LES

POÈTES

DE LA

SAVOIE

IMPRIMERIE DE CH. BURDET

LES

POETES

DE

LA SAVOIE

JULES PHILIPPE

SECRÉTAIRE DE LA SOCIÉTÉ FLCRIMONTAME

MEIilBRE CORRESPONDAIiT

DE LA SOCIÉTÉ D'HISTOIRE ET D'ARCHÉOLOGIE , ET DE L'IKSTITDT

DE GEIIÈVE

ANNECY

JILES PHILIPPE, LIBRAIRE-ÉDITEUR 1865

ALPHONSE DE LAMARTINE

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JULES PHILIPPE.

ty^ntiecu , /^^ aclcw^e ^^64.

INTRODUCTION

1

La publication d'un recueil de vers paraîtra peut-être, à quelques hommes de notre époque, une entreprise au moins téméraire. La poésie, depuis de longues années , a tellement perdu de son prestige, qu'un poète, pour bien des gens, n'est qu'un être inutile qu'ils écoutent quelque- fois par complaisance, mais dont l'effort les fait sourire. Ces censeurs importants croient avoir fait preuve de bon goût et acte de haute cri- tique, lorsqu'ils ont laissé tomber dédaigneu- sement de leurs lèvres la qualification de poète, à l'adresse d'un écrivain qui cherche à réveiller

8 INTRODUCTION.

les grandes pensées par l'expression du senti- ment poétique.

Cette transformation subie par le goût lit- téraire et qui s'est manifestée depuis tantôt vingt ans, alors que les Lamartine, les Victor Hugo et d'autres génies avaient déjà brillé d'un vif éclat, peut être attribuée, ce nous semble , à deux causes principales. D'abord, aux événe- ments politiques qui ont pesé sur la France dans les temps modernes; en second lieu, et surtout, à la direction imprimée à l'esprit public.

Les grandes agitations , on le sait , sont loin d'être favorables aux études littéraires ; lorsque le canon gronde dans les cités ou môme sur des plages lointaines, l'esprit poétique, fût-il le plus parfait, est mal venu à vouloir chanter le calme, le bonheur, la liberté. Cependant il ne serait pas exact de dire que les grandes commotions qui ébranlent parfois les peuples anéantissent tout sentiment poétique. Si, en temps de trouble, le poète est forcé d'écrire l'épée au poing, il peut encore exprimer de grandes et nobles pensées qui auront leur écho

INTRODUCTION. 9

dans les cœurs patriotiques ; il devra aban- donner, il est vrai, le terrain le plus propre à inspirer sa muse au point de vue de l'art pur; mais il lui reste à décrire, dans un langage élevé, les hauts faits des armées du droit et de la justice.

L'ennemi principal de la poésie se trouve dans l'appétit matériel que l'on a réussi à surex- citer au sein des masses.

La révolution de 1848, faite d'abord sous d'heureux auspices, fut bientôt atteinte d'une maladie terrible dont la crise lui devint si fu- neste dans les journées de Juin, et qui détourna définitivement l'esprit public des idées médi- tatives pour le jeter dans le gouffre se débattent pelé -mêle les passions grossières; la poésie reçut à cette époque un coup terrible. Ce fut en vain qu'un grand poète, auquel nous avons été heureux de dédier ce recueil, essaya de résister au courant fangeux qui entraînait hommes et choses; la lutte de l'esprit contre le corps ne fut pas de longue durée, et avec l'honnête homme politique tomba, osons le dire,

10 INTRODUCTION.

rhonnôte idée littéraire. On avait fait appel au ventre , et le ventre avait répondu , ainsi que lo disait énergiquement un homme politique. Or, lorsque le ventre parle, le cœur se tait.

Dès lors, si le mal a changé de nature, il n'eu existe pas moins. ont tendu jusqu'à ce jour les efforts des masses, si ce n'est à la prompte satisfaction des appétits matériels? La bouche du fusil ou du canon n'aboie plus la faim sur la place publique , mais la soif de l'or, de l'or qui conduit à toutes les jouissances physiques ,^ n'a- 1- elle pas amplement remplacé le cri du ventre? L'idée est à la spéculation; l'argent seul domine et parle en maître; la base de la morale , aux yeux de la masse , est la pièce de monnaie. C'est à qui arrivera le plus tôt au but tant désiré : à la richesse ; les fortunes se font et se défont en un jour; la Bourse est devenue le temple favori, et la corbeille des agents de change est le sanctuaire trône la divinité moderne. Il nous en coûte de l'avouer, mais la folie du jour a gagné jusqu'à certains littérateurs qui, par profession, auraient être les der-

INTRODUCTION. i\

niers à se laisser entraîner dans le vil tourbillon du gain.

Après avoir distribué aux hommes tous les biens de la terre , Dieu , selon la légende al- lemande, en vit un qui songeait à l'écart, un poète ; il lui dit : « Pau\Te rêveur oublié , je n'ai plus rien à te donner, mais je t'accorde le droit de mépriser ce que j'ai donné aux au- tres. » Aujourd'hui , beaucoup des privilégiés delà muse ont abdiqué ce droit, et nous avons pu voir des écrivains de mérite se faire photo- graphes ou confiseurs pour mieux attraper la fortune. Au milieu de ce mercantilisme, le cœur et la poésie sont devenus ce qu'ils ont pu.

Il y aurait toutefois injustice à ne pas re- connaître qu'il se produit actuellement une cer- taine réaction morale qui tend à paralyser l'action délétère du souffle matérialiste, dont l'atmosphère intellectuelle est infectée. Un re- tour vers des doctrines plus saines se manifeste sur tous les points de la France, au nom de la décentralisation littéraire; quelques esprits d'élite, outrés do se voir ontraînor par la mo-

12. INTRODUCTION.

tropole vers le gouffre au fond duquel s'agitent tous les vices du jour, essayent de lutter contre la tendance fatale , et le point de départ de leur lutte est de vouloir rendre à la poésie le haut rang dont on Ta fait déchoir.

C'est que, en effet, la poésie est appelée à exercer une action civilisatrice des plus puis- santes; par le langage élevé que lui impose le choix des sujets qu'elle doit traiter, elle jouit du privilège de ranimer dans le cœur de l'homme les nobles passions que Dieu y déposa ; donnant à l'expression de l'idée une tournure gracieuse ou grande, et harmonieuse toujours, ce qui l'a fait nommer la langue des dieux, elle arrive au cœur aussi bien par les yeux que par les oreilles, et produit ce trouble divin qui ne laisse plus de place aux mauvaises passions; l'homme, sous son influence, s'abandonne tout entier aux rêves heureux qui effacent momen- tanément les tristes réalités d'ici -bas. La poésie est une partie de la religion du cœur; elle en- seigne à l'humanité l'amour du beau et du bon ; elle combat avec avantage les faiblesses sociales.

INTRODUCTION. 15

C'est donc une heureuse tentative que celle que nous venons de signaler, et nous estimons que tout homme soucieux du triomphe de la vérité et du bien doit donner son appui à l'œuvre régénératrice. Tel est le motif qui nous a engagé à publier une édition nouvelle et entièrement re- fondue de ce recueil, qui a paru pour la première fois en 1849, sous le titre de la Savoie 'poétique.

II

Afin de présenter de l'intérêt, un recueil de ce genre , pour ce qui concerne la Savoie , ne peut contenir que des citations de nos poètes postérieurs au siècle passé, puisque ce n'est qu'à dater du commencement du siècle actuel (^ue la Savoie a pris un rang distingué dans la poésie française. Il ne nous paraît pas inutile, toutefois , de jeter un coup d'œil rapide sur les époques antérieures , et de mettre sous les veux

14 INTRODUCTION.

des lecteurs un historique succinct de la poésie ancienne dans nos contrées.

Nous aurions voulu, tout d'abord, pouvoir citer quelques œuvres de trouvères savoyards, car l'étude des poètes de la première époque du moyen âge présente un grand intérêt, non- seu- lement au point de vue littéraire, mais encore au point de vue historique. Le rôle des trouvères fut plus important qu'on ne se l'imagine com- munément : née après la chute de l'empire que Charlemagne avait essayé de constituer sur les ruines faites par les grandes invasions des bar- bares, la poésie épique française s'établit au milieu d'une société nouvelle, qui formait un premier point intermédiaire entre l'ancien ré- gime d'esclavage et l'état de liberté moderne*. Alors apparurent les poètes ambulants qui allè- rent conter dans tous les châteaux, dans toutes les cours féodales , les hauts faits des chevaliers ou les grandes épopées nationales; ces poètes furent le seul lien qui unit les différentes po-

* Histoire de la langue française, par M. Litlrë.

INTRODUCTIOX. i5

pulations entre elles , en réveillant le patriotisme dans tous les cœurs, en groupant les esprits dans une idée commune de nationalité , à cette époque la société française n'était pas encore sortie de l'état de confusion dans lequel l'avait jetée le démembrement de l'empire.

La poésie des trouvères français, bien qu'elle renfermât des œuvres d'un grand mé- rite, et qui furent appréciées même par les peuples voisins , ne se transmit pas sans inter- ruption aux générations postérieures; d'autres idées vinrent préoccuper les esprits, et les chants héroïques , qui avaient charmé la société féodale de la première époque, disparurent ou restèrent enfouis, pendant des siècles, dans les archives des familles nobles ou des municipa- lités. Ce n'a été que dans l'époque moderne que les érudits français ont découvert et remis au jour les œuvres des anciens temps ; c'est ainsi que nous avons pu apprécier le mérite des poésies du roi de Navarre et du châtelain de Coucy, et des poèmes héroïques de Raoul de Cambrai et de tant d'antres.

i6 INTRODUCTION.

La Savoie , il n*y a pas à en douter, a eu ses trouvères aussi bien que toutes les provinces françaises, et les châteaux des seigneurs sa- voyards ont retenti des chants et des récits dans lesquels les poètes célébraient les exploits des descendants d'Humbert - aux - Blanches - Mains, et excitaient le patriotisme de cette noblesse remarquable qui peupla nos vallées. Malheureusement, nous n'avons encore re- trouvé aucune des œuvres de nos vieux poètes. Ceci n'a rien qui doive étonner, si l'on se remet en mémoire les bouleversements politiques dont notre contrée a été le théâtre depuis la constitution des états de Savoie; nos archives, pillées par les peuples voisins qui nous ont envahis si souvent , ont vu disparaître de leurs rayons la plus grande partie de nos titres his- toriques et littéraires. Aussi, ne pouvons-nous retrouver des traces certaines de nos poètes que vers la fin du xv« siècle. A dater de cette époque , l'imprimerie vint donner \m élan tout nouveau aux études littéraires dans nos cités, et un assez grand nombre de lettrés savoyards

INTRODUCTION. 17

publièrent des travaux poétiques, non- seule- ment en français, mais aussi en latin, cette dernière langue étant alors en grand honneur chez les hommes de quelque savoir.

Cependant, nos principaux versificateurs de cette époque n'acquirent pas leur réputation en Savoie même; ils durent rechercher en France ou en Italie un peu de cette renommée qu'il est si difficile d'obtenir sans passer par les épreuves des grands centres, épreuves suivies de plus d'un mécompte et qui ont découragé ou frappé de mort plus d'un génie.

Le premier poète savoyard dont les œuvres aient été remarquées fut André de la Vigne , qui occupa un rang assez distingué parmi les lettrés français dans les dernières années du xv^ siècle. Son origine savoyarde a été contestée par quel- ques biographes , mais la plupart l'ont regardé comme un de nos compatriotes. D'abord secré- taire du duc de Savoie , André de la Vigne devint ensuite orateur du roi Charles VIII. Il accom- pagna ce prince dans son expédition de Naples en 1494 et 1495 , et fut chargé de la rédaction du

18 INTRODUCTION.

Journal. Son principal ouvrage est intitulé : le Vergier d* honneur, de V entreprise et voyage de Napîes ; auquel est compris comment le roy Charles, huitième de ce nom , à hanyère déployée , passa et repassa , de journée en journée, depuis Lyon jusqu'à Naples. 1 Ensemble plusieurs autres choses, Paris, sans date, in-fol. gothique. Cet ouvrage, dont la première édition est très- rare, a été réimprimé plusieurs fois en tout ou en parties détachées avec des additions d'autres auteurs et particulièrement d'Octavien Saint -Gelais.

André de la Vigne a aussi publié les ou- vrages suivants :

^0 Ballades de Bruyt Commun sur les alliances des roy s , des princes et provinces , avec le trem- blement de Venise , petit in - gothique , de quatre feuillets, sans date ni indication de lieu ;

2o Libelle des cinq villes d'Italie contre Venise ( Rome , Naples , Florence , Gtnes et Milan ) , Lyon, sans date, in-4o;

30 Atteinte portas de Gênes ; ballades relatives aux guerres de Louis XII ;

INTRODUCTION. 19

4** Epitaphes y en rondeaux , de la reine ( Anne de Bretagne) , in-8<>.

Malgré son talent, malgré ses places à la cour, André de la Vigne ne vécut pas dans l'ai- sance, et souvent il se plaignit dans ses vers de manquer de tout ce qui est le plus néces- saire à la vie. Il formula ses doléances dans la pièce suivante qu'il adressa à Charles VIII :

Secoures-moi, ou l'hôpital m'aboye, Commandement je ne desdis point. Haut et du col, si m'a faict ce train suivre, A Chambéry pour chanter contrepoint. Royal servant me fit l'œuvre poursuivre ; En ce faict cy ne pris par quelque voye ; Secoures- moi, ou l'hôpital m'aboye.

Si André de la Vigne traîna péniblement son existence de poète en France , plus heureux que lui, François Miossingien*, d'Annecy, se fit admirer à peu près à la môme époque en Italie par ses poésies latines , et récolta de toutes parts éloges et honneurs. Son premier essai fut une

Quclqu(»8 auteurs onl ('irit Miossingen ou cworc Miozingen.

20 INTRODUCTION.

traduction des Elégies de J.-B. Mantouan contre les plaisirs fous et impudiques de Vamour, imprimée à Aimecy en i556. Il est à supposer que ce fut cette traduction qui accrédita Miossingien au- prèis des lettrés italiens. On sait que Jean -Bap- tiste Spagnoli, surnommé le if arKouan^ jouit de son temps de la réputation d'un poète de pre- mier ordre , réputation qu'il mérita bien , si l'on admet qu'on doive mesurer le talent d'un auteur au nombre d' œuvres qu'il produit; sous ce rap- port, Spagnoli n'eut rien à envier à ses rivaux, car il composa, outre divers ouvrages en prose, plus de cinquante -cinq mille vers. Quoi qu'il en soit, Frédéric II, premier duc de Mantoue, se prit d'une violente admiration pour son poète national, et, en 1550, il fit élever sur la principale place de sa capitale la statue de J.-B. Mantouan à côté de celle de Virgile*. Il fit plus, pour ré- compenser Miossingien , dont la traduction était précédée des plus grands éloges à l'adresse de J.-B. Spagnoli, il érigea aussi une statue au

* I.-B. Manlouan mourut on 1516.

INTRODUCTION. 21

poète annécien, qui ne dut pas se gonfler de peu d'orgueil en se voyant placer, pour ainsi dire, sur le même piédestal que l'auteur de V Enéide.

Miossingien, dans ses œuvres originales, adopta le genre de celui dont il avait traduit les vers et qu'il avait choisi pour maître ; il publia :

Elegiœ contra amorem el de naturâ amoris Carmen Juvénile, Paris et Anvers , 1576 ;

^2^ Contra poetas impudice loquentes Carmen, Rome, 1587.

Dans le milieu du xvi© siècle , un autre poète savoyard, Marc -Claude de Buttet, brilla d'un certain éclat au milieu des beaux esprits qui trônaient dans la capitale de la France.

à Chambéry, d'une famille qui a fourni plusieurs hommes distingués, Marc -Claude de Buttet se rendit à Paris pour achever ses études. Là, après s'être appliqué sérieusement aux let- tres grecques et latines , il se lança dans l'arène littéraire des novateurs essayaient de diriger le mouvement intellectuel , se lia avec Ronsard , du Bellav, Daurat et lours éinulos, rt réussit à

22 INTRODUCTION.

se faire protéger par le cardinal de Chàtillon. Cédant à la manie qui atteignit presque tous les littérateurs de son époque, Buttet visa, non plus heureusement que ses confrères , à introduire de nouveaux mots dans la langue française, et il prétendit môme à l'honneur d'avoir écrit le premier en français des vers saphiques me- surés, projet bizarre, dit C.-M. Pillet *, que Baïf avait déjà tenté avant lui et avec aussi peu de succès.

Il a publié :

lo Apologie pour la Savoie, contre Barthélèmi Aneau, de Bourges, Lyon, Benoît, 1554, in-S^;

Ode sur la paix (de Vervins), Paris, Buon,i559;

3o Epithalame pour les nopces de Philibert - Emmanuel de Savoye et de Marguerite de France, Paris, R. Estienne, 1559, in-4o. Cette pièce est composée de plus de six cents vers héroïques ;

40 VAmalthée, Paris, 1560, revue et réim- primée à Lyon en 1572 et en 1575 ;

Biographie universelle dr Miohaud.

INTRODUCTION. 25

Le Premier Livre des vers de Marc -Claude de Buttet, Savoysien, auquel a esté ajousté le second, ensemble rAmalthée, Paris, Fézandal, 1561 , in -8°, et Paris , de Marnef , 1588 ;

Chant sur la convalescence d'Emmanuel- Phi- libert; sur la venue de la duchesse de Nemours, Cliam- béry, 1563, in-4o;

Le Tombeau de Marguerite de Savoy e, 1575 ;

Eloge d'Emmanuel - Philibert de Pingon, Turin, 1582.

Il a laissé en manuscrit : Job, poème héroï- que; la Maison ruinée; Eloijes en vers des plus il- lustres personnages de Savoie et mie Ode à Marguerite de France *.

De tous ces ouvrages, aujourd'hui fort rares , celui qui contribua le plus à établir la réputation de Buttet fut VAmalthée, récit d'amour tout à fait dans le goût de l'époque, et composé de cent vingt- huit sonnets il n'est question que de l'amour désespéré de l'auteur pour son objet aimé, qu'il avait appelé du nom

Vt»ir l'ouvrage déjA cilé ol l.i liibliothcqne frauçnisc de Goujcl.

24 INTRODUCTION.

d'Amalthée. Qu'il nous soit permis de citer l'analyse qui en a été publiée dans le Courrier des Alpes, journal de Chambéry*:

« Claude de Buttet n'était pas homme à se rendre amoureux d'une simple grisette , et sous ce nom pastoral d'Amalthée est cachée ime belle demoiselle de la cour, qu'il vit à Blois pour son malheur. C'était la fille imique du comte d'En- tremons. Il dit à ses amis du Bellay et Dusaultels qu'il riait en les entendant parler de l'amour, car il croyait que c'était par feinte qu'ils chan- taient dans leurs vers leurs trop insensibles maîtresses ; mais le dieu l'a frappé d'un de ses traits , il invoque la mort comme un remède à ses maux, et sa seule consolation est d'exhaler ses plaintes poétiques. Il s'ennuie en Savoie , car mon soleil, dit- il, est en France, et ici :

A mes soucis obscurs ne vient point faire jour...

Feroient bien mes larmes

Un autre Styx, Cocyte et Phlégéton.

* Courrier des Alpex, mx^, n" 89. Arl. signé Reynaod,

INTRODUCTION. 25

« Ce qui le rend surtout épris de sa nym- phe cruelle, c'est son bel œil vair, bien pré- férable à l'œil noir, puis :

La rose vive embellie en son sang Vint honorer le fruit de sa charnure , Le plus fin or jaunit sa chevelure. Son cou blanchit de Tivoire plus blanc... Il n'y a rien, en la chaste et honneste. Du pié gentil jusqu'à sa belle teste. Qui ne soit rare, admirable et divin.

« La querelle des classiques et des roman- tiques a fait oublier celle de la prééminence des brunes et des blondes; je me garderai bien de vouloir la ressusciter en critiquant ce portrait d'Amalthée : je trouve tout naturel que de Buttet, qui n'était pas brun, ait aime sérieuse- ment une belle aux cheveux d'or; mais il est plus coupable lorsqu'il dit des injures aux yeux noirs :

Loue ritale au bel œil gros et noir Plaisir nuisant d'une âme trop lassive; Moi, plus constant, il faut que je décrive Le bel œil vair qu'à mon gré j'ai pu voir.

26 INTRODUCTION.

« Suit la description dont je vous fais grâce , pour vous citer quelques sonnets en entier :

Dix et neuf ans j'avois heureusement Gardant toujours mon innocence entière, Et le poil d'or de ma barbe première Su mon menton se montrait seulement.

Alors qu'amour trop cauteleusement. En me flattant d'une douce manière, Me fit ton serf, mesme avec la prière Me promettoit un brave tretemenl.

Mais je n'ai eu que peine à ton service

Que mal, qu'ennui, et sans faire un seul vice.

Pour tout guerdon, je n'emporte que blâme.

Avec la mort que j'atten brefvement

Voilà le bien , voilà l'avancement

Que j'ai gagné pour vous servir, madame.

« Il n'est personne qui ne sache par cœur le fameux sonnet de la Belle Matineuse de Maleville , poète en 1597. Le grave et docte Ménage l'a jugé digne d'une dissertation particulière, il en examine les beautés dans les plus grands dé- tails. Plusieurs poètes étaient entrés en lice pour écrire un sonnet sur le même sujet ; mais le ce-

INTRODUCTION. 27

lèbre Voiture fut vaincu par Maleville, comme tous les autres immortels. On disait alors d'eux qu'avec beaucoup (T amour -propre ils ne faisaient que des sots nets. De Buttet, si je ne me trompe, a exprimé dans les vers suivants la même pensée que Maleville, et celui-ci doit être considéré seulement comme un copiste, bien supérieur à l'original :

le matin, que l'orient redore , D'ardant vermeil et de perles s'ornoit. Et bravement tout en roses tournoit Le char serein de l'indienne aurore.

Las! le souci qui sans fin me dévore Un seul espoir de paix ne me donnoit ; L'aube à grand tort plutôt me ramenoit Mille tourmens et mille mors encore.

Quand derrier moi, au bout d'un gai préau. Ma nymphe émeut un orient nouveau Qui éclaira mes nocturnes angoisses.

Pardonnes moi, ô vous, célestes dieux. Luire la vie de corps, de front et d'yeux. Plus belle encor' que ne sont vos déesses.

« Le sonnet suivant de VAmalthée est plein (lo grâce par sa simplicité :

28 INTRODUCTION.

Toujours ne sera d'or ton poil qui s'entrelace ,

Ni de perles avec ton blanc ordre de dens,

Ni deux beaux astres clairs tes yeux doux regardans.

Ni de roses et de lis le vif teint de ta face.

Beauté, comme une fleur, tantôt naît, tantôt passe;

L'une peu d'heures dure et l'autre bien peu d'ans ,

Et ne se renouvelle ainsi que les serpens

A qui nature plus, ce semble, a fait de grâce.

« Marc -Claude de Buttet excellait dans le genre grotesque , et il a tracé dans son Amalthèe divers portraits l'on reconnaît le crayon d'un poétique Calot. Il n'ignorait pas que l'excès de laideur, c'est le beau en poésie lorsqu'on veut peindre ce qui ne l'est pas. Peut-être aussi a-t-il voulu introduire quelque diversité dans un poème , dans trois cent vingt et un sonnets , il ne parlait guère que d'amour et de sa belle. Il dit en s'adressant à lui-même :

Sot éborgné de cerveau et de teste Qui serois bon pour tôt épouvanter Un vol d'oiseaux , quand il va se jeter Trop importun sur la semée en qucste....

INTRODUCTION. 29

Or çà, Cyclope, en contemplant ton estre , Plus je te voi , plus je te treuve beau : Le ciel te fit d'un bastiment nouveau. Mais à grand tort il rompit ta fenestre.

Silène ainsi sur l'ane mal adextre

S'alloit penchant : toi , gros comme un tonneau ,

Tu vas levant ton enviné museau

Et vois en l'air les arondelles naistre.

Ton luminaire est dans ton chef couvé ,

Tu as le groin tout de bave lavé.

Tu as trois nez, et n'as dent qui entame.

Quand tu discours, ta grande joue s'abbat, Ta peau hérisse un moustache de chat, 0 l'Adonis, délices de madame.

« Vous devez bien penser que c'était en pure perte qu'une femme se serait rendue amou- reuse de Claude de Buttet ; il veut être fidèle à son ingrate, et repousse ainsi d'une manière peu galante une dame de la cour qui se vantait d'être son Amalthée :

Mais cuides-tu, vieille, que ton langage, Ton dos recreu, ni que ta sèche main , Pour moi soient forts? tu me flattes en vain, Mon cœur navré sent bien une aulre image.

30 INTRODUCTION.

Te souvient -il, quand le roi fut à Chartres, Que tu me vis si belle en or et martres : De toi, dis-tu, mon cœur étoit point.

J'ai la mémoire encore plus lointaine :

Je me souvien d'Andromaque et d'Heleinc,

D*Hecube non , je ne m'en souvien point.

Pour ne t' avoir qu'un jour ou deux hantée Encor pour rire, et voir tout sec rider. Ton front plâtré, hideux à regarder, Vieille... à mon gré édentée.

Te faisant croire estre mon Amalthée, Tu fais la nymphe, et pour me mignarder ; Mais de quel trait! ma foi! viens œillarder Qui des glaçons plutôt seroit tentée.

Soleil des morts, éclipse de nature. Oh! laisse moi : larve, je t'en conjure. Ne me suis plus : je vomirais mon cœur.

Un froid hiver sur mes membres tombe ,

tu me donnerois la tombe

Quoi ! seulement en te voyant je meurs.

« On remarque, intercallés avec art dans V Amalthée, plusieurs sonnets à la louange de

INTRODUCTION. 31

Pelletier*, Lambert, du Bellay, Ronsard ou ses autres amis ; ils interrompent agréablement l'uniformité de ces chants par une tournure très - heureuse et toujours variée:

La Savoie au dos fort et l'invincible France Pour Martigue et Seissel , mors , se débattoient Et de leurs yeux de grands fleuves flottoient , S'arrachant les cheveux et pleurant leur défense.

La Savoie avança qu'elle estoit leur naissance Et la France répond : Pour moi ils combattoient. L'une dit : Je les fis ; l'autre : Miens ils étoient , S'obstinant à grans cris en avoir jouissance.

Le ciel, qui les ouit, interrompit leur ire.

Mais non pas leur douleur, et haut tonnant va dire.

Paix là, ils sont à moi : deux dieux je les ai faits.

La Savoie à jamais sera dite leur mère ;

La France, qui les eut, leur nourrice plus chère;

A l'immortalité je donne leurs beaux faits.

<( Claude de Buttet, à ce qu'il paraît, avait reconnu le vide des choses de cette terre. En

' Pelletier, pendant longtemps, a été considérd comme Savoyard, et c'est pourquoi nous l'avions fait figurer au nombre de nos poètes dans la première édition de ce recueil. Mais, dès lors, Joseph Dcssaix a prouvé d'une manière irrëfutahlf que cet écrivain »Mait originaire du Mans.

32 INTRODUCTION.

terminant son Amalthée, il invoque Dieu à son secours ; c'est cette beauté souveraine , dont la créature est une faible image, qu'il jure d'adorer à l'avenir, et il finit en s'écriant :

0 sage tems de toute chose maître! Avec tes pas, tu donnes à connoître A l'ignorant réside le bien.

•Heureux qui tout à la vertu s'épreuve! Car à la fin tout bien cherché je treuve Que ce qui plaît en ce monde n'est rien. »

Buttet , outre ses poèmes , a composé quel- ques vers dans le genre épigrammatique , parmi lesquels nous citerons les suivants , qu'il adressa à C. Lambert, un de ses amis de Chambéry :

Bref, mon Lambert, l'or tout domine. Maintenant l'or est adoré ; Chacun veut Tor, chacun le prise. Voici un vrai siècle doré.

Son épitaphe, qu'il composa lui -môn^e, ré- sume sa vie tout employée à soupirer d'amour, et, n'était le sentiment de présomption qui les dépare, ces vers seraient irréprochables pour leur époque :

INTRODUCTION. 5o

Ci dedans est l'amant qui sacra sa jeunesse Aux neufs sœurs, et aima une demi -déesse; Bien digne d'être aimé d'un amour aussi fort, Par ses vers il la fit ici bas immortelle, Décrivant ses beautés; toutefois la cruelle Ah ! trop ingratement lui a donné la mort.

Un autre poète savoyard , Claude Mermet , se fit connaître dans la dernière moitié du xvi® siècle, et ce qui augmente son mérite, c'est qu'il réussit à obtenir une certaine réputation sans aller chercher un appui auprès des beaux esprits de Paris, comme l'avait fait Buttet.

Claude Mermet*, vers i550 à Saint-Ram- bert , dans le Bugey, qui faisait encore partie de la Savoie, était notaire en 1585 : il habitait alors Lyon il s'était sans doute fixé , ainsi que le fait observer la Biographie universelle de Michaud, afin de pouvoir surveiller l'impression de ses ouvrages. Etant revenu en Savoie, il fut nommé secrétaire ducal et ensuite châtelain de sa ville natale. Il mourut après 1601. Ses ouvrages sont les suivants :

* El non MnrmM . ainsi quo !"n '^«rit Grill"!.

34 INTRODUCTION.

i^ La Boutique des usuriers, avec le recouvre- ment et abondance des bleds et vins, en vers, Paris , 1575, in -80;

2o La Pratique de Vorthographe française, avec la manière de tenir livre de raison, coucher cédules et lettres missives, en vers, Lyon, 1585, in -16;

30 La Tragédie de Sophonisbe, se verra le désastre qui lui est advenu pour avoir été promise à un mari et épousée par un autre, etc., Lyon, Léonard Odet, 1585, m-8». Le duc de la Vallière, dans sa Bibliothèque du théâtre français, tome m, page 244, indique cette pièce très- rare comme une traduction de Trissino;

40 Le Temps passé de Claude Mermet, de Sainct- Rambert en Sauoye, œuvre poétique senlentieuse et moralle , pour donner profitable récréation à toutes gens qui aiment la vertu, Lyon, Fr. Arnoullet, 1585, petit in-8». Il existe plusieurs éditions de ce recueil rare et curieux, dont la dernière est de 1601 et qui fut publiée avec des corrections de l'auteur*.

* Voir, pour plus «le détails, Branel, Manuel du libraire.

INTRODUCTION. 35

Les Annales poétiques contiennent plusieurs poésies de Claude Mermet, qui sont remarqua- bles, dit la Biographie universelle^ par le naturel, la simplicité et une certaine tournure épigram- matique. Voici un de ses quatrains :

Les amis de l'heure présente Ont le naturel du melon , Il en faut essayer cinquante Avant d'en rencontrer un bon.

L'épigramme suivante est d'un goût plus contestable :

Tu dis que tu es gentilhomme Par la faveur du parchemin , Si un rat se trouve en chemin Tu seras puis simplement homme.

A la même époque , Claude Guichard , concitoyen de C. Mermet et connu surtout par ses ouvrages historiques , publia quelques essais poétiques, entre autres V Alphabet moral, dédié au Dauphin , qui devint le roi Louis XIII.

Il y a lieu de croire que cet ouvrage est le nn'^'mc^ qui pnrut onsnito sous c(^ titro : La fleur

36 INTRODUCTION.

de la poésie morale de ce temps , consacrée à la fleur des roys , le roy des fleurs de lys , Lyon , 1614, in-S® * .

Guichard composa aussi en vers des Eloges des comtes et ducs de Savoie, qui sont restés manuscrits.

Pour en finir avec le xvi« siècle , nous cite- rons deux poètes annéciens , Laurent Marescot , chanoine de la cathédrale d'Annecy, et Claude Nouvellet, docteur de Sorbonne. Le premier publia à Paris, en 4584, plusieurs poésies la- tines, et le second, que son esprit satirique entraînait vers la forme facétieuse , composa :

i^ Le Braquemart, poème en cent sonnets ;

Odes sur les funérailles du chevalier de Voyer, Paris, 1571 ;

Les Divinailles, en style burlesque, Lyon, 1571 *•.

* Voir Biogr. univ., au nom Guichard. ** Voir Grillel, Dict. hist., tome i, p. 284.

INTRODUCTION. 37

III

Au commencement du xyii® siècle , le goût des lettres et des sciences était universellement répandu en Savoie , et nous ne croyons pas que l'on puisse trouver dans notre histoire une autre époque le progrès intellectuel ait été si mar- qué. Cela tint à plusieurs causes , dont la prin- cipale fut l'émigration des jeunes hommes qui se destinaient à l'état ecclésiastique , à la magis- trature, à la médecine et aux autres professions libérales. Déjà, dans la dernière moitié du siècle précédent, nos prêtres, nos jurisconsultes et nos médecins allaient faire leurs études soit en France , soit en Italie , et cette coutume se per- pétua pendant longtemps; presque tous nos docteurs en théologie sortaient de la Sorbonne, et un grand nombre d'avocats et de médecins prenaient leurs grades dans les universités ita- liennes. On conçoit quelle influence heureuse exercèrent sur le pays toutes ces jeunes intelli-

38 INTRODUCTION.

gences , excitées par les exemples qu'elles avaient eus sous les yeux dans les centres la science, la littérature, l'éloquence, étaient en grand honneur ; l'ardeur au travail régnait chez ces hommes encore tout éblouis des fêtes de l'intelligence auxquelles ils venaient d'assister, et ils employaient tous leurs efforts à faire par- tager à leurs compatriotes le noble enthousiasme qui les animait. Les pièces d'éloquence , les orai- sons funèbres , les panégyriques , occupaient la place principale dans notre littérature de ce temps; le clergé surtout se faisait remarquer par ses tendances littéraires; il n'était pas un chanoine des chapitres de la Savoie qui ne s'es- sayât à l'éloquence religieuse, et quelques-uns avec des succès constatés même à Paris et dans les principales villes de France.

Une circonstance heureuse vint donner un élan plus vif encore à l'étude des belles -lettres en Savoie , au commencement du xvii® siècle ; ce fut la rencontre de François de Sales et d'An- toine Favre, à Annecy. Ces deux génies possé- daient à un égal degré l'amour de la science et

INTRODUCTION. 59

des lettres ; le premier, homme d'un esprit élevé et porté à la méditation, au cœur fait pour aimer, cherchait dans les harmonies de la nature l'inspiration naïve qui lui a dicté des pensées si touchantes et si belles de simplicité; le second, esprit judicieux, profond, passionné pour la règle, traitait de main de maître les grandes questions sociales , réglementait le droit public ; la science était son domaine. Ces deux hommes se complétaient ainsi l'un l'autre, et de leur union naquit un centre d'action qui étendit son influence sur toutes les branches des connais- sances humaines dans notre pays. Il ne faut donc pas s'étonner si le programme de l'Académie Florimontane , qu'ils fondèrent de concert en 1607, se trouva étendu, et si, pour être admis dans le sein de l'illustre compagnie, le règle- ment exigea que l'on fût habile en tous genres, et bien près de V encyclopédie \

L'Académie Florimontane, comme on doit le penser, ne put qu'imprimer une nouvelle force

Voir, pour de plus amples détails, les Gloires de la Savoie, p. 9.

40 INTRODUCTION.

au mouvement littéraire qui s'était déjà large- ment manifesté en Savoie ; l'exemple donné par révoque et par le premier magistrat d'Annecy dut porter rapidement ses fruits.

Parmi les membres de l'Académie on compte quelques lettrés qui, malgré leur ca- ractère grave , ne dédaignèrent pas de versifier, entre autres Claude Nouvellet , dont nous avons déjà parlé, et qui vivait encore à cette époque;

Del Bène, évoque d'Alby et auparavant abbé

d'Hautecombe, à qui Ronsard dédia son Art poétique ; Louis de Sales , frère de François , mi- litaire distingué et poète dans ses heures de loisir. François de Sales, lui-même, s'essaya dans le vers, et son ami, son coopérateur litté- raire, se fit aussi poète pour se reposer des études sérieuses qui occupaient la majeure partie de son temps.

« Ce fut non -seulement en protégeant les lettres, mais en les cultivant, dit M. Avet *, que Favre se montra digne de leur ouvrir un asile

* Eloge du président Favre , ChambCry, 1824.

INTRODUCTION. A\

eii Savoie. Ne s'y livrant qu'avec mesure, ne trahissant ni ses devoirs ni sa destinée, il fut loin de croire que d'aussi nobles délassements pussent déroger à la dignité d'un magistrat. Leibnitz , le grand Newton et plus tard d' Agues- seau n'ont point dédaigné le commerce des Muses. Ils goûtèrent dans leur sein cette volupté chaste qui épure le cœur et orne la raison. De tout temps les philosophes les plus austères ont rendu hommage à cet art divin, qui embellit la pensée par l'harmonie. Favre, qui savait allier les sciences de goût avec celles de raisonne- ment, ne vit dans la poésie que la plus sublime expression que l'homme puisse donner aux vé- rités éternelles; sa muse fut éminemment grave et religieuse : elle s'éleva munie jusqu'à la tra- gédie. Le premier fruit de ses délassements poétiques fut une pièce intitulée : Les Gordiens et les Maximins, ou VAmbilion, premiers et derniers essais de poésie d'Antoine Favre*. Le sujet est en-

Celle pièce très- rare forme une brochur»^ de 200 p. iri-i". Elle porte pour liire : Les Gordiens et les Maximins, ou fAmbiiUm, œuvre lragii|ne. Premiers et derniers essais de poésie d'Anloine Favre; Cliam- béry, chez Claude Pomard , 1389.

2

42 INTRODUCTION.

tièreraent pris dans le passage de l'histoire romaine qui retrace la lutte ambitieuse des deux Gordiens contre Jules Maximin, et la catas- trophe qui, sous les murs d'Aquilée, termina les jours de cet odieux empereur.

« Cette tragédie, qui tient à l'enfance do l'art, n*est à la vérité que de l'histoire dialoguée. Il est aisé de s'apercevoir qu'aucune espèce d'unité n'a pu être respectée. Le premier et le quatrième acte se passent en Afrique , le second et le troisième en Germanie ; au commencement du cinquième acte, la scène s'ouvre en Ger- manie , et , à la fin du même acte , on est subi- tement emporté aux portes d'Aquilée. Favre n'a point fait ime infidélité complète à la jurispru- dence, car il a eu soin de mettre en scène les célèbres jurisconsultes Ulpien et Modeslin : le premier, comme confident de Gordien; le se- cond, comme précepteur du jeune Maxime. A travers toutes ces invraisemblances et toutes ces imperfections, qui sont du siècle encore plus que de l'auteur, la tragédie de Favre offre quelques beautés réelles dont on doit lui tenir

INTRODUCTION. 43

compte : il a de la dignité dans les sentiments , de rélévation dans les idées. On aperçoit dans quelques scènes un essai de ce dialogue serré , interrompu , si propre à exprimer les passions fortes et dont Corneille, plus d'un demi -siècle après, a tracé le modèle. En général, le style de Favre est nerveux : quoiqu'un grand nombre d'expressions aient vieilli, il est tel passage qu'on peut lire avec intérêt :

« Gordien, repoussant avec force l'idée d'une révolte contre Maximin, répond ainsi aux so- phismes de l'insurrection :

Comment irai -je donc m'arracher à mon prince?

Armer seul contre lui sa paisible province ?

Le Peuple ou le Sénat peut- il faire pour moi

Que je ne sois parjure en parjurant ma foi?

La Foi , fille des dieux , doit être inviolable ;

Nos folles passions ne la rendent muable.

Par la seule raison il la faut mesurer,

Et la raison ne peut ses règles altérer.

Comment, Antoine, donc, voudrions -nous entreprendre

De combattre celui que nous devons défendre,

Qui nous tient l'arme en main? Ne te souvient- il point

Des discours que j'ai faits tant de fois sur ce point.

44 INTRODUCTION.

Débattant au Sénat si d'Iléliogabale L'on devait réprimer la luxure brutale?

Je disais, et ma voix fut du Sénat suivie. Qu'au Peuple il n'appartient Je maîtriser la vie De celui que des dieux le vouloir tout -puissant Va, de leurs fortes mains, sur nos chefs bénissant.

Maximin n'est -il pas empereur légitime?

N'avons -nous eu l'honneur de ses guerres heureuses?

N'avons -nous embrassé

Le bien et le profit qu'il nous a pourchassé ? Pourquoi voudrions -nous l'avoir pour adversaire?

Faut -il que sa fureur nous rende furieux? Que sa déloyauté nous rende ambitieux?

»

Nous avons vu que Favre , en publiant les Gordiens et les Maximins , avait déclaré qu'il ne donnerait plus cours à sa verve poétique. Il ne tint pas promesse , et la cause de sa nouvelle infidélité à la jurisprudence semble se trouver dans sa liaison avec l'auteur de VAstrée, Honoré

INTRODUCTION. 45

d'Urfé, qui habitait la Savoie à cette époque. Il publia, en 1602, des Entreliens spirituels, dans lesquels, ainsi que le dit M. Sayous *, il mit la dévotion en sonnets amoureux.

Les Entretiens contiennent trois centuries de sonnets : la première est consacrée à V Amour divin et à la Pénitence; la seconde, au Saint- Sa- crement, et la troisième, au Mystère du Saint- Rosaire. L'auteur, en commençant, annonce qu'en l'âge d'aimer il méprisait l'amour ; à qua- rante-cinq ans il veut chanter ce sujet, si riche et plantureux ; mais il veut le chanter à sa façon :

Je change maintenant et d'ùge et de désir : Je veux chanter d'amour, l'amour soit mon plaisir. Pourvu qu'à toi, mon Dieu, tout mon amour s'adresse. Hé! n'est-ce la raison qu'il t'offre tous ses vœux. Puisque c'est par toi seul qu'aimer même je veux ? Ta gloire soit mon but , ta grâce ma maîtresse.

Cette entrée en matière indique suffisam- ment le but des Entretiens qui , à tout prendre', vfJent mieux que leurs devanciers. On y ren-

* Histoire de la liUerafure française à l'étranger^ tom. i.

46 INTRODUCTION.

contre quelques élans remarquables, et, malgré le sentimentalisme outré qui y domine, on y trouve des traits heureux, tel que celui-ci, qu'un grand poète tragique français devait im- mortaliser longtemps après :

Pleurez, mes yeux, pleurez, mais avec tant de grâce Qu'enfin tous mes péchés s'abîment en vos eaux...

Les Entretiens sont suivis de quatrains mo- raux à la manière de l'époque, parmi lesquels nous citerons les suivants :

Quand tu voudras compter au vray ton aage, Ne me dy point j'ay soixante ans et plus, Tu compterais les ans que tu n'as plus ; Compte tes jours dès quand tu seras sage.

Si tu fais mal, ton plaisir est d'une Iicure, Mais le regret t'en demeure à jamais ; Si tu fais bien te prenant tu t'y plais ; La peine passe et le plaisir demeure.

Antoine Favre n'était pas poète ; il n'avait ni l'originalité de Buttet, ni l'entrain de Mer- met, et les quelques traits saillants que l'on rencontre dans ses vers ne suffisent pas à la

I

INTRODUCTION. 47

postérité pour lui assigner '^ne place distinguée parmi ceux qui ont tenu la lyre saroyenne. Mais nous ne devions pas laisser dans l'oubli les délassements poétiques de l'illustre président, parce que, historien impartial, notre devoir était de constater l'influence directe qu'il a exercée sur le progrès littéraire dans notre pays en prenant part lui-même au mouvement et en donnant le premier l'exemple, lui, le juris- consulte grave et savant, qui élaborait le Code fahrien. Nous devons lui savoir gré du sacrifice qu'il dut s'imposer en abandonnant ainsi par intervalle le champ de ses études favorites , pour payer son tribut aux lettres et les encourager. Dans le reste du xvii® siècle , nous ne ren- controns plus que deux noms de poètes sa- voyards dont les œuvres soient arrivées jusqu'à nous : Jean Frisât , de Moûtiers , et Philibert- Albert Bally, d'Alby. Le premier publia des poésies latines sur différents sujets, entre autres la description de la vallée de l'Isère : harœ fluminis convivium, seu vallis Tarentasiœ descriplio, Chambérv, 1600; et une histoire de la Maison

48 INTRODUCTION.

de Savoie : Domus Sabaudiœ Carmen, duobus mem" bris divisum, prtore comitum , posleriore ducum, in-8o, Paris, 1627; Lyon, 1630*. P. -A. Bally, conseiller d'Etat du duc de Savoie Victor- Amé- dée I*', et ensuite évoque d'Aoste , fut un litté- rateur distingué et l'un des promoteurs et des premiers membres de l'Académie littéraire fondée à Turin en 1678 par Jeanne -Baptiste de Savoie -Nemours, régente de Savoie. Il a publié le Poète mêlé, recueil de poésies sacrées et pro- fanes , en latin et en français , imprimé à Annecy en 1669.

A dater de la fin du xvn« siècle , le mouve- ment littéraire, qui s'était produit en Savoie sous l'influence de l'auteur de V Introduction à la vie dévote et d'Antoine Favre, se ralentit sensi- blement, et, au commencement du siècle sui- vant, les grands événements politiques qui agitèrent l'Europe , et dont notre pays eut tout le premier à souffrir, rejetèrent au second rang les hommes de lettres : l'épée avait remplacé la

Giillct. Dict. hisl., tome m, p. 448.

INTRODUCTION. 49

plume. Sous les règnes de Victor -Amédée II, Charles - Emmanuel III, Victor- Amédée III et Charles - Emmanuel IV, qui occupèrent tout le xviiie siècle, la Savoie fut sans cesse foulée par les armées étrangères ; Français et Espagnols , les premiers surtout, occupèrent le sol savoyard pendant de longues années , et à plusieurs re- prises, à titre de conquérants. On comprend que dans ces temps de troubles les études lit- téraires ne se trouvèrent pas sur un terrain qui leur fût favorable.

Cependant, si par la force des choses il se manifesta à cette époque en Savoie une grande pénurie de littérateurs et même d'hommes de sciences , il est intéressant de constater que le goût littéraire ne s'y perdit jamais. Chacune de nos villes possédait un noyau d'hommes érudits qui , malgré le mousquet et le canon , ces deux instruments aveugles de la barbarie , tenaient à honneur d'être instruits des progrès accomplis dans les sciences et les lettres; on produisait peu, il est vrai, mais l'instruction était fort répandue, et il n'était pas le plus petit bourgeois

50 INTRODUCTION.

qui n'eût sa bibliothèque composée des chefs- d'œuvre de la littérature française. Lorsque la Révolution eut incorporé la Savoie à la France , la France dut reconnaître que la Savoie n'était qu'un membre retrouvé de la même famille.

Ici, nous nous arrêterons dans l'analyse succincte que nous avons essayé de tracer des productions de nos poètes. Nous allons céder la place à ces derniers , afin qu'ils plaident eux- mêmes leur cause. Qu'il nous soit permis , tou- tefois, de supplier la critique de ne pas leur être trop sévère ; nous n'exagérons rien et nous n'entendons pas ne lui présenter que des hom- mes de génie : mais la poésie est un art si dif- ficile, qu'on peut espérer l'indulgence quand, à côté des incorrections et des fautes même , se rencontrent l'inspiration véritable et quel- ques-uns des accents divins qui vont à l'àme.

Au reste , en réunissant dans ce volume des fragments des œuvres de nos poètes, nous avons eu surtout pour but de contribuer à répandre au milieu de la jeunesse savoyenne les connais- sances qu'il n'est permis à personne de ne pas

^.. INTRODUCTION. Si

avoir, celles qui ont rapport à l'histoire litté- raire de son pays : avant d'apprendre à connaî- tre les autres, il faut se connaître soi-même. C'est donc sous l'égide des jeunes générations que nous plaçons notre modeste travail ; c'est à elles que nous le recommandons, avec l'espé- rance que leurs généreuses aspirations les enga- geront à l'accueillir comme une preuve nouvelle de dévouement à la patrie commune.

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JEAN-FRANÇOIS DUCIS

Jean- François Ducis naquit à Versailles le !23 août 1733, d'un père originaire de Hauteluce, dans la vallée de Beaufort (Savoie), sa famille xiste encore. Après avoir fait ses premières (Hudes au collège de Versailles, il vécut quel- ([ues années hésitant sur le choix d'un état, car il se sentait peu de goût pour le commerce de faïence et de verrerie qu'exerçait son père. Son intelligence élevée, la conscience peut-être qu'il avait déjà de sa valeur, le poussaient vers d'autres voies. 11 chercha donc un métier qui l'éloignàt le moins possible de ses goûts, et il réussit à obtenir la place de secrétaire du ma- réchal de Belle-Isle, dont il reçut peu de temps après une pension de deux mille livres.

54 JEAN-FRANÇOIS DUCIS.

A dater du jour il fut en possession d cette fortune qui lui assurait l'indépendance, il donna un libre cours à son penchant pour la littérature. Rien jusqu'alors n'avait fait entre- voir chez lui le signe du génie poétique qui devait rendre son nom si éclatant, et lui-même, en s'adonnant à l'étude des lettres, ne fit que suivre ses goûts naturels; si l'avenir lui apparut favorable dans ce moment, Ducis n'osa certai- nement pas pousser l'espérance jusqu'au point de penser qu'un jour il figurerait parmi les grands poètes de la France.

Ses auteurs favoris étaient Dante et Sha- kespeare; ce dernier surtout excitait au plus haut point son admiration, et il conçut l'idée de transporter sur la scène française les chefs- d'œuvre du grand poète anglais, que Voltaire avait appelé «un barbare bourré de génie.» A cette étude, il gagna de voir l'horizon s'élargir devant lui ; son esprit , naturellement préparé à recevoir et prompt à saisir, comme par ime espèce d'intuition, les sublimes inspirations poétiques, s'identifia avec son modèle dont il s'appropria souvent le génie.

Elles sont rares, les intelligences qui, de leurs propres forces , prennent leur essor vers les régions élevées ; à l'esprit comme à la ma- tière , il faut un point d'appui pour produire son

JEAN -FRANÇOIS DUCIS. 55

mouvement; le plus difficile est de trouver ce point d'appui, et bien des talents disparaissent ignorés parce qu'ils n'ont pu le rencontrer. Ducis, en étudiant Shakespeare, avait trouvé la voie tracée pour son esprit; il sut le comprendre et en profiter. Hamlet, qu'il fit représenter en 1769, obtint un succès immense; dans cette pièce, le talent du jeune poète apparut du pre- mier coup dans toute sa grandeur aux yeux de ses contemporains étonnés, qui lui décernèrent unanimement la palme du triomphe. Hamlet ren- ferme de grandes beautés étrangères au modèle 't dont il faut chercher la source plutôt dans les propres inspirations de son auteur que dans Shakespeare ; le cinquième et dernier acte sur- tout égale , s'il ne surpasse pas , tout ce qui a été fait dans ce genre.

Six ans après Hamlet, Ducis fit jouer Roméo et Juliette qui n'eut pas un moindre succès ; puis, il composa Œdipe chez Admète, dont la réussite le plaça définitivement au nombre des grands poètes tragiques. Dans cette dernière œuvre, Ducis abandonna momentanément son maître; déjà, pour écrire Roméo et Juliette, il avait mêlé des souvenirs de Dante à des réminiscences de Shakespeare; mais son Œdipe s'écarta complè- tement de la voie de ses devanciers pour se rap- procher d'Euripide et de Sophocle.

r)6 JEAN -FRANÇOIS DUCIS.

Ce fut à cette époque (1775) que Monsieur, comte de Provence (Louis XVIII), nomma Ducis son secrétaire et le conduisit à Turin à la cour du roi Victor- Amédée III. La même année, il publia un petit poème sur le mariage du prince de Piémont, Charles -Emmanuel, avec Marie- Clotilde de France ; cette pièce ne se trouve pas dans les éditions des œuvres complètes de notre* poète; mais le lecteur en rencontrera deux fragments dans les citations qui suivent cette notice.

Le 4 mars 4779, Ducis fut choisi par l'Aca- démie française pour occuper le fauteuil de Voltaire. Pendant longtemps la docte compa- gnie avait hésité sur le choix du successeur à donner au patriarche de Ferney ; la lutte avait été vive; il n'était pas facile, en effet, de rem- placer un homme comme Voltaire. Aussi Ducis eut-il l'heureuse inspiration de commencer son discours de réception par cette phrase qui fît taire les opposants : « Il est des hommes auxquels on succède, mais qu'on ne remplace pas. Leurs titres sont un héritage qui peut appartenir à tout le monde ; leurs talents , qui ont étonné l'univers, ne sont qu'à eux. C'est à la suite des siècles seule à remplir le vide immense qu'ils ont laissé. »

De 1779 à 1795, Ducis fit représenter quatre

JEAN- FRANÇOIS DUCIS. 57

tragédies : Le Roi Lear en 1785, Macbeth en 1784, Jean Sans -Terre en 1791 et Othello en 1792. Le Roi Lear et Othello obtinrent un grand succès ; Macbeth, pour réussir, dut subir quelques cou- pures et être interprétée par Talma ; quant à Jean Sans- Terre, il ne se releva point d'un pre- mier échec.

Pendant les mauvaises années de la Révo- lution, Ducis cessa d'écrire des tragédies, et ce ne fut qu'en 1795 qu'il donna une nouvelle œu- vre au théâtre français, Abu far ou la Famille arabe, qu'il dédia à son ami Florian, et dont le succès fut complet. Deux ans après il fit jouer Œdipe à Colonne et ensuite Fœdor et Vladimir ou la Famille de Sibérie. Cette dernière tragédie ne put trouver grâce auprès du public , qui la siffla sans ménagement pour l'âge et les talents de l'auteur. se termina la carrière dramatique de notre poète. Outre ses tragédies, il a com- posé un assez grand nombre de poésies qui n'ont fait qu'ajouter à sa réputation, et qui reflètent ses impressions intimes.

Ducis s'était retiré à Versailles pour fuir la cour de l'empereur, dont les avances réitérées ne purent le gagner. Veuf d'une première femme, il se remaria à l'âge de soixante -dix ans et ne quitta plus sa ville natale, même après la chute de Napoléon I«f; il habitait un petit

58 JEAN-FRANÇOIS DUCIS.

logis au troisième étage, dans la rue de Satori, il mourut le 30 mars 1817, âgé de quatre- vingt-quatre ans.

Bien que vigoureusement organisé au phy- sique et fortement trempé au moral, Ducis se distinguait par une grande bonté d'àme et de caractère; il s'était donné lui-même le titre de bonhomme, que la postérité lui a conservé ; Na- poléon l'appelait toujours le papa Ducis; sa douceur, sa charité , lui avaient attiré les sym- pathies de tous les hommes de lettres ses con- temporains , qui lui firent frapper une médaille avec un de ses vers pour légende :

L'accord d'un beau génie et d'un beau caractère.

Son amitié pour Thomas, l'auteur de la Pétréide, peut être citée comme un modèle de constance et de dévouement.

Voici l'épitaphe qu'il s'était faite, en 18i5, alors qu'il écrivait à Bernardin de Saint -Pierre : « Je ne vis plus, j'assiste à la vie » :

Jean -François supporta la vie avec douceur, Ne fut rien, resta lui; ce fut tout son rôle. Chantant encor l'amour et l'amitié sa sœur, Il mourut frère ermite et poète du saule.

Quant à nous , ses compatriotes , nous avons un dernier hommage à rendre aM poète du saule; nous devons lui payer un juste tribut de recon-

JEAN -FRANÇOIS DUCIS. 89

naissance pour le souvenir qu'il garda de son pays d'origine, durant sa vie entière. A cet égard, il ne ressembla point à quelques-uns des nôtres qui, une fois arrivés à l'apogée de leur gloire, renièrent presque leur patrie et rou- girent de s'appeler Savoyards, de ce nom qu'on a essayé d'abaisser, mais dont l'histoire a fait le sjTionyme de loyauté et de courage. Ducis aimait à parler de la Savoie , et dans plusieurs de ses poésies il a chanté ses chères monta- gnes et ses vallées bien-aimées, il se repor- tait si souvent par la pensée.

à Versailles, il eût pu aisément cacher son origine , comme tenta de le faire Berthollet et d'autres que nous pourrions citer; mais la franchise, la loyauté natives , l'en empêchèrent : Ducis resta Savoyard de cœur et d'esprit.

60 JEAN -FRANÇOIS DUClS.

MONOLOGUE D'HAMLET

Je ne sais que résoudre... immobile et troublé... C'est rester trop longtemps de mon doute accablé; C'est trop souffrir la vie et le poids qui me tue. Eh! qu'offre donc la mort à mon âme abattue? Un asile assuré, le plus doux des chemins. Qui conduit au repos les malheureux humains. Mourons! que craindre encor quand on a cessé d'être? La mort... c'est le sommeil... c'est le réveil peut-être! Peut-être... Ah! c'est ce mot qui glace, épouvanté, L'homme au bord du cercueil par le doute arrêté. Devant ce vaste abîme il se jette en arrière. Ressaisit l'existence, et s'attache à la terre. Dans nos troubles pressants qui peut nous avertir Des secrets de ce monde tout va s'engloutir? Sans l'effroi qu'il inspire, et la terreur sacrée Qui défend son passage, et siège à son entrée, Combien de malheureux iraient dans le tombeau. De leurs longues douleurs déposer le fardeau ! Ah ! que ce port souvent est vu d'un œil d'envie Par le faible agité sur les flots de la vie! Mais il craint dans ses maux, au delà du trépas, Des maux plus grands encore, et qu'il ne connaît pas. Redoutable avenir, tu glaces mon courage ! Va, laisse à ma douleur achever son ouvrage.

(HA.MLIIT, acte iT, se. 1.^

JEAN-FRANÇOIS DUCIS. 61

II

VISION DE MACBETH

C'était l'heure fatale le jour qui s'enfuit Appelle avec effroi les erreurs de la nuit. L'heure où, souvent trompés, nos esprits s'épouvantent. Près d'un chêne enflammé devant moi se présentent Trois femmes. Quel aspect! non, l'œil humain jamais Ne vit d'air plus affreux, de plus difformes traits. Leur front sauvage et dur, flétri par la vieillesse, Exprimait par degrés leur féroce allégresse. Dans les flancs entr'ouverts d'un enfant égorgé. Pour consulter le sort , leur bras s'était plongé. Ces trois spectres sanglants, courbés sur leur victime, Y cherchaient et l'indice et l'espoir d'un grand crime; Et, ce grand crime enfin se montrant à leurs yeux, Par un chant sacrilège ils rendaient grâce aux dieux. Etonné, je m'avance. « Existez -vous, leur dis -je. Ou bien ne m'offrez -vous qu'un effrayant prestige? » Par des mots inconnus, ces êtres monstrueux S'appelaient tour à tour, s'applaudissaient entre eux, S'approchaient, me montraient avec un ris farouche; Leur doigt mystérieux se posait sur leur bouche. Je leur parle, et dans l'ombre ils s'écliappent soudain, L'un avec un poignard , l'autre un sceptre à la main : L'autre d'un long serpent serrait le corps livide; Tous trois vers ce palais ont pris un vol rapide ; Et tous trois dans les airs, en fuyant loin de moi. M'ont laissé pour adieux ces mots : « Tu seras roi. »

(J2 JEAN- FRANÇOIS DUCIS.

Frédégonde.

T'ont -ils réveillé?

Macbeth.

Non. Ma langue s'est glacée. Un exécrable aspoir entrait dans nja pensée. Si loin (lu trône encor, comment y parvenir! Je n'osais sans trembler regarder Tavenir. Enfin dans mes exploits, dans ma propre innocence. Ma timide vertu trouvait quelque assurance. Je cherchais dans moi -môme un secret défenseur! Kt déjà du repos je goûtais la douceur : A rinstant j'ai senti , sous ma main dégoûtante. Un corps meurtri, du sang, une chair palpitante : C'était moi, dans la nuit, sur un lit ténébreux. Qui perçais à grands coups un vieillard malheureux.

(Macbeth , acte ii.)

III

A MA CHARTREUSE EN SAVOIE

Savoie, ô mon pays! berceau de mes aïeux. Climat doux à mon cœur, qui vis naître mon père Sous un modeste toit la vertu fut chère.

Au pied d'un mont audacieux Qu'en montant sur son char le soleil radieux Fait resplendir au loin de sa haute lumière *,

C'csl le village de Haute -Luce falla lux), p: es de Moûlicrs.

(Note de Ducit.)

JEAN -FRANÇOIS DUCIS. 63

Qu'embellit de ses dons le retour du printemps, Qui mêle avec ses fleurs les trésors renaissants

De mainte plante salutaire. Au bruit de cent ruisseaux sous les frimas errants, Qui, seuls, croisés, unis, cachés, reparaissants.

Amoureux de la primevère.

Ruisseaux encor, bientôt torrents, A travers les rocliers et leurs débris roulants Vont tous avec fracas se jeter dans llsère; Savoie, ô mon pays! berceau de mes aïeux.

Montre -moi, découvre à mes yeux Les asiles sacrés, les retraites austères

saint Bruno , du haut des cieux , Vit de ses chers enfants les essaims solitaires

Se poser, colons volontaires.

Dans tes déserts religieux. Salut, trois fois salut, cellule Dieu m'attire.

mon cœur reste et d'où j'admire Sous ses hauts monts glacés, dans le ciel suspendus. Sur ses frimas percés de mille fleurs nouvelles, Les abeilles cueillir leurs trésors blancs comme elles Au milieu des parfums dans les airs répandus! Peuple aimable de sœurs! oui, vos soins assidus.

Oui, vos travaux semblent me dire :

C'est ici qu'il nous faut produire, Nous, le doux miel des fleurs, vous, celui des vertus. Désert, heureux désert, quels sont tes privilèges!

De mille appâts, de mille pièges Tu préserves mon cœur, mes oreilles, mes yeux. Ton asile est un ciel d'où je m'élève aux cieux ; *

je change en printemps l'hiver dont lu m'assièges,

Où, parmi les rocs et les neiges, La nuit entend gémir tes chants mystérieux. Sois mille fois béni, désert qui me protèges!

64 JEAN -FRANÇOIS DUCIS.

Que ma vie et ma mort se renferme en ces lieux;

Garde bien mes soupirs, mes pas silencieux. Mon humble toit religieux, Le jardin de ma jeune abeille, Mon doux repos quand je sommeille, Ma conscience, quand je veille,

Et la paix de mon âme, et son vol vers les deux.

IV

MON PORTRAIT

Sans le prévoir, Jean -François fut auteur. La tragédie eut pour lui mille charmes. Trop loin peut-être il porta la terreur Et la pitié , douce source de larmes. De père en fils Allobroge il était. Vers ses rochers, poétique héritage. Un vif instinct, certaine humeur sauvage. Dans ses chagrins fortement l'appelait. Simple, mais fier, pour lui ce monde étrange Ou l'attristait, ou n'offrait rien de beau; Il se sentait, par un confus mélange, Doux ou terrible, ou torrent ou ruisseau; Même lion , dans sa brusque colère , 11 secouait quelquefois sa crinière. Et tout à coup redevenait agneau. pour l'amour et la mélancolie. Grave et rêveur il fut dès son berceau ; Il se plaisait à l'aspect d'un tombeau ,

JEAN -FRANÇOIS DUCIS. 65

jour mourant d'un funèbre flambeau; Il rinvoquait, et sa mère attendrie, Craignant son cœur, trembla pour son cerveau. Il a parfois semé dans ses ouvrages De petits riens, de jolis badinages. Parfois bons vins, bons mots, jolis repas. Gentils minois, égayaient son visage. Son cœur ardent lui dictait son langage. Le sexe aimable eut pour lui tant d'appas. Qu'en le craignant il lui rendit hommage. Ce cœur surtout aima la vérité. Rarement triste, et souvent attristé. Plus d'un malheur exerça son courage. Plus d'un chagrin sa sensibilité. X^ Sage, il aima la sage liberté.

Il détestait plus que tout l'esclavage. Vieux, sa vieillesse eut l'esprit de son âge. Pour des monts d'or il n'eût point fait un pas. Pour lui détour, ruse, était lettre close : De toute intrigue il vécut ennemi. Trop peu de temps, dans la plus douce chose Il fut heureux! Thomas fut son ami.

66 JEAN -FRANÇOIS PUCIS.

SUR LB MARIAGE DU PRINCE DE PIÉMONT AVEC CLOTILDE DE FRANCE

(FRAGMENTS)

Je marche ; un doux penchant vers le hameau m'attire.

0 champs semés de fleurs! 0 fertiles ruisseaux!

Fontaine, vont le soir s'abreuver les troupeaux,

Salut! Je vous vois donc, innocente prairie.

De mes simples aïeux vénérable patrie!

0 mon père! c'est que tu reçus le jour *.

C'est que ton berceau, que ton premier séjour

De ta présence encor me rappelle les charmes.

De mon deuil éternel reçois ici les larmes.

Que je rends grâce au ciel qui, sage en ses faveurs.

M'a laissé pour tous biens et ton sang et tes mœurs!

Mon cœur formé du tien, plein de ta chère image.

S'arrête avec transport sur ce doux paysage.

Que j'aime à voir de loin ces bœufs du joug lassés.

Vers leurs tranquilles toits traînant leurs fronts baissés!

* iMa famille, tnnt du côté pafornol que maleniel, est de temps im- mémorial élablie en Savoie. Mon père, un des plus vertueux hommes qui soient sortis de ces montagnes, ne pouv ,it me parler du roi Emmanuel, son souverain, qu'avec des larmes d'admiration et de tendresse. On connaît le caractère de celte nation (Idèlc, simple et laborieuse, et sou antique attachement pour sa religion et pour ses maîtres.

(Note de Dueis.)

JEAN- FRANÇOIS DUCIS. 67

La nuit vient. J'aperçois au travers de ses voiles, Rayonner dans les deux Tor tremblant des étoiles. Astres, conduisez -moi vers cet humble séjour. rhomme oublie en paix les fatigues du jour! J'approche. Sous le chaume une famille antique Environne gaiement une table rustique Que ne façonna point Téquerre ou le compas. La concorde, Tamour préside à leurs repas. Dans leurs ris ingénus tout leur cœur se déploie. Et déjà quand Bacchus, par sa naïve joie, A du front paternel déridé les replis , L'air modeste et baissé , se lève Amaryllis : « Mon père, dès longtemps (j'ose enfin vous le dire) « Damon que vous aimez, Damon pour moi soupire; « Dès la plus tendre enfance, au pied de ces coteaux, « L'un près de l'autre assis, nous gardions nos troupeaux. « Daignez permettre enfin que l'hymen nous unisse. « Voici pour de tels nœuds le jour le plus propice. « Un roi qui nous chérit vient soulager nos maux ; « Il veut que son bonheur s'étende à nos hameaux, « Que le travail des champs au peuple soit utile, « Que la terre à nos bras ouvre un sein plus fertile. « Que nous manquera- t-il dans notre heureux séjour? « Nous y trouverons tout, l'abondance et l'amour. « De nos chastes soupirs bénissez l'innocence. »

0 rois! Des immortels noble et visible image.

Le monde est à vos pieds , méritez son hommage.

Le sang a trop coulé. Devenez à la fois

Nos guides par les mœurs, nos maîtres par les lois.

Quels biens vous ont produits les champs de la victoire?

Do stériles lauriers , une coupable gloire.

68 JEAN - FRANÇOIS DUCIS.

Voici des jours nouveaux. I.e fer doit désormais. Instrument créateur, n'ouvrir que des guérets. Le commerce, les arts, une heureuse industrie, Vont par mille canaux féconder la patrie. Ces essaims diligents, qui peuplent nos vallons, Ne plaindront plus leur miel dévoré des frelons. Souverains bienfaisants, hâtez ces jours prospères. C'est peu d'être nos rois, soyez aussi nos pères. Le bonheur renaîtra sous nos toits vertueux ; L'Amour sera plus pur, l'Hymen plus fructueux. L'homme aimera par vous le sol qui l'a vu naître ; Et le soir, retournant sous leur abri champêtre, Riches de leurs travaux , nos vieillards attendris Béniront, en pleurant, Amédke et Louis.

VI

A MON PETIT POTAGER

Petit terrain, qui sais fournir De doux fruits mon petit ménage ; ma laitue aime à venir, ton chou croît pour mon potage, Je veux tout bas l'entretenir : Réponds- moi, j'entends ton langage. Si je voyageais! Et pourquoi ? Es -tu las d'être bien chez toi?

Je voudrais vivre avec les hommes.

Avec eux? ce sont presque tous

JEAN-FRANÇOIS DUCIS. 69

Des méchants, des sots et des fous, Surtout dans le siècle nous sommes.

De leur plaire je prendrai soin; J'en aimerai quelqu'un peut-être. Notre esprit .>e ^ ait à connaître ; Plus instruit je verrai plus loin.

Que dis- tu là, mon pauvre maître? Crois -moi, trop penser ne vaut rien ; Trop sentir est bien pire encore! Déjà ma pêche se colore,

Mes melons te feront du bien.

11 me faudra donc au village Vieillir sans nom sous mon treillage? Je pourrai voir tout à loisir

Mes lézards aller et venir Sous les murs de mon ermitage.

Est-ce un malheur? Va, plus d'un sage. Dans les soupirs, dans les dégoûts.

Du bonheur, sur des flots jaloux, Poursuivant la trompeuse image , S'est écrié dans son naufrage : « Ah! si j'avais planté mes choux! »

70 JBAN- FRANÇOIS DUCIS.

VII

STANCES ÉCRITES PAU DUCIS PEU DE JOURS AVANT SA MORT

0 bealasoliludo! 0 s(»ia l)eatitU(lof

(Saikt Bbbvabd.)

Heureuse solitude,

Seule béatitude,

Que votre charme est doux!

De tous les biens du inonde.

Dans ma grotte profonde.

Je ne veux plus que vous.

Qu'un vaste empire tombe Qu'est-ce, au loin, pour ma tombe Qu'un vain bruit qui se perd? Et les rois qui s'assemblent. Et leurs sceptres qui tremblent. Que les jours du désert?

Mon Dieu, ta croix que j'aime, En mourant à moi-même. Me fait vivre pour toi. Ta force est ma puissance; Ta grâce, ma défense; Ta volonté, ma loi.

JEAN -FRANÇOIS DUCIS. 71

Déchu de rinnocence, Mais par la pénitence Encor cher à tes yeux:, Triomphant par ses armes. Baptisé dans mes larmes , J'ai reconquis les cieux.

Souffrant, octogénaire, Le jour pour ma paupière N'est qu'un brouillard confus : Dans Tombre de mon être Je cherche à reconnaître Ce qu'autrefois je fus.

0 mon Père! 0 mon guide! Dans cette Thébaïde Toi qui fixas mes pas. Voici ma dernière heure ; Fais, mon Dieu, que j'y meure Couvert de ton trépas.

Paul, ton premier ermite, Dans ton sein qu'il habite Exhala ses cent ans. Je suis prêt; frappe, immole, Et qu'enfin je m'envole Au séjour des vivants.

XAVIER DE MAISTRE

Xavier de Maistre, frère cadet du comte Joseph de Maistre * , et l'auteur immortel du Voyage autour de ma chambre, naquit à Chambéry dans le mois d'octobre 1763. Joseph était entré dans la magistrature ; Xavier choisit la carrière militaire et fut fait officier dans l'infanterie de marine sarde. Lorsque la Savoie devint fran- çaise, en i792, il quitta l'armée piémontaise et vécut durant quelques années sans domicile fixe et au gré des événements. En 1799, il partit

Joseph de Maistre, en sa qualité d'aîné de la famille, avait seul le droit de porter le litre de (omle. Xavier ne porta lui -môme ce lifre que parce qu'il est d'usage en Hushie que tous les (Ils d'un comte sont iodislinclemenl appelés comtes.

74 XAVIER DE MAISTRE.

pour Saint-Pétersbourg, son frère devait aussi se rendre trois ans plus tard comme am- bassadeur du roi de Sardaigne, et il prit du service le 5 janvier 1800 dans l'armée russe, avec le grade de capitaine qu'il avait déjà en Piémont. Xavier de Maistre obtint vite une position élevée dans la hiérarchie militaire, et il dut sans doute en grande partie son avancement rapide à l'influence de son frère, qui avait su se faire apprécier par ses qualités éminentes à la cour du czar. Promu au grade de major le 22 janvier 1802, Xavier fut nommé par l'empe- reur, le 4 avril 1805, membre honoraire du dé- partement de l'amirauté, et fut chargé de la direction du musée de ce département. Dans cet emploi, il obtint successivement les grades de lieutenant- colonel le 12 décembre 1807, et de colonel le 26 août 1809. Le 8 juillet 1810, il passa dans la suite de l'empereur, à l'état- major, di- vision de l'administration du quartier - maître général, et quelques jours après il entra dans l'armée active et fut envoyé en Géorgie. Il ac- compagna le marquis Paulucci à Tiflis, assista du 30 septembre au 21 octobre aux opéra - rations dirigées contre les peuplades insoumises du Kouban, et prit part à la poursuite du chef Schah Aali, dans l'expédition du Tabassaran. Pendant cette campagne il se distingua souvent

XAVIER DE MAISTRE. 75

et surtout au siège delà forteresse Akhaltzich, où, dans une sortie faite par l'ennemi, il fut blessé au bras par un coup de feu tiré à bout portant. Le 8 décembre il rentra à Tiflis.

Dans le mois de janvier 48i2, Xavier de Maistre revint à Saint-Pétersbourg; il fut at- taché, le 25 mars suivant, à la première armée, et transféré le 22 juin dans la troisième. Le 22 mars 1813 il fut agrégé au détachement du lieutenant général Walmoden qui faisait partie du corps d'armée du général Wittgenstein ; puis, le 7 août, il se rendit sous les murs de Dantzick, avec le grade de général -major qui lui avait été donné le 18 juillet précédent, en récompense des services qu'il avait rendus comme officier d'état-major. Enfin, à dater du i5 novembre 18i3, il compta effectivement dans l'armée russe qu'il quitta quelques années après.

Pendant son service militaire , Xavier de Maistre reçut successivement plusieurs marques de distinction, au nombre desquelles nous ci- t(^rons une épée d'honneur avec l'inscription « pour la bravoure » ; la médaille de la cam- pagne de 1812 sur le ruban de Saint -André; Tordre de Sainte -Anne, de deuxième classe (commandeur) , avec les insignes en diamant; l'ordre de Saint- Wladimir, de troisième classe (commandeur).

76 XAVIER DE MAISTRE.

Il n'abandonna plus sa patrie d'adoption oh il s'allia à la famille Zagriatski, l'une des plus considérables et des plus anciennes de Russie, et passa de longues années calme et heureux dans sa demeure du quai de la' Moïka , à Saint-Pétersbourg. Il vint cependant revoir son pays natal en 1825 et séjourna pendant quelques années en Italie à la mjme époque ; il visita une seule fois Paris, en 1839, et re- tourna à Saint-Pétersbourg il mourut le 12 juin 1832, à l'âge de quatre-vingt-neuf ans. 11 ne laissa pas d'enfants, ayant eu la douleur do perdre un fils et une fille , nés de son mariagu avec M"« Zagriatski.

Si nous sommes entré dans quelques dé- tails au sujet de la vie militaire de Xavier do Maistre, détails que nous croyons en majeure partie inédits, c'est que nous avons pensé que, tout ce qui concerne cet homme illustre étant au plus haut point intéressant, nous devions faire connaître les renseignements que nous possédions. Sous un autre point de vue, il n'est pas inutile de retracer la vie active de l'auteur du Voyage autour de ma chambre, car le récit de cette vie, presque entièrement consacrée aux choses de la guerre , explique la position excep- tionnelle de Xavier de Maistre comme littéra- teur; le jeune capitaine fut écrivain de génie

XAVIER DE MAISTRE. 77

sans faire profession d'écrire ; et plus tard , malgré ses succès littéraires, il ne cessa pas de poursuivre sa carrière militaire ; bien plus , lors- qu'il fut rentré dans la vie civile , il ne consentit jamais à reprendre la plume qui avait tracé longtemps auparavant des chefs - d'œuvre si admirés, ou, s'il la reprit, ce ne fut, pour ainsi dire , que clandestinement et à l'insu du monde lettré qui aurait accueilli avec joie toute nou- velle production d'un de ses écrivains les plus goûtés. La littérature, pour Xavier de Maistre, n'était qu'un passe-temps agréable," bien qu'on pût dire de lui qu'il était plutôt un grand écri- vain s'amusant à faire la guerre qu'un grand capitaine s'amusant à écrire.

Au reste, avec son esprit méthodique et judicieux, semblable à celui de la majorité des Savoyards, l'auteur du Lépreux de la cité d'Aoste ne fut que conséquent à ses principes dans ce qu'on nous permettra de nommer sa conduite littéraire : dévoué à la dynastie de Savoie, il lui était resté fidèle ; militaire par métier, il était resté militaire ; écrivain par manière de distrac- tion, il n'aspira jamais à la renommée et à la gloire, à tel point qu'il se montra toujours fort étonné du bruit qu'avaient fait ses œuvres.

Mais , à tout prendre , cette vie littéraire , marquée par ces hésitations et ce doute de soi^

78 XAVIER DE M.USTRE.

m^me, fut aussi la conséquence naturelle des circonstances qui accompagnèrent la publica- tion du Voyage autour de ma chambre. La révéla- tion du talent de Xavier de Maistre fut presque due au hasard. Le jeune officier avait, comme tout vrai militaire , l'humeur un peu aventu- reuse. Un jour, étant en garnison à Alexandrie, il eut un duel qui valut aux combattants des arrêts assez longs. Que faire en une chambre de garçon si ce n'est de songer? Xavier songea donc et écrivit sur des feuilles volantes ses im- pressions de voyage autour des quatre murs qui le retenaient prisonnier. L'espace était étroit, mais notre voyageur sut le transformer en un monde, monde imaginaire il fit mainte dé- couverte dont la plus précieuse fut celle de son génie. Hâtons -nous de dire toutefois que Xavier de Maistre eut bien garde de se pro- clamer lui-même; il fallut que son frère Joseph k fît connaître au monde en publiant les Mé- moires du captif à l'insu de ce dernier.

Le Voyage parut en 1704 à Turin. Ce ne fut que dix- sept ans après que le Lépreux de la cité d'Aoste, étude admirable de sentiment, vint jeter un nouvel éclat sur le nom de l'écrivain déjà célèbre. Puis, suivirent le Voyage nocturne autour de ma chambre, la Jeune Sibérienne et les Prisonniers du Caucase.

XAVIER DE MAISTRE. 79

Xavier de Maistre n'a pas seulement écrit en prose ; mais , ce qui nous intéresse plus par- ticulièrement ici, il a aussi composé beaucoup de pièces de poésie, que sa modestie lui fit tenir cachées. Il prétendait même ne pas savoir faire les vers, et il écrivait un jour à ce sujet:

« Dans l'impossibilité je suis de com- prendre cette faculté (du poète) et pour ne pas avouer cette supériorité chez les autres , je pense que les poètes ont quelque chose dans le poi- gnet qui change la prose en vers à mesure qu'elle passe par pour se rendre de la tête sur le papier; en sorte qu'un poète ne serait qu'une filière plus ou moins imparfaite. J'étais si persuadé de ce système consolant pour les prosateurs, que j'essayai un jour d'écrire des vers avec la main gauche , dans l'espoir d'y trouver cet heureux mécanisme , mais ma main gauche ne fut pas plus heureuse que la droite et je fus convaincu à jamais que je ne suis pas une filière à vers. J'avoue même que ce mau- vais succès me laissa quelques doutes sur la vérité de mon système. »

Ainsi que le fait observer M. Sainte-Beuve, h qui nous empruntons cette citation ", Xavier

Notice sur Xavier de Maistro, publiée en tôle des œuvres comphHes de cet écrivain, éditées par MM. Garnier frères, Paris, 1S63.

80 XAVIER DE MAISTRE.

de Maistre se faisait petit non sans malice , comme on pourra s'en convaincre à la lecture de sa pièce de vers le Papillon, que nous repro- duisons, et qui est la seule de ses compositions poétiques qui ait été publiée jusqu'à ce jour. Ses traductions des fables du poète russe Kriloff, dont deux, celles que nous avons transcrites, ont été insérées dans V Anthologie russe de M. Du- pré de Saint- Maur, témoignent de la souplesse de son talent; l'Amitié des chiens surtout est remarquable par l'entrain et le naturel qui y régnent. Il a fait aussi des épigrammes spiri- tuelles. M. Sainte-Beuve nous apprend qu'il possédait une ode manuscrite de l'auteur du Papillon, de 1817; le sujet de cette ode, dit l'illustre critique, était un regret de ne pouvoir atteindre au but sublime , et le sentiment ex- primé de la lutte inégale avec le génie :

Et, glorieux encor d'un combat téméraire, Je garde dans mes vers quelques traits de lumière Du dieu qui m'a vaincu *.

Xavier de Maistre, à l'exemple de la Fon- taine et de Ducis , s'était fait son épitaphe dont voici les premiers vers :

* Nous avons eu un instant l'espoir de publier cette p»èce dont M. Sainte -Beuve avait eu l'obligeance de nous promettre uqe copie; mîîlheureusemont elle n'a pu être retrouvée,

XAVIER DE MAISTRE. 81

Ci gît SOUS cette pierre grise Xavier, qui de tout s'étonnait. Demandant d'où venait la bise Et pourquoi Jupiter tonnait...

En ceci, l'auteur du Voyage autour de ma chambre eut la manie de beaucoup de grands hommes, celle de se dire ignorant de toutes choses. Nous ne voyons plus de la modestie, mais plutôt de la vanité puérile ; il vaut mieux se taire que de chercher à faire croire aux au- tres ce que l'on sait bien qu'ils ne croiront jamais. Nous n'ignorons pas que les esprits d'élite qui se sont donné le plaisir de se traiter d'ignorants , ont été ceux dont les œuvres sont le plus empreintes d'une douce et naïve philo- sophie. Victor Hugo, avec ses idées extraordi- naires et son style de fer, ne saurait demander d'où vient la lune et pourquoi tonne Jupiter. Mais , quoi qu'il en soit, il n'est pas plus permis à un écrivain de se faire petit que de se gran- dir : la postérité seule a le droit de le juger; et : Xavier de Maistre , plus que tout autre , ne pou- vait chercher à dissimuler son opinion sur ce jugement qu'il devait envisager comme entiè- rement favorable :

Mais à l'humanité, si parfait que l'on fut, p Toujours par quelque faible on paya le tribut.

M XAVIER DE MAISTRE.

LE PRISONNIER ET LE PAPILLON

Colon de la plaine éthérée, Aimable et brillant Papillon, Comment de cet affreux donjon As -tu su découvrir rentrée? A peine entre ces noirs créneaux, Un faible rayon de lumière Jusqu'en mon cachot solitaire Pénètre à travers les barreaux.

As -tu reçu de la nature Un cœur sensible à l'amitié? Viens -tu, conduit par la pitié, Soulager les maux que j'endure ? Ah ! ton aspect de ma douleur Suspend et calme la puissance ; Tu me ramènes l'espérance Prête à s'éteindre dans mon cœur.

Doux ornement de la nature. Viens me retracer sa beauté ; Parle -moi de la liberté. Des eaux, des fleurs, de la verdure. Parle-moi du bruit des torrents, Des lacs profonds, des frais ombrages. Et du murmure des feuillages Qu'agite l'haleine des vents.

XAVIER DE MAISTRE. 85

As -lu VU les roses éclore? As -tu rencontré des amants? Dis -moi Thistoire du printemps Et des nouvelles de l'aurore ; Dis -moi si dans le fond des bois Le rossignol , à ton passage , Quand tu traversais le bocage. Faisait ouïr sa douce voix?

Le long de la muraille obscure Tu cherches vainement des fleurs : Chaque captif de ses malheurs Y trace la vive peinture. Loin du soleil et des zéphyrs. Entre ces voûtes souterraines , Tu voltigeras sur des chaînes Et n'entendras que des soupirs.

Léger enfant de la prairie. Sors de ma lugubre prison : Tu n'existes qu'une saison. Hâte - toi d'employer la vie. Fuis ! tu n'auras , hors de ces lieux Oii l'existence est un supplice. D'autres liens que ton caprice, Ni d'autre prison que les cieux.

Peut-être un jour dans la campagne, Conduit par tes goûts inconstants. Tu rencontreras deux enfants Qu'une mère triste accompagne ; Vole aussitôt la consoler ; Dis-lui que son époux respire, Que pour elle seule il soupire : Mais, liélas!... tu ne peux parler!

HA XAVIER DE MAISTRE.

Etale ta riclie parure Aux yeux de mes jeunes enfants ; Témoin de leurs jeux innocents , Plane autour d'eux sur la verdure. Bientôt, vivement poursuivi, Feins de vouloir te laisser prendre ; De fleurs en fleurs va les attendre Pour les conduire jusqu'ici.

Leur mère les suivra sans doute, Triste compagne de leurs jeux ; Vole alors gaiement devant eux Pour les distraire de la route. D'un infortuné prisonnier Ils sont la dernière espérance : Les douces larmes de l'enfance Pourront attendrir mon geôlier.

A l'épouse la plus fidèle On rendra le plus tendre époux ; Les portes d'airain, les verrous, Tomberont bientôt devant elle... Mais, ah! ciel ! le bruit de mes fers Détruit l'erreur qui me console ; Ilélas! le Papillon s'envole... Le voilà perdu dans les airs ! '

* Celte jolie pièce, dit M. Sainle-Beuve, a élé traduite en ru.«se, puis retraduite en vers français par un de nus secrélaircs d'ambassade qui n'en savait pas la première origine. Pareille aventure est arrivée à la Chute des feuilles de Millevoye.

XAVIER DE MAISTRE. 85

II

L'AUTEUR ET LE VOLEUR

TABLB DE KRII.OFF

TRADUITE PAR XAVIER DE MAISTRE

Aux enfers un célèbre Auteur

Arrivait avec un Voleur; La gloire du premier avait rempli le monde, Et Ton vantait partout sa science profonde : Mais il avait caché dans ses livres fameux D'un venin corrupteur le charme insidieux. Sous les dehors légers de la plaisanterie Attaquant de sang -froid la morale et les mœurs Son talent trop vanté prépara les m Iheiirs Qui devaient après lui désoler la pairie.

Son compagnon , le long du grand chemin , Aurait peut-être aussi mérité quelque gloire

Si du bourreau le lacet inhumain N'avait trop brusquement terminé son histoire.

Le couple voyageur à peine est présenté Par les Parques inexorables. Que son destin est arrêté ;

Un regard de Mines a jugé les coupables.

Celle fable et celle qui suit soul cxlraitos de {'Anthologie russe, publù'»' par M. Dupré de Saint - Maur, Pari.s, 18-23.

86 XAVIER DE MAISTRE.

A son terrible tribunal , Sans rien dire, on connaît et le bien et le mal; Et chaque criminel voit dans sa conscience Son procès tout écrit ainsi que sa sentence ; De sont à jamais bannis les avocats

Et les discours et les débats.

Au bout de deux chaînes pesantes,

Qu'elle accroche aux voûtes brûlantes,

Mégère a bientôt suspendu

Deux grands chaudrons de fer fondu , Qu'à Tordre de Minos, de leurs mains parricides,

Remplissent d'eau les Danaïdes.

Les nouveaux venus, stupéfaits, Se regardent, et font une laide grimace.

En voyant ces tristes apprêts : Ils grimpent cependant, et vont prendre leur place.

Sous le Yuleur on allume aussitôt Un grand tas de bois sec de deux toises de haut. Enduit de soufre et de bitume; Déjà le bûcher fume; Il pétille, et la flamme entoure le chaudron.

Au grand déplaisir du larron , Qui se repent d'avoir fureté sur la route : Le tourbillon de feu monte jusqu'à la voûte. Notre écrivain était mieux partagé ; Un petit feu prudemment ménagé RécliaufTait doucement le sire, Qui voyait sans pitié son camarade cuire. Mais quelque temps après l'eau commence à frémir, Et le philosophe à gémir. L'impitoyable Tisiphone Ajoute un peu de bois. Voilà l'eau qui bouillonne.

XAVIER DE MAISTRE. 87

Le fond du pot devient brûlant. L'auteur soulève un pied, puis l'autre ; au même instant.

Vaincu par la douleur extrême.

Veut-il se plaindre, à chaque mot

La Furie ajoute un fagot ; Tant qu'à la fin il s'emporte, il blasphème.

Et voit d'un œil plein de fureur Le feu depuis longtemps éteint sous le Voleur. Eh! quoi, je subirai cet horrible supplice! Dit- il : je brûlerai pendant l'éternité, Tandis que ce fripon prend un bain de santé ! Des dieux (puisqu'il en est) donc est la justice?

Ainsi le ciel est gourmande Par le philosophe échaudé. Lorsqu'Alecton, pour venger cette injure, Sort tout à coup de l'abîme profond ; Mille serpents composent de son front L'épouvantable chevelure. Elle parle, et l'Auteur, muet à son aspect, Reconnaissant sa Muse, écoute avec respect :

Misérable, oses -tu blâmer la Providence,

Dont la juste vengeance Pour tes crimes passés, te punit aujourd'hui? Ceux de cet assassin ont fini comme lui ,

Lorsqu'il a terminé sa vie. Mais le nombre des tiens croît et se multiplie

Avec tes coupables écrits, Qui vont, de siècle en siècle, égarer les esprits. Tes 08 depuis longtemps sont réduits en poussière. Et le soleil jamais ne rouvre sa carrière Sans éclairer encor mille crimes nouveaux; Fruits tardifs, mais constants, de tes afi'reux travaux

88 XAVIER DE MAISTRE.

A tes contemporains trop dangereux exemple. Le fauteur tour à tour et l'ennemi des dieux, On te vit au théâtre être religieux,

Et profanateur dans le temple ; Tu remplis l'univers du germe des forfaits

Qui, dans mille ans, doivent éclore; Et lorsqu'ils auront vu leurs funestes effets.

On les verra renaître encore ; Souffre donc, malheureux, les tourments des enfers! Souffre jusques au temps, où, dans tout l'univers, Tes livres corrupteurs auront cessé de nuire. Et lorsque les humains cesse^ont de les lire. »

A ces mots, Alecton plonge le mécréant Au fond de l'eau bouillante, et de son bras puissant Referme pour toujours, frémissant de colère, Le couvercle de la chaudière.

III

L'AMITIÉ DES CHIENS

< ABLK DE KRILOFF

TRADUITE PAR LE MÊME

Aux rayons du soleil, deux chiens de bonne mine. Couchés tout près de la cuisine, Reposaient amicalement

Et discouraient, au lieu d'aboyer au passant.

Un chien bien élevé n'est méchant qu'à la brune;

De vient le proverbe : Aboyer à la lune.

XAVIER DE MAISTRE. 89

Nos compagnons médisaient des humains,

A qui mieux mieux; parlaient du sort des chiens.

Du cuisinier et de son avarice ; De certains maîtres sans pitié ;

Du bien, du mal, enfin de Tamitié : Il n'est point, disait Tun, de mal que n'adoucisse Le tendre sentiment de deux cœurs bien unis;

Tout est plaisir pour des amis; Le bonheur est doublé , la peine est partagée ; Sans rien dire on jouit, rien qu'à se regarder. Mon âme serait soulagée,

Et mon emploi me semblerait léger. Si, par exemple ici, nous vivions de la sorte; Destinés à garder tous deux la même porte, Affables l'un pour l'autre, empressés, généreux, Nous pourrions dans la paix couler des jours heureux ;

Ils le sont tous, lorsque Ton s'aime. Qu'en penses-tu. Barbet? Mails y y songe moi-même, Reprit le camarade; au lieu de grommeler, De nous battre sans cesse , et de nous quereller, Soyons amis. Briffant, c'est moi qui t'en convie; Nous vivrons sans aigreur comme sans jalousie, Et nous ne verrons pas comment passe le temps : Nous irons côte à côte attaquer les manants : Ensemble on nous verra dormir et nous repaître. Jouer innocemment, cares'^er notre maître. Je me sens tout ému quand je pense à cela; Donne la patte, allons. J'y consens; la voilà ; Je suis tout prêt moi-même à pleurer de tendresse;

Et nos amis de s'embrasser, De battre de la queue, et de se caresser. Mais, comme ils en étaient à hurler d'allégresse,

Le marmiton leur jette un os ; La trêve est expirée; adieu les bons propos.

90 XAVIER DE MAISTRE.

Oresle, furieux, s'élance sur Pilade; Il ne s'agit plus d'embrassade, Nos deux amis jouant des dents;

Avec peine un seau d'eau calme les combattant*.

D'une telle amitié l'exemple chez les hommes Se rencontre souvent dans le siècle nous sommes ; Et cette fable au vrai nous peint beaucoup de gens. Ils sont tout feu, tout flamme; on dirait des amants; Leur amitié sincère en proverbe est passée; Mais jetez-leur un os, vous verrez leur pensée; Tous leurs beaux sentiments feront place aussitôt A la tendresse de Briilaut.

FÉLIX - MARIE - EMMANUEL MOUTHON

Fjélix-Marie-Emma-nueL Mouthoii naquit à uroUgnin ( Hftttte-^averiefen 1765^. Sa vie, qui tient du roman, mérite d'être racontée avec quelques détails. Il embrassa la carrière ecclé- siastique, et il était déjà tonsuré lorsqu'en 1780 son père fut nommé intendant à Suze (Piémont). Ayant perdu sa mère en i78i et son père en 1782, il se rendit, le 16 mars de cette dernière année, à VEremo des Camaldules, d'où il sortit le 29 novembre suivant pour entrer à Tamié ( Haute- Savoie ) , vieille abbaye de l'ordre de Cîteaux. Il prit l'habit de moine en 1783 et fit profession le 16 avril 1784, sous le nom de dom lî'Tnard.

Mouthon resta pendant neuf ans à Tamié,

92 FÉLIX-MARIE-EMMANUEL MOUTHON.

c'est- ii-diré jusqu'à Tépoque les armées fran- çaises firent leur entrée en Savoie. Il émigra le 25 septembre 1792; mais, étant revenu à Chain- béry deux mois après pour des motifs de fa- mille, il fut arrêté et condamné à mort. Par un hasard extraordinaire , la sentence portée contre lui ne reçut pas son exécution, et, pour éloigner tout nouveau danger, il prêta le serment exigé des prêtres , le 24 février 1 793. Bientôt il entra complètement dans la vie civile, s'engagea en- suite dans l'administration militaire, puis dans l'armée active il devint officier d'état-major.

Pendant la Terreur, Mouthon eut la dou- leur de voir périr son frère sur la guillotine, à Paris ; ce frère laissait une femme et quatre enfants : « Je n'eus pas la force de les aban- donner, dit-il, et je restai chargé de ce doulou- reux héritage. Cette terrible catastrophe a fait ma destinée jusqu'au moment cette famille infortunée a disparu engloutie dans la tombe. »

Jusqu'aux dornières années du règne de Napoléon I®^, Mouthon, suivant ses propres expressions *, resta livré au tumulte des camps

I

Le Tnomphe de la miséricorde éternelle, note 2. C'e(>l dans les notr qui accompagnent celte œuvre poétique de Mouihon que nous a\on> puiso les lenseigniinicnls que nous donnons sur lui. Nous avons aussi utilisé quelques lettres autographes qui nous ont éié communiquées par M. Saillel, professeur au collège d'Annecy.

FÉLIX -MARIE -EMMANUEL MOUTHON. 93

et des plus orageuses passions. Ce n'était pas toutefois qu'il eût entièrement perdu ses pre- miers sentiments ; par instants , au milieu de ses agitations et du bruit des batailles, ces sentiments reprenaient le dessus dans son cœur. « Une voix puissante, écrit-il dans ses notes, résonnait au fond de mon cœur, et la dernier.? étincelle de ma foi se conserva sous les décom- bres de l'édifice ; fruit précieux de la grâce et d'une éducation chrétienne, il ne fut point sub- mergé par la terreur d'iniquités... Le silence des forets, une nuit d'orage, la vue d'un cime- tière, le son d'une cloche... réveillaient dans moi la pensée des jugements de Dieu, qu'en vain je m'efforçais de repousser; et, chose étrange! je désirais les bois solitaires, j'aimais à parcourir les champs de la mort. Je cherchais la paix... la paix! et, par la plus incompréhen- sible contradiction, un instinct irrésistible me ramenait aux lieux qui la détruisaient... »

Dans le mois de juin 1800, faisant partie du corps d'armée qui s'empara de Suze, il se ressouvint du séjour qu'il avait fait dans cette ville et n'oublia pas que reposaient les cen- dres de son père et de sa mère. Il prit les hal)i- tants de Suze sous sa protection et alla même jusqu'à faire passer des vivres aux paysans du village de la Perrière, qui se trouvaicMit pris

94 FÉLIX -MARIE -EMMANUEL MOUTHON.

entre les deux armées ennemies. Il fit plus en- core , il obtint (lu général en chef l'autorisation de faire sonner les cloches pour annoncer les offices, ce qui avait été défendu sous peine de mort , et répondit de tout sur sa tête. Ce n'est pas sans émotion aussi qu'il raconte l'entrevue qu'il eut en 1804, à Paris, avec le pape Pie VII , à qui il fut présenté par un de ses compatriotes , le comte de Viry, et qu'il escorta dans la céré- monie du couronnement de l'empereur.

Un jour, en Allemagne, il sauva un couvent de clarisses des mains des soldats ; souvent il secourut des prêtres proscrits, des émigrés. En 1809, à Paris, en visitant le calvaire au Mont-Valérien, alors occupé par des trappistes, il sentit se réveiller ses souvenirs de Tainié à la vue des chartreux qui creusaient le lit de leur repos... « Dirai -je, s'écrie -t- il, le tumulte de mes pensées au milieu de ces scènes éloquentes et sévères? Dirai -je les déchirements de mon cœur?.. J'aurais voulu... je voulais... et je ne voulais pas! » « Mais, ajoute-t-il ailleurs, ces impressions passagères s'effaçaient bientôt : des marches nouvelles, d'autres combats, les bruits guerriers, la chimère de la gloire et des pas- sions qui ne connaissaient plus de frein, avaient aussitôt étouffé ces commencements de pensées salutaires. »

FÉLIX -MARIE -EMMANUEL MOUTHON. 95

Ce ne fut que quelque temps avant la Res- tauration que Mouthon quitta le service mili- taire. Il entra dans l'administration des douanes et fut placé à Thonon, ville natale du général Dessaix, dont il avait été aide-de-iîamp. Après les Cent Jours, il dut sortir de la Savoie et se retira à Chevry, dans le pays de Gex, il de- meura pendant deux ans, vivant presque au jour le jour, cherchant quelques occupations pour tromper ses ennuis. En 1818, il se rendit à Saint-Genix, après avoir obtenu l'autorisation de rentrer en Savoie; encore, il vécut diffi- cilement et sans satisfaction pour son imagi- nation ardente, car il en fut réduit à donner des leçons de mathématiques au fils d'un au- bergiste de la localité. P'atigué enfin de cette lutte avec la vie , il résolut de revenir à sa pre- mière vocation religieuse.

Mouthon n'accomplit pas son projet aussi facilement qu'il aurait pu se l'imaginer. Il dut faire des démarches réitérées pour entrer au petit séminaire de la Roche, et ce ne fat pas sans difficultés qu'il obtint l'autorisation de suivre une retraite dans cet établissement. Il parvint cependant à son but vers la fin de 1818; il reprit dès lors l'habit religieux, fit un pèle- rinage à Notre-Dame d'Oropa et au mont Varallo en Piémont, visita Tamié et se renferma dans

96 FÉLIX- MARIE -EMMANUEL MOUTHON.

l'abbaye de la Novalaise en janvier 1819. A lu fin du mois d'août de la môme année, il fut chargé de la direction de l'hospice du mont Cenis ; forcé d'accepter cet emploi , il le remplit avec zèle et dévouement jusqu'au moment le découragement le fit se démettre de ces fonctions fatigantes pour retourner à Suze : c'était en avril 1820. Bientôt, comme si la fa- talité l'eût poursuivi jusque dans sa pauvre retraite, il en sortit à cause des tracasseries auxquelles il était en butte de la part du supé- rieur du monastère, qui craignait en lui un homme dont l'esprit élevé et la brillante intel- ligence avaient attiré les sympathies de tous les membres du clergé voisin. Il entra alors chez les capucins sous les noms de Félix -Marie, et habita plusieurs couvents de cet ordre en Savoie : celui de Chàtillon d'abord, celui de la Roche en 1822 en qualité de gardien, celui de Chambéry en 1823 comme maître des novices; puis il retourna à Chàtillon en 1824 et fut re- placé à Chambéry l'année suivante. En 1827, après avoir vainement tenté d'être reçu à la Grande -Chartreuse, il fut admis dans l'abbaye d'Hautecombe, que Charles-Félix venait de confier à des cisterciens , et il reprit l'habit et le nom sous lesquels il avait prononcé ses pre- miers vœux à Tamié. Quelques années plus

FÉLIX -MARIE -EMMANUEL MOTJTHON. 97

tard, vers i851 , il changea de nouveau d'ordre religieux et se retira dans le couvent des capu- cins de Suze, il mourut en 1832.

Ces revirements extraordinaires qui mar- quèrent l'existence de Mouthon, successivement moine chartreux, soldat, capucin, puis cister- cien et de nouveau capucin, indiquent combien était ardente cette àme toujours tremblante d'une agitation fébrile. Egalement exalté dans la stalle du monastère et sur le champ de bataille ; chantant avec le même enthousiasme les versets sacrés ou les hymnes de victoire, cet homme était une de ces natures exceptionnelles pour lesquelles il n'y a de milieu en rien ; dans la vie civile, sans frein, libre dans ses pensées et ses actions , il brûle de tous les feux profanes ; dans la vie religieuse, une fois revenu de ce qu'il appelle ses égarements, son âme s'exalte au souvenir de ses fautes et se répand en gémis- sements qu'il n'hésite pas à rendre publics, comme pour attirer sur lui une réprobation méritée; il court après le reproche, il le re- cherche presque avec passion , le sollicite et va jusqu'à s'étonner que ses péchés ne soulèvent pas autour de lui un tonnerre de malédictions.

Ce fut sous l'impression de ce sentiment que Mouthon publia quatre brochures en vers : le Jardin du Monastère; la Grande- Chartreuse ; les

98 FÉLIX- MARIE -EMMANUEL MOUTHON.

liai nos de Tamié (le la nùséricorde

//^W

r Eternité, Suze, 1832. Ces brochures^enferment

I

la confession du pécheur. La seconde , surtout , éclate en sentiments d'une sincérité et d'une abnégation suprêmes ; l'auteur, à chaque page , s'y frappe durement la poitrine ; ses erreurs y sont stigmatisées sans ménagements; il y déchire son cœur et jette à la voirie les lam- beaux de son àme indigne et pourtant repen- tante ; et, comme si c'était encore trop se relever aux yeux de ses semblables que de se meurtrir en langage poétique, il ajoute des notes qui achèvent l'exécution du criminel avec une bar- barie sans exemple. Bien que l'on ne puisse ap- prouver en tous points le sentiment outré qui domine dans cette œuvre expiatoire, on doit cependant avouer qu'il a fait naître parfois des élans remarquables sous la plume de l'auteur; qu'il a fait jaillir de ce cerveau enivré de re- mords des idées dont la grandeur ne le cède en rien à celles des plus illustres désespérés.

Dans r Eternité, écrite en vers libres, la verve de Mouthon n'est pas moins grande; mais le pécheur exalté y a déjà, fait place à l'homme animé d'une contrition plus calme; son àme s'est abîmée dans de froides réflexions

FÉLIX -MARIE -EMMANUEL MOUTHON. 99

SOUS les sombres voûtes du cloître , et la fin de toutes choses, le néant, dans sa noire immen- sité, lui inspire la terreur'; l'oubli du passé commence à envahir son cœur le vide se fait, et tout son espoir se tourne vers l'éternité. Par instants, ramené à des idées plus riantes par l'assoupissement de sa colère , il rime des stances et des odes , et il laisse sa plume tracer avec une certaine grâce le Retour du Pèlerin, une Prière et un Acte d'amour.

ILa poésie de Mouthon est loin d'être sans défauts; mais on ne peut s'empêcher de cons- later qu'il y a dans ses vers les signes évidents auxquels on reconnaît le vrai poète ; ses phrases coulent avec facilité et l'idée se développe sans gêne et sans fausses expressions.

Si Mouthon eût pu donner à son talent toute la perfection dont il était susceptible , il eût incontestablement brillé d'un vif éclat au , milieu des poètes de son époque.

* It écrivait à sa sœur le G mai 1831 : « Tu me parles de» nouvelles productions que je viens de lerminer. (Test un recueil de vers, de pensées sur l'éternité; il se ressent du voisinage du tombeau : c'est ma pensée de tous les moments. >

I

iOO FÉLIX- MARIE -EMMANUEL MOUTHON.

UN JOUR ET UNE NUIT DANS LES RUINES DE TXHiÈ

Sion, tes portes sont détruites, Le temple tombe, et ses lévites Loin de toi fuyent éplorés ; Aux débris de ton opulence. Tes harpes dorment en silence ; Pleurez, anges de paix, pleurez.

Voilà donc cette solitude jadis, sans inquiétude. S'écoulaient mes jours fortunés! Dieu! puis -je étouffer un murmure Quand le flambeau de la nature Luit sur ces cloîtres profanés?

Autrefois le pieux cantique Résonnait sous ce dôme antique. De paix, de gloire couronné. Maintenant Toiseau des ténèbres Fait retentir de cris funèbres Ce temple auguste abandonné.

J'ai vu Vautel du sacrifice chaque jour d'un Dieu propice Le sang pour nous était versé. Aujourd'hui sa lampe est éteinte,

r

FÉLIX-MARIE-EMMANUEL MOUTHON. iOl

L'herbe croît sur la table sainte , Son tabernacle est renversé.

J'ai vu cette enceinte sonore D'où nos chants, devançant l'aurore. Etaient dans les airs prolongés. Sans culte, seule et taciturne; Et le vol du hibou nocturne Frappe seul ses murs outragés.

Combien à mon ûme attendrie Plaisait notre austère harmonie. récho chantant tour à tour Semblait formé du chœur des anges, Qui, rendant au ciel nos louanges, Doublaient la voix de notre amour !

sont tes fêtes solennelles. Quand des collines éternelles L'hymne céleste était chanté? Hélas ! un lugubre silence Glace de sa morne éloquence Le voyageur épouvanté !

Mais peut-être la tombe obscure. Qu'en tous lieux respecte l'injure, le temps même est arrêté, Aura sauvé des mains vandales Au moins les couches nuptiales Des époux do l'éternité.

i02 FÉLIX- MARIE -EMMANUEL MOUTHON.

Je descends sous la sombre voûte. Mon cœur bat... Je vais voir sans doute Ses immobiles habitants : Espoir trompeur, vaine chimère! J'y trouve la mort solitaire Pleurant l'exil de ses enfants.

La horde impie et meurtrière Troubla la tombe hospitalière Sans pudeur comme sans remords. Tombeaux, vos portes sont ouvertes, Les catacombes sont désertes. Us ont môme effrayé les morts!

Sortant de ce noir sanctuaire.

Que vois- je?... un spectre à Tœil sévère

S'avançait du fond des dortoirs:

« Viens, me dit-il, fils infidèle;

« Vois ta cellule... elle rappelle

« Et ton parjure et tes devoirs. »

Je m'écriai : « Miséricorde ! » Couvert d'un sac, ceint d'une corde. Tète et pieds nus, le cœur brisé. Soudain la voix de l'espérance Me dit: « Dieu voit ta repentance. » Le spectre s'enfuit apaisé.

J'ai connu ta voix , ô Marie ! Dans ces paroles d'amnistie ;

FÉLIX -MARIE -EMMANUEL MOUTHON. 103

Oui, je les dois à ta pitié. Tu le sais, malgré ma démence. Jamais ton nom, dès mon enfance. De mon cœur ne fut oublié.

En vain j'ai cherché quelque reste

De cet oratoire modeste

Qu'aux jours heureux j'ornais de fleurs;

Ils en ont effacé la trace ;

Mais j'en ai reconnu la place

Par mes souvenirs et mes pleurs.

Le jour s'éteint, et ses murailles,. Sous l'appareil des funérailles. Autour de moi semblent gémir ; Et le torrent de la montagne , Roulant ses flots, les accompagne D'un mugissant et long soupir.

Mais en vain ma présence étonne Ce cloître sourd qui m'environne. Tamié!...tu n'entends plus ma voix; Je m'arrache h tes tristes charmes. Et mes yeux, épuisés de larmes, T'ont vu pour la dernière fois.

i04 FÉLIX-MARIE- EMMANUEL MOUTHON.

n

DÉGRADATION DE L'HOMMB

Grand Dieu, Thomme à ce point dégrada ta copie!

Sortant de ton pinceau, ton image est salie.

Et ton ouvrage à peine était exécuté,

Qu'on te voit repentant de l'avoir inventé.

En absinthe, en chardons, ta vigne est convertie;

Tu dois, toi-même un jour, en goûter Tâpreté!...

Qu'ils sont amers, les fruits de cette vigne aigrie!

Aux portes du jardin de Satan infesté,

Abel meurt sous le coup par son frère porté!...

L'univers n'est bientôt qu'une vaste anarchie ;

Avec ses habitants l'horreur se multiplie;

Mais son cri de révolte au ciel était monté ;

Le grand abîme s'ouvre a tant d'atrocité.

Et sous les flots vengeurs, la terre est engloutie!...

Ce globe au sein des eaux, que n'est-il avorté?

Et s'il renaît plus pur, l'a- 1- il longtemps été?

Hélas I la terre ù peine est-elle raffermie,

Que ce monde nouveau contre toi se rallie;

Par les oracles saints, son crime est attesté.

Du genre humain déchu, seconde dynastie,

Elle prouva bientôt sa triste affinité.

Ce monde (ils étaient huit) du naufrage excepté,

A peine eut abordé la terre reverdie.

Qu'il parut comme l'autre en sa moelle gâté.

FÉLIX -MARIE -EMMANUEL MOUTHON. i05

La terre est bien la même, une vase croupie Que se disputeront les vers, l'impureté. De son tombeau flottant à peine elle est sortie. Par la honte d'un père un fils a débuté ! Mais Dieu frappa, maudit, l'atroce raillerie. Et d'un père outragé vengea la dignité.

(L'Etbkwit^, seconde partie.)

III

L'ENFER

Etre haï de Dieu!... Dieu l'objet de ma haine! Le haïr, l'implorer, maudire tour à tour Le calvaire et sa croix, mon crime et son amour! Non, tout l'enfer n'a point de plus cuisante peine.

Et que seraient ses ^''^mx et sa brûlante chaîne.

Si cent mille ans de pleurs nous promettaient qu'un jour

L'espoir d'aimer un Dieu luirait dans ce séjour?

Il ne luira jamais... toute espérance est vaine!

San cosse m'élancer vers mon divin auteur.

Sans cesse repoussé par un juge en fureur.

Et l'outrager sans fin, dans ma rage impuissante!

Sera- 1 -il donc pour moi l'Etemel irrité?... Un formidable écho, sous cette voûte ardente, En longs gémissements répond : VElernité!

i06 FÉLIX -MARIE -EMMANUEL MOUTHON.

Adieu donc pour toujours, Jérusalem céleste! Jamais je ne verrai ta divine clarté, Ni du chef des élus rinefTable beauté ; D'inutiles regrets c'est tout ce qui me reste.

Aux crimes que trop tard et qu'en vain je déteste,

La mort grava 1p sceau de l'immortalité.

Je serai donc coupable à perpétuité,

Et le Seigneur est juste en mon destin funeste.

De tous les réprouvés tel est le ver rongeur ;

Mais quels seront d'un prêtre, en ce séjour d'horreur. Les cris, le désespoir, la honte et le supplice!

Il but son jugement au redoutable autel!

De toutes les fureurs il boira le calice!

Pour l'éternel opprobre, il est Prêtre étemel!

(Le Tbiompuk db la miskuicords ÉTtftiriLLB.)

IV

ACTE D'AMOUR

T'aimer, Seigneur, c'est le ciel, c'est la gloire! 0 Dieu d'amour, c'est bien tard y songer ; Fais que , ta grâce assurant ta victoire , Mon cœur enfin ne puisse plus changer. Dans les écarts de ma longue jeunesse, Si j'outrageai mes serments et ta loi , Ah ! que du moins le soir de ma vieillesse Jusqu'au tombeau soit sans partage à toi.

FÉLIX -MARIE -EMMANUEL MOUTHON. 107

Je t'aimerai , tant que de Philomèle Les doux accents n'auront point de rivaux; Que sous nos toits la paisible hirondelle De ses enfants suspendra les berceaux; Tant que Téclat des perles de l'aurore Brillantera les prés, les fleurs, les fruits; Que du soleil le feu qui nous dévore Sera suivi de la fraîcheur des nuits.

Je t'aimerai , tant que dans l'onde amère Les tiers torrents iront finir leur cours ; Tant que les soins de tendre et jeune mère D'un premier- protégeront les jours. Je t'aimerai , tant que de nos prairies Les verts gazons plairont à nos troupeaux ; Que les brebis, l'espoir des bergeries, Nous donneront leur toison, leurs agneaux.

Je t'aimerai, tant que l'Etna terrible De son brasier fera jaillir les feux; Que du mont Blanc la cime inaccessible, De ses glaciers éblouira nos yeux ; Tant qu'on verra, faible par sa nature, La chair tomber et retomber toujours. Et d'un foyer la flamme libre et pure Monter au ciel, type des saints amours.

Je t'aimerai dans ce lieu de ténèbres, de mes jours tu prolonges le fil ; Je t'aimerai, lorsque des sons funèbres Proclameront la fin de mon exil; Je t'aimerai tous les jours de ma vie, Au temps prospère et dans l'adversité ; Soupir d'amour, soit, à mon agonie, Gage d'amour pendant I'Eternité !

JOSEPH -FRANÇOIS MICHAUD

Joseph -François Michaud naquit à Albens (Savoie), le 19 juin 1767 *. Il fit ses premières études à Bourg-en- Bresse, il avait suivi son père qui s'y était fixé. En 1791 , il se rendit à Paris et se lança dans le journalisme antirévo- lutionnaire. Bien que naturellement plus porté à l'étude des lettres qu'à la politique , il subit malgré lui l'influence des événements ; à l'exem-

Presque tous les biographes fonl nailn- J.-F. Micliaud à Bourg-en- Bresse. C'esl une erreur aujourd'liui onlitremenl (It'nionlrée, grâce à Ta-'le de naissance de Mi' haud cjui a été retrouvé et publié dans les Bulletins de la Société Floriviontane d'Annecy, fasc. ii, de 1852. Cet acte est ainsi conçu : « Le i9 juin 1707 est H a été baptisé Joseph -François Michaud, fils de sieur Louis-Marie Michaud et de demoiselle Marie- Anne Montagnat, marifs. —Parrain, sieur Joseph Michaud, et mar- raine, demoiselle Françoise Raud, de Chamhéry. Signé, Fontaine, curé d'AIbens. »

liO JOSEPH -FRANÇOIS MICHAUD.

pie de la majeure partie des littérateurs de cette époque, il absorba d'abord son talent dans les luttes journalières qu'engendrait la Révolution. Mais ses opinions royalistes, qu'il soutenait avec l'énergie de la jeunesse , le compromirent bientôt, et il fut forcé de s'éloigner de Paris, après le 10 août 1792, afin de ne pas exposer sa vie. Il laissa passer la Terreiir; puis, ayant repris la plume, il continua à combattre au nom des principes monarchiques dans la Quoti- dienne, journal qu'il avait fondé. Sa témérité le désigna de nouveau aux coups des révolution- naires ; en 1795, il fut arrêté à Chartres, par ordre de Bourdon de l'Oise, et traduit devant une commission militaire qui le condamna à mort le 27 octobre de la même année. Sauvé de l'échafaud par Giguet, il reprit, avec une persé- vérance dangereuse, sa polémique royaliste dans la Quotidienne, ce qui lui valut d'être condamné à être déporté à la Guyanne le 18 fructidor 1797. Il échappa de nouveau à cette condamnation et chercha un refuge dans le Jura il resta caché jusqu'au 18 brumaire.

Sous l'Empire, Michaud se rallia au gou- vernement, suivant quelques-uns, ou, au dire de quelques autres, il ne fit que simuler un rapprochement qui le mettait à même de rendre des services au parti royaliste. Cette dernière

JOSEPH -FRANÇOIS MICHAUD. lil

opinion semble la plus vraisemblable , car, sous la république , Micliau.d avait déjà feint de louer les principes contre lesquels il luttait au risque de sa vie, et il avait écrit les vers suivants dans un poème intitulé V Immortalité de l'âme et pu- blié vers 1794:

Oh ! si jamais des rois et de la tyrannie

Mon front républicain subit le joug impie,

La tomûe me rendra mes droits, ma liberté,

Et mon dernier asile est Timmortalité.

Oui, si le despotisme opprime enoor les hommes.

Rappelle- moi, grand Dieu, de la terre nous sommes.

L'homme condamné à mort et ensuite à la déportation pour ses opinions royalistes n'a pu écrire ces vers sans calcul, sans arrière -pensée.

Quoi qu'il en soit, Michaud obtint quel- ques faveurs du gouvernement impérial, et fut nommé membre de la seconde classe de l'Ins- titut en 1812. A la première Restauration, il accueillit le retour des Bourbons avec enthou- siasme, fut nommé censeur général des jour- naux, lecteur du roi et officier de la Légion d'honneur. Après les Cent Jours, pendant les- quels il avait quitté Paris , il fut nommé député par le département de l'Ain qui le considérait comme un de ses enfants. Dans son journal la Quotidienne, dont il avait toujours la direction, il fit une opposition si vive au ministère Villèle ,

ii2 JOSEPH -FRANÇOIS MICHAUD.

qu'il tomba dans une disgrâce complète ; ce ne fut qu'après la chute de «ce ministère qu'il re- prit ses titres et rentra dans les faveurs royales qu'il conserva jusqu'à la révolution de 1830.

Il mourut en 1839 à Passy, il s'était retiré.

Quel qu'ait été le rule politique de Michaud, ce ne sont point ses œuvres de polémiste, ni ses revers, ni les faveurs dont il fut comblé, qui ont fait vivre son nom. Ce sont ses œuvres lit- téraires qui lui ont valu la réputation sérieuse qu'il a conservée jusqu'à nos jours. Bien que son Histoire des croisades ait prouvé qu'il était ! un excellent prosateur, il était poète avant tout, et on peut croire que , s'il eût vécu à une autre époque, il eût exclusivement consacré son ta- lent à la poésie.

Presque toutes les compositions poétiques de Michaud ont été écrites sous l'impression des événements politiques auxquels il prit une part si active ; plusieurs de ses pièces appar- tiennent au genre satirique, dans lequel il excellait. Son poème sur la Déclaration des droits de l'homme, critique de la délibération prise par l'Assemblée constituante; sa satire sur Chénier et Louvet, intitulée Petite Dispute entre detix grands hommes, i792; son Immortalité de l'âme, 1794;. ses Derniers Adieux à Bonaparte victo-

JOSEPH -FRANÇOIS MICHAUD. d i 5

rimx, 1800, commencèrent sa réputation de poète qui fut définitivement assise après l'ap- parition du Printemps d'un proscrit, publié en i803* avec V Enlèvement de Proserpine , poème en trois chants, imité de Claudien.

Ce fut pendant son exil dans le Jura que Michaud conçut le Printemps d' un proscrit , qui passe ajuste titre pour un chef-d'œuvre. Ecrit dans le genre descriptif, ce poème renferme des tableaux tracés de main de maître, la large facture du vers, le coloris poétique, les traits heureux, le disputent à un goût toujours pur, toujours élevé. V Enlèvement de Proserpine renferme aussi de grandes beautés et prouve la flexibilité du talent de son auteur.

* Ce poème a eu plusieurs éditions du vivant de l'auleur; celle de 1827 a été augmentée de quelques pii'ces nouvelles.

H4 JOSEPH -FRANÇOIS MICHAUD.

LE PRINTEMPS .

Déjà les nuits d'hiver, moins tristes et moins sombres,

Par degré de la terre ont éloigné les ombres ;

Et Tastre des saisons , marchant d'un pas égal ,

Rend au jour moins tardif son éclat matinal ;

Avril a réveillé l'aurore paresseuse ;

Et les enfants du Nord, dans leur fuite orageuse.

Sur la cime des monts ont porté les frimas.

L'astre heureux des beaux jours, levé sur nos climats.

Des chaînes de l'hiver affranchit ces rivages,

Rajeunit les coteaux, les monts et les bocages.

Fait verdir le gazon qui rit au bord des eaux ,

Et prépare les champs à ses bienfaits nouveaux ;

L'hirondelle revient, et dans son vol agile

Retourne avec ses fils à son champêtre asile;

Le doux gazouillement de l'oiseau voyageur

Anime et réjouit le toit du laboureur;

Et les bosquets joyeux, dès qu'ils l'ont vu paraître,

En chœur ont salué le printemps qui va naître.

Je ne reconnais plus l'aspect de ce vallon,

roulaient les torrents, grondait l'Aquilon;

Ni ces chênes en deuil , qui voyaient sur leur tête

S'amasser les frimas, éclater la tempête.

La sève, emprisonnée en ses étroits canaux,

S'élève, se déploie et s'allonge en rameaux;

La colline a repris sa robe de verdure ;

J'y cherche le ruisseau dont j'entends le murmure;

JOSEPH-FRANÇOIS MICHAUD. 115

Dans ces buissons épais, sous ces arbres touffus, J'écoute les oiseaux, mais je ne les vois plus. Tandis que chaque jour une pluie odorante Tombe d'un ciel d'azur sur la plaine riante. L'humide perce-neige émaille les gazons , Et les arbres en fleurs blanchissent les vallons ; L'or brillant du genêt couvre l'humble bruyère ; Le lis, roi des jardins, lève sa tête altière. L'épi, cher à Cérès, sur sa tige élancé, Cache l'or des moissons dans son sein hérissé; Et l'aimable Espérance, à la terre rendue. Sur un trône de fleurs du ciel est descendue.

Dans un humble tissu longtemps emprisonné ,

Insecte parvenu, de lui-même étonné.

L'agile papillon , de son aile brillante ,

Courtise chaque fleur, caresse chaque plante;

De jardin en jardin , de verger en verger,

L'abeille en bourdonnant poursuit son vol léger ;

Le zéphyr qui s'éveille au bord des flots limpides

Effleure la prairie et les gazons humides ,

Et, ranimant ses fleurs, il dépose en leur sein

La fraîcheur de la nuit, les parfums du matin.

De l'aube radieuse aimable messagère ,

Loin de l'humble sillon , l'alouette légère

Va saluer le jour, et dans l'azur des cieux

Fait éclater la nue en sons mélodieux ;

Des épaisses forêts cherchant l'asile sombre,

Le merle au bec doré vole et siffle dans l'ombre ;

Le corbeau sur les monts, dans leurs bois renaissants,

Semble adoucir sa voix et ses rauques accents;

Des passereaux ardents l'innombrable famille

Fait résonner au loin la bruyante charmille.

(r«I»TEMI'S d'uV rftOSCHIT.)

i16 JOSEPH 'FRANÇOIS MICHAUD.

II

LE CURÉ DE VILLAGE

Quelquefois le hameau, que rassemble un saint zèle, Au Dieu dont il chérit la bonté paternelle. Vient, au milieu des nuits, offrir, au lieu d'encens. Les vœux de l'innocence et les fleurs du printemps ; L'écho redit aux bois leur timide prière.

Hélas! qu'est devenu l'antique presbytère.

Cette croix, ce clocher élancé vers les cieux.

Et du temple sacré l'airain religieux.

Et le saint du hameau, dont le vitrail gothique

Montrait l'éclat pieux et l'image rustique?

Ces murs de Dieu même on proclamait les lois.

D'un pasteur révéré n'entendent plus la voix.

Des paroles du ciel vénérable interprète ,

Le pasteur a quitté sa modeste retraite.

Et, du sein des forêts, veille sur son troupeau.

Chaque jour rappelé par les vœux du hameau ,

Le Fénelon rustique, aux fêtes solennelles.

Vient visiter encor ces campagnes fidèles ;

Dans ces champs attristés, dans ce vallon désert.

Il arrive, et le ciel à sa voix s'est ouvert.

Sans se montrer armé du terrible anathème.

Le ministre d'an Dieu paraît un dieu lui-même.

Ses divines leçons, son exemple touchant,

Rendent l'espoir au juste et la crainte au méchant;

Sous un toit écarté, mystérieux asile.

Sur le tronc d'un vieux chêne, orné de l'Evangile,

JOSEPH-FRANÇOIS MICHAUD. i\l

Il reçoit les serments des époux du hameau; Au vieillard expirant il ouvre un ciel nouveau. Le vieillard, qui sourit à cette image auguste, Présente aux coups du sort le front calme du juste; Et voit, sans être ému, le trépas s'avancer. Comme la fin d'un jour qui va recommencer.

Mais déjà l'homme saint, entraîné par son zèle. Obéit à la voix de son Dieu qui l'appelle : Il part, il cherche ailleurs des cœurs à soulager. Des dangers à courir, des maux à partager. Il erre au sein des bois... 0 nuit silencieuse. Prête ton ombre amie à sa course pieuse' S'il doit souffrir encore , ô Dieu ! sois son appui ; C'est la voix du hameau qui t'implore pour lui. De ses bourreaux qu'aveugle une rage inhumaine, Que sa vertu du moins désarme enfin la haine. Aux cachots échappé, vingt fois chargé de fers, Il prêche le pardon des maux qu'il a soufferts ; Et chez l'infortuné qui se plaît à l'entendre. Il va sécher les pleurs que d'autres font répandre : En fuyant à travers ces fertiles vallons , Pauvre et sans espérance , il bénit les sillons ; Seul au courroux céleste il s'offre pour victime ; Et dans ce siècle impie règne en paix le crime , Lorsqu'un destin cruel nous condamne à souffrir, Il nous apprend à vivre, et nou-^ aide à mourir.

(Pbimtemps d'uh pkosckjt.)

118 JOSEPH -FRANÇOIS MICHAUD.

m

FIN D'UNE BELLE JOURNÉE DE PRINTEMPS

Mais, tandis qu'à regret je quitte ces demeures,

Entraînant dans son cours le char léger des Heures,

1/astre brûlant du jour s'incline vers les monts,

Et Zéphire, endormi dans le creux des vallons.

S'éveille, et, parcourant la campagne embrasée.

Verse sur le gazon la féconde rosée ;

Un vent frais fait rider la surface des eaux.

Et courbe, en se jouant, la tête des roseaux.

Déjà Tombre s'étend : ô frais et doux bocages!

Laissez - moi m'arrêter sous vos jeunes ombrages ,

Et que j'entende encor, pour la dernière fois,

Le bruit de la cascade et les doux chants des bois.

De la cime des monts tout prêt à disparaître,

Le jour sourit encore aux fleurs qu'il a fait naître;

Le fleuve, poursuivant son cours majestueux.

Réfléchit par degrés sur ses flots écumeux

Le vert sombre et foncé des forêts du rivage.

Un reste de clarté perce- encor le feuillage;

Sur ces toits élevés, d'un ciel tranquille et pur.

L'ardoise fait au loin étinceler l'azur ;

Et la vitre embrasée, à la vue éblouie

Offre à travers ces bois l'aspect d'un incendie.

J'entends dans ces bosquets le chantre du printemps :

L'éclat touchant du soir semble animer ses chants.

Ses accents sont plus doux et sa voix est plus tendre;

El, tandis que les bois se plaisent à l'entendre.

JOSEPH -FRANÇOIS MICHAUD. 149

Au buisson épineux, au tronc des vieux ormeaux,

La muette Arachné suspend ses longs réseaux ;

L'insecte que les vents ont jeté sur la rive

Poursuit, en bourdonnant, sa course fugitive :

Il va de feuille en feuille, et, pressé de jouir.

Aux derniers feux du jour vient briller et mourir.

La caille, comme moi, sur ces bords étrangère.

Fait retentir les champs de sa voix printanière ;

Sorti de son terrier, le lapin imprudent

Vient tomber sous les coups du chasseur qui l'attend ;

Et par Tombre du soir la perdrix rassurée

Redemande aux échos sa compagne égarée.

Quand la fraîcheur des nuits descend sur les coteaux.

Le peuple des cités court oublier ses maux

Dans ces brillants jardins, sous ces vastes portiques

Qu'embellissent des arts les prestiges magiques.

Li, cent flambeaux, vainqueurs des ombres de la nuit.

Renouvellent aux yeux l'éclat du jour qui fuit ;

Li, le salpêtre éclate, et la flamme élancée.

En sillons rayonnants dans les airs dispersée,

Remplit tout l'horizon, s'élève jusqu'aux cieux,

Tonne, brille, et retombe en globes lumineux;

Tantôt elle s'élève en riches colonnades.

Tantôt elle jaillit en brillantes cascades;

Et tantôt c'est un flejve, un torrent orageux.

Qui roule avec fracas son cristal sulfureux ,

Mais à ce luxe vain , oh ! combien je préfère

Cette pompe du soir dont brille l'hémisphère,

Ces nuages légers l'un sur l'autre entassés.

Et sur l'aile des vents mollement balancés!

L'imagination leur prête mille formes ;

Tantôt c'est un géant, qui, de ses bras énormes.

Couvre le vaste Olympe, et tantôt c'est un dieu

Qui traverse l'éther sur un trône de feu.

i20 JOSEPH -FRANÇOIS MICHAUD.

La ce sont des forêts dans le ciel suspendues.

Des palais rayonnants sous des voûtes de nues ;

Plus loin mille guerriers, se heurtant dans les airs.

De leurs glaives d'azur font jaillir les éclairs.

Que j'aime de Morvcn le barde solitaire !

Quand le brouillard du soir descend sur la bruyère.

Assis sur la colline dorment ses aïeux,

Il cbante des héros les mânes belliqueux.

Dans l'humide vapeur, sur ces bois étendue.

L'ombre du vieux Fingal apparaît à sa vue;

Le vent du soir gémit sous ces saules pleureurs !

C'est la voix d'ilhona qui demande des pleurs.

Ces antiques forêts , leurs mobiles ombrages ,

L'aspect changeant des lacs, des monts et des nuages.

Rappellent à son cœur tout ce qu'il a chéri.

Oh ! qui pourra jamais voir sans être attendri

L'éclat demi- voilé de l'horizon plus sombre.

Ce mélange confus du soleil et de l'ombre ,

Ce combat indécis de la nuit et du jour.

Ces feux mourants épars sur les monts d'alentour.

Ce brillant occident le soleil étale

Sa chevelure d'or et sa robe d'opale.

Ce ciel qui par degrés se peint d'un gris obscur.

Et le jour qui s'éteint sous un voile d'azur ?

(P&IKTEliPS d'vS r&OSCRlT.*)

I

JOSEPH-FRANÇOIS MICHAUD. 121

IV

L'ERMITE

Tel, dit -on, se montra cet ermite pieux Qui, sur ce mont stérile se bornaient ses vœux. Aux sauvages forêts fit bénir sa présence ; Vivant loin des humains, soulagea l'indigence, Et sous un simple abri, des autans respecté. Du sein des bois déserts servit riiumanité. Hélas ! il avait vu les mœurs d'un siècle impie ; Le sophisme menteur que Terreur déifie ; L'altier raisonnement armé contre les cieux ; L'oubli des vieilles lois, le mépris des aïeux; Le cynisme effronté, la révolte impmiie. Et la religion de tous les cœurs bannie. Ce spectacle odieux alarma sa vertu. Loin d'un monde insensé qu'il avait trop connu, Et sous ces noirs sapins fondant son ermitage , Il n'eut plus d'autre abri qu'une grotte sauvage. Là, des rocs menaçants élevaient jusqu'aux cieux Leur cime inaccessible et leur front sourcilleux; Au-dessous un torrent, du sein de l'orage. Précipitait son cours : triste et fidèle image De ce monde bruyant qu'Alvar avait quitté. De ce sommet désert, par lui seul habité, Tranquille, il contemplait les passions des hommes, Et les vaines grandeurs de la terre nous sommes.

I,à, ses jours s'écoulaient en d'utiles travaux; A Tentour de ha grotte élevant leurs rameaux.

i22 JOSEPH -FRANÇOIS MICHAUD.

De jeunes ceps, produit d'une heureuse culture,

Etalèrent bientôt leurs fruits et leur verdure;

Un sol ingrat connut les trésors des saisons;

Le stérile rocher vit jaunir les moissons;

Et parmi les frimas, loin des jardins de Flore,

Le désert s'étonna de voir des fleurs éclore.

Un roc, couvert de mousse, avait formé Tautel

le pieux Alvar invoquait FEtemel.

Là, chaque jour, à l'heure l'aube radieuse

Réveillait du désert la voix harmonieuse,

II mêlait sa prière aux hymnes des vallons.

Le soir, quand le soleil se penchait vers les monts.

Il chantait l'Eternel; et les forêts antiques,

Sous leurs dômes sacrés, répétaient ses cantiques.

Une foule pieuse accourut pour le voir. Admira sa sagesse, implora son savoir. Et de sa vie austère, humble et laborieuse. Vint redire aux hameaux l'histoire merveilleuse. Le mortel vertueux qui l'avait entendu. En sentait mieux encor le prix de la vertu ; Et celui qui, rebelle aux lois de la sagesse, Des folles passions avait connu l'ivresse, Allait lui confier le trouble de son cœur, Ecoutait ses discours, et revenait meilleur; Souvent des malheureux il aida la misère. Et le pauvre, en quittant sa grotte hospitalière. Nourri par ses bienfaits, souvent dut s'étonner Qu'il ne possédât rien et pût encor donner.

Une cloche sonore, en son humble ermitage, Appelait l'étranger qu'avait surpris l'orage. Près de l'âtre enfumé, dans son paisible abri, Le soir il redisait à son hôte attendri

JOSEPH -FRANÇOIS MICHAUD. i^

Des lois de T univers la sagesse éternelle. Le Dieu juste et puissant dont la main paternelle Pourvoit à nos besoins, nous soulage en nos maux, Et donne la pâture aux petits des oiseaux ; Il redisait le monde et la gloire orageuse, Des aveugles humains la science trompeuse , Et Torgueil insensé, source de leurs erreurs. L'étranger Técoutait, les yeux mouillés de pleurs; Aux cantiques d'Alvar il mêlait sa prière, Et disait dans son cœur ouvert à la lumière : « Dieu seul est bon , Dieu seul connaît la vérité ; Sans lui tout est mensonge et tout est vanité. »

De retour dans le ciel, un jour Taube naissante Eclaira des rochers la cime blanchissante. Alvar ne parut point ; le triste écho des bois Dans les vallons muets n'entendit point sa voix; Le voyageur, errant dans les forêts sauvages, Près des abîmes sourds, au signal des orages, N'entendit plus l'airain retentir dans les airs : L'ermite bienfaisant, ange de ces déserts. Rappelé par le Ciel, avait quitté la terre. Depuis ce jour fatal, sur ce mont solitaire. Hélas! on ne voit plus, au retour des saisons. Ni le pampre verdir, ni jaunir les moissons ; La grotte ou l'étranger trouvait un sûr asile Ne voit depuis ce jour, sur son rocher stérile. Que l'orfraie et l'autour dans les Alpes errants ; Ces bois n'entendent plus que la voix des torrents. Que le vent qui gémit sous le sombre feuillage; Et l'humble croix, plantée au pied d'un roc sauvage. Annonce au voyageur qu'un ermite pieux Du sein de ces déserts est monté dans les cieux.

(PniNTiMPS d'un rkOSCBiT.)

iî4 JOSEPH -FRANÇOIS MICHAUD,

UNB AUBERGE

Dans une même hôtellerie Cinquante voyageurs arrivent à la fois : Tout retentit de leurs confuses voix;

Chacun d'eux peste, jure, crie; Et sans façon admis dans ce triste séjour. Se plaint en haletant des fatigues du jour. Précédé d'une fille à la démarche lente. Chacun va visiter le modeste réduit le sort le condamne à passer une nuit; Et voyant le grabat qui trompe son attente, Gronde tantôt Thôtesse et tantôt la servante. Bientôt la faim a mis tout le monde aux abois; J'entends près du foyer crier le tournebroche ; L'airain propice a retenti deux fois. Et du souper déjà l'heure s'approche. Le tumulte s'accroît; au milieu du fracas, Le maître du logis, qu'un bonnet blanc décore. Au troisième signal de la cloche sonore, Sur deux rangs allongés fait aligner les plats.

Tandis que tout le monde arrive.

Il sourit à chaque convive. Et regarde en pitié ceux qui ne soupent pas. Près du maigre festin on s'assemble avec joie,

Et chacun se place au hasard : Malheur à ceux qui viennent un peu tard ! Car des premiers venus le souper est la proie.

JOSEPH -FRANÇOIS MICIIAUD. 125

Souvent un pauvre diable à ce festin admis, Célèbre de Grimod * la doctrine savante, Et nous dit que Berchoux ** est fort de ses amis; Il se plaint sans pitié du mets qu'on lui présente, Et se plaît à montrer son dégoût , son ennui , Pour faire croire aux gens qu'il soupe mieux chez lui. Certain Gascon nous dit qu'aucun mets ne le tente. La table est mal servie et rien n'est h son gré; Et, trouvant tout mauvais, il a tout dévoré. L'hôte, que rien n'étonne et que rien n'épouvante. Semblable au roc battu par la vague écumante ,

Reste debout, voit tout sans s'émouvoir. Brave en paix les clameurs, et sourit à l'espoir De rançonner bientôt la troupe mécontente.

Cependant, grâce an vin du crû, Le calembourg circule et la gaieté s'anime; Chacun à discourir s'évertue et s'escrime : Là, certain campagnard, par le coche venu, A tous ses compagnons dont il n'est point connu Révèle avec candeur le nom de sa famille, Les vertus de sa femme et celles de sa fille ; Plus loin, d'un air content et d'un ton ingénu, Un rimeur indiscret dit les fruits de sa veine A son voisin qui bâille et l'écoute avec peine ; Un petit maître , en poste arrivé de Paris , Dit les modes du jour, rit du ton des provinces, Nous fait croire qu'il a du crédit chez les princes, Se pare des bons mots chez Brunet applaudis. Et cite les acteurs du parterre chéris ; Devant tous les bourgeois sans façon il se vante , Souvent il exagère et parfois il invente.

Aulftur de VAlmanach den Courmandi. ' Auteur de la Gastrûtiomie.

<26 JOSEPH -FRANÇOIS MICHAUD.

Chacun des voyageurs conte ce qu'il a vu : Tous parlent h la fois, aucun n'est entendu.

L'un plaisante et l'autre raisonne; De mille cris divers l'hôtel bruyant résonne. Si quelque doux minois arrive en ce moment, Tous nos beaux discoureurs se taisent à sa vue. Chacun sourit et prend un ton galant. Chacun veut plaire à la belle inconnue , On veut surtout paraître de bon ton ; Le cavalier méprise le piéton ; Et, fâché de n'avoir à mépriser personne. Contre tous les valets celui-ci gronde et tonne. La berline légère et portant gens de cour Rit de la diligence à la marche pesante ;

Et la diligence, à son tour, Regarde avec dédain la patache indigente. On raille les nouveaux venus. On s'observe et l'on s'examine; Et trente voyageurs, l'un à l'autre inconnus. Se jugent tour à tour sur l'habit, sur la mine. Sans se connaître on se cherche le soir. Dès le lendemain on s'oublie , Et l'on se quitte enfin pour ne plus se revoir : C'est le vrai miroir de la vie. Et, sans avoir l'esprit fort pénétrant.

Pour peu qu'on connaisse les hommes. On conviendra qu'une auberge est vraiment L'image du monde nous sommes.

FRANÇOIS BLANC

François Blanc, de Saint -Julien (Haute- Savoie), n'a fait qu'entrevoir la vie. C'est à peine s'il a eu le temps de mêler quelques accents aux chants des poètes ses contemporains ; mais ses vers, quelque peu nombreux qu'ils soient, suffisent à prouver que la Savoie , en le perdant sitôt, a été privée d'un poèt(î dont le talent au- rait ajouté à la gloire nationale.

Voilà pourquoi nous nous faisons un devoir de sauver son nom de l'oubli.

Le spectacle d'une jeune et brillante intelli- gence qui sent la vie l'abandonner avant d'avoir pu utiliser toutes les forces dont elle était douée, ne peut laisser insensible un cœur hon- ii'He. Après la consommation d'un pareil sacri-

128 FRANÇOIS BLANC.

fice marqué, dirait- on, au sceau de rinjuslict' la plus grande , il n'est pas possible de résister à un sentiment qui commande de secouer la poussière sous laquelle repose le linceul , et de ranimer par un souvenir cette gloire éteinte avant l'heure.

François Blanc, miné dès ses plus jeunes an- nées par une maladie cruelle, n'a vécu que dan- une longue agonie , plus tourmenté par les dou- leurs morales que par les douleurs physiques. 11 trouva cependant assez de forces pour joindre sa voix à celle des défenseurs des Hellènes.

C'était à l'époque le poète immense , appelé Byron, avait sacrifié sa vie à la cause sainte, et où, en France, un autre poète, Casi- mir Delavigne, avait fait entendre des accents fermes et patriotiques en faveur de la vieille terre des Sept Sages. Alors tous les esprits étaient préoccupés de la môme idée; tous les regards étaient tournés vers cette terre antique, que les vœux et les efforts de ses amis n'ont pu encore relever entièrement de sa décadence.

Ce fut sous l'influence de ce sentiment que François Blanc composa et publia, en 1825, une Epître à Casimir Delavigne, suivie d'un Chant lyrique sur la Grèce*. Dans la première pièce,

Genève, Abraham Clierbuliez, lib.

FRANÇOIS BLANC. 129

l'auteur des Messénienes est noblement loué de son dévouement à la cause des Hellènes, comme il est aussi noblement vengé de quelques échecs qui l'avaient frappé dans son amour- propre. Dans la seconde pièce , François Blanc verse des pleurs amers sur les malheurs de la Grèce et excite, par des contrastes assez habilement ménagés , la fièvre de l'indépendance nationale :

Qu'on apporte la coupe et le vin de Samos ! Mêlons-nous, sous Tombrage, aux danses innocentes

Des vierges de Scyros ! J'admire leurs yeux noirs et leurs grâces charmantes... Femmes! vos jeux n'ont pu m'ctourdir sur vos maux; J'ai vu des pleurs rouler dans les yeux de nos braves.

En pensant que vos seins si beaux Doivent peut-être un jour allaiter des esclaves!...

Il y a, dans VEpttre à Casimir Delavigne et dans le Chant lyrique des vers d'une mâle beauté ; si on est en droit de leur reprocher un peu de désordre dans les idées , et parfois des incorrections assez graves, on doit toutefois leur accorder qu'ils renferment des pensées grandes et généreuses qui forcent les sympa- thies du lecteur.

Mais , comme si la liberté grecque dût fata- lement donner la mort jusqu'au plus modeste de ses défenseurs, François Hlanc termina sa trop

130 FRANÇOIS BLANC.

courte carrière dans cette môme année, 1825. Avant d'expirer, il voulut dire adieu à tout ce qu'il avait aimé, et dans la Mort du jeune poète\ petit poème élégiaque en trois chants, il ré- suma ses douleurs morales et ses regrets de quitter la vie à son printemps , alors que tout souriait à son imagination et que son cœur se sentait inondé des douces rosées de la jeunesse.

La dernière œuvre de François Blanc, écrite sur son lit de mort, est pleine d'un sentiment élevé; le pauvre poète ne se répand point en récriminations amères contre le sort cruel qui le frappe ; il regrette de partir, il pleure sur la séparation , mais , au milieu de ses regrets , un calme stoïque, propre aux âmes fortement trempées, ne l'abandonne jamais. Il gémit sur sa tombe entrouverte ; mais ses plaintes con- servent jusqu'au dernier instant cette teinte froide et mélancolique , image de la vraie rési- gnation, qui fait que malgré soi on môle ses pleurs à ceux de l'infortuné poète, et que l'on s'associe à ce cri qu'il emprunte à Werther :

« Les fleurs de la vie ne font que paraître : combien passent sans laisser de vestiges après elles , combien peu donnent des fruits , et que ces fruits sont rarement mûrsl...»

•Paris, Ch. Béclict, lib.

FRANÇOIS BLANC. 151

FRAGMENT D'UNE EPITRE A CASIMIR DELAVIGNE

Quand Toiseau du printemps, dans nos bois amoureux, Fait redire aux échos des sons harmonieux, La fauvette ignorée, au timide ramage. Ose à peine chanter dans le fond du bocage ; Ainsi, lorsque ton luth, par de mâles accords. Fait entendre des sons inconnus sur nos bords, 0 Lavigne! ma Muse, à tes chants attentive. N'élève qu'en tremblant sa voix jeune et craintive.

Eh! qui suivra jamais, en son vol audacieux. L'aigle aux ailes de feu , s'élançant vers les cieux ? Ah! toi seul, ami, toi d'une céleste flamme Entourant tes vertus et nourrissant ton âme. Dans un brûlant essor des mortels ignoré, Toujours nous t'avons vu chercher la vérité : Comme l'aiglon puissant de la roche sauvage, A travers le brouillard, ou l'éclair du nuage. Nous t'avons vu, jeune aigle, à l'ongle déchirant, T'élancer l'œil en feu de ton giron sanglant; Nous avons vu soudain, inhabile à combattre, Sous les coups de ton bec le serpent se débattre , A tes cris menaçants les oppresseurs pâlir. Et l'ingrate Albion se voiler pour gémir. De la Grèce au cercueil , ils ont frappé l'oreille ; Sous ses fers je la vois qui s'agite et s'éveille... La vengeance a brillé dans son œil irrité. Elle a saisi le glaive et redit : Liberté!

io^ FRANÇOIS BLANC.

Liberté ! la voilà plus brillante et plus belle ,

Reprenant à Sainos sa couronne immortelle!

Des créneaux de Corinthe aux champs de Marathon ,

Les Grecs ont invoqué l'exilé d'Albion ' ;

« Qu'il prélude, ont -ils dit, qu'il chante la victoire!

Grèce! hélas! il n'est plus, il a prédit ta gloire...

Ah! regrettez sa vie et donnez -lui des pleurs,

Soldats de l'Eurotas! mais calmez vos douleurs;

Vainqueurs, que voulez -vous de sa vertu guerrière?

Votre Achille n'est plus, il vous reste un Homère!

Comme l'autre, il n'a pas, pour chanter vos exploits. Quitté le sol natal et la rive des rois ; Mais, demi -dieu nourri dans un pays de braves, Naguères on l'a vu chez les peuples esclaves , Paraître tour à tour, et par de fiers accents , Réveillant la valeur, menaçant les tyrans. Des rives d'Ausonie aux murs de Mantinée, Invoquer tous les dieux, pour la Grèce opprimée. 0 Grecs! ne pleurez plus le poète guerrier! Apollon en partant a légué son trépied. Qu'attends- tu pour céder au charme qui t'attire? sont les hymnes saints de ta brillante lyre, 0 Lavigne! entends -tu? pour chanter ses enfants La Messène chrétienne a réclamé tes chants ; De Parthénope aux fers, déesse fugitive, La Vierge d'Ipsara se lève encor plaintive. De ses habits de sang dépouille les lambeaux , Et retrouve sa gloire au fond de ses tombeaux...

* Lord Dyron.

FRANÇOIS BLANC. 155

II

INVOCATION

Au bord de sa couche arrondie Que le zéphyr vient balancer. Voyez -vous Toiseau plein de vie Qui n'ose encore s'élancer Parmi les fleurs de la prairie ? Inquiète , et belle d'amour. Sa mère, rasant de son aile. Du nid le modeste contour, L'invite et tendrement l'appelle. Avec des yeux pleins de douceur. Ainsi la Muse qui m'inspire, D'une main me guide au bonheur, Et de l'autre me tend sa lyre : Bloi, dès longtemps nourri de pleurs ^ Rempli de trouble et d'innocence, Dans le sentier bordé de fleurs. Craintif, pas à pas je m'avance ; Mais si le destin ennemi Venait, méprisant mon aurore. Briser en ma main faible encore Mon jeune luth mal afl'ermi ; Doux souvenir de mon ami, Ombre qui m'es toujours si clière, Descends sourire à ma prière !

154 FRANÇOIS BLANC.

Je t'invoque, console -moi! Et dans ce monde tout s'efface , Si l'affreux reptile m'enlace, Je ne demande que la grâce D'aimer... de mourir comme toi!...

(Là MOtT DU JlOiri POÎTI.)

m

LES ADIEUX

Paix au cygne étranger, exilé sur la terre, d'un sang immortel, et remontant aux cieux! Sur les bords inspirés du lac harmonieux. Longtemps il a chanté plaintif et solitaire ; Sa voix est douce encore; écoutez ses adieux!

« Le glaive du trépas me frappe à mon aurore ;

Ah! pourras-tu le croire? ami, je vais mourir!

Ma voix s'éteint, et si mon cœur soupire encore.

C'est pour ne plus souffrir.

La douleur a compté les heures de ma vie ; Longtemps j'ai combattu le désespoir affreux ; Mais le malheur a dit à mon âme flétrie : « Tu ne peux être heureux! »

Une triste pâleur a remplacé la rose. Sur cette bouche ouverte aux baisers des amours. Au dernier cri de mort la Parque se dispose ; Ami! c'est pour toujours!...

FRANÇOIS BLANC. i35

Tu la vois, cette fleur, hier encor si belle, Entr'ouvrant son calice au soufile du matin , La victime aujourd'hui d'une haleine cruelle : Elle meurt sur ta main.

Oh! pourquoi l'inonder de ta douce rosée, Pourquoi la relever, Zéphire du printemps ? Cesse de prodiguer à sa tige brisée, Tes soupirs caressants.

Demain le voyageur viendra dans la vallée , Son œil la cherchera sur les gazons toufi'us , Sur les monts d'alentour, sur la rive éraaillée... Il ne la verra plus !

Adieu! sœurs que j'aimais! compagnes du poète. Vierges du Pinde , adieu ! mes beaux jours vont finir ; Dites ! le dernier son de ma lyre muette Doit -il être un soupir?...

Cesse tes chants, ô toi, dont la flûte fidèle, Sous mes doigts amoureux vit naître quelques fleurs. Muse de Cythérée, accours, étends ton aile! Et donne -moi des pleurs!

De l'airain qui se meut la sombre voix m'appelle ; Qu'entends -je? le départ? pour qui sont ces sanglots? Ah ! ne me cachez rien ; une triste nouvelle Ne peut grossir mes maux.

Et toi, que tardes -tu? tu pleures, Emilie! Etoufl"e tes soupirs ; cesse de m'efl'rayer!... Viens, encore un baiser! viens, ô ma douce amie! Ce sera le dernier!

i36 FRANÇOIS BLANC.

Viens, ne crains pas la mort! une voix consolante Me parle doucement : « Partons, quittons ces lieux ! « Oh ! mieux que sur ce sol d'exil et de tourmente , « On aime dans les cieux. »

J'obéis, ô mon Dieu! mais je souffre et j'implore; La vie! hélas! c'est peu; parlons, s'il faut partir! La mort ! que ce soit moi , moi seul qu'elle dévore ! C'est moi qu'il faut punir.

Exauce un dernier vœu! veille sur mon amie! Conserve par amour ce que l'amour a fait ; Pour elle seule encor je désirais la vie : Tu veux... partms en paix!

Ami! je meurs, accours! que ma main défaillante Donne encore à ta main le long et triste adieu ! Accours... le mot se perd dans ma bouche expirante, Je meurs, hélas! adieu! »

Il dit et soupira : sa main faible et glacée , Par un dernier effort pressait encor ma main ; Languissant, je l'ai vu se pencher sur mon sein. Incliné comme un lis qui meurt en un matin, Avant que d'avoir bu les pleurs de la rosée.

Ses adieux se lisaient dans ses beaux yeux mourants : Sa bouche demi -close essayait de sourire; Ses lèvres se mouvaient et semblaient encor dire : « Adieu ! mes chers parents ! Adieu ! mon Emilie ! Hélas! malgré mes longs tourments. Faut-il déjà quitter la vie?... »

(Là MOKT DU JtBVI POftTK, cUaDt II.)

JENNY BERNARD

Jenny Bernard naquit à Chambéry le 12 août 1795. Dans les premières années de sa vie elle inspira de sérieuses inquiétudes à sa famille par suite du mauvais état de sa santé, et ce ne fut que grâce aux soins assidus de sa mère qu'elle put échapper à la mort dans plu- sieurs graves maladies dont elle fut atteinte. C'est que chez elle , l'intelligence semblait s'être réservé exclusivement les forces vitales qui manquaient au corps ; dès qu'elle sut lire et écrire, l'amour de l'étude l'emporta sur toutes les passions qui d'ordinaire s'emparent des en- fants. Elle abandonnait avec joie un jouet pour prendre im livre , et souvent aussi on la trou- vait écrivant les impressions que ses lectures

138 JENNY BERNARD.

avaient fait naître dans son esprit : tout, chez elle, annonçait une intelligence précoce et ex- ceptionnelle.

Une circonstance heureuse vint aider au développement des facultés précieuses de Jenny Bernard ; à l'âge de onze ou douze ans , elle se trouva admise au sein d'une famille elle ne put recevoir que de salutaires leçons sous le rapport de l'instruction comme sous le rapport de l'éducation. Au contact qu'elle eut avec des enfants dont tous les amusements revêtaient un caractère sérieux et élevé, elle gagna de voir ses penchants se fortifier davantage et son es- prit prendre librement son essor vers sa voie naturelle. Cédant déjà alors au souffle naissant de l'inspiration', elle donnait le sujet des cha- rades , des proverbes , distribuait les rôles , in- diquait les scènes, et, prenant une grande part dans la pièce qui s'animait toujours par sa pré- sence, elle chantait des couplets dont quelque- fois elle avait composé la musique. « Parmi les manuscrits laissés par Jenny Bernard,, dit l'au- teur des notes auxquelles nous empruntons ces renseignements *, on a retrouvé plusieurs feuilles

* Ces notes nous ont été communiquées, en même temps que les œuvres inédites de Jenny Bernard, par M. de Juge, fils de l'auteur du Fabuliste des Alpes^ qui les a écrites iui-mônie quelque temps avant sa mort. Jenny Bernard appartenait h la famille de M. de Juge.

JENNY BERNARD. 159

détachées contenant le plan de quelques-unes de ces comédies enfantines Colombine et Polichinelle avaient souvent les honneurs du théâtre. On regrette, en lisant ces fragments de dialogues, un peu de malice se môle à la gaieté de l'enfant, que leur auteur n'ait pas continué à donner un corps à ces idées en les incarnant dans des personnages créés par son esprit observateur; à coup sûr, ils auraient réussi à mettre en relief les ridicules et les tra- vers de la société. »

Ces tendances premières étaient trop pro- noncées , pour que plus tard Jenny Bernard ait pu leur résister ; aussi continua- 1- elle à se vouer à l'étude des lettres et surtout de la poésie. Mais, ce ne fut qu'en 1854 qu'elle se décida à publier quelques-uns de ses vers , sous le titre de le Luth des Alpes, essai poétique, historique et descriptif sur les eaux d'Aix en Savoie *; elle fit paraître ensuite un petit poème sur Saint Bernard de Menthon. Ces deux ouvrages furent couronnés par l'Académie royale de Chambéry.

Obéissant à un sentiment patriotique des plus louables , Jenny Bernard , dans le Luth des Alpes, a voulu faire la description d'Aix -les- Bains et de ses environs , et intéresser de la

Paris, chez J. Dufart, libraire.

140 JENNY BERNARD.

sorte à cette partie de la Savoie les nombreux étrangers qu'y attirent les eaux thermales. Mais le genre descriptif, en poésie , est celui qui pré- sente le plus d'écueils; là, l'imagination n'est plus entièrement maîtresse d'elle-même, car elle doit se soumettre à la réalité ; il faut qu'elle revête de couleurs brillantes et harmonieuses des sujets qu'elle n'a pas eu la faculté de pré- parer au gré de ses caprices. Jenny Bernard, qui reconnaissait cette difficulté , a eu plus de souci, en publiant son Luth des Alpes, de sa- tisfaire son amour -propre national que son amour-propre de poète.

En effet, en parcourant les pièces de vers qui composent son ouvrage , on s'aperçoit aisé- ment que la mission poétique de Jenny Bernard n'est pas de décrire la nature, bien qu'elle le fasse quelquefois avec un certain succès. Sous une forme un peu sèche et qui se rapproche plus souvent de la prose que de la poésie, on rencontre bien dans le Luth des Alpes quelques bonnes inspirations et des traits heureux qui font pardonner aux imperfections ; mais ce qu'il faut à l'imagination indépendante et féminine de Jenny Bernard, c'est un sujet moins grave et moins arrêté, avec lequel elle puisse jouer à son aise ; alors , comme dans sa pièce sur la Fontaine, son vers devient facile , ses peintures

JENNY BERNARD. i4i

sont fraîches et riantes; elle cède à un certain laisser aller qui lui sied bien, et qu'une légère teinte de malice relève agréablement.

Malheureusement, Jenny Bernard n'a pu- blié aucune de ses meilleures poésies ; après sa mort, arrivée le 2 juin 1855, on a retrouvé, parmi ses manuscrits , un volume de Mélanges et un autre d'Elégies, qui contiennent des pièces excellentes le talent de leur auteur appa- raît sous son véritable jour.

Nous avons choisi dans le volume des Mélanges deux pièces pleines d'entrain et de grâce qui prouveront la vérité de notre dire, en attendant qu'une publication, que nous ap- pelons de tous nos vœux, vienne mettre au jour le précieux recueil.

f42 JENNY BERNARD.

LA FONTAIl^

Mais bientôt les cristaux, la blanche porcelaine, La riche coupe d'or, Thuinble cornet d'ébène,

Négligemment suspendus à la main , Se distinguent dans le lointain :

De toute part on vient à la fontaine.

Entouré de laquais, signe de ses grandeurs. Un vieux seigneur chargé de croix et de douleurs. Sur ses pieds engourdis y parvient avec peine. Un riche financier, rond comme son trésor.

Avec sa canne à pomme d'or.

Le jabot et la fine veste. Vient pour consolider la santé qui lui reste.

Le vieux soldat de Marengo

Et le brave de Waterloo ;

Beautés pâles et romantiques,

Figures larges et comiques ,

Etourdis riant aux éclats.

Bons abbés, anciens magistrats

Aussi graves que le Digeste ; Tous arrivent enfin d'un pas plus ou moins leste.

Le voile de son ordre abaissé sur ses yeux,

Le regard vers la terre et lo cœur dans les cieux,

JENNY BERNARD. ^45

La sœur de Saint -Joseph, si chère à Tindigence, Guide les malheureux confiés à ses soins : Sa douce charité prévoit tous leurs besoins, Les aide, les soutient avec zèle et constance;

Et près de ces groupes joyeux.

Comme un songe mystérieux,

Elle passe en silence!...

(Li LuTn Dss Alpis.)

II

LES TEMPS PASSES

Dans cette vallée de la Fin , lien proche d'Aix , fut donnée la plus sanglante bataille entre les Allobroges et les Romains , qui se soit oncques données.

(Cabias , an i6a4>)

Mais loin du sol Tonde a creusé son bassin. Dans ces champs surnommés les plaines de la Fin, le bruyant Siéros ' poursuit sa course oblique, Jadis, si Ton en croit une légende antique, Le vaillant Allobroge et Toigueilleux Romain, Couverts de la cuirasse et du casque d'airain. Dans un affreux combat signalèrent leur rage : Nul ne vit de nos jours plus horrible carnage! Succombant tour à tour sous le fer destructeur. Les chefs et les soldats , bouillonnant de fureur, Jonchèrent de leurs corps cette arène sanglante ; Et la mort, cette reine aux fatales couleurs, Confondant en son sein et vaincus et vainqueurs, Seule au milieu du camp demeura triomphante!

Rivière.

144 JENNY BERNARD.

Les siècles sont passés!— Le nom seul de ces lieux Nous dit de ces guerriers le trépas glorieux ; Nul faste, nul trophée, ami de la victoire. N'apprend à l'étranger leur héroïque histoire. Seul, le bon laboureur, en creusant les sillons, Découvre quelquefois, dans ce vieux champ de guerre, Les débris mutilés de ces fiers bataillons;

Un fer de lance, un massif éperon. L'obole destinée au ténébreux Caron ;

Rares trésors que Theureux antiquaire Dépose avec respect sur ses rayons poudreux. Pour les transmettre un jour à ses derniers neveux.

ni

LE LAC

oh ! moi , je l'entends bien ce monde qui t'admire I (Joseph Dilosub.)

Je disais... mais semblable aux songes fantastiques Qui dans Tombre des nuits retracent le passé.

Ce souvenir des temps antiques Par de plus doux tableaux fut bientôt effacé.

Déjà du lac charmant j'entrevoyais la plage;

Déjà Tonde brillait, et mon œil enchanté

Put bientôt contempler, dans des flots sans orage.

D'un lac étincelant la ravissante image.

Tout était calme et doux; à peine un léger bruit

Trahissait le zéphyr jouant dans le feuillage :

JENNY BERNARD. 1-45

Au chant de la cigale et de Toiseau de nuit Le lac semblait dormir... Son immense surface De Tesquif des pêcheurs avait perdu la trace ; Seul, un vieux batelier, étendu sur le port. D'un geste m'engageait à passer sur son bord ; Avec enchantement je me laissai conduire.

C'était que jadis l'illustre amant d'Elvire

Etait venu chanter a ces agrestes coteaux ,

Ces noirs sapins, ces rocs qui pendent sur les eaux.* »

Poète harmonieux! sensible Lamartine!

Quel charme ont les accords de ta lyre divine,

Quan(3, voguant sur les flots de ce lac enchanté.

Tu célébrais la nuit , l'amour et la beauté !

Gloire à ton nom! et gloire à ton génie! Le chêne et le laurier croissent dans ma patrie! Puissent ces lieux , témoins de tes premiers beaux jours , T'inspirer quelques vers sur le même rivage ! Et le double aviron m'éloignant de la plage, Je chantais, de sa muse invoquant le secours ;

Zéphyrs du soir, emportez ma nacelle, L'air est si pur et la nuit est si belle!

(I.E Luth dbs Alpes.)

Lk Lac, Uédit. poét. Lamartine.

148 JENNY BERNARD.

IV

MA NACELLE

Viens, ô viens avec moi sur la mer azarée. Qu'aux vents caprici«ux ma barque soit livrée ! (Mi°e Amabli T&stu.)

La lune se mirait dans Teau ;

Les étoiles resplendissantes Au sein des flots paraissaient plus brillantes, Et je disais, en revoyant Bourdeau : Zéphyr du soir, emportez ma nacelle. L'air est si pur! et la nuit est si belle!

N'est-ce pas le cloître d'Haute -Combe

Elevé sur ce sombre bord ! Du Comte -Vert c'est la royale tombe. Vieux batelier, conduis- moi vers son port : Zéphyr du soir guidera ta nacelle. L'air est si pur ! et la nuit est si belle !

Mais garde de passer sous la verte colline.

Cet asile de mes douleurs !

Tout m'y rappellerait Christine ', Et tu verrais bientôt couler mes pleurs ! En vain zéphyr alors guiderait ma nacelle. En vain l'air serait pur, et la nuit serait belle!

Amie d'enfance de M»» J. Bernard. (Note de rEdil.)

JENNY BERNARD.

Non, batelier, ici n'agite plus ta rame;

Oh! laisse -moi jouir de ce calme enchanteur!

Pour la première fois il pénètre mon âme Comme un souvenir de bonheur! Le zéphyr seul guidera ma nacelle , L'air est si pur! et la nuit est si belle!

147

Salut, rocher de Châtillon! Retraite j'ai connu le plus aimable sage; Que ne puis -je, voguant vers ton heureux riva^'e, Tracer sur ce beau lac un rapide sillon ! J'aiderais le zéphyr à guider ma nacelle, L'air est si pur! et la nuit est si belle!

Salut encore à toi , fontaine merveilleuse !

Oracle de fidélité !

Dans ta roche mystérieuse Je ne dois plus te voir couler en liberté! Loin de tes bords zéphyr emporte ma nacelle. L'air est si pur! et la nuit est si belle!

(L«5 LiTTH Dts Alpes.)

\AS JENN Y BERNARD.

LE PAPILLON A LA ROSE A M. ALPHONSE DE SION

(iRkDir)

Ouvre ton cœur, charmante rose, Sur lui seul je veux me fixer ! Non, dit la belle à peine éclose. De t'aimer je sais le danger; J'ai vu les fleurs de nos vallées, Objets de ton frivole amour, Mourir, tristes et désolées. Attendant en vain ton retour!...

LE PAPILLON.

Ah! ne crains rien pour toi, toujours tendre et fidèle. Des plus parfaits amants je serai le modèle.

LA ROSE.

Tu le disais hier à la rose des bois.

Et peut-être demain le lis et Taubépine

Recevront à leur tour, pour la première fois,

Le serment que tu fis à la pauvre églantine!...

Ami, si jeune encore, écoute mes avis.

Ils donnent le bonheur quand ils sont bien suivis :

Brûle tes ailes, si tu l'oses; Tu seras moins brillant et bien moins merveilleux. Mais tu seras constant et Ton t'aimera mieux. Adieu, mon bel ami, médite sur ces choses... Oui, j'en profiterai, lui dit le papillon: Sion peut profiter de la même leçon.

JENNY BERNARD. 149

VI

A M. AUGUSTE DE JUGE

(ihboit)

Ecoutez bien , Monsieur ; tel qu'un nouveau bailly, Rendez -vous gravement au pont de Rumilly, Et tâchez, s'il vous plaît, d'y trouver une fille Qui soit douce, posée, adroite, fort gentille, Ni de grande beauté , ni laide à faire peur, Pas trop grosse surtout : voilà pour l'extérieur. Aimant peu les plaisirs, et pas du tout les hommes! Sur ce chapitre-là vous savez qui nous sommes; Et vous seriez perdu si nous voyions un jour Allumer nos charbons avec le feu d'amour... Du reste, sachant faire un fort bon ordinaire, Sans exiger pourtant rien d'extraordinaire ; Dévote sans excès, fidèle comme l'or! Enfin , ce que partout on appelle un trésor. Si vous pouvez trouver une telle merveille , Qui joigne à ses talents de n'être pas trop vieille, Vous pouvez l'amener, et nous la recevrons Malgré la grande coiff'e et les deux ailerons.

HYACINTHE THIOLLIER

Hyacinthe ThioUier naquit en J800 à Ru- milly, son père, Claude- Humbert Tliiollier, exerça l'emploi de juge de paix de l'an IX à l'an XII de la République.

Hyacinthe Thiollier, après avoir fait de brillantes études au collège de sa ville natale , embrassa la carrière militaire et fut garde -du- c'orps du roi de Sardaigne Charles- Félix. Après la mort de ce souverain, auquel Charles -Albert succéda en i 851 , il rentra en Savoie et se retira ù Chambéry il mourut en 1845.

Ainsi, le rôle militaire de Thiollier ne fut ni brillant ni de longue durée : il ne put être brillant parce qu'à cette époque de calme po- litique la vie de garnison étouffait tout élan

i52 HYACINTHE THIOLLIER.

chez les officiers les plus méritants ; il ne fut pas de longue durée, précisément parce que Tliiollier se fatigua bientôt de cette inaction désespérante, qui portait souvent les meilleurs à noyer dans les excès les ennuis qui accom- pagnent le désœuvrement : et Thiollier, plus que tout autre , supportait péniblement le poids de cette existence étroitement bornée par le cabaret et la caserne ; avec son esprit élevé, au- quel par goût naturel il avait donné une cer- taine culture, il se sentait mal à l'aise sous l'habit du soldat de parade.

Le garde -du -corps déposa donc l'épée pour prendre la plume. Patriote avant tout, comme le sont tous ses concitoyens , Thiollier consacra son talent à chanter la Savoie, et il publia, en 1858, un poème intitulé V Indicateur savoisien, dans lequel il entreprit de faire la des- cription de son pays natal.

Si la critique peut avoir beaucoup à re- prendre dans l'œuvre de Thiollier, elle doit toutefois constater que l'auteur, souvent avec succès, y a déployé beaucoup d'imagination et qu'il y a fourni la preuve d'un patriotisme ardent qui doit couvrir en partie les défauts que l'on y rencontre.

Il est à regretter que Thiollier ait donné à son travail un titre qui lui a nui beaucoup,

HYACINTHE THIOLLIER. iKS

parce qu'il exclut tout d'abord l'idée poétique. Pour une œuvre écrite en prose , ce titre eût été bien choisi; mais, adapté à un poème, il fait ombre au tableau. L'enseigne trop souvent fait le succès du livre , car la masse juge d'ordinaire par les yeux, et plus d'une œuvre médiocre a joui d'un certain succès parce que sur la cou- verture du volume s'étalait un titre pompeux.

Nous croyons donc que l'œHivre de Thiollier mérite plus de considération qu'on ne. lui en a accordé jusqu'à ce jour. On y trouve quelques descriptions charmantes des paysages alpes- tres; et lorsque l'auteur chante son pays bien, aimé, des élans remarquables de vigueur partent de son cœur généreux, et viennent communi- quer à l'esprit du lecteur cette noble exaltation patriotique qui est le partage des populations montagnardes.

Thiollier envoya son poème à Silvio Pellico, qu'il avait connu en Italie ; le célèbre auteur des Prisons le remercia de son envoi par une lettre affectueuse, qui finissait en ces termes : « J'aime la Savoie, pays de l'excellente mère que j'ai eue, et je souhaite que ce noble pays ait en vous un digne poète, qui contril)uc à sa gloire. »

Si Thiollier n'a pas contribué à la gloire de la Savoie avec éclat, comme semblait l'espérer

154 HYACINTHE THIOLLIER.

l'illustre écrivain italien, il a du moins apporté son modeste concours à l'œuvre de la réha- bilitation de sa patrie, et mérité ainsi notre reconnaissance.

HYACINTHE THIOLLIER. 155

L'OURAGAN DANS LES ALPES

Mais le soleil pâlit ; la nuit triste s'avance ; Le vent souffle plus fort ; la tourmente commence ; Le ciel s'abaisse sombre, et son manteau cendré Par réclair sulfureux coup sur coup déchiré. Comme un linceul de mort enveloppe le faîte Des rochers ébranlés des coups de la tempête. Lâche brigand des monts, le loup hurle la faim ; En cercles inégaux au-dessus de sa proie. L'autour au bec d'acier rapidement tournoie ; Les échos sont troublés d'un bruit sourd et lointain; La montagne se perd dans la brume épaissie ; A chaque nouveau bond l'avalanche grossie Gronde, tombe et s'éboule; au niveau du chemin. Comblé de ses débris, s'élève le ravin. Le voyageur s'égare ; il ne voit plus sa route ; La neige l'éblouit; il craint, s'arrête et doute; Le froid crispe ses traits; le froid acre et cuisant Consume ses poumons et lui glace le sang. Tout son corps se roidit et sa tête délire; Las d'implorer le ciel et las de le maudire, Il succombe; et déjà, sans cesser de souffrir, D'un sommeil léthargique il s'endort pour mourir. Cependant vers sa tombe une pâle lumière Brille et s'avance; au loin l'airain de la prière

i56 HYACINTHE THIOLLIER.

Sonne plaintif et lent ; au sein de ces déserts C'est pour le pèlerin le timbre de la vie; C'est la voix de l'espoir qui vibre dans les airs. De la pointe d'un roc, un homme appelle et crie. La tenipète redouble ; à ses longs sifllements Un chien de loin en loin mêle ses aboiements. Façonnant son instinct sur le cœur de son maître. Cet animal hardi qu'un autre ciel vit naître, De ces monts orageux chasseur intelligent, Bientôt a découvert, à la faveur du vent, Le voyageur mourant sous des monceaux de glace. Un enfant de Bernard, accouru sur sa trace. Saisit le malheureux, l'emporte dans ses bras. L'échauffé de sa vie et l'arrache au trépas. Des Alpes bénissant le gardien tutélaire. Le voyageur sauvé pour ses fils ou sa mère. Répète à son retour les hymnes incessants Qu'en l'honneur de Bernard redit la voix sincère De neuf siècles reconnaissants.

(L'IVDICATSUft •ATOISIBW, lÎT. I.)

II

LE CHABLAIS

Sans le reprendre encor, sans répéter son nom. Quitte- 1- on sans adieux le portrait d'une amante? Ainsi, sans voir encor le site qui m'enchante. Puis -je quitter Evian, son fertile vallon. Ses thermes élégants et son double horizon De frimats éternels et d'onde éblouissante?

HYACINTHE THIOLLIER. 157

Puis -je, sans désirs ni regrets. Abandonner Thonon, qui de loin se présente Comme un nid dans les fleurs sous des ombrages frais?

Avec ses immenses forêts

Ceignant, de leur vert diadème. Le front si haut placé de ses monts orgueilleux.

Jardin cultivé par Dieu même. Le Chablais si riant apparaît à mes yeux Ainsi qu'une corbeille avec art embellie De rameaux contournés et de beaux fruits remplie. Son air moelleux et pur n'est jamais embrasé.

Les anges, qui d'azur rosé

Peignent le ciel d'Italie, Ont aussi peint ses cieux des plus douces couleurs. Terrestre paradis, le berceau de l'aurore N'étale pas de fleurs plus belles que ses fleurs. Pèlerins de la terre, avides voyageurs. Parcourez le Chablais, vous verrez le Bosphore.

III

LE SAVOYARD

Sur ce penchant neigeux, où, près de sa compagne Qui lui garda sa foi, que lui-même à son tour

Paya de son constant amour, Le Savoyard revient mourir sur sa montagne. Pourquoi le montagnard aime- 1- il mieux ses monts Que l'heureux citadin n'aime ses beaux vallons? D'où lui vient ce désir qui partout l'accompagne? Oh! c'est que sur nos monts l'homme est plus près des cieux ,

158 HYACINTHE THIOLLIER.

Son âme est plus forte et plus pure ; Il trouve un horizon conforme à sa nature. Aussi grand que son cœur, aussi myst«'*rieux : Reculant à son gré son immense courbure,

Il peut, sans jamais le franchir.

Toujours et toujours l'agrandir. L'homme est roi sur nos monts ; il combat la tempête ; 11 lutte avec les flots, et s'assied sur le faîte Du pic sans effroi l'habitant des cités Jamais ne peut fixer ses yeux épouvantés.

Cet enfant des rochers qu'endurcit la misère.

Que l'eau de neige désaltère ; Le pauvre montagnard que nourrit un pain noir. Que la fatigue endort et que la faim réveille A l'heure où, de retour de ses plaisirs du soir. Le riche citadin à peine encor sommeille ;

Cet homme en qui nous croyons voir

Le paria de la nature, Aimant et servant Dieu, chéri de ses enfants ; Cet homme au bras nerveux, à la haute stature. Dans sa froide cabane, en butte à tous les vents. Est plus heureux que nous, car il n'a pas nos vices. S'il ignore la vie et ces molles délices ; S'il ne boit pas dans l'or l'ivresse et le remords ; S'il n'a pas de palais ; s'il n'a pas de trésors A payer ses excès, à lasser ses caprices; Et s'il ne roule pas dans des tissus soyeux Ses membres desséchés aux flammes de l'orgie; S'il n'a pas de flatteurs, fabricateurs d'aïeux Qui chargent de quartiers sa généalogie ; S'il n'a point de passé, s'il n'a pas d'avenir; Et s'il n'a rien enfin qui grandisse sa taille. Un pli de rose au moins sur sa couche de paille

Ne l'empêche pas de dormir.

HYACINTHE THIOLLIER. i59

L'épouse de son choix est fidèle ; et sa fille Joint la gaieté du cœur au modeste maintien ; 11 ne déroge pas; toujours dans sa famille Le fils de Thonnète homme est un homme de bien.

(L'Imdicateur satoisi», iiv. m.)

IV

LA SAVOIE

La Savoie en son sein, pour des jours glorieux, Nourrit encor des fils dignes de leurs aïeux. Sparte perd ses vertus en perdant sa rudesse ; Athènes se corrompt au sein de la mollesse : Plus simple que les fleurs qui parent ses vallons, Plus ferme en ses desseins que le pied de ses monts. Femme aux mâles appas, à la puissante étreinte, Ma patrie est encor la même qu'autrefois; Elle hait le mensonge , elle abhorre la feinte :

Aussi, félons, méchants et discourtois,

Ne croyez pas de votre main impure Pouvoir impunément dénouer sa ceinture. Pour céder sans vider son carquois tout entier, Son cœur bondit trop fort dans son sein d'Amazone; Pour jeter son fardeau sur le rude sentier. Trop de sang généreux dans ses veines bouillonne. Au grand jour, en champ -clos, du combat sans quartier, Du tournois par amour, choisis.sez avec elle. Comptant sur le second qui venge sa querelle, On ne la vit jamais en lâche chevalier Dont le corps énervé fléchit sur fétrier, Pendre sa lourde armure à TarrDn de sa selle.

i60 HYACINTHE THIOLLIER.

Donnez -lui des plaisirs sans honte et sans remords :

Comme le Lapithe farouche , L'imberbe Sybarite est banni de sa couche ; Elle ne descend point à de honteux transports. Le vil lui fait pitié, le Thrace l'effarouche. Elle aime les amours réchauffant la valeur, Qu'inspire la vertu, que commande l'honneur. Et qu'emporte la tombe. Il n'est pas dans sa bouche D'aveu d'aimer toujours, s'il n'est pas dans son cœur. Comme autrefois encor lui plaît la courtoisie , Les odorantes fleurs de fraîche poésie, De son parler sans fard la naïve candeur. Son franc laisser -aller, sa simple bonhomie, Les égards empressés et la parole amie Qui réveille la joie et berce la douleur. Mais elle aime surtout les fêtes de famille. Et ces jeux parfois l'aïeule en cheveux blancs Redit le rôle fou qu'elle fit à vingt ans.

(L'iHDICATlUk S&TOISIIV, lÏT. VI.)

A SILVIO PELLICO

Aux aciients de sa voix chaste et religieuse. Avant qu'il me l'eût dit, je l'avais deviné : D'un sang savoisien ce poète était né. Sa muse, écho d'en haut, est aimante et pieuse. Quand au ciel des beaux arts ce nouvel astre eut lui. Quand le monde étonné saluait son génie. Le proclamant son fils, la superbe Ausonie, Jalouse, crut en vain avoir tout fait pour lui.

HYACINTHE THIOLLIER. 16i

Mais, fille de nos monts, sa bonne et tendre mère Loin du monde et sans bruit, par amour, la première A façonné le cœur qui dicta Mes Prisons.

Poète, à ses douces leçons, A ses simples vertus rends grâces si la Gloire T'inscrivit, jeune encore, au temple de Mémoire.

En crayonnant les traits du loyal montagnard, En f offrant dans des vers sans apprêt et sans art. Tout ce qu'aime ton co3ur, tout ce qui peut te plaire, A visiter nos monts j'ai voulu t'engager. Leurs fils hospitaliers t'y recevront en frère : L'auteur de Francesca, que le monde révère, N'y sera point un étranger.

Quitte les champs en fleurs de ta belle Italie ;

Roi des plaines de l'air et frère du génie,

Comme il vit dans tes cieux, l'aigle .vit sur nos monts.

Abandonne pour eux tes riantes campagnes :

Aux flancs de nos hautes montagnes ,

Ainsi que dans tes beaux vallons, Croît l'arbre aux verts rameaux que chérit le poète. Sur nos caps de verdure . à l'écho qui répète Le nom de Lamartine, un fraternel écho Depuis longtemps redit celui de Pellico.

JEAN -PIERRE VEYRAT

Jean -Pierre Veyrat naquit à Grésy- sur- Isère (Savoie), le i" juillet 1810. Il commença ses études au collège de Conflans*, passa ensuite au petit séminaire de Saint- Pierre -d'Albigny et acheva son cours de collège chez les jésuites, à Chambéry, ses succès le firent remarquer.

A l'âge où, d'ordinaire, l'homme ne peut que bégayer sa langue, Veyrat avait déjà jeté sur le papier ses premiers essais poétiques qui avaient attiré l'attention de ses professeurs. Il était poète. Cependant la poésie, pour lui, ne fut d'abord qu'un passe -temps agréable, et elle ne lui apparut point comme devant être sa

Aujourd'hui Alberlvill»'.

l

164 JEAN -PIERRE VEYRAT.

seule préoccupation ; appartenant à une famille nombreuse, d'une fortune relativement mé- diocre , il comprit que le métier de littérateur de province ne pouvait l'aider à vivre, et il commença son cours de médecine. La raison, toutefois, ne l'emporta pas toujours, chez lui, sur le naturel ; le démon des vers le tourmentait sans cesse , tellement que sa plume reproduisait plus souvent les inspirations du poète que les leçons de l'amphithéâtre.

A cette époque , sa poésie n'avait rien de la teinte sombre que lui donnèrent plus tard le malheur et les souffrances ; esprit sarcastique avant tout, Veyrat se plaisait à lancer des traits satiriques sur tout ce qui semblait renfermer un abus ou un ridicule; il frappait même sur les travers d'esprit de ses confrères et de ses amis ; le rire strident de la satire éclatait dans chacun de ses vers, et les coups qu'il portait perçaient de part en part le but vers lequel ils étaient dirigés.

Cette tendance lui devint bientôt funeste. A la suite de sermons que l'abbé Guyon , prédi- cateur à la parole véhémente , avait prononcés dans les premiers jours de 1852, il y eut quel- ques troubles à Chambéry; la jeunesse des écoles prit la tête du mouvement, et Veyrat n'eut garde de laisser passer cette occasion de

JEAN- PIERRE VEYRAT. 165

se servir de l'arme terrible qu'il maniait avec une dextérité si grande. Il ne se mêla point aux manifestations publiques, car il n'était pas homme d'action , mais il versa à pleines mains le sarcasme sur la noblesse et la haute bour- geoisie, qui avaient applaudi aux paroles du missionnaire. Il fut compromis aux yeux de l'autorité, et compris dans le nombre des jeunes gens qui, au sujet de cet événement, furent exilés de la Savoie. Le il janvier 1832, Veyrat se dirigea sur la France, marchant vers des destinées inconnues, le deuil dans l'àme, animé de la haine la plus invétérée contre tout ce qui se rattachait de près ou de loin au gouverne- ment piémontais.

Il s'arrêta à Lyon. Sa première idée , en arrivant dans cette ville, fut de se venger par la plume de l'ostracisme dont il était frappé ; appuyé par quelques hommes de talent, dont l'un d'eux est aujourd'hui placé dans les hautes sphères gouvernementales, il fonda V Homme rouge, journal en vers, la satire coulait à pleins bords. Veyrat dirigeait surtout ses arti- cles contre le roi deSardaigne, Charles- Albert ; ses attaques étaient d'une violence extrême et auprès des termes dont il se servait aurait pâli la Némésis de Barthélémy. L'Homme rouge fut bien- tôt remarqué, non-seulement pour sa brutale

166 JEAN -PIERRE VEYRAT.

vigueur, mais surtout pour le talent avec lequel il était rédigé ; aussi Veyrat fut-il forcé de sus- pendre sa publication sur les représentations faites au gouvernement français par le cabinet de Turin qu'effrayait cet ennemi posté sur les frontières du royaume.

V Homme rouge disparut. Veyrat resta quel- que temps encore à Lyon, puis se rendit à Paris devait commencer pour lui une longue et douloureuse agonie. Recommandé par ses amis de Lyon à des journalistes de la capitale, il collabora d'abord à des feuilles politiques. Il eût pu trouver, dans la modeste position qui lui était faite , des ressources suffisantes pour sub- venir à ses besoins, et attendre paisiblement un meilleur avenir; mais les illusions dont il se berçait l'empêchèrent de se contenter de si peu ; les fumées de la gloire lui étaient montées au cerveau par anticipation, et il dédaigna de s'astreindre au travail quotidien du journalisme. Il fut saisi alors de cette fièvre dangereuse qui s'empare des jeunes intelligences d'élite à un moment donné, et les consume sans merci, lorsque le hasard ne leurjfait pas rencontrer un guide sage et expérimenté , qui les apaise et les rappelle à la réalité. Veyrat se drapa dans son talent, s'exalta à la pensée qu'il pouvait devenir illustre, mais ne fit rien pour vaincre les pre-

JEAN -PIERRE VEYRAT. 167

miers obstacles dont il aurait tout d'abord se rendre maître afin de réaliser ses espérances.

La fréquentation des théâtres fit naître en lui une passion outrée pour le drame; les succès obtenus par quelques dramaturges avaient mis son imagination en feu et excité son envie ; il abandonna presque entièrement la poésie et ne s'occupa plus qu'à écrire des drames dont quel- ques-uns , de l'avis de juges compétents, étaient irréprochables. Malheureusement il ne put les faire accepter au théâtre; il lui manquait des soutiens et des protecteurs, car ses amis mêmes, lassés par la force d'inertie qu'il opposait cons- tamment à leurs conseils désintéressés, com- mençaient à l'abandonner. Ses rêves dorés n'en continuèrent pas moins à grandir et finirent par dépasser les bornes de la raison. Veyrat fondait toujours sur ses drames l'espoir le plus grand, et, au reproche que lui faisaient les der- niers amis qui lui fussent restés fidèles de ne pas s'occuper à se procurer les ressources né- cessaires à la vie, il répondait par un superbe mépris ; un sourire de pitié effleurait ses lèvres et dédaigneusement il laissait tomber de sa bouche des sarcasmes amers à l'adresse des gens positifs qui ne partageaient pas ses espé- rances. Un jour, dans l'enthousiasme que lui inspiraient ses œuvres, il alla jusqu'à s'écrier :

168 JEAN -PIERRE VEYRAT.

« Tranquillisez- VOUS, bourgeois, bientôt nous aurons des palais , des voitures et des odalisques qui feront brûler des parfums d'Arabie dans des cassolettes d'or* ! »

Hélas I palais, voitures et odalisques ne vin rent point réjouir le cœur du pauvre poète. Au lieu d'odalisques ce fut la misère qui un jour frappa à sa porte; il se réveilla comme d'un songe à cet appel qu'il n'avait pas eu la sagesse de prévenir, entraîné qu'il était par ses folles illusions et, peut-être aussi, par un sentiment de vanité mal placée qui acheva de l'aveugler sur sa situation. Il songea forcément, à cet ins- tant suprême , à tourner ses efforts vers le côté matériel de la vie ; il traita avec sa famille pour retirer son patrimoine et se rendit à Chapa- reillan , sur la frontière , pour toucher ce qui lui revenait.

De retour à Paris, Veyrat vécut aisément jusqu'à l'épuisement de ses nouvelles res- sources, mais sans plus s'occuper de l'avenir. Puis , lorsque la misère vint de nouveau heurter à la porte de son réduit, il sonda avec effroi

* Nous avons puisé ces détails intéressants dans les notes qui nous ont été communi(iuées par M. le docteur P..., d'Annecy, l'un des amis les plus intimes de J.-P. Veyrat. Des renseignements nous ont été aussi fournis par la famille du poète pour les autres parties de cette notice biographique.

JEAN -PIERRE VEYRAT. 169

Tabîme ouvert sous ses pas, et, n'y apercevant plus rien qui pût lui servir de branche de salut, il se prit de désespoir ; il n'avait plus rien à prétendre à la succession de son père, décédé pendant son exil; sa mère, éloignée elle-même du toit paternel dont un héritier était resté seul maître, ne pouvait lui venir en aide; ses amis l'avaient décidément abandonné; resté sans aucun appui , il dut renoncer à l'espoir de se faire jour au milieu de cette tourbe d'am- bitions qui se croisent et se choquent sur le pavé de Paris*. « Ma foi religieuse, dit- il, mes croyances sociales et politiques , ma confiance aux hommes, j'avais tout perdu ; à peine croyais- je en moi-même; mon cœur était un gouffre dont j'ignorais la profondeur. Qu'allais -je de- venir?... » Il n'avait plus à choisir qu'entre deux partis : mourir ou rentrer dans son pays. Veyrat céda à l'instinct qui le poussait

J -P. Veyrat se procura bien quelques ressources en vendant quel- ques-unes de ses productions; mais elles ne sufllrcnt pas à ses besoins. Faisant allusion à cette nccessilé il se trouvait de trafiquer de son talent, il écrivait dans son journal : « Le poète sans foitune est le plus malheureux des hommes ; la courli5ane ne livre que son corps, libre de garder au fond du cœur les scnlimentï» qui lui restent; l'autre, au contraire, doit, pour vivre, livrer ses soupirs, ses émotion?, les pensées qui lui sont chères, et jusqu'aux plus secrètes profondeurs de son âme, et cela & un public libre de noircir le loul de la plus injurieuse critique ou du mépris le plus insultant. »

170 JEAN -PIERRE VEYRAT.

vers la patrie absente, il espérait trouver le repos pour son corps déjà malade et pour son esprit fatigué. Grâce aux démarches de quel- ques-uns de ses anciens amis de Chambéry et de Mgr Charvaz, éveque de Pignerol, le roi Charles - Albert , à qui Veyrat avait adressé lui- même une demande en grâce sous forme d'épî- tre, l'autorisa à rentrer dans ses foyers.

Dans l'été de 1837, Veyrat revint à Cham- béry, et à dater de cette époque il abandonna ses premières opinions politiques. Ce revire- ment, que nous constatons sans le discuter, parce que nous n'avons à envisager ici que le poète , changea , il va sans dire , complètement les allures de Veyrat. Le rédacteur de V Homme rouge disparut définitivement sous les étreintes du malheur, et fit place à un homme nouveau chez lequel les désillusions et les souffrances avaient fait naître des idées nouvelles.

Aussitôt après son retour en Savoie , Veyrat s'occupa à rassembler quelques-uns des vers qu'il avait jetés sur le papier pendant ses der- niers jours d'exil; car souvent, dans les mo- ments où son âme triste et brisée s'abîmait dans des pensers amers , il avait confié à sa plume le soin de traduire son désespoir et ses regrets. Il rassembla tous ces élans de son cœur malade, en y ajoutant ses inspirations nouvelles, et il

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en forma sa Coupe de Vexil, œuvre poétique dont l'apparition fut un événement dans la littérature provinciale. Il s'associa ensuite avec Melchior Raymond pour la rédaction du Courrier des Alpes, journal monarchique et religieux, dans lequel il publia des articles remarquables , et enfin il entreprit la composition d'un nouveau poème intitulé Station poétique à Hautecombe.

Mais la maladie vint bientôt arrêter le mal- heureux poète dans ses derniers efforts; cloué sur son lit de douleurs , il traça péniblement les strophes de son poème, jusqu'au jour sa main faible et décharnée n'eut plus la force de tenir la plume. Alors il abandonna son œuvre, qui resta inachevée, et ne pensa qu'à mourir; ses lèvres ne quittèrent plus l'image du Christ que pour murmurer des prières, et le 9 no- vembre 1844 il rendit le dernier soupir, après avoir bu jusqu'à la dernière goutte la coupe d'amertume que Dieu lui avait réservée.

Telles furent les phases principales de la vie de J.-P. Veyrat.

Sous le rapport physique comme sous le rapport intellectuel, la nature ne s'était pas montrée avare à son égard. Sa taille était au- dessus de la moyenne ; malgré les signes d'une santé débile, qui se traduisaient par l'amaigris- sement et un teint bilieux, sa pliysionomie

172 JEAN-PIERRE VEYRAT.

avait quelque chose qui attirait le regard ; on y reconnaissait, au premier coup d'œil, les marques d'un talent hors ligne. Son front était large et développé , et des pommettes saillantes donnaient à sa figure une expression énergique sans être dure; sur ses lèvres, minces et ser- rées, errait sans cesse le sourire malicieux de la satire. Au reste , son caractère était calme et paisible ; sa plume seule était la confidente de ses emportements. Homme de bonnes manières, sa conversation était des plus agréables et des plus spirituelles.

Il n'est point vrai que Veyrat, comme on a voulu le dire, se soit livré à de coupables excès et que sa vie ait été la proie de passions désordonnées; il n'eut jamais le goût des plai- sirs bruyants qui n'allaient pas à son esprit méditatif; sa vie , au milieu de ses rêves de bon- heur comme au milieu de l'infortune et de la souffrance , fut tout intérieure.

Maintenant que nous avons rappelé ce qu'a été l'homme, disons en quelques mots ce que sont les œuvres du poète.

La vie littéraire de Veyrat, comme sa vie privée, est divisée en deux périodes bien dis- tinctes ; la première , celle de ses premiers élans, marquée par V Homme rouge ^ appartient à la satire. Dans cette période, l'esprit de Veyrat

JEAN -PIERRE VEYRAT. 173

suit sa voie naturelle ; il cède à son penchant natif rendu plus irrésistible par les ardeurs ju- véniles : c'est le premier saut du jeune lion qui déchire sa proie à belles dents , parce que l'ins- tinct le pousse sur la chair sanglante. Alors rien n'arrête la fougue du poète ; ses traits acérés frappent sans miséricorde les ennemis de ses principes politiques et sociaux. Tout croule sous l'acier de son style, tout est trituré sous les morsures du sarcasme et de l'ironie la plus san- glante ; V Homme rouge trône sur ces débris !

Mais , comme l'excès tue le succès vrai et durable , l'œuvre première de Veyrat a presque disparu, et il ne reste de lui que les cris déchi- rants échappés de son àme dans la seconde période de sa vie. Ici, le poète se montre sous un tout autre aspect : la satire a fait place à la poésie lyrique, seule propre à rendre les plaintes d'un cœur souffrant. Dans la Coupe de l'exil, le poète apparaît dans toute son immense douleur; comme Mouthon , mais avec un talent de beau- coup supérieur, il frappe rudement sa poitrine, il s'abreuve de repentir, il met à nu les plaies de son cœur. Son œuvre est toute personnelle, et si, cédant parfois à son premier penchant, il se sert des traits du sarcasme pour flétrir les turpitudes d'ici-bas, c'est encore à lui-même qu'il rapporte tout ; il se fait le point de départ

174 JEAN -PIERRE VEYRAT.

de cette immense palinodie humaine, pour la- quelle il n'a plus que pitié et dégoût. Sceptique, il eût terminé son œuvre par un cri de déses- poir; croyant, à la dernière heure, il se voile la face et va chercher dans le sein de Dieu la consolation et l'espérance.

Dans la Station poétique à Hautecombe, Veyrat abandonne en partie sa personnalité. On sent qu'ici le poète , après avoir gémi sur les dou- leurs morales qui l' étouffaient , revient au pur sentiment poétique ; son esprit soulagé se com- plaît avec une espèce de volupté dans les har- monies du vers ; il semble oublier un peu la première page de sa vie , qu'il a recouverte d'un linceul, pour ne plus s'attacher qu'à rendre, sous des formes vraies et émouvantes, les scènes sombres ou riantes qui se présentent à son imagination. Par instant, toutefois, un éclair de douleur apparaît comme dans les anciens jours, mais ce n'est qu'un éclair qui, loin de nuire à l'ensemble de l'œuvre, jette au con- traire un jour utile sur les nouvelles qualités du poète.

Les poésies de Veyrat ne sont pas sans défauts ; mais on ne peut leur refuser une qua- lité, la première de toutes, celle qui marque le vrai poète : l'originalité. C'est avec raison qu'un écrivain savoyard a dit en parlant d'elles :

m JEAN- PIERRE VEYRAT. 175

« On y voit quelquefois l'ampleur de Lamar- tine, la hardiesse de Victor Hugo, le sombre de lord Byron ; on y entend çà et les grandes voix bibliques , les sourds murmures des forêts d'Ossian, les harmonies pittoresques de Klops- tock , et cependant elles ne sont tracées sur au- cun de ces modèles, elles appartiennent au génie de l'auteur. Qu'on lise l'ode élégiaque à Dim, les épîtres à ma Sœur, à Childe-Harold, la pièce intitulée le Retour, et l'on s'en convaincra*. »

C'est que, en effet, Veyrat porte au front le signe du vrai talent ; ce n'est plus le poète médiocre qui marche à la remorque de ses de- vanciers, et va glaner dans leurs œuvres de vieilles idées qu'il rajeunit par des efforts de style ; ce n'est plus le poète de second ordre, qui scande péniblement ses pensées et s'em- barrasse dans de fausses images : Veyrat entre dans l'arène poétique revêtu des couleurs les plus éclatantes ; sa livrée est bien à lui , nul ne saurait la lui contester; ses premières passes d'armes annoncent un jouteur habile auquel la palme de la victoire est échue d'avance.

Veyrat n'est pas un poète souverain , mais il est, à coup sûr, un grand poète. Une seule

Tableau historique et critique de la littérature françaicc, par M. GondraD. Cliarabéry, 1856.

176 JEAN -PIERRE VEYRAT.

circonstance lui a ravi momentanément la ré- putation dont il est digne, c'est d'avoir été amené par les événements de sa vie à remplir presque exclusivement ses œuvres principales de sa personnalité. Si, à l'exemple des plus illustres poètes , il eût pu écrire pour l'huma- nité , au nom des grands principes qui doivent la régir, une renommée plus grande planerait aujourd'hui sur sa tombe, hélas! trop délaissée. Une voix puissante se trouvera sans doute un jour qui réparera l'oubli injuste dont notre poète est l'objet, et grâce à cet appui, il prendra, sans conteste, la place que lui assignent ses œuvres au milieu des grands lyriques français *.

* La Coupe de Vexil el la Station poétique a Hautecombe ont eu chacune trois éditions. La première édition de la Coupe de Vexil a été écoulée à moilié en moins de quinze jours, et s'est trouvée entièrement épuisée au bout de six mois.

Veyrat a laissé un grand nombre manuscrits dispersés le lende- main mémo de sa mort par des visiteurs indiscrets, qui se sont emparés de tout ce qui s'est présenté à leurs yeux. Nous avons pu retrouver la trace de : !<> Raphaël de Montmayenr, roman en prose; Treize No- vembre ou la Fiancée du Carbonaro , drame en cinq actes ; une série de treize chants dont les deux premiers manquent. M. Emile Veyral, neveu de notre poète, a retrouvé un traité passé entre J.-P. Veyrat el un éditeur de Paiis pour la publication d'un ouvrage intitulé Une Fa- mille dans les Alpes, un prospectus d'un autre travail qui portail pour titre Voyage dans les Alpes de la Savoie et du Dauphiné, et le plan d'un roman historique intitulé le Dernier Jour du monastère d' Hautecombe, auquel J.-P. Veyrat a beaucoup travailler. M. Emiie Veyrat possède aussi un certain nombre de lettres adressées à son oncle par Barthéiemy, Silvio Pellico, Chateaubriand, Lamartine, etc.

JEAN-PIERRE VEYRAT. 177

A CHILDE-HAROLD

Non! tu n'oublieras pas! sous le sombre anathème

Tu te retrouveras partout avec toi-même.

Les flots à ton aspect tressailliront d'effroi;

Les débris des cités te parleront de toi.

Sur les sables mouvants de ton errante histoire

Le désert soufflera sans tarir ta mémoire.

Sur ton pâle coursier comme sur ton vaisseau.

Par les vents et les flots battu comme un roseau ;

Sur les monts foiseau n'a pas laissé de traces.

Sur l'immobile mer du royaume des glaces.

Dans ces villes l'herbe a crû sur le chemin,

le sol tout entier n'est qu'un débris humain.

Aux drames saisissants du globe et des empires.

Tu mêleras en vain les chants que tu soupires!

Au fleuve de douleur le monde a pleuré ,

tout peuple a versé quelque malheur sacré ;

Qui roule dans son sein, parmi sa noire écume.

Ce que la terre a bu de sang et d'amertume ,

Et qui va grossissant les inondations

Des débris entassés des révolutions :

Comme on jette au courant d'un ruisseau qui murmure

L'ne eau longtemps croupie au fond d'une urne impure,

Pour la purifier de son acre liqueur,

Tu chercheras en vain à répandre ton cœur.

i78 JEAN- PIERRE VEYRAT.

Ainsi qifun vertement qu'on rejette ou qu'on change,

Déchiré par la ronce ou souillé par la fange,

L'on ne peut enlever, dans un délire vain,

La conscience au cœur, ce vôtement divin.

Va! tu peux parcoucir le sol des grands royaumes.

Les cités de la mort et les villes des hommes,

Comme Caïn, partout, tu subiras ta loi.

La terre et ses enfants crieront contre toi.

Pour jeter Tanathème à ta course fatale,

Les morts s'échapperont de Turne sépulcrale.

Et, partout le sol sous tes pieds tremblera.

Seule, pour te bénir, la mort se lèvera.

N'es -tu pas ce prophète au funèbre génie.

Qui vint doubler pour nous la mort et l'agonie

Et dire h l'homme errant sur son globle de pleurs

Qu'il attendait en vain la fin de ses douleurs ;

Cet oiseau du déluge apportant sur son aile,

A défaut du rameau , cette heureuse nouvelle :

Que le néant pour nous était l'unique port.

Et qu'au plus haut des cieux I'Eternel était mort?

Qu'importe maintenant que le soleil féconde

Ce cadavre sans nom, hélas! qui fut le monde;

Que ce globe expiré tourne sur ses essieux

Et suive son chemin dans les routes des cieux?

Quel sublime amiral conduira les étoiles.

Ces glorieux vaisseaux aux lumineuses voiles?

Qui dira maintenant au soleil : Lève -toi!

A l'Océan : Arrête! à la foudre : Suis -moi!

Au tigre du désert : Reste dans ton repaire!

Au fleuve : Coule! au sol : Produis! à l'homme : Espère!

Espérer quand le ciel n'est plus qu'un grand désert.

Un royaume de deuil que la mort a couvert?...

Que faites -vous au ciel, coupoles de lumière,

Mondes qui gravitez dans la splendeur première,

JEAN -PIERRE VEYRAT. 179

Vous tous dont il forma les orbites de feu , Célestes voyageurs, navires du grand Dieu? Ah! tombez! il n'est plus, le roi de la victoire! Celui qui vous posa dans un berceau de gloire; Celui qui vous lança sur recueil du néant Comme une flotte d'or sur le sombre océan ; Chœurs des globes de feu, planètes solitaires, Cygnes des cieux, voilés de radieux mystères, Esclaves lumineux au séjour des élus. Que faites -vous au ciel maintenant qu'il n'est plus? Tombez, écrasez- vous, vieux témoins du mensonge! Il n'était qu'une erreur, et vous n'êtes qu'un songe! L'homme a cru trop longtemps à vos récits menteurs, Tombez, tombez du ciel, sublimes imposteurs! Globe d'or, premier- de la céleste plaine, Terre qu'il réchaufi'ait de sa féconde haleine, Maintenant qu'il n'est plus le roi de l'avenir, 0 mère des humains! que vas -tu devenir? Océan qui chantais sa gloire dans l'orage. Toi qui ne connaissais aucun frein à ta rage , Qui pouvais écraser comme un jouet d'enfant Les navires des rois dans ton flot triomphant. Roi des rois, tu n'avais qu'un maître dans le monde... Qui viendra contenir ta colère qui gronde? Et toi... toi qu'il créa, dans son rêve d'amour, Plus grand que l'univers et plus beau que le jour ; Toi dont il fit le cœur, dans sa bonté sublime, Plus vaste que les cieux, plus profond que l'abîme, Afin que jamais rien dans l'immense avenir, Hors lui seul, le grand Dieu, ne piit le contenir, Enfant perdu du sort dont le malheur se joue. Que feras- tu captif dans ta prison de boue? Type immortel qu'il fit si pur en le créant, Pleure! tu n'es plus rien qu'un rêve du néant!

i80 JEAN -PIERRE VEYRAT.

Est- il vrai cependant, Roi des divins royaumes!

Que l'histoire a perdu ta trace chez les hommes;

Que les temps de ton règne, enfin, sont révolus.

Que les cieux révoltés ne te connaissent plus;

Que l'homme a de ses mains brisé ta loi divine.

Et que tu n'es au ciel qu'une grande ruine?...

Ah! la ruine immense pleurent Ions les vents.

Celle qui fait crier tous les êtres vivants.

Dont le monde a tremblé sur sa base éternelle,

Et que, sans l'emporter, le temps bat de son aile.

Elle n'est pas au ciel , ô pâle voyageur !

Et si tu veux la voir, regarde dans ton cœur!

tu retrouveras, avec tous ses orages.

Une mer de débris féconde en grands naufrages;

roulent en tous sens, battus du flot errant.

Les débris foudroyés de tout ce qui fut grand.

0 villes du passé qui n'êtes que poussière;

Reines mortes, sous qui tremblait la terre entière;

Veuves des nations qui donnez au désert ;

Débris les hiboux gémissent leur concert,

Vous avez vu passer, sous vos sombres collines.

Des empires détruits les immenses ruines ;

Sur vos murs écroulés, autour d'un froid cercueil.

Vous avez vu pleurer les nations en deuil ;

Vous avez vu tomber les pleurs de tout un monde.

Vous savez les douleurs de la terre et de l'onde...

Eh bien ! vous n'avez vu passer devant vos yeux

Que des jours fortunés et des peuples joyeux ;

Levez -vous! regardez, Tyr, Memphis, Thèbe et Rome!

Car voipi maintenant la ruine de l'homme!

(I.* CoiPK l'kxil, ch Tii . J I».)

I

JEAN -PIERRE VEYRAT. 18i

II

LA VEILLE DU POÈTE

CIVQl'lKMB HBiraB

C'est assez ! dans le vase saigne ma blessure,

Une dernière goutte a comblé la mesure ;

Lève toi, Dieu vivant, c'est l'heure de compter!

Comme Job avec toi mon cœur veut disputer;

A ce dernier sommet de la douleur humaine,

Ma voix t'ira troubler jusque dans ton domaine.

Ah! déjà mon sang crie et mon cœur a battu!....

Je te sens près de moi... Dieu vengeur, m'entends -tu?

Entends -moi! car jamais aucun fils de ma race.

D'un pas plus violent ne courut sur ta trace ;

Jamais pour te saisir d'un pur embrassement

Nulle âme ne s'ouvrit d'un tel emportement.

Entends-moi! car c'est l'heure où, le front sur la terre.

Je sue aussi du sang dans mon deuil solitaire ,

Où, pour me soutenir dans mon mortel effroi.

Je n'ai pas trop d'un Dieu... l'heure est rude, entends-moi!

Je ne suis pas , hélas ! seul en cause à cette heure , Le sang du martyr coule et l'œil du juste pleure ; J'ai vu les pleurs du juste et n'ai pu les sécher; Et le sang du martyr et n'ai pu l'étancher ! Le long cri de douleur qui monte de la terre. Je le porte avec moi dans ma haute misère. Et je souffre, ô grand Dieu, pour tous les opprimés; Four ceux que trop d'amour, hélas! a consumés;

iSÎ JEAN-PIERRE VEYRAT.

Pour ceux qui, dans la coupe tu versas la vie,

N'ont trouvé pour leur soif que l'absinthe et la lie ; ^

Pour les martyrs sanglants qui , levant leur bras nu ^

Aux pieds de leurs bourreaux , n'en ont rien obtenu î

Leurs larmes, ô mon Dieu! tombent de ma paupière,

Leur douleur dans mon sein s'agite tout entière,

Le fardeau de leurs jours courbe mes bras tremblants,

Et le sang des martyrs a coulé de mes flancs.

Ah! si ton bras est juste, il est lourd et sévère!

Tu nous fais cheminer vers un sanglant calvaire ,

Et tu nous fais sentir d'un pied bien irrité

L'éperon du malheur et de l'adversité !

Entends-nous! entends-moi! Dans nos sombres épreuves.

Des douleurs d'ici -bas nous avons bu les fleuves;

Le flot jusqu'à ma lèvre est venu déborder...

Mon cœur est une mer, et tu peux la sonder !

Si quand ton beau soleil dorait aussi ma gerbe,

Tu ne m'as vu jamais arrogant et superbe;

Si dans les rares jours de ma prospérité

Au malheur du passant je n'ai pas insulté ;

Si je n'ai pas. Seigneur, payé ma robe neuve

Et mon foyer désert des deniers de la veuve ;

Si, dans le dur sentier m'a conduit ta main,

J'ai marché, sans faiblir, jusqu'au bout du chemin.

Sans que mes ennemis m'aient pu voir au passage

Déposer lâchement mon bâton de voyage.

Entends -moi... dût mon cœur dans tes mains éclater,

C'est l'instant ou jamais tu dois m'écouter !

J'ai plié trop longtemps sous la main qui m'opprime.

Comme avec le bourreau compte avec la victime!

Cite mes ennemis! qu'ils parlent devant toi!

Réveille ta justice et juge entre eux et moi!

Oh! n'ont- ils pas assez de ma longue agonie?

N'ont-ils pas mis assez de ronces dans ma vie.

JEAN -PIERRE VEYRAT. 183

De sanglots dans mon cœur, de deuil à mon foyer?

Que faut-il pour qu'enfin ils cessent d'aboyer!

Quoi donc! quand le lépreux de la haute vallée *

S'est enfermé vivant dans sa tour désolée ;

Quand , le cœur déchiré par la flèche et le dard ,

Silencieux et fier, je me tiens à l'écart,

Ils viendront, triomphant de mon silence même ,

Me crier sans pudeur leur stupide anathème.

Assassiner mon chien, dernier ami resté

Fidèle jusqu'au bout à mon adversité,

Et railler ma douleur s'ils ont vu ma paupière

Se mouiller d'une larme à ce jeu de panthère.

Et, dévorant ma gloire ainsi que mon bonheur.

Jusqu'au dernier lambeau déchirer mon honneur?...

Et je ne dirai rien?... Et du fond de l'abîme

Je ne pousserai pas le cri de la victime.

Et tu n'entendras pas, comme au temps des aïeux,

Le sang de l'innocent se plaindre au fond des cieux?...

Et tu ne puiseras dans ton puits de colère

Que pour moi seul, ô toi que j'appelais mon père!

Et ceux-là que j'ai vus rire de mes douleurs

Ne connaîtront jamais l'amertume des pleurs?...

Non, non, tu ne dors pas, éternelle justice!

Des fureurs du méchant, non, tu n'es pas complice!

Un jour vient tu dis, ô suprême témoin.

Au mal comme à la mer : Tu n'iras pas plus loin!

Un jour vient la croix du proscrit te réveille.

le cri du martyr emplit seul ton oreille.

La langue du méchant s'attache à son palais

Et le pied du tyran se prend dans ses filets.

Me voici comme Job sur sa funèbre couche ;

La malédiction va sortir de ma bouche,

le Lépreux de Ux cité d'Aoste.

184 JEAN -PIERRE VEYRAT.

Le cri de l'opprimé va monter jusqu'à toi ;

0 terre, sois témoin! Dieu vengeur, entends-moi!

Je te consacre ici mon sang et mes alarmes.

Une libation de mes plus tristes larmes!

Pour mes nuits sans sommeil et mes travaux sans fruit.

Pour ma vie en ruine et mon bonheur détruit ,

Pour les pleurs trop amers que je n'ai pu répandre,

Pour mon foyer en deuil dont ils ont pris la cendre.

Pour ma moisson brûlée et mon champ dévasté ,

Pour le mal qu'ils m'ont fait et qu'ils m'ont souhaité ,

Qu'ils soient tous... Ah! le sang coule au flanc du Calvaire,

Qu'ils soient tous pardonnes! pardonne -leur, mon Père!

Ma mère sous leurs coups est morte de douleur ;

Son martyre a duré trente ans! pardonne -leur!

Le vautour a pillé le nid de la colombe,

Pardonne -leur! le sang fume sur l'hécatombe.

L'impie et le tyran frappent sans se lasser ;

Détourne tes regards et laisse- les passer!

Qu'ils récoltent l'olive j'ai cueilli l'épine!

Souris à leurs palais bâtis sur ma ruine!

A sa vivante artère ils ont saigné mon cœur;

Ne viens pas voir couler mon sang... pardonne -leur!

Voilà mon anathème et mon cri de vengeance! Ils pèseront un jour, grand Dieu! dans ta balance. Eux -même un jour peut-être ils me pardonneront Le don triste et fatal dont j'ai le signe au front. Mes pleurs de leur colère auront éteint la flamme, Ma voix aura trouvé son écho dans leur âme. Ma tombe inclinera tristement leur regard... Mais ce jour, ô mon Dieu! se lèvera bien tard!

(StATIOW POÉTIQUB a HAUTBCOMBi.)

JEAN -PIERRE VEYRAT. 185

III

UN LIS AU DESERT

POÉSIB INKDITK *

A Tonibre des forêts alpines , Au flanc du rocher inconnu, Près des sauvages aubépines , Parmi la ronce et les épines , Beau lis, comment es- tu venu?

Si loin de ta rive natale

Tu croîs pourtant, fleur du vallon!

Et ton parfum plus doux s'exhale ,

Et ta tunique virginale

N'a pas soufi'ert de l'aquilon.

Dans Tombre et la forêt charmée. Au sein d'un vert buisson de houx. Tu grandis, ô fleur parfimiée, Comme une vierge trop aimée Que surveille un amant jaloux.

Le buis et Tépine acérée Gardent tous ces sentiers déserts , Et de ta retraite ignorée Nul ne connaît l'ombre sacrée Que la bribc et Toiseau des airs.

'Celte piècfi nous a ('tO communiquée par M. Louis Pillet, avocat à Cliambëry,

186 JEAN -PIERRE VEYRAT.

N'entends -tu pas, quand la nuit sombre Jette au ciel son manteau d'azur brillent des perles san>< nombre, Le rossignol, ami de l'ombre, Soupirer un chant doux et pur?

Les étoiles, ô fleur sauvage. Te versent leurs célestes pleurs. Et, livrant la rose au veuvage, Bulbul s'oublie à ce rivage A te murmurer ses douleurs !

Tu l'écoutés, belle exilée. D'abord pensive et sans dessein ; Mais quand fuit la nuit étoilée, On voit une larme perlée, 0 fleur, s'échapper de ton sein.

IV

L'BTRANGÈRB

FAAGKBIITS IHBDITS *

Oh! chante- moi, disait cette fille étrangère, Un de ces refrains d'or à la rime légère , Qu'on exhale en soupirs sur le sein bien -aimé; Pourquoi songer toujours à la patrie absente ? La patrie est partout la femme est charmante , Et le vin doux et parfumé!

Cette pièce nous a été communiquée par Mme Veyrat.

JEAN -PIERRE VEYRAT. 187

Non, lui dis-je ; au chasseur, il lui faut la montagne, Au simple enfant des monts une simple compagne ;

Je suis enfant de ceux qui boivent aux torrents. Ma cabane est auprès de la sombre avalanche. Nos femmes ont le cœur comme la neige blanche, Nos fils sont robustes et grands !

III

Oh! conduis -moi -bas sous ta roche sauvage; L'air de Paris me pèse et j'aime ton rivage Depuis que tu m'as dit qu'il était triste et beau ? Dis-moi l'air du chasseur a l'allure hardie, Dis-moi l'air du pêcheur, j'aime sa mélodie

Semblable au murmure de l'eau.

IV

L'air du chasseur est pâle ailleurs qu'à la montagne , Le chant du iac est dur qu'aucun vent n'accompagne ! Restez dans les cités , ô reine des salons !

Vos pieds se briseraient au sol de ma patrie ; Le vent de nos glaciers vous eut bientôt flétrie , Fleur craintive des aquilons !

Bois dans ma coupe, enfant des tristesses sauvages. Bois!... notre vin de France est le roi des breuvages, La femme de Paris la reine des beautés ;

Celles de ton pays ont des âmes de glace. Que veux -tu? n'as -tu pas mon bras nu qui t'enlace? Un sein brûlant de voluptés?...

VI

Il croît dans mon pays une fleur merveilleuse ; Elle lève au matin sa tète radieuse ,

i88 JEAN- PIERRE VEYRAT.

Tourne avec le soleil et le suit lentement ; Tant qu'un rayon d'amour éclaire la journée. Elle vit, puis s'incline et meurt découronnée Quand a fui son céleste amant!...

VII

Ah! doute si tu veux! moi, je crois et je t'aime; Je crois à ce moment, il est le bonheur même; Il s'échappe, qu'importe, il renaîtra toujours : Tous les parfums sont doux , toutes les fleurs sont belles , Suaves au matin , mais toutes sont mortelles ! Le seul immortel, c'est l'amour!...

VIII

IX

Si vous saviez , au fond d'une combe ignorée A grandi sous mes yeux une fille adorée ; Comme vous elle avait des yeux pleins de langueur ; Un rare éclair brillait sur sa longue paupière. Mais il portait en lui son âme tout entière Et mettait à nu tout son cœur.

Son pied, sans se tacher, eût marché dans la fange; Son beau front accusait l'ignorance de l'ange ; Elle ne connaissait rien du siècle, et jamais Sa pensée en jouant, rieuse et vagabonde. N'effleura les sentiers s'agite le monde, C'est pour cela que je l'aimais !...

XI

Seulement elle avait au fond de son cœur vierge Un sentiment divin

JEAN -PIERRE VEYRAT. 489

Mystérieux secret de prière et d'amour , Elle était belle aussi, belle à tenter un ange Quand sa prière au ciel s'élevait sans mélange Sur le dernier rayon du jour!

XII

SOUVENIR

Je suis venu , moi , triste et plein d'alarmes , Revoir les lieux de mon premier bonheur !

Coulez encor, coulez toujours, mes larmes. Seules du moins vous consolez mon cœur !

J'ai sous les yeux une rose chérie , Un souvenir de mon premier amour

D'hier éclose, elle est déjà flétrie;... Mon rêve aussi n'a duré qu'un seul jour !

Et la nature est toujours aussi belle.

Et le rosier produit toujours des fleurs,

Et l'oiseau chante,... et rien n'est changé qu'elle!

Coulez encor, coulez toujours, mes pleurs.

Lyon, 8 juin 1833.

BENOIT TRUFFET

Benoît Truffet, à Rumilly le 29 oc- tobre 1812, embrassa la carrière ecclésiastique. Il occupa pendant dix ans la chaire de rhéto- rique au collège de Pont-Beauvoisin, et fut nommé successivement membre agrégé de la société savante de Grenoble et correspondant de l'Académie de Savoie.

Il entra ensuite aux missions étrangères, fut consacré à Paris le 25 janvier 1847, dans l'église de Notre -Dame -des -Victoires, sous le titre d'évêque de Gallipolis, et fut nommé immédiatement vicaire apostolique de l'Afri- que occidentale. Il s'embarqua à Bordeaux le 18 avril de la même année, et arriva le 7 mai suivant à Dakan (Guinée). Après quelques mois

192 BENOIT TRUFFET.

de séjour sous ce ciel brûlant, il tomba malade et mourut le 23 novembre, à l'âge de trente- cinq ans.

Pendant son séjour en Savoie, Benoît Truffet se fit remarquer par ses travaux litté- raires. Il publia un ouvrage assez remarquable sous le titre de Vltalie ou une Conversion au xixo siècle, vol. in-S» (Paris, bureaux de la Revue catholique). Il donna plusieurs articles intéressants et des pièces de vers au Courrier des Alpes et à fAllobroge, revue scientifique et littéraire qui se publiait à Grenoble. Il a laissé en manuscrit une Histoire des sanctuaires du Dauphiné et de la Savoie.

Comme bien Ton pense, l'idée profane est entièrement exclue de la poésie de B. Truffet, et, pour la bien juger, il ne faut pas perdre de vue qu'elle sort d'une plume éminemment reli- gieuse , et pour laquelle l'idéal le plus parfait ne réside que dans les régions du pur esprit.

Parfois, cependant, des accents mâles et patriotiques se font entendre au milieu des chants du poète évangélique, qui, lui aussi, veut évoquer le souvenir des gloires anciennes de son pays natal.

BENOIT TRUFFET. i95

I

A SILVIO PELLICO

ACTXU& DES POÉSIES CATHOLIQUES *

Poète, sois béni! quand ton pieux délire, Elevant vers Jésus et ton cœur et ta lyre , S'éveille ou se rendort au souffle du Seigneur, En chantant de la foi les hautes espérances, Tu m'apprends à jouir même de mes souffrances Que l'amour divinise au sang du Rédempteur.

Sous tes doigts frémissants quand ta harpe respire , Qu'ils sont doux avec toi les pleurs ou le sourire! Je goûte tour à tour ton absinthe ou ton miel. En montant par la croix pour atteindre la gloire , Tu sèmes, en jalons d'un chemin de victoire. Les larmes et les fleurs sur le sentier du ciel !

D'un suave transport, oui, mon âme est saisie Devant tes chants sacrés, parfums de poésie. Echos purs et vivants du luth d'un séraphin ; Mélodieux soupir, extatiques louanges, Que tu continueras aux oreilles des anges Dans les flots de Tamour sans mesure et sans fin.

Cet impromptu, inspiré par une lecture des Poésies catholiques, n'a pjLS déplu à l'illuslre prisonnier du Spielbcrg. Par une lettre tou- chante à l'auteur, Silvio Pollic(» a permis l'inipression de es vers dans l'Allobroge, revue de Grenoble.

194 BENOIT TRUFFET.

Anathème au talent qu'offusque la lumière, Et dont la muse impie éteint dans la poussière Son diadème d'or et ses ailes de feu ! Mais toi qui vois la vie au delà de la tombe, Aigle majestueux ou plaintive colombe, Tu diriges ton vol vers le trône de Dieu.

Que de fois quand tu peins de douloureuses scènes , Mes pleurs ont arrosé tes pages et les chaînes Que ton pied résigné traînait dans ta prison ! Mais tes fers brilleront en fleurons de couronne. Quand le Dieu, dont l'éclat dans tes écrits rayonne. Ouvrira devant toi l'éternel horizon.

Le ciel réclamera ta belle âme exilée. Oh! puisse -t- elle alors, paisible et consolée, Sur le sein de Jésus tendrement s'assoupir ! Puissent ton ange saint et la foi que tu chantes Embaumer, enivrer de délices touchantes Ta dernière parole et ton dernier soupir!

II

LE CHANT DU BARDE LE BARDB

Tirez vos gais noircis, vaillants fils des montagnes. Du cataie enflammé, vengeurs, armez vos mains : Devant vous, l'ennemi! derrière, vos compagnes! Donnez -leur l'allégresse , et la mort aux Romains.

BENOIT TRUFFET. 195

Voyez -VOUS se serrer leurs bandes orgueilleuses! Demandez aux vaincus les maux qu'ils ont soufferts... Vengez -les, vengez -vous, les âmes valeureuses Acceptent, sans frémir, la mort, mais non les fers.

LES SOLDATS.

Mets ta force, Tarann, dans nos mains foudroyantes; Aux oppresseurs des Galls anathème et malheur!

De nos poitrines frémissantes Formons -nous un rempart ; oui, ces plaines sanglantes

Seront notre tombe ou la leur!

LE BARDE.

Teulomal, redis-nous l'effroi, les voix plaintives. Par les pieds des chevaux les Ligures broyés. Les époux massacrés , les épouses captives , Dans le sang paternel leurs fils naissants noyés!... Vos pleurs remplaceraient les danses sous les chênes ! Plus que la honte aux fronts et Teffroi dans les cœurs... Pourriez -vous secourir d'un bras chargé de chaînes Vos enfants écrasés sous les pas des vainqueurs ?

LES SOLDATS.

Mets ta force, ïarann, dans nos mains foudroyantes; Aux oppresseurs des Galls anathème et malheur !

De nos poitrines frémissantes Formons -nous un rempart : oui, ces plaines sanglantes

Seront notre tombe ou la leur!

LE ISARDE.

Vengeance, liberté, gloire à TAllobrogie! Illustre ta framée, ô guerrier des forêts ; Ton vieux père f attend ; rapporte -la rougie Du sang des étrangers qui souillent tes guérets.

196 BENOIT TRUFFET.

IJelle est autour d'un front la couronne de chêne! Mais plus beau le trépas nous allons courir! Non , nous ne sommes point un peuple qu'on enchaîne. Répétons ce serment : Etre libre ou mourir!

LES SOLDATS.

Mets ta force, Tarann, dans nos mains foudroyantes; Aux oppresseurs des Galls anathème et malheur!

De nos poitrines frémissantes Formons -nous un rempart : oui, ces plaines sanglantes

Seront notre tombe ou la leur !

LE BARDE.

Levé -toi, Teutatès; viens prendre tes victimes.

Je voue à tes autels le perfide étranger.

Nos lances vont punir son audace et ses crimes :

Ogmius, rends -nous forts; Hésus viens nous venger.

La rotte chantera les noms dignes d'envie.

Les noms des braves, morts pour fuir le déshonneur.

Le trépas est pour eux la porte de la vie :

Ils nageront sans fin dans les flots de bonheur...

LES SOLDATS.

Qui tombe sans trembler monte au pays des âmes , Dans une coupe d'or boit l'immortalité... Embrase -nous, Bélen, de généreuses flammes; Oui, conquérons pour nous, nos pères et nos femmes, Une tombe ou la liberté !

BENOIT TRUFFET. 197

III

CHANT PATRIOTIQUE

Aux drapeaux déchirés des braves Est pendu le crêpe de deuil. Nous ici nous sommes esclaves , Et nos frères sont au cercueil!... Leur valeur ne s'est point flétrie ; Ils ont su combattre et périr. Ah ! quand on n'a plus de patrie , On peut pleurer, on peut... mourir.

Loin des toits qui nous ont vus naître , Le ciel est morne et sans azur : L'esclave qui redoute un maître N'a plus de jour suave et pur. Par le malheur Tâme aguerrie Au combat ne sait point frémir ; Mais, quand on n'a plus de patrie. On peut pleurer, on peut... mourir.

Qui nous rendra nos chants de gloire? Qui viendra venger nos douleurs? Brisant nos fers par la victoire, Quelle main séchera nos pleurs? Armes, pays, mère chérie, Je vous lègue un dernier soupir! Ah! quand on n'a plus de patrie, On peut pleurer, on peut... mourir.

JACQUES- HENRI CALLIES

Jacques -Henri Callies naquit à Annecy, le 24 juin 1822. 11 commença ses études dans le collège des Jésuites à Chambéry, et les con- tinua à Annecy. Son intention était de se faire recevoir avocat et de suivre la carrière diplo- matique, afin de satisfaire un goût très -pro- noncé qu'il manifesta de bonne heure pour les voyages; malheureusement le mauvais état de sa santé anéantit tous ses projets les plus chers , et il dut suspendre ses études et se re- tirer dans sa famille.

Callies , tout en caressant avec prédilection ses rêves de voyages lointains, qui lui donnaient l'espoir de fournir un aliment à son ardente organisation , avait senti aussi brûler en lui le

âOO JACQUES -HENRI CALLIES. Jl

feu sacré de la poésie ; son imagination l'avait souvent emporté sur des rives éloignées, et, chemin fiiisant, elle avait chanté l'immensité des mers, les grands spectacles de la nature et le Dieu créateur de toutes ces sublimes mer- veilles. Ayant renoncé par force à ses premières illusions, Callies reporta toutes ses pensées sur la poésie; l'inactivité lui étant à charge, faute de mieux il se jeta avec ardeur dans les études littéraires.

Il parvint de la sorte à un degré remar- quable d'érudition. Ses jugements sur les au- teurs contemporains étaient marqués au sceau du goût le plus parfait et du jugement le plus sain. Les poètes surtout furent pour lui l'objet d'une étude approfondie, et ce n'était pas sans un grand intérêt qu'on l'écoutait exposer, avec une rare sagacité , les qualités et les défauts de chacun d'eux.

Mais ce travail forcé, que sa nature fié- vreuse ne lui permit pas de renfermer dans des bornes raisonnables, ne fit qu'augmenter les souffrances physiques de Callies. Tout le pre- mier, il sentit que la vie s'éloignait de lui, et souvent on l'entendit annoncer sa fin prochaine. « Je mourrai jeune! écrivit-il un jour; je ne sens en moi aucune maladie, mais quelque chose me dit: «Pour toi, une vie de peu de

JACQUES -HENRI CALLIES. 201

« durée, seulement une ou deux journées ici- « bas, et il faudra partir... » Ces pensées tien- nent à mon àme. Je me ligure qu'avant peu il me faudra dirq adieu à tout ce que j'aime, à ma mère, à mes parents, à mes amis et à la nature. »

Un instant, toutefois, il put renaître à l'es- poir de ne pas être arraché de sitôt à toutes ses affections. Une jeune compagne, des enfants dans lesquels il se voyait revivre , purent ra- nimer sa faible nature. Mais, hélas! son illusion ne fut pas de longue durée; des souffrances de toute sorte le rappelèrent bientôt à la réalité, et lui firent reconnaître que le mo- ment était proche il allait être séparé de tout ce qu'il chérissait.

Il vit arriver ce moment avec calme et résignation; ses sentiments religieux éclatèrent dans toute leur force à l'annonce de la mort, et c'est en murmurant des prières et en bénis- sant les siens qu'il expira le 25 avril 1859.

Callies n'a publié qu'un petit nombre de ses poésies dans les journaux de la Savoie; mais, après sa mort, elles ont été réunies en volume et mises au jour par M. l'abbé Grobel*.

Il serait difficile de porter un jugement net

* Jacques-Henri C(tllies et ses Poésies, par M. l'alibé Grobcl, .\iinecy, 1850 ; 2e édition. Ch. Burdel, iHlilcur.

202 JACQUES -HENRI CALLIES.

et précis sur les productions du pauvre poète, que la maladie a tourmenté pendant son court passage ici -bas, et que la mort a achevé avant l'heure ; il y a dans ses vers quelque chose d'in- décis, de vague et de saccadé, comme un soupir inachevé. Mais nous ne saurions mieux dépeindre les traits caractéristiques de la poésie de Callies que ne l'a fait un de ses amis les plus intimes, et qui est un juge excellent en pareille matière :

« Son lyrisme, dit M. J. Ogier, n'a point été celui des modernes, qui s'est inspiré des évé- nements et des révolutions politiques; il n'a chanté que ses souffrances, ses joies, ses révo- lutions intimes et ses luttes de l'âme, et puis, comme nous l'avons dit, la simple et grande nature de la Savoie. Distrait aux bruits du monde, il en a à peine subi de rares échos, et sa muse ailée n'est sortie de lui-même que pour aller se poser sur nos rochers , les branches de nos bois, ou sur les bras moussus des croix de nos hameaux.

«... Un souffle poétique pur traverse toutes les pages de J. Callies, et fait frissonner son œuvre entière; cependant, on sent quel- quefois la courte haleine ; une complexion frêle et une langueur qui ne l'a presque jamais quitté lui laissaient peut-être assez de force pour rêver

JACQUES- HENRI CALLIES. 203

longuement sa pensée, mais pas assez pour mener loin l'inexorable et dévorant travail du vers. En le rencontrant bien des fois épuisé de fatigue, mais poursuivant encore son idéal, nous nous souvenions du passage de Dante qui peint le poète les tempes ceintes et brûlées par un laurier de feu. Plusieurs de ses productions accusent cette lassitude maladive et la défail- lance des doigts sur la lyre *. »

Courrier des Alpes, numéro du 12 mai 1859.

I

204 JACQUES -HENRI CAILLES.

I

SOUVENIR DES AMIS MORTS

(mIlodib d'aotombb)

Un vent glacé ternit les cieux. Et les feuilles à la ramure Exhalent leurs adieux Dans un murmure.

D'où vient que je répands des pleurs ? 0 mon Dieu ! d'où vient que ma vue Poursuit les feuilles et les fleurs Qui tourbillonnent vers la nue?

Amis disparus pour toujours, Fleurs de jeunesse! un vent d'automne, Hélas! a de vos jours Pris la couronne.

Près d'eux, quand oublierai- je, enfin. Le chagrin qui me suit sans trêve , Depuis qu'en me serrant la main Ils se sont enfuis comme un rêve.

Attends, tu seras au tombeau Alors que la feuille dernière Glissera du rameau Dans la poussière.

JACQUES -HENRI CALLIES. 205

II

LA FEUILLE ET LE PASSANT

Il murmurait ; feuille jaunie. Pourquoi suspendue au rameau. Quand de tes sœurs la foule amie Tourbillonne vers le tombeau ?

Ne sais -tu pas qu'il est bien sombre De survivre aux êtres chéris ; Qu'en un cœur veuf il est plus d'ombre Qu'au linceul qui les a surpris ?

Tu pleures? Ah! pleurons ensemble : Même sort! regret aussi noir! Puisse le Dieu qui nous rassemble Nous emporter tous deux ce soir!

III

LE PÈLERIN

Ouvrez, ouvrez! Frères, voici l'orage! Sur votre seuil mon corps frissonne au vent. Je suis bien las : j'ai fait un long voyage! J'ai fui le siècle, ouvrez- moi le couvent! Du fol amour repoussant l'esclavage , Pour mon repos je veux l'amour divin ; Ouvrez, de grâce, ouvrez au pèlerin!

206 JACQUES -HENRI CALLIES.

Le cœur de Thomme est un étrange abîme , Le monde entier ne le comblerait pas ; Ce qu'il reçoit, hormis T amour sublime. Ce qu'il reçoit le creuse encor plus bas. Du fol amour, éternelle victime , Pour mon repos je veux l'amour divin ; Ouvrez, de grâce, ouvrez au pèlerin !

Sous les arceaux du cloître solitaire. L'homme à Dieu seul vouant sa liberté Ne voit -il pas renaître, à sa prière, Son innocence et sa félicité ?... Du fol amour, au loin la coupe amère! Pour mon repos je veux l'amour divin ; Ouvrez, de grâce, ouvrez au pèlerin!

La porte s'ouvre... ah! déjà je respire Un air venu du séjour éternel ; Mon âme échappe à l'infernal empire , Et mes désirs s'élancent vers le ciel. Du fol amour j'ai connu le délire... Pour mon repos je veux l'amour divin ; Qu'il soit béni, le Dieu du pèlerin !

JACQUES -HENRI CALLIES. 207

IV

LA CROIX DU VILLAGE

Au détour d'un sentier, près de chaque village, Apparaît une croix, simple et rustique ouvrage De quelque laboureur, artiste du hameau. Là, tandis que ses bœufs cheminent vers Tétable, Le bouvier, s'appuyant sur Taiguillon d'érable , S'incline avec respect et lève son chapeau.

Là, quand le jour fuyant assombrit la nature, L'aïeul , les bras en croix sur sa veste de bure , Adresse une oraison au Sauveur des humains. En sarreau de fil bleu , l'enfant près de sa mère , Avec elle, à genoux, murmurant : Notre Père, Presse le bois sacré de ses petites mains.

La bergère s'y rend du sentier des prairies , Portant le doux tribut des fleurs qu'elle a cueillies A l'ombre des grands bois, au pied du buisson vert. Là, tout humble de cœur apporte son hommage; Mais, devant cette croix qu'on respecte au village, L'orgueilleux citadin passe le front couvert.

208 JACQUES -HENRI CALLIES.

V

L'ENFANT ET LE CURÉ

Près (lu foyer la flamme a relui , Un vieux curé, fermant son bréviaire, Dit à l'enfant pensif auprès de lui : « Tu pars demain... je le tiens de ta mère... En ce vallon rien ne plaît à tes yeux , Du jour, Joseph , tu vis Téquipage D'un parvenu s'arrêter en ces lieux. Crois ton curé, le parti le plus sage, C'est, mon enfant, de rester au village. »

« S'il s'enrichit, ce grand de l'autre jour. Simple berger qui voulut de la ville. Pourquoi pas moi? dit Joseph à son tour. »

« Ami , tu crois le succès si facile ! Que de bergers, jaloux d'un meilleur sort. N'ont rencontré sur un lointain rivage Que l'insuccès, la misère et la mort?... Crois ton curé, le parti le plus sage. C'est, mon enfant, de rester au village.

« Sous le soleil , quand reverdit pour toi Un petit champ autour d'une chaumine. Reste au village l'on garde la foi , Fuis les cités le vice domine : A l'étranger, que de fils des vallons Ont écouté ce perfide langage : Pour s'enrichir tous les moyens sont bons... Crois ton curé, le parti le plus sage, C'est, mon enfant, de rester au village. »

JACQUES -HENRI CALLIES. 209

« Le parvenu, dit Tenfant soucieux. Ne va-t-il plus le dimanche à la messe? »

« Sur ce point -là, vois -tu... fermons les yeux; Mais de ce grand sache au moins la tristesse ; Sache, ô mon fils, que, malgré tout son or. Gronde en son cœur, comme un brûlant orage , L'âpre désir d'augmenter son trésor.

Crois ton curé, le parti le plus sage. C'est, mon enfant, de rester au village.

« Puis, mon ami, songe que ton départ Achèverait les vieux ans de ta mère : Déjà la mort était dans son regard Quand elle vint pleurer au presbytère ; Fais -la mourir... et puis, compte sur Dieu! » Lors, de ses pleurs inondant son visage. Pour les cacher se penchant sur le feu:

« Oui! dit Joseph, le parti le plus sage. C'est, je le vois, de rester au village. »

AUGDSTE DE JUGE

Auguste de Juge de Pieuillet, à Ser- rières (Savoie) le 6 janvier 1797, commença son cours de droit à Grenoble et le termina à Turin, il fut reçu docteur le 24 janvier 1816.

Ayant choisi la carrière de la magistra- ture, il fut nommé, en premier lieu, avocat fiscal à Albertville le 6 février 1827; puis il fut successivement juge -mage à Bonneville (1833) et à Annecy (1837). Le 2 août 1839, il obtint le titre et le grade de sénateur au Sénat de Savoie, il siégea un an plus tard comme membre effectif.

Après vingt années de service dans cette dernière qualité, il fut retraité le 12 avril 1860, avec le titre de président honoraire de la Cour

212 AUGUSTE DE JUGE.

d'appel de Savoie, et mourut en son château de Pieuillet, près de Rumilly, te 22 janvier 1862.

En dehors de ses charges dans la magis- trature, A. de Juge fut nommé réformateur des études en Faucigny, pendant son séjour à Bonneville, et proviseur des études à Cham- béry en 1851. Il entra en 1841 à l'Académie de Savoie, dont il a été toujours l'un des membres les plus actifs ; il fut admis au nombre des membres correspondants de l'Institut national de Genève et de la Société d'éducation de Lyon, et fut nommé officier de l'ordre des Saints- Maurice et Lazare.

Fidèle aux traditions du corps illustre au- quel il avait l'honneur d'appartenir, A. de Juge cultiva avec succès les lettres et surtout la poésie. Déjà, en 1824, il avait publié une pièce de vers intitulée Chambéry en 1824, dans la- quelle il avait fait preuve d'un vrai talent poé- tique; c'était un essai écrit avec une verve railleuse unie à une grande finesse d'esprit. A peu près à la même époque, une circonstance heureuse mit le jeune magistrat- poète en rap- port avec l'auteur illustre des Méditations , qui était venu chercher des inspirations au milieu des fraîches vallées de la Savoie et sur les bords de nos lacs riants.

Souvent le chantre d' El vire et le modeste

AUGUSTE DE JUGE. 213

poète savoyen se rencontrèrent dans leurs pro- menades solitaires, tous deux puisaient de nobles pensées dans le spectacle grandiose de la nature alpestre. Il s'établit alors entre les deux poètes une espèce d'intimité, qui se dé- veloppa sous l'influence de goûts et d'aspira- tions identiques.

A. de Juge ne put que profiter de cette heureuse amitié que bien des hommes eussent enviée avec raison; son talent acquit plus de solidité par l'assurance que lui donnèrent les encouragements du génie sous la protection duquel le hasard l'avait placé : « Vous vous jugez trop modestement vous-même, écrivait en i825 M. de Lamartine à A. de Juge, en vous comparant à l'oiseau de vos déserts, dont les chants ne se font entendre qu'aux lieux de sa naissance; une belle nature n'est-elle pas la seule école de poésie? Vous montrez assez, parle peu de vers que j'ai vus de vous, com- bien vous avez profité de ces grands spectacles et combien vous êtes digne d'être admiré vous- même de ceux à qui vous consacrez une trop précoce admiration. »

L'approbation d'un pareil maître pouvait- elle ne pas exciter au plus haut degré l'ardeur du disciple? Aussi ne faut-il point s'étonner si, un an après , M. de Lamartine constatait en ces

2i4 AUGUSTE DE JUGE.

termes les progrès du jeune poète , dans une lettre qu'il lui écrivait de Florence : « J'ai trouvé, sans aucun compliment, que votre ta- lent avait beaucoup mûri depuis un an. Tout le monde vous envierait ce morceau sur le Lac; il me paraît que ce dernier est décidément inspirateur : Vignet, vous et moi, nous en avons reçu les plus heureuses influences. »

Il s'agissait de la pièce sur le lac de Ge- nève , pièce que nous reproduisons , et qui , composée en 1824, venait d'être retouchée par A. de Juge.

Pendant quelques années, A. de Juge ne livra à la publicité que des pièces détachées; mais, en 1854, il fit paraître un recueil inti- tulé Inspirations religieuses * , travail sérieux , qui accusait une vocation poétique bien déter- minée. Plus tard, lorsqu'il fut fixé à Chambéry, il choisit définitivement le genre de la fable qu'il n'abandonna plus et avec raison , car c'est dans ce genre que son talent se développa dans toute sa force et brilla de tout son éclat.

Le Fabuliste des Alpes, recueil assez volu- mineux qui parut en 1853**, obtint im légitime succès et reçut l'approbation de plusieurs écri-

* Paris, A. Cherbuliez et C«. " Paris, Clarey, libraire-éditeur.

AUGUSTE DE JUGE. 215

vains illustres. On nous saura gré de reproduire textuellement les appréciations de deux juges éminents, dont l'autorité est incontestable ; bien que flatteuses pour l'œuvre de A. de Juge , on peut affirmer qu'elles furent étrangères à tout sentiment de camaraderie.

« J'ai lu avec beaucoup d'intérêt le recueil de fables que vous avez eu la bonté de m' en- voyer, écrivit Théophile Gautier à un éditeur, au sujet du Fabuliste des Alpes; il y a des vers bien tournés, de l'esprit et du sentiment, de quoi faire une réputation dans un siècle moins occupé que le nôtre de chemins de fer et d'agio- tage. »

M. Viennet, dans une lettre adressée à A. de Juge lui-même, formula son opinion en ces termes :

« La lecture de votre livre a été pour moi une distraction fort agréable. Vous avez joint le charme d'un style élégant aux conseils de la raison la plus saine, et saisi avec bonheur la plupart des ridicules de nos jours. Je vous nommerais bien des coqs démocrates qui se font nommer excellences , et bien des singes qui ont imprudemment joué avec des allumettes. Mais il paraît que vous en avez en Piémont comme en France, et je souhaite que vous puissiez les corriger avant qu'on les punisse. Il y a une

210 AUGUSJE DE JUGE.

bonne leçon de morale dans votre Mendiante, et un sentiment exquis dans VEnfant et l'Hiron- delle. J'ai remarqué bien d'autres fables dans votre recueil; mais les suffrages du public vous les ont déjà signalées.

« Permettez - moi de vous dire cependant que vous abusez un peu trop des petits vers, et qu'une plus grande sobriété n'aurait pas nui à votre poésie. Pardonnez cette légère cri- tique à ma franchise; je ne l'aurais point ris- quée, si vos fables ne m'avaient inspiré une grande estime pour leur auteur, et le désir de les rendre de plus en plus dignes du succès qu'elles doivent avoir". »

A cette appréciation fine et spirituelle nous n'avons rien à ajouter, si ce n'est, comme der- nier éloge, que le Fabuliste des Alpes a été adopté, par décision souveraine, à l'école de Saint -Denis.

Outre ses poésies, A. de Juge a publié quelques discours prononcés devant le Sénat de Savoie ou l'Académie de Chambéry, ainsi que cinq rapports sur les concours de poésie fondés dans cette dernière ville par M. Guy.

Il a laissé en manuscrits : !<> un volume de

Ces lettres nous ont été communiquées par M. de Juge fils.

AUGUSTE DE JUGE. 217

Fables nouvelles; Fleurs des Alpes ; un Jeune Avocat, comédie composée en 1S22; A^ Mé- langes; 5« le Mois des fleurs, ou Marie et la Jeune Fille; Naissance du prince de Piémont; 1^ Ra- bâcheries poétiques.

218 AUGUSTE DE JUGE.

I LE LAC DE GENÈVE

Le jour 'déjà vient de s'éteindre Sur les aiguilles du Mont-Blanc; La lune qui commence à poindre. De sa pâle lueur va teindre Les flots bleuâtres du Léman.

Accours, suis- moi vers le rivage : La barque est prête dans le port : Le ciel ce soir est sans orage , C'est comme un beau front sans nuage Ou l'œil d'un enfant qui s'endort.

Sur ces coteaux les ténèbres

Ne tombent jamais qu'à regret,

Que de noms à jamais célèbres!

Quels chants d'amour! quels cris funèbres

Que de lauriers, que de cyprès!

Ici riait, causait Voltaire, Sous l'œil de la postérité. Tandis que , géant littéraire , 11 livrait la France légère Au vent de l'incrédulité.

, victime de son génie , Rousseau maudissait son destin. Et, donnant le change à sa vie. Portait dans l'âme de Julie Le feu qui dévorait son sein.

AUGUSTE DE JUGE. 219

Plus loin, sous la verte colline Byron promenait ses douleurs. Sous leur poids sa tête s'incline. Sa voix infernale ou divine Déchire ou fait battre nos cœurs.

Contemple ce bois funéraire Et ce château couvert de deuil : Une femme y vécut naguère; L'amour gémit sur sa poussière , La gloire embrasse son cercueil.

Ainsi sur ces nobles rivages Partout surgit un souvenir; D'autres viendront avec les âges ; Le passé sous ces beaux ombrages Répond assez de l'avenir .

Viens donc : jamais pèlerinage Ne f'it plus fait pour te charmer, Et nous dirons sur chaque plage : « S'ils ont seuls la gloire en partage , « Plus qu'eux au moins, sachons aimer. »

Juillet i8a4-

11

LA SOURCE DU SALÈVK

Au pied de Taride Salève,

Dont la cime fière s'élève

Comme un fort aux créneaux hautains,

Il est une source limpide

Dont on aime, d'un œil avide,

A suivre les divers destins.

220 AUGUSTE DE JUGE.

D'abord timide à sa naissance. Presque sans bruit l'onde s'avance Sur un lit de cailloux épars; Telle au sortir du. monastère La vierge à la démarche austère Veut échapper à nos regards.

Mais bientôt, trouvant une pente, A travers les champs Teau serpente En reflétant les feux du jour. Semblable à la vive bacchante. Qui, sous le dieu qui la tourmente, Fait éclater ses chants d'amour.

Que j'aime ce tapis de mousse le flot, qui soudain rebrousse Dans son léger cours arrêté , S'étend comme une nappe blanche, Comme un flocon de l'avalanche Que détache un souffle d'été !

Du sommet d'un tertre élancée. Ailleurs la source courroucée Tombant en bouillons écumants, S'élève en brillante poussière Et flotte comme la crinière D'un coursier qui brave les vents.

Quelquefois, sous un vert feuillage Qui la couvre de son ombrage. L'onde disparaît à nos yeux ; Dans l'ombre ainsi d'une retraite. L'âme, que le monde inquiète, Se cache pour songer aux cieux.

AUGUSTE DE JUGE. 221

0 source pure, onde chérie, Vers cette lointaine prairie Garde -toi de hâter ton cours; -bas est un abîme immense, ta passagère existence Ira se perdre pour toujours.

Au sein de l'humide surface

En vain Ton chercherait ta trace ;

Ton nom même aurait disparu

Comme celui de la bergère

Qui meurt dans la ville étrangère

son cercueil est inconnu.

Juillet 1832.

Il

L'INCENDIE ET LES RECOMPENSES

Le palais d'un lion, do nuit, avait pris feu ; La toiture déjà tombait toute fumante ; Les animaux en foule accourus sur le lieu Parvinrent à dompter la flamme dévorante. Un pareil dévouement devait avoir son prix : Aussi, lorsque le jour eut calmé les esprits, Le monarque annonça Tijeiire des récompenses. C'est le plus beau moment, il faut en convenir;

Ma's ^îardor for'Tie les balances Est entre nous li; point didicile à tenir.

AUGUSTE DE JUGE. Chacun alors si forl se démène , s'agite

Pour vanter ses exploits,

Qu'il vaudrait mieux, je crois,

Jeter en l'air les croix Que de chercher celui qui de fait les mérite

Le lion, jeune encor, pensa différemment. Comme un vrai Salomon , il s'assied sdr son trône. Et dit qu'il était pour payer dignement Les services marquants rendus à la couronne.

L'n chien, le nez en l'air, s'avança vers le roi : « Ce que d'autres ont fait, grand sire, je l'ignore;

Mais au premier coup de beffroi , Qui rassura le peuple et fut son chef? C'est moi. J'ai tant rôdé, couru, que mon poil sue encore; Et j'ai tant harangué dans le palais sonore. Que mon gosier à sec l'atteste assez, ma foi! »

« C'est par trop te vanter, » répond d'une voix forte Un ours au lourd museau; « l'on rira, peu m'importe;

Parler n'est pas toujours agir.

Pour moi, je le dis sans rougir. Lorsque sur la muraille on eut posé l'échelle. J'en pris le pied, et là, ferme comme un rocher. D'un grognement flatteur je stimulai le zèle De ceux que le péril parfois faisait bronciier. »

Mais ici comment vous décrire Ce que chaque animal vint dire Pour obtenir les faveurs du lion? Jadis sans doute Agamemnon Eut moins à faire pour entendre Ceux dont le peuple avait réduit en cendre La trop malheureuse lllion.

AUGUSTE DE JUGE. 223

Le prince, conservant un calme vraiment rare. Sans le moindre dédain avait tout écouté ;

D'honneur c'était un acte de bonté Dont un simple commis est quelquefois avare. Enfin, il fit un geste : un silence profond

Soudain s'étendit dans l'enceinte : < Je suis content, dit -il ; sans doute plus d'un nom

Ira sur la colonne sainte

Briller dans notre Panthéon ; Il en est encore un qu'on ignore peut-être, C'est le nom du premier qui, vers l'eau descendu,

Fournit sans se faire connaître , Le liquide abondant sur le feu répandu. Quel est -il? répondez. » A cet ordre du maître, Le peuple se regarde et se tait confondu. Un murmure pourtant se répand et s'élève, On se dit que le bœuf était près du torrent : Jusqu'au trône du roi ce bruit monte eu courant ; Le monarque l'écoute et dit d'une voix brève : « Qu'on amène le bœuf; pour lui, ce jour est grand. » Or que faisait alors notre animal tranquille? Nouveau Cincinnatus, dans la plaine stérile Il reprenait gaiement son pénible sillon ; Son devoir accompli , sans songer au renom , 11 avait sous le joug remis son cou docile, Et ne s'occupait plus du palais du lion. Mais, lorsque l'on publie L'ordre du roi , soudain Il vient et s'humilie Devant le souverain. « Relève toi, » lui dit d'une voix solennelle Le monarque attendri; « si ta conduite est belle, La modestie encore on augmente le prix. Il est beau d'être utile au trône, ;\ son pays;

224- AUGUSTE DE JUGE.

Mais le servir dans le silence,

Sans songer à la récompense. C'est de la vertu : c'est moi qui te le dis. t A ces mots, un bravo partit de l'assemblée : La justice un instant peut demeurer voilée;

Mais, quand elle revoit le jour. Le peuple, simple et bon, saluant l'exilée,

Partout l'accueille avec amour.

Je ne veux, point ici, censeur atrabilaire.

Aux rois enseigner leur devoir ; Assez d'autres sans moi , sans crainte de déplaire , Sauront gourmander le pouvoir ; Mais dans ce siècle tout homme désire Le soleil éclatant de la publicité , Il est rare de voir dans un poste écarté Le sujet s'immoler au salut de l'empire. Sans escompter l'honneur de la célébrité.

IV

LE ROSSIGNOL DÉPUTÉ

Lassé de ne chanter que dans l'ombre du soir Pour les amants qui, seuls, l'écoutent en silence. Un rossignol pensa que sa douce éloquence Sur le sort des oiseaux pourrait peut-être avoir

Une heureuse part d'influence. Il quitta donc un jour son réduit embaumé. Et vint solliciter les faveurs populaires. On le trouva sans doute un peu simple en affaires Mais il parla si bien , que le peuple charmé Le proclama bien haut l'un de ses mandataires.

I

AUGUSTE DE JUGE. 225

Le nouveau député , tout palpitant d'espoir.

Un peu timide, court s'asseoir Sur cette branche tous le cherchent, le saluent; Car (entre nous soit dit) c'était beau que de voir

Un rossignol sur le perchoir tant de geais criards , tant de vautours affluent ; Aussi , lorsqu'à son tour il formula ses vœux , Un silence profond régna dans l'assemblée. Jamais plus doux accents, sons plus mélodieux,

N'avaient frappé la foule émerveillée : « Que c'est beau, disait-on, c'est quelque oiseau des cieux... Il cessa de parler, on l'écoutait encore...

Mais comme en un salon, quand le piano sonore

Ne frémit plus sous des doigts inspirés, De toutes parts la causerie Reprend cette allure chérie

l'esprit joue en mots vifs et serrés ; Ainsi, quand notre oiseau descendit la tribune,

Les députés dans leur langue commune,

Ne parlant plus que chiffres et budget. Laissèrent l'orateur confus et stupéfait De comprendre si peu leur science importune... On alla bien plus loin : l'égoïsme exploita Ses rêves généreux, sa sublime éloquence; Et son nom , que l'amour si souvent répéta , Subit des factions la brutale insolence.

« Oh! dit alors le chantre des forêts, Retournons dans nos bois, sous mon feuillage épais; Il me faut de la nuit le mystère et les voiles ; Il me faut la clarté des lointaines étoiles. Et non les feux du jour, ni le bruit des succès.

Cliacun son lot : chanter est ma science , C'est celle que, dit-on, les anges ont au ciel.

22G AUGUSTE DE JUGE.

Adieu, brûlants débats, fi^loire pleine de fiel; Je reviens aux amants qu'attrista mon silence, i

0 vous, amis du coeur, poètes bien-aimés, 0 vous , nos rossignols sublimes ! N'allez pas, brillantes victimes.

Mêler vos voix aux cris des partis enflammés.

A vous il faut aussi de l'ombre et du silence;

C'est que l'amitié, l'amour ou la souffrance

Vont tour à tour rêver ou répandre des pleurs.

Chanter c'est votre lot; vos chants consolateurs

Doivent seuls, ici -bas, trahir votre présence.

ACTUALITE

MKCB IMBDITI

Encore un homme qui se noie : Chaque jour, le monde avec joie

Se plaît à proclamer ce bel événement : Sans principes et sans croyances , Il applaudit aux défaillances,

A la palinodie, à l'oubli des serments. Pour qui croit à la foi jurée Et dont la parole est sacrée

Ce n'est jamais assez de dédain, de mépris! Vous datez alors du déluge. Et l'égoïsme, qui vous juge,

Passe plein de pitié comme auprès d'un débris.

AUGUSTE DE JUGE. 227

Oh ! qu'il sera profond , l'abîme

rameur du gain qui l'anime Pousse un peuple excité dans ses mauvais instincts.

Ne cherchez plus Tobéissance,

Qui dans le cœur prend sa naissance , Accepte, au nom du ciel, les plus tristes destins.

Le devoir : c'est un mot sonore ;

Il est vide : nul ne l'ignore. Les niais seuls sont pris à ce beau traquenard.

L'honneur : bien fou qui s'en soucie.

Dans le grand banquet de la vie La part la plus réelle est celle du renard.

Lorsque l'homme ainsi se ravale,

De la force la main brutale Le soumet seule au joug de la société.

Si jamais ce lien se brise

La torche luit; le fer s'aiguise : C'en est fait du pouvoir et de la liberté!

VI

L'ENFANT ET LE MORS

PIÈCE INÉDITE.

Vois l'enfant dans ses jeux : parfois il se façonne Un mors qu'il place sous sa dent.

[l y pend par un nœud une corde qu'il donne A son compagnon qui la prend. Tout fier de sa métamorphose, Bien prêt au métier de cheval , L'oreille en l'air, la bouche close.

De son automédon il attend le signal.

228 AUGUSTE DE JUGE.

Au premier coup, voilà qu'il bondit; il s'élance,

Il s'arrête, il piaffe, il hennit; On le dirait, ma foi, dressé par Franconi,

Tant il montre d'obéissance.

Le peuple aussi, comme l'enfant. Se fait souvent bête de somme. Et de son maître qui l'assomme Adore le fouet triomphant '.

* Nous avons extrait ces deux dernières pièces des œuvres inédites de A. (le Juge, qui nous ont été communiquées par M. de Juge flis.

MARGUERITE CHEVRON

Marguerite Chevron, née le 18 mai 1818 à Barberaz , près de Chainbéry, appartenait à une nombreuse et modeste famille de cultivateurs. Dans les premières années de sa jeunesse, elle ne s'occupa que des travaux des champs, car à cette époque peu d'enfants de la campagne jouissaient des bienfaits de l'instruction pri- maire.

Vers l'âge de quinze ans seulement, Mar- guerite commença à épelcr sur un livre d'Heures, sous la direction de la ménagère du curé de sa paroisse, qui avait remarqué chez la petite ])ergère une intelligence peu commune.

Du livre Heures la jeune élève passa à d'autres livres de piété formant seuls la bi-

250 MARGUERITE CHEVRON.

bliothèque de sa maîtresse, et VA7ige conduc- teur, y Ame élevée à Dieu^ furent lus et relus par Marguerite , chez qui l'amour de l'étude se dé- veloppait chaque jour davantage. Humble fleur des champs, elle sentit dès lors, sans pouvoir se l'expliquer, une sève nouvelle parcourir ses veines; un simple livre de prières avait opéré une transformation dans son esprit devant lequel un horizon nouveau, mais encore in- déterminé, s'était ouvert tout à coup. Il serait intéressant de connaître aujourd'hui quelles furent les impressions intimes produites par le travail de pensées confuses qui agitait en ce moment cette nature dont l'inspiration com- mençait à s'emparer : mais alors Marguerite ne savait pas écrire!...

Appelée à Chambéry auprès d'une sœur qui y exerçait un petit commerce, elle apprit bientôt à écrire, et le premier livre qui lui tomba sous les yeux fut un volume des œuvres de M. de Lamartine : à dater de ce jour, Mar- guerite vit la lumière se faire au milieu de l'obscurité dont ses idées avaient été jusque-là enveloppées; les vers de l'illustre poète furent comme une étincelle électrique qui, frappant au milieu d'un mélange confus d'éléments di- vers, les rassemble suivant leurs affinités et les ramène chacun dans sa voie naturelle. Mar-

MARGUERITE CHEVRON. 251

^aerite se sentit enfin poète! Elle écrivit donc des vers , guidée par son instinct et sans même pouvoir se rendre compte des règles aux- quelles elle obéissait par intuition. Ses pre- miers essais, toutefois, ne furent connus que de sa sœur.

Ayant retourner dans sa famille, Mar- guerite, sous l'inspiration du curé, donna des leçons aux enfants de son village ; mais , après deux ans de ce pénible labeur, elle devint ma- lade et se vit contrainte de revenir à Chambéry pour se faire donner des soins. A peine guérie, elle reprit son métier d'institutrice à Chambéry même, elle ouvrit une école pour les enfants pauvres , tant il est vrai que le cœur du poète est toujours fertile en idées généreuses.

Tout en donnant ses leçons, Marguerite continua à s'occuper de poésie; le modeste produit de son école suffisait à satisfaire ses besoins matériels , et elle trouvait dans la cul- ture des lettres un tempérament à son ardente imagination. Ce fut au milieu de cette vie la- borieuse que i848 surprit Marguerite : la liberté venait de luire aux yeux des Savoyards comme le phare au milieu de la tempête; elle ré- chauffait enfin de ses rayons biep faisants ces cœurs de montagnards qui l'avaient si long- temps désirée, et elle répandait partout une

252 MARGUERITE CHEVRON.

joie sincère ainsi qu'une noble exaltation. Mar- guerite, en sa qualité de poète , subit peut-être plus que beaucoup d'autres les effets de cette exaltation; à l'exemple de Rouget de l'Isli elle traduisit en vers ses sentiments patrioti- ques et elle composa dans une nuit le Baptême de la Ube7*té.

Cette pièce de vers, communiquée par le père de Marguerite au syndic de Barberaz, et par celui-ci à quelques écrivains de Chambéry, attira tout à coup l'attention sur son auteur, qui, il dater de cette époque, ne cessa de recevoir des encouragements de tous les amis des lettres.

En 1849, Marguerite obtint une mention honorable au concours de poésie de l'Académie de Savoie, pour une épître au roi Charles - Albert, et, l'année suivante, au même concours, elle fut couronnée pour sa pièce intitulée : Cor- rigez-moi. Cette pièce de vers nous semble donner en grande partie la mesure du talem de Marguerite Chevron, qui s'y fait remarqucM par une facilité de versification réellement ex- ceptionnelle , et une profondeur de pensée très- rare chez la femme ; elle y effleure même des questions de haute philosophie avec un tact et une habileté qui doivent d'autant plus éton- ner, qu'ils sont le fait d'un esprit peu nourri de fortes études.

MARGUERITE CHEVRON. 253

En i852, Marguerite concourut de nouveau pour le prix de poésie ; le sujet indiqué par le programme était la Percée du mont Cenis. Sur dix poèmes envoyés au concours, celui de Marguerite fut jugé le plus digne, et, pour la seconde fois, l'Académie de Savoie posa la cou- ronne de lauriers sur le front de la modeste institutrice , qui , plus tard , obtint encore un troisième prix pour une pièce intitulée Conseils aux mères de famille.

Mais ces succès poétiques ne détournèrent jamais Marguerite Chevron des devoirs qu elle s'était imposés comme institutrice, il faut le dire à sa louange. Elle ne ralentit pas un seul instant son dévouement aux enfants pauvres, si bien qu'elle finit par user complètement sa santé à ce travail dévorant, que la charité seule peut transformer en apostolat. A bout de forces, épuisée, elle mourut le 2 décem- bre 1862 : elle avait donné sa leçon la veille, malgré les fatigues qu'elle en ressentait, et les menaces d'une crise qui lui avait été annoncée : « Je veux mourir les armes k la main ! » tel fut on dernier cri, élan héroïque d'un cœur for- tement trempé et soutenu par une organisation morale telle , que l'on est étonné de la rencon- trer parfois sous l'enveloppe frêle et délicate de la femme.

254 MARGUERITE CHEVRON

Marguerite Chevron a laissé eu manuscrit VEpîlre à Charles -Albert, les Conseils aux mères de Familles et plusieurs poésies fugitives, que l'on espère voir bientôt publier. Nous ne de- vons pas omettre de rappeler qu'elle rédigea aussi en i859 une Pétition à S. M. Victor -Em- manuel II ^ ou une question de droit mise à la portée des avocats, par une femme, mémoire écrit avec une verve railleuse qu'on eût pensé devoir être en dehors de son caractère, mais qu'un sentiment fraternel profondément blessé avait surexcitée.

MARGUERITE CHEVRON. 255

CORRIGEZ -MOI

EPITBE À M. C. ALBERT DE M.

FRAGMENTS

Que gagne le poète à pâlir sur la lyre ? Le laurier est souvent la palme du martyre. Eh! n'est-ce pas trop cher payer un souvenir Que mourir au présent pour \ivre à Tavenir? La source des honneurs est une onde fatale Dont les flots fugitifs trompent plus d'un Tantale; Ne crois pas cependant qu'un point de vanité Ait fait sur cet écueil sombrer ma volonté. Je dédaigne la gloire et n'ai pas la manie De suer sang et eau pour paraître un génie ; Mais alors qu'insensible aux charmes du succès, Je voudrais savourer les douceurs de la paix, Le foyer de mon cœur, ardent de poésie, Dessèche dans mon sein la sève de la vie; La pensée en déborde en de briîlants accords , Et mon esprit, saisi d'indicibles transports, Méprisant ce bas monde et ses biens éphémères , Plane sur les hauteurs des immortelles sphères. Son aile peut trahir son vol audacieux , Mais pour le rappeler des profondeurs des cieux, C'est en vain qu'un censeur armé de la satire Sous les coups du mépris voudrait briser ma lyre.

236 MARGUERITE CHEVRON.

Telle est de mon destin l'inexorable loi : J'enfanterai des vers malgré vous, malgré moi; Om', malgré moi, vous dis-je... Une invincible pente Sur ce terrain mouvant m'entraîne palpitante. Je ne puis résister au flot impétueux Qui m'emporte...

Et crois-tu, juge présomptueux, Qu'on creuse à volonté le lit de sa pensée? Par le compas divin sa route fut tracée... La main dont l'Océan reconnaît le signal Seule a pu confiner l'univers idéal. Dis- moi, qui peut savoir naissent ces images. Ces hideux cauchemars, ces ravissants mirages. Ce délire infernal, ce rêve séducteur Qui viennent effrayer ou réjouir mon cœur? As -tu de la pensée exploré le domaine? Sais-tu quel talisman ou l'attire ou l'enchaîne? J'avais cru l'homme Hbre, et l'homme est né, je vois. Pour obéir sans cesse à d'immuables lois. Tout subit son destin : le Dieu de la nature Sur un plan éternel fit chaque créature. Un pouvoir surhumain. dirige notre cœur Vers le but pour lequel le forma son auteur.

Dieu garde cependant que ma plume égarée

Ne souille de ma foi la doctrine sacrée ;

Je n'entends pas admettre et prôner dans mes vers

Cette nécessité, refuge du pervers.

Qui prétend que son âme est entraînée au crime.

Comme un corps par son poids l'est au fond d'un abîme.

Et croit de ses forfaits laver sa volonté

En renvoyant leur cause à la fatalité!

Honte au blasphémateur qui veut de sa malice

Rendre le trois fois saint solidaire ou complice !

MARGUERITE CHEVRON. 257

Du limpide océan de la divinité L'homme n'est pas sorti couvert d'iniquité ; Le souffle immaculé de l'esprit de justice N'a pas dans notre sein versé l'instinct du vice : Il fallut le contact d'un virus infernal Pour corrompre notre âme et la porter au mal. Et cette âme si belle, et pure à l'origine, Garde encor de sa chute une empreinte divine ; Sur l'œuvre de ses mains l'auteur daigna placer Un sceau que les enfers ne sauraient effacer. Si d'un faux pas commun ne parlait l'Ecriture, On le devinerait en sondant ta nature, Ame, reine déchue et dont la majesté Peut rappeler encor des jours de royauté ; Tu n'as pas dissipé, dans ton long esclavage, Les précieux lambeaux de ton riche apanage , Et, quoique le fanal qui brille encore aux cieux N'apporte qu'un faux jour à tes débiles yeux. En suivant les replis de ta double tendance, On peut se reporter au temps de l'innocence.

Cest que je te vois, dans les beaux jours d'Eden, Quand le bien et le mal, dont tu signas l'hymen. N'entravaient point tes pas par une double chaîne, Quand dans le droit sentier tu te guidais sans peine; En ces jours fortunés, il existait en toi Une inclination forte et surnaturelle, Qui devait diriger l'homme resté fidèle. Un instinct si puissant qu'on le nomma la loi. En vain de cette loi qu'elle veut méconnaître , L'âme élude le sens, elle en garde la lettre : Un vague souvenir de Dieu qu'elle a quitté Lui fait, dans sa révolte, aimer la vérité;

258 MARGUERITE CHEVRON.

Mais à propos d'instincts je traduis la Genèse !

Qu'ils soient bons ou mauvais, eh! qu'importe à ma thèse

Je n'eus pas le dessein de les innocenter ;

Je dois les établir, et non les discuter.

Mais voici mon écueil : notre langue glacée

N'est qu'un faible secours pour peindre la pensée.

Verbe mystérieux, j'adore tes desseins :

Oui, tu dus t'incarner pour paraître aux humains.

En joignant nos couleurs à ses formes mystiques.

Tu fis palper l'esprit sous des traits symboliques.

Et sous l'obscurité qui voile ta grandeur

L'univers attentif admire son auteur.

Et si jamais. Seigneur, ta puissance m'accable,

C'est de te voir caché sous un corps misérable.

Oui, l'incarnation est d'un Dieu tout -puissant.

Puisque pour révéler l'âme, sa créature.

On ne trouve pas même en toute sa nature

Une forme assez grande, un terme suffisant.

Et puisqu'il faut parler un terrestre langage.

Les esprits ont aussi des sens à leur usage ,

Des organes divers ainsi que ceux des corps

Dont Dieu, pour une fin, combina les rapports ;

Car il ne jeta pas dans un moule semblable

Les degrés différents de l'échelle admirable

Qui, posant les deux bouts sur les deux infinis.

De l'être et du néant tient les pôles unis.

Ainsi, lorsque puisant dans ses trésors immenses

Il peupla l'univers par des intelligences,

Chaque ange, de sa main s'élançant radieux.

Portait sa destinée en traits mystérieux.

Le séraphin marqué par le sceau du génie

Fut créé pour bénir la sagesse infinie ;

Pure essence d'amour, le tendre chérubin

Fut la source brûlante boit le cœur divin.

MARGUERITE CHEVRON. 259

Aux pieds du Tout -Puissant incliné sur ses ailes, Un autre, s'élançant des voûtes éternelles Pour porter les décrets de la divinité, Bien plus prompt que Toiseau, fendit Timmensité. Mais range dégradé, digne objet d\inatlième. Sur sa lyre sacrée entonne le blasphème; Le cœur ne goûtant plus l'ineffable beauté. Corrompu dans sa voie, aime Tiniquité; Le messager du ciel fit servir sa puissance A porter contre Dieu la révolte et follense ; Et tout déchu qu'il est, Satan, môme en enfer, Conserve l'attribut, le rang de Lucifer; Ainsi qu'aux cieux jadis il fut le premier ange. Il est encor le roi de la sombre phalange. Ce qui se fait au ciel se reflète ici -bas ; L'homme peut abuser de son intelligence. Prostituer son cœur; mais il ne pourrait pas Retrancher un atome à sa propre substance. L'âme est une amphibie et vit également Dans la fange ou l'éther, son premier élément, Et l'on retrouve encor dans son ignominie Les traits du séraphin au chantre de l'orgie. Le génie, animant la harpe ou le clairon, Bénit avec David, blasphème avec Byron. Mais s'il peut, à son gré, choisir un but extrême, Vers le ciel , vers l'enfer son essor est le même. Au néant comme à l'être, un Dieu seul fait des lois; Tout naît à son appel, et tout meurt à sa voix.

240 MARGTTFRTTE CHEVRON.

II

LA PERCÉE DU MONT CENIS FRAGMENTS

Ce dogme *, je le sais, ne manque pas d'apôtres; Mais ces fervents suspects qui le prêchent aux autres , En proclamant si fort ce mot libérateur. Osent -ils avouer son adorable auteur? Celui qui , s'immolant pour notre délivrance , Le premier prononça ces mots d'indépendance : « Comptez avec César, car vous ne lui devez Qu'à raison des bienfaits que vous en recevez. Enfants d'un même Dieu, petits dans la prière, Au juge des seigneurs vous direz : Notre Père. Frères, serrez vos rangs, ne faites qu'un de tous : Quand vous serez unis, je serai parmi vous. » Dis, contempteur du Christ et de son sanctuaire, Et du saint Evangile impudent plagiaire. Que faisais- tu jadis lorsque le Roi des rois Appendit notre charte aux deux bras de la croix? Tu n'étais pas, dis -tu; mais ces doctes sectaires Dont tu veux revêtir les livides suaires , Avant l'heure Jésus sauva l'humanité'. Avaient-ils pu rêver cette fraternité? Vous vantez vos progrès ; sont les nouveaux sages ? Qu'enseigne la raison à ces peuples sauvages

La fralornilé.

MARGUERITE CHEVRON. 241

Chez qui Thorarae opprimé n'invoque pas encor Les foudres du Sina, les rayons du Thabor? C'est la croix qui du cirque a chassé les panthères : rhomme fait ses dieux , il dévore ses frères ; Cette terre Tlndou trafique ses pareils. Pour la philanthropie et toutes vos lumières. N'a pas depuis Adam compté moins de soleils. Mais des erreurs d'autrui pourquoi faire un exemple ? Nous n'avons que trop vu, sans remonter bien haut. Que la fraternité préside l'échafaud. Quand la raison humaine est adorée au temple... L'impiété s'apprête à de nouveaux combats ; Déjà son pavillon nous suit comme un corsaire. Eh bien! vous qui dormez dans la barque de Pierre, Levez -vous et jetez le cri de branle -bas!

Chrétien, triomphe ou meurs sous ta noble bannière; Hommes, serrez les nœuds de la fraternité ; Défendez vos autels, car dans le sanctuaire Est le code vivant de votre liberté.

0 liberté! liberté sainte!

N'as- tu vaincu tes contempteurs

Que pour étouffer sous l'étreinte

De tes impurs adorateurs? A-t-on jeté le sort sur ta candide étole. Et, par la trahison d'un disciple imposteur, Dois -tu passer, ainsi que ton divin auteur. Du roi qui te flagelle au peuple qui t'immole? Non, sainte liberté, tu ne failliras pas; La parole du Christ t'engendre des soldats ; Car brame ou paria qu'a touché le saint chrome Devient ton défenseur au sortir du baptême. Les peuples, ralliés autour de ton drapeau. Sous le divin pasteur vont n'être (ju'un troupeau.

â42 MARGUERITE CHEVRON.

Muses, pour Tabriter sous l'aile pastorale, Ouvrez du Vatican la porte occidentale; Que sous le mont Cenis la vapeur et le rail Servent pour le conduire à l'unique bercail Et, si cette barrière à sa base aplanie Doit être un témoignage au moderne génie. Que son cintre massif dans les airs projeté Soit un arc de triomphe à la fraternité!

FRAGMENTS

ET

POÉSIES D'AUTEURS VIVANTS

FRAGMENTS

POÉSIES D'AUTEURS VIVANTS

LA NOUVELLE ANNEE

Dans mon obscur réduit se glissant ce matin , Et voilée à demi d'une gaze légère , Une femme est venue avec un doux mystère Entr'ouvrir mes rideaux et me tendre la main ;

Elle était jeune, et l'espérance Soupirait dans sa voix des sons harmonieux ; Son regard souriait, mais un peu de souffrance

Pleurait dans le fond de ses yeux :

< Poète, adieu, s'écria- 1- elle ; Sur mes pas il faut t'élancer ; Dans sa course le temps m'appelle , Salut! je suis l'aube nouvelle, Le nouvel an va commencer : Vois ces fleurs qui parent ma tôte, Les songes caressants vont composer ma cour.

246 JACQUES REPLAT.

Je brille de Téclat du jour. Et je vivrai longtemps!... suis -moi, jeune poète, Des lauriers la guirlande est prête, Et je promets beaucoup d'amour !... »

« Hé! va, lui dis- je, jeune folle!

Elle était belle aussi, ta sœur... Elle aussi modulait cette douce parole

Qui remet Tespérance au cœur ;

Sur ses pas effeuillant des roses , Les amours la berçaient sur Taile du plaisir : sont -ils maintenant? Un souffle peut flétrir

Tes fleurs à peine écloses; Tu crois vivre longtemps... ta sœur vient de mourir!

Jacques Replat.

II

LE CHEVRIER DES ALPES

Un pâle reste de verdure

Se mêle aux neiges du glacier ; Aux lieux Ton dirait que finit la nature,

Pend la hutte du chevrier : Quelques rameaux brisés forment le toit sauvage

La feuille sèche, dont l'orage Dépouilla les forêts, forme sa couche : il dort,

Et, sans l'éveiller, la tourmente. Roulant à ses côtés comme une autre bacchante , Jette sur le hameau l'avalanche et la mort !

JACQUES REPLAT. 247

Parfois le chevrier, du seuil de sa chaumière , Voit la lune prêter sa tremblante lumière Au torrent qui rugit dans le creux du vallon ; Il suit d'un œil distrait la rapide carrière Des nuages brumeux que pousse Taquilon.

Je disais autrefois : « Sous la hutte sauvage, Heureux si je voyais s'écouler tous mes jours !

J'aurais, pour mes jeunes amours, Les fleurs de l'églantier, la couche de feuillage. Oh ! le ciel près de nous a placé le bonheur : Le lait de mon troupeau, Tair pur de la montagne.

Et le souris d'une compagne , Ne serait-ce pas trop pour remplir un seul cœur? i Mais du vieux chevrier, sur Técho de la plaine ,

Le chant plaintif vint murmurer... Aux cités , aux déserts , partout la voix humaine

A des douleurs à soupirer !

Jacques Replat.

III

UN PETIT SAVOYARD

A AIiEX. GUIRAUD

AUTKUR uv Petit Satojrani

A peine il était jour : les brouillards du matin Se promenaient encore au fond de la vallée , Et dans nos toits aigus, sous la paille roulée, Les vents sifflaient : la neige entravait le chemin ; Sans bruit nous descendions le coteau solitaire ;

248 JACQUES REPLAT.

Sur le sol gémissaient les vieillards attendris. « Adieu, village; adieu, chaumière! Bien loin, tout seuls, pauvres petits. Nous emportions notre misère...

Mais sous l'abri mouvant dépouillé de ses fleurs ,

Vers le roc moussu de la rive le pâtre s'incline, et d'une voix plaintive Appelle, en se signant, la Dame -des -Douleurs, En cercle, on s'agenouille autour de la chapelle, Et notre vieux curé, d'une voix solennelle ; « Courage, enfants! partez! Dieu vous protégera!

Gardez l'honneur et l'espérance !

Vous avez des amis en France, J'en connais un surtout... le ciel le bénira! » A ces mots : « France... Ami, » sa paupière affaiblie

Baignait de pleurs religieux Un livre... C'est celui qu'à la mélancolie

Dicta l'amour des malheureux :

Dès lors je connus de ta lyre

Les accents bien simples, bien doux, Et mon cœur rendait grâce à l'ange qui t'inspire.

Charmant poète de Limoux!

Plus tard, au beau pays de France,

Sous l'aile de la charité. Ton nom, comme un parfum, jusques aux cieux porté , Résonnait sur les voix de la reconnaissance ; Duval, et Fénelon, et Guiraud tour à tour*, Noms sacrés parmi nous, volaient de bouche en bouche. Et la Vierge qui veille au-dessus de ma couche

Souriait à nos vœux d'amour!

Bienfaiteurs de l'œuvre des Petits-Savoyards.

JACQUES REPLAT. 249

Mais j'ai revu de mon village Le clocher tout'couvert des mousses d'autrefois; J'ai revu nos sapins, la chapelle des bois : Mon bras vient de suspendre aux grilles de feuillage

Le vieux bâton du pèlerin , Et ma boîte gisait ma fidèle compagne,

La marmotte de la montagne Sans revoir le pays, hélas! morte de faim.

Rassemblés , vers le soir, à Tombre du vieux chêne , Je redis ta complainte aux anciens du hameau : On te bénit. Ton pleure; et la matrone à peine Tourne d'un doigt léger le mobile fuseau ; Et, si jamais tu viens au pays de nos pères, La fille du chalet, de roses printannières. De cityses cueillis dans nos champs parfumés, Promet d'orner les bords de la coupe de hêtre.

d'un lait pur, nectar champêtre, Sa main te versera de longs flots embaumés !

Alors que les vents en furie

Arrachent la feuille flétrie Aux dômes jaunissants des grands bois agités ;

Quand le torrent sur la prairie

Roule ses flots précipités. Seul, je relis tes vers; seul, à la nuit tombante... Mais tes chants sont plaintifs comme un dernier soupir

Qu'une lèvre pâle et mourante

Donne à ceux qui doivent mourir ! Serais-tu malheureux? quoi! dans la cjmiuV ville , Contre les froids ennuis, les chagrins dévorants.

Ni les vertus, ni les talents,

Ne sauraient donc trouver d'asile ? Mon curé le disait; mais il disait aussi : Que le (jrand cnici(i.r, dans nos forêts lointaine^,

250 JACQUES REPLAT.

Gardien du vallon, et par le temps noirci. Aimait à soulager le pauvre dans ses peines! bien! je lui dirai tes soins purs et touchants,

Tes regrets, tes larmes amèrcs. Et le Christ du foyer, le Dieu des pauvres mères, Consolera Tami de leurs petits enfants.

Jacques IIeplat.

IV

STANCES A CHAVOIRES *

Adieu mes doux loisirs au bord du flot tranquille! Adieu les peupliers au panache mobile! Adieu les volets verts, qui se mirent toujours Dans le golfe d'azur! Adieu, modeste asile, j'ai compté quelques beaux jours!

Adieu, refrains joyeux d'une folle jeunesse! Là, souvent l'amitié, divine enchanteresse, Au choc de nos flacons répondait avec bruit; Et la flamme du punch bleuissait dans l'ivresse. Comme un follet danse à minuit.

Un jour aussi l'amour a touché ce rivage ; Mes doigts d'un blanc jasmin parèrent son corsage... Que les vents étaient doux! Que le ciel était beau! Ah! bien souvent, dès lors, j'ai rêvé sur la plage son pied quitta le bateau.

Village , sur le bord du lac d'Annecy, o»i j'ai demeuré deux î.n.s.

JACQUES REPLAT. 251

Adieu mon frais abri d'une saison fleurie. Adieu donc!... L'homme ainsi ne peut dans cette \ie Sur le même sillon fixer toujours ses pas... Il faut qu'il marche! il faut que la fleur soit flétrie, Et que l'été mène aux frimas!

La riante oasis, image de ce monde, Pour un jour seulement rafraîchit de son onde Le cavalier arabe; et, loin dos palmiers verts. Il portera demain sa tente vagabonde Sous le vent brûlant des déserts.

Jacques Replat.

284 JACQUEMOUD ( DOCTEUR).

V

LE COMTE AMÉ A CRÉCY

Seul avec ses archers des rives de l'Isère, Chasseur à l'œil certain, à la flèche légère, Il tenait un moment, rempart inattendu. Le torrent ennemi sur ce point suspendu.

C'est en vain que l'Anglais, du flanc de sa terrasse, R*îpoussait l'assaillant. Lui, fidèle à sa trace. Toujours il revenait plus ardent agresseur. Comme un lion blessé revient sur le chasseur.

Corps à corps, le héros, au sein de la déroute, Sur un tertre isolé, dernier point de la joute. Terrain que pied à pied son désespoir défend , Disputait la victoire à l'Anglais triomphant.

Murs de granit vivant, oscillantes falaises. Non, rien ne les rompra, ces phalanges anglaises! Au nombre il faut céder. Le malheur a vaincu!... Ce penser dans son sein est comme un dard aigu.

Tandis que, l'œil mouillé, sur ces plaines funestes. De la géante armée il contemplait les restes. Son front s'illuminait d'une noble rougeur, Et de son cœur brisé montait un cri vengeur ;

JACQUEMOUD (dOCTEUR). 255

« Du rang des nations, l'Anglais d'un trait de lance Ne Teffacera pas, ton nom de reine, ô France! France, relève -toi! Le malheur, sous son faix Peut bien courber ton front, mais le briser, jamais!... »

DoGT. Jacquemoud.

(Lb Comte Vb&t, cb. m, 5 ix.)

VI

LE COMBAT

Le Héros fait un signe... Au geste de sa lance.

Comme à Tordre intimé Tesolave qui s'élance.

Le combat obéit. Comme au sein du Liban,

De deux pics opposés on voit deux avalanclies

Roulant dans le bas- fond des Fuonts leurs vagues blanches,

En Tair se disputer, dans leur choc furibond,

La gorge du bassin, et puis, d'un même bond.

Au môme abhiie, après quelques moments de lutte,

De leurs torrents mêlés précipiter la chute;

Tels, fondant l'un sur l'autre à la fois d'un vol prompt.

Les deux camps ennemis s'entre-cfioquent de front;

Et déjà la mêlée en sa sanglante orbite

Commence à tournoyer. Sur le sol qui palpite.

Elle est à l'œuvre et va broyer, comme un faucheur.

Des peuples de tous bords et de toute couleur,

Des hommes arrivés du couchant do l'aurore.

Du Liban, du Cenis, du Léman, du iîo.sphore :

Elle est dans son domaine; elle tempête, elle a,

Sous ses pieds, à pétrir les combattants d'Allah

254 JACQUEMOUD (dOCTEUR).

Et ceux de Sabaoth. Le sang à pleine ornière.

Les ondes de rumeurs, les vagues de poussière.

En tourbillons serrés dans le gouffre profond

Tout roule... et la mort seule en mesure le fond.

C'est le volcan au flux vivant ; c'est la fournaise

Au brasier animé, qui dévore à son aise

Toute cette matière aux palpitants bouillons,

Hommes, armes, chevaux, drapeaux et pavillons;

C'est la meule effroyable, à la fumante base,

Qui tourne en sa colère et dans sa marche écrase.

Comme un froment séché, ces mille essaims divers.

Ces carrés onduleux, d'or et d'aciers couverts.

La poussière qui sort de ce sanglant théâtre

S'étend sur le combat en pavillon grisâtre.

Et, comme un long tonnerre en éclats déroulé,

La bataille, mêlant tous les cris, a hurlé :

« Jésus et Mahomet! Omar et saint Maurice!

Et croix blanche et croissant ! qu'il vive et qu'il périsse !

DocT. Jacquemoud.

(Lb Comte Vbbt, cb. Tiii. $ ix.)

VII

LA VICTOIRE

L'épée, aux arsenaux du vieux mont Blanc fourbie. Comme un verre a brisé les lames d'Arabie; Elle a frappé ses coups ; et, sous le choc mortel. Dans la fange ont roulé les turbans d'Ismaël. Elle a fait dans leurs rangs comme le vent d'automne. Quand les arbres jaunis lui livrent leur couronne.

JACQUEMOUD (DOCTEUR). 255

Les travaux d'Occident irétaient que des loisirs;

Mais elle a, dans ces champs, des têtes de visirs.

Au signal de son maître, ouvrière sans trêve,

Elle en a bien couchés, pantelants sur la grève,

De superbes émirs, de magnifiques beys,

Puis des scheiks du déserl!... Douleur! ces chevaux bais

Que l'oiseau n'aurait pu du vol suivre à la trace,

Et dont l'aga savait par cœur la noble race :

L'aigrette à touffes d'or, qui s'étoile au soleil ,

La housse aux poils tigrés et le frein de vermeil :

Les tentes de Syrie avec leur bigarrure,

L'atagan ciselé, admirable parure.

Et le joli kandjar au fer damasquiné,

De perle et de rubis fraîchement fleuronné,

Qui, plongeant dans le cœur sa fureur s'attache,

Semble un bouquet d'amour que dans un sein l'on cache ;

Et les carquois dorés, vases de trahison.

D'où vers leur but les traits imprégnés de poison

Volaient inopinés, comme de son repaire,

Pour mordre aux vives chairs, s'élance la vipère :

Puis la barbe de jais, le rouge doliman.

Et le ceinturon vert du cavalier osman ;

Tout jonche au loin le sol... Les juments hérissées

Qui broutent du mont Blanc les bruyères glacées,

Hélas! ont tout moulu sous leurs rudes sabots.

DocT. Jacquemoud.

(L» CoMTï Vb»t, ch. VIII, S »«•)

^KS6 ALFRED PUGET.

VIII

MARGUERITE

Marguerite, auréole blanche, Qui fleuris au bord d'un ruisseau , Qui dors à Tombre de la branche , Comme un enfant dans son berceau ,

Je t'aime quand ta jeune tige Se baigne des pleurs du matin , Qu'un sylphe autour de toi voltige, Et, craintif, se cache en ton sein;

Quand la brise te berce, molle Comme la vague du lac bleu. Qu'un papillon sur ta corolle, Etend ses deux ailes de feu.

Tu sais, ô marguerite amie. Combien souvent près de ta fleur, Heureux je rêve et te confie Le secret chéri de mon cœur !

Combien de fois j'ai parlé d'elle A l'écho du rocher lointain, A la Vierge de la chapelle, Au pauvre qui me tend la main!...

ALFRED l'IîGKT. 2o7

C'est qu'elle est si frêle et si pure, Que Ton croirait qu'elle a choisi Un bracelet pour la ceinture Qui presse son corps de péri.

A ses regards si ton front brille, Peut-être elle te cueillera, Et sur son cœur de jeune fille, Comme une sœur, te placera ;

Mais si, pétale par pétale. Sa main dépouillait ton bouton , Et de ta robe virginale Jonchait le sentier du vallon.

Lorsque de ton blanc diadème Le dernier fleuron tombera , Oh! dis-lui, dis- lui que je Tainie, Comme jamais on n aimera;

Comme la fleur qui vient d'éclore Aime les baisers du zéphyr ; L'oiseau, le retour de l'aurore; Et l'âme, un riant souvenir.

Alfred Puget.

258 ALFRED PUGET.

IX

LES ANTONY VERS ÉCRITS DANS UNE MAISON D'ORPHELINS

Heureux l'hoiniDe à qui Dieu donne une sainte mère. (Lam*»ti>b, Ilarmon. Ret.)

Malheur! malheur à l'homme auquel dans sa colère Dieu refusa l'espoir de connaître une mère, Qui, sans nom, orphelin, isolé parmi tous, Lorsqu'il jette un regard sur le nu de son âme, Est tenté d'embrasser les pieds de chaque femme En lui criant : Mère, est-ce vous?...

C'est qu'à l'homme -Antony le préjugé s'attache. Et macule son front d'une livide tache. Et comme si du sol il n'avait pas sa part, D'un geste de mépris, tout homme le rejette, Et s'il veut avancer, chacun lui crie : « Arrête... Loin de nous!... n'es -tu pas bâtard?...

Infamie et forfait! le frère dit au frère ; « Lépreux et paria, la faute de ta mère. T'enveloppe vivant de l'oubli du linceul... N'approche parmi nous d'aucune jeune fille. N'y cherche pas d'amis!... Quand on est sans famille. On doit soufiFrir et vivre seul!... »

Ah ! si l'on a pitié de l'indigente mère Dont le crime ne fut qu'un excès de misère,

ALFRED PUGET. 239

Et qui laissa son fils sur le bord du chemin ; Honte à la femme riche et dont Tàme cruelle. Pour sauver un vain nom , arrache à sa mamelle L'enfant qu'elle fait orphelin!...

Elles ne savent pas, femmes au cœur de pierre. Que plus tard, se voyant outragé sur la terre. L'homme qu'on fuit partout comme un pestiféré , A chaque nouveau cri d'insulte qui l'accable, Peut maudire le sein d'une mère coupable Et blasphémer ce nom sacré!...

Mieux eût valu peut-être, au jour de sa naissance, Que la mort en ses mains étreignît son enfance , Et, changeant en linceul les langes du berceau. Le sauvât d'épouser le mal avec le crime, Et d'hé.siter, tremblant sur le bord de l'abîme, Entre la vie et le tombeau!...

Car, fruit du désespoir, le hideux suicide. Aux longs doigts décharnés, dans un rêve homicide. De son anl cave et creux fascine son regard , Et, l'attirant à lui dans ses bras de squelette, L'étreint contre des os et lui presse la tête Contre la pointe d'un poignard!...

Malheur à lui! malheur! en cette affreuse crise. Pour vaincre de la mort l'ardente convoitise, Il ne lui reste rien dans son cœur énervé; Mais qu'il regarde au ciel , et que dans sa prière A la religion il demande une mère, Et l'Antony sera sauvé!...

Car la religion a de ces femmes saintes.

Cherchant les enfants nus quand ils n'ont que des plaintes,

260 ALFRKD PUGET.

VA changeant en souris leurs longs vagissements. Vierges pures on croit qu'elles furent leurs mères, Quand on les voit ainsi soulageant leurs misères, Leur donner des embrassements.

Si la religion fut toujours grande et belle , C'est que la Charité, sa compagne immortelle. Marque d'un sceau puissant ses actes tout divins. Et rhomme, quel qu'il soit, croyant ou non, n'importe. Doit fléchir et prier, quand il franchit la porte De l'asile des orphelins.

Alfred Puget.

X

L'ANGE ET LA FLEUR

Quand le souvenir sur son aile Me porte aux bosquets d'alentour, Je choisis des fleurs la plus belle. Et, mollement couché près d'elle, Longtemps je médite d'amour.

Et j'écoute passer Zéphire, Des airs mélodieux écho. Amant volage qui soupire. Puis au calice de porphyre Donne des baisers de Sténio.

Sur le pétale se reflète L'écharpe céleste d'Iris, Jaloux, je penche aussi la tète , Et je rêve, pauvre poète, D'anges roses du paradis.

ALFRED PU G ET. 261

Et je crois sentir sur ma joue Le frôlement de leurs cheveux. Leur main d'albâtre les dénoue, Et leurs yeux, l'azur se joue. Semblent être un reflet des cieux.

Mais l'un d'eux au divin sourire, Du calice effleurant les bords. Près de lui doucement m'attire. Et dans la fleur m'apprend à lire. Doux aveux, suaves accords.

Puis l'ange fuit. Zéphyr s'envole, Le vent vient effeuiller la fleur. Adieu! parfums, brise frivole, Adieu! bel ange qui console. Adieu! doux songes de mon cœur!... Alfred Puget.

262 ANTOINE OUGIER.

XI

AU CHRIST

Quand d'Israël, au jour de ta longue agonie.

Grondait Timmense voix , Et que, le front voilé d'un bandeau d'ironie,

Dieu ! tu portais ta croix ;

Quand ta lèvre eut goûté des crimes de la terre

Le vase trop amer, On dit que tu tremblas, et que sur ta paupière

On vit des pleurs germer.

Quand des tyrans sur toi roula, vague fangeuse,

Le flot échevelé. Des anges tu pleuras la lyre harmonieuse

Et ton ciel étoile.

Homme, tu regrettas les jours purs de l'enfance.

ta mère d'amour Saintement souriait à la jeune innocence,

Gomme une fleur au jour.

Et ta voix murmura ; Pour aller dans la tombe.

Oh! s'il faut tant soufi'rir! Mon Père! loin de moi que votre courroux tombe!

Je ne veux pas mourir!

Tu mourus : mais ta mort à l'humaine pensée

Légua la royauté ; Et jeune fleur du ciel, de tes pleurs arrosée.

Naquit la liberté!

ANTOINE OUGIEH. 265

La liberté que Dieu, dans un jour de largesse,

Aux hommes de douleur Donna comme une coupe l'on puise l'ivresse,

La force et le bonheur!

La sainte liberté qu'en mon âme j'adore!

La sainte liberté , Rayon d'un beau soleil dont la nuit voile encore

A tant d'yeux la clarté !

L'égalité qui dit : Hommes, vous êtes frères!

Celle qui vient du ciel, Et qui dit aux heureux : sur le fiel des misères

Versez un peu de miel!

La sainte égalité que profane la foule.

Lorsqu'au son jour sanglant Elle boit les vapeurs du cadavre qui roule

Sous un trône croulant.

La foule! dent qui mord, informe Briarée,

La foule ! folle enfant Qui croit, en écrasant une tête sacrée,

Que le sang veut du sang.

0 Christ! homme d'amour. Dieu martyr de la foule,

4e l'adore à genoux. Contre le bras du fort et le choc de la houle

0 Jésus! défends -nous...

Antoine Ougier.

(Fbuillis moktrs.)

264 ANTOINE OUGIER.

XII

« N'éiaigrons jamaii , nous antres. (De LAToacH.*)

Enfant! pourquoi vas-tu, si jeune, .'i d'autres rives Demander de tes jours le pain laborieux? La terre tu naquis n'a- 1- elle pas d'eaux vives Pour ta soif? As -tu faim, pauvre enfant sans aïeux?

Ta mère, infirme et triste, après un long veuvage, Dis, a-t-elle fermé ses yeux dans le tombeau? Le brûlant incendie, ardent et plein de rage, Aurait -il dévoré les toits de ton hameau?

Ou bien, serait-ce encor que d'une jouvencelle Le regard ayant lui dans ton jeune regard , Elle t'aurait trompé! pauvre insensé, pour elle. Plein de fiel, fuirais-tu tes champs pour le hasard?

L'amour trompé n'est pas le rêve de mon âme. Quand la nuit sur mes yeux fait asseoir le sommeil ; Car dans mon cœur je garde une image de femme Qui berce mon repos et dore mon réveil.

L'indigence n'a pas visité ma chaumière; Sous bien des épis mûrs s'affaissent mes greniers. La mort n'a pas fermé les deux yeux de ma mère ; Et la grappe joyeuse empourpre mes celliers.

Oh! c'est un beau pays que notre humble Savoie, Avec ses monts géants et ses bleus horizons ! Et parmi les trésors que le ciel nous envoie, L'honneur verdit encore au seuil de nos maisons.

ANTOINE OUGIER. 265

Je l'aime, car -bas , dans la sainte prairie les fils du hameau dorment leur long sommeil , Mon père aussi s'est fait une couche fleurie Que n'humectent jamais les larmes du réveil :

Comme on aime le ciel; comme on aime l'empire; Comme, enfant, on s'incline à l'aube d'un beau jour; Comme on aime, à vingt ans, la vierge au lent sourire Dont l'humide regard nous révèle Tamour!

Je t'aime à deux genoux; car pure est ta paupière. Et la honte jamais n'est montée à ton front; Car jamais les tyrans sur ton sein, ô ma mère! De leurs fauves baisers n'ont imprimé l'afl'ront!

J'aime ta pauvreté, mère, car l'indigence Est belle, quand on sait la porter noblement. Fais ton rude chemin : le jour de la suuflrance Est long! mais le bonheur a toujours son moment...

Je t'aime comme on aime une sereine étoile,

Quand pour nous du malheur les jours sont accomplis;

Comme le matelot aime sa blanche voile.

Quand la brise, en chantant, se berce dans ses plis!

Mais, sur l'austère front de l'aride colline, Lorsque l'hiver épand son grand voile de deuil; Quand l'automne s'en va, que l'aïeul, qui s'incline Et tremble sous les ans, cherche l'abri du seuil;

Lorsque, pour dépenser les heures indolentes Qui lentes font leur tour sur le cadran glacé , Nos sœurs, à la clarté des lampes vacillantes, Uavivent les folIeLs du crédule passé;

â66 ANTOINE OU G 1ER.

Quand sur le toit moussu de la triste chaumière L'ouragan seul mugit sa funèbre chanson ; Le bras puissant, qui creuse un sillon dans la terre. Des blancs agneaux, hélas! file mal la toison;

Et bien lents sont les jours que l'oisiveté ronge!... Sous des cieux toujours un noble écho répond Aux cris du cœur, je veux caresser le doux songe Qui promet au travail l'épi du champ fécond :

Je veux aller goûter, dans cette autre patrie Qui là- bas nous sourit et nous ouvre sa main. Ma part du vase d'or que donne l'industrie A ceux qui vont s'asseoir à son riche festin.

Pauvre je veux partir, puis, quand parée et belle, Rapportant la fortune et l'honneur sur son bord , Lasse du froid baiser des mers , ma balancelle Au cap demandera l'eau tranquille du port ;

Heureux! je reviendrai m'endormir, ô ma mère! Dans ma couche d'enfant; car ton fils ne veut pas. Oisif, mordre le pain de la terre étrangère, Ni contre un seuil désert heurter toujours $es pas.

A vous je reviendrai ! car vous êtes ma sainte, 0 patrie!... et celui dont la puissante main Des sueurs de mon front aura séché l'empreinte. Jusqu'à vous saura bien rendre uni mon chemin.

A toi je reviendrai! car la douleur aiguise, 0 mère! sur ton cœur son ongle déchirant : Et le fils ne doit pas, quand sa mère agonise, Mêler sa voix aux chants du banquet délirant.

ANTOINE OUGIER. 267

Des trésors arrachés aux lianes d'un autre monde Quand pour mon bras le poids sera lourd, je viendrai Verser dans tes sillons leur semence féconde. Et puis, dort mon père, heureux je dormirai!...

Enfant! tu reviendras!... mais dans Tardenle arène. tour à tour vainqueurs, les peuples et les rois, Jouteurs désespérés que dévore la haine. Aux fêtes de Tenfer mêlent leur grande voix ,

Si l'orage te jette!... et si, dans sa colère. Le flot des passions fait sombrer ta vertu ; Quand ta soif aura bu la bave du cratère , Avec ton or impur, oh! dis, reviendras -tu?

Oh ! c'est un beau pays , une sainte patrie , Celle tes premiers pas s'écoulèrent joyeux! Et puis, si tu t'en vas, sur ta mère flétrie Qui versera l'eau sainte au jour des longs adieux?

Ton pays!... ce n'est plus la tremblante orpheline Dans sa honte pleurant des aïeux ignorés ; Ce n'est plus le torrent, au fond de la ravine. Chantant dans le désert ses hymnes éplorés ;

Au milieu des prés verts, ce n'est plus le grand fleuve. Vieux géant enivré, dont le pas incertain Foule l'épi du riche et le champ de la veuve , Et qui partout vomit les graviers du festin ;

Ce n'est plus le sentier qui lentement chemine Et déroule, glissant, ses rapides anneaux. Comme un serpent qui dort le long do la colline Et fait sécher sa robe au soleil des Jumeaux.

2()8 ANTOINE OlKilKR.

Etrangers ! vains rieurs!... cette pauvre Savoie, Toute couverte encor des larves de son deuil. Au ciel saura demain se frayer une voie, Et, dans son vol puissant, abaisser votre orgueil.

Car nous ne sommes pas des ilotes stiipides. De la pensée en nous le germe n'est pas mort! Pitié!... plutôt sur vous, dont les instincts cupides Mesurent la vertu dans le boisseau de l'or...

Enfant! oh ! ne vas pas, si jeune, à d'autres rives Demander de les jours le pain laborieux. La terre tu naquis ne manque pas d'eaux vives Pour ta soif. As -tu faim, pauvre enfant sans aïeux?

Oh! je sais des amis qui sur ma pauvre vie. Riches et grands , n'ont pas jeté le désespoir : Us sont heureux et bons; leur âme est sans envie; Ils t'aideront. De l'or, tu pourras en avoir!

Car tous les cœurs n'ont pas le ver de l'égoîsme ; Tous les riches n'ont pas fouillé dans le bourbier. La pudeur croît plus belle à côté du cynisme; Les prés ont plus de fleurs à côté du charnier.

Antoine Ougier.

(Fbuillks moktes.)

CLAUDE GENOUX. iî69

XIII

PROMENADE MARITIME A M. LE DOCTEUR DUBOIS, DE SAINT- SIGISMOND.

0 VOUS, hommes blasés, vous que l'ennui dévore Dans vos vastes hôtels qu'un vain luxe décore , Vous qui ne connaissez ni peines ni plaisirs; 0 vous pour qui la vie est un sommeil sans rêves. Voulez -vous exister?... Sur de lointaines grèves Venez chercher des souvenirs.

Venez, abandonnez de la cité fangeuse L'immonde carrefour, l'atmosphère brumeuse; Venez ouïr des flots les sons harmonieux, Venez voir les climats se lève l'aurore. Passer un peu du temps que Dieu vous laisse encore Sous un soleil plus radieux.

Venez à bord d'un brick glissant à pleines voiles Sur l'Océan, miroir des brillantes étoiles, Défier le trépas, apprendre à tout braver! Venez, ainsi que moi, dans cette vie errante Goûter le vrai bonheur, si votre âme est ardente Et si vous aimez à rêver.

Venez! et Tunivers, déployant ses mei*veilles. De Malaga d'abord vous montrera les treilles Et les vieux bourgs fondés par les Phéniciens; Venez voir d'un coup d'œil et l'Europe et l'Afrique; Dépassez le détroit, saluez l'Atlantique Qui fut le pôle des anciens.

270 CLAUDE (iENOUX.

Alors, sur l'Océan immense et solitaire. Sur ce vaste réseau dont Dieu ceignit la terre, Sur la voie Gama comme un soleil a lui , l*our8uivez vers le Cap voire infaillible route; Du Colomb portugais vous n'aurez pas le doute : La mer est connue aujourd'hui.

Venez rêver du Tasse aux îles Fortunées, Sous de hauts pics neigeux comme les Pyrénées ; Venez voir le séjour de la Fécondité... Non! un peuple espagnol, que la misère oppresse, Y meurt, en maudissant les champs que sa paresse A frappés de stérilité.

Plus loin, par un beau temps, par une fraîche brise. Par un de ces matins TOrient sMrise , Cherchez à Thorizon les îles du Cap -Vert, Et vous verrez de loin des bosquets de verdure , Comme ces oasis que sema la nature Dans rimmensité du désert.

Puis entre Téquateur et le dernier tropique. Venez voir Sainte- Hélène, autre roche classique. Venez, pauvres humains, méditer en ce lieu! Un homme mourut : prions pour lui; silence! Ambition, vertu, tout va dans la balance De la justice de Dieu.

Ainsi, comme le flot que la tempête anime. Qu'elle abat, dès qu'aux cieux il veut porter sa cime, Le sort, qui Téleva, l'abattit aussitôt; Le destin, le poussant de conquête en conquête. Des grandeurs d'ici -bas le lança jusqu'au faîte. Pour le voir tomber de plus haut.

CLAUDE GENOUX. 271

Son voyage est fini... le nôlro recommence : Amis, rembarquons -nous; et, dans l'espace immense, Allons rouvrir notre âme à nos illusions : Venez, je vous promets des combats et des fêtes, Des dangers à courir, du calme, des tempêtes. D'indicibles émotions.

Sur ce bord , du Macasse erre encor la peuplade ; Ici le Camoëns chantait sa Lusiade , le corsaire noir chassait les négriers... Enfin, voici le Cap! Allons, bonne espérance. Oh ! venez voir Bourbon et notre lie de France , Dormir à Tombre des palmiers.

Venez voir de William les créoles si belles. Visiter Port-Louis, le mont des Trois -Mamelles; Mais ces lieux, comme moi, vous les connaissez tous... 0 douce fiction ! ô Paul et Virginie ! Non, l'histoire d'un roi ne vaut pas Tharmonic De vos récits touchants et doux.

Salut, terre par Dieu de bienfaits innondée! Maintenant , vers le Nord prenez votre bordée ; L'Orient à vos yeux bientôt viendra s'offrir ; Beaux cieux, brises, moussons, parfums et poésie Ne vous quitteront pas, des monts dh Salazie Aux bords riants du Bandémir.

Mais laissez un moment ces plages odorantes, Venez du pôle sud voir les glaces flottantes ; Venez, si le péril a pour vous des attraits, Venez, penseurs profonds que la science enivre. Venez, et vous saurez que, pour se sentir vivre. L'homme doit voir la mort de près.

272 CLAUDE GENOUX.

Oh! venez à Timor; il est des mœurs nouvelles; Venez, l'Océanie a des îles si belles! Venez à Samarang , ou bien à Macao , Laisser un souvenir à quelque jeune fille; Venez vous reposer sur le sein de Manille, La reine de Mindanao.

Quand vous aurez rôvé d'Albuquerque à Mélinde, De Bugg à Batavia, de Wellington dans Tlnde, Lorsque vous aurez vu les temples de Bralima, Oh! vous aurez alors, comme l'oracle antique, Des réponses pour tout , un tableau synoptique Du plus vaste panorama!

Claude Genoux.

(HBMOIftES o'uH BHPiMT OB Ll SaTOIB.)

XIV

AMOUR ET VERTU

CBBOKIQl'E

A MADAME DE MONTROL

Apprends qu'une mort telle que tu la médites est houteuse et furlive ; c'est un Toi fait an genre ht (J.-J. Roussbio.)

I

II

Qu'oses -tu méditer? quel délire t'égare? Quelle est donc, insensé, la loi qui nous sépare 1

CLAUDE GENOUX. 273

Mourir ensemble, amis, nous sorait bien plus doux La colombe au ramier, dis, jamais survit-elle? Bon, ils meurent tous deux de la même étincelle; Et pourtant ne crois pas qu'ils aiment mieux que nous !

Il faudra Taccomplir, ce sacrifice horrible !

Il nous faudra donc voir cette nuit si terrible :

Eh! quoi! sans plus tarder? quoi! déjà? quoi! demain?

0 vertueux ami , soutiens la faible amante ;

Comme à Tau tel paré pour la noce brillante.

Dans la nuit du tombeau conduis- moi par la main.

Pourtant, combien nos cœurs eussent goûté d'ivresse.

Si rhymen de ses nœuds eût joint notre jeunesse!

Par l'anneau nuptial et le vœu solennel

Si Ton eût cimenté ce bonheur sans mélanges,

Ah! nous serions heureux, heureux comme des anges

Qui chantent l'hymne saint aux pieds de l'Eternel.

L'Eternel! à ce mot, Faldoni, je frissonne; A la mort volontaire est- il vrai qu'il pardonne? Avant l'instant prescrit permet- il de mourir? Sais-tu s'il ne dit pas : « Enfants, bravez l'orage: Je punirai celui dont le lâche courage Implorera la mort et ne saura souffrir ! »

Oh! s'il pensait ainsi, qu'une affreuse vengeance Fût le prix qu'il destine à la chaste innocence, A l'amour vertueux qui brûle dans nos Cdîurs!... Oh! non; Dieu juste et bon, il sait combien on l'aime! Il sait que pour lui seul nous souffrons l'anathème Que ce monde nous jette en nous criant : Malheurs !

Il sait que la vertu que nous n'osons contraindre Au sacrifice impur, attise, au lieu d'éteindre.

Î74 CLAUDE GENOUX.

lin feu qui nous consume, un amour sans espoir; Il sait que nous mourons en maudissant le vice, Que nous n'avons point vu l'ombre de Partifice, Que Ton nous sacrifie au rigoureux devoir.

11 sait aussi combien nous désirons de vivre, Que nous aimons les fleurs dont le parfum enivre, Que la vie a pour nous d'indicibles attraits Et que naguère encor, dans un doux tête à tête, Dans un jour de bonheur qu'a noirci la tempête , Nous nous disions, ravis : Si Ton mourait jamais!

Mourir! mon Dieu! mon Dieu! ces moments d'allégresse. Pourquoi sont-ils changés en longs jours de tristesse? Pourquoi, pauvres enfants, sommes-nous malheureux? Pourquoi déjà mourir, à peine à notre aurore?... Oh! je ne mourrai point, moi, je veux vivre encore; A vingt ans, Faldoni, mourir, c'est trop aftreux. i

Mais non, vivre sans toi me serait impossible. Oui, toi seul es ma vie, et ce trépas terrible. Il sera, si tu meurs, ma seule volupté; Thérèse te suivrait dans l'éternelle flamme ! Mais pense si le ciel ou l'enfer nous réclame. Pense mon doux ami , c'est pour l'éternité !

m

IV

Est -il vrai, cher ami, que nous serons heureux; Que la mort, la mort seule, accomplira nos vœux?

CLAUDE GENOUX. 275

Et qu'unis à jamais dans le céleste empire, Nous pourrons nous aimer et toujours nous sourire? Nous aimer d'un amour ineffable et divin, D'un amour, Faldoni, qui n'aura plus de fin? Est-il vrai que de Dieu la puissance infinie En plaisirs éthérés change notre agonie? Est- il vrai qu'aussitôt que nous fermons. les yeux. L'âme qui fit le bien s'envole dans les cieux? Que, laissant ici -bas son corps, dépouille informe. Prenant d'un séraphin et les traits et la forme. Elle va, pure et belle, avec ses ailes d'or, Par le bleu firmament dirigeant son essor. Vers le brillant palais de la haute patrie , réside la joie, tout n'est qu'harmonie; l'ange néophyte, abreuvé de douceurs, De son exil sur terre oubliant les malheurs. Goûte en paix un repos exempt de toute crainte. Les doux épanchements d'une égalité sainte , Le prix de ses bienfaits, que la suprême loi Accorde à tout mortel qui lui garde sa foi ? .

Est-il vrai... qu'ai-je dit? sur le bord de l'abîme. Quoi! j'oserais douter quand le doute est un crime! Quoi! ma faible raison au culte du Seigneur Opposerait encore une fatale erreur ! Quoi ! je méconnaîtrais la divine puissance En qui seule j'espère un terme à ma souffrance? Oh! non! doute cruel, tu m'obsèdes en vain; Non, jamais ton poison n'a pénétré mon sein.

Oui, quand je pense, ami, que l'âme est immortelle, Qu'on se revoit aux cieux, la mort me semble belle! La mort , cher Faldoni , la mort , venant de toi , Ne pourra m'accabler, je la vois sans effroi ...

276 CLAUDE GENOUX.

La mort, c'est le sommeil que cherchent nos paupières, Nos rêves de bonheur, la fin de nos misères. Oh ! ne différons plus ce moment souhaité , Jouissons des vrais biens et de réternité. Viens, qu'un môme trépas tous les deux nous rassemble. Que nos derniers soupirs se confondent ensemble; D'une pénible vie éteignons le flambeau. Et, purs aux yeux de Dieu, descendons au tombeau! Claude Genoux.

(Mkmoiubs d'dv infaitt de la Sato».)

GASTON DE CHAUMONT. 277

XV

HOMMAGE A LA SAVOIE

Salut, noble pays, aux montagnes ardues, Dont les sommets altiers s'élancent jusqu'aux nues. le mont roi des monts, fier de sa majesté. Voit mille voyageurs passant la terre et Tonde, Accourir tous les ans, des quatre coins du monde. Rendre hommage à sa royauté!

Salut, noble pays à la belle nature. simples sont les mœurs, l'existence est pure; Ton est maintenant ce qu'on était jadis : Oui , toutes les vertus de la ville exilées Se retrouvent encor dans tes monts, tes vallées! Honneur à toi, noble pays!

Ah! si, timide enfant, je sentais en mon âme Ces enivrants transports, cette divine flamme Qui sur un front élu vient parfois se poser. Oui, je te chanterais, ô patrie adorée, Et les vibrations de ma harpe inspirée Te pourraient immortaliser.

Sans doute quelquefois vers le soir il me semble Dans ton vent qui gémit, dans ta feuille ({ui tremble, Trouver comme un écho de ce qui chante en moi ; Do l'inspiration est-ce la fraîche haleine? CoA à i)eine un accord, c'est un soupir à peine, Mais ce soupir... il est à toi !

278 GASTON DE CHAUMONT.

Ne te (lois-je pas tout?... Si j'ai quelque génie, Si mon chant cadencé coule avec liarmonie, Si ma strophe est puissante ou mon vers gracieux Ah ! ce n'est point le fruit de stériles études ; Rien ne peut inspirer comme tes solitudes, Rien n'exalte comme tes cieux !

C'est dans ton noble sein que l'âme du poète, Cette âme si sensible et que l'homme rejette. Peut trouver à nourrir sa contemplation ; Livre majestueux, celui qui sait y lire Sous ses doigts frémissants fait résonner sa lyre Comme les harpes de Sion !

En contemplant tes lacs, tes bois, tes hautes cimes. On sent vibrer en soi mille cordes sublimes ; Le sein respire mieux, le cœur devient plus grand : D'un pouvoir infini tout présente l'image! Poétique Savoie, accepte mon hommage : Je suis fier d'être ton enfant !

Gaston de Chaumont.

GASTON DE CHAUMONT. 279

XVI

LES DEUX ANGES

On dit que deux fils de lumière Président à chaque destin : L'un à la fin de la carrière, Comme l'autre à notre matin;

Se reposant sur la montagne, Au déclin de l'astre des cieux , Sur la verdoyante campagne, Deux anges promenaient leurs yeux.

Le premier sourit à la vie, Le second préside au trépas ; Celui-ci voit d'un œil d'envie Son frère, et se plaignant tout bas :

« Ah! dit-il, de mon ministère Combien souffre mon cœur aimant! En ce jour encor de la terre Je dois ravir un ornement.

« Souvent, au milieu d'une fête, Je pris à sa famille en pleurs Celle (|ui de riantes Heurs Venait de couronner sa tôle.

280 GASTON DE CHAUMONT.

« Mais Mon i me est en son printemps; Nulle comme elle ne fut pure; Son innocence est la parure De son visage de quinze ans.

« Doux lis de candeur, elle ignore La vie et ses déceptions ; Son cœur naïf est vierge encore De désirs et de passions.

« Hélas! je n'ai pas le courage De frapper un coup si fatal ! Si belle!... si jeune!... si sage!... Je pleure... oh! cela me fait mal. »

Mais range de vie : « 0 mon frère, Frappe ! c'est un coup précieux; Ange elle était sur cette terre, Ange elle sera dans les cieux !

« Eh quoi ! tes yeux versent des larmes. Ne retarde pas son bonheur ! La terre est un séjour d'alarmes. La mort seule rend au Seigneur!

« Plus tard elle eût été flétrie; Mais, moissonnée avant le temps, Elle n'a vu que le printemps Des tristes saisons de la vie. »

Il dit ; range de mort joyeux Va cueillir la charmante rose... Ne pleurons pas !.. . son corps repose. . . Et sa belle âme monte aux cieux!...

GASTON DE CHAUMONT. 281

Tandis que, franchissant la nue, L'enfant s'envole vers Sion , J'allai, moi qui l'avais connue, Visiter sa blanche maison.

Je vis partout douleur amère... Des amis pleurant sur son sort , Disant : Pauvre enfant!... quelle mort! Pour moi je pensai : Pauvre mère !

Gaston de Chaumont.

XVII

LE BONHEUR DANS LES LARMES

Heureux celui dont l'œil a gardé quelques larmes !

Car les larmes, c'est un trésor! Toi, pour qui l'existence a perdu tous ses charmes,

Que ne peux -tu pleurer encor!

Toi, que le chagrin qui t'oppresse

Parfois semble comme égarer. Sur cette terre, tout n'est que deuil et tristesse, Dis! le plus grand bonheur n'est- il pas de pleurer?

Combien mon Ame envie un malheureux qui pleure!

Pleurer est un bienfait du ciel. Le seul bonheur possible en la triste demeure

tout n'est que ronces et fiel !

C'est un baume dans la souffrance

Qui nous permet de l'endurer; C'est un soulagement..., c'est presque une espérance. Dis! le plus grand l)onheur n'est-il pas de pleurer?

282 GASTON DE CHAUMONT.

Quand, un soir, abattu, las de Tliumaine vie.

On pense : Essayons de la mort! Peut-être y trouve- 1- on ce que le cœur envie :

Etouffons un dernier remord î

Le vertige qui nous enivre

Va des vivants nous séparer. Mais une larme coule, et Ton veut encor vivre! Dis! le plus grand bonheur n'est -il pas de pleurer?

Gaston de Chaumont.

J.-B.-C. JALABERT. 283

XVIII

LES FRELONS ET LES ABEILLES AUX ARTISANS LABORIEUX

Aux abeilles confiantes Les frelons dirent un jour : Que faites -vous, insouciantes, Quand sous vos yeux , dans cette cour, Contre vous l'on conspire? Des gens que cependant vous ne haïssez pas, Bien qu'ils vous volent, eux, trament votre trépas! Ces bœufs, cette charrue, eh bien! c'est pour détruire,

Dans les champs d'alentour. Des plantes et des fleurs, jusques à la dernière, Et les coteaux subiront à leur tour. Cette entreprise meurtrière. Aisément vous pouvez prévoir votre destin. Si, pour la conjurer, vous manquez d'énergie : Plus de fleurs au vallon, dès lors plus de butin, Adieu le miel, adieu la vie. Donc choisissez : ou mourir tristement. Ou repousser un attentat si lâche. Pour nous, c'est résolu, jusqu'au dernier moment

Nous lutterons sans relâche, Et, si vous le voulez, unissons nos efforts, Comballant de concert, nous on serons plus forts. . Los voilà (pii s'avancent, Aiguisons nos dards... Ils commencent...

284 J.-B.-C. JALABERT.

Abeilles d'écouter ; Abeilles aussitôt de se précipiter

Sur les hommes et Tattelage Qu'elles forcent bientôt à suspendre l'ouvrage. Triomphantes alors, en se félicitant

Elles regagnent Tabeillage... Grand Dieu! qu'ont-elles vu? les frelons s'excitant. Dans chaque ruche, au larcin, au pillage... Hélas ! elles ont été

Dupes de leur crédulité ; Mais un profond regret, une douleur amère. Les saisirent alors qu'elles virent les gens

Qu'avait outragés leur colère Reprendre leurs travaux, par leurs soins diligents. Dans les lieux que naguère envahissaient des plantes

Inutiles ou malfaisantes, Semer abondamment tous les grains les meilleurs,

Protéger les tiges naissantes. Et leur livrer bientôt une moisson de fleurs.

J.-B.-C. Jalabert.

((kkMTBS KT ArOLOUUU.)

JOSEPH -GABRIEL ROLLIER. 285

XIX

ÉPITRE SUR LA POÉSIE FRAGMENTS

Et nous, et nous, enfants de la noble Savoie,

Dans les fastes sacrés que sa main nous déploie ,

N'avons -nous pas, mêlés à nos nombreux guerriers,

A nos savants profonds, Torgueil de la patrie,

iN'avons-nous pas aussi des fils de l'harmonie ,

Des poètes couverts de fleurs et de lauriers?

Je ne veux point, sortant de ma tâche première,

Parler de ces beaux noms que le monde révère :

Favre, le créateur et Poracle des lois.

Magistrat , philosophe et poète à la fois ;

De Sales, le grand saint. Tardent missionnaire,

L'éloquent orateur des peuples et des rois ;

Vaugelas, qui forma la langue de Molière;

Saint-Réal, dont le style énergique, précis.

Est cependant toujours brillant de coloris ; *

Berthollet, qui créa la moderne chimie;

De Maistre, le profond et sublime génie,

Qui, d'un souffle de feu, redoutable dragon.

Mit en cendres l'erreur et sa philosophie ,

Qui terrassa Voltaire et foudroya Bacon,

Et qui, dans les trésors de sa vaste science,

Oracle des esprits, gardien de l'avenir,

Offre au monde, tremblant sur un abîme immense,

Les vrais appuis qui, seuls, puissent le soutenir;

286 JOSEPH -GABRIEL ROLLIER.

Je sortirais, Léon, du sujet que je traite, Nos poètes, ici, seuls ont droit à mes vers. Quelle place d'honneur je dois à ce poète Qui, dégageant son art des caprices divers. Seules lois en vigueur en ces temps d'ignorance. Sut le sortir enfin des langes de l'enfance! C'est lui qui , le premier, fit connaître à la France Des vers alexandrins rimes et mesurés. Que Marot et Ronsard ont plus tard admirés! Il voulut que toujours la rime masculine Précédât et suivît sa sœur la féminine ; Que, dociles toujours aux pensers de l'auteur. On les vît tour à tour délasser le lecteur. Buttet, ce nom porté par la main de l'histoire A l'œil reconnaissant de la postérité. Doit briller au fronton du temple de mémoire. Orné du sceau divin de l'immortalité.

Si je pouvais, Léon, compter toutes nos Ijrres,

Si je pouvais ici dire combien d'accords

Sont nés jusqu'à ce jour de leurs brûlants délires;

Si cette tâche enfin n'excédait mes efforts ,

Ton cœur serait ravi que nos belles campagnes

Inspirent tant de verve à nos bardes féconds,

Et*que chez nous aussi l'air pur de nos montagnes

Souffle le feu sacré dans nos obscurs vallons.

Tu verrais, étonné, que ses célestes flammes

Dès nos plus anciens temps ont embrasé leurs âmes.

Eclairé leurs esprits de leurs divins rayons.

Mais dans ce grand concert, dans ces flots d'harmonie Qui font autour de nous comme un hymne sans fin. Mon oreille et mou cœur distinguent iin génie, Dont la France jalouse a fixé le destin ;

JOSEPH- GABRIEL ROLLIER. 287

Ducis, en qui toujours on admire et révère « L'accord d'un beau talent et d'un beau caractère; » Ducis ! qui ne connaît et n'a relu vingt fois Son Roi Léard, Hnmlet, Œdipe chez Admet e, Son œuvre à' Abu far surtout, la plus parfaite! Qui jamais mieux que lui trara les saintes lois De l'austère vertu, ses douceurs et ses charmes? Qui n'a pas avec lui versé de tendres larmes Quand il peint V Amitié, ce suprême bonheur. Délices de l'esprit et doux charmes du cœur? Modèle très-souvent de goût et d'élégance, Aucun ne le surpasse en force, en éloquence. Eh bien! quoique emporté par un destin jalouv Bien loin de son vallon , sur la terre étrangère , Ducis est Savoisien , la Savoie en est fière ; Ducis nous appartient, ce poète est à nous.

Dans ce concert, Léon, il est une autre lyre

Qui fait bondir les cœurs d'espérance et d'amour.

On croirait, à sa voix, à son tendre sourire,

Ce barde descendu du céleste séjour.

Vois, cher Léon, comment ses doigts font avec grâce

Vibrer sa lyre d'or des Inspirations.

Vois, écoute comment, loin d'un monde qui passe.

Sa voix monte, s'élève au travers de l'espace.

Et porte au ciel nos cœurs et leurs affections.

Lis quelquefois, Léon, lis ces t')uchantes pages

de Juge a si bien, sous de vives images,

Dépeint les longs remords après les courts plaisirs.

Et les poignants regrets et les cruels désirs

Qui tourmentent nos jours sur nos terrestres plages.

Et cet autre poète aux yeux baignés de pleurs ',

Qui, d'un p.as ciiancelant , s'ax.inrc ccMiiine une; ombre,

288 JOSEPH-GABRIEL ROLLIER.

Tirant sans nul eiTort de son luth grave et socnbre Ses chants de mort, de deuil et d'ainères douleurs; Que t'en dirai -je ici? L»';on, comment pourrais -je Te montrer quelque trait de son hardi pinceau? Cette Coupe d'exil, dis -moi, comment saurais- je Te peindre noblement ce qu'elle offre de beau , De grand, d'harmonieux, de noble, de sublime? De l'implacable sort malheureuse victime, Avec quelle éloquence et quel ardent amour Il pleure les erreurs de sa vive jeunesse, Les écarts échappés à l'humaine faiblesse Durant son long exil et la chaleur du jour! c Je n'ai plus, disait-il, ni famille, ni mère; La misère est ma sœur, et le malheur, mon père; J'ai les bois pour abri sous un ciel inhumain. Et pour lit de repos, les pierres du chemin. » Que ne m'a- 1- il, au jour de son heure dernière. Ce malheureux Veyrat, cédé quelque lambeau Des cordes de sa lyre, ou son riche pinceau ! Ces vers que je t'écris, ces vers, vile poussière. T'auraient de son talent fait un digne tableau.

Notre Savoie a donc ses immortels poètes

Dont la postérité gardera les écrits.

Mais voulons -nous comme eux que nos vers aient du prix,

De la nature en tout soyons les interprètes.

Ah ! n'oublions jamais ces leçons, ces avis

D'un censeur bien connu , sage autant qu'agréable :

« Rien n'est beau que le vrai, le vrai seul est aimable...»

J.-G. ROLLlER.

J. OGIER. 289

XX

LB TRENTE ET UN DÉCEMBRE

Cuncta stricte discussarus. (Paosi DO Dies irœ.)

Une fois encor, que de rêves Vont s'achever dans le néant ! Chaque flot du temps sur nos grèves Vient nous prendre pour TOcéan. Chocs de glaives et chants de lyres Inspirés par tous les délires. Gloire, carnage, volupté, Demain, comme un bruit dans l'espace Fait par l'essaim d'oiseaux qui passe , S'éteindront dans l'éternité.

Mais une grande voix comme la voix des ondes, Remplit l'éther immense gravitent les mondes :

« Je suis l'Ancien des jours ; Dans mon sein, reviens -tu, ma défaillante année, Du rameau des vertus joyeuse et couronnée.

Le long de ton parcours?

« Quand ma main, te prenant dans l'éternel silence. Te plaça sur les temps pour tenir la balance

Parmi mes univers. Je marquai les confins seraient tes domaines Par delà l'Océan et les îles humaines ,

Et les globes divers.

290 J. OGIER.

« Comme fleurs k ton front je ceignis mes aurores; Je le parai de jours, d'jistres, de météores.

Joyaux errants du ciel ; Je te sacrai du sang qui teignit le Calvaire, Et t'imposai les mains, comme en un sanctuaire,

Aux élus de Pautel *.

« Et je te dis : Va- t'en, fille des saints messages, Aux errantes tribus, dans les cités des sages,

A tous les horizons! Partout répands ma paix ainsi qu'une rosée; Et la terre partout riche et fertilisée

Donnera ses moissons ;

« Moissons pures d'ivraie et de stériles herbes. les vertus seront le froment , don des gerbes

Pour les greniers d'en haut. Tu mûriras pour moi les hommes et les choses , Les palmiers à Cadès, à Jéricho les roses,

La fête et le fléau.

« Chantez, flots de la mer, et vous, pôles du monde. Aigles, fils du soleil, et toi, reptile immonde.

Chantez, chantez mon nom! Chantez, glaives guerriers, lyre et sainte tiare, Et vous aussi, haillons des lèpres de Lazare,

Pourpre de Salomon!

« Et tu m'apporteras recueillis dans tes urnes Les hymnes de la joie et les chants taciturnes.

Dans l'ère cl;réiienne, on dit l'année du Seigneur... comme on dit le prêtre du Seigneur.

J. OGIER. 291

Le crime ou la vertu. Maintenant, viens passer devant mon œil suprême ! Pour toi voici Tamour ou voici l'anatlième ;

Dis, que m'apportes- tu? »

t( Seigneur, j'achève ma carrière Courue au signe de ta main, Et tombe en touchant la barrière Qui marque le bout du chemin. Ah! laissez -moi cqmme l'aïeule Qui, pour le trépas, se recueille. Chercher de tardifs repentirs! Seigneur, j'ai passé sans ta crainte, Et je ne porte pas l'empreinte De ta Vierge et de tes martyrs.

« L'arbre éternel de tes doctrines

A fléchi comme un vain roseau ;

Et tes saints tombés en ruines

Sont morts dans mes déserts sans eau.

Cherche au couchant, cherche h l'aurore,

Seigneur, le croyant qui t'adore

Et se prosterne à Bethléem !

De ceux qui composaient ta race

Je ne retrouve pas la trace

Aux sentiers de Jérusalerii.

« Les croyants sont à Babylone l'enfer a dressé sas dieux ; Là, chaque crime a sa colonne Qui va te braver jusqu'aux cienx. Le chu'ur impur des faux prophètes A chant»3 Baal dans tes fêtes

292 J. OGIER.

Et dérobé tes vases d'or ; Ils ont détruit tes sacrifices. L'orgie a bu dans tes calices Pris par Kabuchodonosor.

« Ils ont mené les populaces. Hurlant leurs hymnes criminels. Danser autour des grandes places le veau d'or a ses autels ; Et, dans ces rondes unanimes, Les tyrans guident les victimes. Et leur disent : Dansez toujours! Nos dieux veulent qu'on les implore; Dansez de l'aurore à l'aurore I Et nos dieux ne seront pas sourds.

« Au soleil des vallons tranquilles Les oliviers n'ont pas fleuris ; Si j'ai vu des arbres fertiles. Le sang humain les a nourris. Les peuples sortis de leur rêve Se sont réveillés dans le glaive, Dans les coursiers et dans les chars ; Et le sang, vaste comme l'onde, Baigne les colonnes du monde, Comme un flot baigne des remparts.

« La haine, du puits de l'abîme,

Montée en sombres tourbillons.

Ronge les Césars sur la cime

l^i le pâtre dans les sillons.

Le meurtre triomphant dans l'ombre

Fait, sur des cadavres sans nombre,

J. OGIER. 295

Eclater son rire assassin ; D'un sang germain la terre fume ; J'ai vu, chaque soir, dans la brume Passer l'image de Caïn !

III

« Ah! puissiez -vous. Seigneur, vous à qui rien n'échappe ^ Dans les clos dévastés découvrir une grappe,

Et dans l'ivraie un froment pur ;

A côté du crime superbe ,

Trouver quelque vertu sous l'herbe

Qui dérobait son front obscur !

« Et peut-être le Ciel, aux dix justes propice , Sauverait mon destin du sombre précipice

s'engloutit l'iniquité ;

Mais! ma dernière heure est usée... x

Et déjà l'aïeule est pesée

Dans les poids de l'éternité.

J. Ogier.

XXI

A UNE MÈRE A LA VEILLE D'UN VOYAGE

Il est sous le toit des familles Toujours un ange hospitalier Qui bénit autour du foyer Petits garçons, petites filles.

De ses enfants chers à son cœur En .songe il entretient la mère, Et lui montre la chose ainèrc Qui pourrait troubler leur bonheur.

294 .1. OGIER.

11 dit : « Du seuil de ta demeure Si tu dois f éloigner un peu , Trouve longue, longue chaque heure Qui te sépare de fadieu.

a Brûle de retrouver la lèvre Qui te cherche soirs et matins, Les jeux dont l'absence te sèvre, Les chants et les ris enfantins.

« Brûle, à Theure des crépuscules, De leur conter, sur tes genoux. Le trait qui les trouve crédules Et qu'à redire ils sont jaloux.

« Reviens dresser leur main novice A tracer des signes de croix ; Reviens leur dépeindre le vice Laid comme la Lête des bois.

« Reviens ! Mais , pendant ton absence, Ne garde pas trop de souci ; Je te rendrai leur innocence, Leurs ris, leurs cheveux blonds aussi.

« Et ne crains pas ! L'ange mon frère Qui veille au pas des voyageurs Brisera la pierre contraire Qui fait choir aux sentiers trompeurs. » J. Ogier.

IGNACE BILLO. 295

XXII LES CHALETS D'ENLAU

Sur les pas des chasseurs , quand le seizième automne

Suspendait à mon front sa plus paie couronne ,

De la Tournette, au pic rival des monts géants.

Que j'aimais à gravir les rapides versants !

Je montais admirant, de cime en cime ardue,

Du mobile horizon la croissante étendue;

L'herbe qui jaunissait aux flancs du dôme altier ;

Les méandres sans fin du sauvage sentier ;

Les extrêmes forêts sombres et murmurantes ;

Sur les rochers moussus les fleurs bientôt absentes ;

Puis à l'entour joyeux des grisâtres chalets ,

Les vaches au front noir, aux longs regards distraits,

Laissant aux doigts brunis des robustes bergères

Ce lait ombré d'azur qui des mornes bruyères

Retient l'âpre saveur et l'ambre appétissant.

Chalets hospitaliers! Quand In jour décroissant,

La fatigue du corps , l'approche d'un orage ,

Ou la séduction d'un charmant paysage,

Du repos m'invitait à goûter la douceur,

Je trouvais sous vos toits la paix et le bonheur,

Et la gaieté toujours aux chaumières fidèle.

Du rustique banquet le bois fait la vaisselle : Nos modestes vins blancs des collines d'en bas. Pour exciter l'esprit, pour dorer les repas, Y montent seulement aux jours des grandes fêtes ; Mais ce lait écumeux, ces coupes si bien faites.

296 IGNACE BILLO.

Enchantent mes regards et me font oublier Le Syllery menteur que produit l'atelier. Nos cristaux éclatants et nos riches calices. Qui du pain noir au lait ne fera ses délices? Le vin donne l'ivresse et l'eau porte à l'ennui ; Mais, sans laisser d'effet aussi triste après lui. Le laitage des monts, simple et candide chose, A la plus douce joie, à la paix vous dispose. 0 festins du chalet, chers à mon souvenir! Tous nos vœux éloignaient l'heure de vous finir ; D'ingénieux relards, prolongeant la veillée. Sous le charme tenaient la joyeuse assemblée : C'étaient de longs récits, de merveilleux exploits. Qu'un chasseur redisait pour la vingtième fois. Nous dépeignant l'isard fuyant vers les abîmes, A travers les glaciers, sur les plus hautes cimes, Sans lasser du chasseur l'étrange passion. Malheur au chamossier que prend la vision ! Un cor éclate au loin. Oh ! bien loin sur la neige... C'est le chasseur damné que précède un cortège, Une meute d'aiglons à la chasse dressés : Le damné, rouge et noir, avec des cris pressés Et de longs hurlements infernaux, les anime. Leur désigne, en riant, le chasseur pour victime. Malheur ! malheur à lui ! s'il n'a plus au chapeau L'humble rameau pascal, effroi des nains de l'eau. Des sylphes des forêts , de l'ange au vol immonde. De l'âme qui revient des feux de l'autre monde ; Il sera dans les airs par la meute emporté ; On entendra, la nuit, sous son toit déserté. Une ombre lamentant, d'une voix désolée. Ses os, dans le désert, sans croix, sans mausolée. Oubliés et laissés à la faim des vautours... Un gracieux roman, de suaves amours,

IGNACE BILLO. 297

Aux funestes récits, diversion touchante. Succède et nous redit comment la fée Urgante , Du plus beau des bergers éprise, un soir d'été. Renonça pour l'aimer à Timmortalité, Pour la dernière fois usant de sa puissance , Entr' ouvrit les rochers, et, d'une grotte immense Livrant à ses désirs les trésors merveilleux , L'eût fait en un clin- d'oeil aussi riche qu'heureux Si, docile aux avis de sa belle maîtresse. Le berger y puisant avec plus de sagesse. Au butin déjà pris n'eût voulu joindre encor Du prince des Zervands le diadème d'or. Diadème doré, dont le poids fatidique En un puits l'entraîna. Plus d'une fable antique Des chalets fait ainsi depuis cent ans le tour. Variée, embellie et croissant jusqu'au jour Où, des sujets tombés dans la commune voie, Quelque auteur se lassant, aux monts de la Savoie, S'avisant de chercher un genre plus nouveau , Fasse d'un caillou brut un diamant si beau,

Epopée ou roman, histoire, idylle ou drame, Que le monde étonné chef- d'œuvre le proclame !

Quand, le long des récits de furtifs et doux jeux , Cause de ris charmants ou de ris anxieux.

Parfois l'interrompaient aux plus gentils passages. Notre conteur malin s'en prenait aux plus sages ; Et, au dernier couplet de son vieux fabliau, Il entonnait, et tous en chœur reprenaient Vyau! Puis, aux accords plaintifs du ranz de la vallée. On s'endormait, couché sur la fraîche feuillée.

Au premier chant du coff, à ma couche de foin. D'un bond je m'arrachais, d'un autre j'étais loin,

298 IGNACE BILLO.

Me hâtant de gravir, avant Taube nouvelle, Le dôme recouvert d'une glace éternelle ; Et de là, contemplant les lointaines cités , Reconnaissant lespieux que j'avais habités. Témoins de mon bonheur, asile de mes peines, Des grands fleuves suivant la course dans les plaines. Du soleil j'attendais ce magique rayon Qui, le premier, l'annonce à Tadmiration. Quand l'aurore, glissant de montagne en montagne, D'un rose harmonieux nuance la campagne Et fait étinceler, comme des diamants, La cime des clochers, le bord des toits fumants. Nos lacs , miroirs d'azur l'étoile se mire , Et le splendide éther le poète admire D'un sublime infini la vague profondeur. Du brillant horizon mesurant la grandeur, Le soleil au lointain commence de paraître : Un souffle caressant vous flatte et vous pénètre , En prodiguant la vie à vos sens enchantés ; Enivré d'un air pur, inondé de clartés. On ne sait quel espoir, quelle force inconnue Vous soulève et vous dit : « L'heure enfin est venue De remonter aux cieux d'un élan éperdu. » Pour moi, qu'un faible instinct retenait suspendu Entre l'immense espace éclatant de lumière Et les hymnes d'amour qui montaient de la terre. Je me sentais ravi sur un autre Thabor ; L'enchantement du vide attirait mon essor. Et si j'eusse entendu quelque fatal génie Me crier comme à Faust : « Enfant de l'harmonie , La fleur de ta jeunesse! et ce monde est à toi!... » Amis! qui n'a rêvé d'avoir un monde à soi! 1er octobre 1847.

Ignace Billo.

CHARLES-JOSEPH DÉRISOUD. 299

XXIII

UNE MÈRE

Il est un être sur la terre, Un être fort et gracieux, Dont l'héroïsme est un mystère, Et de qui l'âme tout entière Est aussi douce que ses yeux .

Lorsque le ciel , de l'existence Nous ouvre le seuil enchanteur, Cet être, d'un amour immense, Nous reçoit, à notre naissance, Des bras mômes du Créateur.

Sa voix est une mélodie , Son flanc , notre premier séjour. Son sourire, grâce infinie. Son sein , une source de vie , Son cœur, une source d'amour.

La douceur fait tout son empire : Tous les petits le savent bien; Dans son regard l'enfant sait lire, L'enfant comprend son beau sourire, A l'âge l'on ne comprend rien.

Au son léger de sa parole Notre cœur s'ouvre comme un lis, Notre prière qui s'envole Apprend, ii sa pieuse école. Le beau chemin du paradis.

500 CHARLES -JOSEPH DÉRISOUD.

Cet être, le plus grand sur terre, Parce qu'il est grand par Tamour, Cet être qui n'est que mystère , C'est la femme, c'est une mère. Un ange de ce bas séjour.

Charles- Joseph Dérisoud.

(Po«.)

XXIV

LE SOLITAIRE

Il passe inaperçu des enfants de la terre. Son domaine est de sable et son toit de granit. Ses amis sont oiseaux, son voisin est panthère. Il cache sa vertu sous ce roc solitaire. Comme l'aigle y cache son nid.

11 aime le désert à la voûte sereine; L'étoile est toujours pure à son ciel enchanteur. Les fleurs sont ses amours : des vents la fraîche haleine Emporte avec les vœux de son âme trop pleine Leurs doux parfums au Créateur.

Quand l'horizon du monde est chargé d'un nuage. Il n'éclate jamais sur son front sillonné ; Ses rêves sont bercés d'un orchestre sauvage ; Il est roi du désert, lui que la main de l'âge De cheveux blancs a couronné.

Charles -Joseph Dérisoud.

(Pccu.)

ANTOINE BALLY. 501

XXV

LES HIRONDELLES

PlàcB INÉDITE

L'automne avait jauni le feuillage du hêtre. L'orage des hivers précipitait ses pas, Et, triste sur le bord du nid qui la vit naître, Une jeune hirondelle ainsi disait tout bas :

« Adieu , berceau chéri de ma première enfance le bonheur un jour sembla me caresser. je vis, au travers d'un rayon d'espérance, Ma première heure commencer.

« Douces illusions!... Vous ne fûtes qu'un rêve Que le vent du malheur a bien vite détruit!... Ainsi s'évanouit, quand le soleil se lève, La fraîche vapeur de la nuit.

Vers de lointains climats, seule, hélas! je m'envole; Seule... Oh! combien j'ai peur! mais pourquoi donc partir? Près du nid maternel dont l'aspect me console. N'est-il pas plus doux de mourir?

« Seule... et lorsqu'à la fin d'une longue journée Mon aile de fatigue et d'ennui tombera. Qui, prenant sur son sein ma tête infortunée. De sa voix me consolera?...

302 ANTOINE BALLY.

« Seule... et qui m'offrira, sur la terre étrangère.

Le tribut consolant d'une tendre pitié?

Qui, du gecret fardeau de ma douleur amère,

Voudra supporter la moitié ? *

« Seule... Oh! j'avais pourtant une compagne aimante Dont l'âme tendrement un jour me consola... Mais, las! même l'amour du malheur s'épouvante... Je restai... ma sœur s'envola!

« 0 ma mère , pourquoi n'ai -je pas pu te suivre Lorsque vint te frapper la flèche du chasseur? Quel terrible destin me force à te survivre En éternisant ma douleur?

« Quelle heure dont mon cœur conserve la blessure! J'avais vu s'écouler l'instant de ton retour Et j'attendais encor la douce nourriture Qu'allait me choisir ton amour.

« Et mon père revint... Il était seul, mon père; Son regard était triste et son vol incertain. Et ma mère, lui dis- je, et ma mère, et ma mère?... Sa tête tomba sur son sein !...

« Je compris mon malheur! Dès lors pauvre orpheline , Mon père sembla plus ne vivre que pour moi ; Et lorsque je pus seule errer sur la colline Il alla dormir près de toi !

« Et moi j'ai vécu seule, et j'ai fui mes compagnes; Car devant ma douleur elles auraient souri ; Le jour, j'allais errer au sommet des montagnes, Puis je rentrais sous mon abri.

ANTOINE BALLY. 505

« Mais déjà des frimats tombe la blanche mousse , Et le froid aquilon vient presser mon essor , J'obéis à regret à l'instinct qui me pousse , Oh ! je voudrais rester encor !

« Adieu donc, doux berceau de ma première enfance, Adieu!... je vais traîner, sur des bords inconnus, D'un précoce abandon la trop longue souffrance... Oh ! si je ne te voyais plus !

« Adieu , vous qui dormez sous le gazon champêtre , Adieu , que le repos à vos ombres soit doux ; Et lorsque reviendra Theureux printemps, peut-être Je viendrais dormir près de vous !

« Adieu!... » Long fut l'hiver qui flétrit la nature. Le nid fut dégradé par Tongle des frimas , Et, lorsque le printemps ranima la verdure, Près des siens Thirondelle, hélas! ne revint pas!

Antoine Bally.

304- p. -G. DREVET.

XXVI

LE BOURSICOTIER

Depuis plus de trente ans j'exerce, Dans Tun des bazars de TEtat, Le plus joli petit commerce Que jamais mortel inventa. En voyant tout Tor que j'y gagne, Devinez quel est mon métier?

Vous êtes régente d'Espagne * ?

Non pas, je suis boursicotier.

Je vends, j'achète, je tripote; Sur tout je lance mon harpon. Si jamais la vertu se cote. J'en retiens d'avance un coupon. En voyant tout l'or que je brasse. Devinez quel est mon métier?

Vous êtes peut-être homme en place?

Non pas, je suis boursicotier.

Avec orgueil je puis le dire, J'ai félicité tour à tour Royauté, république, empire. Dès qu'ils étaient les dieux du jour.

On sait que Marie-Christine aimait beaucoup les opérations de Bourse.

p. -G. DREVET. 305

En voyant les sacs que j'éventre, Devinez quel est mon métier ?

Vous êtes député du centre ?

Non pas, je suis boursicotier.

Si d'une lutte celossale J'affronte jamais le hasard. J'irai bien vite, après Pharsale, Vendre mon épée à César. En voyant Tor qu'à moi j'attire, Devinez quel est mon métier ?

Vous êtes maréchal d'empire ?

Non pas, je suis boursicotier.

Autrefois, j'ai bonne mémoire, Sous les traits d'un juif matador, J'ai souvent célébré la gloire De notre infortuné Veau d'or ; Aujourd'hui qu'il renaît en Gaule, Devinez quel est mon métier?

Mon ami, vous n'êtes qu'un drôle.

Non pas, je suis boursicotier.

P. -G. Dkevet.

306 p. -G. DREVET.

XXVII

LE DOGUE ET LES DEUX SOURIS

Un dogue dont le cœur avait mis son logis

Aux régions de la colique.

Fit rencontre de deux souris Plus maigres qu'un rentier en temps de république.

« Ah ! par mes maux laissez -vous attendrir. Lui dit Tune des deux; jetez-moi quelque offrande. «

« Je n'aime point à secourir Le mendiant qui me demande ,

Répondit le mâtin : laissez -moi le repos. »

La seconde souris, entendant ce propos.

Lui dit : « Morf bon seigneur, croyez que de ma vie

Je n'ai de demander eu seulement envie. »

« Eh bien! lui riposta le chien, Ma joie en est d'autant plus grande

Que je n'offre jamais rien A qui rien ne me demande. »

C'est à vous, chers enfants, que j'adresse ces vers. Fuyez l'exemple affreux de ce dogue pervers. Et, lorsque vous verrez un fils de la misère. Souvenez -vous que Dieu fut pauvre sur la terre.

P. -G. Drevet.

\

OCTAVE DUCROS. 307

XXVIII

UNE VALLÉE DES ALPES

Non, tu n'as rien perdu de ta fraîcheur première; Nul pied n'a sur ton sol secoué la poussière Qui de ce monde impur a flétri la beauté : Le fils de l'étranger jusqu'à présent t'ignore ; Par ses mille regards son œiî n'a point encore Profané ta virginité!

Tes fleurs ne craignent rien que le vent de l'orage : Sur les bords de tes eaux l'églantine sauvage Du creux de tes rochers s'élance librement, Et penche avec orgueil ses corolles joyeuses Que mouille, en caressant leurs toiiiles gracieuses, La blanche écuràe du torreut!

Tes lacs dorment en paix sur tes paisibles cimes; L'homme n'en a jamais sillonné les abîmes; Nul bruit ne vient troubler leurs bords silencieux; Ils n'ont rien reflété des choses de la terre, Mais, voisine du ciel, leur onde solitaire Revêt l'azur brillant des cieux!

Salut! humble séjour de l'anticiue innocence! Salut ! terre fidèle à ta sainte croyance ! Oh! combien l'œil se plaît à parcourir Ion sein , partout il rencontre une image divine. de chaque passant le front pieux s'incline Devant la croix, sur le chemin!

308 OCTAVE DUCROS.

J'ai vu, le soir, après la pénible journée, La nombreuse faïuille ensemble prosternée, Par la voix des vieillards implorer le Seigneur, Et les airs réjouis du bruit des saints cantiques Qui s'élèvent du sein de tes hameaux rustiques Ainsi qu'un hymne de bonheur!

J'ai vu le peuple entier sous les saintes bannières, La Vierge, à chaque seuil, protégeant les chaumières, Par d'indigentes mains le malheur adouci, La foi dans tous les chœurs, Dieu dans chaque pensée, Enfin tout ce qui dit : « La sagesse insensée Jamais n'a passé par ici! »

Elève, élève donc vers la voûte azurée Ton front dont la blancheur ne s'est point altérée ; Qu'il est noble et brillant dans l'éclat d'un beau jour! L'aurore à sa beauté ne voit point de rivales, Et le soleil rougit de teintes virginales Ce front qu'il baise avec amour !

Sa couronne a pour fleurs de chastes violettes, Mais larges, mais levant leurs ravissantes têtes. Osant livrer enfin leurs parfums au zéphyr ; Courage ! humble vertu de la pauvre vallée ; Tu restes ici -bas inconnue, isolée.

Mais Dieu sait tu dois fleurir !

Octave Ducros {de Sist).

J.-L. GRIVAZ. 509

XXIX

LE DEPART

En vain mon pied s'attache aux chemins du rivage, Comme un liomme englouti dans le courroux des flots Serre avec désespoir la planche du naufrage Avant de s'endormir dans le blême repos : Je songe si l'oubli s'est glissé dans mon âme Et ne m'a point privé d'un sourire de femme, Du baiser d'un ami, dernier vœu de bonheur!... Vain détour, pour donner une heure à sa patrie, Pour prolonger le cours d'une amère agonie... L'on n'oublie au départ que la gaieté du cœur.

La voile se déroule au souffle de la brise. La poupe hors des flots se hâte de sortir. Le vaisseau se balance et l'onde se divise, L'ancre se lève, il faut partir.

Mon front s'est assombri d'un crêpe de tristesse

Plus noir que les vapeurs dont s'entoure minuit :

Des flots tempétueux as- tu peur de l'ivresse?

Ton cœur n'aime- 1 -il plus la vague qui bruit?

Oh! j'aime l'Océan immense et solitaire;

Et la fleur de l'espoir, féconde et printanière ,

Parfume dans mon sein le bonheur du retour ;

Mais le retour rend -il la suave couronne,

La verdeur du printemps sur le front de l'automne,

Les roses du matin sur le déclin du jour?

310 J.-L. GRIVAZ.

La- voile se déroule au souffle de la brise, La poupe hors des Ilots se hâte de sortir. Le vaisseau se balance et Tonde se divise, L'ancre se lève, il faut partir.

Adieu, ma maison blanche; adieu, verte colline.

Bois, retraite de Tombre, asile de Tamour,

Vallons, torrents, lacs bleus, longs sentiers d'églantine.

Montagnes au matin ruisselantes de jour !

Et vous tous qui restez dans l'antique demeure.

Près du large foyer dont la lumière effleure

Le genou passager de plus d'un pèlerin,

Serrez -vous sur mon cœur; parfois dans votre veille.

N'oubliez pas celui qui voyage ou sommeille

Sous le saule ignoré de quelque bois lointain.

La voile se déroule au souffle de la brise, La poupe hors des flots se hâte de sortir, Le vaisseau se balance et Tonde se divise. L'ancre se lève, il faut partir.

J.-L. Grivaz.

PIERRE -ANTOINE NAZ. 511

XXX

JADIS ET AUJOURD'HUI

LE PROCES DES PERRUQUES

Jadis, Messieurs, on prisait fort Homère, Chantre fameux des héros et des rats ; Nos bons aïeux déploraient sa misère. Rêvaient Ulysse errant sur Tonde amère, D'Hector, d'Achille exaltaient les combats ; On s'animait à son hymne guerrière. Mais aujourd'hui l'on en juge autrement, Et son recueil, bien plus que centenaire. N'est qu'un trésor d'inutile agrément. Vers le nouveau la tendance est entière ; Chacun se mêle et d'en dire et d'en faire; Le siècle est tel, tel est son engouement.

Auteurs du temps passé, votre cause est mauvaise;

Laissons-les, nous dit-on, sommeiller à leur aise; Quiconque est vieux est déjà mort; Les perruques ont toujours tort.

Jadis, en tas, devant toutes boutiques, Chez les Barbin , le^ Ribou , les Coignard , On admirait les beaux in-douze antiques Environnés des acheteurs classiques Qui recherchaient les chefs-d'œuvre d«; l'art.

512 PIERRE -ANTOINE NAZ.

C'eût été , lors , horrible sacrilège pe mépriser la docte antiquité. Mais de nos jours, au sortir du collège. Tout jouvenceau, fier de sa liberté, Mieux que l'auteur de VAlmanach de Liège, Sait s'arroger le petit privilège De dénigrer tout, fors la nouveauté. Auteurs du temps passé , votre cause est mauvaise ; Laissons- les, nous dit-on, sommeiller à leur aise; Quiconque est vieux est déjà mort; Les perruques ont toujours tort.

Nos devanciers en goût, comme en cuisine. Avaient jadis leur propre opinion ; Sans secouer le joug de la routine. De cette heureuse et douce discipline Chacun, chacune harmonisait le ton. Mais aujourd'hui l'étranger vous domine , Et rien chez nous ne peut paraître bon S'il n'est Anglais ou Germain d'origine. Qui de nos jours veut du nectar des Grecs? Il est trop vieux. Ce qu'un amateur goûte. C'est le Klolpstock, le Lessing, la choucroute. Et puis Schekspir, Byron et les biftecks.

Auteurs du temps passé, votre cause est mauvaise;

Laissons-les, nous dit-on, sommeiller à leur aise; Quiconque est vieux est déjà mort ; Les perruques ont toujours tort.

Jadis on vit la tragédie en larmes D'Œdipe-Roi, d'Ajax, d'Agamemnon, Sur le théâtre exprimer les alarmes; Pitié, terreur, tout avait de doux charmes. Tout respirait le parfum d'Hélicon.

PIERRE -ANTOINE NAZ. 315

Mais aujourd'hui Ton a changé de mode ; On ne fait plus que l'opéra bouffon , Le drame noir, le ballet, l'épisode par la forme est emporté le fond. Leur auteur vole aux gloires les plus belles , Aux rêves d'or, aux couronnes nouvelles : Un succès fou l'attend à Charenton. Auteurs du temps passé, votre cause est mauvaise ; Laissons- les, nous dit -on, sommeiller à leur aise: Quiconque est vieux est déjà mort; Les perruques ont toujours tort.

Chez nos aïeux', la raison toute seule

Heureusement persuadait les cœurs:

Singeant sans fard une foule bégueule.

Et la broyant sous une même meule.

Plus d'un Ménandre esquissait temps et mœurs.

Mais aujourd'hui les plus niais Jocrisses

De maint Crispin et de maint Florimond

En grimaçant redisent les malices ,

Sans invoquer mons Phébus- Apollon ;

On aviht les tréteaux de Thalie,

Croyant de droit prouver que la folie

D'autorité vaut mieux que la raison. Auteurs du temps passé , votre cause est mauvaise ; Laissons -les, nous dit -on, sommeiller à leur aise; Quiconque est vieux est déjà mort ; Les perruques ont toujours tort.

Jadis il fut une heureuse manie D'idolâtrer les Grecs et les Latins ; On leur trouvait le reflet du génie , Le sentiment, le style et l'harmonie; Ils nous guidaient à d'immortels destins.

514 PIERRE -ANTOINE NAZ.

Mais aujourd'hui, toutes muses coquettes, Abeilles d'or poursuivant maint frelon. Pour diamants, pompons, bals et toilettes, Repoussent loin ces auteurs de renom : On aime mieux s'occuper de bluettes , Et fredonner petites chansonnettes. Et se borner au succès de salon. Auteurs du temps passé , votre cause est mauvaise ; Laissons-les, nous dit-on, sommeiller à leur aise; Quiconque est vieux est déjà mort ; Les perruques ont toujours tort.

Pierre -Antoine Naz.

EUGÈNE DESSAIX. 345

XXXI

A L'AUTEUR DE LA COUPE DE L'EXIL

Mais il restait des cœurs sensibles à tes peines!

Il en restait encore attachés à tes pas!...

Innocente victime ! enfin tombent tes chaînes.

Ton esprit fut bien grand, tes forces plus qu'humaines,

Pour plaindre et pour aimer ceux qui ne t'aimaient pas!...

Car j'ai lu dans tes vers de sublimes louanges! Poète, de la tombe au jour ressuscité! J'ai compté tes douleurs , pesé tes maux étranges ; Et, sous des ailes d'or, j'ai vu des pieds d'archanges Te frayer un chemin vers l'immortalité.

Mon âme a palpité d'une pensée amère , Alors qu'elle entendit tes sanglots si touchants. Exilé! je t'ai vu demander, comme Homère, Au monde une patrie, à l'Europe une mère!... Et nul écho d'en -bas ne redisait tes chants.

Je t'ai vu soupirer un cri de funérailles , Un hymne qui déchire et mon âme et mon cœur; Et le dernier adieu sorti de tes entrailles, .\vec le désespoir au sein de nos murailles, Vint chercher une larme à l'ojil pur de ta sœur.

Je t'ai vu, quand la terre était sourde à ta plainte ; Lorsque l'homme tombé s'écriait : Dieu s'en va!... Implorer, à genoux au pied de la croix sainte, Une heure de repos, libre de toute étreinte, Une heure!... pour rester soûl avec Jéhova!...

316 EUGÈNE DESSAIX.

Je t'ai vu, morne et sombre, en face de Tabîme, Rêver un vol de flamme, et mesurer les cieux; Te pencher sur le gouffre, abandonner la cime; Et, dans ta chute immense, être enfin la victime De ton essor audacieux.

Je t'ai vu, toujours fier, renaissant des ténèbres, Secouer ton linceul au soleil radieux : Silence!... le passé veut ses voiles funèbres. Tu fis comme la foudre ; Elle remonte aux cieux.

Et toujours plus grandi par ta chute infinie, Ta tête dans l'espace a dépassé les airs!... C'est à nous d'expier ta cruelle agonie, D'effacer à jamais trois ans de calomnie. Et d'éteindre les maux que ton cœur a soufferts!...

A nous!... qui, sans pitié, de nos honteux blasphèmes, Avons brisé tes flancs et mutilé ton cœur ! A nous!... que sur nos fronts croulent tes anathèmes! Car il en reste encor, de ces sanglants baptêmes. Pour te venger du déshonneur!...

Car, pendant ton exil, qui, d'une main sincère.

T'a présenté l'obole et le pain du proscrit?...

Qui t'a dit : Prends courage! ami, je suis ton frère!...

Pour alléger tes fers quel être tutélaire

T'a crié : Me voilà!... Personne n'a rien dit!...

Et toi, silencieux, regardant ta patrie, Eden qu'en vain ta voix en tremblant appela. Berceau de ton bonheur tu reçus la vie. Tu te dis : Pour jamais dois -tu m'être ravie?... Je cherche le bonheur!... le bonheur était là!...

EUGÈNE DESSAIX. 317

Poète! dans mon sein ta coupe s'est vidée.

J'ai bu jusqu'à la lie à l'urne de tes pleurs ;

J'ai partagé le deuil de ton âme obsédée ;

Et mon âme dès lors se sentit possédée

D'amour pour tes vertus, d'eflfroi pour tes malheurs.

Alors que défiant la tempête fatale.

Ton luth retentit dans les airs. Devant ta marche triomphale, J'ai vu l'Océan , par rafale , Se retirer à tes concerts.

J'ai compris que la vague était bien moins amère , Qu'un proscrit rentrait aux foyers. Qu'un prince avait le cœur d'un père. Et que le simoun populaire Caressait de nouveaux lauriers!...

Va! tu peux être heureux, en brisant de ta foudre Tout ce que l'injustice avait pétri de fiel. La haine attend de toi que tu daignes l'absoudre, Au nom de la terre et du ciel !

Sois heureux!... l'avenir saura ta renommée. Aujourd'hui, c'est à toi de pardonner l'affront; Et le prince et le peuple ensemble te diront Qu'une plume en tes mains peut valoir une armée!...

Cliambéry, 14 janvier IHU.

Eugène Dessaix.

518 EDOUARD PIAGET.

XXXII

QUATRE-VINGT-TREIZE ET MIL HUIT CENT QUARANTB-HUIT AUX FRANÇAIS

A ia prise des Toileries, le peuple trouva dans la chapelle un magnifique Christ sculpté. Le peuple s'ai*- rêta et salua. « Mes amis, dit on élève de l'école, voilà « notre maître à tons. »

Le peuple prit le Christ et le porta solennellement à l'église de Saint-Rocli. « Citoyens, chapeau bas! Saluez le Christ, » disait le peuple; et tout le monde s'inclinait dans un sentiment religieux.

(_La Presse, n* do 27 février 1848.)

Encore une leçon! encore un roi tombé! Un aïeul tout blanchi qui va le dos courbé Sous le poids de l'exil , loi fatale et sévère ! ' Demander un asile à la terre étrangère. Peuples, laissez passer! laissez -les, laissez -les De Texil à pas lents parcourir les relais. A ces hautes douleurs n'ajoutons pas l'outrage. Que pas un mot amer n'afflige leur passage ! Ilélas ! d'assez de fiel leur calice est rempli ! Paix sur eux maintenant, pardon, silence, oubli !

Oh! que ce peuple est grand et beau dans sa vengeance! Jusque dans sa fureur brille l'intelligence. Quand on ose attenter à ses droits les plus chers; Quand un pouvoir aveugle et frappé de folie

EDOUARD PIAGET. 5i9

Croit les bras de ce peuple et son âme engourdie, Au point de méditer de lui donner des fers ;

Quand on laisse abaisser le grand nom de la France,

Quand on laisse tomber, ô lâche tolérance!

Le sceptre de l'Europe aux mains de l'étranger ;

Quand on laisse crier, au despotisme en proie,

Tous ces peuples martyrs qu'on mutile et qu'on broie,

Qui meurent en disant : « France , viens nous venger !

Ce peuple alors s'éveille, il s'indigne, il se lève! Tout pavé devient arme et tout fer devient glaive. Comme un jouet un trône éclate sous sa main. Il lui suffit d'un jour de combat dans la rue Pour replacer la France, hier encor déchue, A la tête du genre humain !

Puis, quand tout est fini, quand il s'est fait justice,

Il s'en va glorieux de^quelque cicatrice.

Le visage de sang et de poudre terni ;

Et, sans songer qu'il vient de remuer le monde.

Il rentre en son repos et dans sa nuit profonde.

Comme un sublime acteur dont le rôle est fini.

Peuples, n'écoutez pas ces détracteurs parjures Qui, dans l'ombre semant leurs stupides murmures. N'ont pas encor compris que le peuple a des droits, Et, pour jeter l'effroi dans les âmes timides. Vont sans cesse évoquant, dans leurs discours perfides. Le spectre de nouante -trois.

Non , non , ne croyez pas ces bouches mensongères.

Ces jours sont loin de nous, ces jours qu'ont vus nos pères,

320 EDOUARD PIAGET.

de la France on vit les fils s'entr'égorger ! Epoque dont Thorreur épouvanta le monde ! Et qui fut cependant si grande et si féconde Qu'on ose à peine la juger;

Ces jours, Ton traînait les martyrs au supplice, sur la terre avait cessé le sacrifice. Dieu, proscrit partout,- n'avait aucun abri; Où, jusqu'au sanctuaire osant porter l'outrage.

L'impie, en son aveugle rage. Reclouait de nouveau le Christ au pilori !

Ces jours sont loin de nous! laissons -les à l'histoire. Qui pèse en sa balance et le crime et la gloire. Quant à nous, saluons, peuples, avec bonheur, La jeune Liberté, la Liberté nouvelle. Qui du ciel aujourd'hui descend, vierge immortelle. Prenant pour piédestal les autels du Seigneur.

III

Oh! non, plus de crainte inutile! L'avenir s'ouvre pur et beau. Les Marat, les Fouquier-Tinville, Ne sortiront pas du tombeau. Plus d'échafaud, plus de victimes! La Liberté, pure de crimes. Féconde en dévouements sublimes, Sur le monde reconnaissant Lève son sceptre pacifique. Et , comme sa sœur d'Amérique , N'a pas sur sa blanche tunique Une seule tache de sang.

EDOUARD PIAGET. 321

On respecte le sanctuaire, Et, comme toujours, vers le ciel Fume fencens de la prière ; Le prêtre en paix monte à l'autel , Plus de blasphème au culte antique; Nous avons vu, spectacle unique! La lutte d'un peuple héroïque. Lion terrible dans le feu! Qui, modéré dans sa victoire, Exemple auguste pour l'histoire ! Sachant ce qu'il doit à sa gloire, Sait aussi ce qu'il doit à Dieu !

IV

Quand l'émeute aux bruits sourds , qui ne sort des ténèbres Que lorsque le tocsin roule ses glas funèbres, Comme un dogue effrayant vient au signal compris, Quand l'émeute, sortant naguère de son ombre, Déroulait ses anneaux tortueux et sans nombre. Le long des faubourgs de Paris ;

Quand à ce cri fatal du peuple : « Aux Tuileries! » On voyait fuir le long des hautes galeries , Roi, princes éperdus, courtisans et valets; Et que, plein de rumeurs, l'océan populaire, Tumultueux, terrible, écumant de colère, Montait les marches du palais ;

Quand la foule, inondant les somptueuses salles. Brisait, dans sa fureur, les dépouilles royales. Chefs-d'œuvre d'art, lambris dorés, meubles sans prix, Et trône et sceptre d'or dévoués à riujure... Comme pour outrager la royauté |)arjure Jusque dans ses derniers débris !

522 EDOUARD PIAGET.

Du Christ, Dieu du pardon, Tauguste et sainte image Apaisa les transports de cette aveugle rage , Comme un flot en courroux soudain pacifié. Et ce peuple, au milieu de son œuvre acharnée, Tombait à deux genoux, la tête prosternée. Devant le Dieu crucifié !

A ce spectacle , on vit les sinistres nuages Qui sur la France en deuil suspendaient leurs orages. Du ciel rasséréné disparaître et s'enfuir ; Et , soudain consolé , Tange de Tespérance Etendit de nouveau ses ailes sur la France Pour Tadmirer et la bénir!

Oh ! que ce peuple est grand et beau dans sa vengeance ! Jusque dans sa fureur brille Tintelligence. Implacable et terrible à venger un affront. Il n'est pas de tyran ni de joug qui le dompte. Ce n'est que devant Dieu, que, sans crainte et sans honte Il croit devoir courber le front ! Cliambéry, mare 1848.

Edouard Piaget.

ANTONY DESSAIX. 323

XXXIII

LE MYOSOTIS

Avez - vous vu dans la prairie Cette petite fleur d'azur, Qui s'étale en gerbe fleurie Au bord du ruisseau calme et pur? Elle pousse sans qu'on la sème. Et cependant elle est l'emblème D'un sentiment qu'on sème au cœur. Se souvenir, vous dit la fleur, Se souvenir, c'est le bonheur.

Que le soleil dessèche l'herbe Et brûle les fleurs du vallon , Vous voyez la rose superbe Pâle et morne incliner son front. Plongeant ses petits pieds dans l'onde Et portant haut sa tète blonde , Le myosotis n'a pas peur. Se souvenir, vous dit la fleur, Se souvenir, c'est le bonheur.

Que Teau du ciel couvre la plaine Et ravage tous les jardins , Vous voyez mourir la verveine Et s'étioler les jasmins.

524 ANTONY DESSAIX.

Son œil bleu, dans Therbe toufTue, Demande abri contre la nue Au souvenir d'un jour meilleur. Se souvenir, vous dit la fleur, Se souvenir, c'est le bonheur. Mai 1859.

Anton Y Dessaix.

(Les BAiciriutBS.)

J.-B. TRESAL. 325

XXXIV

LA TEMPÊTE

L'horizon s'obscurcit , le vaste Océan gronde. Du rougeâtre lointain des pôles ébranlés. Les nuages tonnants roulent amoncelés. Des bords cimmériens le terrible génie Aborde, en rugissant, la flotte réunie. Son front, ceint de frimas, s'élève jusqu'aux cieux; Une flamme électrique étincelle en ses yeux ; Au fond de l'Océan ses pieds touchent la terre. Son regard, c'est l'éclair; sa voix, c'est le tonnerre; Son cortège, la foudre et les noirs ouragans. L'effroi des nautoniers et l'espoir des vaguants ! Dans son ardent courroux le colosse s'écrie : « Téméraires mortels, redoutez ma furie ! Profanes, croyez-vous, enflés d'un vain succès. Vous ouvrir en ces mers un si facile accès? Bientôt vous apprendrez, insensés Argonautes, Que jamais on insulte impunément ces côtes. Oui , seul j'ai sur ces mers l'empire du trident ; J'en interdis l'abord aux peuples d'Occident. De mes ordres sacrés redoutables ministres , Tromlies, grMe, ouragans, vagues, typhons sinistres. Engloutissez soudain dans vos noirs tourbillons Cette flotte insolente et ses vains pavillons. » 11 dit : du sein de l'onde un effroyable gouffre Vomit des flots ardents de bitume et de soufre.

326 J.-B. TRÉSAL.

S'élevant jusqu'au ciel, ce déluge enflammé Tombe en gerbes de feu sur les vaisseaux d*Amé. L'air siffle avec fracas à travers les cordages; Les lames en courroux font gémir les bordages ; Les voiles , les haubans , les vergues , les huniers , Frappent de leurs débris les pâles mariniers. En sillonnant au loin les ténèbres profondes, Le serpent des éclairs semble embraser les ondes , Et servir aux Croisés de funèbre flambeau , Qui leur montre Tabîme et Thorrear du tombeau. Tout tremble ; Amé lui seul, sublime caractère! Grand comme le danger, pieux, rien ne Tatterre. Cependant un prélat, calme, ardent de ferveur, Incliné sur l'hostie, implore le Sauveur. Le ciel s'ouvre à sa voix , et du saint sacrifice Sa prière s'élève aux pieds d'un Dieu propice. Sa bouche a prononcé le mot sacramentel ; Le pain n'est plus ; le Verbe est présent sur l'autel. 11 exauce son prêtre. Ouragans, mers, silence! Vagues, trombes, typhons, tombez en sa présence! Soudain le roi du jour, sous le ciel le plus pur. Montre son sceptre d'or sur son trône d'azur. Aux cris de désespoir, de terreur, de détresse. Succède un doux élan de pieuse allégresse. L'armée avec transport rend grâce à l'Eternel ; La voix des flots s'unit au concert solennel.

J.-B. Trésal.

(L'Amédbidb, poème.)

PIERRE MOXTAGNOUX. 5Î7

XXXV

L'APOTRE DU CHABLAIS FRAGMENTS

La nuit avait couvert la plaine de ses ombres , Et le sommeil versait ses baumes enchanteurs : François seul ne peut pas en goûter les douceurs ; Il ne voit et n'entend que des fantômes sombres. Remplissant l'air au loin d'affreux et longs soupirs Qui viennent ajouter au feu de ses désirs...

Enfin, le jour se montre aux rayons de l'aurore, Et François, tout brûlant du feu qui le dévore, Au calice l'on boit l'oubli de tous les maux, A longs traits a puisé l'amour du sacrifice , Ainsi que les martyrs , au jour de leur supplice , Pour s'assurer la palme aux pieds des échafauds.

Le soleil colorait la cime des montagnes :

La barque du pêcheur fendait l'azur des eaux ;

La brise du matin parfumait les campagnes.

Et l'air retentissait du doux chant des oiseaux :

La nature semblait convier à sa fête ;

Mais l'apôtre était loin d'en goûter la douceur;

Ce Bosphore, si cher aux songes du poète.

N'offrait au cœur du Saint que glaives de douleur.

Du haut du parapet, au cliquetis des armes, François promène au loin des veux baignés de larmes

10

528 PIERRE MONTAGNOUX.

Il n'aperçoit, hélas! que des débris fumants s'agite et triomphe une horde ennemie ; Et son cœur se déchire, et, nouveau Jérémie, 11 fait de ses sanglots échapper ces accents :

« Est-ce donc là, mon Dieu! cette terre si belle? Eh quoi! la voilà donc en proie à Tinfidèle, Elle qui paraissait si prospère autrefois! Les voilà renversés ses reinparts de défense , Parce qu'elle a rompu son antique alliance : Triste et grande leçon aux peuples comme aux rois!

« Jérusalem, ô Chablais, ô Genève, Reviens donc au Seigneur, ta gloire et ton appui! Reviens sans plus tarder! Le jour de grâce a lui.

Soixante ans de malheurs sans trêve, N'est-ce donc pas assez pour t'apprendre aujourd'hui Que ce n'est pas en vain qu'on s'éloigne de lui?... »

Et, comme le Sauveur au jardin des olives. Il ressent l'aiguillon des douleurs les plus vives Et s'abreuve à longs traits dans le calice amer. Une froide sueur découle de sa face ; Ses sanglots étouffés résonnent dans l'espace, Comme le bruit des flots sur les bords de la mer.

Pierre Montagnoux.

FIN

TABLE

TABLE

dédicace 5

Introduction 7

Ducis (Jean- François ) 53

Monologue d'Hamlet 60

Vision de Macbeth 61

A ma Chartreuse en Savoie 62

Mon Portrait 64

Sur le mariage du Prince de Piémont avec

Clotilde de France 66

A mon petit Potager 68

Stances écrites par Ducis peu de jours avant

sa mort 70

Majstre ( Xavier de ) 73

Le Prisonnier et le Papillon 82

L'Auteur et le Voleur 85

L'Amitié des chiens 88

MouTHON (Félix -Marie -Emmanuel) 91

Un jour et une nuit dans les ruines de Tamié. 100

Dégradation de l'homme 104

L'Enfer 105

Acte d'amour 106

352 TABLE.

MiCHAUD (Joseph- François) 109

Le Printemps 114

Le Curé de village 116

Fin d'une belle journée de printemps lis

L'Ermite 121

Une Auberge 124

Blanc { François ^ 127

Fragments d'une Epître à Casimir Delavigne. 131

Invocation. 133

Les Adieux 134

Bernard ( Jenny ) 137

La Fontaine 142

Les Temps passés 143

Le Lac 144

Ma Nacelle 146

Le Papillon à la Rose 148

A M. Auguste de Juge 147

Thiollier ( Hyacinthe ) 151

L'Ouragan dans les Alpes 155

Le Chablais 156

Le Savoyard 157

La Savoie 159

A Silvio Pellico 160

Veyrat (Jean- Pierre) 163

AChilde-Harold 177

La veille du Poète 181

Un Lis au désert 185

L'Etrangère 186

Souvenir 189

Truffet (Benoît) 191

A Silvio Pellico 193

Le Chant du Barde 194

Chant patriotique 197

Callies (Jacques -Henri) 199

Souvenir des Amis morts 204

La Feuille et le Passant 205

Le Pèlerin 205

TABLE. 553

La Croix du village 207

L'Enfant et le Curé -208

Juge (Auguste de) 211

Le Lac de Genève 218

La Source du Salève 219

L'Incendie et les Récompenses 221

Le Rossignol député 221

Actualité 220

L'Enfant et le Mors 227

Chevrox (Marguerite ) 229

Corrigez - moi ( fragments) 235

La Percée du mont Cenis 240

FRAGMENTS

ET

POÉSIES D'AUTEURS VIVANTS

Replat (Jacques), La nouvelle année 21.'

Le Chevrier des Alpes 240

Un Petit Savoyard 247

Stances à Chavoires 2.50

Jacquemoud (docteur). Le comte Amé à Crécy 252

Le Combat 253

La Victoire 254

Plget ( Alfred ). Marguerite 250

Les Antony 258

L'Ange et la Fleur 260

OuGiER (Antoine). Au Christ 262

N'émigrons jamais, nous autres 264

Genoux (Claude). Promenade maritime 2C9

Amour et Vertu 272

Chaumont (Gaston de). Hommage à la Savoie 277

Les Deux Anges 279

Le Bonheur dans les larmes 28i

334 TABLE.

Jalabert (J.-B.-C). Les Frelons et les Abeilles 283

RoLLiER (J. - G.). Epttre sur la Poésie 285

Ogier ( J.)- Le Trente et Un Décembre 289

A une Mère, à la veille d'un voyage 293

BiLLO (Ignace). Les Chalets d'Enlau 295

DÉRisouD (Charles- Joseph). Une Mère 299

Le Solitaire 300

Bally ( Antoine ). Les Hirondelles 301

Brevet (P. -G.) Le Boursicotier 304

Le Dogue et les deux Souris 306

DucROS (Octave). Une Vallée des Alpes 307

Grivaz (J.-L.). Le Départ 309

Naz (Pierre -Antoine). Jadis et Aujourd'hui ou le Pro- cès des Perruques 311

Dessaix (Eugène). A l'Auteur de la Coupe de l'exil 315

Piaget (Edouard). Quatre-vingt-treize et Mil huit

cent quarante -huit 318

Dessaix ( Antony ). Le Myosotis 323

Trésal ( j. - B. ). La Tempête 325

MoNTAGNOux (Pierre). L'Apôtre du Chahlais 327

0

Annecy. Imp. de Cm. Biioet.

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PQ Philippe, Jiiles Pierre

1181 Joseph

P4.5 Les poètes de la Savoie

1865

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