L + 4 L “D s NÉPER * &, 24 AR eh at -à ET P LS eur D Rs CO 2x ere Et -2 = Aie in DLOGIEs PA | L'ESPRIT DES BÊTES VÉNERIE FRANCAISE ET ZOOLOGIE PASSIONNELLE. — — — ————— ——— — ———— ———— ——— —— ——— — ———" " —— © ——— Imprimerie Lange Lévy et Comp. , rue du Croissant, 46. L'ESPRIT DES BÊTES VENERIE FRANÇAISE ET ZOOLOGIE PASSIONNELLE Par A. TOUSSENEL, Auteur des Juifs Rois de l'époque. Si l'on n’eût écouté que ce que Dicu dit à l’homme, il n'y aurait jamais eu qu’une religion sur la terre, JEAN JACQUES, Ce qu’il y a de mieux dans l’homme, c'eit le chien, CHARLET, _. PARIS LIBRAIRIE SOCIÉTAIRE, rue de Beaune, 2, ET QUAI VOLTAIRE, 25, PRÈS LE PONT-ROYAL. 184%. Digitized by the Internet Archive in 2010 with funding from _ University of Ottawa http://www.archive.org/details/lespritdesbtesO0tous Dédicace. A MES AMIS CHARLES BRUNIER ET CYPRIEN DU MOTAY. A. Toussenel. FETES MT ES LOUE tasbaturs 55m 168 e86 Es rrves a & à 3 nl d i 2 LE ART = P . arrecCiititeo D PER" + - E ” ou mnt CR LL .%e 6$ +1 2 # | ALTO CHE EN à aa tnt Re R SE Se DA de arts DES tra . ; PT . x S a 4 ins fastants é Le L a - 7 Qu à j œ . "ñ À nr. . … | sribusñansfr «a « su - ? L { > h = us à + . [AS y …. - 7 er + n Ps : 4 CI] + 9e 'ÉPTETTT Are al”. Li + . 9 TT ue à ur YE en D | LL \ 4 D ñ“ LC Le: É NN PL 4 21 d AL ci dre, PT, VIP: Je 2 Ps) DT" TABLE DES MATIÈRES. AVERTISSEMENT des ÉUIENrSS 1 ere ts INR NE die cc nt cotiotinneb o Introduction. But de l'ouvrage. Définition de la bête....,...,,..,,.... St 5e 0 peu ianée sou drueanvba ses Théorie de la gamme passionnelle.,.,..,.,,...,.,,.s.,,., Histoire des malheurs de la Terre......,,... Etee \ancadr es Explication de la Chute. | Mort de la Lune. Ses conséquences désastreuses. Lacunes de la dernière création (n° 3). Théorie de la classification universelle des sciences. .......,.. Des amours et des arômes typiques des planètes, et des domi- nantes passionnelles des créations d’icelles....,,...,.,,.,. Des crimes et des erreurs de la science civilisée.. .....,,.,.,. Nécessité urgente de refaire l’entendement humain....,.,.... De l’Arithmétique et de la Géométrie passionnelles. ..,..,.... Absurdité du système décimal... ..........ossasssesosseses. La rose double et la carpe de Sologne donnent la solution du proEme do Mallhus..…..,.... ses. n.e RIT Questions d’astronomie et de politique transcendantes. ....... . HRÉONPIUS Sections COMIQUES.... . . eos 0 o o e à » 010 0 e Raisons de l’accord parfait du la avec le mi..,.,,...,,,,.,,, XI XV 32 46 48 54 ÿ2 53 57 vitl TABLE DES MATIÈRES. M. Leverrier ne connaît pas l’odeur de sa planète....,,,.,... 58 ns oronr 06 Liane RE Ed nueunn ee sue > SO 64 Du rôle de l'électricité dans la nature...................... ibid. Des passions des minéraux et de l'amour brûlant du potassium Por TONY ee es me mieitte te don Me TT 63 Bone des Hé RER sa à Le ot dE 1 00 co 0 65 Histoire intéressante de deux vignes contrariées dans l’essor de leur dominante pasionmelle.. ............::,... 00 69 L'analogie passionnelle triomphe sur toute la ligne...,...... 70 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. CHAPITRE PREMIER. De la chasse et de son influence, etc..........,........... AE: à CHAPITRE II. La France européenne ; ses climats; ses productions diverses ; mœurs dé ses habitants.…..1 HALLEAELL. nu LOS 100 Des sept fléaux limbiques de la chasse.........,........ 110 Des vins et du gibier de France. ....:...:.....:..- 04 115 De la femme francaise et de la coquetterie. .............. 147 La Vénus de Milo et la Vénus de Paris.................. 149 Du mobilier zoologique de la France. Sa grandeur et sa décadence...’ :14:..%.:520 200 NP 128 Tous les mammifères français... ................::...: 137 CHAPITRE II. Des animaux ralliés à l’homme..............,....,........ 143 AUXILIAIRES : POS IT TT pts tn En p.> Sutra s «se ST 4144 LOCHOVAR. ss vu en se cause à ES 179 | À: RPM ERP RP RRE TPE EM 19 Le MMlet 2. CR 194 Le taureau-ÿache. .....:., 0e 197 D Oo nes ee 8 edit à nee set) ARS Le re. ; TABLE DES MATIÈRES. DOMESTIQUES : LÉO /porc.-. fe SEE : Piece Shrue- Pebonc-chevre eee eco . BG AROUBE-DreDIS- 2 08 à à à à eo ed 0 AS LR LUN EAN. sé -cesomeses sun se 9.500 PO CADIASS eme ns ocre AE CHAPITRE IV. Des bêtes qui ne se chassent pas.........,................. Des ehériISSONs: 445848 mas 8e: SLA US à à © a ac es AUOT Emaupe::::-i... RENTE Éd lrismmerert ANT, 2 FA musaraigne. . cé... soccer rec ucesesoseunee de Le desman........ ssronpen sels se PE En ee le rat... re nes D ut TE CC CRE AU SE Penhamster ........... MR ass RES ee A MR AMIONE Se. ee Solo ere 2 eteie e 6 de 25 0 0 0 ROC ste LL ET 10 TAROPRRNSPNRNENERR PIS ss ers haie NRA RS SR Les chéiroptères (chauve-souris).......... SR ET SE . CHAPITRE V. bêtes qui se tuent et ne se chassent pas......,.. sie Les ruminants des glaciers............,.,, RES Re Le bouquetin. — Le chamois. — L'isard................ Dnquiion. 5... e.rre. = Lelyex. EC ee er PNR 2 PNR piAnie.................0 a A evo ei) ti LEON TE RS RE ee to ar RON ER Peer nat em Re deb CRVISON AS Ce eu cris ae ee TERRIER ER 227 D a rde da de Mare Du PRÉ Rs dee Sacs = LE OUT 8 NET SOS AP Re EE CN PIE Be castor... ... HAE EE Sn SIeLE Ua e 0 oNt Tee AE cie : ER Re qe à de a L'écureuil.…....… x TABLE DES MATIÈRES. CHAPITRE VI. Lecourre ...... done nsc sésis5sesss Ésdécoos se 305 Lo-HANrR., co ons css ao dtbes ses sue .. ibid. Lo 3000... ea0x br ouis dés NUS Tl c 319 LME ARE SEE RARES RÉ 325 Le AE REP E PCR . 344 Chevreuil..... SR done nd cs ls CCS SRE 345 Le Resa: PTTII LITE PT LIT TEL so... 304 Le lp. ce. TR Do. 12650848 371 Le renard. ....,. SU C7 Vrurre ARTE ANS 09:84 400 FIN DE LA TABLE. AVERTISSEMENT DES ÉDITEURS. En publiant un précédent ouvrage de l’auteur de ce livre, nous y avons joint une déclaration que nous devons reproduire en tête de celui-ci. Nous disions : « Notre librairie est celle d’une École. Elle a été fondée pour propager une Doctrine, et le public, qui le sait, est disposé à con- sidérer tous les livres qui en sortent comme des expressions for- melles de cette Doctrine. | » Or, quand une Idée se développe dans le monde, si elle est grande, féconde, et véritablement humaine, elle attire à elle les intelligences les plus diverses ; d’où résulte, pour cette Idée, une variété indéfinie de manifestations. » Astreindre toutes ces manifestations au même ton et aux mê- mes allures ; leur imposer des règles d’orthodoxie et de discipline, ce serait une prétention étroite qui pourrait entraîner souvent, d’ailleurs, des exclusions illibérales. Il faut donc que les défen- seurs de l’Idée qui marche à la conquête des esprits, tout en con- sacrant les formes générales les plus conformes à la nature de la Doctrine, se montrent disposés à ouvrir carrière à toutes les x AVERTISSEMENT. inspirations, et acceptent largement le principe de l’indépen- dance des individualités. » C'est ce qui a été pratiqué jusqu'ici et ce qui doit continuer à l’être au sein de l’École Sociétaire. » Mais si le principe de l'indépendance des esprits et de la franche expression des individualités doit, autant que faire se peut, être respecté, c’est à la condition que ce principe soit pu- bliquement établi et fréquemment rappelé, afin que personne ne se trouve jamais en droit d’imputer à une Doctrine et à une École tout entière telle vue ou telle forme particulière à l’un de ses membres. » De notre temps, les hommes qui viennent à l'Idée sociétaire, et qui s’enrôlent librement sous ses drapeaux, ne diffèrent pas seulement par le titre de l'esprit et du caractère, ils apportent en outre avec eux un bagage très-disparate et des traditions très- opposées ; car ils sortent de tous les camps politiques, et de tous les points du domaine, encore si divisé, de la philosophie et de la religion. » Dès qu'ils ont accepté certains principes généraux, caracté- ristiques de la Doctrine sociétaire, tous ces esprits ont une sphère commune de ralliement ; hors de cette sphère ils diffèrent sou— vent. » C’est pour les excursions entreprises par chacun en dehors de cette sphère, tout à la fois élémentaire et supérieure, que les deux principes suivants doivent être posés et maintenus : LIBERTÉ pour les manifestations diverses et contrastées de la pensce individuelle ; IRRESPONSABILITÉ de la Doctrine et de l’École dans toutes les manifestations individuelles. » Ces deux principes sont évidemment corrélatifs ; l’un sup- pose et commande l'autre. » Il restera donc bien établi qu'en éditant un ouvrage d'esprit et AVERTISSEMENT. XIII de verve, dont l’auteur partage beaucoup de nos croyances, nous n’endossons point la responsabilité de certaines doctrines dans . lesquelles il semble se complaire, notamment ses théories au sujet du capital, et ses sentiments à l'endroit du Juif et de l'Anglais. L'auteur, qui reconnaît avec nous la légitimité du capital et de la propriété individuelle dans le passé et dans le présent, nous paraît en faire trop bon marché dans l'avenir. Nous croyons, nous, au droit et à l'utilité sociale du capital et de la propriété individuelle dans toutes les formes sociales, tout en attaquant leurs abus dans la forme actuelle. Quant à ce qui concerne le Juif et l'Anglais, nous n’admettons pas qu'il y ait dans l'humanité des races perverses. Le succès légitime réservé au livre spirituel que nous éditons est un motif de plus pour rendre obligatoire l'expression de nos réserves. LES ÉDITEURS. 77 NE 11 4 FAN EM : 5 AE | 06 à 154 vu Ne PAR 1) n FEU) Xe 10 ni Go: RSR Hp oh, L''RE "e HAS 07 MODE. N'a Ta RCE ué Ds RTE ao à TE ss ES 4 qu A na a CL étés. i7 58% Er the ve à. dans en re n eu } ne: ms ps HA ET a AVATAR ae EV VÉR. Se aies aiaue ot œu à Pubs AO vip à BST, mile AE 4 MR: Ne “Hp Lai pas suit im ” RE “h sien 4 NES RUINTS À F rl pe FAP ORRME * got ALL De a | TS 2 fra NRX < Vre Lt à AL re "y _. CA 7 L. MAY UU" « k ÿ + 2 Mu cù Mi lie 5 Er din. 1928 = n PTT, GLEN RSR LE - <4°"5 L Fr PRES NES E h « a Ie eu Pat: li ge Fu i at, | d AL à d 14,2 F1 ÿ É, Se re Er Th gs GS as, Lt Le x À Ds: CE Q } ci ROSES \ 1 ne. 4 Ï Fr near Te A 54 ER A * (PPT ON À: RES CSI EE Mau du: ANT es IRÈNE L : \ ES v ja SRE TN 34 = 11 É 2. L AE L ! «| "M1 CM: GI . 1Agel Le LE A ur «a: RS L' tem NE es 115 nDe ; ist 14h ne dû à ke Re Pan Cire Art À CBS APT nus id *unLr - | LE PR Thé: L'A) RE Ÿ d t v Ta en ? ERRATA. La plupart des écrivains ont encore la singulière habitude de placer à la fin de leurs volumes une page de rectifications qu’ils intitulent errata, et dans laquelle ils se complaisent à entasser tous les crimes de la typographie. Cette disposition m'a toujours paru peu logique, parce qu’il est peu logique d'attendre que les gens se soient cogné le nez pour leur crier : cassecou ! Jugeant donc que le meiïlleur moyen d’empécher le lecteur de tomber dans un piège était de lui signaler le péril à l'avance, j'ai rompu avec l'usage, et j'ai placé cette page des crèvecœurs, cette page des rectifications en tête de lou- vrage, pour que chacun fût tenu de la lire. Un philosophe immense, Gavarni, a écrit : e Chacun sa misère ! Le lièvre a le taf, le chien les puces, le loup la faim ; l’homme a la soif... et la femme a... l’'ivrogne ! » L’Auteur a le Correcteur, dont l’analogie est à faire. Le pire de tous les correcteurs est le correcteur trop savant, l’amant jaloux de la grammaire, l'ennemi de la fantaisie et de la couleur locale, C’est à lui que j'en ai (1). Cest contre sa tyrannie que je proteste par les lignes ci-après. J'avais écrit, page 32 de l’Introduction : toutes les sciences sont LA MÈME, ce qui n’est peut-être pas français, mais ce qui a un sens clair ; le correcteur à imprimé : outes les sciences sont LES MÊMES ; ce qui est peut-être français, mais ce qui n’a aucun sens. Le lecteur est prié de lire : sont La même. J'avais écrit, page 180, que le domaine du cheval s’étendait des purtes de la Chine aux rives du Danube. Le tyran, porté à suspecter d’exagération tcute assertion de chasseur, a substitué de son autorité privée : Les portes de l'Asie, qui commencent tout près de la fin du Danube, à celles de la Chine ; ce qui pourrait bien diminuer de quelque million de lieues carrées l'empire du cheval. Dans l'intérêt du noble quadrupède, je ne saurais accep- ter une pareille réduction, J'avais dit, article rat, page 244, que le perroquet nocturne et le diablo- tin de la Guadeloupe habitaient des terriers comme le tadorne (canard des Al- pes). On a imprimé : des terrains, ce qui ne signifie rien du tout ; ce qui est une erreur d'autant plus déplorable, que la circonstance de la demeure sou- (4) Que j'en ai, pour que j'en veux (deux barbarismes pour un!) (Note du correcteur.) XVI terraine était indispensable ici pour expliquer la destruction des deux espèces par le ral. Si la fantaisie me prend de poster mes chasseurs au crochet, comme dans l'histoire du professeur de mathématiques à lunettes, le correcteur me fait dire : porté au crochet. C'est lui aussi et non pas moi qui attribue à l’ours la passion des olives ; j'aveis dit des alises, ce qui est tout différent. Suum cuique. Par exemple, c’est bien moi el non pas Jui qui ai prêté aux abeilles cette répartition éminemment vicieuse (grammaticalement parlant) : à chacun sui- vant LEURS BESOINS. Ici le correcteur est innocent, ou du moins il n’a com- mis d'autre crime que de n'avoir pas corrigé. C’est encore moi, moi tout seul qui me suis avisé de raccourcir de cent ans l’âge des jeunes vierges de Jupiter, pour avoir confondu avec une légèreté sans excuse l’année de cette planète avec celle de Mars. Que le mépris de l'as- tronomie ne retombe que sur moi! Je connais un cabiai de la taille d’un énorme porc-épic et qui n'a que fort peu de rapports avec le cochon d’inde des collèges. Si j'ai bien voulu accepter la dénomination de cabiai pour ce dernier quadrupède, c’est par pure com- plaisance; qu’on nele trouve pas mauvais, Ces crimes-là sont les erreurs capitales de ce volume, avec quelques omis- sions de particule et quelques confusions de genre, quos… incuria fudit, comme dit Horace, et sur lesquelles il serait véritablement puéril de s’arrêter. Que le lecteur nous pardonne donc nos offenses, ainsi que nous les pardon- nons au correcteur qui nous a offensé. Au lieu de quatre fois, ligne 5, page 57, lisez : douze fois. Au lieu de : Mysopogon, nom de livre, article Chevreuil, lisez tout autre nom barbare, comme T'érapogon ou Sidéroxylon. INTRODUCTION. But de l’ouvrage. — Discours sur l’origine des bêtes et sur l’analogie passionnelle. De omni re scibili et de quibusdam aliis. Le titre de cet ouvrage dit l'esprit dans lequel il a été concu. C'est un traité de zoologie passionnelle, c'est-à-dire de zoologie qui n’a pas cours à la Sorbonne. C’est aussi un traité de chasse concernant tous les animaux de France, mais où la chasse est prise à un point de vue plus élevé que d'habitude et où l’on enseigne fort peu l’art de faire le bois et de juger un dix-cors au pied ou aux fumées, un art qui ne s’apprend pas dans des livres. C’est le résumé consciencieux et fidèle des études passion- nées d’un chasseur qui, après avoir vécu trente ans et plus dans l'intimité des bêtes de son pays et avoir eu beaucoup d'agrément avec elles, a éprouvé le besoin de leur offrir un témoignage public de son estime et de sa gratitude. C’est l’œuvre d’une intelligence simple et droite, s'adressant de préférence à la femme et à l'enfant, aux cœurs simples et droits comme elle. Si quelques taches d’érudition maculent certaines pages de ce livre, c'est que l’auteur se sera laissé aller, sans le vouloir, à sacrifier au mauvais goût du public qui refuse ridiculement le droit d'écrire à qui n’a pas tout lu. À ceux enfin qui seraient tentés de blà- mer l’outrecuidance de son style et l’amertume de ses récrimina- tions à l'endroit de la science officielle, l’auteur répond qu'il est dû beaucoup d’indulgence à qui a beaucoup souffert ; et qu'il a passé douze ans, douze ans mortels dans ce bagne odieux de l'enfance qu'on nomme le collége. Et que Dieu, en lui mettant au cœur dès l’âge le plus tendre, l'amour désordonné des oiseaux 1 2 4 INTRODUCTION. et du vagabondage, l'avait évidemment destiné à la haute mission de chasseur cosmopolite et d’explorateur du globe... et que, dès lors, il n’est pas tenu de reconnaissance envers une société ma- râtre qui a brisé l’essor de sa vocation glorieuse, pour le faire écrivain malgré lui. Cet ouvrage doit être considéré comme le premier terme d'une série d'Esprits de choses, que l'auteur se propose de publier à de courts intervalles. Le présent volume contient une exposition sommaire de l’histoire de la chasse et de l'influence de cet art sur les progrès de l'humanité; plus, la description topographique et philosophique de la France; la nomenclature de ses bêtes à quatre pattes, avec le portrait analogique de chacune d'elles; enfin un traité complet de la chasse à courre, (loup, cerf, sanglier, lièvre, renard), précédé d’une courte analyse des voies et moyens de la vénerie française. Le prochain volume renfermera l'histoire analogique et cynégétique de tous les oiseaux de France, et traitera de la chasse au chien d'arrêt et des divers procédés d'avi- ceptologie mis en usage dans la contrée située entre le Rhin, les Pyrénées et les Alpes, l'ile de Corse y comprise, L'ouvrage se terminera par un léger essai sur la chasse de l'avenir et par un résumé concis de la législation cynégétique actuelle. Le traité de l'Esprit des bétes de France sera suivi de l’Esprit des bêtes d'Algérie. Après l’Esprit des bétes, viendront Figrit des Îleurs, l'Esprit des minéraux, ete, ete... Beaucoup ont écrit sur la bête qui ne l'ont pas assez envisagée au point de vue de sa ressemblance morale avec l'homme, e'est- à-dire au point de vue de l’analogie passionnelle. La bête est le miroir de l’homme comme l'homme est le miroir de Dieu. "Les poëles seuls ont paru comprendre le véritable caractère de la bête et lui ont fait tenir parfois un langage convenable. L'auteur prévient son public que le présent traité de l'Esprit des bétes a pour objet de compléter l'œuvre de la poésie et de combler une énorme lacune de la science; pourquoi il a jugé nécessaire de le faire précéder de quelques considérations indispensables , sur l’origine des bêtes et sur l’analogie passionnelle, ainsi que sur les amours des Planètes et le caractère subyersif de la dernière création (n° 3). INTRODUCTION. 3 Une seule loi régit l'univers : l'Amour. Amour est le moteur divin, irrésistible, qui attire la Terre vers le Soleil, amant vers sa maîtresse, la sève vers l'extrémité des rameaux, la molécule métallique soi-disant insensible vers la molécule de même nature, Que cette puissance s'appelle Amour, attraction, affinité molé- culaire, le nom ne fait rien à la chose : elle est une ; c’est le prin- cipe universel de mouvement et de vie; c’est la force venant d'en haut à laquelle cèdent avee entraînement tous les êtres créés. Les sages ont appelé cette puissance passion, du mot latin pati, qui veut dire subir, pour exprimer l’idée de la passivité de l’homme et de son obéissance forcée à la loi supérieure. J'accepte l’expres- sion parce qu'elle est juste et parce que je ne veux pas m'occu— per, pour le moment, de la flétrissure qu'ont vainement tenté d'accoler à cette expression les cuistres et les sots. La passion, principe du mouvement universel, est le verbe éternel par lequel Dieu fait entendre à toutes ses créations sa volonté et sa loi. La passion est la révélation permanente de la volonté de Dieu. Le Bonheur, c’est pour chaque être l'essor inté- gral et continu de toutes ses facultés, de toutes ses attractions naturelles. La liberté, qui est la même chose que le bonheur, est l'obéissance à la loi d'attraction. Le satellite est intimement per- suadé qu'il ne fait que suivre sa propre volonté lorsqu'il parcourt l'orbite que lui a assignée l'attraction. L'amant non plus ne fait que ce qu'il veut, quand il obéit aveuglément aux caprices de sa souveraine. Cest pour cela que le peuple des amoureux est le seul qui mérite le beau nom de peuple libre, comme étant le seul qui obéisse au gouvernement de son choix. Dieu a proportionné les attractions aux destinées des êtres; et pour guider ses créatures vers le pôle de cette destinée, il leur a donné une double boussole, le Plaisir, qui leur indique qu'elles sont dans la bonne voie, et la Douleur, qui les avertit qu'elles s'en écartent. Les cieux proclament la sainteté de la passion et instruisent la Verre à révérer l'Amour, l'Amour dont la puissance emporte la Planète à travers les espaces et dessine l’ellipse symbolique autour du foyer d'attraction, et fait éclater l’allégresse à la surface des globes émergeant des ténèbres pour se baigner aux flots de l'océan de hunière. 4 INTRODUCTION. Les poètes qui comprennent Dieu à demi mot ont comparé l’Aurore qui teint l'Orient de rose et dissipe la nuit, au sourire adieux de la beauté qui chasse les soucis du cœur et promet un beau jour. Les poètes ont bien dit. En effet, comme l'amant qui se pare de ses plus beaux habits et lisse ses cheveux et parfume son langage pour la visite d'amour, ainsi chaque matin la Terre revêt ses plus riches atours pour courir au-devant des rayons de l’astre aimé, et déploie, pour lui plaire, un luxe extravagant... C’est le même feu d'amour qui fait miroiter à cette heure les diamants de la robe humide des prairies et qui allume les fournaises d'or du ciel; c'est le même besoin d'aimer qui réveille sous la feuillée les mélodieux ramages et fait s’entr'ouvrir les corolles embaumées des fleurs pour boire les arômes de lumière et secouer dans les airs leurs cassolettes d’encens. Fleurs et moissons, ‘parfums et chants joyeux éclosent au souffle d'amour. Ces allégresses sans fin, ces ineffables harmo— nies qui s’éveillent du sein de la nature endormie, au premier rayon du soleil, chantent le mot d'amour. « Dieu est un, disent elles, et l'amour est son prophète, » Heureuse, trois fois heureuse la Terre, que pas un concile sidéral n’ait encore lancé l’anathème contre l’immoralité des baisers du Soleil! Car la fausse morale qui régit l'humanité de la Terre a fait la part de félicité plus large au végétal et au miné- ral qu'à l’homme ; elle n’a pas interdit aux végétaux ni aux mi- néraux d'aimer. Car, il faut bien l'avouer à la honte de cette humanité, il y a eu dans son sein de faux docteurs et de fausses religions pour diffamer et anathématiser l'amour , en dépit des certificats du bon Dieu et des glorifications du soleil. Il y a eu, il y a encore d’odieux imposteurs qui soutiennent que la passion est un piége, un piége que Dieu nous tend. Il y a des prêtres qui se disent pieux et qui enseignent que le spectacle de nos souf- frances est particulièrement agréable à ce Dieu, lequel n'aurait pas de plus grand bonheur que de tantaliser ses pauvres créa- tures et de leur jouer des niches infernales; si bien que les fidèles de ce soi-disant Dieu bon se seraient vus dans l'obligation de le supplier tous les jours de ne pas les induire en tentation. Comme ils ont abusé de ma crédulité dans mon enfance, ces singuliers INTRODUCTION. b) éducateurs des peuples! Ils me contaient qu'il était une fois un Dieu de justice et de clémence (ils l’appelaient Sabaoth) qui avait commandé à un père de lui égorger son fils en témoignage de sa foi, et qui avait attendu que le couteau paternel fût sur la gorge de la victime, pour crier au sacrificateur d'arrêter, vu que c'était pour rire... Comme s'il était supposable qu'un Dieu un peu humain püût se livrer à d'aussi déplorables plaisanteries; comme s’il était possible qu'un Dieu qui se respecte irait com- mencer par prescrire à un père de chérir son enfant de toutes les puissances de son âme, pour le forcer de l’égorger après ! Une autre fois, c'était le Soleil que ce même Sabaoth arrêtait sur les murs d'une méchante bicoque de Palestine, pour procurer aux bourreaux qui en faisaient le siége la faveur de quelques minutes de boucherie de plus! Comme si un Dieu pouvait arrêter le soleil sans arrêter le temps et sans s'arrêter lui-même. Ah! je sais tout ce qu'il faut passer de folies à l'humaine misère ; je sais qu'il est admis que le prêtre qui a ses passions à nourrir doit vivre de l'autel, et qu'il n’y a que les dieux méchants qui rapportent et qui vaillent conséquemment la peine qu'on les exploite ; mais je n’en ai pas moins le droit de dire que ce dogme {du Dieu tentateur est la folie la plus déshonorante qui ait trouvé place dans le cer- veau de l’homme, l’injure la plus grave que celui-ci ait faite à la divinité. Qu'était-ce cependant que cette doctrine monstrueuse d’un Dieu, Suprême ordonnateur des mondes, d’un Dieu qui a ses tourbillons et ses univers à conduire et qui s'amuse à tenter des hommes en un tout petit coin d’une toute petite planète perdue dans l’immensité de l’espace? C'était la conclusion fatale et rigoureuse du dogme de l’indignité de la passion. Il fallait bien, en effet, commencer par s’insurger contre la loi de Dieu, ‘la loi de justice et d'amour, pour fonder le règne de l'oppression et de la contrainte. Il fallait que la fausse morale eût excommunié préalablement la passion, pour qu'un moraliste anglican osât écrire que le droit de s'asseoir au banquet de la vie n'appartient qu'au fils du riche, ainsi que le droit d'amour et de paternité. C'est-à-dire que la fausse morale a destitué Dieu de son grade de chef du mouvement universel, en dégradant la passion. Devons-nous tolérer de telles infractions à l’ordre suprême? je ne le pense pas. 6 INTRODUCTION. Or, joignez-vous à moi, âmes saintes et charitables qu'em- brase l'esprit de Dieu, vous toutes, vous toutes surtout, nobles et généreuses filles d'Eve, à qui Dieu n’accorda la beauté et le don de séduire que pour maintenir le cœur de l’homme en puissance de passion. Joignez-vous intimement à moi pour faire justice du dogme odieux de l’indignité de la passion sur lequel les impos- teurs et les tyrans ont érigé, depuis six mille ans, leurs régimes de torture; et procédons au plus vite à la réhabilitation de l'amour, de l'amour dont la cause est la vôtre autant que celle de Dieu, est la cause du bonheur et de la liberté humaine. La réhabilitation de la passion est le commencement de la sagesse, est la première étape de la route d'harmonie. L'amour, c’est la colonne de feu qui doit guider vers la terre promise la pauvre humanité aujourd'hui égarée, altérée et errante au désert des sociétés limbiques. Relevez-vous avec moi, filles d'Eve aux cheveux soyeux, blonds ou noirs, prêtresses nées de Ja loi d'a- mour, relevez-vous pour dire de votre voix si douce au cœur de l’homme, pour dire avec les fleurs, les oiseaux et les astres : Dieu est bon. Eh! sans doute, Dieu est bon, quoi qu'en disent ses ministres, et s’il est bon, il n’aime pas le carnage et le sang dont il nous inspire l'horreur, et ceux qui lui chantent des 7e Deum pour le remercier d’avoir favorisé leurs armes, le calommnient et l'in- sultent. Il est notre père; et alors il est tenu de vouloir notre bonheur, puisque c’est sa loi même qui veut que les pères travail- lent au bonheur de leurs fils. Il est juste, et par conséquent cha- cun des désirs qu'il nous donne est une promesse qu'il nous fait. Par exemple, s’il n'avait pas voulu que ‘nous fussions im- mortels, il ne nous aurait pas donné envie de l'être; il mous aurait donné attraction pour l’idée du néant. L'un ne lui coûtait pas plus que l’autre. La meilleure preuve de notre immortalité est le besoin que nous avons d'y croire. Il faut ici, en eflet, de deux choses l’une : ou que nous soyons immortels suivant notre désir, ou, dans le cas contraire, que Dieu, qui nous a mis ee désir au cœur sans y étre forcé, soit un être souverainement insidieux et méchant. Or, cette dernière hypothèse ne saurait trouver accès que dans un cerveau détraqué. En vérité, en vérité, je vous le dis, il a été écrit bien des milliers de volumes en faveur de l'im- INFRODUCFION. 7 mortalité de l'âme qui n’en apprennent pas autant sur ce sujet consolateur que l'immortelle formule des attractions proportion nelles aux destinées, traduction littérale des trois mots : Dieu "est bon ! Ainsi, le mouvement passionnel est le mouvement pivotal de la mécanique céleste, et ceux qui l'ont supprimé sont des Van- dales qui n’ont rien compris à la science. Outre la passion, principe moteur, souffle de Dieu, deux autres principes sont en jeu dans le système de la nature : le principe passif et mu, la matière; le principe neutre et arbitral, la mathé- matique, et la réunion de ces trois principes constitue le fameux principe de la trinité divine, de la trinité primordiale, qui se retrouve au fond de toutes les religions d’Asie. A chacun de ces trois principes correspond un ordre d’essors passionnels; au principe moteur, les essors animiques, les pas- sions dites affectives ou cardinales ; au principe passif et mu, les passions inférieures ou matérielles dites sensitives ; au principe neutre et régulateur, les essors intellectuels, les passions dites distributives. L'ensemble de ces essors constitue la série ou gamme passion- nelle. La série est le mode qu'emploie l’auteur de toutes choses pour distribuer l'harmonie. Numeri regunt mundum, t'aduc- tion libre : /& série distribue les harmonies. Il y a la gamme des sons comme il y a celle des couleurs, des odeurs, des saveurs, comme il y a la gamme des planètes. Cha- que terme de la série ou chaque note de la gamme a son titre passionnel qui détermine son grade et lui donne son numéro d'ordre ; mais toute série se moule sur la série passionnelle. Il y a des séries de premier degré à 7 termes, de second degré à 12, de troisième degré à 32, etc. La série planétaire du tourbillon solaire dont la Terre fait partie est une série de troisième degré à 32 termes. Toute série du tourbillon solaire qui ne compte pas ses 32 termes ,; est semblable à un clavier d'harmonie désem- paré d’un certain nombre de notes et qui a besoin de se com- pléter. Une louable émulation, du reste, anime toutes les séries. Chaque série inférieure aspire au grade immédiatement supérieur. Le Soleil ne s’est jamais plaint de n'être que le pivot d'un tour- billon de troisième degré, et à voir la régularité avec laquelle il 8 INTRODUCTION. accomplit ses fonctions de foyer général de vie et de lumière, on pourrait croire que son travail quotidien a pour lui un grand charme. Cependant ceux qui lisent au fond de sa pensée la plus secrète savent parfaitement que le plus grand bonheur du Soleil serait de passer pivot de tourbillon de quatrième puissance à la prochaine promotion. Après cette consécration éclatante de la lé- gitimité de l'aspiration ambitieuse, que dire de la sottise de ces braves gens de philosophes qui s’en vont répétant sans cesse que le propre de la sagesse est de modérer ses désirs. Mais hâtons- nous d'arriver à un autre ordre d'idées. Toute création est une manifestation de la puissance généra- trice d’une planète qui tend à parfaire son mobilier animal, vé- gétal ou minéral, conformément aux lois de la série. Les planètes, qui sont des êtres supérieurs à l’homme, sont androgynes, c'est-à- dire qu’elles ont la faculté de créer par la simple fusion de leurs propres arômes. Elles usent assez rarement de cette faculté. En général, la fécondation des germes contenus dans leur sein s'opère par échange et communication d’arômes avec les autres planètes au moyen des cordons aromaux dont chaque astre est pourvu. Les planètes ont de grands devoirs à remplir, comme citoyennes d'un tourbillon d'abord, comme mères de famille ensuite. Aussi l'étude attentive de leurs faits et gestes les représente-t-elle incessam- ment occupées à modifier, à perfectionner, à compléter de ei de là chez l’une et chez l’autre les moules existants. «Les planètes, a écrit un homme d’un profond génie, sont des fermiers qui tra- vaillent pour nous payer tribut.» Le suprême bonheur des astres est de produire et de manifester leur puissance. Une des grandes causes du refroidissement de la majeure partie des astres du tour- billon pour la Terre, vient des entraves involontaires apportées par celle-ci à l'expansion de cette puissance créatrice ; mais n'an- ticipons pas sur un sujet douloureux que nous aurons à reprendre plus tard. J’ai ouï dire que certaines planètes avaient, en matière de moule, des imaginations d’une excentricité adorable. M. Le— verrier me prendrait probablement pour un calomniateur si je lui racontais tout ce fque je sais de la bizarrerie des idées de sa pla- nète. La puissance aromale des planètes ne dépend nullement de leur masse, mais bien du litre de leurs arômes. La Terre, qui est INTRODUCTION. 9 1,400 fois plus petite que Jupiter, est réservoir d'arômes tout aussi important, plus important peut-être que cet énorme globe. On saura pourquoi tout-à-l'heure. Chaque planète possède son arôme typique, son titre passionnel spécial, dont tous ses produits sont signés. « Tout ce que la Terre engendre est conforme à la Terre, » dit avec justesse Hippocrate. Or, chaque création por- tant sa marque de fabrique, il ne s’agit plus que de connaître le titre passionnel de chaque planète pour avoir la clef de la clas- sification universelle des êtres, c'est-à-dire de la classification universelle des sciences. L'étude du titre passionnel des planètes est plus facile qu'on ne pense et présente plus de charmes que de difficultés. Chaque création astrale se résume, en effet, dans un type, dans un être pivotal, un être roi qui résume lui-même toutes les créa tions antérieures de sa planète et dont le titre se reconnaît à ce qu'il est investi de la faculté de créer et de collaborer avec Dieu. Cet être roi, cet être pivotal sera l’homme pour la planète Terre. L'homme est, en effet, le type supérieur de la création terrestre, le résumé complet de toutes les créationsantérieures de son globe. Avant de s'arrêter à la forme humaine dans le sein de sa mère, l’homme a passé par toutes les formes inférieures de l’anima- lité. L'homme est un monde en petit dont le cerveau réfléchit l'univers et Dieu. Etudions l’homme, et l’histoire de l’homme nous donnera celle des bêtes que nous cherchons, et celle des fleurs, et celle de tous les règnes que nous ne cherchons pas; car Dieu est un, et l’homme étant roi sur son globe, tout le reste des êtres créés sur ce globe doit se modeler sur lui, en vertu du principe d'unité. Totus ad exemplar regis componitur orbis. La science des rapports de l’homme avec les choses créées a nom l’analogie passionnelle ; ce n’est pas une science, c’est la SCIENCE, c'est-à-dire la science pivotale qui embrasse toutes les autres. C'est le fil d'Ariane qui guide l'intelligence humaine à tra- vers les dédales les plus compliqués de la nature. Elle ne date pas d'hier, car elle est vieille comme la métaphore, comme le langage humain, comme la poudre à canon. C’est elle qui donna autre- fois à OEdipe le mot d’un rébus trop fameux et qui poussa le Sphinx au suicide. ; 10 INTRODUCTION. Le peuple grec qui n'a dû sa supériorité artistique et intellec— tuelle sur les autres qu'à sa force en analogie, avait pressenti le rapport des passions de l’homme avec l’ordre des choses créées, quand il avait inscrit au fronton du temple de Delphes la formule 77H7t CEZUTIJ. Connais-toi toi-méme ! C'est-à-dire analyse ton corps et ton âme et tu tiendras la clef de tous les mystères de la nature; Le secret de l'univers est tout entier, en effet, dans la formule de la sagesse antique. La science moderne sait l’homme ; elle l’a complètement ana- lysé au moral et au physique; elle l’a disséqué dans son intelli- gence et dans sa chair; elle est armée du moyen de peser le fir- mament et de scruter l'âme des globes. L'homme est le roi de la planète Terre et le collaborateur de Dieu à qui il est identique en substance. Si l’homme m'était pas identique en substance à Dieu, il ne le comprendrait pas; et sa raison n'aurait pas la force de le mettre en rapport avec l'ordre éternel, avec les mondes visibles et les mondes invisibles. L'homme crée à l'instar de Dieu. Son domaine s'appelle l'art, par opposition à la nature, qui est le domaine de la création pla- nétaire. La nature ébauche, l’art polit. La nature donne le mar- bre, l’art en fait des statues plus belles que nature et dans les- quelles il incarne l’idéal. Dieu fait le sauvageon ; l'homme le greffe, et par des procédés à lui métamorphose l’âpre poire sau- vage en beurré savoureux. La pêche de Montreuil et la rose des peintres qui ne ressemblent en rien à leurs types originels et qui sont beaucoup plus belles aussi que nature, sont des créations dont tout l'honneur revient à l’homme. Le blé lui-même est une création humaine. Ne craignons pas de rendre à l'homme ce qui appartient à l’homme. Dieu n'a jamais été jaloux de la gloire de l’homme, au contraire, puisque c'est lui qui a mis au cerveau de l’homme le désir de s’illustrer et de s'enrichir en créant. L'homme a la passion de créer comme la planète, et le bonheur qu'il éprouve à créer est proportionnel à l'importance de son œuvre. L'homme est mieux qu'une intelligence servie par des organes ; car la trop célèbre définition de M. de Bonald s'applique à mon chien Castagno, tout aussi bien qu'à moi et même mieux qu'à moi dans une foule de circonstances, notamment dans la quête du INTRODUCTION. LE faisan au fourré, où l'intelligence de Castagno est servie par un nez et des pattes que mes organes ne sauraient se flatter d'égaler. Cependant, sans vouloir ravaler l'intelligence de Castagno au- dessous de ses mérites, j'ai le droit de dire que son intelligence est bornée comparativement à la mienne, attendu qu'elle ne s'exerce pas au-delà de la sphère de la vie animale. C’est pour cela qu'on l’a appelée énstinct, afin de la distinguer de l'intelligence de l'homme, qui s'appelle la raison.— L'homme est un animal doué de raison, a écrit Cicéron, ratione preditum. Et autant l'homme est supérieur à la bête par l'intelligence, autant il lui est généralement inférieur pour la vigueur des mus- cles et la subtilité des sens ; ce qui tue d'emblée la doctrine des matérialistes qui prétendent que la pensée ne peut naître que des sens. L'homme est le roi légitime de la terre, et la bête a été créée et mise au monde pour l'aimer et le servir. L'homme est un clavier passionnel à 32 touches, une série de troisième degré, comme la série planétaire. Mais ce clavier, par malheur, ne fonctionne le plus souvent que comme un simple clavier à 12 touches, comme une série de deuxième degré. Douze est le nombre d'harmonie simple, et TRENTE-DEUX le nombre d'harmonie composée. Le clavier passionnel de l'homme est un davier momentanément éclipsé. De tous les sens de l’homme, en effet, un seul, le sens auditif, possède son clavier complet de 32 notes. Toute série de 32 termes comprend 24 notes de gamme ou d’octave, 12 en majeur, 12 en mineur, 4 notes de transition ou ambiguës et 4 sous-pivotales. Pourquoi la série humaine en est-elle si souvent réduite au jeu de la série de second degré (12 termes) et plus bas encore, au jeu de la série de premier degré (7 termes) ? Demandez-le à la Terre qui a engendré l'homme et qui l’a fait nécessairement à son image, comme dit Hippocrate. L'homme est le produit d’une création Aongrée, c’est-à-dire interrompue dans son plus beau moment. L'homme est le der- nier né d'un globe déchu, dont tous les règnes sont marqués du sceau de lacune et d’avortement. L'homme est le roi d’une pla- nète, mais d'une planète en quarantaine, d'une planète quasi- mise au ban de son tourbillon pour cause d’infirmité contagieuse et qui traine à sa suite un cadavre immonde de satellite, quand 12 INTRODUCTION. elle devrait marcher escortée d’un glorieux cortége de cinq lunes vivantes. On comprend que, dans de telles conditions d'existence, Dieu y ait regardé à deux fois avant d'accorder à l’homme de la Terre, comme à celui de Saturne ou de Jupiter, le libre et plein essor du clavier harmonien, et qu'il ait jugé à propos de réduire, pour le plus grand nombre des cas, le clavier passionnel du roi de la Terre à un nombre de touches inférieur. En agissant ainsi, le suprême ordonnateur des choses a proportionné sagement les attractions de l’homme à ses destinées temporaires. Ne blämons pas l’Eternel de sa parcimonie ; l'humanité terrestre a bien assez de ses douze passions, puisqu'elle en a encore plus qu’elle n'en peut nourrir. Le point important, c’est que la puissance du levier passionnel qui nous reste suffise pour nous stimuler à réa- gir contre notre misère actuelle, et à nous préparer un plus doux avenir. Avant de passer au douloureux récit des malheurs de la Terre et de la chute, avant d'expliquer le pourquoi des horreurs de la création dernière, que j'en finisse avec l’exposition de la gamme passionnelle de l’homme. La gamme ou série passionnelle de l’homme se compose essen- tiellement de 12 notes radicales, en jeu double. Ces 12 notes di- visées en trois groupes, comme toute série à 32 termes. 1° Le groupe des passions cardinales où affectives correspon- dant au principe moteur, et qu'on pourrait appeler les grands ressorts du cœur humain. Ces passions cardinales sont au nombre de 4, l'Amitié, l'Amour, le Familisme, l’'Ambition. 29 Le groupe des passions sensifives correspondant à la ma- tière, et dont le nombre est nécessairement fixé par celui des cinq sens. 3° Enfin, le groupe des passions disfributives correspondant au principe neutre ou régulateur. Les passions distributives, au nombre de 3, sont chargées de diriger le jeu du clavier général, de régler les accords et les discords des autres passions. Elles portent les noms suivants, tirés de leur emploi : Cabaliste, fou- gue réfléchie, passion de l’émulation et de l'intrigue; Composite, enthousiasme, fougue aveugle, passion des accords; Papillonne ou Alternante, passion du changement, soutien du charme et préservatif de l'ennui qui naît de l’uniformité. INTRODUCTION. 43 L’essor des passions cardinales ou affectives tend au Groupe ; celui des sensitives ou matérielles au Luxe, celui des distributives à la Série, qui distribue les harmonies. Les passions cardinales ont deux claviers ou deux modes, comme la série, mode #ajeur, mode mineur. Le mode majeur comprend les deux passions chez lesquelles l'essor spirituel l'emporte sur l'essor matériel, Ambition et Amitié; le mode mineur, les deux passions chez lesquelles l'essor matériel domine l'essor spirituel, Amour et Familisme. L’Ambition est dite car dinale kypermajeure , V Amour, cardinale hypermineure ; Y Ami- üé, kypomajeure, le Familisme, hypomineure. Le mode majeur module par nombres impairs, 7 et 5; le mode mineur, par nom- bres pairs, 8 et 4. Ces détails, qui n’ont l'air de rien, sont d’une importance immense dans l'étude du mouvement passionnel. Toutes les passions de l’homme se confondent et se résument en une seule passion pivotale ou foyère, dite Unitéisme ou pas- sion d'unité, sentiment religieux. Ainsi, toutes les couleurs du prisme s'unissent pour former la couleur blanche, couleur d'uni- téisme. Le clavier passionnel planétaire correspond exactement au clavier passionnel humain, et la série des astres est en parfait rapport de titres et de nombre avec la série des passions hu- maines. Les principales pièces de la charpente sidérale portent les mêmes noms que celles de la charpente humaine ; seulement, le jeu en est toujours double ou plutôt composé; tandis que le jeu des passions humaines n’est que simple, la moitié du temps. Le clavier planétaire se compose aussi de douze touches radi- cales , en majeur et en mineur, divisées aussi en trois groupes comme les touches du clavier humain. Le clavier sidéral étale au grand complet toutes les pièces de son double jeu. Gamme majeure, 12 satellites; 7 à Saturne, cardinale d'Ambition; 5 à la Terre, cardinale d’Amitié. Gamme mineure, même nombre de satellites : 8 à Herschell, cardinale d'Amour ; 4 à Jupiter, cardinale de Familisme. 24 satellites, plus les 4 sous-pivots ou cardinales 98, plus les 4 ambiguës, en tout 32 planètes, la série de troisième puissance avec le Soleil, pour pivot ou foyer général d’arômes. Je sais bien que les astronomes de l’Institut ne sont pas d’ac- 14 INTRODUCTION. cord avee moi sur le chiffre normal de 32 planètes, et qu'ils contestent les 8 satellites d'Herschell comme les 5 de la Terre, mais je n'ai point à me préoccuper de ces contestations plus ou moins vétilleuses. D'abord, un Institut qui aurait la moindre no- tion d'astronomie passionnelle, comprendrait à première vue qu'une planète cardinale d'amour ne peut pas s’accommoder d’un cortége de quatre ni de six lunes , attendu que l'amour ne peut rien avoir à déméler avec ces deux chiffres. Ensuite, il me suffit que le télescope de l'analogie ait découvert les huit satel- lites , pour que je regarde comme non avenues les protestations de quelques méchants télescopes d'observatoire myopes, et je réfute ces protestations par cette simple réplique. L’analogie [avait an- noncé les planètes télescopiques avant l'invention du télescope, et la planète Leverrier (Sapho) avant la naissance de cet astro nome, Quant aux cinq satellites de la Terre, je ne nie pas la force de l'objection. La Terre n'a pas un cortége de cinq satellites, c’est vrai, mais elle pourrait l'avoir : la preuve, c’est qu’elle l’a eu. Je ferai remarquer en passant l'inconvenance et l'impropriété des noms assignés par la science civilisée aux astres du tourbillon solaire. Cette inconvenance de termes semble même avoir été poussée jusqu'au voisinage de l'injure dans la dénomination de la planète cardinale d'Amour, qu'ils ont affublée d'un nom d'homme. Un nom d'homme à une cardinale d'Amour! voilà une de ces balourdises qui suffisent à donner une idée du désordre qui trouble les esprits de notre pauvre humanité. Comme les Grecs comprenaient mieux que nous les délicatesses du lan— gage et les égards dus au sexe mineur, eux qui nommaient d'un nom de femme toute noble abstraction, toute vertu, et qui avaient féminisé jusqu'à la divinité de la guerre ! Une anomalie étrange , et qui constate l’état d'imperfection , de non achèvement de l'homme, et les lacunes de son organi- sation, c’est que tel de ses sens , comme le sens auditif, possède son clavier complet, son clavier de 32 touches, tandis que le sens de la vue ne jouit que d'un clavier de 7 à 12 touches , tandis que les autres sens présentent à peine des rudiments de la hiérarchie sériaire. Le clavier musical, le clavier de l'oreille, est en effet complet chez l'homme ; il a ses 32 notes aux 12 titres passionnels, ses INTRODUCTION. 15 deux gammes majeure et mineure de 12 notes chacune, appuyées de leurs 4 notes sous-pivotales et de leurs notes de transition ou ambiguës. Le clavier musical de l'homme est en rapport parfait de titres et de nombre avec le clavier planétaire : il est facile d'y retrouver les 4 notes cardinales wf (amitié), 7#i (amour), so/ (familisme), si (ambition); les 3 ambiguës ou distributives, ré (cabaliste), /« (papillonne), /& (composite) ; les 5 sensitives , ou passions inférieures : les 5 demi-tons. Reconnaissons cependant, comme signe de la faiblesse de l'organe auditif de l'homme, que cet organe est incapable de saisir les cinq demi-tons dans la première vibration de la gamme. Hélas! notre œil ne perçoit pas même douze couleurs dans le spectre solaire , bien qu’elles y soient et au-delà. Nous ne saisis- sons que sept rayons, les rayons correspondant aux quatre pas- sions cardinales et aux trois distributives : violet (amitié), bleu (amour), jaune (familisme), rouge (ambition), indigo (cabaliste), vert (papillonne) , orangé (composite). Notre atmosphère viciée n'intercepte pas seulement les cinq demi-couleurs analogues aux cinq demi-tons de la gamme musicale et aux cinq sensitives ; elle nous enlève la perception absolue du clavier mineur. Une seule observation suffit pour démontrer l'imperfection du sens de la vue chez l'homme. L'homme est le seul être animé de sa planète qui ne puisse regarder fixement le soleil. Les hi- boux, que le trop grand jour offusque ; ont uné compensation qui manque à l’homme, la faculté d’y voir pendant la nuit; s'ils n'ont pas la vue cosolaire , ils ont au moins la vue conocturne. Ovide a raison d'affirmer que Dieu a donné à l’homme un visage sublime , os sublime, et qu'il lui a ordonné de regarder le ciel. Seulement sa définition s'applique à l'homme normal, à l'homme d'harmonie, et non pas à l’homme de la civilisation, qui ne peut pas regarder le soleil en face. Les animaux, qui savent ce défaut à leur maître, aiment à l'en plaisanter. Un coq qui s'aperçoit que vous vous occupez de lui ne manque jamais de tourner la tête de côté pour darder son regard dans le soleil, et comme pour vous dire, dans son langage ironique : Roi de la Terre, tâche donc d’en faire autant. La gamme des saveurs et des odeurs et la gamme du sens pi- votal, le tact, sont à peine ébauchées chez l’homme. IL est dou= 16 INTRODUCTION. loureux de penser que les choses ne se passent pas ainsi pour les hommes des autres planètes. Dans tous les globes parvenus à l’état d'harmonie, l'homme perçoit distinctement 32 couleurs dans le spectre solaire ; il est pourvu, en outre, d’un clavier réglé pour les sens du goût, de l’odorat et du tact. Le jeu varié de ces nou- veaux elavecins multiplie les jouissances et les voluptés de l’har- monien dans des proportions infinies , incroyables , et telles que l'imagination du civilisé ne saurait toucher à ces calculs sans se gonfler immédiatement d'un profond sentiment d'envie. Pau- vres Terriens, quand donc pourrons-nous, à notre tour, inspirer le sentiment d'envie, après avoir si long-temps inspiré la pitié ! La faculté de percevoir les arômes pivotaux ou cardinaux est proportionnelle d’ailleurs au titre passionnel des espèces : ainsi, il est plus que probable que nous dépassons en facultés de per- ception visuelle composée tous les animaux de la terre. Tout porte à croire que l’homme , en raison de sa: consubstantialité avec Dieu, est le seul être ici-bas qui percoive la couleur blan- che ou d’unitéisme. À ce compte, le levrier serait forcé de voir le lièvre en violet, et l’alouette le soleil en jaune. Castagno, mon chien braque , que j'ai consulté plus d’une fois sur cette ques- tion d'optique, m'a toujours répondu d'une manière évasive. Au surplus, toutes les aspirations de l’homme le poussent vers la série de troisième degré ; l'ambition d'arriver au plein clavier harmonique éclate dans toutes ses manifestations. Les premières combinaisons de ses douze passions radicales engendrent d’em— blée les 32 principaux caractères humains, ou dominantes ca— ractérielles , servant à distinguer les individus et à les distribuer en groupes et en séries. D’immenses calculs qu'on trouvera tout faits ailleurs portent à 810, pour le clavier majeur et à un même nombre pour le mineur, le chiffre des combinaisons caractérielles nécessaires pour assurer le jeu régulier d’une société alvéolaire (commune). Le clavier dentaire de l’homme qui n'offré que 28 touches chez l'enfant, en a 32 chez l'adulte. Ces dents sont disposées en ordre mineur par groupes pairs de 8 et 4 avec l'os hyoïde pour pivot. Le clavier pectoral compte également 32 touches appelées les côtes et les demi-côtes , mais distribuées par 7 et 5 selon le mode majeur, et se ralliant sur le pivot du sternum. Ainsi des doigts et des vertèbres; là où existent les or- DE 7 INTRODUCTION. 17 ganes doubles et symétriques se rencontre le nombre 32, nombre pivotal de l'harmonie composée pour tous les globes du tourbillon solaire. Au nombre de 32 sont les chœurs de la phalange et les races humaines, et les cartes du jeu de piquet et les soldats du jeu d'échecs. Le jeu de piquet et le jeu d'échecs , qui pivotent sur le nombre 32, sont certainement deux des plus admirables inventions de l’esprit humain, et qui démontrent invinciblement par la récréation qu’elles procurent à l’homme, qu'il n’est pas pour celui-ci de combinaison harmonique possible hors du nom- bre 32. Le jeu de domino, qui n’a que 98 pièces, est au jeu de piquet ce que le clavier dentaire de l'enfant qui n’a que 98 tou- ches, est à celui de l’homme fait qui en a 32. Le jeu de dames, qui a 40 pièces, c’est-à-dire 8 de plus que le jeu d'échecs, n’en est pas moins mille fois plus pauvre en combinaisons et en res- sources que celui-ci, nouvelle preuve, déjà donnée par le clavier musical du reste, que le nombre 32 est le véritable terme d’har- monie composée, le véritable chiffre des lettres de l’alphabet uni- versel du tourbillon. Conclusion douloureuse , et que j'ai vainement éludée jus- qu'ici ! Le civilisé, l'homme actuel de la Terre est trop souvent à l'harmonien comme 192 est à 392, c’est-à-dire comme l’addi- tion est à la multiplication ; car le nombre 32 est le produit de la multiplication de 8 par 4, du premier cube par le premier carré; tandis que le nombre 12 n’est que la somme de ces deux chiffres. Le civilisé est à l’harmonien comme 98 est à 32! Le civilisé, au lieu d’être un produit, n’est qu’un simple total ! Le civilisé, au lieu d’être un jeu d'échecs, n’est qu’un jeu de dominos ! Beaucoup de personnes qui ne sont pas familiarisées avec l’é- tude de l’arithmétique passionnelle s’affligeront médiocrement de ce résultat. J'envie leur ignorance. Cette rapide exposition de la série passionnelle terminée, il nous faut aborder le récit des malheurs de la Terre, et dire les causes de l’avortement de la création dernière et des lacunes qui déshonorent les claviers de ses divers règnes. S'il est vrai que la bête ait été créée pour aimer l’homme et le servir, l’histoire doit nous apprendre pourquoi il existe une foule d'animaux comme le Q 4 18 INTRODUCTION. requin et le tigre, comme le cousin et la puce, qui dévorent leur monarque au lieu de le servir. Le sujet est poignant et doulou- reux sans doute, et je ne l’entame pas sans une extrême répu- gnance, mais le moyen d'écrire une histoire consciencieuse des bêtes, sans la faire précéder d’une notice abrégée sur la création Nul ne sait ce que la Terre a vécu de siècles à l’état de comète. D'abord les foyers de tourbillons conservent seuls dans leurs annales le souvenir de ces époques primitives des astres qu'ils ont implanés, comme les mères le souvenir des premiers pas de leurs enfants. Ensuite la Terre n'étant pas encore en com- munication télégraphique avec les hautes puissances sidérales , on ne voit pas où elle aurait pu puiser sur ce sujet des do- cuments certains. L'opinion la plus accréditée a fixé à 15,000 années la durée de l'existence cométale de cette planète ; je me prends pas sur moi de garantir l'exactitude rigoureuse de ce chif- fre. On sait du reste le mode d'existence de ces astres chevelus qui sont les embryons des globes. C’est d’abord un noyau de vapeurs embrasées qui s’élance dans l’espace d’une course désordonnée et décrit des ellipses d’une maigreur inouïe dont les années sont des siècles. L'année est la révolution complète d'un astre quel- conque autour de son pivot. Les comètes, qu'on n’a pas encore assez étudiées, sont la corporation vestalique du firmament. La comète est une vierge farouche, hostile aux relations d'amour et qui ne cède qu’à la dernière extrémité à la puissance d'attraction de quelque astre pivotal qui la force à s’implaner, c'est-à-dire à s'ajuster au clavier sidéral de quelque tourbillon malheureux en quête d'une note absente. On voit alors l'orbite quasi-rec- tiligne de la rebelle s’infléchir peu à peu, s’adoucir, adopter la courbe elliptique des planètes, courbe d'amour aux deux foyers convergents ; puis ses vapeurs de feu se condensent graduel- lement en masses métalliques, en océans, en atmosphère hu- mide, sous la double pression de l'attraction moléculaire et du refroidissement ; puis vient l’éclosion de la vie végétale où déjà l'amour a ses sexes, où les lèvres humides du stigmate sollici- tent déjà les baisers de l'étamine, mais où l'étamine est obligée encore d’emprunier les ailes de la brise pour transmettre au pistil ses messages amoureux. Après le végétal, l'animal, le poisson, le saurien, l'oiseau, le quadrupède, l'homme enfin, eten dernier INTRODUCTION. 19 lieu la femme, deuxième écition de l'homme, revue et corrigée, et considérablement embellie. Que la Terre ait passé par toutes les phases obligées de l'enfance des mondes , c’est ce que la raison humaine ne saurait révoquer en doute. L'histoire des révolutions de la Terre est écrite en effet, et en caractères gros et lisibles, dans les stratifications de ses couches minérales, où l’on retrouve casées et étiquetées, avec ordre et par dates, les débris de ses divers règnes, et le monde des forêts (charbon fossile) et celui des sauriens gigantesques, des dragons et des chauves-souris, enfin celui des mastodontes, de l'éléphant, de l'ours, qui fut le précurseur de l’homme. Passons sur ces époques peu intéres- santes pour arriver à celle où la Terre a été appelée à faire partie du tourbillon solaire, à titre de planète cardinale d’Amitié. Cette époque est peu éloignée de nous; la Terre n'est pas, comme l'a affirmé M. de Voltaire, une vieille coquette qui cherche à cacher ses rides, c’est, au contraire, un astre fort jeune, et la preuve, c'est que cet astre traverse en ce moment même la phase la plus douloureuse de lenfance , la phase de la denti- tion. Mon Dieu oui, à l'heure qu'il est, n'en déplaise à M. de Voltaire, la Terre fait ses dents. Les dents de la Terre s'appellent l'imprimerie, la vapeur, la poudre à coton et la navigation aérienne, dont l’enfantement lui coûte tant de souffrances, mais qui sont autant d'instruments dont notre humanité doit néces- sairement se servir pour transiter de la Civilisation aux phases sociales supérieures, comme l'enfant, une fois armé de ses cani- nes dont l'éruption lui a fait tant de mal, s’en sert pour transiter de la bouillie au bifteck. La Terre à été appelée à faire partie du tourbillon solaire en qualité de planète cardinale pendant 80,000 ans et quelque chose, et c'est tout au plus si elle atteint sa dix-millième année; ce n’est pas là certainement un grand âge pour une planète. La Terre a marché aussi vite que les autres planètes dans la voie du progrès, mais seulement, hélas! jusqu'à sa troisième création. Vers ce temps-là un désastre inouï vint briser son essor, et c’est de ce jour funeste que datent ses misères et la rupture de ses rela- tions amicales avec les puissances du tourbillon. Disons, dès à présent, qu'on aurait tort de se préoccuper plus qu'il ne convient du caractère subversif des premières créa- 20 INTRODUCTION. tions des globes ; car ce caractère subversif est de nécessité. Une création est toujours en rapport avec la situation morale et les besoins de son globe. La malfaisance des espèces est la règle générale dans les créations des phases subversives ou limbiques ; elle n’est plus que l'exception dans les phases harmoniques. Le dernière création de la Terre, si féconde en requins, en tigres et en vipères, n’est que l’image des douleurs et de la vermine qui assiègent l'enfance humaine; mais ces créations-là sont néces- saires comme le mal pour forcer l’homme à conquérir ses glo- rieux destins, à force de génie et d'efforts courageux. La loi de la série, la loi du mouvement et du progrès indéfini veulent que l'humanité réagisse sur le milieu inférieur où elle se meut, de manière à dompter le mal et à s'élever de plus en plus dans l'échelle de l’universelle hiérarchie. Et ici se trouve précisé ment la marque de la séparation profonde qui existe entre l'homme et la bête. La bête obéit dès le premier jour à ses attractions spéciales ; son instinct est renfermé dans de cer- taines limites qu’elle ne dépasse jamais ; l’homme, au contraire, est poussé par des aspirations éternelles vers l'idéal de la perfec- tibilité ; le repos pour lui c’est la mort, c'est le néant. Nous ne devons pas nous exagérer les horreurs d'une création subversive, par la raison que les créations d'harmonie ont pour objet de faire disparaitre de la surface des globes toutes les espèces rebelles à l'homme et de compléter la série de toutes celles dont le con- cours est une condition indispensable du développement inté- gral de sa puissance et de sa félicité. Dieu ne fait rien d’inutile. Peut-être que l'homme n'aurait jamais ambitionné les jouissances de la propreté et du comfort sans le stimulant de la puce, de la punaise et des autres infamies qui tyrannisent ce tyran de la Terre. Aussi dit-on que la planète Saturne, qui nous a dotés de la puce, s’est donné presque autant de peine pour parfaire l'ignoble insecte parasite que pour créer le cheval, sa plus belle œuvre et son plus beau litre de gloire parmi nous. Ce qui prouve l'extrême jeunesse de la Terre d'ailleurs, c’est le petit nombre de siècles qui se sont écoulés entre la phase de l'Edénisme et celle que nous traversons aujourd'hui : soixante siècles au plus. Or, l'Edénisme est la période de Ja vie de la planète qui corres- INTRODUCTION. 21 pond à la première phase de la vie de l'humanité. Elle s'ouvre le jour même de la naissance de l’homme. Les premiers hommes naissent adultes, les premières femmes nubiles. Les peintres qui représentent Adam et Eve avec des corps tout à fait semblables aux nôtres et ornés de la cavité ombilicale, font un anachronisme et une faute d'orthographe. On ne concevrait pas que l’homme, dont l'enfance est si lon- gue, fût parvenu à asseoir sa domination sur ce globe, fût par- venu même à se défendre contre les périls de l’extérieur, s’il eût été jeté par ses auteurs, faible et nu, au beau milieu de la créa- tion actuelle. Aussi les planètes mères ont-elles toujours grand soin de faire coïncider l’éclosion de leurs humanités avec une ère paradisiaque au sein de laquelle celles-ci puissent se développer et grandir ; grandir assez en intelligence pour comprendre la né- cessité du travail ; en force physique, pour contraindre la nature avare à leur fournir leur subsistance quotidienne. La durée de l’Edénisme, hélas ! fut trop courte pour la Terre et son humanité. Toutes les religions des peuples de la Terre regrettent cette ère paradisiaque; ces regrets sont excusables ; mais ils dénotent la faiblesse de l'intelligence de l'homme et le peu de foi qu'il a dans la bonté de son Dieu. Les yeux que Dieu a donnés à l’homme sont faits pour regarder en avant et non pas en arrière ; l'homme religieux et sensé ne doit se préoccuper que de l'avenir et non pas du passé; le fameux mot d'ordre de la France : en avant, doit être celui de l'humanité entière. Je ne pleure pas le bonheur de l'Eden, par la raison que j'attends mieux et que je désire plus. En effet, ce bonheur de l'Eden dont on a tant parlé, n'était qu'un bonheur mesquin , si on le compare à celui dont nous jouirons en France et partout, quand nous aurons réalisé l’har- monie sur le globe ; si on le compare à celui dont jouissent pré- sentement les harmoniens de Saturne ou d'Herschell. C'était, si vous voulez, l’heureuse quiétude de la période d'Enfance, com- parée aux voluptés enivrantes de la période d'Amour. Les paradi- siens ignoraient le luxe, et le luxe est le foyer vers lequel con- verge l'essor collectif de toutes les passions sensitives. Or, qu'est-ce qu'une félicité qui ne donne pas satisfaction au plein essor des sensitives! Un jour, en Harmonie, quand nous aurons 22 INTRODUCTION. réduit le moraliste et le guerrier à l'état parfait de mythe, de saurien, de dragon, les diamants, les parfums, les essences pré- cieuses ruisselleront dans les moindres fêtes; les femmes mettront à contribution les mers et les forêts, les bêtes et les plantes, pour ajouter par la parure à la puissance de leurs charmes, dont les statues des Phidias d'aujourd'hui n'ofirent qu'une päle idée. La musique déploiera ses innombrables phalanges de chanteurs et d’exécutants pour entonner l'hymne de la prière et du travail. Dans ce temps-là, nous ne serons guère éloignés de confondre dans nos obscurs souvenirs le séjour du paradis terrestre avec celui de la Sibérie et de l'Irlande, où les travailleurs mouraient de faim par milliers. Les historiens dits religieux qui se sont chargés de transmet- tre aux générations postérieures le tableau des délices de la vie paradisiaque, ont abusé ici comme toujours du droit de calomuier Dieu. Ils ont écrit que ce Dieu avait commandé à ses créatures de croître et de multiplier, c'est-à-dire qu'il leur avait mis au cœur un ardent besoin de connaître et de s'instruire, et puis après qu'il leur avait défendu de toucher au fruit de l'arbre de science. De telles contradictions, je le répète, sont une honte pour ceux qui les fabriquent, aussi bien que pour ceux à qui on les sert. Comme ces tristes et fastidieuses descriptions du bonheur pastoral des Paradisiens qu'on trouve dans la Genèse sont bien faites pour de grossières imaginations de barbares ou de civilisés ! Comme ils devaient s'amuser, en effet, ce monsieur et cette dame si peu vêtus, qui se promenaient tout le long du jour sans rien faire, dans un superbe parc émaillé de toutes sortes d'animaux ! Qu'elle est édifiante la tenue de ce couple infortuné qui se tient toujours par la main et jamais par la taille! Et comme j'admire la vertu de ces deux malheureuses victimes d'un sexe différent, qui se résignent philosophiquement à bayer aux corneilles, ce pendant que les oiseaux du voisinage se livrent en leur présence à une foule de conversations criminelles contagieuses !.. Que vous semble enfin de cette femme (contradiction absurde et inju- rieuse à Dieu! ), que vous semble de cette femme que Dieu aurait dotée de la beauté souveraine et qu'il n'aurait pas gratifiée en même teraps d'un admirateur pour lui dire combien elle était belle ! Excusez-les, mon Dieu, car ils ne savent ce qu'ils disent !.… INTRODUCTION. 23 J'ignore de quelle pâte sont pétris les chrétiens et les chré- tiennes qui regreltent encore les délices du paradis perdu, mais j'avoue n'avoir jamais bien compris qu'un homme de sens püt ambitionner la position sociale de nos premiers parents, ‘à moins d'une passion exagérée pour l’histoire naturelle et d’une forte provision de cigares. Le bonheur des Edéniens ne venait pas de ce que l'amour y était interdit, au contraire. Le bonheur des Edéniens était un bonheur composé, mais seulement de premier degré. Il résidait, au passionnel, sur la liberté illimitée d'amour, sur l'absence de préjugés (innocence), sur le droit d'insouciance surtout, ce droit précieux que la nature accorde à l'Enfant et au Sauvage, et qu'elle refuse au Barbare et au Civilisé. Il est difficile de faire entendre aux hommes corrompus de la phase sociale actuelle que la liberté d'amour, que la liberté du choix est la première con- dition de la dignité de la femme et du bonheur de l’homme. L'imagination de ces êtres profondément gangrenés de moralisme et d'hypocrisie, ne veut pas admettre la compatibilité de la liberté amoureuse et de la pudeur, charme suprême du sexe féminin et qui décuple le prix des conquêtes d'amour. Ces moralistes, hélas! qui sont pour la plupart assez vieux et très-laids, et parmi les- quels je range une foule de pairs et de députés de mon pays, sont persuadés que si l’on émancipait en ce moment toutes les fem- mes, ces malheureuses viendraient se jeter à leur cou. Quelle illusion gratuite ! Quelle erreur, juste ciel! Qu'ils nous accordent seulement la loi du divorce, ils verront. Au matériel, le bonheur des Edéniens reposait sur l’équi- libre parfait de température, sur l'abondance de tous les fruits de la terre et sur l'absence du capital. L'équilibre de température fut cause que, pendant toute la durée de cette période, le rhume de cerveau et le catarrhe, sources originelles de toutes les mala- dies humaines, furent totalement inconnus; d’où ces exemples fréquents de longévités fabuleuses qui nous étonnent dans l’his- toire de nos premiers parents. Alors la durée de la vie moyenne était de cent quarante-quatre ans, et l’on aimait encore passé quatre-vingt-dix-neuf. La taille de l’homme approchait de sept pieds, celle de la femme de cinq et demi. L’abondance des fruits que la nature, prodigue de ses dons, appendait toute seule au- 24 INTRODUCTION. dessus de la bouche de l'homme, le dispensait du travail et lui conférait l’heureux droit d’insouciance. Le capital enfin, qui donne le droit de fainéantise et de parasitisme, n’était pas encore inventé; le capital n’est jamais qu'une précaution contre la misère, et qui ne saurait par conséquent exister là où est in- connue la misère. Equilibre de température, absence de préjugés et de capital, nature riche et prodigue, tout cela s’est presque retrouvé, hélas ! dans la Cythère de l'Océanie que découvrit Bougainville il n’y a pas cent ans. Taïti nous offrait encore, dans le siècle dernier, un tableau de mœurs de demi-Edénisme, période de transition de l'Edénisme pur à la Sauvagerie, période mixte où l'homme jouit encore du droit d'insouciance, où l’on s'aime beaucoup encore, mais où l’on commence déjà à se manger un peu et à employer des moyens énergiques contre l'excès de population. A Taïti, aussi, les hommes avaient près de sept pieds, et les femmes étaient toujours jeunes. Les civilisés d'Europe nous ont déjà gâté ces îles fortunées qui inspirèrent à Jean-Jacques de si touchantes sympathies. Ils y ont introduit leur Bible et leur morale, et en moins de quatre-vingts ans , la population de Taïti a décru du chiffre de cent cinquante mille âmes à celui de dix mille; la . maladie a remplacé la santé, l'inquiétude l’insouciance , la pro- priété morcelée celle de la tribu; et la richesse de la taille et la beauté de la femme ont subi une dégénérescence ama- logue. Encore un demi-siècle de la domination puritaine de la Grande-Bretagne, et la race poétique des Cythériens de l'Océanie est perdue. Pauvre race ! on dit que ses impitoyables persécu- teurs ont bien odieusement exploité ses faiblesses, — par exem- ple, qu'ils lui ont défendu, sous peine d'amende, d'aimer entre le lever et le coucher du soleil, — et qu'ils ont pu faire exécuter, avec le produit de ces amendes, des travaux gigantesques. Pau- vre race ! car ses bourreaux ne se sont pas contentés de lui ravir l'insouciance et l'amour, ils l'ont calomniée, ils l'ont accusée d'immoralité profonde et de penchants invincibles pour le vol. Pour le vol, comme si le vol pouvait se loger là où il n°y a pas même l'idée de la propriété ! comme si les provocantes syrènes qui s’avançaient à la nage au devant de l'escadre du navigateur européen et qui arrachaient les clous de la coque des navires INTRODUCTION. 25 pour s’en faire des colliers, avaient jamais songé à faire le moin- dre tort à personne ! comme si elles n'avaient pas toujours été disposées à céder généreusement, en échange de ces méchants -clous de cuivre, tout ce qui leur appartenait! C’est une chose très-bizarre que les principes della propriété et de la morale n’aient jamais eu de plus chaleureux partisans que chez les peu- ples pillards, les peuples voleurs de profession, comme l'Anglais et le Romain. Mais les délices de la température des îles océaniennes ne sauraient donner une idée, même approximative, de la tempé- rature dont jouissait la Terre dans la période édénique. Car en ce temps-là la Terre se pavanait, resplendissante d’or- gueil, au milieu d’un pompeux cortège de satellites; et la glo- rieuse écrasait de son luxe le pauvre Jupiter. En ce temps-là, cinq lunes l’escortaient, Mercure, Cérès, Pallas, Junon, Phæbé (la Lune), cinq lunes vives, jeunes, ardentes, douées d'une puis- sance énergique d'absorption et de résorption arômale et dont l'office principal était de raffiner les arômes de leur astre cardi- nal et de communiquer à toutes ses productions végétales une saveur exquise et des propriétés délirantes. Et ces cinq lunes bril- lantes et nuancées chacune d'une couleur différente, comme au- tant de feux de Bengale , servaient d'illumination perpétuelle à ses nuits, et donnaient à la voûte étoilée d’alors un éclat velouté, un charme religieux qu'aucune langue de poète d'aujourd'hui ne saurait rendre. Et l’astre portait au front, en signe de sa puis- sance , une couronne radieuse , une couronne boréale dont l’as- piration bienfaisante absorbait l'excès de calorique de la zone équatoriale, pour le répartir avec art sur la vaste surface du con- tinent boréal où régnait la douceur d’un printemps éternel, où l'éléphant polaire se prélassait nonchalamment sur des tapis de fleurs. Et la Terre, aidée dans son travail par le concours affec- tueux de tous ses satellites et de tous les astres du tourbillon so- laire, enfantait chaque jour quelque production nouvelle , ajou-— tait quelque nouveau terme aux séries de ses trois règnes, ani- mal , végétal , minéral. J'entends des fâcheux qui m’interrompent pour m'objecter que ce nouvel aspect de l'existence paradisiaque n’est pas en confor- mité parfaite avec les idées généralement reçues dans le monde, 26 INTRODUCTION, avec les idées de la Genèse. Et que me fait à moi l’opinion de la Genèse ? Je réponds que je ne connais pas de sottise humaine qui n'ait sa source dans un texte sacré, et que je ne tiens pas essen- tiellement à me trouver d'accord avec un livre qui fait tourner le Soleil autour de la Terre , et qui fait égorger les enfants par leurs pères. Peut-être bien, d’ailleurs , que si je tenais beaucoup à faire parler la Bible en faveur de ma thèse, je n'aurais pas be soin de fouiller très-avant dans le livre juif pour mettre la main sur les preuves écrites de l'existence de la couronne boréale au tempsde la Création: Je me suis même laissé dire à ce sujet qu'un savant naturaliste de Genève (M. de Candolle) avait réussi à dé- montrer l'existence du phénomène par l'autorité même de la Ge- nèse. Si j'ai bien retenu maintenant ce que j'ai lu en ce livre peu moral , il doit s’y trouver un passage d’un certañi Isaïe, un pro- phète inspiré de Dieu , qui en dit encore plus à cet égard que le naturaliste de Genève, affirmant en propres termes que quand ce globe aurait jeté sa lèpre (Civilisation), la lumière de la Lune serait comme celle du Soleil, et celle dm Soleil sept fois plus brillante, comme la lumière des sept journées !! et que la lu- mière du Soleil redeviendrait ce qu'elle était aux journées de la création. Et eril lux Lune sicut lux Solis el lux Solis septempliciter, sicut lux seplem dierum (Isaïe, ch. 30; v. 26.) On demande des autorités saintes, j'en donne. Je sais encore que l'humanité , simple comme au jeune âge , s’est hâtée d'accueillir une explication ridicule de la chute. Dieu m'est témoin que je ne me serais pas détourné de la route de mon récit pour m'amuser à réfuter ce conte absurde de la damnation éternelle et du fruit défendu, mais on ne peut pas raisonnable- ment, non plus, m'empêcher de le pousser du pied, quand je le rencontre sous mes pas. Ce que je fais. 3 La chute de humanité, c’est le passage de la liberté à l'op- pression , de la richesse à la misère , de l’insouciance à l'inquié- tude, de la propriété sociale à la propriété individuelle , de l'in- nocence à la perfidie, de la paix à la guerre. Quelle faute opéra cette métamorphose désastreuse ? Une seule , la misère. La misère toute seule. La détérioration de la climature , lane- nement du capital et V'invasion de l'esprit philosophique qui ont INTRODUCTION. 27 contribué pour une si large part anx malheurs de Fespèce hu- maine , n'arrivent qu’en second ordre dans les causes de la dé- gradation de l'homme. Il arriva qu'un jour la population de l'Eden se trouva trop nombreuse pour que la production spontanée du sob pût suffire à tous ses besoins , et que les hommes reconnurent la nécessité d'augmenter cette production par le travail .Mais c’est chose pé- nible que le travail dans l’enfance de l'humanité ; ear il faut d’a- bord que l’industrie invente et façonne ses outils ; il faut que le chasseur ait obtenu préalablement le concours du chien et celui du cheval pour que le laboureur songe à entreprendre la culture. Or, les hommes, qui ne voulaient pas s’astreindre aux dures con- ditions du travail et qui se voyaient plus forts que les femmes, commencèrent par asservir celles-ci, et l'esclavage commencça sur la Terre. Et, comme les tyrans ne manquent jamais de bonnes raisons pour justifier leurs méfaits , ils mirent le malheur de la Chute sur le compte de la femme et la firent maudire par les Dieux. Les Dieux , faits à l'image de l’homme , sont toujours de compte à demi avec les bourreaux pour calomnier les victimes ; ils sont toujours prêts à couvrir la sainte paresse des habiles du manteau de linviolabilité. Ce qui ne m’empêche pas de dire que , puisque la chute de l'humanité a commencé par l’asservissement de la femme, l'humanité ne se relèvera que par la complète éman- cipation de celle-ci. Mais ce n’était pas assez d’avoir jeté {out un sexe en esclavage. Ces esclaves, trop faibles, ne suffisant pas à nourrir de leur travail la paresse des hommes fors, ceux-ci se coalisèrent pour écraser les hommes faibles ; ils organisèrent la caste , la caste des pares- seux, la caste noble. Us partagèrent le monde en deux catégories, les oisifs et les travailleurs, les propriétaires et les prolétaires ; les Saints, les élus de Dieu, et les réprouvés, les parias. Ws s’arro- gèrent le droit de consommer sans produire , laissant aux dé- shérités, aux vaincus, aux travailleurs /e droit de produire sans consommer. Et ils eurent des prêtres et des philosophes qui, moyennant une part dans leurs privilèges de paresse, déclarèrent que l’ésclavage et l'exploitation du fort par le faible étaient le dernier mot de la volonté de Dieu , {a seule base possible de l'ordre et de la société. Et tout ce qui protesta contre la volonté 28 INTRODUCTION. de Dieu , exprimée par ceux qui s’en constituaient d'eux-mêmes les interprètes, fut impitoyablement mis à mort, comme rebelle à la loi divine. Hélas ! la chose dure encore, quoiqu'elle ait commencé il y a 6,000 ans , et l’Arabe et le guerrier sauvage continuent de dormir et de reposer sous la tente, pendant que la femme es- clave s'exténue aux rudes labeurs ; et, dans un grand pays que chacun peut connaître , et qui se vante d’avoir affranchi tous ses enfants du joug du privilège, on nait encore législateur de par le capital. Naïit fabricateur de la loi, quiconque recçut le jour d’un spéculateur compromis dans l'accaparement des farines , d'un joueur enrichi par la fourbe.. Naïît sujet de la loi, mais exclu du droit de la faire, quiconque n’a hérité de ses auteurs que talens ou vertu. Ils appellent ca égalité des droits. Moi-même , citoyen de France, terre classique de la liberté, je penserais du mal du capi- tal qui donne au fils de l’épicier félon le droit de consommer sans produire et de commander le travail à autrui , je trouverais ce droit exorbitant, tyrannique, que je n'oserais le dire. Heureuse- ment que si je considère le capital et l'hérédité comme des privi- lèges tyranniques , je les considère en même temps comme des maux nécessaires, comme des obstacles inévitables que la’ fatalité sème sur la route du progrès. Oh! non, à Dieu ne plaise ni à M. le procureur du roi que je partage la haine aveugle que tant de nobles esprits de ce; temps ont vouée au capital ; le capital ne m'est ni plus odieux ni plus cher que la Civilisation et la Sauva- gerie. Qu'on l'appelle une excroissance parasite, un champignon vénéneux , peu m'importe. Cette excroissance parasite ne pousse que sur la misère ; voilà le fait; c’est un effet et non une cause ; qu'on fasse disparaitre la cause , l'effet disparaîtra. Ce qui presse n'est pas de pester contre la maladie du capital, mais de tâcher d'en guérir. Or, ce capital tant maudit, ce père putatif du prolé- tariat et de la féodalité argentière, n’aurait-il fait que nous inspirer par sa tyrannie le désir de nous passer de ses services , que pour ce seul désir nous lui devrions encore gratitude et pardon... Or, la planète souffrait horriblement de ces discordes intesti- nes , de ces prétentions désordonnées de la force et du capital, et la douleur minait insensiblement sa santé, et les ravages de la maladie suivaient sur sa surface une marche parallèle à celle des ravages de la guerre. Elle continuait bien son œuvre de création INTRODUCTION. 29 avec courage, mais la vigueur lui manquait déjà pour parfaire ses races d'hommes, ce qui se reconnaît sans peine aujourd'hui aux - caractères de la face des dernières races créées (Austrasiens) qui ressemblent trop aux quadrumanes. Et la triste lacune, fille de l'impuissance et mère du chaos, commençait à déshonorer la série. Le déclin s’annoncait vers la fin du troisième siècle de l’ère pa- radisiaque. Au bout de trois autres siècles, le virus des doctrines moralistes qui prêchent la compression pour consolider le régime du capital et de l’iniquité , s'était déjà infiltré dans les veines de l'humanité ; et la cardinale d'Amour, justement indignée des théories qui avaient cours ici-bas, sur le compte de sa passion rectrice, avait brisé violemment avec la Terre. Le courage de celle-ci fut moins fort que sa douleur ; la langueur s’empara d'elle, et bientôt une maladie de la nature la plus pernicieuse faillit tarir dans son sein les sources de la vie. Cette maladie était par malheur contagieuse; ce que voyant les autres astres, ils s'empressèrent de suivre l'exemple de la cardinale d'Amour et d'interrompre toutes relations amicales avec la planète empestée. Cérès , Pallas, Junon s’enfuirent vers l’entre-ciel de Jupiter. La planète vestalique , Mercure , lune favorite du tourbillon, et chef des satellites de la Terre, se réfugia au parvis du Soleil. La Lune seule, linfortunée Phæbé, digne d’un meilleur sort , avait voulu demeurer fidèle à la Terre au milieu de la désertion générale; elle paya cher cet acte de dévoùment sublime; la contagion l'atteignit, elle mourut au troisième accès. Nous sommes tous mortels. Le déluge d'il y a 6,000 ans fut la première conséquence de cet ac- cident déplorable ; car Phœbé désorbita dans les convulsions de son agonie , et s’'approchant un peu trop de la Terre , fit extra- vaserles mers de celle-ci et noya quelques continents. Si du moins le sinistre se fût borné à une inondation, mais le coup porta bien plus haut ; il ébranla la Terre sur son axe qui, de perpendiculaire, devint oblique à l'Ecliptique… et l’hiver avec ses frimas naquit du déplacement. Alors le méridien magnétique déclina subitement , et la couronne boréale qu’entretenait le courant régulier du fluide tomba du front de la Terre ! Le double flambeau des pôles s’éteignit, et l'immense continent du Nord, naguère si émaillé d'animaux et de fleurs , s’ensevelit soudain dans son linceul de 30 INTRODUCTION. glace…. L'âme se fend au récit {de telles catastrophes. L’éléphant qui fut trouvé en 1805, aux bouches de la Léna, au beau milieu d'un bloc de glace où il s'était conservé pendant 6,000 ans au moins, en chair et en poil , cet éléphant avait vu toutes ces choses et bien d’autres encore, et sa parfaite conservation at- teste que l’englacement des pôles s’est produit par un refroidisse- ment subit, par le fait du même choc qui décoiffa la Terre. Et voilà ce que c’est que la Chute , cet accident que la mali- ce et humaine et l’imposture ont si étrangement défiguré. La chute de l'homme n’a été que le contrecoup de celle de la cou- ronne boréale. La femme n'a été pour rien dans le désastre. Le péché originel , que de mauvais plaisants ont appelé le péché original , sous prétexte que l'idée de faire expier aux gens un crime qu’ils n'avaient pas commis était éminemment facétieuse, le péché originel est un conte. Celui de ses péchés que l'humanité a payé le plus cher est le péché capital. N'oublions pas de mentionner que cette nouvelle explication de la chute a pour elle le témoignage imposant de deux jeunes somnambules parfaitement dignes de foi, lesquelles remontent avec la plus grande facilité vers toutes les époques de leurs exis- tences antérieures, dans leurs moments de lucidité aromale, et qui ont attesté en ma présence les détails ci-dessus sincères et véritables. Tout le monde sait ce que c'est que l'état de somnam- bulisme, ce qui ne m'empêche pas d'en donner Fexplication pour les personnes qui l’ignorent. La vie terrestre est à la wie aromale ce que le sommeil est à la veille. De même que dans le sommeil nous perdons le souveuir des choses antérieures et la sensibilité, ainsi nous perdons en passant en cette vie inférieure le souvenir de nos existences passées et la sensibilité aromale. Or, magnétiser un individu, c’est le réveiller de son sommeil terrestre, c'est dégager son corps aromal des entraves de son corps ferre aqueux, lui rendre la sensibilité, la lucidité et le son- venir, absorbés par le sommeil, plus la faculté de voyager à tra vers les espaces, avec la rapidité de la lumière et de l'électricité , deux fluides aromaux. Rien de plus simple que l'explication de tous les phénomènes du somnambulisme avec cette théorie. Mais j'en étais , je crois , au déluge , j'y reviens. ty Depuis la catastrophe , la Terre travaille avec ardeur à répa- INTRODUCTION. 341 rer ses désastres. La fréquence des aurores boréales dit assez la continuité des peines qu’elle se donne pour reconquérir sa cou- ronne , attribut de sa dignité de cardinale, et condition sine qu& non de la restauration de sa température paradisiaque. Maïs par- fois aussi le découragement s'empare d'elle, et de noires idées traversent son cerveau , quand elle revient au souvenir du passé et qu'elle songe aux années qui la séparent encore des jours où elle rentrera dans sa gloire et reprendra le cours interrompu de ses créations. Quelquefois ces accès de marasme se sont prolon- gés de telle sorte, que la vie même de la planète en a été mise en question. Je ne connais pas de globe qui ait eu l'enfance aussi pénible que la Terre, et dont on ait désespéré tant de fois. Les deux plus dangereuses crises dont l'histoire ait gardé mémoire sont celles qui se rapportent à l’époque de la mort de César et à la fin du siècle dernier. La Terre n’est pas remise encore de cette récente secousse.… Le bruit a couru même que la question d'am- putation de la planète malade avait été sérieusement agitée na- guère, dans le grand conseil de voûte sidérale, à l'occasion de l'apparition de l'épidémie des pommes de terre. J'aime à penser que la résolution est tout-à-fait prématurée, et que ces bruits ont été répandus à dessein par les amis de la Terre , qui voudraient lui faire peur, etl’amener par intimidation à jeter sa philosophie et ses philosophes par-dessus les moulins. Ainsi soit-il ! Il est cer- tain que l'impossibilité où la Terre se trouve de fournir au Soleil son contingent d’arôme fé{racardinal est pour tout le tourbillon une cause d'irritation légitime et un grave empêchement , et la pauvre malade n’est pas seule à souffrir de son délaissement. Reste à savoir jusqu’à quand la fausse morale abusera de notre patience, pour prolonger la disgräce de la Terre ! L'exposé qui précède raconte implicitement les misères et les lacunes de la création dernière (n° 3). Le mal y esten domi- nance, les caractères subversifs y sont la règle générale, les ca- ractères harmoniques (espèces utiles à l'homme) l'exception. Il y a des familles, comme celles des félins, comme celle des ser- pents, qui ne comptent pas une seule espèce franchement ralliée à l’homme ; et sur une masse de cent mille espèces d'imsectes peut-être, c’esttout au plus si trois ou quatre ont consenti jusqu'à ce jour à travailler pour nous, Tout cela est dans l'ordre, etiln'y & 32 INTRODUCTION. point à se récrier contre un pareil état de choses. Laissons passer les fourmis, les lions et les sauterelles ; d’autres créations vien- dront qui commenceront par rétablir la balance entre les types; puis viendra la dernière, la suprême création d'harmonie qui intervertira totalement les termes de la proportion, et qui ne con- servera de caractères subversifs que ce qu'il en faudra pour la montre. On peut donc bien avoir un peu de patience en face d’un tel espoir. Connaissant l’arôme typique, le titre passionnel de chaque pla- nète, rien de plus facile, avons-nous dit, que la classification des bêtes, des plantes, des minéraux... Nous avons un clavier passionnel, hominal ou sidéral, com— posé de 32 touches en jeu majeur et mineur, avec 4 ambiguës et 4 sous-pivotales à la clef. Ces 32 notes sont produites par le dou— blement des deux modes ou des 12 notes de gamme, augmentées de leurs complémentaires. Chaque gamme de 12 notes se décom- pose en deux ‘groupes, par 7 et 5; chaque groupe de sept en deux groupes par trois et quatre. Ne spéculant que sur un seul mode, puisque le mode mineur n'offre qu'une contre-épreuye symétrique du mode majeur, nous trouverons pour le cadre de la classification universelle douze séries radicales, quatre de transition, en tout seize grandes divisions naturelles; puis sub- division des séries radicales en groupes, genres, espèces et variétés, par 7, D, 4,3, 1. Tout moule éminent en dignité révèlera la paternité! cardinale et indiquera le n° 4 de Ja série; chacune des modulations graduées de la série recevra son nom de baptême du titre aromal des satellites ou de l’ambiguë de sa cardinale. La dominante passionnelle de chaque groupe, de chaque individu en un mot, indiquera son origine planétaire, et dira en même temps, comme une pierre de touche infaillible ou plutôt comme un diapason de la gamme passionnelle, les la- cunes des séries existantes et la tâche des créations à venir. On a demandé le principe de la classification universelle des sciences, le voilà, car, je le répète, foutes Les sciences sont les mémes… et les bêtes, les minéraux et les fleurs ne-sont que des moules divers pétris par la puissance créatrice des Planètes pour représenter la passion humaine. Les Planètes obéissant dans la fabrication de leurs types à la loi, une de la Série, il s'en suit INTRODUCTION. 33 fatalement que le cadre de toutes les classifications est le même pour tous les règnes de la nature. Gamme des caractères, gamme des couleurs, gamme des sons, gamme des bêtes, des fleurs, tout prend modèle pour se former sur la hiérarchie passionnelle. C’est désormais à l’affinité caractérielle, à l’analogie, de placer chaque famille à son rang et de lui assigner son numéro d'ordre. Les cases de l’échiquier universel restent les mêmes, il n’y a plus à changer que les noms sur l'étiquette. Cependant, si facile que soit une classification universelle des sciences, c’est toujours une classification universelle, c’est toujours une exposition complète de la loi de la série dans tous les règnes de la création, c’est-à-dire le dernier mot de la science humaine et presque le dernier mot de Dieu ! Je n’ai pas je dernier mot de Dieu et n’en suis pas fâché ; mais j'avoue ingé- nument que je ne voudrais pas être obligé de faire tenir dans un double in-folio de mille pages ce que j'aurais à dire sur un sujet grand comme le monde. Ensuite cet ouvrage est un traité de l'esprit des bêtes de France, et non pas un traité complet de nomenclature passionnelle. Il à des limites, hélas ! fixées par l’indigence universelle et le prix du volume. Je demande donc à me renfermer dans ces limites fatales. Que la science officielle prenne cette tâche de nomenclature universelle à l’endroit où je l'ai laissée ; qu’elle la mène à bonne fin, comme c’est son métier et son devoir, elle’ me fera plaisir, et je serai très-fier d’avoir contribué à la tirer de la mauvaise voie pour la remettre sur la bonne. Que si néanmoins la curiosité de la lectrice, trop vivement surexcitée par ce titre de nomenclature passionnelle, exigeait quelques exemples de l'application du nouveau procédé de classe- ment et ne voulait pas patienter jusqu’à l'inventaire du mobilier zoologique de la France, je m'empresserais de voler au-devant de ses désirs. heureux de trouver cette occasion agréable de dé- montrer d'un seul coup la simplicité de la méthode analogique et l’absurdité de toutes les autres. Les arômes typiques des planètes sont connus, je le sais ; mais ils ne le sont pas cependant à ce point qu’on puisse adresser à l'historien qui les rappelle et les précise le reproche de redite et de banalité. J'en rappellerai brièvement quelques-uns pour l'exemple. 3 34 INTRODUCTION. Saturne, cardinale d'ambition, a pour arômes typiques les arô- mes de tulipe et lys, ou, pour me servir du langage plus simple de l’analogie, Saturne parfume de tulipe et lys, de tulipe au simple, de Iys au composé. L'ardme simple est celui qui n'ap- partient qu'à la Planète; le composé résulte de la combinaison de l’arôme simple avec larôme d’une ou de plusieurs autres planètes. Herschell, que j'aimerais mieux appeler Eros ou Aphro- dite, parfume d’iris au simple, de tubéreuse au composé; la Terre, violette au simple, jasmin au composé ; Jupiter, jonquille au simple, narcisse au composé; le Soleil, foyer général des arômes du tourbillon qui ne peut avoir d’arômes simples qu’à la manière de la couleur blanche, parfume d'orange et de raisin musqué. Si la puissance de l’odorat était développée chez l'homme au même degré que celle de l’ouïe, la simple odeur d’une plante où d’un métal suffirait pour Jui en apprendre l'origine avec tous les tenants et les aboutissants. Chaque planète verse dans l’espace un parfum, un chant, une lueur, dont les séries et les accords forment autant de sua- ves mélodies où de suaves harmonies. Dieu est un immense artiste, mais qui n'invite à ses concerts que les grands génies de l'humanité. Képler a donné la gamme des planètes. La Terre répète sans cesse, dit-il, les deux notes fa et mi, parce que ces deux notes sont syllabes initiales des deux mots faim et misère, Famem et Miseriam. Mais la raison est le seul instrument qui soit infaillible chez l’homme et c’est par conséquent l'étude seule du caractère des êtres qui peut lui révéler leurs analogies planétaires. Partant de là, étudions le caractère du premier animal venu pour le classer dans sa série. Veut-on savoir quel est le titre aromal du cheval par exemple ? Voyons les mœurs du cheval. J'observe que le cheval est le seul quadrupède qui tienne avec soin son arbre généalogique , preuve de fierté aristocratique, d'ergueil de sang. J'observe que le cheval est passionné pour les combats, pour les tournois, la chasse, la pompe, la parure ; que dans l’état sauvage, il obéit à des chefs choisis pour leur valeur. Je devine, à ces traits saillants du caractère, l'emblème du gen— tilhomme, l'emblème de lambitieux altéré de gloire et d'hon- neurs, et je le classe d'autorité parmi les productions du clavier INTRODUCTION. 35 : de Saturne. Restera à juger ensuite, par la comparaison, quelle sera la place qui lui reviendra dans’ la série des ambitieux. Or, le caractère est si fortement accentué dans l'exemple choisi, que * chacun, j'en suis sûr, va s’écrier avec moi que le cheval est em- blème cardinal d’'ambition, par conséquent création pivotale de Saturne. Chacun aura dit vrai ; le cheval émane des plus purs arômes de la planète cardinale d’ambition, de ce globe orgueil- leux, qui marche accompagné d’un cortège de sept satellites et qui pose dans le ciel comme un portrait de Van Dyck; de Sa- turne, dont on devinerait le caractère martial rien qu’à sa fière tournure et à la couleur ambitieuse de la double écharpe dont il aime à ceindre ses flancs. Tout est flamboyant, éclatant, bruyant et voyant dans cet astre qui chérit l'apparat comme le cheval de sang. La tulipe est emblème cardinal d'honneur, le Is emblème de vérité ; Saturne a pris la tulipe et le Iys pour ses arômes typi- ques. Le nombre 7 est nombre archétype de hiérarchie ; presque toutes les plantes de l’heptandrie de Linnée (fleurs à 7 étamines) émanent des arômes de Saturne , le marronnier d'Inde, entre autres, et le blé sarrasin, la rouge céréale. Le marronnier d'Inde est l'emblème du beau soldat chamarré de broderies, du soldat de l’armée de parade, de l’armée étincelante de dorure et d’épau- lettes, remarquable par son alignement et sa brillante tenue sous les armes, mais dangereuse à raison de son inutilité dispendieuse et de la nombreuse vermine de fournisseurs et d'agents flibus- tiers qu'elle nourrit et protége.… Le sarrasin, dont la graine eni- vrante épargnée par le fléau sème l’ardeur des combats mortels dans le sein de la gent emplumée des basses-cours, le sarrasin sym- bolise aussi un batailleur, mais un batailleur d’autre titre. Le cavalier de guerre n'a pas encore contracté l'habitude de faire prendre un litre ou deux de sarrasin à son coursier, le matin d'un jour de bataille ; mais qu'il use du procédé et il m'en dira ce qu'il en pense. Il y a longtemps que l’homme de la nature, le simple et candide campagnard, s’en sert pour donner de Pœil aux bêtes qu’il amène au marché. Ce caractère de famille, ce ca- ractère d'émulation et de lutte se retrouvera dans la poire, une autre création glorieuse de Saturne, le fruit savoureux aux feuilles rouges et aux séries innombrables, qui livre plein essor à toutes les rivalités de goût. Ce métal rouge, luisant, sonore, 36 INTRODUCTION. avec lequel se fabriquent les canons, les cloches et les clairons de guerre, dont les aigres fanfares chatouillent si agréablement l'oreille du cheval : le cuivre est de Saturne. Si le cuivre, qui se distingue par tant de qualités brillantes, est encore vénéneux, c’est de la faute de la Terre et de la fausse morale qui la gou- verne ; car c'est la fausse morale qui est cause que l'ambition pousse les hommes au crime, au lieu de les pousser à la vertu, comme elle en est chargée. Qu'on me laisse venir l’époque où l'ambition ne mènera plus les gens qu’à la gloire, et le cuivre s’'empressera de déposer au fond du creuset ses propriétés perfides. La planète Cardinale a produit le cheval et le tigre; la pla- nète ambiguë Protée a produit le cheval nain d'Afrique, le chat domestique et le coing. On sait que les astronomes ont oublié jusqu’à présent de découvrir la planète ambiguë Protée. Le cuivre me pousse à parler de l'or, roi des métaux, le plus inoxidable, le plus resplendissant et le plus colorant de tous. Le lecteur intelligent devine que ce métal royal ou pivotal ne peut provenir que des arômes du Soleil, foyer général d'arômes du système, et qui distribue aux autres astres, comme l'or aux au- tres métaux, la lumière et la couleur. Le caractère sacré d'irra- diation , de ralliement, d’unitéisme et d’autorité , apparaîtra dans toutes les créations de l’astre roi. Ce sera l'éléphant parmi les quadrupèdes ; le paon parmi les oiseaux ; le blé, la canne à sucre, la pomme de terre, la vigne, chez les plantes ; l'or, le diamant, dans le règne minéral, La vigne, dont le jus parfumé, lait des vieillards, dispose l’homme à l'expansion et à la fraternité; la vigne, plante si éminemment française, la vigne est le plus pur produit des amours de la Terre et du Soleil. Le premier de tous les vins du monde , celui qui se bonifie le plus par la vieillesse, à l'instar de l'amitié, le vin velouté des crûs de Haut-Brion, Laf- fitte, Château-Margot, parfume de violette ! La vache pacifique et féconde , la vache , mère nourricière de l'homme, proviendra du massif et puissant Jupiter, cardinale de familisme, ainsi que la pomme de Calville, emblème de pré- voyance, et aussi la jonquille d’or, emblème parfumé de la ten- dresse maternelle. Les créations de la cardinale de familisme brilleront plus par le côté utile que par le côté poétique. Le fa- milisme n’est pas Ja plus élevée en titre des passions cardinales ; INTRODUCTION. 37 au contraire, puisque c’est une passion forcée et non libre. Nous nous apercevrons facilement du titre inférieur des essais de Ju- piter au caractère des moules de son ambiguë, l’affreuse planète Mars, qui a trop travaillé à la confection du mobilier zoologique de la terre. Ce que la terre doit à Mars de types odieux , veni- meux, hideux et repoussants ne se calcule pas. Je citerai parmi ces types le crapaud, ma bête d'horreur, emblème du truand qui étale ses plaies et ses pustules aux regards des passans, ou qui porte sur son dos des chapelets d'enfants sales et déguenillés. La beauté, la richesse, et aussi le nombre des touches du cla- vier de la cardinale d'Amour promettaient à la Terre d'innom- brables séries de types ravissants, parfumés, délicats, enivrants. Déception cruelle! Aucune planète ne s’est montrée plus avare de ses dons envers sa pauvre sœur que la trop susceptible cardi- nale d'Amour. Herschell n’a pu pardonner à la terre ses théo- ries morales contre l'amour; mais c’est surtout dans ses moules du clavier végétal que sa mauvaise humeur éclate. Herschell a infligé à la terre une pénitence bizarre, en expiation de ses dérè- glements intellectuels. Elle a voulu que, pendant toute la durée du règne de la morale sur la Terre, ses provenances à elle fus- sent marquées du sceau de son antipathie politique. Furens quid Jœmina possit ! Pour ce faire, elle a travesti indignement tous les moules de ses arômes; si bien, que les emblèmes. terrestres d’a- mour ne figurent plus aujourd’hui qu'une risible mascarade, et qu'il est devenu d’une difficulté excessive de deviner les hiéro- glyphes amoureux, même quand on est prévenu. Non contente du succès de cette perfidie, Herschell a poussé l'ironie jusqu’à la cruauté : elle était réservoir naturel de fleurs bleues, en sa qua- lité de cardinale hypermineure ; elle a abusé de sa position pour refuser le parfum d’amour aux fleurs de cette couleur qu’elle a été obligée de livrer à la Terre; et elle leur a inoculé, en échange, le parfum de pharmacie et des propriétés. morales. La Terre a compris l'épigramme et s’y est montrée trop sensible. Ainsi, la gamme des fleurs terrestres se trouve presque complètement désemparée de la note d’azur, et réclame vainement la rose bleue par la plume éloquente de M. Alphonse Karr. Ajournés jusqu’à l'expurgation complète du virus moralique, la rose et l'œillet d'azur, aux parfums hyperaphrodysiaques. En place de l'æillet 38 INTRODUCTION. bleu, nous aurons pour nous distraire la bourrache , une fleur charmante, d’un bleu céleste, admirable, mais qui purifie le sang et ne fait pas de bouquets. Les précieux cadeaux que la Terre a reçus d'Herschell, du temps de l’entente cordiale des deux glo- bes, disent tous les trésors qu’elle a perdus à la rupture. Citons le café, la truffe, la tubéreuse, l'iris, l’œillet, l'hortensia, parmi les végétaux ; le saphir, parmi les minéraux ; le cygne, la tourterelle, l'hirondelle, le ramier, le faisan, la perdrix, la caille, parmi les oiseaux! Autant de dons pernicieux que la morale réprouve, mais dont le moraliste raffole! Un délicat et suave arôme, et moins enivrant que ceux d'Her- schell, caractérise les créations de notre infortunée planète dont je concours est pour cette cause si instamment réclamé de tous les astres du tourbillon solaire. C’est le parfum de la violette, du jasmin, du réséda, de la vigne. La plupart de ces végétaux odo- rants, qui s’enlacent aux autres arbres pour former des berceaux, émanent des arômes de la terre. Le titre de fidélité et de dévoue- ment qui caractérise les créations de cette cardinale miniature inspire un puissant intérêt pour son malheureux sort. Il n’est pas d'astre dans le ciel dont on s'occupe autant, dont le retour à la santé et à la raison soit attendu avec plus d'impatience ; car le tourbillon tout entier souffre de sa souffrance , et la cardinale d'Amour, qui témoigne aujourd'hui tant de mauvais vouloir à la pauvre délaissée , est peut-être celle qui accucillerait sa rentrée en grâce avec le plus de joie. Songeons bien à une chose, c'est que les fleurs violettes, les très-doux parfums et les vins délicats sont presque aussi rares en Herschell que les fleurs bleues sur notre Terre; qu'on les désire fort en Herschell, et que désir de fille est un feu qui dévore, bien plus encore en cardinale d'amour qu’en cardinale d'amitié, c'est-à-dire ici-bas. Vénus, l’ambiqué de la Terre, parfume de lilas, arôme mixte entre celui d'amour et celui d'amitié, comme la couleur lilas est mixte entre le violet et le rose. Les ambiguës parfument toujours d'arome mixte. Le lilas, arbrisseau charmant, riche de fleurs, pauvre de fruits, première parure de la saison d'amour, sym- bolise l'amitié bi-sexuelle, une amitié excessivement passionnée, mais qui transiterait volontiers du majeur au mineur. Le lilas est une des plus adorables choses de ce monde, comme l’affec- INTRODUCTION. 39 tion qu'il exprime : l'amitié enthousiaste des Petites Hordes pour la corporation des Vestales. Mais les plus délicieuses créations d'Hébé, première lune d'Herschell, celles de Vénus et celles de la Terre, de grandes ar- tistes pourtant, doivent céder le pas pour la grâce de la forme, la délicatesse et la suavité des arômes, aux créations de la lune favorite du tourbillon, de la planète Vestale, l’ex-cheffe des satel- lites de la cardinale miniature (Terre). Rien de plus gracieux, en effet, de plus frais, de plus suave, de plus odorant et de plus velouté que la rose et le pois de senteur, la pêche, la fraise, le petit pois, emblèmes parlants de virginité : charmes de l’odorat, du palais et des yeux, fleurs éphémères dont la couleur tendre semble pétrie de l'incarnat des lèvres de la vierge, fruits parfu- més comme son haleine et portant sur leur épiderme le duvet de ses joues, fruits éphémères aussi et non de garde, et qu’il faut se hâter de manger dans leur fleur. Il va sans dire que le nom de la planète à qui nous devons la rose, le petit pois et la pêche, est parfaitement inconnu au Bureau des Longitudes, où l’on n’a pas l'habitude de juger les astres à leurs fruits. Ils l'ont appelée Mercure !! Ils n’ont pas trouvé, entre eux tous, de nom plus convenable que celui du patron de l’igno- ble boutique, pour désigner la créatrice des roses. Mercure. une planète aromisée en titre vestalique ! Je puis pardonner beau- coup de choses à la science officielle, mais non des méfaits de cet ordre. Singulières lois cependant que celles qui nous régis- sent, qui défendent de traiter de voleur un usurier, un sac d’écus à face humaine, une brute, un madrépore, une éponge, un être qui ne nous est rien, et qui permettent d’infliger à des astres qui font notre bonheur les sobriquets les plus désobligeants! Quoi! pas une parole pour le chien? viens-je de m’entendre dire. Oh ! pardon, ce n'était point un oubli, et j'aurais d'ailleurs eu le temps de réparer un oubli envers le chien, d'ici à la fin de ce livre, qui a la prétention d'être un traité de chasse. Je vou- lais passer le chien sous silence pour ne pas revenir, à si court intervalle, sur un sujet épuisé (le déluge). Le chien, emblème cardinal d'amitié, satellite vigilant et sergent de ville de l'homme, toujours prêt à combattre et à mourir pour lui ; le chien, je n'ai pas besoin de le dire, est création pivotale de la Terre, cardinale 40 INTRODUCTION. d'amitié. C’est même, avec la vigne, une des plus caractéristi- ques productions du clavier d'amitié, et l'une de celles, assuré ment, qui lui font le plus d'honneur. Si je veux dire ici un mot de trop, ce n’est pas en faveur du chien de chasse, mais en faveur d’une autre espèce, l’espèce la plus fidèle, hélas ! et la plus dédai- gnée. Je ne demande pas l’analogie, je demande l'origine du barbet, de l'humble barbet, du mouton, du caniche-victime, le même qui joue aux dominos et qui suit seul le convoi de son maître. La réponse est bien facile pour quiconque a lu avec fruit le récit désolant que je lui ai fait naguère de la mort de Phœbé. Mais je m'aperçois que j'ai dit le mot de l'énigme sans le vou- loir ; alors puisque le mal est fait, je ne risque rien de con- tinuer, et je réponds pour le lecteur... Le caniche est le dernier témoignage d'affection que la terre ait reçu de son infortunée satellite Phæbé, morte de malemort à la fleur de ses ans, morte avec le regret de n'avoir pu compléter pour son astre chéri la série des canins ! Car nous ne saurions nous abuser sur ce cha- pitre : la série des canins n’est pas complète; la gamme est inter- rompue à la note du chien de pêche, et le chien de Terre-Neuve se flatterait en vain de combler la lacune. Le terre-neuve n'est qu'un pêcheur d'hommes, et c’est un pêcheur de poissons qu'il nous faut. Combien sont-ils au Jardin-des-Plantes qui se doutent que la même cause qui a produit le dernier déluge a motivé l'interruption de la série des canins? J'ai dit les arômes typiques des cardinales et même les arô- mes mixtes des ambiguës, avec la manière de s’en servir pour classer les bêtes et les fleurs. Il ne me reste plus qu'à démon- trer à la science civilisée ses erreurs et ses contre-sens pour avoir consciencieusement rempli toutes les conditions du pro- gramme de cette introduction. Après quoi rien ne m'empêchera plus de pénétrer au cœur de mon sujet. Ce qui a perdu les savants en matière de classification, c’est l'orgueil et le manque de foi dans la sagesse de Dieu. Le savant a fait comme le philosophe, il a destitué la passion de son emploi de fanal universel de classification, de fanal sériaire , et Dieu l’a puni comme le devin Tirésias, en lui fermant les veux. Les savants n'ont pas compris la chose la plus simple du INTRODUCTION. [A monde , à savoir : que la passion seule distribue les caractères. C’est ce qui les a tués. Quand l’immortel inventeur du mastodonte, quand Georges Cuvier écrit que la classification est l'idéal lui-même auquel doit tendre l’histoire naturelle, il écrit une chose très vraie, parce qu'il sous-entend que la classification exige la connaissance intime du caractère des individus à classer. Malheureusement l’immortel inventeur du mastodonte s'arrête à ses prémisses, au lieu de passer jusqu'à sa conclusion, et il ne devine pas que c’est la passion qui distribue les caractères aux bêtes comme aux gens, et qui écrit le véritable nom des fleurs sur leurs corolles. C'était pourtant moins difficile que de reconstruire un paléotherium ou un dinothérium tout entiers (des bêtes qu'on n'avait jamais vues), avec une simple dent ou une simple vertèbre. Quand on lit Geoffroy Saint-Hilaire l'Égyptien , un savant bien autrement poète et bien autrement analogiste que Cuvier, un naturaliste qui s’éclaire aux rayons lumineux du principe d'Unité, on espère à tout moment voir surgir de ses rapproche- ments la proposition fulgurante ; on s'attend à ‘quelque nouvel Evceyx (’Archimède. Vain espoir ! l’analogiste se fourvoie dans la même impasse que son illustre émule. Il jette le manche après la cognée et s'écrie dans son découragement que la classification est impossible. Geoffroy Saint-Hilaire n’est arrivé à ce triste aveu d'impuissance que pour avoir agi en simpliste, que pour avoir trop étudié les rapports vertébraux et pas assez les rapports pas- sionnels des êtres. Le tort de Geoffroy Saint-Hilaire et de Cuvier, et des autres, est, en un mot, d’avoir eu trop de respect pour les préjugés de l’homme et pas assez pour les révélations de Dieu. Un peu plus de religion et de confiance dans le principe de l'Unité, leur au- rait laissé voir que la passion est la chaîne qui relie tous les êtres, la brute à l’homme, l'homme à la nature et à Dieu. Et comme ils auraient vu que toute créature inférieure à l’homme est mi- roir de ses passions, de ses vertus ou de ses vices, ils auraient été amenés par analogie à baptiser chaque créature du nom de la passion humaine par elle symbolisée. Au lieu d'agir ainsi et de déterminer le caractère de l'animal par sa dominante passionnelle, ils ont essayé de le déterminer 42 INTRODUCTION. par la forme, c'est-à-dire qu'ils ont mis la charrue devant les bœufs, ce qui était un moyen assuré de faire de la mauvaise besogne. La forme n'est que le costume de la passion, le moule créé par elle. La griffe a été faite pour le lion et non pas le lion pour la griffe, et le lion n’a été armé de grifles et de dents re- doutables que pour symboliser un type humain atroce, le procon- sul sanguinaire , exacteur et hautain, le Verrès, le Scipion, le Djezzar-Pacha et l'Ali-Tébélen, le pacha toujours disposé à se ré- volter contre son maître et réussissant à le croquer quelquefois. S'il n'y avait pas de Djezzar-Pacha chez les hommes, il n’y au- rait pas de lion chez les bêtes. Je me plais à reconnaître toute fois que la classification adoptée pour les bêtes est moins vicieuse que celle adoptée pour les minéraux ou les plantes, par la raison que la manière de manger et de marcher qui à été prise habi- tuellement pour différencier les espèces animales, donne presque toujours des renseignements exacts sur les passions de Ja bête et fournit quelquefois des moyens de classification suffisants. Mais je demande à garder mon opinion sur des systèmes de classifica- tion botanique comme on m'en a fait étudier jadis sous prétexte de m'orner l'esprit ; des systèmes où l’on prend le nombre des étamines ou la déchirure d’une corolle pour bases de la distribu- tion des groupes et des séries. Les princes de la science qui ont écrit l’histoire naturelle jus- qu'ici et qui ont laissé de côté le titre passsionnel des bêtes et des fleurs, pour ne tenir compte que de la disposition de leurs orga- nes extérieurs, sont semblables à un historien qui, voulant écrire l'histoire de Jules César ou d'Alexandre, se bornerait à nous par- ler de la longueur du nez de son héros, de la couleur de ses che- veux ou de la coupe de son habit et qui oublierait de nous en- tretenir de ses dominantes passionnelles. N'est-il pas vrai qu'un public éclairé à qui on présenterait un pareil ouvrage, s'empres- serait de le fermer dès la première page, et n'aurait pas assez de dédain pour l'œuvre et pour l'auteur. Ce public aurait raison parce que l'âme, la passion, le drame, sont les seules choses qu'on cherche dans un récit, sont le nerf de l'intérêt, la couleur de l’action. Pourquoi un portrait au daguerréotype qui reproduit la forme et les traits du visage avec ,une exactitude géométri- que est-il moins ressemblant qu'un portrait au pinceau ? Pré- INTRODUCTION. 43 cisément parce que l'instrument mathématique n'a peint que l'enveloppe extérieure ; tandis que le pinceau a peint l'âme, a peint la passion, le caractère, la chose que nous cherchons avant tout dans une physionomie. La figure c’est l’homme, comme le style. Or, les plus grands naturalistes ne sont pour la plupart que des daguerréotypeurs plus ou moins habiles et non des peintres. Buffon et Linnée, qui sont parfois de grands poètes, ne sont poètes véritablement grands que dans la peinture de la passion. Je donnerais toute la partie scientifique des œuvres de Buffon pour les trente pages sublimes qu'il a écrites sur le chien, sur le cheval, sur le cerf ou le kamichi. Je donnerais tout le travail de la classification de Linnée pour sa découverte des deux sexes et des amours des fleurs. Hors de la passion, point de vraie science, de style, ni d'immortalité. Il est rare que les faux savants, qui ne savent pas un mot des vrais caractères des individus qu'ils décrivent, qui abandonnent si étourdiment le fromage pour courir après l'ombre de la lune, ne débutent pas dans leurs traités par recommander l'étude ap- profondie des caractères. Une autre erreur capitale de la science, une autre prétention non moins déplacée, est de vouloir faire entrer un individu dans une famille en l'absence de toute notion sur ses proches. J'admire qu'on parle de la famille des gens quand on ne sait ni leurs noms, ni leur origine, ni leur généalogie. Ainsi, je connais à l’Institut et ailleurs une foule de savants très-forts sur le calcul infinitésimal, et qui ne seraient pas embar- rassés de me dire, avec le temps, ce qu'il tient de minutes et même de secondes dans un siècle; mais j'y chercherais vaine- ment peut-être un seul zoologiste capable de me renseigner exactement sur le titre passionnel ou sur la généalogie de l’a- nimal le plus vulgaire, du canard, par exemple. Oui, je tiens que si j'adressais à M. le docteur Flourens lui-même, à qui ses immortels travaux sur cet intéressant volatile ont ouvert les portes de l’Académie francaise, je tiens, dis-je, que si je de- mandais à M. Flourens le titre passionnel du canard, M. le doc- teur Flourens, au lieu de me répondre que le canard est l'em- blème du mari ensorcelé, me tournerait le dos. J’interrogerais l'honorable sur la généalogie du même, qu'il serait capable de 44 INTRODUCTION. me répondre que le canard est venu au monde comme çà, et que lui, de l’Institut, n’en est pas cause. Mon Dieu , je le sais bien, qu'ils ne sont pas cause, à l’Institut , si les mâles de cette espèce portent une plume frisée sur la queue ; mais ce n’est tou- jours pas là répondre , quoi qu’on dise, d’une facon satisfai- sante. Les savants de l’antiquité n'étaient pas aussi forts assuré- ment que ceux du temps présent dans l’art de teindre en rouge les tibias des poulets, et pourtant je suis bien sûr qu'ils ne se- raient pas demeurés à court devant les questions ci-dessus. Car la sagesse antique avait deviné le principe de solidarité qui relie entre eux tous les êtres de la nature ; et les enfants de la Grèce, en apprenant l'histoire des hommes, apprenaient en même temps celle des bêtes et des fleurs, en lesquelles leur mythologie sédui- sante avait incarné tous lestypes de la passion humaine. Une noble et touchante religion, savez-vous, que celle de la solida- rité universelle, et qui tient les portes de l'imagination grandes ouvertes à tous les essors poétiques, et qui fait le cœur compatis- sant à toutes les infortunes! Oh! nous aussi nous y reviendrons un jour, à ce panthéisme sublime, un jour que les dogmes de compression et de terreur auront disparu de nos livres et que nous ne croirons plus qu’au Dieu bon. Et vous y étiez déjà revenu avant nous, pauvre saint François d’Assises, vous qui fraterni- siez si tendrement avec la brebis, le rouge-gorge et la bergeron- nette, vous qui disiez si naïvement aux hirondelles bavardes qui troublaient vos ouailles : Taisez un peu vos becs, douces hirondel- les mes sœurs, que je fasse entendre à ces braves gens la parole de Dieu! Pour moi, je ne saurais passer au long de ces grands peupliers taillés en larmes, qui servent de rideaux à la couche des morts, sans me rappeler l’inconsolable douleur des sœurs de Phaéton. Le fait qui condamne le plus irrémissiblement la science civili- sée, c'est la répugnance des femmes et des enfants pour elle; car les femmes et les enfants sont les créatures les plus curieuses du monde et les plus avides de s’instruire. La science civilisée ne se lavera jamais de la répulsion qu’elle a toujours inspirée à ces êtres charmants mais terribles avec leurs indiscrets pour- quoi. Pourquoi cette répulsion invincible de la femme et de l’en- fant pour les sciences comme on les professe aujourd'hui? Parce INTRODUCTION. 45 que la femme et l'enfant sont des intelligences droites et logiques qui, voyant que Dieu n’emploie jamais d’autre levier que l'attrait pour conduire ses créatures au bien, ne peuvent pas reconnaître le caractère d’un enseignement religieux et utile à un enseigne- ment qui procède par la contrainte et l'ennui. Je ne me suis jamais plus approuvé de mon mépris de collégien pour l'ouvrage de M. Lhomond que depuis que j'ai atteint l’âge d'homme; car il est évident que ma répulsion d’enfant pour cet ouvrage #mpie , était une protestation tacite en faveur de la méthode naturelle d'attraction. Dieu a fait les tout vieux pour les tout jeunes, les tout vieux qui ont beaucoup vu et qui aiment à radoter, à rabà- cher, pour les tout petits qui ne savent rien, et qui ont besoin qu’on leur répète et qu'on leur rabâche plusieurs fois la même chose. Le vieillard ne se fatigue pas plus des éternelles interro- gations de l’enfant que l'enfant des redites du vieillard, et Dieu, en instituant cette entente cordiale des âges que nous appelons le ralliement des extrémes, avait donné la vraie règle à suivre en matière d'instruction primaire. Malheureusement les philo- sophes sont venus qui ont prouvé aux gouvernements que Dieu n'entendait rien à la question d'enseignement pas plus qu'aux autres , et ils ont changé tout cela; ils ont mis le cœur à droite, comme dit Sganarelle, ce qui est cause que la femme et l'enfant, dociles à la voix de Dieu, ont déserté leurs écoles. Je sais un moyen simple et facile de refaire l’entendement hu- main et de rendre l'apprentissage de la science aussi attrayant qu'il est répugnant aujourd'hui. Il consiste à supprimer tout ce qui est ennuyeux dans le programme des études actuelles et à prendre l’analogie passionnelle pour pivot du système universel d'enseignement. La passion une fois introduite dans l'étude des sciences, la cure de l’entendement humain se fera toute seule et marchera à pas de géants ; car chacun se ruera à l'étude, homme, femme ou enfant, avec un enthousiasme impossible à décrire ; et je n'ose pas répondre qu'on ne soit pas obligé bientôt d’infliger des pensums au moutard pour comprimer son ardeur de s’ins- truire. Quantum mutatus ab illo !… Je ne demande pas plus de six ans de ministère de l'instruction publique pour refaire l'en- tendement humain. Les savants haussent les épaules en m'en- tendant parler ainsi et croient que je plaisante. Je ne plaisante 46 INTRODUCTION. pas le moins du monde; si les savants savaient que toutes les sciences sont la même, et qu’on peut en apprendre trente-deux à la fois, sans se gêner, ils comprendraient que je parle très-sé- rieusement. Toutes les sciences à la fois...! mon dieu oui, c'est comme ca ! et l'enseignement passionnel , en naissant , produira des mi- racles comme la Iyre d’Amphion. Des miracles, car l'analogie n'a pas seulement le privilège de donner aux êtres les plus inani- més (vieux style), un corps, un esprit, un visage humain et des passions humaines ; V'analogie a le privilège de ne pouvoir pas enseigner une science sans les enseigner toutes, le privilège de faire jaillir de chaque démonstration cinquante découvertes, cinquante solutions non cherchées de problèmes , qui vous vien- nent toutes seules , qui vous partent pour ainsi dire dans les jam- bes, comme les faisans dans un tiré royal, et sautillent devant vos yeux comme les figures dans le kaléidoscope , et finissent par s’étager l’une sur l’autre comme les gradins d’un escalier gigan- tesque montant de l’homme à Dieu. Oui, toutes les sciences à la fois, et quelles sciences! Les sa vants civilisés sont parvenus, c’est vrai, à faire de l'Arithmétique, science des nombres, et de la Géométrie, science des grandeurs, un double cauchemar pour l'enfance des deux sexes et même pour les adultes. Mais si je vous disais, moi, que j'ai vu des professeurs d’arithmétique passionnelle hors d'âge tenir suspen- dues à leurs lèvres, par le charme de leurs paroles, les plus adorables auditrices ! Pauvres enfants martyrs de la civilisation, à qui l'on n’a jamais donné la moindre idée des choses intéres- santes qu'il y avait à dire sur le nombre Deux, nombre d'union, de symétrie, de sympathie, germe d'amour — ou sur le nombre Trois, nombre sacré, considéré comme tel par toutes les religions et les cosmogonies antiques, nombre des attributs de Dieu et des trois principes naturels et des trois distributives ; le nombre 3, le nombre de la mesure (triangle), le nombre de la loi et de la justice (balance) , le nombre de l'agronomie, de /a propriété , du progrès. Mais il y a dix livres intéressants à écrire sur les vertus du nombre 3. Est-on curieux d'avoir l'explication de tous les mystères et de tous les miracles... qu'on étudie les propriétés du nombre 3. INTRODUCTION. 47 Vous demandez-vous pour quelle cause, par exemple, le brave comte de Paris, Eudes , n’assommait jamais les Normands que trois par trois? le moine Abbon, un saint homme d'église, va - vous répondre que c'était par respect pour la Sainte-Trinité.… La Sainte-Trinité est la figure allégorique de Dieu , qui est re- présenté partout sous la forme d'un #riangle rayonnant. Certes, l'importance historique et mathématique du nombre trois est immense , et nul ne la conteste ; et cependant , comme les jeunes personnes préfèrent la lecon sur le nombre Quatre, le nombre de charme, le nombre du quatuor musical et du mariage béni, c'est-à-dire consacré par la maternité ! Le nom- bre 3 est respectable, le nombre 3 est sage, oui, mais le nombre 3 est la prose, et l’autre est la poésie. Le cerveau, or- gane de la pensée, opère par trois leviers ; mais le cœur, qui dis- tribue le sang et nourrit le corps, opère par quadrille de soupapes et de canaux. Au nombre de 3 sont les distributives, passions futri- ces et régulatrices du mouvement passionnel; au nombre de 4 les affectives. Je ne connais peut-être qu’un seul défaut au nom- bre 4, celui d'être un peu égoïste, un peu tirant à soi, comme le ménage familial ; mais qui est-ce qui est parfait? Voyez maintenant l’ordre et le charme, les nombres 3 et 4, s'unir en mode simple (addition) pour produire le second nombre sacré Sept ; en mode composé (multiplication) pour produire le troisième nombre sacré Douze. Avez-vous décomposé l’ambi- tion, qui a pour double mobile l'esprit de corps (lhonneur, le sentiment de la hiérarchie) et l'intérêt personnel (désir du grade). L’ambition , c’est la réunion des deux principes qui résident dans les nombres 3 et 4; le nombre 7 est le nombre ambitieux par excellence, le nombre de la hiérarchie , le nom- bre de la série naturelle, de la gamme musicale, de la gam- me solaire, des branches du chandelier de justice, des satel- lites de Saturne, des sept sacrements, des sept fléaux limbiques. J'ai vu un soir un mathématicien illustre très embarrassé devant des dames, parce qu'une espiègle adorable de quinze ans (cet âge est sans pitié) lui avait demandé les raisons de l'ambition déme- surée du nombre 7, qu'il ne put jamais dire. La même rendit non moins malheureux , une autre fois, un célèbre maëstro qui avait cuellli une foule de palmes sur nos scènes lyriques, et qui 48 INTRODUCTION. ne put jamais lui expliquer non plus les causes de la sensibilité excessive de la note si qu’elle désirait connaître. Tout le monde sait cependant que la note si aspire perpétuellement à monter et qu’elle s'écrit par un 7 dans la langue musicale de Rousseau. Je n’en finirais pas si je tenais à décrire toutes les propriétés passion- nelles du nombre 7, celles du nombre 12 encore moins. Mais nous savons déjà que le nombre sacré 12, si célèbre aussi dans l'histoire, est le chiffre de l'harmonie simple; n’insistons pas sur ses mérites, Une seule observation toutefois à l'adresse des sa- vants simplistes pour leur faire toucher du doigt une des plus ré- centes déceptions de leur science infaillible, pour leur démontrer que l’analogie passionnelle est la vraie et unique boussole de la science et que le naufrage attend tout navigateur audacieux qui ne la consulte pas. La science moderne at-elle fait assez de bruit avec l'invention de son système métrique, avec l’uniformisation de ses poids et me- sures! S’est-elle montrée assez fière des résultats de la nouvelle méthode !A-t-elle fait sonner assez haut à cette occasion les grelots de son collier ! Oh ! oui réjouis-toi, pauvre science, orgueilleuse en guenilles, surtout hâte-toi de jouir ; car les jours des institutions barbares sont passés, et ton système décimal est un système barbare et in- digne de la France et de la Convention ; et de l'heure où la lueur de l’arithmétique passionnelle aura éclairé deux ou trois cer- veaux de savants, ils auront honte de ton œuvre et renverse- ront dans la poudre ton échafaudage métrique et feront un auto- da-fé général de tes mètres et de tes doubles-décalitres. Avant quarante ans, je te le prédis, ton système barbare de numération décimale sera détruit comme Ninive, et le système de la numé- ralion passionnelle s’élèvera glorieux sur ses débris ! Voyez pourtant à quoi tient le progrès! Qu'une illusion fa- tale n’eût pas égaré les savans de la Convention à la poursuite de cette numération décimale, que loin d'abandonner follement un système duodécimal tout fait qu'ils avaient dans la main, ils se fussent bornés à le modifier, à le compléter en ajoutant à la gamme des dix caractères déjà connus les deux notes qui man- quaient pour aller à 12; qu'ils eussent transféré le zéro du dixième terme au douzième, de manière à ce que le nombre 144, carréde INTRODUCTION. 49 49, s'écrivit à l’avenir comme 100, carré de 10... et ils bâtissaient une œuvre d'art et de science admirable, etils travaillaient pour l'éternité ! Mais le principe de l'unité harmonienne, qui ne se peut découvrir qu'au flambeau de l’analogie, leur à échappé, et au lieu d'élever à la science un monument plus durable que l’ai- rain, ils ont bâclé une charte arithmétique qui ne vivra pas plus que ce que vivent les chartes. Leur système ne sera pas encore établi dans toutes les capitales du monde civilisé, qu'il faudra déjà le jeter dehors comme un vieux pot fêlé. Pourtant c'était chose bien simple et bien facile que de choisir le nombre 12 com- me pivot du système métrique. Il n’y avait pour cela qu’à com-— parer le mérite du nombre 12 à celui de son rival 10; et il suffisait du premier coup d’œil pour juger que le nombre 12 était non-seulement celui qui contenait le plus grand nombre possible de facteurs sous le plus petit volume, mais qu'il était surtout le seul qui, dans son amour de l'harmonie, de l'unité et de l’ordre, eût puissance d’absorber les angulosités caractérielles et les ten dances réfractaires des nombres 5 et 7. Les géomètres, qui ont généralement le tort d’être des hommes sérieux, croient se montrer aussi méchants que possible envers les analogistes, en les traitant d'hommes d'esprit. Hommes d'esprit tant que vous voudrez, mais, en attendant, ce ne sont toujours pas des analogistes qui ont bâclé le système métrique décimal et qui auront à en répondre devant Dieu. Quand on voit que les auteurs du système décimal ont échoué , faute d'avoir con- sulté la boussole passionnelle, on a quelque peine à compren- dre le sens de l'éternel refrain du moraliste : la passion égare l'homme. La passion n’égare pas, au contraire, et quand la science est obligée de jeter sa langue aux chiens, c’est la passion qui lui vient en aide pour lui donner la solution des problèmes les plus difficiles. Apportez-nous les problèmes les plus insolubles de la politique ou de l'astronomie transcendante, et l’on se fait fort de vous les résoudre à la seconde. Qu'est-ce en effet que la politique, sinon la science du gouver- nement des passions. La science politique consiste à ouvrir aux essors affectueux le champ le plus illimité ; c’est l’art de déve- lopper combinément et simultanément l'action des distributives. k 50 INTRODUCTION. En tête de la charte harmonienne est écrit le fameux précepte : Aimez-vous. S'aimer, c’est se procurer tout le bonheur imagi- nable, sans faire de chagrin à personne ; c’est-à-dire que la li- berté ou le libre essor des passions d’un chacun ne doit avoir pour limites que le respect du bonheur et de la liberté d'autrui. Or l'amour, l’amour seul, donne l’édifiant exemple de la concilia- tion de la liberté et de l'autorité , l'amour qui fait que le captif bénit ses fers etivole avec bonheur au devant des caprices de l'être aimé. Si j'étais gouvernement, je voudrais calquer toutes mes institutions sur celles de l'amour, et je ferais graver sur les bou- tons de la garde nationale un adorable amour pour servir de trait-d’union entre l'Ordre et la Liberté. En fait d'intérêt politique du moment. Puisque nous parlons politique, il y a une question qui agite assez vivement les es- prits depuis quelques années , la question de la faim, autre- ment dit la question de l’exubérance de population, autrement dit le problème de Malthus. IL s’agit de savoir comment les babi- tants de l’Europe civilisée s'y prendront pour ne pas se manger entre eux d'ici à une vingtaine d'années, si la population con— tinue à croître comme elle fait dans des proportions effrayantes, tandis que la production des aliments destinés à nourrir cette population reste stationnaire. La question est certainement pal pitante d'intérêt, à preuve que M. le vicomte de Cormenin, qui éprouve le besoin d'être utile à l'humanité, a proposé un prix de 4200 francs pour celui qui la résoudrait le plus vite de ce côté-ei de la Manche, car elle à déjà été résolue de l’autre. Oui, j'ai en tendu dire qu’il y avait eu un commencement de solution dans la Grande-Bretagne ; que les économistes de ce pays éminem- ment moral et philantropique avaient prouvé que l'enfant du riche seul possédait le droit de vivre, bien que l'enfant du riche naquit tout nu comme celui du pauvre, et qu'alors on était çon- venu de mettre les prolétaires au régime de la contrainte morale et leurs petits au régime du laudanum. Le système, assure-t-on, a déjà produit d’heureux fruits... Mais il est évident néanmoins que la solution n’est pas complète... Eh bien! l’analogie passionnelle possède seule le secret de la solution intégrale; et si M. de Cormenin veut m’entendre et être juste, il gardera ses 1200 francs pour lui, ou bien il en RS OR CE RE CS OP PU 9 IS I PE INTRODUCTION. 51 fera cadeau à la rose double, parce que la rose double avait donné la solution du problème de Malthus, bien avant que celui-ci eût reçu un nom parmi les hommes ; parce que la rose double avait dit, dès le lendemain de son invention par les Rhodiens : qu’une fleur qui devient double est une fleur qui transforme ses éta- mines en pétales, qui, par conséquent, devient stérile par exu- bérance de sève et de richesse. C'est-à-dire, Monsieur le vi- comte, qu'aussi longtemps que la misère ira croissant, la fécon- dité du sexe suivra une marche analogue, et qu’il n’existe qu'un seul moyen de mettre un frein à cette fécondité toujours crois- sante, à savoir : d'entourer toutes les femmes des délices du luxe. Hors du luxe, hors de la richesse générale, point de salut ! Que si vous refusiez d'en croire la rose double sur parole, Monsieur le vicomte, je vous renverrais à l’opinion de la vache grasse et de la jument grasse, qui vous diraient les mêmes cho- ses, absolument les mêmes choses que la rose double. Enfin, que si cetie imposante unanimité de témoignages ne suffisait pasencore à vous bâtir une conviction inébranlable, je vous ap- pellerais en dernier recours devant l'autorité des carpes de la Sologne. Vous n'êtes pas sans avoir été en relations avec les propriétaires des étangs de la Sologne, vous, Monsieur le vi- comte, qui êtes un riche propriétaire du Loiret. Or, demandez à iceux comment ils se conduisent à l'endroit de la multiplica- tion de la carpe; ils vous répondront que les étangs de la Sologne sont si favorables à la croissance des carpes, que la rapidité du développement de leur taille (luxe) les rend tout à fait infécondes! et qu'ils sont obligés, eux propriétaires , pour conserver de la graine de leur poisson, d’avoir des carpières de misère où ils tiennent les carpes exclusivement destinées à la reproduction. Ces carpières spéciales à la reproduction sont d’étroites pièces d'eau où les carpes femelles sont entassées par myriades, sont .les unes sur les autres, meurent de faim, en un mot. Ne pouvant profiter, ces carpes pondent, et ces pondeuses fécondes ont été baptisées en Sologne du nom significatif de peinard. Compre- nez-vous , Monsieur le vicomte , comprenez-vous l’analogie qui existe entre la carpe ci-dessus et la femme du peuple dont la fé- condité vous alarme justement ! Ces ménages entassés les uns sur les autres dans les étroites carpières des cités industrielles , 52 INTRODUCTION. ces marmots qui pullulent dans les bas-fonds defnos sociétés, c’est le peinard humain. Je vous avais demandé le prix de 4200 franes pour la rose double, je me reprends ; je demande que le prix soit distribué à la rose double et au peinard de la Sologne, ex œæquo. Que les peuples seraient heureux, mon Dieu! si les gouver- nements étaient analogistes ! Politique transcendante ou astronomie transcendante , c’est tout un pour l’analogie, le firmament ne Jui pèse pas plus que la société dans la main. La rose double et le peinard ont dit la solution du problème de Malthus; voici venir le caractère passionnel du nombre 4 et du nombre 7, qui va nous donner le mot d’une énigme indéchiffrable et qui intriguait tous les astronomes depuis des siècles. Pourquoi, se demandaient tous les jours avec angoisse ces savants désorientés, pourquoi le créa- teur n’a-t-il accordé que 4 satellites à Jupiter qui est la plus grosse des planètes du tourbillon, tandis qu'il en a confié 7 à Saturne, 8 à Herschell, 5 à la Terre ? Évidemment il s’est glissé quelque erreur dans ces comptes , le bon Dieu s’est trompé. — Dieu ne s’est pas trompé le moins du monde, répond l’Analogie : la passion de familisme module par 4; la planète Jupiter est car- dinale de familisme, ainsi qu'il a été prouvé plus haut par la na- ture des dons qu’elle a faits à la Terre (vache et pomme de cal- ville), — donc, Jupiter est forcé de se contenter de 4 satellites... Il faut bien, en effet, que les planètes qui représentent des pas- sions plus relevées que le familisme, soient accompagnées dans leurs voyages d’une suite plus nombreuse , en témoignage de la supériorité de leur grade. La Terre a 5 satellites, ou du moins elle pourrait les avoir, parce qu'elle est cardinale d'Amitié, et que l'amitié module par 5, nombre confus; Saturne a 7 satellites parce que l'ambition module par 7. Maintenant pourquoi le cor- tége d'Herschell qui est aussi une planète pas plus grosse que rien relativement à Jupiter, se compose-t-il de 8 lunes , du nombre précisément double de celui des satellites de Jupiter ? El est clair qu'il y a une intention secrète de Dieu dans cette proportion de satellites. — L'intention se devine sans peine. Herschell est car- dinale d'amour, Jupiter de familisme; Herschell est touche hyper- mineure du clavier, Jupiter touche hypomineure; 2 est le nombre du couple, eh bien, 8 est la troisième puissance de 2 , tandis que INTRODUCTION. D3 4 n’en est que la seconde... Cela signifie que l'amour porte le bonheur sensuel au cube, tandis que le familisme ne l'élève qu’au carré. C’est la même raison, mon Dieu, qui fait que l’éllipse a deux foyers et que la parabole n’en a qu’un. Quand je disais qu'il était impossible de toucher à une branche de l'arbre de la science sans les faire remuer toutes. Je m'étais parfaitement pro- mis de ne pas dire un seul mot de la géométrie passionnelle, de passer tout contre sans y entrer; mais le moyen d'éviter un malheur quand la logique et la passion vous entraînent! Voyons, puisque je suis tombé dans le guépier sans le vouloir, que j'es- saie de m'en tirer par la théorie des quatre sections coniques. Dix lignes, ce sera toujours bien une dizaine de solutions de pro- blèmes complètement inédites. D. — Pourquoi dans le cercle, première section du cône, pre- mière courbe fermée, tous les points de la circonférence sont- ils également éloignés du centre ? Pourquoi tous les rayons sont- ils égaux? R. — Parce que le cercle est la figure de l'amitié, passion cardinale de l’enfance, qui n’admet ni ordre , ni rang, ni hié- rarchie et où le ton de l'égalité et de la familiarité domine. Ici tous les individus sont égaux comme les rayons du cercle, et la forme du groupe vise fatalement au rond. Les petites danseuses vien- noises qui eurent tant de succès sur la scène du grand Opéra de Paris et qui étaient au nombre de 32, je crois, n'étaient jamais plus applaudies que lorsqu'elles exécutaient des évolutions cir- culaires. Les figures chéries de l’enfance affectent invariablement la forme sphérique, la balle, le cerceau, la bille; les fruits qu’elle aime de préférence aussi : la cerise, la groseille, la pomme d’api, la tourte aux confitures. Je suis encore obligé de m'’arrêter dès les premiers mots, parce que je sens que je suis prêt à m'’engager dans les plus hautes considérations de Gastrosophie et de Gym- nastique passionnelles, encore deux sciences nouvelles , deux notes d’une gamme scientifique qui a pour pivot l'hygiène pas- sionnelle, une science cardinale qui s'occupe de purger le globe et l'humanité de toutes leurs maladies morales et physiques. Mais sans parler de Gymnastique ou plutôt de Gymnosophie passionnelle, mettons sur le tapis une chose que tout le monde a sous les yeux tous les jours, ces jeux des groupes enfantins aux 54 INTRODUCTION. Tuileries. L'analogiste qui a observé les jeux avec une attention suivie, n’a pas été sans remarquer une différence caractéristique dans le choix des amusettes et des exercices favoris des enfants des deux sexes. C'est tout naturel. Le sexe majeur a sa force à développer, l’autre sa grâce ; chacun travaille de son mieux à exercer ses muscles dans la direction de ses destinées; le garçon apprend à courir et à lutter, parce qu'il est destiné à la course et à la lutte. La nécessité n'étant pas la même pour la jeune fille qui n’est pas destinée à disputer ni à courir, mais à être disputée et courue , la jeune fille s’abstient généralement de ces ‘exercices violents. Elle sait bien que ses petits pieds n’ont pas été taillés pour la marche, mais pour la danse, car la femme a cela de commun avec les types les plus charmants de l’espèce féline qu’elle bondit et qu’elle saute avec plus de grâce et de facilité qu'elle ne court, et elle ne cherche point à forcer la vocation de ses petits pieds. Qu’a donc remarqué notre observateur dans le caractère des jeux de l’enfance féminine ? Il a remarqué dans la physio- nomie de ces jeux une propension décidée vers l’ellipse. Je compte, en effet, parmi les exercices favoris de l’enfance féminine le volant et la corde ; le volant, un pauvre cœur aïlé qu’on se renvoie de l’une à l’autre avec tous les artifices de la coquetterie ; la corde, la haute école de la souplesse, de la grâce et de l’élasticité. La corde et le volant décrivent des courbes elliptiques ou paraboliques. Pourquoi cela? pourquoi si jeune encore, cette préférence du sexe mineur pour la courbe ellipti- que, ce mépris manifeste pour la bille, la balle et la toupie ? Parce que l’ellipse est la courbe d'amour, comme le cercle est celle d'amitié. L’ellipse est la figure dont Dieu, de sa maïn d'artiste, a profilé la forme de ses créatures favorites, la femme, le cygne, le coursier d'Arabie, les oiseaux de Vénus ; l’ellipse est la forme attrayante par essence ; l’ellipse a deux foyers!!.…. deux foyers comme l’amour, deux foyers dans chacun desquels s’absorbent fatalement tous les rayons partis de l’autre, — comme dans le véritable amour, où pas une pensée ne part du cœur de l’un des deux amants qui n’aboutisse exclusivement à l’autre. N'est-ce pas que cette courbe fermée dont les foyers absorbent mutuellement leurs rayons, est bien la vraie image de ce monde des amoureux qui n’est peuplé que de deux êtres , elle et lui! | ) INTRODUCTION. 55 N'est-ce pas que la définition de l’ellipse répond bien à celle-ci : L'amour, c’est de l’égoisme à deux ! Les astronomes ignoraient généralement avant cette explica- tion pour quelle cause les planètes décrivaient des ellipses et non pas des circonférences autour de leur pivot d'attraction ; ils en savent maintenant sur ce mystère autant que moi. Mais pour- suivons le cours de la section conique. L’ellipse se déchire et s'ouvre ; un des foyers a brisé sa pri- son, et les rayons du foyer fidèle vont chercher à l'infini le foyer fugitif qu'ils ne rencontrent pas. Alors les mauvaises langues rapportent que c’est la monotonie du régime conjugal qui a pro- voqué la séparation, et elles partent du particulier pour conclure au général, disant que l’hyménce est le tombeau de l’amour. Mais les analogistes consciencieux ne voient rien de scandaleux dans cette métamorphose de l’ellipse en parabole. Ils trouvent naturel, au contraire, que l’ellipse, courbe d'amour, engendre la parabole, courbe du familisme, comme l'amour engendre la famille. Les enfants venus, il fallait bien que la flamme égoïste des parents s’épuisât, que l’égoïsme à deux devint de l’égoïsme à trois, à quatre, à cinq. Un des foyers a disparu, c’est très-vrai, mais la tendresse du père et de la mère rayonne à présent vers l'infini, vers les générations futures auxquelles la génération actuelle se lie par les enfants. Cette faculté de rayonnement de la courbe parabolique vous explique pourquoi le miroir parabolique (véverbère) est le plus réfléchissant de tous les miroirs, pourquoi le rayon jaune, couleur du familisme, est le plus lumineux de tous les rayons du prisme. Decamps, Eugène Delacroix, Diaz, Baron, qui sont de si grands coloristes, ignoreraient peut-être en- core sans moi cette particularité intéressante de la parenté du rayon jaune avec le réverbère et l'amour maternel. Le physi- cien a désormais l'œil ouvert sur un horizon nouveau, l’optique passionnelle. Mais voici que la parabole s’exagère à son tour et vire à l'hy- perbole. Après l'amitié l'amour; après l'amour la paternité; après la patermité l'ambition ; après le cercle l’ellipse; après l’ellipse la parabole ; après la, parabole l’hyperbole. L'hyperbole est la courbe de l'ambition ; la quatrième section conique symbolise la quatrième affective. Admirez la persistance opiniätre de l’ardente D6 INTRODUCTION. asymptote, poursuivant l'hyperbole d’une course échevelée ; elle approche, elle approche toujours du but qu’elle ambitionne d’at- teindre, mais elle ne l’atteint pas. Qui ne reconnait dans cette image saisissante l'aspiration de l'âme humaine emportée vers l'infini par une force toute puissante, et s’en rapprochant toujours et ne l’atteignant jamais ; heureusement jamais. Cette aspiration perpétuelle, c'est évidemment la poésie, c’est l’art révant toujours un type du parfait idéal, qui s'éloigne sans cesse, mais qui va aussi s’embellissant toujours, et toujours vous appelle plus pas sionnément à lui. Le beau, mobile d'attraction ; l'idéal, utopie d'aujourd'hui, mais vérité de demain; Vart ou la poésie, puis- sances d’incarner l’idéal, de prédire et de devancer les temps. Dieu m'est témoin que c’est le manque d'espace et non le man— que de bonne volonté qui m'empêche de loger ici une théorie complète d'esthétique passionnelle qui ‘aurait distancé celles de Gæthe et de l'abbé Batteux, comme la locomotive distance le coucou. Je ne sais pas si je me trompe, mais j'ai idée qu'une jeune personne un peu intelligente qui aurait assisté à une lecon très- bien faite sur l’ellipse et ses analogies, reviendrait facilement de ses préventions contre la géométrie ; j'estime également que la qualification de géomètre ne tarderait pas à perdre ce qu'elle a aujourd’hui d'injurieux. Si l’analogie passionnelle est parvenue à orner de fleurs la table de Pythagore et le carré de l’hypothénuse, où n’en sème- ra-t-elle pas ! C'est-à-dire que je ne pense pas qu'aucun établisse- ment public de Paris possède une salle assez vaste pour contenir la foule des deux sexes qu’attirerait la simple annonce d'un cours de chimie, de physique, ou d'astronomie passionnelle. Je ne suis pas ambitieux, j'ai fait des députés et n'ai pas voulu l'être , sous prétexte que je ne payais pas le cens; je ne demande que le talent de parole de Lamartine avec le droit d'ouvrir un cours de botanique passionnelle. Elles viendraient, pour m'entendre, de Naples et de Stockolm, peut-être de plus loin. et pourtant cha- cun devine que l’enseignement de la botanique passionnelle n'est pas däns les dons de l’homme, et que l'interprétation du langage des fleurs exige une imagination plus subtile et plus dé- licate que la nôtre. En Herschell et en Jupiter, les cours de INTRODUCTION. 97 botanique sont professés par de jeunes vestales de dix-huit à vingt ans, désignées à cet emploi par un charme d’élocution et de beauté sans égales. Quand je dis dix-huit à vingt ans, c’est pour me conformer au langage de la Terre, puisque les an- nées de Jupiter sont plus de quatre fois aussi longues que les nôtres, et que l’âge du vestalat n’y commence qu'aux environs de la centaine. On se tromperait aussi très-fort si l’on supposait que la science des fleurs n’est qu'une science d'agrément ; toutes les sciences passionnelles sont sciences composées, réunissant toujours l’agréable à l’utile. Par exemple, une des branches les plus intéressantes de la botanique passionnelle est celle qui a nom l’algèbre médicinale. L’algèbre médicinale est l’art de dé- couvrir le spécifique infaillible de toutes les maladies, à la sim- ple inspection du caractère ou de la dominante passionnelle d’une fleur. Je n'ai pas déshonoré ma jeunesse à disséquer des cadavres, je l'ai noblement dépensée à aimer, et pourtant je ne voudrais pas m'adonner plus d’un mois à l'étude de l'algèbre médicinale sans arriver à découvrir des secrets de pharmacie merveilleux. Ma volonté bien formelle est de ne pas mourir cette fois-ci avant d’avoir légué à la race canine un témoignage de mon estime et de mon affection, un spécifique certain contre l'hydrophobie. L’algèbre médicinale explique à priori comme quoi le suc du grenadier doit être mortel au ténia; car le ténia, le reptile immonde et parasite qui vit du plus pur du sang de l’homme, est l'emblème du négoce parasite qui vit de la plus pure substance du travail social, et le grenadier symbolise l’a pôtre du principe de solidarité et d'association fraternelle qui doit tuer le négoce. Ainsi, l’analogiste explique toutes choses, Et trouve sous ses pas des fleurs toujours écloses. On n’est ni musicien ni peintre, et pourtant on se fait fort de dire les raisons de l'accord des deux notes /a et m1, des deux couleurs orangé et azur. L'azur est la couleur d'amour, l’orangé, celle de l’enthousiasme et de la composite. L'amour est la passion génératrice d'enthousiasme ; done accord parfait entre les deux rayons. Mais le #2 aussi est la note d'amour, la note bleue; le /& est la note de composite, la note orangé... donc accord parfait du 58 INTRODUCTION. la avec le mi. Pourquoi maintenant des deux sensibles fa et si, l'une, la première, aspire-t-elle toujours à descendre, Vautre toujours à monter? Le si aspire à monter, aspire à l’uf supérieur, parce que la note si est la sensible majeure, et que dans le mode majeur le supérieur entraîne l’inférieur. La note fa aspire à descendre vers le #1, parce que dans le mode mineur c’est l’in- férieur qui entraîne le supérieur. Je ne sais pas si le lecteur s’est aperçu qu'on venait de lui révéler par mégarde la théorie natu— relle de l’écriture musicale. Puisque chaque note de la gamme musicale a sa couleur, il s'ensuit qu’on ne doit l’exprimer sur le papier ni avec des chiffres comme le veut Rousseau, ni avec des croches comme le veut l’Aretin, mais qu'on doit l'écrire avec des couleurs. Avec cette écriture-là Vapténtieogé de la lecture mu- sicale, qui demande aujourd’hui dix ans, pourrait bien coûter cinq à six lecons d’une heure chaque. On n’est pas astronome non plus et l’on sait le nom des pla- nètes à découvrir, et le nom qu'elles portent, et la place qu’elles occupent dans le ciel, et les plantes et les bêtes auxquelles elles ont donné le jour. Et quels autres, s’il vous plait, que des analo- gistes eussent eu le courage de revendiquer pour notre globe son légitime droit à l’escorte de cinq satellites, et de prouver que c'était un malheur temporaire qui le privait aujourd'hui de l'exercice des quatre cinquièmes de ses droits. Car enfin Ja briè- veté de notre existence et le chiffre effrayant des maladies qui en désolent le cours, et les épidémies, et les volcans, et les trem- blements de terre qui déchirent les entrailles de notre infortunée cardinale, et lui font vomir le feu, tous ces douloureux phéno- mènes, dis-je, attestent trop cruellement que sa santé n'est pas parfaite. Je ne voudrais pas retirer à M. Leverrier, qui est un grand calculateur et un grand astronome, un iota de sa renom- mée ; mais M. Leverrier me permettra cependant de lni dire que les analogistes avaient parcouru sa planète en tous sens plus d’un siècle avant lui, et qu’ils s'étaient même permis de la nommer et d’en rapporter diverses productions. Oui, les analogistes savent depuis quarante ans et plus l’arome typique de la planète de M. Leverrier, et si je ne demande pas à l'illustre savant d’où provient le tabac, c'est que je crains de l’embarrasser par une question insidieuse; c’est que j'ai peur que l'illustre savant ne IC CT PR EUR, ; " INTRODUCTION. 59 me réponde comme tout le monde que le tabac provient de l'A- mérique méridionale. Or, le tabac ne provient pas d'Amérique ; le tabac, ce narcotique abrutissant, dont les gouvernements cons- titutionnels se servent pour empoisonner les populations et les tenir endormies sous le joug; le tabac, qui a perdu l'Espagne, la Turquie et la France, le tabac est une des créations pivotales de la planète Leverrier. La planète Leverrier parfume de. ca- poral, et celui qui l’a inventée ne le sait peut-être pas. nares habet, sed non. Je défie, du reste, tous les savants du monde eivilisé de m'expliquer le symbole de monstrueuse subversion écrit dans les propriétés scandaleuses du tabac, une plante qui vous fait respirer par la bouche et manger par le nez! On n’est pas astronome, encore une fois, mais on sait que la lüumigère Herschell est cardinale d'amour ; et l’on n’a pas besoin d'en savoir davantage, pour donner à l’Académie des sciences l'explication du rébus de mécanique céleste qui l'intrigue le plus à Pure qu'il est. Je veux parler de la marche à rebours des satellites d'Herschell qui se dirigent de FEst à l'Ouest, tandis que tous les autres satellites courent de l’Ouest à l'Est. Si ces mes- sieurs du Bureau des Longitudes s’occupaient un peu plus des lois et de l'attraction passionnelle et un peu moins de celles de l'attraction sidérale, ils auraient compris comme moi, il y a bel âge, que la course des satellites d'Herschell ne présente aucune anomalie, au contraire. vu que le Dieu d'amour qui règne sou- vérainement en cet astre en régit naturellement le mouvement matériel , et que le dieu d'amour n'a pas de plus grand bonheur que de bouleverser tous les usages reçus, soumettant le fort au faible, pour montrer sa puissance, et faisant manœuvrer ses fu- seaux par les mains des hercules : caprice n’a point de lois. La loi générale du mouvement veut que les satellites marchent d'Occident en Orient, dit l'amour ; c’est très-bien : alors je vais profiter de la circonstance pour imprimer à ma machine une direction diamétralement opposée. Sitôt dit, sitôt fait, et voilà pourquoi les satellites d'Herschell ont l'air d’être en dehors de la loi générale. Malheureusement les savants qui sont presque tous en dehors de la loi spéciale d'amour, ne sont plus de force à comprendre des arguments de cette nature-là. Voulez-vous qu’on vous dise, quoiqu'on ne sache pas la mu- 60 INTRODUCTION. sique, pourquoi la nation française éprouve un si grand malaise aujourd’hui et désire autre chose que ce qu’elle a. C’est parce que sa Tonique n’est pas d'accord avec sa Dominante. Sa Dominante, en effet, c’est l'honneur, et sa Tonique d'aujourd'hui est le Jucre, est l’ignoble agiotage. Comme elle plonge dans les astres, l’analogie plonge dans le passé, dans le présent, dans l'avenir. Il lui est aussi facile de lire dans l’histoire des siècles écoulés que dans celle des siècles futurs; car il y a pour elle des livres naturels où tout ce qui est, tout ce qui fut, tout ce qui sera, est écrit. Les révélations parfumées du réséda et du pois de senteur l'ont mise au courant de l’organisa- tion future des cinq chœurs de l'enfance et lui ont appris le dé- vouement et la générosité des Petites Hordes. Elle sait, par une analyse attentive du gouvernement modèle des abeilles, quelles institutions préparatoires exige la fondation du régime harmo- nien. Car les abeilles qui ont si bien réalisé chez elles la théorie de la liberté, de l'égalité et du travail attrayant, les abeilles ont débuté par supprimer impitoyablement les improductifs. Ensuite elles n’ont pas supprimé le capital (le miel), pas si bêtes ; elles l'ont conservé très-précieusement, au contraire. seulement elles l'ont socialisé pour le répartir ensuite à chaque individu en pro- portion de leurs besoins, conformément à la doctrine du Christ, formulée par ses apôtres. Elles ont enfin dit le dernier mot de Dieu sur la forme gouvernementale, en adoptant la monarchie élective féminine. C’est une grande gloire pour les abeilles que d’avoir été choisies par le Créateur pour indiquer aux hommes la solution de deux questions aussi importantes que celles de la ré- partition et de la forme gouvernementale ; et les hommes, à mon sens, ne sauraient témoigner trop de gratitude aux abeilles pour ce double bienfait. Ce qui me passe et m'afflige, c'est qu'après la décision solennelle des abeilles , il y ait encore aujourd'hui division entre les deux principales fractions du parti socialiste sur la question du capital. Les socialistes ne s'entendent pas entre eux parce que la science de l'accord universel, qui est l’analogie, leur manque. Et les classes fainéantes se réjouissent, et les elas- ses laborieuses se désolent de la scission des socialistes qui n'au— raient besoin, pour sauver le monde, que d’être plus forts sur l'analogie. INTRODUCTION. 61 Je ne peux pas terminer ce chapitre sur l'origine des bêtes et sur beaucoup d’autres choses, sans relever les dangereuses héré- sies de Linnée, qui, par la fausse définition des règnes, a si _tristement contribué à égarer l'opinion publique sur le caractère .des plantes et des métaux. Linnée a dit : Mineralia erescunt ; vegetalia crescunt et vivunt; animalia crescunt, vivunt et sentiunt : Les minéraux croissent, les végétaux croissent et vivent; les animaux croissent, vivent et sentent. Autant de non-sens et d'erreurs capitales que de mots. Ni le minéral ni la fleur ne sont dépourvus de sensibilité. Seulement la sensibilité de ces êtres inférieurs ne se manifeste pas par les mêmes organes que celle de l’homme, par la raison toute simple que les végétaux et les minéraux sont moins riche- ment organisés pour penser et pour parler que l'homme. Mais le cerveau et le larynx ne sont pas indispensables pour sentir, pour aimer. Car toute substance pénétrable par l'électricité est susceptible d'aimer et de sentir, et tous les corps sont pénétrables par l’élec- tricité, qui joue dans la nature le rôle d'agent universel d’attrac- tion, de vie et de fécondité. On sait l’ingénieux moyen dont se sert ce fluide impondérable à panache bleu pour forcer les corps à s’attirer , à s'aimer. L’électricité opère sur tous les corps, en leur donnant un sexe, c’est-à-dire en les dédoublant, de facon à donner à chacune des deux parties disjointes un désir furieux de se rejoindre. Aimer, c’est, à proprement parler, être électrisé ; c’est sentir qu'on est dédoublé et éprouver le besoin de se rejoindre à l’autre moitié de son être. L'homme et la femme qui sont deux sur la terre, ne sont qu’un dans l’autre vie, je veux dire dans la vie aromale, et c’est même pour cela que le nombre des femmes est égal à celui des hommes sur la surface de tous les globes. L’électricité prêche d'exemple, et la poursuite acharnée que se font ses deux sexes est la cause de toutes les grandes crises de la nature, y compris la reproduction des êtres et leur dévelop- pement. Les typhons, les ouragans, les tremblements de terre ne sont pas autre chose que des explosions de fluide électrique, c’est- à-dire d'amour comprimé. L’éclair est le baiser des nuages, ora- geux mais fécond. Deux amants qui s’adorent et qui veulent se le 62 INTRODUCTION. dire en dépit de tous les obstacles, sont deux nuages animés d’é- lectricités contraires ei gonflés de tragédies. La jeunesse, saison des orages, n’est pas précisément un âge, c’est la faculté qw'ont les corps de se gorger d'une plus grande provision de fluide élec- trique : ce qui explique pourquoi il y a de jeunes vieux et de vieux jeunes, sans compter ceux qui n'ont point d'âge et n'en ont jamais eu. L'expérience constate que la chevelure soyeuse, qui est le plus bel apanage de la jeunesse, est en même temps le plus puissant des condensateurs naturels d'électricité. L'expérience démontre encore que les formes elliptiques et hémisphériques fa- vorisent éminemment l'accumulation de ce fluide, et que les for- mes anguleuses, au contraire, le laissent échapper par leurs pointes. Alors nous commençons à deviner pourquoi le Créateur a semé avec tant de profusion l’ellipse sur le corps de la femme; et pourquoi il l'a dotée d’une chevelure si longue et si soyeuse, Une jeune et jolie femme est une véritable pile voltaïque, un vé- ritable aimant, chez qui le fluide captif est retenu par la forme des surfaces et la vertu isolante des cheveux ; ce qui fait que lors- que ce fluide veut s'échapper de sa douce prison, il est obligé de tenter d’incroyables efforts, lesquels produisent à leur tour, par influence, sur les corps animés diversement, d'effrayants ravages d'attraction. Et c’est alors que les regards s’allument et que les in- cendies se propagent avec une intensité proportionnelle au carré de la distance. La science n’a jamais pu calculer, même approxi- mativement, la puissance de fascination qui se condense quelque- foisen un simple regard de femme. L'histoire du genre humain fourmille d'exemples d'hommes d'esprit, de savants, de héros intrépides, de graves magistrats hébétés, magnétisés, séduits, fou- droyés par une simple œillade féminine, une œillade assassine d'enfant. Heureusement que cette puissance formidable de fasci- nation dévolue à la ferme n’a jamais commandé l'extermination des humains, au contraire; il n’en est pas moins vrai pourtant que la plupart des révolutions des empires ont eu pour origine un coup d’éventail électrique. Un amoureux de vingt ans me demandait un soir si j'avais jamais été témoin de regards bleus qui rayonnent dans lesténèbres et font clair autour d'eux. « Parbleu 1» lui répondis-je. Une chose très-plaisante , c’est le ton d'assu- rance des vieux, qui n'ayant plus la vue assez perçante pour dis- RÉ RO Se Sd ne Éd ÉTÉ nn INTRODUCTION. 63 tinguer ces lueurs, les révoquent en doute, et les appellent des hallucinations, des illusions du bel âge ! Messieurs les professeurs de physique, patentés et garantis par le gouvernement, n’osent pas dire les deux sexes de l'électricité; ils trouvent plus moral d'appeler cela ses deux pôles. Ils ont un pôle négatif et un pôle positif, une électricité vitrée et une élec- tricité résineuse. De telles absurdités me passent. La fausse pu- deur de ces messieurs qui ne rougissent pas du commerce et qui rougissent des plus jolies œuvres de Dieu, ressemble étonnam- ment à la délicatesse des viandes noires qui se raffinent par la faisandaison. La vie proprement dite, la vie de l’adulie, c’est donc la sépara- tion des deux fluides ou des deux sexes, c’est le jeu de l'électricité. La mort, c'est la neutralisation absolue des deux électricités l’une par l’autre. Les êtres ne vivent pas encore quand le sexe n’est chez eux qu’à l'état latent, comme dans l'enfance; la vie se retire d'eux quand l'électricité ne peut plus tenir en leurs corps, comme dans la vieillesse. Le saint roi David fit preuve qu'il comprenait parfaitement les propriétés condensatrices des surfaces elliptiques polies, quand il s’adjoignit la jeune Abigaïl pour garde du corps en ses vieux jours. L’électricité fait mieux que ranimer les mo- ribonds; elle rend le mouvement aux cadavres; je l’ai vue res- susciter des vers à soie morts d'amour et les faire r'aimer. Cette vérité admise, appliquons-la au minéral. - Le minéral n’est pas un corpsinerte, comme le vulgaire le sup- pose : c’est un corps chez lequel la vie n’est encore qu’à l’état la- tent. La définition même de Linnée, mineralia crescunt, prouve que Linnée ne s'était pas bien rendu compte du phénomène de la croissance ; car la croissance est une agglomération de molécules qui sont sollicitées à se réunir par une puissance quelconque, et cette puissance, cette attraction moléculaire est l'électricité. Or, où il y a électrité, il y a vie : croître c’est vivre. Certainement que si l’on place une tige métallique dans un sé- jour paisible et parfaitement abrité du souffle des orages, où aucune influence dangereuse ne puisse développer le sentiment en elle, certainement qu'on aura lieu de la considérer comme une matière inerte. Mais qu'on s’avise, par hasard, de la changer de place, de métamorphoser, par exemple, l’humble broche à rôti en tige de pa- 64 INTRODUCTION. ratonnerre.…. tout aussitôt s’opèrera dans les mœurs du métal une révolution complète, et la puissance magnétique apparaîtra en lui, preuve que ses passions n'étaient autrefois qu'assoupies. Ce n’est pas, comme on voit, chez les hommes seulement que les honneurs changent les mœurs. A peine la pacifique broche at-elle été transférée de la basse région du foyer culinaire au faîte des hautes tours, à peine a-t-elle quitté l'horizontale pour la verticale, qu’elle a pris un caractère conforme à sa position nouvelle. Couchez le fer, il s’endort ; dressez-le, il voudra marcher. Rien de plus froid en apparence et dans la vie habituelle qu’un paquet d’aiguilles anglaises ou une boîte de plumes métalliques. Examinez pourtant : Voici qu'on a fait passer à proximité de cette masse inerte le souffle amoureux de l’aimant : soudain ai- guilles et plumes de s’éveiller de leur lourd sommeil, de se dresser sur leurs pointes, de frémir, de se trémousser dans une agitation fébrile, de s’unir, de s’enlacer pour exécuter quelque sarabande fantastique ; bref, de prendre toutes ensemble leur volée, comme un essaim de moineaux francs, pour aller donner de la tête et du corps contre leur foyer d'attraction et s’y incruster avec rage. N’en déplaise à Linnée, elles ont du sentiment, ces plumes et ces ai guilles, tout comme la fauvette de la nièce de Descartes. Et si le feu d'amour n’embrasait pas tous les êtres, les mé- taux et les minéraux comme les autres, où serait, je le demande, la raison de ces affinités ardentes du potassium pour l'oxygène, du gaz hydrochlorique pour l’eau, de l'acide sulfurique pour la barvyte, affinités si puissantes, si bien comprises par nous, que nous avons été forcés de leur voler leurs effets pour en enrichir le langage de nos passions? car nous avons aussi, dans notre lan- gage figuré de la politique et du drame, la fermentation de l'es- prit public, l’effervescence des idées, lébullition des passions incendiaires.… et tous ces substantifs imagés et expressifs sont empruntés au langage de la matière, et l’on dit encore d’un vteil- lard amoureux que c’est un volcan qui brûle sous la neige. Il est évident que si ces minéraux étaient aussi insensibles et aussi cal- mes qu’on veut bien le dire, nous n’aurions pas été leur emprun- ter leur vocabulaire pour parer à la pauvreté du nôtre. La poésie et la vérité ont eu raison cette fois de la science. Perroquets de Linnée, répétez donc tant que vous voudrez, après lui, que les mi- INTRODUCTION: 65 néraux ne sentent nine vivent, n’ont ni passions ni sexes; le potassium se chargera, à lui seul, de donner à vos paroles un écla- tant démenti, le potassium qui met le feu à l'eau pour s'unir à l'oxygène! Il a été écrit que Léandre traversait tous les soirs un bras de mer pour se jeter dans ceux de son amante, mais on n'a jamais dit qu’il y eût mis le feu. Et les fleurs, oh mon Dieu ! refuser le sentiment aux fleurs, les plus sentimentales, les plus nerveuses peut-être de toutes les créatures ! Mais où donc ces gens-là avaient-ils étudié la nature dont ils se sont proclamés les seuls et uniques interprètes? Moi qui suis un homme simple, j'ai beaucoup vécu aussi dans la société intime de la nature, et elle m’a beaucoup parlé par la voix des li- las, des roses et des luzernes. Pourquoi donc ne m'a-t-elle pas dit la même chose qu’à eux ? car voici, à quelques volumes près, ce que j'ai retenu de ses conversations, et personne ne peut croire que j'aie le moindre intérêt à travestir son langage : Elle disait : Toutes les plantes sont des êtres sensibles, animés comme les hommes, de passions dévorantes, et qui ne peuvent s'épanouir dans leur magnificence qu’en un milieu qui laisse à ces passions leur légitime essor ou, pour parler plus simplement, un milieu qui leur fasse une destinée proportionnelle à leurs attractions. Hélas ! que vous e avez vu mourir de jeunes plantes sans vous douter que c'était .a passion qui les tuait! Oui, la passion, une inclination violente sontrariée par la barbarie d’un tuteur in- flexible, entravée par un obstacle quelconque, une grille, un mur noir de couvent, d'ombrageux alentours. L'une était blan- che et rose et née pour vivre aux champs, ignorée et heureuse; elle s’étiola et s’éteignit, faute d’air et de soleil, dans le séjour des cours où elle fut transplantée. L'autre, qui sèche sur pied et s'incline avant l'heure, apporta en naissant le germe de la contagion héréditaire et périt avant l’âge, victime expiatoire de la faute d'autrui. Celle-ci, séparée de la moitié de son être par une multitude innombrable de kilomètres, a long-temps attendu un doux message d'amour; mais les facteurs habituels de la corres- pondance des fleurs, le souffle du printemps, les insectes dorés, ont passé avec les beaux jours sans lui apporter le moindre sou- venir de l’étamine aimée. Alors la pauvre délaissée a fermé Pe +) 66 INTRODUCTION. sa Corolle, sa corolle, nid d'amour par elle préparé pour les ten- dres mystères, tente nuptiale qu'elle avait tissée d'une merveil- leuse matière, plus précieuse, plus odorante, plus splendide inille fois que l’étoffe du manteau d’une reine d'Angleterre. Oh! éachons biéti À tous nos secrètes douleurs et le mal qui nous fait mourir, et que l'œil du profañie ne déflore pas du moins l'aleôve virginale où l'amour, hélas! n'a pas lui. Elle dit, et son dernier parfuiii s’exhale vers la contrée natale, et sa tête allanguie s’'af- faissé sur sa tige. Combien d'autres ont péri en proïé au ver ron- eur. dé la inisère, de la faïin, de la soif et du froid! Oh oui! les fleurs confessent la loi uriverselle d’ainour, comme lé potassium et l'acide sulfurique, la loi du désir et du bonheur gravée au cœur de tous les êtres par le burin de Dieu. Le luxe et l'éclat dé la fleur affirment que lé bonheur est au bout de la pas- sion satisfaite ; son affaissement et ses pâles couleurs, que la souf- france est au boût dé la passion comprimée. Les fleurs, en obéissant à la loi de Dieu, qui commande le plaisir, se montrent plus iitelligentes qu’une foule de moralistes civilisés, qui préten- dent refaire l'œuvre de Dieu, et qui s’en vont prêchant la nofti- fication et Je jeûne dont ils s’abstiennent pour leur compte per- sonniel autant que faire sé peut. Et chose assurément fort bizarre, c’est que le soi-disant dieu de la douleur, le dieu des catholiques lüi-méme, n'a pas dû tout l'air de savoir mauvais gré aux fleurs qui obéissent avec le plus de zèle à son commandement : añmnez- vous. et que c’est, au contraire, précisément à celles-là qui se rüuinérit le plus vite en frais de toilette et de parfums qu'il accorde uñe place privilégiée dans ses réposoirs et ses temples. Là vigne ést certainement une plante sainte et une plante chérie du Sei- gneur et de ses ministres, puisque c'est avec le sang de Ka vigne que le prêtre communie. On va voir néanmoins de quelle persé- vérance et de quels incroyables efforts la plante sainte est capa- ble pour surmonter lés obstacles qui entravent l'essor de sa do- minante passionnelle, passion d'ordinaire bien paisible, le besoin de jaser… La vigne aime à jaser. C’est un défaut qui lui est commun avec le chien d'arrêt et une foule de personnes aiïmables des deux sexes ; et en conscience, il serait difficile de faire un crimé de cette faiblesse pleine de charme à une plante dont le jus délie la INTRODUCTION. 67 langue et qui est un emblème cardinal d'amitié. Dans l'ardeur d'expansion qui la brûle, la vigne s'attache avec amour à tout ce qui l'entoure; elle monte familièrement sur l'épaule des pru- niers, des oliviers, des ormes; elle tutoie tous les arbres. Puisque la vigne module en tonique d'amitié, sa familiarité est légitime. J'en eus une pour amie d'enfance, amie généreuse et prodigue que je vois encore d'ici me tendre ses longs bras chargés de fruits ; fruits dorés et vermeils qui semblaient attendre pour mûrir ces jours heureux de septembre où l'enfant exilé rentre au foyer natal, où M. Lhomond se fait pour laisser parler le rougé-gorge. La riche végétation, délice des enfants, orgueil de la famille, non contente de tapisser de ses réseaux la face méridionale d’une mu- raille immense, en avait escaladé la crète pour aller voisiner au moyen de ses pousses les plus aventureuses avec un espalier de la maison adjacente. L'entente la plus cordiale régnait entre les deux treilles et plusieurs circonstances que l’horticulteur devine sans peine avaient contribué à en resserrer les liens... Mais le deuil entra un jour dans a maison voisine ; puis vint un nouveau maître qui prétendit avoir le droit d’exhausser de quelques pieds la muraille mitoyenne, et qui en abusa. Î fallut bien alors se résigner à trancher par le fer les nœuds étroits qui unissaient les espaliers amis. Leur cœur en saigna bien long-temps, mais la barbarie ne tarda pas à porter fruit. Dès le premier automne, la récolte des deux treïlles diminua de moitié en poids et en saveur. L'an d’après, les deux tiges ne poussèrent qu'en bois et s'emportérent en hauteur avec une in- croyable énergie. C'était pitié de voir les chétifs grapillons durcis et récroquevillés sous la feuille, déshonorer la place où s’étalaient naguère dans tout l'éclat de leur beauté appétissante les grappes d'or translucides. Deux ou trois ans se passent sans apporter de changement notable dans la disposition d'esprit des espaliers re- belles. La science horticole fait vainement appel à tous les moyens de Ja thérapeutique végétale pour vaincre l'infécondité opiniâtre. Fumier chaud, bains de pied, manteau de paille l'hiver, caresses, petits soins, rien n’y fait, ou plutôt tout se convertit en bois. Des deux côtés du mur la désolation est au comble, chez les enfants surtout. La paresse toute seule est bien douce après dix mois de tra- vail répugnant dans le jardin des racines grecques; mais la paresse 68 INTRODUCTION. aimantée de chasselas est bien plus douce encore. Déjà les grands parents parlent de mesures extrêmes, et prononcent le mot d’arra- chement, quand , par une belle matinée ‘d'avril, la mousse des bourgeons de l’une et l’autre treille s’entrouvre et laisse voir sor- tant de sa coque soyeuse une double gemmule, promesse ines— pérée d’une riche vendange. Et comme l’un des propriétaires se glorifiait bruyamment du succès de ses efforts, qui avaient {riom- plié, à V'en croire, des résistances de la nature : « Père, lui demanda » son fils, un enfant de douze ans, qui prenait à bon droit sa part » de l’allégresse paternelle, as-tu remarqué comme les branches » qu'ils avaient séparées, il y a trois ans, sont revenues ensemble » par dessus la muraille, dis? » Le savant ne prit pas au sérieux l'observation de l’enfant ; mon père était savant. Cinq mois après, au milieu des jouissances de la récolte, le propriétaire de la treille voisine, un industriel, répétait pour la vingtième fois à mon père : Savez-vous que c’est tout de même bien drôle, ca, la coalition de ces deux vignes, qui se donnent le mot pour faire grève et pour reprendre le travail en même temps? — Certainement que c’est fort singulier et fort inexplicable, lui répondait mon père qui était un savant. Je déclare qu'on a fait beaucoup de drames avec des murs de couvent et des victimes cloîtrées, et des échelles de soie, qui n'étaient pas plus intéressants que la simple histoire qu'on vient d'ouïr. Et j'ajonte que les annales de la botanique passionnelle, que bien peu de gens ont feuilletées jusqu’à ce jour, fourmillent de semblables récits. et, circonstance fort remarquable, la mo- rale de ces romans-là dit toujours : Dieu nous a mis au monde pour aimer et jouir ; aimons, soyons heureux pour faire plaisir à Dieu. Pourquoi les deux vignes ci-dessus ont-elles refusé pendant deux ou trois ans de produire? Je vous l'ai déjà dit, —parce que l'attraction de la vigne est de se lier d'amitié avec tout ce qui l'entoure pour jaser de choses et d’autres. En séparant les deux espaliers amis, en les soumettant au régime cellulaire, en les con- damnant au silence surtout, on leur avait fait wne destinée non proportionnelle à leurs attractions. Elles se regimbèrent et refu- sèrent de produire ; elles étaient dans leur droit. Et elles rentrèrent dans la voie de l'harmonie et de la fécondité le jour où elles ren- INTRODUCTION. 69 trèrent dans la voie de leurs attractions. Voilà pourtant les êtres que la science civilisée nous donne pour dénués de senti- ments ! Je finis, car il faut finir, car je ne sais plus où s’arréterait le Pégase de mon imagination, si je lui rendais la main au lieu de lui serrer la bride. Que les gens sérieux, que les moralistes civilisés à qui la lec- ture de chacune des pages qui précèdent a inspiré un sentiment de pitié ou de colère, que tous ceux qui réclament pour l’auteur de ce livre une place à Charenton attendent pour me bien con- damner, que je leur aie tout dit, que je leur aie nommé tous mes complices. Il y a quelque temps que des physiciens de l'Institut, qui ne songeaient pas à mal, qui ne songeaient pas surtout à travailler pour la plus grande gloire de l’analogie passionnelle, se livraient à des expériences de physique amusante sur les diverses pro- priétés des rayons lumineux. Ils ignoraient complètement que l’analogie passionnelle eût décerné les fonctions de rayon géné- rateur au rayon jaune. Or, ils ont découvert qu'aucune plante ne pouvait fructifier hors de l’action du rayon jaune. etle fait, affirmé & priori par l'analogie passionnelle, avec ce ton d'autorité qui la caractérise, est demeuré acquis à la science, comme l’existence de la planète Leverrier, comme l'existence des pla- nètes dites félescopiques, qu'elle avait aussi annoncées. J'avais établi en 1845 , au rez-de-chaussée d'un journal quo- tidien , la théorie de l'identité caractérielle et de l’analogie du rat et du barbare ; j'avais prouvé que les deux fléaux dévastateurs se correspondaient dans l'histoire avec une exactitude rigoureuse , que chaque invasion de barbares avait déposé son rat spécial sur le sol envahi. Un savant médecin de l’Institut de France, une illustration plus qu'européenne, M. le docteur Lallemand, arepris la thèse en avril 1847, dans la Revue indépendante, et il est fort probable que l'illustre docteur n'avait pas eu connaissance de mon travail, puisqu'il ne m'a pas cité. Et de deux, messieurs les rieurs, et rira bien qui rira le der- nier..., Car voici venir en faveur de l’analogie passionnelle un troisième acte de foi qui dépasse de mille coudées en franchise et en autorité les deux autres. C’est encore un prince de la science 70 INTRODUCTION. officielle, un mathématicien illustrissime , une des gloires de l'Institut français, un homme pieux, qui ose dire (novembre 1845) en pleine Académie : « Les passions sont des forces soumises aux lois de la mathé- matique ; le jeu de ces forces constitue la MÉCANIQUE PASSION- NELLE ! ! » La jeune personne qui renonce à son brillant avenir de bon- heur et de famille, pour se consacrer au service répugnant des malades, obéit à une force calculable, suit une RÉSULTANTE! ! » Le jeu des passions constitue la MÉGANIQUE PASSIONNELLE ! Qu’'avons-nous dit de plus? La jeune fille qui renonce à son avenir de bonheur et d'amour suit une résultante (tension de l’unitéisme). Qu'en dites-vous à présent, messieurs les incrédules? Que vous semble de cette ana- logie passionnelle , ce rêve inadmissible de quelques cerveaux fêlés ? Le jeu des passions constitue la mécanique passionnelle. C'est très-vrai; mais il a fallu à l'honorable M. Cauchy quarante ou cinquante ans d’eflorts persévérants, de travaux incompris, ridi- culisés peut-être , pour arriver à confesser la loi de la mécanique passionnelle… Et voici une jeune fille, une enfant de seize ans, qui n’a pas fait plus que nous sa société chérie des x et des y, et qui en a appris tout autant que l’homme de science , à effeuiller des roses et à écouter pendant huit jours le ramage de ses oiseaux favoris. C'est-à-dire que la science, à mesure qu'elle s'élève, proclame la souveraineté de la Passion, loi de Dieu, levier universel du mouvement. Quod erat demonstrandum. Passion, passion, passion, et tout n’est que passion ! J'ai dit les mystères de la classification universelle des scien— ces, l’origine des bêtes, leur parenté avec les planètes. A pré- sent que nous avons une idée de ce monde où nous devons entrer, nous pouvons passer outre à l'histoire de la chasse. ZOOLOGIE PASSIONNELLE. MAMMIFÈRES.— LA CHASSE À COURRE. CHAPITRE PREMIER. De Ja chasse et de son influence sur les destinées de l'humanité. L'homme est le roi de la Terre. A sa royauté sont attachées certaines attributions qui s'appel- lent les droits naturels de l’homme. La chasse est le premier de ces droits. La chasse est le premier et le plus ancien des arts. Elle est anté- rieure à la cuisine et à la guerre; l'humanité Ini doit son prenuer paletot et son premier rosbif. La chasse est contemporaine du jour où la venue de la misère clôtura sur ce globe l'ère paradisiaque et ferma sur l'humanité les portes du jardin d'Eden; ou, pour parler un langage plus clair, elle est contemporaine du jour où l'homme tomba d'édénisme 72 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. en sauvagerie et dut se résigner à gagner sa nourriture à la sueur de son front. Ce jour-là l’homme inventa la chasse pour essayer de se relever de sa chute. La chasse est l’industrie première-née de la nécessité, est la première manifestation de la puissance et de la liberté de l’homme. C'est par elle qu'il signale la prise de possession de son globe. La chasse, industrie pivotale du Sauvage, est en même temps le point de départ du progrès social, le premier essor du travail émanci- pateur qui doit quelques mille ans après r’ouvrir à l'humanité les portes des destinées heureuses. La chasse est aussi le plus noble emploi des facultés humaines. C'est l'exercice par excellence pour faire les hommes forts. Le chasseur, le destructeur de monstres, est le bienfaiteur-né de l'humanité, le protecteur des moissons et des troupeaux, le tuteur de l’orphelin, le défenseur de la femme et de tous les opprimés. Qui fit si grands les noms de Bacchus et d’Hercule et d’une foule de héros”? La passion de ces dieux et de ces héros pour la chasse. L'histoire des âges héroïques n’est qu'un traité de chasse. L’hu- manité, dans sa reconnaissance, attribue l'invention de la chasse à ses dieux. L’Olympe est peuplé de dieux chasseurs. Et quels dieux! les plus beaux, les plus jeunes, les plus adorés de tous. C'est Apollon, le dieu du jour, le dieu de la poésie et des beaux- arts, le même qui tua le serpent Python à coups de flèche. Bac chus, l'inventeur du vin, le dompteur de tigres, le suprême con- solateur des mortels affligés. C’est Diane, la pudique vestale, l'élégante et svelte déesse de la chasse et de la chasteté, Diane la sœur d'Apollon et la plus belle des immortelles après la mère de l'Amour et des Grâces, Diane qui n’a pas obtenu le premier acces- sit de beauté, au grand concours du mont Ida, parce qu'elle n’a pas voulu le réclamer ; parce que les scrupules de sa pudeur farouche ne lui ont pas permis d'accepter les conditions du pro- gramme d'examen; parce que la déesse ombrageuse qui avait débuté par métamorphoser en cerf le chasseur Actéon, coupable de lavoir surprise, au milieu de ses nymphes, en toilette de bain, ne pouvait pas décemment se présenter dans un semblable cos- tume aux regards du berger troyen. Je prie, à ce propos, qu'on me dise pourquoi les Grecs qui ont éprouvé le besoin d’avoir trois ou quatre chasseurs ou chasseresses de haut titre dans le sénat des DE LA CHASSE. 75 dieux, n’ont pas même songé à réserver la plus petite place dans cette assemblée auguste au patron de la pêche ? Je connais trop la mythologie grecque et sa générosité habituelle , pour admettre qu'elle ait pu se conduire ainsi, à l'égard d’une industrie paci- fique, par un vil et sordide motif d'économie. La reconnaissance des mortels fit mieux que décorer les bien- faiteurs du globe du vain titre de dieux et les colloquer dans l'Olympe. Elle leur donna place sur terre en des Panthéons ma- gnifiques ; elle consacra un culte rétribué et érigea des autels à ceux qui avaient racheté l’homme de sa misère et de son igno- rance. S'il échut au peuple grec d’éterniser par d'admirables monuments le souvenir des bienfaits et de la gratitude, c’est que le peuple grec est le seul de l'antiquité, le seul, entendez bien, qui ait mérité d’être appelé le peuple de Dieu, étant le seul qui ait compris la sainteté de la passion, œuvre de Dieu, et osé divi- niser l’amour, source de toute poésie, de toute justice et de toute religion. Un fait historique bien certain, c’est que les dieux les plus populaires de l'Olympe, ceux dont les fêtes font le plus de bruit (Bacchanales), ceux dont les statues et les temples comptent parmi les merveilles du monde, (colosse de Rhodes, temples d'Ephèse et de Delphes), sont des dieux de chasse et s'appellent Diane, Apollon, Bacchus. Et notez bien que je ne parle ici que des grands dieux et que je passe sous silence les petits comme Hercule et Thésée. La preuve que la reconnaissance des peuples s’est de tout temps attachée au nom du chasseur, c’est que le chasseur fut de tout temps aussi le héros des légendes populaires, aux rives de l’'Eu- rotas et du Céphise, comme aux bords du lac Ontario. La littéra- ture de l'Amérique du nord, un pays né d'hier, n’a produit encore qu'un chef-d'œuvre et un type. Ce chef-d'œuvre est une histoire de chasse; ce type admirable est celui de Bas de cuir, le chas- seur primitif, chaste et religieux. Apollon, Bacchus, Adonis, Méléagre, Céphale, Endymion, Thésée, Jason, Achille, Päris, tous les jolis garcons de l'antiquité furent de parfaits chasseurs. Le premier qui fut roi, Nemrod, fut un grand chasseur devant Dieu et non pas un soldat heureux, comme s’est plu à l’affirmer M. de Voltaire qui n’entendit jamais rien à la chasse, pas plus qu’à l’histoire naturelle, ce qui lui a fait 74 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. beaucoup de tort. Ce fut encore un coup de fronde excessivement heureux qui commença la fortune et la réputation du saint voi David, ainsi nommé de ce qu'il faisait égorger ses plus dévoués serviteurs en d'indignes guet-apens pour leur voler leurs femmes... Artiste sublime, du reste, à l'instar de Néron, grand poète et beau danseur. La légende sans seconde des âges héroï- ques est celle de l'expédition des Argonautes, commandée par Jason, le roi des chasseurs de l'époque. Et qu'est-ce que c’est que cette expédition des Argonautes, sinon une illustre partie de chasse, puisqu'il s’agit de conquérir une toison quelconque et d’assassiner les dragons qui la gardent, puisque le nom des plus célèbres veneurs de ce temps figure sur la liste des actionnaires de l'entreprise! Les poétiques légendes de Pyrame et de Thisbé, de Céphale et de Procris, ne sont pas moins populaires dans la Grèce que les légendes de Saint-Hubert et de Geneviève de Bra- bant dans le pays de Gaule. Le lion de Némée a pour pendant chez nous le lion de Pépin-le-Bref ; le sanglier de Calydon à laissé de dignes émules dans notre histoire moderne, le loup Courtaut et la bête du Gévaudan notamment, sans compter une multitude d'ours et de sangliers plus ou moins illustrés par la complainte et par le Messager boiteux. Les plus adorables faiblesses des divinités de l'Olympe ont aussi pour cause un chasseur. Il n’y à pas dans l’histoire deux intérêts aussi étroitement unis que ceux du chasseur et de Ja jolie fem me, sinon ceux de la chasse et de la liberté. La déesse de Pa- phos, de Cythère et de Gnide, Vénus, qui fit tant parler d'elle pour sa légèreté, Vénus n'eut jamais d'amant de cœur plus aimé que le beau chasseur Adonis, qu'un formidable coup de boutoir ravit à sa tendresse et sur la blessure duquel elle versa tant de larmes qu'il en naquit une fleur. L’Aurore aux doigts de rose, l’Aurore si réfractaire aux feux du vieux Titon, son époux légitime, se compromit scandaleusement pour le chasseur Céphale. La chaste Diane elle-même ne sut pas assez résister aux charmes d'Endymion, et dut avoir plus d'une fois besoin de pré- texter d'une éclipse, pour expliquer l'irrégularité de son service d'éclairage nocturne. La poésie fait foi que c'est à la justesse de son coup d'œil et à sa réputation d'habilissime tireur d’are que le berger Pâris, fils de Priam, dut l'honneur insigne d'être choisi ee. né dédie DE LA CHASSE. 15 par trois jeunes immortelles peu yêtues pour arbitre souverain d'une question délicate. Quand la vertu des déesses elles-mêmes, des déesses veslales, chancelait si facilement devant la puissance de séduction dont le chasseur est armé, comment eût tenu, hélas! celle des filles des hommes ! L'histoire des héros chasseurs est le martyrologe des vertus féminines. Atalante, la vierge obstinée, la chasseresse aux pieds légers, qui fit courir et périr à la peine tant d’infortunés amoureux, Ata- lante mollit et se laisse distancer par Méléagre, vainqueur du san- glier de Calydon. Médée, l’enchanteresse Médée qui possédait de si précieuses recettes pour endormir les dragons et rajeunir les vieillards, en chercha vainement pour éteindre le feu d'amour allumé dans son sein par le chasseur Jason, natif de Thessalie. C'est l'amour d'Ariane, fille de Minos, qui ouvre au chasseur athénien Thésée les portes du labyrinthe et lui procure les moyens de se défaire du Minotaure et d'affranchir sa patrie du tribut annuel de jeunes vierges qu’elle payait au roi de Crète. Qui peut dire cependant quelle eût été la fin de la pauvre Ariane si elle n'eut eù la chance de rencontrer un consolateur dans l'ile de Naxos, féconde en vins fumeux? Pour qui l'autre fille de Mi- nos, (prince chéri des dieux, mais qui eut très-peu de satisfac- tion du côté de son épouse et de ses deux demoiselles), pour qui la malheureuse Phèdre, criminelle et vertueuse à la fois, brüla- t-elle de feux si dévorants et si illégitimes? Encore pour un beau chasseur, le beau ténébreux Hippolyte, aussi écuyer de grand renom, mais connu dans la Grèce pour pousser la vertu jusques à la rudesse. Phèdre, Médée, Ariane. des filles de sang royal qui se prennent de passions furibondes pour d’aimables chas- seurs, c'est presque toute la tragédie antique ! C'est encore un jeune chasseur qui alluma l'incendie d'Hion avec une étincelle d'amour. La guerre de Troie, qui occupe une si large place dans les fastes de l'antiquité, n’est qu'une aflaire de cœur comme on en voit tous les jours quatre ou cinq dans la Gazette des Tribunaux, une histoire de séduction suivie de ven- detta, dans laquelle le beau berger Pâris, déja nommé, joug le rôle le plus agréable. L'enlèvement d'Hélène, princesse euro- péenne, par un chasseur d’Asie, n’est que la représaille, au sur- 76 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. plus, de l’enlèvement de Médée, princesse asiatique, par un chas- seur thessalien. Ce n’est que la seconde manche d’une partie engagée entre les deux continents et qui fut gagnée depuis par Alexandre le Macédonien à la bataille d’Arbelles. Hélas! pourquoi la belle Hélène abandonna-t-elle si indigne- ment son époux et ses devoirs les plus sacrés pour suivre son séducteur sur la terre étrangère, si nous devions payer sa faiblesse si cher ! Car il y a bien long-temps que nous l’expions sa faiblesse, en grec et en latin, et il me semble que la pénitence a bien assez duré. On parle quelquefois de l’expiation à laquelle nous a con- damnés aussi la faute de nos premiers parents gnoscenda qui- dem, puisque c’était le bon Dieu lui-même qui avait induit en tentation les coupables avec sa prescription imprudente: Crescite et multiplicamini. Je doute que les conséquences de la curiosité irréfléchie de notre première mère aient été aussi désastreuses pour l'humanité, aussi fécondes en pensums surtout, que les sui- tes du désagrément de Ménélas. La chasse est la seule branche d'industrie où l’importance de la fonction se mesure au talent et à la capacité, où la critique facétieuse soit de ton et soit impitoyable pour la maladresse et les prétentions déplacées. D'où chez le chasseur l'estime de soi même, le sentiment de la dignité personnelle, l’exaltation du courage et le mépris de la mort. Qui supporte plus stoïquement la torture et meurt mieux que le sauvage faconné par la chasse à la souffrance et à la privation? Il est vrai que le sauvage des grands lacs, qui chante sa chanson de mort, est persuadé que le Manitou l'attend pour lui donner un permis de chasse dans les forêts des esprits. On n’a pas calculé pour quelle quantité l’a- mour de la chasse entrait dans le mépris de la mort chez ces martyrs courageux. - Si l’on a vu tant de déesses et tant de reines épouser des ber— gers, c’est que les bergers sont du bois dont on fait les chasseurs, et les chasseurs du bois dont on fait les héros. Si le chasseur obtient si fréquemment le prix d'amour que décerne la beauté, c’est que la beauté n’a jamais donné dans le travers de la fausse merale et qu'elle est noblement demeurée fidèle et docile à la voix de Dieu qui est la passion, l'attrait, et qui lui désigne secrè- tement ses élus. Dieu n’a concédé à la femme le privilége de DE LA CHASSE. | 77 faire des heureux qu’à la condition-par celle-ci de choisir parmi les plus dignes, c’est-à-dire parmi les guerriers, les chasseurs, les héros. L'amour est passion foyère d'enthousiasme et génératrice de gloire; l'amour est le tribunal d'appel qui relève le mérite des condamnations iniques de la société; le capital est sa bête noire ; son bonheur est de l’humilier. D'autre part, Dieu a mis au cœur des héros attraction suprême pour les bonheurs d’amour. On ne sait pas ce que le preux Roland, neveu de Charlemagne, eût pu faire ou donner pour un seul cheveu d'Angélique, prin-— cesse de Cathay. Hercule victorieux à filé cent quenouilles peut- être pour le premier baiser d'Omphale, et n’a réclamé que beaucoup plus tard une augmentation de salaire. Les moralistes ont fort blâmé cette prétendue faiblesse du noble fils d'Alcmène filant aux pieds d’une femme. Pour moï, je ne sais rien de plus religieux, de plus humain que ce mythe touchant de la personnification de la force brutale subjuguée par l'attrait, que ces éternelles et charmantes histoires de Mars désarmé par l'Amour, de lions que la passion métamorphose en agneaux. Dieu et le genre humain n’ont pas de pires ennemis que les mo- ralistes orgueilleux qui prétendent corriger l’œuvre de Dieu en comprimant la passion, et qui la compriment, en effet, d’une facon si maladroite, qu'ils ne manquent jamais de lui faire faire explosion pour le plus grand malheur des sociétés stupides qui ont foi en leurs dogmes. Le chasseur est l’homme fort qui ne relève que de son droit et de son arme, qui ne subit le joug d'aucune tyrannie, qui préfère la mort à l'esclavage, qui n’abdique la jouissance d'aucun de ses droits naturels qu’en vertu d’un contrat librement consenti. C’est l'homme de la nature, le pionnier vigoureux qui abomine la machine à vapeur et le travail répugnant du bagne industriel. Ses vastes poumons aspirent l'indépendance avec l'air des monts et des bois ; l'air des cités le tue ; la liberté, l’action et la vie au soleil sont ses premiers besoins. C’est un saint et noble rôle, je le répète, que celui que joue le chasseur dans l’histoire de l'hu- manité. Voulez-vous que je vous dise d’où naît l'intérêt prodigieux qui s'attache au personnage de Robinson Crusoé ? Cet intérêt prodigieux vient de ce que l’histoire du pauvre 78 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. naufragé nous représente à notre insu celle de l'humanité, jetée aussi par le grand naufrage de la chute sur une terre désolée et inculte, de l'humanité aux prises avec le dénûment et ligno- rance, et se rachetant par la chasse de sa condamnation. Le chasseur est pour plus des trois quarts dans le succès du livre de Daniel Foë. Otez à Robinson son fusil et sa poudre, il n’y a plus de roman. Les romanciers et les poètes ont si bien reconnu la supériorité du caractère de l’homme de chasse, qu’ils ne craignent même pas de choisir des braconniers illustres pour sujets de leurs épo- pées. Robin Hood et Bas de Cuir ne sont que des braconniers au point de vue des légistes civilisés, interprètes stipendiés du droit romain, mais la femme et le sage reconnaissent dans ces types des natures d'élite. Ce braconnier, tant vilipendé par les souteneurs du monopole de la propriété, n’est'le plus souvent après tout qu'un esclave hardi qui s’arme de ses fers pour en tuer ses bourreaux, qu'une victime de la Civilisation ou de la Barbarie, qui réclame l'exercice de son droit naturel de chasse dont on l’a dépouillé sans lui accorder aucune indemnité en échange. C’est quelquefois aussi le représentant de la race vain- cue, le Saxon, le Gaulois, qui proteste les armes à la main con- tre la tyrannie du Normand où du Frank ; car le Normand et le Frank, après s’êtré emparés de l'Angleterre et de la Gaule en vertu du droit du plus fort, ont écrit dans une loi qu'eux seuls ont rédigée, que le droit de chasse était le privilége des hommes libres, c’est-à-dire des vainqueurs ; etils ont déclaré braconnier et criminel, et ils ont pendu haut et court ou fait dévorer par leurs chiens le vaincu qui refusait d'abdiquer son droit naturel de chasse et de courber le front sous le joug de la conquête. Heureusement que le jour d’être le maître peut luire aussi pour le vaincu, et qu'il faut que tôt ou tard les crimes d'oppression et de lèse-humanité s’expient. La révolution de 89, qui a porté le coup de sape mortel aux institutions du vieux monde, et décapité le passé, n’est, à bien prendre, que le triomphe des principes du braconnier gaulois sur une très-large échelle. Aussi l'un des premiers actes réparateurs de cette révolution victorieuse at-il été de supprimer le privilége dé la chasse. La révolution de 1830 s'est faîté avec dés fusils de ehassé, comme foute révolütion qui DE LA CHASSE. 79 veut réussir. Le fusil de chasse, qui a tué dès l’origine la cheva- lerie et la féodalité, est devenu le palladium des franchises na- tionales. Le chiffre du revenu des permis de chasse est aujour- d'hui pour tous pays le thermomètre des libertés publiques. Dités-moi ee qu'un peuple brûle de poudre fine et je vous dirai ce qu'il est. L'enchainement rigoureux de ces déductions n'a rien, au sur- plus, que de fort simple. La liberté, c’est la faculté pour chacun dé rentrer dans l'exercice de ses droits naturels, et la chasse est un de ces droits. Or, il y a bien des siècles que ce droit est violé, ét il s'en faut de beaucoup qu'en France même, après tant de ré- volutions, la réparation soit complète. Cet ajournement indéfini du triomphe du bon principe provient du vice de la législation romaine. C’est l'abus odieux du droit de propriété défini par la loi ro- maine, uli et abuti, qui lèse et tue chez nous le droit naturel de chasse. Que le possesseur du sol réclame la propriété exclusive de la récolte, d’une chose créée par lui, je la lui accorde volontiers, mais je demande que sa réclamation s'arrête là. Ce n'est pas lui qui a créé le gibier qui s’abat en passant sur le champ qu'il cul- tive, comme il a créé sa moisson ; par conséquent, il n'a pas plus de droits de propriété qu'aucun autre de ses concitoyens sur ce gibier de passage, manne céleste que le bon Dieu à soin de faire pletvoir deux fois tous les ans sur la majeure partie des régions du globe, pour témoigner que tous les habitants de ce globe doi- vent avoir part égale à sa libéralité. La loi française elie-même, qüoïque fille dé Ia loi romaine, à consacré le principe que le gibier appartient au premier occupant. Elle ne fait pas restituer au délinquant qu'elle condañne, le gibier par lui tué sur le terrain d'autrui. Je veux bien que les représentants d’une société quel- corique exproprient l'individu, fraction de cette société, de son droit naturel de chasse et de tout autre; mais ils lui doivent en ce cas une indemnité en retour, et cette indemnité ne peut être que la concession d'un droit à un autre travail, de nature à procurer à l'évinéé la subsistance qu'il aurait trouvée dans Fexercice de son droit de chasse. Donc aussi long-temps que justice ne lui aura pas été rendue, et que cette indemnité n'aura pas été réglée, c'est-ddire, aussi Jong-temps que la société n'aura pas accordé 80 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. à chacun de ses membres le droit au travail et ne lui aura pas garanti un minimum de salaire, je tiens que le prolétaire dé- pouillé de ses droits naturels est recevable à protester contre l'abus de la force et contre la tyrannie du droit de propriété. Ainsi fait-il , au surplus, car il a dans l’esprit le vague senti- ment de ses droits ; et il s’est constitué en état de rébellion per- manente contre un ordre social qui ne protège que la propriété de la terre, et il continuera de protester par le braconnage et le vol , jusqu’à ce que l'heure lui paraisse venue d'en appeler à la lutte ouverte, au jugement de Dieu. C'est-à-dire que pour avoir copié trop servilement la législa- tion romaine, trop dure et trop barbare pour les sociétés chrétien- nes où le souffle de l'égalité a passé , et, faute d’avoir compris que le droit de vivre ou le droit au travail primait de toute éter— nité le droit de posséder , la législation française sur la chasse a réussi à armer contre la propriété et contre l’ordre social tous entier la partie la plus énergique et la plus remuante de la po pulation des campagnes. On ne croit pas à la possibilité d’une nouvelle jacquerie en France, on se trompe ; j'en vois de mes yeux tous les jours les formidables éléments s’aboucher, se mêler et s'unir, en attendant que brille un signal qui pousse contre nos institutions vermoulues le torrent déchaîné. Voyons déjà sur quelles victimes s’abat la colère du prolétaire des champs dans nos jours de tourmentes politiques : ce n’est pas sur les trônes , non plus que sur les gardes suisses et sur les enfants des familles royales. Il abandonne volontiers les palais et les trônes aux ven- geances du prolétaire des villes.…..; la première victime qui tombe sous ses coups est le gibier, le gibier des parcs royaux d'a- bord , puis le gibier des simples particuliers ensuite ; et Dieu sait le temps qu'il faut quelquefois au torrent débordé pour ren- trer dans son lit ! L'histoire dira un jour, si ce n'est déjà fait, que l'expédition de Rambouillet, à laquelle l'esprit révolution- naire voulut donner un jour des proportions politiques gran— dioses, ne fut que l'explosion violente d’un besoin de chasse généralement senti et depuis trop longtemps comprimé. Le gar- gotier seul, non le bourreau , sait le chiffre des têtes que l’oura- gan moissonna dans sa courte furie. En vérité, en vérité, pairs et députés, je vous le dis, toute loi DE LA CHASSE. si de chasse est une loi d'intérêt politique et social supérieur, et la plaie du braconnage ira s'élargissant sans cesse , jusqu'à ce que l'un de vous ait trouvé la solution du terrible problème de Fac- cord des intérêts du capital et du travail qui se font la guerre au- jourd'hui ! Rien de plus facile à fabriquer que de mauvaises lois, surtout à l’aide de la machine représentative importée de cette Grande- Bretagne où tout se vend, l'âme comme le corps, le vote du man- dataire du pays comme l'honneur: et la chair vive des jeunes filles impubères comme les cadavres des morts; mais de la fabrication à l'application de Ja mauvaise loi, quelle distance ! Vous avez bâclé , en 1844, une loi de police de la chasse , que J'ai vainement essayé de vous faire faire moins mauvaise , et avec laquelle vous vous êtes imaginé supprimer le braconnage , et forcer le braconnier au travail. Vous n'avez oublié qu'une seule chose , mes maitres , la chose par laquelle vous auriez dû commencer, et qui était de rendre attrayant le travail, pour que le travail eût la puissance de rappeler et de retenir à lui le rô- deur de nuit, l'homme des bois. Pour cette seule omission , votre loi est entachée d'un vice radical qui se manifeste par la corrup- tion de ses fruits. Vous espériez amener par votre loi de contrainte d'énergiques natures auxquelles font besoin l'air, le mouvement, l'espace , à s'emprisonner dans le sein de vos cités populeuses et de vos manufactures infectes , où l'air et la liberté sont mesurés à chacun , où le fléau de la concurrence anarchique maintient fatalement le salaire au-dessous du #7énimum. Non pas, non pas, les choses ne s’arrangent pas ainsi : les ressorts passiônnels , mo- teurs d'ordre divin, ne se brisent pas, comme vous le-supposez , au souffle de Ia loi hümaine : et tous les peuples n'ont ‘pas le tempérament flasque et mou de lirlandais ou de l'ilote pour accepter, sans mot dire, le servage industriel, la misère et la faim. Donc, ces natures sauvages, que vous avez era dompier avec un article de loi, continueront à repousser dédaignensement ce travail abrutissant et improductif que vous leur imposez, et se regimberont au lieu de s’'aplatir sous vos lamières législatives. Si les braconniers sont forcés par votre loi de renoncer àu vel du gi- bier , ils se rabattront sur le vol des récoltes; ils s'associeront comme ils s'associaient pour la chasse prohibée. Poussés à bout 6 82 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. réduits au désespoir, il leur restera encore l'incendie , la mendi- cité à main armée , la révolte, l’appel à la guerre sociale , à cette guerre terrible qui mit Rome autrefois à deux doigts de sa perte, et faillit changer sous Müntzer et Hutten la face du monde chré- tien. Admirez les résultats superbes de vos lois de police contre une autre plaie hideuse de votre société. Vous avez décrété l'abo- lition de la mendicité, sans vous être occupés préalablement de tarir la misère qui fait pousser le mendiant comme un autre champignon immonde sur toutes les moisissures de votre état social. Alors le mendiant s’est retiré de la grande route et de la voie publique , pour ne plus offenser les regards du riche de l’aspect de ses haïllons. Mais aussitôt la flamme de l'incendie a parcouru les campagnes à sa place ; la terreur est entrée dans le camp de la propriété ; et le chiffre des affamés s’est accru en pro- portion des efforts que vous avez faits pour le réduire. Car c’est le châtiment et l’enseignement des sociétés impies , sachezle bien ; car c’est le propre des législations fausses, de ne pouvoir sortir du cercle vicieux où l’iniquité les mure ; et votre société civilisée est un corps gangrené où l’ulcération ne s'arrête au corps que pour s'attaquer à la jambe. Et le braconnier braconnera malgré vous, comme la caille passera, en dépit de l'interdiction que vous lui avez intimée de s'appeler dorénavant un oïseau de passage. Oh! que nul me m'interrompe ici pour me reprocher mes sympathies coupables à l'endroit du braconnier ! Le braconnage est l’école du erime , c’est possible, légalement parlant; mais moi je m'occupe de jus- tice et non de légalité, et je sens que je plains le braconnier et que je l’excuse dans mon cœur. Grattez le chasseur, vous trou- verez le braconnier. Oh ! l'amour de la liberté et de la vie sauvage dont ces légis- lateurs aveugles ne veulent pas tenir compte ! oh ! le bonheur des champs et de l’insouciance, et l'ombre des grands bois et Ja douce paresse au soleil , lorsque l’on a vingt ans, qu'on est ar- dent, robuste, et qu'on a végété dans les carrefours noirs et boueux des villes , et qu’on y a souffert de l’égoïsme universel et de sa propre misère et de la misère d'autrui ! J'habitais la Mitidja en 1842; j'y étais le chef du distriet le plus insalubre d’abord, le plus riche et le mieux cultivé peut-être de DE LA CHASSE. 83 tous les districts algériens d'aujourd'hui. Lorsque les expéditions multipliées du général-gouverneur eurent refoulé l’émir au delà des frontières du Maroc, le bruit se répandit dans la province d'Alger que la route de Médéa à la capitale était sûre, et que des soldats isolés l'avaient parcourue sans encombre. Aussitôt l'esprit d'aventure se ralluma au cerveau des habitants de la plaine fié- vreuse. Les plus entreprenants s'échappèrent des camps, où le mi- litaire est trop le maître, et poussèrent vers le sud. On était au printemps, aux jours les plus fleuris et les plus embaumés de la saison du soleil. Le chef de cuisine du principal restaurant de Boufarick disparut, un artiste impayable pour le velouté de ses coulis de crabes et la supériorité de ses civets de tortues. La colo- nie le pleura, l'autorité le réclama, mais sans succès, par la voix du tambour. À quelques jours de cette disparition, le chef du dis- tict, poussant une reconnaissance vers les sources de l’Arratch, rencontra le fugitif endormi du sommeil de l'innocence sous un noir massif d'orangers. Autour de lui gisaient, dans le plus artis- tique désordre, les débris de son dernier repas , d'innombrables tiges d'asperges sauvages décapitées, un monceau de coquilles d'œufs de moineaux-franes toutes fraiches, témoignage parlant de quelque omelette-monstre dont la frange d’or ourlait en- core la bordure d'une poêle gigantesque qui servait d’ombrelle au dormeur. — Comment! vous ici, paresseux, fit l'officier civil, ravi de la trouvaille, vous endormi en plein jour sous les oran- gers de l'Arratch, quand tous les estomacs de la colonie vous ap- pellent, quand la gloire et la fortune vous tendent à la fois leurs bras, quand les grands marchés sont rouverts, et que le gibier, le poisson, la volaille vont redescendre aux prix fabuleux des pre- miers jours de l'occupation francaise ! Relevez-vous, voyons, et reprenez dès ce soir le sceptre de la casserole, que la voix de l’in- térêt public vous défend d’abdiquer !… L'artiste répondit en se frottant les yeux : Qui me parle de tra- vail, de fortune, de casseroles, quand j'ai dix-huit francs dans ma poche, un fusil et une poêle! Qui veut que je me condamne à vivre au milieu des fourneaux par une température constante de 45 degrés centigrades ; que je m’exténue sottement pour le plai- sir des autres, quand il m'est si facile d’être heureux sans rien faire ! Travailler, se donner de la peine en cette terre bénie, mais 84 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. c’est faire injure au bon Dieu, qui y a versé ses trésors à pleines mains! À quoi bon s’échauffer, à quoi bon courir après la for tune, quand le bien arrive en dormant ! Oh ! n’essayez pas de me séduire en flattant mon orgueil d'artiste, car vos tentatives se- raient vaines, et je l'ai respirée trop longtemps la fumée de la gloire. Et vous-même qui me parlez, vous, Monsieur, vous chas- seur, peut-être que si vous saviez comme moi les joies de la vie sauvage, vous feriez comme moi... Et sur ce, l'ami de la liberté se mit à me raconter son bonheur, et comme quoi il existait, au fond de la Mitidja, à deux lieues de la mer et du cap Matifoux, un délicieux Éden, où coulait une rivière paisible ensevelie sous les ombrages des citronniers et des frênes : une rivière dont la sur- face était sillonnée à toute heure par des milliers de poules d’eau, de sarcelles, de canards, promésses de salmis éternels; où chaque échappée de soleil, qui venait dessiner dans le cristal de l'onde une zône lumineuse, faisait miroiter les écailles de myriades de poissons; où les hautes herbes des bords arrosées par des rigoles naturelles servaient de patrie et d'asile à des mondes de bécas- sines et de marouettes, aussi bien qu'aux laies des montagnes qui descendaient pour y mettre bas au printemps. Il disait encore que l'hiver, chaque touffe de laurier-rose de la plaine abritait une bé- casse, un lapin ou un lièvre; que cette plaine était pavée de cail- les, de perdrix, de poules de Carthage, de la mer à l’Atlas ; que les jujubiers, les orangers, les citronniers, le figuier, l'olivier, le tabac et la vigne y offraient aux passants des fruits que personne n'avait osé s'approprier encore, et qu'il avait vécu là dix-huit mois, lui troisième, dans cette solitude enchantée, avec trois franes cinquante centimes. La reprise des hostilités en 4839 avait chassé nos Robinsons de leur asile. Alors ils s'étaient retirés dans les villes pour laisser passer l'orage et amasser des capitaux. La paix était revenue, et tous trois, riches d'évonomies respectables, al- laient retrouver le bonheur où ils l'avaient laissé. Joseph, c'était le nom de l'artiste en salmis, attendait ses deux associés sur les rives de l’Arratch, au lieu du rendez-vous. Et le chef du district, ému de cette peinture naïve des charmes de la vie sauvage que lui-même avait rêvée tant de fois en sa triste jeunesse, ne chercha plus à combattre les résolutions de l'artiste. II lui promit seulement d'aller Ini rendre visite un jour. DE LA CHASSE. 85 dans la saison des bécasses, et il le forçca d'accepter, en recon- naissance d’une hospitalité future, une carnassière au grand com- plet, un coutelas, une scie et tout ce qu'il avait de munitions de guerre. Le chef du district n’a pas tenu sa promesse, parce qu’il en a été empêché par un soldat brutal, qui l’a fait empoigner par des gendarmes pour avoir refusé de condamner par ordre deux pauvres colons innocents ! Si quelque chasseur parisien égaré dans la solitude algérienne, vers les latitudes ci-dessus, a fait rencontre de nos sauvages, il a reçu d'eux, j'en suis sùr, une hospitalité confortable, et ïls l’ont remis sur sa route, et l’artiste se sera rappelé, pour faire fête à son hôte, le secret de ses plus exquises recettes culinaires. Mais que la loi ramène ces sauvages en France, et avant six mois ils figureront sur les bancs de la cour d'assises, comme voleurs de gibier, comme meurtriers peut-être... Ainsi, droit de chasse, liberté, dignité et bonheur, sont quatre mots unis d’un indestructible ciment dans l’histoire des destinées humaines; et le développement des libertés publiques raconte les mérites de la chasse dans toutes les parties du monde. Ainsi le pays des États-Unis est le pays le plus libre du monde, parce que la loi américaine n’apporte aucune entrave à l’exercice du droit de chasse. C’est aussi de tous les états civilisés celui où le sort de la femme est le moins malheureux. Aux États-Unis, les mœurs ont affranchi le sexe faible de tous les travaux pénibles, et le crime de séduction y est réputé infamie. Il n’y a qu’un seul pays, non plus, où les femmes aient droit de voter, le Canada. Le Canada, qui s'appelait autrefois la Nouvelle-France, est un pays de chasse peuplé par des chasseurs français. La Corse, qui a enfanté Napoléon, n’a jamais pu produire un esclave, au dire des Romains, et Jean-Jacques, au milieu du siècle dernier, pressentait la grandeur prochaine des enfants de cette île. Tous les Corses sont chasseurs, et ils ont noblement placé la faiblesse de la femme sous la protection de leur poignard. En Corse, tout manque de foi, tout crime de séduction et de par- jure doit être puni de mort, La Suisse a été affranchie du joug de l'Autriche par l'adresse d'un chasseur bien connu sur la scène de l'Opéra. La Suisse n’a dù la conservation de sa liberté, au milieu de vingt nations es- 86 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. claves, qu'à la supériorité du tir de ses indigènes, supériorité en- tretenue par l'exercice continu du droit de chasse. Mais trève d’apologie pour la Suisse, succursale odieuse de Juda, qui déverse tous les ans des nuées d’agioteurs rapaces sur toutes les capitales européennes! honte au pays de renégats qui dresse ses enfants au métier de valets de bourreaux , et fournit de geôliers et de sbires tous les tyranneaux d'Italie! Ombres révérées de Guillaume Tell, de Melchtal et d'Arnold, c’est votre indignation qui s'exhale par ma bouche pour flétrir d'un sanglant anathème ces vils sou- teneurs d’absolutisme, vos fils dégénérés ! L'oppression n'approcha jamais des monts de la Navarre et de la Biscaye, peuplés de chasseurs d'ours. Il y à un ordre de paysans en Suède, parce que les paysans ont toujours eu le droit de chas- ser en Suède. L'Écossais, l’Arnaute, le Kabaïle, tous les derniers soumis des états subjugués, sont des peuples chasseurs. Le Klep- the, qui n’a pour tout bien qu’un bon fusil bronzé par la fumée et puis la liberté sur la montagne, le Klepthe à fini par avoir raison du Turc, la France et la Russie aidant. L'apogée de la puissance de ce même Turc, correspond à l’époque où les soldats de cette nation sont les premiers bombardiers du monde, où les sultans vainqueurs trainent à leur suite des meutes de six cents chiens, aux colliers de vermeil (1). Ces nobles et valeureux montagnards du Caucase, qui soutien- nent contre le colosse russe une guerre si poëtique, si émaillée d'accidents romanesques, passent pour les plus habiles tireurs des cinq parties du globe. Le Circassien ne tire qu'à cheval. Sa cible est un bonnet qu'on lui jette en l'air à cent mètres. J'ai oui dire que ce même empereur de Russie, qui désire na turellement, en despote intelligent qu'il est, affranchir ses sujets du joug de la noblesse, leur octroie volontiers le droit de chasse. S'il en est ainsi, le peuple moscovite est plus voisin de son éman- cipation qu'on ne pense. Pourquoi l'Inde a-t-elle été si souvent ravagée et conquise ? (1) Voir dans le récit de Boucicault et dans Hamme: les détails des parties de chasse auxquelles le sultan Bayezid-Jdirim, que nous prononcons Bajazet, convia les vingt-cinq prisonniers français, le lendemain de la bataille de Ni- copolis. D 2 A DE LA CHASSE. 87 Parce que la religion de Brahma défend de verser le sang des bêtes, c'est-à-dire interdit la chasse. Le peuple anglais, qui est le peuple de proie le plus vorace qu'on ait jamais connu, ne tiendrait pas aujourd'hui le Gange et l'Indus dans des serres (fi- gure de rhétorique très-hardie), s'il y avait eu par là-bas une dizaine de milliers de bons tireurs seulement pour lui barrer la voie. Les Américains de l'Union n'étaient pas cent millions et plus comme les indigènes de la double presqu'île asiatique, ils n'étaient que deux à trois millions, y compris les femmes et les enfants, ce qui ne les a pas empêchés de mettre les Anglais à la : porte de chez eux le plus facilement du monde. C’est que tous les Américains savaient manier le fusil de chasse et que la France les aidait. Je suis heureux et fier d'être Français quand je vois les héros de ma patrie accourir à l’aide de tous les peuples qui veulent s'affranchir : Américains, Polonais, Grecs, Belges ou Ir- landais. Les Irlandais, ces ilotes affamés de la Sparte britannique, dont le courant de la discussion vient d'apporter le nom sous ma plume, me fourniront encore un argument formidable à à l'appui de cette théorie invincible : que la crainte du fusil de chasse est la garantie la plus sûre de l'inviolabilité des droits et des terri- loires des peuples. La race irlandaise n’est devenue la race la plus écrasée et la plus écrasable de l'Europe, que pour être de- meurée pendant des siècles étrangère au maniement du fusil de chasse. Ce n'est pas le repil, comme disent les Grands-Bretons dans leur singulier langage, qui sauvera les enfants de la verte Érinn des angoisses de la faim et de la voracité du minotaure anglican. Que tous ceux qui partagent encore les tristes illusions d'O’Connel se le tiennent pour dit, le salut de l'Irlande est dans Ja conquête du droit de chasse, mais là et non ailleurs. Qu'on me répande cent mille fusils de chasse en Irlande, avec un peu d'apprentissage de la manière de s’en servir, et je veux voir avant dix ans la perle des mers résurgir resplendissante de l’abime ; sinon, non. Hélas! le lord anglais le sait aussi bien que moi et depuis plus long-temps le secret du salut de#'Irlande ; aussi ac- cordera-t-il incessamment le rappel, mais le droit de chasse ja mais ! On parle quelquefois encore de l'affection des montagnards du ës ZOULOGIE PASSIONNELLE. Tyrol pour le gouvernement despotique de l'Autriche. Le Tyro- lien chasse, aime et chante, et son gouvernement Jui garantit la jouissance de ses trois droits les plus chers. Pourquoi s'insurge- rait-il ? Mais que le gouvernement paternel s'avise un peu d'ôter au Tyrolien son droit de chasse et l’on verra beau jeu. J'ai dû intervertir l'ordre des dates et puiser mes exemples et mes preuves dans les faits historiques les plus voisins de nous, pour frapper plus vivement l'esprit de mes lecteurs et arrêter sur leurs lèvres objection de défaut d'authenticité qu'ils n'auraient pas manqué d’opposer aux témoignages du passé. Mais l'histoire de l'antiquité est aussi riche, plus riche, s'il est possible, que Phis- loire moderne, en matériaux susceptibles de servir de base et d'appui à ma thèse de l'union indissoluble de la chasse et de la liberté. Le peuple le plus noble et le plus méritant de l'antiquité, celui qui a illustré tous les autres, est le peuple athénien. Or, le peu- ple atliénien, si passionné pour la liberté, pour les jouissances de l'imagination, pour la gloire et les arts, fut le peuple chasseur par excellence de la Grèce. Et cette finesse de coup-d'œil qui fit de Ja nation athénienne une nation si profondément artiste, ui vint précisément de sa passion pour la chasse. Je n'invente pas, je rapporte ; l'assertion est de Xénophon le grand écrivain , Xénophon le grand capitaine, Xénophon le grand chasseur , l'homme de l'antiquité qui sait le mieux ce qu'il sait. Pausanias raconte que les Athéniens découvrent distinctement du promon- toire de Sunium le cimier du casque et le fer doré de la pique dont la Minerve de l'Acropolis est armée, distance : 40 kilomè- tres ! Les Égynètes qui ne sont éloignés que de 30 kilomètres de l'Acropolis, voient remuer la hampe de celte pique. En re- vanche, les habitants d'Athènes distinguent parfaitement à l'œil nu les moindres détails du temple de Jupiter à Égine. L'histoire de Guillaume Tell et celle de Bas de Cuir, autrement nommé OEil de Faucon, confirment de tout point le dire de Xénophon , qui attribue Ja délicatesse exquise du sens de la vue chez les Athéniens à l’exefcice passionné du droit de chasse. Fenimore Cooper, le plus grand écrivain de chasse des temps modernes, va plus loin que l'historien grec, quand il affirme que les Mohi- cans reconnaitraient volontiers dans les airs les traces du sillage DE LA CHASSE. 39 de l'oiseau. Maintenant admirez comme tous les arts se tou- chent. Les Athéniens, peuple chasseur, sont naturellement possédés d'un amour enthousiaste de la vie champêtre. Leur fameuse cité n'est qu'une triste bourgade avant le règne de Périclès ; ils ré- servent tous les agréments du confort et du luxe pour leurs mai- sons des champs, et le Pirée seul, qui est le quartier de la Bourse et le port d'Athènes , s'est embelli des dépouilies de l'ennemi et des merveilles des arts. On peut juger de la vivacité de la passion horticole du peuple par l'explosion du désespoir uuiversel con signé dans les comédies d’Aristophane , à l’époque funeste où la guerre du Péloponnèse force tous les propriétaires de la banlieue à s'emprisonner dans la ville. Eh bien! ces horticulteurs mcon- nus, inconnus comme la plupart des serviteurs utiles de l'huma- nité, avaient transplanté sur leur territoire ingrat et cultivaient avec amour, de temps immémorial, les myrtes et les orangers de la Médie et les rosiers à fleurs doubles de Rhodes. C'est à eux que remonte l'art de tailler, de peigner et de planter l’if, le buis et le tilleul, comme on les taille et comme on les peigne encore aujour- d'hui. Il se faisait pendant l'hiver, à Athènes, un commerce con- sidérable de violettes. La violette, emblème cardinal d’Amitié, comme on sait, fleur suave, née des plus purs arômes de la Terre, et dont notre planète sème après elle le parfum dans l'espace, la violette était la fleur favorite de l'Athénien. La ville d'Athènes élait représentée sous la figure d'une femme majestueuse , au front ceint d’une guirlande de violettes. IL était bien impossible qu'un peuple aussi fort en analogie ne fit pas des merveilles en horticulture et ue surpassât pas ses rivaux dans toutes les bran- ches des arts. Qui invente la tragédie? Le chant du bouc ? naturellement les Egvcores (chevriers) de la Diacrie, la contrée la plus giboyeuse de l’Attique. Ces Egycores, les plus renommés des chasseurs athéniens, se couvrirent d’une gloire immortelle à la journée de Marathon. Comme les transitions entre les saisons étaient fort brusques et l'hiver fort rigoureux dans l'Attique, les Athéniens étaient sans cesse occupés à observer l’état du ciel, la direction des vents, la couleur des nuages, l'arrivée et le départ des oiseaux voya- 90 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. geurs, le vol des grues, des hirondelles, des milans, des milans surtout , auxquels Aristophane leur reproche de rendre un hom- mage superstitieux. De là les'connaissances étonnantes de ce peu- ple en histoire naturelle et en météorologie. Le savoir d’Aristote in'effraie pour son époque; mais il est évident que ce Geoffroy Saint-Hilaire de l'antiquité ne pouvait trouver un auditoire con- venable qu'au sein de la population athénienne. Il m'arrive quel- quefois de provoquer l'hilarité de nombreux civilisés en émettant l'opinion que l'homme , en sa qualité de suzerain du globe, doit être investi quelque jour du pouvoir de régler les saisons, de mo- dérer ou de stimuler à son gré la chaleur du soleil, de faire en un mot sur sa Terre la pluie et le beau temps. Ces braves obscurants du beau monde n’entendent pas que les priviléges de leur espèce s'élèvent aussi haut. Vainement leur objectez-vous que le ciel de l'Égypte a été six mille ans pour le moins sans pleuvoir, et que ce phénomène de l'arrosage céleste , encore inconnu dans ces parages vers le temps de l'expédition française, s'y produit main- tenant quarante jours par an, de par la volonté du vice-roi actuel, de Mohammed-Aly.. ilsne vous écoutent pas et haussent les épau- les, en signe de dédain et d’incrédulité. [ls étaient plus polis et plus savants que cela à Athènes, il y a vingt-cinq siècles. En ce temps-là, tout le monde se rendait parfaitement compte de Fin- fluence du boisement et du déboisement sur la climature des con- trées. Théophraste fait mention d’un déboisement opéré dans les environs de Philippi, en Macédoine, qui occasionna dans la tem- pérature des pays circonvoisins une révolution complète. Or, il me semble qu'un défrichement est une œuvre de la main de l'homme. La plupart des villes de l'antiquité, grecques ou romaines, avaient leur bois sacré, à la protection duquel une légende locale attribuait le salut de la cité. Les Grecs respectaient les forêts et ne les laissaient pas défricher stupidement comme nous, pour gagner quelques voix à un candidat ministériel ; ils comprenaient toute l'importance du rôle que jouent les grands massifs forestiers dans l'administration des eaux du ciel, et ce respect judicieux pour les forêts réagissait d’une façon heureuse sur la multiplication des grandes espèces de gibier. Aussi l'ours et le loup se sont-ils per pétués jusqu’à nos jours pour ainsi dire dans le nord de la Grèce, et ce n’est pas de la faute des habitants de cette contrée si la fa- DE LA CHASSE. MH mille des lions à poil erépu à laquelle appartenait Le fameux lion de Némée ne s'y retrouve plus. Pausanias nous apprend que cette espèce si regrettable fit long-temps élection de domicile dans les gorges du Tempé et de l'Olympe. Ce même peuple athénien , dans son amour des choses de la nature , se livrait avec rage à l'éducation du faisan et du paon quinze siècles avant l'époque des croisades, en dépit de l'opinion du vulgaire, qui a tort d'attribuer à ces saintes entreprises l'hon— neur de l'importation des nobles volatiles dans le monde euro- péen. Les combais de cailles étaient autrefois à Athènes, comme aujourd'hui en Chine, un des passe-temps favoris des flâneurs. Et à propos de faisan , qui peut nous garantir que l'appât de ce gi- bier royal n'ait pas été pour beaucoup dans les motifs de l'expédi- tion des Argonautes.… car enfin je me demande ce qu'on pouvait aller quérir de mieux dans la Colchide, la patrie du faisan, que le faisan lui-même ! Inventer, inventer, mais c'est-à-dire que je me trouve quel- quefois excessivement embarrassé de me répondre quand je me demande quelle invention ne remonte pas à la chasse, n'est pas née d’un besoin de chasse, et que je serais tenté de me tirer d'affaire comme ce jeune et spirituel panthéiste à qui son arche- vêque avait promis une orange s'il pouvait lui dire où était le bon Dieu , et qui répondit au prélat : « Dites-imoi où il n’est pas, Je vous en donnerai deux. » C'est le chasseur qui a inventé le chien, le chien qui donna le troupeau à l’homme, le chien, pierre angulaire de la rédemption sociale. L'astronomie descend en ligne droite des pâtres de la Chaldée à qui le chien avait fait quelques loisirs. Quel pâtre n'est pas tant soit peu chasseur, astrologue, sorcier, médecin ! On ne voudrait jamais croire, si les certificats les plus authen- tiques de l’histoire n'étaient là pour en donner la preuve, que l'invention du corps de jupe en écorce de tilleul, cet appareil primitif qui précède de tant de siècles la baleine élastique et la crinoline Oudinot, est l’œuvre d’un chasseur athénien. On ne m'a jamais appris ces choses-là dans mes classes. Il serait si facile pourtant , en cherchant bien, d’intéresser l'enfance aux récits de l'histoire. 92 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. À quoi bon, par exemple, fatiguer son esprit novice par les dis- sertations sans fin sur le mérite respectif de l’art égyptien ou de l'art grec. Ne serait-il pas plus simple d'apprendre à ces enfants si désireux de savoir, que l’Égyptien était myope, que le Grec, au contraire , avait le globe de l'œil plus développé, l'orbite plus évasée qu'aucun autre peuple du monde. Laissez agir l'intelli- gence de l'enfant; à l’idée de ce simple rapprochement, elle lui expliquera bien vite le pourquoi de la masse et de la lourdeur de l'architecture égyptienne, le pourquoi de {la grace et de la lé- wereté de la colonnade grecque. L'Egyptien est myope, donc il a besoin de monuments grossissants ; le Grec , qui est presbyte, demande, au contraire, des monuments rappetissants. Le premier pèche par le colossal, le second par l'exigu. De même je ne voudrais que deux lignes pour caractériser d’une manière lucide à la fois et complète la différence des deux génies de la Grèce et de Rome. Le Grec est pour la chasse, le Romain pour la pêche. Le cœur du chasseur, qui se nourrit de périls et de chair rouge, est rouge (tradition mohicane) ; le cœur du pêcheur qui vit de chair blanche, est pâle comme celui de la femme. Ce qui explique les victoires de Marathon et de Salamine, et tous les prodiges d’héroïsme qu'enfanta l'esprit de liberté dans la Grèce. et pourquoi le peuple romain, si grand dans les combats, n'a pas joui de dix jours de liberté dans sa vie de mille ans. La pêche, industrie éminemment réfrigérante et pacifique, pousse au som meil de l'intelligence et à la résignation ; c’est l’amie de l’Immo- bilisme et de la Tyrannie. Je savais bien que la mythologie grec- que devait avoir eu ses raisons pour refuser une place dans son Olympe à la divinité de la pêche. En voilà une. Il existe entre le peuple gaulois etle peuple saxon la même différence absolument qu'entre le Romain et le Grec. Le peuple de la Grande-Bretagne , peuple aquatique , ami de la pêche , de la chicane , de la servitude et de l'usure, figure asse4 exactement le Romain. L'Anglais , comme le Romain , n'a jamais su vaincre que pour ses maîtres ; ses maîtres s'appellent lord Chatam ou lord Ellenborough , au lieu de s'appeler lord Scipion, lord Pompée ; mais c’est toute la différence. Le Français est l'Athénien d’aujour- d'hui. Seulement, la France a été mieux douée que la Grèce sous le rapport de la femme. La plus grande désolation d'Athènes en DE LA CHASSE. 93 ses plus beaux jours était de n'avoir pas un nom ni une image de femme athénienne à léguer à l'adoration de la postérité. Les - sculpteurs d'Athènes conviennent eux-mêmes qu'il faut emprun— ter des détails à dix , à vingt modèles pour bâtir une Vénus pas- sable. Phidias et Praxitèle eussent taillé dix Vénus, dix Miner- ves et dix Dianes dans une seule Velléda. Si la Grèce a fait tant de bruit de l'enlèvement de sa belle Hélène, c’est la preuve sans ré plique qu’elle n'avait que celle-là. Il se passe peu de jours en France sans qu'un Ménélas ou deux ne perdent leur Hélène ; le peuple ne s’en émeut pas. Les livres anciens font foi de l’affabilité, de la politesse et des mœurs hospitalières des populations du Pirée. La galanterie , c’est-à-dire cette déférence pour le sexe faible qui est le premier pas vers la justice , respire également dans la législation athé- nienne. Solon impose un #inimum mensuel de tendresse conju- gale à l'indifférence des maris. Même la femme est tenue de cul- tiver ses charmes, sous peine d'amende , et la magistrature de Gynécocosmes est instituée pour veiller à l'observation des lois de la parure et de la coquetterie. Je fais observer ici, à l'honneur éternel des femmes de mon pays, que jamais la Parisienne n'a eu besoin que la loi lui rappelât qu’elle était née pour plaire , et que jamais tribunal masculin ne lui a infligé d'amende humi- liante pour crime d'irrévérence à l'égard de ses charmes , c’est à—dire pour négligence de toilette; au contraire. A Athènes , les mœurs ont devancé l'application de la morale charitable du Christ, réclamant l'mdulgence pour la femme adul- tère. «Les imaris athéniens, dit Xénophon le grand chasseur, pardonnent une première faiblesse.…; ils oublient la seconde. Le mot est presque francais. Le Seythe aïeul du Germain, le Germain père du Frane , sont cités dans tous les écrits de l'antiquité comme de parfaits mo- dèles de sobriété, d'innocence et d'honneur. Ces peuples, si ja- loux de leur indépendance , ces peuples à la réputation imma- culée de justice et de bravoure, sont des peuples chasseurs , chez lesquels la femme est admise aux conseils de la tribu , guide les guerriers à la gloire , et combat et meurt avec eux. C'est le courage surhumain des héroïnes de la Seythie qui fit croire dans le temps à l’existence d’une nation d’Amazones sur les rives du 94 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. Thermodoon. Ils avaient bien raison de chercher la femme libre pour libérer le monde, ces Judas du saint-simonisme qui ont vendu depuis le sang du peuple aux puissances du capital pour une poignée d’écus ! La voix des pays libres proclame la bienfaisante influence de l'esprit de chasse. La voix unanime des bêtes placées au plus haut degré de lé chelle animale Jui rend, de son côté , un solennel hommage de gratitude. Le chien, le loup, le renard , qui ont dans l'âme tant de roue- rie, de scélératesse et d'esprit, avouent modestement qu'ils ne doivent leur supériorité sur les autres bêtes qu’à la pratique quotidienne de la chasse , qui a fini par développer leur intelli- gence outre mesure , en les forçant d'inventer tous les jours quel- que nouvelle combinaison stratégique , et en tenant constam- ment leur imagination en éveil. J'ai vu des chiens piocheurs que le travail de tête avait réduits à rien. C'est la passion de la chasse qui a donné au faucon sa docilité, ses talents et le désir de se rallier à l'homme , pour assurer à ce- lui-ci la souveraine propriété du domaine des airs ; de même que la passion de la pêche a poussé la loutre à se rallier à l'homme pour lui assurer la jouissance du domaine des eaux. « L'amour de la chasse est le commencement de la sagesse , » disent l’émérillon et le chien d'arrêt ; et j'ai lu cette phrase mot pour mot chez l'historien Philon, ou peut-être bien dans Cicéron, au livre 2 du traité De Naturd deorum. Tous les sages esprits , voire des docteurs d’une foule de facultés médicales, convien- nent également que la chasse est l'exercice le plus propre à en- tretenir la santé de l'esprit et la santé du corps. Les rois qui ont beaucoup étudié de tout temps l’art de jouir, témoignent suffi samment par leur prédilection marquée pour les nobles déduits de la chasse , que nul autre exercice au monde ne donne de jouissances comparables et qui s’émoussent moins vite ; car la passion de la chasse a cela de commun avec l'avarice, qu'elle ne fait que croître et embellir avec l’âge. « La chasse est le seul plaisir digne des héros et des rois, enseignant la vaillance et fortifiant le corps en méme temps DE LA CHASSE. 95 que l'esprit, dit l'écrivain Pollux , auteur de l’Onomasticon , à l'Empereur Commode. Oppien exprime la même idée dans la dédicace de son traité de chasse à l’empereur Caracalla , qui lui fit compter une pièce d’or pour chacun de ses vers. Le roi d'Espagne Alphonse X, un grand légistateur, qu’on sur- nomma le Sage , fait aux princes une obligation expresse du di- vertissement de la chasse. (Titre 5 de la Seconda partida de a loi 20.) Louis XIV, dans ses sages instructions à son petit-fils Phi- lippe V, n’omet pas de lui conseiller l'usage modéré de la chasse, « le plus innocent et le plus noble de tous les délassements » royaux , » écrit-il. Laissons parler Jacques du Fouilloux , gentilhomme poitevin , offrant la dédicace de son célèbre traité de vénerie au grand roi chasseur Charles IX. « Pour ce, il m’a semblé , sire, que la meilleure science que nous puissions apprendre après la crainte de Dieu , est de nous tenir et entretenir joyeux, usant d’honnêtes exercices, entre lesquels je n’ai trouvé aucun plus noble et plus recommandable que l’art de la vénerie. » A côté de ces édifiants certificats de bonne vie et mœurs , que j'ai fait délivrer à dessein à la chasse par une foule d'autorités imposantes , à côté de tous autres témoignages que je pourrais invoquer, si la crainte d'effrayer mes lecteurs de mon érudition n'enrayait ici ma plume , je demande ce que peut valoir l'inno- cente et solitaire protestation de saint Jérôme , criant dans le dé- sert: « Venatorem nunquam invenimus sanctum. » Mot à mot : « Jamais nous n'avons lu de nom de veneur dans le calen- drier, » Pas de nom de veneur dans le calendrier , hélas! cette asser- tion malheureuse prouve tout simplement que le digne homme n'avait jamais mis le nez dans {’A/manach liégeois , ce qui n’au- rait rien de surprenant, après tout, vu l'extrême solitude et l'é— poque éloignée où vivait saint Jérôme. Que si le pieux cénobite eût seulement fait sa sixième avec nous , il est certain qu'il eût bien vite appris à révérer le nom du grand saint Charlemagne , si populaire dans les collèges, Et quels regrets il aurait de son 96 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. accusation téméraire d'impiété contre la corporation des chas- seurs, s'il eût assisté une seule fois à une messe*de saint Hubert, comme on la célébrait jadis à Chantilly , où le plus noble veneur s'avancait dévotement vers l'autel, suivi de son plus vieux pi- queur tenant son meilleur limier en laisse, et s’inclinait et baisait Ja patène, et y déposait son offrande , en forcant toute sa suite à faire comme lui. Pas de nom de chasseur dans le calen- drier...! mais alors je demande qu'on me cite une corporation plus pieuse que celle des chasseurs et plus dévote à ses patrons. Pas de nom de saint parmi les chasseurs ! Amège dérision, quand les plus illustres noms du calendrier de France relèvent de la chasse ; quand il est écrit partout que le grand saint Martin , patron des aubergistes, et le grand saint Eustache , et le grand saint Germain (lAuxerrois), et le grand saint Norbert , le pieux fondateur de l'ordre des Prémontrés , n’exercèrent jamais d'autre profession que la chasse. J'en passe et des meilleurs. Nous avions tort, comme vous voyez, de nous exagérer le mal d'une proposi- tion imprudente ; soyons donc indulgents pour la légèreté du vé- nérable Père, et mettons que saint Jérôme n’a rien dit à l'en- contre des disciples de Saint Hubert. Oh ! non, l'industrie qui tient l'homme en perpétuelle contemplation devant le spectacle des merveilles de la nature ne fait pas des impies. La chasse est au contraire la grande science qui ramène à Dieu les sceptiques que la petite science avait éloignés de lui. À présent , je ne sais pas s’il est bien nécessaire de prendre la défense du chasseur contre. cette autre imputation banale de mendacité, que lui adresse si complaisamment le vulgum pecus des profanes disant : Toul chasseur, tout menteur. Le chasseur ne ment pas, il brode; il brode avec plus d'art et de délicatesse que personne, c'est là ce qui lui vaut tant d'enne- mis. La broderie, c’est l'imagination et la poésie , c'est le luxe et la parure de la ‘vérité. Si le chasseur pare la vérité, c'est par amour pour elle , comme fait l'amant épris pour la femme ado- rée. Ce n’est pas de sa faute , s'il est plus poète et plus initié que le reste des mortels dans les secrets de Dieu; partant, si son lan- gage est plus chargé de dorures et de métaphores que le com- mun langage. Le langage du chien d'arrêt aussi est plein de mé- taphores: mais qui fut jamais tenté d'appeler cela un mal, et de DE LA CHASSE. 97 faire un crime au chien d'arrêt de ce qu’il a trop d'esprit ? C’est son métier d’avoir de l'esprit, à cet animal de chasse; nous le payons pour cela. L'esprit est , après tout , ce qui nous distingue . des bêtes. Le bon chasseur est rarement modeste, c’est justice à lui rendre ; mais gascon, encore moins. Et pourquoi mentir lorsque la vérité est déjà si attrayante et si neuve par elle-même ? Lais- sons parler aux bêtes comme aux fleurs leur langage naturel, elles auront toujours plus d'esprit et de grâce que nous. Et puis, de quelle facon mentir dans un art toutde pratique où la démons- tration doit suivre immédiatement le théorème, où l'épreuve du fait est incontinent appelée à légitimer la hardiesse de l’affirma- tion ? Le vulgaire ne veut pas comprendre que la science de la chasse est une science d'observation, science profonde et plus difficile à acquérir cent fois que celle des comètes et des éclipses ; et que celui qui la possède et qui l’a payée d’une foule de rhu- matismes, de coups de boutoir et de périls a le droit d'apporter un peu plus d'assurance en ses dires qu’un simple parisien de Paris. Le géomètre aussi affirme, et chacun se garde bien d’ac- euser le géomètre d’outrecuidance, de peur qu'il ne demande à - faire la preuve de sa proposition. Alors si le chasseur est sûr de sa proposition comme le géomètre, pourquoi lui faire un crime de sa confiance, au lieu d'admirer son courage ? Il y a d’autant plus lieu d'admirer cette confiance, courageuse à la fois et naïve, qu'on a rarement vu le vrai chasseur s’énorgueillir de sa science. Le chasseur sait bien, en effet, qu'il restera toujours au-dessous du chien pour deviner le gibier, et au-dessous du rhumatisme et du lièvre pour prévoir le changement de temps. Je suis bien forcé de le dire, mais c’est l'ignorance du vulgaire qui fait presque toujours le mensonge du chasseur. Quand je dis que j'ai tué au vol un superbe saumon de plu- sieurs kilogrammes, je raconte avec toute la simplicité possible un fait vrai; mais je ne prétends pas insinuer pour autant que les saumons aient des ailes. C'est l'imagination bizarre de l’au- diteur qui m'a seule prêté ce dessein. J'emploie une figure de rhétorique, une e/lipse pour dire que j'ai tiré au vol un aigle de mer à qui le sifflement de ma balle à causé tant d’émoi qu'il a laissé tomber dans mon carnier la proie qu'i tenait dans ses 7 98 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. serres. Je n’ai pas menti puisque le coup a été tiré au vol, puisque le poisson est descendu des airs... il est évident qu'ici le principal emporte l'accessoire. Et pourtant combién de fois n’ai-je pas vu un auditoire frivole partir d’une explosion d’hila- rité et d’incrédulité universelles, à la simple annonce d'un pareil coup de fusil? Vous êtes exposé tous les jours à tuer au vol un chamois qui franchit un abîme, un chevreuil qui bondit par dessus un hallier; racontez dans le monde et de la mamière la plus simple que l'accident vient de vous arriver, et soudain vous verrez se lever un beau parleur pour vous remercier de Jui avoir appris que les chamois ou les chevreuils avaient des ailes, une particularité, ajoutera-t-il d'un air plein de malice, qu'il avait complètement ignorée jusqu'alors. Je déclare pour mon compte toute conversation impossible dans un salon où l’on ne peut pas avoir tué un daim ni un saumon au vol. Le mensonge, en fait de chasse, ne doit commencer qu’au delà du possible. Le chasseur, ai-je dit, pare la vérité parce qu'il l'aime ; il n'y a pas de mal à cela. Le chasseur est humain, il a eu froid aux épaules de la pauvre déesse ; il a compris qu’il était nécessaire de l'habiller un peu pour la produire plus avantageusement dans un monde où règne la fausse pudeur, où la corruption de l'âme porte l’homme à rougir des plus charmantes créations de son dieu. Mais comme le respect du chasseur pour la vérité nue se révèle à travers les moindres détails des ajustements dont il a paré son idole ! comme l’étoffe de ce riche manteau brodé de perles est soyeuse ! comme ses plis ondoyants se prêtent avec grâce à dessiner les courbes les plus délicieuses aux moindres lutineries de la brise ! comme ils s'entendent mal à garder le se- cret des trésors que leur a confiés l'artiste !.. Ce ne serait pas, je vous jure, des moralistes de l'École puritaine qui auraient in venté la généalogie de l’amour fils de Vénus, ni celle de Miner- ve, déesse de la sagesse, qui sort du cerveau de Jupiter tout ar- mée pour combattre l'erreur. Ce ne serait pas des orateurs publicains de nos jours qui auraient osé embrigader sous la bannière du même dieu, sous l’ignoble bannière de Mercure , l'avocat, le marchand et le voleur, comme n'ont pas craint de faire ces Grecs hâbleurs, plus hardis et plus francs que nous. Sur mon âme et conscience, je vous le dis : le peuple chasseur DE LA CHASSE. 99 qui a créé la mythologie, le peuple grec, a élevé à l’auguste Vérité le plus magnifique temple que l'amour des mortels Jui ait encore bâti... Et jamais religion austère, jamais dogme de sacrifice n’a formulé la vérité éternelle d’une façon aussi nette que la mythologie païenne et n’a mieux caractérisé les rapports de l’homme avec la nature et Dieu. Nobles destins des peuples chasseurs et spirituels ! Chasseur et spirituel était ce peuple athénien que Dieu choi- sit autrefois pour semer les principes de sa loi sur le globe nou- veau-né, ce peuple grec dont la civilisation actuelle glorifie tous les jours le génie bienfaisant et initiateur ! Chasseur et spirituel est encore le peuple à qui Dieu a légué l'héritage d’Ahènes; le peuple dont les fils généreux auront sonné avant la fin du siècle sur toute la surface de la terre le réveil des hommes libres et le glas des tyrans; le peuple d'unité et de fra- ternité, le peuple de ma patrie, dont les générations harmonien- nes béniront aussi le génie émancipateur et le nom glorieux ! CHAPITRE IT. La France européenne, son climat, ses habitants, son mobilier zoologique. La France est un pays favorisé du ciel. C’est la patrie des nobles veneurs et des nobles penseurs, la patrie de la femme reine, des vins délicieux et du gibier exquis. En aucun autre pays du globe Dieu n'a semé plus de chants, de trésors et de fleurs. Esprit, femmes, vins, gibier de France, sont titrés d’un arôme supérieur, ont un bouquet à eux qui ne permet pas qu'on les confonde avec les femmes et les vins des autres crus et des autres contrées. La France est la contrée la plus chaude du globe, à latitude égale. La ligne isotherme qui passe par Paris situé sous le qua- rante-neuvième degré, passe par Philadelphie, qui gît sous le quarantième, c'est-à-dire environ à la même distance de l'équa- teur que Naples. La latitude de Paris où mürissent en plein champ le raisin et la pêche, est celle de Quebec où gèle le mer- cure. La température #oyenne de la France est la même que celle de l'Angleterre ; mais le raisin ni la pêche ne veulent vivre en Angleterre. C’est un peu la faute aussi de la population anglaise, population vouée au négoce et au mercantilisme, et qui a prohibé dans son île les rayons du soleil. pour favoriser la consomma- tion de la houille nationale. Le soleil des Anglais n'est qu'une lanterne sourde. L’admirable disposition de la superficie du territoire français explique ces faveurs de latempérature. De hautes chaînes de mon- LA FRANCE EUROPÉENNE. 404 tagnes s’élevant graduellement du nord au midi, y partagent le sol en une vaste série de bassins abrités et profonds, presque tou- jours ouverts au sud et fermés à la bise. Ces chaînes, dont quel- | ques-unes sont couronnées de neiges éternelles, donnent nais- sance à des cours d’eau sans nombre, à des fleuves magnifiques qui descendent lentement la pente douce de leur lit, arrosent et fertilisent les vallées, s’abouchent, s’anastomosent et courent pa- rallèlement l’un à l’autre pour relier par des voies de communica- tion naturelles toutes les parties du territoire, et faciliter l'échange de tous les produits du sol entre les habitants des diverses zones. Car il y a véritablement trois zones dans cette France exiguë, que traverse en cinq heures, dans toute son étendue, la grande hiron- delle noire. Il y a la zone tropicale, où mûrissent à ciel ouvert l'orange et la grenade; où fleurissent aux versants du midi toutes les fleurs des tropiques; la zone du littoral méditerranéen, les bas- sins du Var et du Tech, où les frimas sont encore inconnus, où l’at- mosphère limpide a la teinte azurée du ciel de la Sicile et distri bue avec une prodigalité aussi constante les jours splendides et les nuits étoilées. Il y a la zone du milieu, où croissent la vigne, le murier, le maïs et les autres céréales; puis enfin celle du nord, où ne mûrit plus le raisin, mais où mürissent encore le hou- blon et la pomme, pour que chaque division naturelle de cette terre bénie eût sa liqueur enivrante. Quelquefois les productions des trois zones s’assembleront sous le même regard et s’étageront l’une sur l’autre en gradins, du pied au sommet de la même mon- tagne aux rivages de la mer bleue : en bas l'olivier, l'arbre à liége; un peu plus haut le mürier, le noyer et le chêne; puis le châtaignier, puis le hêtre, puis le sapin, puis les arbustes aux feuilles sombres et luisantes, confinant à la région des neiges éternelles où le sol ne vit plus. Au pied du mont l'ortolan, la cane- petière, la caille ; plus haut la perdrix grise, la grive, la bécasse; plus haut encore la perdrix rouge, le ganga; puis, en montant tou- jours, la bartavelle, le coq de bruyère, la gelinote ; enfin, sur les limites de la région des neiges, le lagopède, compatriote de l'aigle, du bouquetin et du chamois. Les anciens avaient oublié de placer le jardin des Hespérides dans l’une de ces oasis du midi de la France où croît l'arbre aux pommes d’or et qu'Esculape aujour- d'hui assigne pour séjour aux poitrines débiles et aux tempéra- 102 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. ments épuisés, Les poètes modernes ont réparé l'oubli des poètes de la mythologie grecque : « Si vellet Deus in terris habitare, Biterris,» disent-ils. Ge globe, en effet, n’a pas de plus doux eli- mat que celui des villes de Béziers, Perpignan , Hyères, An- tibes. Heureuse contrée, riche demeure de l’homme, si l’homme qui a mission de créer après Dieu et de parer sa demeure eût su tirer parti des largesses de la nature ! Mais l’homme civilisé, cet en- nemi acharné de son propre bonheur, n’a pas agi ainsi. [l a porté avec furie la hache dans les forêts des monts qui couvraient les cimes des hautes chaînes, et cardaient les vents de l'orage et ta- misaient en douce et fécondante rosée la vapeur de la nue. Il a dé- nudé toutes les hauteurs et ouvert au souffle dévastateur de l'oura- gan et du mistral les passes des vallées. et les nuages, noirs de tempêtes, ne rencontrant désormais sur les crètes qu'ils rasent que des pointes aiguës de roc pour déchirer leurs flancs, les nuages ont crevé sur les collines, et leurs cataractes furibondes ont raviné les pentes et amoncelé dans les plaines les terres des coteaux effondrés. La gelée a brülé la vigne, le mistral a acculé l'olivier et l’arbre aux pommes d’or aux plages abritées de la mer du midi. Et chaque année quelque nouveau sinistre a frappé les cultures : hier l’inondation, l’ouragan ou la trombe; aujourd'ui la sécheresse ou le mal contagieux du troupeau ou de larécolte… et la hideuse famine, la rouge pourvoyeuse d’échafaud, est reve- nue s'asseoir au foyer du laboureur de la contrée bénie, Honte éternelle à lui et à ses gouvernants ! Une noble terre pourtant et que Dieu avait chérie entre tou- tes et qu’il avait destinée à être le tombeau de toute barbarie, la terre où dorment depuis tant de siècles les ossements des Huns et des Arabes; une terre où Dieu avait placé le cœur de l'huma- nité, le foyer de vie intellectuelle où devaient répondre tous les cris de souffrance, toutes les malédictions des peuples opprimés ; et d’où devait jaillir jusqu'aux extrémités du monde, comme le sang régénérateur des artères, l’idée régénératrice de liberté et de fraternité... la Terre du bon Dieu en un mot, la commune patrie de tous les autres peuples, où toute cause juste était sûre de trouver des martyrs, tout proscrit un refuge ! Noble France dont les nationalités expirantes invoquaient naguère}encore le LA FRANCE EUROPÉENNE. 103 nom vengeur sous la hache du bourrreau, disant : Dieu est trop haut et la France est trop loin. Noble pays et noble le peuple qui lhabite ; peuple Franc que ‘le monde ancien salua dès sa première apparition sur la scène de Fhistoire du titre de peuple sauveur de l'unité chrétienne, et de bouclier de Dieu. Car bien avant que le farouche Sicambre n'ait courbé le front sous la bénédiction de l’humble serviteur du Christ, l’'extermination des hordes d’Attila, le fléau de Dieu, a déjà proclamé la bravoure du héros franc et la puissance de son bras invincible. Déjà la vierge libératrice et sainte dont la douce auréole doit colorer de si poétiques reflets toute page héroïque de nos annales, a fait irruption dans la légende. Une grande nation, si généreuse, si répulsive par nature à Vignoble trafic qui force l’homme à mentir, qu'il lui a fallu faire venir de Juda et de Genève d’infimes mercenaires faconnés à la fourbe pour tenir ses boutiques ! qu’elle a été obligée de tirer de l'étranger sa tribu d’écumeurs de bourse, comme elle en avait tiré déjà sa tribu de ramoneurs ! Une grande et sainte nation, la seule de qui l'esprit de nationalité soit absent; je veux direl’es- prit de barbarie antique, la haine de l'étranger, l'amour exclusif du canton. Ah ! que tous les thuriféraires du veau d'or, que tous les croupiers du juif roi déplorent l’inaptitude des gens de mon pays aux choses du commerce et leur défaut d’égoïsme national ; moi je revendique ces vices comme les plus beaux titres de gloire de la France, commeles signes les plus manifestes de la supériorité de ma nation sur les autres. Bon, pour les peuples de proie, l’es- prit d'ardente nationalité! Bon pour l'Anglais qui ne doit voir en dehors de l'Angleterre que peuples à rançonner, de se mirer dans son patriotisme d’insulaire ! L’Anglais est un juif roux qui a déclaré comme celui-ci la guerre à tous les peuples du monde et dont la fortune ne peut se faire que de la ruine de tous les autres peuples. Mais c'est précisément parce qu'il en est ainsi pour les peuples juifs qu'il en doit être autrement pour le peuple français, peuple chrétien. Quand l'Anglais ivre s’écrie dans son stupide orgueil : da vigne ne croit pas dans notre ile et nous buvons le vin de toutes les nations ! il faut que le Français réponde : « Si Dieu nous a donné la vigne, c’est qu’il a voulu faire de nousles échansons du globe ; prenons la coupe de la communion frater- 404 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. nelle et versons le vin à toutes les nations. » Quand le barbare rouge, le marchand d’opium prend pour devise chacun pour soi, le génie de la France doit écrire sur son drapeau : {ous pour cha- cun, chacun pour tous! J'admire ce Hollandais, ce Genevois, ces Anglais, tous les juifs soi-disant chrétiens, se targuant de leur supériorité dans l'ignoble industrie commerciale où la victoire est assurée au plus fourbe. Il y a bien là de quoi se vanter. Honte et misère des temps ! On dit que l’odieuse devise de la nationalité britannique, l’immonde chacun pour soi a osé se pro- duire un jour en pleine assemblée législative française ! Rien ne m'étonne, hélas! de gens qui vendent leurs votes de député, après avoir acheté ceux de leurs électeurs avec l'argent de l’État, c’est-à- dire avec des bureaux de tabac ou des places de percepteur.… Des tripoteurs d’actions de chemins de fer en puissance de juif, sont capables de tout. Après cela, c’est peut-être moi qui ai tort de trouver mauvais qu’un spéculateur qui a acheté un lot d’élec- teurs à une foire quelconque de la Creuze ou du Finistère, puisse s'en défaire quelque part avec prime. «La spéculation qui consiste à revendre cher ce qu'on a acheté bon marché est émi- nemment légitime. C'est l'âme du commerce !! » a dit Sylvain Dumon de Lot-et-Garonne, un jurisconsulte éminent, un per- sonnage consulaire, le même qui remplaça jadis au ministère des travaux publics Jean-Baptiste Teste, le père du peuple. On n’a jamais chassé, on n’a jamais su chasser qu'en France. On chassaille en Angleterre, en Russie, en Allemagne. Quand l'étranger veut parler de la grande chasse, du courre, il dit la chasse francaise. Pourquoi la cause des libertés populaires fut-elle si long-temps unie en France à la cause de la royauté ? Pourquoi les libertés communales naissent-elles sur les rives de l'Oise, au cœur du pays le plus giboyeux de France, sous l'ombre protectrice des maisons royales ? Parce que tous les grands rois de France sont chasseurs et que la passion de la vénerie est dans leur cœur comme l'amour de la gloire et la galanterie. Cherchons bien dans cette longue liste de rois qui tient quatorze siècles, et nous verrons que les noms les plus éclatants, les plus chargés de gratitude pôpulaire, sont des noms de rois chasseurs, à commencer par le bon roiDa- LA FRANCE EUROPÉENNE. 105 gobert qui éprouvait tant de peine à se séparer de ses chiens, jus- qu'à l’infortuné Louis XVI, si digne d’un meilleur sort. C’est Charles Martel, le marteleur des Sarrasins ; c’est Pépin-lé-Bref qui fait voler la tête d’un lion d'un seul coup de cimeterre; c’est Charlemagne, le grand empereur d’occident, le vainqueur des Saxons, des Lombards et des Avares. Tous ces héros dont la puissante main arrête le débordement des barbares, dont la lourde framée pile comme verre les rapides cavaliers d’Altila et d’Abdé- rame, ont préludé à ces jeux par la chasse à l’aurochs dans les sombres forêts d’Austrasie. Les chroniques du temps en font foi. Les héros carlovingiens n’habitent pendant la paix que leurs do- maines de chasse, Héristal, Aix-la-Chapelle. Le Grand empereur, ainsi nommé parce que son pied avait douze pouces de long et ser- vit, pour cette cause, de mesure linéaire à son peuple sous le nom de pied de roi, le grand empereur aimait aussi passionnément la chasse que la guerre. Un de ses caprices était de se faire acom- pagner dans ses expéditions dangereuses par la belle Hildegarde, la plus chérie de ses épouses, la plus habile aussi à planter un fer de lance dans le col du bison charnu. D’autres fois, c’est l'escadron entier de ses nombreuses filles qui vole autour de lui, la lance jau poing, huit vigoureuses et gentes écuyères qui ont servi depuis de type aux Bradamantes, aux Marphises et aux Clo- rindes et dontle burin, la poésie, la musique ont consacré la grà- ce, la bravoure et la légèreté. Le dernier des héros de cette race glorieuse meurt à la chasse, frappé d’un coup de boutoir dans laine comme le bel Adonis. Chasseurs sont les héros qui figurent aux Croisades et qui rapportent en France le faisan, le paon et la fauconnerie. Louis XI, le roi de France qui fit le plüs pour le peuple, fut aussile premier des chasseurs de son temps. Si la haute noblesse, s'appuyant sur le traître Bourguignon, suscite contre lui la guerre du bien public, c’est parce que le roi a voulu dépouiller cette noblesse de son privilège de chasse, écrasant pour le labou- reur; car là où le seigneur a doit, la bête et l'oiseau ont droit, dit le code féodal. Louis XI demanda à être inhumé à Cléry dans un tombeau de cuivre, en costume de chasseur, le cornet au côté ; et la poésie cynégétique lui doit une fanfare pour quatrième tête. Louis’ XII, François I‘, héros galants et troubadours, l’un qui ne croit pas les boulets de canon assez osés pour toucher un roi de 106 ZOOLOGIE PASSIONNELIE. France, Vautre qui use trois épées en une seule bataille, Louis XH et François [°T sont des veneurs du plus haut litre. Les écrivains ne tarissent pas sur les nobles qualités du bon roi Louis XIE: François [e' tient dans l’histoire de France plus de place à lui seul que dix rois. La chasse à son rayon lumineux parmi tous ceux qui s’échappent du phare brillant de la Renaissance. À cette noble époque se rattache l'introduction du guépard, tigre chas- seur, dans la vénerie française, auxiliaire oublié depuis. La branche des Valois porte dignement le glorieux héritage cynégé- tique de son chef. L’amour sous Henri IT ressuscite le culte de Diane et bâtit de nouvelles merveilles du monde à sa divinité ; et la Diane de France inspire les sculpteurs et les architectes d’Anet aussi heureusement que la Diane d'Ionie avait inspiré ceux d'Ephèse. Catherine de Médicis, si heureuse de faire un beau coup d’arquebuse, quand l’occasion se présente, disent les chro= niqueurs, Catherine de Médicis et son fils Charles IX, si indigne- ment calomniés par l’histoire, pour avoir empêché les grands sei- gneurs protestants de se partager la France et de réduire le peuple français en ilotisme, comme ont fait des Irlandais les grands seigneurs protestants d'Angleterre, Catherine et Charles IX rehaussent d’un éclat sans pareil les nobles déduits de la vénerie. Le fils consacre les loisirs du trône à méditer et à écrire sur l'im- portante matière ; la mère rend la pratique de la chasse à courre et de la chasse au vol obligatoire pour les beautés du Louvre ; et cette obligation salutaire enfante le charmant essaim d’amazones, si redoutable par la puissance de ses armes, si connu dans l'his- toire de la galanterie française sous le nom mérité d’escadron volant dé la reine. C’est au roi veneur Charles IX, ainsi que nous l'avons déjà dit, que Jacques du Fouilloux, gentilhomme poitevin, dédie son célèbre Traité de vénerie, chef-d'œuvre d'observation et de science que toutes les nalions nous envient et dans lequel lesplus savants de nos jours trouvent encore à apprendre. Henri IV, le seul roi, dit-on, dont le peuple ait gardé lamémoire, n'a qu'une passion: la chasse. après celles de la gloire, des femmes et du jeu. Louis XIIT, qui laissa s'exécuter tant de grandes choses sous son règne, tient le veneur dans sa plus haute estime, pleure sur la fauconnerie qui se meurt et élève à la dignité de connétable de France le jeune Albert de Luynes, pour le récompenser de son LA FRANCE EUROPÉENNE. 107 adresse à dresser la pie-grièche au vol du moineau franc. Sale nove attribue une fanfare pour renard à ce prince qu'on aurait pu surnommer /e juste, à raison de la justesse de son coup d'œil, étant le premier prince français qui se soit servi de l’arquebuse pour tirer au vol. Apollon et ses muses, Vénus, Diane et l'Amour ont ceint d’une poétique couronne le front du grand roi à qui ne manque aucune gloire, qui fit plus pour la liberté et l'indivisi- bilité de Ja nation française qu'aucun de ceux qui l'ont suivi et pour qui fut confectionné le premier fusil double à pierre. Hélas ! au veneur intelligent qui avait élevé le courre du lièvre au rang de délassement royal, au créateur magnifique des mer- veilles de Marly et de Versailles, s'arrêtent les splendeurs de la monarchie et de la vénerie françaises. Tout dépérit aux mains de son successeur indigne qui s'allie avec l'Angleterre, comme s'il pouvait y avoir alliance entre l'oiseau de jour et l'oiseau de nuit. Et le respect du peuple pour l'autorité royale disparait avec la gloire de la vénerie française ; le roi de France à ouvert au chien anglais l'accès de son royaume. Sombres forêts de la Gaule, xoilez votre face majestueuse de vos plus sombres brouillards pour ne pas être témoins de la profanation qui s'avance. Tressez en mailles impénétrables vos rameaux épineux pour arrêter lirruption du /ox hund; car les jours de Fabomination et de la désolation prédits par les Encyclopédistes sont venus. L'anglomanie , poison subtil, à fait brèche dans nos lois, dans nos mœurs, dans notre costume, et elle ne s'arrêtera pas devant vos mystérieuses profondeurs. La hache révolutionnaire qui vogue de conserve avec l’idée anglaise et qui se plait à tran- cher les vieux troncs comme les vieilles dynasties, la hache révo- lutionnaire va ouvrir en vosflancs d’affreux vides. Geignez, échos des monts, que les clameurs retentissantes de la meute indigène ne réveilleront plus. Ils ont, pour remplacer nos races de Sain- tonge, de Poitou, de Lorraine, nos chiens blancs au large poitrail, à l'odorat subtil, à la gorge sonore. ils ont une race muette et rapide issue de lévriers et qui force le cerf en une heure ! Ils ont réduit des trois quarts là durée du plaisir pour augmenter d'autant la durée de l'ennui; et ils appellent cela économiser Le temps ! Maudit sois-tu, à Minotaure à l’eau de rose du Pare aux Cerfs et du grand Trianon! Maudit sois-tu, traître à la royau- 108 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. té, à la France, à la chasse, qui dotas ma patrie du fox hund, qui fis dégénérer la chasse en boucherie etles royales amours en igno- bles débauches! Maudit sois-tu, avilisseur du trône, qui dressas de ta main régicide l’échafaud de tes petits-fils ! Las ! la vengeance du ciel ne s’est pas fait attendre. On dit que le chien anglais touchait à peine le sol français de sa patte empestée, que le mal affreux connu sous le nom de maladie des chiens se déclarait pour la première fois en France et y faisait périr les deux tiers de l’espèce. Et l'invasion du fléau est couchée sur les registres des dates néfastes de notre histoire, à côté de celle du honteux traité de 1763, ce traité de 1815 du dernier siècle qui fit perdre à la France l'Inde, l'Amérique et sa marine, tout enfin plus l’honneur. Oh ! ces idées anglaises, ces mensonges odieux, ces abîmes de corruption et de vénalité qui s'appellent le fox hund et le représentatif, le droit de faire la loi, basé sur la richesse !.… Oh! quand le sentiment de patriotisme et d’in- dignation qui m'oppresse à la vue des scandales du jour, débor- dera-t-il à la fois de toutes les poitrines, demandant qu'on expulse de ma patrie ces idoles étrangères, pour la rendre au culte de la vraie chasse et de la vraie liberté... pour restituer à l'intelligence et à la probité le pas sur les écus.. pour arracher le Pouvoir;pro- tecteur de la société à la tyrannie du Capital ! Il est grand temps que la métamorphose s'opère, je ne le cache pas. Car en terre classique de la chasse qui s’appelle la France, les veneurs d'aujourd'hui portent la livrée rouge, la livrée de l'An- glais, la même que nos ministres ! Le principal lieu de réunion de la jeunesse dorée, dorée au procédé Ruolz, s'appelle le joc— key's-club !.… On y boit de la bière, on y fume, on y boxe ;.. on y vole. et les princes comme de simples officiers d'ordon- nance du roi. On y parle une langue particulière, dite la langue du sport ou du turf, en français langage d'écurie. Les mer- veilleux de Za fashion où du fashion ont introduit la cravache avec le tabac et le grog dans leurs petits soupers d’où la fem- me est exclue... Les roués du jour, les coquins, comme eux- mêmes s’intitulent, des quarts ou des demi-quarts d'agent de change en faillite, au lieu de se faire ruiner par les danseuses , comme c'était de bon ton jadis, trouvent plus noble de vivre au crochet de ces dames; ils ne rossent plus le guet, mais leurs LA FRANCE EUROPÉENNE. 109 femmes légitimes. Je vous déclare encore une fois qu’il est im— possible que ces infamies-là durent long-temps.….. Ainsi done encore une gloire perdue pour la France que la chasse ! Gloire perdue malgré les bénédictions du ciel qui varia si richement les climats, les accidents et les productions du sol de la France, pour que tous les quadrupèdes et tous les oiseaux de l’Eu- rope y trouvassent une patrie. Vainement Dieu avait placé cette contrée à cheval sur trois mers et au centre du continent pour en faire l'étape principale des oiseaux voyageurs dans leurs migra- tions périodiques du nord au midi et retour. Vainement Dieu avait ordonné à l’outarde, à la bécasse, à l’ortolan, au bec-figue, à la caille, à la grive et à tous les oiseaux des marécages et des rivières du nord de faire séjour en France deux fois l'an... les oiseaux ont obéi; mais, malgré leur obéissance, la masse du peuple fran- çais ignore encore complètement la bécasse, l'ortolan et la caille, comme elle ignore hélas ! la simple viande de boucherie, et le vin naturel et le pain de froment. Gouvernement de mon pays, voilà encore une ignorance dont vous répondrez devant Dieu. Ah! c’est pitié, sur mon honneur, que de voir gaspiller ainsi tant de trésors, et le civilisé ne vaut pas que le ciel s'occupe de lui ! La chasse, hélas ! fut long-temps en France, comme partout, une institution féodale et guerrière destinée à faire faire l’appren- tissage de la tuerie humaine aux jeunes mâles de la caste oppres- sive, et à procurer à leurs papas, pendant la paix, un moyen hon- nête de s’entretenir lamain. Onsait que le passe-temps favori des Spartiates, peuple de caste, consistait dans le tir à l’ilote. Ces Spartiates étaient aux malheureux habitants de Laconie ce que sont les Normands d'Angleterre au Saxon et à l'Irlandais. Les Spartiates enivraient leurs ilotes pour inspirer à leurs enfants le dégoût de l'ivresse ; les Normands abrutissent aussi l’Irlandais et le Saxon pour les rendre plus gouvernables. Il paraît, d’après ce que j'ai entendu dire dans mes classes, que ce peuple Spartiate était excessivement vertueux et excessivement moral, quoique non moins distingué par son amour du brigandage, sa barbarie et sa férocité. Je n'ai jamais pu le souffrir, pour mon compte, ni en version ni en thème. Je me rappelle même qu'un de mes bon- heurs au collége, où j'en ai eu très-peu, était de tirer sur le Spar- 110 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. tiate à vers latins ramés (distique), pendant que mes jeunes con— disciples célébraient en pompeux hexamètres ses ancêtres, ses vertus, sesrapines et son amour du brouet noir, qui était, par pa- renthèse, une manière de civet pas mal conditionné. La chasse était un privilège de caste avant 89, mais le privilège était noble- mentexercé. La révolution de 89, en détruisant le privilège, a mal- heureusement ouvert la voie à la destruction du gibier. Toute la législation de la chasse est aujourd’hui à refaire. La chasse actuelle, comme toute industrie de régime subversif (sauvage, barbare, incivilisé), est affligée de sept fléaux limbi— ques, qui s'appellent éndigence, fourberie, oppression, carnage, intempéries outrées, maladies provoquées, cercle vicieux, sept fléaux qui pivotent sur l’égoisme général et sur la duplicité d'ac- tions. Rien de plus pauvre et de plus dépeuplé, en effet, que nos campagnes et nos forêts de France. Où sont le bison et l’au- rochs, l'élan, le renne, le daim, le cerf, l'ours, le sanglier, le bou- quetin ? Où sont l’outarde, la canepetière, la bartavelle? Partout le lièvre et la perdrix se comptent. La caille, fatiguée de la guerre d'extermination que lui font les populations d'Europe, se décide quelquefois à quitter le continent pour des lustres entiers. Je sais des plaines en France où l’alouette ne chante plus, de grands bois où le rossignol, le rouge-gorge et la fauvette ne nichent pas tous les ans. Le domaine du bec-figue et celui de lortolan se rétrécissent tous les jours, en même temps que celui de la vigne, du figuier et de l'olivier. La bécassine et la marouette fuient devant l’assainissement déplorable des marais; le canard et la sarcelle cherchent des eaux vives plus hospitalières que celles de ‘la Somme et de la Seine. La France, le beau pays favorisé du ciel et destiné par la diversité de ses températures et la délica- tesse de ses fruits à servir de demeure de prédilection à toutes les espèces succulentes, la France est devenue, pour toutes les créatures du Seigneur, un affreux coupe-gorge où les plus hardis voyageurs ne s'aventurent qu'en tremblant. C’est triste, Je né connais, dans toute la ville de Paris, cité de sept lieues de tour et pourvue de monuments sans nombre, que quatre ou cinq mi- sérables colonies d’hirondelles ! Or, les insectes, débarrassés de [a surveillance des petits oiseaux, des pics et des mésanges, ont rongé la moelle des grands arbres Se RÉ D ST CR LA FRANCE EUROPÉENNE. 411 et dévoré leurs feuilles , et la végétation des forêts et des vergers a souffert d'incalculables dommages. La destruction du linot a livré la vigne à l'invasion de la pyrale. Le gibier détruit, une puissante ressource d'alimentation dont l'entretien ne coûtait rien à l’homme a été enlevé au peuple français, et ce gibier est devenu le privilége de la table du riche, et l'accroissement exa- géré de son prix a poussé le travailleur des champs à quitter son métier de laboureur pour se faire braconnier; et il s'en est suivi des procès, des haines et des meurtres et la nécessité d’augmen— ter les corps onéreux et improduetifs des agents de répression ; et il s’est ajouté un grief de plus à la masse des griefs du prolé- taire, qui s’est demandé de quel droit le propriétaire voulait s’ap- proprier à lui tout seul le gibier qu'il n’a pas créé et que Dieu donne à tous. Et comme la ruse, le vol, la fourberie et le mensonge sont les armes naturelles de l’esclave, de l'enfant dont la fausse morale combat les penchants légitimes, de la femme à qui l’on fait jurer des serments qu’elle ne peut pas tenir, du prolétaire qui ne peut prendre part à la fabrication des lois qui sont faites contre lui, le braconnier riposte par le collet, le drap de mort, l’affut de nuit à la théorie du droit absolu de propriété; et sa rébellion qui s'appuie sur un principe juste entretient, dans le sein de la société, de redoutables ferments de dissolution et de ruine. Avec le dernier siècle est morte l'aristocratie de race dont nos pères jetèrent un jour les titres de noblesse au ruisseau ; mais sur ses ruines s’en est élevée une autre, l'aristocratie des gros sous, plus cupide, plus orgueilleuse, moins bien élevée que sa devan- cière et moins brave, et qui déshonore la vénerie en vendant son gibier. Le banquier qui tient d’autant plus à son gibier qu'il Jait de l'argent avec (style de banque), le banquier et le bracon- nier anglais qui pullulent en France et regardent cette terre comme un pays conquis depuis 4830, le banquier, dis-je, et le braconnier anglais figurent honorablement dans la catégorie des fléaux limbiques de la chasse, au titre d’oppression. Quant au carnage, c'est le seul art dans lequel le chasseur civilisé soit passé maître. Pour le chasseur civilisé, le gibier n’a point de sexe, la saison pas de lois. Cependant, si le culte de la destruction avait des autels parmi nous, nos préfets en seraient 412 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. de droit les grands-prêtres.iLes préfets auraient été créés et mis au monde pour organiser le massacre du gibier qu'ils ne feraient pas mieux. La loi de 1844 ayant eu la faiblesse, malgré mon opinion et celle du Journal des chasseurs, de s’en remettre à ces magistrats pour la fixation des époques d'ouverture et de clôture de la chasse, ils ont profité de ce droit pouréchelonner les ouvertures. L’échelon- nement des ouvertures entre départements voisins est tout simple- ment l’organisation de la tuerie. J'en sais un, un préfet de l'Oise qui a classé le cerf, le daim et le chevreuil parmi les ANIMAUX Nuist- gLEs dont la destruction est permise en tout temps et par toute sorte de moyens! Il y en à d’autres qui autorisent la chasse en temps de neige. Le prix du permis de chasse est de 25 franes pour tous les citoyens français, eh bien! des préfets ont trouvé moyen de faire que le prix de ce permis coûtät deux fois plus cher aux habitants du Nord qu'aux habitants du Midi; car ceux-ci peuvent chasser huit mois avec ledit permis, ceux-là quatre mois seulement. Les préfets ne sont pas dévots, ce monde-là vient les trois quarts du temps des Débats où de quelque autre officine libé- rale, ces préfets n’en ont pas moins renchéri sur la sévérité des commandements de l’église à l'endroit de la chair. Ils ont d’abord rétabli les lois somptuaires abrogées par notre législation ; ensuite ils ont interdit l'usage du gibier en temps de carnaval, interdic- tion que n’a jamais osé décréter l’église en ses dispositions les plus sévères sur l’article du jeûne; car remarquons bien que l'église n'infligeait aux infracteurs de ses commandements que la peine de l'enfer, tandis que l'arrêté préfectoral inflige des amen- des de 50 francs en plus pour contravention à ses dispositions contre la chair de pâté. Je ne vois pas que ce füt tant la peine de crier contre le parti prêtre et ses tendances rétrogrades pour en arriver là. Si nos législateurs avaient eu, en fait de chasse, la moindre intelligence des véritables principes du droit commun, ils auraient décidé que le permis de chasse qui coûte 25 francs à Marseille comme à Lille, ne peut pas conférer plus de droits au Marseillais qu'au Lillois; que la durée de la chasse est de six mois pour le Nord comme pour le Midi, et ils auraient divisé la France en trois zones et fixé législativement au même jour l’ou-— verture et la clôture de la chasse pour tous les départements de la même zone, et les intérêts de nos plaisirs et les intérêts du gibier LA FRANCE EUROPÉENNE. An eussent été également sauvegardés ; la mesure était probablement trop simple pour qu'on y ait songé. Les intempéries outrées sont, pour le gibier français, une non moins grande cause de ruine. Les cieux racontaient la gloire de Dieu, du temps du roi David, ils ne semblent plus raconter au— jourd’hui que la gloire de Satan ; car on dirait que c’est le hasard et non plus la Providence qui règle l’ordre des saisons. Il n’y a plus de saisons en France. J'ai vu parfois la froide température de l'hiver se continuer jusqu’au solstice d'été et les lilas fleurir à cette époque. Une autre année l'hiver oubliait de venir. En 1845, les récoltes meurent de pourriture; en 1846, de sécheresse, et il s'ensuit une disette effroyable qui fait couler l'or à flots dans les caisses des accapareurs et périr de faim des milliers de mal- heureux. Quel affront, quelle honte pour l’homme qui s'intitule le roi de la nature, de ne pouvoir pas même ordonner à SES nuages de pleuvoir quand il faut, et à ses saisons de s’équilibrer et de garder leurs rangs ! D'où nous viennent les misères des intempéries provoquées? Je lai déjà expliqué : du déboisement irréfléchi des cimes et des pentes, de l’imprévoyance stupide des gouvernements et des gouvernés. Quand l'eau des nues a crevé sur les coteaux par l’action du roc chauve, que le ruisseau s’est fait torrent et le fleuve mer, le ruisseau et le torrent ont emporté et roulé pêle-mêle dans leurs flots les cadavres des per- dreaux, des lapins et des lièvres avec ceux des troupeaux de l’homme et les meubles d’icelui. Le coq de bruyère, la gelinotte, la palombe, le sanglier, le chevreuil ont disparu avec les sapins et les chênes ; l'oiseau de passage n’a plus osé s’arrêter en des campagnes dénudées, infertiles, sans abris. Autre conséquence désastreuse de ces brusques transitions d’un printemps de Sibérie à un été de Sénégal; les tissus des plantes que Dieu n'avait pas préparées pour ces rudes épreuves se sont désorganisés par la ré- pétition trop fréquente de ces secousses ; les plantes et les grains en ont contracté des germes de maladie qu’ils ont communiqués au sang des animaux qui s’en nourrissent, au sang de l’homme lui-même , témoin la maladie des pommes de terre de 1845. Les pluies froides ont tué les jeunes couvées; la pourriture à attaqué les lapins et les lièvres. Le gibier et les plantes souf- frent assez cruellement de la sottise et de l’imprévoyance de 8 M4 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. l’homme qui les gouverne ; il est juste que l'homme soit puni par l’insalubrité des récoltes ou des viandes, dé ses infractions innombrables au grand principe de la solidarité universelle, Solidarité, association, unique planche de salut pour l'homme et pour la bête ! Aussi long-temps que ce principe sauveur n’aura pas prévalu dans la politique internationale des peuples, il est inutile d'attendre aucune solution complète d'une ques- tion de chasse quelconque. À quoi sert, par exemple, qué nous appliquions en France une législation équitable à la caille, si les principes de cette même législation ne sont pas mis en pra- tique dans les contrées étrangères, en Afrique, en Italie, en Sar- daigne, en Sicile, où vivent pendant six mois et plus les cailles et les autres espèces qui nous doivent apporter le précieux tribut de leur chair ? Hors de l’unité je n’apercois que le cercle vicieux, La destruction du gibier en a amené la cherté; la cherté a offert une prime à la destruction; cercle vicieux. La loi s'arme contre le braconnage d’une pénalité sévère ; le braconnier tue le garde pour se soustraire à la rigueur de la loi; le garde n’ose plus sé faire l’agent de cette pénalité rigoureuse; cerele vicieux. Des civilisés comprennent la nécessité de s'associer contre le fléau de l'incendie; ils inventent le système des assurances. Le lende- main l'incendie s'allume sur tous les points du territoire où l’as- suré s’empresse de mettre le feu à sa grange et à ses meubles pour s’en défaire à un prix avantageux ; cercle vicieux. La civi- lisation tourne dans un éternel cercle vicieux. Pourquoi ce chas- seur dont le carnier gonflé refuse place à de nouvelles victimes, n'est-il pas encore las de tuer? Par la raison que ce chasseur sait que le gibier qu'il ne tuera pas aujourd’hui sera tué demain par un autre, et qu'il ne lui plait pas que cet autre en profite. On se plaint de l'esprit de destruction dont tous les gens de la campa- gne sont animés à l'égard du gibier. Je voudrais bien savoir pour- quoi l’homme des champs s’intéresserait à la conservation du gibier qui mange ses récoltes et qu'il n’espère jamais voir figu- rer sur sa table. L'égoisme général qui se formule par ces actes et qui est pivot direct des sept fléaux limbiques, oppose à lui seul une barrière insurmontable à la conservation et à la multiplica- tion du gibier. La duplicité d'action, pour n'être que le pivot inverse des mêmes fléaux, ne leur prête pas un concours moins LA FRANCE EUROPÉENNE. 115 puissant. La duplicité d'action est le crime que commettent les préfets, qui s’ingénient à prendre des arrêtés contraires à l’es- -prit des lois protectrices du gibier. M. le préfet de l'Oise qui classe le cerf et le chevreuil parmi les animaux nuisibles, au rang desquels il oublie de colloquer la pie; M. le préfet du Nord qui permet la chasse en plaine par la neige ; MM. les préfets qui ne prennent pas des arrêtés concernant le mode de la chasse aux filets, et ceux qui échelonnent les ouvertures, et ceux qui ressus- citent les mandements de l’église sur le jeûne, sont tous des ad- ministrateurs coupables qui pèchent par duplicité d'action, et qui travaillent à qui mieux mieux à faire des ennemis à leur gouver- nement. Les préfets et les gouvernements ont tort de ne pas vouloir comprendre ce que je leur répète à chaque page : que les révolutions bien réussies sont des affaires de fusils de chasse, à preuve Guillaume Tell avec son arbalète et l'évènement de juillet. Si j'étais gouvernement, je me garderais bien de badiner avec les armes à feu. J'ai dit ce que Dieu avait fait pour la France en matière de gi- bier, ce que l’homme avait fait de la munificence de Dieu à l’é- gard de la France. Même générosité de la part de la nature, même sottise du civilisé à l'égard de la vigne. Le Franc barbare s’est montré plus reconnaissant que le Franc civilisé des faveurs du soleil. Il a écrit dans sa loi salique un article qui punit de la peine la plus sévère quiconque arrachera un cep de vigne. La vigne est plante sainte et favorite de Dieu, puisque le Christ a pris le sang généreux de la vigne pour remplacer le sien dans le calice de la communion. Moïse n’a fait jaillir que de l’eau claire du flanc du rocher; la vigne en à fait jaillir un nectar parfumé, qui fortifie le travailleur et le console de ses peines, qui lui fait le travail attrayant, et qui tresse, en s’attachant à tous les arbres qu'elle rencontre, des berceaux délectables offrant au voyageur accablé par le poids du jour et de la chaleur un ombrage et des fruits. La patrie de la vigne est une contrée bénie, et nulle con- trée du globe ne saurait disputer à la France ce titre glorieux de patrie de la vigne. Or, parce que la vigne est plante sainte, le gi- bier de la vigne est le plus exquis de tous, et parce que les vignobles de France, parce que les crûs de la Côte-d'Or, de la Champagne, de la Gironde, du Rhône et de Adour sont les premiers vignobles 116 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. du monde, le gibier de France aussi était gibier hors ligne. Le raisin de France communique aux espèces qui en ont goûté une fois, une succulence de chair et une supériorité d'arôme qui lui assignent à tout jamais la place d'honneur aux banquets d'harmo- nie. Qu'on me cite quelque chose ici-bas qui ressemble au bec- figue de vigne, au bec-figue de vigne qui n’a pas besoin qu'on l’engraisse comme l’ortolan paresseux, au bec-figue, merveille d'embonpoint et de finesse, et de qui il a été dit que s’il avait la taille du dinde, nulle fortune au monde ne le pourrait payer. Pau- vres gastrosophes de la société civilisée, qui ne savent pas que les dindes d'harmonie auront trois fois au moins la taille du dinde actuel, et que la finesse de leur chair atteindra, si elle ne dépasse, la finesse de la chair des bec-figues d'aujourd'hui !.... Et qu'il y aura d'immenses Clos-Vougeot et d'immenses Clos-Laffitte, tout exprès plantés des plus précieux cépages pour nourrir des faisans, des caïlles et des grives!.. Car rien n’approche des bec-figues de vigne, si ce n’est la caille de vigne , la grive et le faisan de vigne. Les Romains, qui étaient de grands mangeurs plutôt que de grands gastrosophes, avaient néanmoins reconnu dans les temps la supériorité de la grive.. Inter aves turdus, gloria prima. (Marüal.) Mais la vigne, ainsi que j'ai dit, était un emblème cardinal d'amitié, par conséquent, la vigne était trop proche parente de la Terre pour n'avoir pas à se ressentir des premières de la mau- vaise santé de sa planète. Alors, la vigne a été affligée de sa maladie spéciale, comme le blé et la pomme de terre, comme le chêne, comme l'homme. Sa petite-vérole à elle, sa carie, c’est la désorganisation de ses tissus par déchirement: c'estle mal de la ge- lée, mal qui provient surtout de l'influence de lalunerousse, un phé- nomène de résorption manquée que les Instituts n’expliquent pas. Or, comme ies cépagesles plus délicais et les plus parfumés étaient naturellement ceux qui avaient le plus à souffrir des ravages du mal, on les a remplacés par des cépages grossiers, et le vigneron ruiné par la gelée, ruiné par les impôts directs, ruiné par les im- pôts indirects, a renoncé à la qualité pour la quantité, et le gibier exquis des vignobles de France a perdu sa saveur, etle vin fran- cais son renom. Alors, les industriels des grandes villes, les ma- nufacturiers de la Normandie où la vigne ne croît pas, ont fabri- LA FRANCE EUROPÉENNE. 147 qué du vin de toutes pièces pour empoisonner le peuple; et le fise, voyant là un moyen d'imposer l’eau comme le vin, s’est associé à l’ignoble industrie pour associer la honte de l’adminis- tration à celle des empoisonneurs patentés. Ainsi donc, comme j'ai dit plus haut, de tous les dons précieux que le Ciel fit à la France, un seul, le plus précieux, lui est resté, la femme blonde, une création ravissante dont le suprême or- donnateur des choses a doté les pâles contrées du Nord, pour les dédommager de l’absence du soleil. Je ne médis pas de la femme brune, mais elle est de tous les climats. Je sais que l’égoïsme du temps n’a pas encore faussé la divine nature de la femme de France ; qu’elle seule parmi nous n’a pas sacrifié au veau d'or, qu'elle seule consacre encore au culte de la passion vraie les au- tels privilégiés de son cœur, et qu’elle garde fidèlement son âme pour le poète et l'artiste, quand la tyrannie paternelle livre son corps au banquier ou à l’homme de loi. C’en est assez pour sau- ver le monde, Si ailleurs, en effet, les dons les plus aimés du Ciel, la femme blonde et le vin, ont le défaut d’amortir l'intelligence de l'homme et d'enfumer sa pensée , la femme et le vin de France ont, au contraire, le privilège de donner de l'esprit aux bêtes et de gal- vaniser l’inertie. Il y a un siècle que la société européenne serait morte du spleen britannique, si l'esprit français n'avait pas été là pour préserver les nations de l'influence désastreuse du constitu- tionalisme et pour relever les courages abattus..….l’esprit français, adorable gaieté du bon sens aromisée d'expansion fraternelle par le bouquet du chambertin, nuancée de délicatesse et de pu- deur par le reflet de la chevalerie. Si l'esprit français a conquis le monde, c’est qu'il a traduit de tout temps l'influence de la femme, c'est que la femme n’a jamais cessé de régner parmi nous. La courtoisie, la galanterie, la loyauté , le mépris du commerce, qui furent jusqu'à l'invasion des idées anglaises, les traits distinc- tifs du caractère français, n'étaient que des rayonnements glo- rieux de la royauté féminine. L’urbanité du langage, autre con- quête de la femme, n’est que l'expression de la charité du cœur. Pourquoi toutes les victimes de loppression tournent-elles leurs regards vers la France? Parce que c’est le seul pays où la femme ait conservé quelque empire et que la femme est toujours du 118 ZOOLOGTE PASSIONNELLE. côté des victimes ; parce que l'oppression ne peut pas durer là où la femme règne, quand même elle n’y gouvernerait pas. Les en fants de Loyola savaient bien ce qu'ils faisaient, quand ils s'inti- tulaient les champions de la Vierge. Pourquoi Molière est-il le plus puissant de tous les penseurs, le plus aimé de tous les poètes? Parce qu'il est le champion le plus redoutable du bon sens et du droit et du libre essor d'amour ; parce qu’il n’est pas une ligne de ses écrits immortels qui ne soit une protestation ardente contre l'oppression de la femme, et qui ne tende à ridiculiser les époux. ridicules. Molière, qui a révo- lutionné autant de cerveaux que Rousseau et Voltaire, est né et ne pouvait naître qu'à Paris, capitale du bon sens, où jamais les sympathies du parterre n’ont éclaté pour les maris vexés. Et, à propos de cette vexation, que je dise encore à l'honneur de la France que, de tous les maris trompés, et la liste en est longue, celui de ma patrie est le plus discret et le plus généreux, Comme le mari d'Athènes, il oublie et pardonne, ou si parfois, quand la douleur l’égare, il poignarde l’infidèle, il ne l’humilie pas. Il ne la livre pas à la population, comme le mari juif, pour la faire la- pider ; encore moins songe-t-il à battre monnaie avec son dés- honneur, comme le mari anglais. Je sais peu de secrets qui aient autant intrigué les philosophes, les poètes et les beautés d’ailleurs, que le secret de cette puissance magique de la femme parisienne , puissance qui amène à capi- tulation tous les bourreaux de la terre, et qui dompte la sauvage- rie des ramiers, Le secret de cette puissance n’est pas seulement, en effet, dans la supériorité de ses charmes corporels ; cette puissance réside surtout dans la supériorité de son litre carac- tériel, dans sa coquetterie ! L'amour égoïste et les sots ont maudit la coquette, que l'ami de l'humanité lui élève un autel dans son cœur, La coquetterie, c’est l'ambition de plaire et de régner par V’attrait, c’est le grand art de vaincre et de garder ses conquêtes. Or, pour se rendre maîtresse des volontés d'autrui, il faut com— mencer par se rendre maîtresse de soi-même. Les ingrats, qui maudissent la coquette, ne savent pas ce que lui coûte la con- servation de son pouvoir. Car enfin en amour le plus grand bonheur est d'aimer, non de plaire ; les plus heureux sont ceux LA FRANCE EUROPÉENNE. 149 qui aiment le plus. De quoi vous plaignez-vous alors, si on vous laisse le beau rôle? Ne comprenez-vous pas tout ce qu'il y à d'admirable et de sublime dans l’abnégation de la co- - quetterie ? Si l'esprit espagnol, l'esprit italien et l'esprit allemand n’ont pas conquis le monde, c’est que l’espagnole!, l'italienne et l’alle- mande ont trop oublié l’art de plaire pour ne s'occuper que de ce- Jui d'aimer. Si l'esprit français est en train d'achever l’œuvre du Christ, c’est que la femme de France a toujours su se garder d’une dangereuse ivresse, et maintenir sur son esclave sa supériorité et ses droits. Que la Française eût faibli comme les autres, et l’es— prit francais ne verserait pas aujourd'hui à tous les peuples la haine de l'injustice et l'amour de la liberté. Le peuple français n'est resté debout que parce qu'il n’a pas jeté à terre son idole, comme les autres, et qu'il n'a pas eu besoin de se courber pour l'adorer. Je suis désespéré maintenant d’être obligé de faire beaucoup de peine aux admirateurs de l’antique, mais je ne peux pas cepen- dant pour caresser les travers de ces hommes d’âge, mentir à ma conscience et à la vérité. Or voici la vérité : il y a de la beauté grecque de jadis à la beauté française d'aujourd'hui juste la même distance que du temple de la Madeleine à Notre-Dame de Rheims ou à Notre-Dame de Paris. Je parle de la beauté grecque qui se résume dans les types inférieurs de la Vénus de Milo, de la Vénus à la Tortue et de la Callipyge, toutes créatures pleines de santé et susceptibles de réaliser l'idéal de la nourrice à domicile, mais n'ayant rien à démêler, hélas ! avec le pur idéal de la Divinité. Le seul type féminin dans lequel l’art grec ait réussi à incarner l'idéal est celui de la Diane chasseresse, et l’infortunée n’a pas de sexe. Je déclare que je partage complètement l’opinion d’une jeune dame arlésienne très versée dans la Mythologie et qui me disait un jour, que si les poètes grecs eussent plus fréquenté les para- ges du Rhône, jamais l’idée ne leur fût venue de faire naître Aphrodite de l'écume des flots bleus de la mer d’Ionie. Et les vierges d’Austrasie, de Neustrie, d'Aquitaine protesteraient pour des raisons analogues contre l’authenticité de l'extrait de bap- 120 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. tême de la Déesse d’amour, que je m’associerais encore à leurs protestations légitimes. De délicieux types, savez-vous, que ces filles du Rhône, à la riche cambrure, au regard noble et fier, vives, élancées, rieuses, brunes avec des yeux bleus; et les autres aussi, les vierges d’Aus- trasie, de Neustrie, d'Aquitaine, päles, roses, espiègles, réveuses, blondes avec des yeux noirs, sont douces à revoir dans les son- ges. et pourtant il y a mieux que cela encore au beau pays de France, il y a la femme de Paris, perle reine de ce riche écrin national où chaque pays, chaque fleuve a versé son joyau. Les hommes n’ont encore rien sculpté, rien peint ni rien écrit qui se rapproche autant de l'idéal de la beauté divine ou fémi- nine, que le type de la Parisienne de race, grisette ou marquise, bourgeoise même, Méry affirme, et une foule d’autres observa- teurs non moins dignes de foi après lui, qu'il n’est pas rare de rencontrer ce type avec ses plus charmants détails, jusque dans les dernières profondeurs des arrière-boutiques de la rue Saint- Denis. (Voir pour plus amples détails dans l’histoire d’Une cons- piration au Louvre, le portrait de mademoiselle Eugénie Bon- chatain.) Ecoutez ceci, vieux et jeunes, il n’y a qu’une femme idéale : celle qui plane dans les rêves de l’amoureux de seize ans, l’en- chanteresse des songes d’or dont la bouche ne dit jamais non, le démon tentateur qui vient arracher le malheureux séminariste à sa froide cellule, pour l’entraîner dans le tourbillon des valses fantastiques, l’enivrer et le perdre. Or, je ne connais au monde que la femme de Paris qui puisse poser pour une apparition, pour l'ange aimé des rêves, que la femme de Paris qui glisse sur le bitume des trottoirs et ne s’y appuie pas, à l'instar des autres mortelles, preuve que cette forme de sylphide aux allures éthérées est animée d’arômes supérieurs. Beaucoup ont de tout temps soupconné la femme de Paris de dissimuler ses ailes. Je suis fort peu curieux de ma nature, mais je ne serais pas fâché de voir un peu la Vénus de Milo ou la Vénus à la Tortue essayer de tirer parti d’une paire d'ailes. J'avoue ingénument encore que j'ai quelque peine à me faire à l'idée des deux mêmes valsant d’une façon agréable. L'admirateur enthousiaste de l'antique qui se mord les poings LA FRANCE EUROPÉENNE. 121 de fureur à entendre mes blasphèmes et dont la rage m'amuse, m'interrompt ici pour me dire que la femme n’a pas été créée et mise au monde pour valser et pour voltiger dans les rêves des amoureux de collège. J'en demande mille pardons à mon inter- rupteur, mais la femme a été créée et mise au monde pour embellir nos destins, pour être l’âme de nos joies, le pivot de nos attractions dans le rêve comme dans la veille, la nuit comme le jour. Or la femme n'étant reine légitime qu’à la condition de régner par l’at- rait, et toutes ses grâces, toutes ses séductions ne pouvant se déve- lopper complètement que dans la danse, il s'ensuit que la danse est d'institution divine, et que toute femme non taillée pour cet exercice délirant est une créature incomplète. Je ne sais pas si je m'abuse, mais il me semble que ce raisonnement-là à presque la rigueur d’une démonstration géométrique. Voyons, que tout homme de sens juge et réponde, la Vénus de Milo et la Vénus à la Tortue sont-elles taillées, oui ou non, pour la danse, pour la valse surtout?..….. la valse, la vraie danse amoureuse, la danse à deux, la danse elliptique dont la courbe est semblable à celle que décrit la planète autour de son foyer, la danse échevelée, eni- vrante où tout tourne , la tête et les sens; la danse protectrice qui permet au couple amoureux de s’isoler au milieu de la foule ; où la danseuse émue peut choisir, de s’abandonner languissante au bras de son partner, de boire la passion dans ses regards, ou bien de lui démontrer à brule-pourpoint la puissance de la loi d’at- traction inversement proportionnelle au carré de la distance ! !! En Herschell où les amours sont libres, où les mœurs sont par conséquent pudiques et réservées au possible , le droit de valse n'appartient qu'aux couples amoureux. Il y à long-temps que le suffrage universel des peuples dont je ne suis ici que l’humble écho, a dévolu le sceptre de la danse à la femme de Paris, tant pour la grâce de sa démarche, sa distinc- tion, sa suprême élégance, que pour la souplesse de sa taille, la petitesse de ses pieds, ses tendances aériennes. Nul ne saurait done sans injustice m'accuser d’avoir cédé à l'inspiration ridicule d’un triste sentiment de vanité nationale, en déclarant que le type de la beauté parisienne était le seul qui pût se prêter à l'incarnation de l'idéal. Toutefois, de ce que la Parisienne de Paris est ce qu'on a imaginé de mieux jusqu'à ce jour en fait de femme, il n’en fau 122 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. pas conclure que ce soit là le dernier mot de la beauté féminine, car il n’y a point de limite à la perfectibilité de l'idéal, pas plus qu'il n’y a de ferme à nos aspirations insatiables. La plus belle moitié du genre humain ne donnera d’ailleurs le type parfait de la beauté terrienne qu'après qu’elle aura pu développer toute la ma- gnificence de sa nature dans sa liberté et sa gloire, qu'après que la sagesse humaine aura épuré le globe de ses misères actuelles, le moralisme, l'hypocrisie et la vénalité. Ce qui fait l'infériorité et la vulgarité des types grecs, c’est l'absence de l'âme, c’est l'absorption de l'intelligence par la ma tière, Ce sont de très-belles créatures assurément que les femmes de Phidias et même la Vénus de Milo et les autres Vénus, et les ciseaux qui ont modelé ces formes sont les ciseaux de sublimes artistes, plus forts à beaucoup près que Puget ou Nicolas Coustou, mais les plus habiles ciseaux du monde ne peuvent reproduire que ce qu'ils savent, et, dans le temps où le génie de l’art en- fanta ces corps ravissants, l’homme #6 de la femme n'avait pas encore jugé à propos de concéder une àme à celle dont il tenait la vie. Et voilà pourquoi l'âme manque, comme le parfum au vase, à {ous ces corps ravissants, Comme la femme n'était qu'une esclave destinée au plaisir, comme on ne lui demandait pas d'âme, mais simplement de la chair à cet instrument de volupté, Var- liste lui fit un corps en harmonie avec sa destinée, un corps où le phénomène absorba la substance (4), où le front, séjour de lin- teligence divine, fut déprimé et réduit aux proportions de la stupidité, La petitesse de la tête et l’étroitesse du front sont cachet d'infériorité chez toutes les espèces, Toutes les Vénus antiques, si suaves que soient en général chez elles les lignes du torse et des épaules, ne sont que d’épaisses odalisques, au front stupide et fier, Tous ces cerveaux-là sont trop petits pour tenir une âme de déesse. L'art grec a été puni par où il a péché ; parce qu'il n'a pas su s'élever à l’idée de la femme reine, il ne lui a pas été donné d'en reproduire les traits. Car, savez-vous le mythe ignominieux caché sous la robuste opulence de ces formes, savez-vous ce que signifiait cette su- (1) Définition du philosephe Lherm.... par le philosophe Cousin, uns TT LA FRANCE EUROPÉENNE. 123 perbe écaillère que les Praxitèles et les Protogènes du temps faisaient asseoir sur le dos de la tortue? Cette humble attitude voulait dire que le principal mérite de la femme consiste à ne pas mettre la tête ni le pied hors de son ménage, et qu'elle doit horner l'essor de son intelligence aux soins du pot au feu et au raccommodage des culottes maritales. Le principe de la politi- que conjugale antique était le même que les obscurantins de tous lessiècles, que nos conservateurs-bornes ont appliqué si honteuse- ment de nos jours à la politique gouvernementale , le principe impie de l'immobilisme et du chacun pour soi, personnifié par la tortue et glorifié par le journal des Judas, La plupart des civilisés, qui n'y entendent pas malice, sont parfaitement libres -d'admi- rer les formes cossues et bombées de la créature accroupie ; mais moi , qui sais le dessous des cartes, je suis naturellement moins facile à l'éloge , et c’est précisément cette harmonie du groupe, tant admirée par le vulgaire, qui me fait peur et m'indi- gue, Je sens que ce front bas, ces lourds et vastes flancs vont . trop bien à l’esclave, et que cette figure est clouée pour long- temps sur le dos de sa monture, d'où elle ne s'envolera pas. Je pardonne aux vieux qui font les lois , je pardonne au notaire et au banquier, leurs sympathies intéressées pour la Vénus à la Tortue, mais que les jeunes hommes de lettres qui tiennent à rester mes amis se gardent bien de me confier Jamais qu'ils préfèrent cette figure massive à celles de Coustou, sises dans son voisinage, car je les préviens que je suis disposé à penser d'eux tout le mal imaginable, Coustou, Watteau et Gavarni sont les trois artistes qui ont le mieux compris et le mieux exprimé par le ciseau, le pinceau, le crayon, la nature des séductions spécia- les à la femme de Paris, la distinction, la grâce et la coquetterie. Au sculpteur les déesses, au peintre les marquises, au dessinateur les lorettes; Le dernier venu, contre l'usage, a été le mieux par- agé, Les artistes qui n'ont jamais réussi qu'à produire de l'en- nuyeux et du lourd en sculpture et en peinture, ont l'habitude de traiter les Coustou, les Watteau, les Gavarni de mnaniérés , parce qu'ils sont jolis. En littérature aussi, le léger, le gracieux est baptisé frivole; le lourd, le pédantesque s'intitule sérieux. Ces malheureuses ladies anglaises qui n’ont jamais su s'habiller, mais qui font aussi pour la plupart d'excellentes nourrices, trai- 124 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. tent de coquettes les Parisiennes, à qui tout va bien , surtout le nu... le nu, cette parure primitive si simple et cependant si dif- ficile à porter. L'épouse de l’agent de change, la bourgeoise ver- tueuse qui fait une si prodigieuse consommation de crinoline , ne se montre si intolérante à l'endroit des légèretés de la lo- rette, qu’en raison de ce que celle-ci n’est pas obligée comme elle de suppléer par l’art à l'insuffisance de ses charmes. La eri- noline estun hommage tacite que la vertu rend à la beauté, la roture à la noblesse. La femme de peu, la banquière, l’avouée , l’agente de change, s’habillent, en effet, pour se dissimuler. La Parisienne de sang serait moins nue sans sa robe. J'ai eu de grosses querelles dans ma vie pour avoir affiché avec cette mâle franchise mes préférences pour la lorette, au simple point de vue de l’art et de la forme. Les dédains des petits journaux et des petits esprits pour le type de la lorette, supérieur d’une foule de coudées au type des Vénus grecques, n’ont rien qui me surprenne. La France est une nation généreuse, mais gé- néralement douée d’une ignorance remarquable en matière d’es- thétique , et prévenue d’une facon ridicule en faveur de tout ce qui n’est pas né chez elle. J'ai reconnu, du reste, que la beauté grecque avait fait son temps et qu’elle n’inspirait plus la foi , à la mollesse des épigrammes que ses tristes champions m'ont lan- cées. S'ils me visaient à la colère , ils ne m'ont touché qu'à la pitié. Je remarque qu'il y a eu de tout temps alliance offensive et défensive contre la lorette entre le moraliste et la femme de peu (vilaine). Tous deux l’ont- accusée, par exemple, dans l'intention de lui faire du tort, d’exercer une influence pernicieuse sur les héritages nouveaux-nés. Ces pauvres gens ignorent que c’est précisément là le plus charmant côté du rôle des jolies filles en civilisation , lequel consiste à faire restituer à la masse des travail- leurs le capital parasite prélevé par les oisifs sur le travail et en- foui par les harpagons au grand détriment de la société. Le jour où la France succomba sous la triple coalition de l’or anglais, du froid moscovite et de l’accapareur de grains, qui réussit à faire retarder de six semaines l’ouverture de la campagne de Moscou ; le jour où la France écrasée paya une indemnité de 4500 mil- lions à l’Europe victorieuse qui n'en garda pas un centime, ce LA FRANCE EUROPÉENNE. 495 ne furent pas les moralistes qui firent rendre gorge à l'ennemi. On ne sait pas assez gré à la lorette de son admirable persévé- rance à ramener dans le torrent de la circulation publique le mé- tal que de funestes préoccupations individuelles en voudraient dé- tourner. On oublie trop en France que la lorette de Gavarni et le grognard de Charlet sont peut-être aujourd'hui les deux seules institutions qui aient gardé le reflet des brillantes qualités de l'esprit national français, vivacité, insouciance, gaieté, générosité, dévouement. Peut-être n'y a-t-il plus que là, hélas! où les mes- quines idées du temps n'aient pas pénétré encore, les idées de balance de compte et de nivellement de budget. Oui, c’est une vaillante corporation que celle des lorettes , et superbe dans sa lutte contre le capital et la fausse morale, et dont l'avenir me paraît se colorer de rose. Son éducation gram- maticale est peut-être à refaire, mais il n’en est pas moins certain que la première femme qui règnera sur l’humanité et par droit de conquête et par droit de beauté, descendra d’une lorette. Il est cer- tain encore que du jour où les gouvernements civilisés, à bout de folies, voudront faire un peu de bon sens pour changer, la lo rette devra être appelée à jouer dans la réforme le rôle pivotal. Un des premiers actes lucides de ces gouvernements , en effet , sera infailliblement d'arrêter la race humaine sur la pente de sa dégradation , et pour ce, de faire participer cette race au bénéfice des primes d'encouragement jusqu'ici réservées aux seules espè-— ces bovine, ovine et chevaline. Or, je promets pour ce temps-là à la lorette, à la femme de race, une existence toute de soie, de spec- tacle, de liberté, de gloire. De liberté, premier bonheur de la fem- me, car du jour où la beauté sera une fortune, une supériorité con- sacrée, la beauté se trouvera affranchie dutribut odieux qu'elle paie à l’affreux minotaure du commerce. Alors la beautése donnera etne s'adjugera plus, et le culte de la forme s’infiltrant progressivement dans nos mœurs, remettra chaque chose à sa place ; puis l’art ré- généré, s'armant du fouet vengeur, chassera de ses temples (pre- mières loges de l'Opéra) les suppôts de Mercure, marchandes et marchands qui les déshonorent aujourd’hui ; et les gens comme il faut, je parle de moi, de vous, de l'artiste, du travailleur, de tout ce qui produit et qui pense, les gens comme il faut, dis-je, ne craignant plus de se trouver mêlés à d’infimes parasites, cour- 126 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. tauds de boutique ou écumeurs de bourse, dans une communion de plaisirs intellectuels, reprendront le chemin du théâtre... Si j'apprenais à mes lecteurs qu'il m'a fallu cette année même re- noncer à la chasse, à la chasse, mes uniques amours, mon der- nier droit naturel, à la chasse dans la plus belle et la plus gi- boyeuse des forêts de France et de Navarre... pour ne pas me trouver en communion de plaisirs avec un ridicule boutiquier… C'est-à-dire qu'on ne sait plus où aller maintenant pour éviter ces espèces. Et la beauté, en ce temps-là, aura ses temples et sera entourée de tant de vénération et d'amour, que nulle créature adorable ne sera tentée de garder pour elle seule et pour ses rideaux égoïstes le secret de ses charmes, et que la vierge elle-même considèrera comme un pieux devoir d’en faire l’aveu pudique au plâtre et au daguerréotype et d’en faire tirer la copie à un nombre im mense d'exemplaires, pour transmettre à la postérité le souvenir des libéralités du ciel, Et les jardins publics s’enrichiront de ces divines formes, et l'imagination malléable des mères, incessam- ment travaillée par la répétition de ces types, s’ingéniera à les reproduire en des moules vivants. et les jours odieux de la mo- rale postiche et de la crinoline auront fui. Disons maintenant que ces sages idées, renouvelées des Grecs, sont déjà les idées de l'immense majorité des penseurs d'aujour- d'hui, et que tous les jours l'exemple sublime de la belle Pauletta Borghèse trouve des imitatrices dans le sein de la meilleure société parisienne. I n'y a pas bien long-temps que je rencontrai chez Ottin lélégant sculpteur deux copies de plâtre toutes fraiches, deux copies de Parisiennes de race aux originaux inconnus, mais destinés à emporter avant peu toutes les imaginations vagabon- des à la recherche d'un nouvel idéal. Entre ces deux moules iné- dits, une main astucieuse avait colloqué deux Vénus, dont celle de Milo ! Pauvre Vénus ! pauvre Grèce ! Les deux images char- mantes étaient, disait-on, celles de deux sœurs d'illustre origine et tant soit peu artistes qui, ayant entendu parler de la rareté des modèles, avaient voulu offrir à l’art, en cachette de leur mère , une preuve de dévouement. Je sais dans le même genre, et de la part de la lorette, des actes sublimes de charité et d'amour. Et je répète que toute gloire dans l'avenir est réservée à la femme de LA FRANCE EUROPÉENNE. 197 France, dont le noble front rayonna toujours du feu de l'intelli- gence céleste, dont la taille souple et flexible inspiré toutes les comparaisons parfumées et gracieuses, et appelle sur les lèvres l'invocation enthousiaste du poète : Alma Venus, hominum divumque suprema voluptas ! Dieu lui-même, au surplus, ne cache pas sa prédilection pour lés femmes de ma patrie; c’est par leurs faibles bras qu'il aime à faire éclater sa puissance et ses sympathies naturelles pour la cause ‘de l'amour et de la liberté. C’est par une vierge de Nan- terre qu'il fait détourner des rives de la Seine l’ouragan dévasta- teur des hordes d’Attila; par une vierge de Domremy qu’il chasse mille ans après du noble territoire de France l'Anglais, cet autre fléau de Dieu ; c’est par la main d’une vierge de Normandie qu'il fait poignarder le plus sanguinaire des égorgeurs de 95. Et Dieu n’a pas fini de sauver l’Europe par le même procédé. Gomme il a suscité une vicrge française contre le Hun, contre l'Anglais, contre la Terreur, il en suscitera une contre le juif, gardez-vous d'en douter. On me dit que l'Anglais, pour avoir été chassé de France par l'épée d’une vierge, n’en a pas moins pris pied par le commerce et le pillage sur tout le reste du globe; que l’impure Albion, la grande prostituée, la dominatrice des mers, promène orgueilleuse- ment sa tête au-dessus de l'équité et des droits des peuples vaincus, capturant en pleine paix des vaisseaux portugais ou égyptiens, bombardant les cités, empoisonnant les peuples... Je ris de la su- perbe d’Albion, ear je sais que les jours de son insolence sont comptés et que la nouvelle Jeanne d'Arc nous est née, de qui le faible bras brisera le colosse d’or aux pieds de boue et écrasera de ses débris l’infäme... Et celle-là ne procèdera pas par le glaive comme l'héroïne immortelle que l'Anglais brûla vive en châti- ment de sa gloire. Elle se bornera à verser dans l'âme de ses copagnes l'amour de l'équité et l'horreur du trafic. Elle leur fera jurer à loutes de renoncer au mariage plutôt que d'épouser un marchand. Elle tuera le négoce comme d’autres vierges d’AI- lemagne ont tué la censure. 1 le règne de la boutique à bas, le tarif des consciences et des votes aboli, leJuif et le Génevois forcés d'aller chercher fortune ail- 428 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. leurs, l'esprit d’Albion cessera de dominer la politique française. et la Grande Nation, libérée de la fourbe et de la banque, repren- dra sa place de directrice suprême des destinées des peuples. Et le travail attrayant, débarrassé de l’oppression du capital, réalisera soudain le décuple produit. D’innombrables armées, complètement étrangères au maniement des armes homicides, rappelleront bientôt la verdure, le chevreuil et la palombe sur les cimes reboïisées des monts, et barreront au mistral les gor- ges du Midi et agrandiront tous les jours les domaines de l'oran- ger, de l'olivier, de la vigne; et la restauration de la climature rendra au territoire de la France ses gibiers exilés. Que le règne de la femme arrive, et toutes les merveilles de la féerie arabe surgiront du sol sous nos pas plus vite que dans les contes. Oh ! qu’en ce temps-là la vie sera douce aux oiseaux et aux fleurs et à toutes les créatures innocentes et gracieuses dont l’homme est encore le bourreau ! Il n’y a pas des siècles, iln’y a qu’une volonté de femme entre cette ère d’émancipation de la France et son abaissement d’au- jourd'hui. Ce que femme veut Dieu veut. J'ai dit les doux trésors dont la faveur du Ciel avait comblé la France. La France cependant a toujours été pauvre en espè— ces de quadrupèdes et d'oiseaux, comparativement aux contrées de l'Équateur. Seulement les espèces qu’elle nourrit, sont de qualité supérieure ; les cerfs et les sangliers de ses forêts sont plus forts et mieux armés que ceux des autres contrées, ses bécasses et ses cailles ont le fumet plus fin qu'ailleurs. Espèces rares, mais utiles, tel est le caractère général de la Zoologie francaise, bien que les emblèmes du maly soient en dominance comme partout. Et d’abord qu'on n’y cherche pas les énormes pachydermes à J'épaisse cuirasse, ni les félins géants à la voix rugissante, ni les boas immenses, ni les sauriens musqués à la mâchoire nue. L'existence de ces monstres semble enchaïînée aux déserts sans li- mites, aux forêts vierges et aux sables brülants de la Zône de feu, comme celle des dragons de la fable aux jardins enchantés. La calme température des zônes mitovennes a dû modifier la furie des appétits sanguinaires chez les bêtes, comme elle modérait l'essor de la sève dans le tissu des plantes. La famille du tigre se LA FRANCE EUROPÉENNE. 129 personnifie en France dans le chat domestique ; le boa constric- tor, qui étouffe des taureaux, y descend aux proportions de l’orvet, le gavial et le caïman à celles du lézard; et la malfaisance des espèces a décru dans les mêmes rapports que leur taille. Toute- fois le mobilier zoologique de la France n’a pas toujours été aussi pauvre qu'aujourd'hui, et sans remonter bien haut dans l’histoire, il futun temps où les parages les plus dépeuplés de gibier, comme les rives de la Seine, avaient peu de chose à envier aux contrées les plus giboyeuses du Continent européen. En ce temps-là, l’aurochs, taureau-géant des forêts de la Gaule, honneur perdu de nos climats, tondait en paix les herbes des prairies verdoyantes où peut-être furent depuis le Louvre et l’Institut, les Tuileries et le Palais-Royal. L’élan au col charnu, aux jambes de girafe , l’élan dont le bois rameux abrite sous sa toiture immense près de la moitié de son corps, buvait aux ondes pures de la Bièvre. De lourds bisons embossés par le tra- vers des îles de la Cité, de Louviers, de Saint-Louis, et plon- gés dans le fleuve jusqu’au poitrail, semblaient comme une flot- tille de canots postés là pour barrer à la civilisation romaine les chemins de Lutèce (du latin Zufum, ville de boue). Le renne, ami de la froidure, se fixait aux mêmes bords, séduit par la longueur des hivers et par la persistance et l'éclat de neiges de six mois. En ce temps-là de sombres et épaisses forêts, théâtres de sanglants sacrifices, couvraient de leur noire verdure les cinq sixièmes du sol. Chaque vallée avait son repaire, chaque fleuve, chaque rivière son marais. Là vivaient doucement sous l’ombrage des vieux ché- nes, d'innombrables troupeaux de sangliers, race féconde. Là burlaient, grondaient et se ruaient à l’envi, à la poursuite des fauves, de nobles représentants de la tribu des animaux chas- seurs, le grand ours noir de Russie et les loups argentés et le chat cervier du Nord, et le Iynx et l'isatis à la bleue fourrure. Là bon- dissaient en hordes plus serrées que celles des moutons de Ja plaine, les cerfs, les daims, les biches et les chevreuils ; et le glouton perfide, tapi sous les basses branches du hêtre colossal, attendait l'élan au passage pour lui sauter au col, Jui incruster ses ongles dans la chair et lui sucer le sang. Entre-temps, l'aigle royal, le gerfaut, le lanier, le sacre, l'au- tour, sillonnaient l'atmosphère de leur vol tournoyant. Le mar- 9 130 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. souin se jouait par l'orage sur le dos de la Seine, vierge des ponts de l'homme, mais non des chaussées du castor. L'oiseau cher à Léda y mirait sa blancheur dans le cristal des ondes, recueillant de droite et de gauche, dans son majestueux sillage, les 16moi- gnages de vénération et de crainte d'une foule de palmipèdes respectueux, La solitude retentissait à toute heure des cris de la bataille, glapissements aigus tombant du Ciel, sinistres hurle ments et réclames de mort s’élevant de la profondeur des forêts ! Que lestemps sont changés, et comme deux ou trois mille ans, moins encore, suffisent quelquefois pour altérer la physionomie des choses! Allez donc demander l'élan et le bison aux bois de Romainville, ou bien aux plaines de l'air les orbes du gerfaut ! Décadence trop rapide, hélas ! Dès les premiers jours de l’inva- sion romaine, l'élan a commencé son mouvement de retraite vers la Baltique; l'élan a mis le Rhin entre la Gaule et lui; César le rencontre encore dans la forêt Hercynie en société du machMis. Le renne s’est cantonné aux revers des monts glacés de l'Helvétie et des Cantabres. Les deux nobles races débordées par les flots de la civilisation ont été chassées de repaire en repaire, Jusque par delà les régions boréales et l'impasse du cap Nord. Elles ne se sont arrêtées dans leur fuite que là où le sol a manqué sous leurs pas. Hic tandem steterunt, illis ubi defuit orbis ! Il y a des savants qui ne veulent pas à toute force que le renne de Laponie et l'élan de Norwège aient jamais foulé de leur large sabot le sol des Gaules. Je me suis demandé bien souvent quel intérêt pouvait avoir un savant à refuser aux ancêtres du renne et de l'élan , qui habitent aujourd'hui la Finlande, l'agrément d'avoir brouté les jeunes pousses des chênes de la Gaule il y a deux mille ans. Il m'a toujours été impossible de me répondre d'une facon satisfaisante. L'élan se retrouve encore aujourd'hui dans le nord de la Russie d'Europe, dans la Finlande et dans le gouvernement d'Archangel; il n’est pas invisible en Suède ni en Norwège; le roi de Prusse en entretient un superbe troupeau dans une des iles du Niémen. Le bison aussi, ils en ont fait un mythe; le bison célébré par toutes les chroniques de la France mérovingienne et carlovin— gienne, et dont s'occupent tous les naturalistes de l'antiquité, LA FRANCE EUROPÉENNE. 131 Aristote, Pausanias, Pline, le bison si cher aux plaisirs du grand roi Charlemagne, ils l'ont nié, nié par la raison qu'ils ne le con- naissaient pas. Moi non plus, je ne connais pas parfaitement l’a- nimal désigné sous le noi de bison, mais ce ne m'est pas une rai- son de le nier. Ce bison-là est-ille même que le bonasos d'Aristote qui porte une crinière étoffée comme celle d'un lion, mais dont le front est orné de cornes inoffensives qui lui retombent sur l’une ét l’autre oreille? Je ne sais pas, mais néanmoins je ne vois guère parmi les bêtes à cornes de ma connaissance que le bison d’Amé- rique qui réponde au signalement ci-dessus ; et encore, le bison d'Amérique ne ressemble-t-il au bonasos d’Aristote et au bison d'Oppien que par la crinière. Après cela, on sait que les anciens s’échauffaient facilement à propos de cette question de cornes, et que le poète Oppien, par parenthèse, en voulait voir partout, même dans les défenses de l'éléphant. Toujours est-il qu'il existait en France du temps de Charlemagne une forte race de ruminants sauvages qu’on appelait bisons et qui se chassaient dans les chas- ses royales en société de l’aurochs, puisque le moine de Saint Gall, rendant compte des fêtes données par le grand empereur d'Occident aux envoyés du calif Haraoun-al-Raschid , parle d'hé- catombes d’aurochs et de bisons immolés en cette circonstance (uros et bisontes). Pausanias aussi a parlé du bison en décrivant la Phocide. Il explique comment les jeux du Cirque faisaient une consommation effroyable de bisons et comment on s’y prenait pour s’en procurer en Grèce. Le procédé est peu ingénieux, il consiste à creuser une fosse aux abords glissants, au bas d’une forêt en pente et d'y faire tomber l'animal. L'animal emprisonné, on l'affame, on le dompte. J’admire qu'il n’y ait pas de renseigne- ments plus précis sur une bête qui entrait comme élément de drame et de plaisir dans les fêtes publiques. Quant à l’aurochs, point de doute sur son identité. Jules César le signale dans un passage du livre 6, De bello gallico. H com- mence par lui donner une taille voisine de l'éléphant, magnitu- dine paulo infra elephantos, et le gratifie ensuite d’une force et d'une vitesse incomparables, le tout associé à un caractere tarou- che et indomptable qui le fait se précipiter tête baissée sur tout ce qu'il rencontre, bêtes et gens. IL est impossible de ne pas re- connaître à ces traits l'urus de la forêt d'Ardenne du temps de 132 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. Charlemagne et l’aurochs de la Lithuanie d'aujourd'hui. L'au-— rochs quitte la France vers la fin de la seconde race ; l’histoire fait défaut sur sa voie vers la fatale époque de l'invasion normande. A cette même époque où l'aurochs s’éloignait de nous sans esprit de retour (878), la France subissait un épouvantable déluge d'in- sectes malfaisants, d'araignées, de scorpions et de loups enragés qui semèrent partout la désolation et la terreur. Mais, au dire de tous les écrivains du temps, le pire de ces fléaux est encore le Normand, souche du lord anglais. Les derniers débris de la fa- mille de l’aurochs errent aujourd'hui sous les trop frais ombrages des sapins de Ja Lithuanie. L'individu donné par l’empereur Na- poléon au Musée du Jardin-des-Plantes provient de ces forêts. Les bisons de Pologne que l'empereur de Russie envoie au jardin des bêtes de Londres pour vexer le gouvernement fran- çais sont des aurochs. Le gloutonetle chat cervier avaient émigré à la suite de l’élan et du renne, leurs victimes de prédilection. Ils ne font plus dès-lors que de très-rares apparitions dans l’histoire del Europe centrale. L'ours noir, le loup argenté, le renard bleu, s’éclipSèrent tota- lement, ou, peut-être peu jaloux de conserver une fourrure splen- dide qui leur faisait trop d’ennemis, renoncèrent-ils à ce vê- tement de luxe pour adopter le costume modeste de leurs congé- nères indigènes. = Le cerf, le daim, délices des chasses royales, ont été entraînés dans Ja chute de la royauté chasseresse. On en retrouve encore dans les parcs des fournisseurs de vivres ou des entrepreneurs de curage, rois de l'époque, quelques rares individus échappés par miracle aux vengeances révolutionnaires; car c'est le gibier du gouvernement qui paie généralement en France pour les fautes des princes. Il y a long-temps aussi que la race du loup aurait complètement disparu du sol français comme elle a disparu d'An- gleterre, n'était l'institution tutélaire de la louveterie, un corps spécial de hauts et puissants veneurs, préposés à la conservation du loup, ainsi que leur nom l'indique. Le sanglier est près deses fins comme le loup; le chevreuil pas encore. Le Iynx a fini en France avec le XVII siècle. Je ne désespère pas de rencontrer, à l’occasion du castor de la Seine, un membre très-savant d’un Institut quelconque qui me LA FRANCE EUROPÉENNE. 133 démontre que ce ne sont pas des individus de cette famille qui ont bâti les deux ponts d'Iéna et d’Austerlitz. Je réponds d'avance à cette objection spécieuse.… qu'il est absolument impossible de ju- ger de la capacité intellectuelle et des moyens physiques du cas- tor indigène par les individus qui nous en restent aujourd’hui, tristes débris d’un peuple dispersé à qui l'infortune a fait per- dre les traditions de l’art. Le régime de l'association était tout le secret de la supériorité industrielle du castor dans les deux mon- des. Du jour où le castor de France a dû renoncer au régime socié- taire, c'en a été fait de son habileté tant vantée, comme de la force de Samson après le coup de ciseau de Dalhila. L'association vivifie, l'isolement tue. Le castor gaulois acculé à cette heure sur les rives trop habitées du Gardon et du Rhône, y végète dé- plorablement, poursuivi sans relâche par l’homme et assailli de perpétuelles terreurs. Quel cerveau humain, si solidement trempé qu’on le suppose, résisterait pendant des siècles à l'influence abru- tissante d’un pareil genre de vie ! L'isolement a tué le castor de France. De dégradation en dégradation, l’intéressante et noble créature est passée moralement à l’état de rat d’eau. La succes- sion des étages de son terrier trahit encore les études de l’ancien ingénieur ; mais s’il se souvient parfois de son ancien talent de mineur, de charpentier, de maçon, c’est pour l’employer à la destruction des digues et des chaussées faites par l’homme, triste et stérile vengeance ! La fortune du castor de France nous révèle celle que l'avenir réserve au castor d'Amérique pour une époque plus ou moins éloignée. J'ai oui dire que l'intelligence de cette espèce supérieure avait déjà subi du fait de la persécution une atteinte mortelle. Grande et sainte leçon pour les hommes ! Confirmation solen- nelle de cette haute vérité philosophique que la misère et l’abru- tissement du travailleur sont fatalement au bout de toute in- dustrie morcelce. Combien de siècles écoulés aussi depuis que la race généreuse des faucons, à qui l'odeur cadavéreuse des cités soulève le cœur, a déserté le ciel de Paris ! A l’époque même des croisades, c’est-à- dire à la date de l’origine de l'institution, les fauconniers se plai- gnent de la rareté des faucons en France, et sont forcés de tirer leurs sujets de Grèce, de Norwège et d'Écosse. Aujourd'hui l’at- 134 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. mosphère française appartient en toute souveraineté aux noires bandes des choucas, des corneiïlles, des étourneaux et des pigeons ramiers. De sa maison de ville l'observateur n’aperçoit plus dans l'air que le rare et rapide sillage de la grande hirondelle des tours ou les évolutions capricieuses du pigeon culbuteur et le vol lourd des oiseaux de nuit autour des vieux clochers. Il est visible par le tableau qui précède que le proprede la ei- vilisation est de remplacer partout les nobles races par des es- pèces inférieures et chétives. Qui pourrait reconnaitre dans ces misérables conscrits de nos cités industrielles qui ne vont pas même à la taille de leur fusil de munition et qui s’en félicitent, qui pourrait, dis-je, reconnaître la race de ces Frances ou de cesGau- lois géants qui marchèrent de chez eux jusqu'à l’Asie-Mineure en chantant, et pillèrent en passant Rome et Delphes ? La civilisation a banni du territoire de France l'élan, le renne, le bison, lau- rochs, le daim, le cerf, le sanglier; elle a laissé s’y multiplier dans des proportions désastreuses le rat de Montfaucon et le lapin de choux. Ce n’est pas là un progrès. Encore si la multiplication du faisan, du paon, du dindon etde la pintade avait réussi à com penser tant de pertes! Mais l'homme civilisé n’est de feu que pour la sottise et la destruction; il estde glace pour le bien. Une administration intelligente et vraiment désireuse de s’im- mortaliser par de grandes choses devrait n'avoir qu'un seul but aujourd’hui. faire tomber les alouettes toutes rôlies dans la bouche du peuple ; ea la popularité la plus durable est celle qui se. base sur la gratitude de l’estomac. Si le roi chasseur Henri EV est demeuré dans la mémoire du peuple français pour avoir émis le simple vœu que l'immense majorité de ses sujets pût s'exercer les mâchoires, une fois par semaine, aux muscles filandreux de la poule au pot coriace, de quelles couronnes de lauriers ce même peuple ne couvrirait-il pas le chef de l'auguste monarque qui l'aurait soumis au régime du poulet rôti quotidien ! Et que dis-je, du poulet !.. mieux que cela s’il vout plait, au régime du faisan et de la bécassine, attendu que la bécassine et le faisan qui ne coûtent aucun frais d'entretien ni d'éducation à l'homme, doivent lui revenir à meilleur marché que le poulet. La même raison s'applique au sucre, qui devrait, dans l'état normal des choses, coûter deux fois moins cher que le pain àjpoids égal. Je LA FRANCE EUROPÉENNE. 135 n'ai jamais été gouvernement qu'une seule fois dans ma vie, en Afrique. Comme le prix de la viande de bœuf dépassait les - moyens de mes sujets (elle coûtait 2 fr. 40 e. le kilo), j'avais pris l'habitude de distribuer gratis deux ou trois fois par semaine une certaine quantité de perdrix et de bécasses ; mes sujets m'ado- raient. | de répète que je ne sais rien de plus facile à réaliser que ces utopies culinaires. Il ne s'agit, en efïet, que d'acclimater une foule d'espèces nouvelles et de multiplier les indigènes. Or, Bakewel, le plus grand homme qu'ait produit l'Angleterre, Bakewel, le sublime artiste qui entra si avant dans les secrets du Créateur, qui fit la chair vivante aussi docile sous la main de l'éleveur que l'argile sous le doigt du potier ; Bakewel, à qui la Grèce païenne eût bâti des autels, a résolu des problèmes bien autrement impossibles, et donné la réalité à des rêves bien au- trement chimériques. Un véritable ami des bêtes, un des maîtres les plus aimés de la science , M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire à présenté naguère à son gouvernement, qui ne lui en tiendra nul compte, un mé- moire d'un intérêt extrême où il est prouvé que la France ne saurait se passer plus long-temps d'une ménagerie d'acelimatation à fonder dans le midi de la France. Parce que le gouvernement français, qui n'a plus de honte, aime mieux s'occuper à fourbir des armes pour ses bons amis les jésuites de Suisse, que de tra- vailler à l'acclimatation de l'alpaca ou du lapir en France, ce ne m'est pas une raison de taire mes adhésions chaleureuses aux conclusions du mémoire précité. Je n'attendais pas moins d'un héritier de lillustre nom de Geoffroy Saint-Hilaire, du savant vrai, du professeur de haut titre qui marche avec tant de bonheur dans les sentiers de la gloire paternelle. Mais que parlais-je du travailleur soumis de par l'autorité d'un pouvoir paternel au régime du rôti de gibier quotidien? Et où avais-Je l'esprit pour oublier à ce point les principes politiques des gouvernements actuels et le temps où nous vivons. Le temps où nous vivons, c'est l'an de misère et de famin 1847... à l'heure où j'écris ces lignes (20 janvier), la mâle mort sévit sur les populations; le froid, la faim, fauchent à coups redoublés dans les rangs prolétaires ; la bienfaisance des com- 136 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. munes s'arrête épouvantée devant l’immensité du gouffre dévo- rant des besoins ; le riche se cache et tremble à l'aspect de tant de souffrances ; et le capital dans sa frayeur riposte par des ar rêts de mort aux accès de désespoir et de folie furieuse des tra- vailleurs affamés. Pour parer à tant de fléaux, la providence gou- vernementale à mis le ministère de l'agriculture aux mains d'un fabricant d’étoffes, complètement étranger au gibier et aux mois- sons, et qui ayant toujours entendu dire dans sa partie que les années de grandes chaleurs et de sécheresses excessives étaient éminemment favorables à la vente du blanc, n'a pas pu s'ima- giner qu'une telle température pût avoir sur les fruits de la terre une influence moins heureuse. Alors le pays s’est trouvé dépourvu aux jours du déficit, et l’imprévoyance criminelle du pouvoir à fait de la misère publique curée nouvelle au juif et à l'accapareur. Toujours le même refrain: Pauvre agriculture, pauvre France ! En attendant qu'une autre administration plus prévoyante et plus humaine s'occupe sérieusement de réparer et de compléter le mobilier zoologique de la France, voyons toujours le bilan des quadrupèdes mammifères du pays. Cette partie du mobilier zoologique de la France européenne, l'île de Corse y comprise, renferme soixante et quelques pièces. J'ai dit la fausseté des divers systèmes de nomenclature z0olo- gique adoptés par la science officielle. J'ai indiqué la vraie clas- sification, celle qui repose sur l’analogie des rapports passion- nels entre l’homme et les choses créées. Malheureusement je n'ai pas sous la main le tableau des 810 caractères humains pour pouvoir rapporter chaque pièce du mobilier zoologique à son titre caractériel, et il sera impossible d'écrire une nomenclature passionnelle des bêtes, avant que l'étude de l’homme ait été complétée, et le jeu de son clavier passionnel parfaitement cir- conserit et analysé. Je tâcherai néanmoins d'indiquer la méthode aussi souvent qu'il me sera possible de le faire en un traité de zoologie tronqué, où la série se trouve coupée à chaque instant par des lacunes. Je dirai le vrai nom, le titre caractériel de lin- dividu ou de l'espèce ; mais j'ai pensé que la méthode la plus simple, pour demeurer fidèle à la clarté et à l’analogie, était d'appeler d'abord un chat un chat, comme tout le monde, puis LA FRANCE EUROPÉENNE. 137 de faire sentir en passant l'insuffisance ou la fausseté de telle ou telle dénomination, enfin d'en indiquer une meilleure, basée sur l'appréciation raisonnée des titres passionnels. Je ne repousserai donc absolument que les noms par trop absurdes. La longueur que j'accorderai à l'étude des espèces sera proportion- nelle à l'importance du rôle que joue chacune d'elles dans l’his- toire de nos plaisirs et de nos intérêts. QUADRUPÈDES MAMMIFÈRES DE FRANCE. Les quadrupèdes mammifères de France sont au nombre de 62 environ, compris dans six séries, ornées de leurs groupes na- turels et de transition ou ambigus, dans l’ordre ci-après : Por- teurs (bêtes de somme) ; Ruminants ; Chasseurs (carnassiers) ; Proboscidiens ; Rongeurs, Cheiroptères. Les civilisés comptent six familles : Pachydermes, solipèdes, ruminants, carnassiers, rongeurs et insectivores. J'ai supprimé de mon autorité privée le pachyderme et l’insectivore, pour en faire une seule famille, celle des proboscidiens. La série des Porteurs est celle que les savants appellent la fa- mille des Solipèdes. Le solipède n'est pas, à mon avis, une des plus heureuses appellations du génie scientifique. Puisque tout le monde était convenu que quadrupède voudrait dire une bête à quatre pieds, il était évident que solipède ne pourrait jamais si gnifier qu'une bête à #n seul pied. Alors je ne comprends pas bien comment l'idée a pu venir aux savants de créer une série de quadrupèdes solipèdes, c’est-à-dire de bêtes à quatre pieds qui n'en ont qu'un seul. La science civilisée n’évite pas assez ces rap- prochements bizarres et qui font rire d’elle. Il en est de même de ce nom barbare de pachyderme donné au sanglier ainsi qu'à l'éléphant. Pourquoi cela pachyderme ? Parce que l'éléphant et le sanglier ont tous les deux le cuir très- épais, me répond-on ; — sans doute, mais est-ce qu’il n’y a pas entre l'éléphant et le sanglier un trait d'union plus proéminent ? Est-ce que chacune de ces espèces n’a pas un organe plus appa- rent et plus caractéristique que l'épaisseur de la peau et qui prouve mieux la parenté d’origine... un groin, une trompe, par 138 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. exemple. Eh bien! je dis que ce développement formidable de l'appareil olfactif, qui va me révéler les passions pivotales de ces bêtes, est le véritable signe qui doit les rallier. Alors je décore la série du nom de ce commun organe , et je l'appelle la série des proboscidiens où perteurs de trompe. Et comme je sais la signi- fication du groin par l’analogie , j'ai l'agrément de savoir à l’a vance que j'ai affaire à la tribu des êtres les plus sensuels, les plus laids et les plus voraces de la création, à la série des goinfres par excellence. Qui se douterait maintenant que cette création si peu raffinée provient en majeure partie des arômes du soleil ! C'est comme cela pourtant. e La série des porteurs français ne renferme que deux genres, le cheval et l'âne. Le mulet ne constitue pas une espèce, puis- qu'il ne se reproduit pas. Les chevaux nains de Corse et des Landes constituent de véritables variétés, puisqu'ils sont les pro- ductions d’une autre planète que Saturne, générateur du cheval. Deux genres, trois variétés. La série des Ruminants que j'aurais voulu baptüiser série des nourrisseurs où des vicelimes, du sort que la eruauté de l'homme et des autres animaux carnivores lui assigne, a été ainsi nom- mée par les civilisés de la faculté que possèdent les animaux de cette famille de remâcher leurs aliments (ruminer). Elle se bi furque en deux principaux groupes dits des cornus et des bran: chus. Je ne puis accepter la dénomination de solipède pour le cheval, ni celle de pachyderme pour le sanglier, mais je ne de- mande pas mieux que de m’arranger de celle de ruminant pour le bœuf et ses congénères. Le groupe des ruminants cornus prend son nom de son ar- mure de tête, vulgairement nommée corne, qui lui sert à la fois de parure et de défense. Cette corne est persistante, ce qui la distingue de larmure des ruminants branchus. On rencontre quelquefois néanmoins de bonnes familles de ruminants domes- tiques, qui par déférence pour leur maitre à qui déplaisait la corne, s’en sont débarrassés. Ce groupe ne compte plus aujour- d'hui en France que sept variétés, dont trois domestiques, le taureau, maxi de la vache et père du veau ; le bouc, mari de la chèvre et père du cabri ; le bélier, mari de la brebis et père de l'agneau. Le bœuf et le mouton ne sont pas des espèces parti- LA FRANCE EUROPÉENNE. 139 culières, au contraire ; ils ne sont que les oncles des veaux et des agneaux dont les taureaux et les béliers sont les pères. Qua- tre espèces vivent encore à l'état sauvage : le bouquetin des Pyrénées, souche du bouc domestique ; le moufflon de Corse, sou- che du bélier ; le chamoïis et l’isard, qui ont peut-être bien aussi de vieux liens de parenté avec la chèvre. Absents pour cause de destruction, le bison et l'aurochs. Le groupe des ruminants branchus reçoit son nom de son ar- mure de tête comme celui des cornus, Cette armure a été appelée bois parce qu'elle semble végéter et se ramifier eomme une branche. Elle est caduque, c'est-à-dire qu’elle tombe et repousse tous les ans à une époque fixe. Le groupe des branchus de France a, comme celui des cornus, de grandes pertes à déplorer. I regrette l'élan et le renne et ne comprend plus aujourd'hui que trois espèces, le cerf, le daim et le chevreuil. Encore le cerf et Le daim ne figurent-ils que pour mémoire dans le catalogue du mo- bilier zoologique de la France. Je viens d'apprendre, par la lec- ture du mémoire intéressant de M. Isidore Geoffroy Saint-Hi- laire, que F'acclimatation du cer f-cochon de Inde était déjà une question résolue. Il y aura à tenir compte d’une troisième division, celle des genres d'ambigu, des Ruminants sans bois n1 cornes, le droma- daire, la vigogne, etc., lorsque ces espèces auront été naturalisées en France. Mais n'oublions pas de mentionner la tentative in- fructueuse de l’empereur Napoléon pour naturaliser le droma- daire dans le département des Landes. Le dromadaire est em- blème d’esclavage patriareal. C'est la grande raison qui me fait douter & priori qu'il réussisse jamais à s’acclimater sur le sol de la France, terre d'Evangile et de liberté, à moins que la race jui- ve, qui n'a pas encore déserté le patriarcat, ne s'implante décidé- ment sur ce sol en souveraine absolue, comme a fait la race fran- que. Probablement que beaucoup d'écrivains politiques qui ont écrit sur les dangers de l’inféodation des voies de commuuication aux juifs n'ont pas prévu le danger que je signale comme une fatale conséquence de la concession des chemins de fer aux com pagnies privées. Nombre des espèces actuelles de la série des victimes ou des A A EL AR NS 5 8e alain cuit Medio 4140 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. La série des quadrupèdes chasseurs où carnivores, vivant ex- clusivement de chair, de proie ou de rapine, se décompose en trois groupes principaux et se rallie aux autres séries par deux groupes ambigus. Premier groupe, dit des forceurs, ou des chasseurs proprement dits, animaux doués d’un odorat puissant, d’un jarret d'acier et d'une intelligence supérieure, et qui s'associent pour chasser. Trois espèces : chien, loup, renard. Groupe des Félins ou des quetleurs, bêtes paresseuses , chas- sant isolément , s’approchant de leur proie en rampant, la sur- prenant, mais ne la forçant pas. Trois espèces, le lynx, le chat sauvage et le chat domestique. Ces deux dernières espèces n’en font qu'une seule à bien dire, les individus des deux famiiles ayant toujours conservé entre eux des relations intimes. Je répète que je ne doute nullement que le chat cervier du nord ait vécu autrefois dans nos forêts, ainsi que le glouton. Deux guetteurs. Groupe des égorgeurs ou des buveurs de sang (mustéliens), animaux reconnaissables à leur museau pointu, à leur étroit corsage, à leur odeur fétide ; les plus féroces et les plus sanguinaires de tous les animaux, préférant le sang à la chair. Les égorgeurs égorgent pour le plaisir d’égorger, et s’enivrent avec délice du sang de leurs victimes qu'ils saignent à la jugu- laire, en véritables praticiens. Huit espèces, dont une seule do- mestiquée, martre, fouine, putois, vison, furet, belette, hermine et herminette. Un genre ambigu, le chasseur de poisson, la loutre, animal amphibie destiné à suppléer le chien de pêche. Espèce unique. Enfin le groupe des ambigus Dormeurs où des Paresseux, chasseurs assez friands de chair, mais qui s’accommodent tout aussi bien de fruits et de miel et qui dorment sur leur graisse une grande partie de la froide saison. Deux espèces, l'ours et le blaireau. Les civilisés dans leurs nomenclatures appellent ce genre-là des plantigrades, qui marchent sur Les plantes, pour les distinguer des digitigrades (chien, chat), qui marchent sur les doigts. J’aitrouvé cette distinction insuffisante comme celle de mustéliens qui veut dire un rat allongé. Égorgeur ou buveur de sang vaut mieux sans contredit. Nombre total des espèces de la série des chasseurs, .:.. .. . RUSSES LA FRANCE EUROPÉENNE. A41 Sériedes proboscidiens où des goinfres. Omnivores hideux doués d'une voracité et d’une sensualité sans égale, préférant la nourriture animale, mais faisant ventre de tout. Caractère dis- tinctif de la famille : le groin, signe de luxure, d’avarice et d’im- mondicité. D'où le nom de proboscidiens. Cinq groupes: sanglier-porc, hérisson , taupe (2 variétés) , desman, musaraigne (3 espèces). Nombre total des espèces de la série. . . . . . . . . . . 9 Série des Rongeurs. Je conserverai volontiers à la série des Rongeurs le nom qu'elle tient de la science civilisée, bien que ce- lui de Ravageurs en dise plus. C’est la famille naturelle qui compte le plus d'espèces en France: elle renferme trois groupes principaux et se rallie à toutes les autres séries par une foule d’am- bigus. Les deux caractères distinctifs du Rongeur sont de porter à chaque mâchoire deux dents incisives d’une longueur démesurée, puis d’avoir le train de derrière beaucoup plus élevé que celui de devant. En outre, chez la plupart des espèces, les pattes de devant qui sont de beaucoup plus courtes que celles de derrière, tendent à se rapprocher par leurs fonctions de la main des quadruma- nes. Le premier groupe des Rongeurs, le plus intéressant de tous à beaucoup près, est celui qui renferme les deux espèces du lièvre et du lapin, deux autres tribus de victimes. Le deuxiè- me groupe est celui des grimpeurs vivant sur les arbres, rongeurs frugivores doués pour la plupart de l'instinct de pré- voyance, enfouissant des provisions pour l'hiver ou bien s'en- gourdisssant par le froid : l’écureuil, le loir, le lérot, le muscar- din. Le troisième groupe, dit des cannibales, comprend les Ron- geurs vivant sous terre, émigrant à des époques fixes et se dévo- rant avec bonheur les uns les autres, à l'instar des Barbares : Six espèces : le hamster, surmulot (rat de Montfaucon), ratbrun, souris, campagnol (mulot). Le rat d’eau, qui n’a point de mem- brane à la patte, constitue cependant une espèce particulière. La série des Rongeurs se rattache à celle des carnassiers dor- meurs (blaireau) par la marmotte; à celle des carnassiers pêcheurs par le castor. Le cabiai, rongeur sans queue, est ambigu entre le rat et le lapin, entre les herbivores et les omnivores... Nombre total des espèces de la série des Rongeursr.. . . 15 Reste enfin la grande tribu des Cheiroptères ou des chauves- 14% ZOOLOGIE PASSIONNELLE. souris, ambiguë des mammifères aux oiseaux, et qui comprend au moins une dizaine d'espèces, Vespertilions ; Oreillards, Rhi- nolophes , Noctule, Sérotine, Pipistrelle, Barbastrelle, ete. Total général des quadrupèdes mammifères de France. , . 62 Pour procéder avec ordre et clarté en notre travail, nous divi- serons en quatre principaux chapitres l'histoire des soixante- deux quadrupèdes mammifères de France. Le premier de ces chapitres sera consacré à l’histoire des animaux ra/liés à l'homme, auxiliaires où domestiques. Le second traitera des bêtes qui ne se chassent pas; le troisième des bêtes qui se tuent mais ne se chassent guère ; le quatrième enfin du courre , c’est-à-dire des bêtes qui se forcent et ne se tuent pas. CHAPITRE HE. Des animaux ralliés à l'homme; les Auxiliaires ; les Domestiques. L'ambition secrète de tous les animaux est de se rallier à l’homme, leur souverain légitime... et cependant jusqu’à ce jour, le chien est peut-être le seul qui ait eu le courage de son opi- nion! Toutes les bêtes, à de rares exceptions près, oiseaux et quadrupèdes, désirent sincèrement fraterniser avec l’homme , et c'est tout au plus si, depuis six mille ans, et sur quelques mil- liers de bêtes, l'homme a su en amener une quarantaine à lui ! Je ne sache pas de condamnation plus sanglante de la phase sociale actuelle que ce simple rapprochement de chiffres. L’im- puissance du Civilisé à rallier les bêtes est la démonstration la plus géométrique du caractère subversif de la civilisation. Je vois tous les jours jeter la pierre au zèbre pour son humeur insociable et farouche, pour son indomptabilité et son horreur invincible du travail. Le zèbre est l'emblème du Sauvage ; il par- tage ses répugnances profondes pour le travail civilisé et affecte de se tatouer comme lui. J'avoue que je ne comprends pas ces reproches, et que je trouve parfaitement légitimes, au contraire , les répulsions et les mépris du zèbre pour les hommes du temps actuel. Comment! voici un animal qui a recu le jour dans le pays des Hottentots, des Namaquois ou des Amazoulous, les'plus affreu- ses gens du monde; qui n’a eu sous les yeux pendant toute la du rée de son bel âge que des scènes de carnage et d’anthropophagie propres à soulever le cœur; qui, transporté en Europe par un 144 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. concours singulier de circonstances douloureuses, y a été témoin des supplices barbares que l'homme a lhabitude d'infliger aux malheureuses créatures qui ont eu l’imprudence de se fier à lui. cet animal ne s’éprend pas à cette vue d’un subit amour pour l'espèce humaine et ses institutions. et l'espèce humaine s'étonne et traite de stupide l'animal réfractaire ! Pardon, messieurs , par- don , mais ici le plus âne des deux n’est pas celui qu’on pense, et je joins courageusement ma protestation contre le travail ré- pugnant à celles du sauvage et du zèbre; et aussi long-temps que l'association des forces actives de la société n’aura pas affranchi le travailleur de l’oppression du capital, moi aussi je soutien drai que la plus terrible imprécation à adresser à un ennemi est celle du zèbre : Puisses-tu étre réduit à labourer un champ ! Les animaux ralliés à l’homme se divisent en deux catégories : celle des Auxiliaires, qui mettent toutes leurs facultés au ser- vice de l’homme, comme le chien et le cheval ; celle des Zomes- tiqués ou apprivoisés, qui se contentent de vivre sous ses lois, et de lui apporter le tribut de leur toison ou de leur chair. Les Auxiliaires sont au nombre de six en France : le chien, le che- val, l’âne, le taureau, le chat et le furet. Les domestiqués comptent cinq espèces : la chèvre, la brebis, le pore, le lapin, le cabiai. LE CHIEN. Au commencement Dieu créa l’homme, et le voyant si faible, il Jui donna le chien. Il chargea le chien de voir, d'entendre, de sentir et de courir pour l’homme. Et pour que le chien fût tout entier à l’homme, il le titra ex- clusivement en amitié et en dévouement, affections du mode majeur. I lui mit au cœur le plus profond mépris pour les joies de la famille et de la paternité. Il borna chez lui le sentiment d'amour à l'instinct brutal de la reproduction. I laissa les pas- sions inférieures, l'amour et le familisme, à la race canine infé- rieure, au renard si cher à l'Anglais. Le chien, qui est le plus docile, partant le plus intelligent de DES ANIMAUX RALLIÉS A L'HOMME. 445 tous les animaux, n’eut garde de désobéir à la volonté de Dieu. Il se fit le serviteur dévoué, le sergent de ville de l’homme. Le chien est, dans toute société fondée sur la propriété indivi- duelle, comme la nôtre, le gardien vigilant et le défenseur héroï- que de ce qui s'appelle l’ordre public et la propriété. Voyez cette lourde diligence qui descend avec fracas la rue de la Cité, mena- çcant d’écraser les passants et d’écorner les boutiques ; le chien s’élance avec fureur à la tête des chevaux pour arrêter leur mar- che ; il mord les roues qui lui passent quelquefois sur le corps ; le fouet du postillon ne saurait l'empêcher de faire son devoir. C'est que l'allure désordonnée de la bruyante machine trouble le repos public et compromet la sécurité des citoyens. Marchez au pas, 07 ne vous dira rien. Ce citoyen à la voix rauque, porteur de vêtements délabrés, à la mine peu rassurante pour la propriété.…., le chien l’aborde ru- dement pour lui demander son passeport. Mais comme la majorité a ses principes, la minorité aussi a les siens, et toutes deux ont leurs chiens à qui elles ont appris à vénérer leurs institutions. Le chien du fraudeur professera donc en matüère d'ordre public et de commerce des principes diamé- tralement opposés à ceux du chien de la douane. Il verra dans , l'habit vert de cette institution l'uniforme de l'ennemi commun et le maudira dans son cœur. De même le chien du truand ne jappera qu'aux gens bien mis. Le chien n'entre pas dans la dis- cussion de la question de droit; son devoir est d’obéir et de se taire, il obéit sans murmurer. Le chien est la plus belle conquête que l’homme ait jamais faite, n’en déplaise à M. de Buffon. Le chien est le premier élé- ment du progrès de l’humanité. Sans le chien, l’homme était condamné à végéter éternelle ment dans les limbes de la Sauvagerie. C’est le chien qui fait pas- ser la société de l’état sauvage à l’état patriarchal, en lui don- nant le troupeau. Sans le chien pas de troupeau ; sans le trou— peau pas de subsistance assurée ; pas de gigot ni de rosbif à volonté, pas de laine, pas de burnous, pas de temps à perdre, pas d'observations astronomiques, pas de science, pas d’indus- trie. C’est le chien qui a fait à l’homme ces loisirs. L'Orient est le berceau de la Civilisation, parce que l'Orient est la patrie du 10 146 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. chien. Otez le chien de l'Asie, et l'Asie n'est plus que l'Amérique; le Romain, le Grec, l'Égyptien, le Chinois ne sont plus que des Atzèques (mexicains) et des Péruviens. Ce qui constitue toute la supériorité de l'ancien continent sur le nouveau, c’est le chien. À quoi se bornent, en effet, tous les efforts d'intelligence, tous les travaux du Mohican qui ne peut vivre que de chasse ? — A étudier le grand art de dépister et de suivre le gibier ou l'ennemi. Or, un jeune basset en sait autant et plus en cette science diffi- cile, au bout de six mois d'étude, que le sauvage le plus habile au bout de quarante ans. Les indigènes de l'Orient, qui avaient le chien, ont donc été dispensés de se livrer aux pénibles travaux qui absorbaïent tout le temps et toutes les facultés des Peaux Rouges ; ils ont eu du temps de reste et ils ont pu l'employer à créer l’industrie, Voilà l’origine des arts et des métiers; voilà toute la différence entre l'Ancien et le Nouveau Continent. Les historiens ont écrit des milliers de volumes sur celte grave ques- tion sans arriver à la découverte de cette vérité si simple ; et de braves anatomistes continuent à disséquer des crânes d'Améri- cains pour y chercher la cause de l'infériorité de cette race, sans se douter qu’ils sont à cent lieues de la solution du problème. A côté de cette solution anthropologique si neuve et si lumi- neuse, vient se loger une autre observation qui m'est également personnelle, c'est que l’anthropophagie est un mal endémique aux contrées déshéritées du chien. Pourquoi ne rencontre-t-on jamais l’anthropophagie chez les peuples pasteurs, chez le Chaldéen, l'Égyptien, l'Arabe, le Mon- gol, le Tartare? — Parce que le lait et la chair des troupeaux, dont le chien fit don à ces peuples, les préservent toujours des tentatives criminelles de la faim. IL est évident que l'anthropophagie est née d’une excessive frin- gale combinée avec l'habitude du régime de la viande. Un jour que la proie était rare et que la faim mugissait dans leurs en- tailles, il arriva que deux hordes de chasseurs se rencontrèrent à la poursuite du même animal, et qu'il y eut guerre entre elles. On se battit, on se tua, et les cadavres des vaincus remplacèrent naturellement au foyer des vainqueurs les cadavres du gibier absent. Puis la fureur de la vengeance sanguinaire s'en mêla, l'ivresse de la victoire aussi; le fait, consacré par la tradition, s’in- DES ANIMAUX RALLIÉS A L'HOMME. 147 crusta dans les mœurs, et l’on sait ce qu’il en coûte pour déra- ciner les mauvaises habitudes. Les sauvages de l'Amérique sep- tentrionale n’ont complètement renoncé à l'usage de faire rôtir leurs ennemis que depuis qu'ils ont été mis en possession du chien et du cheval. Et encore la fameuse réponse du chef indien à M. de Humboldt prouve-t-elle la vivacité des regrets qu'a lais- sés dans les estomacs des infortunés cannibales le souvenir des banquets d'autrefois (1). La preuve que c’est l'absence du chien qui a livré les popula- tions de l'Amérique centrale au démon de l’anthropophagie ou cannibalisme, c’est que l'horrible coutume n’a jamais envahi la hutte de l'Esquimau qui habite cependant la contrée la plus sep- tentrionale du nouveau continent, c’est-à-dire celle où l'empire de la faim est le plus rude et devait fournir à la fureur des en- trailles plus d'occasions de se manifester. Je ne vois qu'une rai- son pour expliquer l'anomalie monstrueuse que présente la com- paraison des mœurs de l’'Esquimau et du Caraïbe : l’Esquimau a joui de l'assistance du chien de temps immémorial, le Caraïbe n'eut pas le bonheur de le connaitre. Remarquons maintenant que les mêmes causes ont produit les mêmes résultats dans les deux continents, que l’anthropophagie s’est arrêtée sur le seuil glacé du Lapon, de lOstiack, du Samoïède, riches du chien, tan- dis qu’elle incendiait de ses fureurs sanguinaires les habitants des îles fortunées de l’Equateur, Bornéo, Célèbes, Timor, etc., où fleurit la muscade, mais où manque le chien. Je demanderai, à ce propos, à ne pas joindre mon anathème à ceux que la fausse morale et la fausse philanthropie ont lancés si souvent contre F'anthropophagie. L'anthropophagie est une des maladies de la première enfance de l'humanité, un goût dépravé que la misère explique, qu'elle ne justifie pas; c’est une courte folie provoquée par la faim ; mais il bien faut que l'humanité passe par la phase de la disette pour arriver à celle de l'abon- dance. Plaignons le cannibale et ne Fl'injurions pas trop , nous (1) Tout le monde a entendu citer cette réponse éloquente. L'illustre voya- geur européen demandait à ce chef indien, l’un des principaux licutenants du farouche T'ecum Seh, s'il avait connu dans la guerre de 1816, un officier américain qu'il lui nommait : — Beaucoup, répondit l'Indien, j'en ai mangé. 148 ZOOLOGTE PASSIONNELLE. autres civilisés qui massacrons des millions d'hommes pour des motifs certes moins plausibles que la faim. De toutes les guerres que se font les hommes, celle où l’on se mange est la seule que je comprenne. J’excuse tous les coupables qui ont faim, parce que la première loi pour tous les êtres est de vivre, et qu'il est naturel qu'un homme tue son semblable quand il est per- suadé que la mort de son semblable est indispensable à son salut. Tous les jours ces principes-là sont mis en pratique chez les nations civilisées, et les Géricault, les Delacroix, les Eu- gène Sue ont fait, avec l'application d’iceux dans les cas déses- pérés de naufrages, des chefs-d'œuvre admirables, et l’opinion publique plaint plus qu’elle ne condamne les malheureux af- famés de la Méduse et de la Salamandre. Hugolin mangeant ses enfants pour leur conserver un père inspire autant et plus de pitié que d'horreur. Le mal n’est pas tant de faire rôtir son en- nemi quand il est mort que de le tuer quand il ne veut pas mourir. Et la preuve que le crime ne consiste que dans la ma- nière d'envisager la chose, c’est que les mêmes moralistes qui blâment si fort le sauvage affamé de s’assimiler la substance de son ennemi sous forme de rosbif ont fait de la reine Artémise le modèle de l’amour conjugal pour avoir avalé son mari en pilules. Où il y a crime impardonnable , folie furieuse poussée jusqu'à la septième puissance, c'est dans la guerre à coups de canon que se font entre eux des peuples civilisés, comme les Français, les Anglais, les Prussiens, les Russes, qui n'ont pas faim les uns des autres. La guerre est la plus atroce de toutes les folies hu— maines ; mais la plus ridicule de ces atrocités est à coup sûr celle où l’on tue sans appétit, pour le seul plaisir de tuer; où les ennemis se saluent courtoisement avant de s’égorger; où les vainqueurs, après la bataille, s'occupent philanthropiquement à raccommoder les jambes aux vaincus, comme s’il n'eût pas été plus simple de ne pas les leur casser d’abord. Hélas ! Foi- seau de proie et le tigre, qui sont forcés de vivre de chair, donnent tous les jours de fières lecons d'humanité à l'homme. Ils ne se chassent pas entre eux, et ils ne tuent que pour assouvir leur faim. Castagno, mon chien braque, est intimement persuadé que je calomnie mon espèce, quand je lui raconte certaines extravagances humaines. DES ANIMAUX RALLIÉS A L'HOMME. 449 Le chien ne s'est pas contenté de donner le troupeau à l’homme ; il s’est constitué le gardien et le défenseur du don qu'il nous a fait. Les ennemis du droit de propriété, qui ne voient dans la propriété individuelle que ses abus et qui ne veulent pas convenir que l'ambition de la propriété est aussi un des stimu- lants les plus actifs du travail humain, ont peine à pardonner au chien ses sympathies ardentes pour la législation romaine. C'est une ingratitude à eux. Le chien, qui défend le mouton et le che- val contre la dent du loup, travaille pour toute la société et non pas pour un homme. Ce n'est pas de sa faute si l’homme abuse des richesses qu’il lui a mises dans les mains. La passion de la chasse est la dominante caractérielle de la race canine. Le chien, le loup, le renard, les trois seules espèces de Jorceurs que possède la France , emploient le même système de chasse. Ils s'appellent et se réunissent pour attaquer une bête, quand l'importance de cette bête exige la réunion de plusieurs. On connait les refuites de l’animal ; on les a étudiées; on se porte aux endroits où l'on a la certitude de le voir passer, pour l’appré- hender au corps. Pendant que les uns sont en embuscade, les au- tres mènent à voix pour indiquer à leurs complices la direction de l'animal poursuivi. Quand on ne réussit pas à prendre ainsi la bête chassée par surprise, on cherche à la forcer. Les loups, qui ont très-peu d'amis en France et qui sont obligés d'apporter dans toutes leurs démarches une excessive prudence , chassent presque toujours à la muette. J'ai été plusieurs fois en position d'admirer la profondeur de leurs combinaisons stratégiques ; c’est effrayant de sagacité et de calcul. Tous ces animaux-là, le loup surtout, pratiquent de temps immémorial le procédé du relai. Le relai est une escouade de chiens ou de loups frais qui se tiennent sur le passage présumé de la bête de chasse pour relayer les chasseurs fatigués, de manière à ne pas laisser à la malheureuse victime un moment de repos. Il n’est pas un habitant des forêts de France qui n'ait entendu chasser de nuit le renard. Le ra- mage du chacal est le charme des nuits d'Algérie pour les ama- teurs qui chérissent ce genre de concerts. On rencontre tous les jours dans les forêts et dans la plaine une foule de chiens de toute espèce , qui profitent de la dangereuse liberté que leur laissent leurs propriétaires pour se remettre à la pratique de la méthode 150 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. naturelle. Souvent le pacte se conclut entre individus qui se con- naissent à peine, mais qui n'ont eu besoin que d'un seul mot pour s'apprécier et se comprendre. Le chien sauvage, ou plutôt le chien revenu à la sauvagerie, celui qui habite les pampas de l'Amérique méridionale ou les terres du tap de Bonne-Espérance (ainsi nommé de la violence des tempêtes qui règnent en ses parages), le chien sauvage est le plus habile et le plus amusant de tous ces carnassiers coureurs. Les chasseurs de ces diverses contrées tiennent en haute estime ces transfuges de la civilisation et cherchent à s'emparer des por- tées des lices. Ainsi pourrait-on faire dès aujourd'hui des portées de la louve en France pour dresser le louveteau au service de l'homme, car le loup est éminemment susceptible d’attachement et d'éducation. Le premier chien qui chassa en compagnie de l’homme fut un lévrier fauve, de ceux qu’on voit encore en Syrie, en Algérie, en Égypte, et qui coiffent le sanglier ; moins évidés que nos belles races de lévriers d'Espagne et plus voisins du loup et du chacal. Le type du chien primitif se retrouve quelquefois admirablement conservé dans le chien de berger européen. C'est un animal leste et taillé pour la course : poitrine haute, ventre avalé , démarche oblique, oreilles fines et droites, mine éveillée, spirituelle. La nature l’a doté d’une robe à poil rude, d’une vue percante, d’un odorat exquis, d’une mâchoire de diamant et d’un jarret d'acier; sa queue fourrée balaie la neige, ses yeux flamboïent dans les té- nèbres ; il tient et au-delà les promesses de sa mine. Tous les chiens de chasse que possède l’homme aujourd'hui lui provien- nent de cette espèce. Je ne parle pas des chiens amphibies comme celui de Terre-Neuve ou des Esquimaux. La coiffure de chaque race raconte l'influence de la civilisation sur elle : plus l'oreille est fine , rabattue et tremblante , plus l'animal s'éloigne du type primitif; plus elle est droite, plus il se rapproche de ce type. C’est, comme on sait, tout le contraire pour le cheval, dont Fo- eille s’infléchit sous l'influence de l’état sauvage et se raffine et se redresse à mesure que l'éducation perfectionne ses formes. Tous les chiens sont plus ou moins chiens de chasse. Tous les chiens de chasse sont des chiens courants. Le véritable instinct du chien d'arrêt se révèle dans ses rêves. J'ai possédé long-temps DES ANIMAUX RALLIÉS A L'HOMME. 151 une chienne épagneule parfaitement dressée et parfaitement muette, qui n'avait jamais aboyé qu'une seule fois dans sa vié (après une maison). À peine s'endormait-elle cependant que son imagination l'emportait en des courses furibondes à la suite de gibiers fantastiques. Il fallait l'entendre alors oublier les préceptes de l'homme pour ne plus se souvenir que de ceux de la nature et donner à pleine voix. Le vrai chien de chasse étant le chien courant, la vraie chasse est la chasse à courre. C'est aussi la chasse par excellence, la chasse francaise, la chasse royale, la chasse où le chien est tout, l’homme rien. Un chasseur qui respecte ses chiens ne leur fait pas l’affront de leur apporter le secours de son arme. M. le comte de Reculot, gentil- homme bressan d'avant 89, veneur de la vieille roche, avait un fils aujourd'hui existant, veneur passionné comme lui, mais de plus tireur habile, et qui avait eu quelquefois le tort d'essayer là portée de son fusil sur une bête de chasse. Le père, pour ce crimé, avait baptisé l'héritier de sa race du nom de Fusillaut. disait en plaisantant que c'était le plus mauvais chien desa meute. U n'y à qu'une excuse pour légitimer l'emploi du fusil à la chasse aux chiens courants, c'est la misère ; mäis cétte excuse en vaut cent. Tout le monde n’est pas roi, grand-duc où banquier israélite pour avoir les moyens d'entretenir une meute. Mais parce qu'on n’est ni roi, ni duc, ni banquier juif, ce n'est pas une rai- son pour renoncer au plaisir de la chasse; ét ce ne serait pas la peine de faire des révolutions, si les révolutions ne donnaient pas à tous les citoyens le droit de chasse. La chasse à courre, la seule dont nous ayons à nous occupét dans ce premier volume, n’est donc que le perfectionnement dé la chasse naturelle, de là chasse que pratiquent le chien sauvage et le loup abandonnés à leurs propres instincts. La chasse à courte, c'est la chasse où l’on force. On force le cerf, le daim, le chevreuil, le sanglier, le loup, lé lièvre ; on force avec des chiens courants ou avec des lévriers. Un chapitre spécial est consacré dans ce livre à la chasse de chacuné des bêtes ci-dessus. Il faut une meuté particulière, qu'on nomme un équipage , pour chaque bête que l'on veut chasser. L'équipage pour la chassé 152 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. du sanglier ou béle noire, ou vautrait, s'appelle équipage de vautrait ; tous les autres prennent leur nom de la bête pour la- quelle ils ont été spécialement montés, équipage, meute de cerf, de loup, etc. Une bonne meute pour cerf et sanglier ne doit pas compter moins de quatre-vingts chiens, car le cerf et le sanglier sont des animaux fort méchants, qui se défendent quand on les attaque, et qui ne meurent pas toujours sans vengeance. Or, il faut que le veneur comble les vides de son équipage, à mesure que se font ces vides. Les meutes pour loups et lièvres peuvent être moins nombreuses. J’ai vu tuer trente loups en une saison avec une meute de douze chiens. Une meute exige pour son service un nombre plus ou moins considérable de piqueurs et de valets de chiens. Le piqueur, qui est le pivôt de la chasse à courre, est l’homme qui est chargé de faire le bois, c’est-à-dire d'examiner la rentrée des animaux au buisson et de les détourner ou de les rembücher. Détourner ou rembücher un animal, c’est avoir connaissance de l’enceinte où l’animal s’est couché pour passer la journée. On rembüche un animal par la simple inspection du pied, quand il y a assez de boue ou de neige pour indiquer la rentrée d’un animal dans une en— ceinte. Voici des pieds qui entrent et qui ne sortent pas, donc l’ani- mal est ici; voici tant de pieds entrés, tant de pieds sortis. qui de douze Ôte quatre, reste huit. Le plus souvent, et presque toujours en été, le rembüchement s'opère à l’aide du limier. Le limier est un chien courant doué d’une haute intelligence et d’une grande subtilité d’odorat, qui aide le piqueur à faire le bois et qui lui in- dique par une foule de démonstrations silencieuses et en pesant sur la laisse par laquelle il est tenu, le passage par où l'animal est entré récemment dans l'enceinte. A cette place, le piqueur fait sa brisée, c’est-à-dire qu'il casse une branche dans la cépée pour reconnaitre la place. La brisée faite, le piqueur tourne l’enceinte, et si le limier n'indique pas la sortie par des démonstrations semblables à celles de tout à l'heure, s’il continue au contraire à lever le nez vers l'enceinte que l'on tourne et à vouloir y péné- trer , la besogne est faite, la bête est rembüchée ou détournée. Le piqueur juge par le pied, par les fumées où laissées, par la hauteur à laquelle les branches ont été froissées par l'animal, de DES ANIMAUX RALLIÉS A L'HOMME. 153 sa taille, de son âge et de son embonpoint. Il fait son rapport et vient le présenter au maître d'équipage au lieu du rendez-vous. Le talent du piqueur exige une étude approfondie des mœurs de chaque animal qu'il attaque ; il doit connaitre à ses allures son caractère accommodant ou farouche, sa pesanteur ou sa légèreté, et indiquer d'avance ses refuites pour qu'on poste les relais sur le passage de la bête. On voit d'ici quelle immense part de respon- sabilité pèse sur le piqueur. Honte et malheur à lui s’il ne #rouve pas ; si ayant trouvé, 1l ne détourne pas ; si ayant détourné , il a fait erreur sur le sexe, l’âge, la taille de l’animal! Les gens super- ficiels, les veneurs de salon, ont tort de se railler des airs d’impor- tance que s’arrogent parfois les piqueurs. Si l’orgueil est permis à quelqu'un au monde, c’est au piqueur, à qui le stimulant de la gloire est plus indispensable qu'à personne pour le faire passer par-dessus les déboires attachés à sa profession. Les grands- veneurs de France ont toujours accordé à leurs piqueurs le droit d'orgueil et de familiarité. Le piqueur représente le falent dans l’industrie de la chasse, les chiens représentent le éravail, le ri- che veneur, hélas! le maitre d'équipage, ne représente que le capital, pauvre représentation dans une industrie où tout est art, poésie, entraînement, enthousiasme. Les véritables veneurs ne dédaignent pas de se charger, à l'occasion , de l'office de piqueur. Le dernier des Condé aimait à faire le bois lui-même. J'ai vu le duc de Nemours à l'ouvrage dans la forêt de Fontainebleau, à cinq heures du matin. Le valet de chien est l’homme attaché à la conduite de la meuté et chargé d'exécuter les ordres du piqueur. C’est lui qui couple et découple les chiens , qui divise la meute et mène les re- lus aux endroits indiqués. Le rapport fat, ou les rapports, s’il y a plusieurs animaux rembüchés, le maître d'équipage décide à quelle brisée on ira attaquer, brisée de Firmin, brisée d'Antoine ; la brisée porte le nom du piqueur qui a détourné un animal. Le maître d'équipage fixe également le nombre des chiens à donner à l'attaque. L'or- dre donné, on découple sur la brisée. Quelquefois le piqueur en- tre sous bois avec son seul limier, approche de tout près l'animal au repos ; le limier donne quelques coups de voix, la meute par- faitement créancée se rallie à cette voix bien connue, et la bête = 154 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. est lancée, Plus souvent on fait attaquer par des chiens de choix appelés chiens de tête. Une meute bien créancée est celle qui se rallie sur la voix des chiens de tête. C’est une armée qui a foi dans le courage et dans le talent de ses chefs et que la confiance conduit à la victoire. Quelquefois tous les chiens sont donnés à la fois à l'attaque, il n’y a pas de relais ; on dit alors que la bête a été chassée ou prise de meute à mort. Aussitôt que la bête est lancée, piqueurs'de sonner la fanfare du lancer et veneurs de pren- dre le galop. À la fanfare du /ancer succède celle du bien aller qui annonce que la chasse marche bien, qu'aucune difficulté ne se présente encore, que les chiens sont tous sur la voie de l’ani- mal. Une trompe, deux trompes sonnent là vue (ou la vue); la fanfare de là vue annonce que la chasse s'emporte vers telle ou telle direction. Tout d’un coup les voix éparses de la meute sem- blent se confondre et se condenser en un hurlement formidable et le bruit n'avance pas; c’est le dix cors ou le quartan qui fait tête. Des gémissements plaintifs ont percé à travers les ac- cents de la fureur, c’est que le sang a déjà coulé et que le drame prend couleur. Hola ! hé! mes bellots ! Sonnez, sonnez fanfares, c'est le moment d'encourager les chiens ! Les voix se faisent- elles au contraire. les chiens affairés semblent-ils interroger l'air, les branches, siffler d’impatience, tourner et retourner sur leurs voies, c’est un défaut. L'animal a donné change, c'est-à- dire qu'il a fait bondir une autre victime à sa place et qu'il s'est rasé dans le buisson qu’occupait celle-ci, ou bien il a rebattu ses voies ; la fanfare sonne le hourvart. Le défaut est-il relevé, la partie recommence, le bien aller, là vue; ce sera le bat l’eau, quand le cerf aura pris l'eau, se sera jeté dans l'étang ; puis l’hallali sur pied, quandle cerf, le dos arqué, la langue pen- dante, sera sur ses fins, qu'il s'acculera pour attendre la meute de pied ferme et pour vendre chèrement son dernier souffle de vie; puis l'halla!i à terre, le dénouement du drame, quand la noble bête sera tombée sous la rage de ses nombreux ennemis , puis enfin la ewrte. Maintenant, peuplez la forêt de cavalcades d'amazones échevelées, courant à toutes brides par les vertes al- lées de chênes, escortées de leur galant cortège de veneurs aux brillants uniformes , et franchissant à l'envi l’une de l’autre fossés, roches et troncs d'arbres, et se pressant, se distançant pour DES ANIMAUX RALLIÉS A L'HOMME. 155 arriver les premières à la inort... faites se gonfler et se renvoyer par les échos des monts les clameurs de la meute ardente ac- compagnées du tapage étourdissant des fanfares, des hennisse- ments belliqueux des coursiers, du pétillement des fouets , des hurlements douloureux des chiens blessés, des cris de guerre des piqueurs; prenez pour théâtre du drame quelque vallon enchanté au sein d’une riche nature, un étang de la reine Blanche (1) que dominent de toutes parts de verdoyants côteaux ; que les vents fassent silence aux bois, qu'un doux soleil d'automne colore la scène de ses lueurs empourprées, ses dernières splendeurs.. et vous aurez placé sous les regards du poète un des plus nobles et des plus émouvants spectacles qu'il lui soit donné de contem- pler ici bas. Ceci est la chasse à courre ; le peu que j'en ai dit suffit pour faire comprendre que le plaisir en est réservé aux fortunes prin- cières. Quand la propriété morcelée aura disparu de la terre pour faire place à la propriété sociétaire, chaque commune aura ses équipages de chasse, ses meutes, ses filets; les fonctions de pi- queurs et de valets de chiens seront exercées par des artistes pas- sionnés pour leur art et non plus par des laquais ; le capital ne sera plus représenté à la chasse, et chaque commune harmonienne aura sa Diane chasseresse pour présider aux fêtes de cet ordre; la gloire sera pour quelques-uns, le plaisir et le gibier pour tous. On force le lièvre avec des lévriers ; c’est une chasse sans poé- sie, car le lévrier est muet et le lièvre ne peut pas ruser. La loi française a prohibé cette chasse, qui ne peut s'excuser que par le besoin de destruction. La loi francaise a sanctionné, cette fois, le vœu unanime des chasseurs. On à chassé autrefois, en France, la grande bête, le loup, avec des lévriers de forte taille qu'on lan- çait sur l'animal aussitôt qu'il prenait la plaine. On chasse en- core de cette manière le loup et le chevreuil en Russie, en Polo- gne et dans plusieurs autres contrées d'Europe; mais cette pra- tique est aujourd'hui chose inconnue en France. Le législateur a néanmoins octroyé au lévrier la faculté de se produire dans le régime eynégétique actuel comme moyen de destruction des ani- (1) Étang poétique de la forêt de Chantilly. 456 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. maux nuisibles. On se sert quelquefois aussi du lévrier dans cer- tains pays de plaine , et notamment dans la Camargue, pour forcer la perdrix. C’est une chasse brutale qui ne vaut pas qu’on s'arrête à la décrire. La misère des civilisés ne permettant pas à chaque chasseur d’avoir une meute et des piqueurs, la masse se contente d’entre- tenir une dizaine de chiens courants, beaucoup moins quelque- fois, deux chiens, voire un seul chien, et avec ces faibles moyens, hélas! il faut suffire à tout, chasser indifféremment tout ce qui se présente. C’est la chasse du petit propriétaire, la chasse de la bourgeoisie, une dégradation de la chasse noble; mais ca ressem- ble encore à de la chasse, puisque le chien y joue un rôle. Alors l’homme est forcé de prendre autant de peine que le chien, de courir aussi vite que lui. Il faut qu'il connaisse les bons postes, qu'il prenne les devants pour se trouver au passage de la bête et la tirer à portée. Ici on ne chasse plus pour chasser, mais pour tuer, pour tirer, ce qui revient au même. C’est cependant encore la plus agréable de toutes les chasses après la chasse à courre, en raison des nombreuses qualités qu’elle exige de la part du chas- seur : expérience, patience, tempérament de fer, jarrets souples, coup d'œil sûr. Le chien avait commencé par se formaliser de la prétention de son maître à vouloir lui ravir moitié de ses pei- nes et de sa gloire ; mais l’homme lui ayant fait comprendre sa misère, le chien a fini par entendre raison et par prendre son parti en philosophe, ce qui n’a pas empêché que le chien courant n'ait perdu énormément de sa valeur depuis l'invention du fusil. Le vrai chien de chasse, ai-je dit, est le chien courant, le chien qui aboie et qui force; mais le chien est une nature éminemment malléable et docile et qui se prête à tout. Il fallait qu'il en fût ainsi pour que l’homme püût vivre sous tous les climats et de toutes les industries. Le chien courant chasse tout, le lièvre, le lion, voire l’homme. Le chien courant se dresse à tout ; il fait au besoin la partie de dominos pour tenir compagnie à son maître. Tous les animaux de cette race, le loup, le renard, le chacal, sont assez forts sur le calcul du temps ; ils disent aussi invariablement que le meilleur des chronomètres Bréguet telle ou telle heure du jour, l'heure des repas notamment; mais je crois que le chien seul connait la division politique des jours de la semaine. On sait que DES ANIMAUX RALLIÉS A L'HOMME. 157 les bouchers de village ont l'habitude de tuer le samedi, veille du jour de bombance... Alors il n’est pas rare de rencontrer le samedi, sur les routes, des chiens isolés se rendant des fermes ou des villages des environs au bourg où a lieu la tuerie hebdomadaire. Une grave préoccupation se lit dans leur allure, et c'est vainement qu'un camarade flâneur ou qu’une personne de connaissance essaierait de les arrêter par une conversation frivole. Une affaire importante les attend où ils vont, et ils n’ont pas le temps de batifoler en chemin. Au retour, on ne dit pas. Le plus souvent, hélas ! ces pauvres chiens n’ont ainsi recours à la charité publique que par la raison que leurs maîtres n’ont pas le moyen de les nourrir et qu'ils seraient obligés de les abandonner sans cela. A Constantinople et dans une foule d’autres cités de l'Orient, la police des rues est confiée à des chiens qui sont enrégimentés par brigades et par quartiers ; aussi tous les voyageurs s’accor- dent-ils à reconnaître que la ville de Constantinople est, de tou- tes les capitales de l'Europe, la moins féconde en assassins et en voleurs de nuit. Une fois que des envieux du chien avaient songé à lui ravir son titre de compagnon de chasse de l’homme, pour le donner au pore, sous prétexte que la subtilité de l’odorat de celui-ci dépassait en- core celle de l’odorat du chien, le chien de chasse, indigné , éprouva le besoin de tirer une vengeance terrible de cette pré- tention ridicule. Il étudia à fond l’art de deviner la truffe, qui était la spécialité du pore, et parvint à enlever à son triste rival cette branche glorieuse d'industrie. Le chien ne mangeant pas la truffe, ainsi que fait le porc, il n’y avait pas moyen de l’accuser d’avoir été inspiré dans son ambition par le mobile de l'intérêt personnel ; il fallut reconnaître qu’en usant légitimement du droit de représailles à l'égard du porc, le chien n'avait eu d'autre but que de repousser une assimilation injurieuse et de condamner ses envieux au silence. On a dressé le chien à tourner la broche sans se préoccuper du rôti, à tirer l’eau du puits, à fabriquer toutes sortes d’ustensiles, à jouer la comédie et le drame, Il est évident cependant que la société actuelle n’a pas su tirer de l’intelligence du chien de chasse la moitié des profits qu'elle en tirera un jour. 158 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. Le chien se prête à tout. Il remplace le cheval de poste dans les steppes neigeuses de la Sibérie, du Kamschatka, du Groënland, du Labrador. Ces régions seraient tout à fait inhabitables sans le chien ; l’homme n'y végète que par la grâce et sous le bon plaisir duchien. La mission du chien de poste ne se borne pas à voitu- rer le voyageur à travers l'océan des neiges, comme il voiture des enfants ou des pains de quatre livres à travers nos rues encom- brées. Le métier de bête de somme est plus difficile dans les con- trées polaires, où l'institution des ponts et chaussées n'existe pas encore et où le froid se charge seul de niveler et de mac-ada- miser les routes. Il suit de cette absence d'ingénieurs que la pauvre bête à qui est confiée la conduite d’un traineau est tenue de faire à la fois office de postillon, de bidet et de guide, c’est-à- dire de remplacer deux hommes et un cheval ! Et comment faire, mon Dieu, pour suffire à tant d’exigences, quand on n’a que son nez pour boussole et pour chronomètre.. car aucune trace de végétation n’est debout pour indiquer la voie , pour servir de point de repère en ces mornes solitudes où la terre dort ensevelie dans un linceul de frimats éternels, sous un ciel de plomb, bas et mat! Seulement, à de longs intervalles, sont échelonnées de misérables huttes, parfois inhabitables, stations obligées du tou- riste en ces déserts de neige, unique abri pour l’homme contre le froid des nuits. C’est là que doit arriver le traineau à l'heure dite; le danger de mort est au bout de la moindre erreur de che- min. On va s’imaginer peut-être que le chien, qui a la conscience de la responsabilité immense qu'il assume sur sa tête, est tenté de reculer devant le péril. C’est bien peu le connaître que de le ju- ger capable d’une telle couardise. Le courage du chien est de ceux qui se haussent à la taille des circonstances. Comme l'œil et le pied de la mule s’affermissent à l'aspect de l'abime béant, ainsi l'intelligence du chien grandit en proportion de sa res- ponsabilité. Ce n'est rien encore, en effet, que d'amener un homme à bon port à travers l’espace vierge ; un homme, c'est do- eile, ca se laisse faire, ca n’a pas grande volonté au pôle nord, par 32 degrés sous zéro ; le péril ne vient pas de l'insubordina— tion du voyageur ; il est tout entier dans l’inexpérience et dans Pindiscipline de l'équipage ; tout est perdu si la mutinerie s’y met. Car il faut apprendre au lecteur qu'une passion ardente, impé- cie DES ANIMAUX RALLIÉS À L'HOMME. 159 tueuse, la seule qui puisse lutter contre l’atonie universelle à ces extrêmes confins du règne de la vie, que la passion de la chasse brûle au cœur de ces dix coursiers qu'on vient d’ateler au char de notre voyageur, et que la moindre étincelle peut en provoquer l'explosion. Qu'une piste récente d'ours, de renne, d'orignal vienne en effet à couper le sillage du léger véhicule, voilà sou dain l'équipage qui s’emporte sur la voie en élans furibonds ; voilà le but du voyage complètement perdu de vue. On avait bien juré au maître, au moment de partir, de se conduire en chiens sa- ges. mais la passion à Parlé par l'odeur de la bête, et la raison s’est tue, et le traîneau vole, vole avec la rapidité de l'ouragan sur la crête argentée des neiges et soulève leur poussière. «Où courons-nous, bon Dieu, et où dormirons-nous ce soir, se disent en se pressant d’effroi le touriste et son compagnon, emportés sur les ailes de la meute endiablée. Seigneur, prenez pitié de nous, prenez pitié de deux nobles créatures faites à votre image !.. » Allons, ne tremblez plus, faibles humains que vous êtes, et n’appelez pas pour si peu que votre existence l'intervention di- vine. Ce Dieu que vous invoquez si pieusement dans vos périls extrêmes pourrait être occupé autre part et ne pas vous en— tendre ; et d’ailleurs sa prévoyance infinie vous a donné le chien, que vous faut-il de plus? Vous voyez bien, en effet, qu'il y a là un chien qui veille sur vos jours ; c’est le chef d’attelage , c’est le plus grand, le plus fort et le plus respecté de la bande. Dès qu'il a répondu de vous, vous devez être tranquilles ; vous reposerez celte nuit sous la hutte du sommeil. Si le chef d'équipage ne s’est pas jeté dès l’origine en travers de la piste maudite, s’il n’a pas menacé d’étrangler, comme au- rait fait un homme, le premier de ses soldats qui violerait sa con- signe, c’est qu'il sait parfaitement que menaces et caresses, jure- ments et prières seraient peines perdues en pareille occurrence, et qu'il faut faire la part du feu de la jeunesse et respecter la lé- gitimité de la passion jusque dans ses écarts les plus désordonnés. Le chien sage comprend qu'il importe de diriger cette passion vers le bien et non de la comprimer, et il agit en conséquence. Au lieu d'imposer silence à la meute, il hurle plus fort qu'elle. Elle se traine sur la piste, elle interroge l'air, lui affirme à haute voix avoir vu l'animal par corps. On sait le respect des chiens 160 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. pour l'opinion de leurs supérieurs, chacun le croit sur parole, et la meute s’ébranle comme un seul chien, en un à vue furieux sur la bête fantastique. On prend la diagonale pour couper au plus court. Cinq, dix minutes se-passent pendant lesquelles l’é- quipage tumultueux a dévoré l’espace, croyant voir, mais ne voyant que par les yeux du chef qui tient la tête. Il demande à souffler quelques secondes avant de gravir l’éminence au bas de laquelle la chasse l’a conduit. (Règle générale : ces à vue là con— duisent toujours au bas d’une éminence.) Très-vive opposition de la part du chef, qui objecte que, pour peu qu’on perde de temps, l'animal va prendre de l'avance et se dérober à la poursuite de la troupe. Comment le retrouver ensuite ? — Du courage, mes amis, voyons, un dernier coup de collier. Et joignant les actes aux paroles, il s’abat de tout son poids sur ses traits. Stimulés par ce noble exemple, nos compagnons reprennent l’œuvre ; mais on n'a pas atteint le milieu de la montée que déjà les jarrets les plus vigoureux s’allourdissent... on avait cessé de galoper, mais on trottait encore, voici maintenant qu'on ne chemine plus qu'au pas. Ce temps qu'on a perdu est cause que l’ombre du fugitif a complètement disparu de lhorizon, quand on arrive enfin au point culmizant du plateau. Le chef l'avait bien dit que ca tour- nerait comme ca... Plus moyen de retrouver la piste, à moins de revenir sur ses voies et de doubler la diagonale. Inutile d'y songer. Désappointement universel, surtout désolation inconsola- ble du directeur de l’entreprise, qui gourmande sa troupe sur sa mollesse. Mais enfin le mal est fait, il faut bien en prendre son parti et faire son deuil de l'animal. — Si nous essayions cepen— dant d'en revoir (1), hasarde une voix du groupe? — Sans doute, reprend le chef, mais avant d'en venir là, il faudrait commencer par nous débarrasser de ce traineau si gênant pour la course et par déposer ces deux hommes en lieu sûr. ( La chose est d'autant plus facile que, par un de ces hasards heureux qu'on serait véritablement tenté d'attribuer au calcul, la fa- meuse diagonale suivie pendant la chasse a si obstinément tendu à se rapprocher de la ligne droite qui sépare les deux huttes, (1) En revoir, reconnaitre sur le sable, sur la boue, sur Ja neige, l’em- preinte des pas de l’animal chassé. [4 és _ DES ANIMAUX RALLIÉS A L'HOMME. 464 qu'elle a fini par se confondre avec elle.) Un demi-temps de ga- lop, trente minutes, trois quarts d'heure au plus et la besogne est faite. Ainsi dit le sage mentor, et sa proposition judicieuse est accueillie sans trop de murmures par la majorité. On se re- met en route et au plus vite, et chacun de s’escrimer de l’avant et de l'arrière et de doubler ses allures pour être plus tôt libre. L'espace fuit, les trente minutes et même les soixante ; enfin, un maigre panache de noirâtre fumée se détache à travers l’ho— rizon lointain sur la blancheur immaculée du sol. C’est le signe qui trahit l’habitation de l’homme, roi de la terre ; on arrive, on est arrivé. J'ai vu des hommes civilisés, des gardes européens des Pyré- nées et des Alpes qui ne m'auraient pas tiré d’un aussi mau- vais pas sans mettre à leur service des prix exagérés. Au Kams- chatka, le guide à quatre pattes et à poil dont je viens de narrer l’histoire vous demande pour tout salaire un témoignage de sa- tisfaction oral... Néanmoins vous auriez à lui offrir une côtelette de renne ou un bifteck d'ours qu’il ne vous refuserait pas. Les adieux échangés, l'équipage libéré reprend le chemin du retour. On chasse en revenant, si l’on n’est pas trop las, surtout s’il y a déjà quelques jours que l’on jeûne. Au retour, on gratte doucement à la porte du maître, non pas pour réclamer une place au foyer (ces huttes sont si étroites !), non pas pour réclamer une part du festin (les vivres sont si rares!); on gratte tout sim- plement pour avertir qu'on est là... Ne vous dérangez pas, c'est nous; les choses se sont très-bien passées. Puis, la troupe dételée, chacun se couche en rond dans le trou qu'il s’est creusé sous la neige, l'estomac vide , mais la conscience calme. Je ne sache pas que la race des humains foisonne de serviteurs passion- nés de cette espèce, qui livrent leur travail gratis, se logent et se nourrissent à leurs frais. Hélas! si rude que soit la constitution de ces bêtes, la faim en vient parfois à bout; quand l'hiver, par exemple, se prolonge au-delà de ses limites habituelles et prend dix mois sur l'an, au lieu de neuf. Alors la mâle mort sévit sur l'espèce malheureuse et la menace de complète destruction* On a vu bien des fois, en ces passes douloureuses , de pauvres femmes recueillir les orphelins 44 162 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. de la race canine et leur faire partager le lait de leurs mamelles avec leurs nouveaux-nés. Je tiens de narrateurs dignes de foi que des voyageurs recon- naissants ont offert des sommes fabuleuses à quelques-uns de ces eoursiers du pôle, sans pouvoir les déterminer à quitter leur pa- trie. Vainement a-t-on essayé de les séduire par la peinture des délices des autres climats, par la perspective d’une existence de chanoine sur des bords plus tranquilles ; fidèles à leur mission de charité, les nobles bêtes ont toujours refusé les présents d’Ar- taxerce. « Eh ! sans nous que deviendrait ce pauvre monde, avaient-ils l'air de dire à ceux qui les voulaient corrompre ? » Dentatus et Cincinnatus, dont les historiens romains ont fort vanté l’héroïsme, n'étaient pas menacés de mourir de faim à toute heure comme les chiens des déserts du Nord, quand ils refusaient les présents des Samnites. Ils avaient des raves à gogo ! Mon Dieu, oui, tous les jours des hommes sont témoins de ces actes de dévouement, de renoncement et de rouerie sublime de Ja race canine, Il y a dans les contrées les plus inhospitalières du globe des êtres dont la vie se passe à sauver celle de l'homme, et la poésie, qui seule peut écrire l’histoire des bêtes comme seule elle peut écrire l’histoire des hommes , la poésie n’a pas encore songé à glorifier par ses chants ces généreux martyrs... Et j'en- tends chaque matin des poètes ennuyés me dire qu'il n’est rien de neuf sous le soleil et que tous les sujets sont usés. Quel mal heur pour les pauvres bêtes, quel malheur pour moi surtout, que je ne m'appelle pas Alphonse de Lamartine ou Alfred de Musset! Le chien d'arrêt n’est qu'un produit de l’art, comme la prune de reine-claude, comme la rose double ; c'est un chien muet greffé sur chien courant, et qui retourne au sauvageon comine la rose double quand la greffe est mal conduite, J'ai connu des chiens courants qui s’'amusaient à pointer la caille et qui menaient sa- gement à voix le râle de genêt, la bécasse, le faisan et la perdrix rouge. Mais aussi j'ai été très-lié avec des chiens d'arrêt de race, qui donnaient de la voix sur la caille et qui forçaient la perdrix, mais ne l’arrétaient pas. Les chiens d'arrêt anglais, le pointer et l'épagneul, dérivent du lévrier comme leurs /ox hunds (chiens de renards) et s'obtiennent au” bout de deux ou trois générations au plus. Je ne les en estime pas davantage, DES ANIMAUX RALLIÉS A L'HOMME. 163 _ Le chien d'arrêt est sans contredit la plus magnifique de toutes les créations de l'esprit humain. C’est ici que l'homme a vraiment créé après Dieu. Le chien d'arrêt a pour lui l'élégance des formes, la vigueur des muscles et la puissance de la pensée ; mais il n’est pas fidèle, comme on l’affirme trop souvent; il est trop spirituel et trop joli pour cela. Quelque fâcheux sera tenté peut-être de voir en cette dernière ligne une allusion perfide à l'adresse du beau sexe, si riche d’individualités jolies et spirituelles. Mais si, d'après ma manière de voir, l’allusion , au lieu d’être une épi- gramme, était un compliment ! car enfin tout le monde n'est pas né pour être fidèle, et trop de gens seraient malheureux sans l’in- fidélité. Qu'est-ce que l'amour de la femme, sinon la plus douce rémunération du mérite? L'amour, c’est la sanction suprême de la faveur publique, c’est la couronne de fleurs que la femme est chargée de poser de sa main blanche et rose sur le front du vain- queur. La qualité supérieure qui doit séduire la femme dans son Leone Leoni, c’est l'admiration qu'il inspire à la foule. Partant, point de cruelles pour les héros et les poètes. Que l'amour de la femme baisse quand baisse l'admiration publique pour l’idole, ce n’est pas là de l'infidélité, mais bien de l’équité. L’affection du chien d'arrêt pour son maître se mesure de même aux mérites de celui-ci ; il aime à voir confirmer ses préférences par les sympa- thies de l'opinion publique ; il abandonne au caniche deshérité la gloire des affections d’outre-tombe. Le chien d’arrêt se laisse ai- mer par une #azetle (4), il n'aime jamais que le parfait chas- seur. J'ai souvenance d’avoir bien souffert en mes très-jeunes années des mépris d'un nommé Ajax , un être que je comblais chaque jour de cuisses de volailles et d’autres procédés délicats, et qui me faisait toutes sortes de bassesses et d’amitiés à table, mais qui, hors de là, en plaine, ne me connaissait plus. Pourquoi ee dédain cruel, ces insultants mépris? Parce que j'avais eu le mal- heur de lui manquer trois caïlles de suite sous le nez, la première fois qu'on me l'avait confié. A partir de cette maladresse, l’in- grat m'avait retiré son estime et il avait cessé de me prendre au sérieux ; il consentait volontiers encore à sortir avec moi, mais (1) Muzeue, terme de vénerie, maladroit, Parisien. * Parisien, terme de vénerie. Voy. fobard. 164 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. pour se promener et non pour autre cause. Une fois dehors, il courait après les alouettes et paraissait prendre un grand intérêt au travail des mulots et des taupes, mais ne s'occupait pas plus des’perdreaux ni des cailles que si ce gibier là n’eût jamais existé. J'ai encore sur le cœur le regard froidement ironique qu'il me darda de sa place , en retournant la tête, la fois que je manquai trois coups de suite. Il demeura peut-être une minute entière, immobile à son poste d’arrêt, pour me donner le temps de cal- culer la distance à laquelle j'avais fait feu sur sa froisième caille ; puis, abaissant soudain les oreilles et la queue , il vint d'un pas lent et grave prendre place derrière moi, me donnant à entendre qu'il jugeait ses services parfaitement inutiles pour l'usage que je faisais du gibier. J'essayai bien des fois depuis de le faire re- venir de ses préventions désobligeantes à mon égard ; j'affectai de me présenter à son domicile avec un carnier débordant. Lui conti- nuait d'accueillir mes visites avec plaisir et feignait même d’ajou- ter foi à mes paroles, quand j'affirmais que j'étais bien le meur— trier de toutes ces pièces ; mais oncques ne pus le décider à vérifier de son propre nez l’assertion. Le chien d'arrêt n’est fidèle qu'au talent et n’aime à travailler que sous les yeux d’un artiste capable d'apprécier son travail. Le chien d’arrêt a beaucoup trop d'esprit. J’en sais qui en abu- sent pour exploiter odieusement la crédulité de leurs maîtres. Mon fourbe Castagno est de ce nombre; je désire que ces lignes n’aillent pas jusqu’à lui. Une fois que j'avais démonté un pilet qui avait gagné à la nage un ilot couvert de joncs au milieu de la Seine , j'engageais mons Castagno de la voix et du geste à faire une perquisition au lieu dit. L'eau était froide, la rivière charriait, le bain d'hiver ne paraissait pas être ce jour-là du goût de la rusée bête. Elle fait pourtant semblant de m'obéir et se dirige au petit trot vers la rive; mais sans doute qu'elle a rencontré en route un verre de bouteille ou un caillou tranchant , car la voici qui pousse tout-à-coup un gémissement plaintif et m’apporte en boi- tant sa patte droite. On a un maitre, c’est pour s’en servir, Cas— tagno a l'habitude de recourir à mon intervention pour ces sor— tes d'accidents. J'examine donc et palpe en tous sens le membre endolori; impossible d'y apercevoir la moindre égratignure ; l'animal a menti. «A l’eau, voyons et vite; » et simulant une DES ANIMAUX RALLIÉS A L'HOMME. 165 indignation sérieuse et déroulant mon fouet , j'en frappe l'air avec énergie. Le menteur s'enfuit à foutes jambes, non sans se plaindre amèrement du mal que je ne lui ai pas fait, ayant eu grand soin comme toujours de frapper à côté. Arrivé sur le bord de l’eau, il y mouille sa patte et frémit de tout son corps, et se retourne vers moi pour m'implorer une dernière fois du regard. Ai-je faibli, c’est possible, car le voilà qui s'approche de moi en rampant pour achever ma défaite; mais malheureusement pour lui, le misérable n’a pas su tenir son mensonge jusqu'au bout. Tout-à-l'heure, vous vous en souvenez, c'était de la patte droite qu'il boîtait, maintenant c’est de la gauche... la peur du fouet lui aura Ôté la mémoire. La supercherie était par trop visible et la colère me prend tout de bon à ce dernier trait d'impu- dence ; mais le traître s’est aperçu de sa maladresse avant moi, et, voyant sa ruse découverte, il prend bravement son parti, s’élance dans les flots glacés, va chercher le pilet, le rapporte et le dépose à mes pieds d’un air tant soit peu vexé qui semble dire : Mon maitre, je vous croyais moins roué que ça. Puis, sans perdre de temps, il part au grand galop et des quatre pattes pour la plaine où il a avisé quelques meules de grains, frottoirs de paille par- faits dont il connaît l’usage, et il me revient au bout de quel- ques minutes, le poil sec et lustré. Un moyen sûr d'humilier con- sidérablement Castagno est de lui rappeler cette histoire, bien qu'il persiste à prétendre que tout autre que son maître eût donné dans son piège. Le même, depuis qu'il a remarqué que je me servais quelquefois des feuilles du Messager Boiteux pour bour- rer mon fusil, n'entre plus dans une maison de village sans faire main basse sur tous les almanachs. C’est un chien d’arrêt bien dressé, qui jamais ne force en plaine, et qui a été élevé en Ven- dée où le faisan est inconnu. Alors je me demande où il a ap- pris qu'il suffit de donner deux ou trois légers coups de voix sur un faisan qui piette pour le faire brancher. car, au bout de deux mois de chasse dans une forêt riche en faisans , Castagno n'eut pas honte de recourir à ce procédé de basset , pas plus qu'il n’a honte de voler des perdreaux dans le carnier de mes compagnons de chasse pour me les apporter. Un de mes amis qui connaissait le fourbe à fond, pour avoir été plus d’une fois victime de ses mé- chants tours, l’a surnommé Rodin. 166 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. Un des passe-temps favoris de Castagno est d'égarer les fouets de chasse, instruments dont il a eu à se plaindre , à ce qu'il pa- raît, dans son bas âge. Quand le drôle est trop en avant de moi au bois ou dans la plaine et que je me permets de le rappeler, son premier mouvement, le meilleur, est bien de m'obéir , mais sans doute qu'il réfléchit ensuite qu’il peut être dangereux de lais= ser prendre une mauvaise habitude à un maître, car il feint tout- à-coup d’avoir pereu un arôme de gibier et s'arrête immobile dans une pose d'interrogation et de demi-arrêt. C'est une manière de procéder qui veut dire : « Mon maître , vous voyez que je suis cloué ici par ma consigne et qu'il m'est impossible de me rendre à vos ordres; si vous preniez la peine de venir jusqu'à moi ? » Or, à peine suis-je arrivé près de lui, qu’il rompt l'arrêt et m'apprend d’un air dégagé qu'il n’a rencontré qu'une vieille piste et qu’il est désolé de m'avoir dérangé pour si peu; mais j’ai fait les trois quarts du chemin et le paresseux a épargné ses peines ; il n’en demandait pas davantage. J'ai invité plusieurs fois Castagno à varier cette mystification dont il abuse ; il y tient malheureuse- ment et la trouve toujours excellente. Charmant causeur, du reste, et puissamment titré en cabaliste et poussant jusqu’au fa- nâtisme l'esprit de corps. Une fois que Charles Dain, le brillant orateur, le peintre éloquent et passionné de la nature tropicale , nous racontait un dramatique épisode des Antilles, l'histoire d'un chasseur de la Martinique sauvé de la morsure du trigonocéphale par le dévouement de son chien, Castagno, qui avait paru pren- dre au récit un intérêt immense, n’en attendit pas la fin pour offrir au narrateur l’énergique expression de sa satisfaction per- sonnelle. Et depuis ce jour il n’aborde plus l’orateur sans lui re- nouvéler l'assurance de ses sympathies et de sa gratitude. C'est à chaque rencontre un assaut de caresses et de toutes sortes de dé- monstrations affectueuses qui semblent dire : Quand est-ce done que vous nous raconterez une de ces jolies histoires de chasse que vous racontez si bien ?.… Le chien d'arrêt a plus de rouerie dans l'imagination que le chien courant, avec moïns de brutalité dans les formes ; mais om s’abuserait fort si l'on supposait que celui-ci n’a pas aussi quel- ques tours dans son sac. Îl était une fois un chien courant très- vieux, très-vieux, et si perclus de rhumatismes que son maître DES ANIMAUX RALLIÉS A L'HOMME. 167 ne le sortait plus qu'en voiture. Il s'appelait Carillaut et appar- tenait à M. le comte de Montrevel, un des plus grands veneurs d'avant la première révolution qui fut si fatale au gibier et aux veneurs. Carillaut passait pour n'avoir jamais pris le change de sa vie. Toutes les fois que le change avait lieu et que la, meute et les piqueurs étaient embarrassés de relever un défaut, « qu'on apporte Carillaut , » disait le maître. Alors un valet de chien descendait doucement le pauvre goutteux de sa voiture, le met- tait au courant de la difficulté et le déposait avec tous les égards dus à son âge sur l’endroit du défaut. Carillaut gottait la voie de l'animal, faisait retirer tous les chiens pour être libre, puis dé- mélant le change et les ruses de la bête avec une sagacité sans égale, «la voilà, aboyait-il ! or, sus, accourez tous, vous autres qui avez des pattes, et tâchez de travailler mieux que ça. » Et la meute repartait furieuse, et Carillaut enregistrait sur sa liste un hallali de plus. Or, il arriva que par une froide soirée d'hiver, l'infortuné Carillaut, à qui ses services et ses blessures glorieuses avaient fait obtenir une place d'honneur au foyer de repos (4), fut chassé de ce gîte par une meute brutale, pressée de se chauffer au retour d’une journée pénible. Une autre bête eût gémi et se fût emportée en plaintes inutiles sur l’indignité d'un procédé aussi inconvenant ; mais la plainte n’était pas dans les habitudes du limier ; sa fierté lui suggéra un bardi subter- fuge. Il dissimule et se traîne sans être apercu jusqu'au dehors des murs, près d’un bosquet voisin ; arrivé là, il entonne d’une voix furieuse le plus formidable lancer que les échos de ces lieux eussent encore entendu. Soudain toute la meute de quitter le coin du feu et de se rendre en désordre à l'appel de la voix si connue qui ne mentit jamais. C’est ce que voulait Carillaut qui a spéculé sur la confiance qu'il inspire et qui rentre par une voie détournée au foyer déserté , où il s’installe triomphalement aux premières loges, riant sous cape du succès de sa ruse. Une foule de chiens d'arrêt n'auraient pas trouvé mieux. L'esprit, le génie même ne sauve pas de la mort, et Carillaut mourut. Son maître lui fit élever en un réduit isolé de son parc (1) I est de règle, dans les maisons de veneur bien montées, d’avoir une espèce de fournil ou d’étuve à l’usage des chiens fatigués. 168 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. un mausolée superbe, une colonne gigantesque de granit. Quelques années plus tard l'intrépide Joubert, enfant du même pays, couronnait d’un trépas glorieux sa brillante et trop courte carrière. Or, les compatriotes du héros voulant honorer sa mé- moire , ravirent à Carillaut son monument funéraire, et le dres- sèrent sur la place publique de leur cité, en guise de pyramide mémoratrice des hauts faits du guerrier. La colonne de Carillaut a subi depuis ce jour de plus grands honneurs encore ; on dit qu’elle décore aujourd’hui une place publique de chef-lieu. Que n’eût pas obtenu l’homme, hélas ! d’une race si spirituelle, si docile, s’il n’eût jamais songé qu'à tourner vers le bien ses magnifiques dispositions. Hélas! l’homme a dressé le chien à chasser et à manger l’homme ! Je ne rappellerai pas le mot de cet Espagnol d'Haïti à un au- tre brigand : Prête-moi un quartier d’Indien pour le déjeuner de mes dogues, je te le rendrai demain ou après. Si l'Amérique a tué l'Espagne’, c’est la preuve qu'il y a une justice dans le ciel. Les Espagnols de Cuba ne font plus dévorer aujourd'hui leurs esclaves par leurs chiens ; ils chargent seulement ceux-ci de ra mener les transfuges à leur domicile. Un noir s’est échappé, on ignore la route qu'il a prise. Alors on fait venir un chien dressé à cet office ; on lui montre un couteau, une ceinture, une gue- nille quelconque ayant appartenu au fugitif. Le chien ne de- mande pas de plus amples renseignements pour repêcher son homme ; il tient son signalement au bout de ses naseaux ; il le cherche, le trouve, le ramène ou conduit sur sa trace les sbires de la police. Je doute que beaucoup de gendarmes et même de sergents de ville, sachant lire et écrire, fussent capables de s’ac- quitter d’une mission semblable avec d'aussi faibles renseigne- ments, et surtout au même prix. Ah! ne blâmons pas le chien d’avoir servi de complice aux tyrannies et aux forfaits de l’homme ! Ses crimes sont de son maître, ses vertus seules sont de lui. Dé- tournons nos regards de ces scènes attristantes, où l’on voit le roi de la terre exploiter la sagacité du chien au bénéfice de son inhumanité, et reportons-les avec amour sur les actes de dévoue- ment sublime des chiens du Saint-Bernard, pauvres chiens de charité, si heureux et si fiers d’avoir été choisis pour arracher le voyageur du sein de l’avalanche qui vient de l’engloutir, ou DES ANIMAUX RALLIÉS A L'HOMME. 169 pour guider ses pas à travers les abîmes et l’ouragan des neiges. C'était un grand artiste et un profond penseur que ce Charlet qui fit dire un jour au pioupiou dans son naïf langage : ce qu’il y a de mieux dans l’homme, c’est le chien! Quand l’ignoble civilisation d'aujourd'hui comparaïîtra au tribunal de l’histoire, son avocat fera valoir avec succès le chien du Saint-Bernard comme circonstance atténuante. Elle en avait besoin. J'ai oui dire en Afrique que le gouvernement actuel avait eu la pensée d'employer le chien de chasse à la conquête de l’Algé- rie. l’idée me semble passablement hardie pour ce gouverne- ment. Il paraît cependant qu’on avait essayé du système à Bougie, où tout le monde a entendu parler des exploits de la compagnie franche qui gardait cette place et qui avait confié la défense de ses blockaus à la compagnie des Chiens. J'ai connu l’illustre Blan- chette, l’Attila du Kabyle, la plus noble expression de la bra- voure canine, une grande levrette blanche qui ne marchait plus que sur trois pattes, ayant oublié la quatrième dans une lutte corps à corps avec un chef ennemi. Le Zéphire l’admirait et par- tageait ses repas avec elle. L’éclat de ses services avait même attiré sur elleet sur les siens les regards reconnaissants de l’administra- tion, et il avait été décidé en un jour de justice que, la compa- gnie des chiens s'étant noblement comportée devant l'ennemi, il lui serait accordé à l'avenir une ration quotidienne d’une livre de pain par tête. Le malheur voulut que cette décision, pleine de bon sens et de justice n’eût son effet qu'un temps. Le Zéphire, qui abuse de tout, même de l'innocence de l'agent comptable, trouva moyen de faire allonger la susdite ration d’un demi-litre de vin, sous prétexte que la race canine n’avait pas moins besoin que l’homme d’un tonique fortifiant contre les ardeurs énervantes du climat. Mais comme il fut prouvé plus tard par une expérience authentique faite en présence de l’intendant militaire, qu'on avait indignement calomnié la race canine en lui prêtant les ap- pétits bachiques du vertueux Caton, l'autorité, furieuse d’avoir été trompée, dépassa l'équité dans sa vengeance. Elle supprima la ration solide en même temps que la liquide. Le corps des chiens supporta cette disgrâce imméritée sans se plaindre ; il ne menaça pas le gouvernement de se retirer chez les Volsques, loin de là ; et comme le Caleb du sire de Ravenswood, son dé- 170 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. youement et sa fidélité s’accrurent de sa ruine. Le cheval traité ainsi eût passé à l’Arabe ! Qui n'a pas vu le chien de chasse courir au devant des soldats, en compagnie dés moutards, à l'entrée du régiment dans une ville ? C’est que le régiment est le foyer de l'amitié et du dévoue- ment, les deux sentiments qui vibrent le plus fortement dans le cœur du chien : similis simili gaudet. La même raison explique l'affection du chien pour l'enfance, âge de l'égalité, de l’amitié, de la candeur. L’épagneul a bien des misères avec l'enfant, à cause de ses oreilles longues, lustrées et soyeuses, que celui-ci aime à tirer ; mais il a bien des agréments aussi sous le rapport des tarti- nes de beurre et de la conformité des goûts. Je ne serais pas éloi- gné de croire qu'il y eût beaucoup à faire avec l’organisation du chien , mais surtout avec celle de la commune pour la colo- nisation de l'Algérie. Un colon plein de bon sens me disait : «La graine d'épinards et les bâtons de maréchal de France qui pous- sent si merveilleusement en cette contrée coûtent à la France cept millions par an et dix mille soldats. Je prends l’entreprise de la colonisation si l’on veut me laisser faire, à quatre-vingt-dix millions et neuf mille soldats de rabais ! » Il fondait toute son es- pérance sur le concours de l'association et, du chien. Le chien aspire aux combats comme le cheval ; il s’enivre de l'odeur de la poudre et s’abandonne à des accès de gaîté extrava- gante à la vue d’un fusil. J'en eus un en Afrique qui attaqnait tout aussi volontiers l’Arabe que le lièvre, et qui périt victime de sa pas- sion pour la guerre. C'était un animal charmant un admirable métis de braque et de bouledogue, privé d'oreilles, mais pourvu en revanche d’une queue superbe en cor de chasse. Un jour qu'un fort parti d'Hadjoutes nous avait surpris braconnant vers la lisière embaumée des noires orangeries d’Allouva, tout au pied de l’Atlas, et que la conversation du salpêtre était chaudement engagée, Bichebou, c'était le nom de mon compagnon d'armes, s’amusait à faire la navette de l'ennemi à nous, accourant à cha- que coup de feu pour voir ce qu'on avait tué. A ce vice de eu- riosité excusable, l'animal unissait, hélas! le défaut de trop tenir au gibier de son maître et d’avoir la dent dure. I advint done qu'un chef arabe superbement monté tomba dans la direction de mon arme ; l’intrépide Bichebou crut qu'il y allait de son hon- DES ANIMAUX RALLIÉS A L'HOMME. A7 neur de me le rapporter. Peut-être que le succès eût couronné la tentative avec un ennemi mort, mais celui-ci ne l'était pas : il n'était que démonté du bras droit, et, saisissant de la main gau- che son vatagan terrible, il fit dans les flancs de son agresseur une large blessure. Pauvre Bichebou ! Je crois le voir encore étendu sur la rouge arène, me tendant, en signe d'adieu suprême et sans bouger la tête, sa patte ensanglantée, et m’adressant du re-" gard et de la queue sa dernière caresse : puis essayant de se rele- ver encore au son bien connu de mon arme, et retombant enfin épuisé sous l'effort. Ils disent par 1à bas que j’ai vengé sa mort; le fait n'aurait rien d’impossible, jy visais. La chasse au chien courant naquit un jour que l'homme s’en- nuyait beaucoup, mais beaucoup. Il y a long-temps de cela. C'était quelques siècles après la période édénique, aux rives de l'Indus ou du Gange, du Tigre ou de lEuphrate, en plein pa- triarcat. L'homme avait rentré ses moissons , et n’était plus amoureux et ne savait que faire. Alors, il prit son chien à part, son chien de troupeau, et lui dit: «Il me semble que nous avons été bien bons jusqu'ici de souffrir que les hyènes, les loups et les chacals vinssent nous enlever 710$ moutons et nos poules au sein de nos demeures. Ne pourrions-nous pas à notre tour pousser une petite reconnaissance chez ces ennemis incorrigibles et les relancer chez eux ? » Le chien , qui avait posé sa tête sur les genoux de son maître pour lire dans ses yeux et sentir ses paroles, ne fit qu'un bond de sa place à la porte de la tente, une manière éloquente de répondre que cette proposition belliqueuse comblait le plus cher de ses vœux. Et alors il confia à son maître qu'il ne se passait guère de jours que, soit en conduisant ses moutons aux pâturages, soit en flânant sur les flancs du troupeau, il ne fit rencontre d'un le- vraut sans défense, d'un marcassin timide, d'un gibier innocent quelconque, qu'il s’amusait à chasser pour se distraire et aussi pour varier un peu sa nourriture. [l n’en avait rien dit jusqu'alors à son maître; mais il n’en soupirait pas moins ardemment après l'heure où il lui serait permis de se démettre de ses fonctions pas- torales pour se livrer au plein essor de sa passion dominante. Un traité fut aussitôt conclu entre l’homme et la bête, dont les con- ditions furent que le chien se chargerait de la partie la plus dif- 172 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. ficile et la plus épineuse de la besogne, moyennant qu’on lui concèderait, pour prix de som concours, les entrailles des wicti- mes. À dater de ce jour, un grand nombre de chiens, et des plus honorables, refusèrent d'exercer une autre industrie que la chasse. Toutes les nations, du reste, je parle des nations de l’ancien “continent, ont revendiqué tour à tour l'honneur d’avoir produit le premier chien de chasse. La mythologie grecque , à elle seule, a dix versions sur ce chapitre. Les uns prétendent que la race provient, dans l’origine, d’un chien d’airain, forgé et animé par Vulcain, qui en fit don à Jupiter, lequel le céda pour un baiser à la belle Europe, qui le repassa à Minos roi de Crète, et ainsi de suite. Ce chien d’airain aurait été surtout le type du molosse, notre mâtin d'aujourd'hui, chien de grand cœur et de forte mâ- choire, et l’un des ancêtres de Cerbère, si connu dans l’histoire, qui avait plusieurs têtes et qui mangea Pirithoüs, l’infortuné compagnon de Thésée. Au dire de Xénophon et d'Oppien, la découverte de l’art d'élever les chiens reviendrait naturellement aux deux enfants de Latone, Diane et Apollon, lesquels auraient transmis leur science au centaure Chiron et à ses camarades, que l'antiquité considère, en effet, comme ses plus anciens ve- neurs. D’autres attribuent l’invention du chien de chasse aux deux jumeaux fils de Léda, à Castor et à Pollux. A Castor l'honneur d’avoir inventé la méthode du courre, c’est-à-dire l’art de chasser les bêtes à cheval; à Pollux, inventeur du ceste , l’art de mettre bas la bête avec l’épieu. Beaucoup d’historiens grecs ne recon— naissent que deux races de chiens courants, l’une créée par Cas- tor, la race des Castorides ; l'autre, provenant du croisement du chien et de la renarde, et appelée Alopécide, du nom grec du renard. J'ai dit du chien et de la renarde pour faire remarquer que les femelles ne dérogent jamais. par la raison que la femelle, dans toute espèce, est bien l'élément de la fusion, mais uniquement de la fusion ascendante. Le chien, qui est rallié à l’homme, con- sent volontiers à contracter union avec la louve sauvage, jamais la chienne avec le loup, pas plus que la mulâtresse avec le noir. Toutefois j'ai peur que les anciens et les modernes n'aient con- fondu ici la renarde avec la femellefdu chacal. On a des exemples multipliés de l'alliance du chien et du chacal, mais pas un , que DES ANIMAUX RALLIÉS A L'HOMME. 173 je sache, de l’alliance de la renarde et du chien. Le poète Non- nus veut à toute force attribuer au pasteur Aristée l'invention de la chasse à courre et de tous les engins de chasse. Hippolyte lui dispute néanmoins le brevet d'invention des toiles et des rets ; Atalante celui de la flèche aïlée ; Orion enfin, celui des embüches nocturnes, des chausses-trappes, et généralement de tous les procédés concernant la chasse de nuit. Bien entendu que Sanchoniaton reporte l'honneur de la découverte aux Phéni- ciens, Diodore de Sicile aux Crétois, sinon aux Siciliens, et les Scandinaves à Odin. Que chaque contrée réclame pour sa gloire l'honneur de l'in vention, rien de plus légitime. Quoi qu'il en soit de ces diverses origines, Xénophon, Arrien, Oppien, Claudius, Pollux, Gratius et tous les écrivains cynégé- tiques de l’antiquité, s'accordent pour reconnaitre une multitude innombrable de variétés de chiens de chasse. Mille canum pa- triæ, dit le poète Gratius, contemporain d’Horace. Autant de - pays, autant de gibiers divers, autant de chièns courants ; mais je suis heureux d'apprendre par les récits des historiens et des poètes que la gloire des chiens de ma patrie ne date pas d'hier. Le poète Gratius, déjà nommé, consacra cette célébrité par un hexamètre pompeux : Magnaque diversos extollit gloria Celtas. Arrien donne de nombreux témoignages d'estime aux chiens courants de la Gaule; il appuie surtout sur le mérite des chiens de la Bretagne et de la Bresse. Les chiens Ségusiens ne sont pas moins estimés par les veneurs de la Grèce et de Rome. Les agasses (bassets) d'Angleterre paraissent jouir également d'une réputation méritée. Les autres chiens célèbres de l'antiquité sont ceux de Péonie ou de Pannonie (Hongrie) qu'on dressait à la guerre, à l'instar des chiens gaulois. Il y a tout lieu de croire que le chien de Péonie n’est autre que le molosse. Némésianus chante aussi les brillantes qualités des chiens de chasse de l’Étru- rie. Viennent ensuite le chien de Laconie (encore le molosse), le chien de Crète, enfin ces fameux chiens de combat de l'Inde qui eurent l'honneur de déployer leurs talents devant Alexan- dre-le-Grand à son entrée à Babylone, et dont un couple suffisait 474 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. pour porter bas un lion. Je fais observer à ce propos que l'his- torien qui rapporte le fait, Elien, a tort de prendre au sérieux l'opinion du vulgaire de son époque qui considérait cette race de bouledogues comme le fruit illégitime des amours de la tigresse et du chien. Aristote, antérieur à Elien, avait eu soin de protester contre ces croyances erronées. La nature a mis antipathie morale et physique entre le chien et le chat, entre le bouledogue et la tigresse. Je n’ai pas bien reconnu nos petits hurleurs de l'Est dans le portrait donné par Arrien des chiens laids et velus de la Bresse. Notre griffon de Vendée, qui ressemble un peu plus à ce signalement, notre chien courant de la Normandie et celui de la Saintonge, sont reproduits par le même, trait pour trait. Je retrouve moins aisément dans cette catégorie des chiens de l'ancienne Gaule le chien bleu et le chien noir (Saint-Hubert) de Lorraine. Il y a une page touchante dans le récit de cet Arrien ; c’est celle où l’historien, emporté par un mouvement sublime d’admiration et de reconnaissance pour le charmant caractère et la fidélité de sa chienne Horné, prie la postérité de garder mémoire d'elle. Que ne puis-je, moi aussi, charger la postérité d’acquitter les dettes de ma reconnaissance pour mon premier Ajax et mademoiselle Coquette, le fléau de la bécassine, et mon fourbe Castagno, l’Attila du faisan. L'opinion de Jacques Du Fouilloux sur l’origine des chiens français mérite qu'on la rapporte. Du Fouilloux est d'avis que les chiens gaulois ont été amenés en Bretagne par un des pe- tits-fils d'Énée, un nommé Brutus, lequel ayant eu le malheur de casser la tête à son père dans un petit mouvement de vivacité, avait été, pour cette peccadille , banni de sa patrie et obligé de chercher fortune ailleurs... Pourquoi il s'était fixé dans l'Armo- rique à laquelle il avait donné son nom actuel (Bretagne, Bru- tus). Ces choses se passaient dans le temps qu'un ami de ce même Brutus, un autre évadé d'Italie, Turnus, donnait son nom à la ville de Tours, célèbre par ses pruneaux. J'ai vainement fouillé l'antiquité pour y trouver des traces du chien d’arrêt, je suis encore à en revoir. J'ai interrogé sur l'épo- que de l’apparition de cette race les souvenirs des plus lucides somnambules; tous les renseignements que j'ai pu me procurer sur cet intéressant sujet aboutissent à cette conclusion : le chien DES ANIMAUX RALLIÉS A L'HOMME. 175 d'arrêt est une création des temps modernes dont la date n’est pas bien fixée. Elle est née en Europe à la suite de la fauconnerie, le courre en l'air, institution qui date de la plus haute antiquité. Comme il fallait des chiens pour faire lever le gibier plume et le gibier poil devant les oiseaux de vol, on en a rencontré qui poin- taient naturellement la pièce de gibier avant de la faire partir; on a cultivé cette disposition en prolongeant le pointage jusqu’à l'ar- rét solide. On a obtenu par ce moyen le chien couchant, c'est-à- dire le chien qui se couche contre le gibier qu'il arrête, pour se laisser couvrir avec celui-ei sous le filet (épervier). Le fusil venu, qui permettait de tirer au vol, le chien couchant s’est transfor- mé de lui-même en simple chien d'arrêt. Toutes les statues de chiens que nous a léguées l’ancien monde représentent des chiens courants. Diane d'Ephèse et Diane de Poitiers n’ont jamais eu que des lévriers pour cortège. Avant l'invasion du tnhutd, la France, patrie des illustres héros et des illustres veneurs, était aussi la patrie des nobles races canines, comme elle avait été précédemment celle des nobles chevaux. On y distinguait quatre principales familles de chiens courants. Le chien d'ordre pour courre le cerf, ie daim, le loup, le sanglier. un chien de haute taille, au poil rude blanc ou fauve, à la large poitrine, à la gorge sonore, aux oreilles larges et pen- dantes, ayant l'Ouest pour patrie. C’est le type originel des chiens de Normandie, de Bretagne, de Poitou, de Saintonge, type qu'on retrouve altéré jusque dans la race anglaise. Toutes ces varietés d'un même type national étaient également généreuses, pleines de mépris pour le renard et la bête puante; elles affectaient les mê- mes allures et ne différaient l’une de l’autre que par la couleur de la robe qui pourtant ne prenait jamais la nuance noire ni la nuance orangée. La nuance orangée semble exclusive à la robe dés chiens écossais. Le noir qui tend aussi à caractériser le chien dé la Grande-Bretagne se retrouve chez le chien des Ardennes ét de Lorraine, dit chien de Saint-Hubert ; toutefois ce noir est plus lustré, plus foncé chez le chien anglais que chez le nôtre. Le pélage du chien de Saint-Hubert vire au roux. Le griffon de Vendée, le grand courant au poil rude et frisé , fort recher- ché pour la chasse du loup et celle du sanglier, n’est qu'une simple variété de la race primitive de l'Ouest. Tous les chiens 176 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. d'ordre de cette race étaient incomparables pour la finesse de l’odorat, pour la discipline, pour la persévérance et pour la beauté des voix. Rien de plus commun, dans les fastes de la vénerie fran- caise, que d'entendre dire: les chiens , n’ayant pu forcer le san- glier ou le dix-cors après huit heures de courre dans la première journée, ont pris le parti de passer la nuit près de la bête. Ils l'ont relancée au point du jour et prise vers les onze heures; la meute a tenu au bois vingt-quatre heures sans manger, sur lesquelles vingt-quatre heures, elle en a couru douze. Il faut aller chercher dans l’histoire des campagnes des armées françai- ses, pour trouver des faits analogues de fougue enthousiaste. Il n’y a jamais eu que le chien courant de France pour pousser la passion de la chasse jusqu’au mépris de la soupe, comme il n’y a jamais eu que le troupier français pour faire des marches for— cées et gagner des batailles sans chaussures ni pain. Or, parce que ces chiens courants qui avaient des raisons pour consi- dérer la chasse comme le plus noble emploi des loisirs de l’homme, parce que ces pauvres bêtes s'ingéniaient à prolonger les jouissances des veneurs , des hommes sont venus qui les ont accusés de lenteur, sous ce prétexte éminemment britannique que le temps ctait de l'argent! Eh non, traficants misérables, ce n’est pas le temps qui est de l'argent, c’est le plaisir, à preuve que l'on ne cherche à gagner de l'argent que pour gagner du plaisir. Réjouissez-vous, au surplus, voici que vos doctrines mercantiles, après s'être infiltrées dans le sang du peuple français et l’avoir corrompu, ont envahi les chiens. Pauvres bêtes ! quand les ve- neurs de France endossaient la livrée britannique et ne deman— daient plus que de la vitesse à leurs chiens; quand les tripotages de Bourse devenaient le principal dans l'existence de l’homme riche et que la chasse n'en était plus que l'accessoire, il fallait bien qu’elles se conformassent aussi aux honteuses exigences des mœurs , et qu’elles livrassent leurs longues et soyeuses oreilles au tranchant de l’emporte-pièce (1), et qu’elles évidassent leur poitrine, et qu’elles renonçassent à Aurler pour se contenter de glapir; car on ne peut pas courir de toute vitesse et hurler en (1) Les Anglais coupent les oreilles de leurs chiens de chasse avec un em- porte-pièce qui les réduit aux proportions d’un écu de six francs, | DES ANIMAUX RALLIÉS A L'HOMME. 477 _même temps. Le mal est déjà fait, hélas! j'ai bien visité les mar- chés de chiens de lOuest , ceux de Fontenay et de Bourbon- Vendée; mais là je n'ai retrouvé nulle part le type du pur griffon, ni du pur Poitevin, ni du pur Saintongeois ; partout le sang mêlé, partout l’écusson national barré de noir ou d’orangé, barre de bâtardise. A côté du grand chien de l'Ouest, blanc ou fauve, figaraient avec honneur le chien noir de Saint-Hubert et son premier-né, le chien bleu — le chien noir aux sourcils de feu, aux pattes de même couleur, moins haut sur jambes que le chien de Norman- die, moins bien gorgé, moins disciplinable, mais plus vite, plus ardent et plus rude, plus propre pour chasser seul, donnant sur tout et moins distingué dans ses goûts de chasse —le chien bleu, né du chien de Saint-Hubert et du mâtin, bas sur jambes et rà- blé, fleurdelisé partout, moucheté de feu et de noir, poitrail de dogue, oreilles noires trainantes, lent d’allures, mais riche de gorge et capable de coiffer un sanglier à lui tout seul. Habitantes de forêts d’où les cerfs sont partis, où le sanglier et le loup se chassent en battue, ces deux races ne fournissent plus depuis long-temps que de méchants harpaillons de lièvre ou de renard , et leur sang s’est perdu. : Une troisième race charmante et primitive et plus particulière aux contrées de l'Est, à la Bourgogne, à la Franche-Comté, à la Bresse, est celle des petits hurleurs : robe blanche constellée de larges taches fauves, oreilles moyennement longues, physiono- mie mutine et éveillée, chassant le lièvre avec un entrain mer- veilleux. Je ne sache pas au monde de chasse plus adorable que celle du lièvre mené bon train par douze hurleurs de même pied. N'a rien ouï en fait de musique de chasse qui n’a pas entendu un tutti de hurleurs partant sur un lancer à vue. Je sais des gens qui, après avoir goûté de cette musique, n’en ont plus voulu tà- ter d'autre. Le don de hurler, c’est-à-dire de pousser quatre à cinq aboiements à la fois, n’est pas particulier à la race que je signale. On rencontre des hurleurs dans presque toutes les bon- nes races de chiens courants, les anglais exceptés. Vient en quatrième ordre la race du basset, reconnaissable comme les races précédentes à des caractères spéciaux : long cor- sage, pattes courtes et torses, reins larges, oreilles démesurées, 12 178 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. physionomie grave et magistrale, admirable contralto. Le basset de bonne souche est plein d'excellentes qualités, je le respecte. Il chasse généralement tout ce que les grands chiens ne chassent pas. J'en ai vu de très-forts néanmoins qui chassaient dans la perfec- tion le sanglier, le cerf, le chevreuil, voire le loup. Le basset est le plus lent de tous les chiens. C’est le chien du braconnier, le chien du petit chasseur et de la petite propriété. Rien de plus fa- cile que de lui apprendre à chasser le gibier plume, la caille, Ja marouette. Sa perfide lenteur, qui fait que le gibier chassé le méprise et trottine en s'amusant devant lui au lieu de prendre parti, cause tous les’ jours la mort d’une multitude infinie de chevreuils et de lièvres. Le basset n’a point de répugnance pour la bête puante, mais le lapin est son gibier de prédilection. El n’est pas de chasse plus mortelle au faisan que celle du basset, la nuit. C'est peut-être pour eela qu'on ne donne jamais , dans les tableaux de peinture, d'autre escorte au garde qu'un basset ; braconnier comme un garde, dit le proverbe. J'ai omis de par- ler du chien terrier, du bigle, du chien de fouine, du barbet, qui sont des espèces métisses, des espèces fabriquées. Les bauds, les grands chiens blancs de Barbarie qui tiennent tant de place dans nos annales de vénerie, ne me paraissent pas différer essentielle- ment du type vendéen. Du reste, l'éducation a introduit de telles modifications dans la conformation de l'espèce, qu'il serait tout à fait impossible à l'anatomiste d'aujourd'hui d'assigner une com- mune origine à telles ou telles familles de chiens , d'après l'ins- pection de leurs crânes. Il y a beaucoup moins de distance, par exemple, de la boîte osseuse du tigre du Bengale à celle du boule- dogue anglais, que de celle-ci au crâne du bichon , du Kings Charles. On ne sait même plus, à l'heure qu'il est, si le chien est carnivore , piscivore ou frugivore, car il s’est fait partout des appétits proportionnels aux facultés de son maitre. On retrouvera plus loin, au chapitre de chaque bête de chasse, le portrait de son chien, de son chasseur spécial. On peut affirmer que les dix-neuf vingtièmes des chiens cou- rants de France proviennent des quatre types que je viens de dé- crire , bien qu'il soit à peu près impossible de suivre les filiations de chacun de ces types, à travers les croisements multipliés et confus de tant de races. Il + a dans l'œil et dans la démarche de DES ANIMAUX RALLIES A L'HOMME. 179 certains chiens, comme dans l'œil et dans la démarche de certains hommes, un cachet de distinction particulier qui les fait recon- naitre d'emblée pour des types de souche noble. Assurément que la France ne compte pas aujourd'hui dix types de cet ordre dans ses vingt races de chiens. La rage n'est pas du chien , mais du loup. On en parlera à sa place. Résumons par un trait notre opinion sur le chien : Plus on apprend à connaître l’homme, plus on apprend à estimer le chien. LE CHEVAL. Tout le monde a écrit sur le cheval, depuis le bonhomme Job qui ne date pas d'hier, jusqu'à M. de Lancosme-Brève ; mais personne ne l'a défini, pas même M. de Buffon, qui écrivait ce- pendant avec des manchettes de dentelle. Le cheval est l'expression de la société. Dites-moi le cheval d'un peuple, je vous dirai les mœurs et les institutions de ce peuple. L'histoire du cheval est celle de l'humanité, parce que le che- val est la personnification de l'aristocratie de sang, de la caste guerrière, et que toutes les sociétés, hélas! ont dù passer par l'oppression de la caste guerrière. J'engage vivement le profes- seur d'histoire et l'académicien des inscriptions et belles-lettres à ouvrir leurs oreilles. I n'y a qu'un seul cheval au monde, un vrai cheval, l'étalon arabe . Je sais que le monde est plein de quadrupèdes ambitieux qui s'arrogent illégalement ce titre, mais la plupart de ces usur- pateurs peuvent être suppléés avec avantage par la vapeur ou le chameau. Le vrai cheval est l'emblème du véritable gentilhomme. Je plaindrais sincèrement l’esprit prosaïque et borné qui vou- drait me contester la parenté analogique du cheval et du gen-. tilhomme, tant la ressemblance entre les deux types est parfaite. Ou l’étalon arabe ne veut rien dire du tout, ou il signifie le che- valier. I faut choisir entre les deux. Voyez comme le noble animal appelle la guerre de tous les 180 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. mouvements de son corps et de tous les essors de son âme. Ses naseaux brülants s'ouvrent et fument ; ses pieds impatients creu— sent le sol ; son œil ardent darde l'éclair et dévore l’espace ; sa bouche ronge le frein et le blanchit d’écume ; sa crinière élé- gante et désordonnée s’agite et se dresse au gré de ses colères ; sa queue s’arrondit en panache. Ecoutez ce hennissement qu’ac- centue sa fureur jalouse, cette voix plus belliqueuse que celle du clairon ; c’est encore une provocation au combat, une menace de mort. Si vous ne reconnaissez pas là le preux de la légende, le héros des croisades, le chevalier aux armes étincelantes et aux ondoyants panaches, désireux de briller et de plaire, avide de tournois, de périls, de pompe et de fanfares... je renonce à aller plus loin. Le cheval sauvage, qui vit encore aujourd'hui en maître sur un grand tiers de la superficie du globe, a bien le caractère al- tier, les habitudes belliqueuses, les mœurs chevaleresques du coursier arabe ; mais il ne faudrait pas lui demander cette grâce exquise d’allures, cette courtoisie de manières, cette richesse de tenue, cette élégance, que l'éducation seule et le contact du grand monde peuvent donner. La vitesse elle-même est une qualité qui ne se développe complètement chez le cheval que sous l'in- fluence des soins de l’homme. On sait que tout l’espace qui s'é- tend des rives du Danube aux portes de l'Asie, c’est-à-dire le plateau central de l'Asie et la région des steppes, appartiennent en toute souveraineté au cheval, — et qu'en Amérique, ses do- maines embrassent les incommensurables solitudes des Prairies au nord, au midi celles des Pampas, des rives de l'Amazone aux champs patagoniens — et que, non sa!isfait encore de régner sur une si vaste étendue de territoire, l’ambitieux animal a posé ré cemment le pied sur les terres d'Australie. Le soleil ne se couche plus dans l'empire du cheval. Or, cet empire , plus grand que ceux de Charles-Quint et de D'jingis, plus grand que ceux de l'Anglais et du Romain, est frac- tionné, morcelé en une myriade de petites républiques aristocra= tiques, où l'autorité, source de combats sans fin, est dévolue au plus fort. Autant de cantons , autant de chefs, comme sous le ré- gime féodal du moyen-âge autant de manoirs, autant d'états. Là les jeunes étalons qui aspirent au pouvoir cherchent à s'en ren- DES ANIMAUX RALLIÉS A L'HOMME. 481 dre dignes par des actions d'éclat, et débutent ordinairement dans la carrière glorieuse par un meurtre de loup. Il n’est pas rare de voir dans les steppes de Russie un étalon de deux ans s’élancer tout seul à la rencontre d'une bande de quatre ou cinq loups, en tuer un, estropier les autres et semer dans toute la con- trée la terreur de son nom. Le cheval libre frappe des pieds de devant comme le cerf, non de ceux de derrière, comme on le croit trop généralement parmi le peuple. Il se dresse de toute sa hauteur contre l'ennemi, le broie sous ses pilons meurtriers ; puis le saisit de ses redoutables incisives entre les deux épaules et le jette à ses juments pour qu'elles s'en amusent, elles et leur pro- géniture. La jument, au surplus, ne se fait pas prier pour voler au combat, quand le danger menace. La guerre est l'élément de l'espèce. Saturne s'admire dans son œuvre. On ‘ne saurait nier l'identité de la dominante passionnelle chez le gentilhomme et le coursier, quand on réfléchit que le che- val de sang est de toutes les bêtes la seule qui possède son arbre généalogique; quand on voit le cheval se pavaner dans les céré- monies publiques et s’encenser lui-même, à l'instar d’un cham- bellan autrichien dans l'exercice de ses fonctions. Bucéphale une fois caparaconné, au dire de Plutarque, n'acceptait plus d'autre conversation que celle d'Alexandre. Le poète arabe Eldemiri raconte aussi que le calife Méronan avait un cheval qui ne permettait pas à son valet de chambre d'entrer dans ses appartements sans y être appelé. Le malheu- reux palefrenier ayant oubliéla consigne par mégarde, le cheval, indigné de son irrévérence, le saisit par le dos et le broya contre le marbre de sa mangeoire. Pausanias rapporte qu'il a connu un cheval qui se rendait parfaitement compte de son triomphe quand il avait gagné le prix de la course aux jeux Olympiques, et qui, toutes les fois que la chose lui arrivait, se dirigeait fièrement vers la tribune des juges pour réclamer sa couronne. Aucune bête, au surplus, n'a eu et ne devait avoir un plus grand nombre de panégvyristes que le cheval. Homère a fait pleu- rer Patrocle par les chevaux d'Achille, et fait dire la bonne aven- ture à ceux de Rhésus, ce qui est peut-être un peu exagéré; mais enfin c’est un poète, il était dans son droit. J'approuve moins la 182 ‘ZOOLOGIE PASSIONNELLE. tentative d’Aristote qui n’est qu'un savant, lorsqu'il essaie dé noûs faire accroire : qu'on à vu, en Scythie, un cheval se suicider, se précipiter du haut en bas d'un rocher très-élevé, pour se pu- nir d’avoir cédé à l'entraînement des sens et commis un inceste, Le cheval a bien assez d’autres qualités, de mémoire , d’a- dresse, de courage et d'intelligence , pour pouvoir se passer de celle de la pudeur qui ne lui appartient pas, tant s’en faut. C'est presque calomnier une bête que de lui prêter les qualités qui lui manquent. Disons tout bas que le cheval de sang est carnivore. Mais je n'ai pas besoin d’invoquer le témoignage de Plutar- que et des autres pour démontrer une vérité plus claire que la Jumière du jour, et que les poètes, ces privilégiés de l'espèce hu- maine, qui devinent tout sans rien apprendre, ont signalée, fl y a trois mille ans. Le livre de Job, rédigé sous la tente, en plein désert arabe, déborde d’allusions magnifiques au naturel batail- leur et chevaleresque du coursier. Le conseil municipal d'Athènes avait à opter entre Minerve, déesse de la Sagesse, et Neptune, dieu des Ondes, qui se dispu- faient chaudement l'honneur de ‘patroner la paroisse nouvelle. La déesse de la Paix, invitée à déployer ses talents, fait sortir de terre l'olivier, emblème de l’industrie pénible, mais fructueuse, un arbre pâle au bois noueux et dur, au fruit âcre et difficile à traiter, mais susceptible de produire, à force de travail, la lu- mière et la richesse. Le dieu des Mers frappe à son tour le sol de son trident, et il en fait jaillir un cheval fougueux, qui débute par ruér et hennir, image trop ressemblante du caractère prompt et orageux du maître des Tempêtes. Le peuple d'Athènes, peuple sage et ami de la liberté, eut le bon esprit de préférer le symbole de l’industrie émancipatrice à celui de l'aristocratie oppressive, etil s’en trouva bien. Mais Rome, j'en suis sûr, eût opté pour le don de Neptune. Qui veut connaître à fond le caractère et les institutions du monde patriarcal n’a pas besoin de consulter la Bible : qu'il in- terroge le cheval. Dans le monde patriarcal, dans la tribu arabe, le cheval, com- pagnon de gloire et de périls du chef, vient en premier dans ses affections ; a femme et l'enfant ne passent qu'après. A lui les DES ANIMAUX RALLIÉS À L'HOMME 153 soins coquets et les tendres caresses et les poésies d’Atar. Son arbre généalogique est mieux tenu que celui de la famille, comme sa crinière aussi plus artistement entretenue et lissée que celle de l'épouse. C’est que dans le monde patriarcal, la caste guerrière est tout, et que le père barbare à droit de vie et de mort sur la femme et l'enfant. Il m'en coûte de l'avouer, mais l’oppression du faible et la misère du travailleur sont en raison directe de la fortune du cheval. Toute révolution qui relève le peuple abaisse le cheval. J'ai bien peur que cette observation profonde n'ait encore échap- pé à la sagacité de MM. les historiens. Il n'est personne qui n'ait entendu parler de l’antipathie du cheval pour l'ours, l'éléphant, le chameau. L'ours symbolise l’é- galité sauvage et primitive , la bête noire de l'aristocratie. L’élé- phant, pauvre d’habits et à qui le nu ne va pas, représente l’in- digence industrielle de l'Édénisme, une période éminemment antipathique au cheval qui ne veut entendre parler que de luxe, de panaches et de caparaçons dorés. Le chameau est l'emblème de l'esclavage féminin en patriarcat; toute aristocratie, toute puis- sance tyrannique pivote sur l'oppression du sexe mineur. Je sais un superbe volume à écrire avec les deux mots antipathie, sym- pathie. J'ai lu chez un conteur de fables qu'il suffisait pour met- tre en fuite l'ours le plus affamé, de lui jouer un air quelconque sur un tambour fait de la peau d'un cheval. Suivons la fortune du cheval dans ses diverses phases, et le tableau successif des diverses phases de l'humanité se déroulera sous nos Velx. Le cheval est une conquête du chien , un des pivots de la tribu patriarcale. Voici que la tribu se fait conquérante, et déserte la tente pour les palais de Babylone ; transition du patriarcat à la barbarie. La horde victorieuse a aussitôt besoin de s'organiser pour s’implan- ter solidement sur le sol du pays conquis. Elle débute par enno- blir le service du cheval, lequel a été pour moitié dans ses vic- toires. L’ennoblissement du cheval est à proprement parler la constitution du régime féodal. Le premier fonctionnaire de l'Etat, après le roi, s'appelle, connétable (le chef de l'écurie); vient ensuite le maréchal (médecin du cheval), puis le grand-écuyer 184 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. (premier valet de pied du cheval) et le reste (1). Je suis fâché d’être obligé de mentionner ici que c'est de nos ancêtres, les Germains et les Scythes, que nous est venue la singulière habi- tude de rogner la crinière et la queue de nos chevaux. Le cheval germain fut long-temps pour l'Italien un sujet de charge, après quoi les rôles'changèrent…. L'apogée de la splendeur du cheval dit les beaux jours de la féodalité nobiliaire et de la chevalerie. Le cheval a son nom, dans les chants des poètes, à côté de celui des plus nobles héros. Un jour cette fortune décline. Le preux Bayard est frappé d'une balle. La poudre à canon a tué le cheval et la féodalité du même coup. L'esprit d'examen se lève et proteste ; l'aurore des libertés populaires a point à l'horizon. Or, avec la même facilité que le cheval de guerre nous a dit les temps passés, la barbarie et le patriarcat, Abraham et Sémi- ramis, Romes et Athènes, il nous dira les temps présents, et peut- être, si on l’en priait bien, les temps de l'avenir. Ovons le temps présent, l'Angleterre et la France. Quel est le pays d'Europe où le cheval de sang joue encore le plus brillant rôle ? C’est l'Angleterre ! Pourquoi cela? Parce que l'Angleterre est une contrée où règnent l'oppression et la mi- sère, une contrée qu'exploite odieusement un millier de familles de sang barbare. En Angleterre, la race conquérante est tont, le reste de la nation rien. Le lord anglais estime son cheval en pro- portion du mépris qu'il porte à l'Irlandais, au Saxon, races infé- rieures qu'il a vaincuëes, de compte à demi avec sa bête. Gardez- vous d’offenser un seul crin de la robe d’un noble coursier dans les Etats britanniques, vous qui tenez à vos écus et à votre li- berté; car le cheval est l'apanage de l'aristocratie des lords, et ces lords ont fait déclarer, de par la loi, leur cheval inviolable et sa- cré. Par exemple, vous pouvez vous permettre d'assommer un homme d’un coup de poing, de mener votre femme au marché la (1) On sait que le titre gothique de connétable vient d’être rétabli par le gouvernement issu des barricades, en faveur d’une femme, madame Soult. C'est une idée comme une autre... Pourvu que les poëtes satyriques de Saturne, cardinale d’ambilion, n’aillent pas bâtir encore une arlequinade Jà-dessus. me mind est eee End DES ANIMAUX RALLIÉS A L'HOMME. 185 corde au cou, et de trainer dans la fange des ruisseaux la malheu- reuse prostituée, la fille du pauvre artisan que la misère a vouée à l'infamie. La loi de la Grande-Bretagne tolère ces peccadilles. Le peuple anglais, qui ne se sert aucunement du cheval, est excessivement fier de la philanthropie de ses lords, qui s'étend jusque sur les animaux domestiques. dit-il. L'inviolabilité du cheval anglais en apprend plus évidemment sur les institutions aristocratiques de l'Angleterre que tous les volumes de Blackstone et de Montesquieu. Maintenant la simple inspection de l'animal va vous dévoiler les mœurs les plus inti- mes, et le caractère, et les arts, et la physionomie du peuple bri- tannique. Nous ne saurions pas d'avance que l'amour désordonné de la verticale et l'horreur de l’ellipse sont les deux traits les plus sail- lants du caractère anglais, que la conduite de ce peuple à l'égard du cheval arabe suffirait pour le démontrer. Le cheval arabe, tel qu’il était sorti des mains de Dieu, était une bête adorable, un ensemble harmonieux de souplesse, de vi gueur et de légèreté, arrivant immédiatement après la femme et la chatte dans l’ordre des créations gracieuses. La courbe de son encolure et celle de sa croupe rivalisaient de pureté et de délica- tesse avec les plus suaves des courbes féminines. Cette encolure avait été ainsi ployée en forme d'arc, pour que le cavalier füt le maitre absolu des mouvements de sa monture, au moyen de la bride, corde de l'arc, qui permet de refréner toute velléité de ré- bellion du coursier, en forçant, par la moindre pression, la tête de l'animal à se rapprocher de son poitrail. Dans cette position, le mors porte sur les barres, la partie la plus sensible de la bou- che du cheval : un enfant le guiderait avec un fil de soie. Ce sys- tème de courbes élastiques qui se succèdent et se correspondent sur toute l'étendue du corps de la bête, depuis le sommet de la têle jusqu'aux extrémités des membres, n'avait été imaginé que pour adoucir au cavalier l’ébranlement de la secousse et convertir le mouvement du galop en un doux balancement. C'était là le secret de la douceur infinie des réactions du cheval arabe, de la grâce de son allure et de la sûreté de son pied. L'indigène britannique a éprouvé le besoin d'améliorer ces formes, et de les rapprocher de ce type idéal de beauté que son 186 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. ardente imagination caresse (l’angle droit), type sur le patron duquel il avait déjà taillé la démarche et le costume des femmes de son pays. L’Anglais à dépensé une foule de millions et deux siècles d'efforts pour obtenir le merveilleux résultat qu’on appelle le cheval de course. Je donnerais beaucoup de choses pour pou- voir faire comprendre mon opinion à l’aide d’une image repré- sentant un cheval étique, à l’encolure concave, à la tête de bique, à la croupe anguleuse, orné d’une queue de rat et monté par un jockey hideux, lequel serait séparé de sa selle par une distance respectable, et ferait une grimace affreuse pour exprimer l’atro- cité des réactions de sa monture. Cette merveille de perfection britannique qui rappelle à tous ceux qui ont bâillé sur la géométrie certains détails charmants du carré de l’hypoténuse, à donc les réactions atroces, la bou che dure, le pied pertide. Pour cette dernière raison, il est dé- fendu de la faire courir ailleurs que sur un terrain parfaitement uni, peu glissant et soigneusement épierré. Ces bêtes-là travail- lent trois ou quatre fois par an, trois à quatre minutes chaque fois. Elles ne sont bonnes, du reste, ni pour la chasse, ni pour la guerre, ni pour la promenade. Des montures de cette espèce réclamaient une race d’écuyers spéciaux. À l’aide de procédés chimiques supérieurs, l'Anglais est parvenu à créer le jockey, une race intermédiaire entre le lapon et le jocko, et qu'il a nommé ainsi de sa ressemblance avec ce dernier quadrumane. Ceci est l'exposition la plus pure et la plus complète de l'art et de l'idéal d’outre-Manche. Un dernier trait pour peindre le ca ractère anglais. Le cheval anglais spécule... C'est une machine à pari, rien de plus. Comme c’est bien là, n'est-ce pas, cette nation brocanteuse, disgracieuse et amie de la Bible, qui, par amour pour l'humanité, lui vend partout de l'opium, des armes de guerre et des révolu- tions ; cette nation dont il a été dit qu'elle avait prohibé les rayons du soleil dans son île, pour favoriser la consommation de la houille indigène. Voyons notre patrie maintenant. La France, avec ses 32 millions d'hectares, ne peut pas même produire assez de chevaux de guerre pour la misérable dépense de sa cavalerie. C’est assez dire que la noblesse française a passé D he, sn ét donc. d'année DES ANIMAUX RALLIÉS À L'HOMME. 487 de vie à trépas. En eflet, privilèges, parchemins; droits du sei- . ÿneur, et autres oripeaux de la vanité humaine ont été brûlés en une nuit, il y a soikante ans; et les castels des derniers fils des croisés, vendus à la criée, sont devenus propriétés des preux de la mélassé et du trois-six, Le joug de la conquête barbare est. brisé; mais ne croyez pas que le Gâulois se soit affranchi pour cela. Car si le territoire francais se refuse à produire le cheval de bataille, emblème de la féodalité nobiliaire, il produit en abon- dance le cheval de diligence, emblème de la féodalité mercan- tile, régime vorace qui débute en tout pays par l’accaparement du monopole des transports. La France est aux mains des agioteurs, des banquiers, des monopoleurs dé la voie publique ; done le seul cheval qu'on puisse y estimer et y cultiver avec amour est le cheval de trans- port. L'autre était plus joli, je ne crains pas de le dire, quoique je le regrette peu. Qui nous délivrera maintenant du cheval de diligence ? Une des plus inconcevables folies gouvernementales de ce siè- cle a été de prétendre assujétir au même joug constitutionnel deux nations aussi opposées de tendances caractérielles et d’af- fections chevalines que le peuple français et le peuple grand- breton. On ne fera jamais que le cheval de trait s’accommode du régime qui convient au cheval d'hippodrome. Une idée qui me semble surtout marquée au coin’ de la déraison suprême, c’est d'avoir essayé de créer une chambre haute, une chambre aristo- cratique et héréditaire, dans un pays qui ne peut pas même four- nir à sa consommation de chevaux de guerre en temps de paix; un pays où l'aristocratie se gagne et se perd à la Bourse d’un coup de dé ; où l'agent de change exécute le Pair ! Pas de cheval de guerre encore une fois, pas d’aristocratie ; partant, pas de nécessité de chambre haute ! Avis aux octroyeurs de chartes. Ce n'était pas assez d'avoir emprunté à l'Angleterre ses cha- peaux puritains, ses habits étriqués, son, régime constitutionnel et ses ignobles tabagies, la France, dansle paroxysme de son an- glomanie, a voulu posséder son cheval de pari. A l'heure qu'il est, toutes les villes un peu importantes de la France sont occu- 188 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. pées à se construire des hippodromes et à s'imposer extraordinai- rement pour favoriser les développements de l'industrie du che- val de pari. Tous les fonds destinés par le budget à l’encourage- ment de l’agriculture sont consacrés à servir des primes de quelques milliers de francs aux plus heureux joueurs. Mais ces prodigalités absurdes n’ont rien que de très-logique dans un pays où le ministère de l’agriculture a été confié pendant dix ans à un fabricant de culottes de casimir noir, complètement incapable de distinguer à première vue une betterave d’un chou-fleur. La popularité toujours croissante des jeux de l’hippodrome a forcé les journaux de Paris d'enrichir le personnel de leur rédac- tion d’un écrivain pour cheval, lequel doit être ferré sur la langue du sport ou langage d’'écurie. Je remarque que c’est le comte d'Artois et le duc d'Orléans, père du roi Louis-Philippe, qui ont le plus contribué à l’intro- duction du cheval de course en France. On sait le bénéfice qui est advenu à chacun du progrès des idées anglaises. Le règne du vieux Priam aussi avait péri, il y a bien long-temps, par l’intro- duction d’un cheval étranger dans les murs d'Ilion. Hélas! à quoi servent les exemples contre la fatalité ! Paris est le miroir et le foyer de la France. La capitale donne le ton à la province. Le cheval qui joue le premier rôle à Paris et dans le reste du royaume, celui qui fait le plus parler de lui, est le cheval de messagerie, poste, diligence, omnibus. La statis- tique administrative constate que ce quadrupède onéreux estropie, rien qu'à Paris , deux personnes et une fraction par jour, et qu'il coûte à la population parisienne deux victimes par mois. Tout n’est pas de sa faute. Il existe à Paris, séjour de l’opulence et du bonheur, une foule d'individus qui n’ont pas d'autre métier que de se jeter sous les roues d'une voiture pour se faire briser un membre et attraper une indemnité qui leur donne du pain pour le reste de leurs jours. Il y en a qui réussissent, d’autres qui se manquent, d’autres qui ont trop de chance et qui n'en sont pas fâchés ! Le plus inoffensif de tous ces chevaux, mais non le moins esti- mable, est le cheval de fiacre, race modeste, d’origine bretonne, et qui n’appelle pas la guerre de ses naseaux fumants. C’est l'em- blème de l'humble travailleur que stimule incessamment lai- DES ANIMAUX RALLIÉS À L'HOMME. 189 guillon de la misère, qui est forcé de se reposer là où ilse trouve, qu’ancun abri protecteur ne défend contre la rigueur des saisons, _et dont la tête appesantie par la fatigue s'incline tristement vers la terre. À peine si le bourreau qui le fustige lui donne le temps de s'arrêter pour prendre son repas. Hélas! ce bourreau lui- imême est torturé par l’aiguillon d'un maître plus barbare et plus impitoyable encore, la concurrence, l'Euménide civilisée qui dé- truit toute pitié au cœur du fabricant, qui réveille à coups de fouet dans les manufactures anglaises l'enfant qui s'endort sur sa tâche. Le cheval de cabriolet, celui de coucou, racontent les diverses phases de l'existence chevaline, les chutes imprévues, les splen- deurs éclipsées. J'ignore d’où provient ce dicton mensonger que Paris est l’en- fer " chevaux et le paradis des femmes. Si jamais deux desti- nées furent semblables, c'est à coup sùr celle de la jolie femme et celle du joli cheval de Paris, considérés tous deux comme objets de luxe. Le Boulevart et le Bois, voilà leur paradis à tous deux, tant que dure leur beauté, leur santé, leur jeunesse. Le coucou, la prostitution, le mépris publie, voilà leur enfer. et les deux jolies créatures que le ciel avait douées de tant de moyens de plaire, arrivent au terme fatal, Montfaucon et l'hospice, par le même che- min. Quelle souveraine déchue, j'appelle souveraine de la mode et des plaisirs, n’a pas à repousser quelquefois lobsession d'un souvenir d'humiliation et d’opprobre, un chapitre de l'histoire du cheval de coucou ! Ce foyer des plaisirs, ce gouffre des fortunes qui s'appelle Pa- ris, consomme annuellement près de quinze mille chevaux. C'est à peu près le chiffre des jeunes vierges que les familles pauvres de Paris hvrent chaque année en tribut au minotaure de la pros- titution. Oh ! oui, le cheval de France est bien bas et la gentilhommerie aussi. La postérité d’Alphane et de Bayard traîne le tombereau pendant que le pair de France assassine sa femme ou trafique de concessions de mines, et que le fils des preux vend les blasons de ses pères pour servir d'enseigne aux boutiques de Juda. Où sont passés, demandais-je naguère, ces robustes enfants de la Gaule qui traversaient autrefois d’une seule traite les Alpes, l'Apennin, 190 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. l’Adriatiqueet l’Archipel, quise ruaient à la mort avec la même furie qu'au plaisir et à la chasse ? Que sont devenus, pourrais-je deman- der pour la même cause, ces fiers chevaux gaulois si terribles dans les combats, au dire de Guichardin et des autres, payant de leur personne dans toutes les mélées, s’attaquant de monture à mon— ture,'se mordant au poitrail et ruant des quatre jambes pour élar- gir le cercle autour de leur cavalier. Hélas! il y a long-temps que le procédé est tombé en désuétude et que le niveau de la disci- pline a tué chez l'individu tout essor de courage, de dévouement, d'ambition. Le cheval français a eu tout, tout ce qu'il fallait pour plaire, tout ce que les Teutons exigeaient d’un cheval accompli : la grâce, la chevelure et la fierté de la femme; la vue perçante, le sang-froid et l'appétit du loup; l'oreille droite, la queue épaisse et la souplesse du renard... S'il a péri, lui et ceux qui le mon- taient, pour n'avoir pas su faire de tant de dons précieux un saint et digne usage, que sa ruine lui soit du moins un enseignement pour l'avenir. Discite justitiam moniti. Chevaux et gentils- hommes, avertis par la voix vengeresse des révolutions, apprenez que les devoirs des individus sont en raison directe de leurs fa- cultés, que plus on peut pour le bonheur de ses frères en Dieu, plus l'on doit; que l'oisiveté et le parasitisme sont de véritables délits de vol chez tous autres que l’idiot et le paralytique.. et tâchez de conformer désormais vos actes à ces principes. Car le culte de la grâce et de la forme n'est pas anéanti pour jamais, parce que l’épicier règne et gouverne en France. Que le cheval se rassure, l'épicier ne règnera pas toujours ; lépicier passera comme ont passé le safran et la muscade. et reviendront avec l'Harmonie, les concours de beauté, de vigueur, de souplesse, et les cavalcades armoriées aux écussons des séries, et les tour- nois sans fin des travailleurs et les quadrilles et les fêtes éter— nelles, et l'existence du cheval ne sera plus que joie, enchante- ments, ivresse. Donc que toute noble créature ayant quelque intelligence dans le cerveau, quelque beauté dans la forme, tourne avec moi ses regards vers les félicités de l'avenir, pour se consoler des misères du présent. Je veux poser à l’Institut deux problèmes sur le cheval pour en finir, et je parie tout ce que l’on voudra que l'Institut en jette sa langue aux chiens : DES ANIMAUX RALLIÉS A L'HOMME. 491 Pourquoi le cheval, qui adore la propreté, trouble-t-il l'eau ayant de boire ? _ Pourquoi ses oreilles, droites en domesticité, se rabaïssent-elles dans l’état de liberté, tout au rebours de ce qui a lieu pour le chien ? L'ANE. À un degré plus bas dans les variétés de l'espèce se rencontre l'âne, emblème primitif du paysan , contempteur souverain de la parure et du beau langage, et qui, pour la nourriture et pour le domicile, se contente de tout. Le porteur d'eau, compagnon de peine de l'âne, le porteur d’eau natif des monts d'Auvergne, ne brille pas précisément non plus par l’atticisme du langage, l'élé- gance des manières et le purisme de la gastrosophie. IE y à pa- renté entre l'âne et l'Auvergnat, comme entre le gentilhomme et le cheval arabe. Ce n’est pas d'aujourd'hui que l'âne et l’analogie se connais- sent. Il y a quelques milliers d'années que l'histoire et la fable les ont mis tous deux en rapport. L'histoire sainte, entre autres, s’est fort évertuée sur le compte de la pauvre bête, monture favo- rite du Sauveur. De ce que l'âne porte sur le dos une croix, emblème de tribulations, on l'a d’abord baptisé chrétien. De ce qu'il parait aimer les chardons et les épines, on l'a comparé au philosophe qui supporte avec calme toutes les amertumes de l'existence, au juste qui, pour gagner le ciel, a renoncé aux pom- pes et aux œuvres de Satan. De ce qu’on avait remarqué que la prudente bête ne traversait qu'avec répugnance les passages dangereux où il avait déjà trébuché, on en fait un sage qui craint de retomber dans le piège où il a été pris et fuit la récidive. Enfin, parce que l'âne a peu de confiance aux eaux nouvelles et se fait un peu prier pour boire aux abreuvoirs inconnus, on l’a fait long-temps passer pour un modèle de prudence et de fidélité à l'église, pour le beau idéal du croyant qui regimbe contre lhérésie et les idées nouvelles et repousse le droit d'examen. L'analogie se voit à regret forcée de prendre ici en faute les Saintes Écritures. L'esprit d’obseurantisme et de répulsion systéma- 192 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. tique pour les idées nouvelles qui est en effet la Dominante pas- sionnelle du baudet, et dont il aime à faire parade, n’a jamais constitué la sagesse, au contraire. L’âne, qui est l'emblème du paysan grossier et du conservateur borne, pèche surtout par la paresse d'intelligence. Ce n’est pas tant l’amour des anciens us et coutumes qui le retient dans l’ornière de la routine, que l'hor- reur du nouveau. Ne confondons pas la paresse d’esprit, la myo- pie d’intellect avec la fidélité à la religion des aïeux. Les deux choses ne se ressemblent nullement. J’admire volontiers l’âne et le paysan son image en ce que tous deux ont d'admirable, en leur sobriété, leur constance au travail, leur résignation dans l’indigence ; mais je ne peux pas leur faire des vertus de leurs vices. Quand je sais que c’est par défaut d’élévation dans les idées que l’âne et le paysan supportent si patiemment le joug de la tyrannie, je ne leur ferai pas un mérite de leur patience ; quand leur patois odieux m'écorche le tympan, je ne me répan- drai point en éloges sur l'énergie de leurs mâles accents. Erasme qui ne sait pas dissimuler ses sympathies pour l’âne, et qui avoue néanmoins que ce quadrupède porte-croix a peu de dispositions pour la musique, Erasme essaie de faire valoir en faveur de son protégé cette circonstance atténuante : que si l'âne contribue peu à l’harmonie pendant sa vie, il la sert généreusement après sa mort, lui fournissant les meilleures peaux qui existent pour faire les grosses caisses, les meilleurs tibias pour fabriquer les clari- nettes (/ibiæ). Je demande à me récuser quant à l’appré- ciation de l’excuse, pour cause de répulsion invincible pour la clarinette. Les pauvres travailleurs, hélas ! n’ont pas de pires ennemis que les honnêtes gens qui ne sont bons qu'après leur mort, comme lespourceaux et lesavares, comme le banquier et le conservateur borne, comme une foule d’autres institutions héré- ditaires que les lois de septembre m'empêchent de nommer. Mon Dieu, mon Dieu, mais ce sont précisément ces idées d'utilité posthume exclusive qui poussent aux moyens violents et aux exé- cutions sanguinaires. Puisqu'ils doivent être si utiles et si bienfaisants après leur mort, disent les logiciens de l'échafaud, voyons, procurons-leur le moyen d’être utiles. Pour qui est un peu fort sur le langage des bêtes, pour qui sait apprécier les nuances de chaque stvle, il est facile de reconnaître DES ANIMAUX RALLIÉS A L'HOMME. 193 que les trois quarts des proverbes de Sancho Pansa lui sont souf- flés par le Grison. Je ne connais pas d'identification de bête et d'homme plus complète que celle qui existe entre l’écuyer du sei- gneur don Quikôte et sa monture. Même grossièreté de bon sens de part et d'autre, même égoïsme, même sécheresse de cœur, même besoin de se gausser des principes d'équité et des idées gé- néreuses, même mépris du droit, même respect du fait. Je vou- drais rédiger en huit jours un traité complet de morale et de poli- tique à l'usage du conservateur borne, rien qu'avec les aphorismes les plus connus du baudet. Qu'on inspecte l'arsenal de la politique du statu quo, on reconnaïîtra que la plupart des armes défensives de cet arsenal portent la marque de fabrique de maître Alibo- ron. Le chacun chez soi n’est pas venu d’ailleurs. Mais ne nous y trompons pas, l'âne, comme l’Auvergnat, est plus rusé et plus ignorant que sot, et l'histoire a recueilli de lui une foule de bons mots, notamment celui-ci: Notre ennemi, c'est notre maitre. Ce qui prouve que la maligne bête s'exprime aussi en très-bon français quand elle veut. J'en sais un autre (de bon mot) qui eut quelque succès dans son temps, et qui, pour n'avoir pas été tenu par un âne, n’en descend pas moins indirectement de l'espèce. Il s'agissait d’un critique myope qui abusait étrangement de sa myopie pour être lc... et qui l'était avec délices, et qui, conformément aux habitudes de tous les ennu- ques, aimait à se venger de son impuissance sur tous les hommes complets. Etait-il plus insolent que myope, plus myope qu'inso- lent, c'est ce que nul ne saurait dire, Toujours est-il que l'in solent avait un jour insulté un grand poète, et que celui-ci se montra trop sensible à l’offense, et parlait tout haut d'aller couper les oreilles au cuistre. Or, un des amis du grand poète s’approcha de lui et lui dit : Pourquoi tant de colère, ce n’est que le coup de pied de l'âne mort... L'âne n'est de lopposition que par tempérament, et chez lui l'opposition s'en tient presque toujours à l’épigramme et à la rélivilé. Je ne compte pas plus sur l'âne que sur l'opposition de gauche pour le succès de la révolution finale. L’âne, qui fait une guerre d'extermination au chardon, emblème de la presse, a trop de points de contact avec le petit ministre qui a inventé la légis- lation de septembre pour que j'aie foi en ses reliques. Défions- 43 194 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. nous, défions-nous des gens qui sont toujours prêts à se rouler par terre et qui attendent que nous soyons endormis pour nous jeter à bas. L’âne (paysan) n’a pas assez de désirs pour être cha- ritable, et le monde ne peut être sauvé que par la charité. L'émo- tion de plaisir que l'âne éprouve à la vue de l’abime béant, res semble trop à la curiosité cruelle qui fait affluer la population des campagnes autour de l'échafaud, un jour d'exécution. L’ânesse, dont le lait réparateur ranime la vigueur des poitri- nes délabrées par l'abus.des plaisirs des villes, c’est la femme forte et laborieuse des champs à qui la petite maîtresse de la ca- pitale est forcée de remettre le soin d’allaiter sa progéniture et de régénérer par une infusion de sang généreux sa race abâtardie. L'ânesse laitière est affranchie du travail, prend du bon temps et se prélasse en voiture dans les rues de Paris, comme la vi- goureuse campagnarde que les riches familles admettent aussi à partager leur table, leur luxe et leur mollesse , tant qu'elles ont besoin d’elle. LE MULET. Nous avons mesuré la distance qui sépare le cheval de l'âne, le gentilhomme du manant ; reste à parler de la race intermé- diaire, du métis provenant de lalliance des deux espèces, du bourgeois enrichi, du mulet. Le mulet est le triste emblème de la féodalité d'argent. Le mulet, ou plutôt la mule, adore, comme le cheval, les grelots, les panaches, les caparaçons brodés et les galas pompeux: Ainsi le bourgeois vaniteux recherche les décorations et les titres, et son épouse aspire à figurer dans le quadrille des princes, auprès des grandes dames. La mule aime à s'attacher au char des papes et des reines, royautés pacifiques. Le bourgeois n’est pas moins plat en ses adulations intéressées que le véritable gentilhomme, l'homme de cour. La mule marche d’un pas relevé en faisant sonner ses son- nettes. Ainsi le bourgois huppé de la petite ville, le gros bonnet de la Bourse, aime à parler deJses richesses et à faire sonner ses éeus. DES ANIMAUX RALLIÉS A L'HOMME. 195 Malheureusement pour le mulet, je cherche et ne trouve pas chez lui cette ardeur des combats, ce courage bouillant, qui poé- ‘tisent, s'ils ne la légitiment pas, l'oppression de la caste aristo— cratique. Vainement le bourgeois enrichi essaie-t-il de se donner un air imposant en se couvrant le chef du redoutable bonnet à poil de la milice citoyenne ; il vise au majestueux et n'’atteint qu'au risible. La coiffure martiale, au lieu de concourir à dissi- muler le bout de l'oreille d’âne, de l'oreille paternelle, semble s’ingénier au contraire à lui donner des proportions gigantesques. Une des passions malheureuses du négociant, du calicot, de l'officier de garde nationale, est la passion du cheval. Or, il y a an- tipathie insurmontable entre les deux espèces ; et il est rare que les mariages forcés qu'on voit de temps à autre se conclure entre elles n’aboutissent pas très-vite à une séparation de corps. L'étalon généreux, à l'instar du vrai gentilhomme, est toujours prêt à voler au secours de la république menacée, — le mulet (lisez bourgeois) aime autant se faire remplacer dans cette fonc- tion désobligeante. — Le mulet (lisez bourgeois) veut bien abuser de tous les privilèges de la propriété foncière, chasse, pêche, cueillette, droit d’insouciance, mais 1l désirerait en même temps en éluder les charges. I aime mieux payer pour faire défendre le sol, payer pour faire veiller au maintien de l’ordre que de se charger lui-même de la besogne. Qu'est-ce qu'il demande, ce brave et digne accapareur qui a volé deux ou trois millions à la société dans le commerce des farines ? Il demande à cette société qu'elle lui assure la jouissance paisible de ses droits, fruits de son travail. C’est un ami de l’ordre et de la paix à tout prix, abonné fidèle du journal de Juda et exact en ses paiements. Le mulet tient beaucoup plus de son père l'âne, quant aux facultés intellectuelles, que de sa mère la jument. Quoique moins aventureux et plus réfléchi que le cheval, il est encore plus têtu et plus opiniâtre que lui dans ses rébellions contre la justice, et il y à peu à espérer qu'il fasse un auto-da-fé de ses titres de rente, comme le cheval en a fait un de ses titres de noblesse dans la nuit du 4 août, En fait de littérature et de spectacles, il affectionne par dessus tout, comme lâne et le paysan, le mélodrame et la guillotine. La postérité ne lui pardonnera pas d’avoir voté la mort des affamés de Buzançais. 496 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. Le mulet, emblème de la féodalité mercantile, emblème du bourgeois têtu et vaniteux, n'a pas été destiné par Dieu à faire souche (1). Que le saint nom de Dieu soit béni ! RUMINANTS DOMESTIQUES. C'est la famille de mammifères la plus importante, sinon la plus riche en espèces, et la plus utile à l'homme par les nombreu- ses qualités de son esprit et de sa chair. Il faut croire que les as— tres, dont le concours l’a créée, n’ont guère été troublés dans leurs opérations, car la série est presque complète, et nous retrou— vons ses groupes sous toutes les latitudes : l’antilope , la girafe, le zèbu sous la zône torride; le renne jusque dans les régions gla- cées où la terre ne vit plus. La providence maternelle, qui veille sur la destinée des globes, a su distribuer les pièces de son plus précieux mobilier, de manière à ce que chaque contrée , même la plus déshéritée , eût la sienne. C’est elle qui a donné au cha- (1) La mule n’est pas stérile dans l’acception absolue du mot, puisqu'il est connu depuis des milliers d'années qu’elle peut produire par accouplement avec le mulet, avec le cheval et avec l’âne. C’est la race elle-même qui est frappée d'infécondité, puisqu'elle ne peut se perpétuer indéfiniment par ses femelles et que sa fécondité s'arrête à la troisième ou quatrième génération. Les savants quise sont occupés de cette question intéressante des mulets ou des métis, ne me paraissent pas lavoir comprise jusqu'ici, faute d’avoir limité Ja puissance de l'homme. L'homme peut modifier et améliorer ies espèces créées, mais non en créér de nouvelles. Les mulets, qui sont un produit de l’art ou de la création humaine, doivent apporter en naissant pour principaux caractères naturels la neutralité du sexe et l'aptitude à tous les services. A‘nsi les mélis de faisan et de poule commune s’engraissent avec autant de facilité que les chapons et remplissent avec plus de complaisance encore que ceux-ei l'office de couveuses, oubliant complétement leur sexe. La chair du mulet est de beaucoup préférable aussi à celle du cheval et pourrait devenir succulente, si l'on y tenait beaucoup ; et jamais le mulet n'aurait songé à son sexe, si les savants n'avaient éprouvé le besoin de s’en préoccuper pour Jui. Le mulet, qui n'est pas un sot, sait parfaitement que sa race bâtarde est frappée d'infécon- dité, et il n’essaie pas de se révolter contre la condamnation du sort. Or, quand il renonce si philosophiquemeut et si spontanément à l'amour et à ses peines, c'est mal à nous de lui monter la tête avec des chimères et de l'abuser par l'espérance d'une postéritè fabuieuse, DES ANIMAUX RALLIES A L'HOMME. 197 meau, avec la sobriété et l’instinct de deviner les sources, le large sabot qui le fait glisser comme un navire sur la houle embrasée : du désert ; c’est elle qui a donné la légèreté de l'oiseau au cha- mois, au bouquetin, à l'isard, pour voltiger sur la crète des pics, au séjour des neiges éternelles. Nulle famille n'a fourni à l’homme autant de serviteurs doci- les que celle des Ruminants, témoin le troupeau de bœufs, de moutons et de chèvres, le troupeau, premier élément du bien-être de l’homme, la plus intéressante de ses conquêtes animales. Les Ruminants ont fait pour l’homme dans l’ordre des quadrupèdes ce qu'ont fait les gallinacées dans l’ordre des oiseaux; ils ont donné à toutes les bêtes l'exemple de la soumission à leur roi lé- gitime. L'homme ne sait pas encore tout ce qu'il doit de grati- tude à ces deux races modèles dont les unes, celles à lui ralliées comme le bœuf, le mouton et la dinde, le servent, le nourrissent et l'habillent; et les autres, les rebelles, le chevreuil, le faisan, la caille, entrent pour une si large part dans ses festins et dans ses plaisirs comme gibier. Avant cinquante années du régime d'har- monie, tous les Ruminants seront à nous, le karibou du Nord comme l'élan du Cap, et le bison des prairies herbeuses de l'A- mérique occidentale, comme le buffle soi-disant indomptable des forêts de l’Abyssinie et des îles de la Sonde. La vache domestique a déjà fait de jouables tentatives vers les parages de Terre-Neuve, pour rallier le karibou. La vache laitière de Terre-Neuve s’ap- pelle génisse. Dieu a écrit lui-même la bonté, la placidité, l'innocence dans l'œil des Ruminants; car Dieu a voulu que toutes les bêtes portas- sent leur caractère écrit dans le regard, comme les fleurs leur nom brodé sur le champ de leur corolle. C’est pour cela que le vieux procureur a du renard dans les traits et que la figure de l'usurier juif vous fait songer malgré vous au vautour. Le peuple grec, qui comprit si admirablement les lois de l’ana- logie umiverselle, le peuple grec a chanté dans ses poèmes l'œil bleu du Ruminant. La reine de l’Olympe païen , la fière Junon, se trouvait excessivement flattée de s’entendre appeler la déesse aux yeux de bœuf (boopis) par ceux qui lui faisaient la cour. Les Persans, les Arabes, une foule de poètes jaunes et noirs de la ligne équinoxiale, ont épuisé les formules d’adoration les plus hyperbo- 198 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. liques pour célébrer le regard velouté de la gazelle. Je ne vois pas de mal à cela certainement; toutefois, si le sort m'avait fait naî- tre amoureux et Persan, j'avoue que je me ferais scrupule d’attri- buer le regard de la femme aimée à la gazelle, quand il est évi- dent que c’est la gazelle qui a emprunté son regard à la femme aimée. Il y a toujours bénéfice, selon moi, à dire les choses comme elles sont. Et comme toutes ces espèces innocentes étaient destinées à servir de pâture aux espèces malfaisantes, l’homme en tête; comme toutes symbolisent le travailleur, le juste, opprimé, persécuté par la coalition des parasites, par celle des loups-cerviers notamment, Dieu a marqué leur face du cachet de victime. Aux races les plus persécutées, daim, cerf, chevreuil, etc., à ces doux yeux si grand ouverts, si remplis d’innocence, il a donné la faculté des larmes. un don qu’il a refusé obstinément au chien, et sagement a-t-il fait, car le chien eût abusé de ce moyen de séduction pour se rendre maître de l’homme. Ce fut un grand évènement dans la société primitive que la conquête du taureau, et dont on parla bien long-temps. Le chien fut pour beaucoup dans cette victoire importante de l'homme sur la brute; l’histoire ne l’a pas dit assez; l'ingratitude est le vice dominant de l’homme des sociétés limbiques. Du jour où le tau- reau docile accepta le servage, la société transita de Sauvagerie en Patriarcat : pas immense ! Ce fut la première rédemption de Fhu-— manité après sa chute, et la reconnaissance du monde rédimé de la faim éleva des autels aux dompteurs du taureau, aux inven— teurs de la charrue. L'Egypte bâtit des temples au bœuf Apis, comme au chien Anubis. La Grèce, sage imitatrice de l'Egypte, admit Bacchus et Triptolème au rang des dieux, et fit une place brillante au chien et au taureau parmi les constellations de son ciel. Avouons pourtant que nous aurions tous un peu plus profité dans nos classes, si nos professeurs, au lieu de nous rabâcher les batailles d'Alexandre, eussent pris la peine de nous instruire de l'histoire de chaque conquête de l’homme sur la nature, de la conquête du blé, de la vigne ou du bœuf, et de l'influence d'icelle sur les progrès de l'humanité. Eh! sans doute, mais voilà le Ac: si les savants s’avisaient de rendre les études attrayantes, lesen- D OR à à à NP NN DES ANIMAUX RALLIÉS A L'HOMME. 199 fants, en deux ans, en sauraient un peu plus que leurs maîtres, et ceux-ci perdraient bientôt l'avantage de position que leur a con- -servé jusqu'ici l'ignorance des masses. C’est toujours, hélas! V’his- toire des répulsions de tous les corps constitués pour les grandes découvertes, que le découvreur s'appelle Galilée, Fourier ou Co- lomb ; c’est la vieille guerre de l’obscurantisme contre le progrès, de la papauté contre la philosophie, du prêtre contre l'homme. Nous-mêmes, nous autres Français, qui nous disons le peuple spirituel et progressif par excellence, le peuple ami du nouveau, nous n'avons de sympathie que pour la routine, de sarcasme et d'esprit que contre les inventeurs ; nous semblons craindre tou jours que le temple ouvert à nos grands hommes par la patrie re- connaissante ne soit pas assez grand pour contenir toutes nos gloires. J’assistais une fois à une leçon de musique vocale chez les frères de la doctrine chrétienne, baptisés par la secte libérale du nom d’ignorantins. La leçon, lecon gratuite, était donnée par un de ces intrépides soldats de la bonne cause qu'aucun mau- vais vouloir ne décourage, qu'aucun obstacle ne saurait faire dé- vier de la voie du bien, où les guide une impulsion supérieure, par M. le docteur Chevé, un homme que ma raison proclamerait l'une des plus nobles intelligences de l’époque, si mon affection ne l’appelait mon ami. Il y avait là une centaine d'enfants atten- tifs et dociles aux paroles du maître, une centaine de virtuoses passionnés pour leur art, ainsi que l'aftestaient la vigueur et l’en- train de leurs chants, et fiers, comme le sont tous les enfants, toutes les créatures sincères, d’étaler leur savoir aux yeux des étrangers. Ils avaient deux mois d’études, et ils chantaient à pre- mière vue des morceaux de Rossini et de Méhul ; et l'heure de la leçon musicale, qui partout ailleurs dans les écoles est une heure de supplice pour quatre-vingt-dix-neuf élèves sur cent, était de- venue pour ceux-ci, pour tous, une heure de récréation ; elle ne commencait jamais assez tôt et ne finissait jamais assez tard... et je comprenais à l'explosion de ces joies triomphantes de la troupe enfantine, à la touchante expression des sympathies des disciples pour le maître, qu'il pouvait y avoir pour celui-ci, riche ou pau- vre, une récompense plus précieuse que l'or. La méthode d'en- seignement qui produit ces merveilles et à qui ces prétendus frè- res ignorantins ;, — qui se chargent de l'éducation des enfants 200 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. pauvres, — ont seuls osé ouvrir un asile dans le sein de leurs éta- blissements, est la méthode de Rousseau, perfectionnée par Galin et par ses continuateurs, M. Aimé Paris, M. et Mme Emile Chevé. C'est une méthode mise au jour depuis vingt ans et appréciable au- Jjourd'hui à l'expérience. La méthode Galin a fait de la science de la musique la plus facile et la plus élémentaire de toutes les scien- ces d'agrément, une science abordable à tous les âges, à toutes les professions, à toutes les fortunes. Il dépend d'un grand-maitre de l'Université, d’un homme riche, de faire adopter partout l'emploi de cette méthode, dont la vulgarisation répandra sur la généra- tion qui s'élève des torrents d'harmonie. Les infatigables disci- ples de cette méthode sont là qui multiplient les expériences, qui demandent le concours publie, le concours à leurs frais, pour en finir avec les procédés de la routine, pour affranchir l'enfance des tourments d'un apprentissage répugnant et absurde, pour aug- menter la somme des jouissances de tous dans une proportion in- définie. Or, par les ordres d'un grand-maitre de l'Université, homme de bonnes intentions, dit-on, un concours eut lieu un jour entre toutes les méthodes d'enseignement musical, pour savoir à laquelle serait dévolu le titre de méthode officielle. La méthode Galin fut la seule que les directeurs du haut enseignement mu- sical de France exclurent du concours !... Disons cependant, à l’excuse du ministre et de la France, que la haute direction de cet enseignement musical appartient à un étranger, un médecin espagnol. Pourquoi cela? Pourquoi cette exclusion inique prononcée contre la méthode naturelle qui supprime les difficultés d'un art et change le travail épineux en plaisir ? Pourquoi cette préférence systématique en faveur de l'ancien système, dont l'écriture bar- bare et indéchiffrable est à celle de Galin ce que le chiffre romain est au chiffre arabe ? Pourquoi ? pourquoi ? Demandez-le à Don Orfila, doyen de la Faculté de médecine, et grand-maitre de la musique en France. Demandez-le à tous ces vieux professeurs de Conservatoires, à tous ces fieffés /gnorantins, dont la pauvre in- dustrie serait ruinée si la nouvelle méthode prévalait. J'ai demandé une fois à M. Eugène Sue, de qui les généreuses sympathies sont acquises à lous les chercheurs de vérités et à tous les émancipateurs du pauvre, une mention honorable pour DES ANIMAUX RALLIÉS A L'HOMME. 201 la méthode Galin et ses infatigables propagateurs, le docteur Emile Chevé, Mme Chevé, M. Aimé Paris. Je suppliais le célèbre roman- cier de profiter du privilège de son talent et de sa popularité pour attacher son nom à l'abolition d'une des tortures de l'éducation ac- tuelle, l’enseignement musical par les anciens procédés, enseigne- ment condamné par Weber, par Chérubini, par Auber. Pas de pitié, lui disais-je, pour ce mauvais gibier que je vous ai rabattu, pour ces oiseaux de nuit qui huent à la lumière, pour ces tortu- reurs jurés de l'enfance qui retarderaient sans remords le pro- grès d’un demi-siècle, pour toucher leurs appointements une se- maine de plus. Frappez, n'ayez pas peur, les accents de la recon- naissance populaire seront toujours assez forts pour couvrir les imprécations de l'obscurantisme aux abois. Ah! que si j'avais ral- lié à moi, par la double solidarité des mêmes affections et des mêmes haines, quelque tireur hors ligne, à la main exercée, im- pitoyable, au coup d'œil sûr, comme je remplirais avec bonheur et rage l'office de limier pour détourner la mauvaise bête et la faire passer à portée de son arme!..……. M. Eugène Sue a déféré à ma supplique, et sur le rapport con- sciencieux qui lui fut fait par un homme du métier des résultats merveilleux de la méthode Galin, le noble écrivain a rendu au dévouement de ses propagateurs l'hommage public qui leur était dû. Merci à vous , M. Eugène Sue, au nom de tous les amis du progrès ! Je sais bien qu'on va me reprocher encore de m'être écarté de mon sujet. Au contraire, je ne l'ai pas perdu de vue une minute, mon sujet, l'ordre des Ruminants, et voici que j'y reviens par la voie la plus douce, celle de la mélodie... Le Ruminant adore la mélodie. la mélodie et le sel, l’une qui parfume l’âme, l’autre qui purifie le corps. Oui, et cette passion de la mélodie est encore un des signes où se reconnaissent les douces et nobles natures, les créatures victi- mes. Le lézard, emblème de l'innocence, raffole de la flûte. Le bœuf oublie à écouter la plaintive vilanelle et la dureté du sol et la profondeur du sillon. La folle par amour se guérit par des airs tendres. Et quelle douleur, en effet, ne se détendrait pas, quel orage du cœur ne fondrait pas en pluie de larmes sous l’impres- sion suave et mélancolique qui vibre dans les accents de certaines n 202 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. voix de femmes, qui s'échappe par bouffées balsamiques de l’/n- vilation à la Valse où de la Dernière Pensée de Weber ! Je me suis procuré déjà bien des ennemies parmi le beau sexe de l'Asie- Mineure, pour avoir proclamé cette grande vérité : on aime les femmes grasses, on n'adore que les #inces. Eh bien! je ne crains pas d'attirer sur ma tête une nouvelle disgrace en disant : Pas d'organe harmonieux et velouté, pas de femme ; pas de romance, pas d'amour... d'amour complet, s'entend, amour de collégien ou de prêtre. L'histoire dira comme moi, un jour, que parmi les femmes célèbres de ce temps, les deux qui réalisèrent le mieux l'idéal pour une foule d’esprits distingués, Marie Mali- bran, et une autre, une Marie aussi, étaient de grandes artistes, chez qui la puissance de séduction résidait dans beaucoup de places, mais surtout dans la voix. Le monde a connu de bonne heure la passion musicale des bé- tes. De là sont nés ces bruits reçus dans l’univers.… qu Orphée adoucissait Les tigres des déserts, etc. Les premiers législateurs des peuples, les poètes, ayant saisi avant les autres les rapports mystérieux qui unissaient la bête à l’homme par la chaîne d'har- monie, consignèrent le fait dans leurs chants. En Perse, lélégie amoureuse est intitulée Gazelle. Les Français, les Latins, les Grecs, ont appelé Bucoliques les poésies pastorales. Aristote, ainsi qu'on le verra plus loin, connaît le goût du cerf pour la musique sentimentale. La fable rapporte que dès les temps les plus anciens l'homme se servit des notes de la gamme pour rallier ses troupeaux. Dans les grands pâturages de Suisse, chaque troupeau de vaches est conduit par une eommandante qui ne porte d'autre insigne du généralat qu'une clochette au cou, Mais cette clochette a un son particulier et distinct de celui des autres clochettes du voisinage ; et tous les membres de la réunion sont d'une force si remarquable sur l'intonation, qu'il n’y a pas d'exemple qu'une vache suisse se soit trompée de compagnie en prenant un w{ pour un so/. Si les bergers de la Mœsta espagnole, qui conduisent tous les ans des Pyrénées à l'Estramadure des millions de mérinos, avaient la sa- gesse d'adopter la méthode helvétique, il leur suffirait à chacun du concours d’un seul chien muni d’une clochette en fa dièse ou en ni ou en ré, pour mener sans encombre un troupeau de dix at it an DES ANIMAUX RALLIÉS À L'HOMME. 203 mille têtes. Je suis en position de garantir aux bergers de la Mœæsta les bonnes dispositions du chien. Je connais le chien, il fera toujours pour l'homme plus que celui-ci ne lui demandera. J'affirme encore que s’il existait dans la nature un son absolu qui s’appelât le su/ et qui fût l’analogue du rayon jaune dans la gamme des couleurs, ce serait la note que les Ruminants affec- lionneraient le plus, parce que la note so, ainsi que le rayon jaune, est celle qui correspond à la passion de familisme, la plus puissante des passions affectives chez les Ruminants. C’est dire que la planète cardinale de familisme (Jupiter) a pris une part immense à la création de cette race. Des témoignages irrécusa- bles et nombreux attestent, en effet, que ce brave Jupiter a tou- jours été avec la Terre en des termes excellents. Accord de quinte: Ut-Sol. La dominante de Paternisme est donc caractéristique de l’es- pèce, et ce qui est vrai de la vache ou de la chèvre, l’est également de la biche ou de la chevrette. On se rappelle que j'ai divisé précédemment la grande famille des Ruminants en deux branches principales. Une autre passion non moins noble du ruminant est sa pas- sion pour le sel. Admirons ici encore la manière dont le civilisé s'est conduit avec les ruminants et avec lui-même dans cette question du sel. Quand une chose est indispensable ou simplement utile à l'homme, Dieu a grand soin de multiplier cette chose et de faire en sorte qu'elle se trouve en tous lieux à la portée de sa créature, Ainsi a-t-il fait pour le sucre et pour le sel, deux substances qui sont éminemment nécessaires à la nourriture de l’homme, et qui sont destinées à servir d’assaisonnement à tous ses aliments. Il a placé le sucre au fond de tous les fruits, de tous les grains, de toutes les tiges; il a voulu que les roseaux de la zône torride le versassent à longs flots et presque sans travail, afin que l’homme n'eût qu'à se baisser pour en prendre et pour s’en composer des breuvages reconfortants et des mets délicieux. Il a voulu que cette denrée précieuse fût pour les peuples des zônes brûlantes ce que le vin avait été pour ceux des zônes tempérées, un moyen de ral- liement et d'échange avec les autres pays du globe. Aussi le su- cre serait-il aujourd'hui la denrée alimentaire la plus commune 204 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. et la moins chère, si le civilisé n’avaittrouvé moyen d’en entra- ver la production par tous les procédés imaginables, et de ma- nière à la rendre inaccessible à la bourse du pauvre. Si j'étais gou- vernement français, le demi-kilogramme de sucre coûterait moins que le demi-kilogramme de pain avant deux ans d'ici, et l'impôt du sucre rapporterait trois fois ce qu’il rapporte. Le mal- heur est que je ne sois pas gouvernement français. Un des bonheurs suprêmes du civilisé est de détruire l’œuvre du Créateur, afin d’avoir occasion de se donner des peines infinies pour réparer ses sottises et refaire l’œuvre de Dieu. Le voilà très occupé en ce moment à reboiser les montagnes qu’il a dénudées par besoin de destruction. Ces penchants de destruction semblent innés dans la race ; le petit civilisé, au sortir de la mamelle, es- saie déjà de briser de ses faibles mains les tiges de fleurs et les vases qui sont à sa portée. Le sel étant pour l’homme un produit de nécessité indispensa- ble, absolue, Dieu l'avait done répandu sur la surface du globe avec prodigalité. Il en avait saturé certaines sources, pour que l'homme n’eût d'autre peine à prendre que d’en faire évaporer les eaux et d’en recueillir le résidu. Il l'avait fait jaillir en cou- ches immenses des vagues de la mer, pour que le pêcheur eût toujours sous la main le moyen de conserver le produit de ses pêches et de l’expédier au loin. Au sein des continents, il avait fait effleurirle sel à la superficie du sol, et il en avait renfermé dans les entrailles de la terre des masses inépuisables. Comme la richesse de l’homme devait consister principalement dans le nombre et dans la beauté de ses troupeaux, qui fécondent la terre par leur travail et rendent à cette terre en engrais ce qu'ils lui enlèvent en récoltes, Dieu avait doué la plupart des ami- maux qui devaient les premiers se rallier à l’homme d’un vif appétit pour le sel. Le sel est, pour les ruminants, la première condition de la santé, de la vigueur et de la succulence. Avec le sel, 1l n’est point d’épizoolies à redouter pour ainsi dire ; avec le sel, il n’y à pas de mauvais fourrages pour le mouton et pour le bœuf. Les herbes sèches des prairies voisines de la mer et satu- rées de sel sont préférées par le bétail aux herbages les plus gras et les plus tendres des prairies de l’intérieur. Le mouton par excellence est le mouton des prés salés. DES ANIMAUX RALLIÉS A L'HOMME. 205 Le civilisé n’a pas eu de repos qu'il n’eût complètement tari cette source naturelle de richesses, et qu'il n’eût corrigé l'œuvre de Dieu. Le produit que Dieu donnait pour rien parce que la consommation de ce produit était nécessaire à la santé de l’homme et à celle de ses compagnons de travail, il l’a imposé à des taux tellement fabuleux, que non seulement le mouton et le bœuf ont été forcés d'y renoncer, mais que l’homme lui-même à dû réduire sa consommation de sel à des proportions totalement insuffisan- tes. Le peuple français aura peine à croire que le kilogramme de sel, qu'on lui fait payer aujourd'hui 50 et 60 centimes, ne vaut pas un centime sur les lieux de préparation. Voici le véritable prix de revient : 90 centimes les 100 kilogrammes. Il y a folie et folie, mais je ne connais pas de pire folie gou- vernementale et fiscale que celle-ci, qui s’arroge le droit de pri- ver l’homme d’un aliment que le bon Dieu lui donne pour rien et dont il a absolument besoin pour vivre. Je conçois la haine du peuple pour les gabelous et les gabelles ; je conçois qu'on fasse des révolutions, rien que pour se délivrer de l'impôt sur le sel. Les professeurs d'histoire astronomique d'Herschell ont toutes les peines du monde à persuader à leurs auditeurs que les habi- tants de la Terre tolèrent paisiblement une semblable tyrannie. Mais il me faut mes impôts, dira le gouvernement, et il faut bien que je prenne de l'argent quelque part pour faire aller ma machine, et avoir de quoi bâtir mes fortifications et engraisser mes banquiers. — Vous avez raison, gouvernement, mais 1mpo- sez le contribuable proportionnellement à sa fortune, comme le prescrit la charte, et non pas proportionnellement à sa consom- mation de sel, attendu que cette consommation est précisément proportionnelle à la pauvreté du consommateur. S'il vous faut absolument un impôt de 60 millions sur le sel; si vous ne pou- vez engraisser suffisamment vos banquiers sans cela, eh bien ! rétablissez l'impôt de capitation ; ce sera bien plus juste. Nous sommes 35 millions de citoyens, faites-nous payer, proportionnel- lement à notre fortune, un impôt dont la moyenne sera de 2 francs par tête, en affranchissant ensuite la vente et la fabrication du sel; on vous paiera vos 70 millions avec joie. Si j'étais gouverne- ment français, je voudrais supprimer dès demain l'impôt sur le sel, sans qu'il en coutât un centime au trésor, au contraire. 206 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. Et ce serait merveille de voir comme les choses changeraient de face quasi-subitement ; car, notez bien ceci: le sel, c’est la richesse. Le sel, c’est la richesse, la pureté ; le sel a un caractère telle- ment sacré, que, dans toutes les religions primitives, les hommes ne trouvent pas de plus noble offrande à présenter à la divinité. Jésus-Christ a dit à ses disciples : « Vous êtes le sel de Ja terre. » L’hospitalité s'exerce par le sel. L’Arabe se croit obligé de protéger et de défendre l'étranger qu'il a admis à partager le sel avec lui. Le sel est l'élément par excellence de la salubrité et de la con- servation. Le produit que le peuple éloigné de la mer estime le plus est le sel. La denrée qui renchérit le plus vite dans la ville assiégée, est le sel. Le sel est le principe de toute croissance et de toute vigueur. La taille et la vigueur'de l’homme sont en proportion du sel qu'il consomme. Le Patagon et le Taïtien, qui sont les plus grands des mortels, font leur cuisine à l’eau de mer. J'ai oui dire à des physiologistes consciencieux et éclairés que la génération de 92 n'avait déployé tant d'énergie physique et morale que parce que c'était la génération qui avait le plus con- sommé de sel. En effet, comme l'impôt de la gabelle, sous les rois Louis XV et Louis XVI, forçait chaque contribuable à payer une redevance fixe au trésor, qu'il consommât ou ne consommât pas la quantité voulue, le contribuable était forcé de consommer... et de là ces merveilleuses campagnes que nos aïeux ont exécutées sans effort, et qui nous paraissent, à nous autres pygmées, qui économisons le sel, des travaux de géants. Cherchez maintenant, à travers les rangs de cette génération invincible, quelles sont les populations qui ont enfanté le plus grand nombre de héros et les guerriers qui ont le moins fondu au soleil de l'Egypte et le mieux résisté aux neiges de la Russie : Lor- rains et Franc-Comtois, enfants des pays de sel... Quels sont les marins qui se conservent le plus long-temps sur mer? Les Bre- tons des marais salants. À quelle contrée appartenaient ces fédé- rés géants dont la taille superbe excitait si vivement l'admiration des dames parisiennes aux beaux jours de 90? Au Jura, pays de DES ANIMAUX RALLIÉS A L'HOMME. 207 sel. Quelles sont aujourd’hui'encore les contrées les plus éclairées, les plus laborieuses et les moins procédurières de la France? Con- trées de sel, Franche-Comté toujours et Lorraine. Le Breton ne sait pas lire, mais du moins il plaide peu. Dans quelle industrie s’est introduit d’abord le principe vivifiant de l'association ? Dans la fabrication des fromages, une industrie salée. J'ai reproché un jour aux historiens de la révolution francaise de n’avoir pas suffisamment caractérisé l'influence du rouge- gorge sur le résultat des campagnes d'Italie. Et l'influence du sel! que d’omissions semblables on pourrait signaler, si l’on voulait s’en donner la peine, dans les récits des meilleurs histo- riens. Je me suis contenté d’arracher quelques preuves à l’histoire de nos conquêtes, pour démontrer la sottise et l’immoralité de lim- pôt sur le sel. Je ne veux pas attaquer à ce sujet la corde révolu- tionnaire, et mettre en regard les conséquences de l’odieux impôt sur l'existence du riche et sur celle du pauvre, parce que ce sont là des comparaisons qui appellent des conclusions terribles. Mais je veux foudroyer l'impôt par des considérations d’un autre ordre, par les inductions de l’analogie, science des sciences, c’est-à-dire par des argumens sans réplique. Le sel qui cristallise en cube est l'emblème de la richesse, de la salubrité, de la conservation. Sans le sel, l'homme ne peut con- server ses richesses acquises, le poisson, les viandes; comme sans le sucre, ses fruits. Le sel, répandu sur la terre stérile, la fertilise et y développe une végétation vigoureuse. Le peuple breton, qui vit dans une atmosphère salée, est le peuple le plus chevelu de l'Europe. Le sel excite l'appétit de l’homme et le maintient en santé. Il lustre le poil du bétail et active son engraissement. Privez l’homme de sel, condamnez-le à manger de la viande non salée, et aussitôt vous allez voir se développer dans ses intes- tins, dans toutes les parties de son corps, des myriades de vers, ténias et dragonneaux, emblèmes de parasitisme. Ses cheveux et son corps se couvriront de vermine, emblème de misère et de dé- gradation ; je parierais que les enfans ont leurs raisons pour ado- rer le sel. Les Abyssiniens , qui mangent beaucoup de viande et qui n'ont pas de sel, sont constamment affectés de dragonneaux 208 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. et de vers solitaires. Je ne sais plus où j'ai lu que dans certains pays du nord l'interdiction du sel était le supplice réservé à l'aristocratie. Au bout de quelques mois du régime, le condamné périssait, dévoré par la maladie pédiculaire. Pénétrez pendant l'hiver dans les étables des pauvres cultiva- teurs de France, et vous y trouverez tous les animaux dévorés de vermine, par raison de mauvaise nourriture et de privation de sel. La plupart des épizooties, la clavelée, la morve, proviennent de l’appauvrissement du sang, et n'ont pas d'autre cause que la mauvaise qualité de la nourriture, qui se bonifierait immédiate— ment d'une minime addition de sel. Les mêmes causes produi- sent les mêmes effets sur les chevaux, le porc, le chien, qui sem- blent cependant ne pas rechercher aussi avidement le sel que le mouton et le bœuf. On découvrira quelque jour que la rage ne se développe chez les chiens qu'à la suite d’une inflammation des glandes salivaires, produite par une trop longue abstinence de nourriture salée. Les cerfs de l'Amérique du nord, instruits par la nature, font tous les ans, à une certaine époque, des voyages de 400 et 600 kilomètres, pour venir paitre le sel aux rives des lacs salés. La tradition leur a appris que c'était là le seul moyen de se débar-— rasser des myriades de tiquets (poux de bois) qui s’attachent en grappes à leurs chairs. Il y à quelques années que tous les chevreuils de la belle terre de Vaux, appartenant à M. de Praslin Barbe-Bleue , périrent de cette peste. Autrefois , quand on tenait beaucoup de fauves dans les forêts royales, on avait soin d'établir de distance en distance de petits monticules de glaise et de sel pétris ensemble et que venaient lécher les daims, les cerfs et les chevreuils. Jai peur que cet usa- ge n'existe plus aujourd'hui, vu la-maigreur déplorable des che- vreuils de la Liste Civile. Cette loi de l'efficacité du sel, emblème de la pureté et de la ri- chesse, contre Ja vermine, emblème de la misère et de la corrup- tion, est si universelle que tous les animaux la comprennent. Tout le monde sait la passion du pigeon pour le sel. Tout le monde sait que le meilleur moyen d'affriander le pigeon fuvard et de le retenir au fcolombier est d'orner de temps en DES ANIMAUX RALLIÉS A L'HOMME. 209 temps sa demeure d’une queue de morue bien salée, ou mieux encore d’un rôti de renard richement salpêtré. Le pigeon mange ‘les murs comme la brebis et la chèvre par goût pour le salpêtre qui y effleurit quelquefois. Le pigeon fuyard en proie à une foule de misères, est le trop fidèle emblème des amours civilisés. Or, ces civilisés avaient à choisir entre le sel et la vermine, entre la pureté et la corruption, entre l'extension de la richesse et celle de la misère, et ils ont opté pour la misère et la corrup- tion. Je flattais encore le civilisé tout-à-l’heure, quand je le com- parais à feu Nabuchodonosor; car son intelligence, dans cette question des sels, ne s’est pas même élevée à la hauteur de celle d’un ruminant, que dis-je ? d’un ruminant ; à la hauteur de celle d'un simple volatile. La science officielle aura bien de la peine à se laver dans l'his- toire du rôle odieux qu’elle a joué dans cette question du sel ; car c’est un savant des plus illustres, M. Gay-Lussac, pair de France, qui, contrairement à l'avis de tous les ruminants et de tous les cultivateurs de France, a déclaré la question du sel par- faitement étrangère à l’agriculture... et l'impôt juste de tout point. [n’y a qu’une excuse à faire valoir en faveur de la science et de la Chambre des Pairs, c’est que le savant rapporteur était actionnaire d’une fabrique de glaces où le sel employé ne payait pas d'impôt. Il était dans son droit, cet homme de science, de soutenir que l’impôt du sel n'était pas trop élevé. Je pense que mes lecteurs apprendront avec plaisir que le rap- port de M. Gay-Lussac a été mis en opéra buffa ‘par les poètes satiriques et les compositeurs de Jupiter. L'ouvrage a obtenu un succès de fou rire. Le taureau réduit à la condition de bœuf est le plus précieux de tous les serviteurs de l’homme : il le sert pendant sa vie, le nour- rit après sa mort, l’enrichit de toutes les parties de sa dépouille. C'est l'emblème du travail utile et pacifique ; la vue du drapeau rouge, signe de guerre et de sang, a la propriété de le mettre en fureur, car la guerre inhumaine porte le deuil et la désolation sous le toit du laboureur dont il s’est constitué l'appui, et par la même raison il s’irrite comme le cerf du bruit éclatant des fan- fares, qui plaisent tant à l’oreille du cheval belliqueux. C'était la victime d'honneur dans les sacrifices solennels de la Grèce, la vic- 14 210 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. oi time dont le sang devait apaiser la colère des dieux et purifier le pays de tout germe d'infection. Saint Bernard compare la goutte de sang du Christ, qui suffit à elle seule pour racheter tous les pécheurs, à la goutte de sang de la vache rouge, répandue sur l'autel des dieux du paganisme. Toutes les affections du noble et pacifique coadjuteur de l’homme dénotént l'innocence et la pu- reté de ses mœurs ; son goût passionné pour le sel, emblème dé propreté et de richesse, révèle ses attractions pour le travail utile producteur du bien-être. La puissance de ses efforts et sa recon- naissance pour son maître sont en raison des égards qu'on lui témoigne, du soin qu'on a de Jui. On à vu, je l’ai dit, des races entières de ces animaux pousser la déférence envers l'homme jus- qu'à abdiquer leur armure de tête qui semblait inquiéter leur maitre. La France, terre sainte de charité où les droîts du travail- leur n’ont jamais été méconnus en principe, mais simplement en fait, a toujours témoigné une aversion profonde pour les combats de taureau. Je ne donnerai jamais ma voix à M. Granier de Cassa- gnac pour n'importe quelle fonction, parce que cet écrivain a réclamé pour la France le spectacle de ces jeux sanguiraires et cruels institués pour prolonger la barbarie des peuples ! Pauvre peuple espagnol ! c’est encore lui qui a dressé le bœuf à la chasse, à une chasse de guet-apens et d'assassinat. La pau- vre bête, contrainte d’obéir, s’est prêtée à la perfidie. Elle sert à masquer le chasseur qui la pousse devant lui et se glisse derrière elle à portée du gibier sans défiance qu'il s'agit d’assassiner. L'Espagne a payé assez cher comme cela sa passion démoralisa- trice pour les courses de taureaux, pour le tabac, l'inquisition êt les chasses sans gloire. Ne l’accablons pas de notre courroux. Je passe sous silence les mérites et les vertus de la vache, notre mère nourricière à tous, cette bonne amie d’enfance dont les ro- ses mamelles gonflées de leur blanche liqueur symbolisent si os- tensiblement la fécondité de la nature. Je ne dis rien de cet admi- rable sentiment de tendresse et de prévoyance paternelle qui pousse tous ces animaux, mâles, femelles et neutres, à s'associer et à se réunir par escouades en présence du danger, qui leur ins- pire l’idée de placer les nouveaux nés au centre de leurs groupes circulaires présentant le front à l'ennemi. Je dis seulement que, s’il ya une bête du bon Dieu sur la terre, c'est le bœuf, et que je tonte hit aa DES ANIMAUX RALLIÉS A L'HOMME. 214 ne passe jamais devant un attelage de ces braves animaux, sans les remercier, sans les saluer tacitement du cœur, tandis que je passerais dix fois devant un ministre des finances em costume sans éprouver le moindre besoin de luitirer mon chapeau. Il m'est arrivé deux ou trois fois dans ma vie de posséder un atome de pouvoir. Je crois avoir saintement employé ma puissance en in- fligeant des châtiments à tous les bourreaux de bêtes qui me sont tombés sous la main. La question de la vache laitière soulève une série de considé- rations très-graves sur l'hygiène et l'alimentation publique. Nous croirions manquer à nos premiers devoirs de ne pas arrêter un moment le lecteur parisien sur ce chapitre. On ne se douterait guère, à voir le liquide bleuâtre qui se dé- bite sous le nom de lait dans les rues de Paris, que cette ville nourrit six mille vaches laitières dans l’intérieur de ses murs. Qui consomme le lait de ces six mille vaches? Le limonadier glacier et le riche amateur ennemi du lait baptisé. L’imagination du ba- daud parisien est tellement pervertie qu'on est parvenu à lui faire prendre pour de la crème le lait presque naturel. Le lait pur s'appelle de la crème à Paris : le badaud parisien vous traiterait d'utopiste, si vous entrepreniez de lui faire entendre que la vraie crème est au lait naturel ce que le lait naturel est à celui de Paris. C’est une question immense que celle de la vacherie parisienne, je parle sérieusement ; une question comme l'Académie royale de Médecine et le Palais-Bourbon n’en soulèvent pas souvent. Toutes les vaches de Paris meurent phthisiques. Les six mille vaches ci-dessus se renouvellent toutes en dix-huit mois. Or, on sait que le lait communique à l'être qui s'en abreuve tous les vices du sang, toutes les maladies de l'être qui le fournit. Cette vérité est si parfaitement démontrée qu'on guérit les en— fants de certaines maladies en opérant sur les nourrices, qui trans- mettent le remède à leurs nourrissons par l'intermédiaire du lait de leurs mamelles. Et la phthisie pulmonaire enlève aujourd'hui plus du cin- quième de la population parisienne, et elle sévit surtout sur les jeunes filles, et le fléau marche, élargissant chaque jour le cer- cle de ses ravages, Je déclare que le lait de Paris n’est pas étran- ger aux progrès de la mortalité. 212 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. La phthisie de la vache s'appelle la pommelière ; elle provient, comme celle des pauvres ouvrières de Paris, de la sédentarité perpétuelle, du défaut de mouvement et d'air. Aussitôt que les symptômes de la maladie se manifestent, et que la bête refuse de manger, on l’abat et on la sert, sous forme d’aloyaux et de biftecks, au badaud parisien, qui vit et meurt dans cette croyance salutaire que la viande de boucherie n’est mangeable qu'à Paris... de sorte que nous mangeons, que nous buvons, que nous aspirons la phthisie sous toutes les espèces. Juste châtiment des fraudes commerciales ! L'homme des champs, naïf et candide en ses supercheries, s'était contenté de doubler le volume de son lait par une innocente addition d’eau de source, substance inodore et limpide. Est venue la science, qui a perfectionné la méthode pastorale, qui a découvert le pro- cédé de falsification du laitage par la farine et la cervelle de mou- ton. Le consommateur riche espérait pouvoir se soustraire à l’une et l’autre fraude, en allant chercher le breuvage nourrissant aux sources mêmes ; il a trouvé ces sources empoisonnées, et il y a puisé des germes de consomption et de mort. Le lait phthisique est le châtiment de la falsification du laïtage. Il ne doit disparai- tre de la société qu'après qu'il sera devenu inutile de falsifier le Jait des pâturages. Ce qui n'empêche pas que si j'avais l’avan- tage d’être préfet de police, et imbu des saines doctrines de l'édi- lité et de l'hygiène sociale, pasune goutte de lait falsifié ne se dé- biterait à Paris, pas une vache phthisique n'aurait le droit de s’y établir intra muros. Peut-être , si l’on cherchait bien, trouverait-on que les empoi- sonneurs patentés, je veux dire les falsificateurs de denrées ali- mentaires, tuent plus de monde en dix ans que les guerres les plus meurtrières en un siècle. Les guerres en effet ne tuent que l'homme; elles respectent la femme, qui est pour beaucoup dans la reproduction de l'espèce, ainsi qu'il a été prouvé par le chif- fre de la population française après les grandes guerres de l'em— pire. La phthisie au contraire semble choisir de préférence ses victimes parmi les types les plus adorables et les plus suaves de la beauté féminine, /réles, pâles et nerveuses. Us disaient avant 89 que fous les épiciers iraient au paradis, n'était la terre d'Auvergne. Comme la liste des cas d'empêche- DES ANIMAUX RALLIES A L'HOMME. 213 ment s’est allongée, hélas! depuis cette époque d'innocence ! C'est-à-dire qu'aujourd'hui la voie du salut de l’épicier est telle- ment parsemée de pierres d'achoppement couleur de terre d’Au- vergne, que je défiele plus honnête d'y faire un pas sans trébucher. ILest vrai que l’épicier ne la fréquente plus cette voie, depuis qu'il s’est fait esprit fort, à quoi il a gagné le repos de sa conscience. Mais quand on songe qu’on à pu faire un gros livre, rien qu'à enregistrer par ordre alphabétique les crimes de l’épicerie mo- derne. Ah ! cette noble corporation des marchands n'a pas dé- mérité, convenons-en , depuis son origine punique ; c'est toujours la milice sainte de Baal , et tant que dominera son influence en ce monde , il est à croire que l'enfer ne chômera pas de recrues. Car rien n’est changé, depuis la Grèce et malgré le Christ; vous voyez que c’est toujours Mercure, Mercure le triple Dieu de l'élo- quence, du commerce et des voleurs qui conduit les âmes à Satan ! Comme le dégoût du lait falsifié avait forcé de recourir au lait de la vache phthisique, de même l’usage du lait de la vache phthi- sique a forcé de recourir à celui de l’ânesse. Le lait de Fânesse parisienne est le remède destiné à neutraliser les ravages du lait de la vache parisienne. C’est une méthode médicale civilisée qui s'appelle cercle vicieux. LE CHAT. Le chat sauvage est le père du chat domestique comme le san- glier est le père du porc. Les deux races n’en sont vraiment qu'une. Le type primitif est devenu fort rare en France, où on ne le rencontre plus que dans les vieilles forêts de l’est, en Fran- che-Comté, en Lorraine, en Alsace et dans les Ardennes. C’est un charmant animal, bien nourri, à la robe soyeuse, tigrée et non mouchetée, à la face carrée et majestueuse. Sa queue, ondée de larges anneaux noirs comme sa robe, est plus forte et plus courte que celle du chat domestique. La taille du chat sauvage adulte ap- proche de celle du renard : j'en ai tué qui pesaient jusqu’à 9 ki- logrammes. Les bonnes femmes du pays considéraient la graisse de cet animal comme un spécifique excellent contre les rhnumatis- mes; pour mon compte, je ne sais pas de corps gras préférable pour 2414 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. préserver les armes de la rouille. Le chat sauvage fait très-peu parler de lui, bien qu'il ait déclaré à tous les menus gibiers de Ja terre et du ciel une guerre acharnée. Il ne se fait pas chasser ; à peine sent-il un roquet à ses trousses qu’il grimpe sur un arbre pour voir le chien courir, et de là le plomb du chasseur le fait bientôt descendre. C’est encore une espèce dont la disparition est imminente ; il y a même long-temps qu'elle serait détruite si la chatte domestique ne veillait attentivement à sa conservation.et et n'avait soin de l’entretenir par de fréquents croisements. Chose remarquable et bizarre que ce soit ici la femelle qui fasse retour à la sauvagerie ! car cette rétrogradation de, la part de la femelle est contraire à la règle générale du mouvement. On sait, en effet, que dans toutes les races animales ou hominales, le progrès s'opère par les femelles. Aïnsi il n’y a pas d'exemple que la chienne ait jamais accepté la mésalliance avec un hôte des bois, le loup ou le renard, tandis que tous les jours, au contraire, on voit la louve écouter avec la facilité la plus’ extrême les propos amoureux du chien, et même faire des avances à celui-ci dans les fermes isolées et voisines des bois. La femme noire vient au blanc, ja- mais la blanche au noir ; la fille du juif aspire à la main du gentilhomme, jamais la fille du gentilhomme ne s’abaissera jusqu’au juif ; toutes les femmes européennes viennent au Fran- çais, rarement la femme française prend-elle mari hors de la France, parce qu’elle sait vaguement qu'il lui faudrait descendre pour épouser ailleurs. L’analogie passionnelle, sphinx de toutes les énigmes, pouvait seule donner la clé de l’apparente contradic- tion qui précède. Il faut se souvenir d’abord que l'amour est un petit dieu malin qui se fait un jeu d’intervertir toutes les rela- tions sociales, de bouleverser toutes les conventions, toutes les idéesreçues, et que la chatte est un emblème d'amour... Triste amour, s’il est même permis d’honorer de ce nom les débordements de la courtisane, de la prêtresse tarifée de Vénus. ; La société civilisée ne peut pas plus se passer de la chatte que de la prosti- tution, vampire affreux qu’elle nourrit du plus pur de son sang et de sa chair et dont elle n’ose se débarrasser dans la crainte d’un mal pire. Les fabulistes et les voltairiens ont voulu voirlong-temps dans cet animal fainéant, égoïste et fripon, l'emblème édifiant du chanoine, un saint homme de chat, ont-ils dit, bien fourré, gros PAPERS DES ANIMAUX RALLIÉS A L'HOMME. 215 et-gras. J'en suis fâché pour les fabulistes, mais leur analogie ne soutient pas l'examen. Une bête si proprette, si lustrée, si soyeu- se, si caressante, si électrique, si gracieuse, si souple ; une bête dans l'existence de laquelle les soins de la parure tiennent tant de place ; une bête qui fait de la nuit le jour et qui scandalise les honnêtes gens du bruit de ses orgies amoureuses, n’a jamais pu avoir qu'une seule analogie au monde, et cette analogie-là est du genre féminin. Tout n'est pas rose dans ces amours honteuses que symbolise la chatte : l'infortunée créature le confesse assez haut par les miaulements de douleur effroyable que lui arra- chent les brutales caresses de ses amants, et cependant c’est tou- jours elle qui court au-devant de ses bourreaux, Si cette analogie n'est pas la véritable, qu'on me trouve une autre bête pour repré- senter mieux les amours tarifées que protège la police et que tolère la morale. Le moineau franc est l'emblème des ardentes et fidèles amours. quelle bête est plus ennemie du moineau france que la chatte ? Je demande si le matou, qui ne se marie pas et qui par- tage sa vie entre l'orgie amoureuse et le vol, n’est pas la per- sounification la plus frappante du gentilhomme de lansquenet, du viveur parasite fonctionnant de nuit, de l'escroc de la haute, non moins habile à manier le carton et à faire sauter la coupe que chatouilleux sur le point d'honneur. La femelle tient toute la place dans cette espèce; le monde ne connait guère le mâle qu'à. l’état neutre, fanciullo o so- prano. Le monde n’a jamais connu non plus d'époux aux Ninon de l'Enclos etaux Marion Delorme. La chatte est essentiellement antipathique au mariage ; elle accepte un amant, deux amants, trois amants, des esclaves tant qu’on veut, mais jamais un tyran; et pour peu que la Civilisation lui refuse le droit de libre essor amoureux, elle va le redemander à l’état sauvage et retourne aux forêts. Voilà pourquoi la sauvagerie développe la taille et la beauté du chat. Le chat n’est que campé chez nous. La chatte est la plus gracieuse et la plus souple de toutes les créatures. On dit d'une femme éminemment gracieuse qu’elle a des poses de chatte. La chatte est le seul animal que l’embonpoint ne déforme pas. Sa câlinerie appelle la caresse ; sa fourrure étin- celle, et son dos s’arrondit sous la main qui la flatte. Elle a pour sa maitresse des inflexions de tête et des clignements d’yeux à elle 216 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. ; et un langage confidentiel (ron ron) pour son bonheur intime. Les bayadères de Madras et les almées du Caire, les zambas liméniennes et les sylphides de l'Opéra parisien possèdent aussi au plus haut degré la grace et la souplesse du corps et le secret des attitudes provocantes. Le ciel est dans leurs yeux... Je ne finis pas le vers. La chatte dissimule soigneusement ses armes sous leur étui de velours; elle débute en ses querelles par le soufflet et l’injure. La Gazette des Tribunaux affirme que c’est parfois aussi le pro- cédé de ces dames. La chatte s'attache à la demeure, non aux personnes qui l'ha- bitent, preuve d’ingratitude et de sècheresse de cœur. Ce n'est pas ainsi que se conduit le chien, qui ne s'attache qu'aux per- sonnes, et à qui la misère est indifférente, pourvu qu'il la par- tage avec les objets de ses affections. Paresseuse et frileuse, et passant tous ses jours à méditer et à dormir , sous prétexte de souris. incapable du moindre effort pour un travail répugnant, mais infatigable au plaisir, au jeu et à Ja volupté, amante de la nuit. De qui écrivons-nous l’histoire, de la chatte ou de l'autre? L'amour est une passion de luxe, exigeant pour son libre essor insouciance, air tiède et richesse. Le petit dieu malin, qui pro- fesse pour les culottes un si souverain mépris, craint naturelle- ment la froidure, et volontiers élit-il domicile sous les riches lam- bris calfeutrés, où , grâce à la pérennité artificielle des zéphirs, la gaze transparente et l’écharpe brodée d’or suffisent à voiler la pudeur. ; La chatte adore aussi les étoffes soyeuses, les tapis chauds et sourds qui protègent les pattes roses contre l'humidité redoutable, et les crépines dorées qui pendent des rideaux comme pour sol- liciter la jouerie enfantine et les divans moëlleux où elle et ses petits endormis font si bien. Où la chatte fait bien encore, c'est dans la corbeille élégante qui décore le marbre blanc des comp- toirs, près de la jeune fille qui pose pour attirer les chalands. Qui prend tant de soins de sa toilette doit chérir les parfums; la chatte raffole d’essences. La valériane la met hors d'elle. La musique mélancolique ne produit pas moins d'effet sur ces orga— nisations nerveuses, passionnées, électriques. J'ai vu des chattes DES ANIMAUX RALLIÉS A L'HOMME. 247 mélomanes se tordre de plaisir, s’évanouir de bonheur, au son d'une symphonie trop tendre. La chatte est également sensible au charme de la voix. Pour toutes ces gentillesses et ces goûts raffinés, la chatte a eu de tout temps les gens d'esprit pour elle. C’est un des peuples les plus forts de l'antiquité qui lui a bâti des temples et qui l’a em- paillée. Fourier aimait les chats, Hoffmann a donné un des premiers rôles au chat Murr dans ses drames fantastiques. Rare- ment l'esprit, le goût et ‘le génie, hélas ! sont-ils ‘pour la vertu ; c'est triste pour la vertu. La courtisane aussi a été de tout temps l’idole des gens d’es- prit et des peuples lettrés; elle a régné en lonie, en Italie, en Grèce. Le mausolée de Pythionice compta un jour parmi les mer- veilles d'Athènes; Flora eut ses autels à Rome ; l'amour libre a son culte en Chine, la plus vieille terre de la civilisation, La cour- tisane a été chantée par les plus brillants génies de l'antiquité et du monde moderne , Anacréon, Sapho, Térence, Aristophane, Tibulle, Horace, La Fontaine. La Grèce, qui avait refusé de fléchir le genou devant la toute-puissance du grand roi, la même Grèce, un peu plus tard, se prosterna tout entière aux pieds de la cour- tisane Laïs. La France a voué les noms d’Agnès Sorel et de Ninon de l'Enclos à l’admiration des âges, comme Athènes celui d'Aspasie. Certes, espèce féline a été richement douée par le créateur et puissamment titrée en favoritisme. Manon Lescaut appartient à cette race, et aussi Cléopâtre, l’ardente égyptienne aux cheveux d'or, l’enchanteresse irrésistible qui n’eut pas de rivale dans l’art d’enivrer les mortels, la Cléopâtre fatale qui fait dire à l’esclave : Une heure de bonheur et la mort, et qui accepte le marché’, et qui trouve sa suprême jouissance dans le spectacle de l’agonie de ses amants, jouant avec ses victimes comme la chatte avec la souris. Et parce que je reconnais la puissance de fascination dévolue à ces êtres, je concois et j’excuse la sympathie des gens de goût pour la bête au menton rose, aux caresses perfides, au langage insinuant ; je concois et j'exeuse les amours furibonds des An- toines pour les Cléopâtres ; mais je ne saurais céder à l'entraine- ment général, car, il m'en coûte de le dire, la passion des chats 218 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. est un vice, un vice de gens d'esprit, c’est vrai, mais de gens d'esprit dégoûtés. Jamais un homme de goût et d'odorat subtil n’a été, ne sera en relations sympathiques avec une bête passionnée pour l'as- perge, l'asperge, emblème parlant de vénalité d'amour. Je m'é- tais demandé bien souvent la raison de mes faibles attractions pour Ja race féline ayant que l’asperge m'eût tout dit! La domestication du chat est toute moderne, et n'a été opérée en France qu’à l’époque de l'invasion du rat normand (rat brun). Jusqu'à ce jour, qui confine au temps de la première croisade, le soin de nous débarrasser de la souris avait été confié au furet, qui s’en acquittait fort mal. Le furet nous était venu de la Mauritanie, en compagnie du lapin et du cavalier arabe, par la voie de la péninsule ibérique. L'établissement du rat normand en France fit éprouver à la nation française le besoin de confier la garde de ses lares à un auxiliaire plus respectable que le furet. De là, l'in- troduction du chat dans nos demeures. La domestication du chat avait été essayée, du reste, avec succès, chez la plupart des po- pulations du midi de l'Europe. J'expliquerai plus lom , dans un lumineux développement de la question du rat, comme quoi le rat moscovite (surmulot) a depuis absorbé le rat normand. L'invasion du rat russe nous place aujourd'hui dans une situation parfaitement analogue à celle de nos aieux vis-à-vis du rat nor- mand. Le chat domestique ayant lâchement baissé paxillon de- vant le rat d’égout, il nous faut d’abord destituer de ses honorables fonctions cet insuffisant guetteur, puis le remplacer par un gar- dien plus brave. Le griffon d'écurie et le petit bouledogue ne demandant pas mieux que d'accepter les fonctions de l’indigne, et promettant de se conduire noblement devant l'ennemi, j'opine à ce qu'ils en soient investis le plus tôt possible. J'ai toute con- fiance dans la parole du chien, et j'ai, pour garant de sa fidélité, l'expérience. Ce n’est pas un chat qui tuerait douze rats à la mi- nute, comme je l'ai vu faire à Montfaucon, par des bouledogues dressés à la chose par des professeurs anglais ; ce n’est pas un chat qui braverait les assauts d'une myriade de rats pour conquérir un simple suffrage d'estime et faire gagner quelques pièces d'or à son propriétaire. Au lieu d’aspirer à cette gloire, seul but des nobles cœurs, le chat a conclu sous main son pacte de Judas avec ES IT DES ANIMAUX RALLIÉS À L'HOMME. 219 Je rat d’égout qu'il avait juré d’occire. Que ceux qui croient le chat incapable d’une aussi basse félonie se rendent, passé minuit, sur le carré des Halles: là , à la lueur furtive des pâles réverbères, ils seront témoins d'un spectacle qui leur navrera l’âme d’’étonne- ment et de tristesse; car ils apercevront sur chaque tas d’immon- dices un groupe de ehats et de rats soupant de bonne amitié en - semble, et fraternisant aux dépens de l’homme, en se partageant sans vergogne les entrailles des pigeonneaux et des lapins de choux. Je ne rencontre jamais un chat en maraude, au bois ou’ dans la plaine, sans lui faire l'honneur de mon coup de feu, et j'engage vivement tous mes frères en saint Hubert à faire comme moi. Presque toujours, lorsque les pies «gassent et font tapage dans les parcs ou dans les petits bois voisins des habitations, c'est pour indiquer la présence d’un chat sur un arbre. Je me suis rendu vingt fois dans ma vie à des appels de cette nature; autant de fois j'ai eu l'agrément de débarrasser le pays d’un mauvais larron. Les pies sont, comme les geais, de petits journalistes méchants, à l’affüt de tous les scandales, et qui ne peuvent pas voir voler. quoi que ce soit, sans l'aller crier partout. LE FURET. Le furet ne joue pas un grand rôle, ne tient pas une grande place dans l'économie domestique de l'homme , mais il est plus utile qu'il n’en a l'air. Il protège l'homme contre le lapin, et quand un historien digne de foi, comme Pline, vous rapporte que le lapin a renversé des cités, et que les habitants d’une des iles Baléares ont été forcés de demander le secours d’une légion ro- maine contre l'invasion des lapins, vous sentez tout doucement la question du furet s’agrandir, et vous comprenez l'importance des services par lui rendus à l'humanité. Le furet, sans qu'il y paraisse, est un des plus anciens amis de l'homme ; presque nulle part, en effet, on ne le rencontre à l'état sauvage. Îl est originaire d'Afrique, d’où il est passé en Espagne, avec les Arabes et le lapin. I nous est venu de l'Espagne, comme chacun sait, en compagnie de ces envahisseurs. Le furet ne vit qu'à l’état domestique en France; il semble profondément mé- priser tous ses congénères. 220 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. Je ne crois pas qu'il soit très-habile de dire beaucoup de mal d’une bête qui s’est ralliée à nous. C’est pourquoi j'ai mieux aimé renvoyer à l’article fouine, que garder pour l’article furet les observations générales que j'avais à faire sur les mœurs peu édi- fiantes de la famille des buveurs de sang. Il est d’une sage poli- tique de voiler les turpitudes de ses amis, sauf à s’indemniser de sa réserve sur le compte de ses ennemis. Le furet est la bête noire du lapin , et réciproquement. Il a été créé dans l'intérêt de l'espèce humaine, pour opposer une bar- rière aux envahissements du lapin, que sa fécondité excessive eût bientôt fait maître du globe. Le laboureur n’a pas de plus grand ennemi que le lapin. L'éducation du furet ne coûte pas des peines infinies. Il suffit, pour bien faire, de l’abandonner à ses impulsions naturelles, qui le conduisent tout droit au terrier du lapin. Il entre, fouille les galeries, y met le désarroi, en expulse tous les habitants. Son idée fixe est d’en acculer un dans une impasse ; et s’il parvient à ce ré- sultat, si l'on n’a eu soin de le museler, de bien le faire manger avant la chasse, il égorge incontinent sa victime, et lui suce le sang jusqu’à ce qu'il en soit ivre ; et comme il s'endort aussitôt qu'il est repu, force est bien d'attendre son réveil pour recom- mencer le fouillage. Une éventualité non moins désastreuse de la chasse au furet est la rencontre imprévue d’un blaireau ou d’un renard dans un terrier de lapins. Le furet, en ce cas, court grand danger de s'endormir du sommeil éternel. Qui dit furet dit chasse au lapin. Il sera ajouté quelques dé- tails sur la chasse au furet, à l’article lapin. Je ne puis pas aimer une bête qui appartient à la tribu des buveurs de sang, une bête insatiable, cauteleuse et fétide. Cepen- dant je ne saurais m'empêcher d'avoir un peu de reconnaissance pour le furet, et de lui savoir gré de son obéissance à l'homme ; car la déférence du furet pour l'homme est d'autant plus méritoire que rien ne le forçait à solliciter notre alliance, qu'il pouvait s’en passer mieux qu'aucune autre bête, et qu'il a , en définitive, plus perdu que gagné à la domestication. En effet, le furet a toujours soif de sang, sang de lapin, sang de pigeon, sang de poulet : il vit au sein de ces espèces ; il les entend roucouler, chanter, trot- tiner à ses côtés, tout le long du jour, sans pouvoir franchir l'ob- DES ANIMAUX RALLIÉS A L'HOMME. 221 stacle qui le sépare d'elles. Sa vie n’est qu’un long supplice de Tantale, et son maître, comme pour activer l’ardeur de ses regrets et de ses désirs, le nourrit presque exclusivement de laitage. Le sort de la martre et de la fouine dans les bois et dans les granges est incontestablement plus doux. La domestication du furet est, à mon sens, une des plus glo- rieuses démonstrations de la légitimité des prétentions de l’homme au titre de souverain absolu du globe ; car c’est l'hommage que vient déposer à ses pieds une des tribus les plus farouches du globe, et des plus réfractaires à toute autorité. Mais quand la série des félins (lions, tigres), et celle des ser- pents elle-même, étaient contraintes par la volonté d'en haut de se rallier à l’homme, au moyen de leurs derniers anneaux (chat privé, couleuvre domestique), il était de toute impossibilité que la série des égorgeurs demeurât en dehors de la loi générale. La sé- rie des égorgeurs s’est donc humanisée comme les autres, et elle a détaché le furet auprès de l’homme pour le servir en qualité de fouille-lapin. On m'a affirmé plusieurs fois que la fouine et le putois, entraînés par l'exemple du furet, avaient cherché à se rapprocher de l’homme. Je n’en serais pas surpris. Nous sommes trop disposés, tous tant que nous sommes, à ou- blier les services des bêtes, depuis que nous avons perfectionné les armes à feu, qui nous permettent de nous passer un peu de leur concours. Il est donc convenable que ceux qui ont conservé le souvenir des misères et des difficultés des époques primitives rap- pellent aux oublieux les devoirs de la gratitude. Je sens que si j'étais député, j'éprouverais une forte répugnance à me proclamer satisfait de mon gouvernement , en face des turpitudes sans nom du système d’abaissement continu ; mais je n’en éprouve aucune à me déclarer reconnaissant de la conduite du furet. Ivrogne, gourmand, paresseux, joueur et voleur ; voilà la bête. Il n’est pas besoin d’être de première force sur l’analogie, pour deviner que ce portrait convient de tout point au valet de grande maison : ivrogne, fainéant, corrompu. Ce furet , qui boit le sang du lapin et s’enivre, quand on oublie de le museler.…. comme c’est bien le Frontin du grand seigneur, qui boirait tout le chamber- tin de son maître si la porte de la cave n'était pas cadenassée ! 222 ZOOLOGTE PASSIONNELLE. { DES ANIMAUX DOMESTIQUES PROPREMENT DITS. PORC. — BOUC, — BÉLIER. — CABIAL. LE PORC. Si le porc avait voulu continuer de prêter à l'homme le con cours de son groin pour découvrir et fouiller la truffe, j'aurais pu me décider à le colloquer dans la catégorie des auxiliaires ; mais il est évident que du moment où il s’est si sottement laissé enlever par le chien sa fonction spéciale de découvreur de truffe, il a perdu tout droit de figurer dans cette classe honorable. Toutefois, il y à une autre raison, une raison d'ordre supérieur, une raison d'analogie, quime contraint de lui refuser cet honneur. Le pore est l'emblème de l’avare, et l'avare n’est bon qu'après sa mort ; par conséquent, il n’était pas dans les dons du porc d'être utile à l’homme pendant sa vie. Pour ces causes, je me suis borné à placer le nom du pore en tête de ce chapitre des animaux simplement domestiques et pri vés. Et attendu que l’histoire du porc privé est la même que celle du porc sauvage (sanglier), et que j'ai donné à celle-ci d’im- menses développements dans le cours de ce volume, au chapitre de la chasse à courre, j'y renvoie dès à présent les curieux des gestes et propos de l’animal immonde. LE BOUC. Le bouc, type domestique du bouquetin des Pyrénées, n'a ja mais joui d’une grande réputation de sainteté dans la légende bi- blique, pas plus que dans celle de la mythologie grecque, et je ne prends pas sur moi d'affirmer qu'il vaille beaucoup mieux que sa réputation. Il est très certain que le bouc prête le flanc à la médisarce par ses mœurs dissolues, et que l’odeur qu'il exhale ne symbolise pas un grand charme d'attraction. C’est l'emblème nt ins DES ANIMAUX RALLIÉS A L'HOMME. 223 du sensualisme brutal; les religions grecque, juive et chrétienne sont d'accord sur ce point avec l’analogie. Les Grecs ne se con— tentèrent pas d’immoler le bouc à Bacchus comme un des ennemis de la vigne, un des fléaux du travail attrayant; ils affublèrent leurs satyres, adversaires acharnés du droit de libre amour, du mas- que et du caractère de l’animal lubrique, pour flétrir l'amour matériel et grossier d’une réprobation éclatante; pour dire que la passion exclusivement sensuelle dégrade l’homme et le fait des- cendre au niveau de la brute. On sait que les Juifs chargeaient chaque année de leurs iniquités un bouc qu'ils immolaient ensuite au Seigneur, moyennant quoi tout pécheur sortait du temple, blanc comme neige et libre de travailler de nouveau à sa perdition. J'admire ce procédé d’expiation commode. Les chrétiens avaient peu de chose à faire pour métamorphoser le satyre antique en sa- tan. Je ne vois pas bien pourquoi l’image du démon de la chair, en subissant sa dernière métamorphose, a gagné une paire d'ailes; mais la chose esssentielle à constater en tout ceci, c’est que l'o- pinion de tous les temps et de tous les peuples a été fidèle à flétrir la luxure, et à ne reconnaitre le caractère de passion divine qu'à l'amour composé (double essor des sens et de l'âme). Il m'en coûte d'accabler de ma sentence une pauvre bête déjà chargée des ini- quités d'Israël , mais je ne saurais tr ouv dans mon cœur une parole d’indulgence pour un emblème de luxure, un ennemi des vendanges et de l’agriculture. L'avenir du bouc m'épouvante, je ne le cache pas, car je ne lui vois guère d'emploi en harmonie. Le bouc a contracté alliance avec la brebis de temps immémo- rial, le bélier avec la chèvre. Il en est résulté une espèce métise très-commune en Amérique, espèce très-précieuse pour la beauté de sa toison. Le bouc peut encore rendre de très-grands services à l’homme, mais uniquement comme agent de tran- sition. LA CHÈVRE. Lascive, capricieuse et facile, adonnée à la vie errante et à la sorcellerie, friande de salpêtre, bonne fille au fond et bonne mère, la chèvre représente la gitana pur sang, la gente Esméralda, 224 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. la compagne du satyre, la parure et la joie de la cour des Mira- cles, la poursuivante désordonnée du droit de libre amour. Pau- vre race de victimes condamnées par la défaite et par la misère au vagabondage éternel, race qui doit disparaître de la surface du globe, à mesure que les sociétés graviteront vers leurs phases su- périeures. Plaignez Esméralda, Djali et le Satyre, mais gardez- vous de conjurer le sort qui les attend. A quoi bon conserver l'emblème de la dégradation féminine, quand le type à symbo- liser ne sera plus, quand la jeune fille, affranchie de la misère morale et matérielle, aura résurgi glorieuse dans la sphère d'Har- monie où trône la beauté. Une chose restera de la chèvre, pour immortaliser son souvenir, le café, emblème d'amour charnel, qui ne pouvait être découvert que par l'emblème d’une créature tant soit peu folle de son corps. Que la chèvre aussi se dépêclie de se faire une position honorable pour l'avenir, comme moule de ransition. BÉLIER. — BREBIS. La prudence m'interdit la franchise sur la question de la bre- bis, du mouton et de l’agneau. Disons que le bélier nous est venu du mouflon , et qu’il a peu gagné à la perte de sa liberté. La fable du loup et de l'agneau, les moutons de Béranger, tou- tes les littératures du monde, ont dit au surplus le sort du mouton et de la brebis. Le Rédempteur du monde, le bon pasteur qui donna sa vie pour ses brebis, a choisi pour lui-même le symbole de l'agneau, ce qui ne l’empêcha pas de dire qu’il était venu pour la guerre. Innocence, candeur et résignation dans la souffrance, c’est bon pour le peuple d'Irlande, mais non pour celui de France, et heureusement pour l'humanité. Allons ! allons ! il est grand temps que l'agneau cesse de servir de victime, et que le prolétaire sorte de son purgatoire après six mille ans de misère et d'attente. Gare à vous, les bouchers et les mauvais pasteurs ! Le cagraï ou cochon d’Inde, ainsi nommé de ce qu'il est origi- naire d'Amérique, ne me paraît pas valoir l'honneur d’une disser- tation approfondie : c’est encore un emblème du pauvre monde. PTT SE, DES ANIMAUX RALLIÉS A L'HOMME. 225 prolifique, affamé, abruti, sans ressort contre l'oppression étran- gère. irlandais. Pauvres races opprimées ! beau lapin blanc aux yeux rouges, pauvre petit cochon d'Inde à la robe panachée, agréez ici l’ex- pression des chaudes sympathies d’un pauvre prolétaire qui ne vouséleva jamais pour vous faire cuire, et qui conservera éternel- lement dans son cœur le souvenir des douces distractions que vous apportiez à sa douleur quand il pleurait la pelouse natale, * captif sous la garde du pion. 45 CHAPITRE IV. Bètes qui né se chassent pas. LE HÉRISSOX.— ÉA TAUPE. — LA MUSARAIGNE. — LE DESMAN. LE RAF. — LE HAMSTER. — LA MARMOTTE. — LES CHEI- ROPFÈRES. LE HÉRISSOX. Encore une ignoble bête, une saleté, une vilenie, un emblème de conservateur-borne, d’obseurant et de parasite. Le hérisson symbolise le goujat mercantile, le goujat littéraire, le journaliste sans foi ni loi, qui fait argent de tout. Il a pour analogue, dans le ‘règne végétal, l’artichaut au sue immonde couleur d'encre, aux feuilles hérissées de piquants, l’artichaut corrompu et vénal, symbole de prostitution, qui donne à quiconque en réclame, un morceau de son cœur. Règle générale, tous les ennemis du pro- grès sont ennemis de la lumière, habitent des repaires ténébreux comme la musaraigne, la taupe et le renard, et se reconnais- sent à deux caractères de physionomie que j'ai déjà indiqués plusieurs fois, l’exiguité des yeux et le développement extraor- dinaire de l'appareil olfactif (nez). Comme l’infime écrivain dont il est l'emblème, et qui ne peut tenir que dans un milieu anar— chique et ténébreux, le hérisson affectionne les fourrés épais et ténébreux jonchés de végétations parasites. Son antipathie pour le progrès se trahit par la lenteur de sa marche; il rampe plus qu'il ne court. C’est l'image parfaite du rhéteur stipendié du journal de la banque qui se pelotonne dans son égoïsme de repu, qui se hérisse au seul mot de réforme; un être dangereux et absurde qui se fera écraser mille fois plutôt que d'avancer d'un pas. Mauvais coucheur, du reste, rembourré d'épigrammes el toujours prêt à piquer. Bête vorace et d'aspect repoussant, s'ac- commodant de tout, de fruits et de légumes, comme de limaces BÈTES QUI NE SE CHASSENT PAS. 227 et de menu gibier. Vorace et d'aspect repoussant, c'est aussi le portrait du valet de plume infime , trafiquant de toute question, vendant Ves brevets de maître de poste etles concessions de théâtre, et jusqu’à des promesses de sourires ministériels, et tirant sans remords de sa conscience d’artichaut et de chrétien faux serments et apologies à prix fixe pour toutes les turpitudes et tous les scélérats, encensant Metternich et bafouant O’Connell. La nature l’a doté (le hérisson) d’un groin comme le porc pour faire allusion à sa cupidité et à la bassesse de ses appétits ; mais là s'arrête la comparaison. Ainsi qu'on le verra plus tard à l'ar- ticle sanglier, le porc est l'emblème de l’avarice utile; tous les mor- ceaux en sont bons quand il est mort. Le hérisson, au contraire, n'a pas plus de valeur après que pendant sa vie. Que reste-t-il après sa mort du goujat littéraire attaché à la rédaction du journal de boutique ? Rien que le fugitif souvenir des affronts qu'il a subis, des mépris qu'il a inspirés. Je sais qu’une opinion contraire a trouvé crédit dans le sein des campagnes où la chair du hérisson a passé long-temps pour mangeable. Je ne puis que déplorer sincèrement cette erreur gastrosophique que je com- prends et que j'excuse, par la misère des civilisés et la détériora- tion universelle du goût. L'erreur, du reste, n’a pas fait fortune, et le chien, dès le premier jour, a protesté contre la gibelotte de hérisson en termes chaleureux. Il y a antipathie naturelle en- tre le chien et le hérisson; le premier, emblème de dévouement et de courage, ennemi du mercantilisme ; l’autre, emblème de cupidité et de lâcheté. Le chien entre en fureur à la vue de l'im- monde animal et se rue sur lui avec rage; mais congne il à peur de se piquer le nez, il renonce bientôt à l'attaque et passe outre, se bornant à lui adresser en manière d’adieu l'expression de ses mépris. Ainsi, le législateur bien intentionné, mais qui a peur de se piquer les doigts à la réforme des abus de la presse mercantile, se contente de flétrir de sa réprobation l'infamie du goujat litté- raire pris en flagrant délit de vol et de faux serment...; si bien que la misérable industrie finit par se faire du dégoût universel une sorte de cuirasse impénétrable et de brevet d’impudence, et que, n'ayant plus à redouter la loi qui la dédaigne, elle profite de la faculté de RÉPERCUSSION DÉFeNxsive dont elle est armée, 228 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. pour intimider ses adversaires et poursuivre le cours de ses déprédations. Cette faculté de répercussion défensive, propre à plusieurs espèces et notamment aux accapareurs, est un des plus saisissants problèmes de l’analogie passionnelle. On a beaucoup écrit et discouru sur les causes de la grandeur et de la décadence de Napoléon Bonaparte; mais bien peu sé doutent certainement que l’Empire a péri par un effet de répercussion défensive, par une manœuvre de hérisson (coalition d'accapareurs et de four- nisseurs de grains qui, ayant à se plaindre des procédés du grand chef à leur égard, suscitèrent en 4812 une famine factice qui retarda l'expédition de six semaines). Aussi pourquoi l'empe- reur qui avait deviné le défaut de la cuirasse du commerce et qui voulait délivrer le monde de cette industrie parasite, en lui ravis- sant les deux monopoles de la banque et des transports, pourquoi l'empereur ne mit-il pas à exécution ce dessein grandiose ? Pourquoi, pourquoi? Eh! mon Dieu, précisément parce que le commerce est armé de la puissance de répercussion défensive et qu'on ne sait par quel bout le prendre. On dit que le hérisson est le seul des quadrupèdes de France sur lequel le venin de la vipère n'ait pas prise. J'aurais deviné l'exception par l’analogie seule. Ce qui m'étonne, c'est qu'un homme de sens ait pu faire à la bête ignoble un mérite de son invulnérabilité. Et comment voulez-vous, s’il vous plaît, que la calomnie (vipère) morde sur le goujat littéraire et sur le bas in- dustriel qui sont au-dessous d’elle et qui en vivent ; les huissiers de Molière ne meurent pas non plus sous les coups de bâton dont on les gratifie, au contraire. Hélas ! cent fois hélas! quand les gouvernements qui ont sous les yeux l'exemple de Napoléon culbuté par une coalition d'acea- pareurs ; quand les législateurs qui ont sous les veux, dans leur tribunal, l’image du Christ crucifié par les pharisiens; quand les gouvernements et les législateurs mieux avisés, en arriveront-ils à comprendre que toutes les souffrances et toutes les misères des populations, ne viennent à celles-ci que de la voracité insatiable du vautour commercial qui ronge incessamment le foie du travailleur. et que toutes les émeutes et toutes les révolutions qui s'adressent aux trônes ont leur unique cause dans lexploi- tation du producteur par l'intermédiaire parasite ! BÈTES QUI NE SE CHASSENT PAS. 229 Hélas ! cent {fois hélas! au lieu d'exécuter les plans de cam- pagne de Napoléon contre le commerce et la banque, les gou- vernements français, héritiers de l'Empire, accordent des sub- ventions de cent mille écus et plus aux organes officiels de la banque, pour qu'ils défendent les opérations des accapareurs et qu'ils répondent par des railleries agréables aux prières déses- pérées du travailleur demandant à vivre de son travail. Et les penseurs les plus haut placés dans l’estime publique semblent frappés du même vertige que les gouvernants... Les disciples de Charles Fourier prennent quasi contre moi la défense du juif brocanteur et parasite, qui nulle part ne laboure la terre, qui n'a fait de sa vie œuvre utile de ses mains, du Juif qui prélève aujourd'hui sur le travail de toutes les nations du monde une dime colossale…. Et M. Louis Blanc, l'ami du peuple, l'historien populaire de la grande révolution française, M. Louis Blanc place le juif à côté du nègre, dans la catégorie des races exploi- tées! Le hérisson aussi a ses souteneurs parmi les forestiers de France et d'Allemagne. Beaucoup le supposent innocent, parce qu'il ne détruit les faisans et les perdreaux que dans l’œuf, et parce qu'il ne fait la guerre qu'aux levrauts nouveau-nés. Pour moi, en quelque lieu que je chasse, je mets sa tête à prix, LA TAUPE. Virgile a défini la taupe : Monstrum horrendum , informe, ingens , CUI LUMEN ADEMP- TUM ! Comme c’est ça: un monstre hideux, sanguinaire , colossal, qui ne voit pas clair du tout. La taupeest, en effet, le plus monstrueux de tous les êtres créés. C'est le plus puissant de tous les quadrupèdes pour la force mus- culaire ; c’est le plus sanguinaire de tous les carnivores. C’est le plus complet de tous les mammifères, sans en excepter l’homme ; c'est le champion le mieux armé pour la guerre, le travail et l'amour. J'ai beaucoup entendu parler de la force de l'éléphant, qui porte sur son dos des tours chargées de combattans. Je me suis 230 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. laissé dire aussi bien des choses sur la puissance de locomotion de la baleine, qui ne met pas plus de quinze jours à faire le tour du globe. Enfin, on m'a cité le tigre du Bengale comme un bu- veur de sang difficile à rafraichir. Les prouesses de l'éléphant et celles de la baleine ne sont que jeux d'enfants en regard des tours de force de la taupe, et le créateur a dépensé plus de génie mé- canique dans la construction de la seule main de la taupe, que dans la bâtisse de toutes les charpentes des géants de la terre et des eaux. Le tigre du Bengale est un lézard pour la sobriété et uu agneau pour la douceur comparativement à la taupe ; car le tigre du Bengale n’a jamais tourné ses canines contre son propre sang. Envoyez deux tigres à un ami dans une boîte; ils parviendront à leur adresse sans encombre ; placez deux taupes dans la même position, elles se seront avalées l’une l’autre avant d'être arrivées à la première étape. La belle difficulté de se mouvoir comme l'éléphant dans un mi- lieu aussi peu résistant que l'air, ou comme la baleine, dans un milieu fluide qui vous fait monter ou descendre, au gré de la compression ou de la dilatation de vos poumons ! Mais, placez voir un peu un éléphant ou une baleine à cinquante pieds sous terre, dans les mêmes circonstances que l’infortuné Dufavel, et voyez à quoi aboutiront les efforts les plus désespérés du cétacé ou du pro- boscidien. Hélas ! tous les deux périront à la peine, au bout de quelques minutes, faute de pics pour percer la terre et de mus- cles assez vigoureux pour les faire mouvoir. Donnez à la taupe la taille de la baleine, ou seulement celle de l'éléphant, et elle bou- leversera le monde ! Il tombe d’ailleurs sous le sens que l’animal destiné à vivre dans un milieu comme le tuf soit armé de moyens de locomotion plus puissants que celui qui doit vivre dans le milieu atmosphéri- que ou aquatique, dont les molécules se déplacent sans la moindre opposition. La supériorité musculaire de la taupe sur l'éléphant est une de ces vérités qui s'énoncent et ne se discutent pas, La mâchoire de la taupe est armée de QUARANTE-QUATRE dents redoutables. Son grouin, indice d’une sensualité orageuse, a pris des proportions si démesurées qu'il a presque complètement obstrué le sens de la vue (sens de charité). La taupe remue la tête, et le sol pulvérisé jaillit soudain dans BÈTES QUI NE SE CHASSENT PAS. 231 l'air, comme l’onde amère jaillit des évents du cachalot. Son es- tomac est une fournaise toujours ardente où les aliments les plus indigestes se tordent instantanément, se fondent et disparaissent. Sa faim est de la rage, son amour de l’épilepsie… L'existence de la taupe est une orgie de sang continu. Ses ac- cès de rage d'estomac la prennent cinq à six fois par jour. Elle meurt d’inanition pour dix heures d’abstinence. La taupe s’élance sur sa proie d’un bond prodigieux, la saisit sous le ventre, lui plonge son long museau dans les entrailles, élargit la plaie avec ses mains, pour se noyer tout entière dans le sang de sa victime, pour jouir par tous ses pores. Chacun de ses meurtres est pour elle l’occasion d’une extase voluptueuse. Une taupe affamée sauta un jour à la gorge d’une jeune fille et lui perca le sein, avant qu’on eût le temps d’accourir à son aide. M. de Buffon a fait une peinture séduisante des mœurs pasto— rales de la taupe, et il a envié son bonheur. Si les Anciens avaient connu la taupe, il est plus que probable qu'ils l’auraient consacrée à Priape.… dieu des jardins. La taupe n'infirme pas le dicton si connu, que l’amour est aveugle. À propos d'amour aveugle, il y a ici une chose très-pénible à dire à l'homme, et surtout excessivement délicate à écrire en fran- çais. Je reconnais aujourd'hui pour la première fois que j'ai eu tort de maudire la tendresse de mes auteurs qui condamnèrent mon enfance aux travaux forcés du latin, au lieu de la laisser se développer librement au grand air du vagabondage et des meules de foin parfumées, si favorables aux exercices de la gymnastique et à l’exhibition du bas de la jambe des jeunes filles. Oui, je re- grette sincèrement de ne plus posséder comme autrefois mon Cor- nelius Nepos (j'ai eu un prix en Cornelius Nepos), pour me tirer de mon explication, à la manière de M. Dupin le spirituel. Je veux dire que s'il est vrai, comme l’admet Ja science qne l'attribution spéciale d'une fonction unique à un organe soit le caractère qui constitue le degré de supériorité relative des êtres dans l’échelle animale , homme est forcé de se loger, sur cette échelle, à un degré inférieur à celui qu'occupe la taupe; vu que chez l'homme il y a encore des organes qui servent à deux fonc- tions. chez la taupe jamais. Je demande à ne pas m'expliquer plus clairement sur ce chapitre, et aussi à passer sous silence 232 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. l'examen déchirant des causes de la résistance désespérée qu'op- pose la vertu de la jeune taupe aux brutales sollicitations de ses amants. M. Flourens l’immortel, le même à qui ses études intéressantes sur la colorisation des os du canard ont ouvert les portes de l’Aca- démie française, a fait sur l’histoire de la taupe des obser- vations curieuses. Il résulte des expériences de l’immortel que la taupe professe pour le régime végétal un si souverain mépris qu’elle aime mieux se laisser mourir de faim que de toucher de la dent aux légumes les plus savoureux. Je m'inscris hardiment en faux contre ce résultat, et, au nom de l’analogie toute puis- sante, je demande que l’Académicien renouvelle l'expérience, en prenant soin de substituer la TRUFFE à la carotte, et je parie tout ce qu'on voudra que la taupe se laissera aller à la séduction de la truffe ; car sans cela l’analogie du groin serait fautive, et alors à quel principe se fier désormais ! On comprend, du reste, qu'une bête comme la taupe ne peut être l'emblème d’un type humain individuel. La taupe n'est pas, en effet, l'emblème d'un seul caractère, elle est l'emblème de toute une période sociale, la période d'enfantement, la période la plus douloureuse et la plus ténébreuse de toute la phase limbique, la période cyclopéenne. La taupe ne symbolise pas un seul vice, elle les symbolise tous; car elle est l'expression allégorique la plus complète de la prédominance absolue de la force brutale sur la force intellectuelle. Je regrette presque d’avoir été obligé de ran- ger en tête de la catégorie des proboscidiens l'éléphant, qui porte une trompe et qui est, par conséquent, un peu parent du tapir et de la taupe. Mais l'éléphant est exclusivement hervibore et sym- bolise par sa frugalité les mœurs innocentes et pudiques de la période paradisiaque. La taupe est le vase d'impureté dont il est fait mention dans l'Ecriture-Sainte. Prenez parties égales de Néron, de Sardana- pale, de Messaline et de marquis de Sade, broyez le tout dans un mortier, chauffez et distillez, vous obtiendrez la taupe. Le cyclope borgne, qui laboure les entrailles de la terre, qui fouille les galeries souterraines, voilà la taupe ! Le Titan qui entasse Pélion sur Ossa, l’Encelade dont les con- vulsions donnent à l'Etna des nausées si terribles et qui lui font BÈTES QUI NE SE CHASSENT PAS. 233 vomir des torrents de lave enflammée, c’est la taupe qui entasse aussi montagne sur montagne, qui remue les entrailles du sol, et multiplie les éruptions terreuses sur la surface des prairies ! Le eyelope qui se nourrit de chair humaine ; qui assomme à coups de quartiers de roche les amants de Galathée; qui trouve fade toute orgie où le sang ne ruisselle pas. c’est la taupe, le mâle de la taupe qui n'obtient la possession de sa femelle qu'après avoir mis à mort tous ses rivaux... qui, après les avoir tués, les dévore, et tout souillé de sang, tout fumant de carnage, réclame de la beauté le prix de ses exploits! Car ces longues galeries souterraines que vous avez parfois sui- vies de l'œil dans la prairie ne sont pas toujours les galeries que creuse la taupe pour chercher les larves et les lombrics dont elle fait sa pâture. C’est bien souvent l'issue qu'a pratiquée la femelle pour se soustraire aux obsessions redoutables de ses persécuteurs. L'amour parle haut à la sensualité de cette espèce, et chaque fe- melle est le but des prétentions d'une foule de soupirants. La malheureuse n'a un peu de répit que dans les duels acharnés que se livrent ses bourreaux ; elle cherche à profiter du conflit pour tenter une évasion. C’est très-bien pour un jour, et tant que dure la tuerie. Maïs voici que la lutte est terminée, etqu'il y aun vainqueur, et que celui-ci, après sa vengeance assouvie , se met en devoir de rattraper la fugitive. Alors c’est un siège dans toutes les règles, où se déploient toutes les combinaisons de la stratégie du mineur: mines et contre-mines, boyaux circulaires à deux fins, tranchées diagonales, stratagèmes Cormontaigne et autres. Il faut que la résistance ait son terme, puisque le mâle a réussi à acculer sa victime dans une impasse, En effet plus d'autre moyen pour celle-ci d'échapper que de gagner au plus vite la surface du sol ; mais l'éclat du jour l’éblouit, ses forces épuisées trahissent sa pudeur, le sacrifice douloureux s'accomplit. La mère dépensera désormais, pour assurer l'avenir de sa famille, tout le talent que la vierge dépensa autrefois pour défendre sa vertu. On a vu de ces galeries d'amour qui avaient un kilomètre de longueur. La dimension des galeries de chasse n’est pas moindre. La galerie de chasse est le chemin par lequel la taupe se rend de son domicile à son cantonnement de chasse. L'art du taupier, in- venté en ce siècle par le célèbre Henry Lecourt, cultivateur de 234 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. . Seine-et-Oise, est basé tout entier sur la connaissance de ce pas- sage. Comme la taupe est obligée, par les exigences de sa vora- cité, de faire plusieurs fois ce voyage par jour, et notamment le matin et le soir, il est bien facile de lui tendre un piège quand on connaît sa route. L'art du taupier a fait de grands progrès depuis quelques années ; mais l’extermination de la taupe, comme celle des hannetons et des chenilles, ne peut se faire qu'au moyen de mesures unitaires, basées sur le principe de l'association et de la solidarité, et pratiquées sur une échelle immense. Un jour l'agriculture reconnaissante élèvera des statues à Henry Lecourt, qui l'aura délivrée du fléau de la taupe. C’est Henry Lecourt qui a mesuré la rapidité avec laquelle la taupe se meut dans ses galeries souterraines. Il planta dans toute la longueur d'une galerie habitée, % certaine quantité de fétus de paille, ornés de banderolles flottantes à l'extérieur, et boucha hermétiquement l’orifice du passage, à l’aide du pavillon d’un cor- net à piston. Puis quand il vit à l'agitation de la taupinière que l'ennemi était proche, il tira de l'instrument une note épouvanta- ble qui produisit une telle impression de terreur sur l’animal, qu'on aperçut soudain tous les petits drapeaux se renverser sur toute la ligne, comme un bataillon de dominos mal assis. Il fut constaté par cette expérience curieuse, répétée plusieurs fois, que la vitesse maxima de la taupe dans sa galerie égalait celle du che- val au grand trot. Que ceux qui désirent en savoir plus long sur la taupe interro- ent les écrits de M. Geoffroy Saint-Hilaire, le plus grand génie scientifique et zoologique de ce siècle, /e seul savant qui ait su la série. Beaucoup d’analogistes estimables et à l'opinion desquels je serais heureux de pouvoir fairé une légère concession ne parta- gent pas complètement ma manière de voir sur la taupe. Ils ne sont pas bien convaineus que Virgile ait voulu faire allusion à cet animal, en écrivant le vers ci-dessus relaté. Ts disent que l'o- dieux quadrupède bossu, ventru, goulu, est un emblème du fer- mier-général. Ils trouvent qu'il y a ressemblance assez marquée entre les taupes qui bouleversent le sol et perçent des voies de communications souterraines, qui se correspondent , pour pour suivre et atteindre en tout lieu les insectes dont elles se nourris- » BÈTES QUI NE SE CHASSENT PAS. 235 sent — et les monopoleurs de chemins de fer et de messageries qui se mangent les uns les autres, qui bouleversent aussi toutes les relations commerciales d’un pays, et accaparent toutes les * voies de transport pour ranconner à merci les voyageurs , leurs victimes. et qui utilisent leurs rails-ways en manière de télé- graphes électriques , etqui ruinent par leurs manœuvres d'a- giotage lagriculteur, le vrai travailleur et l'État. Ces analo- gistes ajoutent que l'extrême sensibilité nerveuse de la taupe qui redoute la lumière et meurt pour la moindre écorchure, ca- ractérise admirablement l’obscurantisme obstiné de ces monopo- leurs de banque et de transports qui redoutent aussi la lumière, parce qu'ils savent parfaitement que la première réforme indus- trielle les tuera, en tuant le régime anarchique où se débat l'in- dustrie. Je n'ai jamais nié qu'il y eût du vrai dans ces rapproche- ments, et un peu de la taupe chez le concessionnaire de chemins de fer, qui n’a pas de chances dans les analogies ; je crois pour- tant, à part toute modestie d'auteur, l’analogie du cyclope imfini- ment préférable. Au surplus, j'ai rempli mon devoir de rappor- teur de commission, j'ai mis l'opinion de la minorité sous les veux du lecteur, les lecteurs choisiront. Le renard est le seul carnassier de nos climats à qui ne ré- pugne pas la taupe. J'ai donné trop de développements à la question de la taupe pour avoir le temps de m'arrèêter sur le desman des Pyrénées et sur la famille des musaraignes. La tribu des musaraignes , qui renferme trois espèces, dont une aquatique, est ambiguë entre le rat et la taupe , et les mœurs des musaraignes participent de celles des deux races voisines. Elles se dévorent entre elles, et il y a de plus guerre à mort entre le mulot et la musaraigne. La morsure de Ja musaraigne est venimeuse. Beaucoup de chiens refusent d'attaquer la musaraigne , qui déchirent la taupe avec rage. La musaraigne symbolise le passage de la première pé- riode industrielle à la période barbare. Le desman est une espèce de taupe amphibie dont le groin se rapproche de la trompe et qui ne se rencontre que dans les ruisseaux des Pyrénées. Le desman habite des terriers qu'il pratique dans la berge, au dessous du niveau des eaux. Il vit d'insectes aqua- tiques et de menus poissons comme la musaraigne. Le des- 236 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. man symbolise le braconnier de rivière infime, le crocheteur de boutiques. LE RAT. J'écrirais vingt volumes sur le rat, si on me laissait faire. Car il n’est pas de sujet plus riche à traiter que le rat, celui de Paris surtout, je parle du rat qui hanteles égouts, non du rat de cou- lisse, une autre catégorie de rongeurs, dont l’histoire a bien aussi son intérêt et ses charmes. Le rat dit les invasions des Barbares, comme le cheval de ba- taille dit la grandeur et la décadence de l'aristocratie de sang. Telle horde, tel rat : à chaque occupation de la surperficie cor- respond une occupation du sous-sol. Il y a eu le rat des Goths, le rat des Vandales, le rat des Huns! il y a le rat normand (anglais) etle rat tartare (moscovite). On pourrait compter les couches de Barbares qui se sont superposées l’une à l’autre sur notre sol par le nombre des variétés de rats que ce sol a successivement nourries. Voilà certes une donnée historique importante et nouvelle (1). Je parierais cependant beaucoup de choses que c’est pour la pre- mière fois que l’Académie des Inscriptions et belles lettres est ap- pelée à méditer sur ce rapprochement lumineux. Il y a long- temps que j'ai dit que l’histoire universelle était à refaire, à com- mencer par celle de Brutus, un aristocrate fieffé, dont M. de Vol- taire et tant d’autres ont eu l’impudence de me faire un jacobin. Je ne fouillerai pas dans les décombres du passé pour y cher- cher les traces du passage et de l'établissement des rats de la Grande invasion dans les Gaules. J'aurai assez du témoignage des races contemporaines pour appuyer un système étayé déjà sur de si solides monuments. Deux mots préalables seulement sur l’histoire du rat en géné- ral. Et d'abord le rat n'est pas le mari de la souris, ainsi qu’un pré- (1) J'ai dit dès le début de ce livre que celte même thèse avait été déve- loppée depuis par M. le docteur Lallemand dans la Æevue indépendante (avri 1847). Mon travail est antérieur de trois ans à celui de l'illustre académicien. BÈTES QUI NE SE CHASSENT PAS. 237 jugé populaire trop répandu l'avait fait généralement supposer jusqu'à ce jour. Le rat n’est pas plus le mari de la souris que le crapaud celui de la grenouille. Tous les rats sont ra{ophages. Non seulement les races voisines se détruisent, mais encore les individus des mêmes races. Les pères mangent leurs enfans au berceau pour les affranchir des soucis du jeune âge ; les enfants reconnaissants s'empressent à leur tour de débarrasser leurs parents un peu vieux du fardeau de la vie, comme faisaient les Massagètes, ces dignes ancêtres des Co- saques. C’est pour eela sans doute que j'ai lu dans le traité de la Morale en action, qu'on m'a donné pour prix, une foule d’exem- ples touchants de piété filiale, empruntés à l'histoire du rat et de la souris: Tous les ans, à l’arrière saison, à l'époque où les trésors de l’au- tomne commencent à s’épuiser, de sanglantes guerre civiles dont le bruit n'arrive pas jusqu'à nous éclatent dans les tribus des campagnols , des lemmings, des hamsters, des musaraignes. Le hamster pénètre dans le silo du hamster voisin, le tue, le dé- vore et s'empare de ses provisions d'hiver. La fureur de destruc- tion devient universelle. Le lapin n’essaie pas assez de se sous- traire à cette accusation générale de cannibalisme qui pèse sur les espèces souterraines. Toutes imitent le procédé de la taupe, qui plonge avec bonheur son long museau pointu dans les entrailles de la taupe voisine qu’elle vient d'égorger et boit avec délices le sang de sa victime. Il est certain qu'ils nous en avaient conté, M. de Buffon et les autres, sur les vertus filiales des rats et sur les mœurs patriarcales de la taupe. Patriarcales! je trouve le mot charmant; l'histoire de ces vénérés patriarches qu’on offrit à l'admiration de notre enfance crédule est si pleine, en effet, de tableaux édifiants de bonheur conjugal et de vertus domesti- ques ! Patriarcales! En fait de tendresse filiale, a-t-on mieux que l’affection des demoiselles Loth pour leur père, qui but, puis devint tendre... puis fut... son gendre... Qui fut meilleur père qu'Abraham, lequel, de ses deux fils bien ai- més, chassa l’un au désert pour qu'il y mourût de soif avec sa mére, et fit rôtir l’autre sur des charbons ardents pour l'offrir au Seigneur. On dit que les jeunes miss albionnaises consacrent chaque semaine le saint jour du repos à méditer 238 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. sur ces textes édifiants, pour se former, l'esprit en même temps que le cœur. Toutes les familles de rats, douées d’une fécondité prodigieuse, sont les emblèmes de ces populations misérables et prolifiques qui couvrent aujourd’hui le globe, et que la faim et la haïne du travail poussent à se faire la guerre et à s’entre-dévorer. Elles disparaîtront un beau jour, en même temps que la guerre, la peste et la famine. Le rat, comme le barbare, est un fléau que Dieu envoie aux nations civilisées pour les avertir et les punir de leurs égarements. Le rat a été chargé plus d’une fois de lexécu- tion des sentences divines ; aussi occupe-t-il à ce titre une place importante dans les fastes de l'humanité. C’est le mulot d'Egypte qui détruisit l’armée de Sennachérib en dévorant pendant la nuit toutes les cordes des arcs et toutes les courroies des boucliers as- syriens. Pline a consacré un chapitre entier de son huitième li- vre à raconter les cités détruites par les ravages des bêtes. Le rat a joué, avant et depuis Pline, un rôle immense dans l'histoire de ces bouleversements. On sait le sort de cet archevêque de Mayence, arraché de sa tour par une bande de rats suscités par Dieu, trainé jusqu'au milieu du Rhin et noyé par les mêmes, qui ne se retirèrent satisfaits, dit l’histoire calviniste, qu'après avoir fait disparaître, à coup de dents, des tapisseries saintes, le nom et l’image de l’impie. Ce vice de nature, qui porte le rat à tourner ses incisives contre son propre sang, est le correctif de cette perpétuelle frin— gale dont il est possédé. Le rat aurait déjà dévoré tous les habi- tants du globe sans la ratophagie. Et si les Barbares n'avaient tourné aussi leurs armes contre eux-mêmes, où en serait la civilisation aujourd'hui ? Et si lord Aberdeen et M. de Nes- selrode, je veux dire le rat normand et le rat tartare, au lieu de se jalouser, s’unissaient demain , par exemple , pour partager l'Orient ! Il y à des rats, comme les campagnols et les lemmings, qui quittent chaque année leur territoire pour aller butiner dans les contrées avoisinantes, et puis reviennent chez eux, l'expédition terminée. Ainsi faisaient les Gaulois, nos ancêtres; ainsi opèrent encore de nos jours les pirates, les Kabyles et toutes les popula- tions nomades de l'Afrique et de l'Asie. Ces rats voyageurs sont BÈTES QUI NE SE CHASSENT PAS. 239 suivis dans leurs émigrations par leurs ennemis habituels, qua- -drupèdes et volatiles. Ainsi, les bancs de harengs et de ma- quereaux entraînent à leur suite la baleine et les squales. Il y en a d’autres qui, comme le rat brun et le surmulot, aban- donnent leur patrie sans esprit de retour et s’établissent à de- meuré sur le sol des pays conquis, comme le Normand dans la Grande-Bretagne, le Mongol dans la Chine. J'entendais dire der- nièrement, par un diplomate à l’affüt de toutes les nouvelles, que l'avis officiel du retour {du surmulot vers sa contrée natale venait de parvenir à l'ambassade de Russie. J'arrive à l'histoire de la raterie française. La souris de France est autochtone; on la retrouve du moins dans les habitations gauloises dès les âges les moins historiques. Cependant l’usage du chat qui remplace le furet, lequel date lui- même de l'invasion du lapin et de l’Arabe, l'usage du chat ne commence à être adopté en France que vers le commencement du XI siècle. Les autorités abondent pour prouver la simultanéité de linva- sion du Normand et de celle du rat brun, le rat proprement dit. Le surmulot, le rat actuel de Paris, date d'hier en Europe, comme le Moscovite, d'où il nous est venu. Le Normand, honorable souche de l'aristocratie anglaise d’au- jourd'hui, est la horde qui a laissé dans le monde la plus effroya- ble réputation de barbarie. Le pirate normand a fait croire à l'existence de l’ogre. Long-temps après que les rois de France eurent acheté la paix de Rollon au prix de la riche Neustrie, le peuple, dans ses prières publiques, suppliait encore le bon Dieu de le délivrer du mal et du Normand; c'est encore aujourd'hui le refrain des prières publiques de l'Irlande et de toutes les con- trées malheureuses où domine le Normand, je veux dire le Lord Anglais; ne pas confondre avec le prolétaire anglais que je porte dans mon cœur. L'Irlandais et le Saxon ne sont pas pour moi des Anglais. C’est la terreur de la férocité normande qui força le peuple des campagnes en France à se réfugier sous la protection des comtes et à bâtir pour ceux-ci ces châteaux-forts où la tyrannie féodale s'installa et se casemata aussitôt pour un millier d'années. Ainsi, en ce temps-là, les pirates normands semaient déjà par- tout sur leur passage l'oppression, la misère et les ruines. J’en- 210 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. tends le Portugal, l'Espagne et la Chine qui me crient que le sang de Rollon n’a pas dégénéré. Les historiens de l'époque s'accordent à constater que la venue des Normands fut accompagnée et suivie d'une foule de calamités atmosphériques et zoologiques de tout genre. Aldrovande résume les travaux des écrivains antérieurs. Au milieu de ce déluge affreux d'insectes dévorants, de reptiles venimeux et de loups enragés qui fondent de tous les côtés sur la France, apparaît pour la première fois le rat brun. Le rat brun, originaire de la pres- qu'’ile scandinave, a passé la Baltique sur les esquifs des pirates normands, et il s’est établi aux bouches de l'Elbe, du Weser et des fleuves du Nord. De là, il marche à la conquête du continent, faisant d’abord une guerre d’extermination aux mulots des champs et aux souris des villes ; il s’'avance peu à peu vers les contrées méridionales. On signale son apparition en France sous le règne de Louis VIT, l’infortuné mari d'Eléonore d'Aquitaine, l'introductrice de l'Anglais. C’est le rat brun qui détermine l’épicier français à accepter les services du chat. Le rat brun réussit néanmoins à s'implanter si profondément dans le sol, que c’est lui qui finit par receveir le nom générique de l'espèce. Ce que le rat brun a détruit de riches- ses péniblement amassées par les travailleurs de France pendant les six ou sept siècles que nous avons eu à le nourrir, ne se cal- cule pas. C'était aussi le temps où le travail du serf nour- rissait la paresse et le faste du noble. Envahisseur, carnivore et pillard.… tel fut le rat normand. La crainte de troubler l'entente cordiale qui existe entre le gouvernement anglais et le nôtre m'empèchera de pousser l’analogie jusqu’au bout. Le rat normand à trouvé son maitre dans le siècle dernier, le rat moscovite ou tartare, autrement dit le surmulot, le rat de Montfaucon. Un jour, en 1760 (il n’y a pas cent ans), la ville de Jaïk, en Sibérie, fut attaquée et prise d'assaut par une armée innombra- ble de rats. L'attaque avait eu lieu à quatre heures du soir; les vaincus accordèrent en toute souveraineté aux vainqueurs un quartier de la ville. Ces nouveaux rats, inconnus à l'Europe, descendaient des hau- teurs de ce même plateau central d'Asie, d’où s’échappèrent dans BÈTES QUI NE SE CHASSENT PAS. 244 les temps ces cavaliers huns et mongols qui, se répandant à droite et à gauche du soleil, prirent une fois l'Occident et Rome, une autre fois, l'Orient, de Jérusalem à Pékin. Le débouché ouvert par la conquête d’une ville, le flot de l’in- vasion ne cessa plus de couler. Bientôt il se transforma en tor- rent; le surmulot déborda sur l'Europe. Il a pénétré, en cin- quante ans, au cœur de toutes les capitales; nul ne sait où s’ar- rêtera le cours de ses progrès souterrains. Paris tremble de four- nir un nouveau chapitre à l’histoire des villes renversées de Pline. Le surmulot vient de signaler son apparition dans la Nouvelle-Zélande par la destruction du perroquet nocturne. Il a détruit le Diablotin aux Antilles. Le perroquet nocturne de la Nouvelle-Zélande et le diablotin de la Guadeloupe habitaient des terrains comme le Tadorne. L'établissement du rat moscovite ou tartare en France, eut pour préalable l’extermination complète du rat normand, confor- mément aux traditions de l'espèce. Il y a antipathie mortelle entre le sang normand etle sang moscovite. Le rat brun orgueil- leux, qui couvrait naguère encore le territoire français de ses colonies innombrables, n’existe plus aujourd'hui dans Paris qu’au cabinet d'histoire naturelle et dans la langue du pays! A peine si quelques rares débris de la race ont réussi à se soustraire à la dent du vainqueur, en gagnant à la nage quelques misérables îlots de la côte inhospitalière de Bretagne, au pays des Venètes. La Venise de l'Adriatique fut fondée aussi par des débris de popu- lations cisalpines échappés au glaive d’Attila, et qui trouvèrent asile en ses lagunes ! L'extermination du rat normand par le rat moscovite en France est contemporaine de l’anéantissement des privilèges de l'aristocratie francaise et de l'avènement du régime du sabre. La puissance de destruction dont le rat tartare est armé, sa voracité elfrayante, son courage indomptable, rappellent complè- tement la manière des farouches cavaliers d’Attila et de Timour- Lenk, ces impitoyables exterminateurs qui s'amusaient à bâtir des pyramides vivantes où l’homme servait de pierre, et qui ne voulaient pas que l'herbe repoussât à la place où leurs chevaux avaient passé. Le surmulot dévore le chien, le chat ; il attaque l'enfant en- 16 242 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. dormi, il est friand du cadavre de l’homme; il commence par lui manger les yeux comme au cheval. Sa dent est des plus veni- meuses. Je sais dix cas d’amputation de jambe nécessités par la morsure du rat d'égout. Ce que les abattoirs et les égouts de Paris nourrissent de sur- mulots est inimaginable. On en a tué des vingt mille et des trente mille pendant plusieurs jours de suite à la voirie de Mont- faucon, sans que le nombre en parût sensiblement diminué. On calcule qu’il leur est servi un tribut annuel de six millions de kilogrammes de viande, tant en chair de cheval qu'en autres ma— tières animales putréfiées. La question du rat de Montfaucon s’est élevée, dans ces der- niers temps, à la hauteur d’une question sociale. On sait la célè- bre délibération de ce conseil municipal de Ia banlieue qui, con- sulté un jour sur cette question terrible, décida que le meilleur moyen de venir à bout du rat était de 4e tuer; solution ingé- nieuse, mais qui avança peu les choses, attendu que l'assemblée oublia de s'entendre sur le moyen de destruction. Cependant la solution de la question ne saurait être ajournée plus long-temps, car à s’agit tout bonnement, dans cette affaire, pour les quar- tiers de l'Est dela capitale, d'étre ou de n’étre pas; c’est là toute la question. Considérez un peu ce rapprochement bizarre : les deux varié tés de rats les plus féroces et les plus sanguinaires, celles quiont pesé le plus lourdement sur le monde européen, nous sont venues précisément des mêmes lieux et en même temps que les deux nations qui sont demeurées les dernières barbares, la nation russe et la nation anglaise, vouées encore aujourd'hui au principe de guerre et de spoliation. Or, la France est le tombeau de toutes les barbaries : ælle verra s’éteindre avant peu la dynastie du rat moscovite, comme elle a vu s'éteindre la dynastie du rat normand. Le principe de l'autocratie ou du despotisme d'un seul n’est pas plus fait pour s'acclimater chez nous que celui de l'oligarchie, A faut que le barbare s'incline devant le Dieu d'égalité et de paix, comme le Sicambre, ou qu'il périsse écrasé sous le marteau, comme le Hun et l'Arabe ! Mais le rat, emblème de misère, de meurtre et de rapine; le BÈTES QUI NE SE CHASSENT PAS. 243 rat, emblème de la horde normande ou moscovite, ne peut dis- . paraître du sol qu'après que la misère et le meurtre en auront été bannis d’abord, et que les gouvernements sages auront mis en pratique la théorie pacifique placée par nous dans la bouche du grand vainqueur de l'Isly, et formulée jadis en un hardi toast, dans une assemblée solennelle : | « À l'abolition de la guerre ! à la transformation des armées destructives en armées productives ! » (1) Paroles sublimes dans la bouche d’un guerrier. LE HAMSTER. Le hamster, habitant de la vallée du Rhin et du versant orien- tal des Vosges, originaire du Nord, vit dans un terrier comme le lapin, mais il possède de plus que celui-ci l'instinct de la pré- voyance. Le terrier du hamster est un riche magasin de comes- tibles. C’est le hamster qui a inventé le procédé du silo pour la conservation des grains. La nature, pour favoriser les tendances conservatrices du hamster, l'a doué de deux poches énormes ou abajoues situées de chaque côté des mâchoires, appareil précieux dont l’animal se sert pour voiturer dans son fort les provisions qu'il récolte, c’est-à-dire la dîime qu'il prélève sur les moissons du laboureur. Le ménage du hamster est l’image parfaite du ménage morcelé et de l'entente cordiale des époux civilisés. Le mâle et la femelle s'entendent d’abord admirablement pour piller le public en commun; le désaccord n'arrive qu’au moment du partage des dépouilles, comme en civilisation. Le mâle, qui a été très heureux d'utiliser le travail de la femelle pour emplir son magasin, comme le mari d'encaisser la dot de la femme pour éten- dre son commerce parasite, le mâle, dès les premiers jours de la saison d'hiver, commence par réduire la femelle à la portion congrué ; puis, sous un prétexte injurieux quelconque, il l'expulse du domicile conjugal. Mais la femelle, qui connaît ses droits et la cachette où est enfermé le trésor, n’abandonne pas aussi aisé< (1) Prononcé par M. le maréchal Bugeaud dans le banquet phalanstérien du 7 avril 1840. 244 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. ment la partie. Obligée de fuir devant la force, elle creuse une voie détournée pour rentrer et parvient à faire au magot une saignée abondante. Elle fait mieux, elle réclame l'assistance d’un complice, et tous deux, profitant du sommeil de l’égoïste repu qui dort sur ses richesses, l’étranglent et le mangent. Car c’est le sort du hamster d'être dévoré par sa femelle ou par son associé, lorsqu'il n’a pas le bon esprit de prendre l'initiative. J'ai dit que pendant toute la durée de l'hiver, les basses ré gions du sol étaient le théâtre d’épouvantables drames. Ces drames ne sont que la répétition de ceux qui se passent dans Ja région supérieure, au sein des ménages civilisés. Le hamster, qui tue son associé ou sa femelle, ne fait que mettre en pratique le fameux commandement de la religion des économistes : Tout concurrent écraseras Afin que vives longuement. Quelquefois le soc de la charrue ou la bèche du laboureur bou leverse le terrier du hamster, et met à nu le trésor du larron. Alors le propriétaire légitime de la chose volée reprend son bien et punit de mort le ravisseur. Ainsi, l’organisation du travail, qui _restituera à chacun le prix de son labeur, détruira de fond en comble toutes les industries parasites ! Aïnsi soit-il ! MARMOTTE. Habitante des hautes montagnes des Alpes, gagne-petit du Savoyard. À l'instar des Dormeurs, la marmotte s'endort à l'automne pour se réveiller au printemps. C’est l'emblème du pauvre montagnard qui s'engourdit dans sa misère et se résigne patiemment à travailler pour la récréation des oisifs. Elle perd son poil par le travail, par allusion à la misère du pauvre Sa- voyard dont l'industrie pénible a pour premier effet de râper les vêtements. C'est elle qui a appris au ramoneur à grimper entre deux parois de rocher où de cheminée, et elle exhale une odeur désagréable qui n’est pas sans analogie avec celle de la suie. BÊTES QUI NE SE CHASSENT PAS. 245 LES LOIRS. La France possède trois variétés de loirs; le loir proprement dit, le lérot, le muscardin. Gentils petits animaux à la mine éveillée, à la queue bien four- nie comme celle de l’écureuil, les loirs, trop connus des jardiniers de Montreuil-aux-Pêches et d’ailleurs, sont les dévastateurs des vergers et des espaliers. C’est encore un emblème des industriels parasites qui passent les trois quarts de leur temps à dormir et qui se rattrapent de leur oisiveté sur le travail d'autrui. Le loir se rattache par ses allures de saltimbanque et sa queue fourrée à l'écureuil , par ses mœurs de cannibale au rat proprement dit. Il niche comme l’écureuil sur les arbres et acquiert au temps des fruits un embonpoint et une certaine délicatesse de chair qui jus- tifient la haute estime que les Romains faisaient de ce gibier. CHEIROPTÈRES. (Chauves-souris.) Je ne connais pas de série animale qui ait eu moins de chances pour ses dénominations que celle des mammifères volants. Le peuple l’a baptisée d'abord du nom générique de chauve-souris, qui ne me semble pas heureux, vu que l'animal fabuleux qu'il s'agissait de désigner n'est ni souris ni chauve. La science n’a pas mieux réussi avec sa dernière étiquette de cheiroptères (mains ailées) ; car les organes de locomotion de la bête en question ne sont ni des mains ni des ailes. Vespertilions, Antropomorphes, n'en disent ni plus ni moins. Puisque la science officielle désirait à toute force honorer cette infamie d’un nom grec, elle devait lui fabriquer un substantif composé qui répondit à l'indication naturelle , quelque chose comme oiseau-mamelle où quadrupède volant. J'ai accepté le cheiroptère par lâcheté, pour prouver que je ne recherche pas aussi avidement qu'on m'en accuse l’occasion d'humilier la science. Ensuite, parce que de toutes les saletés de la création dernière, la... chauve-souris... était sans contredit la 246 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. plus difficile à nommer ; et que j'aurais eu peur d’effrayer mes jeunes lectrices en lui restituant son vrai nom. Car la chauve-souris est un emblème de mort! et de quelle mort! ! Et un seul nom lui convenait, celui d'Épouvantail on de Sa- tanile que certains zoologistes passionnels ont donné à l'alcyon des tempêtes. Les personnes peu habiles dans l'art de deviner les rébus de la nature et qui savent quelle peine on a souvent à faire parler les muets, me croiront sur parole, quand je leur aurai affirmé qu'il n’a fallu dix années de relations suivies avec la chauve-souris, et des efforts inouïs de persévérance et d’importunité, pour l'a- mener à desserrer les dents, et à me faire l’aveu de toutes ses turpitudes. Il est vrai qu’elle m’en a dit long. Et je ne sais véri- tablement pas, vu la nature de ces confidences, si je ne ferais pas mieux de les garder pour moi que d’en faire part au publie. Je sens la chair de poule me venir à la seule idée des conséquen- ces fâcheuses que pourrait avoir mon indiscrétion avec des per- sonnes faibles. La question de la chauve-souris est une question de l’autre monde, une question qui sent le fagot… Tout est mystère, imposture et ténèbres dans cette série de transition, dans tous ces moules d’ambiqus, marqués au coin de l'anormal, du hideux et du fantastique. Est-ce le noir esprit de l’abîme, le porte-drapeau de Satan, le fantôme décharné et livide que la peur de l’enfer fait apparaître au chevet du moribond, le spectre au rire affreux qui se lève des tombeaux avec le crépuscule et y rentre avec l'aube, le squelette à la faulx, planant dans les régions de l’Erèbe d’un vol silen- cieux ? C’est tout cela à la fois et quelque chose avec. C’est l’image de la mort dans les sociétés limbiques, l’image de la transition douloureuse, le cauchemar des imaginations terri- fiées. La chauve-souris habite les sombres caveaux comme les spec- tres, les sombres caveaux et les trones d’arbres morts, les noires cavernes et les efevasses des vieux murs, qu'elle quitte aussi à l'heure douteuse qui précède la nuit. Le jour, suspendue à la voûte des grottes sépulcrales, elle imite la complète immobilité BÈTES QUI NE SE CHASSENT PAS. 247 du trépassé dans son cereuéil. Les membranes velues qui la sou- tiennent dans Fair ont servi de patron à toutes les tentures mor- tuaires qui décorent les salles des tombeaux. Mi-oiseau, mi-quadrupède, c’est bien la transition d'une vie 2#- férieure à une vie supérieure. Mais à quelle espèce de vie supé- rieure? That is question. Ecoutez patiemment, et l'on vous dira tout. 1 La chauve-souris est une des rares espèces qui jouissent du singulier privilège d'inspirer à première vue des antipathies mor- telles et de faire tomber en pamoison les personnes nerveuses. Elle partage cette triste faculté avec le crapaud, emblème du mendiant ; l'araignée, emblème du boutiquier ; la vipère, em- blème de perfidie. Or, remarquez bien cette circonstance : Ea chauve-souris est une bête #»nocente ! 11 Là est le mot de Fé- nigme. La chauve-souris est une bête innocente, plus qu'innocente.…. utile, et qui continue le service de l'hirondelle, interrompu par la nuit. La chauve-souris fait la guerre à tous les insectes et à toutes les vermines nocturnes qui affligent l'humanité et ses arbres à fruit. — Ah ça ! mais puisque cette créature hideuse qui jouit de la suprême laideur et de la suprême faculté de répulsion n’est qu'un animal innocent, utile même, cette peur qu'on nous faisait de la mort, de cette transition si inquiétante, n'était donc qu’une atroce plaisanterie ? — Une atroce plaisanterie, c’est vous qui venez de le dire ; une mystification indigne et infiniment trop prolongée— à l’aide de laquelle de misérables imposteurs ont odieusement exploité l'humanité crédule, profitant de son ignorance pour l'effrayer, pour frapper son esprit de Fidée du Dieu méchant , pour en- seigner le dogme des peines éternelles. Heureusement que tout se découvre avec le jour (analogie). La chauve-souris , que les fourbes obseurants avaient associée à leurs complots ténébreux , ne les aurait pas trahis , qu'un autre de leurs complices aurait vendu la mèche. La chauve-souris est une chimère, un être monstrueux, #npos- sible, ne symbolisant que des chimères, un farfadet nocturne re- présentant exclusivement les fantômes des imaginations malades, 248 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. les enfantements des cerveaux calcinés par l’ascétisme, le jeûne et les méditations solitaires. La chauve-souris est l’imposture faite bête, comme M. de Talleyrand, évêque d’Autun, était le men- songe fait homme. Le caractère d’universelle anomalie, de monstruosité qui s’ob- serve dans la conformation de la chauve-souris, ces interversions bizarres de sens qui permettent à la vilaine bête d'entendre avec le nez, de voir avec les oreilles, s'expliquent par la subversion d’i- dées, par les dérèglements intellectuels que ce moule fantastique est chargé de symboliser. Une preuve que la chauve-souris, du reste, n’a jamais représenté qu'une fausse mort, c’est que celle-ci est camarde, tandis que l’autre a des nez exagérés qui lui descen- dent quelquefois jusque sur la poitrine , en manière de trompe d’éléphant. La chauve-souris avoue ingénuement , du reste, sa complicité dans l’œuvre de l’obscurantisme; elle a été durant soixante siècles l'auxiliaire la plus dévouée de la superstition, par la raison toute simple que ses sympathies naturelles sont pour les amis des té- nèbres, et que la lumière l’offusque, ‘et qu’elle ne peut pas voir une bougie allumée sans éprouver le besoin de souffler dessus. J'avouerai à mon tour qu'il me serait impossible de faire à la pauvre bête un crime de ces sympathies. Qui se ressemble s’as- semble. La chauve-souris ne fait que se traîner durant le jour ; elle ne vole ni ne marche; on ne peut pourtant pas enrôler des soldats de cette espèce dans le régiment du progrès. Et puis, c’est qu'il y a véritablement pour l’obscurantisme sys- tématique de la chauve-souris, comme pour celui de l'ours, qui ne se pose pas non plus comme un ami trop fougueux des lu mières, il y a une circonstance atténuante d'une gravité extrême. Il faut que j'apprenne à tous ceux qui l'ignorent : que l'enfance des globes est le bon temps pour les chauves-souris, comme l’en- fance des hommes est le bon temps pour les loups-garoux et les croquemitaines. La chauve-souris occupe dans l'échelle de l'ani- malité d’un monde un degré d'autant plus élevé que ce monde est plus voisin de son éclosion à la vie animale. Or elle régnait dans le monde qui précéda celui-ci; Fhistoire antédiluvienne rapporte même que c'était le moule le plus achevé de l’animalité d'alors. Du haut rang qu’elle occupait en ces temps BÈTES QUI NE SE CHASSENT PAS. 249 éloignés, la chauve-souris a encore conservé une habitude, celle de porter la mamelle à la même place que le sphinx. Il paraît donc prouvé qu'aux beaux jours de cette création n° 2 (l’avant-dernière) , le domaine de l'air appartenait en toute sou- veraineté à deux ou trois chauves-souris gigantesques, espèces de navires aériens dont les voiles membraneuses mesuraient dix et douze mètres d'envergure. Et ces chauves-souris fort-modèle, que les savants d'aujourd'hui appellent pférodactyles, pour ne pas répéter le mot cheiroptère, qui veut dire absolument la même chose, se partageaient avec l'ours les bénéfices d’une tyrannie sans contrôle. Je me suis laissé dire qu'il y avait de ces oiseaux à poil, de ces hideux vampires, qui ne se gêé- naient pas pour tirer à un pauvre mégathérium ou à un pau- vre dinothérium endormi une palette de sang d’un demi-hecto- litre. Si l’on en croit les récits de nos navigateurs, ces habitudes de sucer le sang aux gens pendant leur sommeil se seraient soigneusement transmises des ptérodactyles de jadis aux chei- roptères d'aujourd'hui. Je ne suis pas l’apologiste des tyrans ni des vampires ; mais je suis indulgent pour les pouvoirs déchus ; je n’exige pas de ceux qui ont tout perdu dans une révolution qu'ils soient affec— tionnés de cœur au nouvel ordre de choses. Dans {eus les temps et sur tous les globes, les prétendants, c’est-à-dire les déchus (l'Ours et la Chauve-Souris) ont donné la main aux obscurants, tranchons le mot, aux jésuites; de tout temps, les prétendants et les prêtres se sont coalisés pour entraver le progrès. L'intérêt des déchus dans la coalition est bien clair ; avant d'imprimer au char une marche rétrograde, il faut commencer par lui faire faire halte. Je sais bien que c’est la chauve-souris qui a le plus contribué à incruster dans l'imagination des crédules mortels les mythes plus ou moins fabuleux de l'hippogriffe, du griffon, du dragon, de la chimère ; que c’est elle en un mot qui a servi de modèle à tous les oiseaux à quatre pattes et à mâchoires, à qui le monde ancien avait l'habitude de confier la garde de ses trésors. Le Rock de la légende arabe n’est pas un aigle, mais une vraie chauve-souris. Un oiseau qui n'est que ça, un oiseau si grand füt-il, qui n'aurait que deux pattes et des plumes, ne réussirait 250 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. jamais à inspirer la même terreur que la plus innocente chauve- souris. Le physique de l'emploi d'épouvañtail exige inapérieu- sement la réunion des griffes, des aïles et des mâchoires: Le dia- ble de la légende catholique, apostolique et romaine, le diable chrétien, celui qui a tant tripoté avec les âmes et qui à fait donner par testament tant de bonnes terres aux prêtres, le diable chré- tien n’est lui-même qu'une contrefaçon très-heureuse de la cham- ve-souris, sur le front de laquelle on à vissé les deux cornes dm satyre antique, pour dissimuler le plagiat. Le diable qui traverse: la toile de l'Opéra, dans le troisième acte de Robert, a des ailes membraneuses et des orteils ornés de griffes comme une vraie chauve-souris. Toutes les évocations de sorciers dans les drames infernaux ont pour premier résultat de faire apparaître sue ka scène d'affreux ptérodactyles qui ouvrent leurs ailes en musique. Toutes les figures des principaux personnages de la grande épopée de Callot, la Tentation de saint Antoine, sont copiées des origi- naux qu’on peut admirer au cabinet d'histoire naturelle, dans la galerie des tableaux de famille de la chauve-souris. Prenez au peintre ses coiffures de démons les plus aventureuses, ses oreilles les plus excentriques et ses nez les plus épanouis, et j'aflirme que le rhinolophe, Yoreillard et le rat volant trouveront encore moyen de faire crier à la timidité du copiste. La tradition du vampire qui sort de son tombeau la nuit pour sucer le sang des jeunes filles est une tradition de chauve-souris. Le tricorne du jésuite, la cagoule du moine sont des pièces de l'uniforme de la chauve-souris. " Je sais tous les crimes de la chauve-souris, et je les lui par- donne ; faute avouée est à moitié pardonnée. Je les lui pardonne, par ce motif religieux que la crainte de la mort est une des conditions fatales de l'existence dans les sociétés limbiques, et que Dieu a dù proportionner cette terreur de la mort aux misères de la vie. La superstition avait sa nécessité comme le mal. Mais de même que les premiers rayons du soleil, foyer de lumière et d'amour, chassent de l'atmosphère revivifiée les esprits des ténèbres, le hibou et la chauve-souris... ainsi la fausse mo- rale et la superstition, l'idée du Dieu méchant, la crainte et Fim- posture , s’enfuiront du cerveau de l'homme avec les premières BÊÈTES QUI NE SE CHASSENT PAS. 251 lueurs de l'aurore d'harmonie, et le cauchemar affreux de l'enfer cessera de peser sur nos rêves ! Insensés qui vous plaignez que Dieu ait refusé à notre âge la révélation des choses de l'autre vie... On voit bien que vous ne savez ce qu'il en coûte à ceux qui ont connaissance des dé- lices de la vie aromale de rester ici bas ! La chauve-souris , qui a tant perdu à la création dernière , est destinée à disparaitre complètement au début de la prochaine. (Création n° 4.) CHAPITRE V. j Des bêtes qui se tuent et qui ne se chassent pas. LES RUMINANTS DES GLACIERS. — BOUQUETIN. — CHAMOIS. —, ISARD. — LE MOUFLON. — LE LYNX. — LA BÊTE PUANTE : FOUINE. — MARTRE. — PUTOIS. — BLAIREAU. — LA LOUTRE, — LE CASTOR. — LE LAPIN. — L'ÉCUREUIL, — L'OURS. J'ai défini le mot chasser : poursuivre ‘et prendre avec des chiens, forcer. Aucune des bêtes dont le nom précède ne se Jorce, mais presque toutes se chassent, d’après l’acception vul- gaire du mot chasser, acception éminemment vicieuse. Passe encore d'appliquer le nom de chasse à la poursuite du lapin, du blaireau, de la fouine, qui réclame quelquefois la collaboration du chien ; mais l'expression n'est véritablement pas admissible pour l'affût et les autres genres de tuerie qui exigent, pour pre- mières conditions de succès , l’émmobililé du chasseur et l’ab- sence du chien. Entre le chasseur qui force et l'assassin qui guette, il y a juste la même différence qu'entre le chien etle chat. L'ours méritait certainement beaucoup plus que le renard d’être admis dans l’honorable catégorie des bêtes de courre. Ce- pendant je ne l'y ai pas logé, par la raison qu'il n’y a plus d'é- quipage d’ours en France, et que nulle part, en France, à l'Est ni au Nord, l'ours ne se chasse avec des chiens et ne se force. Pour une cause analogue et contrairement à mes principes, j'ai dù accorder au renard la place d'honneur que je refusais à l'ours. Permis à l'historien de protester contre l'injustice du fait, mais son premier devoir est de l’enregistrer. te fit mt DES BÊTES QUI SE TUENT ET NE SE CHASSENT PAS. 253 LES RUMINANTS DES GLACIERS. BOUQUETIN. — CHAMOIS. — ISARD, — LE MOUFLON. BOUQUETIN. Le Créateur n’a déshérité aucune terre de parure et de vie. Au- dessus des régions où l’air respirable manque à l’homme, pla- nent encôre l'aigle et le gypaète, et bondissent les chamois. Bien loin, sous le ciel crépusculaire des pôles, par delà les confins des régions de lumière et les glaces éternelles, gisent perdues d'im- menses terres, au sein des mers solides. Là, parmi les steppes nei- geuses du Spitzberg et de la Nouvelle-Zemble, errent de nombreux troupeaux de rennes qui paissent le lichen sous les ossuaires d'i- voire, riches débris du règne animal gigantesque qui peuplait ces parages avant le dernier cataclysme. Sur l'aire du glacon voyageur que l’explosion du froid a détaché du flanc de la montagne, na- vigue l'ours blanc et dorment en paix les morses, amphibies monstrueux à la figure humaine, aux défenses d’éléphant. Et le gai pincon, qui voudrait accompagner le soleil jusqu’au bout de sa course et doubler le pôle avec lui, fait redire son air de bra- voure aux sourds échos de la morne solitude, et marie ses chants d’allégresse aux sinistres houloulements de l’harfang et aux bra- mements des rennes, seules voix de ces plages désolées. Entre- temps, le manchot géant, debout sur l’arête des banquises de la mer antarctique, semble la sentinelle qui veille sur les remparts d’une citadelle de glace, ou l’orateur qui pérore au milieu d’une docte assemblée. C’est ici que brille dans tout son éclat la pro- videntielle sagesse , si souvent invoquée dans ce livre. Pour que nulle part la dépopulation absolue ne se fit, Dieu a proportionné chez ses créatures, ai-je dit, l’amour du sol natal aux rigueurs du climat. Ainsi, tandis que le renne, le Lapon, le chien de Sibérie, ne peuvent vivre hors de la région des frimats, les habitants des zônes fortunées quittent leur patrie sans regret. Ainsi, parmi ces légions d'’ilotes , que les bourreaux des sociétés barbares récrutent chaque année pour forger leurs armées per- 254 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. manentes, garantie de leur tyrannie, celles où le mal du pays fait le plus de victimes, sont les légions tirées des contrées les plus pauvres, des montagnes surtout. Ainsi, le suprême ordonnateur des choses at-il proportionné l’effroi de la mort et l'amour de l'existence chez l’homme aux misères de sa vie. Il fallait bien que le vivant des sociétés limbiques fût cloué à ses maux par une puis- sance invincible, pour que le désir ne lui vint pas de briser l'écrou qui le rivait à la souffrance temporaire. Que Dieu eût commis l’imprudence de révéler à l'homme des sociétés maudites (civili- sation, barbarie) la connaissance de ses destinées ultérieures et les jouissances sans fin de la vie aromale, vie xormale de l'espèce, l’homme n’eût plus aspiré désormais qu'à cette vie supérieure, et le sentiment de ses devoirs eût été impuissant à lutter dans son cœur contre les tentations incessantes du suicide. Mais vienne l’ère d'harmonie où l’universalisation de la félicité convertira cette terre en une vallée de délices, où nul motif ne poussera plus le malheureux mortel à s'affranchir des tourments de la vie, où la révélation enfin n'aura plus de périls, Dieu ne l’ajournera plus. Sur les crètes les plus inaccessibles des Pyrénées et des Alpes françaises, subsistent encore, à cette heure, quelques rares dé- bris de deux ou trois familles de ruminants sauteurs, le bouque- tin, le chamois, l’isard. Le mouflon est exclusif aux plus hautes montagnes de l’intérieur de la Corse. Une élasticité de muscles sans pareille distingue ces inoffensifs quadrupèdes qui franchis- sent les abimes avec la légèreté de l'oiseau. On ne les chasse pas comme le lièvre, le cerf et le chevreuil. On les affüte, c’est-à- dire qu'on se poste sur leur passage présumé pour les tuer ; l'af- fût est un assassinat. Là où ne travaillent pas le chien mi l'oiseau de concert avec l’homme, il y a pas de chasse, je le répète, puisque chasser veut dire poursuivre, Or, le chien de l'a- bime manque comme le chien de pêche à la série des canins, et l'homme n’a pas su encore dresser l'oiseau de proie pour la chasse au chamois comme il a fait pour la gazelle. Je n'ai point de récit à faire de ces tueries sans gloire où l'adresse du tireur est tout. Toutes ces races symbolisent les populations indomptées qui, préférant la misère à la servitude, sont venues de tout temps de- PO dns D. DES BÊTES QUI SE TUENT ET NE SÉ CHASSENT PAS. 955 mander aux crètes inaccessibles des monts perdus dans la région des tempêtes un abri pour leurs libertés. Le chamois et le bouque- . fin des glaciers nous représentent l'Helvétien du Rutli, le Klephte, le Monténégrin, l'Albanais de Scanderberg, l’Arauca- mien des Andes Chiliennes, le Druse du Liban, le Kabyle du Jur- jura, le Tcherchesse du Caucase. Le chamoïs a pour tout bien, comme le Klephte, l'air du ciel, l’eau des glaces, un bon jarret d'acier trempé par les frimats,'et puis. sa liberté surla montagne. 11 semble que le bélier sauvage, le muffolo ne puisse avoir d'autre patrie que la Corse, l'ile insoumise qui ne peut engendrer des es- claves. Rares et dispersés par le globe, vivent ces nobles débris des fortes races humaines, comme ceux des ruminants de l’abi- me ; car il y a coalition entre tous les despotes pour anéantir jusqu'aux derniers vertiges de Pindépendance des vaincus, pour effacer jusqu'aux noms des peuples libres, cauchemars de la ty- rannie. La Suisse indépendante et se gouvernant à sa guise, scandalise lAutriche absolutiste, qui craint pour ses royaumes volés la contagion de l'exemple ; et souvent tous les mauvais vou- loirs des gouvernements de l’Europe se coalisent pour prêter as- sistance à l’absolutisme autrichien. 11 n’est pas jusqu'aux apostats de la révolution de 1830, jusqu'aux représentants déshonorés de la France légale qui ne sollicitent le honteux honneur de s’enrôler sous la bannière de la croisade liberticide, et qui ne semblent presque fièrs d’être admis parmi les conjurés de la sainte-alliance nouvelle. Ainsi se conduisent les chasseurs et les riches désœuvrés de tout le continent, à l'égard du cha- mois, du bouquetn, de lisard. L'Anglais de PAustralie et l'Es- pagnol d'Haïti , n'appliquent pas la politique d’extermination à une race indigène avec plus de fureur que le chasseur des Pyrénées et des Alpes aux ruminants des glaciers. Le bouquetin qu'a chanté Phœbus, Gaston Phæbus, comte de Foix, contemporain de Duguesclin, le grand veneur du XIV® siè- cle, a déjà disparu des Alpes depuis cent ans et plus, parce que la pittoresqueHelvétie est mieux sur le chemin des riches désœuvrés de l’Europe que la chaîne qui sépare l'Espagne de la France. Le houquetin était déjà sur le point de passer à l’état de mythe dans les cantons boisés de Glaris et des Grisons, vers le commence- ment du XVI siècle. Il existe un édit de ce temps, de 1643, je 256 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. crois, qui interdit chez les Grisons la chasse au bouquetin, sous peine de cinquante écus d'amende. L’interdiction trop tardive, hélas! n’a pu reculer le dernier jour de l'espèce, et l’époque n’est pas loin où le bouquetin aura disparu de nos glaciers du Midi comme il a disparu de ceux de l'Est ; car voici que l'Anglais ex- terminateur a déjà fondé sur le revers des Pyrénées francaises ses désastreuses colonies d’émigrants. Peut-être le retrouverons- nous un jour sur quelque roc escarpé de la Crète ou de la Mingrélie, oublié de l'Anglais. L'expérience a démontré, du reste, que la chèvre domestique, abandonnée à elle-même dans une île déserte, ne tarde pas à reprendre l’allure du bouquetin, souche primitive de la race. Le bouquetin diffère essentiellement du chamois par la taille et par la coiffure. Il égale le daim en grosseur. Ses cornes im- menses, courbées et rabattues sur l'arrière comme les cornes du bouc domestique, sont historiées de bossages ou de nœuds ré- guliers dont le nombre indique l’âge de l'animal. Le front de la femelle en est également armé. Le chamois et l'isard, qui ne sont qu'une seule et même espèce, à quelque différence de taille près, portent au contraire la corne courte et droite comme l’anti- lope et la gazelle; seulement , cette corne verticale se recourbe à son extrémité en un gracieux crochet, ce qui la rend éminem- ment propre à l'office de tire-bottes. Je ne sais pas bien à quelle espèce de chèvres de rocher (rupicapra), Oppien attribue la singu- lière habitude de respirer par les cornes, contrairement à l'opi- nion de Pline, qui soutient mordicus que la respiration de ces bêtes se fait par les oreilles. Je ne vois pas pourquoi le bouque- tin et le chamois ne respireraient pas par les narines, comme une foule d’autres animaux. Gaston Phœbus, qui vivait au pied des Pyrénées, parle des périls de la chasse au bouquetin, lequel se retourne quelquefois sur le chasseur et n'hésite pas à pousser celui-ci dans l’abime, quand il n’y a pas de place pour deux sur la rampe escarpée du roc. Les chasseurs d'à présent révoquent en doute ces traits de fierté et d’audace du bouquetin d'autrefois, insinuant traîtreu- sement par là que Phœbus a hàblé. Ils oublient que Phœbus écrivait à une ‘époque où le fusil à piston n'était pas inventé encore, et que les bêtes sauvages étaient loin de porter en ce DES BÈTES QUI SE TUENT ET NE SE CHASSENT PAS. 257 temps-là à l’homme le respect qu'elles lui témoignent depuis cette dernière invention. Le bouquetin, le chamois, l'isard, paissent en troupes plus ou moins nombreuses les prairies parfumées qu'arrosent les eaux bleues des glaciers. Pour éviter toute surprise, ils ont soin de poster des sentinelles tout autour de leur campement temporaire ; au moindre coup du sifflet d'alarme, toute la bande se précipite avec la rapidité de l’avalanche vers l'issue indiquée et regagne à bonds prodigieux l'asile du précipice. Tel, sur les bords fleuris du Kara-Koïssou, aux champs de Circassie, un essaim de jeunes vierges aux cheveux d'or enchante la vallée de ses joyeux ébats, quand tonne tout à coup le canon d’alarme de la haute cita- delle, qui annonce l’arrivée du Russe et force les brebis fugitives de rentrer au bercail. Que n’ai-je ici ta plume, à cygne de Cam- brai ! La femelle du bouquetin, du chamois, de l’isard, porte cinq à six mois comme la chèvre et met bas au printemps un ou deux petits, les plus gracieuses et les plus charmantes des créatures enfantines, plus innocentes que des agneaux, plus joueuses que de jeunes chats, tendres nourrissons, hélas ! que l'amour de leur pauvre mère ne réussit pas toujours à sauver de la serre formi- dable de l'aigle et du vautour. On lira dans un autre volume à l'article aigle ou gypaète (vautour des agneaux) que Pline n'avait pas tout à fait tort d’accuser certains aigles de crever les yeux aux cerfs pour en avoir raison. Le mouflon de Corse, moins léger que le chamois, a de plus que l'habitant des glaciers, le dôme et l'abri des forêts. J'ai entendu parler au Jardin-des-Plantes de l'humeur indisciplinable et farouche du mouflon, qu'ils comparaient au zèbre pour la flexibilité du caractère. Dans son pays natal, au contraire, on vante sa douceur ; et ses compatriotes affirment que le mouflon pris jeune s’apprivoise aussi facilement et suit son maître avec la même docilité que le caniche. Le mouflon produit en captivité, signe certain de sa tendance à se rallier de nouveau à l’homme avec lequel il a déjà conclu un traité d'union dans les temps. On m'a demandé bien des fois, à ce propos, pourquoi ces trai- tés, si communs dans les époques antérieures, sont si rares au jourd'hui. La réponse à cette question est fort simple, Il n’est pas 17 258 ZOOLOGIE PAESIONNELLE. d'animal , ai-je dit, qui n'aime l’homme en secret et qui, bien confessé, ne finisse par avouer que sa plus ardente ambition est de servir son souverain légitime et d’avoir un emploi de lui. Mal- heureusement l'attitude hostile qu'a prise l'homme vis-à-vis de toutes les bêtes ne permet plus guère à celles-ci les tendres épan- chements, à l’époque où nous sommes. Dans le principe des choses, aux jours heureux de l’ère paradisiaque, et alors qu'aucun être n'éprouvait le désir immodéré de se nourrir du sang ou de la chair d’autrui, la confiance de la bête en l'homme était d'ordre naturel. L'animal n'avait pas de raisons encore pour dissimuler ses penchants, et le pinceau des peintres, comme la lyre des poètes, a dû se plaire à retracer les images naïves de la concorde édifiante qui fut entre l’homme et la bête en ces temps éloignés de nous. Mais le maître a brisé bien des fois depuis les liens de l'entente cordiale ; il a donné force coups de couteau dans le contrat ; il a provoqué de sanguinaires représailles; tant et si bien que la défiance et le ressentiment ont fini par entrer dans l'es- prit des victimes et par y destituer l'affection et la sympathie. Beaucoup d'écrivains sont d'avis même que la paix est désormais impossible entre les deux parties, depuis que de part et d'autre tant de sang a coulé. Je partagerais cette opinion, n’était que la bête, la bête la plus amie de la vengeance et du carnage, a toujours su distinguer entre l'homme et la femme, et n'a que ra- rement enveloppé celle-ci dans ses haines homicides. A tort ou à raison, la bête a encore foi dans la charité de la femme, et peut être que cette confiance ne sera pas trompée et que la femme ie encore sera l'arche d'alliance entre les deux règnes. Je l'espère pour nous tous; je ne vois même plus de difficultés à la chose, après l’apprivoisement des ramiers des Tuileries, cette démons- tration si puissante du charme de séduction de la beauté pari- sienne. On parle du caractère récalcitrant du zèbre, du mouflon, du buffe d'Asie... mais on ne réfléchit pas, je me tue à le répé- ter, que ces espèces vivent au milieu d'atroces populations hu maines, hideuses de figure et de mœurs, et dont le plus grand bonheur est de se faire la guerre ou de se dévorer. Sont-ce là, de bonne foi, des spectacles bien faits pour édifier les bêtes sur la supériorité de l'intelligence humaine; et l'anthropophagie est-elle le sacré caractère dont Dieu a marqué l'homme, pour que toute ts ME Ds et mont ET A DES BÈTES QUI SE TUENT ET NE SE CHASSENT PAS. 9259 créature le reconnaisse pour son maitre à ce signe? L'histoire at-elle un seul exemple à citer que jamais zèbre ou buffle dé- naturé ait échangé son père ou sa mère, ou son fils, contre une gourde d’eau-de-vie.. pour que l'homme, coupable de ces eri- mes, soit en droit d'accuser ces quadrupèdes de désobéissance criminelle aux lois de Dieu! Commençons par agir en rois, avant d'exiger qu'on nous respecte à ce titre, et, quand nous dépassons la brute en nos fureurs, ne trouvons pas étrange que la brute, plus sensée que nous, nous méprise et répudie notre joug. Le moufflon a comme le zèbre le droit de s’insurger contre la tyrannie du civilisé ; mais de ses répulsions légitimes contre les humains des sociétés limbiques, je me garde bien de préjuger de ses dispositions futures pour les humains de l’ère d’harmonie, Le zèbre, l'hémione , le quagga et le daw , porteurs nés de la cavalerie enfantine, ne peuvent être requis de droit pour le ser- vice de l'homme, qu'après l'émancipation préalable de l'enfant et de la femme. Attendons, pour juger de la douceur ou de l’in- domptabilité de leur caractère, que cette émancipation préalable ait eu lieu. Tout le monde sait parfaitement aujourd'hui que si la femme n’eût pas régné en maitresse absolue sous les ombrages du jardin royal de la capitale de la France, jamais le farouche ramier des bois n’eût songé à déserter le refuge des forêts solitai- res, pour fixer ses pénates aux dômes parfumés des tilleuls et des marronniers des Tuileries. Ce qui est vrai du mouflon l’est également du bouquetin, du chamoïis, de la perdrix et du canard sauvage. Toutes ces espèces-là sont demeurées dans l'amour de l'homme, tant que l’homme n’a pas abusé de leur noble confiance. Elles se sont retirées de lui à mesure des progrès de sa méchanceté sanguinaire. Elles lui re- viendront avec l’adoucissement de ses mœurs et le règne de la femme. En bonne administration aujourd'hui et dans la prévi- sion de ce futur retour , le meurtre du bouquetin, du chamois, du mouflon, devrait être interdit sous les peines les plus sévères; car la triple espèce va périr, si la génération actuelle ne s'arrête dans ses voies d’extermination. Or, le bouquetin, le mouflon, le cha- mois, sont les troupeaux de la région des nuages, la parure et la vie des glaciers et de l’abime que ne peut féconder la main de l'homme, et les générations actuelles n'ont pas le droit d’anéantir, 260 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. au détriment des générations futures, le fonds d'une propriété dont Dieu ne leur avait accordé que l’usufruit ! LE LYNX. Le lynx français est décidément passé à l’état de mythe. M. de Buffon l'avait déjà rayé, vers le milieu du siècle dernier, de la liste des bêtes nationales ; mais l'histoire prouve qu'il en a été vu et tiré depuis cette radiation, notammenten 1788, dans le Cantal, où un chasseur de Saint-Flour en tua un dans une plaine voisine de cette cité. Les rares survivants de cette race proscrite ont été demander, suivant l'usage, un refuge aux gorges boisées des Py- rénées et des Alpes ; ils s’y sont maintenus quelque temps, puis ils ont disparu, comme le carlin, un beau jour, sans prévenir personne. Quelqu'un m'affirmerait qu'il existe encore aujour- d'hui cinq ou six Iynx au moins sur toute la superficie de la France continentale, que je ne dirais pas non, pour lui faire plaisir, mais dans mon for intérieur je n’en persisterais pas moins à déclarer la race supprimée. Au surplus, la chasse du Iynx ou loup-cervier n'avait rien d'intéressant, je ne la regrette pas. Nous avons re- trouvé en Algérie le lynx, en compagnie du caracal, son plus proche parent. C’est une bête maussade qui ne se fait pas chasser, qui se récèle partout, sous les rochers, dans les fourrés impéné- trables, sur les arbres. L'espèce était vouée à la destruction par le fusil, comme celle du chat sauvage, puisqu'elle ne savait pas se défendre des chiens. Si nous regrettons peu le lynx, le cerf, le daim et le chevreuil le regrettent encore moins que nous, car, ainsi que son nom l'indique (loup-cervier), ce carnivore était mortel au fauve. Il se postait sur le passage de ces bêtes, quand elles se rendaient à l’abreuvoir ou au gagnage, s’embusquait sur les branches comme l'ours, le glouton, le kinkajou, et de là se laissait tomber sur sa proie, qu'il saisissait par la partie supérieure du col, et qu’il dévorait vive, lui déchirant les chairs par lam- beaux et lui suçant le sang. Le Iynx d'Europe à la robe rutilante et légèrement mouchetée de taches brunes, aux oreilles droites et garnies du caractéristique pinceau de poils, ne se retrouve plus guère que dans la province d'Algarve, en Portugal. Un être qui DES BÈTES QUI SE TUENT ET NE SE CHASSENT PAS. 261 vit de carnage ; et qui s’embusque sur les grandes routes pour arrêter les gens, pourrait bien symboliser le détrousseur et l’assas- sin de grand chemin. LA BÊTE PUANTE. Le sanglier n'est pas un animal inodore, ni le daim non plus, ni le cerf dans la saison des amours. Cependant nul n'a songé à désigner ces animaux sous le nom de bétes puantes. Cette dé- nomination caractéristique a été réservée pour les races ignobles vivant de rapines et d’assassinats sans péril, se recélant commu- nément dans quekyue souterrain manoir et empoisonnat l'atmos- phère d’odieuses senteurs. Qui dit bête puante dit fouine ou re- nard, bien que ces deux bêtes appartiennent à deux familles dif- férentes. L'homme, qui les confond dans sa haine, éprouve le besoin de les confondre dans la même appellation de mépris. Le blaireau n'a pas moins de droits que le renard à figurer sur cette liste d'ignobles larrons et d’ignobles assassins, je l’ai rangé dans la catégorie. Mais la chasse du renard a pris une si grande importance depuis l'invasion des idées anglaises, que je me suis vu forcé, bien malgré moi, de lui faire place parmi les bêtes de courre. La fouine, le type le plus connu de ce groupe que j'ai nommé à bon droit des égorgeurs ou des buveurs de sang, la fouine, le putois et tous les mustéliens ont été dotés par le créateur d’une poche membraneuse, située dans le voisinage de la queue et qui secrète une liqueur odorante. Chez les bêtes puantes de nos cli- mats, cette odeur, qui offre une analogie remarquable avec celle des pastilles du sérail de la rue Vivienne, n’est que repoussante. Elle est plus que fétide, elle asphyxie et empoisonne chez les es- pèces de l'Amérique centrale connues sous le nom significatif de mouffettes, le chinche, la zorille, etc. On a dans ce pays-là des exemples de personnes asphyxiées et suffoquées dans leur lit par l'odeur d'une mouffette, et il suffit du passage de l’une de ces bêtes par un grenier, un fruilier, une cave, pour en gâter toutes les provisions, pour rendre tous les comestibles fouchés par l'odeur immangeables, toutes les boissons impotables. Les âmes 262 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. charitables qui me lisent apprendront avec bonheur que la science du génie militaire, la science de la destruction légale vient de faire emprunt à la mouffette de son système d’empoisonnement à dis- tance. On ne s'attend pas généralement aux surprises que nous ménage la prochaine reprise des hostilités entre l’absolutisme et la démocratie. Par exemple, on ne dira plus comme autrefois le grand vainqueur de la Tafna dans ses bulletins pompeux: « Après trente jours de courses sans repos, sous un soleil de 45 degrés et une soif non moins ardente qui nous a coûté pas mal de monde, nos soldats toujours invincibles ont capturé tant de milliers de chameaux, » mais bien... «Au bout de deux heures de canonnade à 4500 mètres de distance, l’armée ennemie fuyait dans toutes les directions, nous abandonnant honteusement ses canons et ses armes... et se pinçant le nez. Jamais victoire ne fut plus com- plète et ne coûta moins de sang... Les ennemis tombaïentcomme des mouches, en exécutant les contorsions les plus grotesques et les plus risibles. Des témoins nasicaires m'ont assuré que l’infec— tion de nos obus était telle, que l'air en était empoisonné à plu- sieurs myriamètres de distance. Le succès de la journée a été dû en grande partie à la précaution ingénieuse que j'avais prise, de munir chacun de mes soldats d’une paire de lunettes. » On dit que la mouffette d'Amérique ne cherche à tirer parti de sa propriété asphyxiante que lorsqu'elle y est contrainte par la force. Je n'accepte pas ce cas de légitime défense. Les bêtes de cette catégorie-là doivent faire le mal pour l'unique plaisir de le faire. Quoi qu'il en soit, c’est dans cette famille des buveurs de sang que se rencontrent les animaux porteurs des fourrures les plus fines et les plus recherchées, ce qui a donné ailleurs, en Améri- que et en Sibérie par exemple, un immense intérêt à la chasse des bêtes puantes. La martre zibeline appartient à cette race ; elle habite la Sibérie où l’impôt se paie en fourrures ; une peau de zibeline se vend encore aujourd'hui cent francs. La zibeline du Canada ne vaut pas le cinquième de cette somme ; la martre de nos forêts encore moins. Une peau de martre ou de fouine se trouve très-bien payée en France, au prix de quatre à cinq franes. L'analogie donne la raison de la soif de sang dont celte espèce est perpétuellement altérée, comme de l'odeur insupportable DES BÊTES QUI $E TUENT ET NE SE CHASSENT PAS. 263 qu'elle exhale, comme de la soyeuseté et de la solidité de ses vêtements. Les buxeurs de sang (mustéliens de l’Institut) sont les animaux les plus sanguinaires de la création, parce qu'ils symbolisent les petits voleurs, les petits assassins, les eipoisonneurs de comes- tibles (mouffettes), les falsificateurs de boissons, et parce que les manigances de tous ces infimes industriels, qui pullulent dans les limbes de la civilisation, font périr infiniment plus. de monde que le canon et la baïonnette. Le comptable des vivres de la marine et de la guerre, qui rogne à son profit la ration du soldat, et le directeur de l'hôpital algérien qui falsifie le sulfate de qui- nine, nous ont tué plus de soldats cent fois que les Arabes de- puis 1830. La fouine et le putois doivent à l’élasticité de leurs cartilages intercostaux une souplesse d'échine qui leur permet de s’insinuer par les fissures les plus étroites dans le colombier et le poulailler, où les méchantes bêtes se noient dans le sang, s’enivrent de meurtre, tuent pour le plaisir de tuer. Cette souplesse d’échine et cette soif inextinguible de sang nous représentent l'avidité in- satiable, la rouerie et l'astuce de l’usurier, de l’homme de loi, du plaideur et du légiste, qui glissent à travers les plus étroites fissu- res du code, frisant quelquefois les galères, pour pénétrer dans les ménages des industrieux, entortiller les pauvres travailleurs et les saigner à blanc. La fouine est sans pitié; elle égorge tout dans le poulailler, si elle peut; ainsi le juif qui a soutiré la der= nière goutte d'or des veines de sa victime, la jettera sur la paille, l'enfermera à Clichy, fera vendre ses meubles, sans pitié pour une malheureuse famille que la détention de son chef va laisser en proie à la misère et aux terribles suggestions de la faim. C’est principalement sur les espèces innocentes, le pigeon, la poule, le faisan, le lapin, que la fouine et le putois assouvissent leur rage sanguinaire. C'est toujours aussi sur le faible, sur le pauvre industrieux des cités, sur l'humble travailleur des champs, que se rejettent avec amour le filou, le parasite, l’usurier. La martre habite les forêts, la fouine les maisons des champs, pour dire que l'industrie agricole est celle qui a le plus à souf- frir des fourberies de la chicane et de l’usure. L'adhérence remarquable du poil à la peau, qui fait la valeur 264 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. des fourrures, symbolise l’avarice de tous les industriels, hommes de loi, trafiquants de paroles mensongères, hommes de négoce, débitants de denrées falsifiées. Rien d’égal à la ténacité du lien qui attache ces misérables à leur or mal gagné. L'odeur infecte qui s'exhale du corps de ces bêtes puantes, c’est la concussion, l’agiotage, le viol, l'assassinat, qui transsudent d’un corps social gangrené et pourri, d'un corps social en puissance de juif, comme la France d'aujourd'hui. Voulons-nous guérir le corps social de ses infamies, et purger les campagnes de la bête puante? Le moyen est le même: ila, de plus, l'avantage d’être extrêmement facile. Le moyen de fermer les plaies de la société et de détruire la fouine consiste à substituer la fraternité à l’égoiïsme, la solidarité à la divergence, l'association au morcellement.…. Supprimons la propriété morcelée, qui est la poule aux œufs d'or de la chicane, de l’hypothèque et de l’usure, voici le plaideur subtil, l'interprète juré du code, le débitant de papier timbré, qui ferment soudain boutique. +4 Changeons les cinq cents misérables masures qui font l’orgueil des villages civilisés, en un splendide palais communal ; rempla- cons les cinq cents granges couvertes en chaume, et trouées et effondrées de toutes parts, en un vaste et unique grenier à four- rage communal, à l'inviolabilité duquel veillent de nombreux agents. Aussitôt toutes les bêtes immondes qui s’engraissent de la ruine du laboureur, fouines, putois, rats, charançons, etc., disparaissent pour jamais. Il est évident que la question de la fouine et celle de tous les vampires du parasitisme sont la même ; que ces divers fléaux ont envahi en même temps le corps social ; qu'ils sont issus d'une même origine, l’antagonisme, et que cette cause cessant, son effet cessera avec elle. J'attends la mort du dernier des putois pour prononcer l’oraison funèbre du dernier des larrons. C'est-à-dire que j'attends que l'association des propriétaires ait renversé ces vieilles murailles et ces haies épaisses qui sépa- rent les héritages et qui servent de repaires aux mauvaises bêtes, aux gens de loi, aux vampires insatiables de l'honnête homme et du pigeon, aux parasites du blé. Je me suis donné bien des fois, dans les longs loisirs de ma a À qe + cellier 11, DES BÊTES QUI SE TUENT ET NE SE CHASSENT PAS. 265 vie de cultivateur, les agréments d’un laisser-courre à la fouine, ._ à travers les échelles, les solives, les gouttières. Les personnes qui n'ont pas assisté à ce spectacle, dont il existe une relation charmante dans un admirable écrit ‘de Georges Sand (Mauprat), ne sauraient se faire une idée complète du degré de dextérité et d'intelligence auquel un chien bien poussé peut atteindre. J'ai vu des chiens'd’arrêt, qui s'ennuyaient l'hiver, utiliser leurs chô- mages à traquer la fouine par les granges et s’en tirer assez bien au bout d’une dizaine d'épreuves. Mais le chien d'arrêt n’a ni la taille, ni la charpente, ni les mæurs requises pour garder brillamment la corde dans cette course au clocher, ou, pour mieux dire, dans cet assaut d’acrobates. Le chien fouinier par excellence est un petit roquet brun ou noir, à la mine éveillée, à l'oreille droite, né de parens inconnus, issu par conséquent de noble race. Le chat maigre n’arpente pas les gouttières d’une patte plus assurée et plus calme que le chien de fouine les solives, les échelles et les avant-toits qui surplombent. On l’a vu casser avec le front le carreau d’une lucarne dont la traversée pouvait lui donner un peu d'avance, grimper dans des cheminées comme ‘une simple marmotte , s’élancer d’une poutre à l’autre à travers le vide avec la prestesse et la précision de calcul de l’écureuil. Un chasseur de beaucoup d'esprit, mais de très-peu de cheveux, à qui j'a- vais procuré le délassement d’un laisser-courre à la fouine, me disait, après la chasse faite : Le chien n’a pas dit son dernier mot à l'homme. Je le sais de Castagno, le dernier mot du chien : L'homme est le roi de la terre; le chien est son premier ministre ! Entre toutes ces bêtes de rapine, la martre est la plus grande par la taille, comme la plus précieuse pour sa fourrure; elle vit presque constamment sur les arbres, où on la rencontre dans les cavités des vieux chênes et dans les nids d’écureuil. J'en ai vu très-longtemps un couple où une couple dans le jardin des Tui- leries, où z{s ont dù faire une consommation effroyable de jeunes corbeaux et de jeunes ramiers. J'en ai encere revu par la neige, en janvier 4845. J'ai connu, dans le même quartier, un renard évadé de la montre d'un fourreur de la rue Saint-Honoré, qui avait trouvé un asile dans ces tumulus de bloc de marbres et de pierres de taille qui encombrent la cour du Louvre, du côté et 266 ZOOLOGIE PASSIONNELLE, au-dessous de cette ignoble galerie de bois dont M. l’intendant de Ja Liste civile, qui s’est chargé d’embellir la cour du Carrousel, a commencé par déshonorer le Musée, On distingue la martre de la fouine à la couleur de sa cravate ; la martre affectionne pour cet ornement la couleur jaune ver- dâtre ; la fouine préfère le blanc. Le putois est plus petit que les deux espèces qui précèdent. Comme je ne suis pas bien sùr que le vison et la fouine soient deux bêtes différentes, je me tairai sur le vison , dont le nom est devenu, en certains pays, comme ce— lui du bouc et du rat mort, un terme de comparaison vulgaire pour la puanteur. La belette, l’hermine, l’herminette, sont des di- minutifs de la fouine, de petits moules mignons d’où a disparu en partie l'odeur fétide, mais où l'humeur sanguinaire est restée, On rencontre tous les jours dans les champs et dans les garennes, des cadavres de lapins et de lièvres, dont l’autopsie fait découvrir qu'ils ont été saignés à la jugulaire par d'habiles praticiens. Ces praticiens sont des belettes un peu plus grosses que des souris’, moins fortes que des rats. Comment le lièvre et le lapin, qui sont des animaux doués d’une mâchoire presque aussi puissante que celle du castor, et dont les incisives formidables trancheraient ume belette en deux d'un seul coup, comment le lièvre et le lapin se résignent-ils à tendre la gorge à un ennemi aussi méprisable ? Je répondrai à cette question quand on m'aura répondu à celte au- tre : Comment se fait-il que les travailleurs, ‘qui sont les seuls êtres utiles, qui sont les plus nombreux et les plus dévoués, qui ont pour eux le droit et la force musculaire , comment ces travailleurs ont-ils pu se résigner à se laisser exploiter et assassi- ner, depuis que le monde est monde, par une imperceptible mi- norité de paresseux et de vampires? Ah! voilà; c'est que ceux-ci règnent par la terreur sur les ames timides et ignorantes, comme la belette sur le lapin; c'est que les paresseux ont toujours eu pour eux la tradition religieuse, la loi et le gendarme. A côté de la stupidité de ces lapins et de ces lièvres, qui se croi- raient damnés de se révolter une bonne fois contre la tyrannie sanguinaire des belettes et des putois, admirez chez les mêmes cette disposition à tourner contre leur propre sang, contre leurs frères en souffrance, les incisives formidables dont ils n’osent faire DES BÈTES QUI SE TUENT ET NE SE CHASSENT PAS, 267 usage pour reconquérir leurs ! droits Image frappante de la folie et du chauvinisme risible de ce brave peuple français et de ce brave peuple anglais, qui, au lieu de s'entendre et de se prêter la main pour se débarrasser de l'aristocratie d'argent qui les gruge et les saigne, s'amusent à s’insulter et à s’entr'égorger pour le plus grand bénéfice d'icelle ! L’hermine et l'herminette, qui ne s’attaquent qu'à l'enfance et qui portent la robe blanche, symbolisent les hypocrites profes- seurs de fausse morale qui s'appellent M. Rodin, M. Tartufe, don Basile , et qui revêtent la robe de chasteté et d'innocence pour s’introduire dans les familles et pervertir la jeunesse. La noirceur des projets de l’hermine se trahit par la couleur du pinceau de poils qu'elle porte à l'extrémité de la queue. On remarque, en outre, que les professeurs de droit et les docteurs de la plupart des sciences civilisées, qui ne sont bonnes qu’à corrompre la jeu- nesse, se montrent très-friands de la parure d'hermine. L’hermine blanche est très-rare en France. Je ne me rappelle pas en avoir vu plus d’une dizaine et en avoir tué plus de cinq ou six dans une carrière de vingt-cinq années de chasse, où j'ai dù arpenter beaucoup de mètres carrés. L’hermine porte une robe rousse pendant la belle saison ; elle n’endosse sa pelisse blanche qu’à l'époque des grands froids. L’hermine, qui se tire du nord comme la zibeline, était, au temps jadis, une fourrure précieuse et réservée à l'aristocratie. On en faisait des manteaux à l’usage des pairs de France, des femmes de qualité et des grands digni- taires de l’état. Depuis que la haute noblesse à vendu ses blasons aux juifs pour en faire des enseignes de boutique, depuis que les grands dignitaires se font condamner pour crime de vol ou de concussion, depuis que les ducs et pairs assassinent leurs femmes comme de simples bourgeois, l’hermine est tombée à rien. À un franc cinquante centimes la pièce, qui en veut en aura. De toutes ces bêtes-là, je le répète, la meilleure ne vaut rien; seulement faut-il faire exception à l’anathème universel en faveur du furet, qui s’est rallié à l'homme et! lui a apporté l’utile con- cours de son antipathie pour le lapin. La Bible , que je n'aime pas parce que c’est le livre où tous les peuples de proie, le Juif, l'Anglais, le Hollandais et les autres ont appris à lire ; la Bible qui contient tant de calomnies contre 268 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. le Créateur, la Bible a eu par hasard une idée ingénieuse à propos de Ja fouine : elle a prohibé la chair de cet animal, qui se prohi- bait bien toute seule, sous prétexte que cet animal avait la mau- vaise habitude de faire ses petits par la bouche. Le législateur hébreux avait vu dans ce fait de parturition anormale une allu- sion aux habitudes de ces enfanteurs de ragots, qui amplifient tout ce qu'on leur conte, et qui ont l'habitude d’en mettre gros comme un bœuf, là où il y en avait tout au plus comme un œuf. Ils n'ont jamais été excessivement forts en Judée sur l’analogie passionnelle ! LE BLAIREAU. Il existe mille raisons pour faire ranger le blaireau dans la catégorie des bêtes puantes. Il est pourvu de la poche membra- neuse ; c’est une mauvaise bête, amie des demeures sombres ; plus vorace et presque aussi rusée que le renard ; plus carnivore que l'ours, mais douée, comme celui-ci, d’un goût très prononcé pour les fruits et le miel. C’est un pillard acharné du maïs et du raisin, qui se lève fort tard et se couche de grand matin, et qui engloutit en quelques heures, en raison de son omnivoracité et de l'ampleur prodigieuse de ses intestins, une masse incroyable d'aliments. Tout fait ventre au blaireau, poulets, grenouilles, mulots, fruits, céréales. Les poches du voleur à la tire, pris en flagrant délit, un premier jour d'exposition, le carnet d’un ban- quier qui rentre de la Bourse, après avoir acheté des actions de toutes couleurs, peuvent seuls donner une idée de la panse du blaireau, au retour d’une expédition nocturne. Ce méchant qua- drupède à pattes courtes et à large abdomen qui prélève des dépouilles opimes sur la noble industrie du vigneron et du labou- reur, cet omnivore quasi-insatiable qui s'endort quand il est repu, et dont l’oisiveté s’étaie sur la rapine, est l'image parfaite de ces parasites commerciaux qui s'arrondissent, eux et leur bourse, aux dépens de tous les travailleurs. La dépouille du blai- reau s'utilise pour les harnais de l’attelage, pour les ustensiles de la toilette et pour le pinceau des artistes. Sa graisse s'emploie comme remède contre les douleurs rhumatismales. Cela veut dire DES BÈTES QUI SE TUENT ET NE SE CHASSENT PAS. 9269 que l’industrie agricole, les beaux-arts et le bien-être général, ont énormément à gagner à la destruction du parasitisme commer- cial. Le banquier continue à n'être pas heureux dans ses analo- gies. Il y a dans les insectes, comme on sait, l’araignée et le ténia qui lui font bien du tort. Le blaireau, qui ne reste jamais dehors et qui rentre de très- bonne heure à son terrier, ne peut pas se faire chasser par les chiens. Il faut l’attaquer chez lui, si mieux on n'aime le prendre au piège. L'attaque du terrier du blaireau est un siège dans toutes les règles, dans lequel il faut creuser des parallèles, des tranchées et quelquefois faire jouer la mine. On envoie contre lui des chiens terriers qui l'attaquent courageusement et dont les aboiïements indiquent aux sapeurs la direction à suivre. La bête oppose à ses assaillants une résistance désespérée et fait souvent payer cher la victoire aux vainqueurs. Le blaireau a l'instinct de faire le mort comme le renard pour saisir sa belle de se venger. En Belgique, où cette espèce abonde et porte le nom de Taisson, le blaireau pris vivant est destiné aux jeux du cirque, suivant un usage qu'on ditremonter aux jours de la domination romaine; le peuple belge se montre avide de ces combats comme le peuple de Madrid de ses courses de taureaux. Le jour des combats est annoncé par la voie des affiches et de la presse. On cite le nom des chiens célèbres qni fignreront dans la lutte. Ces batailles sont parfois meurtrières pour les assaillants. On a vu des blai- reaux faire des défenses sublimes et, renversés sur le dos, la gueule ardente, les griffes ouvertes, tenir en respect quatre ou cinq chiens à la fois. Il est certain que cette féodalité financière nous donnera du fil à retordre avant de réclamer merci ! LA LOUTRE. Le quadrupède carnivore a le sol pour demeure, pour élé- ment normal; mais une série n’est complète qu'autant qu’elle se rattache aux séries voisines par ses extrémités ou moules ambi- gus. La série des chasseurs carnivores, conformément à cette loi d'harmonie, a donc jeté, comme nous avons dit, un de ses aile- rons dans le domaine des eaux par la loutre. 270 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. La lontre est un carnassier piscivore, c’est-à-dire un quadru- pède qui préfère la chair du brochet et de la carpe à celle du mouton et du lièvre. Les savants officiels, qui se croiraient dam- nés de laisser échapper l’occasion d’une balourdise, ont cru devoir appliquer le titre d'amphibie à V'animal qui vit sur la terre et dans l’eau. Cependant, ce mot d'amphibie, qui signifie littérale- ment une double existence, amphi, deux, bios, vie, n’est pas plus caractéristique de la vie sous-marine que de la vie atmosphéri- que. Condillac engageait les savants à refaire leur entendement dans leur intérêt personnel, je les conjure de refaire leur langage scientifique dans l'intérêt de la science. Mais va pour amphibie , puisque ce mot d’amphibie, dans le langage du peuple, veut dire un animal qui vit presque constamment dans l’eau. Je suis disposé à user de grande indulgence envers les civili- sés; d’abord parce qu'ils sont victimes de leur propre ignorance ; ensuite parce que Dieu leur a infligé le banquier et la misère en punition de leur aveuglement ; mais une sotlise que j'ai peine à comprendre, c’est leur indifférence stupide à l'égard de la loutre. Ts se plaignent de l'absence du chien de pêche. on leur donne la loutre pour les consoler de ce malheur ; et au lieu de se faire de ce charmant animal un auxiliaire pour la chasse aux poissons, ils s’en font un ennemi redoutable, ils mettent sa tête à prix. C'est à désespérer du salut de l'humanité, quand on consi- dère de sang-froid cette inintelligence profonde des volontés du Créateur. Encore si la loutre avait refusé une seule fois de prêter soï con- cours à l'homme, quand on l’en a requise ; mais c’est qu’au con- traire, elle est heureuse de mettre toutes ses brillantes facultés pour la pêche au service de l’homme. Prenez une jeune loutre, une loutre à la mamelle, soyez aimable et caressant pour elle, comme vous l’êtes pour vos chiens ; et au bout de deux ou trois mois elle vous chérira de la même affection que l’épagneul ; elle vous accompagnera partout, elle gémira de votre absence, elle saluera votre retour de trépignements d’allégresse ; et quand vous l'aurez tenue quelque temps au régime exclusif de la viande de boucherie, quand vous lui aurez fait comprendre la supériorité de cet aliment sur le poisson, elle n'en voudra plus d'autre. Vous la prierez d'aller vous chercher dans le vivier ou dans la rivière voi- DES BÈTES QUI SE TUENT ET NE SE CHASSENT PAS. 9271 sine un poisson respectable ; elle s’y précipitera tête baissée et vous rapportera au bout de quelques minutes la pièce deman- dée. Vous aurez soin seulement de tenir en réserve pour chacune de ces occasions et pour stimuler son ardeur, une légère tranche de gigot dont vous lui ferez cadeau, au moment où elle déposera son butin à vos pieds. Ce n’est pas plus difficile. J'ai vu à Verdun- _sur-Meuse, il n'y a pas longtemps, une loutre ainsi dressée qui faisait le bonheur de son maitre et l'admiration de tous les ama- teurs. Tout le monde connaît l’histoire intéressante de cette lou- tre d’un roi de Pologne dont l'adresse merveilleuse excita long- temps l'envie de tous les barbets de la cour, et qu'un soldat, de garde au palais,assassina un jour, pour faire de sa peau un manchon à sa payse. Son maitre la pleura. Les Chinois que nous traitons de peuple de magots et qui nous renvoient avec raison l’épithète de barbares, les Chinois qui sont des gens autrement avancés que nous dans l’art de tirer parti des bêtes, ont complètement domes- tiqué la loutre depuis des siècles. Dans ce pays-là chaque pêcheur a son équipage de loutres et de cormorans pour la pêche. Ces loutres sont dressées à chasser de compagnie, à attaquer, à pour- suivre, à happer le poisson. C’est un peu plus poétique que la pé- che à la ligne avec des asticots. Et, à ce propos, je me permeltrai de demander aux civilisés d'Europe sur quoi se fonde cette pré- tention de supériorité d'intelligence qu'ils affichent vis-à-vis des civilisés de la Chine ; car il me semble à moi que l'art d'instruire les bêtes est infiniment supérieur à celui de massacrer les hom- mes... ef que jusqu'à ce jour, il n’y a eu de bien constaté par l’his- toire des démélés des Européens avec les Chinois, que la supério- rité des premiers, dans l’art de bombarder les villes et d’empoisonner les peuples. Je ne vois pas qu'il y ait là de quoi tant s'ennorgueil- lir. Je ne sais pas bien, je l'avoue, lequel des deux est le bar- bare, de ce brave commandant d’une frégate française, qui, pour donner à un haut personnage du Céleste-Empire une idée de la puissance de sa patrie, ordonne un branle-bas de combat et fait tonner toutes les gueules de ses canons à la fois..,, ou du Chinois qui demeure complètement insensible aux charmes de l’effroya- ble tintamarre, qui, examine attentivement la boussole pendant que l’airain gronde, et dont la physionomie impassible et railleuse a l'air de demander si on n'aurait pas quelque chose de moins 272 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. bruyant et de plus spirituel à lui communiquer. Mais brisons là pour ne pas nous exposer au dangereux courroux des apologistes fougueux de la tuerie guerrière et de l’héroïsme forcé à vingt- cinq centimes par Jour. Les remarquables exemples que la loutre a donnés de son in- telligence et de sa docilité, toutes les fois qu'on a essayé de met- tre ces qualités à l'épreuve, n’ont donc pas réussi encore à ouvrir les yeux à ces pauvres pêcheurs de France, d'Angleterre et d’AI- lemagne ; et ils ont déclaré à la loutre une guerre à outrance, au lieu de chercher à utiliser ses aptitudes supérieures. Alors la lou tre, exaspérée et forcée d’user de représailles, a juré de son côté haine à l’homme, et son bonheur le plus vif est de dépeupler les étangs et les rivières. On en a vu qui, dans le seul désir de faire monter jusqu’au rouge blanc la fureur jalouse du pêcheur à la li- gne, s’amusaient à joncher, chaque nuit, les emplacements que celui-ci affectionnait, de débris de barbillons et de carpes gigan- tesques. Une des plus vives jouissances du braconnier est de braconner à la barbe du gendarme et de l’ordre public , lorsqu'il est protégé contre eux par une barrière quelconque, une rivière, par exem- ple. La loutre, à qui il est souvent arrivé d’être témoin de ce ma- nège, est heureuse de limiter. Comme elle sait, à quelques milli- mètres près, la portée d’un fusil de chasse , elle s'amuse à poser sur le rivage, à une distance respectable du tireur ; elle déjeune familièrement devant lui, se roule sur le sable , batifole. Il y en a qui font semblant de s'endormir au bruit de la mousqueterie. On a dù reconnaître dans les lignes qui précèdent l'emblème du Martial des Mystères de Paris. La loutre symbolise le farou- che amant de la Louve, une nature généreuse mais sauvage et ennemie du travail répugnant des cités ; l’homme primitif qui ne peut se résoudre à faire à la société civilisée le sacrifice de ses droits naturels de chasse et de pêche, et que la société civilisée condamne à se faire braconnier, ravageur de forêts et de rivières, au lieu ‘de donner libre essor à ses attractions invincibles, en lui confiant un emploi de garde-chasse où de piqueur. Un brillant avenir attend la loutre dans la période d’ RES plus voisine de nous qu’on ne pense. La véritable chasse’de la loutre est l'affût ; on a vu cependant DES BÊTES QUI SE TUENT ET NE SE CHASSENT PAS. 273 des chiens qui la chassaient. On la prend aussi sans beaucoup de peine au piège, à raison de cette fatale habitude qu'elle a prise de déposer sa carte de visite qu'on appelle ses épreintes, sur cha- cune des pierres blanches du canton qu’elle habite. Elle met bas cinq ou six petits au printemps. Ces petits se rendent à l’eau comme les jeunes canards, aussitôt qu'ils ont la force de marcher. Elle a pour domicile un terrier qu’elle creuse sous les berges om- bragées, sous les rochers des rives, sous les racines des vieux ar- bres. La loutre plonge dans la neige comme dans l’eau, lorsque les chiens la poursuivent et que la rivière, son refuge naturel, est gelée par quelque rude hiver. Cette succession rapide d’appa- ritions et de disparitions subites est assurément le plus curieux de tous les manèges de chasse qu'il m'ait été donné d'observer dans ma vie. Des voyageurs qui ont pêché en Chine rapportent avoir vu vendre couramment , au prix de deux mille francs, de bonnes loutres bien dressées. Je me demande comment l’idée ne nous est pas encore venue à nous autres, braconniers et pêcheurs, de monter une institution primaire pour l'éducation des loutres, comme on en a monté une dans les Pyrénées pour les ours. La prime nous paraît pourtant assez avantageuse pour tenter les curieux. On trouve dans tous les traités de vénerie écrits en français, en allemand, en espagnol, des détails circonstanciés sur la chasse de la loutre aux chiens courants. Je n’ai jamais bien compris qu’on püt chasser avec des chiens, qui ne quittent pas la terre, une bête qui ne quitte pas les eaux. Tout au plus une chasse de cette es- pèce pourrait-elle s’exécuter à travers de maigres ruisseaux où la loutre ne trouverait pas moyen de se soustraire à l’œil du chas- seur en plongeant. La loutre ne se chasse pas, je le répète, on l'affüte, on la prend au piège. Les statistiques de la louveterie française affirment qu'il se tue ou qu’il se prend quatre mille lou- tres en France, bon an, mal an. Toute cette destruction s’opère par les procédés que je viens de dire, et le chien joue à peme le rôle d’auxiliaire en cette destruction. La loutre était faite pour chasser au poisson, de compte à demi avec l’homme, et non pour être chassée. Jusqu'à quand l’homme aveugle cessera-t-il de traiter ses alliés naturels en ennemis ? 18 274 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. LE CASTOR. Le castor se chasse encore moins que la loutre, et presque autant que la loutre méritait l'affection et les respects de l'homme, J'ai dit ayec quelle barbarie imprévoyante le chasseur européen avait traité la pauvre bête, et comme quoi la misère et la persé- cution avaient fini par abratir cette intelligence suranimale. Dieu avait pourvu le castor d'une magnifique Lolle (queue écaillée), d'une double scie (paire de dents-incisives) ; il l'avait doué de mains comme l'homme (pattes de devant), le tout pour en faire un ingénieur des ponts et chaussées de première classe. L'homme, jaloux de tant d'avantages, et avide de la fourrure de la bête, s’est jeté à la traverse des projets de Dieu : il a ruiné de fond en comble l'édifice de la grandeur du castor. Le castor de France habite les rives du Rhône, celles du Gardon et de quelques autres affluents du grand fleuve. Il emploie à masquer sa retraite et à se défendre de la méchanceté de l'homme le peu de génie que le chagrin lui a laissé. Son terrier, qu’il construit sous la berge de la rivière, représente assez exactement une maison à trois étages, avec cave et grenier. La porte princi- pale de l'établissement se trouve placée sous l’eau; le propriétaire l'a disposée ainsi, pour que ses voisins dont il se défie ne Île puissent voir rentrer. L’issue supérieure par laquelle l'habitation prend l'air est bâtie en forme de cheminée ; elle est interdite à la circulation et s'ouvre sous quelque roche, quelquefois dans le tronc d’un vieux saule. Les trois étages communiquent entre eux par un escalier creusé dans le sol et tapissé de feuillages ; l'ap- partement du milieu, celui qui sert de salon et de chambre à cou- cher, est mieux meublé que les autres ; il est parqueté de menus branchages ; le lit est confortable. La chambre la plus basse sert de salle à manger; la plus élevée se change en salon quand l’inon- dation force le maitre du logis à déserter les étages inférieurs. Quelquefois hélas! l'habitation tout entière est noyée ou boule- versée par le fléau. Alors, l'infortuné castor, forcé de déguerpir, va demander un asile aux piles de bois marchand que le fleuve faribond n’a pasencore dérobées à ses rives, Dépaysé, démoralisé, DES BÈTES QUI SE TUENT ET NE SÉ CHASSENT PAS. 275 flottant parfois à l'aventure sur un mince radeau, il ne tarde pas à oublier les principes de la prudence. De nombreux ennemis sont à sa poursuite ; il est surpris et mis à mort. Quel mal faisait-il donc pendant sa vie pour conjurer tant de haines ardentes ? II ne faisait de mal à personne, il vivait de l'écorce et des bour- geons des osiers et des saules de la rive.— Pourquoi le tuer alors? — Pour pouroir me vanter d'avoir tué un castor... Noble gloire vraiment. Le Rhône depuis vingt ans a bien dévasté ses rivages, le Rhône depuis vingt ans a fait couler bien des pleurs. On ne m'ôtera pas de l’idée que la vengeance du castor n’ait été pour quelque chose dans ces gémissements. Oui, dans chacune de ces digues rompues par le fait des eaux, j'ai cru voir la justice de Dieu, armée de la main et des incisives du castor. LE LAPIN. J'ai peut-être commis un oubli, en négligeant de consacrer une mention spéciale au lapin de choux, au chapitre des ani- maux domestiques ; mais la faute est légère , et par la même rai- son qui m'a porté à confondre l’histoire du chat sauvage avec celle du chat domestique , l’histoire du sanglier avec celle du porc, j'ai dû loger sous une unique enseigne l’article du lapin de garenne et celui du lapin de choux, lesquels ne sont, au fond , qu'une seule et même espèce. Je n’estime pas le lapin de choux pour sa chair, ni pour ses mœurs tant soit peu cannibalesques ; maïs je lui sais gré de sa fé- condité, de sa croissance rapide, d’une foule d’autres mérites, de son bas prix surtout, qui lui permet de nouer des rapports avec l'estomac des pauvres gens, privés de viande de boucherie par l'im- pôt excessif frappé sur le bétail. Le lapin de choux ne se contente pas d'apporter aux pauvres artisans le tribut de sa chair; il leur fournit de sa dépouille un manchon fourré pour les doigts, un châle pour les épaules, une coiffure pour la tête. On sait que la chapellerie francaise consomme chaque année pour quelques centaines de mille francs de soie de lapin. C'est avec cette soie feutrée que se confectionnent les chapeaux communs, les faux 276 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. castors, Le vrai castor se fabrique avec le poil de lièvre, le poil du dos. Pauvre bête, bête des pauvres ! Dieu, qui l'avait destinée à servir de proie et de victime à tous les dévorants, l'avait douée heureusement d’une résignation à l'épreuve ! La chasse du lapin peut avoir son utilité; par exemple, pour ré- créer les enfants et pour tenir lieu d’une autre chasse et aussi comme école de tir; car le tir du lapin sous bois est un des exer- cices qui exigent le plus de prestesse, de coup-d'æil et d'habitude de la part du tireur. Néanmoins, je ne ferai pas à l’inoffensif qua- drupède l'honneur de lui consacrer une place bien étendue en ce livre, n'ayant jamais pu m'habituer, malgré tous mes efforts et ma bonne volonté, à considérer le lapin comme bête de chasse. Je sais gré au lapin de choux, cornme au moineau franc, de m'a- voir distrait, dans mon enfance douloureuse, des préceptes de M. Lhomond et de la culture des racines grecques, et je lui en ai déjà exprimé ma gratitude au chapitre du cabiai; mais cette gratitude ne saurait m'aveugler au point de me faire attribuer au lapin des mérites qu'il n’a pas. On tire le lapin, on ne le chasse pas. On le tire deyant le basset qui le mène ou de- vant le furet qui le fait sortir de son terrier ; on le prend vivant, si mieux l’on aime, avec des bourses, petits filets qu'on tend à la gueule des terriers, soit en dedans, soit en dehors, suivant qu'on emploie pour le pousser le chien ou le furet. Quand le chasseur se borne à tirer le lapin au sortir du terrier d’où l’expulse le furet, on dit qu'il chasse au furet à blanc. La chasse au lapin, je le répète, est une amusette très-licite et qui peut avoir des jouissances infinies pour le tireur habile ; mais ce n’est pas une chasse, J'ai connu en Champagne un garde qui pipait le lapin au moyen d'un appeau comme le rouge-gorge, et qui le faisait sor- ür du terrier plus vite que le furet. L'art de piper le lapin a été très-anciennement pratiqué en Espagne, où le verbe chillar a été inventé pour spécifier ce procédé. Il n'était pas non plus in- connu en Provence. Le lapin est l'emblème de la pauvre industrie qui vit de l’exploi- tation des carrières et des mines,race qui trouve quelquefois le re- pos au fond de ses demeures souterraines, mais sur laquelle mille DES BÈTES QUI SE TUENT ET NE SE CHASSENT PAS. 277 ennemis se précipitent, dès qu’elle met le nez à l'air; race qui n’a pas recu comme le hamster et l’écureuil le don de la prévoyance, parce que les salaires de l’industrie qu’elle symbolise sont trop faibles, pour que le travailleur puisse en réserver une part à l’a venir. Le lapin tue quelquefois ses petits. Tous les jours la misère et la débauche conduisent à l’infanticide la pauvre ouvrière qui lutte contre la faim. L’infanticide, crime commun dans la tribu des lapins, n'arrive presque jamais dans la tribu des lièvres. C’est que la misère est plus affreuse dans les pays d'industrie que dans les pays de culture. Le lapin a fait des émeutes et boule- versé des villes, comme le rapporte Pline. Le prolétaire des cités aussi se donne quelquefois cette jouissance, mais pas celui des champs, parce qu'ils ne sont pas assez. Et le voisinage du la- pin est funeste à la santé du lièvre, comme celui du prolétaire de l'industrie aux populations des campagnes. Le lecteur n’est pas sans avoir entendu parler d'une assez co- mique aventure arrivée à un professeur de mathématiques, por- teur de lunettes vertes, mais dévoré nonobstant d’une passion désordonnée pour la chasse au lapin. C'était dans une battue au mois d'octobre, à l’époque où la feuillée est encore épaisse et le tiré difficile. On traquait une garenne où le furet avait passé d’a- bord ; la fusillade ne discontinuait pas, le plomb pleuvait comme grêle sur les pauvres lapins. A la troisième on quatrième en- ceinte, notre homme aux lunettes vertes est porté au erochet (vue sur deux routes). Une bête grise lui passe à portée ; il la tire. La battue terminée, le maitre de la chasse s'approche du Leïbnitz. — Eh bien ! c'est vous qui venez de tirer, combien de morts? — Dam ! je ne pourrais pas vous dire, car je ne sais pas même sur quelle bête j'ai tiré. — Ca passait donc bien vite? — Dix mètres à la seconde. — C’est égal , faut toujours aller voir. Et le chas- seur pénètre dans le fourré, à la hauteur du passage de la bête tirée. Il n’a pas fait quatre pas dans l’enceinte, qu’il rencontre un lapin. — Victoire ! Le trop heureux mathématicien se précipite pour jouir de la vue de son gibier, et recevoir les félicitations de l'assistance. — Il me semblait bien aussi, faisait-il en se don- nant un certain air subtil, que j'avais mis au bout.—Tiens, tiens, 978 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. mais ce n’est pas possible, en voilà deux, maintenant ! Deux la- pins d'un seul coup, mais c'est un coup superbe ! — Ah ça dites donc, L'Hypothénuse (1), c’est affaire à vous de dépeupler les garennes ; savez-vous que si vous continuiez longtemps de ce train-là, il vous faudrait une bourrique pour vous seul. Après ça, quand on a quat’z yeuæ (2)... — Il me semblait bien aussi, ob- jecte finement l'interpellé, que c'était plus gros qu'un lapin ordi- naire; mais ça passait si vite, que je n'ai pu distinguer. — A propos de bourrique, hasarde timidement une voix de l'assem- blée, il paraît que la nôtre est restée en arrière... Un effroyable cri, sorti du fond du clos, des airs en ce moment a troublé le repos. au cœur du meurtrier tout son sang s'est glacé. Personne ne fuit; tout le monde au contraire pousse au monstre, au milieu des éclats d’une hilarité invincible, car la vérité commence a se faire jour. Deux lapins d’un seul coup !.… dites donc dix lapins, vingt lapins, trente lapins! les rochers en sont teints, le ronces dégoütantes aussi, la route en est semée, comme de mies de pain celle du Petit-Poucet. On arrive au fourré d'où le gémis- sement lamentable est parti. Quel est donc ce mystère ? Le mystère, vous l'avez deviné. C'était l'infortunée bourrique, la bourrique de bât qui suivait tranquillement la battue pour ramasser les morts; la bête grise, qui, ayant commis l'impru- dence de prendre quelques secondes d'avance, s'était offerte ino— pinément aux traits du chasseur à lunettes vertes. A la douleur cuisante que lui avait causée le coup de feu tiré à bout portant, elle avait fui à travers bois, en ruant des quatre jambes, et elle avait fini par secouer tous ses trésors sur son passage, à force de sauts de mouton et d’écarts désespérés. Le savant fut plus longtemps malade de sa maladresse que Yâne ; mais ni l’un ni l’autre, depuis ce jour, n’a voulu entendre reparler de la chasse au lapin. - (1) Plaisanterie de campagne. (2) Idem. PPT PR LA AT, 0 DES BÈTES QUI SE TUENT ET NE SE CHASSENT PAS. 9279 L'ÉCUREUIL. Saltimbanque politique de l'Ecole libérale , tournant per- pétuellement dans un cercle vicieux. — Joli, vif, sémillant , souple, adroit, habile aux tours de passe-passe parlementai- res ; inquiet, ambitieux, actif, capable des efforts les plus énergi- ques pour s'élever aux plus hautes. dignités de FEtat; — soi- gneux de ses intérêts personnels et de ceux desa famille, bon fils, bowépoux et bon père, dotant généreusement les siens de préfec- tures et de recettes générales. L’écureuil possède sur les arbres les plus élevés du canton qu'il habite une foule de résidences bien étoffées, bien chaudes et tournées chacune vers un point différent de l'horizon, de manière à pouvoir offrir au propriétaire un abri assuré contre la tempête politique , de quelque côté que le vent souffle, du roi ou de la ligue. L’écureuil affectionne parti- culièrement la faine et la noisette, deux fruits qui donnent l'huile, emblème de lumière et de richesse, deux fruits qui proviennent du coudrier et du hêtre, arbres symboliques de l'industrie utile (1). Ce qui signifie que les ambitieux de cette catégorie doivent leur élévation à leurs talents et à leur industrie et qu’ils sont fils de leurs œuvres. Il n’est pas rare de voir cette classe d’ambitieux, quand l’âge de la retraite a sonné, abandonner tout à fait les af- faires et se retirer dans quelque villa délicieuse, pour jouir de la fortune qu'ils ont su amasser, et méditer à loisir sur Horace et Tacite. Par allusion à cette habitude, l’écureuil renonce à la gymnastique quand arrive la saison d'hiver, et se retire dans le creux d’un vieux chêne pour jouir dans une douce quiétude de la fortune (monceau de noisettes et de faines) qu'il a su amasser. La France ne possède qu’une seule espèce d'écureuil. L’écureuil volant (polatouche) appartient au Nouveau-Monde et à l'Austra- lie. J'ai possédé à Paris un couple de polatouches de la Virginie, (1) C'est avec le bois du hêtre qu'on fait les bêches, les rateaux, la bois- sellerie, les auges d’étable. La coudre, beis du noisetier, fournit des cercles pour les barils et les futailles, et remplace avec avantage l’osier comme ma- tire première de l’industrie du vannier. 280 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. C'étaient deux charmants quadrupèdes, très-friands de cette espèce de plat de dessert qu'on appelle des quatre-mendiants , et qui n'oubliaient jamais de prélever sur le service de chaque jour une certaine quantité d'amandes et d’avelines qu'ils allaient déposer aussitôt derrière une vieille tapisserie à ramage, au fond de la- quelle ils avaient pratiqué une ouverture et élu domicile pour l'hiver. La chasse à l’écureuil n’est pas une chasse sérieuse, c’est une chasse d'enfants, un divertissement plein de charmes. Elle se pratique l'hiver, quand les feuilles des arbres sont tombées et ne protègent plus la demeure du gentil animal contre les recher- ches de ses ennemis. Il suffit de cogner un peu fort au tronc de l'arbre sur lequel est bâti l’édifice aérien, pour en faire déloger le locataire, qui s’élance aussitôt vers les branches les plus élevées du voisinage, où sa robe rouge devient un excellent point de mire. Il m'est arrivé quelquefois de faire partir des martres en cherchant des écureuils. On chasse encore l’écureuil avec des roquets, qui indiquent par leurs jappements et leurs tentatives d'escalade, l’arbre où la bête s’est logée. Les forêts royales de Fontainebleau, de Villers-Cotterets, de Compiègne , sont émi- nemment fécondes en écureuils. C’est un rongeur presque inno— cent et qui ne détruit que rarement les nids d'oiseaux. La chair de l’écureuil n’est pas à dédaigner. La chasse de l’écureuil noir à balle franche est un des divertissements favoris des chasseurs de l'Amérique du nord. L'OURS. Encore une pauvre bête indignement calomniée et sur le compte de laquelle la haine et l'ignorance en ont imaginé de belles. Je ne sais pas de quelle infamie les romanciers et les fai seurs d’almanachs liégeois, ces intarissables pourvoyeurs de menteries, ont oublié de salir la monographie de l'infortuné qua- drupède. J'ai lu dans un affreux livre, publié il y a un siècle avec autorisation et privilège du roi, l’histoire des faits et gestes d’un ours brun du Jura, qui aurait été très-long-temps la terreur du pays, à raison de son appétit immodéré pour la chair des jeunes ts mm sind. "Rs 0 — * DES BÊTES QUI SE TUENT ET NE SE CHASSENT PAS. 9281 filles. histoire scandaleuse et qui prouverait du reste, s’il était permis d'y ajouter foi, la supériorité du lion sur l'ours, en matière de galanterie. Toutes les personnes qui s'occupent d'histoire natu- relle ont lu le récit de Conrad Gessner, qui raconte comme quoi un ours de la Savoie enleva un beau jour une jeune fille de seize ans et l’emporta dans sa tanière où il eut pour elle tous les soins du père le plus tendre, mais aussi d’un père horriblement jaloux et qui ne sait pas dissimuler ses défiances injurieuses…. lui rap- portant tous les jours des fruits, des légumes et du miel, mais ne sortant jamais de son domicile, sans en boucher l'issue par une énorme pierre. Il paraît que les parents de la pauvre recluse la re- demandèrent trois mois entiers aux échos de la montagne, avant de la retrouver. Marolles, qui écrivait à la fin du règne de Louis XVI, confirme presque, par sa crédulité, les faux bruits que l’imagina- tion déréglée des conteurs a fait courir de tout temps sur les pré- tendus appétits désordonnés de certaines bêtes pour la chair des jeunes filles. Ce n’était pas assez pour la malice humaine d’avoir calomnié dans ses mœurs l'ours qui ne le méritait pas, elle a éprouvé le besoin de ridiculiser le pauvre animal et d’en faire le plastron d’une foule de mystifications plus ou moins incroyables. C’est à qui, parmi les écrivains de jadis et ceux d'aujourd'hui, le criblera des traits les plus perfides. Elien le Grec, un conteur de fables non moins naïf que Conrad Gessner et le grand saint Basile, non moins hardi en ses affirmations historiques que l’illustre ami de Jacques Balmat, Elien le Grec fait de l'ours un meurtrier de bas étage, un ignoble assassin, tuant pour le plaisir de tuer. «Il était une fois, dit-il, un lion et une lionne du mont Pangée qui avaient beaucoup d'enfants et qui n’en furent pas plus heu- reux (1); car un jour qu'ils étaient sortis tous les deux de leur » domicile, un ours y pénétra qui occittraîtreusement leurs petits, » preuve qu'il est toujours imprudent de laisser des enfants seuls. » La besogne meurtrière était à peine achevée qu’un rugissement » formidable annonce la rentrée des maîtres du logis. Notre ours, » quasi-surpris en flagrant délit d’infanticide, n'a que le temps — " (1) Traduétion libre, 282 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. » » » ÿ 5 » de sauter sur un arbre du voisinage. Il faut renoncer à dépein- dre la fureur de la mère, à l'aspect de sa progéniture égorgée. On ne sait d’abord quel sentiment l'emporte dans son cœur, de la douleur ou de la rage. Elle éclate à la fois en imprécations furibondes et en gémissements douloureux, et dans la soif de vengeance qui l'embrase, elle décrit dans Fair des paraboles insensées, enfonce ses canines altérées dans les flancs de l’arbre sur lequel le meurtrier a trouvé un refuge, en laboure l'écorce de ses griffes tranchantes. Vaines démonstrations d’une fureur impuissante ! l'assassin sans cœur en rit du haut de son qua- trième étage; mais rira bien qui rira le dernier. Voici, en ef- fet, le père lion qui s'éloigne, et qui ne tardera pas à revenir, car il vient d’être saisi d’une idée lumineuse dont il a fait part à son épouse ; il s’est décidé à requérir pour sa vengeance l’assis- tance de l’homme. I] sait où travaille d'habitude un pauvre bûcheron très-maigre qu'il se réservait x petto depuis long- temps, pour un en cas de pénitence. Il va le trouver et l’aborde d'un air qu'il cherche à rendre aussi agréable que possible. L'homme, à qui ses idées rétrécies ne permettent guère d’attri- buer à la visite du roi des animaux d’autre motif qu’un violent appétit de chair humaine, sesent d’abord légèrement troublé àla vue du sire chevelu, il en laisse tomber sa cognée. — Au con- traire, semble lui dire le lion, qui ramasse poliment l'instrument et le relève à la hauteur de la main du bûcheron pour que celui-ci le reprenne ; puis il le tiraille doucement par les bas- ques de son paletot et lui fait voir qu'il serait bien aise de l'emmener quelque part avec lui. L'homme, qui finit par com- prendre d’après ces manières insolites que la bête a besoin de ses services, se laisse faire et la suit. Ils marchent, ils marchent, ils marchent; à force de marcher, ils font beaucoup de chemin; à la fin ils arrivent sur le lieu qui futle théâtre du crime, qui ne tardera pas à devenir celui du châtiment. La lionne continue à fendre l'air de ses bonds désordonnés et de ses rugissements. Le lion explique tout du geste à son compagnon de voyage ; il lui montre les lionceaux égorgés, l'assassin réfugié sur les hau— tes branches d’un sapin colossal, la mère inconsolable attendant sa vengeance. Le bücheron compâtissant et rassuré se met en devoir d’abattre l'arbre... Explosion de bravos unanimes de la DES BÊTES QUI SE TUENT ET NE SE CHASSENT PAS. 283 » part du couple léonin; l'épouse fait trève à l'expression de son » désespoir pour féliciter son époux de l'heureuse idée qu'il a eue » de s'adresser à un tiers. Oh ! comme chaque coup de coignée » qui frappe l'arbre, impressionne différemment l'esprit des » principaux acteurs du drame ! et comme on sent qu’à chaque » nouvelle entaille de l'acier, le remords penètre plus avant dans » la conscience bourrelée du coupable ! C'est lui qui voudrait » bien s'en aller, et qui se mord cruellement les ongles d’avoir » cédé tantôt à une mauvaise pensée. Que diable allaitAl faire en » cette maudite galère ! si la chose était à recommencer, comme » il ne la ferait pas! Sans doute, mais il esttrop tard, le crime » a été commis, le sang appelle le sang. Le dénouement se préci- » pite, l'arbre {tombe entrainant dans sa chate le coupable, qui n'a » pas même le temps de se remettre du trouble inséparable d'une » pareille commotion. À peine il a mesuré le sol, que la lionne est » déjà sur lui. Elle le saisit à la gorge, l'enveloppe et l'étouffe » dans ses embrassements, pour recueillir, avec la dernière goutte » du sang de son ennemi, la dernière palpitation de son cœur. » La vengeance assouvie, le lion et la honne font deux parts de » la proie et offrent la meilleure à l'homme, lui jurant en même » temps foi de roi et de reine qu'ils n'oublieront de leur vie le » service qu'il leur à rendu. L'histoire n'ajoute pas que depuis ce » momentl-à ils aient toujours vécu en bonne intelligence, elle » le laisse seulement supposer. » Je déclare que j'ai lu dans les voyages du capitaine Pamphile et dans ceux de beaucoup d'autres navigateurs dignes de foi, une multitude d'histoires de bêtes aussi drôles que celle-ci, mais non plus vraisemblables. J'entendais raconter naguère l'anecdote suivante à un jeune chasseur parisien tout frais débarqué d'Amérique ; je n’en garan- tirais pas l'authenticité non plus : « Pour lors, c’est le jeune parisien qui parle, nous traversions donc, mon compagnon et moi, les vastes forêts de pins de la Ca- lifornie, si remarquables par le silence absolu qui règne sous leur voûte. Un jour que nous touchions à la rive d'une de ces im-— menses elairières dont ces sombres forêts sont percées et où les arbres résineux font place à d’autres essences, nous enténdimes à une très-faible distance de nous un grognement qui semblait 284 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. partir d’au-dessus de nos têtes, et que mon compagnon, un chas- seur yankee de la vieille roche, reconnut à la première note pour appartenir à un ours. Et nous tout aussitôt de nous faire petits, de nous glisser à travers les broussailles pour tâcher de découvrir le poste où l’animal est juché. Un second grognement de colère, plus accentué que le premier, et qui nous paraît suivi d’un autre grognement de satisfaction intérieure , appelle nos regards vers un alisier gigantesque , situé à une vingtaine de pas de nous, et dont la ramure et l’ombrage sont le théâtre d’une scène passable- ment bouffonne. Les deux interlocuteurs de qui nous avons saisi déjà quelques lambeaux de conversation au passage, sont un ours et un sanglier. Le premier, personnage de la plus haute taille, est perché sur une maîtresse branche de l’alisier , où il s'occupe pas- sionnément de la vendange des alises (1). Mais comme ces fruits sont excessivement mürs et n’adhèrent plus que très-faiblement à leur support, il arrive que les plus vermeils et les plus délicieux tombent comme grêle sur le sol, à la moindre secousse que le lourd animal imprime à la ramure, ce qui désole l’ours et lui arrache des jurements d’impatience, mais ce qui ravit d’aise, par la même raison, le sanglier gastronome posté au pied de l'arbre, et qui, à chaque averse d’alises, témoigne son contentement par un très- bien narquois. Au moment où nous entrions en scène, l’irritation de l'ours était déjà montée au rouge cerise, et il était facile de voir qu’elle ne tarderait pas à passer au rouge blanc. — Oh! une idée excessivement plaisante, m’insuffle dans l'oreille le spirituel enfant du Tennessée.… si nous profitions des dispositions détesta- bles qui animent ces deux bêtes l’une contre l’autre, pour les brouiller à mort. — Comment ca ? voyons voir. — Le moyen est fort simple : un des deux coups de votre arme est chargé à petit plomb, videz-le-moi dans la partie la moins osseuse du corps de ce gaillard; et il m'indiquait du doigt, à travers le feuil- lage, la place du corps de l'ours où le coup devait porter. Je connais l'ours, ajouta-t-1l, et quand il a une idée dans la tête, il ne l’a pas ailleurs; comme il veut beaucoup de (4) Petit fruit rose de la grosseur et de la forme de l’olive et de la cor- nouïlle, commun dans nos forêts de l'Est, où il fait le bonheur des grives, On confectionne d’assez bonnes confitures avec l’alise dans le pays Messin. DES BÊTES QUI SE TUENT ET NE SE CHASSENT PAS. 9285 mal pour le quart-d'heure au sanglier ci-dessous, on ne lui ôtera pas de la cervelle que c’est le sanglier qui vient de lui envoyer un coup de fusil quelque part; alors vous l’allez voir se précipiter à corps perdu sur son prétendu agresseur et tirer vengeance de cette sanglante plaisanterie. Je vous réponds que nous allons rire. Sitôt dit, sitôt fait; j'ajuste la bête velue à la place demandée; le coup part. L'ours s’est à peine senti piquer au vif qu'il ne con- sulte plus que sa fureur et tombe comme une bombe sur l’infor- tuné sanglier, non moins innocent de la niche que surpris de l'agression. Le duel ne dure pas long-temps; l'ours vainqueur a terrassé son rival et s’acharne à déchirer son cadavre; mais il fait semblant de ne pas s’apercevoir que son ennemi, avant de mou- rir, lui a ouvert les flancs d’un coup de boutoir terrible. Ses forces le trahissent bientôt lui-même , et il chancelle et s’affaisse sur le corps du sanglier écharpé.. Et c’est ainsi , conclut modestement le narrateur , que j'ai acquis le droit de me vanter d’avoir tué un ours noir et un sanglier d’un seul coup de fusil et avec du nu- méro 7 !» A beau se vanter qui vient de loin. Heureusement que si le narrateur a le droit de tout dire, l'auditeur a, de son côté, le droit de n’accepter du récit que ce qui lui convient. Tout ne me con- vient pas dans l’histoire qui précède. C’est peut-être vrai, mais ce n’est guère vraisemblable. Les fabulistes et les moralistes onttristement contribué, suivant leur habitude, à propager ces appréciations désastreuses du ca- ractère de l'ours; et je suis bien forcé de redresser leurs erreurs, dans mon amour de la science et de la vérité. Par exemple, le reproche qu’on adresse le plus fréquemment à l'ours est d’avoir jeté un pavé homicide à la tête d’un sien ami, jardinier de son état, sous prétexte de le débarrasser d’une mouche importune. Je l'entends formuler à tout moment cet éternel reproche. Le Jour- nal des Débats n’écrit pas un article en faveur du gouvernement de son choix, que la maladresse proverbiale de cet ours de la fa- ble ne me saute à la pensée. Maïs je me demande néanmoins où sont les preuves que la chose s’est passée ainsi que les fabulistes la rapportent ; je me demande où est le procès-verbal officiel qui a constaté le décès et sa cause, le nom des deux personnages, le lieu de l'évènement ; car enfin on ne peut condamner comme cela les 286 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. honnêtes gens sans des preuves; et ces preuves, ces pièces offi- cielles , il faut bien le dire, n'existent dans aucune des archives du monde civilisé , où je les ai cherchées vainement. Done je me crois suffisamment autorisé à déclarer apocryphe l'histoire du pavé, d'autant que je sais par expérience que l'ours est non-seu- lement incapable d’une pareille gaucherie, mais doit être au con- traire considéré comme une des bêtes les plus adroites de la eréa- tion actuelle, C’est ici le cas de signaler un nouvel exemple du danger des livres bien écrits, Si la calomnie qui précède n'avait pas été stéréotypée par le bon La Fontaine en d’admirables vers, elle eût glissé comme tant d’autres sur la malice des hommes, sans y laisser de traces. Un crime plus impardonnable du bon- homme est l’apologie de l’avarice dans la fable de la cigale et de la fourmi , où le beau rôle est donné à l’ignoble créature. Ici, tout l’odieux du principe de liarderie bourgeoise a si bien disparu sous la grâce de l’ornementation et le charme du style, que les in- fortunés pères et mères ne peuvent plus désormais distinguer le serpent qui se cache sous les fleurs, et ne songent pas même à préserver l'imagination de leurs jeunes enfants de l'influence pernicieuse de l’indigne apologue. Et qui pourrait chifirer, hé- las ! le nombre des âmes que l’épouvantable morale de la fable de la fourmi a perdues ! Si quelque chose pouvait me consoler de n'être pas le bon La Fontaine, ce serait de n’avoir pas illustré de mes vers l’avarice de la fourmi et la gaucherie de l'ours. L'histoire sainte non plus n’est pas à l’abri de tout reproche d'injustice à l’égard de l'ours, quand elle compare à cet animal la seconde monarchie des Perses, sous prétexte d'identité parfaite de caractère entre les deux races : perfidie et voracité. La com- paraison injurieuse est du prophète Daniel, le même qui se fit une si haute réputation de prophète aimé de Dieu, pour avoir magnétisé plusieurs lions dans une séance publique et solen- nelle à laquelle assistaient une multitude de tyrans , notamme celui de Babylone, qui depuis fut changé en bête. Je ne rl pas l'injure, elle tombe d'elle même. Hérodote nous avait 4 fait un portrait peu flaité de ces mêmes Perses, qui, dit-il , n’en- trent jamais en délibération avant d'avoir noyé leur raison dans les pots. Mais alors ce n'est pas à l'ours, ami frugal de la cressane et des fraises, que le prophète Daniel aurait dù comparer ce peuple DES BÊTES QUI SE TUENT ET NE SE CHASSENT PAS. 9287 asiatique corrompu, et je ne connais qu'une seule nation qui püût servir de terme à cette comparaison, à savoir : la nation anglaise. Il est de notoriété publique, en effet, que les membres du parle- ment anglais ne se rendent à leur assemblée qu'après boire, et que l’éloquence de tous les orateurs d'Outre-Manche, y compris les Fox et les Shéridan, sort du vin. Une séance du parlement anglais avant diner ne serait pas supportable, et c'est encore une des supériorités marquées du Français sur l'Anglais que de pou- voir faire de l’éloquence et de l'esprit à jeun. Après cela, le pro- phète Daniel est excusable de n’avoir pas comparé la monarchie des Perses, insatiable et perfide, à la tyrannie des lords, puisqu'il ignorait complètement ces derniers. Gaucherie et férocité sont, quant à l'ours, deux accusations qui se valent. Je suis fâché de le dire, mais l'opinion publique, faus- sée par les histoires d'invalides et de boutons de guêtres, est à quatre cents kilomètres (cent lieues) de la vérité sur l'ours. La faute de l'ignorance générale retombe, au surplus, sur l'ignorance des directeurs de la pensée publique à l'endroit des bêtes, c’est-à-dire sur le dos des professeurs d'histoire naturelle, qui ne regardent pas au-delà de leur nez, et qui ont négligé d'interroger la posi- tion sociale de l’ours et ses principes politiques. De là ces préjugés absurdes et la méprise dans laquelle tout le monde donne, à la queue des savants, sur le caractère et la physionomie de l’ani- mal. On à pris jusqu'ici l'ours pour l'emblème du misanthrope, taciturne, morose, insociable ; mais ce n’est pas ca du tout. L'ours est l'emblème de la Sauvagerie, comme l'éléphant est l'emblème de l'Édénisme. Sa dominante est l'amour de l’indé- pendance et des bois. Toute l’histoire de l'ours est contenue en ces trois lignes. On sait que le sauvage est l'ennemi le plus intime du travail répugnant, ce en quoi je l’approuve. Le sauvage ne voudrait pas de tous les raffinements du luxe civilisé, au prix d’une heure de travail au métier ou à la charrue. Il en est de même de l’ours, que les charmes du bal masqué n’ont jamais pu séduire , et qui professe comme moi , pour la plupart des fêtes civilisées , le plus souverain mépris. Le sauvage ne comprend le bonheur que dans la jouissance pleine et continue des sept droits naturels, chasse, pêche, cueil- 285 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. lette, insouciance, etc. Il en est de même pour l’ours, qui ne voit le suprême bonheur que dans l'exercice des deux droits naturels de cueillette et d’insouciance ; non pas que l'ours soit un être complètement insensible aux plaisirs de la chasse et de la pêche (l'ours blanc, par exemple, serait fort empêché, si on venait à le priver de l’exercice de ce dernier droit) , je veux dire seulement que le régime végétal convient mieux que tout autre au tempéra- ment de l’ours, amoureux par dessus tout des fraises et du far niente. L’ours ne se dissimule pas qu’il est plutôt taillé pour esca- lader l'arbre à fruit que pour forcer une biche à la course, et il a adopté une ligne de conduite conforme aux aptitudes de sa nature. Son appétit frugivore étant facile à satisfaire , il profite de cette facilité qu’il a de bien vivre, pour amasser pendant l'automne de larges provisions de cette graisse philocome avec laquelle les phar- maciens de la rue Vivienne confectionnent le précieux cosmétique si connu dans le beau monde parisien sous le titre de pommade du lion. Pommade du lion ! prodige de la chimie ! L’industriel civilisé, plein d’astuce et de mensonge, a cependant abusé de la candeur naturelle à l’homme chauve, jusqu’à lui faire accroire que le roi des animaux ne devait son épaisse chevelure qu'à l'usage quotidien du susdit cosmétique. On sait que l’animal, un fois nanti de sa provision d'embon- point, se recèle dans une tanière où il passe à dormir les deux plus mauvais mois de l’année, frimaire et nivose. Les fabulistes et les historiens ont beau dire, ce n’est pas là le caractère d’une bête ennemie de l’homme—une bête qui sommeille pendant la saison de la misère et du crime et qui préfère le miel, les sorbes et les olives à un quartier de chevreau. L’ours est un animal sau- vage, j'en conviens, mais c’est assurément l’un des plus inoffensifs carnivores qui se puissent rencontrer. Je parle de l'ours civilisé, de l'ours français, de l'ours des Pyrénées et des Alpes. Je passe avec préméditation sous silence l'ours gris des prairies de l'Amé- rique septentrionale et l'ours blanc des pôles. J'ai entendu avec bonheur M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire rendre à l'ours la jus- tice qui lui était due. A ce titre d’emblème du sauvage, l'ours est, de tous les grands carnassiers, celui qui doit souffrir le plus de la perte de sa liberté. Cela est vrai; l'ours est en effet le plus difficile à garder de tous te mit tt mt dt DES BÊTES QUI SE TUENT ET NE SE CHASSENT PAS. 9289 les captifs ; il s’apprivoise, mais sans abdiquer jamais sa person- nalité ni ses droits. On l’a bien vu exercer le métier de jongleur pour vivre, mais le maître ne sait pas les tribulations et les re- mords que la conscience de sa dégradation coûte à son esclave, et ce qu’il lui faut de philosophie pour ronger en silence le frein de sa servitude. On a vu plus d’un ours, après avoir brisé sa chaîne, préluder à l'exercice de sa liberté reconquise par l’égor- gement de son conducteur et celui de toute sa famille. J'ai lu aussi dans l’histoire des vengeances populaires des faits qui n'étaient pas sans analogie avec ces révolles d'ours. Quand l'ours n’est pas occupé à manger ou à dormir, il médite une évasion ; tous les ressorts de son imagination sont tendus vers ce but; son agitation perpétuelle dit les tourments qui dévorent son être. Cette tête, dont le mouvement monotone et régulier de va-et-vient vous fatigue, est le pendule d’une idée fixe incessam- ment sollicité vers le dehors par l’aimant de la liberté. Si l'ours des Pyrénées ou de Russie ne succombe pas toujours sous les mor- sures du chagrin , s’il ne meurt pas de honte foudroyante sur la place publique, c’est que l'amour de la liberté est indestructible en son cœur et y nourrit l'espoir. Mais l'ours des glaces, qui ne peut pas humer comme ses congénères de la terre ferme ; les brises de la contrée natale, périt de nostalgie et d’eau tiède au bout de quelques mois. Vaincu, persécuté, sans abri, sans états. errant de roc en roc, et moins roi que bandit, Yours, à l'instar de Mithridate, a dù s’habituer de bonne heure à manger toutes sortes de choses, et à se faire un estomac à l'épreuve de tous les poisons. L’arsenic, un des plus violents poisons pour l’homme, ne mord pas sur l'ours. Pris à la dose d’un demi-kilogramme, il n’a pas d'effet apparent ; à celle d’un kilogramme, il opère sur la muqueuse intestinale de la bête comme un léger purgatif. L’explication qui précède était nécessaire pour faire apprécier à sa Juste valeur un fait regrettable qui a eu trop de retentisse- ment à Paris et ailleurs, et qui a malheureusement contribué à induire le vulgaire en erreur sur les véritables appétits de l'ours, qui adore , je le répète, les fruits et les légumes et méprise la ch&if. Je veux parler de Fhistoire de l’invalide. = Une nuit, par un beau clair de lune, c'était vers les derniers 19 290 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. jours de l'Empire, un vétéran veillait, seul et silencieux, près de la demeure de l'ours Martin, premier du nom, l’un des person- nages les plus populaires de ce temps. Iluminé par la lueur trom- peuse de Phœbé, le vieux guerrier croit voir briller au fond de la fosse un écu de six livres : ce n’était qu'un bouton... un vil et méprisable bouton... Aussitôt le démon de l'or, qui ne lâche pas volontiers la proie qu’il a mordue, pousse le malheureux à violer sa consigne : il va quérir une échelle et descend sur les lieux, Hélas ! il avait compté sans son hôte. Réveillé en sursaut, et à cette heure indue , par un individu qu'il ne connaît pas, et dont les intentions ont droit de lui paraître suspectes , Martin, qui a rêvé bataille, saute à la gorge de l'intrus et l’étrangle, après quoi il le scalpe, suivant la coutume des Sauvages; c’est-à-dire qu'il le dépouille de sa chevelure, non sans détériorer quelque peu le cuir chevelu. Or, ce fut ce dernier trait de vengeance incompris, ce trait si caractéristique, qui perdit l’ours dans l'esprit du peuple , et qui fit dire de lui qu'il aimait par dessus tout le pain d'épice et le vétéran. Le vulgaire ignorant attribua à l'humeur sangui- naire de l'espèce un acte isolé qu'avait seule inspiré la force de l'habitude, La nation belliqueuse qui aimait à se parer le chef de la chevelure de l'ours, ne pardonna pas au pauvre animal d'avoir appliqué la peine du talion à l’un de ses guerriers. Mais peut- être aujourd’hui que l’émoi populaire est calmé, et que les eaux du Léthé ont largement lavé la place de l’homicide , peut-être que le public voudra bien revenir de ses préventions contre l'ours, et apprécier plus sainement les choses. En effet, que le juge impartial considère de sang-froid toutes les circonstances du meurtre , l'attaque de nuit, l'escalade, la valeur exagérée qu a vait la peau d'ours à cette époque où le colbae et le bonnet : à poil occupaient dans l’ordre social une place si élevée. et il ad- mettra certainement comme moi, dans l'espèce , le cas de légi- time défense pour l'ours, et comme moi il le renverra innocent. Que s’il était prouvé que le vieux militaire en question fût coiffé du bonnet à poil, comme quelqu'un l’a pensé , oh ! alors, l'innocence de l'ours ne peut plus être mise en cause ; il n’a plus besoin d'avocat. Je n’ai pas fini sur ce texte que je reprendrai plus loin. Quand l'ours est poussé par la faim à déclarer la guerre aux DES BÊTES QUI SE TUENT ET NE SE CHASSENT PAS. 9294 animaux et à l’homme, il s'embusque à cet effet dans les branches inférieures de quelque arbre touffu, ou derrière quelque quartier de roche commandant un défilé, d'où il se précipite brutalement sur la victime qu'il guette, la saisit au col’ et l’étouffe. La force musculaire de l'ours est prodigieuse, et dépasse celle de nos plus vigoureux athlètes. On a vu des ours arrêter roide et abattre d’un seul coup de leur griffe puissante un cheval, un taureau. Si l'ours a rarement le dessus dans ses duels avec l’homme, ainsi qu'il appert de la multitude de bonnets à poil dont la garde na- tionale est ornée, cela provient de la supériorité des armes de l’homme , et aussi de l'ignorance complète de l'animal en ma- tière d'escrime. L’ours ayant l'habitude de se dresser sur ses pattes de derrière pour attaquer le chasseur, prête naturellement le flanc à son ennemi, qui n’a besoin que d’un peu de sang-froid et d'adresse pour lui ouvrir le ventre d'un coup de couteau ou pour lui percer le cœur de son poignard ou de sa balle. La mé- thode du poignard est la meilleure pour ne pas détériorer les peaux. J'ai connu dans les Pyrénées, aux Eaux-Bonnes, un chasseur d’ours qui en avait perforé de la sorte une soixantaine en sa vie, I] va sans dire qu'il en manqua un soixante-et-unième qui ne le manqua pas. Les voyageurs de l'Amérique septentrionale, qui savent toute l'importance que l'ours attache aux procédés de politesse et aux moindres témoignages de considération de la part de l’homme, n'oublient jamais, dit-on, de le saluer quand ils le rencontrent sur leur route: Buenos dias, hombre, ui font-ils, bonjour, l'hoinme. Des personnes dignes de foi m'ont affirmé qu'il avait suffi souvent de cette simple formule adulatrice pour faire oublier à l’ours le plus mal disposé ses intentions homicides et sa faim. L'ours n’est pas seulement poli, il est obséquieux de témoi- gnages de déférence envers les autorités constituées. Tout le monde à entendu parler de la civilité de cet ours qui avait pris ses degrés à l’école d'enseignement mutuel de la commune d'O....., arrondissement de Saint-Girons, et qui, reconnaissant un jour, au milieu de son publie de la place de la Bastille, le maire de cette localité, inierrompit soudain ses exercices pour offrir à l'honorable magistrat ses salutations empressées et l'hom- mage compromettant de son respect. 292 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. L’ours n’est donc pas l'ennemi de l’homme; il en mange quel- quefois, c'est vrai, mais presque toujours à regret et à son corps défendant. Quand l'agression vient de lui, c’est que la faim le presse et que l'hiver, cette année-là, s’est prolongé d'une facon dérai- sonnable. Or, c’est ici la rigueur de l'hiver civilisé qui est respon- sable des crimes de la faim, et non l'estomac de la pauvre bête. Il faut bien que nous tenions compte à l'ours de la circonstance atténuante de la faim, si nous voulons qu’on nous excuse, nous autres créatures raisonnables, qui nous complaisons dans l’homi-— cide de fantaisie, qui empoisonnons tous les jours nos pères et nos mères pour jouir un peu plus tôt des fruits que nous a amas- sés leur tendresse, nous qui vendons tous les jours par-devant notaire la chair de nos filles à des vieux, sans y être forcés. L’ours est si peu l'ennemi de l’homme qu'il n’a jamais porté la main sur lui, hors les cas exceptionnels de faim ou de défense lé- gitime. On a bien vu parfois des ourses écarter violemment des voyageurs du voisinage de leurs petits; mais qui oserait faire un crime à la pauvre mère de s'exagérer les périls qui menacent ses oursons et de trembler pour leur peau, quand elle songe à la consommation désastreuse que fait de cette denrée la seule insti- tution de la garde nationale; car il est bon de répéter que la garde nationale est la bête noire de l'ours , à raison du bonnet à poil dont le chef de ses compagnies d’élite est orné. L’ours n'at- tend pas avec moins d’impatience que tous les gens de goût la suppression de cette coiffure ridicule et trop long-temps honorée. La tendresse exagérée de l’ourse pour ses oursons est un texte où chacun a fait sa glose depuis qu’on a écrit sur les bêtes. L’ourse a l'habitude de prendre un de ses petits sous chaque bras, quand il s’agit de franchir quelque passage dangereux, une ravine es- carpée, un torrent impétueux ; et ce n’est que dans ces embarras- là qu'elle fait preuve d'un caractère féroce et peu sociable. Des chasseurs d'ours m'ont également affirmé avoir vu plus d'une fois de ces bêtes qui se retiraient paisiblement chez elles, em- portant sans la moindre gêne leur mouton sous chaque bras, comme un augure romain son bréviaire. Je n'ai cru de ce der- nier récit que ce qu'il m'a plu d’en croire. Le véritable ennemi de l'ours, emblème de la sauvagerie et de l'égalité, c’est le cheval, emblème de la gentilhommerie et de la DES BÈTES QUISE TUENT ET NE SE CHASSENT PAS. 293 morgue aristocratique. On ne connaît pas deux bêtes qui se dé- testent plus cordialement que le cheval et l'ours; la haine de ce- lui-ci pour les grenadiers de la garde nationale tient à des dis- sentiments moins profonds et qui datent de moins loin. L'ours gris de la Californie, le plus dangereux et le plus fort de tous les ours du monde, a juré, à ce qu'on dit, guerre à mort au cheval, et l'attaque partout, libre où non. On raconte cependant qu'il y a peu d'exemples dans ce pays qu'un cavalier, ayant fait préala- blement le sacrifice de sa monture, ait eu à se plaindre de l’ingra- titude ou des mauvais procédés d’un ours gris. Les zoologistes et les chasseurs s'étaient demandé bien long- temps, sans pouvoir mettre le doigt sur la réponse, les causes de cette haine implacable que l'ours avait vouée au cheval, et vice vers@. À l'analogie seule revient encore l'honneur de deviner ce rébus et d'expliquer la fameuse histoire de cette bande d’oursen- diablés contre laquelle la mitraille et les chaudrons ne faisaient rien, et qui fut mise en fuite par une paire de ra et de fla pro- venant d’un tambour fait de peau de cheval. L’analogie a répondu avec cette supériorité de bon sens et cette simplicité qui la caractérisent : l'animal qui symbolise l'amour de l'indépendance et de l'égalité était l’ennemi-né de l'animal qui personnifie le gentilhomme ; le gentilhomme , c’est-à-dire la caste oppressive et privilégiée qui exploite les vaincus et les oblige à travailler pour elle! Ainsi la véritable science déchire et fait tomber les uns après les autres tous les prétendus voiles d’airain que l’obscurantisme interpose entre le regard de l'homme et les œuvres de Dieu! Elle est certainement bien simple, cette explication de l'anti- pathie de l'ours pour le cheval, mais encore n'est-ce pas un membre d’un corps savant quelconque qui nous l'aurait donnée. Un de mes plus grands bonheurs, je ne le cache pas, est de vexer le membre d’uneacadémie quelconque, en lui proposant une mul- titude de questions insidieuses,comme celles-ci : Pourquoi le chat perd-il de sa taille en domesticité, tandis que le lapin en gagne? Quand le savant a bien cherché pendant huit jours, etqu'il en est réduit à jeter sa langue aux chiens : — Mon cher ami, lui dis-je avec bonté, le chat est un emblème du voleur et du paresseux, le lapin un emblème du travailleur exploité. —C'est juste.—Accepter 294 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. la domesticité, c’est reconnaître l'autorité de l'homme, — Cer- tainement.— Or l'antorité, si mal constituée qu’elle soit, ne pent pas moins faire que de rogner les griffes au larron et de protéger le travailleur; comprenez-vous, maintenant? — Comment ; si je comprends ! mais tout cela est clair comme de l’eau de roche. — Alors, puisque c’est si clair, expliquez pourquoi les grenouilles n'ont pas de queue ? A ces mots, le savant s'enfuit. et court encore. Ainsi donc le lecteur prudent fera bien de n’ajouter qu'une foi médiocre aux bruits que la malveillance a fait courir sur la féro- cité sanguinaire de l'ours; et tont au plus devra-t-il croire à la moitié des accusations formulées contre la pauvre bête. L'ours, qui recule sans cesse devant les pas de l’homme , et qui choisit pour demeure les lieux les plus inhabités, témoigne suffisamment par sa conduite de ses intentions pacifiques et de son désir de re- noncer à une lutte où il est plus que sûr de n’avoir pas le dessus. Mais l’homme, qui veut avoir un prétexte pour continuer son débit de bonnets à poil et de pommade de lion, ne peut pas avoir l'air de croire à la sincérité de ces bons désirs; il les mie audacieusement dans l'intérêt de son négoce et pousse à la con— tinuation des hostilités, qui finiront bientôt, hélas! faute de com- battants. Une grande preuve de la modération des appétits de l'ours ressort de l’histoire des jeux du Cirque, à Rome, Les Ro- mains, qui aimaient les drames épicés de sang, n’exposaient pres- que jamais les chrétiens à la dent de l'ours, qui fut officiellement suspecté de tiédeur pour les exécutions. Un des amusements fa- voris d'Héliogabale consistait, comme on sait, à enivrer ses con- vives des deux sexes et à les faire se réveiller aux bras velus d’un ours; mais l'histoire ne dit pas que ces plaisanteries aient jamais eu de suites aussi fâcheuses que celles de l'empereur Néron, qui étouffait ses meilleurs amis sous des monceaux de roses. De grands artistes néanmoins que ces Césars de Rome, à part le côté immoral et subversif de leurs imaginations! Une autre preuve qui attesterait au besoin la mansuétude du caractère de l’ours et l’aménité de ses mœurs, c’est sa passion pour la musique. On peut lire dans les récits d'Olaüs Magnus, le Buffon de l’Europe nord, que lorsque les bergers de sa patrie, où l'ours est très-commun, se trouvent cernés par une bande de ces . DES BÊTÉS QUI SE TUENT ET NE SE CHASSENT PAS, 293 quadrupèdes , ils font semblant de ne pas s’apercevoir de la vi- site désagréable qui leur arrive et continuent à faire résonner la solitude du doux son de leurs clarinettes (pastorali tibid) ; puis, choisissant le moment où les visiteurs sont complètément sous le charme de la mélodie , ils décochent soudain contre le tympan de ceux-ci un couac si imprévu, si aigre et} si strident, que les infortunés mélomanes s'enfuient au grand galop pour ne plus revenir. Alexandre Dumas, l'illustre auteur du bifteck d'ours, confirme sur ce point les récits d'Olaüs. Il a connu un ours, ama- teur de peinture et de musique, qui prenait un plaisir infini à figurer dans les quadrilles de l'Odéon, et qui imitait, à s'y mé- prendre, assure-t-il, les manières de M. Odry dans la pièce ar- chi-bouffonne de l’Ours et le Pacha. L’ours n'aime pas l’effusion du sang. Qui l'accuse de maladresse ne l’a jamais vu travailler ; il n’est pas davantage ennemi de la gaîté. J'en ai connu qui étaient désagréables à force d’amabilité. L'ours est peut-être même, après le chat et le singe, le plus loustic et le plus farceur de tous les quadrupèdes; ila, comme tous les gens d'esprit, l'amour de la paresse et de la danse; c’est un flâneur pétri d'humour et plein de dextérité. Ce sont ces di- verses qualités qui lui ont valu sa popularité parmi les gamins de Paris, une race essentiellement goguenarde et ennemie. du tra- vail. Soyez bien avec un ours, vous le trouverez rempli pour vous de prévenances et d’attentions délicates. Ses exercices favoris sont la lutte et la boxe; mais si vous acceptez une partie avec lui, il ne vous serrera jamais que juste ce qu'il en faut pour simuler une bataille sérieuse; s’il vous renverse en folâtrant , il aura g'end soin de’s’arranger de manière à tomber avant vous su: le sol pour vous servir de matelas et vous adoucir la chute. Loin de vous écraser la tête avec un pavé pour vous débarrasser d’une mouche, il vous enlèvera votre chemise de dessus le corps sans même vous effleurer l'épiderme. La nuit, si vous êtes de garde sur le pont d'un vaisseau, il vous offrira volontiers la couverture et l’oreiller de sa chaude fourrure pour vous protéger contre l'humidité des nuits et le rhume de cerveau. Il s’interdira le plus léger mouve- ment pour ne pas troubler votre sommeil; il vous servira de porte-respect contre les importuns. Le lieutenant de vaisseau De F1... , qui avait fait quelque chose comme trente mille lieues 296 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. marines, à l’âge de vingt-cinq ans, et qui a étudié à fond les bé- tes de toutes les latitudes et de tous les hémisphères, déclare avoir eu énormément à se louer de la société et de l'amitié de l'ours en ses pérégrinations hyperboréennes. Seulement il a remarqué que pour se maintenir en bons termes avec l'ours, pour conser- ver avec lui des relations de cordialité affectueuse , il est néces- saire de le traiter sur le pied de la plus parfaite égalité. L'ours ne pardonne pas, à ce qu'il paraît, ces airs de supériorité qu'on prend avec les subalternes, encore moins un geste inconvenant, un coup de canne.L'ours est la plus chatouilleuse de toutes les bé- tes sur le point d'honneur, et nous savons la cause de cette sus- ceptibilité honorable. L’ours ne veut pas qu'on lui fasse sentir ses malheurs et n’accepte pas la pitié. J'ai déjà dit que l'ours avait un peu régné sur la terre avant la venue de l’homme. De tous les griefs sérieux imputés à l'ours, celui dont il lui sera le plus difficile de se laver les mains, est sa passion pour [le miel. Pourquoi cet acharnement à piller les trésors produits par le travail attrayant? Mon Dieu, par une raison bien simple, parce que l'ours est l'emblème de la sauvagerie, parce que le sauvage est un oisif, un improductif et un ennemi du travail; parce que le droit de v0/ extérieur est un des sept droits naturels du sauvage , ou, si vous aimez mieux, un des sept articles de sa charte; parce que, enfin, dans toute société limbique (sauvagerie, civilisation), le fruit du travail des industrieux est destiné à devenir le butin des fainéants et des improductifs. On ne vous donne pas l'ours pour un modèle à suivre ; le type du sauvage ne peut guère être plus parfait que celui-ci. Un sauvage qui met le feu à un champ de cannes à sucres, un parasite qui dépossède de pauvres abeilles industrieuses du fruit de leur travail, un juif improductif et immonde qui prélève une dime de 50 pour 100 sur les revenus de tous les travailleurs de par le droit du capital, ne sont pas tous trois de petits saints. Nul d'entre eux n'a mes sympathies absolues. Mais je distingue entre les divers degrés de culpabilité. L’ours se défend et se venge, et son estomac se rassasie de peu; tandis que la bourse du juif est une des trois choses qui, au dire de Salomon, ne sont jamais assez pleines. Quelques auteurs ont prétendu , au surplus, et je ne leur en DES BÈTES QUI SE TUENT ET NE SE CHASSENT PAS. 297 fais pas un reproche, que ce n'était pas la seule passion du miel qui poussait l'ours à rechercher la société des abeilles, à preuve qu'on a vu quelquefois de ces bêtes attaquer un essaim non en- core pourvu d’un domicile. Quelle cause excitait alors l'ours à chercher querelle à cette république vagabonde ? Voici ce que c’est : l’ours est sujet à des pesanteurs de cerveau et à des affec- tions comateuses contre lesquelles le dard de l'abeille est un spé- cifique infaillible, Il souffre, il va chercher son soulagement près de l'opérateur que lui a conseillé la nature... Au lieu d’avoir la tête lourde, l’ours se sent-il lestomac trop chargé, il a recours à la fourmi , qui produit sur son estomac l'effet d'un émétique violent. Ainsi l'ours aurait connu en partie les effets bienfaisants du chloroforme dès les temps les plus reculés ! L'ours habite naturellement les mêmes contrées que le chamois et l’isard , celles où la liberté humaine a trouvé ses derniers re- fuges, ainsi que nous l'avons déjà dit; en Europe, les Pyrénées, les Alpes d'Helvétie et de Norwége, l'Apennin, les monts Kra- pachs, l’'Hémus et les sombres forêts de la Pologne, de la Fin- lande et de la Tartarie. C’est au cœur de la chaîne la plus élevée des Alpes helvétiques et de la contrée la mieux défendue contre l'oppression que l'ours a fondé la ville qui porte encore son nom (Berne), et qui a presque toujours eu le bon esprit de ne pasrenier son origine. Il est possible que les principes du gouvernement de la riche cité aient dévié quelquefois depuis sa fondation, du prin- cipe de la démocratie pure, qui est le beau idéal du gouvernement pour les ours; mais enfin, tel qu'il est, tel surtout qu'il s'est mon- tré dans de récentes circonstances, le gouvernement de Berne est fait pour inspirer l'envie et les tentations révolutionnaires à la plupart des peuples voisins qui gémissent sous la tyrannie. L’ours de Berne a connu autrefois de beaux jours; il avait son trésor à lui avant la révolution française , qui renversa tant de fortunes. Ce trésor s'élevait même à la somme de 60,000 francs, si j'ai bonne mémoire, à l'époque mémorable où une armée française victorieuse entra dans cette ville et mit la main dessus. De cette triste journée date la décadence de l'ours de Berne, qui ne vit plus aujourd'hui que d’une misérable pension alimentaire qu'on a déjà tenté de lui supprimer dix fois. L'ours Martin, premier du nom , celui du vétéran, était une des gloires de cette ville. Quand 298 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. nos armées victorieuses frappaient sur l'ennemi consterné des contributions de chefs-d'œuvre, et envoyaient au musée du Lou- vre les dépouilles opimes de Venise et de Rome, il était naturel que l'ours Martin suivit la fortune de sa patrie , et servit d’orne- ment au triomphe des vainqueurs de l’Helvétie. Ainsi le conqué- rant de l'Asie, Alexandre-le-Grand, faisait contribuer la victoire au profit de la science , expédiant soigneusement à son maître Aristote tous les moules d'animaux habitant les contrées domptées par ses armes. Quand j'ai parlé des circonstances atténuantes qui militaient en faveur de l'ours ci-dessus, j'ai omis avec prémédi- tation la plus grave de toutes, celle du ressentiment naturel qui dut surgir au cœur de la bête, à la vue de l'uniforme qui lui rappelait si cruellement les malheurs de sa ville natale , la spo- liation de ses capitaux, les misères de sa déportation. Si doux que lui fût, en effet, l'exil au sein de la capitale de la France, il n'y respirait pas l’air pur de ses montagnes; Paris ne s'appelait pas Berne, et la naissance de ses fils n’y était pas le sujet de l'uni- verselle allégresse comme en sa mère-patrie ! L’ours se rencontre dans toutes les parties du globe et sous toutes les latitudes : à Bornéo, sous la ligne , comme à Thornéo, près du pôle ; en Asie, depuis l'extrémité la plus méridionale des Gattes jusqu’à l'embouchure de la Léna et à la Nouvelle-Zemble ; en Europe, depuis le cap Matapan jusqu’au cap Nord ; en Amé- rique, depuis la terre des géants de la Patagonie jusqu’à celle des mirmidons du Labrador (Esquimaux). L'Afrique voudrait bien faire exception à la règle générale, mais je crois à l'existence de l'ours africain annoncé par Virgile et que l’on retrouvera un de ces quatre matins sur quelque cime neigeuse d'une haute montagne de l’intérieur de ce continent immense, comme on a déjà retrouvé en Algérie le cerf africain , prophétisé depuis dix-huit cents ans par le même cygne de Mantoue, et si long-temps nié par la science officielle.….; comme on reconnaîtra un jour encore, avec Virgile, que l’usage de la poudre à canon et du canon lui-même était déjà fort répandu dans le monde, à l’époque de la guerre des Titans ! ! Combien de professeurs qui commentent Virgile tous les jours et qui ne se doutent même pas qu'une affirmation de cette importance se trouve consignée en toutes lettres dans les pages les plus illustres de leur auteur favori ! a ET DES BÈTES QUI SE TUENT ET NE SE CHASSENT PAS. 299 Les rois d'Espagne, qui ont toujours honoré et cultivé la chasse, sont les seuls veneurs qui aient tenu des équipages pour l'ours et - qui aient chassé cette bête à cor et à cri, comme le sanglier et le cerf, Le roi de Castille , Alphonse , onzième du nom , qui a écrit sur la vénerie un traité célèbre, déclare qu'il préfère la chasse de l'ours à toutes les autres. Il est question dans ce traité, continué par Argote de Molina, d'ours pris après cinq jours et cinq nuits de chasse non interrompue. Le courre se pratiquait comme celui du dix-cors , au moyen des relais. Les chiens de la meute royale étaient issus d'une race de chiens gris de montagne, exclusifs à la péninsule, les ancètres probablement des fameux chiens pasteurs des Pyrénées d'aujourd'hui. L'hallali de l'ours est toujours un drame aux péripéties émouvantes et largement arrosé de sang. Comme l'ours ne tue pas les morts, l’homme aux abois a la res- source d’abuser de cette générosité de l'animal en se jetant à terre et en contrefaisant le trépassé ; il s'agit seulement, dans ce cas, de retenir parfaitement son haleine et de bien jouer son rôle de cadavre jusqu'au bout ; car l'ours est une fine bête et à qui il ne suffit pas de dire que l’on est mort pour qu'elle ajoute foi à vos asserlions; l'ours veut flairer de près son monde, afin de s’assu- rer de la réalité du décès par son nez, par ses yeux, par ses mains. Mal en a pris à quelques-uns, qui s'étaient avisés du stratagème, de n'avoir pas fait preuve d'assez de malléabilité sous la griffe de l’examinateur, de ne pas s'être laissé retourner et fouiller d'assez bonne grâce. Tel autre a péri, au contraire , pour s'être montré de trop bonne composition dans l'affaire ; l'ours, ayant à sa dispo- sition un corps d'homme qui roulait si bien, s’est amusé à le pousser tout doucement jusqu'au bord d'un précipice et à lui faire faire un plongeon de trois cents mètres. Argote de Molina rap- porte que, dans l’une de ces chasses solennelles, à laquelle assis- taient l’empereur d'Allemagne et le roi Philippe IT, on vit un ours emporter un chasseur imprudent sur la pointe la plus élevée d'un rocher et l’en précipiter aux yeux de toute l'assistance. C’est dans le même auteur qu'on trouve le récit de cette belle défense d’un ours qui, se voyant assailli par une multitude innombrable de chiens et une grêle de flèches, s’accule contre un roc, ramasse tous les traits qu'on lui adresse et les rejette avec un sang-froid remarquable contre ceux qui les lui ont décochés. Il y a quelque 300 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. chose de semblable à cela dans le récit authentique de la fa- meuse chasse à l'ours qui eut lieu en 1781, sur le territoire de la commune d’Arètes, près Oloron, en Béarn, où l'on vit un ours, blessé de plusieurs coups de feu, mettre à mort une demi- douzaine de tireurs, et arracher le fusil des mains de celui qui l’ajustait , sans lui faire d'autre mal. Est-il vrai que l'ours furieux poursuive jusque sur les arbres le chasseur qui l’a ou- tragé? C’est plusique probable; je ne comprends même pas que la question ait pu!jamais faire doute pour qui que ce soit. On ne peut pas se dissimuler que la chasse de l'ours n’ait énor- mément perdu de ses périls et de son intérêt dramatique, depuis l'invention de l’arme à feu. C’est aujourd’hui une chasse tout aussi prosaïque que celle du sanglier et beaucoup moins amu- sante, car à peine si l’on y emploie les chiens. Des pâtres de la montagne ont aperçu un ours; ils le font savoir à des chasseurs du voisinage, qui dépistent l'animal, le cernent, le traquent et le tirent à bout touchant. Il arrive quelquefois que l'animal blessé se retourne contre le tireur, et que, si celui-ci perd la tête ou n’est pas secouru à temps, la bête se venge; mais les exemples de ces luttes désespérées àn articulo mortis sur la rampe des abîmes, de- viennent malheureusement plus rares de jour en jour. Je ne crains pas de prédire la fin de l'ours des Pyrénées et des Alpes pour le siècle où nous sommes. Il n’existe déjà plus ni dans les Vosges, ni dans le Jura, ni dans les Apennins, où il fut fréquent jadis, où on le rencontrait encore il n’y a pas cent ans. Pour que la destruction s’arrêtât, pour qu'il y eût répit dans la persécution, il faudrait qu’il y eût préalablement un temps d’arrêt dans l'en- vahissement de la puissance bourgeoise, laquelle se formule par l'institution du bonnet à poil; et rien ne nous présage, hélas ! que cette coiffure monstrueuse, si lourde au grenadier de la garde nationale et si fatale à l’ours, soit de si tôt prête à déserter nos fronts. Adieu alors nos dernières illusions de périls à courir dans une chasse nationale ! Encore une étoile qui file du ciel de la vénerie francaise ! qui file et disparait ! Une tradition intéressante, une sainte légende atteste que le domaine de l’ours ne se borna pas toujours en France aux som- mets neigeux des montagnes, et l'intérêt de la gloire cynégétique de ma patrie ne me permet pas de passer sous silence un fait DES BÊTES QUI SE TUENT ET NE SE CHASSENT PAS. 304 qui prouve catégoriquement que l'ours florissait encore sur les rives de l'Oise, du temps des Mérovingiens. C'est la légende d'Ourscamps. Ourscamps, comme qui dirait les champs aimés de l'ours ! La forêt d'Ourscamps est située à l'extrémité septentrio- nale du delta giboyeux que forment, avant dese réunir, les deux rivières de l'Oise et de l'Aisne. Elle à vu de beaux jours avant l'invasion des Romains et depuis. C’est la limite nord du faisan de France. La forêt d'Ourscamps fait partie de cet épais massif de forêts qui couvre la rive gauche de l'Oise dans une étendue de plus de trente mille hectares, et au centre duquel s'épanouit, comme un diamant enchâssé dans l’'éme- raude, la villa royale de Compiègne. C'est le seul canton de la France qui me traduise encore les Commentaires de César, et me donne une idée de la Gaule des Druides. Ce n'est plus que là, et à Fontainebleau encore, que se rencontrent les chê- nes séculaires mourant de leur belle mort, arbres géants dont l’âge a dégarni la tête, et dont les longs bras décharnés, per- choirs favoris des palombes, s'élèvent au-dessus de la feuillée d'alentour comme les hautes vergues d’un navire englouti dans un océan de verdure. Je me suis laissé dire que parmi ces têtes couronnées dont la naissance remonte à l'avènement de la dynastie capétienne, plusieurs étaient qui pouvaient se vanter d’avoir assisté dans leur enfance aux ébats du bison, de l'ours et de l’aurochs, les trois seules choses du moyen âge que nous puis- sions raisonnablement regretter. Et la légende, d'accord sur ce point avec l’analogie , rap- porte que l'ours, qui peuplait les solitudes des Gaules avant l'in- vasion du Christianisme, ne vit pas avec plaisir l'établissement de l’homme dans son voisinage, et qu’il travailla de tout son pou- voir à lui susciter des obstacles. Si bien qu’un beau matin, sur les rives de l'Oise, une de ces bêtes sournoises eut l’inhumanité de dépareiller un attelage de bœufs qui s’apprétait à creuser un premier sillon dans le sol vierge d’une forêt dénudée. Le bœuf mort, le meurtrier l’emporta dans son antre. Mais un ours et un bœuf ne s’en vont pas comme cela, l'un portant l’autre, sans laisser quelques traces de leur passage à travers la feuillée ; le ravisseur d’ailleurs, qui comptait sur l'impunité, n'avait pas cru devoir dis- 302 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. simuler sa piste, imprudence qui le perdit, Il se trouva, en effet, que le hasard avait amené le jour même, sur les lieux, un pieux personnage aimé de Dieu, se nommant saint Médard, évêque de Soissons, le même qui fait tant pleuvoir, Or, la nouvelle de l'at- tentat était arrivée jusqu'à lui, avant que le corps du délit ne fût en- tièrement consommé. Le digne évêque saisit avec empressement cette occasion admirable de faire un de ces miracles qui sont d'une si grande efficacité en matière de prosélytisme au début des reli- gions neuves. Il se rend sur le théâtre de l’accident, suit la bête à la trace, pénètre dans son fort, l’avise, l’interpelle, et après lui avoir adressé une réprimande sévère sur sa gloutonnerie, lui annonce que le Seigneur, en punition de son forfait, la condamne à rem- placer à la charrue le bœuf innocent qu'elle a traîtreusement oc- cis. Puis, prenant par l'oreille l'ours intimidé et docile, il le con- duit au champ du travail, au milieu des applaudissements de la foule enthousiaste, qui n’en demandait pas tant pour se convertir au Christianisme. L'histoire ajoute que la bête, ainsi subjuguée par la parole du saint homme, édifia long-temps le pays par sa conduite exemplaire et son zèle, et qu'elle vécut toujours en bonne intelligence avec son compagnon de travail. Heureux temps où la foi produisait de tels miracles! Essayez donc d’impo- ser de pareilles pénitences aux bêtes féroces d'aujourd'hui. C'était le moins que la piété des fidèles consacrât par un monu- ment quelconque la mémoire d'un évènement aussi remarqua- ble, Une église fut donc bâtie sur le lieu même où saint Mé- dard avait opéré son miracle, sur le champ labouré par l'ours ; de là le nom d’Ourscamps. La forêt d'Ourscamps était le parc de l'illustre abbaye de ce nom avant 89. Là vivaient saintement de bons religieux de l'or- dre de Citeaux, à qui la sévérité de leur règle interdisait le faisan et le chevreuil, mais non la sarcelle et la loutre, exception salu- taire et propice aux pieuses fraudes, et qui laissait à l'intelligence culinaire le droit de métamorphoser en quadrupèdes amphibies ou en palmipèdes à chair noire, tout le gibier poil et tout le gibier plume des forêts, Le marteau révolutionnaire , hélas ! a frappé le saint lieu; l’industrie civilisée s'est assise à l'ancien foyer de la prière ; le bruit monotone de la navette a remplacé les chants sa- crés ; une population hâve et chétive, abrutie par un travail répu- st tal DES BÈTES QUISE TUENT ET NE SË CHASSENT PAS 303 gnant, éneryée par un régime trop soutenu de pain bis et d’eau claire, a succédé à la race épanouie et joufflue qui peuplait cet asile, -Un château de banquier s’élève aujourd’hui sur les ruines de l’an- tique abbaye, et fait d'incroyables efforts pour marier le style plat de son architecture de caserne au style ogival et grandiose du monument de la foi. Prétention ridicule ! Les quelques arceaux restés debout de la gothique chapelle, écrasent de leur légèreté les lourds murs adjacents qu'a bâtis le bourgeois ; et le soir, les rares vitraux coloriés qu'a épargnés la tourmente politique et que le vent d'ouest a oubliés aux dentelures des trèfles, essaient encore de tamiser les rayons du soleil, comme pour dorer de poésie la solitude et la purifier des souillures de l’infecte vapeur. Il n’est pas jusqu'à l'ours traditionnel qu'ils ont juché , je ne sais trop pourquoi, au fronton de l'édifice moderne, qui ne semble pro- tester par la triste expression de ses traits contre sa posi- tion actuelle, redoutant ‘par dessus tout que l'imagination du vulgaire ne prenne son effigie pour une vile enseigne de four- reur. On vient de voir avec quelle docilité les ours de la légende catholique endossent le harnais de la charrue, quand ils en sont requis par de saints personnages. La chronique hérétique, la moscovite , l’asiatique , l’indienne, l’arménienne et l'américaine, fournissent comme la catholique et la grecque, des témoignages respectables attestant tous, sinon la haute intelligence de l'ours, du moins la placidité de son caractère , sa bonhomie et sa cré- dulité. La mythologie païenne savait bien ce qu'elle faisait quand elle métamorphosait en owrses le jeune chasseur Arcas et sa mère, et qu'elle leur donnait dans les cieux une place d'honneur, les chargeant de servir de guides aux voyageurs qui circulent la nuit sur la terre et sur l’onde. Ourscamps ! C'était au sein de cette superbe forêt domaniale que ma laborieuse paresse avait rêvé le doux asile des vieux jours ; là que les destins adoucis m'avaient permis naguère de déployer ma tente ! là que l’affinité des humeurs et des goûts m'a- vait créé de nobles et nombreuses amitiés ! là que Castagno ré- gnait sur un monde de faisans qu'il connaissait par leurs noms propres et que son bonheur était de compter tous les jours! là que ma pauvreté charitable organisait les moyens de faire parti- 304 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. ciper tous mes pauvres frères en saint Hubert aux jouissances des heureux du jour ! Est venue la spéculation odieuse avec le boutiquier parjure, et tout cet avenir d’enchantements s’est enfui comme un songe. La barbe en a blanchi au maître, et les sourtils au chien ! Adieu donc à vous tous, mes bons amis de Noyon, mes fidè- les compagnons de tous les jours, si infatigables à la marche, si humbles dans le succès , si gais dans les revers! Adieu à vous, messire de Clayb......ke, le plus vaillant des disciples du cen- taure , le plus hospitalier de tous les châtelains! à vous, M. Dermig...…., le plus méritant de tous les agronomes de Fran- ce, vous qui n’avez pas la croix d'Honneur, et que je chargerais demain de la suprême direction des études agricoles en France, si j'étais ministre de l’agriculture ! Adieu à vous et aux vôtres , monsieur de Pomm...y, le parfait gentilhmme, à vous, le pre- mier chasseur de lièvres de France et de Navarre ! Adieu, mes pauvres faisans , mes dix-cors et mes biches, par moi si ma- gnanimement ménagés pour les plaisirs d'autrui; et puissiez- vous trouver parmi l’épicerie et l'horlogerie, qui vous aime et qui vous respecte comme moi! cie Prada il sit iitiné CHAPITRE VI. DU COURRE. Le Lièvre. — Le Cerf. — Le Daim. — Le Chevreuil. — Le Sanglier. — Le Loup. — Le Renard. LE LIÈVRE. C’est le type de l'espèce victime. Le lièvre a pour ennemis tous les animaux carnassiers des forêts et de l'air, plus l'homme. Il n’y a pas jusqu’à la belette et au lapin qui ne lui déclarent la guerre. C'est l'emblème des races inférieures réduites à l’ilotisme et con- damnées par le droit du plus fort à servir aux vainqueurs l’im- pôt du plaisir et du sang. Dieu a donné à la malheureuse créature, pour la préserver des chances innombrables de destruction qui la menaçaient , la fécondité d’abord , triste privilège de la misère, puis la vitesse pour fuir et la ruse pour dépister ses persécuteurs. Le lièvre est bien armé, comme le rat et l’écureuil, de puissantes incisives dont il pourrait tirer parti contre ses bourreaux, mais la démoralisation , conséquence forcée d’une trop longue servi- tude, lui a ôté jusqu’à la conscience de ses moyens, comme j'ai dit. Il ne se sert de ses armes naturelles que contre les siens, à l'instar de l’esclave, et ne demande son salut qu’à la fuite. Le lièvre est taillé pour la course ; son nom latin /epus n'est que la contraction des deux mots levis pes. La longueur déme- surée de ses pattes de derrière en fait deux ressorts puissants qui se détendent à volonté et communiquent à ses mouvements de progression une impulsion énergique. Cette disposition particu- lière de l'arrière-train du lièvre lui permet également de gravir 20 306 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. les collines avec la même rapidité que la surface horizontale, pri- vilège dont il use pour gagner l'avance sur les chiens, sur le lé- vrier surtout, le seul de ses ennemis à quatre pattes qui l'empor- te sur lui par la vélocité. Par la même raison, la descente lui est défavorable. L'homme n'a pas encore réussi à imaginer un système de véhicule à limitation de la charpente du lièvre, c'est- à-dire apte à transformer la montée en plan horizontal , par la hausse proportionnelle de l’arrière-train. Le lièvre pèche par la vue ; il est doué, en revanche, d’une finesse d’ouïe extrême, comme l’annoncent ses oreilles longues, effilées, mobiles, et qui semblent remplacer chez lui la queue dans l'office du gouvernail. C’est un animal de sang chaud et de tempérament ardent. L'amour maternel, hélas ! est la seule jouis- sance qui ne soit pas interdite au pauvre , puisqu'elle ne coûte rien. La femelle du lièvre, la hase, fait dans nos climats une quinzaine de petits chaque année, une portée chaque mois, de février à la Toussaint. Le mâle ne les mange pas, à ma connais- sance du moins, mais je sais que mon opinion est fort contro- versée. Les détracteurs du lièvre, ceux qui l’accusent de dévorer ses petits, avouent néanmoins qu'il faut de graves motifs, comme la privation absolue de la société des femelles, pour le pousser à cès extrémités. Bien que l’espèce soit répandue à profusion sur toute la surface de l’ancien et du nouveau continent , bien qu’elle s’accommode de toutes les zônes, sa vraie patrie est la steppe, la plaine incom- mensurable et aride où croissent le serpolet , la lavande , les la- biées odoriférantes. Le lièvre ne boit pas; il aime le grand air, l'es- pace nu, d'où l'ennemi s'entend de loin, et où il y amoyen de fuir. Il périt de marasme et de consomption dans nos pares trop ombreux, pour peu surtout que le lapin y abonde. On n'a ja- mais pu en conserver à Vincennes. Le lièvre ne se réfugierait aux forêts que pendant les rudes gelées de l'hiver, si les persécu- tions de l’homme ne lui faisaient une nécessité permanente de l'abri du fourré ; car le fourré est une demeure peu tranquille et peu sûre pour l’animal craintif qui entend des ennemis partout , pour qui le moindre bruissement du vent à travers la feuillée est un sujet d'alarme et qui a le droit de croire une bête assassine postée en embuscade derrière chaque buisson, Quand la feuille DU COURRE. 307 tombe au bois, après les premières gelées d'octobre , tous les . lièvres abandonnent le fourré pour la plaine. Les chasseurs le savent bien; et c'est une belle époque pour la chasse en plaine au chien. Le lièvre affectionne les céréales pour demeure et pour nour- riture, La tige verte du froment, celle de l'orge et l’avoine en grain lui sont des mets particulièrement savoureux. On a vu quelquefois cette passion pour la tige des céréales dégénérer en abus dangereux. Dans beaucoup de contrées de la Russie, en Crimée, en Ukraine, les grands propriétaires ont un serviteur spécial préposé à la destruction des lièvres. La chasse du lièvre au chien courant est la plus amusante et la plus intéressante de toutes les chasses à courre, et c’est heureux ; car c’est, avec celle du chevreuil, la seule quinous reste en France, aujourd'hui que le cerf, le daim, le loup et le sanglier y sont pres- que partout détruits, et que {les rares survivants de ces espèces sont dévolus aux plaisirs des rois de la finance. Je ne sais pas de jouissance comparable à la chasse du lièvre en montagne, par une belle journée d'octobre, ni de concert préférable à l'unisson de douze voix de hurleurs de pied, capables de forcer leur lièvre en deux ou trois heures. Oh ! comme de tous les paradis de ma connaissance , je choisirais, si j'avais à choisir, celui des peaux rouges des grands lacs, ces forêts du grand Manitou, où les élus sont conviés à des hallalis éternels! Le grand roi Louis XIV avait une meute pour lièvre, et il avait raison. C'était un prince qui savait apprécier le mérite et qui n’eût pas confié la direction de l’agriculture à un fabricant de drap noir pour culottes. ; La chasse du lièvre est celle de la petite propriété; c’est la plus importante par conséquent dans un pays comme le nôtre, qui renferme onze millions de parcelles sur une superficie totale de 52 millions d'hectares. On me pardonnera pour cette cause la longueur des développements que je veux donner au sujet. La piste du lièvre est une piste délicate comme celle du che- vreuil, et qui ne convient que médiocrement au goût des chiens gâtés à chasser la bête puante. Il en est de ceux-ci commé des buveurs d'absinthe , dont le palais brûlé par l'alcool, est devenu insensible au fin bouquet du clos Vougeot et du Laf- 308 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. fitte. Tout chien qui a eu le malheur de chasser avec-suecès le renard est sujet à prendre le change du lièvre sur l'animal im— monde. D'où ce premier principe : voulez-vous avoir une bonne meute pour lièvre, qu’elle ne chasse jamais le renard. Je ne per- mets à l’équipage pour le lièvre d'autre distraction que celle du . chevreuil, et encore est-ce là une tolérance blämable et que les grands chasseurs de lièvre comme M. de Pommery ne m'accorde- raient pas. Mais entendons-nous avant de passer outre. Nos douze hurleurs , bassets, bigles ou lorrains, qui sont parfaitement suffi- sants pour forcer le lièvre de meute à mort, en moins de trois heures, ne sont plus de taille à mener de la sorte le chevreuil à ses fins. Le chevreuil est , après le loup, la bête qui possède le jarret le plus solide. Il n’est donné qu’à l'Anglais et au Vendéen croisé de forcer le chevreuil de meute à mort en deux heures ; même ces résultats ne sont guère ppossibles qu'à la condition d’a- voir 80 à 100 chiens. Communément la chasse à courre du chevreuil exige l'emploi des relais comme celle du sanglier et du cerf. Ainsi, quand je permets d'attaquer le chevreuil avec l'équipage du lièvre, il est sous-entendu que les tireurs auront le droit de faire usage du fusil : sinon, non. En raison de la délicatesse du sentiment de la bête, il faut, pour ainsi dire, pour bien chasser le lièvre, un temps et un pays faconnés tout exprès. Les chaleurs de l'été ôtent le nez aux chiens, le vent du midi aussi; les gelées un peu fortes empoisonnent la terre ; la pluie noie le fumet; les herbes fortes et le fumier l’ab- sorbent; la terre détrempée botte ; c'est-à-dire que la patte du lièvre étant garnie de poils, emporte après elle la boue imprégnée de la piste, et dérobe la passée aux chiens. La vraie saison de la chasse au lièvre court de l’équinoxe de septembre au 20 novem- bre, saute les gelées et reprend de février en avril, mais les ha- ses sont pleines dès les premiers jours de février et veulent être respectées. Le bon vent pour la chasse au lièvre est le vent d'est, ni trop frais ni trop sec; le bon terrain : la bruyère et les friches, un sol siliceux, consistant, et où l’eau ne séjourne pas. Les ter- res argileuses, celles surtout qu'on appelle {erres blanches, les vignes fortement fumées et détrempées sont le désespoir du chas- seur et des chiens. Quand vous voudrez acheter une meute pour lièvre, essayez-la, [si faire se peut, dans les terres blanches et ‘DU COURRE. 309 dans les vignes, et ne lésinez pas sur le prix, si elle se tire hono- rablernént de l'épreuve ; mais ne vous engouez pas trop vite pour là conduite la plus brillante à travers les bruyères, les chaumes, les buissons. A toutes ces difficultés provenant de l'atmosphère et de la na- ture du sol, ajoutez la multiplicité des ruses de l'animal, et vous comprendrez la raison de la haute estime en laquelle l'amateur tient la chasse du lièvre. Le parfait chien de lièvre est, à mon sens, égal en valeur au meilleur chien de loup, l’espèce la plus prisée. Il ne faut au chien de loup que du sang, du jarret et du cœur ; il faut au chien de lièvre un peu de génie avec ça, plus l'amour de la chose, la passion artistique. On ne sait pas ce que dépense de combinaisons ingénieuses et de savants calculs un chien de lièvre occupé à deviner une ruse inédite. J'ai été pen- dant deux ans en Bourgogne à la tête de six chiens courants qui ne chassaient que le lièvre , qui m'en forçaient neuf sur dix en trois ou quatre heures , par tous les vents du monde, et que je respectais trop pour les aider de mon fusil. Tout au plus me per- mettais-je de leur apporter le concours de mon expérience pour relever le défaut. C’étaient des hurleurs de petite taille, fins et déliés, et payant fort peu de mine, de vrais trésors cependant pour le jarret, le flair et la tenacité. Pourquoi Dieu qui n’a donné qu'une seule amitié à l’homme, le chien de chasse, n’a-t-il pas égalisé la durée de leurs deux existences, pour qu’on püt ren- fermer les deux amis à la fin de leur carrière dans le même tom- beau ? Une personne fort sensée devant qui j'exprimais un jour ce re- gret douloureux me faisait observer que si le chien vivait quatre- vingts ans comme l’homme, s’il avait pour développer son intelli- gence le même temps que nous, ce serait peut-être lui qui nous tiendrait en lesse.. Alors ce que Dieu a fait est bien fait. Le chapitre des ruses du lièvre ne se terminerait pas, si l'on avait la prétention de les y faire entrer toutes; car ces ruses va- rient nécessairement avec le territoire, le climat et la disposition des lieux. Le moindre accident de terrain, une mine toute frai- che, un éboulement de la veille, un arbre abattu par la coignée ou renversé par l'ouragan, tout est matière à stratagème pour le lièvre, tout phénomène nouveau lui suggère une idée. Il n'a pas 310 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. étudié le Code civil, mais nul légiste ne connaît mieux que Jui les entraves qu'apporte à la liberté illimitée du droit de chasse le droit de la propriété individuelle. Il spécule sur ces entraves. Il sait l’imviolabilité du domicile du citoyen sous le régime constitu- tionnel ; il en réclame le bénéfice pour lui, toutes les fois que l'occasion s’en présente. Il ne craint pas d’invoquer le droit d’asile du potager où du parterre, quand la meute le serre de trop près. J'ai connu un lièvre de Bresse dont le bonheur était de s'épanouir et de s’étirer au soleil, au pied d’un jeune épicéa isolé au milieu d'une verte pelouse, comme pour tenter la sensibilité du chasseur. J'ai donné une fois dans le piège. La pelouse n’était séparée que par un fossé en ruines d’une forêt de dahlias, de rosiers et de chrysanthèmes remplissant la presque totalité d’un parterre sis au devant d’une riche demeure, alors inhabitée par les maîtres et confiée à la garde de quelques serviteurs hors d’âge. La pelouse semblait de loin prolonger le parterre, et l’épicéa faisait point de vue. Il fallait que l'animal fût parfaitement au courant de tous ces détails pour affecter la tranquillité d’âme avec laquelle il at- tendit l'attaque de mes chiens. J'ai observé par deux fois sa tac— tique. Il ne se levait du gîte qu'après un long rapprocher, et lors- que le chien de tête n'était plus qu’à dix pas de lui, afin d’entrai= ner tous les chiens sur sa voie par un à vue furieux. Alors notre bête endiablée traversait légèrement le vieux fossé, pénétrait sous les voûtes sacrées des dahlias, y décrivait plusieurs circuits, ga- gnait le perron de la demeure, puis, doucement, s’insinuait dans l’étroit soupirail de la cave au fond de laquelle il allait chercher un asile sous des fûts de tonneaux. Et alors les chiens de faire va- carme au milieu du parterre et de saccager les plates-bandes, et tous les gardiens du poste d’accourir, armés de faulx et de four- ches, de jurer, de tempêter et d'arrêter les chiens; bref, de me forcer à une capitulation déraisonnable en espèces pour me tirer de là. Ce ne fut pas moi qui payai les dahlias cassés la seconde fois, mais un ami trop jeune qui avait le tort de ne pas croire aux perfidies du lièvre et qui exigeait une leçon. J'eus grand soin de Jui présenter le lièvre de l’épicéa , comme une rencontre de hasard, non comme une connaissance de huit jours. Le lièvre d'Afrique que j'ai beaucoup pratiqué, et qui habite DU COURRE. 311. une terre de Barbares où le sol n’est pas approprié, c’est-à-dire où le droit de propriété n'existe pas, le lièvre d'Afrique n’a point . de ces finesses qui sentent leur Bas-Normand, C’est un lapin pour l’innocence. Le lièvre civilisé sait encore, sur le bout des ongles, la flore et la géologie du canton qu'il habite, et quelle herbe forte brûle. le nez des chiens, et quel terrain conserve le moins la piste. Il tire de ces études un immense parti. Il est certain aussi que les lièvres se communiquent entre eux les diverses notions qu'ils ont acquises, comme font les vieux loups qui apprennent à leurs jeu nes élèves combien il est dangereux de badiner avec les armes à feu, J'ai vu dans le même mois dix lièvres du même eanton re- courir au même stratagème. Et il n'y avait pas à dire que ce fût un moyen classique à l'usage de tous les lièvres tant soit peu lettrés de France et de Navarre. Le stratagème était local et exigeait une connaissance approfondie de l’état des lieux. C'était une étroite zône de terre blanche, la seule qui existät dans le pays, qu’il fal- lait venir prendre, à travers mille obstacles, au bas d'une montée rapide, à une lieue quelquefois du lancer. Puis, la bête gravis- sait jusqu'au faite la zône empoisonnée, multipliant, dans son ascension rapide, les bonds et les écarts pour dérober sa voie, Parvenue enfin au sommet de la colline où se trouvait une an- cienne marnière, tapissée dans sa partie inférieure de quelques touffes de genèvriers, elle ajustait les buissons, et, du haut de la muraille verticale, piquait au fond du gouffre une tête désespérée. La ruse nous était si connue, que nous assignions d'habitude le poste de la marnière aux novices de notre escorte, aux élèves en vacances, qui nous suivaient pour faire leurs premières armes. Nous en ont-ils manqué ! Mais ils m'ont fourni l’occasion de remarquer qu'un lièvre, bien actionné à sa ruse, ne se dérangeait pas de sa besogne pour un coup de fusil de collégien. Rien de plus commun encore dans les pays plats et arrosés que ce fameux défaut du saule qui revient si souvent dans les his- toires de chasses merveilleuses. La Bresse, dont j'ai parlé plus haut, est une contrée dans ce style, plate et entrecoupée d'une multitude de fossés et de ruisseaux dont les bords sont plantés de saules et de peupliers que l'indigence a coutume d'étêter. Quelques-uns de ces saules se donnent, comme on sait, 312 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. des tournures penchées, des poses mélancoliques. Dans ce cas-là on a l'habitude de s’en server comme de ponts naturels pour tra- verser les rigoles. Or, il arrive fréquemment que le lièvre, mal- mené par les chiens et ne sachant plus où donner de la tête, s’en vient demander un asile au tronc vermoulu de ces arbres. On le voit entrer dans l’eau d’abord, la battre quelque temps, puis s’é- lancer d’un seul bond et sans toucher le sol sur la crète bran- chue du saule où il se tient désormais immobile et se laisserait prendre à la main. Le stratagème est si usé, je le repète, que lorsque le défaut a lieu en un de ces parages aquatiques, chiens et chasseurs, pour le relever, s'occupent incontinent de l’inspec- tion des saules et mettent le nez en l'air, au lieu de regarder à leurs pieds. J’ai sur la conscience plus d’un assassinat de lièvre perché, mais de lapin surtout. Le lapin des îles de la Loire, de la Garonne et du Rhône n’a pas d'autre refuge que les têtes des saules lors des inondations. Il trouve même dans cette retraite confortable la table et le couvert, car l'écorce du saule estune nourriture qui lui convient parfaitement. C'est-à-dire que l'existence du lièvre n’est qu’une série per- pétuelle d’angoisses et de terreurs, de machinations et de ruses. I n'ya qu'un seul être, l'épouse criminelle et charmante, dont le sort ici-bas soit plus digne de pitié. Vita leporis, c'était pour les anciens l'expression de la suprême misère. Le lièvre sait si bien que le moindre laïsser-aller dans sa con- duite peut l’exposer aux conséquences les plus fâcheuses, qu'il n’est pas un des actes de son existence quotidienne qu'il ne cal- cule et ne pèse. S'il a vu le jour dans les forêts, s’il fait du buis- son sa demeure habituelle, il aura grand soin de ne se tailler qu'une seule voie pour la rentrée et la sortie, de manière à tenir dans le pays aussi peu de place que possible. De peur que le moindre brin de bruyère, que l’épine n’arrache un poil de sa fourrure et ne trahisse ainsi la route de son gite, il débarrasse soigneusement cette route de toute plante qui la barre ; il la tond et la peigne comme avec des ciseaux ; ainsi fait-il pour les tran- chées qu'il se creuse à travers les orges et les blés. Hélas ! cet excès de précaution est précisément ce qui le perd. L'homme, reconnaissant à ces signes, à ces brins d'herbes coupés, la passée habituelle du lièvre, y vient tendre son collet perfide, et le re- DU COURRE. 313 nard, le plus terrible des ennemis du lièvre après l’homme, le renard s’embusque dans le voisinage pour appréhender le pauvre animal au corps, au moment où il débüchera, mené par un autre renard. Qui n’a pas observé du haut d'une éminence toutes les manœu- vres du lièvre fuyant devant les chiens par la plaine peut se faire une idée de ce travail, en suivant ses pas sur la neige. Une des circonstances qui frapperont le plus l'observateur sera certaine- ment l'accroissement subit de dimension des bonds de l’animal, au moment où il se rapproche du gîte. Ce qui se lit sur la neige en hiver est la révélation exacte du travail quotidien du lièvre. La rentrée au gite est constamment précédée de ces bonds prodi- gieux, terminés invariablement par un dernier saut de côté qui l'amène en la place dont il a fait choix pour le jour. Ces bonds énormes et ces écarts expliquent les difficultés du rapprocher du lièvre, et pourquoi les chiens sifflent si long-temps d'impatience autour de l'animal sans pouvoir le lancer. Suivez le lièvre à partir du lancer ; le voici qui débûche en plaine pour faire sa première randonnée. La randonnée est une espèce de demi-circonférence d’un kilomètre de rayon plus ou moins, que l'animal décrit autour du point de départ. On a vu plus d’une fois, par la gelée, de vieux bouquins échappés à plus d'une affaire dessiner devant eux des pointes de cinq à six kilo- mètres, et dépister chiens et maîtres par ces allures incomprises ; mais le fait est peu commun. Dans cette première randonnée, le lièvre n’a pas même songé à tirer parti de ses ressources ; le danger ne presse pas. Il n’a besoin que d’une chose essentielle : connaître le caractère et les jambes de ses ennemis, afin de pro- portionner sa défense à leurs moyens d'attaque. Vous voyez bien qu'il s'arrête tous les cent pas dans la plaine, l'oreille droite, pour calculer la rapidité de la meute et la férocité de ses inten- tions d’après le rapprochement des voix et le timbre des gosiers. S'il n'a affaire qu'aux jambes torses des bassets, il témoigne son mépris pour cette race de tortues en folâtrant devant eux, ou bien en se rasant dans le premier sillon venu, sans même se donner la peine de regagner le lancer. Une multitude innombra- ble de lièvres et des lièvres les plus rusés, ont été et sont tous les jours victimes de leur mépris pour le basset à jambes torses, 314 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. . J'aime autant le basset pour chasser au fusil que la plus magni- fique race de Vendée. Le chasseur profite de l'insouciance du lièvre qui s'amuse devant le basset pour le massacrer indigne- ment. Le basset ménage l’homme ; c'est la meute du chasseur peu opulent. Si la poursuite est plus rapide, les voix plus accentuées, la question change de face. Ce n’est plus le moment de s'arrêter paisiblement à cinquante pas des chiens et de filer au petit trot devant eux pour déployer ses grâces. Avec ceux-ci, il n’y a pas de temps à perdre en vaines fanfaronnades; il s'agit de déployer ses talents au plus vite, et surtout de ménager ses moyens. Le plan du lièvre est déjà arrêté dans sa tête. Il profitera des 500 mètres d'avance qu'il a sur les chiens pour jouer son premier tour. De l’autre côté du petit bois où il a été lancé, et où il est revenu, se trouve un chemin de grande com— munication, fréquenté à certains jours de la semaine comme une route royale. C'est le cas d'y passer au devant de tout ce monde qui s’en vient du marché et-qui effacera notre pied et emportera notre piste. Le lièvre le traverse ; il s’y promène quelques mi- nutes, recherchant les veines de poussière; il revient sur ses voies pour mieux céler sa route ; il sort enfin du chemin par un bond de côté, bien au-dessous de l'endroit où il y est entré. La meute a déjà des hiéroglyphes à deviner pour un bon quart- d'heure. Le lièvre profitera de ce temps d'arrêt pour reprendre haleine, et se placera à distance pour juger de l'effet de son pre- mier moyen. IL eût peut-être réussi le moyen ; mais, hélas! des langues in- discrètes ont révélé la tactique du fugitif et le lieu où il s’est recélé. D'ailleurs, un chien de tête, un griffon de Vendée, n'a pas donné dans tous ses subterfuges d’allées et de venues, et n’a pas quitté la vraie voie une seule seconde, et voilà que toute la meute s’est ralliée sur lui; il faut fuir, fuir à travers la plaine. Heu- reusement que ce nuage de poussière qui s'élève là-bas annonce la présence d'un troupeau de moutons. C'est encore le cas de mêler sa voie à celle de toutes ces bêtes et de se glisser au milieu d'elles pour échapper ensuite inaperçu à la faveur du tumulte, et gagner le côteau voisin, Aussitôt dit, aussitôt fait; par malheur, tout berger est quelque peu braconnier, et tout chien de mouton ske dé he : DU COURRE. 35 quelque peu chien de lièvre ; notre bête a été apérçue par le berger et par ses chiens, et voyez-vous, il y a dans la voix du - Chien qui donne, un accent qui ne permet pas de se tromper sur le sens de ses paroles, et que tout chien comprend. La mèche est éventée une seconde fois. Du Fouilloux raconte avoir suivi et pris dans une bergerie un lièvre qu'il n'avait pu chasser du milieu d'un troupeau, . Cependant le lièvre a conservé son avance ; il a déjà gagné le côteau, que les chiens en sont encore à se débrouiller du trou- peau. Ce côteau est planté de vignes. Les vignes sont parfaite- ment fumées et plantées en hautains (espèce d’espalier en plein vent). Ces chiens de Vendée, si rustiques et si persévérants, ont l'avantage d'une haute taille. On leur fera payer ici ce triste avantage un peu cher, Le lièvre a grand soin de prendre tous les hautains en travers et de se glisser sous les coulées les plus basses des treillis, Les chiens de Vendée s’assoupliront l’échine à imi- ter ce manège, mais plus d’un hurlera de rage et d’impuissance avant d'avoir atteint la dernière barrière. Si le lièvre avait bien su, il n'aurait pas bougé de cette position formidable, et son ave- nir était assuré; il s’estcontenté de donner du fi/ à relordre (c'est le mot propre) à ses ennemis dans la passe maudite ; il a eu tort. Pendant que nos braves Vendéens maugréent contre le treillage qui leur barre la voie et se fraient un passage à la force des mà- choires, le lièvre, tapi depuis un quart-d'heure sous le vent, au milieu du grand bois qui couronne la colline, rumine de nou- velles ruses. Alerte! alerte ! et sur pied au plus vite ; voici la voix infernale du griffon qui se rapproche de plus en plus, et qui re- tentit déjà sous les voûtes de la forêt. Mais'si on lui faisait faire, à ce dépisteur incommode, une promenade accidentée et énervante à travers les fondrières, les houx et les épines dont cette crête est semée ? Sans doute, mais le satané griffon a deviné la pensée de l'ennemi, et, appelant à son aide son expérience de limier, un office qu'il remplit quelquefois, il tourne l'enceinte des fon- drières, pour s’enquérir d’abord si le lièvre y est resté, et il se rencontre nez à nez avec celui-ci au moment où il débusque de la dernière fosse, Désappointé si brusquement dans ses espé- rances légitimes de répit, notre lièvre commence à s'inquiéter sérieusement, et, dans le trouble de ses idées, demande d’abord 316 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. son salut à la course. Inutiles efforts : les jarrêts du griffon et ceux de ses acolytes semblent redoubler de vigueur et d’élasticité, à mesure que les siens se détendent. Voilà déjà plus d’une heure, sans interruption, que dure cette course échevelée ; il faut se reposer pourtant, sinon périr, car la meute gagne, gagne ; encore cinq minutes et c’est fait. Dans cette perplexité affreuse, notre lièvre se souvient avoir vu dans ces lieux, le matin même, un de ses compagnons de misère se retirer en un buisson qu'il connaît. L’égoïsme est de toutes les conditions, de la pauvreté comme de la richesse, de la faiblesse comme de la force : notre bête aux abois tente un dernier défaut, rabat de nouveau ses voies, tournaille, et finit par se précipiter au milieu du buisson habité, par un bond démesuré, dans lequel il épuise ce qui lui reste de force. La meute arrive sur ces entrefaites, met le nez au buisson ; le lièvre frais s'en échappe, le lièvre de chasse se tient coi. La meute, emportée par la vue de la nouvelle bête, éclate en hurlements victorieux. Le péril est passé cette fois, et notre matois compère s’applaudit déjà en silence du succès de sa ruse. Amère illusion trop promptement déçue ! une voix, une seule voix fait défaut au concert triomphant de la meute, mais c’est celle du griffon. L'in- telligent enfant de la Vendée n’a pas pris long-temps le change ; il a bientôt reconnu l’imposture : la piste d’un lièvre chassé de- puis deux heures n’a pas le fumet aussi prononcé que celle d’un lièvre frais ; il y a de la gabegie là-dessous.. et aussitôt le grif- fon de reprendre son contrepied et de revenir à la première voie. La voilà ! il la tient. La meute, bien créancée, se rallie au rappel de son chef; la fin du drame n’est plus qu'un à vue continuel, qu'un long et cruel hallali ! Mais tous les chiens ne sont pas des griffons de Vendée, taillés sur le patron de celui que je viens de décrire, et les trois quarts des lièvres échapperaient à la meute, n’était que le lièvre tient à mourir au lieu qui l'a vu naître et s'éloigne peu de son canton, ce qui permet au chasseur d'observer de loin ses manœuvres et de venir en aide à la sagacité des chiens, pour les remettre sur la voie et relever leurs défauts ; et voilà pourquoi tant de lièvres se font tuer et prendre même avec de mauvais chiens. La chasse du lièvre au chien d'arrêt en plaine, au mois de septembre, ne vaut pas l'honneur d'une mention spéciale; ce DU COURRE. 317 n'est pas chasser que de tirer un lièvre qu’un chien vous montre, et qui vous part dans les jambes. La chasse d'hiver en plaine exige plus de science et d'adresse ; c’est un grand talent déjà que de savoir approcher le lièvre et de le voir au gite. La chasse à la neige, en vieille lune surtout, est une véritable boucherie ; la loi aurait dû l’interdire, au lieu de laisser ce soin à l'arbitraire des préfets. La battue devrait être également prohibée en plaine, comme aux bois, excepté pour les animaux nuisibles, car ce n'est plus de la chasse, mais bien du massacre et de la des- truction. On sait que les lièvres du mont Cenis sont blancs l'hiver ; ceux de la Norwège aussi. C'est une prévoyance admirable de la nature qui a voulu que le pauvre animal changeñt de robe avec les saisons comme la terre, et que sa couleur se con- fondit toujours avec celle du sol, pour tromper l'œil de ses nombreux ennemis. J'ai cependant rencontré quelquefois des lièvres blancs comme des perdreaux blancs dans mes chasses des environs de Paris. J'ai vu aussi un lièvre noir, il y a quelques années, à l’étalage du magasin de la rue Montesquieu. Bien qu'il provint de la banlieue parisienne, le chef de l’établisse- ment de comestibles avait cru devoir le baptiser lièvre d'Afrique, s’imaginant probablement que tous les animaux de cette con- trée devaient porter la livrée de l’homme de l’Équateur. J'ai connu également une colonie de lapins noirs dans le bois de Meudon. | La taille du lièvre s’accroit à mesure qu’il monte vers le nord, el vice versä. Le lièvre d'Algérie est à peine moitié de celui de France. Le plus petit de tous est le lièvre d'Égypte , remarqua- ble par le développement prodigieux de ses oreilles. Les plus gros lièvres des quatre-vingt-six départements français, mais non les meilleurs, nous viennent de la Flandre et de l'Alsace, les pays les plus riches et les mieux cultivés du royaume. Le lièvre de la forêt est généralément plus fort que celui de la plaine. Le lièvre mérite d'occuper une place honorable dans les fastes de la gastrosophie ; j'ignore pour quelle cause Moïse en a pro- hibé la chair et l’a déclarée impure. Les Romains, qui étaient de grands mangeurs, étaient loin de partager la répugnance 318 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. des Juifs pour le civet, si j'en juge du moins par ces vers de Martial : Inter aves turdus.…….. Inter quadrupedes, gloria prima lepus. Les dames romaines, qui étaient de grandes coquettes, esti- maient de leur côté le sang du lièvre comme le plus précieux de tous les cosmétiques pour la peau du visage et pour celle des mains, J'aime mieux la pâte d'amandes. Voulez-vous savoir pourquoi la rencontre d’un lièvre qui tra- verse votre chemin à la réputation d’être un mauvais présage ? Écoutez : Il était une fois un général lacédémonien, nommé Lysander, qui faisait le siège de Corinthe. Ce général apercut un jour un lièvre qui flänait sur les glacis de la citadelle, devant les lignes des assiégés, « Très-bien ! s’écria aussitôt cet homme de guerre, très-fort sur les rébus, voilà une ville qui ne doit pas tarder à être rasée, puisque les animaux des champs, qui chérissent la solitude, viennent déjà retenir leur logement dans la place. » Or, l'histoire rapporte que cette explication déplorable d’un phéno- mène insignifiant produisit sur le moral des soldats lacédémo- niens un effet si prodigieux qu'ils demandèrent l'assaut à l’ins- tant même, o% ils se conduisirent comme des lions et ceignirent leurs fronts des lauriers de la victoire. Je n'ai jamais partagé les appréhensions du vulgaire à l’en- droit de la rencontre du lièvre, et je ne la redoute aucunement, surtout lorsque je suis armé, Un chef de cabinet ministériel, personnage éminemment ha- bile à développer le côté inutile des questions, et que cette spé- cialité appelait à un brillant avenir sous le gnuvernement actuel, me pria un jour de lui procurer la distraction d’une chasse au lièvre. Je l'emmène chez un ami des champs. À ma demande on découple deux bassets novices dans un bosquet attenant à l’ha- bitation , petit parc de réserve. Part un levraut qui vient se po- ser en chandelier , au beau milieu d'une avenue, à dix pas du personnage en question. Il fait feu de ses deux coups sur la malheureuse bête, à qui la peur donne des ailes et qui vient me passer à vingt-cinq pas. Je l'assassine, et comme j'ai affaire DU COURRE. 349 à dés chiens qui débutent, je coupe prestement lés oreilles au levraut et les partage aux deux bassets pour les affrian- der. Survient à l'instant même le premier tireur qui réclame l'honneur de l'assassinat. — Il était blessé à mort, s’écrie- t-il du plus loin qu'il m'apercoit; c'était inutile de le ti- rer, les chiens allaient le prendre. — En êtes-vous bien sûr, lui réponds-je ? Il s'approche, et avisant le lièvre dont la coiffure est à bas. Ma foi non, dit-il , ce n’est pas le méme; le mien avait des oreilles longues comme cu [1 Et dressant vers le ciel index de sa main droite, il m'indiquait d’une manière énergique la pro- digieuse dimension des oreilles de son lièvre. Or il s’est trouvé un ministre soi-disant chasseur pour me faire de cet homme-là le préfet d’un département très-boisé ! Voilà les administrateurs à qui l’on confie la suprême direction du régime de la chasse en France ! LE FAUVE, CERF. — DAIM. — CHEVREUIL. Les branchus de nos forêts de France comptent, avons nous dit, trois espèces, cerf, daim, chevreuil. Ces trois espèces sont désignées sous le nom général de fauve. On dit d’une forêt bien peuplée de ces trois espèces que {e fauve y abonde. La femelle du cerf s'appelle biche ; celle du daim, daine ; celle du chevreuil, chevrette. Le mâle de cette dernière espèce s’ap- pelle brocart, Les nouveaux-nés des trois groupes prennent éga- lement le nom de faons (prononcez fans). Ces bêtes-là ont des pieds, et non pas des pattes. Je professe une très-médiocre estime pour les gens qui me demandent une patte de chevreuil ou de cerf pour orner le cordon de leur son- nette ou pour en faire des manches de couteaux. La patte est essentiellement armée de griffes et d'ongles. Ces ongles sont ré- tractiles chez les félins (lion, chat) et non rétractiles chez les autres carnivores (canins, mustéliens). 11 est malheureux que le mot 320 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. ongle se dise indifféremment de la griffe des félins et de la corne du pied des bêtes fauves et de la bête noire (sanglier). Le cerf, le daim et le chevreuil perdent leur téte tous les ans à époque fixe, le cerf et le daim en mars, le chevreuil en dé- cembre. Ils la refont aussitôt après lavoir perdue. Le bois est l'attribut de la masculinité, comme la barbe; le front de la femelle est dépourvu de cet ornement, sauf de rares exceptions, lorsque le sexe, par exemple, a disparu avec l’âge, et que la bête est de venue brehaigne, c'est-à-dire stérile, et, dans ce cas encore, la prétention de la femelle se borne-t-elle à parer son chef de chétifs cornillons. La tête a pour appui, sur le front de l'animal, la meule, sorte de plate-forme ronde et couronnée, sur laquelle va pousser le bois. La mère branche, la tige, a nom le merrain ou la perche. De cette mère branche partent en avant des rameaux qui ont reçu le nom de cors ou d’andouillers, et qui sont au nombre de trois dans une tête régulière, le premier andouiller, la chevillure et le sur-an- douiller. Après avoir fourni les trois andouillers, la perche se ter- mine par une fourche qu'on appelle, suivant la forme qu'elle affecte, chandelier où empaumure. Empaumure s'emploie le plus souvent pour désigner toute la ramure du daim, qui est plus large que celle du cerf. Il y a de ces chandeliers qui comptent jusqu’à six ou sept branches. La tête est dite bizarde quand les deux ramures ne sont pas pareilles et que les irrégularités touchent à la monstruosité. Une belle tête est celle qui compte trois andouil- lers d’égales dimensions, bien étagés sur une même ligne horizontale, et dont l’'empaumure porte quatre branches. L'ana- logie du cerf exige que son bois forme une) série parfaite à sept termes, comme une gamme, avec la perche pour pivot. La che- villure, andouiller du milieu, doit être le plus long des trois. Le plus beau bois est le bois le plus pesant, celui dont le grain est le plus noir, le plus fin et le plus luisant. Le jeune cerf porte le nom de faon pendant les six premiers mois de sa vie, au bout desquels il prend le nom de hère ou haire qu’il conserve pendant le même espace de temps, c’est-à-dire jusqu'à sa premiere tête. De un an à deux ans, c’est un daguet. Ses bois, pointus, droits etunis comme une corne de gazelle, ressemblent, en effet, à une double dague, et s'appellent ainsi. De deux ans à trois ans le cerf est dit à sa D TS RE Ce | UN | DU COURRE. 321 deuxième tête; à sa deuxième tête le cerf a pris son premier andouiller. De trois ans à quatre ans, froisième téte : la chevil- lure s'étage au-dessus du premier andouiller. De quatre à cinq ans, quatrième téle : apparition du sur-andouiller, l'empaumure se dessine. De cinq à six ans, dix-cors jeunement : la tête est complète désormais, et ne fera plus que croître en grosseur, sauf les bizarderies de l'empaumure. De six à sept ans, dix-cors. Plus tard, grand vieux dix-cors, grand vieux cerf. Ceci est l’histoire de la ramification du bois du cerf et de celui du daim. Cette ramification est moins compliquée chez le che- vreuil. Le chevreuil porte la dague comme le cerf et le daim à sa seconde année; mais il fait toute sa tête de la troisième année à la quatrième, c’est-à-dire que dans cet espace de temps il a pris ses deux andouillers, la seule parure à laquelle il ait droit de pré- tendre. Le chevreuil a fait et parfait toute sa tête en cinq ans. On sait que la suppression du sexe et de graves infirmités interrom- pent la végétation de la tête chez tous les ruminants. * On juge de l’âge, de la taille et de l’'embonpoint du cerf par la grosseur de son pied, par ses allures, par ses fumées. L’allure est la manière dont un animal marque le pas; c’est l’espace qui existe entre ses pieds de devant et ses pieds de derrière. On dit que la biche et le daguet se méjugent, parce que leur marche est oblique, et que leur pied de derrière ne s’emboîte pas, comme celui du dix-cors, dans celui de devant. Je ne donne pas les détails d'une foule d’autres indices dont la connaissance est du ressort particulier de la profession du piqueur, et qui, outre l'inconvé- nient de n’instruire que médiocrement les lecteurs à qui ce traité s'adresse, ont celui de se trouver dans vingt livres. On dit du cerf que sa venaison commence en juin et finit en septembre, pour exprimer que c’est en cette saison que l'animal a acquis tout son embonpoint et qu’il est plus avantageux de le chasser. On dit que le fauve se rend au gagnage quand il sort du buisson (bois) pour aller paître dans les champs. Paître, pour le fauve, c’est viander ; pâture, c’est viandis. Le cerf ne boit pas, il prend l’eau ; il ne se dérobe pas comme le renard, il ne prend pas de l’avance sur les chiens comme le sanglier, il se forlonge. Son cri, qui est un mngissement formidable, s'appelle raiment ou bramement : le cerf, le daim et le chevreuil raient ou brament. 21 322 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. Un des premiers articles de la charte des veneurs consacre l'in- violabilité des femelles dans la chasse du fauve. Ce privilège d'in- violabilité devrait s'étendre à toutes les espèces destinées à nos plaisirs. Respect au sexe, que la femelle s'appelle biche ou che- vrette, chanterelle ou poule faisane. Je lis avec douleur dans le Journal des Chasseurs que messieurs de la Société de Ram- bouillet se rendent quotidiennement et systématiquement cou- pables d'infraction aux sages prescriptions de la charte de saint Hubert. J'ai vu mieux que cela , hélas ! en fait d’infractions cou- pables ; j'ai vu des bourreaux, qui n’avaient pas même le besoin pour excuse à leur crime, imiter le cri de détresse du faon pour attirer la mère sous le canon de leur fusil. Ainsi, dans ce fumier de civilisation où croupit la société actuelle, où tout s’achète et se vend, la voix de l'électeur comme la chair de la vierge, le pourvoyeur d'amour s'appuie de la tendresse maternelle comme d'un tout-puissant levier , et fait résonner au cœur de Ja fille séduite les cris plaintifs de son enfant à jeun, pour la pousser dans le gouffre large ouvert de la prostitution. Les peuples chas- seurs de l'Amérique , les plus féroces d’entre les Sauvages, au- raient horreur d’un semblable procédé de destruction. L'assassi- nat des femelles du castor fut longtemps considéré comme un casus belli parmi les tribus des Peaux rouges. Le Bas-de-Cuir de Fenimore Cooper, qui fait parler si éloquemment la provi- dence de Dieu , n’a pas de paroles assez dures pour flétrir ces assassinats de femelles. Si quelque pauvre bête méritait au surplus d’être exemptée de la proscription qui pèse sur le fauve, c'était assurément la biche ; la biche, symbole parfait des pauvres épouses et des pauvres mè-— res de la classe laborieuse ; la biche, esclave soumise que le vain- queur s’adjuge pour prix de sa victoire et qu'il abandonne aussitôt que l'orage des sens est calmé, laissant désormais à sa charge tous les tourments de la maternité. Oh! n’accusez pas pour cela le cerf de sècheresse et de dureté de cœur, car c'est la dureté du travail, c’est la persécution qui le force à se recéler et à vivre seul. Et puis le juste persécuté a mieux à faire qu'à s'occuper de sa fa- mille. Le Christ a dit : Que celui qui veut me suivre abandonne lessiens… Vous savez bien d'ailleurs que l'Évangile de saint Mal- thus interdit aux nobles travailleurs le droit d'amour et de DU COURRE. 323 paternité , et que ces droits naturels-à sont privilèges du riche. Vous saurez tout à l'heure que le cerf est un de ces tra- wailleurs d'élite à qui les valets de plume de l'opulent im- productif refusent le droit d'aimer. A ce propos, que je raconte ce que j'ai appris nagucre, je ne dirai pas comment, touchant le sort fuiur que Dieu a assigné au révérend docteur de la Lot de nécessité, etqu'il tient en réserve pour tous les autres économistes, Je le di- sais-bien, moi, qu'il devait y avoir une vengeance au ciel, « 44/ le peuple n'a pas le droit d'aimer... Ah! il ny a pas de place au banquet de la vie pour l'enfant qui nait pauvre (Malthus)… Al ! la société, à rigoureusement parler, ne doit rien à aucun de ses mnembres (Jean-Baptiste Say). » Très-bien ; ines petits amis, très-bien, c'est vous qui l’avez dit, c'est vous-mêmes qui avez prononcé votre sentence. Eh bien, il vous sera fait, je ne suis pas fâché de vous en avertir, il vous sera fait ainsi que vous avez voulu faire à autrui. Ah! vous avez essayé d'arrêter dans sa course le balancier de la solidarité ; tant mieux; car l'instrument contrarié s’est retourné contre vous et vous a meurtri le front. Ce n'est là que le légitime retour des choses d'ici-bas. Certes, j'ai rarement désiré le malheur de mes frères, mais je me réjouis néanmoins de contempler bientôt le révérend Malthus, #ère de sept enfants en bas-âge et criant la faim, le révérend Malthus fonctionnant pour la plus grande gloire du capital dans le dernier de ces bagnes industriels qu'on appelle Worckouses , en l’an de grâce 1847. Je tiens de source certaine encore que le dernier prô- neur de l'esclavage des noirs est destiné à périr dans la peau du dernier esclave que déchireront les lanières d’un commandeur inhumain. Que ça sera donc bien fait ! Pauvres biches! Dieu a mis tant d'amour maternel en leur cœur, qu'elles acceptent avec joie toutes les douleurs de la mater- nité. Rien n'égale la tendresse de ces pauvres mères pour leur progéniture; elles n’ont point d'armes pour défendre leurs petits contre la dent du loup; elles les cachent; elles leur apprennent à se tenir immobiles sous la cépée herbue. Pour éloigner l'ennemi du buisson qui renferme leur jeune famille, elles feront les bles- sées et se donneront aux chiens. Quand le faon aura grandi et aura conquis par la vigueur de son jarret un moyen de salut, la pauvre mère s’attachera à meubler son intelligence de toutes les 324 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. ruses et de tous les détours que comportent la localité qu'il ha- bite et le genre d’ennemis qu’il aura à combattre. Que de fois la compassion est entrée dans mon cœur, au spectacle des merveilles de sagacité et de calcul déployées par un simple daguet (cerf d’un an) dans sa première épreuve! Que de fois me suis-je fait le complice volontaire de ses subtiles ruses, aimant mieux mentir à mes chiens que de trahir la retraite du fugitif, dont le hasard m'avait permis d'observer les marches savantes et d'admirer les ruses! Et je ne m'en repens pas ! La biche, la daine et la chevrette ne sont pas, à proprement parler, des bêtes de chasse, et ce que j'ai dit d’une des familles s'applique aux deux autres. Je préviens seulement que dans l’es- pèce chevreuil, la plus favorisée des trois, le mâle, moins absorbé par le travail de tête, ne se débarrasse pas sur la femelle des soins de la famille, et qu'il prend sa part du fardeau. L'union du brocart et de la chevrette est un ménage véritable et non une passade amoureuse comme celle du cerf et de la biche, du daim et de la daine. Ces considérations sur l’espèce exposées, abordons la ques- tion passionnelle, la grande question du courre du cerf, la chasse par excellence, la chasse des empereurs et des rois. LE CERF. Je suis le cerf à cause de ma teste; Par les Grecs fuz ceratum surnommé. En beauté i’excède toute beste Dont à bon droit ils m'ont ainsi nommé. Pour le plaisir des rois je suis donné : De iour en jour les veneurs me pourchassent Par les forêts. Je suis abandonné A tous les chiens qui sans cesse me chassent. Toute la destinée du cerf est écrite en ces vers. Victime réser- vée aux honneurs de la tuerie royale pour la beauté de son corps, éternel objet de l’ardente convoitise de la meute pour l'excellence de sa chair. Un dix-cors ravagé par de profonds chagrins et dési- reux de verser ses peines dans le sein d’un homme pieux, n’em- DU COURRE. 325 prunterait pas à la poésie un langage plus touchant, plus naïf, que celui que lui prête Du Fouilloux. = Noble et douce nature, créature victime, encore une bête du bon Dieu ! Car il y a les bêtes du bon Dieu, je vous lai dit cent fois, comme il y a les bêtes du diable. Les hirondelles et les bergeron- nettes sont des oiseaux du bon Dieu ; le hibou et le vautour sont des oiseaux du diable. Le renard, emblème du procureur, et le bouc, emblème de la luxure, relèvent de Satan; le bœuf et la bre- bis, emblèmes du travailleur exploité, relèvent du bon Dieu. Il y a aussi le double dogme du bon et du mauvais principe. Il y a les apôtres du bon Dieu, les socialistes qui réclament le droit de vivre pour tous et qui écrivent que le bonheur est la destinée de l’homme; et les apôtres de Satan, les Scribes de Juda, qui disent que la misère est le lot fatal des masses, et qui, après avoir fait semblant d’abolir l'héritage et de chercher la femme libre, ont vendu pour un peu d’or leur plume et leur conscience aux juifs. Infamie sur les apostats ! Aristote a connu la passion du cerf pour les chants mélanco- liques et tendres; il affirme qu'on peut prendre cet animal à deux, au moyen de la flûte. Pendant que l’un des deux compa- gnons tient l'animal charmé par l'attrait de ses mélodies, l’autre s'approche en tapinois de la victime et lui plonge son poignard dans le sein. Du Fouilloux, qui a pratiqué le cerf plus particulière- ment qu’Aristote, est à peu près d'accord avec le grand natura- liste de Stagyre, quant à la mélomanie du noble quadrupède; mais si le cerf aime comme le bœuf les pipeaux rustiques , comme le bœuf il a peur du clairon belliqueux. I n’y a qu'à consulter les légendes historiques et religieuses de tous les peuples pour reconnaître que le cerf est un des instru- ments dont Dieu aime à se servir pour faire part aux mortels de ses desseins sur eux. Ce fut un cerf blessé du mont Ida qui donna à l’homme la première lecon de thérapeutique et lui fournit la recette du dictame avec la manière de s’en servir. Tous les auteurs anciens et un grand nombre d'auteurs mo- dernes qui ont traité du cerf ont parlé longuement de ses guerres avec les serpents. L'analogie dit bien, en effet, qu'il doit y avoir antipathie entre le noble quadrupède qui symbolise la loyauté et 326 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. le reptile venimeux qui symbolise la perfidie ; mais il ne m'est pas prouvé pour cela que le cerf ait avalé toutes les couleuvres qu'on lui prête. Je saïs des chiens, il est vrai, qui tuent les vipères pour le plaisir de les tuer, et uniquement parce qu'ils ont la conscience de rendre service à l’homme en détruisant des bêtes malfaisantes ; mais le chien est un chien, le chien est le sergent de ville de l’homme, et le cerf n’a pas été créé pour servir de doublure au chien. Le vrai destructeur des reptiles parmi les quadrupèdes , c’est le sanglier au cuir épais, à estomac complaisant ; c’est, parmi les oiseaux, le kamichi, le secrétaire, le cariama, la cigogne et le héron. Mais le cerf avait, dès le principe, la réputation de savant dans les choses de la médecine; on lui était déjà redevable de la découverte du dictame, natif du mont Ida ; on a été naturellement amené à lui attribuer une foule d’autres inventions merveilleuses. Ainsi, le cerf ne se contente pas de déchirer le serpent qu'il ren contre sur sa voie et de l’avaler par la queue suivant une coutume invariable ; il va le provoquer jusque dans le fond de ses plus noires cavernes ; il se rit du nombre de ses ennemis et n'a pas peur de se laisser envelopper par eux; car sa mère lui a confié le secret d’un spécifique infaillible contre le venin de leurs morsures. Ce secret consiste tout bonnement à descendre dans le premier ruisseau venu où il y ait des écrevisses et à se gargariser la bou- che avec un demi-cent de ces crustacées, mais sans boire. Cette dernière considération est de rigueur; sans boire ; si le cerf boit, il est perdu. On peut se conduire avec les auteurs anciens d’une matière convenable, sans se rendre garant de l’infaillibilité de tous leurs spécifiques. Je ne garantis pas l’infaillibilité du spécifi- que ci-dessus. On sait encore que, dans l’ancienne médecine, la poudre de corne de cerf et celle de l’os de son cœur passaient pour les aleæi- pharmaques (fortifiants) par excellence. La corne de cerf est la panacée universelle qui guérit tous les maux passés, présents, futurs, nouveaux ; c’est elle qui soulage la femme enceinte, qui détruit les vérs chez l'enfant, qui rajeunit le vieillard. Malheureu- sement le cerf a la malhonnêteté d'enterrer ses bois et de vouloir priver l'espèce humaine d'un remède dont elle a tant besoin, ce qui force celle-ci de faire la guerre au cerf. Je m'empresse de protester contre cette aceusation ridicule de rouerie adressée à une DU COURRE. 327 bête loyale qui en est complètement incapable. Le cerf n’enterre pas ses bois, qui s’enterrent tout seuls, quoi qu’en disent Aristote et sa docte cabale, et Théophraste et Pline. La biche possède aussi de merveilleux remèdes pour une foule de maladies ; elle pénètre très-avant dans les secrets de Lucine et connaît des cailloux qui ont la propriété de faire accoucher sans douleur. La médecine arabe, qui serait au désespoir de se laisser distancer par la grec- que ou par la latine sur le terrain des secrets merveilleux, affirme de son côté que la peau et les fumées de la gazelle, calcinées et réduites en poudre et mêlées à très-faible dose dans la nourriture de l'enfant, lui donnent de la mémoire, de l'esprit et un doux caractère. Elle ajoute (la médecine arabe) que le meilleur moyen de guérir les femmes de la démangeaison du babil est de leur faire manger de temps à autre une langue de gazelle séchée au four. Qui ne se rappelle avoir lu avec amour, dans les métamorphoses d'Ovide, l'histoire touchante du jeune Cyparisse, si inconsolable de la mort de son cerf chéri, et qu'Apollon, touché de sa souf- france, change en cyprès, image des douleurs éternelles ? La foi catholique a pris aussi sa part du cerf et s’en est large- ment servie pour illustrer ses légendes. Le grand saint Hubert, patron des chasseurs, à dû sa conversion à un cerf. Saint Hubert était un gentilhomme ausfrasien (lorrain) qui s'abandonnait à sa passion pour la chasse avec une fougue qui lui faisait complètement oublier :e salut de son âme. Le bon Dieu, qui avait des desseins sur lui, et qui le destinait à être un jour le porte-enseigne vénéré de la corporation des chasseurs, lui fit faire, un beau matin ou un beau soir, la rencontre d’un cerf qui por- tait un saint-sacrement sur son chef en guise d’andouillers. La légende rapporte que les flammes qui jaillissaient de cet appareil lumineux étaient si éblouissantes, que les chiens qui chassaient l'animal en prirent peur et renoncèrent à courre le cerf pour le reste de leur vie. Leur maitre fit mieux; averti par cette mani- festation éclatante que le Seigneur n’approwvait que médiocre- ment ses occupations habituelles, il dit adieu à ses chiens et se retira au fond d’un ermitage, où il édifia ses frères en Jésus par la pratique de toutes les vertus chrétiennes, partageant dé- sormais son temps entre la pipée, la prière et la préparation de ses remèdes secrets contre la rage. 328 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. Ou je me trompe fort, ou il doit y avoir un peu de cerf dans la biographie de saint Eustache et dans celle de saint Germain- l’Auxerrois, et aussi dans celle de saint Norbert, fondateur des Prémontrés. « Je te l'ai de près montré (V’animal de chasse). Qui nourrit le fils de Geneviève de Brabant du lait de ses ma- melles? Une biche... Qui fut dans le désert la consolatrice et l’amie de cette femme innocente, malheureuse et persécutée par un tyran barbare, soupconneux et peu délicat? Une biche. I y a dans le poème de Jocelyn une biche qui a certainement plus de sentiments humains dans le cœur que cet odieux évêque de Grenoble, lequel ne trouvant pas que son propre martyre Jui garantisse suffisamment sa place au paradis, force deux jouven- ceaux qui s'adorent à s’immoler et à se damner pour lui en cette vie et dans l’autre. Comme tous ces mauvais prêtres ont calomnié le Christ ! Je n’en finirais jamais si je voulais citer tous les exemples qui prouvent que l'humanité, dans ses afflictions, a toujours trouvé refuge et reconfort près de la biche et de sa famille. Toutes les histoires un peu poétiques en sont pleines. Oh! oui, le contrat d'alliance et d'amitié entre l’homme et le cerf a été signé, il y a bien long-temps ; Phèdre en parle dans ses fables ; mais si le cerf l’a toujours scrupuleusement respecté, il faut bien reconnaître que l’homme y a donné de fiers coups de canif. Combien de fois n’ai-je pas vu, et pas plus tard que l’an- née dernière, un malheureux cerf mal mené, à bout de jambes et de ruses, chercher un refuge dans la demeure de homme, et celui-ci lui plonger son couteau dans la gorge, le dépouiller et le saler après ! Ainsi, l'Anglais victorieux reconnut un jour la con- fiance du magnanime empereur qui lui demandait un asile, l’en- chaïna, le garrotta, et le clouant sur un roc désert, au sein de l'Atlantique, l'y fit périr de consomption et d’ennui. Mais puisque le cerf avait été doué du triste don des larmes par le suprême ordonnateur des choses, apparemment que c'était pour s’en servir. Cette réflexion est juste. Le cerf symbolise en effet l’homme juste, le travailleur persécuté par l’égoïsme des grands seigneurs et livré à l'exploitation de tous les agents parasites de l'administration civilisée (chiens courants). Et ce travailleur-là n'est pas un travailleur ordinaire, un DU COURRE. 329 simple manœuvre possédant ses bras pour tout capital, comme disait le grand ministre Turgot, l'ami du peuple et du malheureux Louis XVI, ce pauvre roi dont la civilisation fit un martyr et dont l'Harmonie eût fait un si glorieux président de la série des ingé- nieurs-mécaniciens ! Le cerf travaille de tête. C’est un de ces poursuivants acharnés de la science, pour lesquels la science n’a que des épines et qui périssent d’une manière misérable, comme Salomon de Causs, pour avoir devancé les idées de leur siècle. Que d'obstacles à surmonter pour l'inventeur avant d'avoir parfait son œuvre ! Après les douleurs de l’enfantement, que de douleurs pour faire accepter sa découverte, pour pouvoir la déve- lopper en son plein ! Que de souffrances dévorées dans la soli- tude ! Las! l'inventeur aussi fut doué du triste don des larmes. Et l'emblème du savant persécuté, la couronne impériale, porte trois larmes congelées au fond de son calice ! Le cerf n'apporte en naissant que les rudiments de sa parure de tête, dont le développement parfait et régulier représente la série industrielle ornée de son pivot, le merrain. De même que le cerveau de l'inventeur s'enrichit chaque année d’une acquisition nouvelle, ainsi la tête du cerf doit s’accroitre, avec l’âge, de quel- que nouvel andouiller : Le daguet n’a sur la tête É Que deux dagues seulement ; C’est une petite bête Qui se fait chasser très-longtemps ! (Fanfare du daguet.) Le daguet, cerf d'un an, a remplacé, avons-nous dit, le /aon (premier àge), et le haire (second âge); la deuxième tête a suc- cédé au daguet; la froisième téle à la deuxième ; la quatrième téte à la troisième; le dix-cors jeunement à la quatrième tête ; le dix-cors au dix-cors jeunement. Or, chacune de ces métamorphoses a été pour la malheureuse bête une crise douloureuse. Elle a été obligée aussi de se retirer dans la solitude et loin de tous les regards pour mürir en paix son travail (refaire sa tête) ; mais à peine at-elle reparu dans la lice, fière du nouveau perfectionnement de son procédé, qu'elle se trouve soudain le point de mire des traits acérés de l'envie, des 330 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. attaques de la concurrence, de la cupidité du fisc, je veux dire des chasseurs. Car le cerf qui a perdu son bois en mars l'a refait en juin, et c'est l’époque où le gagnage est friand et où commence la venaison du cerf. Tayaut ! Tayaut ! écoutez le eri de guerre des veneurs et le bruit étourdissant des fanfares qui sonnent la royale : c’est un dix-cors qui fuit devant la meute ; pour lui vient de s’ou- vrir l'ère des persécutions. Et voyez le malheur... ! A mesure que son cerveau s'enrichit, que son noble front s'illustre, dans la même proportion s'accroît le nombre de ses persécuteurs. Tant qu’il n’était que daguet, jeune et léger de bagage scientifique, c’est à peine si les veneurs dai- gnaient s'occuper de lui. Son obscurité lui tenait lieu de sauve- garde, et puis le poids de l'existence est si facile à porter au ma- tin de la vie, et ses jarrets étaient si vigoureux, si souples ! Atten- dons qu'il profite, disaient-ils, qu'il soit devenu gras et lourd; pour aujourd'hui le jeu n’en vaut pas la chandelle. Or, voiet que le daguet est devenu dix-cors, que Fembonpoint et la pesanteur lui sont arrivés avec l’âge. En avant, piqueurs et limiers, plus de repos à la bête, son bois au ratelier, sa chair à la curée ! C'est pour en venir là que le noble animal à refait tous les ans sa tête, dont le poids a fini par allourdir sa marche. Travail m- fructueux comme celui de l'inventeur obligé de recommencer tous les ans sa besogne, sans pouvoir parvenir à dompter la misère où le retient invinciblement l'oppression du capital oisif , l’oppres- sion de la caste privilégiée. Travailleurs, caste maudite, il est écrit dans la Bible et dans l'Évangile d’Albion, commenté par saint Jean-Baptiste Say et par saint Malthus, que vous périrez à la peine; que le produit de vos sueurs appartient de droit à vos maitres. Courbez vos fronts sous la loi du plus fort, subis- sez l'arrêt du destin. Alors les victimes, découragées par l’inutilité de leurs efforts, se résignent ou vont demander à l'ivresse l'oubli momentané de leurs maux et de leur avenir. Alors lesapôtres de la fausse morale, souteneurs-nés des privilèges des classes fainéantes, et les valets de plume de la boutique infâme, messieurs les économistes, pren- nent texte de l’abrutissement où le triomphe de leurs doctrines a plongé leurs victimes, pour tonner contre l'immoralité native des classes laborieuses. Alors M. le préfet de l'Oise range par ar- DU COURRE. 331 rêté le cerf et le chevreuil dans la catégorie des amimaux nui- sibles ! ! Mon Dieu oui, parce que de pauvres bêtes, à qui si peu de jouis- sances sont accordées en ce monde en retour de tant de misères ; parce que le cerf, le daim et le chevreuil semblent se jeter avec avidité au printemps sur les pousses des jeunes chênes, qui leur procurent une ivresse passagère, une minute d'abandon, d'insou- cieuse gaieté, trop souvent expiée par un châtiment terrible ; pour cette seule faiblesse — de gupides propriétaires de forêts, d'insen- sibles administrateurs, ont déclaré les trois innocentes espèces due- ment atteintes et convaincues du vice originel d’ivrognerie. Ainsi disent les ministres puritains d'Albion, parlant des prolétaires irlandais et saxons . méprisable canaille imbue de tous les vices ! Parce que le cerf, aigri par les chagrins sans nombre dont il est assailli, recherche avec fureur les distractions d'amour, les mêmes l'ont accusé de luxure et d’impudicité. Comme st la pri- vation et la misère n'étaient pas les légitimes excuses de tous les excès des sens ! comme s’il était possible au pauvre monde d’ap- porter de la mesure dans la jouissance du seul bien que le riche ne lui ait pas encore interdit! Ah! la morale vous est facile à vous, riches impotants blasés sur les jouissances d’amour, qui pouvez acheter à prix d’or les caresses et la chair de la fille du peuple, sauf à l’abandonner après votre caprice passé ; mais faites boire le cerf à votre auge et constituez-lui un harem , vous verrez qu'il ne vous scandalisera plus de ses débordements. Eh! parbleu, ne,s’enivre pas, on le sait de reste, qui peut boire à sa soif le: vin des meilleurs crüs. On n'a peut-être que ce défaut à repro:her au cerf, la violence de ses passions amoureuses. Le cerf n’a pas assez médité, j'en con- viens, la lecon de discrétion infligée par la chaste Diane au chasseur Actéon ; mais je me demande qui est parfait en ce monde. Samson, Hercule et M. de Turenne étaient de nobles héros, et l'amour aussi les perdit. L'amour est la passion des grands:cœurs. L'espèce du cerf est répandue par tout le globe. Le Jardim-des- Plantes de Paris en possède aujourd’hui une dizaine d'espèces vivantes, dont la plus semblable à la nôtre est celle du Malabar. J'ai dit que les savants des académies avaient eu tort dans le temps de chercher querelle à Virgile, pour avoir affirmé l’exis- 332 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. tence du cerf africain. Il paraît que ces Messieurs tenaient énor- mément à ce que la terre d'Afrique ne nourrit que des antilopes et des gazelles. Les lauriers de notre dernière conquête ont dû les contrarier beaucoup. J'ai dit les mœurs du cerf. Sa vie n’est qu’une longue série d’amertumes. C’est l’orgueil des forêts, le gibier royal par excel- lenée ; mais sa beauté le tue. Le cerf a pour ennemis tous les carnassiers du globe, les canins et les félins notamment. Dans la Perse et dans l'Inde, on le chasse au guépard, charmante espèce de tigre qui se dresse comme un lévrier. Je ne sache pas qu’on le chasse nulle part à l'oiseau, à l'instar de la gazelle. Pline affirme néanmoins que de son temps les aigles faisaient beaucoup de chagrin aux cerfs, commençant par leur troubler la vue avec la poussière de leurs ailes, puis leur crevant les yeux. Le gypaète des Pyrénées et des Alpes a été accusé aussi de faire usage d’un procédé identique pour détruire le chamoïis et l’isard. Ici je ne m'inscrirai pas en faux contre le témoignage de Pline, quoiqu'il se soit passé du temps de cet écrivain une foule de choses d'histoire naturelle qu'on n’a pas observées depuis. J'ai vu des pies et des corneïlles poursuivre des levrauts dans nos champs et leur crever les yeux. Le faucon blanc d'Afrique, qui n’est pas plus gros qu’un pigeon, attaque la gazelle, et je ne vois pas pourquoi l’aigle et le gypaète ne s'en prendraient pas au cerf ou au chamoïis dans un besoin urgent. Dans les forêts du Nord où le cerf disparaît pour faire place à l'élan et au renne, les principaux ennemis de ces deux races sont le loup, le glouton et le chat-cervier ; le loup qui chasse à forcer comme le chien, le glouton et le chat-cervier qui préfèrent l'affût et s'embusquent dans les branches touffues des sapins, pour de là se laisser choir sur la proie qu'ils guettent au passage. L’ours a toujours été plus friand de fraises et de miel que de chair : le cerf et ses congénères ont eu rarement à se plaindre de lui. Je ne suis pas fàché de trouver, en passant, l’occasion de déli- vrer ce nouveau certificat de bonnes vie et mœurs à une bête trop calomniée. D'innombrables troupeaux de cerfs émaillaient le sol des prai- ries et des forêts de l'Amérique du Nord, avant que la fée de DU COURRE. 333 l’industrie y eût transformé d’un coup de sa baguette le désert et la solitude en cités populeuses, et n’eût planté les assises des ports aux plages limoneuses où dormaient naguères au soleil les caïmans musqués. Le cerf(daim de Cooper) constituait alors tout le fonds de la richesse sociale, tout le capital des Peaux rouges, de la rive gauche du Mississipi jusqu'à l'Atlantique, comme le bison celui des Peaux rouges de l'Ouest, de la rive droite du fleuve jusqu'aux Montagnes Rocheuses. C'était pour eux, ou pour elles, la manne du désert, leur unique ressource contre la faim, supplice normal de la sauvagerie. L'Européen civilisé, cet être que saisit le besoin de gaspillage et de destruction, à la vue des richesses naturelles, n'eut garde, comme on pense bien, de mé- nager celles-ci. Il vint des exterminateurs de partout pour faire la guerre aux daimset aux bisons , et ces espèces n'eussent pas duré un siècle, si l'esprit de conservation, inhérent à la proprié- té, n’eût fini par insuffler une idée raisonnable dans le cerveau des Yankees. Donc ces destructeurs acharnés s’aperçcurent un jour qu'ils n'étaient pas les seuls à vouloir la fin de leur fauve, et que le loupet le couguar (panthère grise d'Amérique) leur faisaient dans ce but une rude concurrence. Alors ils déclarèrent une guerre à mort, guerre de concurrence à ceux-ci, et la bataille dure encore, et si bien que le daim, comme le pigeon de la fa- ble, a profité largement du conflit des voleurs ; c’est-à-dire que l'espèce commence à se repeupler depuis aux prairies et aux forêts de la North-Amérique ; et que le cerf américain, toujours ami de l’homme, toujours confiant dans sa générosité, vit au- jourd'hui dans la conviction intime que l'homme n’a été poussé à sévir contre le couguar que par le seul désir de l'obliger, lui cerf. Pourquoi chercherais-je à détruire ces illusions can- dides ? Le cerf méritait d’être honoré mieux que partout en France, France, nourrice de toute noblesse et fontaine des sciences et des arts, a dit Jacques Du Fouilloux, le plus grand des écrivains de cerf que je connaisse, et dont j'engage tous mes lecteurs, je ne dis pas toutes mes lectrices, à lire le célèbre traité de Vénerie. Aussi le cerf a-t-il joué un rôle immense dans l'histoire des plaisirs des rois de France, princes qui chassaient de race, et qui n'ont pas dédaigné de consacrer leurs veilles à l'étude de la chasse à 334 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. courre. Le eerf de France a, comme vigueur et comme beauté de formes, une supériorité marquée sur tous ceux de l’Europe. Mais s’il a eu quelques beaux jours sous l’ancienne monarchie, qu'il est tombé bas avec elle ! qu'il a expié chèrement ses ami- tiés royales ! En 89, comme depuis en 4830, ce fut, hélas ! la pre- mière victime innocente sur laquelle le courroux du peuple s’abaissa, Quidquid delirant reges, plectuntur cervi, aurait dû dire le poète, au lieu de achivi, car il est certain que le peu- ple a moins à pâtir des révolutions que le cerf. Pourquoi cela cependant, si le noble animal symbolise lin- venteur ? Eh! mon Dieu, pour une raison bien simple ; parce que toutes les révolutions francaises où le cerf a pâti ont été escamotées par l'aristocratie du capital au grand détriment des travailleurs , et que mieux vaut pour l’homme de génie, le Molière, le Riquet, le Perrault, le Monge, le Laplace, mieux vaut l'amitié de Louis XIV, de Colbert ou de Napoléon, que la protection de la charte de 1830, sous le régime de laquelle les Sully et les Col- bert ont nom Cunin-Gridaine, Fulchiron, Aliboron , Duchâtel. Le grand roi , le souverain absolu, peut n’aimer que modéré ment le progrès ; mais par fierté, par amour de la gloire, il se croit tenu d'encourager la science et les beaux-arts; il dote de . riches pensions le poète et l'artiste ; il les réserve pour les plai- sirs intellectuels de sa cour. Le plus noble et le plus généreux des Mécènes de l’époque est le tzar Nicolas; et le judicieux au- tocrate ne se borne pas à enrichir et à honorer les talents par sa munificence. En même temps qu'il rémunère le travail utile, il proscrit l'industrie parasite ; il condamne le juif, le juif bro- canteur.… au travail ! C'est triste à confesser pour un écrivain francais, mais c'est vrai , la monarchie citoyenne , autrement dite la meilleure des républiques, a les instincts artistiques moins développés que la monarchie absolue des Aaroun-al-Raschild, des Soliman, des Louis XIV et des Nicolas. C'est ainsi qne sous l'ancienne monarchie, le cerf ignorait l'indigence ; la munificence de la liste civile lui versait le sel par monceaux, le sel, emblème de pureté et de lustre qui défend le cuir des ruminants contre les morsures du tiquet parasite. Or, demandez à M, lintendant de la liste civile , l'introdueteur de la + . DU COURRE. 335 coupe sombre (1) ce que lui coûte aujourd'hui la fourniture du sel pour les cerfs, les chevreuils et les daims des forêts de la couronne. Demandez à M. le ministre de l’intérieur et des beaux- arts ce que lui coûtent par an Lamartine, Victor Hugo, Chà- teaubriand , Eugène Delacroix , George Sand! Rien , hélas! ou bien peu de chose. Un pauvre journaliste ministériel, vieux et chargé de famille, sollicitait un jour d'un ministre de l’inté- rieur de mes ennemis , un modique secours de cent à deux cents francs. — Ne lui refusez pas cette grâce, disait quelqu'un à l’ex- cellence ; cet homme vous a servi; on l’a injurié, calomnié, blessé pour vous peut-être; c’est un pauvre métier que celui de vous défendre. — Sans doute, mais que voulez-vous, la caisse des fonds secrets est à sec ; ces députés sont si cancres pour les allo- cations de cette nature ! — Allons donc, monsieur le ministre, vous êtes assez riche pour donner des privilèges de théâtre valant cent mille francs à des bravi de plume, comme des préfectures à un tas d'écrivains médiocres qui n’ont jamais rien fait pour vous, et vous ne trouveriez pas une misérable somme de cent francs, une fois déboursée, pour un ancien serviteur, un homme marié, un père de famille ? — Eh! au diable les imbécilles qui se ma- rient quand ils sont pauvres, répondit le ministre ; je ne lui dois rien, moi, à votre journaliste ministériel, je n’ai pas signé à son contrat de mariage ! | On va croire que c’est là une histoire inventée à plaisir ; je le voudrais pour notre honneur à tous ; mais je la certifie sincère et véritable, Ce ministre si dur au pauvre monde , est le même qui, sans y être invité,se permit un jour d’aller faire l'ouverture de la chasse au faisan dans une forêt royale. Les princes arrivent et, entendant le bruit de la fusillade, demandent qui est là. — M. le comte T...., répond l'inspecteur tout déconcerté; M. le comte T..., qui a forcé l’entrée du tiré royal.—Puisque M. T... se croit chez lui, ce serait mal à nous de le déranger, disent les princes. Veuillez lui faire savoir, monsieur l’inspecteur, que les fils du roi ont craint de troubler ses plaisirs et lui laissent le champ libre. (1) Un procédé de destruction soi-disant renouvelé des Allemands, ou mieux des Grecs, qui consiste à faire produire aux forêts dont on n’est qu’usu- fruitier, un revenu quadruple de ce qu’il devrait être et de ruiner le fonds. 336 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. « Écoute donc, d’Aumale, nous ne sommes pas députés, disait au retour le prince de Joinville à son frère, il faut pourtant se faire une raison. » L'inconvenance était ici d'autant plus criminelle, que les prin- ces de la branche cadette, nobles héritiers en cela des traditions de la branche aïnée, ont constamment fait preuve de grâce et de libéralité, vis-à-vis de leur entourage, en matière de chasse. Que nos lecteurs consultent l’article Lièvre qui précède pour connaître la chasse du cerf; car le cerf n’est pas moins ingé- nieux, pas moins fécond en ressources que le lièvre, et les ruses de ces animaux sont les mêmes. Ces deux malheureuses bêtes ayant été créées pour le martyre, il a bien fallu leur donner avec a vitesse, la finesse d’ouïe et d’odorat, la faculté de combiner des plans de stratégie défensive. Il ya mieux que l’article Zièvre qui précède pour renseigner les curieux de détails sur la chasse du lièvre et sur celle du cerf. Jacques Du Fouilloux et Leverrier de la Conterie, les deux écri- vains qui ont porté le plus haut la gloire de la vénerie française , ont traité les deux sujets avec une supériorité désespérante pour ceux qui devaient venir après eux. Comme Du Fouilloux n'avait rien laissé à dire sur le cerf, au point de vue de la prati- que du courre, Leverrier a épuisé la science sur la question du lièvre. Gloire et respeot aux maîtres ! La modestie est le coloris de la science, comme la pudeur est le coloris de la vertu. Le cerf a donc recours aux mêmes ruses que le lièvre pour dépis- ter les chiens; il rabat comme lui ses voies le long des routes. Le lièvre forcé se juchera sur la tête d’un saule, se nichera dans un four à chaux abandonné ; l'histoire de la chasse du cerf abonde en hallalis dramatiques dont la scène se passe sur des toits de maisons. Seulement, le cerf fait entrer plus volontiers que le lièvre la traversée des étangs et des fleuves dans ses combinai- sons. Le cerf a été réputé de tout temps fort nageur; les anciens lui faisaient faire trente lieues à la nage d’une seule traite , de Chypre au Continent. L'auteur grec, on le sait, est un conteur agréable, qui péche quelquefois par luxe d'imagination. J'aime mieux ce défaut que le défaut contraire. Le cerf use aussi plus fréquemment du change que le lièvre. Touchant instinct de la so- lidarité ! Presque tous les animaux persécutés par les chiens, ont DU COURRE. 337 recours à la tactique du change. Le cerf et le lièvre ont dans la tête la liste de tous les individus de leur espèce qui séjournent dans leur voisinage ; ils savent l’âge, le buisson, le gîte de cha- cun. À défaut de cerf ou de harde de biches, le cerf donnera change sur le chevreuil et réciproquement. Voyez pourtant comme la chasse deviendrait difficile et pénible pour le chien et pour l’homme, si toutes ces bêtes savaient s'associer dans l'intérêt de leur mutuelle défense. Et les pauvres travailleurs, hélas ! eux aussi forceraient bientôt messieurs du capital à compter avec eux, s'ils savaient se servir du principe sauveur de l’association, ce levier puissant de progrès avec lequel le travail soulèvera le monde un jour. Aussi les veneurs et les capitalistes, qui savent de quels revers les menace l'union des travailleurs et des bêtes de chasse, redoublent-ils incessamment d’efforts pour apporter des entraves à la conclusion de tout traité de solidarité entre leurs victimes. Le banquier a ses journaux et ses économistes pour prê- cher la concurrence anarchique sous le nom de liberté commer- ciale ; le veneur a ses limiers pour débrouiller le change et pour remettre sur la voie de la bête de chasse la meute dévoyée. Malheureusement le change, cette large voie de salut pour le cerf, lui devient tous les jours de plus en plus difficile par suite de la rareté de plus en plus grande de l'espèce ; et d’un autre côté, prendre parti à travers nos champs si pleins de monde, nos guérets toujours retournés, c’est pour lui s’exposer à des dangers mortels, aux coups de l'assassin. A quoi se décider alors, en cette triste occurrence! Mon Dieu, à mourir et à vendre chèrement sa vie, après avoir vainement essayé de la défendre pendant une heure ou deux par des moyens indignes et des fuites sans gloire. Lisez, pour vous faire une idée de la vraie chasse du cerf, l'é- pisode dramatique ci-après , que j'emprunte au Journal des chasseurs, et dont le narrateur et le témoin oculaire, M. Léon Bertrand, a droit à votre plus entière confiance. Je connais peut- être deux ou trois tireurs aussi habiles, deux ou trois veneurs aussi consommés que Léon Bertrand, le rédacteur en chef de l'estimable recueil que je viens de citer, mais je ne lui sais pas de rival dans le grand art de vaincre et de chanter ses con- quêtes. Parce qu'on est l'ami d’un homme de mérite, ce n’est pas une raison pour lui refuser l'hommage public de sés sym- 99 338 ZOOLOGIE PASSIONNÉLLE. pathies et de son estime, lorsque l’occasion ‘s’en présente. Mais laissons-le parler : « En 1826, au mois d'août, par une de ces chaudes journées d'été où pas une feuille ne remue au sommet immobile des trembles et où de tièdes vapeurs s’échappent par bouffées, comme d'une fournaise, de la terre desséchée et brûlante, j'étais au pied de l'un des plus vieux chênes d'Armainvilliers, sur lequel j'avais découvert un nid de buse. J'avais fait monter sur l'arbre un jeune garçon d’une ferme voisine et je l’encourageais du geste et de la voix à poursuivre son ascension périlleuse, quand l'enfant, parvenu à la première bifurcation des branches, s'arrêta tout-à- coup, et, par un langage d'action plus éloquent que la parole, me sollicita de venir partager son poste, d’où, me faisait-1] comprendre, j'allais découvrir un spectacle plein d'intérêt pour moi. Ce spectacle, à en juger par ses yeux plongeant alterna- tivement sur moi et sur le lieu de la scène, devait se passer à une assez petite distance... Je ne me fis pas prier deux fois : en deux minutes j'eus rejoint mon camarade au haut de cet observatoire improvisé, situé à huit ou dix mètres au moins au dessus du sol, et je n’y fus pas plus tôt établi à côté de lui, assez commodé- ment pour n’y point redouter de chute, que son doigt m'indi- quant la chaussée de Puy-Carré, étang qui borde la petite plaine de Favières, me fit tout aussitôt apercevoir l’objet par lequel son attention se trouvait ainsi captivée. » Un cerf dix-cors, sorti de la forêt, était arrêté au milieu de l'allée de pommiers qui longe l’un des bords de l'étang;-et d’après son attitude, celle d’un animal fatigué qui se repose et écoute, il était évident que, chassé depuis long-temps, il avisait avec toutes les ressources d’un merveilleux instinct aux moyens plus où moins sûrs de dérober sa fuite incertaine. Soit par suite d’un défaut, soit par suite d’un change, la meute qui le poursuivait lui avait laissé prendre une grande avance ; car il n’y avait pas un souffle de vent, et par ce temps calme et silencieux, où l’onn’entendait au loin sous la feuillée que le chant monotone du grilton faisant bruire ses deux ailes de gaze, pas un seul cri de chiens, pas le moindre requêté sonné au loin sur la trompe, ne troublait encore la solitude du lieu. » Du bord du carrefour où s'élevait notre chéne séculaire, nous à de Sie dés ee -dautthes Ca ‘fé er ne à es dé DU COURRE. 339 n’étions pas à plus de cent cinquante pas du cerf; et comme en . cet endroit la lisière de la forêt était plantée en jeunes tailles de quatre à cinq ans, appartenant à M. Baillot ou à la princesse, à la hauteur où nous étions et d'où nous dominions tout autour de nous , nos yeux enticrement absorbés ne pouvaient perdre aucun des mouvements du fugitif, en apparence fort inquiet sur Sa roule. ÿ D'abord il prit un pré à gauche, comme pour débûcher fran- ment par Mantegris ou le poteau de la Grenouillère, et gagner la forêt de Crécy ; mais soudain, soit qu’il n'’eûüt pas assez de con- fiance dans ses forces, soit qu'il préférât essayer de confier son salut à la ruse, il revint brusquement sur son contre ; et quicon- que aspire au titre de veneur jugera si ce fut pour moi une scène d'émotion palpitante que celle qui s’apprêtait sous nos yeux et dans laquelle, grâce à un hasard inespéré, j'allais voir se développer une à une toutes les manœuvres d’un cerf forlongé qui travaille à déjouer la science de l'ennemi, manœuvres pleines d’astuce que je savais capables de dérouter le plus fin piqueur, et dont un tacticien consommé allait, sans s’en douter, m’ensei- gner en‘une lecon et la pratique et la théorie. » À peine l’animal eut-il doublé ses voies qu'il fit un bond de côté, redescendit par un fossé profond et plein d’eau où je le vis allant et venant plusieurs fois, vers la chaussée de droite de l'étang occupée dans une partie de sa longueur par une large pile de bourrées , sauta sur les tas de fagots qu'il parcourut jus- qu'à l'extrémité, se jeta sans toucher terre dans une petite nacelle amarrée au rivage, qu'il faillit faire chavirer sous son poids, et de là, battant l’eau pour gagner majestueusement à la nage une partie couverte de jones assez touffus que le soleil de la canicule avait presque mise à sec, se relaissa dans cette espèce d’ilot, où, le corps enfoncé dans la vase et les bois couchés sur le dos, pour tout autre spectateur que nous, il était à coup sûr complètement invi- sible. Vingt minutes se passèrent ainsi, mon compagnon osant à peine respirer, ainsi que moi, et le pauvre animal, dévoré sans doute par les taons au milieu de son poste aquatique, ne témoi- gnant que par un mouvement presque continuel des deux oreilles qu'il n'était pas transformé en nénuphar ; quand le bruit du cor, et bientôt même quelques voix d'hommes, appuyant des chiens 340 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. anglais qui se récriaient à peine, nous annoncèrent l’approche d’un équipage. Le cerf devint immobile au milieu des roseaux, tandis que trois veneurs à cheval débouchaient d’une route au bout de la plaine. Un instant après la meute elle-même parut, et comme les chiens indécis balançaient le nez dans la poussière de la route, les uns donnant quelques rares coups de voix, les autres tâtant cà et là aux branches du taillis, l’un des nouveaux venus, un vieillard encore vert, en uniforme de chasse, monté sur un grand cheval bai-brun de demi-sang, mit pied à terre d’un air assez maussade, et, entrant dans ce même bateau où le cerf était passé avant lui, remplit d’eau une petite casquette de cuir qu’il venait de tirer de sa poche. » — Eh bien, Fortin, dit-il à l’un des deux hommes, celui qui avait pris en main la bride de son cheval, voilà encore, j'espère, une belle journée !...» » L'individu ainsi interpellé ne répondit pas... ses yeux , fixés à terre, paraissaient interroger le sol, et l'embarras de sa conte- nance trahissait un désappointement visible. » Deux fois, dans le même mois, manquer le même animal, continua le premier interlocuteur, tout en rejetant avec une gri- mace l’eau fangeuse qu'il venait de goûter. Des tailles d'Ozouer ici la distance est bonne ; mais quand nous devrions tous y aller coucher à pied ce soir, il n'est pas possible que se termine ainsi notre chasse... Où penses-tu, voyons, que se soit fourré ce diable de cerf? Débuche-t-il à Crécy ou retourne-t-il au lancer ? » —Monseigneur, mon avis est qu'il est retourné dans les tailles de la Rucherie ou de la pointe, répondit le piqueur à son maître, que je reconnus alors pour le vieux prince de Condé lui-même. En sautant au pavé de Coubert, l'animal est rentré {éte couverte aux gaulis de la Souche. J'ai revu d'une harde aux Quatre-vingts- Arpents, et je ne serais pas étonné que notre cerf ne s’y fût mêlé pour faire bondir le change à sa place. » — Ainsi, tu ne penses pas qu'il soit ici, dans ce canton, où déjà l’autre jour, et dans les mêmes circonstances à peu près, il nous à fallu recoupler l'équipage. » — Non, Monseigneur, je ne le pense pas... Si l'animal est venu baiser le bord de la route, c’est tout ; mais, ou je serais bien trompé, ou il n’a fait qu'un faux débucher, et si nous per- ET EP DU COURRE. 344 dons un temps précieux à délibérer, comme l’autre fois, j'ai bien . peur qu’il ne nous échappe. » — Allons, en chasse, dit le prince, qui, malgré son grand âge, remonta lestement en selle... qu’on foule, pied par pied, tous les fourrés qui bordent la plaine... Je vais rester un ins- tant ici en vedette, et honneur au premier qui en reverra !.… » À cette injonction les deux piqueurs rentrèrent sous bois, son- nant un ton pour chiens pour rallier l’équipage. Quelques valets de limiers qui s'étaient réunis se divisèrent à droite et à gauche sur les routes transversales pour voir si l’animal ne viendrait pas à passer, et le prince de Condé, resté seul au bord de l'étang, se mit à garder la plaine. » À l'exception de deux griffons orangés, tous les chiens s’é- taient enfoncés dans la taille, et déjà quelques-uns semblaient rapprocher la voie. Au retour ! au retour ! fit le prince en pous- sant son cheval vers les retardataires, qui, seuls, flairant toujours avec action sur le chemin, semblaient fort peu ensibles à l'appel de la trompe... Mais les chiens, au lieu d’obéir, se replièrent vers le fossé où le cerf était descendu, et là l’un d’eux se récria avec un accent de vérité qui parut surprendre le prince. » J'étais haletant, mais toujours immobile ; quant à mon jeune compagnon, dont j'avais eu beaucoup de peine à obtenir un mu- tisme complet pendant ce magnifique épisode de chasse, il n’y résistait plus et allait maladroitement nous trahir, lorsqu'une dé- fense expresse, faite à voix basse, de prononcer un seul mot avant moi, vint à propos lui clore la bouche. » On conçoit de quel intérêt était pour moi , praticien encore bien neuf alors, de suivre jusqu'an dénouement, et sans rien gâter par une sotte précipitation , les moindres incidents de ce drame, de voir aux prises l'instinct et la ruse d’un animal cou- rageux mais trop faible contre tant d’ennemis, avec cette brillante réputation de veneur que l'on m'avait tant vantée, sans que Jj'eusse encore été à même de l’apprécier. Neutre sur ce champ de ba- taille, je devais, quitte à parler plus tard si l'attaque n'était pas assez savante, commencer par respecter le plan de la défense, que j'avais surpris déloyalement ; autrement mon rôle eût été celui d’un dénonciateur, d’un espion, et il me semblait plus noble et plus digne de m'en tenir à celui de juge, 342 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. » Cependant le chien, toujours au fond du fossé, se récriait encore plus chaudement, et cette fois son camarade, qui jusque- là n'avait fait que renâcler, commençait à embellir le concert de quelques notes assez pleines. | » Le prince descendit de nouveau de son cheval, l’attacha à'une des barrières de la route, et, sautant de propos délibéré dans le ruisseau, se mit à examiner avec attention si l’on reyoyait par pied de l’animal. Il n'avait pas fait dix pas qu'une exclamation de joie nous prouva que ses recherches n'étaient pas infructueuses, non plus que la quête des deux griffons rapprochant alors ayecum véritable ensemble. Néanmoins, à l'issue du fossé, tout retomba comme avant dans l'incertitude et le doute ; maitre et chiens hé- sitèrent à la fois, tous trois plus embarrassés que jamais... C'est en vain que, portant au vent, les uns flairaient et côtoyaient les deux berges, tandis que l’autre explorait le sol : rien à gauche, rien à droite, rien devant ni derrière ; le fil était rompu, et la voie miraculeusement retrouvée, perdue plus miraculeusement encore. » Dans cet intervalle de quelques secondes, où se jouait le coup décisif de la partie, je regardai celui qu’elle intéressait si fort : un seul coup d'œil, prompt, rapide, comme si j'eusse craint que mes yeux ne lui portassent malheur en trahissant sa retraite. Le cerf était impassible.. Moi cependant, plus ému que lui, des grosses gouttes de sueur m’inondaient le visage. » Tout-à-coup le vieux Nemrod, dont le regard persévérant se promenait partout avec une pénétration merveilleuse, eut une de ces inspirations subites qui, en chasse, dénotent un xeneur con- sommé, et qui, sur un champ de bataille, décident souvent du gain d'une journée. » D'un pas aussi ferme que sûr, il marcha vers la pile de bour- rées et l’escalada un instant en s’y cramponnant tant bien que mal... A la sortie de ce fossé fangeux, nécessairement l'animal avait les pieds couverts de limon et de boue, comme le veneur lui-même, comme ses chiens. Or, quelques linéaments verdûtres, mélangés d’une vase encore humide, appendaient çà et là aux fagots sur lesquels le cerf avait sauté, et sur ce simple indice, apercu de loin et fort insignifiant peut-être pour des yeux moins habiles, voilà inopinément relevé le défaut le plus difficile. DU COURRE. 343 » Une fois bien convaincu d'un fait aussi important, notre chas- seur était trop expert pour ne pas deviner tout le reste ; il com- prit qu'après avoir suivi cette longue pile de bois d’un bout à l'autre, arrivé à l'extrémité, l'animal avait dû se jeter dans la nacelle pour aller se remettre au milieu de ces touffes de roseaux où quelques jones nouvellement rompus trahissaient encore son passage ; et je n'étais pas descendu de mon arbre pour me rap- procher du théâtre où allait s’accomplir l'acte final, que déjà tous les chiens, ralliés à la voix des deux griffons, ces excellentes clefs de meute, nageaient intrépidement vers le dix-cors, qui, engourdi par un fatal repos, voulut en vain essayer de fuir, et fut noyé, pour ainsi dire sans combat, après un défaut de cinquante mi- nues environ, et au bout de deux heures un quart de chasse. » Je ne sais pas de spectacle plus beau que celui du débûcher d’un dix-cors, dans toute la plénitude de sa vigueur, emportant après lui, à travers les bruyères, les fossés, les obstacles, l'ouragan fu- rieux de la meute mugissante, bondissante, anhélante, qui s’eni- vre de l'écho de ses propres clameurs, et vous enivre, vous, spec- tateurs et chasseurs, et vous entraîne à sa suite dans sa course ef- frénée. Rien de joli, de majestueux, d’'élégant comme le noble animal qui bondit d'assurance, la poitrine en avant, la tête gra- cieusement inclinée sur l'arrière. Qui pourrait l'arrêter dans sa fuite rapide, la bête aux jarrets d'acier, qui rase les buissons comme fait l'hirondelle ! Qui pourrait l'arrêter ? l'inquiétude, hé- las! le son retentissant des fanfares, la vue de tout ce monde et les échos de la montagne, qui lui rapportent à chaque demi-heure les hurlements de rage de nouveaux ennemis; car des relais de chiens frais et âpres à la curée ont été disposés sur sa route de dis- tance en distance, et son moral se trouble à mesure que les voix de la meute altérée se doublent et se rapprochent. Ah! que si l'idée lui venait d'emprunter au loup sa tactique, de courir droit devant lui, tout droit, toujours tout droit, à travers champs et fleuves... Comme il aurait bientôt laissé loin derrière lui, dépaysé , dispersé et perdu, le gros des escadrons ennemis. Ainsi faisait un cerf de la forêt de Chantilly, qui tirait droit à la forêt d'Ardenne aux premières voix des chiens, ne s’arrêtant qu'à trente-cinq lieues du lancer , et qui fut pris pourtant par le prince de Condé, mais que le prince de Condé seul pouvait 344 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. prendre. Hélas ! tous n’ont pas l'énergie de persévérance , la vi- gueur de jarret de l’illustre cerf de la forêt d'Ardenne. Épuisée, essoufflée, notre bête sur ses fins, tête basse, dos arqué, langue pendante, s’achemine lentement vers le prochain étang, dans l'espoir qu'un long bain réparera ses forces. Vain et fragile espoir ! l'onde inhospitalière mouille à peine son corps, que ses membres saisis se roidissent et se tendent. L'animal veut gagner le large, ses jarrets indociles refusent d’obéir; et pourtant il faut fuir, car voilà que le premier peloton de la meute implacable a pris l’eau après lui et nage dans son sillage. Ecoutez les fanfares qui sonnent le bat l’eau, puis l'hallali sur pied. Admirez un ins- tant sur la surface polie de l'onde, cette large tête noire historiée de ramure, autour de laquelle se meuvent, avec une activité de fourmi et un tapage infernal, ces cent têtes de chiens; le cer- cle se rétrécit, tous ces pointsisolés se rapprochent, se confon- dent ; tous ces museaux altérés gagnent, gagnent; le silence se fait, le sifflement des narines succède aux hurlements. Allons, l'heure est venue, il faut périr, l’homme ainsi l’a voulu ; et les yeux du noble animal s’emplissent d’amères larmes. Puis tout-à- coup l'éclair de la vengeance illumine sa pensée; plus d’indignes pleurs, guerre pour guerre... et avisant le tertre voisin, il s’y installe par un suprême effort, et de ses pieds et de sa tête, bri- sant, chargeant, perçcant tout ce qui s'offre à ses coups, il s’eni- vre de carnage à son tour, et tombe sur un sommier de cadavres ennemis ! Histoire des travailleurs qui portent sur leur drapeau la devise terrible : Vivre en travaillant ou mourir en combattant ! LE DAIM. Le daim est de moins noble extraction, de moins haute taille que le cerf. Son corps est plus ramassé, sa venaison plus suceu- lente, ses jambes moins rapides. Des trois espèces de fauve, celle- là était la plus difficile à sauver ; aussi ne figure-t-elle plus que pour mémoire sur la liste des bêtes de France. Il s’en trouve encore quelques uns dans la forêt de Compiègne, dans celle de DU COURRE. 345 Rambouillet, dans le parc du Raincy et dans quelques autres établissements particuliers, mais je doute que sur toute la super- ficie du territoire national on compte cinq cents daims. Les chiens anglais en ont pour une heure à forcer le daim. Ce courre est loin d'offrir les mêmes émotions et les mêmes péripéties que celui du cerf. Le daim s'éloigne peu du canton où il vit, et ses ruses se démêlent sans peine ; elles se bornent à donner le change et à prendre l’eau le plus souvent possible. Il y a un proverbe de vénerie qui dit: au sanglier la haire, au cerf la bière, pour exprimer que les andouillers du dix-cors font des blessures plus mortelles que les défenses ‘du solitaire ; mais le daim n'a que bien rarement illustré son trépas par l'énergie de son désespoir. L'histoire parle peu de la puissance de ses armes. Le daim est un travailleur de trop bonne composition et qui ne se révolte pas assez contre la barbarie de ses persécuteurs; c’est du sang irlan- dais ou du sang de Saxon qui coule dans ses veines. Je ne lui pardonne pas de livrer ainsi sans combat sa venaison succulente à tous les agens parasites de la propriété et de l'administration (chiens courants). Je lui pardonne moins encore d'enrichir si gé- néreusement de sa peau la garde-robe du gendarme, pierre an- gulaire de la société actuelle. La lâcheté des victimes est la meil- leure justification des bourreaux. LE CHEVREUIL. Le plus joli, le plus rapide et le plus délicat de tous nos cou reurs. Le chevreuil est plus vite que le cerf, plus fin de venaison que le daim, aussi rusé que le lièvre ; il possède une vertu de plus que tous ces animaux : le sang-froid dans le péril. Il a le doux regard de la gazelle, l'élégance de sa taille et sa legèreté. Ilne lui a manqué pour être chanté par les poètes comme la gazelle, que d’avoir un nom aussi doux. Cette question de nom propre a dans l’histoire une portée immense ; le vulgaire ne le sait pas assez. Je ne prendrais pas feu si facilement à la moindre balour- dise de la science officielle , si je ne savais tout le mal qu'elle a fait à la vraie science et toutes les entraves qu’elle a semées sur 346 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. la route du progrès, en déshonorant les noms propres. La langue est le plus important et le plus efficace de tous les instruments de progrès. Partant, une nomenclature barbare qui s'oppose au perfectionnement du langage est un sabot qui enraye indéfini— ment le char de l’idée et le retient dans l'ornière de la routine. Un malheur immense pour la poésie et pour l’art, c’est que les hommes d'esprit aient si facilement abandonné aux hommes de science le droit de baptiser les créatures du bon Dieu; c'estque tous les vrais poètes n'aient pas protesté encore contre les dangers de cette usurpation. Les nomenclateurs officiels, en accaparant ce droit de baptiser les êtres, ont déjà réussi à bannir de la con- versation honnête et poétique le nom des plus jolis oiseaux et des plus jolies fleurs, et bientôt l’orateur de salon à qui il ne sera plus permis d'appeler à son aide Fhistoire des oiseauxet des fleurs, textes favoris des méditations des jeunes personnes, me saura plus de quel bois faire flèche pour piquer l'attention de son auditoire féminin. Je connais une multitude d’arbustes et d’arbris- seaux charmants récemment importés des extrémités du globe, des arbres dont chaque fleur vaut un poème et qui ne peuvent trouver place dans aucun hexamètre, grâce à la barbarie de leur dénomination. Essayez donc de me loger un Mesembrianthe- ui où un Mysopogon dans une strophe d'Alfred de Musset. Je vous jure que si les poètes et les enfants n'avaient pas pris les devants sur la science pour donner un nom à la rose, les amours de Bulbul, la rose serait encore aujourd'hui à chanter. Ceci n’est point de l’exagération, ceci est de l’histoire; si j'ai parlé de nom déshonoré à propos de la rose, je ne demande pas mieux que de justifier mon dire par un exemple écrasant. Les poètes avaient fait naître la rose sous les pas de Vénus, un jour que la fantaisie avait pris à cette déesse légère de descen- dre sur la terre avec le blond Phébus, pour causer sans témoins. Rodone, rose (anagramme d’Æros), fut le doux nom de lanou- velle fleur; Rodone, le nom de l'ile heureuse illustrée par la con- férence amoureuse de la plus belle des immortelles et du plus beau des dieux. C'était là une origine qui charmait tous les esprits délicats, un nom harmonieux qui unissait toutes les lèvres, et qui ne faisait de mal à personne. À personne, je me trompe, car l'Euphonie n'est pas moins antipathique au savant que l'Esprit, DU COURRE. 347 gaité du bon sens. Le savant n’a pas eu de repos qu'il n’eût dés- honoré le substantif innocent dont la molle désinence horripi- lait son crâne chauve. Il existait de temps immémorial dans la région moyenne des Alpes un arbuste à feuilles lisses, à fleurs violettes ou jaunes, dénuées de parfum, un arbuste qui n'avait par la tige ou la couleur, aucun lien de parenté avec le rosier, charmant du reste; le savant a appelé cet arbuste RHODODENDRON, arbre de rose. heureux de faire deux sottises et deux barbaries d'un seul mot! car la fleur du Rhododendron, de l'arbuste des Alpes, ne ressemble pas plus à la rose au physique qu’au mo- ral. C’est un emblème de travail religieux , mais robuste, tandis que Ja rose est emblème de grâce printanière et de vestalité. Et puisque la chasse du cheyreuil nous a conduits par un ha- sard inespéré sur ce terrain de la rose, arrêtons-nous y quelque peu pour admirer la supériorité du langage de l’analogie sur tous les autres. Voyons comme tout ce qui est prosaïque et obscur s'élucide et se poélise sous l'influence de l’analogie passionnelle, ingénieux alphabet de la langue universelle. Pourquoi les amou- reux, par exemple, ont-ils assimilé de {out temps le bouton de rose à la Vierge? Pourquoi cette comparaison si antique, qu'elle est de toutes les littératures, et qu'elle semble contemporaine des premiers bégaiements de l'humanité? — Eh! mon Dieu, parce que la vérité est aussi vieille que le monde, et que rien ne res- semble plus à une jeune fille qu'une jeune rose; parce que la tige du rosier a la sveltesse et la distinction et les balancements gracieux de la taille de la Vierge; parce que le doux incarnai des pétales de la fleur se retrouve sur les joues et sur les lèvres de son charmant emblème ; son parfum si suave dans la suavité des aspirations d’un cœur vierge; la dentelure délicate de ses feuilles odorantes dans la toilette élégante de la jeune fille (la rose dou- ble est fille des salons, non des champs). Les amoureux et les poètes, qui sont les interprètes jurés de la langue universelle, n'ont même pas dû avoir grand'peine à tom ber sur la comparaison de la Vierge et du bouton de rose, lors- que l’analogie des deux êtres était si évidente, si évidente que pas un trait, même celui de l’aiguillon, n'y manquait. Quand le nom de xestale est écrit en caractères si lisibles sur la corolle d'une fleur, je ne xois pas qu'il soit si difficile de le déchiffrer. Ce qu 348 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. est fâcheux, c’est que les poètes ayant lu ce nom de vestale bu- riné de la main de Dieu sur la corolle d’une fleur, n’aient pas songé à appeler celle-ci de son nom de baptême et à faire de la fleur reine le pivot d’une famille naturelle, qu’on eût dite des Vesta- lidées, et qui eût rallié sous un même étendart symbolique toutes les plantes offrant dans la forme ou dans le parfum de leurs co- rolles et de leurs fruits, des emblèmes de vestalité. Voilà ce que j'appellerais une méthode naturelle; voilà des noms poétiques que tout le monde comprendrait. Mais il y a assez de temps que notre chevreuil nous donne change sur la rose... si nous cherchions à reprendre sa voie. Le cerf est création de Saturne, au titre de justice ; le daim, création de Protée, à un titre identique, mais inférieur ; le che- vreuil est création de Vénus, l’ambigu de la Terre à Saturne, qui se distingue généralement par la grâce et la délicatesse de ses moules, et qui est mère d’une foule d'antilopes et de gazelles. Le chevreuil est emblème des plus pures affections familiales. Il aime sa compagne et défend avec énergie son bonheur conjngal, mais sa chair ne s’enflamme pas de ses luttes amoureuses comme la chair du daim et du cerf. Jamais l’amour ne prend chez lui comme chez le bouc l'odeur de la luxure et de l'immondicité. En- suite le dévouement qu'il a pour sa famille ne le rend pas égoïste pour ceux de sa race. Aucune bête de nos forêts n'entend mieux que le chevreuil le principe de charité et de solidarité. Le che- vreuil persécuté par les chiens n’a pas besoin, comme le cerf ou le daim, d'employer la violence pour faire bondir le change; le change vient de lui-même s'offrir pour concourir au salut de la bête poursuivie ; et c’est merveille de voir comme tous ces char- mants coureurs s'entendent pour créer des embarras à la meute. Imitez avec un appeau le eri de détresse du faon, et toutes les chevrettes accourront pour lui prêter assistance. J'ai dit comme quoi des assassins sans entrailles exploitaient odieusement cet ins- tinct de charité maternelle. Malheur, trois fois malheur, hélas ! à qui écoute la voix de charité dans les sociétés maudites! Je chas- sais naguère six mois de l’année dans une forêt de l'État trop peuplée de chevreuils; il n’était pas un de mes coups de fusil heureux qui ne me coutât un remords. Ce remords hypocrite allait jusqu’à la douleur quand ma balle s'égarant, frappait une PORN PI EE PE RES CS PL EL TE 1 DU COURRE. 349 chevrette dont je n'avais pu distinguer la tête ni l'allure à tra- vers le fourré. Je vois venir le jour où la crainte de la méprise me fera respecter systématiquement le brocart. Toute bête qui se marie et qui a charge de famille, est forcée par ce fait même, de travailler perpétuellement à agrandir la sphère de ses instincts conservateurs. Le brocart, sur qui pèse la responsabilité du salut d’une famille, apporte donc encore plus de science et de combinaison dans ses plans stratégiques que le cerf et le daim. Aussi chasse-t-on rarement le chevreuil à courre, et le veneur a-t-il l'habitude de recourir pour le détruire à l’aide du fusil. Le chevreuil est après le loup la bête de nos forêts qui se force le moins, et ce n’est pas seulement la vigueur de son jarret qui le préserve si fréquemment du sort du cerf et du lièvre, c’est plutôt le sang-froid qu’il déploie dans la lutte, et la sage distribu- tion qu'il fait de l’emploi de ses moyens. Le cerfet le lièvre aussi sont doués d’un jarret vigoureux, et ce n’est pas l'esprit de ruse qui leur manque ; mais le cerf et le lièvre sont malheureusement sujets à perdre la tête dans un moment critique. Pour fuir la meute qui le talonne et dont les clameurs l’épouvantent, le cerf, comme le lièvre, dépensera quelquefois, dans un quart d'heure de course désordonnée, une somme de vigueur considérable, la- quelle, mieux répartie, lui eût permis de tenir une heure ou deux heures de plus sans fatigue. Et pour n'avoir pas assez mé- nagé ses poumons, pour avoir voulu mettre trop vite un trop grand intervalle entre lui et le péril, le fugitif est bientôt con- traint d'arrêter court, car le souffle lui manque avant même que ses jambes faiblissent. Or, pendant ce repos forcé, la meute dis- tancée regagne le terrain qu'elle avait perdu ; alors le cerf re- lancé redemande vainement à ses jarrets l’élasticité qu'ils n'ont plus. C’est presque toujours l’essoufflement qui tue le cerf et le lièvre, et beaucoup échapperaient au sort fatal, n'était la peur qui les pousse si fréquemment à prendre un parti désespéré. Le chevreuil obéit moins à ce mauvais maître; le péril ne l’é- meut pas; il joue devant les chiens, il broutera volontiers à dix pas du basset qui le chasse ; il s'arrête à chaque pas, ayant bien soin de se couvrir de l'épaisseur d’une cépée, d’un grand arbre. II écoute de toutes ses oreilles avant de franchir le sentier et la route où il suppose des tireurs embusqués; traverse d’un bond 350 ZOOLOGTE PASSIONNELLE. le périlleux passage ou revient sur les chiens, comme, dans les battues, il rebrousse sur les rabatteurs. Le moment venu de prendre un grand parti, il n'hésite plus; prend sur les chiens. une énorme avance, fait une lieue en quelques minutes, et profite de l'intervalle de temps que la meute doit mettre à le rejoindre pour exécuter un stratagème médité de longue main. C’est un grand chemin frayé, un ruisseau qu'il remontera et descendra par deux fois, et d'où il s’échappera par un bond prodigieux de côté. S'il a beaucoup de temps devant lui, il multipliera la ruse, la compli- quera de changes infinis. Bien habiles seront le piqueur et les chiens qui parviendront à à déjouer ces manœuvres. J'ai vu forcer le chevreuil après quatre ou cinq heures de chasse dans des forêts où le fauve était rare, mais dans celles où il abonde et où le change est facile, le courre de cet animal présente, je le répète, presque autant de difficultés que le courre du vieux loup. Par malheur, ce sang-froid que le chevreuil affecte en face du péril, et qui le sauve dans la chasse à courre, lui est mortel dans la chasse au fusil. Comme il joue devant les chiens, rien n’est plus facile que de le tuer au lancer, que de le tirer sous bois en sui- vant la chasse. Un simple basset à jambes torses, aidé d’un bon tireur, porterait bas à lui tout seul plus de chevreuils en quinze jours, qu’une meute de cent anglais en toute une saison. Le chevreuil est le dernier honneur des forêts de la France, Lui mort, la vénerie française n'aura plus à inscrire dans ses fas- tes que des prises de lièvre, et ‘le chevreuil est déjà inconnu de fait dans près de cinquante départements de France. Ce qui est cause que M. le préfet de l'Oise l’a rangé dans la catégorie des animaux nuisibles. Je suis fâché de vous en avertir, monsieur l'administrateur, mais voici un arrêté qui pèsera un jour sur vos nuits «omme un cauchemar satanique, et dont vous répondrez devant Dieu. Il est vrai que le chevreuil et le cerf ne sont pas en parfaite odeur de sainteté près de la secte libérale, et je sais que de fou- gueux amants de la liberté ont accusé maintes fois les deux no bles espèces de tendances absolutistes, comme le pigeon ramier. L'accusation tombe à faux. Le cerf, le chevreuil, le ramier et toutes les créatures d'élite n Re comme la femme, qu'à un seul idéal, au règne d'harmonie, au règne des affections libres et DU COURRE. | 351 pures. Si d'ici là, et parmi les sociétés limbiques, le cerf et le che- _vreuil ont l'air de préférer l’une à l’autre, la barbarie à la civi- lisation par exemple ; si l’autocratie pure leur va mieux que le gouvernement de l'épicerie, c’est que de plusieurs maux ils ont choisi le moindre. Le sort du gibier royal étant incomparablement plus doux sous le régime de la monarchie absolue que sous ce- lui de la monarchie bourgeoise, il est tout naturel que le gibier royal vote plus volontiers pour la première forme politique que pour la seconde. D'un autre côté, s’il est vrai que, le système re- présentatif soit un système de corruption, de vénalité et de men- songe où l'argent fait la loi, il est très-rationnel encore que des bêtes de haut titre, qui symbolisent le juste persécuté et qu'on chasse d'asile en asile, n'éprouvent qu'une médiocre sympathie pour ce système impur où les permissions de défricher s'a- chètent pour un pot de vin ou se paient par un vote électoral. Honte aux gouvernements des pots de vins et des défrichements ! disent le chevreuil et le cerf dans leur indignation légitime !.… Et parce que le peuple français a eu jusqu'ici la sottise de con- fondre le charlatanisme libéral avec la liberté; et parce que M. Guizot, l'historien anglais, lui a fait accroire que l'avènement du boutiquier au pouvoir était le dernier mot du progrès politi- que; le peuple francais en est venu à considérer le chevreuil et le cerf qui méprisent le bourgeois, comme ennemis de la liberté. Immense et double erreur, et dont la France a porté bien long- temps la peine ! Je veux qu'avant dix ans tous les hommes intelligents de mon pays rendent hommage à la sagacité du cerf et du che- vreuil que leur droiture d'esprit sauvegarda des roueries et des pièges du libéralisme, et que d’iceux nous partagions tous l'antipathie profonde pour la boutique et les défrichements. LE SANGLIER. Une des plus utiles conquêtes que l’homme ait jamais faites est celle du sanglier. Je ne dis pas la plus utile, je m'inclineavee respect devant le chien. Le sanglier privé, plus généralement connu sous Je nom de porc, est une des principales sources de la 352 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. richesse des nations, et l’un des plus précieux éléments de la haute industrie culinaire. L'éducation et l'exportation des porcs ont fait la prospérité commerciale des Gaules dès les temps les plus reculés de l'antiquité. Pausanias parle des valeureuses expéditions de porcs provenant des forêts du Jura, de la Côte-d'Or et des Vosges, et qui descendaient vers la Méditerranée par la Saône et le Rhône. La grande querelle des Eduens (Bourguignons) et des Séqua- niens (Francs-Comtois), laquelle favorisa si puissamment l'inva- sion de Jules César, eut pour origine un droit de péage sur ces porcs. Bayonne, à qui le genre humain doit l'institution de la pêche de la baleine, et non pas celle de la baïonnette, Bayonne l’aventureuse , a vendu des jambons aux Phéniciens et aux Carthaginois, tant qu'il a existé des peuples de ce nom. La charcuterie est une industrie éminemment francaise. C’est pour cela que je sens le besoin de protester contre la déplorable réputation qu'ont faite au porc les estomacs débiles et les ana- thèmes ridicules de ces sombres législateurs de l'Orient, qui n'ont pas plus respecté la femme blonde et le vin. Je sais qu'on est en droit de reprocher au porc, à sa femelle surtout, quelques habitudes vicieuses, comme de manger les enfants au berceau, ou de dévorer ses petits ; mais ces légers défauts du porc ne doivent pas nous donner le droit d’être ingrats à son égard, et de méconnaître ses nombreux mérites. Je prouverai tout-à-l’heure que cette voracité même, qui entraine quelquefois le porc à des excès regrettables, constitue la plus précieuse de toutes ses qua- lités. J'ai besoin de faire observer préalablement que tout ce que je vais dire du porc s'applique au sanglier, et réciproquement. Le porc et le sanglier sont une seule et même race. De cette race, certaines familles se sont ralliées à l’homme, les autres ont pré- féré aux délices de la servitude la noble indépendance et la pau- vreté des forêts. Du reste, les individus des deux camps n'ont jamais cessé de vivre sur le pied de la plus parfaite intelligence, et des relations de bon voisinage ne manquent pas de s'établir entre eux, pour peu que le local et les habitudes du régime ali- mentaire s’y prêtent. J'ai vu tuer en pleine basse-cour, dans un petit village de la Meuse, un énorme sanglier qu'un trop vif sen- timent d'amour avait attiré dans ce lieu. J'en ai tué un de mon D ES ET TE DU COURRE. 353 propre fusil, en Afrique, dans la grande rue de ma ville, où l'avait entrainé l’ardeur de la même passion. Les mœurs et les appétits sont les mêmes dans les deux conditions de liberté et d’esclavage. L'influence du domicile n’a apporté de modification sensible que dans la couleur du vêtement et dans la puissance des armes offensives. Il est tout aussi facile d'amener le sanglier à la civilisation que de rendre le porc à la sauvagerie. Il y a mieux : je sais, dans les forêts de Lorraine, certaines races de porcs soi- disant privés, qui se ruent sur les chasseurs ou sur les voyageurs accompagnés de chiens, avec une énergie et une férocité qui n'ont jamais été dans les habitudes du sanglier. Celui-ci, en effet, ne se décide guère à attaquer qu'autant qu'on le pousse à bout. Il use de représailles, et, s’il se rend coupable de quelque meur- tre, il a toujours pour lui l'excuse dela légitime défense, tandis que celui-là, le soi-disant privé, qui charge spontanément, ne peut dans aucun cas invoquer le bénéfice des circonstances at- ténuantes. Le porc est l'emblème de l’avare ; voilà son grand malheur. L’avare est un être qui ne commence à nous être agréable qu'’a- près sa mort, mais qui nous est particulièrement répulsif et odieux toute sa vie. Ainsi du porc. La voracité du porc est insatiable comme la cupidité de l'avare. Il ne craint pas de se vautrer dans la fange ; il s’engraisse des plus immondes substances ; tout fait ventre pour lui. De même de l’avare, du juif, qui n’a pas honte de se vautrer dans la bas- sesse et dans l'usure pour augmenter son trésor, et qui ne trouve pas de spéculation infime dès qu'il ÿ a du profit à y faire. L'em- pereur Vespasien disait, à propos de l'impôt des vespasiennes, que l'argent n'avait pas d'odeur. On prête la même réponse à Henri IV dans une circonstance analogue. J'en suis fâché pour Henri IV, qui aura beaucoup à faire avec l’histoire pour se laver de l’accu- sation d'avarice. La goinfrerie du pourceau et la violence de ses autres appétits charnels disent la nature des jouissances qui conviennent au tempérament de l'avare. La truie qui dévore ses petits, c’est la mère cupide qui fait argent des charmes de sa fille, qui la vend par-devant notaire à un vieux, et s’'engraisse ainsi de sa chair. 93 354 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. Cependant, l'avarice a aussi son bon côté. L'avarice est l'amour immodéré de la conservation, comme la prodigalité est l'amour désordonné de la dépense inutile. L'humanité a un intérêt immense à ce qu'aucun de ses élé- ments de richesse ne disparaisse, avant d’avoir fourni à l’homme toute la somme de services ou de jouissances qu'il contenait en lui. Or, il y a dans l'humanité une foule de tessons de bouteilles, de elous dépareillés et de résidus de chandelles qui seraient com- plètement perdus pour la société, si quelque main soigneuse et intelligente ne se chargeait de colliger tous ces débris sans valeur, et d'en reconstituer une masse susceptible d'être retravaillée et rendue de nouveau à la consommation. Évidemment cet office important rentre dans les attributions de l’avare. En effet, l’avare se baisse avec bonheur pour ramasser le bou- ton ou l'épingle que le reste de l'humanité foule aux pieds. Ce n’est plus ici l’usurier, le vampire qui suce au cœur une pauvre famille d'artisans, qui s'enrichit de leur ruine ; ce n’est plus l’a- gioteur infâme qui fabrique des nouvelles de bourse et parie à coup sûr ; ici le caractère et la mission de l’avare s'élèvent wisi- blement : le grippe-sou devient chiffonnier. Or, quelle industrie plus honorable que celle du chiffonnier ! du chiffonnier, qui résume les débris, analyse les immondices et protège la richesse sociale contre la distraction des servantes et la prodigalité des ménages négligents ! Comme le chiffonnier utilise pour la société les tas d’ordures des _ villes, ravivant le papier mort et convertissant les fragments de carafes en lustres magnifiques dont il use peu pour lui-même, SA, 4e : : Si ainsi le porc utilise les immondices des forêts, des champs et de la ferme, et convertit pour l’homme en viande suceulente les re- -buts de la cuisine, du jardin et de la laiterie. Le porc est le grand chiffonnier de la nature ; il ne s’engraisse aux dépens de per- sonne. C'est pour cette fin que Dieu l'a fait omnivore et l'a doué de cette voracité tant blâmée. Sans cette voracité, l'animal ne serait .pas apte à se contenter de ce que tous les autres refusent et à faire graisse de tout. S'il eût été délicat pour sa nourriture comme le cheval, il est évident qu'il n’eût pu remplir sa mission de chiffon- l'an DU COURRE. 355 nier, Et ce qui prouve bien clairement que la pauvre bête accom- plit une fonction de dévouement sur cette terre, quand elle fouille les ordures et laboure le sol, c’est qu’elle est éminemment sen- sible de sa personne aux charmes du bain froid et de la propreté. Tout le monde sait que, de tous les animaux domestiques, le pore est le seul qui craigne de souiller de son fumier la couche sur la- quelle il sommeille. Le cheval et le chien, qui ont de si jolies manières, ne sont pas cependant à la hauteur de cette délicatesse, L'avare redoute la mort qui doit le séparer de ses trésors, uni- que objet de ses affections. Comme il a pratiqué l'usure et pillé son prochain toute sa vie sans l’obliger jamais, il est peu pressé de rendre compte à Dieu de ses œuvres d'ici-bas. Le porc voit aussi arriver la mort avec terreur et cherche à la conjurer par d’hor- ribles gémissements. La colère du sanglier aux abois est de la rage à son plus haut paroxysme. Xénophon et Pollux ont écrit que, dans ces moments-là, les dents du sanglier s’échauffaient à te] point, qu'il n'était pas rare de voir la robe des chiens roussie à l'endroit où les dents avaient frappé. J'ai déjà reconnu que ces historiens grecs ont été de tout temps d’agréables brodeurs. J'ai vu dans ma vie beaucoup de sangliers très-fâchés, en France et en Afrique, mais je déclare n'avoir jamais pu réussir à allumer mon cigare au feu de leurs défenses. Comme la mort de l'avare, qui n’a jamais fait de bien à qui que ce soit, comble les vœux les plus ardents de sa famille, ainsi le jour où l’on tue le porc est jour de fête pour le propriétaire, ses voi- sins, ses amis. C'est le moment où la chair de la victime va in- demniser le nourrisseur de toutes les dépenses que l'éducation de la bête a coùtées. Donc, que chacun se gaudisse dans le voisinage et prenne sa part de la curée ; il y en aura pour tous : la succes- sion est riche, Voyez ces chapelets de boudins qui n’en finissent pas, comme ces jaunets du défunt qui demandent à prendre l'air, L'analogie de l’avare et du pore est une tradition populaire; mais, une chose assez curieuse, c’est que ce sont les législateurs des Juifs et des Arabes, c’est-à-dire des nations réputées les plus avares, qui ont proclamé les premiers l’äamondicité du porc. La nation juive et la nation arabe sont éminemment sujettes à la lèpre, ainsi qu'il est prouvé par la place importante que tient, dans leurs chroniques, l'histoire de cette maladie. Le porc est éga- 356 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. lement l’animal le plus sujet à la lèpre. La lèpre du pore s’ap- pelle Zadrerie ! Ladrerie, avarice ! Tous les historiens sont à peu près d'accord sur les causes qui ont fait anathématiser la viande du porc par la loi religieuse de l'Orient. La viande du porc gâtée peut occasionner des accidents fort graves. On voit fréquemment, à Paris même, des familles entières empoisonnées pour avoir mangé de la charcuterie de mauvaise qualité. M. Gisquet raconte dans ses mémoires que la première razzia qu'il fit faire par ses agents chez les charcutiers de la capi- tale produisit une saisie de 10,000 kilogrammes ou de 20,000 livres de viande putréfiée. C’étaient d’odieux jambons, des sau- cisses, du fromage d'Italie surtout. La matière saisie fut transpor- tée à la voirie de Montfaucon et précipitée dans les lacs impurs de ce moderne Cocyte. Pendant la nuit, toute la cargaison fut repê- chée et rendue à la consommation. Pour opposer des entraves effi- caces à cette industrie courageuse, le préfet ordonna qu’à l'avenir les viandes saisies seraient hachées et mélangées intimement avec les matières qui peuplent le fond des lacs de la voirie de Mont- faucon. di Or, les dangereuses qualités de la viande du porc n'ont pu être un secret pour les premiers législateurs, qui furent tous un tant soit peu médecins. De là les interdictions formulées au nom de Dieu dans leurs codes. Le Juif et l’Arabe étant particulière- ment sujets aux maladies de peau, soit à raison de leur malpro- preté native, soit pour cause de la rareté des eaux dans leur aride patrie, Moïse et Mahomet durent tenir plus rigoureusement que tous les autres la main à la prohibition. Toutefois, quelques historiens trop savants ont assigné à cette interdiction religieuse une origine plus curieuse ; ils ont attribué la répugnance des Orientaux pour la viande de porc à trois causes principales : | 1° A la similitude de la disposition intérieure du corps de cet animal avec celui du corps humain, similitude reconnue par Galien ; 20 À l'identité complète de saveur entre la chair du pore et celle de l’homme. Cette identité, qui, pour le dire en passant, fournit TE RS TE DU COURRE. 397 un argument de quelque valeur aux partisans de l'anthropophagie, a été constatée, au rapport de Conrad Gessner, par une foule d'expériences. (Voir l’histoire des pâtés de chair humaine du bar- bier de Tournus.) 3° Enfin, à cette propension singulière qui porta de tout temps les démons chassés du corps de l'homme à élire domicile dans le ventre des pourceaux, propension mentionnée en vingt endroits de l’Ecriture sainte, ce qui doit révéler une antique tradition. Dans l'Evangile selon saint Mathieu, ce sont les démons eux- mêmes qui, pressés de sortir du corps du possédé, demandent au Christ la faveur de se retirer dans un troupeau de pores qui flà- nait en ces parages. Il doit y avoir aussi, si je me souviens bien, les habitants d'une ville, les Gadareni, je crois, qui sup- plient le Christ de se retirer de leur territoire, à cause du préju- dice énorme qu'il fait à leurs troupeaux. Ici se présente une question historique qui m'a intrigué toute ma vie, et que je me permets d'adresser aux membres les plus forts de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, au risque de les plonger dans une perplexité douloureuse. Puisque le porc n’est bon qu'après sa mort, et n’est bon qu'à être mangé, comment un peuple qui ne mangeait pas le porc, et qui regardait cet animal comme immonde, a-t-il pu se livrer à l'éducation de cette espèce ? J'ai toujours pensé qu'il y avait eu jusqu’à ce jour confusion dans les textes. Les porcs dont parle l'Ecriture n’ont jamais été que sangliers, et ce qui donne à mon opinion une autorité im— mense, c’est qu'on peut voir aujourd’hui encore en Arabie, en Judée, en Egypte et en Algérie, dans tous les pays, en un mot, où se rencontrent le musulman et l'israélite, d'innombrables troupeaux de sangliers peu farouches, qui s'y multiplient avec d'autant plus de facilité que l’indigène ne leur fait pas la guerre. Quoi qu'il en soit de ces diverses manières d'envisager la chose, le fait est que le porc jouit d’une pauvre réputation dans l'opi- nion religieuse des peuples. Les prédicateurs luthériens, entre autres, ont abusé de la comparaison des porcs à l’engrais, en faveur des ministres du culte catholique. Or, je dis que le porc est victime d'un préjugé inique. Le porc est le don le plus précieux que le navigateur européen 358 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. puisse faire aux peuples sauvages. C’est un des éléments les plus puissants de Ja civilisation et du progrès. Le porc qui vit de tout, et dont la fécondité est prodigieuse, s’'accommode de tous les climats, hormis de ceux de la zône gla- ciale, où la terre durcie par le froid ne lui permet pas d'exercer son industrie de laboureur. Hors de là, on le rencontre aujour- d’hui par masses nombreuses sur toute la surface des continents et des îles. C’est un animal innocent qui ne fait la guerre qu'aux reptiles, aux mulots et aux taupes, et généralement aux espèces parasites ennemies de l’homme. Les cochons sauvages de l’Amé- rique détruisent journellement une énorme quantité de serpents à sonnettes. Le porc a été doué par la nature d’une subtilité d’odorat pro- digieuse. Il s’en sert pour découvrir la truffe cachée dans les en- trailles de la terre, et pour l’enseigner à l’homme. J'ai déjà dit une fois de trop que le chien lui avait enlevé naguère cette spécialité. L'Inde asiatique, les grandes îles de la Sonde et l'Afrique tout entière, depuis le cap de Bonne-Espérance jusqu'au cap Mati- foux, regorgent de sangliers. Notre régence d'Alger était bien riche encore, il y a quelques années, en produits de ce genre. J'en dirai plus bas quelques mots. Le sanglier de nos forêts d'Europe l'emporte sur tous ceux des cinq parties du monde par le volume du corps et la force de ses défenses. On en a vu qui pesaient 250 kilogrammes. La venai- son du sanglier européen est aussi la plus délicate. C'est que le gland, qui fait les délices du sanglier et qu’il récolte en abon- dance dans nos forêts, à l'automne, est la nourriture par excel- lence de l'espèce. Le gland agit vigoureusement sur le sanglier au moral et au physique. Il donne de la fermeté à sa chair et de l'énergie à son caractère. On sait que le sanglier repu de gland est d'humeur peu commode. Les hallalis sont plus dramatiques en octobre et en novembre qu'aux autres époques de l’année. Re- marquez que le gland est le fruit qui symbolise l’avarice comme le porc ! Les laies entrent en rut en décembre ; elles mettent bas vers la fin de mars. La richesse de la portée est proportionnée à l’âge de l'animal; les jeunes mères se contentent d'élever trois à quatre marcassins ; les vieilles vont jusqu'à la dizaine. Le jeune san- DU COURRE. 359 gher conserve le nom de marcassin aussi long-temps qu'il porte la livrée, cinq à six mois environ ; vers l'automne, il renonce à la robe de l'enfance et prend le titre de béte rousse, qu'il quitte bientôt pour celui de béte de compagnie. L'animal est dit ragot ou venir à son tiers-an, quand il a deux ans révolus et qu'il entre dans sa troisième année ; le fiers-an a ses trois années pleines, le gwart-an ses quatre années ; plus tard, il est dit indif- féremment solitaire on grand vieux sanglier. Avec Yâge, ses défenses se recourbent et perdent leur tranchant ; on dit alors que la bête est mirée. Ces défenses sont au nombre de quatre ; les deux plus terribles sont celles de la mâchoires inférieure ; il semble que celles de la mâchoire supérieure n'aient d'autre fonc— tion que de servir d’aiguisoir à celles-ci. Je n'ai jamais rencontré de laies armées en ‘guerre, c'est-à-dire pourvues de puissantes défenses, que dans les romans de M. Granier de Cassagnac. Les autres, celles qu’on rencontre dans nos forêts d'Europe et dans les plaines de l'Abyssinie, de l'Amérique et de l'Inde, sont peu faites pour inspirer la terreur ; tout au plus, leurs boutoirs inof- fensifs sont-ils de force à découdre un basset. La chasse du sanglier exige peu de connaissance de la part à du veneur, peu de finesse d’odorat de la part de la meute. C’est une bête de piste grossière et chaude comme le renard, et qui se fait chasser de près. Le sanglier bon marcheur ne prend parti que lorsqu'il a gagné sur les chiens une avance considérable. Il est rare qu’en ce cas il perde cette avance. Cette chasse-là devrait être l'apanage exclusif du mâtin. Les anciens tuaient le sanglier à l'épieu. Cette méthode, long-temps adoptée par la vénerie française, a été généralement abandonnée pour celle du fusil double; toutefois, de nobles veneurs sont restés jusqu’en ces. der- niers temps fidèles aux traditions de l’art antique. Je sais plus d'un chasseur qui dégaïne volontiers pour venir au secours de ses chiens dans un hallali dramatique et pour attaquer le sanglier au couteau. Il n’est pas de chasseur qui n’ait été témoin de quel- que épisode ensanglanté de cette nature. Un de mes plus dra- matiques et de mes plus récents souvenirs date du 26 octobre 1845. La scène se passait dans rotre forêt d'Ourscamps. Le solitaire dont j'ai entrepris de raconter la fin tragique n’ha- bitait pas précisément la forêt d'Ourscamps ; il s’y plaisait seule- 360 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. ment comme s’y plaisent tous ceux qui l’ont visitée, hommes ou bêtes, Parisiens, chevreuils ou faisans; il y prolongeait ses stations aussi longtemps que ses moyens d'existence pouvaient le lui per- mettre. C'était pour la brutalité, le caractère, la richesse de la taille, la longueur et le tranchant des défenses, l’image vivante de feu le sanglier de Calydon, si souvent mentionné dans l'histoire des personnages illustres de l'antiquité. Ses avantages physiques, rehaussés de l’éclat de quelques actes de sa vie privée, où il avait fait preuve d’un méchant naturel, avaient fini par lui concilier à la longue une réputation de coupe-jarret et de mauvais coucheur qui n’avait pas peu contribué à éloigner de sa demeure une foule de visiteurs importuns. Les maîtres d'équipage du pays l’auraient attaqué de grand cœur s’ils en avaient eu une seule fois connais- sance précise ; car c’eût été pour quelques-uns d’entre eux une oc- casion nouvelle de faire montre de leur sang-froid et de leur in trépidité en même temps que de leur adresse à jouer du couteau de chasse ; on ne trouve pas tous les jours, en effet, pour faire sa partie un adversaire du poids de 200 kilogrammes. Mais le moyen que des piqueurs ou des valets de chiens , quelque peu affection- nés à leur meute, se décidassent à faire rapport d’une bête aussi terrible ! Ils se turent deux ans, attendant que l’âge eût miré l'animal , c’est-à-dire que pendant deux ans l'affection pour leurs chiens l'emporta dans leur cœur sur l’amour de la gloire et la soif des combats. Cette longanimité , cependant, devait avoir son terme ; le hasard l'amena. Le 95 octobre 1846, le piqueur de M. le marquis de l’Aigle eut connaissance du passage d’une laie avec ses marcassins dans la forêt d'Ourscamps et recut ordre de la détourner. Mais la laie, avec toute sa société, avait vidé la forêt pendant la nuit. Le lendemain , à neuf heures du matin, nous nous rencon— trions, le piqueur et moi, dans une verte avenue. — Eh bien! lui demandai-je, la chance a-t-elle été bonne ? — Mauvaise, mauvaise. — La laie”? — Partie. — Pas de loups”? — Pas plus que dessus Ina main. — Pas de chasse alors? DU COURRE. 361 — Au contraire. __ — Tiens, tiens, fis-je à part moi, en commentant cette physio- nomie lugwbre et cet accent désolé, est-ce que par hasard il re- tournerait solitaire ? Précisément le voici qui sort du Petit-Chapitre et qui traverse la plaine pour rentrer au bois Leblond; c’est lui, le solitaire était pigache (1), etil n’y avait pas à se méprendre sur son identité. Et, ce disant, mes regards étaient collés à un pas tout frais de la nuit, une empreinte de la dimension de celle d’une génisse, et chacune de mes mains se portait machinalement vers sa poche respective, pour bien s'assurer que le sac à balles n'était pas resté au logis. Le rapport du vieux Louis accusait en effet un solitaire mons- trueux rembüché au bois Leblond , à cinquante mètres du poteau. — Pensez-vous que ça se fasse chasser un peu? dis-je à Louis, au moment où l’on découplait les chiens. Question insidieuse : Je savais bien qu’une bête de cette taille-là ne se fait pas chasser. — Mais, dam! oui, répondit le piqueur, peut-être bien un quart d'heure, vingt minutes. — Vous m'étonnez... et vous n'êtes pas à cheval ? — Parfaitement inutile pour la chasse d'aujourd'hui. Le brave homme examinait en ce moment les pièces d'un né- cessaire de chasse, paraissant avoir certaine analogie de forme et de destination avec une trousse de chirurgien. Il tournait et re- tournait entre ses doigts des pelottes de soie rouge armées d’ai- guilles courbes et semblait trop absorbé dans cette importante be- sogne pour répondre longuement à mes questions. Les quarante-cinq chiens de l'équipage (chiens anglais) sont donnés à la fois à l'attaque. La bête débûche sans se faire prier, contrairemement aux habitudes de l'espèce ; elle traverse le pré Viguereux à fond de train; les quarante-cinq Anglais sont sur elle et lui soufflent le poil. C'est l'ouragan qui passe, noir, menaçant, terrible, mais l'ouragan muet, sans tapage ni furie. Le chien anglais, comme je l'ai déjà dit vingt fois, a été in- venté par des gens qui considèrent comme perdue toute journée (1) On dit qu'un sanglier est pigache quand il a une pince plus longue que l'autre, 362 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. passée sans trafic; le veneur anglais, si tant est que j'aie le droit de le nommer ainsi, avait besoin de se créer une distraction pour les heures du jour où la Bourse ne va pas, et il a rognéla chasse pour la forcer à se tenir dans de ridicules intervalles. Il est évi- dent qu’on ne pouvait pas inventer de chiens trop vites pour un pays où le brouillard n’a que deux heures de transparence sur vingt-quatre, dans la saison des chasses, Quoi qu'il en soit de ces causes, le chien anglaïs a conscience de sa mission et de son de- voir ; il n’aboiïe pas, parce qu'il a appris à l’école le nombre pré- cis de centimètres que peut faire perdre un coup de voix dans un instant donné. Je ne pardonnerai jamais aux veneurs, français d'avoir contribué à naturaliser dans ma belle patrie cette race inintelligente et brutale, qu’il est absolument impossible de suivre à pied, comme j'en ai acquis la conviction par une foule d’'expé- riences. Si je me permets sur l'Angleterre cette intéressante digression, dont je ne demande pas pardon à mes lecteurs, c’est que je cher- che à gagner du temps, n’entendant plus la chasse. Cependan l'air est calme, et l'attaque a eu lieu à une heure vingt-cinq mi- nutes ; or, ilest une heure 30 et la chasse tourne autour de nous; il me semble que les échos de la forêt, s'ils faisaient bien leur de- voir, devraient nous rapporter quelque bruit; car nous n'avons pas, à coup sûr, un kilomètre de distance du champ de bataille à l'endroit où nous sommes. Baissez-vous un peu , écoutez ! Entendez-vous là-bas, là-bas, ces quelques glapissements de re- nard dans la direction du château d'Ourscamps ? — Sur mon âme, c’est la grande voix de la meute furieuse, oyez plutôt les fan— fares ; le solitaire fait tête. —De si bonne heure, c'est mauvais signe. Les habits rouges se précipitent en foule vers le lieu présumé du combat. Mais le moment n'est pas venu encore, patience ; la bête n’a pas jugé assez inexpugnable la position où elle a fait un moment mine de s’acculer ; elle fait mieux que cela ailleurs. Elle repart, rapide comme le vent (le sanglier n’est pas un qua- drupède qui court, c'est une boule noire qui roule, lancée à toute vapeur ). Au Gorgeat, veneurs et piqueurs, c'est là que vont se porter les grands coups ! Le Gorgeat, ainsi que son nom Findi- que suffisamment, est une affreuse enceinte non percée de rou- + Le Ce Ur cie Me 4 DU COURRE. 363 tes, mais bordée, en revanche, d’une muraille formidable de houx et d’épines noires, agréable préambule d'un corps de place inexpugnable, se composant pour ainsi dire d'un seul et unique roncier, un roncier de cent hectares. Je ne connais, parmi les animaux de nos climats, que le sanglier et Ja fouine à qui ces demeures ne soient pas interdites ; le renard lui-même ne songe à y chercher un refuge que dans des circonstances excessivement pénibles. La chasse y est arrivée en moins de temps, à coup sûr, que je n'en ai mis à traduire ce nom propre. Le solitaire a brûlé déjà dix enceintes : les Longs-Murs, les ventes d'Ourscamps et Sempigny, les Blanches-Tailles, le bosquet de Parvillet et la queue Saint-Eloi ; c'est à peine si j'ai pu distinguer la bête de Ia meute, au traverser de la route départementale , au milieu de la poussière que l'ouragan fameux soulevait dans son vol. La bête s'arrête enfin : c’est assez fuir comme cela... La montre de mon voisin marque une heure 35. En entrant au Gorgeat, le rusé solitaire a forcé de vitesse pour avoir le temps de se frayer un passage et de dresser ses batteries. — À vous, messieurs les Anglais, voici la route, entrez ; elle est un peu étroite seulement, songez-y… Dix chiens s’élancent de front dans le dangereux passage, em- portés par la même ardeur ; ils se culbutent , se déchirent, s'en- tassent… Attendez, voici qui va faire cesser le désordre et nettoyer la passe. Du poste qu'il a choisi, et où il attend de pied ferme ses in- nombrables ennemis, les yeux rouges de sang, les lèvres écu- mantes, le solitaire tombe comme la foudre au milieu de ses as- saillants surpris ; il éventre, découd, mutile, faille tout ce qui s'offre à ses coups ; la voie est déblayée ; les deux premières bêtes que le monstrueux animal a frappées sont restées sur la place ; elles posent, agitées à peine par les dernières convulsions de Fa- gonie, sur l’épaisse couche de ronces où les a fait voler le boutoir formidable ; leur poitrine est ouverte du sternum à l'épaule, Trois ou quatre autres champions se retirent du champ de bataille en poussant d’affreux hurlements qui retentissent douloureusement dans mon âme ; les intestins leur sortent du corps par de larges fissures ; ils appellent Louis à laide, Louis arrivera trop tard. 364 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. Heureux qui s’est retourné à temps pour recevoir le coup de bou- toir dans la partie la moins dommageable de son individu. Il est une heure trente-sept... deux chiens sont étendus raides morts, dix, douze hors de combat. Les habits rouges se hâtent; les gémissements des victimes disent où en est le drame ; les cavaliers mettent pied à terre et se disposent à pénétrer dans le fourré, la carabine et le couteau à la main. Il faut dire que lorsque le sanglier est acculé contre un tronc d'arbre et occupé à discuter sérieusement avec les chiens, la vue du veneur a le don de porter sa colère au paroxysme. Il est assez d'usage même que le sanglier, dans ce cas, laisse là ses pre- miers adversaires et tourne toute sa rage contre le survenant.C’est le moment que les veneurs un peu artistes choisissent pour servir l'animal ; commme il fond droit sur vous, rien de plus facile que de lui loger un lingot entre les deux yeux, avec un peu de sang- froid surtout et un fusil qui ne rate pas. Mais si la chose est facile ailleurs, au Gorgeat c’est tout différent. Les ronciers dudit lieu ne permettent pas au veneur le plus intrépide de tenter l'aventure. Il faut se décider pourtant, car les moments sont chers, et cha- que minute compte sa victime. On entend des rives de l’enceinte un formidable charivari formé de hurlements de douleur, de cris sourds de vengeance, d’aboïements frénétiques, de grognements de rage, accentués du roulement des redoutables castagnettes des mâchoires. Les geais, les pies, oiseaux éminemment cancaniers et bavards, brodent déjà sur l'évènement leurs discordants com— mentaires. L'Anglais se bat bien et longtemps ; la vue du sang, loin de l'intimider, ne fait qu'enflammer sa furie ; le théâtre du combat commence à s’élargir; la terre et les buissons voisins s'empour- prent peu à peu : il est une heure trente-huit minutes. Est-ce le sanglier qui est chassé, est-ce le sanglier qui chasse ? on ne sait ; le fait est que les aboïements des combattants qui survivent ont semblé indiquer tout à coup que le lieu du combat changeait. Oui, vraiment, c’est le solitaire qui charge la meute et la force à rebrousser. Bravo le solitaire! Mais comme la roche Tarpéienne, hélas ! est près du Capitole ! Dans son retour offensif, l'animal imprudent , emporté par sa fougue, a baisé de trop près la rive de l'enceinte. Il passe à portée de la balle d'un veneur, Ca DU COURRE. 365 qui a juré d’avoir sa vie, et qui s’est courageusement engagé dans le roncier, décidé à marcher à quatre pattes pour arriver jusqu’à lui. La bête tombe : il est une heure quarante... le drame n’a duré que quinze minutes. Cinq chiens sont éventrés, douze grièvement blessés, douze légèrement ; quatre minutes de plus et la meute entière y passait ! Le solitaire dont il est ici question pesait sur pied 200 kilogr. Il fut envoyé à Paris pour servir d'ornement à un musée quel- conque. Un Arabe aurait donné bien des choses pour pouvoir or- ner le poitrail de son coursier (cheval) des défenses de la bête. Le vieux Louis n'est pas encore consolé de la perte de Flori= baut et de Percante..….. les meilleurs chiens de tête qu'il ait eus de sa vie, raconte-t-il. (Le chien qu'on vient de perdre est toujours le meilleur et le plus aimé.) J'ai pris une part sincère aux dou- leurs de cet homme. Ses chiens n'étaient que des chiens an- glais, mais c’étaient toujours des chiens. « Quelle différence de caractère entre les ours d’autrefois et les sangliers d'aujourd'hui !» me disais-je à part moi, le soir de cette journée mémorable. Je résume en quelques mots les principes de la chasse du san- glier. Le franc veneur doit respect à la laie, au marcassin, à la bête rousse, voire à la bête de compagnie, à moins de nécessité de destruction. Au fiers-an, bête légère et de bon pied, et puis- samment armée, reviennent de droit tous les honneurs du courre, meute, relais et fanfare; au quart-an, bête lourde et d'humeur massacrante, la balle et le couteau. Mais une pensée mélancolique m'oppresse, que je ne peux contenir plus long-temps dans ma poitrine, et que je demande la permission d’exhaler. Les forêts de France, déjà veuves de l'élan, de l’aurochs, de l'ours, du daim et du cerf, sont menacées de perdre d'ici à peu de temps le dernier fleuron de leur couronne (style noble). Le morcellement va faire passer le sanglier à l’état de mythe. J'ai assisté, en 1835 et en 1836, à l’extermination de la race dans ces magnifiques cantons du Mâconnais que M. le marquis Foudras a si judicieusement choisis pour le théâtre de ces exploits cynégéti- ques qu’il raconte si bien. Les damnés veneurs ne respectaient ni l’âge, ni le sexe ; ils en mirent à mort plus de cent cinquante 366 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. dans un rayon de trois à quatre lieues, en deux campagnes. Ils chassaient tous les jours ; le peu qui survécut à la boucherie dé- guerpit. Maintenant qu'ils ont dissipé leurs richesses, qu'ils ont crevé le ventre à la poule aux œufs d'or, ils cherchent à repeu-— pler; ils élèvent des sangliers dans leurs basses-cours. Lors- qu'une laie est pleine, ils la transfèrent dans une maison des bois, où its l'entourent de tous les agréments du comfort. Puis, quand elle a mis bas, on pratique à la partie inférieure de sa loge de petites ouvertures propres à laisser passer les marcassins, qui peuvent vaguer dans le bois voisin, s’en aller, revenir, se faire croquer par le loup, suivant que la fantaisie leur en prend. De cette façon, on est à peu près sûr que la portée se cantonnera dans le voisinage, pourvu qu’on ne la tourmente pas. Il serait grandement à désirer que tous les louvetiers de France, qui n’ont été institués que pour la conservation des nobles races et des tra- ditions de la haute vénerie, usassent de toute leur influence pour généraliser l'emploi de ce procédé de multiplication simple et économique. Je demanderais également à la loi d'interdire la chasse et la vente du sanglier passé le jour de l'an. Outre l’homme, le sanglier et sa famille ont pour ennemi dans nos forêts le loup. Le loup aime à rôder aux environs de la bauge sous laquelle la laie abrite sa portée; et alors malheur à l'imprudent marcassin qui s’écarte ! La bauge est une cabane arlistement couverte avec des branches d'arbres et garnie à l'in térieur d’un moelleux tapis d'herbes sèches. Ce sont d'excellentes mères que ces laies, attentives, empressées, courageuses. J'ai vu de quelques-unes, dans mon enfance, des actes de dévouement maternel qui pourraient figurer avec avantage dans le traité dela Morale en action. Pour conjurer les périls dont limpor- tunité de ces loups menace leur famille, les laies des Ar- dennes et de la Meuse ont l'habitude d'établir autour de leur bauge un cordon sanitaire de bêtes de compagnie. IL y a de ces sentinelles qui pèsent 75 kilogrammes et qui sont armées de ma- nière à faire respecter leur consigne. Les individus de cette race sont assez portés en général vers l'esprit d'association. Ils se prêtent volontiers secours et assistance dans les mauvais quarts d'heure. J'avais compté sur l’Algérie et sur les hôtes de ces populeux DU COURRE. 367 déserts pour nous indemniser de la disparition du sanglier fran- çais : vain et fragile espoir ! ils ont tout tué déjà. J'ai été assez heureux cependant pour voir l'Algérie en ses jours de splendeur, alors que le fléau de la guerre sévissait sur la Mitidja dévastée, et que les ordres des chefs retenaient dans les camps nos garnisons captives. La guerre chez les hommes, c’est le repos et le bonheur chez les bêtes! Si le gibier de France n'est pas ingrat, la mémoire de Napoléon lui doit être bien chère. A l'époque dont je parle, le sanglier d'Algérie, débarrassé du voisinage des tribus indigènes, s'épanouissait avec luxe par toutes les demeures de la plaine. Pas un buisson un peu épais de vignes ou de luzernes sauvages qui n’en recélàt dans ses flancs quelque puissante famille. Les corridors que les sangliers pratiquent dans ces fourrés, impénétrables pour le chien et pour l'homme, nous disaient à l'avance quand la place était habitée. Nous avions d’ailleurs, pour nous accompagner dans ces chasses dangereuses, un groupe de cavaliers arabes, une race d'hommes que la nature a trop favorablement traités, et qui joignent à la force et à la supériorité du Centaure la subtilité de vue et d'odo- rat du chien. Avec ces limiers-là, et dans cette terre bénie, il eût fallu bien de la bonne volonté de notre part pour faire buisson creux. Le plus difficile en Algérie, n’était pas de détourner la bête, mais de la débusquer. En fait de gibier de cette contrée, je ne connais que la gazelle et la poule de Carthage (cannepetière), qui partent hors de portée. Les autres espèces, plume ou poil, atten- dent généralement pour se lever qu’on leur marche sur la patte. Quand on met le feu à un buisson dans lequel on suppose quel- que mauvaise bête, hyène, chacal ou chat-tigre, il est rare que l'animal se décide à partir avant d’avoir subi quelque avarie dans sa fourrure, J'ai vu fréquemment le sanglier affecter le même stoïcisme. Ce sang-froid remarquable du sanglier africain, en présence de l'incendie qui le menace et le déborde, a sa cause dans les habitudes agronomiques du pays. L'Arabe ne connait encore d'autre procédé de défrichement que l'incendie ; il brûle périodiquement les hautes herbes, les buissons et les roseaux de la plaine dans tous les lieux qu’il destine à ses prochaines cul- tures, et la flamme promenée par le sirocco ne s'arrête que là 368 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. où elle ne rencontre plus rien à dévorer. Naturellement le gibier indigène a fini par se blaser à l’endroit de ce spectacle trop sou- vent répété, et de là cette indifférence en face du péril et ce mé- pris du feu que nous trouvons sublime chez Mutius Scévola. Je plains de tout mon cœur les pauvres veneurs de France, qui n'ont pas chassé le sanglier à l'allumette chimique. Je retourne- rais en Afrique, rien que pour me redonner cette jouissance. J'ai fait assister de mes amis à ces chasses royales, qui n'ont contre elles que d’être trop amusantes et pas assez dramatiques ; ils en sont revenus enthousiastes. C'est moins noble, moins savant, moins méritoire à coup sûr au point de vue de l’art, qu'un hallali de Compiègne ou de Fontainebleau ; mais ces flammes noirâtres que le vent rabat vers la terre, et qui taillent en courant des fournaises dans l'épaisseur des buissons, puis rejaillissent tout- à-coup dans les airs en gerbes éblouissantes, le sifflement des feuilles vertes, le jeu des flammèches emportées dans l’espace, la détonation des roseaux qui simulent de loin les feux de file d'un bataillon d'infanterie, les aboiements des chiens animés par la présence des maîtres et qui entendent le fourré s’agiter devant eux ; enfin, pour le bouquet, le débücher de la compagnie et la décharge générale des armes à bout portant ; tout cela constitue un ensemble de tapage, de mouvement, d'émotions saisissantes, plus échevelé, plus poétique que tout ce qu'on m'a jamais fait voir dans nos forêts peignées et tirées au cordeau. Ajoutez à cela les chances de l’imprévu, les hasards du chacal, du chat-tigre, de l'hyène, du porc-épic. Mais la paix est venue qui a détruit tout cela. J'ai acquis la certitude douloureuse que le sanglier et la per- drix n’existaient presque plus que de nom dans la mémoire des hommes, des rives du Massafran à celles de l’Aratch, limites pes- tilentielles de mon ex-gouvernement marécageux. Il est encore en Algérie une chasse au sanglier pleine de char- mes et qui rappelle quelquefois les courses de taureaux de Séville. Le chasseur s'amuse, à l'instar du picador, à planter un certain nombre de petites lances ornées de banderolles dans le cou de l'animal. Le cavalier arabe, qui est le premier de tous les cava- liers du monde, déploie une admirable adresse dans ce genre de fantasia. Le cavalier arabe chasse tout et prend tout à cheval, excepté la gazelle. Les scheïks et les familles nobles avaient seuls DU COURRE. 369 autrefois le privilège de chasser le sanglier avec les grands lé- vriers jaunes qui le forcent promptement et le coiffent. Cette espèce de chien est encore assez rare et très considérée en Afrique. Le préjugé religieux a long-temps protégé le sanglier d’Algé- rie. Avant 1830, l'indigène ne le chassait jamais que pour en faire curée à ses chiens. Mais depuis l'avènement de la cuisine française en Afrique, et depuis que le sanglier peut se vendre, les choses ont changé de face ; l’Arabe a déclaré au sanglier une guerre d'extermination. Je proclame, envers et contre tous, le sanglier et le porc-épic d'Algérie deux excellents gibiers. Le lion , qui doit être connaisseur en pareille matière, ayant assez souvent occasion de choisir, me parait partager cette opinion. On m'a mené une fois sur la contrescarpe d’un fort de cactus so— lidement bastionné, dans lequel résidait, m’avait-t-on dit, un de ces rois chevelus du désert. Pour des motifs de discrétion qu'il est inutile de confier au lecteur, je ne jugeai pas à propos de pousser ma reconnaissance plus avant ; mais j'en vis assez pour me convaincre que le maître de céans devait nourrir pour la chair du sanglier une affection profonde. Les abords de la place étaient complètement tapissés d’ossements appartenant à des individus de cette espèce. Dans l’une de nos premières expéditions dans la province de Constantine, un officier très distingué de l’armée d'Afrique avait été posté en embuscade avec sa compagnie, au gué d'une petite rivière voisine du camp de Dréan. C’était par une de ces nuits si calmes et si sereines particulières aux climats méridionaux, où les moindres sons vous arrivent, où vous pouvez lire et écrire avec autant de facilité à minuit qu'un Anglais de Londres à midi. Chaque soldat était aux écoutes. Tout-à-coup un frôlement de feuillage, promptement suivi du bruit de la chute d'un corps pe- sant dans l’eau, attira l'attention générale. C'était un sanglier de forte taille, qui fuyait rapidement droit devant lui et venait de se précipiter dans la rivière, espérant yÿ trouver son salut. Un nouveau déplacement qui s’opéra soudain dans les hautes herbes annonçait que la pauvre bête était poursuivie par un animal ter- rible. En effet, un lion énorme avait été porté Jusqu'auprès du poste 24 370 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. par quelques bonds prodigieux. Arrivé sur le bord de la rivière, il aperçoit sa proie, mesure son effort, s’élance, retombe sur elle, l'étrangle de quelques coups de dents, puis l'abandonne et re- tourne tranquillement sur ses pas, comme s'il ne s'était agi que de laver une offense. Nos soldats, témoins de ce drame, n’au- raient pas mieux demandé que d'intervenir en faveur du plus faible dans cette lutte par trop inégale; maïs la prudence de leur chef s'y opposa, une fusillade à cette heure de la nuit et dans ce poste avancé ne pouvant manquer de donner l'éveil aux Arabes. On dit aussi que la panthère ne se fait pas faute d’un quartier de sanglier, lorsque l’occasion de s’en procurer à bon marché se présente. Le sanglier d'Algérie, moins fort quoique aussi bien armé que celui de France, a le caractère infiniment plus doux. Mais cette douceur ne va pas jusqu’à la débonnaireté. Les défenses du san- glier d'Afrique décousent les hommes et les chiens comme celles des sangliers de France. Même pour le chasseur chargé par l'animal, il y a plus de danger en Afrique que chez nous ; car, en Afrique, il n’y a point de tronc d'arbre pour vous abriter lors- que vous en êtes réduit à la défensive, et, dans ce cas, il ne vous reste guère d’autre procédé à employer que le procédé de M. de Montcrocq. M. de Montcrocq, un des derniers de nos grands ve- neurs français, l'illustre complice de M. de Brosse, est un lieu- tenant de louveterie de Saône-et-Loire, à qui j’ai connu la pas- sion de se faire charger par les sangliers aux aboïs, pour avoir l'agrément de tirer l'animal en tête et de lui loger une balle entre les deux yeux. Comme nous n'avions pas assez de chiens, quand nous chassions ensemble, pour nous en laisser éventrer quelques couples par chasse, ainsi que peuvent faire nos premiers maîtres d'équipage, nous n'hésitions jamais à servir d’une once de plomb une bête dangereuse. La première fois que j'eus l’hon- neur de chasser avec M. de Montcrocq, je lui vis tirer à une cin- quantaine de pas un sanglier bondissant à travers un fourré de houx, de genêts et de buis. L'animal était resté sur le coup, Comme le piqueur cherchait la place de la blessure et ne la trou- vait pas : « Regardez du côté de l’œil gauche, cria de loin le meurtrier, c'est par là que j'ai visé.» La balle était entrée dans DU COURRE. 371 l'œil ; ce pourquoi l’on n'avait pu découvrir le trou du projectile à la première inspection. Un autre trait admirable de ce veneur-modèle: Un jour qu'il faisait semblant de chercher ‘avec moï des perdreaux dans un champ de pommes de terre, un lièvre lui part dans les jambes. « À vous le lièvre ! me crie-t-il. — Eh bien, et vous ? — Tiens, c’est vrai. » Il avait oublié son armé en présence d’un gibier de cette taille ! I y avait trente ans qu'il n’avait tiré sur un lièvre, trente ans qu'il n'avait mis autre chose qu'une balle dans son fusil ! Comme il y a dansle département de Saône-et-Loire des lou- vetiers qui n'ont jamais chassé que des loups, il y en a dans le département de l'Oise à qui la chasse dé ce quadrupède a toujours été étrangère. C’est à un de ces derniers que je fis savoir une fois, par la voie de la presse parisienne, que deux grands loups se promenaient depuis quinze jours autour de son château. J'ai chassé le sanglier à tir et à courre, à la neige, à l’affüt, à la fourchette, à la lance, à l’allumette chimique... mais la plus divertissante de toutes ces chasses est sans contredit la chasse à lhamecon. — Un sanglier à l’hamecon ? — Pourquoi pas? M. Alexandre Dumas a bien pêché des truites avec une serpe dans les Alpes. R LE LOUP. Ma conscience me commandait depuis long-temps d'essayer d réhabiliter le loup dans l'opinion publique. J’aborde aujourd’hui l'entreprise. une entreprise ardue, immense, impopulaire ! Mais quelle grande vérité, quelle vérité nouvelle fut jamais populaire ! L'unité de Dieu, l'égalité des hommes, l'existence du Nouveau- Monde, l'attraction passionnelle, toutes ces découvertes sublimes n'ont-elles pas valu à chacun de leurs auteurs la ciguë, le gibet, les sarcasmes ou les persécutions de leur siècle ? Instruit du sort que la petitesse et la jalousie des hommes réservent aux appor- teurs de toute parole nouvelle, je l’attends sans frémir. en ap- pelant d'avance de la sentence de mon époque au tribunal de la postérité ! Are 372 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. Le loup est l'emblème du bandit des sociétés limbiques (Civili- sation, Barbarie) ; c’est le fléau de la propriété. A ces titres, il y a anthipathie naturelle entre lui et le chien, sergent de ville de l’homme et ami de la propriété. Maintenant, qu'est-ce qu'un bandit ? Un bandit est un être richement organisé, que ses concitoyens ont mis au ban de leur société pour une raison quelconque, ou qui s’y est mis de lui-même par haine des institutions de cette société. Le bandit, le brigand, c’est le Max de Schiller, le Lara de Byron, l’Hernani de Victor Hugo, le Sbogar de Nodier, le Robin Hood de Walter Scott; c’est le flibustier des îles de la Tortue, l’Arabe de l'Atlas, le chef de la guérilla espagnole, le contreban- dier, le braconnier.… C’est le plus souvent une nature généreuse que le spectacle de l’iniquité révolte, qui étouffe dans l'air cor- rompu des cités ; c’est quelquefois un dialecticien de l’école natu- relle qui vient, au nom de Dieu, demander compte aux oppres- seurs de leurs lois inhumaines. Ou bien c’est encore un guerrier de la race vaincue qui proteste, les armes à la main, contre le droit brutal de la conquête. Le bandit est, comme le braconnier, le héros de toutes les lé gendes populaires, et les poètes, ces merveilleux avocats des causesjustes, ont dû aller chercher de tout temps l'inspiration aux sources de la légende où est écrite la protestation du droit contre la force, et ils ont brodé avec amour l’histoire du bandit national des perles de leurs chants. Le lecteur va se trouver en droit de m'accuser de redite , dans le cours de cet article ; mais je le prie d'avance de vouloir bien remarquer que c’est la nature qui se répète et non pas moi, et que je suis bien forcé de dire ce qu'elle veut que je dise, moi qui écris sous sa dictée. D'ailleurs, puisque les emblèmes du mal sont en dominance dans les sociétés maudites, on ne doit pas être surpris d'entendre une foule de bêtes tenir un langage identique. Ce n’est pas notre faute si le loup professe, en matière de politique, les mêmes opinions que le moufflon et le zèbre. Rémus et Romulus, qui fondèrent la Cité éternelle, furent deux chefs de bandits élevés par une louve !.. et les civilisés subissent encore la loi des enfants de Ja louve ! DU COURRE. 373 Le lâche vulgaire, la masse qui s’agenouille devant le succès et ne tient compte que des faits, le vulgaire odieux a établi entre le héros des champs de bataille et le héros de la grande route une distinction ridicule que n'admet pas le sage. La justice du vul- gaire, dont la balance est boîteuse, a évalué la gloire à la mesure du sang versé. Il salue du nom de conquérants les bourreaux de nations qui font la plus large curée de cadavres aux hyènes et aux vautours, comme qui dirait les Alexandre, les Napoléon, les Djingis, et 11 flétrit de l'ignoble épithète de bandits, d’assassins, les chefs de horde qui travaillent sur une moins grande échelle. Or, je prie qu'on me dise quelle différence existe, au point de vue de la vérité absolue, entre le conquérant qui promène sa furie sur toute la surface du globe pour distribuer des empires à tous ceux de sa race, et le fhbustier, le contrebandier, le corsaire, qui opè- rent en petit, poussés par le même mobile. Dès que chacun a versé le plus de sang qu'il a pu, dès que chacun a réalisé dans sa sphère la plus haute somme de mal, je tiens que chacun des deux doit obtenir, dans l'estime des hommes, la même part de gloire ou d'infamie. Oh ! civilisés stupides, qui glorifiez les tueurs d'hommes en gros et qui flétrissez les tueurs d’hommes en détail, que vous mérilez bien les mépris que les despotes font de vous ! Je le répète, le loup c’est le bandit, c’est le contrebandier, c’est le Saxon qui n'accepte pas la souveraineté du Normand, l’Arabe qui ne veut pas du protectorat de la France. C’est une espèce am- bitieuse et ardente qui n’a pu se plier, comme le chien, aux lois iniques de l’homme des sociétés limbiques. La devise du loup est celle-ci : Periculosam libertatem malo quam tutum servitium. Le loup est l'ennemi de la société civilisée et de la société bar- bare, parce que ces sociétés-là sont ennemies de la loi de Dieu. Il est l'ennemi de la propriété, parce que le système actuel de propriété, qui ne reconnaît pas même à tous les membres de la société le droit de vivre, lequel droit prime cependant de cent coudées celui de posséder, est en complet désaccord avec la vo- lonté de Dieu...; attendu que la terre qui fournit toutes les subsistances alimentaires est un des éléments de l'existence hu- maine aussi indispensables que l’eau et l'air. Les économistes les plus inintelligents jetteraient certainement les hauts cris, si on venait leur dire qu'un banquier juif quelconque s'est fait 374 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. concéder par le gouvernement le monopole de la vente de l'air respirable ou de l’eau, surtout si ledit banquier israélite avait ou- blié de leur accorder une petite participation dans le bénéfice de l'affaire, Eh bien ! je déplorerais la pauvreté de l’intellect de ces mêmes économistes, s'ils ne comprenaient pas, à priori, que l'ac- caparement de la terre par quelques individus et Le droit d’abuser de la propriété sont tout aussi dangereux pour la société que le serait l’accaparement de l’air ou de l'eau. En Arabie, c’est l’eau qu’on accapare et non pas le sol... qu'on abandonne au premier occupant...; et les procureurs du roi de ce pays-là ne considèrent comme écrivains factieux que ceux qui protestent contre l'acca- parement des eaux. Quand nous aurons le monopole de l'air, il viendra un journal de juif qui traitera de cerveaux détraqués les écrivains qui réclameront pour chaque membre de la société un minimum d'oxygène, et qui les dénoncera au ministère publie, sous prétexte d'immoralité ou de provocation à la haine contre une classe de citoyens. Voilà donc en partie les raisons de l'inimitié profonde qui a existé jusqu’à ce jour entre le ioup et le civilisé. J'ose me flatter que M. de Buffon ne les a pas même entrevues du coin de l'œil, ce qui ne m'étonne nullement de la part d’un sayant simpliste. Ainsi, le loup a juré de rester rebelle à l’homme, tant que l’homme restera lui-même rebelle à la loi d'harmonie et d'équité qui est la loi de Dieu. I] ne proteste pas contre la supériorité na- turelle de l’homme, ni contre son droit de royauté légitime, mais seulement contre les abus que fait l’homme de son autorité et de ses droits, C’est un sujet révolté qui ne veut transiger aveg le pouvoir qu'à de certaines conditions, et qui exige sa charte, et qui proclamera que l'insurrection est le plus saint des devoirs jusqu à ce qu'on ait fait droit à ses réclamations, Je n'ai pas de raisons pour désapprouver cette conduite. La répugnance du loup pour le civilisé repose sur les mêmes motifs que celle de l’hémione, du zèbre et d'une foule d'autres quadrupèdes et bipèdes Due qui, voyant la manière dont les civilisés se déchirent entre eux, et considérant les mauvais traitements que les barbares font subir aux pauvres animaux qui se sont ralliés à l’homme, se tiennent à distance de lui, et le regardent comme l'ennemi commun. DU COURRE. 375 La main sur la conscience, a-t-on le droit d'exiger qu’une louve sensée, qui n’a jamais abandonné ses louveteaux sur la voie publique, qu'un loup qui n'a jamais goûté à la chair de son sem- blable, acceptent la supériorité d'une société humaine où il y a des mères qui tuent leurs enfants, des enfants qui tuent leurs mères, et où les premiers de l'État sont les individus qui ont fait égorger le plus d'hommes en leur vie. Si nous voulons que les bêtes viennent à nous, je le répète pour la vingtième fois et ce ne sera pas la dernière, il faut que nous commencions par leur donner l'exemple de la justice , et par étaler sous leurs yeux le spectacle contagieux de notre bonheur. Il faut que nous réfor- mions notre milieu social, dont l'odeur et l'aspect soulèvent de dégoût tous les cœurs généreux; que nous fassions pour le loup des bois, pour le castor des lacs , pour le zèbre des déserts ce que nous avons fait pour les ramiers des Tuileries ; en un mot, que nous délections leurs regards par l'exposition permanente de scènes sympathiques qui captivent leur imagination et leurs sens. Mais le civilisé orgueilleux, qui se mire dans son ignominie comme le hibou dans sa progéniture, le civilisé orgueilleux, sem- blable en cela à tous les pouvoirs établis, a trouvé plus facile de faire calomnier les loups, les demandeurs de réformes, que de se corriger. Il a rejeté la scission du loup sur les passions mauvaises d'icelui,sur ses instincts vicieux qu'il a déclarés incorrigibles; il a ameuté contre lui tous les scribes ignorants, tous les conteurs de fables, toutes les bonnes d’enfants. Il a créé, pour le détruire, une institution spéciale, une race de chiens idem. Il a fini par mettre lâchement à prix la tête du fuctieux. Le législateur d'Athènes a payé d’un talent les oreilles du louveteau, et de deux talents celles du loup adulte. Celui d’Albion a fait grâce au sorcier de la peine capitale, à la condition qu’il emploierait toutes les ressources de son art à détruire les loups. Si bien que, après un roi constitu- tionnel de France, je ne sache pas de créature au monde qui ait été plus odieusement vilipendée et calomniée que le loup. Les fermiers-généraux des chemins de fer, les accapareurs des emprunts nationaux, les loups-cerviers de la Bourse lui ont re- proché sa voracité; les inventeurs d'engins de destruction, son humeur sanguinaire ; les hommes de loi, sa fourberie ; le peuple, 376 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. les accès de rage auxquels / est sujet (77 se rappoite à loup). Le moraliste a tiré du nom du loup le mot de /upanar, pour soulever contre le loup le mépris des honnêtes gens et des cœurs délicats, Mais avant de prononcer l’anathème contre l’infortuné quadru- pède, l’homme s’est-il occupé du moins de faire le triage de ses qualités et de ses vices? L’a-t-il sevré dès l’âge le plus tendre, pour l'empêcher de sucer les mauvais principes avec le lait de sa mère ? L’a-t-il placé, en un mot, dans un milieu convenable où ses aptitudes naturelles eussent pu se développer vers le bien ? Oh! non pas, s’il vous plait; le moraliste ignare et paresseux n'admet pas cette méthode d'investigation scientifique. Son igno- rance s’accommode mieux de la théorie de la perversité native qui le dispense, lui moraliste, d'inventer un système d'éducation susceptible de favoriser le développement des aptitudes hono- rables de chaque individu et de chaque espèce. Et comment ces moralistes sycophantes auraient-ils fait pour le loup ce qu'ils n'ont pas fait pour l’homme ? Les législateurs civilisés’ n’écrivent-ils pas tous les jours que l’homme est né méchant, et que la société ne tiendrait pas sans le bourreau ? Le gendarme et la potence ne sont-ils pas les attri - buts parlants de la société actuelle ? Que j'aime ce mot charmant du voyageur européen qui, abordant sur une plage inconnue et apercevant une potence, tombe à genoux pour remercier le ciel d’avoir conduit ses pas sur une terre civélisée ! Allez, marchez, civilisés aveugles, ministres fainéants… Bordez vos capitales d'une ceinture de bastilles ; appelez-y des armées pour tenir garnison ; doublez, triplez l'effectif de vos sbires, élar- gissez le ventre de vos maisons de force, comprimez, réprimez..… quoi que vous fassiez pour endiguer le torrent du mal, tous vos efforts ne contiendront pas sa furie, car sa source est dans la mi- sère et dans le travail répugnant , et le torrent dont les eaux montent et montent sans cesse , ne s'arrêtera pas que sa source ne soit tarie. Entendez-vous, débitants de palabres, qui tonnez si éloquem- ment à la tribune contre les passions mauvaises, — l'origine des troubles de la société n'est pas où vous voulez bien dire. Les troubles de la société ont leur cause dans l'oppression du travail par le capital parasite, et dans le travail répugnant. Oui, mon- DU COURRE. 377 sieur Guizot le puritain, oui, dans le travail répugnant, en dépit de ce qui est écrit dans votre histoire de la civilisation , où vous - avez osé affirmer que le régime constitutionnel, c’est-à-dire l’a vènement des épiciers au pouvoir, était le dernier mot de l'esprit humain, en matière de constitution gouvernementale, Comme je me réjouis d'avance de vous voir rire avec nous autres de cette opinion saugrenue et libérale, la première fois que nous nous rencontrerons dans la vie aromale, dans cinquante ans d'ici ! Le loup de la fable, séduit par les paroles captieuses du chien, est sur le point de se rallier à l'homme, quand il aperçoit sur le coup pelé de l'animal domestique la marque du carcan : — Vous ne courez donc pas Où vous voulez ?— Pas toujours, mais qu'importe? — Il importe si bien, que de tous vos repas Je ne veux en aucune sorte, Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor... Cela dit, maître loup s’enfuit, et court encor. S'enfuit et court encore... Pourquoi cela? Parce que l'asser- vissement du travailleur dégoûte du travail les natures géné- reuses. Le loup ne refuse pas le travail par amour pour le far niente : c'est le plus infatigable et le plus actif de tous les quadrupèdes ; il refuse le travail par horreur de l’iniquité qui préside à la répar- tition des produits du travail.Un rédacteur du Journal des Débats peut trouver très-légitime qu'un juif stupide gagne deux millions en quelques heures à agioter sur des promesses d'actions de che- mins de fer —pendant que le malheureux prolétaire des champs, qui supporte le poids du jour et de la chaleur, épuise sa santé et ses forces sans pouvoir parvenir à gagner le misérable morceau de pain noir qu'espère sa famille. Mais le loup, qui n’a jamais été subventionné pour défendre l'esclavage ni les agioteurs, le loup s’est toujours refusé à ces lâches concessions. Un magistrat député, que ses services législatifs ont fait pro cureur-général, mais qui a tort néanmoins de prendre le MHal- herbe d'Henri IV pour le Malesherbes de Louis XVI, reprochait publiquement à l'assassin de Nangis l'indignité de sa conduite. — Que voulez-vous, répondit le coupable, la faim met le loup 378 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. hors du bois. — Le loup peut travailler, riposta l’accusateur pu- blic avec plus d’éloquence que de bonheur. — Eh mon Dieu, non , monsieur le procureur-général, le loup ne peut pas travailler à tourner la roue d’un cloutier comme un caniche. Cette destinée n’est pas dans ses attractions ; et si vous voulez fausser cette nature sauvage, elle se révoltera, se tordra , vous mordra. Mais faites lui le travail attrayant, c’est-à-dire con- cordant avec ses aptitudes et il re tuera plus. Qui pousse le loup hors du bois? C’est la faim. Qui lui brûle le sang, qui dévore ses os, qui lui donne la rage ? La faim , tou- jours la faim. Les chiens des zônes heureuses, où la terre four- nit à tous les appétits, ne connaissent pas la rage. La rage est le privilège exclusif des contrées déshéritées du soleil (4). La rage, c’est le désespoir de la faim, exalté jusqu'au paroxysme. Le loup enragé qui se jette sur l’homme et sur tous les animaux qu'il rencontre, c’est Lacenaire, c’est Poulmann (l'assassin de Nangis), des natures sauvages et orageuses que le carean de la misère a froissées plus douloureusement que d’autres, des mons- stres qui tuent pour tuer, pour se venger,”pour rendre, avant de mourir, à une société sans entrailles, une petite part des maux qu'elle leur a fait souffrir. L'horreur des surfaces brillantes et polies qui caractérise la rage, c’est l’horreur du luxe et de la richesse, dont l’insolent étalage redouble les tortures de l’indigent affamé! La rage est la plus épouvantable de toutes les maladies qui puissent affliger l’espèce humaine ; car elle change l'homme en brute et le fait périr dans d’atroces convulsions qui ne lui ôtent pas même la conscience de sa position désespérée. Cela veut dire que la société égoïste qui laisse périr de faim un seu! de ses mem- bres, est une société criminelle et maudite, et que Dieu propor- tionne la grandeur du châtiment à la grandeur du crime. La mi- sère et l'oppression changent aussi les opprimés en brutes et leur donnent du goût pour le sang et le meurtre, et leur font déchi- rer le cœur du maréchal d’Ancre à belles dents. (1) Il y a eu des cas de rage en Algérie depuis l'introduetion du chien français. DU COURRE. 379 I n’y a pas de remède contre la rage. Cela veut dire qu'il n’y .a pas de moyens curatifs contre les maux qn'engendre la mi- sère, et que toute tentative de répression de ces maux est inutile et absurde. Cela veut dire que la misère est une de ces maladies qui se préviennent, mais qui ne se répriment pas. Combien de fois, mon Dieu ! nous faudra-t-il donc répéter des vérités si sim- ples à ces civilisés ? L'Irlande, l'Irlande avec ses six millions d’affamés.., savez-vous quel mal la travaille? C'est la rage, la vraie rage, la maladie sans remède , la maladie aux contagions mortelles, Oh! malheur à toi Albion, malheur à tous les bourreaux d’Erin ! car c’est à toi, Albion , à oi et à tes lords qu'en ont la vengeance et la haine des fils désespérés d'Erin.…. ces hommes que ta cupidité insatiable et ton orgueil inhumain ont transformés en loups, et en loups enragés ! , Civilisés de bonne foi, voulez-vous deux preuves foudroyantes de l'impuissance de vos machines législatives, compressives et répressives, voire de l'impuissance des billeyesées économiques et narcotiques de M, le baron Dupin, un monsieur qui enseigne le mépris des richesses aux ouvriers de Paris, à mille franes le ca- chet. Ecoutez : Un préfet de police, qui devait avoir d'excellents renseigne- ments sur la chose, à fixé à QUARANTE MILLE le nombre des malfaiteurs que renferme en ses murs la seule ville de Paris. Or, répondez : depuis que M. Gisquet a publié ces révélations, le nombre de ces quarante mille scissionnaires, incessamment con- jurés contre votre ordre social, a-t-il augmenté ou décru ? Il a augmenté, vous le savez bien tous, et augmenté en dépit de l'accroissement de l'effectif de vos municipaux et de yos sergents de ville, et si bien augmenté qu'il a fallu élargir l'enceinte de la Cour d'assises de la Seine pour faire place à tous les bandits que les balayeurs de la voie publique ramassent journellement sur le pavé de Paris. Et les juges de la capitale n'ont plus suffi à juger les flous, les grinches et les escarpes, dont les bandes innom- brables se succèdent sans interruption sur la sellette du crime, Et le mal en est arrivé à ce point, que le plus fougueux admirateur de votre prétendu ordre social n’oserait pas se hasarder aujour- d’hui à sortir de sa demeure, sur le tard, sans escorte ou sans 380 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. arme. Et les législateurs de cette société modèle, qu’avaient illus- trée déjà les découvertes de l’acétate de morphine, de l'acide prussique et du masque de poix, seront obligés de prononcer, avant peu, l'interdiction absolue de l’arsenic, par le motif qu'il est devenu urgent de protéger l'existence des époux ennuyeux et des pères trop tenaces à la vie, contre les abus scandaleux que font de cette poudre de succession les épouses incomprises et les fils pressés de jouir. Vous voyez donc bien, civilisés absurdes , que la rage est une maladie qui vient de la misère du travailleur, et qu’il n’y a pas d'autre remède contre la rage que d'augmenter les profits du travailleur, en réduisant d'autant ceux de l’improductif. Mais suivez-moi en Angleterre, patrie du représentatif et de l'économisme. Ils ont exterminé le loup en Angleterre; là le résultat est acquis. Or croyez-vous que, les loups détruits, la part du mouton soit devenue là-bas plus forte pour chacun ? Écoutez : On lit dans les rapports officiels du gouvernement du pays que les travailleurs d’Albion sont atteints pendant trois ou quatre mois de l’année d’une maladie singulière.…..une maladie dont les symp- tômes disparaissent aussitôt que l’on donne à manger aux ma- lades ! On dit que dans le seul hiver de 1846 à 1847, il est mort par la faim près d’un million d'Irlandais. Que vous semble de l'efficacité de l’extermination des loups ? Hélas ! non seulement l’extermination des loups n’a pas fait la part de mouton plus forte pour le peuple, mais je vais prouver que la prospérité des moutons est devenue une des causes les plus affreuses de la détresse du travailleur britannique. Un jour, en effet, que le duc de Sutherland avait lu avec fruit le livre d’un économiste français, nommé Jean-Baptiste Say, dans lequel livre il est écrit que toute la science de l'économie politique consiste à faire rendre le plus fort revenu possible à un capital donné, le plus fort revenu net, l'idée vint subilo à ce digne et saint homme d'appliquer cette théorie charitable à ses domaines d’'Ecosse. Et comme ses intendants lui eurent prouvé que les moutons, qui dépensent beaucoup moins que les hommes en frais de nourriture et de logement, rapportent beaucoup plus, en revenu net, Sa Seigneurie fit abattre ses métairies et trans- DU COURRE. 381 former ses champs en pâturages ; et les malheureux cultivateurs qui avaient trouvé jusque-là sur ces terres à s'occuper et à vivre, “en furent inhumainement chassés et sont allés depuis grossir le nombre des vagabonds des Cités. C'est-à-dire que l'invasion de tous les loups de la Russie et de la Suède n'aurait pas fait subir à la population rurale de la Grande-Bretagne la centième partie des malheurs que l'invasion des moutons a déchainés sur elle! Et l’on voudrait m'interdire à moi, homme de sens, le droit de rire jusqu'aux larmes ou de m’mdigner jusqu’à la fureur des folies de cette société stupide qui a trouvé moyen de rendre la race des moutons plus meurtrière à l’homme que la race des loups ! et les délateurs gagés de la juiverie prétendraient me fer- mer la bouche à l'endroit des abus du droit de propriété et m'em- pêcher de dire l'aristocratie anglaise coupable du crime de lèse- humanité pour avoir sacrifié l'espèce humaine à l’espèce ovine ! Non pas, morbleu, non pas, méchants valets de juifs, vous ne me ferez pas taire que vous ne m'ayez coupé le poing et arra- ché la langue! J'ai vu vos oreilles d'âne, Midas de la finance et de l'économisme, et je vous les allongerai si fort que tout le monde les verra ! Après avoir considéré la question du loup dans ses rapports avec la politique sociale, il me reste à la traiter plus particulière- ment au point de vue de la chasse, c’est-à-dire au point de vue des démêlés quotidiens de l'animal avec l'espèce humaine d’au- jourd'hui. #. Le loup est le plus roué et le plus audacieux de tous les enne- mis de l’homme. Vivant côte à côte avec lui, il s’est instruit de sa tactique; il a étudié ses manœuvres ; il a appris à son école le grand art de la guerre. Le lion et le tigre, confiants dans la puis- sance de leurs ongles et de leurs canines, attendent fièrement que l'homme les provoque , ou bien se précipitent sur lui de prime saut quand la faim les talonne. Le loup ne veut pas faire aussi bon marché de sa vie. La prudence et la circonspection président à chacun de ses actes, soit qu'il attaque, soit qu'il ait à se défen— dre ; il ne se pardonnerait pas d’omettre le moindre élément de succès dans la lutte désespérée qu'il soutient contre l’homme. Le loup l'emporte sur le chien par la finesse de l’ouïe, de l’odo- 382 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. rat, de la vue, par la vigueur des muscles, par la puissance de la mâchoire , par la mémoire des lieux , par le talent de l’observa- tion, par le génie de la combinaison stratégique. Le chien n’a jamais prétendu lui contester cette supériorité ; car il ne se décide qu'avec peine à attaquer le loup, et le plus terrible chien de loup renonce promptement à cette chasse déplaisante pour le moindre coup de dent. Le loup et le chien, qui appartiennent à la méme famille, sentent vaguement qu'ils sont faits pour s’estimer et se comprendre, et que les dissentiments politiques qui les divisent aujourd’hui ne seront pas éternels. Le loup ne poursuit dans le chien que le compagnon inséparable du civilisé et la sentinelle vigilante de la propriété insociétaire; il n’a jamais cherché noise au renard, qui le respecte de son côté et se garde bien de chas- ser sur ses terres. S'il se décide à emporter un chien pour sa con- sommation personnelle, c’est que les temps sont durs; et puis il a contre le chien tant de motifs légitimes de rancune ! J'ai vu quelquefois trois ou quatre grands loups se récrier et s'unir pour mettre à mort un chien de berger, un chien de garde qui les gê- nait par sa surveillance incommode , et, après l'avoir déchiré, semer ses membres, ses intestins et sa tête par les carrefours les plus fréquentés du pays, pour servir d'exemple aux mutins. Il était visible que ce n’était pas la faim, mais un simple désir de vengeance, qui les avait poussés à cet assassinat, puisqu'ils avaient laissé intactes toutes les parties du corps de la victime. J'ai dans mes souvenirs de deuil deux morts de chiens d'arrêt, exécutés de cette façon cruelle, et dont un seul fut vengé. On voit parfois aussi des braconniers aux aboïs s'associer et s'entendre pour en finir avec un garde-forestier ou un garde-pé- che trop sévère; et plus d’un douanier vigilant a été payé de son zèle par la balle d'un contrebandier. Des observateurs dignes de foi m'ont affirmé avoir connu des chiens qui avaient profité de la trop grande liberté où les lais- saient leurs maitres, pour contracter alliance avec des loups du voisinage et chasser de compte à demi avec eux. J'ai quel- quefois aussi entendu dire par des jugements de police correction nelle que des douaniers s'étaient associés avec des contrebandiers pour partager les profits de la fraude. L'histoire des bêtes est une traduction littérale de Fhistoire de Fhomme , et qui est pla- DU COURRE. 383 cée en regard de son texte dans le même volume. Si la page de la brute est un peu moins rouge de folie et de sang que celle de . l’homme , cela provient peut-être de ce que les brutes ignorent encore l'héritage et le mariage d'argent et n’attendent pas après la mort de leurs parents pour vivre. Le loup, reconnaissant envers la nature, a grand soin de eul- tiver les brillantes qualités qu'il a reçues d'elles. La louve, mo- dèle de tendresse maternelle , apprend à ses petits, dès l’âge le plus tendre, à détester l'espèce humaine et à se défier de ses piè- ges. Elle leur dit la portée et la détonation de l’arme à feu. Elle leur recommande surtout de respecter les oïes et les agneaux du voisinage ; afin de ne pas trahir par une démarche inconsidérée le secret de leur domicile. Elle-même va leur chercher au loin, à deux ou trois lieues quelquefois, leur nourriture de chaque jour, un quartier de cheval mort, un mouton, une chèvre. Quel- quefois elle se fait accompagner dans ses expéditions de nuit et de jour par un vieux loup dont elle réclame l’aide , moyennant promesse de partage dans le butin. Les loups, comme les bandits et les corsaires, observent entre eux les lois de la discipline et de la stricte équité. Ils sont esclaves de leur parole. On n’a jamais vu de querelles ni de procès éclater dans une société de loups en commandite, à l’occasion de la répartition des dividendes. Néan- moins le vieux loup commence généralement par se servir. La louve apprend encore à ses louveteaux à emboiter le pas, c’est-à- dire à marcher à la file les uns des autres, du même train, et à placer dextrement leur patte dans l'empreinte de la patte de celui qui va devant. J'ai rencontré un jour, dans le rude hiver de 1829 à 1830, six grands loups qui traversaient ainsi la Loire à pied sec , les uns derrière les autres et le pas dans le pas. Vous auriez juré, à examiner leur trace sur la neige, qu'il n'était passé qu'un seul loup. Les chasseurs expérimentés et les pi- queurs ne se trompent pas à ces apparences. Ils scrutent atten- tivement l'empreinte , et ils finissent par y reconnaitre le nom- bre exact des bêtes qui sont sur pied. Vous lirez dans une foule d'auteurs plus ou moins dignes de foi que les loups observent la même tactique, quand ils ont à passer une rivière ou un fleuve, et qu'ils nagent tous à la suite les uns des autres, en se tenant par la queue. J'avouerai n'avoir pas été témoin ocu- 884 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. laire du fait, ce qui n’est pas une raison pour que je le déclare controuvé. Il n’est personne qui n’ait entendu plus ou moins parler du loup blanc; il n’est pas de pays de loups où l’on ne connaisse le loup noir. Le loup noir, qui fut très-commun jadis dans le nord de la France, en Normandie et en Picardie notamment, n’est pas même une variété de l’espèce, et sa couleur n’est qu'un accident. Toutes les espèces grises sont sujettes à tirer an blanc et au noir, par la raison fort naturelle que le blanc et le noir sont les éléments du gris. Mais qu'on ne s’y trompe pas, la tendance d’une espèce quelconque à changer de couleur est une démons- tration de sa domesticabilité. La louve met bas au mois d'avril; elle porte soixante jours comme la chienne. La portée est quelquefois de six petits, plus communément de cinq. Elle choisit pour demeure les hautes bruvyères, les houx, les fourrés épineux de la forêt. Les petits con- servent le nom de louveteaux aussi long-temps qu'ils ont besoin pour vivre de l'assistance de leur mère. On les appelle louvarts quand ils ont atteint l’âge de quatre à cinq mois, c’est-à-dire quand ils sont en état de gagner leur vie. Mais la mère ne les abandonne pas encore ; elle ne se résigne à se séparer d'eux et à les lancer dans le monde qu'’autant que leur éducation est parfai- tement achevée et qu’elle les suppose lestés d'assez d'expérience pour pouvoir se tirer sans trop de peine des passes épineuses dont la carrière de tous les loups est semée. C’est merveille de voir comme dès la fin d'août, à l'époque où commencent Îles tribula- tions des louvarts, ces jeunes animaux font déjà preuve d’intelli- gence, de savoir et de vigueur. J'ai vu des portées de louvarts se faire battre six heures de suite dans la même enceinte, sans qu'il en débûchât un seul, bien que les chiens donnassent presque con- tinuellement à vue. C'était un change perpétuel. Celui-ci avait-il couru une demi-heure et se sentait-il épuisé, que celui-là accou- rait aussitôt pour s'offrir volontairement au change et laisser à son frère le temps de réparer ses forces; et chacun d'arriver à son tour pour subir la corvée redoutable, pendant que la pauvre mère, éperdue , coupait et recoupait incessamment la chasse, essayant d'attirer la meute sur sa voie et de l’entrainer tout entière, par une pointe habile, bien loin du théâtre du combat. I] n’est guère DU COURRE. 385 de loups de France qui ne doivent la conservation de leur exis- tence à quelqu'un de ces actes admirables de charité fraternelle et maternelle. Par malheur, quand le laisser-courre prend l'allure que je viens de décrire, rien n’est plus facile que d’avoir raison du louvart parles armes. Il suffit pour cela de pénétrer sous le buis- son et de suivre les chiens; la pauvre bête n’ayant pour champ de manœuvre qu'un espace fort restreint, est condamnée à passer tôt ou tard au bout du canon du tireur qui s’est posté sous bois. J'ai été témoin plus d'une fois dans ma vie d’assassinats de ce genre. Encore, si je m'étais toujours borné au rôle de spectateur inoffensif! La chasse du louvart est la plus animée peut-être de toutes les chasses à courre , la meute chassant presque toujours à vue. La chasse du grand loup est, au contraire, la plus pénible et la plus difficile de toutes. Mais n’anticipons pas sur les évènements ; con- tinuons notre étude de mœurs. Le gouvernement, qui ne sait d'autre moyen de remédier aux crimes engendrés par le paupérisme que de doubler l'effectif de ses gendarmes, ce gouvernement inintelligent, qui n’a pas su ou- vrir un essor utile aux brillantes facultés du loup pas plus qu’à celles des Mandrins et des Lacenaires, ayant donc été forcé de mettre les orcilles du louveteau à prix, beaucoup de gens dans les campagnes ont été alléchés par la prime et se sont adonnés à la destruction de l'espèce. On reconnait facilement la présence d’une portée de louveteaux dans le voisinage, aux ossements de moutons qui tapissent le sol des clairières, où la jeune famille vient prendre ses ébats la nuit, au sortir de son fort; mais l'en- lèvement de la portée ne laisse pas quelquefois que d'être une opération dangereuse. La mère n’est jamais bien loin de ses petits, et elle n’est pas d'humeur à se laisser ravir sa progéniture sans la défendre. Ce- pendant , en ces sortes de conflits, l'amour maternel l'emporte encore chez la louve sur le désir de la vengeance. On a centexem- ples de louves qui, au lieu de se précipiter sur le ravisseur et de lui sauter à la gorge, n'ont songé qu'à reprendre leurs petits et à les reprendre les uns après les autres, emportant le premier dans leur gueule et allant le cacher bien loin dans la forêt, puis reve- nant à la charge pour continuer la même manœuvre jusqu'à res- 25 584 ZOOLOGIE PASSIONNELLE, titution complète de la part du larron. Or, les destructeurs « de louveteaux, qui sont au courant des proc Es de ces panyres mères, savent mettre à profit la durée des intervalles qui s'écou- lent entre chaque voyage, et, moyennant un léger sacrifice, ils finissent toujours par sauver la majeure partie de leur butin. C’est par le même moyéa, rapporte la légende du Bengale, que les dé- nicheurs de tigres réussissent à se procurer de jeunes individus de cette famille et à échapper à la dent meurtrière de la tigresse. Ici, par exemple, le ravisseur à grand soin d'éviter la rencontre de la mère, qui ne serait pas d'aussi bonne composition que la louve, et sa tactique consiste à semer les nouveaux-nés sur sa route, pour occuper la mère pendant l'espace de temps qui lui est nécessaire pour gagner un lieu de sûreté. La perte de ses enfants a souvent produit sur la louve les mêmes effets que la prolonga- tion indéfinie d’un jeûne trop rigoureux. On en a vu tomber dans de violents accès de rage à la suite de ce coup cruel. Mais les ci- vilisés ne veulent pas même tenir compte à la pauvre bête de l'excuse du désespoir. Comme tous les animaux doués d’un odorat subtil, comme le chien, comme le renard, le loup n'attaque jamais sa proie qu’en se glissant sous le vent, pour que les émanations de son corps et le bruit de sa marche n'arrivent pas jusqu'à elle. Je ne sais quel auteur a écrit que le loup, en quête de victime, avait soin de s’humecter la patte avec la langue pour assourdir son pas. La saison de Pannée où le loup est le plus redoutable est celle des brouillards, qui font du jour la nuit, et permettent à l’auda- cieux de se glisser, sans être apercu, jusque dans les basses-cours et dans les bergeries de la ferme. Les assassins et les escrocs de la capitale considèrent aussi les jours d’épais brouillards comme jours de bonnes fortunes. Le lendemain de ces jours-là, les dalles de la Morgue offrent d'habitude une plus riche collection de ea- davres que la veille, ce qui force les journaux, organes de la pros- périté croissante, à signaler une recrudescence déplorable dans la monomanie du suicide. Je ne sais pas pourquoi quelques auteurs ont rangé le loup et le renard dans une certaine classe de canins nocturnes, sous prétexte que ces bêtes-là chassent de nuit. Le loup et le renard chassent parfaitement de jour quand ils peuvent. Le loup a mis de temps immémorial en pratique le principe de DU COURRE, - 387 l'association, secret de toute puissance. C'est lui qui a inventé la chasse à courre et le procédé des relais. Il n’est pas de quadru- pède capable de lutter avec lui pour la vigueur du jarret. Les loups de l'Amérique du Nord vivent presque exclusivement de la chair des daims, qu'ils forcent en quelques heures. Qu'un san- glier, un cerf ou un chevreuil ait été blessé par un coup de feu dans nos forêts, il ne tarde pas à devenir la proie du loup. En Lorraine, pays de grandes forêts, où le sanglier est encore com- mun et où l'on en fait une grande destruction par la neige, il ar- rive fréquemment que les chasseurs sont obligés d'abandonner une bête ble:sée que la nuit ne leur permet plus de suivre au sang ; le lendemain matin, quand ils reviennent sur les lieux pour reprendre leur tâche, ils trouvent le plus souvent la besogne faite et la bête aux trois quarts dévorée. Les loups de Lorraine m'ont paru singulièrement friands de la chair du sanglier. Il est rare de n’en pas rencontrer quelques-uns en embuseade dans le voisinage de la bauge où la laie abrite ses marcassins. Aussi la laie a-t-elle grand soin, comme on a vu, d'établir autour de sa demeure un cordon respectable de bêtes de compagnie. Je sais une ville de la Meuse où trois loups vinrent flâner une nuit jus- qu'à la porte de la maison d’un chasseur, chez lequel avait été déposé un sanglier tué le jour même, et que l'on avait amené là en le trainant sur la neige, à défaut d'autre moyen de transport. Le loup se prend rarement aux pièges, traquenards ou fosses à bascule. Quand il est pris au traquenard, il n'hésite pas à se couper la patte prisonnière. Il est à peu près impossible de l'em- poisonner, car la bête soupconneuse n’attaque guère que la cha- rogne qui à été préalablement entamée par les chiens; et semer des gobes empoisonnées pour le loup, c’est encore s’exposer à faire périr plus de chiens que de loups. Offrez au loup, au milieu du bois, un cadavre de cheval, de vache , de brebis, il n’y tou- chera pas. Il sait mieux que vous le heu désigné par l'autorité pour servir de Montfaucon à la localité, et il se doute que c'est à son intention que vous avez enfreint l'arrêté municipal en créant, de votre chef, une succursale au dépôt officiel de la voirie. Mais si vous voulez que le loup donne à cette charogne, faites-la trainer par le bois, par les champs, ramenezla près de votre domaine, enfouissez-la à moitié dans une fosse de votre verger, de votre 388 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. enclos; tâchez, en un mot, de convaincre le loup que vous tenez énormément à soustraire le cadavre en question à sa voracité, c’est le moyen presque infaillible de lui donner envie d'y goûter. Ce cheval, qu'il aurait laissé pourrir dans le bois sans même oser en approcher, il viendra le déterrer sans appréhension sous vos fenêtres, parce qu'il est bien persuadé qu’en le plaçant là vous ne songiez pas à lui. L’amorce sera plus puissante encore et le charme plus complet, si vous avez pris la précaution de faire mordre d’a- bord les chiens dessus. Disposez maintenant vos batteries, deux ou trois canons de fusil de fort calibre, chargés de chevrotines, convergeant dans la même direction, vers la place que devra oc cuper le loup en travail de déglutition et à la hauteur de 60 à 70 centimètres ; établissez une communication entre le cadavre en- foui et votre poignet, par le moyen d’une ficelle, et faites feu de toutes vos pièces à la fois, au moment où vous sentirez la secousse. Voilà le procédé le plus simple et le plus infaillible pour la des- truction du loup. C’est aussi le procédé le plus usité en France. Il y a pourtant ici une précaution à prendre : le loup ne mâche pas comme le chien, il déchire sa proie et la boit pour ainsi dire ; il se précipite avec fureur sur l’appât, tire à lui le morceau qu'il a mordu et l'emporte au galop à quinze pas de là, pour le dévorer en sûreté; et puis, c'est un nouveau voyage. Si donc vous étiez endormi à l'instant où la secousse de la ficelle vous a averti de la présence de l'ennemi , vous devez vous assurer que la bête est encore là, avant de presser votre triple détente ; sans cette infor- mation préalable, vous seriez exposé à frapper dans le vide. L’extrême voracité du loup, qui symbolise les appétits ardents des tempéraments de cours d'assises, n’a cependant pas la puis- sance de lui faire enfreindre les lois de la prudence. Il demeurera une semaine entière affamé plutôt que de toucher à la proie dont il se défie. Aussi, quand il a trouvé une belle occasion de satisfaire son appétit, répare-t-il admirablement le temps perdu. J'ai vu deux loups retirer à eux seuls, du fond d’une mare vaseuse et es- carpée, le cadavre d'une jument énorme, qui pesait assurément plus de 350 kilogrammes, puis l’amener sur la berge et en man- ger la moitié en moins de deux ou trois heures. Comment des animaux, qui ne pèsent pas plus de 50 kilogrammes chacun, peu- vent-ils absorber en quelques heures près de 200 kilogrammes soir À dit-il pbs DU COURRE, 389 de nourriture ? L’explication du mystère est facile, Le loup a la faculté de rejeter par la gueule toute la nourriture qu'il a prise, etil en use pour prolonger indéfiniment ses repas. Pour le loup, ce qui est digéré n’est pas perdu, et il enfouit volontiers, en pré- vision des mauvais jours, ce qu'il a déjà mangé une fois. Ainsi faisaient les illustres gourmands de Rome, la sensuelle cité bâtie par les enfans de la louve. Les Russes, ces braves soldats qui man- gent avec délices les chandelles qu’on leur confie pour un autre usage, les Russes et les Cosaques, émerveillés des prodiges de no- tre industrie culinaire, ont ressuscité, en 1814, le procédé du vomitoire. Un anglophobe digne de foi m'affirme que cette pra- tique ignoble, excusable seulement chez le loup, qui ne peut pas toujours compter sur la pitance du lendemain, ne manque pas de partisans de l’autre côté du détroit. Le peuple qui a inventé le rôti à l’étouffé, la soupe à la tortue et la blanquette de veau aux confitures , le peuple qui fait infuser dans le Bordeaux du poivre et du gingembre, est capable de tout. Ce propos me rappelle, hélas! les ravages désastreux que le plumpudding et la pomme cuite au clou de girofle ont déjà opérés parmi nous depuis 1830! Voilà bien de tes fruits, à politique de concessions. Pauvre France, ils ne lui laisseront pas même la couronne de laurier- sauce qui décorait sa tête ! La haine, qui rend impitoyable et aveugle, a été jusqu’à faire un crime au loup des moyens désespérés auxquels il a quelque- fois recours pour tromper la faim cruelle. Comme on a vu que, dans ces jours de famine , le loup était réduit à manger de la terre, on en a conclu que, lorsqu'il s’emplissait de cette subs- tance peu nutritive, ce n'était que dans le but d'accroître la pe- santeur de son corps, afin d’avoir plus d’abattage pour écraser les grands animaux qu'il attaque, comme le bœuf et le cheval. Et comme il n'attaque pas toujours le taureau par les cornes, on l’a, à ce propos, accusé de lâcheté. J'ai quelquefois entendu traiter de même les Kabyles et les Arabes d'Algérie d’assassins et de lâches, sous prétexte que ces barbares, qui n’ont ni canons ni tactique, s’embusquaient dans les ravins pour tirer sur nos trou- res, au lieu de les attaquer de front. Qui n’a pas oui parler de ia poltronnerie du loup, une calomnie atroce. Non, le loup n'est pas poltron; il n'aime pas à exposer inutile- 390 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. ment sa vie, c'est vrai, mais c’est là de la sagesse et non de la couardise. Les contrebandiers et les corsaires ne sont pas des là- ches parce qu'ils évitent d'en venir aux mains avec des enne- mis trop supérieurs en nombre. Le courage, en pareil cas, serait duperie. Le loup ne s’est jamais donné pour aspirant à la suc- cession d'Amadis de Gaule; ne lui demandons pas plus qu'il ne nous à promis. Le vrai courage se caractérise par le sang-froïd en présence du péril; or, je ne connais pas un animal qui montre plus de sang- froid dans le péril que le loup; et c’est précisément pour cela que la chasse du loup est si intéressante et si pénible. Tous les ans, l’administration fait faire d'immenses battues pour la destruction des loups. Tous les tireurs , tous les paysans sont convoqués pour prendre part à l'opération, les uns pour garder les passages, les autres pour traquer la forêt. Pourquoi ces grandes battues exécutées par un si grand concours de gens inté- ressés à l’extermination des loups ont-elles si rarement un résul- tat utile? C’est que les loups ne sont pas bêtes à s’effrayer du bruit comme les renards et les lièvres. Les loups se disent : voilà des gens qui ne crieraient pas si haut s'ils étaient armés, c'est donc de leur côté, du côté des rabatteurs, qu'est la voie de salut. Et, au lieu de fuir devant les rabatteurs , les loups rebroussent tranquillement sur eux, et la chasse est manquée. Ainsi tombe d'elle-même cette accusation ridicule de poltron- nerie dont l'ignorance a entaché long-temps la réputation du Joup. J'ai presque honte de donner place, dans un écrit sérieux, à cette multitude de calomnies stupides que la malignité de l’espèce humaine a entassées sur le compte du loup. Que de chapitres, mon Dieu, à ajouter à l’histoire des erreurs de l'esprit humain, dans ce que les hommes ont écrit sur les bêtes ! Si je vous disais qu'ils ont osé affirmer que le loup, abusant du caractère étourdi et aventureux de la chèvre, abordait celle-ci, une branche de saule à la gueule, et qu'il l’attirait, à l’aide de cet appât trompeur, jusqu'en un lieu solitaire où il la dévorait.… Et qu'il y avait, en Algérie, une espèce de loups qui guettaient les pêcheurs sur le bord de la mer et qui les obligeaient, sous peine de mort, de partager avec eux les produits de leur pêche. DU COURRE. 391 D'abord il n’y a jamais eu aucune espèce de loups en Algérie ; il y à eu des éléphants, mais ce n'est pas la même chose ; et en- suite les Joups se soucient autant de poisson qu'un poisson d’une pomme. Ils ont aussi parlé d'une autre espèce de loups qui en- traient en plein jour dans les villes sans se faire annoncer, et fai- saient main basse sur tout le bétail qu'ils y rencontraient. J'ai déjà fait observer que ces habitudes familières rentraient plutôt dans les mœurs de l'hyène et du chacal que dans celles du loup. Je soupconne l’hyène d’avoir fait beaucoup de tort au loup dans les Saintes Écritures et dans l’histoire ancienne ; l'hyène, dontil aété écrit qu’elle imitait la voix du berger à s’y méprendre, et qu'elle appelait les chiens par leurs noms, pour les dévorer. J'en passe et des meilleures. La calomnie de l’homme a pour- suivi le loup au-delà du trépas. On a attribué à sa dépouille la propriété singulière de faire naître la vermine dans les peaux de brebis par le simple contact. On a dit qu’il était impossible de tirer un accord de deux cordes d'instrument faites d’intestins de loups et d'intestins de brebis ; enfin, ils auraient vu des tambours de peau. de brebis, éclater à distance, par l'effet du son produit par un tambour de peau de loup. Lactance, le pieux Lactance, a essayé de justifier l’étymologie du mot Zupanar. L'auteur du Traité de la véritable sagesse, n'eût pas entrepris cette tâche, s’il eût été plus rempli de son sujet. Les anciens attribuaient aux simples émanations du loup le vertu de faire avorter les juments et de rendre les génisses stéri- les. Dans les hiéroglyphes égyptiens, la stérilité est figurée par une jument qui foule aux pieds un loup. Les prophètes de l'Écriture sainte comparent fréquemment le loup aux tyrans rapaces, aux rois de Syrie etde Babylone. L'ana- logie eût été plus exacte entre le loup et le rebelle qui brave la tyrannie. Hélas ! la simple histoire du loup, l'histoire naturelle du loup, était déjà bien assez chargée de crimes, sans qu'il fût nécessaire de la noircir encore de méfaits imaginaires. Le loup mange l'homme et les animaux chers à l’homme. Le grief suffisait, ce me semble, pour justifier la haine que l'homme lui a vouée. Le loup mange l’homme, c’est vrai, mais qui est-ce qui à 392 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. habitué le loup à se nourrir de chair humaine, sinon l'homme lui-même, l'homme qui convie depuis tant de siècles les animaux carnivores aux curées des batailles? Mais les loups ne se mangent pas (4), et ils auront toujours cet argument terrible à rejeter à l'homme qui tue son semblable et qui le mange. Je défie l'histoire de me citer un crime de bête dont l’homme le premier n'ait pas donné l’exemple. L'homme invente, l'animal copie. Consultons l’histoire des loups célèbres de France ; elle four- mille de preuves à l'appui de cette haute vérité. Les chroniques du neuvième siècle font mention d’une invasion épouvantable de loups enragés qui ravagèrent le pays en 878. Eh bien ! rappelez- vous, c'était le temps où les Normands couvraient la France de sang et de funérailles. l’histoire du loup Courtaut se rattache aux malheurs effroyables du règne de Charles VI, au temps où l'Anglais tenait Paris ; celle de la bête du Gévaudan, qui fit périr tant de gens, à l’époque du funeste traité de 1763, qui consacra la ruine de notre puissance coloniale, et le triomphe de l’Angle- terre. Les loups qui envahirent la France en 1814 venaient de la Russie et de l'Allemagne, à la suite des armées que l'or de l'Angleterre avait coalisées contre nous. Je n’invente pas, je ra— conte ; ce n’est pas de ma faute si les deux fléaux se tiennent, si les triomphes d’Albion ont pour corollaire obligé un déborde- ment de loups en France. Et puis encore, quand bien même le loup mangerait l’homme, de proprio motu, qu'est-ce que cela prouverait contre l’éducabi- lité du loup et contre ses bons sentiments naturels? Le chien aussi mange l’homme, quand l’homme le dresse à l’antropopha- gie. Ily en a même qui naissent avec un penchant très-pro- noncé pour la chair humaine et qui aiment leur maître, comme on aime un bifteck. L'auteur de cette observation profonde, M. Alphonse Karr, a eu un chien de Terre-Neuve qui le mangea une fois, sans motif, sans provocation aucune, par lubie, par désœuvrement. C'est lui même qui raconte le fait, (1) I serait plus exact de dire que les loups ne se tuent pas entre eux pour se manger, car on à plus d’un exemple de loups affamés qui, rencontrant le cadavre d'un camarade, lui ont donné leur estomac pour tombeau. DU COURRE. 393 Tous les jours on est exposé à rencontrer chez les banquiers des chiens de garde qui vous dévorent pour un oui ou pour un non, et qui seraient peut-être très embarrassés de donner une explication satisfaisante de leur conduite. Il y a quelques années que la meute du prince royal, qui prenait le frais sur le haut de la terrasse de Saint-Germain, avisa un charmant petit chien jaune qui folâtrait innocemment sur le pont du Pecq. Fondre sur la pauvre bête, la déchirer, la broyer, fut pour cette troupe sans entrailles l'affaire de deux minutes. Quelques uns des cou- pables essayèrent de se justifier en affirmant qu'ils avaient été abusés par la couleur du poil ; mais l’excuse ne fut pas admise, et l'équipage fut long-temps à se relever de cet échec moral. Le chien est sujet, comme le loup, à la rage ; le chien mord plus d'enfants et tue chaque année plus de moutons que le loup. M. le baron Dupin, qui est un homme très-précieux pour ces sortes de renseignements, nous dirait ca si nous le lui deman- dions. Le chien abandonné à lui-même n'est guère moins re- doutable que le loup pour tout son voisinage. Or, tout cela em- pêche-t-il le chien d'être le plus précieux de tous les amis de l’homme et le premier élément du progrès de la société humaine ? Non, sans doute ; eh bien ! alors, s’il ne s’agit plus entre le loup et le chien que d’une simple différence d'éducation, ne condam- nez pas le loup avant de savoir ce qu'il y a au fond de son ca- ractère de bon et de mauvais. Mais parlez donc de travailler à l'amélioration de la condition du loup au physique et au moral à des gens de lois, à des députés, qui ont choisi pendant dix années de suite, pour président de l’as- semblée nationale, le déplorable avocat qui osa déclarer une fois, à la face de France, que la chambre des députés n'avait pas à s’oc- cuper de fournir à la nation du travail et du pain ! un avocat de province, un délayeur de phrases qu’ils avaient déjà fait ministre de la justice pour le récompenser de son habileté remarquable à faire triompher la vertu des épouses adultères et des empoison-— neuses. Pauvre chambre ! Hélas ! quand verrai-je poindre, à l'ho- rizon de la législature, l'étoile de l'avenir du loup! Mais re- venons à la chasse. Où le sang-froid, l'intelligence et la vigueur du loup brillent de tout leur éclat, c'est dans le laisser-courre, quand il a derrière 394 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. les talons cent chiens qui le harcèlent. Posons d’abord, comme rè- gle générale, qu'on ne force pas le grand loup et qu'il faut de toute nécessitérecourir à l’aide du fusil quand on veut en finiravec lui. I y a des louvetiers qui ont chassé le loup pendant cinquante ans et qui avouent n’en avoir jamais pris un seul à la force des jarrets de leurs chiens. Bien entendu qu'il n’est pas question ici de lé- vriers. Le lévrier qu'on emploie encore à la chasse du loup, en Russie et en Pologne, a existé autrefois en France; mais il y à bel âge que la race a disparu. Chaque épisode de la chasse du loup présente sa difficulté spé- ciale. C’est déjà un travail épineux que de détourner l’animal; c’est-à-dire de reconnaître l'enceinte qu’il habite dans le moment actuel; et, l'enceinte reconnue, reste à savoir s’il est au /#féau où “sur pied. Le liteau est le gîte que le loup se taille dans le fourré, dans les hautes bruyères. Les endroits qu’il affectionne s’appel- lent ses demeures. Quand il n’a fait que se reposer en passant dans le taillis, on dit en parlant des endroits où il a laissé empreinte de son corps : il a flâtré par là. Le loup qui rentre fort tard au buisson est encore sur pied la moitié du temps, quand le piqueur vient faire le bois. C'est là ce qui rend l'opération si difficile. L'animal a en effet un fact exquis pour reconnaître l'approche de l'ennemi. Vous avez vu tout-à- l'heure ce loup qui a laissé passer sans mot dire et sans bouger de place une armée de paysans et de paysannes $e rendant au marché ; il a même eu l’imprudence de s'asseoir à cinquante pas de la bande et de la regarder défiler, sans s’inquiéter des criaille- ries des chiens. C’est qu'il savait parfaitement qu'il n'avait rien à redouter de cette plèbe inoffensive. Maintenant voici venir un pi- queur accompagné d’un unique limier. Le limier a reconnu l'en- trée du loup dans le buisson ; mais, dans son ardeur, il a laissé échapper un maigre sifflement de narines:;... or en voilà assez pour que le loup, qui est à l'écoute à trois cents pas dans l'épais- seur du taillis, juge prudent de déguerpir et de s'enfuir à toutes jambes, à cinq ou six kilomètres de là. Mais enfin, voici le loup rembûché; le limier qui l’a reconnu est un chien discret et sage comme l'ennemi auquel il a affaire, et qui se contente de peser sur la lesse pour indiquer la rentrée. Les veneurs sont postés autour de l'enceinte, les relais disposés au DU COURRE. 395 loin. On à été frapper à la brisée avec quatre chiens d'attaque ; les voici sur la voie : « Harlou, là mes bellots! » la bête part, la fanfare joyeuse à sonné le lancer. En avant, piqueurs et veneurs ; si vos chevaux ont du fond et vos chiens du jarret, on le saura tout-à-l'heure. La bête à débüché au petit trop pour ménager ses forces ; elle pique droit devant elle; c’est un vieux loup vrai ment... Vingt chiens de plus à la bête, et ferme le bien aller ! Sonnez, sonnez, fanfares.. Le loup ne’ s’émeut pas du bruit : il continue sa pointe. — Deux piqueurs pour gagner les devants et le faire rebrousser ! — Très-bien , mais le loup a entendu le bruit et la direction de la cavalcade; un temps de triple galop à son tour, et les piqueurs arrivent juste pour voir détaler la bête au petit trot, avec une légère avance de deux ou trois cents pas; elle a modéré son allure aussitôt qu'elle a reconnu qu'il était inutile de se presser, et elle s’assied un moment pour observer les lieux et jouir de s« chasse. La meute fait tou- jours rage au loin : c’est une voie si facile à suivre que celle du loup, malgré sa froideur. Toujours tout droit, point de défauts à craindre, point de change à dépêtrer. Toujours tout droit, c’est bien dit : c’est la ligne la plus courte pour les loups et les chiens, mais pas pour les veneurs, les piqueurs, les tireurs, la seule espèce dont le loup ait souci. Toujours tout droit, et l’on est sûr de rencontrer bientôt des collines abruptes, des fondrières, des vignes, des prés marécageux, une rivière, deux rivières, des obstacles que les loups traversent où surmontent plus lestement que les chevaux. Toujours tout droit, et, au bout de deux heures de chasse, les chiens dépaysés ne savent déjà plus qui les mène, et les cavaliers dispersés en sont à demander aux passants leur chemin et la chasse. Toujours tout droit deux heures encore, et tous les veneurs sont distancés, et il n’y a plus que Ronflaut et Tapageaut qui tiennent... Alors le loup, pour s'amuser, leur fait tête et les charge, si bien que Ronflaut et Tapageaut, ne se sen- tant plus appuyés ni par la voix, ni par la trompe , finissent par lâcher pied et par se résigner au retour en maudissant la ligne droite et la bête endiablée. Encore une corvée comme celle-là et un second coup de dent, et Ronflaut et Tapageaut se promettent de renoncer au loup pour le reste de leurs jours. Les relais au- raient bien donné si le loup avait passé de leur côté, mais 396 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. il a passé ailleurs; et puis, comment placer des relais à six lieues ? Ce que tout le monde ne comprend pas, nos diplomates moins que personne, c’est que la ligne droite est le nec plus ultrà de l’habileté et de la rouerie en matière de chasse tout comme en matière de diplomatie. Si les diplomates des pays constitution- nels, comme la France, n'étaient pas ce qu’ils sont; s'ils s'avi- saient un beau jour de jouer cartes sur table, et de dire de prime- abord aux diplomates des gouvernements absolutistes : « Voici ce que veut notre pays, ni plus, ni moins, c’est à prendre ou à laisser, » vous verriez bientôt les rapports internationaux s’éclair- cir et la mauvaise foi faire place à la franchise et à la loyauté dans les rapports des puissances. Mais les diplomates de tous les pays tiennent à passer pour des roués, pour des renards subtils ; ils veulent jouer au plus fin et c’est là ce qui les blouse. Ce qui perd les cerfs et les lièvres, qui sont des animaux très-rusés, c’est aussi de vouloir jouer au plus fin ; c’est parce que, au lieu de dépayser l'ennemi en prenant immédiatement un grand parti, 1ls s’obsti- nent à fouler les sentiers battus et à renouveler des manœuvres dont le secret finit par être dévoilé. Il n’en serait pas ainsi s'ils commencaient par isoler leurs agresseurs, comme fait le loup. J'ai cité l’histoire de cet illustre dix-cors de la forêt de Chantilly qui prenait parti vers les Ardennes chaque fois qu'on le lançait (trente-cinq lieues d’une traite). Il existerait encore s'il n'avait pas eu affaire au feu prince de Condé, le dernier des grands-ve— neurs de France , qui le fit prendre par ses relais à vingt-cinq lieues du lancer. Un ministre anglican de France avait écrit sur les panneaux de sa voiture la devise ci-après : Linea recta, brevissima. C'était un puritain qui voulut se donner de petits airs de loup ; mais sa conduite dans l'affaire de Cracovie et dans celle des mariages espagnols et du Sunderbund , a bien prouvé qu'il n’était qu'un renard; or, jamais renard n’a tenu contre des chiens anglais; et l'anglais l'a battu. Tous les loups cependant ne se montrent pas d'aussi bonne composition pour le départ que celui dont je viens d’esquisser la tactique. Il y en a qui ne se décident à quitter le fort qu'après avoir mis hors de combat les plus intrépides chiens de tête. Les échos de la vallée de Cluny disent encore les prouesses mirifiques DU COURRE. 397 du célèbre limier Brisefort et la résistance acharnée du terrible loup Cambronne, un Achille et un Hector à quatre pattes dont la lutte dura quatre ans entiers et se termina par un traité de paix dont les annales de la vénerie française n’offrent peut-être pas deux exemples. Brisefort et les siens s'engageaient à respecter à l'avenir l'inviolabilité du domicile ‘de Cambronne. Cambronne promettait en retour de respecter le bétail de la contrée. Une seule exception était faite en sa faveur pour la chèvre. L'histoire dit que le traité fut religieusement observé de part et d'autre pendant plusieurs années. Avant d'en arriver à faire reconnaitre ses droits d'une manière aussi triomphante, Cambronne avait écharpé successivement dix meutes de saintongeois et de griffons de Vendée, recrutés et équipés à grands frais. Sa tactique con- sistait à attendre de pied ferme l'ennemi dans son fort, puis à se jeter sur les assaillants les plus impétueux et à leur briser une patte d'un coup de dent. Autant de chiens blessés, autant de chiens perdus pour la chasse du loup. La fin de ce héros fut di- gne de sa vie. Il se noya dans la Saône, non pas comme Ophélia, en cueillant des fleurs sur la rive, mais en essayant de lutter de vitesse avec un bateau à vapeur dont la roue lui cassa les reins. Il est d'observation que le loup, qui ne se fait pas faute d'em- porter et de manger le chien courant qui chasse un lièvre, n'’use presque jamais de ce procédé brutal à l'égard des chiens qui le chassent. Comme il sait, dans ce dernier cas, que c'est à lui qu'on en veut, et que le chef d'équipage ne peut être loin de sa meute, il ne se hasarde pas à perdre un temps précieux en dévorant un ennemi dont la mort serait promptement vengée. Quand il atta- que le chien acharné à sa poursuite, c’est pour le dégoûter du métier et non pour le manger. On ne chasse plus le loup en France; cela provient peut-être de ce qu'il n’y en a plus, ou du moins de ce qu'il n'y en a plus guère ; car le morcellement de la propriété, l'accroissement désas- treux de la population et le déboisement des forêts ont porté de rudes coups à l'espèce. Où l'on en rencontre le plus, c'est dans les colonnes des journaux, à l’article canards ; mais les veneurs qui cherchent ces animaux dans les monts et les plaines, sur tous les points du territoire, sont moins heureux que les rapporteurs de faits divers, assis tranquillement auprès de leur foyer, au 398 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. centre de Paris. Si l'espèce du loup n’a pas encore été complè- tement exterminée en France ainsi qu’en Angleterre, il faut en rendre grâce, comme je l'ai déjà écrit, à la tendre sollicitude des louvetiers qui sauvent tous les ans quelques louveteaux de la proscription.. poussés à cet acte charitable par cette réflexion ju- dicieuse, que s’il n’y avait plus de loups, l'institution des louve- tiers deviendrait inutile. Je suis tenté de supposer parfois que c’estune raison analogue qui pousse nos avocats-députés à nous bâcler de si méchantes lois. M. de Brosse, député de Mâcon, mort du choléra en 1832, et M. de Montcroq, aujourd’hui encore lou- vetier de Saône-et-Loire, ont été, selon moi, les derniers repré- sentants de cette noble corporation de veneurs qui portèrent si haut l'honneur de la louveterie française, n’attaquant jamais que l’animal nuisible, ne prenant jamais un plaisir dans lequel l'intérêt public ne fût pas pour moitié. Avec ces héritiers illustres des principes du comte de Montrevel et du curé de Chapaize, se sontéteintes les grandes traditions de la chasse dufloup. L'un d'eux aassez vécu pour assister à l'invasion déshonorante des fox-hunds d'Angleterre et du discrédit des chiens courants de Vendée et de Saintonge. Puisse l'expression de ces regrets sympathiques, dic- tée par une pensée toute francaise, parvenir à l’adresse de lillus- tre louvetier de Saône-et-Loire, et adoucir l’amertume de ses profonds regrets ! J'ai dit les mœurs du loup, son caractère, ses qualités, sa tac- tique dans les combats, ses moyens d'attaque et de défense. Je n'ai pas eu la pensée de dissimuler ses vices ; j'en ai fait l’'em- blème du bandit. Seulement j'ai attribué ces vices à la misère et à l'influence délétère du milieu où il vit. Pourquoi ces circons- tances atténuantes ? Parce que je ne suis pas un civilisé qui con- damne une bête sans l'entendre, et que j'ai fait ce que les civilisés ont oublié de faire ; c'est-à-dire que j'ai élevé des loups, et que j'ai vécu dans leur intimité, avant de les juger. Et quand j'assi- gne au loup de brillantes destinées futures, c’est que de profon- des études m'ont donné la conscience de ses hautes aptitudes, c’est que je le sais susceptible d’attachement, de gratitude et de fidélité. Oui, je vous le repète pour la ..…...ième fois, le bandit que vous renfermez dans vos bagnes, le loup que vous avez voué à l’extermination, sont des natures exubérantes chez qui déborde DU COURRE, 599 la sève et dont l'essor vigoureux a été dévié vers le crime, par un milieu progressif et hostile à l’éclosion des riches facultés. Le jour où la société se décidera enfin à entrer dans la voie des des- tinées heureuses, le jour où l'humanité fera appel au dévouement de tous ses membres pour tenter la grande œuvre de la conquête de son globe, où elle associera pour la sainte Croisade tous les ef- forts de ses capacités diverses, où elle aura besoin des plus hardis pionniers pour tarir le choléra et la fièvre jaune aux plages limo- neuses, et d'auxiliaires redoutables pour purger les régions de l’e- quateur et des pôles des monstres qui les infestent...; alors vous verrez, vous, vous d'aujourd'hui qui serez déjà peut-être re Vénus sur cette terre ; vous verrez sur quelles têtes tomberont les cou- ronnes décernées au travail utile, par la reconnaissance des peu- ples ; vous verrez de quelle classe d'individus, de quelle race d'animaux sortiront ces travailleurs d'élite et ces auxiliaires va leureux dont les efforts combinés auront triplé la dimension du domaine de l’homme et décuplé ses richesses. Ah ! je vous le dis d'avance, ce n’est point aux lauréats Monthyon, aux natures Llym- phatiques et »ertueuses que sont réservées les palmes de la gloire, dans les gigantesques conquêtes de l'avenir. Malheur aux faux dogmes d’expiation et de renoncement, quand les jours de l'har- monie seront venus ! Malheur aux faux prophètes qui parleront d'un Dieu méchant et cruel, quand la munificence du globe débordant de toutes parts pour la félicité de la créature, aura proclamé la clémence et la générosité du Créateur ! Malheur, malheur, aux Pharisiens et aux faux moralistes qui auront en- travé la marche de l'humanité et prolongé son enfance, en clouant sur la croix les confidents de la pensée de Dieu! Le monde émancipé de la tyrannie de l’égoisme et de la misère n'aura pas assez d’anathèmes et de sarcasmes contre eux ; tan— dis que la grande voix de l’universelle reconnaissance éclatera disant : Gloire aux natures ardentes et vigoureuses dont les poignets d’acier ont frayé à nos générations la route de la Terre promise ! Gloire aux enfants réhabilités de la louve, par qui Dieu fait fonder les cités éternelles ! 400 ZOOLOGIE PASSIONNELELE. LE RENARD. : Vilaine bête, vilaine chasse. On ne chasse le renard que pour le détruire. Les Anglais seuls le chassent pour le chasser, et c’est là pour la vénerie anglaise une honte dont elle ne se lavera jamais. Les Anglais ne vont pas à la chasse pour chasser, mais bien pour se casser le cou et pour trafiquer en chevaux. La chasse du renard n'offre aucun intérêt et vaut à peine qu'on en parle. Tous les chiens, même les plus mauvais, chassent le renard; un homme qui aurait le sens de l’odorat un peu exercé le suivrait à la piste. Voici toute cette chasse en quelques lignes. Les chiens lancent le renard à vue et s’emportent sur la voie en un charivari formidable ; le renard prend un grand parti, ou fuit au prochain terrier et se ferre. S'il fait chaud, si cette première course a duré plus d’un quart d’heure, la bête ne séjourne pas long-temps au fond de la demeure souterraine ; elle est obligée d'en sortir pour prendre l'air. Elle s’élance au milieu des chas- seurs et des chiens, et la chasse reprend jusqu'au second terrier. Postez-vous sur un de ces refuges que tout le monde connaît ; placez-vous sous le vent, et la bête vous arrivera dans les jambes, par l'endroit le plus fourré du taillis. Le renard, si rusé pour l’at- taque, ne sait pas employer la ruse pour se défendre contre le chasseur et ses chiens. Ce fait a été signalé par le grand saint Ambroise. C’est une race à l’extermination de laquelle il est permis de procéder d’ailleurs, car le renard est un redoutable destruc- teur de lièvres, de perdrix, de faisans, de faons, de volaille, et il n'est bon qu'après sa mort, pour faire des tapis de pied et des vestes de chasse. La fourrure des renards bleus et blancs du nord est une fourrure de prix. Mais si la manière dont on chasse le renard n'offre aux vrais amateurs qu'un intérêt médiocre , la manière dont le renard chasse est, au contraire, un curieux sujet d’études, aussi bien que ses mæurs, qui sont la peinture exacte des mœurs d'une foule de civilisés du bas étage, du voleur à la tire, du filou, du débitant félon. Si les animaux tiennent jamais boutique, je parie tout ce DU COURRE. 404 qu'on voudra que c'est un renard qui se fait le premier bouti- quier. Je n'ai jamais dissimulé ma haine et mon mépris pour cette race (je parle du renard) ; j'en ai beaucoup détruit. Quand j'étais gouvernement... en Afrique, et que je surprenais quelqu'un de mes administrés en flagrant délit de vente de boissons falsifiées eu de viande de bœuf mort, je commencais par confiner le coupable en un séjour paisible et parfaitement abrité du soleil ; puis je fai sais fermer son officine, et j’écrivais de ma main sur les volets : Fermé pour cause de vol. C’est pour le coup que MM. les écono- mistes auraient crié au sacrilège s'ils avaient connu mes méfaits , ces dignes précepteurs de morale qui n’entendent pas qu'on rogne les ailes au commerce, sous prétexte que ca l’empécherait de voler. Hélas ! oui, j'avais espéré un jour parvenir à supprimer dans mes Etats le vol mercantile et la falsification du sulfate de quinine : j'avais compté malheureusement sans les agents comp- tables et leurs puissants amis. On sait que le renard forme un des principaux groupes de la grande famille des forceurs, famille robuste, intelligente, douée d’un jarret d'acier, d’une finesse d’odorat exquise, d'une vue per- cante, d’une patience à l'épreuve et de l'esprit d'association. Mais l'instinct supérieur, mais la force de la mâchoire et le génie de la combinaison stratégique ont été particulièrement dévolus dans la famille au loup et au chien: au loup, emblème du bandit, du flibustier ; au chien , emblème du gendarme et du sergent de ville ; celui-là opérant en mode subversif, celui-ci en mode har- monique. Le renard, titré en mode mineur (familisme), est le paria de l'espèce. Le loup et le chien, titrés en mode majeur (ambition, amitié), en sont la caste noble, faite pour la guerre et le gouvernement. Le renard se marie donc. Si les savants savaient lire dans les œuvres du Créateur, quelle leçon de haute morale ils trouveraient dans ce fait du ménage du renard, qui leur a paru jusqu'ici, j'en suis sûr, le plus insignifiant de tous les phénomènes ? Pourquoi le renard se marie-t-il, tandis que le chien, qui ap- partient cependant à la même famille, vit dans le célibat ? La perdrix se marie aussi, et non le coq domestique, qui est pourtant de l'espèce la plus voisitic. Pourquoi cela ? 26 402 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. L'Institut a décerné beaucoup de médailles d’or dans sa vie, pour une foule de solutions inutiles ; mais je doute qu'il ait ja- mais mis au concours cette question si féconde en enseignements profonds : Pourquoi le renard se marie-il , et pas le chien ; pourquoi la perdrix, et pas le coq ? Je n’attendrai pas que l’Institut ai posé la question pour y répondre, car peut-être attendrais-je long-temps. Le renard se marie et non pas le chien, parce qu'il y a des hommes nés pour le mariage et d’autres pour le célibat. Le chien ne se marie pas, parce qu'il est exclusivement titré en ambition et en amitié, c’est-à-dire parce que le chien a une destinée de dévouement et d'unité sociale à accomplir, et qu'il ne convient pas aux intérêts de l'espèce humaine, reine du globe, que le chien soit distrait de ses occupations d'ordre supérieur par les soucis de la famille. Le chien doit être prêt à suivre l’homme en tous lieux, à toute heure, prêt à verser son sang pour lui jusqu’à la dernière goutte. Le ménage, qui fixe le père au sol par la famille, est la pierre angulaire de l'égoïsme, le tombeau du dévouement. Le cerf, qui porte la série sur le front, en guise d'étendart, ne se marie pas. Les grands génies n’ont pas de femme, parce que, dans les so- ciétés limbiques, la famille est une gène, et que les grands révé- lateurs qui ont mission d'éclairer le monde et de périr à la peine, doivent commencer par s'affranchir de toute entrave suscepüble d’embarrasser leur marche. Il est reçu, même en civilisation, que les militaires mariés font de mauvais soldats. C'était l'avis de l'empereur Napoléon, qui devait s'y connaître, en ayant con sommé beaucoup. La religion catholique , qui s’est posée comme religion de dé- vouement, a été conséquente avec son principe en condamnant ses ministres au célibat. On peut ne pas vouloir de religion ca- tholique , mais vouloir la religion catholique sans le célibat des prêtres est vouloir limpossible ou l’absurde, qui pis est. Même solution pour le coq, emblème de chevalerie et de vigi- lance, qui a trop à veiller sur la tribu, pour avoir le temps de s'occuper d’une simple famille. Le renard qui vit de rapine et de mavaude, et dont l'homme NN RO CE — | DU COURRE. 403 ne peut ‘tirer parti pour l’embellissement du globe , le renard, race infime condamnée à disparaître un jour de la surface de la terre, peut se marier sans qu’il en résulte un grand mal pour l'humanité, et il se marie précisément pour nous apprendre à détester le ménage familial et morcelé, source de tous les vices êt de toutes les misères. Le ménage morcelé et le renard ont pour eux les moralistes hypocrites qui ne manquent pas de jeter la pierre au chien, à rai- son de son cynisme et de la brutalité scandaleuse de ses amours; mais je réponds, pour le chien, aux moralistes : que la fidélité con- jugale dont se targue le renard n’est que l’apanage des natures inférieures, et que l'influence de la papillonne n’a jamais terni l'éclat d'aucune grande renommée masculine ou féminine, té- moin Alcibiade, Aspasie, Salomon, Charlemagne, François Ier, Henri IV, Louis XIV, Catherine et Ninon. Qui nous dit après cela que cette inconstance cynique, qui ca- ractérise le tempérament du chien domestique comme celui du baudet, n’a pas sa raison d’être? Qui nous dit que la grande ques- tion du ralliement à l’homme des espèces rebelles comme le loup, le zèbre , l'hémione , ne se rattache pas à ce vice de facilité d’a- mour reproché au chien et à l’âne. Je vous le demande, comment rallier le loup à l'homme, sans l'intermédiaire des croisements ? car je crois à l'éducabilité du loup; c’est une de mes faiblesses. Mais ceci est trop savant pour les académiens, je m'’arrête. Laissons respirer un moment les moralistes attérés, pour nous occuper exclusivement du renard et le suivre dans les diverses phases de sa carrière. Le renard se marie , mais il n’est pas monogame; il ne fait «rrier commun avec la femelle que pour le temps seulement où . éducation de la famille rend ses soins nécessaires. Cette union, qui commence vers la fin de l'hiver, dure jusqu'au mois d'août. La renarde porte deux mois comme la louve et la chienne; elle met bas en avril : sa portée est de cinq petits. Il est d'observation que, hors le temps de mariage, les renards, tant mâles que femelles, font très-peu parler d'eux. C'est la venue de la famille qui développe avec luxe chez le père et la mère les instincts de pillage et de vol dont le ciel les a doués. Il en est de même chez les civilisés, où l’on voit fréquemment de jeunes 404 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. commis-marchands très-délicats au jeu avant le mariage, tricher au domino incontinent après. C'est encore une chose très-connue que l'épouse civilisée triche au jeu. Je sais un riche négociant de Paris , républicain farouche , qui se plaignait à moi un jour de gagner trop d'argent sur le travail des pauvres ouvriers lisserands. C'était Néron, désespéré de savoir écrire. Le même fit poursuivre avec acharnement un de ;ses amis pour une dette misérable. Quand on lui fit reproche de ce procédé, odieux pour un répu- blicain : «Que voulez-vous! répondit-il, j'ai à nourrir une femme, des enfants et deux chevaux. » Un couple de portiers, désireux de trouver une loge, n'oublie jamais, pour capter la confiance des propriétaires, de se déclarer sans enfants. C'est donc au mois de mai, quand il y a au terrier cinq bou- ches de plus à nourrir, que la basse-cour, le parc et la garenne ont à subir de la part de ces maraudeurs à longue queue les plus terribles assauts. Au père revient de droit l'office de directeur des expéditions diurnes et nocturnes; à la mère , le soin de par- tager entre ses petits le produit de la chasse. Quand un renard pénètre dans un poulailler à cette époque , il ne se borne pas à étrangler une seule volaille et à l'emporter sur-le-champ, il fait main-basse sur tout le personnel de l'établissement — quand on prend des poulets, on n’en saurait trop prendre ; ainsi disent les Juifs à propos des chemins de fer—puis il range ses victimes avec ordre, comme un chasseur son gibier, et procède avec calme à l'emballement et an transport de la marchandise. Si la femelle est là, elle lui prête assistance. Tout ce qui ne peut pas être mangé le jour même est enfoui soigneusement dans la terre, à des places qu'on remarque. Tous les individus de la grande fa- mille des canins, qui sont menacés de mourir de faim ou réduits à vivre de mulots et de racines, quand la chasse ne rend pas, ont cet instinct d'enfouissement et de prévoyance. Il y en a même qui poussent la précaution jusqu'à enfouir ce qu'ils ont déjà mangé une fois. J'ai tué plusieurs fois des renards à l'affût, en me postant dans le voisinage d'un quartier de levraut ou d’une aile de volaille enfouis par un de ces animaux et découverts par la charrue. On ne tue pas toujours en ce cas le propriétaire de la chose dérobée. J'en ai tué un, une fois, en plein midi, derrière le rur d’une maison de ferme, qui s’amusait à compter une demi- DU COURRE. 405 douzaine de chapons qu’il venait de prendre , et qui paraissait tellement absorbé par ses calculs , qu’il me laissa approcher de Jui jusqu'à une distance de quinze pas. Il était midi: c'était l'heure où les laboureurs ont quitté la plaine, où tout le monde fait la méridienne au logis. Le renard est un observateur profond de toutes les circonstances extérieures ; il a étudié les allures des bêtes et des gens de son canton; il possède à un haut degré la mémoire des heures, sans être cependant de la force du chien, qui distingue parfaitement les jours de la semaine et qui sait que, dans les campagnes, les bouchers ont l'habitude de tuer le sa- medi. On connaît qu'une portée de renardeaux grandit dans le voi- sinage, quand on voit les carrefours de la forêt, où la jeune famille vient prendre ses ébats, tapissés de fémurs d’oie et de tibias de levrauts. Les jeunes renardeaux sont friands de ces hochets, et l'amour paternel veille à ce que ces charmantes fantaisies soient toujours satisfaites. Les louveteaux, dont la mâchoire est plus forte, préfèrent pour folâtrer le gigot de mouton. Que de faux poids, hélas! et de sophistications de denrées n’entraine pas aussi l'amour paternel de l’épicier, désireux de fournir sa progéniture de toutes sortes de hochets ! Quel sentiment louable n’aboutit pas à une turpitude dans cette misérable société civilisée ! La renarde est pleine de tendresse et de soins vigilants pour ses petits ; elle quitte peu le terrier dans leur première enfance ; elle les guide à leur début dans la carrière du vol; elle leur en- seigne avec amour les ruses du métier. Tel le marchand... mais je suis las de comparaisons : que le lecteur s’en charge. Elle as- sume sur sa tête toute la responsabilité du péril lorsque la voix des chiens se fait entendre ; elle s'offre à leur poursuite en vic- time dévouée. La jeune famille ne paie pas toujours cette affec- tion si vigilante et si tendre d’une parfaite gratitude. On a vu de jeunes renardeaux affamés porter une dent parricide sur leur mère et la dévorer jusqu’au squelette, dans des terriers dont l’homme avait bouché les issues. J'ai élevé plusieurs fois des renards que j'avais ravis à l'amour de leurs parents dès l’âge le plus tendre. Je ne veux pas dire que je n’aie jamais eu d'agrément avec eux dans le cours de leur édu- cation ; seulement je suis forcé de convenir qu'avec ces bêtes-Jà les 406 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. relations d'amitié finissent toujours mal. Le renardeau ne manque ni d'esprit ni de scélératesse, au contraire ; malheureusement, il est impossible de compter sur sa parole et sur ses antécédents. L'éducation la plus soignée demeure impuissante contre les sug- gestions incessantes d'un naturel dissimulé et perfide et trop porté d'amour pour la volaille. La dissimulation, voilà le vice qui ternit toutes les qualités du renard. Au surplus, sa physionomie n'est pas trompeuse, et la perfidie est écrite en caractères gros et lisibles dans son regard en dessous, dans sa démarche quasi-boi- teuse, serpentine et oblique. Vu/pes, comme qui dirait vo/vipes, une allure tortueuse. Défiez-vous de ces regards étroits et louches qui brûülent d’un feu sombre, comme le regard de la vipère, em— blème de la calomnie. Le bon Dieu est un puissant physionomiste, vous ai-je dit, qui a voulu que les grands yeux fussent le miroir d’une âme innocente et candide. Le mouton, le bœuf, la ga- zelle, le cerf, le lièvre ont reçu de grands yeux. Vous pouvez lire le dévouement et la loyauté dans le regard intelligent du chien. La plus noble et la plus admirable créature qui soit sortie des mains du créateur, la femme, type supérieur de l'ange, lève aussi vers le ciel de grands yeux veloutés et tendres dont le cristal azuré reflète la candeur de son âme. S'il y a des fem- mes perfides, croyez-le bien, c’est l'injustice de l’homme qui les a dénaturées ainsi. La femme ayant été créée pour régner en ce monde, ne peut pas, en effet, désobéir à la volonté de Dieu, en se résignant à la servitude honteuse à laquelle l’homme l'a ré- duite. Esclave, elle est bien obligée de recourir à la ruse pour ressaisir son sceptre. C’est là de la bonne guerre, non de la per- fidie. Le renard est donc le type du sournois et du tendeur de pièges. Le monde civilisé est rempli d'individus de ce type ; on les ren- contre surtout dans cette classe d’industriels qui se distingue par son uniforme de castorine fauve, et qui porte pour armure de tête la casquette de loutre. Ces gens-là sont même très-flattés qu’on les dise de fins renards. Du reste, le jeune renard s’habitue facilement aux figures et aux êtres de la maison dans laquelle il a été élevé. Ce qu'il paraît priser le plus dans nos institutions, c’est la régularité des repas. Je ne connais pas de chronomètre Breguet capable d'indiquer DU COURRE. 407 l'heure militaire d'un diner avec la même ponctualité que l’es- tomac du renard. On à vu des renards qui avaient repris leur - liberté d'eux-mêmes, revenir dans les mauvais jours, après trois mois d'absence, à la ferme où ils avaient vécu, et toujours, notez bien, à l'heure du repas. J'étais propriétaire d’un très-jeune renard, il y a bien long- temps, un insigne farceur, capable de rendre quatre-vingts points sur cent à un munitionnaire général, en matière d’accaparement de comestibles, C'était une de nos consolations de l’étude du latin et du grec, à mes jeunes condisciples et à moi. Les applaudisse- ments prodigués à ses bons tours avec trop de complaisance peut- être, et l’enivrement du succès, avaient réussi à développer outre mesure l'essor de son naturel cauteleux. Ma mère, responsable, aux termes du Code civil, des faits et gestes de mon renard, affir- mait quelquefois tout bas qu'elle eût pu acheter un cheval avec le montant des indemnités que lui avait coûtées la bête scélé- rate, indemnités de volailles, de marmites désossées et de lapins de chou. La tête de l'animal fut enfin mise à prix ; mais qui eût osé se charger d’attacher le grelot, nous présents ? Un milan cou- rageux ne craignit pas de tenter l’entreprise. C'était un oiseau redoutable, la terreur des chiens caniches et des chats du pays, fier de cinquante victoires. Il demanda le champ clos contre le renard, et la lice s’ouvrit de mon consente- ment. La première attaque fut terrible. Interdit, effrayé par l'impétuosité de l'agresseur, la bête à quatre pattes lâcha pied honteusement et fut chercher une retraite dans le coin le plus obscur de la cuisine, théâtre du combat. Alors, le milan victo- rieux se campa fièrement sur la croupe de son ennemi aux abois, déchiquetant à grands coups de bec la partie la plus insensible et la plus fourrée du corps de son adversaire, la seule, d’ailleurs, que celui-ci offrit à ses outrages; puis, enfin, saturé de son triomphe et des applaudissements du public, l'oiseau vint se percher sur le dos d’une chaise basse, où il ne tarda pas à se pe- lotonner et à s’assoupir, dans l'attitude de la buse repue. Et les théories de marcher leur train parmi les spectateurs, relative- ment à la supériorité des carnivores ailés sur les carnivores à quatre pattes, et la discussion de s’échauffer pour et contre, si bien que l'assemblée {out entière avait perdu de vue les combat- 408 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. tants, au moment où un cri d’effroyable douleur fit retentir sou dain les échos de l'enceinte. On se retourne, on regarde... Spec- tacle déchirant !.. le milan gisait sur l’arène, battant les airs de son dernier coup d’aile et contractant ses serres dans une suprême convulsion d'agonie… Comment le coup de mort avait été porté, je pouvais seul le dire. C'était une feinte renouvelée du fameux combat des Horaces et des Curiaces. Le renard avait fui pour que l'oiseau s'attachât à sa poursuite et épuisât ses forces contre le bouclier rembourré de sa croupe. Aussitôt que l'oiseau fatigué eut renoncé à combattre et se fut perché sur le dossier de la chaise, dans la pose insolente du triomphateur insoucieux, la bête rusée avait tourné la tête, jugé la position et calculé la distance ; puis, s’élançant d’un bond terrible que nul n'avait prévu, que personne n’entendit, elle avait engueulé le milan endormi et l'avait percé d’outre en outre, d’un coup de dent unique. (avait été l'affaire d’une seconde. Quand les regards cherchèrent le meurtrier, on l’apercut sous l’évier de la place, dans l'attitude d’un être complètement étranger à la scène tragique qui venait de se passer, et prosaïquement occupé à mâcher la besogne à la servante, en essuyant des assiettes. Comme nous étions très-forts en ce temps-là sur le De viris, un nom de livre que nous prenions pour un nom d'homme, ainsi que le Selectæ profanis, nous baptisèmes le héros de l’a venture de l'illustre nom d’Horace. L’infortuné ne jouit pas long-temps de notre admiration et de sa gloire. Emporté par une hallucination étrange que produisit sur lui l'aspect de la première neige, il s'enfuit à travers les plaines, sans prendre la précaution de se débarrasser préalablement du collier à grelot dont il était orné, et périt à quelques jours de là, sous le plomb d’un braconnier. Le renard fait la guerre à tous les animaux plus faibles que lui. C’est le fléau de la basse-cour et de la garenne ; il lève sur la race du lièvre un épouvantable tribut ; il attaque avec succès les faons de la chevrette et de la biche. Dans les jours de misère, il se rabat sur les mulots et les racines ; 1l est moins friand de raisin qu'on ne le dit ; mais tout ce qu'il peut dérober à l’homme a pour lui un charme de saveur tout particulier ; c’est pain béni, él ill DU COURRE. 409 pour me servir de l’expression des concussionnaires qui volent les deniers de l'État. Le renard ne s'associe pas pour le vol avec les larrons de son espèce ; il préfère travailler pour son compte et garder ses bonnes aubaines pour lui seul, quand l’aide d’un complice ne lui est pas indispensable. Ce n'est que pour le cas de chasse, et pour celle du lièvre notamment, qu'il a recours au procédé d'association. Tant que l'affût lui paraît préférable au courre, il s’en tient à l'affût. C’est le mode de chasse qu'il pra- tique le plus fréquemment à l'égard du lapin, gibier facile à sur- prendre au sortir du terrier, en se masquant d’un tronc d'arbre, d'un buisson de charmille ou d’un bouquet de ronces. L'été, lors- que les blés sont grands, il ne craint pas de se hasarder en plein jour dans la campagne où il surprend les levrauts au gîte, ou les perdrix et les cailles sur leurs nids. Il n’est pas rare que le re- nard, qui vient guetter un lièvre à la sortie ou à la rentrée, trouve la place occupée par un braconnier et vice vers@. Le braconnier, né railleur, ne manque pas de dire en ce cas : il m'est arrivé ce soir ou ce matin un grand malheur : nous étions deux à l'affût pour le même lièvre, j'ai tué mon camarade. Pour chasser le lièvre à courre, le renard s’y prend de la même manière que le chien et le loup pour forcer la grande bête. On connaît la passée d'un lièvre ; un renard, deux renards vont se poster sur la voie, aux endroits les plus favorables pour la sur- prise. Ceux-c1 sont chargés de happer l'animal au passage ; un autre se charge de le mener à voix et d'indiquer la direction qu'il suit. Quand le lanceur est fatigué de courir, l’un des affûteurs postés en embuscade le reprend et ainsi de suite, jusqu’à ce que l'animal soit happé, ou forcé ou manqué ; mais les renards n'at- taquent guère les grands lièvres qu'à défaut de levrauts. Les jappements aigus qu'on entend de tous côtés la nuit, dans les pays infestés de renards, et qui ressemblent assez à des aboie- ments de roquets, annoncent des renards en chasse. J'ai souvent entendu raconter l'histoire ou le conte de ce renard qui, après avoir reproché amèrement à son camarade de chasse d’avoir manqué le lièvre, répète devant lui le saut qu'il fallait faire, et paraît ne pas pouvoir comprendre qu'on soit si maladroit. Un trait de cette adresse du renard, en même temps que de son effronterie. Un soir que nous revenions de la chasse au san- Ho ZOOLOGIE PASSIONNELLE. glier à la neige, un lièvre part devant nous dans la plaine et se dirige vers le bois ; quelques-uns de nos chiens l’aperçoivent et le poussent. Mais le lièvre a eu à peine le temps de gagner le buisson, que nous l’entendons jeter son cri de détresse. Je m'i- magine qu'un de nos chiens le tient, ou qu'il s’est pris à quelque piège ; je m'élance de toute ka vitesse de mes jarrets, pour m'en emparer avant que les chiens soient arrivés et le dévorent. Mais en voici bien d'une autre ; le lièvre continue de crier, et sa voix s’éloigne à mesure que je m’approche. Curieux d’avoir la clef de l'énigme, je redouble d'efforts pour gagner une jeune taille voisine où il faut que l'animal passe et que le mystère s’éclaircisse. Qu’aperçois-je ? un renard qui débûche à vingt pas de moi, trainant le malheureux lièvre à la remorque et fort géné dans sa marche, comme on pense, par un pareil fardeau. Tant d'impudence méritait châtiment ; le coupable ne lattendit pas une seconde. L’effronté avait bien eu l’audace d’accourir, sur la voix des chiens, à la rencontre du lièvre et de le leur enlever à leur barbe, à moins de trois cents mètres du lancer ! Je l'ai déjà écrit ; le renard, si rusé quand il chasse pour son compte, ne sait pas se défendre contre les chiens courants, pas mieux que les boulangers prévaricateurs devant le juge de paix. C'est le renard qui, dans les battues, arrive le premier sous votre fusil, à la. voix des traqueurs ; il ne rebrousse pas comme le san glier, le loup et le chevreuil. On le prend facilement à tous les pièges, au rejet, au traquenard ; on l’empoisonne avec les gobes, boulettes assaisonnées de noix vomique. Je conseille pour ce pro- cédé l'emploi de la taupe saturée de strychnine. Le renard étant le seul animal qui dévore la taupe morte, on ne risque pas, comme avec les autres gobes, d’enrpoisonner les chiens. Il arrive quelquefois que le renard pris au piège s’ampute courageuse- ment la patte prisonnière et se sauve sur les trois qui lui restent. La Maison rustique veut que , pour éviter ce désagrément, on attache le traquenard à une pierre que le renard puisse traîner après lui jusqu'à une certaine distance, attendu que cette opéra tion l’amuse, dit le livre naïf, et éloigne de son esprit toute idée de suicide. Cette naïveté rappelle ce précepte célèbre du Cuisi- nier français : la truite aime à être mange vive, le brochet préfère attendre. DU COURRE. LLE C'est une mauvaise bête que le renard, et qui a la vie dure et la dent venimeuse. Ne lui meltez pas le pied sur la gorge avant . de vous être bien assuré auparavant qu'il est parfaitement mort. Plus d’un chasseur imprudent a été victime des airs de trépassé qu'il se donne, pour ruser jusque dans la tombe. J'ai peur que Ja métaphore ne soit un peu forcée. Il y a quelques années que des bücherons avaient déterré un renard à la fosse Bazin, une gorge escarpée des collines de Fontenay-aux-Roses. L'animal avait été assommé au sortir de son repaire et gisait sur le sol, ne donnant plus signe de vie. Or, le garde-champèêtre, qui avait as- sisté à l'exécution, et qui se défiait de quelque méchant tour, s'étant avisé de plonger dans le flanc de la bête son arme redou- table, voilà aussitôt notre renard piqué au vif, qui se réveille de sa feinte léthargie, et qui détale aux yeux des spectateurs ébahis, emportant avec Jui le sabre qui l'a blessé, Le fonctionnaire pu- blie en fut pour son insigne. J'ai entendu dire par beaucoup d'écrivains que le renard avait souvent recours à ce dernier slratagème, quand la faim le pres- sait ; qu'il faisait le mort pour aitirer à sa portée les corneilles et les autres oiseaux de proie qui vivent de charognes. Je crois tout du renard, emblème du boutiquier, qui s’approprie le terrier du blaireau par des moyens odieux que la délicatesse de l’odorat ré- prouve, et dont l'existence entière n’est qu'une longue série de rapines, d'escroqueries et de meurtres d'enfants nouveau-nés. Aussi, celte maudite engeance dont l'histoire politique est si noire de crimes a-t-elle provoqué de toutes parts, et depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, l'anathème des généra- tions. Le renard de l'Écriture sainte se distingue par trois quali- tés principales qui sont : voracité insatiable, fourberie, cruauté. C’est pourquoi saint Luc l’évangéliste représente sous l'emblème du renard Hérode, tétrarque de Judée. Un détracteur forcené de la Grande-Bretagne, un anglophobe, comme on nous appelle, dirait qu'il y a aussi de l'Anglais dans ce portrait, sauf les griffes du léopard, qui manquent iei pour compléter la ressemblance. Les livres saints reprochent encore au renard de ne cultiver d'autre amitié parmi les bêtes que celle du serpent, ami des som- bres cavernes comme lui. Je traduis le texte mot à mot. Ézéchiel, qui n'était pas, au dire de la Bible, un gastrosophe 412 ZOOLOGTE PASSIONNELLE. de haut titre, Ézéchiel et le Cantique des Cantiques assimilent les faux prophètes aux renards. Origène et les autres Pères de l'Église vont plus loin; ils affirment positivement que la fourrure du renard sert d'enveloppe au démon, et la tradition se perpétue jusque dans le moyen-âge. Elle se reproduit dans les légendes démoniaques de nos pères ; elle s'incruste en mythes vivants dans les pierres de nos cathédrales. On peut voir dans les stalles du chœur de la curieuse église de Cuiseaux (Saône-et-Loire), Sa tan sous la forme d’un renard, éteignant d’un souffle impur la flamme de l'Esprit saint. Le livre des Juges, les Fastes d'Ovide, Tite-Live, l’histoire sacrée comme la profane, mentionnent l'em- ploi du renard comme stratagème de guerre. Un grand nombre d'écrivains incrédules et sceptiques ont paru révoquer en doute la véracité de l’histoire des trois cents renards accouplés deux à deux et munis de torches à l'arrière, avec lesquels le valeureux Samson fit tant de mal aux moissons des Philistins. On se récrie sur Ja difficulté de réunir une telle quantité de renards et de leur attacher simultanément tant de mèches incendiaires à la queue ; mais j'arrive à la justification de la version hébraïque en com-— mencant par signaler une confusion du texte. Il est évident pour moi qu'il faut toujours lire sanglier et chacal, là où les livres saints disent pourceau et renard, attendu que le chacal et le sanglier sont aussi communs dans la Judée et dans l’Asie-Mi- neure que les porcs et les renards y sont rares, et, encore, parce que les renards ne vivent pas en troupes comme les chacals, et parce que la loi de Moïse prohibait l'élève du pourceau comme la loi de Mahomet. Avec cette simple rectification, l’histoire de Samson s'explique le plus aisément du monde, comme toutes les histoires des possédés de l'Évangile, et la véracité des Saintes Écritures est sauvée. Pour qui a vu l'Égypte et l’Asie-Mineure, ou seulement l'Algérie, ce n'est pas la mer à boire assurément que de réunir, Dieu aidant, quelques centaines de chacals. Dans l'hiver de 184, à Boufarik, j'avais prié trois de mes administrés de me procurer quelques peaux de chacal pour m'en faire des tapis ; ils m'en apportèrent deux douzaines chacun au bout de trois semaines. Il y a plus, je tiens que, sans les chacals, l'AI- gérie eût été dévastée dix fois déjà depuis notre occupation par la peste, et cela, grâce aux innombrables décès de bœufs et de ange ét DU COURRE. 413 mulets provoqués par la négligence de l'administration militaire. En février 1842, le seul troupeau de Boufarik, troupeau du gouvernement, livra aux chacals de la Mitidja, en huit jours, plus de cent cadavres de bœufs d'Espagne et de Sicile, des bêtes gigantesques. Le neuvième jour, il n’en restait plus que les os. Élien rapporte aussi que, de son temps, les renards (lisez cha- cals) étaient si communs dans les contrées voisines de la mer Caspienne, qu'on les rencontrait par bandes dans les rues des cités, où la présence des hommes ne les intimidait pas. Or, ees habitudes familières sont dans le caractère du chacal et non dans celui du renard. La version d'Élien est toute en faveur de ma thèse. Mais renard ou chacal, toujours est-il que toutes les fois qu'il s'agit de faire un mauvais coup, la vilaine bête est là. L'an- tiquité l’a même accusée d'aimer la chan humaine, et Pausanias a cité un fait à l'appui de cette accusation, l’histoire du Messé- nien Aristomène qui s'échappa des oubliettes où il avait été jeté par les Lacédémoniens, au moyen d’un conduit souterrain que les renards avaient creusé pour venir manger les cadavres des oubliés. La faim est mauvaise conseillère, j'en conviens, mais je n'ai par devers moi aucun fait authentique moderne qui justifie l'imputation ci-dessus. Quant au chacal, c’est tout autre chose ; le chacal a déterré en Algérie plus de cadavres que l'hyène. Le chien, redevenu sauvage , donne également dans ce travers re- grettable. Le chien, ne l’oublions pas, est le très-proche parent du chacal. La chacale ne dissimule même pas ses préférences amoureuses pour le chien, et produit avec lui, comme la louve ; mais il y a antipathie invincible et mortelle entre le renard et le chien. Jamais le dévouement et l’épicerie ne se donneront la main. L'amour de l'humanité m’a logé sous le crâne deux idées fixes dont j'entends poursuivre l'application jusqu’à ma dernière heure : l’extermination du renard et celle du boutiquier. On sait enfin que les fabulistes ont fait abus de l’analogie du renard, affublant de sa robe le flatteur, le parasite, le gourmand, le marchand d'amulettes, le fripon, le plaideur, lorateur poli- tique. Ils ont usé le costume à force de le prêter aux procureurs (avoués d'aujourd'hui). Vous connaissez la réponse sublime de l’un de ces interprètes jurés du Code, retiré de le chicane, où il avait laissé un nom illustre, avec une fortune honorable acquise 414 ZOOLOGIE PASSIONNELLE. en dix ans d'exercice, Comme on le félicitait un jour sur son rare talent à embrouiller les causes et à éterniser les procès, — « Plût à Dieu, réponditl, que j'eusse à recommencer ma carrière ! comme je m'y prendrais autrement ! — Et comment cela ? s'ex- clama l'interlocuteur, étonné et désireux de s’instruire. — Eh! parbleu ! en me faisant honnête homme... il y a si peu de con- currents. » Je n'ai pas besoin de dire que la réponse ci-dessus remonte au temps passé. Et maintenant que vous savez les raisons de ma haine et de mes mépris contre la bête favorite des veneurs d’Albion, écoutez la parole du Christ (Évangiles selon saint Luce, chap. 9, v. 58; saint Matthieu, chap. 8, v. 19):! - » Vulpes foveas habent et volucres cœli nidos, at Filius Ho minis non habet ubi caput reclinet ! » « Les renards ont leurs terriers, et les oiseaux du ciel leurs nids; mais le Fils de l'Homme n’a pas où reposer sa tête ! » Ainsi parlait le Christ aux puissants de la terre, il y a dix-huit siècles, reprochant à la société antique son égoïsme et son inhu- manité. Depuis ce temps, la parole libératrice du Fils de Dieu s’est répandue sur le monde, et le dogme de la charité chré- tienne n’a pas manqué d’apôtres ni de martyrs ; maïs, vaine- ment ces apôtres ont prêché la justice, l'égalité et l'amour du prochain par tous les coins du globe. Les renards ont encore pour l'hiver une fourrure et une retraite chaudes , les oiseaux du ciel ont leurs nids ; le Fils de l'Homme lui seul, le prolétaire in fortuné, n’a pas où reposer sa tête ! FIN. EXTRAIT DU CATALOGUE DE LA LIBRAIRIE SOCIÉTAIRE. PRINCIPES DU SOCIALISME, Manifeste de la Démocratie au XIX° siècle, par V. Considerant , ancien élève de l’École polytechnique, membre du Conseil général de la Seine. (Pro- gramme des questions sociales ; étude des intérêts généraux et des besoins de l’époque ; solutions des grands problèmes po- litiques et sociaux). ?e édition, grand in-18. Prix »f. 50c. MANIFESTE DE L'ÉCOLE SOCIÉTAIRE fondée par Fourier, ou Bases dla Politique positive; par le même. (Cet ou- vrage s'adresse aux esprits habitués aux formes logiques et di Mit Sein RON. Lee an cute» 201 1É0ES 388 C PAROLE DE PROVIDENCE, suivi de Morceaux choisis ; pat Mae Clarisse Vigoureux. (Éloquente expression religieuse des idées fondamentales de Ja Doctrine.) 2° éd.gr. in-18.1f. 50 c. DE L’ANARCHIE INDUSTRIGLLE, Memoire inédit de Fou- rier. (Critique sociale et économique.) In-12..... »f. 75e. L'ORGANISATION DU TRAVAIL et l'Association ; par Malh. Briancourt, 2e édit., 3e tirage, gr. in-32......,..: »f. S0c. — Précis du même OUDTAE, + + sens ere rre rer D RE: 2 LL EXPOSITION ABRÉGÉE du Système phalanstérien de Fourier, suivi des Ætudes sur quelques Problèmes fondamentaux de la Destinée sociale (9 T'hèses.), par V. Considerant, 3e édit., er inab, RO AL RE Rue HR 00e: — Le même ouvrage sans les neuf thè:es.....,... »f. 300€ SOLIDARITÉ, /’ue synthétique sur la Doctrine de Fourier, par Hip. Renaud, ancien élève de l'École Polytechnique. 3° édit. 3c tirage. gr. in-18........ HR ENARE re DURE RDC DESTINÉE SOCIALE, par V. Considerant. (Cet ouvrage dont on peut aborder la lecture sans préparation, initie complète- ment à la connaissance de l'Organisation phalanstérienne et aux bases générales de la Doctrine), belle édition avec vignettes. se sauge caen ES VAE — Chaque volume se vend séparément, le 1er (2e édit.) G f. ; le 2e, 5f. ; le 8°, 3 f. THÉORIE DE L'UNITÉ UNIVERSELLE. (C’est l'ouvrage capital : de Fourier.) 2° édit, 4 fort vol. in-8, contenant le Plan du Traïté de Attraction, et quatre vignettes. (tomes II, III, IV ee Vides œuyres. complètes). -2%:620...0......, 18 € » C. — chaque volume séparément.................. 4f. 500. — Le même ouvrage publié par livraisons. Prix de chaque livraison : 50 cent. pris au bureau. — La souscription est per- manente : une ou plusieurs livraisons par semaine, à la volonté des souscripteurs, LE NOUVEAU MONDE industriel el Sociclaire. (Abrégé du pré- « cédent, mais néfmoias difficile à lire sans préparation.) 3° édit. fort vol. in-8. (tome Vi'des œuvres complètes.)... 5f. »c. THÉORIS DES QUATRE MOUVEMENFS. (Ne peut étre lu avec fruit que comme complément d'études, après une con- naissance avancée de la Théorie.) 3° édit. 1 fort vol. in-8. (tome 1 des œuvres complétes). ss. ce RS «2 CIRE —"1es.6 vol, précédents... soc CR ON L'ÉDUCATION ATTRAYANTE (| Théorie de), Dédiée aux Mères, extr. de Dest. soc., par V. Considerant. in-8. 3f. »c. APPLICATION DE L'ARMÉE (Ziude sur L') aux travaux d'utilité publique, par J.-B. Krantz, ingénieur des ponts-et-chaussées, ancien élève de l'École polyt. grand in-8.. ,..... 2f. »ce. CRÉATION D’UNE ARMÉE DES TRAVAUX PUBLICS {Projet de), par le. même. grand in-8..,.. ,/.,:4....:. "11 50e, DE L'ORGANISATION DES TRAVAUX PUBLICS, et de la Réforme des Ponts-et-chaus., par F. Cantagrel. Zd, 1f. »c. CHANSONS DE LOUIS FESTEAU. | Vol. in-32?, 22510. On trouve à la Librairie Sociétaire- les deux premiers volumes du même auteur, ce qui formera la collection entière. PETITE BIBLIOTHÈQUE PHALANSTÉRIENNE. Ou Publications au dessous de 1! fr. CONCERNANT LA THÉORIE SOCIÉTAIRE. Almanach phalanstérien, eha- f, €. La dernière incarnation , , . n 60 que année, . , . . . « + » 50 Les trois malfaiteurs, , , . » 30 L'organisation du travail (par Méinoire sur le libre- échange. » 30 Briancourt) . . . . ... . >» 80 Les enfants au Phalanstère, . » 40 Précis du même ouvrage , , » 30 Féodalité ou Association, , , » 75 Exposition abrégée (Considé- Des Boulangeries sociétaires., » 30 ÉANE) 2 Srerolase e tot » «60. Insurrection des agioteurs , . » 05 Le même ouvrage , sans les 9 Le livret c'est le servage, , , » 45 thèses, . « « + + + + + + » 30 Appel au ralliement des socia- Principes du socialisme , , . » 50 ECS AMP La » 05 Petit eours de politique , , . » 40 Jinmoralité de la doctrine de ‘Théorie des fonctions , , , , » 50 Fourier , . . AA NL L’anarchie industrielle, , , , » ‘75 Les amours au Phalansté re, , » 50 De la politique nouvelle , , . » 143 Description du Phalanstère, «278 OBJETS D'ART. UN PHALANSTÈRE ( J’ue générale à vol d'oiseau d') ou Village organisé d'après la Théorie de Fourier; avec les campagnes environnantes. Belle l'thographie par Aroux : En noir, 3f.; 5f.,7f.et 8f. — Coloriées, 9 et 12 f. EFFIGIES DE FOURIER D'APRÈS DES TYPES AUTHENTIQUES Grovure en pied, par Calamatta, d'après le tanleau de Gigoux , Five JM AMEOR S Id. copie lithbographique.......,.... BetGf. » Belle lithographie à mi-corps, d’après le même tableau, par Cilaos 2.2. 54e 0 0e SERRE Buste par Ottin. En plâtre, grand. nat., 12 f.—Demi-grand, 4f. nn mn nm . Imprimerie Lange Lévy et Comp., rue du Croissant, 46. F nl : , cén ! CN | r. f v + r ” s LE ‘ CAL € 14 tot ft { ' DSNNI - re près : SO . - FL 4 9 ’ 1: ? s. #6 4 ‘. DES ° 4 2 La 4 1 LS LA _— L3 me LP" ] - e "+ LI = = + « ' « L . , LA \ * Po LY 183 ARLES : LÉ 4 8 re eDp SRE * #i : Tr. LA LE 2e Se ECTS eo ee x TE