnole à l'Europe. Échec des pourparlers de la France et de la Russie avec l'Angleterre. Concessions paciliques de l'Empereur; sa colère de leur insuccès. Traité d'alliance entre Londres et la Junte de Sévillc.

Napoléon averti des intrigues de Paris quitte l'armée. Séjour à Valladolid.

Réception des députés de Madrid. Retour précipité en France. Disgrâce de Talleyrand. Menaces à l'Autriche ; réserve de la Russie. Rœderer envoyé à Joseph. L'Empereur se tourne contre Vienne.

ill

412 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

La première rencontre des Anglais et des Français, les armes à la main, dans la péninsule, avait eu lieu en Portugal, au mois d'août. L'insuccès de Junot, contraint à voir ses troupes embarquées pour la France, se trouva consacré par cette convention de Cintra, dont la modération cependant souleva en Angleterre une indignation assez peu réfléchie. Comme les Athéniens après le combat des îles Arginuses, le peuple de Londres eût volontiers condamné ses généraux pour avoir remporté la victoire. Contre Wellesley et Dal- rymple, obligés de venir se justifier devant un conseil d'en- quête, l'orgueil britannique, aussi mal inspiré que l'orgueil impérial, se déchaîna avec une violence, une exagération, une injustice en tout semblables à celles de Napoléon contre Dupont et Marescot. Le sens utilitaire des Anglais fit plus vite bon marché de la gloriole; revenu des apparences, dès qu'il eut bien compris que son intérêt avait été de se trouver, au meilleur compte, débarrassé de notre armée, il tut subite- ment ses doléances, endormit ses susceptibilités et prépara en silence l'envoi de nouveaux renforts sur le continent. Ils pos- sédaient 30,000 baïonnettes dans le Portugal; 5,000 hommes de plus débarqueraient à la Corogne avec sir David Baird. Le commandant en chef serait sir John Moore, qui reçut ses ordres à Lisbonne, le 6 octobre (1).

(i) John Moore (1761-1809; fils d'un médecin écossais. Il fit la guerre d'Amérique; combattit en Corse, aux Indes, en Irlande, en Egypte; blessé à Aboukir. Major général. Envoyé en Suède auprès du roi Gustave IV; corn- mandant en cbcf l'armée anglaise en Portugal et en Espagne (iSOS); glorieu- sement tué à la Corogne.

NAPOLEON EN ESPAGNE 413

Celait un soldat méthodique, calme et froid, d'une science militaire éprouvée pour l'avoir acquise contre les adversaires les plus divers; bon tacticien possédant de la fermeté et du courage. L'hésitation était la lacune de son esprit. Elle lui devenait une qualité pour appliquer en Espagne la politique militaire de son pays : entretenir le feu de la résistance et s'y brûler le moins possible les ailes, apporter aux Espagnols un appui moral, un appoint matériel à la dernière extrémité seu- lement; pas de gestes chevaleresques ni de coups de tête bel- liqueux : des actes utiles, productifs et le moins coûteux qu'il se puisse. Les compatriotes de Gulliver n'entendaient pas s'épuiser en des expéditions « lilliputiennes », mais agir par masses, comme à coup sûr, au moment opportun; tirer, en un mot, contre la France, par l'Espagne, tous les avantages possibles pour l'Angleterre.

Notre voisinage, nos afKnités, nos alliances, surtout depuis Philippe V et le pacte de famille, nous firent longtemps des amis chez ces Espagnols, comme nous de race latine, que nous avions abordés en alliés, en camarades, que nous combattions même encore avec une traditionnelle bonne humeur, et qui ne nous devenaient tout à coup furieuse- ment hostiles que pour défendre leur indépendance.

L'Angleterre au contraire n'avait jamais vu en ces pro- vinces qu'un riche comptoir européen à prendre, une rivale coloniale à épuiser; embusquée, sur le rocher de Gibraltar, l'Espagne lui devenait une arme de rechange, un bélier tout neuf que le cabinet de Saint-James poussait en pleine poi- trine de l'Empereur. ISous avons entendu Shéridan le pro- clamer au Parlement : « Jusqu'ici Bonaparte a remporté des victoires, parce qu'il a eu affaire à des princes sans dignité, à des ministres sans prévoyance ou à des peuples sans patriotisme. » Sir John Moore comprenait ce langage et préoccupé à juste titre de ne pas comproinettre la seule

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armée de terre du Royaume Uni, tenant les généraux espa- gnols pour médiocres, leurs soldats comme mal formés, il mit sa confiance de suite et uniquement dans l'enthousiasme du peuple.

Le 11 novembre, il franchissait la frontière portugaise entre Almeida et Ciudad Rodrigo, voulant allerjusqu'à Salamanque. Il avait divisé sa troupe en quatre colonnes, et croyant, à tort d'ailleurs, impraticable à l'artillerie la route plus courte qu'il prenait, il faisait faire au général Hope, emmenant tous les canons, un énorme détour de 500 kilomètres par Talavera, dans la direction de Madrid. Les Anglais s'avan- çaient ainsi, en pays ami, par petits détachements, à une journée de marche les uns des autres, afin de vivre plus facilement. La tête arriva le 13 novembre à Salamanque, la queue rejoignit seulement di.x jours après. L'ensemble atteignait 17,000 hommes. Sur les armées espagnoles, leurs positions, leurs forces, les plans d'opérations, sir John Moore ne possédait que des renseignements confus; par contre, il apprenait assez vite leurs défaites d'Espinosa et de Burgos. Ses déceptions se multipliaient : son artillerie n'arrivait pas, ni le renfort attendu de la Corogne; livré tristement à lui- même (1), il manquait d'argent (2), par un phénomène étrange mais certain^ demeuré incompréhensible si l'on songe aux millions anglais recueillis et envoyés (3). Il ne savait quelle mesure prendre, écrivait à Madrid pour se concerter avec le ministre anglais et se retrancher derrière

(1) « Je suis dans un guêpier dont Dieu seul sait comment je pourrai me sortir! » Joîin Moore à son frère Jaines, 26 noverabre.

(2) i Je suis sans un shelling pour l'entretien de l'armée et je crains journel- lement que par suite du manque d'argent on cesse de nous fournir des vivres. » John Moore à lord Castlcreagh, 24 novembre 1808.

(3) Le général de Arteche {De la Cooperacion de los Ingleses en la guerra de la Independencia) croit, il est vrai, ces secours pécuniaires fort exagérés : « Como habia de inundaroos con lo que no tcnia? >

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son autorité « dans une question qui n'était pas purement mili- taire » . Une mauvaise nouvelle le sortit d'hésitation. Quand il connut le 28 novembre la débâcle de Castanos à Tudèle, il se décida, u par une détermination cruelle » , à retourner en Portugal. Son pessimisme allait jusqu'à considérer cette contrée comme logiquement perdue. Enervé de voir la Junte suprême se livrer à la tâche facile de «former des armées sur le papier » , il voulut mettre la sienne à l'abri et envoya à ses subordonnés des ordres précis pour que le général Baird, rebroussant promptement vers la Corogne, s'y embarquât et retrouvât à Lisbonne les eaux protectrices du Tage; pour que le général Hope vînt le rejoindre immédiatement à Sala- manque et, aussitôt après, faire route commune en arrière.

Il se trouva que Hope ayant lentement, péniblement suivi son chemin dans la même ignorance et la même pénurie que son chef, avait eu, arrivé à la hauteur de Madrid vers le milieu de novembre, une conférence avec Morla; il était revenu mal impressionné de ses « raisonnements militaires sans suite » et s'était résolu à poursuivre son itinéraire par le seul passage de la Sierra qui le fît rentrer dans la plaine de la vieille Castille : le puerto de Guadarrama. Comme il opérait ce mouvement, les 27 et 28 novembre, ses éclaireurs signalèrent la présence très proche de troupes françaises; ce n'était rien moins que la Grande Armée qui avançait pour franchir en sens inverse de lui-même les gorges de Somo Sierra. Hope, derrière le rideau de la montagne, se déroba rapidement, heureux de n'avoir pas été éventé par les patrouilles de dragons du général Milhaud; dans la confiance de se trouver couvert par la place de Ségovie se tenaient l«s Espagnols du général Heredia, il fila à marches forcées loin de lennemi vers l'ouest, jusqu'à Alba de Tormès, l'atteignit l'ordre de sir John Moore, à peine à six lieues du rendez-vous même qu'il lui fixait.

416 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

Pendant ce temps Moore avait modifié ses projets : touché des instances multipliées de son compatriote l'ambas- sadeur Frère, qui le suppliait d'accourir participer à la défense de Madrid, impressionné surtout par l'explosion de cette résistance « populaire » à laquelle seule il attachait de l'importance (1), il se décida à ne pas repartir sans avoir vu l'adversaire ni tiré un coup de fusil. 11 passa ainsi de l'extrême prudence à l'extrême témérité, car l'annonce de la prise de Madrid ne l'ébranla pas dans sa résolution nouvelle : grou- pant près de trente mille Anglais, espérant s'y adjoindre autant d'Espagnols du général La Romana, il s'avança sur Valladolid, afin, s'il était possible, de pousser au delà de Burgos et couper les communications de Napoléon avec les Pyrénées (2). Sans se faire d'illusion sur son péril personnel, guidé par des considérations politiques plus que des rai- sonnements de stratégie, il se flattait d'attirer ainsi à la défense du nord, loin du midi, l'Empereur et de rompre par cette diversion son plan de conquête (3). Il n'estimait pas d'ailleurs que toute la Grande Armée dût revenir pour l'écraser :

Quoique Madrid ait capitulé, cette ville doit nécessairement occuper une portion considérable des forces de l'ennemi. Saragosse

(1) Quand Frère lui avait dépêché deux généraux espagnols pour prendre langue, il lui avait écrit : « Ces deux vieillards sont plutôt deux vieilles femmes. Je vous serai obligé à l'avenir de m'épargner de semblables visites qui sont fort pénibles, n (6 décembre 1808.)

(2) J'en trouve une preuve concluante dans le Mémorandum manuscrit d un officier d'arli'Icrie anglais, de la brigade du général Antrusther : il avait tiacé à l'avance toutes les étapes de Salamanque à Saint-Jean-de-Luz; il a noté les lieux réellement atteints et son carnet s'arrête à Valladolid. Papiers interceptés. AF IV, 1617, 10'^ dossier, n" 35.

(3) « Le véritable but de ma marche était de créer une diversion en faveur du sud de l'Espagne, en attirant l'attention de l'ennemi. Je savais que j'avais à cniindre de voir coupée ma ligne de communication avec la Galice, mais désireux de faire quelque chose, je résolus de tenter la chance. > John Moore au général Brodrick, 28 décembre 1808.

NAPOLEON EN ESPAGNE 417

est également l'objet d'une diversion importante. L'ennemi ne peut donc dirijj^er toutes ses forces contre moi (1).

Il nous croyait beaucoup moins nombreux qu'en réalilé nous ne l'étions dans ces parages, il ignorait la présence du maréchal Soult descendu de Santander dans la vallée du Carrion, et ce fut le hasard qui lui apporta les renseigne- ments qui lui manquaient : sur un officier français assassiné par des paysans on trouva une dépêche de Berthier à Soult; elle donnait, au 10 décembre, les détails sur la situation de l'armée devant Madrid, les intentions de l'Empereur, les positions récentes du duc de Dalmatie. Sir John Moore changea une fois encore ses dispositions : il ne dépassa pas Valladolid, après y avoir prélevé une contribution de 400,000 réaux, concentra son monde, invita La Romana à le venir rejoindre et fit front du côté de Soult. Déjà le 15' re'giment de hussards anglais avait pris contact, en heur- tant à l'improviste et victorieusement, la nuit, au petit village appelé Rueda, un détachement de fourrageurs français; la semaine suivante, dans des proportions plus graves, l'entre- prenant lord Paget, à la tête de 500 chevaux, avait, à Sahagun, renouvelé avec audace et bonheur cette tentative nocturne; il avait fait 150 prisonniers au général Debelle et sabré les dragons du colonel de Tascher, rejetés en désordre. Loin de s'endormir sur le succès, John Moore, prévenu par La Romana de l'approche de masses françaises imposantes, en conclut sagement qu'il courait le danger de voir compromise sa propre retraite éventuelle; il remercia son collègue espa- gnol de son activité et de son zèle, lui déclara que « leur entreprise n'était plus de saison " et ordonna immédiatement demi-tour vers Astorga, il trouverait, après avoir passé la rivière de l'Esla, une barrière protectrice; à son abri il

(1) Sir John Moore à lord Castleieagb, 11 décembre 1808.

27

ii8 l'espag>;e et napoléon

pourrait reprendre haleine et même envisager une défense honorable, tout en se maintenant dans la pensée qu'une bataille " faisait le jeu de Bonaparte » et non le sien. Préoc- cupé de retrouver ses approvisionnements, des trois chemins qui s'ouvraient devant lui il prit celui de Benavente bien qu'il fût le plus long et le plus rapproché de ses adversaires (1); mais pendant deux jours (24 et 25 décembre) il masqua son recul en déployant sa cavalerie, qu'après cette couverture opportune il replia vers lui aussi promplement que le per- mirent la neige, la pluie, la boue, à travers des chemiiis détrempés par le dégel. La Romana, plein d'ardeur et de courage personnel, ne pouvait lui apporter aucun secours efficace avec une armée désorganisée (2), des chefs sans expérience (3), des soldats mal armés, mal payés, mal nourris (4), des recrues ignorantes (5).

Soult eût été insuffisant pour l'écraser à lui tout seul. A côté des solides bataillons de l'ancienne division Mouton, ses

(1) Le commandant Balagny (t. III, p. 643-652] a donné une critique excellente de ces deux opérations de Moore : sa pointe aventureuse, sa retrai:e précipitée; et cette bizarrerie du sort qui sauva l'armée britannique pour les motifs précisément qui la devaient perdre.

(2) C'était une agglomération de 20,000 hommes dénués de tout, dont on pouvait tirer à peine 7,000 soldats en état de faire campagne et 8 canons attelés; pas de cavalerie, pas de solde depuis un mois, peu de munitions, à peine 40 cartouches par giberne.

(3) Une circulaire de la Romana à ses chefs de corps reproche l'habitude des jurons, « les favoris et les moustaches énormes j, des vêtements ridicules, le pillage des magasins.

(4) (( Il est moralement impossible qu'ils puissent tenir devant une ligne d'infanterie française. Un tiers des fusils espagnols ne pourra faire feu; des hommes même braves ne peuvent lutter dans des conditions pareilles. » Lettre du lieutenant-colonel Symes à sir David Baird, 14 décembre 1808.

(5) « Les uniformes des soldats étaient bigarrés et quelques-uns étaient à moitié nus. C'étaient en général de robustes jeunes gens, sans ordre ni disci- pline, mais nullement turjjulents ou féroces, et aucun d'eux ne paraissait en état d'ivresse. » Id. Ils provenaient d'une levée en masse des habitants de Léon, de seize à quarante-cinq ans; leurs ressources devaient être fournies par voie de réquisition.

NAPOLEON EN ESPAGNE 419

régiments « provisoires » de formation récente étaient com- posés de soldats trop jeunes et d'officiers trop vieux; les effectifs avaient fondu rapidement : sur 10,000 hommes, il avait 3,000 malades et c'est avec ces forces réduites qu'il devait couvrir le pays de Burgos et la région de Santander ( l) . Quand la présence des Anglais fut avérée, il prit sur lui de se renforcer, en arrêtant au passage les troupes dispo- nibles, aidé en cela par l'initiative intelligente de Mathieu Dumas que l'Empereur avait laissé derrière lui en qualité d'aide-major général (2). Tous nos généraux comprirent d'ailleurs admirablement les rôles imprévus et décisifs qui incombaient à leur initiative : Franceschi, en reculant, avait l'adresse d'attirer au piège les Anglais à sa suite (3) ; Lorge courait occuper avec plus de mille chevaux les points de communication; Junot, « malgré le temps affreux, la quan- tité de neige », et quoique le mouvement de l'ennemi «lui parut bien extraordinaire » , se rapprochait en hâte « ayant trop le désir de revoir les Anglais pour en négliger la pre- mière occasion » (4). Grâce à celte activité, Soult se sentant appuyé, va " tomber sur le premier corps ennemi qui la lui donnera la plus belle » (5). A la Grande Armée possédant le nombre et la force capables de briser la solidité et la téna-

(i) ï Monsieur le médecin, nous mourrons ici comme des mouches, me disait un de ces pauvres misérables (prisonnier après Sahagun) conscrit depuis six mois. Cette réponse peut donner une idée des pertes qu'éprouva l'armée française, et cependant malgré leur misère, on aduiire avec étonne- ment la gaieté et l'insouinance qui régnent parmi eux. » Lettre du médecin anglais Adam Neale au général Stewart, 22 décembre 1808.

(2) Sur ces événements, il y a une très belle lettre, sage, modeste, écrite, en 1814, par le général Malliieu Dumas au colonel Bory de Saint-Vincent, ancien aide de camp du maréchal Soult.

(3) ï Plus ils seront engagés, moins il s'en échappera, si de Madrid on fait un mouvement sur leurs derrières, tandis que le maréchal Soult mar- chera droit sur Salamanque. » Lettre du général Franceschi au général Mathieu Dunns, 19 décembre 1808.

(4) Le duc d'Abrantès au général Mathieu Dumas. Vittoria, 21 décembre.

(5) Le duc de Dalmatie au geuéral Mathieu Dumas, 20 décembre.

420 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

cité des troupes anglaises, est réservée la tâche décisive. Et de fait, c'est l'Empereur en personne qui va arriver.

II

Il était parti avec la volonté d'aller vite et loin : « Nous serons au plus tard le 25 à Valladolid » , disait-il le 22, à Berthier. Il se sentait poussé vers un but immédiat, par un motif capital à ses yeux : « Quel que soit le projet des Anglais, il va donner lieu à des événements qui auront une grande influence sur la finale de toutes les affaires.» Il escomptait la victoire : u Faites mettre dans les journaux de Madrid que 20,000 Anglais sont cernés et battus (1). » Et cela avant de savoir au juste ils étaient. Il ne les cherchait pas du moins à l'aveuglette; sa sagacité lui faisait prévoir leur emplace- ment, leur direction; il disait qu'avec toute leur cavalerie ils ne pouvaient s'embarquer que dans un bon port et sous la protection d'une place forte, ce qui lui donnnit à penser qu'ils porteraient leurs lignes d'opérations sur le Ferrol dont la rade offrait ces avantages. Sa prétention était de demeurer libre dans sa manœuvre; aussi, prudemment, voulait-il que le maréchal Lefebvre nettoyât la rive droite du Tage; qu'à Tolède le maréchal Victor se tint prêt à couvrir Madrid en cas de besoin; ru'à î\îadrid le général Belliard prît toutes ses précautions de défense contre un coup de main. Du Retira il avait fait une citadelle : 1,500 hommes travaillaient quoti- diennement aux fortifications; le commandant ne devait « jamais sortir de l'enceinte » l'on exigeait des cartes

(1) L'Empereur au roi Joseph, 22 décembre 1808.

NAPOLEON EN ESPAGKE 421

d'identité pour entrer; on y entassait les dépôts des corps d'armée, les remontes de cavalerie, les majjasins d'habille- ment, les convalescents sortant de l'hôpital; par ordre, tons les Français établis à Madrid étaient venus depuis le 7 dé- cembre prendre leur logement à l'abri de ses murs. Enfin le roi Joseph, dont on se souvenait par aventure, nommé offi- ciellement (i lieutenant de l'Empereur « , avec le maréchal Jourdan comme chef d'état-major, recevait l'injonction de se rapprocher et l'instruction de « garder coûte que coûte » la capitale.

J^e maréchal Ney s'avançait avec une précipitation qui lui fit exécuter une marche de 126 kilomètres sans s'arrêter, la cavalerie de Colbert en tête. Le lendemain 21 décembre, la garde à cheval s'ébranlait à son tour avec Lefebvre-Des- nouëttes, vers le village de Guadarrama qui barre le pied de la montagne. Le 22, de bon matin, elle s'engagea dans ce long défilé de deux lieues et demie. C'était une des plus belles routes d'Espagne, et des mieux construites de toute l'Europe; elle monte assez raide pour passer à plus de 1,500 mètres d'altitude entre deux collines qui la surplombent, dans une région rocheuse à peine égayée de quelques bruyères, de bouquets de chênes et de maigres sapins. Le climat y est rude. Ce jour-là, en plein hiver, il fut particulièrement atroce : il gelait à 9 degrés; la neige fouettait en tourbillons glacés et, mêlée au sable fin djs sentiers, aveuglait les yeux. On ne pouvait avancer sur les rampes; il fallut reculer et sous la poussée du vent redescendre pêle-mêle. Les cavaliers refou- lèrent les compagnies massées dans le village, ce fut un enchevêtrement avec les caissons de l'artillerie, une confu- sion générale. Elle s'augmenta par l'émoi de la présence de l'Empereur arrivant sur ces entrefaites. Il avait quitté Cha- martin par un assez beau temps, mais à cette heure la bour- rasque battait son plein. L'action des éléments n'était pas

4-22 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

à son programme, il n'admettait pas pareil obstacle. Déjà irrité des heures perdues, il faisait signe brusquement d'avancer, chaque homme marcliant à pied se mettrait à l'abri de sa monture tenue par la bride. Sa Majesté, sans mot dire, mais donnant l'exemple, le chapeau enfoncé sur la tête, le manteau boutonné contre la pluie, partit der- rière un peloton qui coupait la rafale et frayait un chemin dans la neige ses grosses bottes enfonçaient; il glissait péniblement sur le verglas, accroché tour à tour au bras de Lannes, de Duroc ou de Savary. Il longeait la colonne des fantassins, trempés jusqu'aux os, à moitié courbés, le visage en sang par les grêlons, tombant perclus sur le bord du chemin, parfois roulant dans l'abîme sous la poussée de l'ouragan. Ils retrouvaient les boues de la Pologne. « Les forçats éprouvent moins de maux que nous! » grommelait un officier d'ai'tillerie (1). La souffrance arrachait des jurons, allumait la colère, et la fureur se déchaîna à la présence du chef insensible dont l'opiniâtreté exigeait cet effort contre nature. Quand les soldats de la division Lapisse le dépas- sèrent, des imprécations spontanées s'élevèrent des rangs disloqués, les hommes criaient : « F... lui un coup de fusil! » et s'excitaient mutuellement à l'abattre comme l'obstacle à leur repos (2). Lui, silencieux, impassible, semblait ne rien voir, ne rien entendre de ces rumeurs sacrilèges, divinité blessée, sourde et muette devant l'outrage fait à ses auiels. Après une ascension de quatre mortelles heures, à la fin his.sé à califourchon sur un canon (3), il ne s'arrêta qu'au sommet du col, au monument de granit élevé par Ferdinand VI à la gloire de l'Espagne. Du temps d'Ésope, quand les bêtes parlaient, le vieux lion de Castille, du haut de son piédestal,

(1) Général Boulart, Mémoires.

(2) Colonel DE GoNXEviLLE, Soiivcnirs militaires, p. 106.

(3) Général de Marbot, Mémoires, t. II, p. 88.

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eût jeté un regard ironique sur le conquérant harassé et insulté, venant s'abriter à ses pieds!

Napoléon se reprit vite, puisque la difficulté paraissait vaincue. Le vent s'apaisait, sur l'autre côté du vallon la descente était plus facile; on trouva un gîte à un ermitage et du vin à une auberge; le mulet portant ses bagages le rejoignit. L'Empereur prétendait marcher encore à une lieue plus loin jusqu'au bourg d'Espinas. Les troupes n'avaient même plus la force de murmurer, elles tombèrent épuisées, campant sur la neige autour de mauvais feux de bois vert qu'éteignaient la grêle et la pluie (1) ; heureux ceux qui gre- lottaient encore, car la gangrène atteignit les impatients qui trop tôt approchèrent leurs membres gelés de ces brasiers de l'ameaux humides (2). La nuit fut dure, les cavaliers la passèrent, la bride au bras; puis au jour les vivres arrivèrent, le vin ne manquait pas, le soleil se mit à briller, et quand Napoléon, victorieux des éléments, parut à cheval, une accla- mation formidable le salua. Parmi les plus enthousiastes se remarquaient les voltigeurs de la division Lapisse. Ah! l'Empereur les connaissait bien! Il voulut, demanda, obtint un nouvel effort. La cavalerie de la garde poussa jusqu'à Arevalo; les fantassins franchirent encore quarante kilomètres. Lui s'arrêta à mi-chemin pour organiser des lignes de communication. Sa pointe rejoignait le maréchal Ney, lequel, échelonné sur dix lieues, atteignait mainte- nant Tordesillas, devenait maître du passage du Duero et peu à peu faisait serrer sur Médina les masses de son corps d'armée. Ainsi s'achevait pour eux le 24 décembre, la veillée de Noël (3).

(1) Général LEJErxE,'i)e Valmy a Wagram.

(2) Baron Laurey, Mémoires, p. 251.

(3) Napoléon écrivait à Joseph : « Mon frère, j'ai passé le Guadarrama avec une partie de ma garde et par un temps assez désajjreahle. »

424 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

Les Anglais demeuraient invisibles. Napoléon, le doigt tendu vers l'horizon, craignait de ne pouvoir plus tomber sur eux comme la foudre entre Salamanque et Valladolid; il projetait du moins de les couper entre Valladolid et Bena- vente (1). Ce fut une course épique en trois bonds : du Guadarrama au l^uero, du Duero à Médina, des bords de l'Esla à Benavente; manœuvre unique commencée à Madrid pour finir à Astorga, suivant un itinéraire de 350 kilomètres en une ligne brisée « qui rappelle la marche du cavalier aux Échecs » . La brigade légère de Colbert, dès qu'elle eut atteint la rive gauche du Duero, courut sur les deux routes qui s'ouvraient devant elle afin de rapporter des nouvelles; elles demeurèrent très vagues; cependant on sut que les Anglais avaient passé là. Aiguillonné par cette imprécision, Napoléon se précipita, à travers des champs transformés en marécages et des chemins en bourbiers, devançant les troupes harassées, l'artillerie envasée, la longue file des traînards. Pendant qu'il accordait le court repos imposé par les circonstances, il reçut, dans cet après-midi du 26 décembre, une estafette du maréchal Soult qui déclarait avoir l'armée anglaise devant lui, mais d'ailleurs être en bonne position pour la maintenir. Subitement éclairé, Napoléon combine un triple mouvement : il va envelopper rapidement par derrière l'ennemi que Soult amorcera de front pendant que Ney l'entamera par le flanc; entre les triples pinces de ces tenailles terribles l'armée britannique sera broyée; mais il faut se hâter; ce n'est pas l'Empereur qui sera en retard, les aides de camp emportent déjà les ordres : « Si les Anglais ont passé la journée d'aujour- d'hui dans leurs positions, ils sont perdus, écrit Napoléon à Soult; s'ils vous attaquent, battez en retraite d'une marche;

(1) « Opération grandiose et séduisante sur la carte, mais par le temps qu'il faisait et au mois de décembre, il fallait en rabattre. » Jomini, Guerre d'Espagne, p. 43.

NAPOLEON EN ESPAGNE 425

plus ils s'engageront mieux cela vaudra. » Et à Ney : « Si vous entendez le feu demain matin, il faudra marcher droit sur le feu. »

S. M. n'a pas attendu pour être à cheval le boute-selle des dragons avant le petit jour; elle galope malgré les averses, jusqu'à Médina de Rio Seco, prend courage rien qu'à tra- verser le champ de bataille où, voici cinq mois, Bessières a remporté sa victoire, et arrive couverte de boue, mouillée jusqu'à la peau, en tète de ses colonnes. Elles marchent muettes sous la pluie glaciale, bercées par la lassitude d'un pas machinal, laissant des centaines d'écloppés échoués dans les maisons ils cherchent un abri contre le froid.

L'accueil qu'ils y recevaient n'était pas généralement hos- tile : les laboureurs aspiraient au calme des champs, avant tout soucieux de la paix sociale : «Que nous importe qui nous gouverne, si c'est avec justice et piété! » Les cultivateurs des gros bourgs de la Castille ont de la religion, du savoir, de l'intelligence, ils connaissent leurs devoirs de chrétiens, raisonnent, aiment à lire, ne parlent pas sans jugement (1). Les petits hameaux offraient moins de ressources, avec leurs maisons en torchis, la paille sale, les feux de sarments, le pain noir, l'huile chaude, les poules étiques; il fallait se con- tenter de la sopa, de la verdura qui sont des plats rudimen- taires. Le curé défiant, mal intentionné, fruste, parfois un abogado parlant un peu français, ou le barbier de village, aux vêtements misérables et aux propos cauteleux, servaient d'interprètes; souvent aussi les enfants plus sincères criaient contre les malos lim ,bres. L'éclat des uniformes ne pouvait plus leur en imposer : nos officiers, pour se garantir d'une pluie pénétrante, s'affublaient de couvertures de paysans dont

(1) « Nous avons été toute la soirée environnés de trente Espagnols, au milieu desquels nous n'avons pas éprouvé la moindre crainte. Ge.s hommes ne sont ni méchants, ni vindicatifs. « Souvenirs du baron Peiicy, p. 450.

426 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

les raies routes et bleues zébraient singulièrement leur cos- tume. Ils n'offraient pas l'aspect de libérateurs ni même de conquérants. Pour achever leur découragement, ils rencon- traient çà et sur la route les tristes vestiges de l'armée anglaise, tout aussi éprouvée qu'eux-mêmes par le mauvais temps : des chevaux morts, des voitures embourbées, des cavaliers démontés, des fantassins fourbus.

Au contraire, cette vue excite l'Empereur qui veut, coûte que coûte, gagner du terrain sur ces ennemis qu doivent être bien las. Il lance des reconnaissances de cavalerie à la décou- verte, car éclairé sur leur présence i' aemeure inquiet de leur direction, anxieux de les atteindre, résolu à tout prix à prendre l'offensive. Il dort quelques heures à Médina et repart malgré l'ouragan qui persiste. Course folle à travers champs, sautant haies, fossés, ruisseaux, sans guide, presque sans escorte, semant derrière lui dans les terres labourées, Ton enfonce jusqu'au jarret, la centaine de chasseurs qui le suit d'un galop furieux sous l'ondée. Il dépasse les batail- lons qui continuent péniblement, dans une boue grasse qui déchausse les piétons, les 220 kilomètres qu'ils ont commencé à couvrir depuis sept jours. Le voici à Valderas, ce petit bourg au croisement de quatre routes il ne s'arrête que pour être mieux à même de se porter dès la première alerte au plus pressé. Il a marché si vite qu'il est seul, devançant les éclai- reurs, et qu'en arrivant une heure après, le maréchal Ney } rend l'escadron impérial pour une arrière-garde des Anglais. Kclas! ceux-ci sont partis avec une douzaine d'heures d'avance, ils ont franchi l'Esla qui coule à deux lieues de là.

L'Empereur s'agite dans une impuissance amère : hors d'atteinte! Eh oui, le prudent John Moore, qui d'abord son- geait à attaquer le duc de Dalmatie, averti de l'approche de forces considérables, a donc laissé toute sa cavalerie faire écran devant les soldats de Soult, puis le 24 décembre il a

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quitté prestement Saha^jun, redescendant sans bruit vers l'Esla qui sera sa barrière protectrice. Son embarras est de maintenir ses ofticiers excités et ses soldats qui murmurent. Pourquoi cette retraite quand on leur annonçait une bataille? Ils marchent en désordre, pillant les Espagnols pour vivre, brûlant la paille et les poutres des maisons pour se chauffer. Le 26, on a fait traverser en hâte l'infanterie à Valencia et à Benavente, le 27, sous une pluie diluvienne la cavalerie repliée a passé à son tour. Et derrière elle tout est détruit : les bateaux coulés, les bacs mis en pièces, les ponts de bois coupés, les arches de pierre sautées à la mine. L'Esla grossi par les orages roule en torrent entre ses rives escarpées, couvrant les gués et paraissant infranchissable. Colbert s'y était buté le soir, arrêtant le train furieux de ses chevaux au-dessus de ces eaux débordées. Plus bas, la pointe des chasseurs de Bessières trouve à Castro Gonzalo le pont détruit et sur l'autre rive, abrités avec du canon, des pelotons anglais, prêts à retarder le passage par leur fusillade. L'obscurité empêche bientôt de rien distinguer. A l'aube, tout ce monde s'est évanoui comme un songe; et l'on cherche tou- jours en vain la trace des gués le long de la rivière. Lefebvre Desnouëttes traverse à la nage, et bien que l'Em- pereur, dont l'empressement demeure toujours avisé, lui ait dit : « Ne compromettez pas ma garde» , il emmène quelques escadrons pour courir sur les derniers Anglais qui, au loin, dans la plaine se défilent le long des maisons de Benavente. On échange des coups de sabre avec une bravoure égale, mais en approc^i.int imprudemment de la ville nous don- nons à lord Paget le temps de rassembler ses hussards, puis les dragons légers de Hanovre et de déboucher à l'impro- viste sur nos fourragcurs. Devant l'attaque suprême de forces triples qui se démasquent, notre monde tourne bride et à travers des fondrières regagne la rivière à plein galop.

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Lefebvre protège la retraite sur son cheval déferré; il est blessé à la tête; il glisse dans l'eau, les Anglais le repêchent, mais il demeure leur capture. C'est un échec; quand l'Empereur l'apprend, il est fort mécontent (1) : un de ses généraux pris, des hommes de sa garde abîmés, et surtout la poursuite arrêtée par un retard qui donne à John Moore un répit de vingt-quatre heures.

Cette grosse déception, presque devant lui, est compensée par la nouvelle que lui envoie le maréchal Soult d'une (i jolie affaire », à Mansilla le général Franceschi a pris deux drapeaux, 1,500 hommes, ramassant sur le champ de bataille 3,000 fusils, ce qui donne la caractéristique d'une lutte les Espagnols eurent vingt morts. Grâce à cette bril- lante rencontre, le maréchal va pouvoir passer en amont l'Esla, arriver sans coup férir à la ville de Léon, la trouver évacuée et, après une journée de repos, marcher sur Astorga il renforcera l'Empereur. Mais l'Empereur n'a point eu ces facilités. Très déçu de voir s'envoler le rêve de la grande bataille qu'il projetait, conservant à peine l'espoir d'un écra- sement d'arrière-garde, il se trouve réduit à une poursuite il fera le plus de mal possible aux Anglais. Et encore ne sait-il pas exactement quelle direction ils ont prise. H y a trois routes : Astorga, Puebla de Sanabria, Zamora. Il fait tout converger pour traverser d'abord la rivière, il galope à Castro Gonzalo afin que, sous ses yeux, l'on répare le pont :

(1) « Lefebvre a été pris. Il m'a fait une échauffourée avec 300 chasseurs; CCS crânes ont passé une rivière à la nage et ont été rejetés au milieu de la cavalerie anglaise. Ils en ont beaucoup tué, mais au retour Lefebvre a eu son cheval blessé; il se noyait, le courant l'a conduit sur la rive oîi étaient les i^nglais; il a été pris. Console sa femme. » Napoléon à Joséphine, 31 décembre 1808.

Ce combat de Bcnavente nous coûta 150 hommes dont 11 officiers; nos 550 chasseurs eurent affaire à 1,360 Anglais, qui perdirent 85 hommes. Lefc-bvre-Dcsnoucttes, conduit en Angleterre, s'échappa, revint en France et put prendre part à la campagne de 1809,

NAPOLEON EN ESPAGNE 429

mais quatre arches sur vinç/.-sept ont été minées, détruites, les décomln'es embarrassent l'Esla; les faire franchir à des milliers d'hommes est une entreprise périlleuse, longue, délicate; un de ceux qui s'y employèrent en gardait un mau- vais souvenir :

Deux échelles furent placées le pied dans l'eau, de façon à se croiser au milieu de l'espace vide. Les hommes descendaient par l'une, et remontaient par l'autre. Ce passage s'opérait par une nuit très noire, dans le fracas d'un torrent extrêmement rapide, gonflé par des pluies continuelles. De grands feux élevés sur les deux rives éclairaient tant bien que mal ce passage de la rivière, qui était véritablement imposant, par la bonne volonté qu'y mettaient les troupes, le danger qu'il présentait, l'ordre et les précautions qu'il exigeait. Nous approchions de Benavente. Il fallut traverser la rivière l'Orbigo, dans l'eau jusqu'aux aiselles par un froid très vif. Nous passâmes la nuit, tout mouillés, n'ayant pour nous chauffer que des branches de saules toutes vertes qui ne brûlaient pas (1).

Benavente, ville importante, n'offrit pas les ressources qu'on était en droit d'y espérer : les Anglais avaient mis le feu au château et aux magasins qu'ils ne purent vider, leurs malades encombraient l'hôpital, leurs chevaux morts les rues; Napoléon trouva de bonne guerre de souligner ces excès : « Par cette conduite barbare et inusitée ils sont en horreur à tout le pays; ils ont tout enlevé; maltraité, bâtonné tout le monde. " Et il conclut : « Il n'y a pas de meilleur calmant pour l'Espagne que d'y envoyer une armée anglaise. . . il faut faire relever cela dans les journaux (2). « Puis, sans attendre l'infanterie, il mit en roule, au trot, la cavalerie de Bessières; on savait maintenant que John Moore filait par Astorga ; la course reprenait de plus belle à travers monts et plaines, et il fallait arriver à la mer avant lui.

(1) Colonel ViGO-RoDSSiLLON. Souvenirs de Spriin^Iin publiés par Desdevises dv Dezebt.

(2) Lettre à Joseph, 31 décembre 1808.

430 L'ESPAGNE NAPOLEON

L'année 1808 finissait sans promettre de repos. Pour les o étrennes » , la Fortune réservait une surprise à tout le monde : ce fut un courrier de France qui l'apporta; il rejoi- gnit l'Empereur au milieu des chemins boueux d'Astorga Quand Napoléon lut d'alarmantes dépêches de Cambacércs sur les armements autrichiens, à la lueur d'un fagot allumé sur la neige, l'émotion plus que la flamme colorait son front. La promptitude qu'il mettait à courir, il la tourna sur-le- champ à s'arrêter. Certes la résolution dut coûter à son espé- rance si près de mettre la main sur la proie ! La vivacité de son esprit toujours en éveil lui fit modifier en un clin d'œil ses projets. Il irait au plus pressé et reviendrait à Paris con- jurer le danger allemand, laissant à son meilleur lieutenant, Soult, le soin d'achever la poursuite anglaise. Déjà il rumine ce dessein en entrant à x4storga, à la nuit noire. Et c'est de la sorte qu'il va céleljrer les joies du nouvel an.

Il se donna quarante-huit heures pour reprendre haleine à cette dernière étape d'une course vertigineuse et organiser son changement de front. Il remania les éléments de l'armée qu'il laissait au duc de Dalmatie : cinq divisions d'infanterie : Merle, Mermet, Bonnet, Heudelet, Delaborde; trois de cava- lerie : Franceschi, Lorge et La Houssaye ; ce fut l'affaire du 2 janvier; le 3, au matin, il faisait sans bruit demi-tour et, songeur, redescendait sur Benavente.

III

Le maréchal Soult n'avait pas attendu son départ pour porter ses cavaliers en avant : sur la route de gauche, vers le col de Fuencebadon par le vieux chemin de Ponteferrada,

NAPOLEON EN' ESPAGNE 431

qui avait vu passer les léyions romaines, Franceschi rejoi- gnait les Espajpols à la Grux de Ferro, les sabrait et gardait 3,000 prisonniers Sur la route de droite, se dirigeant à travers le puerto de Manzanal, sous une rafale de neige qui rappelait le passage du Guadarrama, ColLert ramassait les traînards anglais, tombés ivres-morts dans les villages ils avaient défoncé les caves (1). Dans l'après-midi du 3 janvier il se présentait devant les pentes abruptes du village de Cacabelos, couronnées de petits murs de pierres, derrière lesquels les fantassins du général Paget, étages dans les vignes, ajust.-ient à coups sûrs leur mousqu-eterie. L'un d'eux admirant l'intrépide immobilité de Colbert qui, très à découvert sur son cheval, excitait de la main l'allure de nos tirailleurs, déclara à ses voisins : « qu'il voulait abattre ce gaillard-là (2) » ; sa balle atteignit dans la joue, sous l'oeil, Golbert qui s'affaissa sans un cri (3). Ce cavalier magnifique, émule et camarade de Lasalle, par sa tournure élancée et hautaine donnait une idée de son caractère; ses cheveux blonds et sa barbe légère adoucissaient une physio-

(1) « Je n'aurais jamais cru, si je ne l'avais vu moi-même, qu'une armée anglaise pût se desorganiser si promptement, sa conduite durant les dernières marches a été infâme au delà de toute expression. Je ne puis rien alléguer en sa faveur, si ce n'est que lorsqu'il s'agit de combattre, les hommes redeve- naient disciplinés et paraissaient heureux et résolus à faire leur devoir, s Sir John Moore à lord Castlercagh, 13 janvier 1809.

(2) Sir William Cope, Historicfue du 95' régiment (Rifle-Corps).

(3) « Prenez les mesures convenables pour que cette nouvelle arrive à sa femme auli'oment que par les journaux. Témoiynez-lui la part que je prends à ses peines et le cas que je faisais de ce bon oflicier. » Napoléon à Clarke, h janvier 1808.

Auguste de Colbert, en 1777, venait d'épouser la fdie du général sénateur Canciaux. Aide de camp de Murât, blessé à Saint-Jcan-d'Acre, colonel sur le champ de bataille de Marengo, général de brigade (1805). Comte de l'Em- pire (1808). Ses trois frères aînés furent soldats comme lui : Ainbroise, mort en émigration à la Martinique ; Edouard, blessé en Egypte, à Austerlitz, Wagram, Waterloo et à la machine infernale de Fieschi, brigadier des lan- ciers de la garde, général de division (1813) ; Pair de France (1832). Alphonse, colonel à Naples et général de brigade (1814), de division (1838).

432 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

nomie régnait la fermeté qui le faisait distinguer (1); il possédait l'étoffe d'un grand général et tout l'avenir d'un homme de trente ans.

Cet engagement était le premier, depuis Vimeiro, les Français heurtaient les Anglais. La vivacité de notre attaque éclaira John Moore sur notre résolution à le poursuivre sans merci; il se décida à prendre du champ, malgré la fatigue extrême de son monde, jusqu'à ce qu'il trouvât une bonne position d'attente. Ses officiers étaient démoralisés, frondeurs, et irrités de voir, sans comprendre, leur général se retirer à grande allure. Sous la pluie glacée, dans la fange épaisse, les chevaux de trait ne pouvaient avancer; en se déferrant ils devenaient inutiles; les cavaliers les tuaient d'un coup de pistolet, mais, par mesure d'ordre, devaient couper et présenter le pied qui portait le numéro de la monture et du régiment (2). Ainsi ils entrèrent harassés à Villafranca, où, désespérant de s'y maintenir, leur chef prescrivit de brûler les approvisionnements entassés; les soldats, dépités et furieux, voulurent au moins piller tout ce dont ils se pou- vaient charger, et en mettant le feu aux tonneaux de rhum, plus d'un Anglais, dans ses libations, roula d'ivresse au fond des celliers. En arrivant après eux, les Français se butaient dans les rues aux malades abandonnés et aux buveurs assoupis près des débris fumants des hangars en cendre. Nos traditions nationales auraient nous faire retrouver des souvenirs plus doux dans cette pittoresque bourgade dont le nom gracieux rappelait les haltes de nos nombreux pèlerins se rendant jadis à Saint-Jacques de Compostelle.

Mais pour fuir ces horreurs, passant en hâte, nous fran- chissions sans résistance, quoique avec difficulté, le col étroit de Piedrafita. Cette longue roule vers la Corogne, coupée de

(1) Général iluc de Saiint-Simon, Carnet de campacjne en Espagne.

(2) Colonel de Gonneville, Souvenirs militaires.

NAPOLEON EN ESPAGNE 433

plus de vingt petits cours d'eau, séparés entre eux par des contreforts abrupts, présente une série de défilés en maint endroit un bataillon et deux canons pourraient arrêter une armée. C'est par là, avec les dragons de La Houssaye en avant, que la course reprend, fébrile, sur les talons de l'arrière-garde John Moore se tient en personne. Il laisse, comme pour la trace de son passage, les charrettes embour- bées (où s'entassent, lamentables, transis de froid : femmes, enfants, moribonds, blessés), les canons enlisés, les sacs jetés, les harnachements perdus, et des caisses éventrées d'où s'échappent des pièces de monnaie. C'est le " trésor " de l'armée anglaise que les bœufs fourbus n'ont pu mener plus loin et que l'on a abandonné dans les fossés, parce que, dit John Moore, les balles ont plus de prix; un million en piastres fortes que nos cavaliers, en riant, se partagent par poignées, embarrassés seulement du poids de leur prise, troquant mille francs d'argent pour cent francs d'or, abandonnant des rou- leaux dont les paysans ramasseront les derniers écus quand le printemps aura fait fondre la neige qui les recouvre au fond du ravin. On ne s'arrête pas; il faut sauter la Navia, sauter la Neyra, en fusillant les Anglais surpris sur l'autre rive dans une halte d'un instant; il faut atteindre Lugo. Là, égale- ment épuisés, les adversaires demeurent un instant immo- biles. Moore trouve du moins un renfort de 1,800 hommes de troupes fraîches et des provisions; sachant que c'est le meilleur moyen de remonter le moral des soldats britan- niques, il profite de cette éclaircie pour les rappeler au devoir militaire par un ordre du jour sévère. Sa position d'ailleurs reste forte; il est protégé par des collines, des vignes, un bois de châtaigniers.

Aussi bien, Soult, qui fait serrer peu à peu sur l'avant- garde son corps d'armée très distendu, hésite à engager une action incertaine. Ses aides de camp fêtent joyeusement « les

-28

434 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

rois » , car on est au 6 janvier (1); ses soldats demandent à grands cris la bataille. Mais au matin on ne trouve plus per- sonne devant soi : les Anglais, la nuit, ont levé le camp, laissant partout allumés leurs feux de bivouacs afin de nous donner le change; dans le plus grand silence, sous une pluie fine, ils ont tourné d'abord à travers les ténèbres autour de Lugo, égarés par leurs guides, cependant au petit jour ils se repèrent et les voilà déjà loin, laissant derrière eux la dévas- tation après l'orgie. Pour traverser la ville les roues de nos fourgons écrasent dans les rues des cadavres de chevaux, de mulets et d'hommes; l'hôpital regorge de pestiférés, les fours des boulangers sont crevés, les toits des magasins éventrés, les habitants ont pris la fuite ne sachant plus, dans leur misère, à qui entendre, jurant de se venger de leurs K alliés » qui ne parlent que la menace à la bouche et le bâton haut. Dans des sentiments d'indignation et d'alarme, l'évêque et son clergé, restés à leur poste, souhaitaient au duc de Dalmatie la bienvenue. Le maréchal ne s'attarde pas ; malgré le temps affreux il marche vite, hâtivement remet en état les arches minées de Rabade, traverse le Minotelo, arrive au moment va sauter le pont de Ladra, monte le col de Porto-Bello, descend la vallée du Mandeo, se précipite avant que le passage soit coupé, fait butin de 1,000 prison- niers, 5 nouveaux canons avec leurs caissons, 60 voitures de bagages, pénètre à la nuit dans les maisons de Betanzos. Les Anglais viennent d'en sortir, ville pillée, l'hôtel de ville rempli de poudre, à laquelle il suffirait d'une mèche pour une affreuse catastrophe. Encore une prise de 7 canons, 1,000 fu- sils, du vin, du blé, de la farine. Les ponts du Mindo, la cava- lerie de Franceschi les franchit à peine réparés, et galope dans la direction des grèves de l'Océan dont on sent déjà la brise.

(1) Carnet du duc de Saint-Simon,

NAPOLEON EN ESPAGNE 435

Le décor est subitement changé; voilà le ciel serein, un climat doux entre les orangers et les amandiers fleuris, une vallée riante, une chaussée sèche et solide. Sur une bonne route la marche est plus régulière : John Moore inspecte son monde, l'encourage, lui dit qu'on touche au but, que le salut est proche, que la flotte les attend au port; et ses lieutenants Baird, Hope, Fraser, atteignent en effet la Corogne. Le géné- ral en chef éprouve une cruelle déception : les vaisseaux qui doivent l'emporter ne sont pas arrivés encore; en atten- dant il fait préparer des défenses de fortune, des levées de terre les Espagnols courent travailler avec une émulation fébrile : hommes, femmes, enfants, les moines, les étudiants, les cigarières, les bateliers et les pêcheurs, tout fiers d'élever des obstacles matériels aux envahisseurs de la patrie.

Notre empressement au moment de fermer la main pour saisir comme au piège l'ennemi acculé au bout de la course, s'irrite d'obstacles répétés : la rivière gonflée par la marée haute nous cache les gués qui nous séparent de la Corogne; El Burgo, le village il faut passer le rio Mero, est occupé par les Anglais; l'artillerie de la division Merle ouvre le feu et écrase de boulets les maisons; derrière elles, le pont est de'moli. La cavalerie court chercher une autre issue et trouve le pont de Cambre coupé ; il faut redescendre plus bas encore; à Cela on atteint l'autre rive, mais le gros de l'armée ne peut s'y engager, il convient de remonter à El Burgo. bur des planches branlantes les voltigeurs traversent au moment une explosion formidable secoue le sol à dix kilomètres : ce sont les immenses magasins de poudre que les Anglais font sauter sur les hauteurs du Penasquedo, et que les Espagnols, les larmes aux yeux, voient s'effondrer dans les flammes. Nous nous heurtons à cette colline fumante. Les Anglais, \ rotégés par leur canon qui tonne sans relâche, se replient sur la cime du Monte-Mero. Soult fait couronner

436 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

d'arlillerie la position conquise. Une lieue seulement nous sépare des remparts de la Gorogne. Derrière eux règne une fiévreuse activité ; sans plus attendre, ne luttant que pour pro- téger son départ, Moore a fait embarquer à tout hasard ses malades (3,000 hommes) et ses 14 canons légers ; enclouer les pièces de la côte qui pourraient, quand elles tomberont entre nos mains, atteindre ses bateaux en partance; abattre sur le rivage ou noyer 2,000 chevaux qui ne trouvent pas place et encombrent; il envoie comme avant-coureur en Angleterre un officier, lord Stewart, qui expliquera à son frère, lord Cas- tlereagh, la situation de l'armée. Enfin l'amiral Hope, que des estafettes ont été prévenir à Vigo, pénètre dans le port : ses six vaisseaux de guerre escortent les 250 transports qui se mettent à quais et chargeront les troupes. Cela donne meilleure confiance à John Moore et lui permet de rejeter très loin l'insinuation de conclure, à l'exemple de celles de Vimero et de Baylen, une capitulation qui sauve- garderait à coup sûr les effectifs de l'armée britannique.

Le 16 janvier, le soleil se lève radieux; il est salué des hourras de nos soldats, étages au-dessus d'une vallée de bruyères et d'ajoncs, quand ils voient en face, sur la crête opposée, les uniformes rouges, au loin les murs blancs de la ville et à l'horizon le cercle bleu de l'Océan. La lumière fait scintiller les baïonnettes anglaises que les troupes impé- riales <• dominaient comme des nuages menaçants » . Alors l'orage éclata. Soult, avec sa lunette, distinguait la forêt de mâts dans le port; s'il voulait avoir l'adversaire, la néces- sité lui apparut inéluctable de s'engager à fond. Il avait 13,000 fusils et 3,000 sabres la vérité, ceux-ci inutilisables entre deux collines escarpées) ; Moore ne possédait plus un cavalier, mais 16,000 fantassins. Le maréchal fit marcher ses colonnes en masses serrées sous une voûte de boulets, il couvrit ses ailes d'iîJne nuée de tirailleurs qui s'élancèrent

NAPOLEON EN ESPAGNE 437

aux cris de « Tue! Tue! » Au village d'Elvina, l'église, le cimetière, les cours, les enclos, les chemins creux deviennent une fourmilière sanglante, les plumes noires des Écossais se mêlent aux pompons jaunes de nos voltigeurs. Avec le désespoir de la résistance à tout prix, Moore menait une contre-attaque des highlanders en leur criant : « Enfants, souvenez-vous de TÉgypte ! » A ce moment un boulet l'attei- gnit à l'épaule, brisa la clavicule, le désarçonna, le jetant sur le dos. Derrière un mur on l'emporta dans une couver- ture, et comme on ne pouvait déboucler le ceinturon de son sabre : a II vaut mieux, dit-il avec un triste sourire, qu'il quitte le champ de bataille avec moi. » Plusieurs fois il força les porteurs de son brancard à faire demi-tour, afin qu'il pût regarder du côté du combat et suivre encore le cré- pitement de la fusillade; on ne calma son impatience qu'en l'assurant, par un pieux mensonge, de la défaite des Français. Courte, l'agonie fut terrible, sa voix prononçait mal les su- prêmes volontés d'un esprit lucide jusqu'à la fin : «Le peuple anglais sera satisfait... Mon pays me rendra justice... Rap- pelez-moi à mes amis... Vous direz à ma mère!... " Et il se tourna une dernière fois vers le Dieu des armées. A la hâte, on lui creusa une fosse dans le sable du rempart de la cita- delle ; et à même la terre d'où nous chassions ses régiments, on descendit ce vaillant homme roulé dans son manteau de soldat (I).

Cette bataille qu'on lui avait dit gagnée restait indécise : mille morts ou blessés de part et d'autre, et chacun couchant

(1) Quand nous fûmes entrés à la Gorogne, le maréchal voulut honorer de salves funèbres son intrépide adversaire et, « par le sentiment le plus éievé de la confraternité militaire n, lui élever un monument sur le rocher d'Elvina. Il fit graver : Hic cerÀdit Dnx exercitus Anglici. En 1S09 la Ilomana lui apporta son témoignage d'admiration au nom de La Espana agradeciJa. Aujourd'hui, au jardin de San Carlos, qui remplace le hastioa démoli, un cénotaphe rappelle le héros du 19 janvier : Prœlio occisus.

*ZS L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

sur ses positions. Mais les Anglais ne songeaient plus à se battre : dès l'obscurité de la nuit ils disparurent, renouve- lant, par la supercherie des feux, leur procédé de Lugo. L^ur salut était dans la précipitation disciplinée de la retraite. Ils coururent aux quais. Soult, monté sur la falaise de San Diego, put voir à ses pieds, avec un sentiment de colère im- patiente, les bataillons s'entasser sur les bateaux. Il installa en hâte une batterie à cheval et des obusiers pour cribler le port; aux premiers coups, les Anglais coupèrent les câbles, sans prendre le temps de relever les ancres, jetant ce qui les embarrassait, abandonnant les retardataires à la nage et les noyés. Plusieurs bâtiments se brisèrent en rasant trop près les rochers; d'autres s'échouèrent sur la plage au milieu de la boucherie des chevaux éventrés (1). La haute mer se couvrit dévoiles; la rade de la Gorogne se trouva vide et seuls les nombreux débris qui restèrent flottants pouvaient faire soupçonner que plus de deux cents bateaux s'y trou- vaient entassés quelques heures auparavant (2). Sur les remparts, les canons espagnols, prêtant aux Anglais ce secours suprême, tonnaient contre nos bataillons pour les arrêter aux portes. Le gouverneur, le général Salcedo, sommé de se rendre, entama des négociations dont Soult n'eut pas à attendre l'heureuse issue pour envoyer ses bulletins de vic- toire : (1 L'armée anglaise n'est plus sur le continent des Espagnes... Elle emporte la honte de l'expédition et la malé- diction du peuple espagnol (3). »

Nous entrons tambours battant, et les prises matérielles

(i) Général comte de Saiut-Chamans, Mémoires, 116.

(2) La traversée ne fut point sans péripéties ni dommages : après une semaine de mer démontée, qui jeta deux transports sur la côte de Cor- nouailles, la flotte débarqua du 21 au 23 janvier 26,550 hommes, reste des 35,361 qui formaient l'effectif britannique, au début de la poursuite de l'Emofreur.

(3) Dépêches à nhier, 18 et 20 janvier 1809.

NAPOLÉON EN ESPAGNE 439

soulignent rimporlance de la conquête : soixante gros canons, quatre-vingts pièces de fer, trente de bronze, 12,000 fusils, dont 7,000 repéchés dans le port les fuyards les avaient jetés, munitions, approvisionnements, marchandises, cinq bâtiments anglais, trois navires espagnols. Sans perdre un jour, le maréchal envoie, vers Santiago, Franceschi et ses dragons; sur le Ferrol, dont les arsenaux sont le complé- ment de la Corogne, les divisions Mermet eL Lorge. Bientôt il les rejoint. Mais la garnison espagnole est soutenue par cinq ou six mille paysans armés, pleins de résolution, de cette race vaillante et fruste de Gallegos dont la robuste franchise et le candide dévouement sont proverbiaux dans les chansons railleuses de leurs compatriotes. Ils ont fait le coup de feu contre nos avant-postes, ils ne veulent rien entendre à aucun accommodement, menaçant les autorités et les généraux s'ils parlent d'ouvrir les portes. Cette intransigeance ne peut avoir qu'un temps; après quatre jours la capitulation est signée et nous voici à la tête du plus riche butin de guerre : 6,000 fusils, 1,500 canons, huit vaisseaux de ligne, trois frégates. Les Français doivent se réjouir; les Espagnols peuvent pleurer; ils n'attendriront pas les Anglais qui ne s'émotionnent jamais à regretter la ruine des flottes de leurs alliés.

Le duc de Dalmatie n'a guère le loisir de se reposer sur ses lauriers; l'Empereur, en le félicitant, lui taille une be- sogne complémentaire à laquelle il le destine depuis lonf'- temps : chasser du Portugal les derniers « fils d'Albion » . Confiant la garde de la Galice à son collègue Ney, qu'il n'a point voulu appeler au partage de ses efforts pendant la cam- pagne, pour n'en pas sans doute partager la gloire, le maréchal concentre son monde à Santiago afin de réorga- niser, ravitailler, mettre en état de brillantes destinées nouvelles ce corps d'armée qui en trois semaines d'hiver avait parcouru 400 kilomètres dans un duel de vitesse, fait

440 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

10,000 prisonniers, conquis deux provinces et, lui aussi, « bouté dehors » les Anglais.

IV

La résistance espagnole pouvait paraître, sur les champs de bataille, atteinte et brisée, quassata non lassata! Le secours anglais venait matériellement d'échouer. Mais l'Empereur se trouva embarrassé, sinon surpris, par la diver- sion autrichienne. On n'en saurait comprendre la portée et l'origine sans reculer de quelques pas.

Dès le printemps de 1808 le cabinet de Vienne, en éveil, s'était mis sous les armes, dans la prévision d'événements graves, d'un nouveau conflit européen : il formait une land- wer, créait des milices régionales le peuple accourait s'en- rôler en foule (1), il demandait une levée d'hommes à la Hon- grie. Le mot d'ordre répété dans l'empire était qu'il se fallait préparer contre un retour offensif de Napoléon, se défier du conquérant universel. Les abdications de Bayonne avaient alarmé l'empereur François plus qu'aucun monarque : après la déchéance de la maison de Bourbon, la maison de Lor- raine demeurait la première désignée aux coups du grand niveleur révolutionnaire; il ne s'agissait plus de territoires amoindris, de provinces conquises, l'existence de la monar- chie était en jeu, et le « Saint-Empire n ayant disparu en 1806, l'empereur d'Autriche n'avait plus à perdre que sa couronne héréditaire (2). Le meilleur moyen de conjurer le

(1) « Jamais l'Autriche n'eut un aspect militaire comme celui qu'elle pré- sente aujourd'hui. » Dépêche d'Andréossy, notre ambassadeur à Vienne, 10 août 1808.

(2j « L'Autriche était avant tout un État dynastique, car les territoires

NAPOLÉON EN ESPAGNE 441

péril ne serait-il pas de le prévenir? La capitulation de Baylen au^^menta ce sentiment d'hostilité émue; l'entrevue d'Erfurth le contint. Il reprit toute sa flamme quand, à la fin de cette conférence fameuse, la coalition tacite des inté- rêts antifrançais reçut l'aide secrète d'un personnage qu'elle n'attendait pas voir entrer dans son cercle : M. de Talleyrand. Le prince de Bénévent craignait chaque jour davantage le gigantesque dçs projets de son maître (1), il voulait enrayer, entraver l'allure du char qui roulait dans la course à l'abîme; faudrait-il compromettre sans cesse les positions acquises la sienne tenait une si brillante place? Il appelait cette pru- dence : « avoir de l'avenir dans l'esprit » ; mais ses prévisions sagaces n'allaient pas sans quelque couleur de fourberie et de trahison. Après avoir échangé avec l'empereur Alexandre beaucoup de demi-confidences, lui ayant, vis-à-vis de l'em- pereur Napoléon, inspiré ce même émoi, en ayant obtenu des assurances très précises, il s'avisa d'en informer à son tour M. de Metternich qui n'avait point été du voyage. Ce subtil et élégant diplomate, si bien au fait des aspirations de la Cour des Tuileries et si fort de l'intimité même de la fa- mille impériale, au moins par la princesse Caroline, envi- sagea dès lors comme proches les « éventualités d'une guerre avec la France » et, sur ce thème, sous ce titre, rédigea dcu.x « mémoires » qu'il présentait à l'empereur François le 4 dé- cembre 1808, par une coïncidence imprévue, le jour même de la reddition de Madrid (2). Ces documents remarquables

disparates qui la composaient étaient unis avant tout par le lien qui les ratta- chait à la maison impériale. C'est pour cela qu'on sentit surtout dans cette monarcliie que le danger qui menaçait la dynastie était un danger pour l'État. L'Autriche arma, i Fourmer, Napoléon I", t. II, p. 229.

(1) « Il avait le sentiment de la marche à l'impossible, du terrible para- doxe de la politique française depuis qu'il la servait, depuis 1797. > Albert SoREL, l'Europe et la Révolution française, t. VII, p. 301.

(2j Mémoires du prince de Metternich, t. II, p. 240 à i-07.

44.2 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

mettîiient en relief deux points : l'alarme croissante de l'Europe entière à voir Napoléon dépouiller maintenant les plus anciens et les plus complaisants de ses « alliés » , tout comme jadis ses adversaires; la certitude que Napoléon au fond ne possède qu'une armée, la « Grande Armée « , celle qui se trouvait engagée sinon compromise au loin dans une guerre dont la durée serait longue, grâce au patriotisme des Espagnols.

Tranquillisée du côté de la Russie, l'Autriche hésite moins, n'hésite plus à poursuivre presque indiscrètement ses prépa- ratifs pour l'occasion que fournira vraisemblablement l'Es- pagne (1). Auprès d'elle la Junte suprême, le cabinet anglais multiplient leurs communications, leurs promesses, leurs sollicitations, leurs espérances. C'est alors que Martin de Garay lance, le 1" janvier 1809, son appel enflammé aux II nations de l'Europe, aux princes qui les gouvernent, aux hommes de bien de toutes les classes et de tous les Etats (2). » Il rappelle à chaque peuple les abaissements infligés par Napoléon : aux Italiens leur patrie «divisée en satrapies», aux Suisses leur constitution bouleversée, aux Hollandais leur humiliation politique, aux Allemands leurs territoires annexés; il supplie la Russie de ne pas se faire le complice des (i usurpations » , il lui prédit que son allié d'aujourd'hui de- viendra son ennemi demain « parce que les rivaux en empire l'ont toujours été » . Surtout il exhorte l'Autriche à « rentrer dans l'arène elle a combattu avec tant d'énergie et de gloire », et à saisir le moment son adversaire « est obligé de porter ses regards sur des points aussi éloignés ». « Si

(1) Albert Sorel, l'Europe et la Révolution, t. VII, p. 320.

(2) Manifeste de la nation espagnole à l'Europe, par don Martin de Gabat, Séville, 1809. Secrétaire général de la Junte suprême, Garay joua un grand rôle aux Certes de Cadix ; se trouva en désaccord constant avec Wellington; ministre des finances de Ferdinand VU en 1814, suscita des oppositions qui le firent rcvocjuer (1819).

NAPOLEON EN ESPAGNE 443

l'Espagne succombe, l'Autriche est perdue ! » C'est un appel aux armes, de l'Escaut au Tibre, du Guadalquivir à la Neva.

Celte littérature déclamatoire marque une date : elle sonne l'heure de la coalition de l'Europe réveillant contre la France ses jalousies plus ou moins assoupies. Imprudent celui qui l'avait déchaînée, après la paix glorieuse de Tilsitt.

Et voici que les pourparlers qu'il a fait ou laissé entamer, à tout hasard, sous le manteau, avec le gouvernement de Georges III, Napoléon les voit tomber. Datée d'Erfurth, le 12 octobre, une « Note » signée de l'Empereur et du Tsar était portée à Londres. Ce document de si grande importance demandait avec une certaine hauteur le rétablissement de la paix maritime, parce que la guerre continentale était « ter- minée sans qu'elle se puisse renouveler » . L'affirmalion, très contestable pour le présent, se trouvait démentie pour l'avenir dans la « Note « même par cette menace éven- tuelle : « De plus grands changements encore peuvent avoir lieu, w A cause du tour belliqueux que prenaient les affaires d'Espagne, Napoléon devenait croyable quand il souhaitait la paix avec « l'ennemie du continent » ; l'Angleterre de- meurait dans son rôle en se dérobant. Bien que la pré- sence des mandataires de la nation espagnole, à une con- férence où se débattrait certainement le sort de leur patrie, fût chose assez naturelle, la prétention de les y appeler devait fort irriter Napoléon, car elle remettait dédaigneu- sement en cause cette conquête de la péninsule qu'il pré- sentait comme définitive. En formulant avant toutes choses cette condition en faveur de ceux qu'il nommait préventi- ment ses « alliés » , le Régent ne devait point se faire d'illu- sion sur l'obstacle qu'il dressait. Une « Note » de Canning à Champagny (1) affectait des expressions amères, d'une ironie

(1) 28 octobre. Affaires étrangères, Angleterre, vol. G03 bis, fol. 259.

44/t L'ESPAGiNE ET NAPOLEON

discourtoise, poussant le sarcasme jusqu'à parler de ces « usurpations dont le principe est injuste et l'exemple dan- gereux pour tous les souverains légitimes » . La colère de l'Empereur fut sincère, vive et menaçante. A Burgos, le 18 novembre, il dictait une réponse virulente dont Gham- pagny, aidé de son collègue de Saint-Pétersbourg Roumiant- soff, obtenait d'adoucir les termes (l), mais il laissait une comparaison entre la nation espagnole et les « in- surgés catholiques d'Irlande » qui est bien dans le ton de la phraséologie historique de Napoléon. Il terminait par la représentation comminatoire et fort claire de la « France irrévocablement unie à la Russie » .

L'Empereur qui n'avait voulu, en 1808, d'action diploma- tique que pour a négocier utilement la reddition de sa rivale » (2), l'Empereur modifiait prudemment ses exigences en face des événements qui lui montraient l'hésitation de Saint-Pétersbourg, l'activité de Vienne, la résistance de Séville, l'hostilité de Madrid. Quand il s'arrête à Astorga, c'est pour réfléchir, et dès le 4 janvier sa lettre à Cham- pagny consent à admettre dans ce congrès, se régle- ront les affaires de la péninsule, des représentants de Charles IV, de Joseph, de Ferdinand et des Cortès. Cette condescendance méritoire laisse donc remettre en question les actes de Rayonne et les victoires de la campagne; elle est seulement tardive, et l'Angleterre s'est engagée à fond avec la Junte suprême espagnole : le 14 janvier à Londres Canning et l'amiral don Juan Ruiz de Apodaca (3) signent un traité

(1) Affaires étrangères, France, Mémoires et documents, vol. 178, fol. 156; Angleterre, vol. 603 bis, fol. 275. Champagny à l'Empereur, 28 novembre 1808.

(2) Albert Vandal, Napoléon et Alexandre, t. II, chap. i".

(3) Resté seul ambassadeur de la Jnnlc suprême à partir du 29 octobre 1808, Apodaca remit le 23 décembre ses lettres de créance. Archives de Simancas. Estaclo, 8171, dossier 4.

NAPOLEON EN ESPAGNE 445

d'alliance . S. M. Britannique reconnaît officiellement Fer- dinand VII, lui promet toute son assistance pour faire cause commune contre la France (1). Sans connaître, sans avoir besoin de deviner la précision de cette entente, Napo- léon entrevoit la cabale étroite de ses divers ennemis. Lui qui n'a franchi les Pyrénées que pour se rendre libre sur le Danube (2), se sent menacé dans le dos d'intrigues dont il n'aura le dernier mot, qu'il ne pourra trancher qu'à Paris. Il s'alarme vraiment quand les dépéche3 de Gambacérès lui apprennent comment le diplomate le plus retors de son empire, l'intrigant le plus comblé parmi ses créatures, est en passe de le trahir pour se garantir à ses dépens. Voici le nœud de l'aventure : le prince Eugène, averti par Lavalette qui tient en mains toutes les postes, a intercepté un messager allant à Naples; c'est Talleyrand qui écrit à Murât : d'accord avec Fouché, qui de tout temps a soutenu l'ambition effrénée de Caroline Bonaparte, il fait présager au « roi Joachim » des événements prochains, des circonstances extraordinaires, l'éventualité des plus hautes destinées, car, entre l'Angleterre, l'Espagne, l'Autriche en armes, et la Russie immobile, la suc cession de l'Empereur des Français ne peut manquer de s'ou- vrir prochainement (3). Dans ce branle-bas européen, en face de conquêtes si récentes, « les personnes les plus éminentes de l'état civil » (comme s'exprime discrètement Metternich auprès de Stadion) « n'entrevoient aucune stabilité dans des institutions basées sur des ruines » . Ces craintes relatives à la fragilité de l'édifice impérial selon les chances si variables de la guerre, d'un poignard, d'un coup de feu, c'est l'ambition sans cesse renouvelée du conquérant qui les fait naître; on

(1) Espatjne, vol. 678, fol. 32 à 34.

(2) « Il en Finirait en janvier avec l'Espagne; alors maître de ce pays, il le redeviendrai» de l'Alleniagnc et réduirait l'Autriche à capitulation, ce qui le dispenserait de trop attendre de la Russie s. A. Sorel, t. VII, p. 297,

(3) Pasquier, Histoire de mon temps^ t. I, p. 355.

446 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

serait tenté de dire que c'est le système politique il est entré qui les justifie. Désormais et jusqu'à la fin, ses adver- saires, dont le nombre s'accroît de tous les ingrats, vont jouer cette carte dans la partie d'où ils voudraient retirer leur enjeu. Une mort subite, au loin, fera plus tard toute la vraisem- blance de la folle conjuration du général Malet qui s'agite pour la première fois en 1808 (1). est l'explication du rap- prochement de deux personnages plus adroits que sym- pathiques : le prince de Bénévent et le duc d'Otrante ; les u deux conjurés » (2) ont eu une entrevue discrète dans la maison de leur ami d'Hauterive, et ils ont affiché leur récon- ciliation lorsque Fouché, à la stupéfaction du « monde » , paraît un soir dans les salons de la rue Saint-Florentin (3). N'ayant pas assez de courage pour provoquer l'occasion, ils semblent très décidés à la saisir si elle se présente.

A ces bruits, à ces révélations, à ces indices la juste colère du maître se devine; mais elle lui laisse l'entière liberté de son esprit : il va retourner en France, car c'est courir au plus pressé. Nous l'avons vu quitter Astorga le 2 janvier, il couche à Benavente le 4, le 7 s'arrête à Valladolid; couvrant la volte-face d'un euphémisme imprévu : « il se rapproche du centre de son armée (4) » . Voisin de la frontière, il peut mieux écouter les rumeurs, plus lestement organiser le retour et prendre déjà contact avec les Tuileries.

Cette halte de dix jours à Valladolid est marquée par une fébrilité pompeuse; Napoléon crie très haut afin d'être entendu de toute l'Europe : on le croyait très loin, très absorbé, très embarrassé, eh bien, le voici! Ses soldats s'en aperçoivent

(1) Avant sa véritable échauffourée du 23 octobre 1812, Malet a été mêlé à une « conspiration » (mai-juin 1808) dont Dubois, le préfet de police, s'est inquiété et dont Fouché a affecté de se moquer.

(2) Metternich à Stadion.

(3) Madelik, Fouché, t. II, p. 75.

(4) L'Empereur à Joseph, 2 janvier 1808,

TSAPOLEON EN ESPAGNE 447

les premiers : il les groupe, concentre sa garde, passe en revue les détachements qui arrivent, étouffe sous l'éclat de ses paroles les murmures des mécontents : « Ah! je le sais, vous voulez retourner à Paris pour y retrouver vos habitudes et vos maîtresses! Eh bien, je vous retiendrai encore sous les armes à quatre-vingts ans! » A une de ces parades eut lieu la scène terrible faite à dessein au général Legendre, l'ancien chef d'état-major de Dupont. Il y avait au moins de l'impru- dence à s'exposer, après Baylen, à reparaître devant l'Empe- reur; l'algarade dépassa les prévisions. Le général Thiébault nous en a conservé, en témoin oculaire, le dramatique récit (1) . Foudroyant Legendre du regard, Sa Majesté « la figure con- tractée, l'œil terrible, le geste au suprême degré menaçant et la voix retentissante, afin que le dernier officier, le dernier soldat présents pussent le voir, l'entendre u , prononça une philippique en des phrases fortement accentuées, parfois sans liaison, jamais sans suite : «... Sur un champ de bataille, monsieur, on se bat, et lorsqu'au lieu de se battre, on capi- tule, on mérite d'être fusillé... Ce n'est pas l'artillerie que vous vouliez sauver, ce sont vos fourgons; c'est-à-dire le pro- duit de vos rapines. Vous n'avez plus été ni des Français ni des généraux, vous n'avez plus été que des voleurs et des traîtres. ... Ce sont des faits inconnus dans l'Histoire... Comme sujet, votre capitulation est un crime; comme général, c'est une ineptie; comme soldat, c'est une lâcheté; comme Français, c'est la première atteinte sacrilège portée à la plus noble des gloires ! ... » Il se tut, au milieu d'un silence de mort qui glaçait les poitrines. Donnant d'un coup de tête le signal aux tambours-majors, il courut faire face au centre de la ligne pour le défilé; un roulement général se fit entendre; mais à peine son cheval avait-il été dépassé par le

(1) Mémoires, t. IV, p. 247-252.

448 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

premier peloton en marche, qu'il tourna bride, partit au grand trot et rentra chez lui.

Sous les arcades de ce palais de Charles-Quint où, tout autour du patio, se dressaient comme pour lui faire cortège les bustes des empereurs romains taillés dans le marbre par Ber- ruguete. Napoléon reçut le texte officiel du serment de fidé- lité au roi Joseph. Dans sa réponse aux envoyés madrilènes dont M. de Hédouville, qui parlait fort bien l'espagnol, était l'interprète, il sut glisser des menaces et adressa à ces gens inquiets un discours en » onze » points sur la nécessité de la soumission, l'inutilité du secours anglais, la puissance invin- cible des forces françaises ; puis il leur fit offrir un dîner à la table du major général (1) et les renvoya, protégés par une escorte de 3,000 hommes, jusqu'aux portes de la capitale (2). Les paroles impériales sont prononcées avec le désir évi- dent d'intimider : il écrit à Joseph : « Il faut faire pendre à Madrid une vingtaine des plus mauvais sujets, envoyer le reste en France, aux galères. Ici j'en fais pendre sept (3).., La cour des alcades a acquitté ou seulement condamné à la prison une trentaine de coquins que Belliard avait fait arrêter; il faut nommer une commission militaire pour les juger de nouveau et faire fusiller les coupables... La canaille n'aime et n'estime que ceux qu'elle craint, et la crainte de la canaille peut seule vous faire aimer et estimer de toute la

(1) La dëputation comprenait le comte de Montarco (Conseil d'État) ; Ber- nard Yriarte (Conseil des Indes) ; marquis de las Amarillas (Conseil de guerre); Juste Salcedo (Conseil de la marine); don Manuel de Valenzuela (Conseil des finances); Manuel Sixte Espinosa (commerce); don Marcelino de Pereyra (xilcades de Cour). Vol. 678, fol. 64.

(2) Gazette Je Madrid, 27 janvier 1809. Voir Arteche, t. IV, p. iJ9.

(3) Il usait de clémence plus qu'il n'affecte de le dire : un riche habitant de Valladolid allait être pendu; on lui apporta sa {>râce au pied de l'échelle; le malheureux, d'abord stupéfait, fit entendre un formidable cri de Viva et Emperador .' Journal des Campaç/nes du baron PKRcy, p. 476.

NAPOLEON EN ESPAGNE 449

nation (1). » Devant l'évêque de Poitiers Mgr de Pradt, il laisse deviner son amertume d'avoir donné à son frère ce pays d'Espagne « plus beau qu'il ne le pensait » , mais il estime qu'il lui reviendra; il le partagera alors en plusieurs vice-royautés. En attendant de couper l'arbre, il cueille les fruits et se fait réserver cinquante " beaux tableaux » qui seront pris dans les maisons confisquées ou les couvents (2). Il songe aux Anglais qu'il a quittés sur le cbemin de la Co- rogne et mélancoliquement il livre toute sa pensée à son ministre de la guerre ;

J'ai quelquefois regret de n'y avoir pas été moi-même; mais il y a d'ici plus de cent lieues; ce qui m'aurait mis à 20 jours de Paris; cela m'a effrayé, surtout à l'approche de la belle saison, qui fait craindre de nouveaux mouvements sur le continent (3).

Il les craint moins qu'il ne le dit : le sort en est jeté, il mar- chera contre l'Autriche, et le courrier du 15 janvier n'emporte pas moins de dix lettres à toute la clientèle royale de ses vas- saux d'Europe : le prince Eugène, Joseph, Jérôme, le grand- duc de Hesse, les rois de Bavière, de Wurtemberg et de Saxe, le grand-duc de Bade et son fils, le prince Primat, pour leur parler à chacun des « folies » de la cour de Vienne, les inviter, les encourager, les exciter à mobiliser leurs troupes; lui-même est prêta « recevoir le gant » , escorté de 40,000 hommes. Le vainqueur de Rivoli, d Marengo, d'Ulm et d'Austerlitz se demande seulement si à Vienne a on boit l'eau du Danube ou du Léthé » . Comme pour se consoler d'abandonner les opérations militaires d'Espagne, il entre alors dans le menu détail : service des estafettes, des aides de camp, relais de poste, dépôts de fourrages. Avant tout, on agira en grand secret après son départ qui ne

(1) L'Empereur à Joseph, 12-16 janvier 1809. Recueil Lecestre.

(2) Correspondance, t. XVIII, p. 265.

(3) L'Empereur à Clarke, 13 janvier 1809.

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sera pas mis à l'ordre, on prétextera une fugue à Saragosse d'où son retour au plus tard aura lieu sur la fin de février. Par respect des préséances, Joseph commandera l'armée. A ce dernier même, s'il laisse d'abord entendre ne pas devoir revenir avant l'automne, il dit, sans craindre la contradic- tion : u Les circonstances m'obligentàaller passer vingt jours à Paris (1) " . Et puis, d'un ton dégagé : « Je crois vous avoir mandé de me conserver la petite campagne de Chamartin et la maison d'habitation telle que je l'ai laissée, afin que je sache descendre si, un beau matin, je reviens à Madrid (2). »

Sans oser dégarnir la péninsule des maréchaux, sauf Bes- sières, il va emmener la fleur de ses généraux : Walther, Lasalle, Dorsenne, Bordesoulle, Bron, Lagrange, Gauthier, Puget, Razout, Claparède. Tout est préparé : il peut se mettre en route. Il a attendu, reçu et renvoyé le 16 janvier les députés de Madrid; le lendemain, dès que le soleil est levé, précédé de Savary, dont il pousse le cheval à la cra- vache, pendant qu'il enlève le sien à coups d'éperons, galo- pant à franc étrier, égrenant derrière lui Duroc, le mame- luck Roustan et cinq malheureux guides qui s'essoufflent à le suivre, il parcourt avec audace, célérité et bonheur le chemin que rendent si périlleux les paysans espagnols armés et aux aguets. César et sa fortune! En cinq heures, sans halte pendant 30 lieues, il arriva ainsi à Burgos, mourant de faim, de froid et de fatigue (3). Il se jeta dans une berline Puis, d'une traite, avec « une rapidité égale à ses passions » (4), il traverse la France; le 23 janvier sa voiture franchit les guichets du Carrousel et le canon des Invalides l'apprend aux Parisiens.

(1) L'Empereur à Joseph, 15 janvier 1809. Lettre portée par Montesquieu.

(2) H., 16 janvier 1809.

(3) Mémoires du duc de Rovigo, t. IV, p. 41. Mémoires de Ph. de Ségur, t. III, p. 826. Mémoires du général Thiébault, t. IV, p. 280.

(4) A. Thiers, Consulat et Empire, t. X, liv. 44.

NAPOLÉON EN ESPAGNE 451

De son côté, l'adversaire accourait, comme pour un rendez- vous tacite en champ clos : la diligente prévoyance de M. de Metternich lui avait fait quitter brusquement Vienne et vovager jour et nuit afin de regagner son poste; cet homme avisé, qui ne « voulait pas perdre la chance d'assister à la première audience diplomatique" des Tuileries, était en effet présent au cercle de la Cour, le 24 janvier. Il demeura im- passible devant les prévenances dont fat comblé, en remet- tant ses lettres de créance, le prince Kourakine, ambassa- deur extraordinaire d'Alexandre. L'envoyé de l'empereur François dut se contenter de courtes et froides banalités. Il savait à quoi s'en tenir.

Il avait d'abord vu les ministres des Relations Extérieures M. de Champagnv et le comte Roumiantsof ; tous deux lui par- lèrent de la nécessité pour l'Autriche de reconnaître sans plus tarder le « roi d'Espagne » , le premier tint ce discours en termes vagues, le second de façon plus formelle, déclarant qu'à un génie supérieur, tel que celui de Napoléon, « il ne fallait donner aucun sujet de mécontentement et borner à ce soin toute sa politique » . Metternich ne s'était pas trouvé de force à combattre semblable argument, mais ne manquait pas la repartie assez spirituelle de souligner la nomination de Jo- seph, comme « lieutenant général de son propre royaume » , fait bien capable de laisser supposer la réunion de l'Espagne à l'empire français; au reste il n'avait pas poussé plus loin la controverse. Une longue conversation avec Talleyrand lui donnait meilleur espoir; plus que jamais le diplomate autri- chien voyait en l'ancien évêque d'Autun « un de ces instru- ments tranchants avec lesquels il est dangereux de jouer » , mais dont « il ne faut pas craindre de se servir, parce que c'est l'instrument qui coupe le mieux » . Le retour de l'Empereur allait lui enlever cette arme des mains.

Devant une volonté qui sait vaincre les éléments, le temps

452 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

et la dislance, que peut peser un homme? Comme un fétu de [)aille le torrent va soulever, tordre et rouler en épave le prince de Bénévent. Le samedi 28 janvier, à un « conseil» du matin auquel assistaient avec des ministres tels que l'amiral Decrès et Gavidin, excellents et pacifiques courtisans, rArchichancelier et le vice-Grand Electeur, TEmpereur, après quelques allusions générales au mauvais esprit des ambitieux et à l'infamie des trahisons, tout à coup marcha sur Talley- rand adossé silencieux à la cheminée, et dans une colère croissante, les yeux allumés, le poing tendu, jeta au visage glacé de l'impassible trompeur les mots les plus violents, les plus âpres, fouettant l'air d'exclamations, sans autre souci que de trouver des épithètes plus injurieuses et des menaces plus foudroyantes :

Vous êtes un voleur, un lâche, un homme sans foi, vous ne croyez pas en Dieu, vous avez toute votre vie manqué à tous vos devoirs, vous avez trompé, trahi tout le monde; il n'y a pour vous rien de sacré; vous vendriez votre père. Je vous ai comblé de biens et il n'y a rien dont vous ne soyez capable contre moi. Ainsi depuis dix mois vous avez l'impudeur, parce que vous sup- posez, à tort et à travers, que mes affaires en Espagne vont mal, de dire à qui veut l'entendre que vous avez toujours blâmé mon entreprise sur ce royaume, tandis que c'est vous qui m'en avez donné la première idée, qui m'y avez persévéramment poussé. Et cet homme, ce malheureux (il désignait ainsi le duc d'Enghien) par qui ai-je été averti du lieu de sa résidence? Qui m'a excité à sévir contre lui? Quels sont donc vos projets? Que voulez-vous? Qu'espérez-vous? Osez le dire! Vous mériteriez que je vous brisasse comme un verre, j'en ai le pouvoir, mais je vous méprise trop pour en prendre la peine.

L'émoi, la surprise paralysaient les assistants, le regard fixé à terre. Tous n'avaient pas la conscience si nette qu'ils ne pussent penser que leur tour allait venir. Quand le souffle manqua à l'Empereur, un mouvement instinctif poussa vers

NAPOLEON EN ESPAGNE 453

la porte ces personnages ahuris; et dans le silence de la fuite, sur les épaules des courtisans, la voix fluette de Talleyrand, retenu en arrière par sa marche boiteuse, glissa cette aigre riposte : « Quel dommage qu'un si grand homme soit si mal élevé (I)! » La colère rend maladroit par des paroles irrépa- rables; Napoléon le comprit vite et pour équilibrer les choses, après le vent de cette tempêle, il modéra la foudre. Duroc se rendit chez Talleyrand lui redemander sa « clef » de grand chambellan; le lendemain, « au lever » du dimanche, M. de Montesquiou, à qui le Moniteur ne sut trouver de qualité plus décorative que celle de « membre du corps législatif)» , fut officiellement désigné pour occuper cette place; il prit ses fonctions et tout fut dit. L'Empereur voulut seulement mar- quer qu'avec le prince de Bénévent l'intimité domestique était brisée : il lui retirait le droit d'entrer à toute heure dans son cabinet; jamais ils n'auraient plus d'entretiens particu- liers. « Il ne pourra plus dire qu'il m'a conseillé ou décon- seillé une chose ou une autre » , déclarait Napoléon qui mettait dans cette disgrâce une amertume ironique et une co- quetterie à ne pas se reconnaître de Mentor (2). Fouché profita de l'excès même de l'algarade subie par son « com- père » ; il prit le vent, se défendit en dessous, se fit le par- tisan déclaré de la guerre, parut nécessaire, resta et fut épargné (3).

Napoléon avait d'autre souci que de frapper des gens rendus inoffensifs, du moins le croyait-il, parce qu'ils étaient

(1) Ses Mémoires sont plus discrets : « Je devais donner à ma manière de vivre un air d'indifférence et d'inaction, qui n'offrît point la moindre prise aux soupçons continuels de Napoléon. A différentes reprises il me montra une grande animosité et me fit plusieurs fois publiquement des scènes vio- lentes. » (T. II, p. 5.)

(2) Conversation de l'Empereur avec Rœderer, 6 mars 1809. Roederef, OBuvreu, t. III, p. 540.

(3) Pasouier, Histoire de mon temps, t. I, p. 356. Madelin, Fouché^ t. II, p. 87.

Âhi L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

découverts. Les armements continués de l'Autriche offraient des dangers plus sérieux. Vers elle il tourna sa colère, toujours avec cette affectation de mépris dont il couvrait l'adversaire, il disait à Roumiantsof : « Elle veut un soufflet; je m'en vais le lui donner sur les deux joues (1). » Il s'indi- gnait de ses u fanfaronnades » , et lui-même s'y oubliait, écrivant à son frère Jérôme : « Si l'empereur François fait le moindre mouvement hostile, il aura bientôt cessé de ré- gner. Voilà qui est très clair. »

A de grands préparatifs guerriers, il souhaitait passionné- ment de joindre l'appui moral de la Russie. A Paris Rou- miantsof et Kourakine rivalisaient de courbettes, et réci- proquement recevaient l'accueil le plus empressé : l'inti- mité s'affichait, les conversations étaient journalières, les galanteries incessantes, les cadeaux prodigués. A Saint- Pétersbourg, le Tsar embarrassé demeurait plus réservé; il a était pas insensible aux arguments de la Cour de Vienne, à la visite plus intime des souverains prussiens; il se gardait d'épouser en face de l'Europe la nouvelle querelle napo- léonienne d'autant que la dernière chance d'une conférence d'entente avec l'Angleterre s'évanouissait en ce même temps. Londres s'appuyait sur la Suède et mettait à profit les révo- lutions de palais à Gonstantinople pour s'immiscer avanta- geusement dans l'anarchie ottomane. Alexandre voulait ter- miner en Finlande et commencer en Turquie, tandis que Napoléon prétendait achever en Espagne. Cette diversité d'intérêts aurait l'alarmer; elle l'excitait, car il était gros joueur et la guerre est le jeu des dieux (2). Plus la difficulté

(1) Archives de Saint-Pétersbourg .

(2) « L'obsession d'un désastre que l'on risque, l'inexprimable effervescence de la victoire, les vicissitudes gigantesques du triomphe et de la défaite, le tumulte, la frénésie, le divin transport, le mépris même de l'humanité et de tout ce qui la touche, vie, propriété et bonheur, l'angoisse des agonies, l'hor- reur des mortSj toutes les émotions violentes, portées au comble, ne semblent

IMAPOLEON EN ESPAGNE 45»

devient pesante, plus son génie prétend déployer ses ailes, et de cette Espagne rivée à son talon comme un boulet, ce n'est plus le concours qu'il convoite, c'est la possession même qu'il souhaite d'exiger. Il envoie le sénateur Rœderer, qui a l'oreille de Joseph, porter des ordres à son frère. Elle est instructive cette conversation du 11 février dans le cabinet des Tuileries; sous la lueur discrète des bougies, dans le téte-à-téte confidentiel de la nuit, il ouvre son âme : des promesses de Bayonne, nul souci : « Depuis, les choses ont bien changé, dit-il, j'ai conquis ce pays-là. Il ne s'agit plus de stipulation d'intégrité ni de conventions, il faut que le pays soit français, que le gouvernement soit français (I). »

Illusion, erreur, faute capitale qui dominera tous les désastres qui attendent jusqu'à la fin l'action de Napoléon de l'autre côté des Pyrénées. En déchaînant l'amour-propre national contre l'envahisseur, l'opposition est rendue irré- ductible et la guerre éternelle. Son dessein, e.xécuté par des moyens iniques, avait commencé avec des vues plus sages, lorsqu'il prétendait, averti par Talleyrand, reprendre les traditions des Bourbons de France sur leurs cadets d'Es- pagne. Louis XIV qui était un roi, et poiat un Imperator^ ne s'y était pas trompé : il avait pu implanter la dynastie de son petit-fils et valoir à la France l'alliance de ses voisins par le procédé contraire : assurer l'influence des Français à Madrid, point leur domination directe. Disant adieu à ses premiers « rêves ambitieux et magnanimes » , il avait compris la né- cessité de renoncer à une ingérence personnelle dans les

pas seulement élever l'homme pour un moment au-dessus des autres créa- tures : elles constituent une -vie intense que les nerfs humains ne peuvent longtemps soutenir. Le caractère de ?sapoléon fut profondément affecté par ce jeu de la guerre. L'étoile de sa destinée qui tenait tant de place dans ses pensées n'était que la chance du joueur dans de colossales proportions. > Lord RosEBERY, la Dernière phase, p. 298.

(1) ROEDERER, t. III, p. 536.

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affaires intérieures de la péninsule, se contenter de maintenir l'accord politique entre les deux gouvernements et faire de la séparation des deux monarchies la base fondamentale de leur droit public (1) . Mais Napoléon estimait bien surannée la politique de Louis XIV; dans le rapprochement il s'accordait de haut la supériorité et ne venait-il pas de recommander à Fouché (2) de faire insérer dans les journaux des articles pour établir le parallèle avantageux de la France de 1809 sur la France de 1709, l'année du « grand hiver » .

Son dernier mot est un joyeux défi à la Fortune : « Je laisse à Joseph mes meilleures troupes et je m'en vais à Vienne, seul avec mes petits conscrits, mon nom et mes grandes bottes! (3) d En effet Eckmûhl, Essling, Wagram vont glorieusement répondre à la splendeur de cette audace. Mais l'entreprise injuste, fatale aux intérêts de la France, maintient, plus que tout le reste, contre l'Empereur la crainte la jalousie, la haine de l'Europe dont l'Autriche n'est que le champion et l'Espagne le héraut sonore.

«En vain s'insurgeant contre les conséquences de sa faute, Napoléon s'efforce-t-il une dernière fois de leur échapper; il les retrouve partout devant lui et ne réussira plus à les écarter de son chemin. La guerre qu'il a suscitée le précipite dans celle qu'il souhaite d'éviter, et l'acte fatal qui a faussé toute sa politique, le mettant aux prises avec les difi'icultés auxquelles il n'est plus de solution pacifique et normale, le condamne partout à poursuivre, à vouloir, à exiger l'impos- sible (4). »

(1) Alfred Baudrillart, Philippe V et la cour ae France.

(2) L'Eiapcreur à Fouché. Valladolid, 13 jan\ier 1809.

(3) Conversation avec Rœderer, 6 mars 1809.

(4) Albert Vandal, Napoléon et Alexandre, t. II, chap. u.

APPENDICES

INSTRUCTIOINS DE TALLEYRAND A BEAUHARNAIS

23 avril 1806.

S. M. l'Empereur vient, Monsieur, de vous nommer son ambas- sadeur à IMadrid. La cour vous allez résider est, depuis longf- temps, alliée de la France. Depuis un siècle, il n'y a eu qu'une guerre entre les deux souverains et quoique les liens de famille ne subsistent plus, la cause des deux états est si particulièrement liée, principalement contre l'Angleterre, qu'aucune circonstance ne doit affaiblir cette alliance. Depuis le traité qui unit les deux cours, l'Espagne a eu ses vicissitudes, mais il n'est aucune perte que la constance et le courage ne puissent réparer. Vous avez. Monsieur, à maintenir l'Espagne dans le système adopté jusqu'ici d'unir tous ses efforts à ceux de la France et à les tourner plus particulièrement vers la marine...

[Que l'ambassadeur mette tous ses efforts à faire reprendre l'activité des ports.]

Ce n'est pas de ses troupes de terre que l'Espagne doit s'occuper. Sur le continent elle n'a rien à craindre : la France couvre au nord ses frontières; le Portugal désire la paix avec elle. IMais son plus pressant intérêt est de recouvrer une marine, d'assurer ses communications avec ses colonies des deux Indes, de concourir à tous les plans d'opérations navales qui pourront être formés contre l'ennemi commun. Chaque jour porte de nouveaux coups à celui-ci : tous les ports d'Allemagne, tous les ports d'Italie lui sont fermés, plus de la moitié de l'Europe a rejeté son commerce; c'est dans son île et aux extrémités du monde que sont reléguées

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458 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

ses ressources. Aujourd'hui les alliances de la France ont pris une étendue également propre à faciliter la paix continentale et la paix maritime. La Prusse s'est unie à la France, nous n'avons sur la ligne du Rhin et au nord de l'Allemagne que des alliés; vous savez combien la paix du midi de l'Europe est affermie par les nouveaux arrangements pris en Italie, et, s'il en est quelques- uns auxquels l'Espagne ne s'habitue pas encore, l'intérêt d'Etat, qui doit être plus fort que tous les autres, lui en fera reconnaître la nécessité. Naples avait rompu trois fois ses traités de paix avec la France... Vous saurez au reste que la cour de Madrid ne peut donner à celle de Naples aucun véritable regret. Malgré les liens du sang, elles ne s'aimaient point; la reine de Naples surtout était à Madrid un objet de haine; mais bien avant ce temps, les deux cours avaient séparé leurs intérêts : en 1761, Naples avait refusé d'entrer dans le pacte de famille, elle avait cessé d'être Espa- gnole pour appartenir à la maison d'Autriche...

N'ayant point de note à présenter sur les événements de Naples, vous aurez, dans toutes vos conversations, à montrer les chan- gements qui s'y sont opérés, comme irrévocables, et à faire remarquer la différence des procédés de la France envers Naples, qui l'avait constamment offensée et envers la Toscane qui lui a toujours témoigné, qui en a toujours obtenu amitié et con- fiance. S. M. l'Empereur rend l'amitié pour l'amitié; elle a à sa dignité de reconnaître différemment des dispositions contraires.

Cherchez à maintenir celles que continue de nous témoigner la cour de Madrid et rapprochez-vous, dans cette vue, des hommes qui ont le plus d'influence. Vous savez toute la faveur dont ne cesse de jouir le prince de la Paix ; grande autorité militaire, ascendant dans les conseils, bienveillance et confiance des souve- rains, il a tout ce qui peut lui conserver la direction des affaires, et il peut d'autant mieux concourir à consolider l'union des deux puissances qu'il paraît convaincu de la communauté de leurs intérêts, et qu'il a pour faire prévaloir ses vues, assez d'activité dans l'esprit, assez d'ardeur dans le caractère. Son influence ne tient point à ses places; elle est d'autant plus étendue qu'elle a quelque chose d'indéterminé. Le prince de la Paix ne figure pas au nombre des autorités; mais il les domine toutes.

Mes lettres vous instruiront successivement des affaires que vous aurez à traiter, la meilleure manière de les terminer est de n'ins- pirer à la cour que des dispositions favorables, et V. Excellence doit être déjà connue à Madrid par la correspondance du gou- vernement d'Étrurie; elle a donc lieu de présumer que S. M C.

APPENDICES 459

sera prévenue en sa faveur, prévention qui ne peut qu'être utile au succès de sa mission.

Archives des affaires étrangères. Espagne, vol. 669, fol. 408-411.

Il

LE PRINCE DE LA PAIX NOMME GRAND AMIRAL ET ALTESSE SÉRÉNISSIME

Cédille de Charles IV.

... Afin que vous puissiez librement employer les forces mari- times qui sont suffisantes à la défense de mes domaines d'Espajjne et d'Amérique, et seconder les vues de mon allié l'Empereur de France, je déclare que vous entriez en jouissance des mêmes pou- voirs et des mêmes facultés dont furent investis et sous le même titre de généralissime ou celui de capitaine ou gouverneur général de mer et amiral général, les sérénissimes don Juan d'Autriche, fils du roi don Carlos I", le second don Juan d'Autriche, fils de Philippe IV, et l'infant don Philippe mon bien-aimé oncle et

beau-père En vous conférant en outre le titre de protecteur

du commerce maritime de tous mes sujets d'Espagne et d'Amé- rique, ma volonté est que vous ayez le commandement général de toutes ces dites forces, vaisseaux, frégates et tous mes autres bâti- ments réunis ou séparés, des officiers et équipages, à ce que vous pourvoyez, en mon nom, à tout ce que vous jugerez plus avanta- geux et nécessaire... Que vous exerciez de même envers mes sujets employés sur tous les bâtiments de mon armée navale et flotte marchande, toute la juridiction suprême, civile, criminelle, haute, basse, pure et mixte que je pourrais exercer moi-même; que vous puissiez donner des commissions à votre choix à une ou plusieurs personnes pour qu'en votre lieu et place, et en mon nom, elles puissent instruire toutes causes judiciaires et contentieuses.

... J'ordonne qu'il soit créé un conseil sous le nom de Conseil d'amirauté, dont vous serez le président... Pour remplir ces diffé- rentes places, vous me proposerez des sujets dont le mérite a été reconnu... Je vous autorise en attendant à donner tous les ordres que vous jugerez nécessaire à mon service, lesquels revêtus de votre signature et celle du Secrétaire de l'amirauté devront être

460 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

exécutés ponctuellement et sans aucune exception par tous les individus auxquels vous les adresserez.

Je déclare en outre que pour conserver l'éclat de la haute dignité de généralissime de mes armées de terre et d'amiral général de mes forces maritimes dans tous mes domaines, qu'en considéra- tion de vos services extraordinaires et des qualités distinguées de votre personne, j'ordonne que de bouche et par écrit, il vous soit donné le titre d'Altesse Sérénissime avec toutes les prérogatives, droits, honneurs, immunités, franchises correspondantes à une dignité aussi marquante; enfin j'ordonne à tous mes conseils, chancelleries, audiences, tribunaux de mes royaumes, vice-rois, capitaines généraux, officiers généraux et subalternes de la marine, à toutes mes forces maritimes et autres personnes de quelque qualité, prééminence et dignité que ce puisse être dans mes états, d'obéir, exécuter et respecter vos ordres, en tout ce qui est relatif à mon service, comme à moi-même; que les ministres et bureaux de la marine vous fournissent tous les renseignements nécessaires pour tout connaître et disposer de la manière que vous jugerez le plus convenable à cet effet, ma volonté étant que vous soyez investi de tous les droits et prérogatives attachés à l'ami- rauté générale d'Espagne...

13 janvier 1807.

III

MARIAGE DE FERDINAND

Lettre du prince des Asturies à l'Empereur.

Su

La crainte d'incommoder V. M. I. et R. au milieu de ses exploits et des affaires majeures qui l'entourent sans cesse, m'a empêché jusqu'ici de satisfaire directement le plus vif de mes désirs, celui d'exprimer, au moins par écrit, les sentimens de res- pect, d'estime et d'attachement que j'ai voués à un héros qui efface tous ceux qui l'ont précédé et qui a été envoyé par la Pro- vidence pour sauver l'Europe du bouleversement total qui la menaçait, pour affermir les trônes ébranlés et pour rendre aux nations la paix et le bonheur. Les vertus de V. M. I., sa modéra- tion, sa bonté même envers ses plus injustes et implacables ennemis;

APPENDICES 461

tout me faisait espérer que l'expression de cessentimens en serait accueillie comme l'effusion d'un coeur rempli d'admiration et de i'amitié la plus sincère.

L'état je me trouve depuis longtems, et qui ne peut échapper à la vue perçante de V. M. I., a été jusqu'à présent un second obstacle qui a arrêté ma plume prête à lui adresser mes vœux; mais plein d'espérance de trouver dans la magfnanime gfénérosité de V. M. 1., la protection la plus puissante, je me suis déterminé non-seulement à lui témoigner les sentimens de mon cœur envers son auguste personne, mais à l'épancher dans son sein comme dans celui du père le plus tendre. Je suis bien malheureux d'être obligé, par les circonstances, à cacher comme un crime une action si juste et si louable; mais telles sont les conséquences funestes de l'extrême bonté des meilleurs rois.

Rempli de respect et d'amour filial pour celui à qui je dois le jour et qui est doué d'un cœur le plus droit et le plus généreux, je n'oserais jamais dire qu'à V. M. I. ce qu'elle connaît mieux que moi, que ces mêmes qualités si estimables, ne servent que trop souvent d'instrumens aux personnes artificieuses et méchantes pour obscurcir la vérité aux yeux des souverains, quoique si ana- logue à des caractères comme celui de mon respectable père.

Si ces mêmes hommes qui, par malheur, existent ici, lui lais- saient connaître à fond celui de V. M. I. comme je le connais, avec quelle ardeur ne souhaiterait-il pas de serrer les nœuds qui doivent unir nos deux maisons! Et quel moyen plus propre pour cet objet que celui de demander à V. M. I. l'honneur de m'ailier à une princesse de son auguste famille? C'est le vœu de tous les sujets de mon père, ce sera aussi le sien, je n'en douté pas, malgré les efforts d'un petit nombre de malveillans, aussitôt qu'il aura connu les intentions de V. M. I., c'est tout ce que mon cœur désire; mais ce n'est pas le compte de ces égoïstes perfides qui l'assiègent, et ils peuvent, dans un premier moment, le sur- prendre. Tel est le motif de mes craintes.

Il n'y a que le respect de V. M. I. qui puisse déjouer leurs complots, ouvrir les yeux à mes bons, à mes bien-aimés parens, les rendre heureux et faire en même tems le bonheur de ma nation et le mien. Le monde entier admirera de plus en plus la bonté de V. M. L, et elle aura toujours en moi un fils le plus reconnaissant et le plus dévoué.

J'implore donc, avec la plus grande confiance, la protection paternelle de V. M. L, afin que non-seulement elle daigne m'ac- corder l'honneur de m'ailier à sa famille, mais qu'elle aplanisse toutes les dilficultés, et fasse disparaître tous les obstacles qui

462 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

peuvent s'opposer à cet objet de mes vœux. Cet effort de bonté de la part de V. M. I. m'est d'autant nécessaire, que je ne puis de mon côté en faire le moindre, puisqu'on le ferait passer peut-être pour une insulte faite à l'autorité paternelle, et que je suis réduit à un seul moyen, à celui de me refuser, comme je le ferai avec une invincible constance, à m'allier à toute personne que ce soit, sans le consentement et l'approbation positive de V. M. I., de qui j'attends uniquement le choix d'une épouse.

C'est un bonheur que j'espère de la bonté de V. M. I., en priant Dieu de conserver sa précieuse vie pendant de longues années.

Écrit et signé de ma propre main et scellé de mon sceau, à l'Escurial, le 11 octobre 1807,

De V. M. 1. et R.

Le très affectionné serviteur et frère,

Ferdinand.

IV

INSTRUCTIONS DE CHAMPAGNY A BEAUHARNAIS

28 octobre 1807.

... Vous profiterez de toutes les ouvertures qui vous seront faites, en les écoutant, les discutant, et laissant entrevoir qu'un accom- modement est encore possible si le Portugal reçoit les troupes françaises comme auxiliaires. Je n'ai pas besoin de vous dire que vous ne devez faire aucune promesse positive, encore moins prendre le plus léger engagement. C'est cette heureuse illusion de la paix que vous aurez à entretenir pour faciliter les succès de notre armée et la capture de la flotte portugaise. A ces effets, vous devez donc déclarer que vous n'avez pas les pouvoirs néces- saires pour arrêter la marche du général Junot, mais que vous êtes autorisé à écrire à ce général d'entrer à Lisbonne sans commettre d'hostilité, pourvu que le Prince Régent n'en ordonne aucune, que ses troupes n'en commettent pas et qu'elles soient dispersées dans leurs différentes garnisons de manière à ne donner aucune inquiétude... Vous ferez comprendre au prince de la Paix l'im- portance de s'emparer de la flotte portugaise. De son côté le prince doit (lire (jue l armée française ne peut séjourner en.

APPENDICES 463

Expagne, que cela est trop contraire aux intérêts de son souve- rain, qii'e'le doit presser sa marche et qu'on ne peut s^ arranger quà Lisbonne.

L'intention de l'Empereur est que vous ne signiez aucun acte, que vous n'écriviez rien s'il est possible. Cependant, si le succès de cette mesure tenait à une lettre de vous, vous devez l'écrire, mais dans le sens que cette dépêche vous indique.

Espagne, vol. 672, fol. 219-220,

V

RAPPORT DE M. DE TOURNON A l'eMPEREUR

20 décembre 1807.

En arrivant à Bayonne, je me suis rendu chez M. le g' Dnpont, qui n'étant dans cette ville, que depuis deux jours, n'a pu me donner sur l'Espagne, que des renseignements très incertains ; il avait envoyé un off" du côté de Bilbao et de S'-Sébastien, et un second à Pampelune; il attendoit leurs rapports. Je suis arrivé le 26 9''" à Madrid, le 27 M. de Beauharnois me conduisit à l'Escurial, le Roi nous accorda une audience pour 6 heures du soir du même jour, la Reine étoit avec S. M. I. lorsqu'elle nous reçut; j'eus l'honneur de remettre au Roi, la lettre de l'Empereur, et de lui dire que j'avois ordre de mon souverain, d'en attendre la réponse, le Roi et la Reine dans cette audience parlèrent beaucoup de leur attacliement pour l'Empereur. J'avois été voir dans la journée la bibliothèque de l'Escurial et j'y avois rencontré M. le prince des Asturies qui s'y trouvoit avec plusieurs off" et plusieurs moines, S. A. R. parut du dernier embarras, en apprenant qui j'étois et sortit quelques minutes après en me saluant avec beaucoup de bienveillance. Quelques heures avant mon départ de Madrid on est venu chez moi de la part du prince des Asturies, pour me prier de mettre ses respects aux pieds de l'Empereur, et pour me témoigner ses regrets de n'avoir pu me parler dans la bibliothèque, il n'avoit osé m'entretenir, à cause des circonstances il se trouvoit. T^e 29, je fus avec M. de Beauharnois chez M. le prince de la Paix, le 30 je reçus la réponse du Roi, après avoir passé 5 jours à Madrid, j'en suis

464 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

parti dans la nuit du 1" au 2 x"»" et suis retourné en France par Valence, Tortose, Tarragone, Barcelonne, Figuieres et Perpignan.

A Bayonne j'avais appris par les nouvelles d'Espagne, que l'opinion était tout à fait en faveur de M. le prince des Asturies, que M. le prince de la paix y était généralement détesté et qu'on ne regardoit la conspiration que comme une invention du géné- ralissime. Je pris à Bayonne des lettres de recommandation pour Vittoria et Burgos, je trouvois dans ces deux villes, ainsi que sur toute ma route jusqu'à Madrid, en passant par Aranda de Duero, que les malheurs de M. le prince des Asturies l'avoient rendu l'idole de la nation, que le prince de la paix en étoit regardé comme le tyran et le partisan des Anglois, je trouvois chez les Castillans de l'enthousiasme pour l'Empereur et les français.

En arrivant à Madrid je trouvois une opinion plus prononcée en faveur de M. le prince des Asturies, et la haine contre le prince de la paix plus forte encore que dans les provinces. Toutes les classes le détestent, et l'accusent d'être l'ennemi de leur pays, les grands, la noblesse, le clergé, les nég", le peuple, ne voient en lui que l'oprobre de la nation, j'ai été à même de consulter l'opi- nion de toutes les classes, j'ai trouvé dans toutes les mêmes senti- ments. Connaissant par moi-même l'esprit qui animoient la Bis- caie, les deux Castilles et la capitale, et des rapports auxquels je devois ajouter foi m'ayant fourni sur TArragon, la Navarre des renseignements positifs sur le bon esprit qui animoient ces deux provinces, je crus qu'il convenoit à ma mission de retourner en France par le Royaume de Valence. J'ai trouvé partout le même entousiasme pour le prince des Asturies et la même haine pour le prince de la paix, le même esprit anime Barcelonne et la Catalogne. Dans tout le royaume de Valence, l'Arragon et la Catalogne, l'opinion qui avoit toujours été jusqu'à présent contre les français a changé totalement depuis les derniers évé- nements. Tous les yeux sont tournés vers l'Empereur. L'Espagne dans ses malheurs regarde Sa Majesté Impériale comme le seul appui qui puisse la sauver, on ose espérer qu'il daignera prendre le prince des Asturies sous sa protection, lui choisir une femme, et délivrer l'Espagne de la tyrannie qui l'opprime.

Le prince de la Paix. J'étois bien aise de voir M. le Prince de la paix, et de chercher à démêler les sentiments de cet homme qui depuis 17 ans gouverne l'Espagne avec un despo- tisme dont on n'a aucune idée hors de la péninsule. On ne peut lui refuser quelqu'ombre de talent, mais en l'évaluant à sa juste valeur on peut dire avec véi'ité, que l'astuce, la souplesse et l'in- trigue composent tout son mérite. J'ai été frappé de son peu de

APPENDICES 465

tenue, de son air embarrassé et de trouver en lui tout ce qui caractérise l'homme tout à fait médiocre, je ne crains pas d'avancer qu'il ne possède aucune des connoissances nécessaires pour occupper avec quelque gloire le poste éminent auquel il est parvenu, il n'a aucune connoissance en diplomatie, il n'est pas plus fort pour les affaires de l'intérieur; on ne peut se faire une idée de l'état de délabrement se trouve l'Espagne. On n'a fait sous ce règne aucun établissement avantageux ; il faut en excepter le port de Tarragone qui a été construit sur des plans présentés sous Cliarles III; les finances sont anéanties, les vales perdent 50 0/0, les pensionnaires de l'état, arriérés de 7 mois, tous les genres de service en souffrance, l'Espagne est au dernier degré d'anéan- tissement, le prince rempli de morgue avec tout ce qu'il ne craint pas, est bas avec celui que sait lui inspirer la moindre crainte, d'une sordide avarice, tous les moyens lui sont bons pour satis- faire cette passion, on ne peut évaluer ses richesses, soit en terres qu'il a achetées, soit en concessions qui lui ont été faites par le Roi, soit en lingots, il dispose de toutes les finances sans en rendre compte, n'a aucune représentation, passe sa vie avec une fille de concierge du Buen Retiro à Madrid, il en a plusieurs enfants, le Roi a fait cette femme Comtesse de Gastille (1) : ce qu'il y a de vraiment étonnant c'est que dans 17 ans de puissance absolue, le prince n'aie pas eu l'adresse de se faire plus de par- tisans.

Le roi d'Espagne. Le Roi d'Espagne est un honnête homme, très borné, qui a une confiance entière dans la Reine et dans le prince de la Paix; cependant l'administration de ce prince com- mence à lui paroitre pesante; mais il est incapable de prendre un parti, il ne s'occupe d'aucune affaire, la Reine lui a persuadé que la chasse étoit nécessaire à sa santé, et il chasse deux fois par jour quelque temps qu'il fasse, le matin depuis 9 heures jusqu'à midi, le soir depuis 2 h. jusqu'à 5.

La reine d'Espagne. La Reine d'Espagne a de l'esprit mais c'est tout à fait un esprit d'intrigue; elle s'est totalement emparée de la confiance du Roi qui la croit la femme la plus vertueuse de son Royaume. C'est elle qui a fait la fortune du Prince de la Paix, qui s'en soucie fort peu actuellement, elle le sert auprès du Roi, de tout son pouvoir parce qu'il lui donne de l'argent; on dit qu'il a trouvé le moyen dans le temps de leurs amours de se faire donner un écrit de sa main qui la met tellement dans sa dépen- dance qu'elle n'a plus d'option, on dit qu'elle est aussi lassée de

(1) Comtesse de Castelfiel.

80

166 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

son despotisme, mais qu'elle ne peut lui être contraire, joint à ce qu'elle a toujours besoin de lui pour subvenir à toutes ses dépenses, on ne peut se faire une idée de ses débauches, c'est la Messaline de son siècle.

Le prince des Asluries. M. le prince des Àsturies a 23 ans, est d'un extérieur agréable, le genre de \ie que mènent les Infants d'Espagne n'est pas propre à le faire bien connaître; il a eu une assez bonne éducation dirigée par un ecclésiastique d'origine française, on lui accorde de l'âme et de l'élévation dans les sentiments il est d'un caractère assez faible, et sent très bien combien son éducation, eut pu être meilleure.^Le prince de la Paix a cherché constamment à éloigner de lui, tout ce qui avoit une certaine valeur.

Dom Carlos. Dom Carlos, second Infant, âgé de 19 ans a montré beaucoup de fermeté dans ces dernières circonstances, surtout dans ses réponses au président du Conseil de Castille, il est fort attaché à son frère, le prince des Asturies.

Dom Francisque. Dom Francisque est le infant, il est âgé de 13 ans, on le regarde généralement comme fils de la Reine et du Prince de la Paix à qui il ressemble beaucoup. C'est tout à fait un enfant.

Armée espagnole. L'armée espagnole est composée d'environ 75,000 hommes sans compter les milices qui peuvent être évaluées à 30,000 hommes. Elles n'ont point encore reçus (sic) d'ordre pour la plupart et il leur faut toujours au moins trois mois pour se réunir, en portant à 45,000 h. les armées espagnoles en riannovre et en Portugal, il restera 30,000 h. répartis dans le royaume.

Places. Les places de S'-Sébastien et de Fontai'abie tombent en ruine. Les places de la Catalogne sont tout à fait sur le pied de paix; quant à Pampelune je m'en suis rapporté au g' Dupont qui y a envoyé un off"'.

Goiiver7ieiirs. Le G^' de Biscaie n'est point encore nommé depuis que dom Benito est nommé inspecteur (1). Le maréchal de camp Antonio C*" de Guipuzcoa a été fait ministre de la guerre (2). On croit que M. Devit, homme du prince de la Paix aura le com- mandement des provinces de Biscaie, Guipuzcoa et d'Alava.

Arragon. Le vice-roi d'Arragon Juan de Guillarmoi (3) vieil-

(1) Benito San Juan.

(2) Antonio Olaguer Felin.

(3) Jorge Juan de Guilielmi.

APPENDICES 467

lard instruit est mené par François de Vacco (1) sur lequel on ne peut compter.

Le C^' en second Charles Maury (2) Lt. gl. homme de mérite ainsi que le Lt. du Roi Vicenti Buctaminte (3).

Navarre. Le duc de San Carlos après avoir été obligé de donner sa démission de grand maître de la maison du Roi, fut envoyé en qualité de vice-roi en Navarre, il étoit adoré, il est maintenant détenu à Pampelune depuis les derniers événements. Il a pour successeur le gouverneur de Barcelonne, homme dur qui y étoit détesté.

Catalogne. Le C'^ de Santa Clara vice-roi a été destitué et appelle au Conseil de Castille ce qui est tout à fait une retraite, c'est un homme nul, il est remplacé par le C'° Espalette de Verre (4-). On ne peut concevoir cette nomination, le G'' est l'en- nemi du prince de la Paix. Il a été anciennement exilé, empri- sonné, et destitué de gouverneur du Conseil de Castille.

Nouvelle Castille. Dom François Negreto (5), fils du C'^ de Campo de Alange, est vice-roi de la Nouvelle Castille, il est entiè- rement dévoué au pi'ince de la Paix.

Valence. Le vice-roi s'appelle Ischierdos (6), c'est un homme d'un certain âge dont la femme s'occupe à thésauriser.

Re'sidences royales. La Cour va à Aranjuez dans les I"' jours de janvier, et y reste jusqu'aux derniers jours de juin, elle se rend alors à Madrid y passe jusques dans le courant d' aoust, demeure de cette époque au 1" S""" à S'-Yldephonse, et les 3 der- niers mois de l'année à l'Escurial.

Conspiration du prince des Asturies. Rien ne peut donner une idée plus juste de l'administration du prince de la Paix, que cette prétendue conspiration de M. le prince des Asturies. Il en a été question 2 h. après le départ de M. de Turenne; le prince de la Paix fit semer par ses agents qu'elle avait été découverte par une main puissante et amie qui en avoit donné avis, on ne dégui- soit pas qu'on vouloit parler de l'Empereur, et que l'objet de la mission de M. de Turenne y avoit rapport. Cette nouvelle absurde trouva cependant dans le peuple des gens qui y ajoutèrent foi,

(1) Francisco Vaca.

(2) Carlos Mori.

(3) Vicente Bustamente, lieutenant du roi à Saragosse.

(4) Comte Ezpeleta de Veyre.

(5) Francisco Xavier de Negrete.

(6) Sans doute le lieutenant-général don Domingo Isquierdo, membre du Conseil suprême de la guerre; mais le vice-roi de Valence et Murcie était le comte de la Conquista.

468 L'ESPAG.NE ET NAPOLEON

mais les hommes sages ne purent y croire un seul instant. La masse du peuple bientôt détrompée changea du tout au tout, le prince des Asturies malheureux devint son idole, l'Empereur son espoir, et le prince de la Paix fut tout à fait dépopularisé.

Le prince des Asturies fut mis aux arrêts au moment l'on donna avis au public de cette conspiration. Ses papiers furent saisis, on dit qu'on y trouva des brouillons de lettres à l'Empe- reur. La Reine se permit de fouiller elle-même son fils, on fit arrêter à Pampelune le duc de San Carlos, le duc de l'Infantado fut conduit à l'Escurial, ses papiers saisis, un ancien précepteur du prince des Asturies fut enfermé, on fut chercher à Cadix un ancien maître d'arithmétique du prince qu'on incarcéra ainsi que deux off"' de sa maison. L'héritier de la couronne montra de la fermeté et de la dignité dans cette circonstance, dom Carlos parla avec énergie au président du conseil de Castille, et lui dit qu'il répondoit sur sa tête de ce qui arriveroit au Prince des Asturies, qu'il n'avoit pas le droit de le juger, que ce droit appartenoit aux Cortès seuls. Cependant le Gouvernement adressa aux vice-rois et gouverneurs des relations de la conspiration qui furent affichées partout et lues à la tête des rég'\ Citoyens et soldats en furent également indignés et nommèrent Godoï comme en étant l'auteur. On fit chanter à Madrid un Te Deum en action de grâces de la découverte de la conspiration. Tous les grands d'Espagne furent invités à s'y trouver, 4 seulement y assistèrent; c'est alors que parurent les lettres de M. le Prince des Asturies au Roi et à la Reine, il fut remis en liberté, on changea toute sa maison et il fut obligé de manger avec la Reine. Le Roi pendant tous ses évè- nemens n'en fût pas moins à la chasse, comme à son ordinaire; j'ai vu des personnes qui m'ont assuré que le Roi n'avoit su la conspiration que plusieurs jours après qu'elle eut éclaté, et qu'il s'en était plaint amèrement. Ces mêmes personnes pensoient que le prince des Asturies n'étoit point l'auteur des deux lettres au Roi et à la Reine qui ont passés sous son nom, mais je n'ai point assez de preuves pour présenter cette opinion comme certaine.

Ce qu'il y a de constant c'est que le Prince de la Paix avoit dirigé cet événement pour perdre M. le Prince des Asturies et qu'au contraire il l'a rendu cher à la nation, tandis qu'il lui a fait perdre le peu de faveur populaire qu'il pouvoit avoir.

Conclusion. L'Espagne est dans un moment de crise, elle attend son sort de l'Empereur. Elle le regarde comme son seul appui, elle le regarde comme le protecteur du prince des Asturies qui est tout son espoir. J'ignore s'il entre dans la politi(|ue de l'Empereur d'accorder sa protection à ce jeune prince et de faire

APPENDICES 469

finir le règne du prince de la paix qui ne peut être regarde que comme un suppôt des Anglois il) sur qui on ne peut pas compter, témoin sa proclamation de l'hiver dernier et les propos indécens qu'il se permet tous les jours.

J'ose supplier qu'il me soit permis de parler avec la franchise qui me caractérise, elle est fondée dans mon dévouement pour la gloire de mon maître, j'ai dit ce que j'ai vu, je dirois ce que je pense. Il n'y auroit aucun avantage pour la France, de sovitenir le prince de la Paix et jamais on ne pourroit avoir de garantie sur sa fidélité, à moins de lui accorder des avantages qui ne seroient point compatible peut-être avec la gloire de l'Empereur. Quoique je sache très bien que Sa Majesté Impériale est certaine de faire pencher la balence qu'elque parti qu'elle prenne, cependant j'observerai que la nation espagnole est tellement opposée au prince de la Paix qu'il faudroit bien longtemps pour la faire changer de sentiments.

En protégeant au contraire le prince des Asturies, 1 Empereur se fait à jamais des partisans zélés de toute la nation espagnole; elle n'est point à dédaigner quoiqu'aujourd'huy courbée sous un despotisme révoltant, à la moindre leur d'espoir on trouveroit en elle des sentiments généreux; l'Espagne est, je le répète, dans un moment de crise il faut en la dirigeant la faire tourner à son avantage, la nation française en recueillera tout le fruit, mais il ne faut pas en perdre l'instant, les moments sont prétieux.

Dans cette hypothèse je penserois qu'il seroit utile d'envover à l'ambassadeur de France à Madrid une note très pressente pour qu'il intervînt dans l'affaire des ducs de L'infantado et de San Carlos, que cette note fût tellement pressente que la Cour de Madrid ne put avoir aucun prétexte pour refuser leur sortie, il serait alors nécessaire qu'on fît circuler soit à Madrid soit dans les provinces qu'ils doivent leur liberté aux bontés delEmpereur. Cette démarche feroit un excellent effet, ces deux seigneurs étant fort aimés, ce sont des hommes de valeur, surtout le duc de l'in- fantado ; la protection que Sa Majesté leur auroit accordé seroit pour la nation espagnole un garent de l'intérêt que l'Empereur daigne prendre à son sort. Pendant ce temps, il faudroit envoyer 15000 h""" à Valladolid qui pourront au moment d'agir pousser une avant-garde jusqu'à Valdestillas éloigné de 8 lieues pour s'assurer le passage du pont sur le Duro. Valladolid n'a point de

(1) Je me suis assuré par moi-même que les Anglois faisoient publique- ment le commerce dans les ports d'Espagne avec la seule précaution d'avoir des papiers américains. (Note de M. de Tournon.)

470 L ESPAGNE ET NAPOLEON

fortifications et a une population de 10000 âmes, 2000 hommes suffiroient à Burgos éloigné de 40 lieues de Valladolid mais il faudroit 2 postes intermédiaires de mille hommes chaque entre Burgos et Valladolid. 1000 hommes seroient nécessaires à Miranda sur l'Ebre pour en garder le pont. Miranda est à 32 lieues de Burgos et à 12 de Vittoria. Ces 1000 hommes serviroient d'avant- garde à un corps de 7 à 8000 hommes qu'il faudrait placer à Vittoria, ville importante par sa population et sa position, étant au débouché des défilés. 1000 hommes seroient nécessaires à Mondragon et autant à Urnieta; pour entretenir les communica- tions libres il seroit nécessaire d'établir des postes de correspon- dance d'Iron à Valadolid, d'iron à 1 lieue de Vittoria, le pays est montagneux. Cette armée seroit forte de 29 à 30000 h. qui seroient plus que suffisant pour donner des loix à l'Espagne. Pour ne rien donner au hasard on pourroit avoir une réserve de quelques mille hommes à Bayonne, et pouvoir disposer dans un moment qu'on ne peut prévoir d'une division de l'armée du g' Junot. Pendant que cette armée se rendroit à sa destination il faudroit s'occuper du Prince des Asturies. Le moyen le plus sûr de le tirer de son espèce de prison seroit qu'il convint à lEmpe- reur de le nommer généralissime de ses troupes en Espagne, on mettroit alors un agent auprès de lui pour le diriger. Le prince étant une fois à Valladolid il lui seroit aisé, en faisant marcher un coi-ps de troupes sur Madrid d'avoir beau jeu du prince de la Paix qu'il ne faudroit pas laisser sortir du Royaume parce qu'il en emportei'oit des sommes énormes. Les circonstances détermi- neroient sur les mesures ultérieures à prendre soit d'engager le Roi à abdiquer, soit en faisant nommer le prince des Asturies Régent, ces mesures au 1" coup d'oeil paroîtront sévères, mais aux grands maux de grands remèdes sont nécessaires; et en réflé- chissant au caractère foible du Roi, à l'ascendant qu'a la Reine sur lui, il faut la mettre dans l'impossibilité de pouvoir intriguer et de troubler l'Espagne de nouveau, on se persuadera qu'il est nécessaire d'opter entre un des deux moyens proposés, on s'occu- peroit ensuite de choisir une femme pour le Prince qui convînt à la France. Il faudroit que l'agent qu'on donneroit au Prince des Asturies eut assez la confiance de son Souverain pour avoir des pouvoirs étendus et un crédit assez considérable pour faire face aux dépenses, on doit compter que le prince des Asturies sera dénué de tout.

En composant un nouveau ministère, M. le duc de l'Infantado paroitroit devoir convenir pour en être le chef, il paroitroit aussi convenable d'y faire entrer M. le duc de San Carlos, et le G'« de

APPENDICES 471

Florida Blanca ancien ministre de Charles III disgracié au c' de ce Règne pour s'être opposé à l'avancement du prince de la Paix. On ose assurer, vu les dispositions actuelles des Espagnols, que les moyens proposés auroient les plus heureux résultats, et qu'on ne croit pas que tout homme impartial, qui aura parcouru l'Es- pagne dans ce moment, et qui aura été à même de juger sa posi- tion, puisse être d'un avis différent.

20 décembre 1807.

Ph. DE TOURNON.

AR<jnivES MAXiOMALES, AF IV, 1680, dossier 1807, pièce 16.

VI

PROCÈS DE l'eSCURIAL

Beauharnais à Champagny.

(Réservée) Madrid le 19 novembre 1807. Monseigneur,

J'ai l'honneur d'informer V. Ex. d'un événement qui est arrivé cette nuit : je pense qu'il ne sera pas inutile que V. Ex. ait con- naissance de ma conduite dans cette circonstance assez extraordi- naire. ^

On est venu à trois heures du matin m'annoncer qu'une voiture venant de l'Escurial s'était arrêtée à la porte de mon hôtel, qu'un particulier demandait à me parler secrètement de la part du Prince des Asturies, et qu il avait une lettre qu'il ne voulait con- fier qu'à moi seul. J'ai fait venir de suite M. de Missiessy, mon secrétaire particulier, je lui ai donné l'ordre de voir cet individu et de lui dire de ma part que je n'avais pas l'honneur d'être en rapport de correspondance avec M. le Prince des Asturies, que je ne voulais par conséquent recevoir aucune lettre sans autorisa- tion, qu'en ma qualité d'Ambassadeur, je ne connais que S. M. Catholique. Ce particulier ayant fortement insisté à vouloir me parler et à me remettre cette lettre : j'ai renvoyé mon secrétaire lui déclarer formellement que je ne voulais pas le recevoir, que s'il désirait absolument laisser cette lettre, que je la transmettrais à V. E. pour la mettre sous les yeux de S. M I., mais qu'il ne

A72 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

lui en serait pas même laissé un reçu. Cet agent a encore persisté longtemps à vouloir me voir et me parler, et pour m'y engager, il a débité mille et mille contes absurdes. Il a dit entre autres choses que le Prince des Asturies était sorti le matin de chez Leurs MM. extrêmement content et qu'il savait que l'Empereur le serait aussi. Je lui ai fait répéter pour la dernière fois qu'il pou- vait s'en aller, qu'il devait garder sa dépêche, que j'étais pénétré de respect pour toute la famille royale, que j'étais Ambassadeur de S. M. I. uniquement auprès de S. M. G., que je n'avais rien à régler avec M. le Prince des Asturies, encore moins à lui écrire ou à lui répondre sans autorisation. Cet agent ne pouvant réussir à faire adopter son plan, s'est décidé à repartir, en laissant la lettre soi-disant du Prince des Astitries à mon secrétaire.

J'ai l'honneur, Monseigneur, de joindre ici cette dépêche. La physionomie embarrassée du messager, la teneur de la lettre dont les détails me sont inconnus, me semblent coïncider d'une manière assez originale avec le plan pittoresque du procès.

Espagne, vol. 672, fol. 312.

VII

PROCÈS DE l'ESCURIAL

Bulletin. Madrid 10 février 1808.

Sur le procès des accusés Duc de l' Infantado ^ Bornos, etc.

Il est certain que la peine de mort devait être portée contre le Duc de l'Infantado, le Marquis d'Ayerbas, et le chanoine Escoi- quitz, fils du lieutenant général de ce nom. La Cour qui se croyait assurée de la faiblesse des juges conseillers de Gastille avait répandu le bruit que les accusés auraient la condamnation de perdre la tête, mais que S. M. catholique commuerait la peine en une prison perpétuelle. En effet don Simon de Viegas, homme vendu au Généralissime, qui faisait les fonctions de fiscal de cette commission, avait conclu à la peine capitale contre MM. de l'In- fantado, d'Ayerbas et Escoiquitz. La copie de la procédure ayant été communiquée aux juges conseillers, les ministres de S. M. G ayant pressé l'instruction et le jugement.

APPENDICES 473

Don Eugenio Caballero, fiscal de ordines, se sentant très mal le 25 janvier, fit demander à MM. les Conseillers de Gastille, ses collègues, de se faire transporter sur son lit au lieu de la séance, pour y émettre son vœu avant son heure dernière, dans l'affaire la plus importante au salut de sa patrie, au bonheur de son Roi, et de son auguste famille et à l'acquit de sa conscience. Après une courte délibération les Conseillers se sont transportés chez leur confrère M. Caballero pour y continuer la procédure. On trouva le malade revêtu de la toge magistrale et il voulut opiner le pre- mier et il demanda que don Simon de Viegas faisant les fonctions de fiscal ayant donné ses conclusions, avait perdu le droit d'assister aux séances judiciaires. Après ce préambule, don André de la Sauça se leva et dit : Seigneurs, si le fiscal ne sort pas, je ne prononce pas dans cette affaire et je m'en vais. Les Conseillers ayant approuvé cette proposition, Simon Viegas, fiscal, est sorti. Alors don Eugenio Alvarez Caballero, Conseiller de Castille ayant pris la parole, fit un rapport très-éloquent sur le procès : il finit par adopter la conclusion d'un de ses collègues, se pronon- çant pour l'innocence des accusés. Duc de l'Infantado, Marq'' d'Ayerbas, Escoiquitz et autres prévenus : il adressa un compli- ment aux avocats défenseurs, Joven de Salas, Hernandez Mar- tinez, Joseph d'Aznarez et Madrida d'Avila sur leur courage dans une circonstance aussi périlleuse.

Les conclusions étaient : Que des juges ne pouvaient pro- noncer que sur des pièces originales, qui seules pouvaient former le corps d'un procès et surtout d'un procès criminel;

Que les 80 jours que, suivant les lois de Castille, tout pré-, venu devait réclamer pour se justifier et pour produire des pièces originales et authentiques, n'avaient pas encore commencé à courir, puisqu'il n'y avait pas eu de sentence publique qui ordon- nait ces preuves;

Que le corps du procès contenu dans des copies informes fussent-elles valides ne donnaient aucun indice de soupçon contre l'innocence des accusés.

Que si S. M. Cath. voulait mettre une suite à cette affaire comme le Conseil de Castille le demandait, il fallait absolument recommencer les informations, ouïr de nouveau le Prince des Asturies, appeler les Princes, Grands ou autres seigneurs dénoncés, accusés ou impliqués, que pour cet effet le Prince des Asturies, comme Prince juré, ne pouvait être entendu que par devant les Cartes du Royaume et pour les autres Infants, Altesses ou Grands de l'Etat, ils devaient être entendus par devant les cinq chambres de Castille assemblées en séance publique et à portes ouvertes.

474 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

Qu'en outre les dits commissaires fussent-ils les juges légi- times des accusés (ce qui n'était pas), il fallait avant tout que le Conseil de Castille en séance publique connut et fut informé quelle était la niahi inconnue qui avait dénoncé le prétendu com- plot, tout tribunal, même celui de la Sainte Inquisition, devant parfaitement connaître les délateurs, avec cette différence que celui-là avait seul le droit de ne pas être confronté avec les pré- venus.

Que d'après cet énoncé, le Conseil assemblé croyait ne point trouver matière à rendre une sentence quelconque, et que puisque S. M. Gath. voulait savoir l'avis des Conseillers assemblés, il pen- saient d'après leur conscience que dans l'état actuel de la procé- dure (fût-elle légale et valable), les prévenus accusés devaient être mis sur le champ en liberté et conserver leurs rang, dignités, prérogatives, etc., etc. Cette conclusion adoptée unanimement, les juges ont signé : ils se sont embrassés avec attendrissement, en jurant que cet acte était pour l'acquit de leur conscience et de l'honneur de l'Espagne, dussent-ils porter leur tête sur un écha- faud pour avoir rendu hommage à la vérité et avoir sauvé l'hon- neur national et de tous les bons Castillans.

Cet avis a été porté au pied du trône. S. M. Cath. a paru voir avec plaisir ce résultat ... Mais quelques heures après, pour trancher toute difficulté, le Ministre de Grâce et de Justice, Mar- quis Caballero, qui (dit-on) s'est avoué être l'auteur de tous les actes qui ont été faits dans cette affaire, a reçu de S. M. Cath l'ordre d'expédier et de signer les actes d'exil et de prison contre les prévenus...

OBSERVATIONS

Ce qu'il y a de remarquable dans toute cette affaire, c'est le choix que la Cour a fait parmi le Conseil de Castille des membres les plus pauvres pour être juges dans ce procès.

La Cour espérait les gagner : tous se sont couverts de gloire On assure que les Conseillers ont été à la Cour pour se présenter en corps à Leurs M. M. Cath., qu'ils en ont reçu les reproches les plus grands. Les juges n'ont répondu que par une respectueuse inclination. Ce qui prouve que la nation espagnole a envisagé ce procès généralement comme inique, c'est le respect qu'elle témoigne aux juges et à tous ceux qui ont montré quelque énergie. Le Cardinal de Bourbon, archevêque de Tolède a préféré de donner sa démission plutôt que d'abandonner l'archidiacre Escoiquitz (le Roi n'a pas voulu accepter sa démission).

Le chapitre de Tolède ayant appris que d'Argumoza (frère du

APPENDICES 475

secrétaire de légation à Florence et du capitaine de vaisseau), avocat pensionné de ce chapitre, avait refusé de défendre le cha- noine Escoiquitz devant la commission, lui a retiré sa confiance et son traitement.

Don Eugenio Caballero, Conseiller de Castille, est mort deux jours après son éloquent rapport, de chagrin et de désespoir des suites de ce procès. C'était un grand magistrat.

Des couvents se sont disputés pour rendre les devoirs à ce juge intègre; quand on a parlé de prix : les moines ont répondu que puisque c'était pour ce grand Conseiller de Castille mort pour défendre la bonne cause, ils exigeaient la condition que ce fut aux frais du couvent, et avec toute la magnificence possible. Tout le monde s'est empressé d'assister à cette cérémonie et de rendre à la mémoire de ce Magistrat la justice qu'il a su lui-même si bien départir. Don Eug. Caballero est mort pauvre.

Le plaidoyer de Joven de Salas, avocat du Duc de l'Infantado est, dit-on, superbe : la Duchesse a voulu Ivxi faire un présent magnifique. Cet avocat a répondu : j'ai rendu justice à l'inno- cence, je refuse tout, je suis récompensé pav l'estime publique. D'après le décret royal, le Duc de l'Infantado avait demandé pour l'exil ses terres en Biscaye distantes de plus de 60 lieues de Madrid. Cela lui a été refusé. Le Duc a aloi's demandé d'aller à Grenade, on lui a ordonné de se rendre à Ecija, nom d'une petite ville près de Se ville.

Espagne, vol. 673, fol. 168.

VIII

INSTRUCTIONS A l'aGENT SECRET BLONDEL A. M. Blondel.

6 février 1808.

Sa Majesté m'a autorisé. M'., à vous envoyer à Barcelone. Votre mission n'a aucun caractère ostensible; c'est pour une affaire particulière que vous paraîtrez vous rendre dans cette ville : vous y résiderez tant que le Gouvernement français le jugera néces- saire et pendant votre séjour vous correspondrez régulièrement avec moi

476 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

Dans un moment ou différents corps de troupes françaises sont en Espagne, et des événements dignes de remarque se sont passés à Madrid, la situation du pays et l'opinion publique méritent d'être particulièrement observées, surtout dans les par- ties de l'Espagne qui sont voisines de nos frontières et qui se trouvent sur le passage des troupes que S. M. pourrait encore avoir à faire passer en Portugal ou en Espagne. Barcelone est devenue sous ce rapport un point important d'observation.

Vous chercherez, à connaître quelles sont les dispositions des habitants envers les Français, quelle est leur opinion sur la situation de l'Espagne, sur son gouvernement actuel, et quels sont leurs sentiments pour l'Emperenr. Vous examinerez, sous tous ces rapports les dispositions des officiers civils et militaires. Etant sans caractère public, vous aurez plus de facilités pour faire vos remarques, pour recevoir des aveux, des confidences, pour vous former des liaisons qui vous permettent de pénétrer dans les intentions des personnes que vous aurez le plus d'intérêt à connaître. Vous me transmettrez des renseignements e.xacts sur la situation du port, sur le nombre et l'état des bâtiments qui s'y trouvent, sur les événements de mer, sur tous les mouvements maritimes qu'il vous sera possible de connaître; particulièrement sur les croisières des Anglais et sur toutes les nouvelles qu'on recevrait de leurs opérations dans la Méditerranée. Mandez-moi quel est le nombre des troupes espagnoles qui sont en Catalogne, quelle est la situation des places, la nature et la quantité des munitions, les ressources que pourrait y trouver un corps d'armée, soit dans son passage, soit pour s'y arrêter; l'état des routes, le degré de facilité des communications, enfin tout ce qui peut faire connaître le pays sous le rapport du sol, des ressources, des habi- tants.

Barcelone est une des villes d'Espagne qui ont avec la capitale et les autres villes principales du Royaume le plus de relations. Cette position vous permet d'agrandir le cercle de vos observa- tions et vous pourrez, m'adresser celles que vous aurez occasion de faire sur la situation des autres parties de l'Espagne.

Observer et me faire part de vos remarques, voilà toute votre mission. Vous n'avez aucune démarche à faire près des autorités du pays : l'un des premiers moyens de rendre votre voyage utile est de n'en pas laisser pénétrer l'objet.

Je désire des renseignements nombreux; mais je les désire sur- tout exacts et je compte assez sur votre bon esprit pour être per- suadé que vous ne vous en tiendrez pas aux bruits publics, à des rapports, à des conjectures, mais que vous ne vous attacherez

APPENDICES 4T7

qu'à bien voir. La plus sûre preuve de zèle et d'être constamment exact et impartial. C'est la première qualité que j'attends de vous, et, c'est parce qu'elle est nécessaire et qu'il s'agit d'une mission de confiance que vous avez été désigné

Espagne, vol. 673, fol. 134.

IX

VOYAGES DE M. DE TOURNON

Rapport à Sa Majesté,

« M. de Tournon officier d'ordonnance m'a remis d'après les ordres de S. I\I. l'état des dépenses qu'il a faites pour plusieurs voyages en Espagne, en Italie et à Valançay, depuis le mois de Novembre de l'année dernière. Cet état se monte à 21,060 f.

<i En faisant régler cet état suivant ce qui a été fixé pour les offi- ciers d'ordonnance, il ne reviendroit à M. de Tournon que la moitié de cette somme, mais il prétend que les circonstances dans lesquelles il s'est trouvé et l'objet de sa mission ont entraîné une dépense plus forte.

« Je supplie S. M. de me faire connoitre ses intentions sur le payement a faire à M. de Tournon.

Le Grand Maréchal du Palais

DUROG. « Bayonne le 23 juin 1S08. >

u État des frais de voyage fait en Espagne par M. de Tournon d'après les ordres de Sa Majesté' l'Empereur et Roi. »

1*' Voyage, parti de Fontainebleau le 14 9^'" 1807.

Postes franci.

de Fontainebleau à Bayonne par Paris et Li- moges 124

de Bayonne à Madrid 97 '/j

A reporter 221 '/j

478 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

V Postes franci

Report 221 7,

de Madrid à Perpignan par Valence et Barce-

lonne 145 '/s

de Perpignan à Turin par Aix, Nice et le Col de

Tende 91 »/*

de Turin à Milan, et de Milan à Turin environ 43

de Turin à Paris 110

Total de 612 y*

Observation.

Congé de Valence à Tortose, d'un homme atta- ché aux postes et de son retour, pour me faire préparer des cheveaux 52

Retour de Narbonne à Madrid en passant par Bayonne, etc., postillon de M. de Beauharnois, 606f.

Voyage de ma voiture de Bayonne à Perpi- gnan 61 '/j

J'ai traversé deux fois les Alpes et la route de Nice à Geni n'étant pas montée en cheveaux de poste, j'ai été obligé d'en prendre de louage.

Ce voyage a duré 6 semaines et a coûté un

totaf de 10 500

2' et 3^ voyage. Parti de Paris le 26 février.

De Paris à Bayonne en passant par Poitiers. ... 113 ^^

De Bayonne à Madrid 97 '/j

De Madrid à Burgios et retour à Madrid par Val-

ladolid 103 '/*

De Madrid à Bayonne 98 '/s

De Bayonne à Vittoria et de Vittoria à Bayonne. 67

Total 48Ô

Observation.

11 y a eu environ 3 semaines de séjour à Madrid. Dans les différents voyages j'ai eu un interprète

espagnol, depuis le départ du second voyage

qui a duré 2 mois et m'a coûté un total de. . 8 320

A reporter 18 820

APPENDICES 479

Postes francs.

Report 18 820

4" voyage.

de Bayonne à Valeiiçay et de Valençay à

Bayonne 180

pour le postillon qui a été de Valençay à Ghâ-

teau-Roux chercher des chevaux et pour

deux postillons envoyés de Château-Roux à

Valençay par deux routes différentes, 100 f. Pour faire raccommoder la route de Chateau-

Roux à Valençay, 84 f. 35. Acheté pour 500 f. de selles et objets de

voyage. Ce voyage a duré 1 mois et m'a coûté 2 240

Total de la dépense 21 060

Bayonne ce 20 juin 1808.

Ph. DE ToURNON.

Archives Nationales. AF IV, 1609.

X

LISTE DES MORTS DU 2 MAI

Razon de los muertos y heridos que ha havido en el Quartel de Afligidos de nii cargo a dia dos del corr'° y sig'" é iguahnente de los sugetos cuio para- dero se ignora.

Barrio de R' Giiardias de Corps.

Nicolas Rey, Mozo de Caballos de la Compania Espanola de R' Guardias de Corps.

Barrio de Aflijidos.

D" Manuel Ancolin, Capatar de la R' Florida.

Ramon Gonralez de la Giuz.

480 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

Earr'o de Leganitos.

D" Francisco Gallego Davilâ Presbitero y Sacristan segundo del R' Gonbento de la Encarnacion de esta Corte.

Manuel Garcia, soldado del Rejj'° de voluntarios, fué llevado à dia dos por la tropa francesa y se ignora su paradero.

Tambien fué llevado con él, otro soldado del mismo regi- miento cuyo nombre y apellido se ignora.

Barrio de Monserrat.

Antonio Martinez, Dependiente del resguardo.

Anselmo Ramirez, Ministro montado del resguardo y otros cuatro 6 cinco companeros.

Barrio del Rosario.

Josef Loné, natural de esta Corte, su ofîcio tendero en la Plazuela de Sto. Domingo.

Barrio de S" Marcos.

Tomas Moro de Caballos.

En los Barrios de Monterrey y la Plazuela del Gato y afueras, no ha ocurrido novedad. Madrid 12 de Maio de 1808, Antonio Gano Manuel.

il»

QtJARTEL DEL BARQUILLO

a cargo del S"' alcalde de corte D. Manuel Maria Junco

Lista de los rnuertos y heridos de dicho Quartel, segun las que han remitido é S. S* los Siete Alcaldes de Barrio de su compréhension en conformidad de la orden de los Srès. del Consejo, su fecha 7 de Mayo de 1808.

barrio de S" Anton.

Galle de S" Juan 14 q'° interior Manuel Diana, recibiô quatro balaros.

Felipe Rigol, oficial de Zapatero.

Josef Rodriguez, de oficio Botillero.

Barrio de Guardias Espaholas.

Francisco Fernandez, Maestro Zapatero en la calle de Pana- dcros, ténia el dia dos un oficial llamado Juan Mallo. Saliô de su

APPENDICES 481

casa para ir à la suya en la calle de S'* Polonia y se ignora su paradero.

Barrio de Mercenarios .

Juan Toribio Ansona, de oficio Jardinero.

Julian Duque, de oficio ïlerrero.

Francisco Escolar, Maestro de Coches.

Manuel Sambas, su oficio Aguador.

Andres Obejero, de oficio Albanil.

Barrio de las Salesas.

Julian Campuzano.

Tomas N..., de oficio Griado.

Francisco Iglesias, de oficio Griado.

Barrio de Pasqual.

El Alcalde del Barrio certifica no haber en su distrito, muerto ni herido alguno.

Barrio de Cnpuchinos.

El Alcalde de este Barrio certifica lo mismo que el anterior. Barrio de las af lieras de la Pueria de Sta Barbara.

Manuel Almagro, empleado en la fabrica de cristales.

Juan Fe mandez, Gapatar de la Huerta del Duque de Frias. Madrid 10 de Mayo de 1808. iManuel Maria Junco.

1:1°

Lista de los muertos y heridos y estraviados del Quartel de Palacio del Cargo del S°' Alcalde, Piainon Navarro Pingarron,

Barrio de Sta. Maria.

Lorenzo Daniel, letrado,

D" Manuel Nuner.

D" Josef Rodriguez, lacayo.

Barrio de la Piierta de Segovia.

Josef Gardin, Aguador.

Francisco Savadiego, Aguador.

Francisco Teresa, Mozo de Meson.

Barrio del Sacramento,

No consta haber muerto ni herido.

31

482 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

Barrio de S. Nicolas. No consta haber muerto ni herido.

Barrio de la Encarnaciôn. No consta haber muerto ni herido.

Barrio de (os Caîios del Perat. No consta haber muerto ni herido.

Barrio de S. Juan. No consta haber muerto ni herido.

Barrio de D* Maria de Aragon.

Manuel de la Fuente, Fabricante.

Maria Gasco esposa de Antonio Garcia, de oficio Oficial de Coches; fué herida en la calle de Mira el Rio.

Barrio de Las Afueras del Quartel.

Francisco Calderon, pordiosero.

Manuel Garcia Valdes, Amo de labadero de la Puerta de San Vicente.

IV»

Lista de las personas que resultaron rauertas y heridas en el Quartel de San Martin con motivo del alboroto ocurrido el dia dos del corriente.

D. Vicente Gomez, fabricante de caxas.

Gabriel Ghaponieres, de exercicio grabador.

D. Pedro Velarde, Capitan de artilleria.

D. Luis Daois, Capitan de artilleria.

Pedro Linares, Conductor de la Valija de Zara(]fOza.

Francisco Garcia, de exercicio Molendero de chocolaté.

Heridos.

Miguel Blanco, muUidor de la Sacramental de Luis.

Domingo Rodriguez

D. Manuel Callejo de Alba, Oficial de la Contaduria extin- guida de la R' Dehesa de la Serena.

Nota.

Ademas se ha enterrado en la Parroquia de San Luis una muger Y un hombre.

APPENDICES 483

En San Martin que no se saben quienes eran por no habeise presentado persona alguna a reconocerlos ni reclamarlos. (Madrid 11 de Mayo de 1808. Diego Gil Fernandez.)

Lista de los muertos y heridos que ha habido en el Quartel de Mavarillas de mi cargo con motivo de la ocurrencia del dia dos de Mayo, con denoiniria- cion de sus nombres, apellidos, calles y casas de sus habitaciones, su oficio exercicio y familia que han dexado.

Barrio de S" lldefonso.

Josef Fernandez Vina, de exercicio cocinero.

Antonio Gonralez.

Manuel Oltra y Garcia, oficial de Albanil.

Pedro Oltra y Garcia, oficial de Albaûil.

Tomas Gastillon.

Doiïa Mariana Beano, viuda de un capitan de artillcria.

Barrio de 6"" Pldcido.

Ramon Guerto, mozo de Gordel.

Tomas Alvavez, cochero.

Esteban Santiso, guarda almacen de lierramienta de la Florida.

Barrio de Basilio.

Angela Villalpando.

D' Isabel Montai vo.

Francisco Régnera, guarda del resguardo.

Barrio de Buena-Dicha.

Martin de Larrea, Maestro de Barbero.

r'acundo Rodriguez, Maestro de Guarnicionero

Felipe Barrio, Mancebo de barbero.

Barrio del Hospicio.

Josefa Mendez.

Gatalina Cana.

Antonio Matarran.

José Amador, peon de Albanil.

Juana Garcia.

Amaro, Moio de tabona.

Manuela 3Ialasaiïa.

484 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

Ramona Garcia.

D. Antonio Azcarraga, Cirujano.

Clara del Rey.

Francisco Garcia.

Francisco Sanchez, herrero.

Francisco Parra, Guardia del resfïuardo.

VI»

Lista de los inuertos y heridos que ha habido en el Quartel de San Fran- cisco de résultas del alboroto de! dia dos del corriente y con arreglo à lo aiandado por el Consejo en 7 del mismo.

Miierlos.

Josef Pedrosa, Oficial de Gocina.

D. Francisco Sanchez de la Fuente. SS'' de Loteria.

Matias Lopez, de exercicio Cabrero.

Un pordiosero, que no se pudo identifica su persona.

Antonio Gonzalez, Peon de Albanil.

Francisco Doce, Zapatero de Viejo.

Joaquin Rodriguez, Peon de Albanil.

Antonio Martinez, de oficio Esquilador.

Miguel Garcia, Vendedor ambulante.

Antonio Romero, Esquilador.

Heridos.

Josef del Cerro.

D. Josef Tadeo Soriano, Administrador de la loteria.

Josef Garcia, Aguador.

Francisco Pico, de exercicio Pastor.

Benita Sandoval.

Fernando Castro, Peon de Albanil.

Manuel Oliva, de oficio Matocbin.

VII»

QUARTEL DE JERONIMO

Barrîo de la Baronesa,

Josef Garcia, Mozo de Ca'allos.

Bartolome Pechivilu, Avuda de Câmara.

APPENDICES ig5

Antonio Iglesias, Oficial de Guarnicionero.

Ramon Ferez Villamil, Portero.

Pedro Alvarez, Repostero.

Barrîo de la Crux.

D" Eugenio Aparicio, Corredor de Cambios.

Balentin Onate, sobrino del anterior.

Gregorio Moreno, Dependiente de escritorio.

Sabino Fernandez Godoy, Oficial de la Gontaduria jeneral.

D. Francisco Martinez Balenoy, Abogado.

D. Andres Fernandez Suavez, Agente de négocies.

D. Miguel Inigo, dedicado al comercio.

Barrio de Pinto.

Juan Goronel, de oficio Peluquero.

Barrio de Trinitarias .

Ninguno.

Barrio del Biien Suceso.

D" José Peligro, Mayordomo de la Marq" de Villeicas

Un hijo del anterior de 18 anos y tambien a

[185]. Joséf Espejo,soldadoinvalidoquese hallaba de portero.

Bibliothèque de Madrid. Manuscrits, P. V. Caja 8, n" 73.

Un officier d'artillerie de l'armée espagnole Don Juan Ferez de Guzman a publié, il y * quelques années, un Catalogo alfabetico de los mucrtos y heridos el dos de Mayo de 1808 en Madrid. Ge cata- logue, non mis dans le commerce, est extrêmement rare. Je dois la communication des renseignements qu'il fournit à l'obligeance de M. l'abbé Tubeuf, recteur de Saint-Louis des Français à Madrid. M. Barrera, commandant d'État-Major, a bien voulu en faire prendre une copie au ministère de la guerre à Madrid. Gette liste atteint les chiffres de 406 morts et 172 blessés. Mais dans cette Lista de victimas les noms ne sont suivis d'aucune indica- tion permettant de les identifier, comme le fait au contraire le document si probant de la Bibliothèque de Madrid; beaucoup d'ano- nymes y figurent, on y relève des mentions telles que : « un homme inconnu », « un homme de quarante ans », « un jeune homme », « un homme », « une femme », « un soldat », « un mendiant »...

486 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

Sans contester ces chiffres, il semble donc plus sage d'admettre ceux que donnent les noms établis, vérifiés, authentiqués au mo- ment même des événements.

XI

LETTRE DE DUROG A TALLEYRAND

La lettre de Talleyrand du 13 mai fait allusion à une lettre du grand maréchal datée du 8. Nous avons eu la bonne fortune de retrouver l'original de cette dernière dans les archives du château de Broglie, que le feu duc de Broglie avait bien voulu mettre à notre disposition. Elle donne la note des pensées de l'entourage intime de l'Empereur et de ses confiantes illusions :

it Rayonne, 8 mai 1808. « Monseigneur,

« Toutes les affaires avec l'Espagne sont arrangées...

« La résidence des Infants Ferdinand et don Carlos n'étant pas encore déterminée, S. M. ayant jugé qu'ils ne peuvent pas con- tinuer à rester à Bayonne, désire les envoyer passer quelque temps à Valençay. Quoique S. M. doive vous en écrire, elle m'a chargé de vous en prévenir pour que V. Altesse donne les ordrbs afin qu'il y ait quelqu'un pour leur en faire les honneurs et quelques domestiques pour les servir.

(( 11 y a une cinquantaine de personnes, maîtres et domestiques. Je ne puis pas vous dire le nombre des uns et des autres, car cela est bien difficile à distinguer par la quantité de classes qu'ils ont parmi eux. Les princes son{ fort mal outillés pour l'argenterie et la cuisine, étant venus ici à peu près sans bagages.

(i J'ignore si l'infant don Antonio, qui nous est arrivé hier, les suivra; il est parti un peu impromptu de Madrid et n'a que trois ou quatre personnes avec lui. La reine d'Etrurie et sa famille, l'infant don Francisque et le prince de la Paix suivront le roi.

« L'échauffourée de Madrid y a produit beaucoup de bien. Tout cela ira mieux lorsque la famille sera éloignée et l'on perdra tout espoir. Les actes et proclamations du père et du fils produi- ront aussi du bien.

APPENDICES 487

« Isquierdo est arrivé, mais lorsque tout était fini. Il ne s'est pas tenu pour battu, et comme son plus grand bonheur est d'être dans les affaires, il a voulu embarrasser ce qui était fait et le recommencer. Mais son grand ami lui-même dit qu'il est fou, et on ne l'a pas écouté.

u Vous dire que tout le monde est content, ce serait trop. Le roi, la reine et son parti le sont, les princes indifférents; quelques- uns de leurs officiers mécontents, mais tous ont pris leur parti.

« Vous avez ici un collègue, le duc de Frias, qui a eu bien de la besogne; dans les premiers jours de l'arrivée de Charles IV, il le couchait et il le levait; il en faisait autant à Ferdinand VII, et il ne fait plus rien à présent.

« Je vous renouvelle l'assurance,...

« DUROC. »

Archives de Broglie. Papiers de Talleyrand classés par M. de Bacourt,

XII

DÉPUTÉS ESPAGNOLS A LA JUNTE DE BAYONNE

6 juillet 1808.

Ont signé : Miguel Josef de Azanza, Mariano Luis de Urquijo, Antonio Ranz Romanillos, Josef Colon, Manuel de Lardizabal, Sébastian de Torres, Ignacio Martinez de Villela, Domingo Cervino, Luis Idiaquez, Andres de Herrasti, Pedro de Poruas, le Prince de Castelfranco, le Duc del Parque, l'Archevêque de Burgos, Fr. Miguel de Azevedo, vicaire général de San Francisco, Fr. Jorge Rey, vicaire général de San-Augustin, Fr. Agustin Perez de Valladolid, général de San Juan de Dios, F. Duc DE Frias, F. Duc de IIijar, F. Comte de Orgaz, J. Mar- quis DE Santa Gruz, V. Comte de Fernan Nuâez, M. Comte de Santa Coloma, le Marquis de Castei.lanos, le Marquis de Ben- DANA, Miguel Escudero, Luis Gai.nza, Juan Joseph Maria de Yandiola, Josef Maria de Lardizabal, le Marquis de Monte Hermoso, comte de Taviana, Vicente del Castillo, Simon Perez de Cevallos, Luis Saiz, Damaso Castillo Larroy, Chris- toval Cladera, Josef Joaquin del Moral, Francisco Antonio

488 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

Zea, Josef Ramon Mila de la Roca, Ignacio de Texada, Nicolas DE Herrera, Tomas la Pena, Ramon Maria de Adurriaga, don Manuel de Pelayo, Manuel Maria de Upategui, Fermin Ignacio Beunza, Raymondo Etenhard y Salinas, Manuel Romero, Francisco Amoros, Zenon Alonzo, Luis Melendez^ Francisco Angulo, Roque Novella, Eugenio de Sampeloyo, Manuel Garcia de la Prada, Juan Soler, Gabriel Benito de Orbegozo, Pedro de Isla, Francisco Antonio de Echaque, Pedro Gevallos, le Duc de I'Infantado, Josef Gomez Hermosiv.la, Vicente Alcala Galiano, Miguel Ricardo de Alava, Cristoval de Gon- GORA, Pablo Arribas, Josef Garriga, Mariano Agustin, l'Amiral Marquis de Arriza y Estepa, le Comte de Castel-Florida, le Comte de Noblejas, Maréchal de Castille, Joaquin Xavier Uriz, Luis Marcelino Pereyra, Ignacio Muzquiz, Vicente Gon- zalez Arnao, Miguel Ignacio de la Madrid, le Marquis de Espeja, Juan Antonio Llorente, Julian de Fuentes, Mateo de NoRZAGARAY, Josef Odoardo y Grandpré, Antonio Soto Premos- tratense, Juan Nepomuceno de Rosales, le Marquis de Casa- Calvo, le Comte de Torre Muzquiz, le Marquis de Las Hor- mazas, Fernando Calixto Nunez, Clémente Anton Pisador, Don Pedro Larriva Torres, Antonio Savinon, Josef Maria .TiNco, Juan Mauri.

Espagne, vol. 675, fol. 301.

Xlll

DÉCLARATION DE GUERRE DE LA JUNTE DE SÉVILLE

\Traduction.'\

6 juin 1808.

Déclaration de guerre cofitre Sa Majesté Napoléon

Empereur des Français,

Au nom de Ferdinand VII, Roi des Espagnes et des Indes,

l'auguste Junta.

La France sous le règne de Napoléon l" a violé ses engage- ments les plus sacrés avec l'Espagne, elle a arrêté ses Rois, les a forcés à une renonciation illégale de leur trône, elle en agit avec la même violence envers les nobles Espagnols lesquels elle retient

APPENDICES - 489

encore injustement en son pouvoir. La France, par une entre- prise inouïe et sans exemple dans les annales des Empires, a déclaré qu'elle choisirait un Roi pour monter sur le trône des Espagnes; ses troupes ont envahi ce Royaume, se sont répandues dans toutes ses provinces, se sont emparées de nos forteresses et de notre capitale. L'assassinat, le brigandage et des cruautés sans exemple y ont été exercées. L'amitié que la Nation espagnole a toujours témoignée à la France, celle-ci l'a payée de la plus noire ingratitude. Jamais monarque despote et ambitieux n'a donné au monde l'exemple de tant de perfidies et de trahisons envers une nation et son Roi. Enfin la France foule aux pieds notre monar- chie, viole notre constitution et veut abolir notre sainte relip^ion catholique. Voilà les maux horribles dont nous sommes accablés et ceux qui nous menacent. L'Europe entière en a connaissance. Pour nous en délivrer, il ne reste qu'un seul moyen, la guerre!

En conséquence, au nom de notre Roi Ferdinand VII et de toute la nation espagnole, nous déclarons solennellement la guerre et par mer et par terre à l'Empereur Napoléon et à la France. Résolus à secouer le joug de sa tyrannie, nous ordonnons à tous les Espagnols d'agir en ennemis contre la France, de lui faire tout le tort qu'il est dans leur pouvoir, conformément aux lois de la guerre; de mettre arrêt sur tous les navires français qui se trouvent dans nos ports, comme aussi sur les effets et propriétés françaises en quelque partie des Espagnes qu'ils puissent se trouver, soit qu'ils appartiennent au Gouvernement ou aux indi- vidus de cette nation. Ordonnons en même temps que tout empê- chement et toute molestation envers la nation anglaise cesseront dès ce moment, et que toutes les propriétés, les navires et effets appartenant au gouvernement et aux individus de cette nation ne seront aucunement arrêtés ni molestés. Déclarons que maintenant la communication avec l'Angleterre est libre et ouverte, que nous sommes convenus de conclure une suspension d'armes avec ce Royaume et résolus de maintenir inviolablement cette conven- tion, en attendant que nous puissions parvenir à faire avec la Grande Bretagne une paix solide et durable.

Au reste nous jurons de ne déposer les armes que lor.sque nous serons parvenus à forcer l'Empereur Napoléon à rendre à l'Es- pagne son Roi et le reste de la famille royale et à lui faire res- pecter les droits sacrés de la nation, ainsi que sa liberté, son intégrité et son indépendance auxquels il a porté une si violente atteinte.

Ordonnons enfin de concert avec la nation espagnole que la présente déclaration solennelle sera imprimée, publiée et mise en

490 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

circulation dans toutes les Provinces des Espagnes et d'Amérique et portée à la connaissance de l'Europe, l'Afrique et l'Asie.

Donné au Palais Royal Alcazar, à Séville, le 6 juin 1808.

Par ordre de la haute Junte gouvernante.

Siyyié : Manuel Aguilar, secrétaire, Juan Bautista Pardo, id. Espagne, vol. 675, fol. 53-54.

XIV

LE PROCÈS DU GÉNI^RAL DUPONT

La nouvelle de la défaite de Baylen parvint à Napoléon le 2 août 1808 à Bordeaux; sans attendre les détails, il s'exclama, accolant au nom du général Dupont les épithètes de « bête, inepte et lâche )) : parlant des soldats que la convention d'Andujar lui con- servait, il affecta l'ironie et le dédain : « Les Anglais ne laisseront pas passer ces imbéciles; les Espagnols ne rendront pas leurs armes à ceux qui ne se sont pas battus. » Et ici, il devinait juste.

Dans sa vanité blessée, d'autant plus ulcérée qu'il se sentait secrètement responsable d'une catastrophe due en partie à ses ordres, il employa dès le premier moment une expression carac- téristique qu'il répéta souvent par la suite : « J'ai une tache sur mon habit; » et sa main droite frappait furieusement son bras gauche. Par son ordre, le Monketir du 5 septembre publie un article insultant pour nos propres troupes. Ayant demandé à Clarke le ministre de la guerre : quels tribunaux jugeraient les généraux et quelles peines « les lois infligent à un pareil délit », il prescrit la réunion d'un conseil d'enquête s'assemblent trois généraux présidés par le ministre, à qui on n'a pu remettre à la hâte que quelques documents incomplets, et comme « pièces » des extraits des journaux anglais ou espagnols. La conclusion de cette com- mission sans mandat et sans éléments de contrôle, est que les faits sont « non prévus par les lois », et qu'il serait fâcheux de donner une grande publicité à l'affaire. Le mois suivant (9 octobre), Napoléon, qui est alors à Erfurth, approuve sans bruit cette fin de non-recevoir.

Cependant, tandis que les Espagnols, violant cyniquement la

APPENDICES 491

convention, gardent prisonniers les vaincus de Baylen, ils ren- voient en France les généraux. Ceux-ci débarquent bientôt à Marseille et à Toulon; d'abord Marescot, puis Dupont, enfin Chabert et Védel. Dès son arrivée, Dupont, encore au lazaret de Toulon, voit ses papiers saisis. Il est écroué au fort Joubert. Le 16 octobre, on lui fait subir un premier interrogatoire sur des questions dictées par l'Empereur, questions d'une foi-me injurieuse et supposant comme acquises des accusations de fantaisie. Le 26 novembre il arrive à Paris, à la prison de l'Abbaye, succes- sivement viennent le rejoindre les généraux de son corps d'armée. On réduit à des cellules infectes, comme de vulgaires malfaiteurs, des soldats tout au moins chargés de services militaires glorieux et d'un passé qui mériterait des égards.

Napoléon semble vouloir frapper l'imagination publique par une indignation qui soit un exemple pour l'armée et qui par- vienne à donner le change à l'Europe, peut-être à l'histoire. En ce moment il vient d'arriver en Espagne, et si la défaite de Baylen doit être vengée, il y travaille avec son génie et son bonheur habi- tuels : Burgos, Espinosa, Tudèle, Somo Sierra couronnés par la prise de Madrid le proclament assez haut. Voilà pour les ennemis. Pour ses propres soldats, il trouve un prétexte de donner une leçon que tout le monde entende. C'est la fameuse revue de Valla- dolid le 13 janvier 1809 (1) : à la parade, il apostrophe le général Legendre, qui se trouvait à Baylen, et l'accable de reproches, d'ailleurs immérités : « Vous êtes bien osé de paraître devant moi ! » (et c'est sur un ordre impérial que Legendre s'est rendu au quar- tier général) : « Votre main ne s'est pas desséchée en signant? » (et Legendre n'a jamais eu à apposer son nom à la convention d'Andujar); il lui reproche de n'avoir pas exigé « la garantie des Anglais »... qui n'étaient ni belligérants ni même en Espagne; il qualifie de Français ayant « passé sous le joug » , les hommes qui ont posé leurs armes avec les honneurs de la guerre et dont les généraux espagnols ont proclamé la vaillance. En présence de ces « inqualifial^les violences », comme les caractérise M. Thiers, de cette scène théâtrale et calomniatrice, on se souvient de l'appré- ciation du maréchal Wolseley : « Pendant toute sa vie il Joua pour l'auditoire : pour son armée par d'émouvants ordres du jour; pour la France par des bulletins inexacts; pour le monde, présent ou à venir, par sa conduite à Sainte-Hélène et par les romans qu'il y composa. »

(1) Le général Thiébatjlt (Mémoires, t. IV, chap. 6) en a donné un récit en partie exact mai» agrémenté d'ornements de fantaisie.

492 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

Le siège de l'Empereur était fait; il voulait flétrir ceux que la victoire avait trahis; si quelqu'un de ses généraux n'était pas vainqueur, c'est qu'il était un lâche, un traitre, et, pour achever le tableau, un voleur. Cette thèse fut mise en avant des la pre- mière heure. On voulut aussitôt attacher une importance capitale à la question des bagages sauvés par Dupont, pillés par les Espa- gnols. Jusqu'à Sainte-Hélène, ce fut le thème impérial : « Dupont a perdu l'Espagne pour ses fourgons! » Et on interrogea avec ostentation les payeurs de l'armée d'Andalousie : Plauzoles et Lerembure; leurs réponses n'incriminant en rien leur ancien chef, on les passa dès lors sous silence. Les véritables témoins de Baylen, généraux et officiers revenus de Cadix, qui auraient pu donner des renseignements, ne furent pas interrogés, et on les dispersa sur-le-champ dans toutes les armées, en divers pays : Rouyer en Saxe, Roize en Italie, Dabadie en Espagne, Frésia à Dijon, Cassagne à Madrid, Poinsot à Milan, Cavrois à Bayonne; aucun des aides de camp ne fut mandé pour apporter un témoi- gnage. Au commandant Baste, des marins de la garde, nulle ques- tion posée. Dupont demandait avec instance que l'on fasse com- paraître avec lui les généraux rentrés d'Espagne. Nulle réponse. Savary, peu suspect, avait proposé de donner des éclaircissements; on ne lui en demanda aucun; il remit la copie de ses lettres à Dupont pendant le mois de juillet 1808; ces documents d'une importance capitale disparurent avant de figurer au procès.

Ce procès, l'Empereur le confiait à la Haute-Cour, juridiction encore non organisée; Dupont, ftlarescot, Chabert, Védel, le capi- taine de Villoutreys subirent des interrogatoires sommaires (fé- vrier 1809); puis lorsque Cambacérès eut émis l'opinion que l'absence de preuves amènerait l'acquittement : « Alors je n'en veux plus! » déclara Napoléon; il fit cesser les préparatifs com- mencés pour les audiences au palais du Luxembourg, et au mois d'avril, sans explication, tout rentra dans un prudent silezice.

En vain Dupont, qui venait de choisir pour ses défenseurs Berryer père et Chauveau-Lagarde, réclama la remise de ses papiers saisis, en vain il écrivit directement à l'Empereur. On voulut oublier. Ces grands coupables dignes des pires châtiments, si les reproches eussent été fondés, furent sans bruit autorisés à se rendre dans diverses maisons de santé aux faubourgs de Paris.

A Clichy d'abord (août 1809), puis aux Ternes, le général Dupont se retira, sous la surveillance respectueuse des gendarmes. Il est vrai que, s'étant établi chez son beau-père, le comte Bergon, conseiller d'État, Regnaud de Saint-Jean d'Angély réprimanda vertement de cette condescendance l'officier de gendarmerie.

APPENDICES 403

L'Empereur avait en 1810 demandé un nouveau rapport; il le garda en portefeuille pendant toute l'année 1811; en fé- vrier 1812, il reprit brusquement l'affaire en constituant un u Conseil d'enquête » . Ses membres le rendaient imposant : rArchi-CliancelierCambacérès présidait; Talleyrand, les ministres de la justice et de la guerre, les maréchaux Berthierj Moncey et Bessières, Lacépéde, grand chancelier de la Légion d'honneur, Laplace, chancelier du Sénat, Boulay de la Meurthe, président de section au Conseil d'Etat, Muraire, premier président de la Cour de cassation^ le composaient. Le palais des Tuileries était le lieu du tribunal; quatre séances (17 au 27 février) s'y tinrent à huis clos; on y donna lecture des anciens interrogatoires, de quelques pièces saisies; on y écouta surtout le rapport du procu- reur général Regnaud de Saint- Jean d'Angély dont l'exactitude était la moindre qualité; préoccupé de bien soutenir la thèse impériale, il exagérait le nombre des voitures de l'armée fran- çaise : 800 au lieu de 202, chiffre que donnent les documents espagnols eux-mêmes ; il affirmait l'abandon des malades à Cor- doue alors qu'une lettre du corrégidor de la ville prouvait le contraire; pour lui les divers '«effectifs de Dupont montaient à 20,855 présents, quand les états de situation atteignent à peine le chiffre de 15,000; il voulait que le 21 juillet le général Védel fût hors de l'atteinte des Espagnols, tandis que la route de Madrid lui était déjà coupée, etc.

On n'avait convoqué aucun témoin. Les prévenus n'eurent pas de défenseurs; on leur concéda juste le temps de lire eux-mêmes des mémoires justificatifs composés en un jour et demi sans que leurs papiers leur eussent été rendus. Une confrontation fut accordée au général Dupont avec le général Védel ; et en sortant de cette scène, Talleyrand déclara : « Il est impossible de se mieux défendre, pieds et poings liés. » On recueillit sans plus tarder les avis : Cambacérès souhaita « d'ensevelir l'affaire dans une nuit éternelle » . Muraire, homme pacifique et magistrat peu belliqueux, s'écria qu'il fallait à la guerre « vaincre ou mourir ». Boulay constata la désobéissance de Védel et repoussa l'application rétroactive d'un article du nouveau Code pénal du 12 février 1810, que Regnaud voulait faire aux vaincus du 19 juillet 1808. Bes- sières se déroba par quelques banalités. Moncey regretta que « Dupont ne fût pas mort avec tout son monde » . Feltre blâma Védel, critiqua Dupont, se rangea de l'avis de l'Empereur. Ber- tliier émit cette pensée : « Qu'on aurait charger en masse » . Talleyrand blâma un « acte honteux » . Chacun donna son opi-

494 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

nion sur la « peine » : privation des grades, des honneurs, des traitements, des titres; exil à vingt heures des résidences de S. M. On s'en remettait volontiers à cet arbitre suprême.

Le 1" mars, Napoléon parla : il prononça les destitutions •qu'on lui proposait, puis de son initiative, il les aggrava en y ajoutant pour Dupont la prison perpétuelle. Au bout de quelques semaines, dans la nuit du 31 mars, on réveilla le général pour lui lire la décision de l'Empereur. Il remit ses insignes de la Légion d'honneur avec ce simple mot : « Ils sont couverts de mon sang. » On le transféra au fort de Joux. C'est caractériser la légèreté apportée par Napoléon en cette affaire, que de relever son aveu : qu'il avait ignoré la blessure reçue par Dupont en combattant à Baylen.

Lorsque trente ans après, les trois bâtonniers : Ghaix d'Est- Ange, Duvergier et Paillet examinèrent ce « procès » mené en dehoi's de toute règle juridique, ils flétrirent procédure, jugement et sentence. Dupin appelait l'arrêté du I" mars 1812 « un acte infâme, tyrannique, arbitraire, indigne de figurer parmi les lois qu'on est tenu de respecter et d'appliquer » .

Au bout de quatorze mois, du fort de Joux Dupont fut trans- féré à la citadelle de Doullens; puis, en janvier 1814^ on lui permit, sous la surveillance de la police, de résider à Dreux. C'est que Talleyrand, d'accord avec l'empereur Alexandre, le fit chercher à la fin du mois de mars suivant, pour lui confier le portefeuille de la guerre dans le gouvernement provisoire. Le rusé diplomate pensait que la persécution avait rendu Dupont un homme parfaitement sûr et à jamais irréconciliable avec Napo- léon. Ce sentiment ne parait pas avoir poussé le général à la vengeance. Il recueillit tout aussitôt de multiples témoignages de respect de ses anciens compagnons d'ai'mes. Védel se montra parmi les premiers solliciteurs et ne fut pas éconduit; Berthier prononça le mot décisif, en allant saluer le camarade qu'il avait condamné : « Vous savez bien comme il était; j'ai agi contre mofi gré, n

u Je connais votre gloire et vos malheurs », dit à Saint-Ouen Louis XVIII; et il ordonna la revision du procès de I8I2. Arrêté par les Cent-Jours, l'examen juridique mené par le chancelier Dambray, magistrat intègre, se termina en 1816, concluant que la convention d'Andujar avait été « indispensable, honorable, avantageuse » . Napoléon lui aussi avait implicitement rétracté ses injustices et ses injures, en rendant des commandements aux généraux qu'il avait « flétris » , et, en autorisant, après le retour de Tile d'Elbe, auprès de Dupont lui-même, des instances pour le voir reprendre son rang dans l'armée.

APPENDICES 495

Celui-ci, en possession, sans autre avancement, de son grade de général de division depuis trente-cinq ans, se confina, après 1830, dans une retraite absolue. Sa veuve (il était mort le 9 mars 1840) poursuivit avec persévérance les calomniateurs de son nom ; elle y eut beaucoup de mal, car Louis-Pliilippe se dérobait et la logique laissait entendre que disculper Dupont c'était condamner Napo- léon. La vérité toutefois faisait son chemin assez pour qu'à l'Assem- blée nationale, dans un discours du 21 octobre 1848, M. Tbiers pût s'écrier : « Je soutiens que c'est la bassesse qui porta le jugement qu'on rendit contre le général Dupont... J'ai lu la procédure... Napoléon savait l'injustice qui avait présidé à cette affaire. »

M. Tbiers, ministre et historien, avait eu entre les mains les documents authentiques. Ces pièces décisives ont inspiré le travail du colonel Titeux (l). L'abondance des preuves est le défaut des trois in-quarto qu'il a consacrés à relever <( une erreur histo- rique » ; la vulgarisation de ses conclusions en devient plus dif- ficile; elle est cependant nécessaire pour faire crouler la légende militaire envenimée par la passion politique. On prétendait que Dupont, en son pas.sage au ministère de la guerre, avait fait dis- paraître les pièces du procès, on y découvrait un aveu de sa culpa- bilité. Or, ce dossier est encore intact, aux Archives du ministère de la justice : dans 7 gros cartons, sous 44 numéros, il contient 1,074 pièces et 22 liasses. Il ne laisse pas de doute dans les esprits impartiaux; il justifie l'affirmation du vaincu de Baylen : u Nous nous sommes battus avec courage, nous avons traité avec bonne foi (2). )) « J'ai traité pour évacuer l'Andalousie comme Junot pour le Portugal. Après avoir sauvé l'honneur, j'ai sauvé les troupes (3). »

Et les gens de cœur se réjouiront de ce que cette tache, pour parler comme l'Empereur, ne souille pas, ainsi qu'il affectait si maladroitement de le croire, l'uniforme français.

(1) Ces trois volumes (1903) renferment, avec des répétitions inutiles, des dissertations probantes sur les faits incriminés; ils font justice des soi-disant Mémoires du commandant Baste ; de lliistoire (entièrement fausse) du sous- lieutenant Bugeaud à Baylen ; des dépositions contradictoires de M. de Villou- tre,ys; des afiirmations successives du général Védel ; du rapport de Regnaud de Saint-Jean d'Angély, etc. On consultera : Lieutenant-colonel Clehc, Capitulation de Baylen (1903); R. de SÈze, Baylen et la politique de Napo- léon (1904).

(2) Interrogatoire du 16 octobre 1808.

(3) Lettre du 21 novembre 1808.

496 L'ESI'AGXE NAPOLEON

XV

LETTRES DE SAVARY A l'eMPEREUR (1)

Sire,

L'exécution des ordres de Votre Majesté commencera ce soir à huit iieures.

Un officier de gendarmerie et trois gendarmes avec un commis- saire des guerres, pour chacune des dix maisons désignées, passe- ront la nuit à dresser l'état des biens meubles et immeubles de chacune d'elles, assistés du contador qui y est attaché. Demain, M. Grochart, payeur de l'armée, qui est arrivé ce matin, pourra recevoir les vaisselles au Retiro, il a reçu ordre de s'établir. Les mules rassemblées aujourd'hui sont au nombre de quarante- cinq ou cinquante de la plus belle espèce; les chevaux, au nombre d'une vingtaine, me paraissent trop beaux pour ne pas être vus par M. de Nansouty (2) avant d'être envoyés dans les remontes. Les gendarmes ont encore rassemblé aujourd'hui soixante ou quatre- vingts soldats espagnols de toutes nations. Un convoi de cent-cin- quante est arrivé, conduit par les dragons de Lahoussaye, ce qui fait environ quinze cents hommes ramassés depuis hier. Si Votre Majesté l'ordonnait, on pourrait meubler magnifiquement le grand appartement royal du Retiro avec les meubles de luxe des mai- sons dont il est question.

Le comte de Gastel-Franco est constitué prisonnier, mais il est au lit avec la goutte et les jambes enflées. Je lui ai donné un gendarme pour le garder décemment.

Je crois qu'il serait également convenable d'ordonner à l'inten- dant général de faire vendre à l'encan les vins de France ou de qualité et le linge de ces maisons, sans quoi une grande partie sera gaspillée. Toutes les rues sont déblayées et on pave avec activité.

Madrid, le 7 décembre 1808, à 6 h. 1/2 du soir.

P. -S. Si Votre Majesté le juge à propos, je placerai à la porte par entrera le maréchal Lefebvre un poste de gendarmerie

(1) Je renvoie à la Revue des Questions historiques (janvier 1900), pour les trois séjours de Savary en Espagne et l'étude des documents inédits que j'y ai publiés.

(2) Le général de Nansouty, premier ccuyer de l'Empereur, faisait alors les fonctions de Grand Ecuver.

APPENDICES 497

avec un officier et un poste d'infanterie, que je demanderai au général Belliard, pour arrêter toutes les mules de pillage qui doivent être au nombre de plusieurs centaines.

Sire,

Nos efforts ont obtenu quelques succès aujourd'hui. La maison d'Hijar, qui persistait dans un refus absolu de représenter son argenterie cachée, a enfin indiqué le lieu elle était renfermée; on s'occupe de l'enlever. Chez l'Infantado on n'a trouvé que quelques caisses de vaisselle enfouie, et le raffinement le plus opiniâtre de refus de représenter aucune des richesses de cette maison. On a soustrait jusqu'aux registres de recettes et dépenses et autres documents en remontant d'aujourd'hui à l'an 1803. Demain j'emploierai des moyens vigoureux pour découvrir les auteurs de ces manoeuvres et les amener à tout représenter aux agents chargés du séquestre. J'ai rassemblé quelques débris de mon ancienne police de Madrid, ils me serviront dans cette opéra- tion comme dans le complément de la liste imparfaite des émigrés de Madrid, que j'ai obtenue avec peine du gouverneur, à force de le talonner. Ils se trouvent en assez grand nombre et comptent parmi eux plusieurs grands d'Espagne. J'établirai chez eux tout le monde que j'aurai de disponible demain et j'espère en tirer beau- coup de chevaux et de mules. Je ferai saisir l'argenterie chez les plus riches, sauf à la rendre si Votre Majesté le juge convenable.

Madrid, le 8 décembre, à 7 heures du soir,

Sjre,

Conformément aux ordres de Votre Majesté, MM. de Gastel- franco, Saint-Simon, Santa-Cruz et Altamira le fils sont en état d'arrestation; comme je suppose que l'intention de Votre Majesté est de les envoyer en France, j'ai besoin d'une instruction du major général pour les mettre en chemin. J'ai l'honneur de lui observer que ces Messieurs n'ont pas une piastre pour les frais du voyage et qu'il faudra que l'officier chargé de leur conduite les défraie en route.

L'opération de première saisie dans les dix grandes maisons désignées par Votre Majesté est terminée. Hier le payeur avait reçu cinq mille et quelques cents marcs d'argenterie, et environ

32

498 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

600,000 francs d'arg^ent monnayé. Il y avait encore quelque chose à recevoir. Je ne compte pas quelques bijoux d'or, quelques perles et diamants qu'il y avait aussi. La commission, présidée par M. de Fréville, fera le reste de la besogne relative aux immeubles. J'ai transmis à M. Mathieu Favier (1) l'ordre de Votre Majesté de vendre le vin et le linge à un acquéreur pour le tout.

Le séquestre est mis dans les six maisons d'émigrés désignées sur la seconde liste qui m'a été remise par le général Belliard, mais conformément aux ordres de Votre Majesté, il n'a été rien versé de leur mobilier chez le payeur. Ce serait dommage que Votre Majesté leur fit grâce, car il y a trois bonnes captures à faire dans les six maisons, et ce sont des ennemis aussi bien pro- noncés que les dix premières. On s'occupe de l'exécution des ordres de Votre Majesté sur la douane et la recherche du banquier d'An- gleterre à Madrid. Nous avons quelque raison de soupçonner que c'est tin nommé Murphy, Irlandais de nation.

Depuis la pointe du jour les officiers de gendarmerie parcourent les couvents pour enlever les mules appartenant aux émigrés et à l'armée des insurgés. Un seul couvent en a déjà envoyé quelques- unes. Je profite de cette occasion pour faire constater ce qui appartient à ces couvents en mules et chevaux. Ce soir j'en aurai l'état. Le général Lauriston avait reçu hier quatre-vingt-dix- sept mules d'une très belle espèce. J'en ai trois encore à lui donner, de sorte que son contingent est rempli. Maintenant je prie Votre Majesté d'ordonner à M. d'Oudenarde d'envoyer ici un officier et vingt soldats du train, à poste fixe, pour recevoir les mules qui vont arriver. Je n'ai ici personne pour les panser et rien à leur donner à manger. J'observe à Votre Majesté qu'il est bien essentiel de faire enlever de suite les mules des couvents, car les troupes qui y sont casernées les changent ou s'en emparent, et ce sera une ressource perdue pour l'armée si cela continue encore quelques jours.

Madrid, le 11 décembre 1808, à 9 heures du matin.

Madrid, 12 décembre 1808.

... Les moines évacuent pour la plupart leurs couvents, empor- tant chacun leur petit paquet; on ne sait pas encore si c'est par crainte de se trouver log-és avec des militaires ou si c'est pourpro-

(1) Ordonnateur en chef de la Grande Armée.

APPENDICES 499

fiter de la liberté que leur donnent les décrets de Votre Majesté... Les généraux et maréchaux d'empire qui viennent d'arriver ont été logés dans tous les palais de grands d'Espagne; ils ont mis dehors les gendarmes préposés à la garde du mobilier et ont brisé les scellés apposés par les commissaires nommés à cet effet. Témoin les hôtels Âltamira, Fernan Nu^ez, Hijar, etc.. La mis- sion dont Votre Majesté avait bien voulu me charger ici me paraît finie. Je la supplie de vouloir bien m'autoriser à aller reprendre mon service dii'ect près d'elle.

Madrid, le 18 décembre 1808. SiRÉ,

Je m'empresse d'annoncer à Votre Majesté que les recherches faites chez la duchesse douairière d'Ossuna ont eu un plein succès. On vient de transporter chez le payeur environ quinze ou seize quintaux d'argenterie, et le contador (comptable) de la maison a remis une déclaration de neuf millions de réaux de revenus.

On m'annonce pour demain la certitude de découvrir un magasin d'habillements plus considérable que le dernier que j'ai remis à M. Mathieu Favier et qui a rempli quatre caissons.

Madrid, le 20 décembre 1808. SiRÈ,

J'ai l'honneur d'adresser à Votre Majesté le rapport que je viens de recevoir de M. Lagorsse, capitaine de la gendarmerie d'élite, chargé de faire des recherches sur la caisse du couvent de l'Escu- rial, qui se trouve à Madrid (1). Il a déjà découvert cent trente ou cent quarante mille francs, tant en argent qu'en papier-mon- naie, et il espère que les dispositions prises pour intimider les dépositaires lui feront découvrir le reste, s'il existe une plus forte somme. Je prie Votre Majesté de me faire dire ce qu'on doit faire de cette caisse.

On a trouvé dans la maison d'Ossuna trois caisses de quinquina

(1) Dans cette maison dite de los Recesos se trouvaient un religieux occupé à l'impression d'un dictionnaire arabe, un bibliothécaire et un moine chargé de la vente des bréviaires; ces trois dangereux citoyens furent gardés par une brigade de gendarmerie, avec deux factionnaires à la porte.

500 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

pesant à peu près cent livres, cela m'a paru assez précieux pour demander à Votre Majesté quel emploi il faut en faire. Le payeur m'a dit hier que l'argenterie de la maison d'Ossuna passait vingt quintaux. C'est cinq de plus que ce que j'avais annoncé par aperçu.

Archives nationales. AF IV, 1615,

FIN

TABLE ALPHABÉTIQUE O)

Abrantès (Duchesse d'), Mme Junot,

10, 11, 44, 272. Addington (Henry), 2. Adlerberg (d'), 60. Aduruga (Ramon de), 488. Affry (d'), 315. Aguila (Comte del), 228, 267. Agcilar (Manuel), 490. Aguirre (Manuel), 321. Agustin (Mariano), 488. Alava (Ignacio de), 8, 15, 20, 23, 34. Alava (Miguel de), 488. Albadid (Marquis d'), 82. Albalat, 267.

Alcanices (Marquis d'), 321. Alcantara (Dom Pedro d'), 342. Alcedo, 82.

Alcudia (Duchesse d), 210. Alexandre I", empereur de Russie,

63, 124, 285, 451, 454, 494. Aliaga (Duchesse d'), 101. Allema>d, 13. Alonzo (Zenon), 249, 488. Alphonse de Castille, 310. Alquier, 6, 43. Altamira (Comte d'), 321, 345, 369,

497. Alvarez (Colonel), 136, 280.

Alvarez (Eusebio), 193.

Amarillas (M'* de las), 110, 255, 448,

Ameil (Major), 338.

Amoros (Francisco), 488.

Amoroso, 249.

Andreossy, 76, 322.

Angosse (d'), 174.

Angouléme (Duc d'), 101, 261, 348.

Angulo (Francisco), 249, 488.

Anjou (Duc d'), 159.

Antrdsther (Général), 416.

Apodaca (Ruiz de), 347, 444.

Aragon (Dona Maria), 152.

Arango (Raphaël), 200.

Aremberg (Prince Louis d'), 86.

Argumosa (Theodoro), 28, 32, 119,

474. Arias, 203.

Arnao (Gonzalez), 488. Arribas (Pablo), 284, 488. Arriza (Marquis d'), 259, 488. Arslet, 28. Arteche (Général Gomez de), 338,

341. Artois (Comte d'), 348. Asnarès, 117, 473. AcBcssoN de La Feuillade (Hector

d'), 128. Autriche (Don Juan d'), 327, 459. Autriche (Marie-Clémentine d'), 342.

(1) Quelques noms répétés à chaque page n'ont pas à prendre place dans cette Table : le roi Charles IV, Ferdinand VII, Joseph Bonaparte, Napoléon, Murât, Godoy prince de la Paix. 501

502

L'ESPAGNE ET NAPOLEON

Ayerbe (Marquis d'), 102, U6, 117, 120, 164, 174, 186, 472, 473.

AzAiNZA, duc de Santa Fé, 189, 201, 249, 253, 255, 258, 260, 317, 328,

487.

AZARA, 2.

AzEVEDO (Miguel de), 249, 487.

Bacourt (de), 487.

Baena (Luis), 390.

Baget, 280.

Baird (David), 412, 415, 435.

Balagny (Commandant), 418.

Balesteros, 103, 372.

Barante (Prosper de), 57, 61, 125.

Barbé- Mabbois, 50.

Bardaxi (Eusebio), 247.

Barrera, 485.

Baste, 492, 495.

Raudoin, 17, 25, 28.

Bausset (de), 175, 241.

Beauharnais (Eugène de), 138, 358, 445, 449.

Beauharnais (François de), 57, 73, 78, 79, 83, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 103, 107, 109, 110, 111, 112, 114, 116, 120, 128, 142, 144, 148, 153, 160, 162, 163, 164, 170, 186, 190, 191, 202, 280, 459, 462, 463, 471.

Beachahnais (Joséphine de), impéra- trice, 73, 84, 94, 175, 182, 245, 261.

Beabbarnais (Hortense de), 94.

Beauharnais (Marie de), comtesse de Lavalette, 73.

Beauharkais (M" de la Ferté), 73.

Beaumarchais, 396.

Belliard (Général), 223, 287, 294, 298, 313, 316, 359, 391, 420,448, 497, 498.

Bellocq, 199, 399.

Belveder (Comte de), 365, 366, 367, 376.

Bendana (Marquis de), 487.

Benting (William), 350.

Bergon, 492.

Bernadotte, prince de Pontecorvo,

186, 331, 335, 336, 337, 338. Berrugueïe, 448. Berrï (Duc de), 348. Berry (Duchesse de), 327. Berryer, 492. Berïhier, prince de Neuchâtel, 241,

254, 262, 298, 312, 331, .359, 370,

377, 387, 401, 408, 409, 417, 420,

493, 494. Bertrand, 241. Berwicr, 199. Bessières (Maréchal), 166, 230, 273,

274, 281, 282, 287, 291, 312, 356,

358, 359, 365, 366, 370, 381, 383,

384, 425, 427, 429, 450, 493. Beugnot, 239. Beunza (Ignacio), 488. Beurnonville (Biel de), 3, 4, 5, 7,

8, 9, 10, 11, 22, 34, 35, 45, 50,

54, 55, 56, 57, 264. BiCKERTON (Amiral), 19. Blake, 281, 291, 292, 335, 339, 340,

341, 361, 362, 363, 364, 371, 372. Blanchet, 257, 293. Blondel, 120, 475. Blucher, 313. Bonaparte (Caroline), Mme Murât,

131, 223, 232, 241, 441, 445. Bonaparte (Charlotte), 87. Bonaparte (Jérôme), 158, 203, 256,

449, 454. Bonaparte (Louis), 158, 159, 256,

271. Bonaparte (Lucien), 87, 129. Bonaparte (Pauline), princesse Bor-

ghèse, 94. BoNDY (de), 241. Bonnald, 47, 48. BoNKET (Général), 430. Bordesoulle, 450. Bornos (Comte de), 83, 117, 472. Bory de Saint-Vincent, 419. BouLAY de la Meurtue, 312, 493.

TABLE ALPHABETIQUE

503

Bourbon (Antonio-Pascual de), 45-,

43, 153, 168, 190, 192, 209, 211,

214, 215, 486. Bourbon (Carlos de), 42, 113, 153,

172, 175, 177, 209, 211, 466. Bourbon (Charlotte de), 42, 90, 342. Bourbon (Francisco de Paula de), 42,

209, 214, 466, 486. Bourbon (Léopold de), 342. Bourbon (Luis de), 81. Bourbon (Marie-Antoinette de), 53. Bourbon (Marie-Isabelle de), 42. Bourbon (Marie-Louise de), 42. Bourbon (Pedro de), 42. Bourbon (Philippe de), 76, 459. Bourbon (Cardinal de), 119, 474. BouRKE (Baron de), 319. BoYER (Catherine), 87. BR.iGANCE (Jean de), 42, 90. Bragance (Marie de), 90. Breteuil (de), 44. Broderick, 350, 416. BnoGLiE (Duc de), 486. Bron (Général), 450. Brown, 350. Bruik (Amiral), 22. Bruix (Madame), 37. Brune (Maréchal), 331. BuKFON, 44. BUGEAUD, 495. BCSTAMENTE, 467.

Caballero (Eugenio Alvarezl 117,

118, 119, 473, 475. Caballero (Colonel), 336. Caballero (Marquis de), 103, 104,

105, 143, 192, 215, 217, 474. Cabarrus (Comte de), 255, 259, 290,

317, 318, 360, 361. Calder (Amiral), 13, 14, 19. Calvo (Balthazar), 267, 268. Camarosa (Marquis de), 321. Camas, 17, 27. Cambacérès (Général), 370.

CambacérÈs (Prince), archi-chancelier, 70, 312, 430, 445, 492, 493.

CiMPO Alakge (Comte de), 90, 317.

Campomanés (Fernandez), 118.

Canclaux, 431.

Canning, 443, 444.

Canonilla (Marquis de), 142.

Caraffa, 279.

Carlos I", 459.

Caroline, reine de Naples, 6, 53, 63.

Caroll, 350.

Casa Calvo (Marquis de), 488.

Cas.a-Garcia (Marquis de), J18.

Ca.ssagne, 492.

Castanos (Francisco-Xavier de), 266, 281, 298, 303, 304, .305, 30f5, 308, 309, 310, 311, 314, 320, 340, 342, 350, 365, 373, 374, 375, 382, 389, 390, 415.

Castelar (Marquis de), 168, 376, 384, 387, 391.

Castel Cicala (Prince de), 342.

Castelfiel (Comtesse de), voir : Titdo.

Castel Florida (Comte de), 459, 488.

Castel-Franco (Prince de), 92, 249, 259, 369, 398, 487, 496, 497.

Castellane (Général-préfet de), 243, 244, 254, 261.

Castellanos (Marquis de), 487.

Castillo (Vicente del), 487.

Castillo-Larroy (Damaso), 48T.

Castlereagh, 414, 417, 436.

Castro (Perez de), 207, 218.

Catîielineau, 270.

Cavagnac (Louis de), 337.

Cavrois, 492.

Cevallos (Mi.auel de), 269.

Cevallos (Pedro de), 3, 5, 7, 49, 54, 60, 78, 109, 163, 174, 180, 181, 186, 187, 247, 248, 255, 259, 317, 321, 322, 345, 389, 488.

Cevallos (Simon Perez de), 487.

Chabannes (de), 170.

Chabert (Général), 269, 304, 307, 491, 492.

Chaïm, 199.

Chaix d'Est Ange, 494.

504

L'ESPAGNE ET NAPOLEON

Champagny, duc de Cadore, 85, 95,

96, 108, 180, 181, 185, 210, 221,

224, 236, 238, 241, 257, 280, 285,

288, 293, 316, 354, 443, 444, 451,

462, 471. Chaeles-Qcint, 93, 100, 125, 179,

209, 232, 236, 448. Charles II, 240.

Charles III, 223, 342, 465, 471. Charles IX, 94.

Charles de Lorraine (Archiduc), 342. Chateaubriand, 251. CHAtrMOKï-QriTRY (Eugène de), 86. Chauveau-Lagarde, 492. Cheminead, 203. Chincuon (Comtesse de), 321. Churruca (Cosme de), 15, 20, 24, 27,

32. Cilleruelo, 209. CisNEROs, 15, 20, 329. Cladep.a (Christoval), 487. Claparède, 450.

Clarke, duc de Feltre, 312, 490, 493. Clary (Adèle), comtesse Tascher, 86. Clerc, 300. Clermont-Tonxkrre (Gaspard de),

157. Cohausen (Baronne de), 73. Colbert (Alphonse de), 431. Colbert (Ambroise de), 431. Colbert (Auguste), 408, 421, 424,

431. Colbert (Edouard de), 431. Colon (Josef), 487. Colomb (Christophe), 327. COLLINCWOOD (Amiral), 15, 19, 24,

25, 28, 32, 33. Contamina (Comte de), 345. Contrebas (Alvarez de), 118. CoBNELL (Général), 345. CORBÈGE, 221.

CosMAO (Amiral), 13, 17, 20, 33. Colin (Général), 199. CoupicNî, 301. CoxE (Major), 350. Crm.lon (Louis -Antoine), duc de

Mahon, 136, 137, 166.

Cbochart, 49^6.

CnOMWELL, 127. CURTHWRIGHT, 266.

CzARToniSKi (Prince Adam), 6.

CZERHICHEFF, 241,

D

Dabadie, 472. Dalrymple, 342, 412. Damreay, 494. Danton, 220. Daoïz, 200, 201. Darmagnac. 134, 135, 375. Daru, 96, 184. Daumesnil, 199. Davila, 116, 473. Davodt (Maréchal), 359. Debelle (Général), 417.

DÉCHEGARAY, 261.

Degrés (Amiral), 8, 14, 15, 16, 18, 20, 22, 23, 34, 37, 39, 48, 452.

Defermon, 312.

Dejean (Général), 360.

Delaborde (Général), 430.

Dellevielleuze, 333, 337.

Demidoff, 220.

Demée, 275. ;

Desiepop.t, 28.

Dérieux, 320.

Desdevizes dc désert, 20.

DES.IOBERT, 199, 202, 399.

Dessolles (Général), 410.

Diderot, 54.

Do.mingcez (Maria), 320.

DORSENNE, 450.

DoYLE (Général), 350.

Dubois, 289, 446.

DuBROco, 174.

Duff, 350.

DuHESME (Général), 135, 136.

Dumanoir, 16, 20, 23, 27, 30, 36.

dumouriez, 348.

Du pin, 494.

Dupont (Général), 151, 229, 273, 274, 276, 286, 294, 296, 298, 299, 300,

TABLE ALPHABETIQUE

505

301, 302, 303, 304, 305, 307, 308, 309, 311, 312, 314, 341, 388, 412, 447, 463, 466, 490, 491, 492, 494, 495.

DuRiM, 319.

Ddrfort (Constance de), il, 56.

DoROC, Duc de Frioul, 94, 95, 96, 139, 166, 171, 174, 241, 261, 262, 359, 422, 450, 453, 477, 486, 487.

DtJROSNEL (Général), 369.

dutertre, 17.

duvergier, 494.

Dyer, 350.

EcHAQUE (Francisco de), 488.

Ega (Comte d), 91.

Ega (Comtesse d'), 64, 91.

Egdia (Général), 376.

Elio (Xavier), 328.

Enghien (Duc d'), 341, 452.

Epernon (Duc d'), 220.

Escalante, 305, 306.

Escano, 20, 23, 345.

EscoÏQDiTz (Juan), 83, 84, 101, 102, 104, 105, 112, 115, 116, 119, 120, 159, 163, 164, 166, 174, 178, 179, 180, 181, 187, 472, 473, 474, 475.

EscuDERO (Miguel), 387.

ESPARTERO, 311.

EsPEJA (Marquis de), 488.

EsPELETA (Comte d'), 110, 136, 467.

EspiNOSA (Manuel Si.xte), 448.

EsTRÉES (Gabrielle d'), 94.

Etampes (Duchesse d'), 94.

Etchevarry, 295.

Étrurie (Reine d'). Voir Marie -

Louise. Ette>hard y Saunas, 257, 488. Excelmans, 167, 168. Expert (Colonel), 406.

Fabreches, 338. Fain, 241.

FÉNELON (de), 305. Ferdinand le Catholique, 310. Ferdinand IV, roi de Naples, 42, 52,

53, 63, 342. Ferdinand VI, roi d'Espagne, 422. Feria (Duc de), 174. Fernan NtiNEZ (Comte de), 165, 171,

249, 259, 321, 369, 487. Fii.ANGiERi, 228, 268. Florida Blanca, 102, 114, 344, 345,

355, 402, 471. FouCHÉ, duc d'Otrante, 71, 96, 212,

407, 445, 446, 453, 456. FoY (Général), 281. Fox, 62, 63. Franceschi, 409, 419, 428, 430,431,

434, 439. François I", roi de France, 93, 162,

171. François, empereur d'Autriche, 451,

454. Fraser, 435. Frémiot, 56.

Frère (Benjamin), 351, 416. Frère (John), 351. FrÉsia (Général), 492. Fréville (Villot de), 220, 223, 257,

398, 498. Frias (Duc de), 92, 165, 186, 249,

284, 287. Friederich, 198. Fririon (Général), 337. Fdentès (Julien de), 488. FuMEL (de), 193.

G

Gabrielli (Prince), 87. Gainza (Louis), 487. Galabert, 328. Galdos (Pérès), 9. Galiano, 15, 20, 27, 32, 488. Gallo (Marquis de), 6, 241. Gand (Vicomte de), 109. Gantheaume (Amiral), 12, 13. Garay (Martin de), 344, 442. Gardoqui, 28.

506

L'ESPAGNE ET NAPOLEON

Garriga (Josef), 488.

Gaudin, 452.

Gauthier (Général), 450.

Gaya (Auçjustin), 321.

Gazzani (Carlotta), 245.

Georges III, 443.

GoBERT (Général), 298, 299, 300.

Godoy (don Diego), 82, 101.

GoNGORA (Christoval de), 488.

GONTAUT-BiRON, 261. GOKZALVE DE GORDOUE, 327.

GouvioN Saint-Cyr, 311, 358.

Goya (Francisco), 41, 100.

goyenèche, 329.

Graham Moor, 2, 350.

Grandeli.ana (Domingo de), 8.

Granville (Mgr de), 404.

Gravina (Duc de), 8, 9,12, 13, 15,

16, 20, 22, 23, 25, 31, 34. Green, 350. Grenade (Duc de), 109. Gren VILLE (Lord), 3. Grouchy (Général), 151, 198. Guadalcazar (Marquis de), 174. Gtjillebeau (Mlle), 245. GuiLLELMi (Juan de), 466. Gustave IV, 412. GuzMAN (Ferez de), 485.

H

Hannencourt (d'), 206.

Harispe (Général), 201.

Hauterive (d'), 57, 236, 446.

HÉDouviLLE (Comte d'), 392, 448

HÉDOUViLLE (Général d'), 392.

Henry IV, 79, 315.

Henry, 120, 186.

Heredia (Général), 415.

Hermida, 345.

Hermosilla (Josef Gomez), 488.

Herrasti (André de), 487.

Hei'.rera (Nicolas de), 488.

Hervas, marquis d'Almenara, 47, 48,

94, 163, 106. Hesse (Grand-duc de), 449.

Heudelet,430.

HiJAR (Duc de), 199, 249, 259, 369,

487, 497. Hoche, 48.

Hoiienlohe (Prince de), 313. Hohenzollerm (Prince de), 193, 223. HoPE, 383, 414, 415, 435, 436. HoRMAZAS (Marquis de las), 488. Huhter, 350,

Ibar Navarro, 207, 208, 218.

Idiaquez, 487.

Infantado (Duc de 1'), 20, 101, 102, 105, 110, 116, 119, 120, 159, 164, 186, 194, 228, 249, 253, 259, 322, 350, 369, 384, 390, 394, 398, 402, 468, 469, 470, 473, 475, 488, 497.

Infantado (Duchesse de 1), 399.

Infernet, 29, 36.

Isabelle II, 311.

IsLA (Pedro de), 488.

Isquierdo (don Eugenio), 44, 47, 48, 50, 58, 59, 60, 92, 94. 95, 96, 109, 110, 139, 178, 487.

Isquierdo (Domingo), 110, 467.

Jagome (Adrian), .347.

Jacques d'Angleterre, 220.

Janvier, 223.

Jauregui (Thomas de), 101.

Jean VI, roi de Portugal, 342.

Jean Bon Saint-André, 38.

JouBERTHOU (Madame), 87.

JouRDAN (Maréchal), 57, 287, 288,

352, 359, 421. JovELLANOS (Melchior de), 259, 345. Juan d'Autriche (don), 76, 327. JuNOT, 10, 92, 110, 174, 245, 279,

313, 348, 409, 412, 462, 495. JuNOT (Madame) duchesse d'Abrantès,

11.

TABLE ALPHABETIQUE

B07

Jtjbien de la Gravière (Amiral), 12, 13, 30.

R

Keats (Amiral), 335, 338. Kellermann (Général), 229. Kennedy, 350.

KiNDELAN (Général de), 76, 335, 338. KiNSBERGEN (Maréchal de), 271. KlÉber, 313. kourakine, 451, 454. kozietulski, 380.

Labobde (de), 177, 410.

Labrador, 164, 181, 185, 186, 247,

249. La Brethonnière, 32. Lacépède, 47, 312, 493. Lacombe, 296. Lacoste (de), 338. Lacoste (Général), 369, 371. La Cuesta, 268, 281, 340, 341, 350. Lacy (Juan de), 20. La Forest (de), 162, 163, 190, 210,

220, 221, 222, 224, 230, 231,

257, 270, 271, 272, 274, 276,

277, 279, 283, 290, 316, 217,

319, 344, 355, 401, 407. Lagorsse, 499. Lagrange, 197.

La Grange (Général), 373, 374, 450. La Hotjssaye (Général), 386, 408,

409, 430, 433, 496. Lalande, 40. Lannes (Maréchal), 47, 370, 373, 374,

376, 422. La Madrid (Manuel de), 488. La Pena, 341, 373, 374, 488. Lapisse (Général) 422, 423. Laplace, 312, 493. La Prada (Manuel Garcia), 488. La Pdebla, 345. Lardizabal (Josef de), 487.

Lardizabal (Manuel de), 249, 487. La Romana, 281, 334, 335, 336, 338,

339, 351, 363, 364, 372, 416, 417,

418, Larrey, 203. Lasalle (Général), 165, 245, 269,

281, 365, 366, 371, 377, 410, 431,

350. Lasauca (André), 117, 118, 473. La Torre, 228. La Tour-Maubocrg, 370, 386. Lauriston, 388, 498. Lavalette, 186, 241, 445. Lavalette (Comtesse de). Voir Marie

de Beauharnais. Lavadguyon, 137. La Vega (Andres de), 347. Lavii.legris, 20. Lavoisieb, 45.

Lazan (Marquis de), 270, 280. Lebrun (Général), 226, 241. Lecchi (Général), 135, 325, 326. Lefebvre (Maréchal), 273, 358, 359,

362, 363, 367, 370, 375, 407,

410, 420, 496. Lefebvre-Desnouëttes, 373, 382, 421,

427, 428. Lefranc, 198, 201. Legendre (Général), 447, 491. Legriel, 199. Leith, 350. Le.teune, 379. Lemos (Gil de), 8, 189, 192, 214,

398. Lerembcre, 492. LERoui de la Chapelle, 86. Lima (de), 241.

LiNiERS (Jacques de), 327, 328, 329. Llamas, 279, 320, 340, 341, 390. Llano, 334, 372. Llorente, 203, 250, 288, 289, 351,

396, 404, 488. Lobo (Raphaël), 338. LoisoN (Mgr), 261. LoMAS (Antonio), 267. Lorge (Général), 410, 419, 430, 439. Lorraine (Marie-Caroline de), 342.

508

L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

Louis XIII, 94.

LoDis XIV, 79, 159, 181, 220, 238,

342, 354, 455, 456. Louis XV, 367. Louis XVI, 38.

Louis XVIII, 3, 304, 343, 494. Lucas, 7, 23, 26, 27, 32, 36, 37. LucRNER (Maréchal de), 56. Luzzi (Princesse de), 6.

M

Mac-DonnelLj 20.

Mack, 318.

Mac Kensie, 335.

Magellan, 327.

Magendie, 36.

Magon (Amiral), 16, 20, 28.

Mahès, 169.

Mahon (Duc de). Voir Grillon.

Maison (Général), 388.

Maistral, 20.

Malespina (Général), 364, 365.

Malet (Général), 446.

Manrique (Josef), 102.

Marat, 353.

Marbot (Général de), 203, 206.

Marchand (Général), 359, 408.

Marescot (Général de), 304, 306, 307, 412, 491, 492.

Maret, 96, 238, 241, 254, 327, 328.

Maret (Madame), 241.

Maria de Portugal, 342.

Marie-Louise de Bourbon, reine d'Étrurie, 128, 149, 155, 161, 233, 486.

Marie-Louise de Parme, reine d'Es- pagne, 11, 42, 61, 100, 103, 107, 116, 119, 120, 146, 149, 155, 163, 169, 183, 184, 207, 210, 221.

Marmont, 358.

Martin (Amiral), 346.

Martinez (liernandez), 117, 473.

Masserano (Fieschi, prince de), 45, 47, 92, 107, 322.

Masson (Frédéric), 7,

Mathieu-Dumas (Général), 375, 408,

410, 419. Mathieu-Favier, 498, 499. Matignon (Madame de), 24J . Mauri (Juan), 488. Maurice-Mathieu (Général), 373 y

408. Mazarin (Cardinal), 79, 220. Mazzaredo (Amiral de), 80, 249, 259,

360. Medina-cckli (Duc de), 109, 165,

369. Melendez (Luis), 488. Mendinueta (Pedro de), 110. Menneval, 241. Menou, 313.

Merle (Général), 430, 435. Merlin (Général), 325, 356, 362. Mermet, 430, 439. Metternigh (Prince de), 233, 285,

441, 445, 451. Michel, 142.

Miguel de Portugal, 342. MiLA de la Roca, 488. MiLHAUD (Général), 371, 375, 415. Miot de Melito, 232. MiRANDA (Comte de), 81. MissiESSY (Amiral de), 12, 13. MissiEssï (M. de), 108, 471. Mohamed, 310. MOLITOR, 331. MOLLIEN, 51, 60. Mon (Arias), 116, 118, 341, 401. Monaco (Prince de), 214. Moncey (Maréchal), 151, 201, 229,

273, 275, 276, 280, 288, 312, 324,

340, 356, 358, 359, 362, 371, 373,

374, 376, 383, 493. MoNJÉ, 391. Monnier, 313. MoNROY (Mgr Cid), 259. Moos (Marquis de), 83, 221.

MONTALEMBERT, 28.

MoNTARco (Comte de), 101, 448. MoNTEHERMOSo (Marquis de) 487. MoNTEHERMOSO (Marquise de), 355. MoNTEMAR (Duc de), 81.

TABLE ALPHABETIQUE

509

MoxTESQuiou (de), 450, 453. MoNTHYON (Général), 148, 149, 152,

162, 171. MoNTiJO (Comte de), 340. MosTiJO (Comtesse de), 81. Montmorency (Madame de), 241. Montmorency (Duchesse de) 203. MoNTPENSiER (Duc de), 262. MooRE (John), 412, 413, 414, 415,

416, 417, 418, 426, 428, 429, 432,

433, 435, 436, 437. MoRA (de), 384. Moral (Joaquin del), 487. MoREAU, 265. MoRENO (Louis), 334. MoRENO (Pedro), 296. MoRi (Carlos), 467. MoRLA (de), 266, 267, 309, 326, 376,

384, 388, 390, 391. MoRLOT, 373. MoTjTON (Général), 167, 366, 371,

418. Mdraire, 312, 493. MuRPHY, 498. MusNiER, 373. McsQuiz (Ignacio), 164, 174, 255,

488.

N

Nansouty (Général de), 496.

Napier, 203.

Napoléon III, 159.

Negrette (Comte de), 105, 200,

467. Nelson, 2, 12, 13, 18, 19, 21, 23,

24, 25, 26, 30, 32, 34, 37, 40. Neubourg (Anne de), 240. Ney, 235, 354, 356, 358, 359, 362, 371,

373, 374, 376, 383, 389, 394, 407,

408, 409, 410, 421, 423, 424, 425,

426, 439. Niegolowski, 381, 382. Noblejas (Comte de), 488. NoRZOGARAY (Mateo de), 488. Novella (Roque), 488. NuNEz (Calixto), 488.

Odero, 34.

Odoardo y Ganpre (Josef), 488. O'Farrill, 51, 76, 189, 190, 192, 201,

215, 255, 259, 277, 317, 328, 360. Olaguer-Félin, 110, 466. O'Neill, 340. Onis (d'), 247. Orbegozo (Gahriel de), 488. Ordener (Général), 241. Orjas (Comte d), et Orgaz, 105,

117, 120, 259, 487. Orléans (Gaston d'), 106. Orléans (Louis-Philippe d'), 262, 343,

495. O.ssoNA (Duc d'), 101, 259, 369. OsscNA (Duchesse d*), 499. Odbril (d'), 61, 64. Oddenarde (d'), 183, 498.

OUVRARD, 15, 51.

Paget (Lord), 417, 427, 431.

Paillet, 494.

Palacio (M" de), 280.

Palafox (José), 270, 323, 341, 342,

345, 373, 374, 402. Palafox (Francisco), 373. Panis, 220. Pantoja, 406. Pardo (J, B.), 490. Pardo (Général), 492. Pareja, 27, 32.

Parme (Louis de), roi d'Étrurie, 42. Parque (Duc del), 82, 150, 249, 259.

260, 487. Parvis (Amiral), 267. Pasqtiier (Chancelier), 98, 125, 316. Patrick, 350. Pelayo (Manuel de), 488. PeralÈs (Marquis de). 386, 398. Pereyra (Luis de), 249, 448, 488. Perez (Agustin), 249, 487.

510

L'ESPAGNE ET NAPOLEON

Philippe II, 94, 98, 406.

Philippe IV, 459.

Philippe V, 141, 179, 223, 236, Zib,

322, 412. PiGKATELLi (Comte Fuentès), 250. Pin'uela (Sébastien), 189, 192, 259,

317. Pio (Prince), 345. Pire (Général), 379. PiSADOR (Clémente), 488. PiTT (William), 2, 6, 62, 63. Placzolles, 296, 492. PoiNsoï, 492.

PoMPADOCR (Marquise de), 94. Pons (de), 328. PoRBAS (Pedro de), 487. Pradt (de), 181, 182, 241, 449. Premostratense (Antonio), 488. Preux, 152. Prigny, 20. Primatice (le), 94. Privé (GénéraU, 296, 302, 309, Provence (C de). Voir Louis XVIII. PUGET, 450.

Q

Qcesada (de), 366. QuEVEDO (Mgr de), 248.

Ravignan (de), 261. Rayneval (de), 90. Razout (Général), 450. PiÉCAMiER (Madame), 235. Reding, 152, 299, 301, 203, 311. Regnaud de Saikt-Jean d'Angély, 307,

312, 492, 493, 495. Régnier, 312. Reille (Général), 183, 190. RÉMCSAT (Madame de), 234, 238, 242. Retz (Cardinal de), 181. Rey (Jorge), 249, 487. Richeliec (Cardinal de), 16, 79, Rico, 267, 268.

RlQtTELME, 364.

RoBERTONE (de), 53, 443. RoBERTSON (James), 335. Robespierre, 353. Roche (Major), 350. Roederer, 130, 453, 455. Roize (Général), 492. Romain, 399.

RoMANiLLOs (Antonio Rantz), 487. Romero (Manuel), 488. RosALÈs (Juan de), 488. Rosenvantz, 241. Rosetti, 169.

RosiLLY (Amiral), 21, 34, 229, 267, 298.

ROULANDON, 135.

RocMiANTSOFF (Comtc), 271, 444, 451,

454. RousTAN, 245, 450.

S

Saavedra (Miguel de), 228, 267, 345. Saint-Simon (Duc de), 394. Saint-Simon (Duc de) Montbleru,

109, 393, 394, 497. Saint-Simon (Mlle de), 393. Saiz (Luis), 487.

Salas (Joven de), 116, 119, 473, 474. Salcedo (Amiral), 12, 16, 438, 448. Saligny, duc de San Germano, 288. Salm-Salm (Marie de), 101. Salczzo, 365. San Carlos (Duc de), 83, 101, 105,

114, 120, 159, 164, 174, 467, 468,

469, 470. San March, 340, 373. San Juan (Benito), 378, 382, 466. San Peloyo (Eugenio de), 488. San Roman (Comte de), 336, 339, 364. Sancy (Nicolas de), 220. Santa Clara (Comte de), 110, 467. Santa Coloma (Comte de), 259, 487. Santa Cruz (M" de), 259, 270, 369,

398, 487, 497. Sa.ntivanÈs (Chevalier de), 45. Sarrut (Général), 371.

TABLE ALPHABÉTIQUE

511

Sassenay (de), 327, 328. Savaby, duc de Rovigo, 157, 162, 163, 164, 165, 166, 175, 178, 182, 188, 231, 241, 244, 271, 272, 273, 275, 276, 277, 278, 286, 287, 298, 305, 314, 316, 322, 376, 377, 393, 399, 422, 450, 492, 496.

Savinon (Antonio), 488.

ScHMiDT (Karl), 332.

SÉBASTIAN! (Général), 364, 365, 393, 407.

SÉDAvi (Duc de), 83.

SÉGUR (Philippe de), 382.

SÉNARMONï (Général), 379, 388.

Senftt (Comte de), 241.

Sergent, 220.

Servino, 487.

Shéridan, 413.

SiDMOUTH (Lord), 25.

SoLANO (M'' de), 153, 228, 230, 265, 267.

SoLER (luan), 488.

SoLiGNAC (Général), 137.

SONTAG, 350.

Soto-Major (Duc de), 259.

SouBiSE (Prince de), 367.

Soulage (de), 384.

SoDLT (Maréchal), duc de Dalmatie, 359, 365, 367, 368, 369, 370, 371, 372, 409, 410, 417, 418, 419, 424, 428, 430, 433, 436, 438, 439.

Stadion, 233, 285, 445.

SxEWART (Lord), 436.

Stirling (Amiral), 13.

Strachan (Sir Piichard), 30.

Strogonoff (Comte), 64, 65, 91, 160, 271, 276, 285, 318, 322, 355.

Stuart (Charles), 349.

SuRCODF, 17.

Talleyrand, prince de Bénévent, 2, 4, 5, 6, 11, 18, 45, 48, 50, 53, 54, 55, 57, 60, 68, 73, 75, 77, 79, 85, 95, 125, 127, 139, 159, 203, 211, 213, 234, 235, 236, 237, 238,

312, 317, 441, 445, 446, 451, 452,

453, 455, 457, 486, 493, 494. Talleyrand (Mme de), 212, 213. Tascher de la Pagebie (Colonel

comte), 86, 372, 417. Tascher de la Pagerie (Stéphanie),

83, 86, 129. Tascher de la Pagerie (Robert),

86. Taviana (Comte de), 487. Teïlet (Major), 296. Texada (Ignacio de), 488. Thiébault (Général), 447, 491. Thiers, 135, 156, 203, 387, 491,

495. TiLLY (Comte de), 305, 306, 345,

402, 409. TiNco (Josef), 488. TiTEUx (Colonel), 300, 495. Tolstoï (Comte), 125, 2.35. ToRENo (Comte de), 203, 257, 347.

TORRE DEL FrENO, 267.

ToRRE-MusQuiz (Comte de), 488. ToRRÈs (Don Pedro de), 488. ToRRÈs (Jéronimo de), 280. ToRRÈs (Sébastian), 118, 249, 487. ToscANO (Don Sanchez), 142. TouRNON (Camille de), 112. TouRNON SiMiANE (Philippe de), 112,

113, 114, 157, 158, 170, 171, 211,

463, 471, 477, 479. Trasvina, 321. Trogoff (Amiral de), 38. Truxillo, 228, 267, 268. Tdbeuf (Abbé), 485. TuDO (Joséphine, comtesse de Castel-

fiel), 77, 81, 110, 465. TuRENNE (de), 108, 467.

u

Upategui (Manuel de), 488. Uriz (Joaquin), 488. Urquuo (Don Luis), 80, 166, 248, 256, 258, 259, 317, 318, 352,

487.

512

L'ESPAGNE ET NAPOLEON

Vaca (Francisco), 467.

Valdès (Cajetano), 15, 27, 29, 32,

364. Valenzuela (Manuel de), 448. Vallabriga (Marie-Thérèse), princesse

de la Paix, 81. Valle Santoro (Marquis de), 110. Vandeul (Carroyon de), 3, 4, 57, 65,

66, 67, 68, 72, 128, 129, 170. Vantal de Carrière, 203. Vargas, 32. Vasco (Général), 110. Vaïuier, 155. VÉDEL (Général), 273, 295, 298,

299, 300, 302, 305, 309, 312, 326,

397, 491, 492, 493, 494, 495. Velarde, 200, 201. Venegas (Général), 301, 374. Vera (Fernando), 384. Verdier (Général), 165, 271. Verhdel, 160, 271, 319. Victor (Maréchal), duc de Bellune,

358, 362, 363, 364, 367, 368, 370,

375, 389, 410, 420. Viegas (Simon de), 116, 117, 472,

473.

ViGO-RODSSILLON, 393.

ViGiJRi (Louis de), 101. Vilatïe (Générai), 364. ViLCBÈs (Josef de), 118.

VlLLAFRANCA (DuC de), 81.

Villagomez (Don Miguel), 118. ViLLANUEVA (An(onio), 118. Villel (M" de), 345. ViLLELA (Ignacio de), 249, 487.

VlLLEMABRIN, 36.

Villeneuve (Amiral de), 12, 13, 14, 15, 16, 18, 19, 20, 21, 23, 24, 25, 27, 29, 34, 35, 37.

Villeneuve (Mme dej, 37.

ViLLEROY (Maréchal de), 35.

Villoktrevs (de), 304, 315, 492, 495.

Vincent (de), 76.

w

Walther (Général), 213, 359, 450. Wellesley (Arthur de), duc de Wel- lington, 40, 348, 412, 442. Wilson (Robert), 350. Winttingham, 350. Wolseley (Maréchal), 492.

XimenÈs (Cardinal), 181. Y

Yandiola (Jean de), 487.

Yarmouth (Lord), 63.

Yebra (Gonzalez), 118.

YoN, 26.

Yriarte (Bernardo), 388, 390, 448.

YvAN, 241.

Zea (Antonio), 487.

TABLE DES MATIÈRES

Préface ,

PREMIÈRE PARTIE

LA CHUTE DES BOURBONS CHAPITRE PREMIER

TRAFALGAR (1805)

Charles IV reconnaît avec joie l'avènement de Napoléon. Alliance franco- espagnole. Subsides de l'Espagne pour payer sa neutralité. William Pitt rompt la paix par un guet-apens (octobre 1804). Déclaration de guerre (décembre). Armement des vaisseaux espagnols. Junol passe à Madrid.

Croisières des flottes françaises. Combat du cap Finistère (22 juillet 1805).

L'amiral "Villeneuve bloqué à Cadix. Les amiraux espagnols. Le» amiraux français. Effort maritime de l'Empereur.

Nelson augmente ses moyens et reprend la mer (septembre). Conseil de guerre des amiraux des flottes alliées (8 octobre). Rosilly nommé commandant en chef. Villeneuve ordonne la sortie. Manœuvres et branle-bas. L'attaque de Nelson (21 octobre). Il est tué à son bord.

Combats, abordages et incendies. Villeneuve prisonnier. L'amiral Gravina rallie les débris des flottes.

Tempête de la nuit. Désastres et naufrages. Le Redoutable. Douleur de Charles IV; fureur de Napoléon. Mort de Villeneuve. Raisons et conséquences de ia défaite. L'Angleterre maîtresse des mers. . 1

513

33

514 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

CHAPITRE II

LE PRINCE DE LA P4IX

(1805-1806)

La famille royale d'Espagne. Futilité de la Cour. HésitatLons du prince de la Paix. Son agent secret à Paris : Isquierdo. Projet d'une descente espagnole en Irlande. Difficultés au sujet du subside mensuel de l'Espagne au trésor impérial. Le général O'Farrill avec un corps espagnol envoyé par ordre en Toscane. Avajices au prince de la Pai pour obtenir de Charles IV de reconnaître Joseph Bonaparte comme roi de Naples. L'Espagne souscrit à cette nécessité.

Beurnonville est satisfait de lui-même, mais l'Empereur en est mécontent et rappelle son ambassadeur. Intérim fait par M. de Vandeul. Premiers projets de Godoy sur une souveraineté indépendante. Règlement finan- cier du subside. Mission de Prosper de Barante à Madrid. A Paris pourparlers secrets pour la paix. Influence de Strogonoff, ambassadeur de Russie en Espagne, sur Godoy. Levée des milices espagnoles ; pré- paratifs clandestins; agitation à Madrid. Proclamation belliqueuse du prince de la Paix (15 octobre). Effroi et rétractation à la nouvelle de la victoire d'Iéna. Insuffisance diplomatique de "Vandeul. Godoy est perdu dans l'esprit de l'Empereur 41

CHAPITRE III

LE TRAITÉ DE F01ST AINEBLEAU (1807)

Le marquis François de Beauharnais. - - L'Espagne adhère au Blocus conti- nental. — L'Empereur lui demande àe fournir un contingent militaire. Corps expéditionnaire pris en Toscane et envoyé en Hanovre. Godoy nommé Grand Amiral et Altese. Querelle d'étiquette entre lui et M. de Beauharnais. Le mécontentement des Espagnols s'accentue. Mesures du prince de la Paix contre le prince des Asturies et ses amis. Intrigues du favori pour assurer son influence à la mort prévue de Charles IV. Charges et faveurs nouvelles qu'il se fait octroyer. Deux partis rivaux se forment.

Intrigues de Ferdinand et de M. de Beauharnais. Entrevues secrètes avec le chanoine Escoïquitz. Projet d'un mariage « français » . Beauharnais blâmé par l'Empereur. Silhouettes du prince de la Paix et de la fcuiiille royale. Tilsitt. Le Blocus continental. Menaces forcées de l'Espagne contre le Portugal. Défenses dilatoires de la cour de Lis- bonne. — Politesses entre M. de Beauharnais et M. de Strogonoff. Procédés violents de l'Empereur. Rupture avec le Portugal.

La cour à Fontainebleau. Conférences secrètes de Duroc et de Isquierdo. Premier projet de l'Empereur. Conseils de Talleyrand. Traité du

TABLE DES MATIERES 5115

27 octobre 1807. La convention secrète. Remerciement» empha- tiques de Godoy. 72

CHAPITRE IV

LE PROCÈS DE l'eSCURIAL

(1807)

Le palais de l'Escurial. Menées du prince de la Paix. Agitation autour du prince des Asturies ; sa lettre à l'Empereur (11 octobre). Arrestation de Ferdinand (27 octobre). Interrogatoire du prince; ses aveux et sa faiblesse. Emprisonnement de ses amis. Agitation à Madrid. Charles IV inquiet ëcrlt à l'Empereur. Embarras de M. de Beauharnais.

Traité de Fontainebleau ratifié à l'Escurial. -^ Mesures de précaution du prince de la Paix. Réponse altière de Napoléon. Seconde mission de M. de Tournon. Son rapport; portraits et conclusions politiques.

Le procès de ''Escurial. Embarras des juges. Inquiétudes de Godoy.

Napoléon donne ses ordres. La junte criminelle : réquisitoire, défense ; l'acquittement. Don Eugenio Caballero. Mesures rigou- reuses contre les amis de Ferdinand. Anxiété de l'opinion publique.

Dépêches optimistes de Beauharnais. Perplexités à Paris et à Madrid 99

CHAPITRE V

MDRAT LIEUTENANT DE l' E MPE R ETJR (1808)

Partage futur de l'Europe entre l'Empereur et le Tsar. Date des premiers projets de Napoléon sur l'Espagne. Ll exige d'elle un « secours » mili- taire et veut, en l'intimidant, se dégager de ses propres promesses. Pour en faire une compensation éventuelle il enlève à la reine Marie- Louise le royaume d'Étrurie. Il repousse l'alliance matrimoniale du prince des Asturies et recule l'exécution du traité de Fontainebleau. Mission de Vandeul à Madrid pour porter ces injonctions. Le grand- duc de Berg est nommé « Lieutenant de l'Empereur » .

Murât entre en Espagne avec une armée. Occupation par surprise de Pampelune, Barcelone, Saint-Sébastien. Voyage d'Isquierdo à Madrid et à Paris. Murât arrive dans la Castille.

Projets de fuite de la famille royale. Effervescence populaire pour empêcher le départ. Emeute d'Aranjuez (17 mars). Godoy est saisi, blessé, emprisonné. Terreur et abdication de Charles IV. Conci- liabules de Murât avec la famille royale. Mission du général Monthyon.

Brillante entrée de Murât à Madrid (23 mars). Entrée triomphale de Ferdinand (24 mars). Napoléon attend les événements pour se prononcer. La lettre apocrvnhe du 29 mars. L'Empereur offre la couronne d'Espagne à son frère Louis, dès le 27.

516 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

Le « règne » de Ferdinand VII. Maladresses de Beauharnais. Murât reçoit l'épée de François I". L'Empereur envoie Savary chercher Ferdinand. Le prince part et attend à Vittoria. Il est enlevé et conduit en France. Murât envoie également Charles IV, la Reine et le prince de la Paix 123

CHAPITRE VI

LES PRINCES A BAYONNE

(Avril 1808)

Napoléon part pour Bayonne; réception enthousiaste qu'il y reçoit (14 avril).

Il s'installe au château de Marrac. Arrivée de don Carlos qui se défend de voir Napoléon. Arrivée du prince des Asturies (19 avril). Brusque visite de Napoléon. Diner à Marrac. La mission de Savary; douloureuse déception : Yo soy trahido! La conversation de l'Empe- reur et du chanoine Escoïquitz.

Démarches successives et inutiles de MM. de Cevallos et de Labrador auprès de M. de Champagny. Entretiens de Escoïquitz et de l'abbé de Pradt.

Arrivée de Godoy. Arrivée de Joséphine. Arrivée des « Vieux Rois ». Le baise-main. La visite de Napoléon. Le gala de Marrac. L'Empereur travaille à réaliser son plan : tenir pour nulle l'abdication de Charles IV. Résistance de Ferdinand : sa lettre du 30 avril ; réponse de son père (2 mai) ; nouvelle lettre de Ferdinand (3 mai). Charles IV nomme Murât son lieutenant en Espagne (4 mai).

Traité du 5 mai : Charles IV cède sa couronne à Napoléon 170

DEUXIEME PARTIE

l'avènement des bonapartes

CHAPITRE PREMIER

LE DEUX MAI

La Junte laissée à Madrid par Ferdinand. Murât l'effraie et rassure l'Em- pereur. — Arrivée de M. de la Foresl, le nouvel ambassadeur. Surex- citation du peuple de Madrid. Le 1" mai. Menaces de Murât. Dos de Mayo : l'enlèvement de don Francisco; le combat de l'Arsenal; les charges de cavalerie; la commission militaire. Les morts.

Émotion produite à Bayonne. Les ordres contradictoires de Ferdinand. La scène du 5 mai. Ultimatum de Napoléon. Le prince des Asturies « abdique n (6 mai). Il abandonne ses droits (10 mai). La couronne d'Espagne donnée à l'Empereur. Les u compensations : Chambord et

TABLE DES MATIÈRES 517

six millions. Bëceptions de Marrac. Départ de la famille royale. La mission de Talleyrand à Valencay. Soulèvement patriotique de l'Espagne. Position difticile de Murât; il joue au souverain; ses espérances, sa déception. Les diamants de la cou- ronne d'Espagne. Ordres, reproches de l'Empereur. Sa proclamation aux Espagnols (25 mai). Maladie de Murât. Mission de Savary. Retour de Murât, nommé roi de Naples (7 juillet.) 189

CHAPITRE II

LA JTJNTE DE BATONNE

(Juin-Juillet 1808)

L'Empereur veut façonner l'opinion alarmée de l'Europe : rôle de Talleyrand auprès du corps diplomatique à Paris : notice historique de d'Hauterive; rapport de Champagny. Stupeur et silence en France. Délassements et travaux de Napoléon. Le château de Marrac; la vie de cour; les réceptions; les excursions; les revues.

Arrivée des députés espagnols. Arrivée de Joseph Bonaparte. La Junte; ses membres; ses séances (15 juin-7 juillet) ; ses travaux. La Constitu- tion. — Ses origines et ses conséquences. La « Maison » et le ministère du roi Joseph. Départ général : Joseph entre en Espagne; Napoléon retourne à Paris 233

CHAPITRE III

LE BÉVEIL d'un PEUPLE

(Juin-Juillet 1808)

Spontanéité de la résistance furieuse et sanglante : Carthagène. Cadix. Séville. Valence. Assassinats des autorités espagnoles; influence paci- fique du clergé. Mouvement dans les classes moyennes. Esprit local de la révolte dans les provinces. Dispersion des troupes régulières d Es- pagne. — Positions de l'armée française.

Savary à Madrid (15 juin-30 juillet). Vanité et brutalité de ses procédés de gouvernement. Ses difficultés avec les Espagnols, le grand-duc de Berg et l'ambassadeur de France.

Entrée de Joseph en Espagne; ses efforts de pacification. Le maréchal Bessières vainqueur à Rio Seco (14 juillet). Entrée du roi à Madrid (23 juillet). Résistance du Conseil de Gastille. Proclamation officielle de Joseph (25 juillet). Fioideur du corps diplomatique. Mésintelli- gence de Joseph et de Savary. Les Espagnols ralliés : Antoine Llorente, les brochures de Cabarrus. Soulèvement général. Lettre de Blake à Bessières. Misères de la Catalogne. Amnistie du roi Joseph.

Le général Dupont traverse l'Espagne et pénètre en Andalousie. Combat du pont d'Alcolea. Prise et sac de Cordoue. Causes de l'inaction de Diijiont et de son recul à Andujar. Les fautes du général Védel. Les

518 L'ESPAGNE ET NAPOLÉON

Espagnols passent le gué de Menjibar. Les instructions de l'Empereur.

Dupont se replie vers la Sierra. La bataille de Baylen. La sus- pension d'armes. Retour tardif de Védel. Les pourparlers d'Andujaj. Capitulation. La clause des « bagages ». Violation des engagements.

Enthousiasme patiiotique des Espagnols. Surprise de l'Europe.

Colère de Napoléon. Injustice et inutilité du procès du général Dupont 263

CHAPITRE IV

LE ROI « INTRUS »

(Juillet-Octobre 1808)

La nouvelle de Baylen parvient à Madrid. Joseph évacue précipitamment la ville (30 juillet). Défections. Retraite sur Burgos. Décourage- ment des ministres : abandon du corps diplomatique. On se réfugie derrière l'Ébre.

Enthousiasme populaire à Madrid. Castanos se réserve. Entrée et mau- vaise conduite des Valenciens. Le Conseil de Castille annule tous les actes du goUTcmement « Intrus. » Indiscipline des troupes trançaises.

Barcelone livrée aux soldats italiens. Lettre de Thomas Morla au général Véd3l.

Napoléon envoie en Amérique M. de Sassenay auprès de M. de Liniers, vice-roi de la Plata. Echec de cette mission. Soulèvement patrio- tique de toutes les colonies espagnoles qui proclament Ferdinand VII.

Les troupes de la Romana en Danemark. Refus de prêter le serment à Joseph. Positions des armées espagnoles. Conseil de guerre à Madrid. Anar- chie; pensée d'un régent : Léopold de Bourbon. Projets et offres du duc d'Orléans. Junte suprême à Aranjuez (25 septembre). Ouverture des séances, personnel et ministres. Alliance avec l'Angleterre. Députés des Asturies, députés de Séville à Londres. Enthousiasme en faveur de l'Espagne; secours de toute nature envoyés. Wellesley en Portugal; capitulation de Cintra. Nombreux agents anglais dans la péninsule. Le roi Joseph à Vittoria. Mesures financières désastreuses. Tenta- tives pacifiques des « Joséphistes » , lettre de d Urquijo à l'évêque d'Orenze.

Mesures militaires imprudentes de Joseph. Menaces de l'Empereur.

Emeute à Madrid contre Stoaonoff. . . Sl^

CHAPITRE \

ITAPOLÉON EN ESPAGNE

La résistance espagnole (Novembre-décembre 1808)

Kassuré à l'entrevue d'Erfurth, Napoléon dirige vers l'Espagne la Grande Axmée et va eh prendre le commandement. Il rejoint Joseph à Vittoria. Premières menaces. Il blâme le maréchal Lefebvre de son offensive

TABLE DES MATIÈRES 519

à Durango qui trouble le plan d'ensemble. L'armée de Blake est écrasée par le duc de Bellune à Espinosa de los Monteros.

Connbat de Burgos. Pillage de la ville. Séjour de l'Empereur. Décrets contre les « traîtres « . Le maréchal Soult envoyé dans le pays de Santander. Le maréchal Lannes en Aragon; sa victoire à Tudèle.

Napoléon marche sur Madrid. Affaire de Savary à Sépulveda. La charge des Polonais à Somo Sierra. Attaque de Madrid. Agitation patriotique de la ville. Sommations, menaces, capitulation. Sévé- rités et indulgences. Décrets contre les ordres religieux, l'Inquisition, les droits féodaux, le Conseil de Castil e. Suspects et séquestres. Hostilité irréductible des Madrilènes. Proclamation impériale. Audience à la municipalité. Serment au roi Joseph. La villa de Chamartin. Revues militaires. Nouvelles des Anglais; Napoléon part subitement à leur rencontre 357

CHAPITRE VI

NAPOLÉOK EN ESPAGNE

Le secours anglais. La diversion autrichienne (Décembre 1808-Janvier 1809)

Sîr John Moore est mis à la tête des forces britanniques dans la péninsule,

Il se rend à Salamanque ; son lieutenant Hope le rejoint par le chemin du Guadarrama. Moore s'avance vers Soult dans le Léon. Rencontre à Sahagun. L'approche de Napoléon décide les Anglais à la retraite.

Leur présence engage le duc de Dalmatie à renforcer le II' corps. L'Empereur marche en hâte contre les Anglais. Passage pénible du Gua- darrama. — Manœuvres dcins la vallée du Duero à la recherche des Anglais. Napoléon s'élance sur leurs traces. Ils passent l'EsIa avant nous Escarmouche malheureuse de Lefebvre Desnouëttes à Benavente.

Traversée difficile de l'Esla. Poursuite sur Astorga. L'Empereur s'arrête et revient sur ses pas.

Le maréchal Soult commande l'armée qui presse les Anglais en pleine retraite. Le général Colbert est tué à Cacabellos. Démoralisation, souffrances, pertes et pillages de l'armée britannique. Saccage de Villa- franca. Halte des deux armées à Lugo. John Moore reprend sa course vers l'Océan, se réfugie à la Corogne et prépare son embarquement.

Soult arrive à toute vitesse. Bataille indécise du 16 janvier. Sir John Moore est tué. Bombardement de la flotte anglaise qui prend la mer et échappe. La Corogne ouvre ses portes. xlttaque et prise du Ferrol. L'Empereur charge Soult victorieux d'aller chasser du Portugal les Anglais qui s'y trouvent encore.

Armements de l'Autriche en 1808. Après Erfurth manœuvres de Talley- rand à Saint-Pétersbourg et à Vienne. Politique de M. de Metternich. Manifeste de la Junte espagnole à l'Europe. Echec des pourparlers de la France et de la Russie avec l'Angleterre. Concessions pacifiques

520 L'ESPAGNE ET NAPOLEON

de l'Empereur; sa colère de leur insuccès. Traité d'alliance entre Londres et la Junte de Séville. Napoléon averti des intrigues de Paris quitte l'armée. Séjour à Valladolid. Réception des députés de Madrid. Retour précipité en France. Disgrâce de Talieyrand. Menaces à l'Autriche; réserve de la Russie.

Rœderer envoyé à Joseph. L'Empereur se tourne contre Vienne. 411

APPENDICES

l. Instructions de Talieyrand à Beauharnais. 23 avril 1806 457

II. Le prince de la Paix nommé Grand Amiral et Altesse Sérenissime

13 janvier 1807 459

III. Lettre du prince des Asturies à l'Empereur. 11 octobre 1807.. . . 460

IV. Instructions de Champagny à Beauharnais. 28 octobre 1807 462

V, Rapport de M. de Tournon à 1 Empereur. 20 décembre 1807. . . . 463

VI. Procès de l'Escurial. Dépêche de Beauharnais à Champagny.

19 novembre 1807 471

VII. Procès de l'Escurial. Bulletin de Beauharnais. 10 février 1808. . 472 VIII. Instructions à l'agent secret Blondel. 6 février 1808 475

IX. Voyages de M. de Tournon. 20 juin 1808 476

X. Liste des morts du 2 mai 479

XI. Lettre de Duroc à Talieyrand. 8 mai 1808 486

XII. Députés espagnols à la Junte de Bayonne. 6 juillet 1808 487

XIII. Déclaration de guerre de la Junte de Séville. 6 juin 1808 488

XIV. Le procès du général Dupont 490

XV. Lettres de Savary à l'Empereur. Décembre 1808 496

Table alphabétique 501

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