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LES SENTIERS

DANS LA MONTAGNE

OUVRAGES DE MAURICE MAETERLINCK

EUGÈNE FASQUELLE, Éditecr DANS LA BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER A 3 FR. 50 LE VOLUME

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La Mort (oU" milie) 1 vol.

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Les Disciples à Sais et les Fraq^ments de Novalis, traluits d-'- l'alUimind et précèdes d'une imroduction (La^omblez, édit.) 5 fr. »

AJhum de douze Chansons. (Stock, édit.) Epuité.

MAURICE MAETERLINCK

LES SENTIERS

DANS LA MONTAGNE

QUINZIÈME MILLE

BIBLIOTHÈQUE -CHARPENTIER

EUGÈNE FASgUELLE, ÉDITEUR 11, RUE DE GRENELLE, 11

1919 Tous droits réservés.

Copyright in the United State* of Amtrica by Dodd, Mead and Co,Ine., 1919. AU righti reterved.

IL A ETE TIRE DE CET OUVRAGE :

20 exemplaires numérotes sur papier du Japon; 80 exemplaires numérotés sur papier de Hollande

LES SENTIERS

DANS LA MONTAGNE

I

LA PUISSANCE DES MORTS

Dans un petit livre qui est une sorte d'étrange chef-d'œuvre : la Ville enchantée, une romancière anglaise, Mrs Oliphant, nous montre les morts d'une ville de pro- vince qui tout à coup, indignés de la con- duite et des mœurs de ceux qui habitent la cité qu'ils fondèrent, se révoltent, en- vahissent les maisons, les rues et les places publiques, et sous la pression de leur multi-

2 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

tude innombrable, toute-puissante quoique invisible, refoulent, les vivants, les poussent hors des portes, et faisant bonne garde, ne leur permettent de rentrer dans leurs murs qu'après qu'un traité de paix et de pénitence a purifié les cœurs, réparé les scandales et assuré un avenir plus digne.

Il y a sans nul doute sous cette fiction, qui nous semble poussée un peu loin, parce que nous ne voyons que les réalités maté- rielles et éphémères, une grande vérité. Les morts. vivent et se meuvent parmi nous beau- coup plus réellement et plus efficacement que ne le saurait peindre l'imagination la plus aventureuse. Il est fort douteux qu'ils restent dans leurs tombes. Il paraît même de plus en plus certain qu'ils ne s'y laissèrent jamais I enfermer. Il n'y a sous les daUes nous les croyons prisonniers qu'un peu de cendres qui ne leur appartiennent plus qu'ils ont abandonnées sans regrets et dont, probable-

LA PUISSANCE DES MORTS 3

ment, ils daignent plus se souvenir. Tout ce qui fut eux-mêmes demeure parmi nous. Sous quelle forme, de quelle façon? après tant de milliers, peut-être de millions d'an- nées, nous ne le savons pas encore, et aucune religion n'a pu nous le dire avec une certi- tude satisfaisante, bien que toutes s'y soient évertuées; mais on peut, à de certains in- dices, espérer de l'apprendre.

* * *

Sans considérer davantage une vérité puis- sante mais confuse qu'il est pour l'instant impossible de préciser ou de rendre sensible, tenons-nous à ce qui n'est pas contestable. Gomme je l'ai dit ailleurs, quelle qae soit notre foi religieuse, il est en tout cas un lieu nos morts ne peuvent pas périr, ils continuent d'exister aussi réellement et par-

4 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

fois, plus activement que lorsqu'ils étaient dans la chair : c'est en nous que se trouve cette vivante demeure et ce lieu consacré qui pour ceux que nous avons perdus devient le paradis ou l'enfer selon que nous nous rapprochons ou nous éloignons de leurs pen- sées et de leurs vœux.

Et leurs pensées et leurs vœux sont tou- jours plus hauts que les nôtres. C'est donc en nous élevant que nous irons à eux. Nous devons faire les premiers pas; ils ne peuvent plus descendre, tandis qu'il nous est toujours possible de monter; car les morts, quels qu'ils aient été dans leur vie, deviennent meilleurs que les meilleurs d'entre nous. Les moins bons, en dépouillant leur corps, ont dépouillé SCS vices, ses petitesses, ses fai- blesses qui abandonnent bientôt notre mé- moire aussi; et l'esprit seul demeure qui est pur en tout homme et ne peut vouloir que le bien. Il n'y a pas de mauvais morts, parce

LA PUISSANCE DES MOliTS 5

qu'il n'y a pas de mauvaises âmes. C'est pourquoi, à mesure que nous nous purifions, nous redonnons la vie à ceux qui n'étaient plus et transformons en ciel notre souvenir qu'ils habitent.

* * *

Et ce qui fut toujours vrai de tous les morts, l'est bien davantage aujourd'hui que les meilleurs seuls sont choisis pour la tombe. Dans la région que nous croyons souter- raine, que nous appelons le royaume des ombres et qui est en réalité la région éthérée et le royaume de la lumière, il y a eu des perturbations aussi profondes que celles que nous avons éprouvées à la surface de notre terre. Les jeunes morts l'ont envahie de toutes parts ; et , depuis l'origine de ce monde, ne furent jamais aussi nombreux.

6 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

aussi pleins de force et d'ardeur. Alors que dans le cours habituel des années, le séjour de ceux qui nous quittent ne recueille que des existences lasses et épuisées, il n'en est pas un seul dans cette foule incomparable qui, pour reprendre l'expression de Périclès, « ne soit sorti de la vie au plus fort de la gloire ». Il n'en est pas un seul qui ne soit, non pas descendu mais monté vers la mort, tout couvert du plus grand sacrifice que l'homme puisse faire à une idée qui ne peut pas mourir. Il faudrait que tout ce que nous avons cru jusqu'à ce jour, tout ce que nous avons tenté d'atteindre par delà nous- mêmes, tout ce qui nous a élevés au point nous sommes, tout ce qui a surmonté les mauvais jours et les mauvais instincts de la nature humaine, n'eût été qu'illusions et mensonges, pour que de tels hommes, un tel amas de mérite et de gloire, fussent réelle- ment anéantis, à jamais^disparus, à jamais

LA PUISSANCE DES MORTS 7

inutiles et sans voix, à jamais sans action, sur un monde auquel ils ont donné la vie.

* * *

Il est à peine possible qu'il en soit ainsi au point de vue de la survivance extérieure des morts; mais il est absolument certain qu'il en est autrement au point de vue de leur survivance en nous-mêmes. Ici rien ne se perd et personne ne périt. Nos souvenirs sont au- jourd'hui peuplés d'une multitude de héros frappés dans la fleur de leur âge et toute dif- férente de la pâle cohorte alanguie de naguère, presque uniquement composée de malades et de vieillards qui déjà n'étaient plus avant que de quitter la terre. Il faut nous dire que maintenant, dans chacune de nos maisons, dans nos villes comme dans nos campagnes dans le palais comme dans la plus sombre

"8 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

chaumière, vit et règne un jeune mort dans l'éclat de sa force. Il emplit d'une gloire qu'elle n'eût jamais osé rêver, la plus pauvre, la plus noire demeure. Sa présence cons- tante, impérieuse et inévitable, y répand et y entretient une religion et des pensées qu'on n'y connaissait point, consacre tout ce qui l'environne, force les yeux à regarder plus haut et l'esprit à ne plus redescendre, purifie l'air qu'on y respire, les propos qu'on y tient et les idées qu'on y rassemble; et de proche en proche, comme jamais on n'en avait eu d'exemple aussi vaste, ennoblit, anoblit et relève tout un peuple.

* * *

îDe pareils morts ont une puissance aussi profonde, aussi féconde et moins précaire que la vie. 11 est terrible que cette expérience

LA PUISSANCE DES iMOUTS 9

ait été faite, car c'est la plus impitoyable et la première en masses aussi énormes que l'humanité ait subie; mais à présent que l'épreuve est passée, on en recueillera bientôt les fruits les plus inattendus. On ne tardera pas à voir s'élargir les différences et diverger les destinées entre les nations qui ont acquis tous ces morts et toute cette gloire et celles qui en furent privées, et l'on constatera avec étonnement que celles qui ont le plus perdu sont celles qui ont gardé leur richesse et leurs hommes. Il est des pertes qui sont des gains inestimables et des gains se perd l'avenir. Il est des morts que les vivants ne sauraient remplacer et dont la pensée fait des choses que les corps ne peuvent accom- plir. Il est des morts dont l'élan dépasse la mort et retrouve la vie; et nous sommes presque tous à cette hernie les mandataires d'un être plus^grand, plus noble, plus grave, plus sage et plus vivant que nous. Avec tous

10 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

ceux qui l'accompagnent, il sera notre juge, s'il est vrai que les morts pèsent l'âme des vivants et que de leur sentence dépend notre bonheur. Il sera notre guide et notre protec- teur; car c'est la première fois depuis que l'histoire nous révèle ses malheurs que riiomme sent planer au-dessus de sa tête et parler dans son cœur une telle multitude de tels morts.

II

MESSAGES D'OUTRE -TOMBE

Sir Oliver Lodge est un illustre physicien anglais, un des savants les plus considérables de ce temps. Il est en outre l'un des chefs les plus anciens et les plus actifs de la célèbre Society for Psychical Research, fondée en 1882, qui depuis trente-sept ans s'applique à étudier avec une rigueur scientifique irré- prochable, tous les phénomènes merveil- leux, inexplicables, occultes et surnaturels qui ont toujours troublé et troublent encore l'humanité. A côté de ses travaux scienti- fiques, dont je ne parle pas, n'ayant pas qua-

i^ LES SENTIERS DAN.-? I.A AIONÏAGNE

lité pour les juger, il est Fauteur de livres extrêmement remarquables; entre autres : r Homme et V Univers, VEiher de V Espace, la Survivance humaine, les spéculations métaphysiques les plus hautes et les plus har- dies sont sans cesse contrôlées par le bon sens le plus prudent, le plus avisé, le plus iné- branlable.

Sir Oliver Lodge, qui est donc ensemble un philosophe et un savant positif et pratique, rompu aux méthodes scientifiques qui ne lui permettent pas aisément de s'égarer, qui est en un mot l'un des cerveaux les mieux équi- librés qu'on puisse rencontrer, est convaincu que les morts ne meurent pas et peuvent communiquer avec nous. Il a essayé de nous l'aire partager cette conviction dans son livre : la Survivance humaine. Je ne crois pas qu'il y ait complètement réussi. 11 nous donne, il est vrai, un certain nombre de faits extraor- dinaires, mais qui peuvent, à la rigueur, s'ex-

MESSAGES D'OUTRE -TOMBE 13

pliquer par rintervention inconsciente din- telligences autres que celles des morts. Il no nous apporte pas la preuve irréfragable, comme le serait, par exemple, la révélation d'un incident, d'un détail, d'une connais- sance à tel point inconnue de tout être vivant, qu'elle ne pourrait provenir que dun esprit qui n'est plus de ce monde. Accordons du reste qu'une telle preuve est, comme il le dit, aussi difficile à concevoir qu'à fournir.

Le plus jeune des fds de Sir Oliver Lodge, nommé Raymond, en 1889, était ingé- nieur et s'engagea pour la durée de la guerre en septembre 1914. Il fut envoyé en Belgique au commencement du printemps de 1915, et le 14 septembre de la même année, devant Ypres, tandis que la compagnie qu'il com- mandait quittait une tranchée de première ligne, un éclat d'obus le frappait au flanc gauche; et il mourait quelques heures après.

14 LES SENTIE US DANS LA MONTAGNE

C'était, comme nous le montre une pho- tographie, un ces jeunes et admirables soldats anglais, types parfaits d'une hu- manité vigoureuse, fraîche, heureuse, inno- cente et splendide, dont la mort semble d'au- tant plus cruelle et plus incroyable qu'elle anéantit plus de force, d'espérances, de beauté.

Son père vient de lui consacrer un gros volume sous ce titre : Raymond, or Life and Death; et chose d'abord assez déconcertante, ce n'est pas, comme on s'y attendait, un livre de plaintes, de regrets, de sanglots; mais le rapport précis, volontairement im- passible, presque heureux par moments, du savant qui refoule sa douleur pour voir clair " devant lui, lutte énergiquement contre l'idée de la mort et regarde se lever l'aube d'un immense et très étrange espoir.

Je ne m'arrêterai pas à la première partie du volume qui s'attache à nous faire con-

MESSAGES D'OUTHE-TOMBE 15

naître le jeune homme. On y trouve une qua- rantaine de lettres écrites dans les tranchées, des témoignages de ses compagnons d'armes qui l'adoraient, des détails sur sa mort, etc. Ces lettres, soit dit en passant, sont char- mantes, pittoresques et d'un enjouement dé- licat et délicieux qui ne songe qu'à rassurer ceux qui sont en sûreté. Je n'ai pas le temps de m'y attarder et ce n'est pas ce qui nous intéresse ici.

Mais la seconde partie que Sir Oliver Lodge intitule : Supernormal Portion^ abandonne la vie qui s'agite à la surface de notre terre, et nous introduit dans uij monde tout différent.

Dès les premières lignes, l'auteur nous rappelle sa conviction, à savoir, et en ses propres termes : « que non seulement la per- sonnalité persiste après la mort, mais que son existence continuée s'enlace à la vie quo- tidienne beaucoup plus étroitement qu'on ne se l'imagine; qu'il n'y a pas de véritable

16 LES SEMIEUS DANS LA MONïAGiNE

solution de continuité entre le mort et le vivant; qu'en réponse aux demandes urgentes de l'affection, des moyens de communication peuvent être établis par7dessus ce qui semble être un gouffre et qu'en fait, comme Diotime le disait à Socrate, dans le Symposium^ l'amour jette un pont sur V abîme ».

Sir Oliver Lodge est donc persuadé que son fils quoique mort n'a pas cessé d'exister et ne s'est pas éloigné de ceux qui l'aiment. Raymond, en effet, onze jours après son décès, cherche déjà à communiquer avec son père. On sait que ces communications, ou s)i-disant communications d'outre-tombe, ne préjugeons pas pour l'instant, se font par. l'intermédiaire d'un médium qui est ou se croit inspiré ou possédé par le mort ou par un esprit familier qui parle au nom du mort et rapporte ce que ce dernier lui révèle, soit de vive voix, soit par l'écriture auto- matique ou encore, bien que très rarement

MESSAGES b'OLTRE -TOMBE 17

dans le cas qui nous occupe, par les tables parlantes. Mais je passe sur ces préliminaires qui nous entraîneraient trop loin, pour ar- river tout de suite à la communication qui est, je pense, la plus étonnante de toutes; et peut-être la seule qui ne soit pas explicable, ou du moins qui soit le plus difficilement explicable, par l'intervention des vivants.

Vers la fm du mois d'août 1915, c'est-à-dire peu de jours avant sa mort, le jeune héros, qui se trouvait, comme nous l'avons vu, aux environs d'Ypres, avait été photographié avec les officiers de son bataillon, par un photographe ambulant. Le 27 septembre suivant, au cours d'une séance avec le mé- dium Peters, l'esprit qui parlait par la bouche de celui-ci, dit tout à coup et textuellement : « Vous avez plusieurs photographies de ce jeune homme. Avant son départ, on a fait un bon portrait de lui, deux, non, trois.

Deux il est seul, et un il se trouve au

2.

18 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

milieu d'un groupe d'autres hommes. Il tient beaucoup à ce que je vous dise cela. Sur l'une des épreuves vous verrez sa canne. »

Or, à ce moment, dans l'entourage de Sir Oliver Lodge, on ignorait absolument l'exis- tence de ce groupe. On n'attacha du reste pas grande importance à cette révélation; mais dans des séances subséquentes, notam- ment le 3 décembre, avant l'arrivée des épreuves, avant que personne les eût vues, les détails se précisent. D'après les déclara- tions de l'esprit, il s'agit bien d'un groupe d'une douzaine d'officiers, ou peut-être plus d'une douzaine, pris en plein air, devant une sorte de hangar. (Le médium trace avec le doigt des lignes verticales dans l'espace.) Les uns sont assis, les autres debout, dans le fond. Raymond est assis, quelqu'un s'appuie sur lui. Plusieurs épreuves ont été prises.

Le 7 décembre, les photographies arrivent à Mariemont, résidence de Sir Oliver Lodge.

MESSAGES D'OUTRE-TOMBE 19

Ce sont trois épreuves légèrement différentes du même groupe de vingt et un officiers, sur trois rangs, le dernier rang debout, les deux autres assis. Le groupe est pris devant une sorte de hangar en planches, dont le toit pré- sente deslignes verticalestrès apparentes. Ray- mond est assis au premier rang; à ses pieds, se trouve la canne dont on avait parlé dans la première révélation, et, détail extrêmement frappant, dans tout le groupe^ il est le seul sur Vépaule de gui^ dans deux épreuves^ quelqu'un appuie la main^ et dans la troisième^ la jambe. Cette ma.nif estation est une des plus remar- quables qu'on ait obtenues jusqu'ici, parce qu'elle exclut presque entièrement toute in- gérence télépathique, c'est-à-dire toute com- munication de subconscient à subconscient, parmi les personnes présentes à la séance, qui toutes ignoraient absolument l'existence des photographies. Si l'on se refuse à ad- mettre l'intervention du mort, qui ne

20 LliS SENTIEUS DANS LA MONTAGNE

doit, j'en conviens, être admise qu'à la der- nière extrémité, il faut, pour expliquer la révélation, supposer que le subconscient du médium ou de l'un des assistants, à travers les dédales et les déserts immenses de l'es- pace et parmi des millions d'âmes étran- gères, se soit mis en rapport avec le subcons- cient d'un des officiers ou des personnes qui avaient vu ces épreuves dont rien ne faisait soupçonner l'existence. C'est possible, mais tellement hasardeux, tellement prodigieux, que la survivance et l'intervention du défunt, sembleraient presque, en l'occurence, moins surnaturelles et plus vraisemblables.

Je n'entrerai pas dans le détail de nom- breuses séances qui précédèrent ou suivirent celle-ci, et n'entreprendrai pas non plus de les résumer. Il faut, pour en partager l'émo- tion, lire les procès-verbaux qui reproduisent fidèlement ces étranges^dialogues des vivants

MESSAGES D'OUTRE-TOMBE 21

et des morts. On a l'impression que l'enfant qui n'est plus se rapproche chaque jour de la vie et s'entretient de plus en plus aisé- ment, de plus en plus familièrement avec tous ceux qui l'ont aimé avant les ténèbres de la tombe, il rappelle à chacun mille petits incidents oubliés. Il demeure parmi les siens, comme s'il ne les avait jamais quittés. Il est toujours présent et prêt à leur répondre. 11 se mêle si bien à toute leur existence que per- sonne ne songe à le pleurer. On l'interroge sur sa situation, on lui demande il est, ce qu'il est, ce qu'il fait. 11 ne se fait pas prier; il se déclare d'abord étonné de l'invraisem- blable réalité de ce monde nouveau. Il y est très heureux, il se reforme, se condense, pour ainsi dire, et se ressaisit peu à peu. L'exis- tence de l'intelligence et de la volonté, débar- rassée du corps, est plus libre, plus légère, plus étendue, plus diffuse, mais se continue à peu près pareille à ce qu'elle était dans la

2-2 LES SENTIERS DAiNS LA MONTAGNE '

chair. Le milieu n'est plus physique mais spirituel; et c'est une transposition sur un autre plan plutôt que la rupture, le boulever- sement de fond en comble, les transforma- lions inouïes que nous nous plaisons à ima- giner. Après tout, n'est-ce pas assez plau- sible, et n'avons-nous pas tort de croire que la mort change tout, du jour au lendemain, et q u'il y ait, entre l'heure qui précède le décès et celle qui la suit, un abîme subit et incon- cevable? Est-ce conforme aux habitudes de la nature? Le principe de vie que nous por- tons en nous, et qui sans doute ne peut s'éteindre, est-il à ce point modifié et opprimé par notre corps, qu'au sortir de celui-ci, il devienne, en un clin d'œil, tout, à fait diffé- rent et méconnaissable?

Mais il faut que j'abrège; il faut même, pour ne pas dépasser les bornes de cette étude, que je néglige deux ou trois révéla- tions moins frappantes que celle de la pho-

MESSAGES D'OUTP.E-TOMlîE 23

tographie, mais qui n'en sont pas moins assez étranges.

Évidemment, ce n'est pas la première fois que de telles manifestations se produisent; mais celles-ci sont vraiment d'une qualité plus haute que celles qui encombrent plu- sieurs volumes des Proceedings. Apportent - elles la preuve que nous demandons? Je ne le crois pas; mais cette preuve péremptoire sera-t-on jamais à même de nous la fournir? Que'peut faire l'esprit désincarné^ qui veut établir qu'il continue d'exister? S'il nous parle des incidents les plus secrets, les plus intimes d'un passé commun, nous lui répon- dons que c'est nous, en nous-mêmes, qui retrouvons ces souvenirs. S'il entend nous convaincre par la description de son monde d'outre-tombe, tous les tableaux les plus su- blimes, les plus inattendus qu'il en pourrait tracer, ne valent rien comme preuve, n'étant pas contrôlables. Si nous lui demandons de

2i LES SE.NTIElîS DAXS LA MONTAGNE

s'attester par une prédiction de Tavenir, il nous avoue qu'il ne le connaît pas beaucoup mieux que nous; ce qui est assez vraisem- blable, attendu qu'une telle connaissance supposerait une sorte d'omniscience et par- tant d'omnipotence qui ne doit pas pouvoir s'acquérir en un instant. Il ne lui reste donc que les petites échappées, les précaires com- mencements de preuve du genre de ceux que nous trouvons ici. Ce n'est pas suffisant, j'en conviens, puisque la psychométrie, c'est- à-dire une manifestation de clairvoyance analogue, entre subconsciences vivantes, donne des résultats presque aussi étonnants. Mais ici comme là, ces résultats montrent tout au moins qu'il y a autour de nous des intelligences errantes, déjà affranchies dos lois étroites et pesantes de l'espace et de la matière, qui parfois savent des choses que nous ne savons pas ou ne savons plus. Emanent-elles de nous, ne sont-elles que dos

MESSAGES D'OITRE -TOMBE 2.-)

manifestations de facultés encore inconnues; ou sont-elles extérieures, objectives et indé- pendantes de nous? Sont-elles seulement vi- vantes au sens nous l'entendons pour nos corps, ou appartiennent-elles à des corps qui ne sont plus? C'est ce que nous ne pouvons pas encore décider; mais il faut convenir que dès qu'on admet leur existence, qui n'est plus guère contestable, il est bien moins difficile d'accepter qu'elles appartiennent à des morts. En tout cas, si de telles expériences ne dé- montrent pas, de façon péremptoire, que les morts peuvent directement, manifestement et presque matériellement se mêler à notre existence et rester en contact avec nous, elles prouvent qu'ils continuent de vivre en nous beaucoup plus ardemment, plus pro- fondément, plus personnellement, plus pas- sionnément qu'on ne l'avait cru jusqu'ici; et c'est déjà bien plus qu'on n'osait espérer.

III

LES MAUVAISES NOUVELLES

Durant plus de quatre ans, sur près de la moitié de la terre habitable, ont cheminé nuit et jour les mauvaises nouvelles. Depuis qu'existe notre monde, on ne les vit jamais se répandre en foules aussi denses, aussi affairées, aussi impérieuses. Au temps heu- reux de la paix, on rencontrait çà et les sombres visiteuses, s'en allant par monts et par vaux, .presque toujours isolées, quelque- fois deux par deux, rarement trois par trois, discrètes, intimidées, s'efforçant de passer inaperçues et se chargeant humblement des

28 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

plus petits messages de douleur que leur con- fiait le destin. Maintenant, elles marchent la tête haute, elles sont presque arrogantes; et, enflées de leur importance, négligent tous les malheurs qui ne sont pas mortels. Elles en- combrent les routes, franchissent les fleuves et les mers, envahissent les rues, n'oublient pas les ruelles, gravissent les sentiers les plus âpres et les plus rocailleux. Il n'est pas une masure tapie dans le faubourg le plus obscur et le plus ignoré d'une grande ville, il n'est pas une cabane dissimulée dans le repli du plus misérable village de la plus inaccessible montagne qui échappe à leurs investigations- et vers laquelle l'une d'elles, détachée de la sinistre troupe, ne se hâte de son petit pas pressé, assuré et impitoyable. Chacune a son but dont rien ne peut la détourner. A travers le temps et l'espace, à travers les rochers et les murs, elles progressent ainsi, obstinées et rapides, aveugles et sourdes à tout ce qui

LES MAUVAISES NOUVELLES 29'

voudrait Ips retarder, ne pensant qu'à rem- plir leur devoir qui est d'annoncer au plus tôt au cœur le plus sensible et le plus dé- sarmé la plus grande douleur qui le puisse frapper.

* * *

Nous les regardons passer comme les émis- saires du destin. Elles nous semblent aussi fatales que le malheur même dont elles ne sont que les porte-voix, et nul ne songe à leur barrer la route. Dès que Tune d'elles arrive inopinément parmi nous, nous quittons tout. nous nous précipitons au-devant, nous nous rassemblons autour d'elle. Une sorte de crainte religieuse l'environne, nous chucho- tons respectueusement et nous ne nous incli- nerions pas plus bas en présence d'un envoyé de Dieu. Non seulement personne n'oserait

30 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

la contredire, lui donner un conseil, la prier de prendre patience, d'accorder quelques heures de répit, de se cacher dans l'ombre ou de faire un détour; c'est à qui, au contraire, lui offrira son zèle et ses humbles services. Les plus compatissants, les plus pitoyables sont les plus empressés, les plus obséquieux, comme s'il n'y avait pas de devoir moins dis- cutable ni d'acte de charité plus méritoire que de conduire le plus directement et le plus promptement possible, au cœur qu'elle doit atteindre, la noire messagère.

*

Une fois de plus, nous confondons ici ce qui appartient au destin avec ce qui nous appar- tient en propre. Le malheur était peut-être inévitable; mais une bonne partie des dou- leurs qui le suivent reste en notre pouvoir.

LES MAUVAISES NOUVELLES 31

C'est à nous de les ménager, de les diriger, de les asservir, de les désarmer, de les retarder, de les détourner et parfois même de les ar- rêter net.

En vérité, nous en sommes encore à ignorer presque complètement la psychologie de la douleur, aussi profonde, aussi complexe, aussi digne d'intérêt que celle des passions auxquelles nous avons consacré tant de loi- sirs. Dans la vie ordinaire, il est vrai, les grandes détresses, si elles n'étaient pas aussi rares qu'on l'eût souhaité, étaient néan- moins trop espacées pour qu'il fût facile de les étudier avec suite. Aujourd'hui, hélas! elles forment tout le fond de nos médita- tions; et nous apprenons enfin qu'autant que l'amour, le bonheur ou la vanité, elles ont leurs secrets, leurs habitudes, leurs illusions, leur casuistique, leurs recoins obscurs, leurs labyrinthes et leurs abîmes; car l'homme, qu'il aime, qu'il se réjouisse ou qu'il

3-2 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

pleure, est toujours semblable à lui-même. Il n'est pas vrai, comme nous l'acceptons trop volontiers, que le malheur devant être connu tôt ou tard, le seul devoir soit de le divulguer au plus tôt; car il y a une grande différence entre un malheur encore flagrant et celui que le temps a déjà amorti. Il n'est pas vrai, comme nous l'admettons sans con- teste, que tout vaille mieux que l'ignorance ou l'incertitude et qu'il y ait une sorte de lâcheté à ne pas annoncer aussitôt, à ceux qu'elle doit atterrer, la mauvaise nouvelle que l'on connaît. Il y a lâcheté, tout au con- traire, à s'en débarrasser au plus vite et à n'en point porter seul et secrètement tout le poids aussi longtemps que possible. Quand survient la mauvaise nouvelle, le premier devoir est de l'isoler, de l'empêcher de se ré- pandre, de s'en rendre maître, comme d'un malfaiteur ou d'une maladie contagieuse, de fermer toutes les issues, de monter la garde

LES MAUVAISES NOUVELLES 33

autour d'elle et de la mettre dans l'impos- sibilité de sortir et de nuire. Il ne s'agit pas seulement, comme le croient les meilleurs et les plus prudents d'entre nous, de l'intro- duire, avec mille précautions, à petits pas feutrés, obliques et mesurés, par la porte de derrière, dans la demeure qu'elle doit dé- vaster; il s'agit de lui en interdire formelle- ment l'entrée et d'avoir le courage de l'en- chaîner dans notre propre demeure qu'elle remplira de reproches et de récriminations injustes et insupportables. Au lieu de nous faire l'écho complaisant de ses cris, ne pen- sons plus qu'à étouffer sa voix. Chaque heure que nous passons ainsi dans un tête-à-tête impatient et pénible avec l'odieuse prison- nière est une heure de larmes que nous pre- nons à notre compte et que nous épargnons à la victime du destin. Il est presque cer- tain que la malfaisante recluse finira par échapper à notre vigilance; mais ici les mi-

U LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

nutes mêmes ont leur importance et il n'est pas de gain, si minime soit-il, que nous ayons le droit de négliger. L'horloge qui mesure les phases de la douleur est bien plus exacte et plus scrupuleuse que celle qui marque les étapes du plaisir* Le temps qui passe entre la mort d'un être aimé et le mo- ment qu'on apprend cette mort, emporte autant de peine que de jours. Ce qui est à craindre par-dessus tout, c'est le premier coup du malheur; c'est alors que le cœur se déchire et reçoit une blessure qui ne guérira plus. Mais ce coup n'a sa force éclatante et quelquefois mortelle que s'il frappe à l'ins- tant sa victime et pour ainsi dire au sortir même de l'événement. Toute heure qui s'in- terpose en émousse l'aiguillon, en brise l'effi- cace. Une mort qui remonte à quelques se- maines n'a plus le môme aspect que celle qu'on annonce le jour môme qu'elle eut heu; et si quelques mois la recouvrent, ce n'est

LES MAUVAISES NOUVELLES 35

plus une mort et déjà c'est un souvenir. Qu'ils s'écoulent avant qu'on l'apprenne ou après qu'on la connaît, les jours qui nous en séparent agissent presque pareillement. Ils éloignent d'avance des regards et du cœur l'aveuglante horreur de la perte, ils la re- culent préventivement, hors de portée de la folie, dans un lointain semblable à celui qu'adoucit le regret. Ils forment une sorte de souvenir rétroactif qui opère dans le passé comme le véritable opérera dans l'avenir et apporte d'emblée tout ce que ce dernier eût donné peu à peu, heure par heure, durant les longs mois qui séparent du premier déses- poir, la douleur qui s'assagit, se résigne et se reprend à espérer.

IV

L'AME DES PEUPLES

Dans radmirable et touchant écrit Octave Mirbeau nous lègue sa dernière pensée, le grand ami que viennent de perdre tous ceux qui en ce monde ont faim et soif de la justice, s'émerveille de découvrir aux su- prêmes moments de sa vie combien l'âme collective du peuple français difîère de l'âme de chacun des individus qui la composent.

11 avait consacré la meilleure partie de son œuvre à rechercher, à disséquer, à mettre en aveuglante et parfois insupportable lumière et à stigmatiser avec une éloquence et une

38 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

virulence qu'on n'a pas égalées, les faiblesses, l'égoïsme, les mesquineries, la sottise, la va- nité, les bas instincts de lucre, le manque de conscience, de probité, de charité, de dignité, les tares honteuses de ses compatriotes; et voici q;u'à l'heure urgente du devoir, de ce bourbier qu'il avait si longtemps remué avec un âpre et généreux dégoût, s'élève tout à coup, comme dans une féerie, le plus pur, le plus noble, le plus patient, le plus fraternel, le plus total esprit d'héroïsme et de sacrifice que la terre ait connu, non seulement aux jours les plus glorieux de son histoire, mais aux temps même de ses plus invraisem- blables légendes qui n'étaient que de magni- fiques rêves qu'elle n'avait jamais espéré de réaliser.

J'en pourrais dire autant d'un autre peuple que je connais bien, puisqu'il habite le sol }c suis né. Les Belges non plus, tels que nous les montrait la vie de tous les jours, ne

L'AME DES PEUPLES 39

semblaient pas nous promettre une grande âme. Ils nous paraissaient bornés, étroits, assez vulgaires, mesquinement honnêtes, sans idéal, sans, pensées généreuses, uniquement préoccupés de leur petit bien-être matériel, de leurs petites querelles sans horizon; et pourtant, lorsque sonna pour eux la même heure du devoir, plus menaçante, plus for- midable que celles des autres peuples, parce qu'elle les précédait toutes dans un effroyable mystère; ayant tout à gkgner et rien à perdre, fors l'honneur, s'ils se montraient infidèles à la parole donnée, dès le premier appel de leur conscience réveillée dans un coup de foudre, sans hésitation, sans un regard sur ce qu'ils allaient affronter et subir, d'un élan unanime et irrésistible, ils étonnèrent l'univers par un choix qu'aucun peuple n'avait fait et sau- vèrent le monde tout en sachant qu'eux- mêmes ne pouvaient pas être sauvés; ce qui est bien le plus beau sacrifice que les héros

LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

et les martyrs qui semblaient jusqu'à ce jour les professionnels du sublime puissent accom- plir sur cette terre.

D'autre part, à ceux d'entre nous qui avaient eu l'occasion de fréquenter des Alle- mands, avaient séjourné en Allemagne et croyaient en connaître les mœurs et la lit- térature, il paraissait incontestable que le Bavarois, le Saxon, le Hanovrien, l'habitant des bords du Rhin, malgré certaines fautes d'éducation plutôt que de caractère, qui nous choquaient un peu, possédait des qualités, notamment une bonhomie, un sérieux, une application au travail, une constance, une résignation, une simplicité familiale, un sen- timent du devoir, une façon d'accepter cons- ciencieusement la vie, que nous avions tou- jours ignorés ou que nous achevions de perdre. Aussi, en dépit des avertissements de l'histoire, fîimes-nous frappés de stupeur et d'abord incrédules au récit des premières

L'AME DES PEUPLES 41

atrocités, non pas accidentelles, comme en toute guerre, mais voulues, préméditées, sys- tématiques et allègrement perpétrées par tout un peuple qui se mettait délibérément, avec une sorte d'orgueil sadique, au ban de l'humanité et se transformait tout à coup en une horde de démons plus redoutable et plus dévastatrice que toutes celles que l'enfer avait jusqu'à présent vomies sur notre pla- nète.

Nous savions déjà, et le docteur Gustave Le Bon nous l'avait curieusement démontré, que l'âme d'une foule ne ressemble en rien aux âmes qui la constituent. Selon les chefs et les circonstances qui la mènent, elle est parfois plus haute, plus juste, plus géné- reuse, le plus souvent plus instinctive, plus crédule, plus cruelle, plus barbare, plus aveugle. Mais une foule n'a qu'une âme pro- visoire et momentanée qui ne survit pas à

42 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

l'événement presque toujours violent et bref qui la fit naître, et sa psychologie aléatoire et fugitive ne peut guère éclairer la façon dont se forme F âme profonde, séculaire et pour ainsi dire immortelle d'un peuple.

Il est assez naturel qu'un peuple ne se con- naisse point et que ses actes le plongent dans un étonnement dont il ne revient qu'après que l'histoire les lui a plus ou moins expli- qués. Chacun des hommes qui le composent ne se connaît pas soi-même et connaît moins encore les autres hommes. Aucun de nous ne sait au juste ce qu'il est" et ne peut ré- pondre de ce qu'il fera dans une conjoncture inattendue et un peu plus grave que celles qui forment le tissu habituel de l'existence. Nous passons notre vie à nous interroger et à nous explorer; nos actes nous révèlent à nous-mêmes autant qu'aux autres; et plus nous approchons de notre fm, plus s'allonge

L'AME DES PEUPLES 43

l'étendue de ce qui nous reste à découvrir. Nous ne possédons que la plus petite partie de nous-mêmes ; le surplus, qui est presque tout, ne nous appartient point et baigne dans le passé et l'avenir et dans d'autres mystères plus inconnus que le passé et l'avenir.

Ce qui est vrai de chacun de nous, l'est à bien plus forte raison d'un grand peuple com- posé de millions d'hommes. Il représente un avenir et un passé incomparablement plus étendus que ceux d'une simple vie humaine. On admet et répète à satiété que ses morts le conduisent. Il est certain que les morts con- tinuent de vivre en lui beaucoup plus acti- vement qu'on ne croit et le m nent à son insu; de même qu'à l'autre beat des siècles, l'avenir, c'est-à-dire tous crax qui ne sont pas encore nés et qu'il porte en soi comme ses morts, prennent à ses résolutions une part aussi importante que ces derniers. Mais dans son présent même, dans la minute il vit

U LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

et agit sur cette terre, outre la puissance de Geux qui ne sont plus et de ceux qui ne sont pas encore, il y a hors de lui, hors de l'en- semble des corps et des intelligences qui le constituent, une foule de forces et de facultés qui n'y ont pas trouvé ou n'y ont pas voulu prendre place, ou qui n'y séjournent pas constamment, et néanmoinslui appartiennent aussi essentiellement et le dirigent aussi effi- cacement que celles qui s'y trouvent conte- nues. Ce que renferme notre corps oii nous nous croyons circonscrits, est peu de chose au re- gard de ce qu'il ne renferme pas; et c'est dans ce qu'il ne renferme pas que paraît résider la pa; lie la plus haute et la plus puis- sante de notrL être. N'oublions pas qu'il se confirme chaque iour davantage que nous ne mourons ni ne naissons tout entiers, qu'en un mot nous ne sommes pas intégralement incarnés et que, d'autre part, il y a dans notre chair beaucoup plus que nous-mêmes. Or, ce

L'AME DES PEUPLES 45

sont toutes ces forces flottantes, bien plus profondes et plus nombreuses que celles qui semblent fixées dans le corps et Tesprit, qui composent l'âme réelle d'un peuple. Elles ne se montrent pas dans les petits incidents de la vie quotidienne qui n'intéressent que l'étroite et cliétive enveloppe qui le couvre; mais elles se réunissent, se concertent, se passionnent aux heures graves et tragiques le sort éternel est en jeu. Elles imposent alors des décisions qu'enregistre l'histoire et dont la grandeur, la générosité et l'héroïsme étonnent ceux-là mêmes qui les ont prises plus ou moins à leur insu et souvent malgré eux et qui se manifestent à leurs yeux comme une révélation d'eux-mêmes, inattendue, ma- gnifique et incompréhensible.

LES MERES

Elles ont porté la grande douleur de cette guerre.

Dans nos rues, sur nos places, par les routes, dans nos églises, dans nos villes et nos villages, dans toutes nos maisons, nous coudoyons des mères qui ont perdu leur fils ou vivent dans une angoisse plus cruelle que la certitude de la mort.

Essayons de comprendre leur perte. Elles savent ce qu'elle est, mais ne le disent pas aux hommes.

On leur prend leur fils au moment le plus beau de la vie, au déclin de la leur. Quand ils

48 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

meurent en bas âge, il semble que rame des enfants ne s'éloigne guère et attende, autour de celle qui la mit au monde, l'heure de re- venir sous une forme nouvelle. La mort qui visite les berceaux n'est pas la même que celle qui répand l'épouvante sur la terre. Mais un fils qui meurt à vingt ans ne revient point et ne laisse plus d'espoir. Il emporte avec lui tout ce qui restait d'avenir à sa mère, tout ce qu'elle lui donna, tout ce qu'il promettait : les peines, les angoisses et les sourires de la naissance et de l'enfance, les joies de la jeunesse, la récompense et les moissons de l'âge mûr, l'aide et la paix de la vieillesse.

Il emporte bien plus que lui-même : rc n'est pas sa vie seule qui finit, ce sont des jours sans nombre qui se terminent brus- quement, toute une lignée qui s'éteint, une foule de visages, de petites mains cares- santes, de rires et de jeux qui tombent du

LES MÈRES 49

même coup sur le champ de bataille, disent adieu au soleil et rentrent dans la terre qu'ils n'auront pas connue. Tout' cela, les yeux de nos mères l'aperçoivent sans qu'elles s'en rendent compte, et c'est ce qui fait que nul d'entre nous ne peut, à certaines heures, sou- tenir le poids et la tristesse de leurs regards.

Pourtant, elles ne pleurent pas comme celles des autres guerres. Tous leurs fils dispa- raissent un à un, et on ne les entend pas se plaindre et gémir comme jadis, les grandes douleurs, les granJs massacres et les grandes catastrophes s'enveloppaient des clameurs et dos lamentations des femmes.

Elles ne s'assemblent pas sur les places publiques, ne récriminent pas, n'accusent personne, ne se révoltent point. Elles ravalent leurs sanglots et écrasent leurs larmes, comme si elles obéissaient à un mot d'ordre qu'entre elles elles se sont transmis, sans que les hommes en. aient eu connaissance.

50 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

On ne sait ce qui les soutient et leur donne la force de supporter les restes de leur vie. Quelques-unes ont d'autres enfants; et l'on comprend qu'elles reportent sur eux l'amour et l'avenir que la mort a rompus. Beaucoup n'ont pas perdu ou tâchent à retrouver la foi aux promesses éternelles; et l'on comprend encore qu'elles ne désespèrent pas, car les mères des martyrs ne désespéraient pas non plus. Mais tant d'autres, dont la demeure est à jamais déserte et dont le ciel n'est peuplé que de pâles fantômes, gardent le même es- poir que celles qui espèrent toujours. Qu'est- ce donc qui maintient ce courage qui étonne nos regards?

Quand les meilleurs, les plus pitoyables, les plus sages d'entre nous rencontrent une de ces mères qui vient furtivement de s'es- suyer les yeux, afin que son malheur n'oiïense pas ceux qui sont heureux, et tandis qu'ils cherchent les mots qui, dans l'aveuglante vé-

LES iMERES 51

rite de la pl.us effroyable douleur qui puisse atteindre un cœur, ne sonnent pas comme des mensonges odieux ou dérisoires, ils ne trouvent presque rien à lui dire. Ils lui par- lent de la justice et de la beauté de la cause pour laquelle est tombé le héros, du sacrifice immense et nécessaire, de la mémoire et de la reconnaissance des hommes, du néant de la vie qui ne se mesure pas à l'étendue des jours, mais à la hauteur du devoir et de la gloire. Ils ajoutent peut-être que les morts ne meurent point, qu'il n'y a pas de morts, que ceux qui ne sont plus vivent plus près de nos âmes que lorsqu'ils étaient dans la chair ; et que tout ce que nous aimions en eux sub- siste dans nos cœurs, tant que notre souvenir l'y visite et que le ranime notre amour.. Mais à mesure qu'Os parlent, ils sentent le vide de ce qu'ils disent. Ils comprennent que tout cela n'est vrai que pour ceux que la mort n'a pas précipités dans l'abîme les

5-2 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

mots ne sont plus que des bruits puérils, que le plus ardent souvenir ne remplace pas une chère réalité que l'on touche des mains ou des lèvres, que la pensée la plus haute ne vaut pas les allées et venues familières, la présence aux repas, le baiser du matin et du soir, les embrassements du départ et Fivresse du retour. Elles le savent et le sentent mieux que nous; et c'est pourquoi elles ne répondent pas à nos consolations, elles les écoutent en silence et trouvent en elles-mêmes d'autres raisons de vivre et d'espérer que celles que nous cherchons à leur apporter du dehors en fouillant vainement tout l'horizon des certi^ tudes et des pensées humaines. Elles repren- nent le fardeau de leurs jours sans nous dire oîi elles puisent leurs forces, sans nous ap- prendre le secret de leur sacrifice, de leur rési- 2;nation et de leur héroïsme.

VI

TROIS HEROS INCONNUS

Le gouvernement belge a publié Tannée dernière une Réponse au Livre Blanc alle- mand du 10 mai 1915.

Cette « Réponse » réfute de façon péremp- toire et une à une, toutes les allégation* du Livre Blanc, au sujet des francs-tireurs, des agressions de la population civile et de la cruauté des femmes belges envers les pri- sonniers et les blessés allemands. Elle a re- cueilli sur les sacs et les massacres d'An- denne, de Dinant, de Louvain et d'Aerschot, un ensemble de témoignages authentiques et

54 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

accablants, qui d'ores et déjà permettent à l'histoire de prononcer son verdict, avec plus de certitude que ne le ferait le plus scrupu- leux jury de cours d'assises.

Des effroyables épisodes que rapportent ces récits de témoins oculaires, je ne veux retenir aujourd'hui que deux de ceux qui marquèrent le sac d'Aerschot; non qu'ils soient plus odieux ou plus cruels que les autres; au contraire, à côté des assassinats sans excuse et des exécutions en masse d'An- denne, de Dinant, de Louvain, dont rien ne saurait dépasser l'horreur, ils semblent presque bénins; mais je les choisis justement parce qu'ils montrent mieux qu'en ses plus grands excès la psychologie pour ainsi dire normale de l'armée allemande et ce qu'elle fait d'abo- minable quand elle se croit juste, modérée et humaine. Je les choisis surtout, parce qu'ils nous font voir, dans une terrible épreuve, l'admirable et touchant état d'âme d'une

TROIS HÉROS INCONNUS 55

petite cité belge, innocente entre toutes les victimes de cette guerre, et offrent à nos méditations des traits d'héroïque et simple sacrifice, dont on n'a pas parlé et qu'il est bon de mettre en lumière, car ils sont aussi beaux que les plus beaux exemples des plus belles pages de Plutarque.

*

Aerschot (prononcez : Arschot) était une humble et heureuse petite ville du Brabant flamand, une de ces modestes agglomérations inconnues que, comme Dixmude, à jamais regrettable et ensevelie dans le passé, per- sonne ne visitait, parce qu'elles ne renfer- maient aucun monument remarquable, mais qui n'en conservaient et n'en représentaient que mieux, du fond de leur silence et de leur isolement sans tristesse, la vie flamande dans

56 LES SENTIERS D\NS LA MONTAllNE

oe qu'elle a de plus spécial, de plus intime, de plus calme, de plus recueilli, de plus amène et de plus traditionnel. Dans ces petites villes à demi campagnardes, il n'y a guère d'indus- trie : une ou deux malteries, une minoterie, une huilerie, une fabrique de chicorée. La vie y est presque agricole ; et les gens aisés vivent du, produit ou du revenu de leurs champs, de leurs prés et de leurs bois. Toute la semaine, la grand'place, dont les maisons sont cos- sues, plus ou moins cubiques, et virginale- ment blanches, à portes cochères ornées de cuivres étincelants, toute la semaine la grand'place est presque déserte et ne s'anime que le jour du marché et le dimanche matin, à l'heure de la grand'messe. En un mot, c'est la paix, l'attente des repas et du repos dans le repos, l'existence lente et facile; et peut-être le bonheur, si le bonheur consiste à être heureux dans un demi-sommeil sans am- bitions qui dépassent le clocher, sans pas-

TROIS HKHOS INCONNUS 57

sions trop vives et sans rêves trop ardents.

C'est dans ce paisible séjour d'une tran- quillité immémoriale, que la guerre même n'avait jusqu'ici troublé qu'à la surface, que le 19 août 1914, à 9 heures du matin, après la retraite des derniers soldats belges, la grand'place est soudain envahie par le flot dense et intarissable des troupes allemandes. Le fils du bourgmestre, un enfant de quinze ans, se hâte de fermer les persiennes de la maison paternelle et est blessé à la jambe par une des balles que les vainqueurs envoient à tort et à travers dans les fenêtres,

A 10 heures, le commandant allemand fait appeler à l'hôtel de ville le bourgmestre, M. Tielemans. On l'y reçoit grossièrement, on le brutalise, on le traite de « s?hweinhund », c'est-à-dire de chien mâtiné de cochon, es- pèce d'animal qui, apparemment, ne se trouve qu'en Allemagne.

Puis, le colonel Stenger, commandant la

58 LES SEiNTIERS DANS LA MONTAGNE

8^ brigade d'infanterie, et ses deux aides de camp s'installent dans la maison du bourg- mestre, sur la ^and'place; et, soit dit en passant, cambriolent immédiatement tous les tiroirs de leurs appartements; après quoi, du haut du balcon, ils assistent au défilé de leurs troupes.

Vers quatre heures de l'après-midi, hantés par l'idée fixe d'imaginaires francs-tireurs, des soldats pris de panique se mettent à ti- railler dans les rues. Le colonel, au balcon, est atteint par une balle allemande et tombe. Un des aides de camp descend quatre à quatre en hurlant : « Le colonel est mort, il me faut le bourgmestre! » Celui-ci se sent perdu et dit à sa femme : « Ceci est grave pour moi. » Elle lui serre la main en lui di- sant : « Du courage ! » Le bourgmestre est ar- rêté, maltraité par les soldats. Sa femme fait vainement remarquer au capitaine que son mari et son fils ne peuvent avoir tiré puis-

TfiOIS HÉROS INCONNUS 59

qu'ils ne possèdent aucune arme. « Ça ne fait rien, répond le soudard, il est respon- sable. » « En outre, ajoute-t-il, il me faut votre fds. » Ce fils est IVnfant de quinze ans qui vient d'être blessé à la jambe. Comme il marche difficilement, à cause de sa blessure, il est brutalisé sous les yeux de sa mère et conduit, à coups de pied, à Thôtel de ville, près de son père.

Cependant, le même capitaine, soutenant toujours qu'on a tiré sur ses hommes, exige que Mme Tielemans visite avec lui la mai- son de la cave aux greniers. 11 est obligé de constater que toutes les chambres sont vides et toutes les fenêtres fermées. Durant cette perquisition, il tient constamment la malheureuse femme sous la menace de son revolver. La fille de celle-fri se met entre sa mère et le sinistre personnage. 11 ne com- prend pas. Arrivés dans le vestibule, la mère lui dit : « Qu'allons-nous devenir? » Froi-

60 LES SENTIERS DANS I,A MONTAGNE

dément, il répond : « Vous .serez fusillée ainsi que votre fdîe et vos domestiques. »

Maintenant, commencent le pillage et l'in- cendie méthodiques de la ville. Toutes les maisons du côté droit de la place sont en feu. De temps en temps, les soldats interpellent les femmes en s'écriant : « On va vous fu- siller, on va vous fusiller \ )) -«Ace moment, dit textuellement Mme Tielemans dans sa déposition, lés soldats sortaient de chez nous, les bras chargés de bouteilles de vin. On ou- vrait les fenêtres de nos appartements et tout ce qui s'y trouvo^it était enlevé. Je me détournai pour ne pas voir ce pillage. A la lueur sinistre des incendies, mes yeux ren- contrèrent mon mari, mon fils et mon beau- frère, accompagnés d'autres messieurs que Ton conduisait au supplice. Jamais je n'ou- blierai ce spectacle et le regard de mon mari cherchant une dernière fois sa maison et se demandant étaient sa femme et sa fille;

TliOIS HEROS INCONNUS 61

et moi, pour ne pas lui enlever son courage, je ne pouvais pas lui crier : je suis ici! »

Les heures passent. Les femmes sont chas- sées de la ville et, par une route jonchée de cadavres, menées comme un troupeau, dans une prairie lointaine on les parque jus- qu'au matin. Les hommes sont arrêtés. On leur lie les poignets derrière le dos, à l'aide de fils de cuivre si cruellement serrés que le sang gicle. On les groupe et on les force de se coucher sur le sol, de façon que la tête touche terre et qu'ils ne puissent faire aucun mou- vement. La nuit s'écoule ainsi, tandis que la ville se consume et que le pillage et l'orgie continuent.

Entre cinq et six heures du matin, l'auto- rité militaire décide de commencer les exé- cutions, et que l'un des principaux groupes de prisonniers, composé d'une centaine de civils, assistera à la mise à mort du bourg- mestre, ainsi qu'à celle du fils et du frère de

6-2 LES SENTIERS DANS LA MOiNTAGNE

celui-ci. Un officier annonce au bourgmestre que son heure est venue. En entendant ces mots, un citoyen d'Aerscliot, nommé Claes van Nufîel, s'avance vers l'officier et le sup- plie d'épargner la vie du chef de la cité, il offre de mourir à sa place, ajoutant qu'il est l'adversaire politique dij bourgmestre, mais qu'il estime qu'en ce moment celui-ci est né- cessaire à la ville. L'officier répond sèche- ment : « Non, c'est le bourgmestre qu'il nous faut. » Le bourgmestre se lève, remercie AL van Nufîel, ajoute qu'il mourra tranquille, cju'il a passé son existence à faire tout le bien qu'il pouvait, qu'il n'implore pas sa grâce, mais demande celle de ses concitoyens et de son fils, un enfant de quinze ans, dernière consolation de sa mère. L'officier ricane et ne répond pas. A son tour, le frère du bourgmestre demande grâce, non pour soi, mais pour son frère et son neveu. On ne l'écoute pas. L'enfant se lève alors et va se

TROIS HÉROS INCONNUS 63

placer entre son père et son oncle. A dix mètres, six soldats les couchent en joue; l'offi- cier fait un geste du saLre, et, comme le dit la veuve de l'héroïque magistrat, « ce qu'il y avait de meilleur en ce monde avait vécu ».

* * *

« On plaça ensuite les autres civils par rangs de trois, nous dit dans sa déposition M. Gustave Nys, témoin oculaire de l'hor- rible drame dont il faillit être l'une des vic- times. Celui qui avait le numéro 3 devait sortir du rang et s'aligner derrière les ca- davres, pour être fusillé. Tous les civils avaient les mains liés derrière le dos. Mon frère et moi étions voisins; j'eus le 2, mon frère Omer, âgé de vingt ans, eut le n^ 3. Je demandai alors à l'officier : a Puis-je rem- placer mon frère? Pour vous, peu importe

64 LES SENTIERS DANS LA MOiNTAGNE

qui tombe sous vos balles; pour ma mère qui est veuve, mon frère, qui a terminé ses études, est plus utile que moi. » Encore une fois, il reste insensible à cette prière. a Que le n*^ 3 sorte du rang! » Nous nous embrassons, et mon frère Omer se joint aux autres. Ils sont une trentaine, alignés. Alors se passe une scène horrible : les soldats allemands avan- cent le long du rang, et lentement, en tuent trois à chaque décharge commandée chaque fois par l'officier. »

* * *

De pareils traits passeraient inaperçus si l'on ne prenait la peine de les rechercher et de les recueillir pieusement dans l'énoriue amas de drames qui durant plus de quatre ans a bouleversé et ravagé les malheureux pays que torturait l'envahisseur. S'ils se fussent

TROIS HÉROS INCONNUS 65

rencontrés dans l'histoire de la Grèce ou de Rome, ils auraient pris place parmi les g<'andes actions qui honorent notre terre et méritent de vivre à jamais dans la mémoire des hommes. Il est de notre devoir de les mettre un instant en lumière et de graver dans notre souvenir les noms de ceux qui en furent les liéros. Résumés ainsi, simplement, sèche- ment, comme il convient à la vérité histo- rique, d'après des dépositions faites sous ser- ment et qu'un greffier anonyme dépouilla de tout ornement littéraire ou sentimental, ils ne donnent d'abord qu'une bien pâle idée de l'intensité de la tragédie et de la valeur du sacrifice. Il ne s'agit pas ici d'une glorieuse mort affrontée dans l'ivresse de la lutte, sur un vaste champ de bataille. Il ne s'agit pas non plus d'une menace imprécise ou à longue échéance ou d'un danger incertain, éloigné et peut-être évitable. Il s'agit d'une mort

obscure, solitaire, affreuse et imminente, au

6.

66 LES SEiNTIERS DAXS LA MONTAGNE

fond d'un iossé; et les six canons de fusil sont là, braqués presque à bout portant, qui, sur un signe du chef qui accepte votre offre, fe- ront de vous, en un clin d'œil, un tas de chairs sanglantes et vous enverront dans la région inconnue et terrible que Thomme re- doute d'autant plus qu'il est encore plus plein de forces et de jours. Il n'y a pas une seconde d'intervalle ni d'espoir entre la question et la réponse, entre la vie et son bonheur et le néant et son horreur. Il n'y a pas d'encoura- gements, pas de paroles ou de gestes qui sou- lèvent ou entraînent, pas de récompense; en un instant tout est donné pour rien; et c'est le sacrifice dans sa nudité, sa pureté si pure qu'on s'étonne que même des Allemands n^'aient pas été vaincus par sa beauté.

Il n'y avait pour eux qu'une façon de s'en tirer sans se déshonorer; c'était de faire grâce aux deux victimes : ou bien, à supposer ce qui n'était pas, ce qui n'est jamais le cas,

TROIS HEROS IN€ON>'US 67

qu'une mort fût absolument nécessaire, il y avait une deuxième solution qui était d'ac- cepter l'offre et d'exécuter le martyre qu'ils eussent adorer à genoux. De cette ma- nière ils n'eussent agi que comme les pires des barbares. Mais ils en ont trouvé une troi- sième que seuls, avant eux, les Carthaginois eussent sans doute inventée et adoptée. Ils ont du reste dépassé l«s plus barbares des barbares et égalé l'abominable morale pu- nique, dans un autre cas qui rappelle celui de Régulus et qui sera le troisième trait d'hé- roïsme civil que je veux rappeler ici.

* *

Quelques jours après les scènes que je viens de rapporter, le 23 août de la même année, avaient lieu à Dinant des massacres en masse qui firent exactement six cent six vie-

G8 LES SENTIERS DANS L.\ MONTAGNE

times, parmi lesquelles onze enfants au- dessous de cinq ans, vingt-huit âgés de dix à quinze ans et soixante et onze femmes.

Rien ne saurait donner une idée de l'hoi- reur et de l'infamie de ces massacres; et dans la longue et monstrueuse histoire des hontes de la Germanie, c'est une des pages les pliis honteuses et les plus terribles. Mais je n'ai pas, pour l'instant, l'intention d'en parler. Il y aurait trop à dire. Je n'en veux au- jourd'hui détacher qu'un épisode dont le héros de Dinant la Wallonne est digne do prendre place à côté de ses deux frères d'Aerschot la Flamande.

A l'entrée de Dinant, près du fameux Ro- cher Bayard, gloire légendaire de la jolie et riante petite cité, les. Allemands occupent la rive droite de la Meuse et commencent la construction d'un pont. Les Français, dis- simulés dans les broussailles et les replis de la rive gauche tirent sur les pontonniers. Leur

TROIS HÉROS INCONNUS 69

feu est assez peu nourri ; et les Allemands en infèrent, sans aucune raison, qu'il provient de francs-tireurs qui du reste n'ont jamaîs. dans toute cette campagne de Belgiqpie, existé que dans leur imagination. Quatre- vingts otages, pris parmi la population de Dinant, sont à ce moment rassemblés et gardés à vue, au pied du rocher. L officier allemand envoie l'un d'eux, M. Bourdon, greffier adjoint au tribunal, sur la rive gauche, pour annoncer à l'ennemi que si le feu continue, tous les otages seront à l'ins- tant fusillés. M. Bourdon traverse la Meuse, accomplit sa mission, puis, repassant le fleuve, revient magnanimement se reconstituer pri- sonnier et déclare à l'officier qu'il a pu se convaincre qu'il n'y a pas de franc s- tireurs, et que seuls les soldats français de l'armée régulière prennent part à la défense de l'autre rive. Quelques balles tombent encore, et, sur- le-champ, l'officier fait passer par les armes

70 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

les quatre-vingts otages et d'abord, pour le punir comme il sied de son héroïque fidélité à la parole donnée, le malheureux greffier, sa femme, sa fille et ses deux fds, dont l'un est un enfant de quinze ans.

YII

BEAUTÉS PERDUES

I

Sous les ciels gris et les pluies découra- geantes de ce juillet d'automne je songe à la - lumière abandonnée. Je l'ai laissée là-bas aux'--" rives maintenant désertes de la Méditer- rannée et me demande en vain pourquoi je m'en suis séparé. Pourtant je fus l'un des derniers à lui rester fidèle. Tous les autres la quittent vers les premières journées d'avril, rappelés par les légendaires souvenirs des fallacieux printemps du Nord, sans se douter qu'ils perdent un grand bonheur.

7-2 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

Il est bon, il est sage de fuir parmi F azur les mois glacés de nos hivers, noirs comme des châtiments; mais ces mois, s'ils sont là-bas plus tièdes, et surtout plus lumineux que les nôtres, ne nous vengent pas assez des té- nèbres et des frimas du lieu natal. Les heures les plus claires, les plus chaudes, y garderont malgré tout un arrière-goût de neige et do nuage; elles sont belles mais timides, et promptes et effarées, se hâtent vers la nuit. Or, il faut à l'homme du soleil, comme toutes choses, sa part héréditaire de chaleur primitive et de clarté totale. Il y a en lui d^innombrables et profondes cellules qui gardent a mémoire des jours éblouissants l'origine et deviennent malheiu'euses quand elles ne peuvf'nt faire leur moisson de rayons. L'homme peut vivre dans l'ombre mais y perd à la longue le sourire et la confiance nécessaires. En présence de nos étés crépus- •culaires, il devient indispensable de rétablir

BEAUTÉS PERDUES 73

l'équilibre entre l'obscurité et la lumière, et de chasser parfois les froids et les ténèbres qui nous envahissent jusqu'à Tâme par de magnifiques excès de soleil.

II

Il règne là, à quelques heures de nous. Tin- comparable soleil fixe que nous ne voyons plus. Ceux qui s'en vont avant la mi-juin ne savent pas ce qui se passe quand ils ne sont plus là. Gomme s'ils avaient attendu le départ de témoins importuns et railleurs, voici que surgissent de tous côtés les véritables acteurs de l'admirable féerie. Durant l'hiver, devant les hôtes officiels, on ne joue qu'un prologue du genre tempéré, un peu pâle, un peu lent, un peu craintif et compassé. Mais mainte- nant éclatent tout à coup sur la terre eaivrée les grands actes lyriques.

7i LES SENTIERS DANS LA MONTAGN

Le ciel ouvre ses perspectives jusqu'aux dernières limites de l'azur, jusqu'aux ex- trêmes altitudes oii s'éploient la gloire et le bonheur de Dieu, et toutes les fleurs déchirent les jardins, les rochers et les plaines pour s'élever et se précipiter vers l'abîme de joie qui les aspire dans l'espace. Les anthémis, devenus fous, tendent durant six semaines, à d'invisibles fiancées, d'énormes bouquets ronds comme des boucliers de neige ardente. L'écarlate et tumultueux manteau des bou- gainvillées aveugle les maisons dont les fe- nêtres éblouies clignent parmi les flammes. Les roses jaunes revêtent les collines de voiles safranés, les roses roses, du beau rose innocent des premières pudeurs, inondent les valléeSjComme si les divins réservoirs de l'aurore s'éledDore la chair idéale des femmes et des anges avaient débordé sur le monde. D'autres grimpent aux arbres, esca- ladent les piliers, les colonnes, les façades,

BEAUTES. PERD L'ES 75

les portiques, s'élancent et retombent, se re- lèvent et se multiplient, se bousculent et se superposent, grappes d'ivresses qui fermen- tent, silencieux essaims de pétales passionnés. Et les parfums innombrables, divers et im- périeux qui coulent parmi ce^^mer d'allé- gresse, comme des fleuves qui ne se con- fondent pas et dont on reconnaît la source à chaque inspiration! Voi<!i le torrent vert et froid du géranium-rosa, le ruissellement de clous de girofle de l'œillet, la claire et loyale rivière de la lavande, le résineux bouillon- nement de la pinède et la grande nappe étale et sucrée aux douceurs presque vertigineuses de la fleur d'oranger, qui, sous l'odeur im- mense, illimitée et enfin reconnue de l'azur, submerge la campagne.

76 LES EiNTIERS DANS LA MONTAGNE

III

Je ne crois pas qu'il y ait au monde chose plus belle que ces jardins et ces vallées de la Provence maritime durant les six ou sept semaines le printemps qui s'éloigne mêle encore ses. verdures aux premières ardeurs de l'été qui s'installe. Mais ce qui donne à cette miraculeuse joie de la nature une mélancolie qu'on ne retrouverait en nul autre lieu, c'est la solitude inhumaine et presque doulou- reuse où elle s'épanouit. Il y a là, dans le désert, dans le silence et pour ainsi dire dans le vide, des treilles aux terrasses, des ter- rasses aux portiques de mille villas aban- données, une émulation de beauté qui va jusqu'à la souffrance aiguë de l'ardeur, jus- qu'à l'épuisement de toutes forces, de toutes formes, de toutes couleurs. Il y a une sorte

BEAUTÉS PERDUES 77

de prodigieux mot d'ordre, comme si toutes les puissances de grâce et de splendeur que recèle la nature s'étaient coalisées pour donner à la même minute, à un témoin que ne con- naissent pas les hommes, une preuve unique et décisive de la béatitude et'\iés magnifi- cences de la terre. Il y a une sorte d'at- tente inouïe, solennelle et insupportable qui, par-dessus les haies, les grilles et les murs, guette l'approche d'un grand dieu; un silence d'extase qui exige une présence surnaturelle, une impatience exaspérée et insensée qui de toutes parts s'extravase sur les routes ne passe plus que le cortège muet et transparent des heures. *

IV

Hélas! que de beautés se perdent en ce monde! Voici de quoi nourrir nos yeux jus- qu'à la mort! Voici de quoi cueillir des sou-

LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

venirs qui soutiendraient nos âmes jusqu'au tombeau! Voici de quoi fournir à des milliers de cœurs le suprême aliment de la vie!

Au fond, lorsqu'on y songe, tout ce qu'il y a de meilleur en nous-même, tout ce qu'il y a de pur, d'heureux et de limpide dans notre intelligence et dans nos sentiments, prend sa source en quelques beaux spectacles. Si nous n'avions jamais vu de belles choses, nous n'aurions que de pauvres et sinistres images pour vêtir nos idées et nos émotions qui périraient de froid et de misère comme celles des aveugles. La grande route qui s'élève des plaines de l'existence aux som- mets clairs de la conscience humaine, serait si morne, si nue et si déserte, que nos pensées perdraient bientôt la force et le courage d'y passer; et ne passent plus les pensées ne tardent point à reparaître les ronces et l'horreur de la forêt barbare. Un beau spec- tacle que nous aurions pu voir, qui nous

BEAUTÉS PERDUES 79

appartenait, qui semblait nous appeler et que nous avons fui, ne se "remplace point. Rien ne croît plus aux lieux il nous atten- dait. Il laisse dans notre âme un grand cercle stérile nous ne trouverons que des épines, le jour nous aurons beswK de^roses. Nos pensées et nos actions puisent leur énergie et leur forme dans oe que 'nous avons con- templé. Entre le geste héroïque, le devoir accompli, le sacrifice noblement accepté et le beau paysage autrefois contemplé, il y a bien souvent des liens plus étroits etplus vivants que ceux qu'a retenus notre mémoire. Plus nous voyons de belles choses, plus nous deve- nons aptes à en faire de bonnes. Il faut, pour que prospère notre vie intérieure, un magni- fique amas d'admirables dépouilles.

VIII LE MONDE DES INSECTES

J.-H. Fabre, tout le monde le sait aujour- d'hui, est l'auteur d'une dizaine de volumes bien nourris où, sous le titre de Souvenirs entomoîogiques, il a consigné les résultats de cinquante ans d'observations, d'études et d'expériences sur les insectes qui nous sem- blent le plus connus et le plus familiers : di- verses espèces de guêpes et d'abeilles sau- vages, querques cousins, mouches, scarabées et chenilles; en un mot, toutes ces petites

8-2 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

vies vagues, inconscientes, rudimentaires et presque anonymes qui nous entourent de toutes parts et sur lesquelles nous jetons un regard amusé, mais qui déjà pense à autre chose, quand nous ouvrons notre fenêtre pour accueillir les premières heures du prin- temps, ou lorsque, dans les jardins et les plaines, nous allons nous baigner aux jours bleus de l'été.

* * *

On prend au hasard l'un, des copieux vo- lumes, et l'on s'attend naturellement à y trouver d'abord les très savantes et assez arides nomenclatures, les très méticuleuses et fort bizarres spécifications de ces vastes et poudreuses nécropoles que forment presque exclusivement tous les traités d'entomologie jusqu'ici parcourus. On ouvre donc le livre,

LE MONDE DES INSECTES 83

sans ardeur et sans exigence; et voici qu'im- médiatement, d'entre les feuillets dépliés, s'élève et se déroule, sans hésitation, sans interruption et presque sans fléchissement jusqu'au bout des quatre mille pages, la plus extraordinaire des féeries trg^ques qu'il soit possible à l'imagination humaine, non point de créer ou de concevoir, mais d'admettre et d'acclimater en elle.

En effet, il ne s'agit pas ici d'imagination humaine. L'insecte n'appartient pas à notre monde. Les autres animaux, les plantes même, en dépit de leur vie muette et des grands secrets qu'ils nourrissent, ne nous semblent pas totalement étrangers. Malgré tout, nous sentons en eux une certaine fra- ternité terrestre. Ils surprennent, émer- veillent souvent, mais ne bouleversent point de fond en comble notre pensée. L'insecte, lui, apporte quelque chose qui n'a pas l'air d'appartenir aux habitudes, à la morale et à

84 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

la psychologie de notre globe. On dirait qu'il vient d'une autre planète, plus mpnstrueuse, plus énergique, plus insensée, plus atroce, plus infernale que la nôtre. On le croirait de quelque comète désorbitée et morte folle dans Fcspace. Il a beau s'emparer de la vie avec une autorité, une fécondité que rien n'égale ici-bas, nous ne pouvons nous faire à l'idée qu'il est une pensée de cette nature dont nous nous flattons d'être les enfants pri- vilégiés et probablement l'idéal tendent tous les ciïorts de la terre. Seul l'infiniment petit nous déconcerte davantage; mais l'infi- niment petit, qu'est-ce au fond qu'un insecte que nos yeux ne voient point? Il y a sans doute dans cet étonnement et cette incom- préhension je ne sais quelle instinctive et profonde inquiétude que nous inspirent ces existences incomparablement mieux armées, mieux outillées que la nôtre', ces sortes de comprimés d'énergie et d'activité en qui

LE MONDE DES INSECTES 8&

nous pressentons nos plus mystérieux ad- versaires, nos rivaux des dernières heures et peut-être nos successeurs.

II '^

Mais il est temps de pénétrer, sous la con- duite d'un admirable guide, dans les coulisses de notre féerie, afin d'en voir de près les ac- teurs et les figurants, immondes ou magni- fiques, grotesques ou sinistres, héroïques ou épouvantables, géniaux ou stupides, et tou- jours invraisemblables et inintelligibles.

Et voici tout d'abord, au hasard des pre- mières rencontres, l'un de ces personnages, fréquents dans le Midi, l'on peut le voir rôder autour de l'abondante mann^ que le mulet- répand avec indifférence le long des chemins blancs et des sentes pierreuses : c'est le Scarabée Sacré des Égyptiens, ou plus

86 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

simplement le Bousier, frère de nos Géo- trupes du Nord, et gros Coléoptère tout de noir habillé, qui a pour mission en ce monde de façonner les parties les plus savoureuses de la trouvaille en une énorme boule qu'il s'agit ensuite de rouler jusqu'à la salle à manger souterraine doit s'épanouir l'in- croyable aventure. Mais le destin jaloux de tout bonheur trop pur, avant de lui céder l'accès de ce lieu de délices, impose au grave et probablement sententieux scarabée, des tribulations sans nombre, que complique tou- jours l'arrivée d'un malencontreux parasite. A peine donc a-t-il, à grands efîorts du cha- peron et des pattes bancales, commencé de rouler à reculons la délicieuse sphère, qu'un collègue indélicat, qui guettait la fm du tra- vail, se présente en offrant hypocritement ses services. L'autre, sachant fort b':en que, ici, aide et services, au demeurant fort inutiles, seront bientôt partage et expropriation, ac-

LE MONDE DES INSECTES 87

cepte sans entrain la collaboration qui s'im- pose. Mais invariablement, pour bien mar- quer les droits respectifs, le légitime proprié- taire garde sa place primj^ye, c'est-à-dire qu'il pousse du front la boule, tandis que l'inévitable invité, de l'autre côté, la tire à soi. Et ainsi elle chemine entre les deux com- pères, parmi d'interminables péripéties, des chutes ahuries, des culbutes grotesques, jus- qu'au lieu choisi pour devenir le réceptacle du trésor et la salle du festin. Arrivés là, le propriétaire se met à creuser le réfectoire, pendant que le pique-assiette a l'air de s'en- dormir innocemment au sommet de la pilule. L'excavation s'élargit et s'approfondit à vue d'œil; et bientôt le premier bousier y plonge tout entier. C'est l'instant que guettait le sournois auxiliaire. Il descend prestement de la bienheureuse éminence, et la poussant avec toute l'énergie que donne une mauvaise conscience, s'efforce de gagner le large. Mais

88 LES SENTIERS DAiNS LA iMoNTAGNE

l'autre, assez méfiant, interrompt un mo- ment ses laborieuses fouilles, regarde par- dessus bord, voit le rapt sacrilège et bondit hors du trou. Pris sur le fait, l'effronté et malhonnête associé s'évertue à donner le change, contourne l'orbe inestimable, et'l'em- brassant et s'arcboutant en des efforts fal- lacieusement héroïques, feint de la retenir éperdument sur une pente qui n'existe point. On s'explique en silence, on gesticule abon- damment des tarses et des mandibules; puis d'un commun accord, on ramène la pelote au terrier.

Il est jugé suffisamment spacieux et con- fortable. On introduit le trésor, on ferme l'entrée du corridor; et maintenant, parmi les ténèbres propices et la tiède moiteur trône seul le magnifique globe stercoral, s'at- tablent enfin face à face, les deux convives réconciliés. Alors, loin des clartés et des soucis du jour, et dans le grand silence de

LE MONDE DES INSECTES 80

l'ombre hypogéenne, commence solennelle- ment le plus fabuleux des festins dont l'ima- gination du ventre ait jamais évoqué les absolues béatitudes.

Durant deux mois entiffl^ ils deme-urent cloîtrées, et la panse écharicrant à mesure rinépuisable sphère, archétypes définitifs et souverains symboles des délices de la table et des liesses de la bedaine, ils mangent sans discontinuer, sans s'interrompre une seconde ni de jour ni de nuit; et tandis qu'ils se gor- gent', derrière eux, posément, d'un mouve- ment d'horloge saisissable et constant, à raison de trois millimètres par minute, se dé- roule et s'allonge un interminable cordon sans rupture qui fixe le souvenir et compute les heures, les' jours et les semaines de la pro- digieuse bombance.

90 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

III

Après le Bousier, ce pitre de la bande, sa- luons encore dans Tordre des Coléoptères,, le ménage modèle du Minotaure Typhée, assez connu et extrêmement débonnaire malgré son nom terrible. La femelle creuse un im- mense terrier qui a souvent plus d'un mètre cinquante de profondeur et qui se compose d'escaliers en spirales, de paliers, de couloirs et de nombreuses chambres. Le mâle charge les déblais sur la fourche à trois dents qui surmonte sa tête, et les porte à Feutrée de la demeure conjugale. Ensuite, il va quérir dans la campagne les innocents vestiges qu'y lais- sent les brebis, les descend au premier étage de la crypte et, à l'aide de son trident, se met en devoir de les moudre; cependant que la mère, tout au fond, recueUle la farine et la

LE iMONUE DES INSECTES 91

pétrit en énormes pains cylindriques qui de- viendront plus tard la nourriture des petits. Trois mois durant, jusqu'à ce que les provi- sions soient jugées suffisantes, sans aucun aliment, le malheureux époux s'épuise à cette besogne de géant. Enfin, sa mission ac- complie, sentant sa fin prochaine, pour ne pas encombrer la maison d'un débris misé- rable, il use ses dernières forces à sortir du terrier, se traîne péniblement et, solitaire et résigné, se sachant désormais inutile, s'en va mourir au loin parmi les pierres.

Voici, d'autre part, d'assez étranges che- nilles, les Processionnaires, qui ne sont pas rares, et dont précisément un monôme long de cinq ou six mètres, descendu de mes pins parasols, se déroule en ce moment dans les allées de mon jardin, tapissant de soie trans- parente, selon les coutumes de la race, le chemin parcouru. Sans parler des appareils météorologiques d'une sensibilité inouïe

92 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

qu'elles portent sur Téchine, ces chenilles, on le sait, ont ceci de remarquable qu'elles ne voyagent qu'en bande; à la queue leu leu, comme les aveugles de Breughel ou de la parabole, chacune d'elles suivant obstiné- ment, indissolublement, celle qui la précède; si bien que notre auteur ayant un matin rangé la file sur le rebord d'un grand vase de pierre, le circuit se trouvant fermé, durant huit jours entiers, durant une atroce se- maine, par le froid, par la faim, et la lassitude sans nom, la malheureuse troupe, de sa ronde tragique, sans relâche, sans repos, sans merci, parcourut jusqu'à l'arrivée de la mort le cercle impitoyable.

IV

Mais je m'aperçois que nos héros sont infi- niment trop nombreux et qu'il est impossible

LE MONDE DES INSECTES 93

de s'attarder à les décrire. Tout au plus, dans rénumération des plus considérables et des plus familiers, sera-t-il permis d'accorder à chacun d'eux une épithète hâtive, à la façon du vieil Homère. Citerai-je, p'tir exemple, le Leucospis, parasite de l'Abeille Maçonne, qui, afm de massacrer dans leurs berceaux ses frères et ses soeurs, s'arme d'un casque de corne et d'une cuirasse barbelée, quittés aussitôt après l'extermination, sauvegarde d'un af- freux droit d'aînesse? Dirai-]e la merveilleuse science anatomique du Tachyte, du Cerceris, de l'Ammophile, duSphex Languedocien et de tant d'autres, qui, selon qu'il s'agit de paralyser ou de tuer la proie ou l'adversaire, savent exactement, sans se tromper jamais, quels ganglions doivent atteindre le dard ou les mandibules? Parlerai-je de l'art de l'Eu- mène qui transforme sa forteresse en un véri- table musée orné de grains de quartz trans- lucide et de coquillages; de la magnifique

94 LES SENTIER DANS LA MONTAGNE

mue du Criquet Cendré, de rinstrument de musique du Grillon dont l'archet compte cent cinquante prismes triangulaires qui ébranlent à la fois les quatre tympanons de l'élytre? Faut-il célébrer la féerique naissance de la nympbe de l'Onthophage, monstre transparent, à mufle de taureau et qui semble sculpté dans un bloc de cristal? Voulez-vous assister à la sortie de terre de la Mouche bleue, la vulgaire mouche à viande, fille de Fasticot?

Écoutez notre auteur : « Elle se disloque la tête en deux moitiés mobiles qui, bour- souflées de leur gros œil rouge, tour à tour s'éloignent et se rapprochent. Dans l'inter- valle surgit et disparait, disparaît et surgit, une volumineuse hernie hyaline. Lorsque les deux moitiés s'écartent, un œil refoulé vers la droite et l'autre vers la gauche, on dirait que l'insecte se fend la boîte crânienne pour en expulser le contenu. Alors la hernie surgit,

LE MONDE DES INSECTES 95

obtuse au bout et renflée en grosse tête de clou. Puis le front se renferme, la hernie rentre, ne laissant visible qu'une sorte de vague mufle. En somme, une ^)rte de poche frontale, à palpitations profondes d'instant en instant renouvelées, est l'outil de déli- vrance, le pilon à l'aide duquel le diptère nouvellement éclos choque le sable et le fait crouler. A mesure, les pattes refoulent en arrière les éboulis et l'insecte progresse d'au- tant vers la surface. »

V

Et les monstres qui passent, tels que Bosch et Callot n'en conçurent jamais! La larve de la Cétoine qui, bien qu'elle ait des pattes sous le ventre, marche toujours sur le dos, le Cri- quet à ailes bleues, plus malheureux encore

96 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

que la mouche à viande et ne possédant, pour perforer le sol, s'évader de la tombe et ga- gner la lumière, qu'une vessie cervicale, une ampoule de glaire, et l'Empuse qui, avec son ventre en volute, ses gros yeux saillants, ses pattes à genouillères armées de couperets, sa hallebarde, sa mitre interminable, serait bien le plus diabolique fantôme qu'ait porté la terre, si à côté d'elle la Mante Religieuse n'était si effroyable que son seul aspect im- mobilise ses victimes quand devant celles-ci elle prend ce que les entomologistes ont ap- pelé « la pose spectrale «.

On ne peut mentionner, même en passant, les industries sans nombre et presque toutes passionnantes qui s'exercent dans le roc, sous terre, dans les murs, sur les branches, les herbes, les fleurs, les fruits et jusque dans le corps des sujets étudiés; car on trouve par- fois, comme chez les Méloès, une triple super-

LE MONDE DES INSECTES 97

position%'é parasites; et Ton A-oit TAsticot lui-même, le sinistre convive des suprêmes festins, nourrir de sa substance une trentaine de brigands.

Parmi les Hyménoptères qui, dans le monde que nous étudions, représentent la classe la plus .intellectuelle, le génie bâtis- seur de notre merveilleuse abeille domestique est certainement égalé, en d'autres ordres d'architectures, par celui de plus . d'une abeille sauvage et solitaire; notamment par le Mégachile Tailleur, petite mouche qui ne paie pas de mine, et qui fabrique, pour y loger ses œufs, des pots à miel formés d'une mul- titude de disques et d'ellipses taillés avec une précision mathématique dans les feuilles de certains arbres. L'espace faisant défaut, je ne puis, à mon grand regret, citer les belles et claires pages que J.-H. Fabre, avec sa conscience habituelle, consacre à l'étude ap- profondie de cet admirable travail; néan-

98 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

moins, puisque l'occasion s'en présente, écou- tons-le lui-même ne fût-ce qu'un instant et sur un seul détail :

« Avec les pièces ovales, la question change d'aspect. Quel guide a le Mégachile pour tailler en belles ellipses la fme étoiïe du robi- nier? quel modèle idéal conduit ses ciseaux? quel métrique lui dicte les dimensions? Vo- lontiers, on se figurerait que Tinsecte est un compas vivant, apte à tracer la courbe ellip- tique par certaine flexion du corps, de même que notre bras trace le cercle en pivotant sur l'appui de l'épaule. Un aveugle mécanisme, simple résultat de l'organisation, serait seul en cause dans sa géométrie. Cette explication me tenterait si les pièces ovales de grandes dimensions n'étaient accompagnées, pour en combler les vides, d'autres pièces bien moin- dres, mais pareillement ovales. Un compas qui de lui-même change de rayon et modifie le degré de courbure d'après les exigences

LE ÎIO.NDE DES INSECTES 90

d'un plan me paraît mécanisme sujet à bien des doutes. Il doit y avoir mieux que cela. Les pièces rondes du couvercle nous le disent. « Si par la seule flexion inhérente à sa structure, la tailleuse de feuilles arrive à dé- couper des ovales, comment parvient-elle à découper des ronds? Pour le nouveau tracé, si différent de configuration et d'ampleur, admettons-nous d'autres rouages à la ma- chine? Du reste, le vrai nœud de la difficulté n'est pas là. Ces roîlds s'adaptent, pour la plupart, à l'embouchure de l'outre avec une précision presque rigoureuse. La cellule ter- minée, l'abeille s'envole à des centaines de pas plus loin, elle va façonner le couvercle. Elle arrive sur la feuille doit se découper la rondelle. Quelle image, quel souvenir a-t-elle du pot qu'il s'agit de couvrir? Mais aucun, elle ne l'a jamais vu; elle travaille sous terre, dans une profonde obscurité. Tout au plus peut-elle avoir les renseignements du

100 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

toucher, non actuels, bien entendu, le pot n'étant plus là, mais passés et sans efficacité dans une œuvre de précision. Cependant la rondelle à découper doit être d'un diamètre déterminé : trop grande, elle ne pourrait en- trer; trop étroite, elle fermerait mal, elle étoufferait l'œuf en descendant jusqu'au miel. Comment lui donner, sans modèle, les justes dimensions? L'abeille n'hésite pas un instant. Avec la même célérité qu'elle met- trait à détacher un lobe informe bon pour la clôture, elle découpe son disque, et ce disque, sans autres soins, se trouve de la grandeur du pot. Explique qui voudra cette géomé- trie, inexplicable à mon avis, même en ad- mettant des souvenirs fournis par le tact et la vue. »

Ajoutons que Fauteur a compté qu'il fal- lait, pour former les cellules d'un Mégachile •congénère, le Mégachile Soyeux, exactement mille soixante-quatre de ces ellipses et de ces

LE MONDE DES INSECTES 101

disques, qui doivent être recueillis et façonnés au cours d'une existence qui dure quelques semaines.

Qui donc imaginerait que le Pentatome, d'autre part, la pauvre et malodorante Pu- naise des bois, a inventé pour sortir de l'œuf un appareil vraiment extraordinaire? Et tout d'abord, constatons que cet œuf est une mer- veilleuse petite boîte d'albâtre que notre au- teur décrit ainsi : « Le microscope y recon- naît une surface burinée de fossettes sem- blables à celles d'un à coudre et disposées avec une délicieuse régularité. En haut et en bas du cylindre, large ceinture d'un noir mat; sur les flancs, ample zone blanche avec quatre gros points noirs symétriquement distribués. Le couvercle, entouré de cils neigeux et cerclé de blanc au bord, se tuméfie en calotte noire avec cocarde centrale blanche. En somme, urne de grand deuil par l'opposition brusque du noir charbon et du blanc de l'ouate. La

102 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

vaisselle des funérailles étrusques aurait trouvé superbe modèle. »

La petite punaise dont le front est trop mou, se coiffe, pour soulever le couvercle de la boîte, d'une mitre formée de trois tringles en trièdre qui se trouve toujours au fond de 'œuf, au moment de la délivrance. Ses mem- bres étant engainés comme ceux d'une mo- mie, elle n'a, pour actionner ses tringles, que les pulsations que produit l'afflux rythmique de son sang dans son crâne et qui agissent à la manière d'un piston. Les rivets du cou- vercle cèdent peu à peu, et, aussitôt libre, l'insecte se débarrasse .de son casque méca- nique.

Une autre espèce de punaise, le Réduve Masqué, qui vit surtout dans les cabinets de débarras il se tient à l'aiïùt enveloppé d'un flocon de poussière, a inventé un sys- tème d'éclosion plus étonnant encore. Ici, le couvercle de l'œuf n'est pas rivé, comme chez

LE MONDE DES INSECTES 103

les Pentatomes, mais simplement collé. Au moment de la libération, ce couvercle se sou- lève et l'on voit « émerger de la coquille une vésicule sphérique, qui petit à petit s'am- plifie, pareille à la bulle de savon soufflée au bout d'une paille. De plus en plus refoulé par l'extension de cette vessie, le couvercle tombe.

« Alors la bombe éclate, c'est-à-dire que, gonflée au delà des limites de sa résistance, l'ampoule se déchire au sommet. Cette enve- loppe, membrane d'extrême ténuité, reste ordinairenlent adhérente au bord de l'orifice, elle forme une haute et blanche margelle. D'autres fois l'explosion la détache et la pro- jette hors deja coquille. Dans ces conditions c'est une subtile coupe, demi-sphérique. à bords déchirés, qui se prolonge dans le bas en un délicat pédicule tortueux. »

Maintenant, comment se produit cette ex- plosion miraculeuse? J.-H. Fabre suppose

101 LES SENTIERS DANS LA MOMAGNE

que « très lentement, à mesure que l'ani- rnalcule prend forme et grossit, ce réservoif ampuUaire reçoit les produits du travail res- piratoire accompli sous le couvert de la tu- nique générale. Au lieu de se dissiper au dehors à travers la coque de Toeuf, le gaz car-^ bonique, incessant, résultat de Toxydation vitale, s'accumule dans cette espèce de gazo- mètre, le gontle, le distend et fait pression sur l'opercule. Lorsque la bestiole est mûre, sur Je point d'éclore, un surcroît d'activité dans la respiration achève le gonflement, qui se prépare peut-être dès la première évolution du germe. Enfin, cédant à la poussée crois- sante de l'ampoule gazeuse, l'opercule se des- celle. Le poulet dans sa coque a sa chambre à air; le jeune Réduve a sa bombe de gaz ■carbonique; il se libère en respirant. »

LE MONDE DES INSECTES 105

VI

On ne se lasserait pas de puiser à pleines mains à ces inépuisables trésors. Pour avoir vu si fréquemment leurs toiles s'étaler en tous lieux, nous croyons, par exemple, posséder des notions suffisantes sur le génie et les mé- thodes de nos araignées familières. Il n'en est rien; les réalités d'une observation scien- tifique exigent un volume entier s'accu- mulent des révélations dont nous n'avions aucune idée. Je citerai simplement, au ha- sard, riiarmonieuse demeure à arcades de l'araignée Gloto, l'étonnante envolée funi- culaire des petits de notre araignée des jar- dins, la cloche à plongeur de l'Argyronète, le véritable fil téléphonique qui relie à la toile la patte de l'Epeire cachée dans sa cabane et l'avertit que l'agitation de ses pièges provient

106 LE^ SENTIERS DANS LA MONTAGNE

de la capture d'une proie ou d'un caprice de la brise.

Il est donc irripossible, à moins de disposer de pages illimitées, d'effleurer autrement que du bout des phrases, les miracles de l'ins- tinct maternel, qui d'ailleurs se confondent avec ceux de la haute industrie et forment le eentre lumineux de la psychologie de Tin- secte. Il faudrait de même disposer de plu- sieurs chapitres pour donner une idée som- maire des rites nuptiaux qui constituent les plus bizarres et les plus fabuleux épisodes de ces mille et une nuits inconnues.

Le mâle de la Cantharide, entre autres, à l'aide de son abdomen et de ses poings, com- mence par battre frénétiquement son épouse, -après quoi, les bras en croix et frémissants, il ae tient longtemps en extase. Les Osmies fiancées claquent effroyablement des man- .dibules, comme s'il s'agissait plutôt de .s!entre-dévorer; par contre, le plus gigan-

LE MONDE DES INSECTES 107.

tesque de nos papillons, le Grand Paon qui a ia taille d'une chau-ve-souris, ivre d'amour, voit sa bouche si complètement s'atrophier qu'elle n'est plus qu'un vague simulacre. Mais rien n'égale le mariage de la sauterelle verte dont je ne peux parler ici, car il est douteux que le latin même possède les mots néces- saires pour le décrire comme il faudrait.

Au résumé, les mœurs conjugales sont épouvantables, et, au rebours de ce qui se passe dans tous les autres mondes, c'est ici la femelle qui dans le couple représente la force et l'intelligence en même temps que la cruauté et la tyrannie qui en sont, parait-il, l'inévi- table conséquence. Presque toutes les noces se terminent par la mort violente et immédiate de Tépoux. Fréquemment, la fiancée mange d'abord un certain nombre do prétendants. Le type de ces unions bizarres pourrait nous être fourni par les Scorpions languedociens, qui portent, comme on sait, des pinces de ho-

108 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

mard et une longue queue munie d'un ai- guillon dont la piqûre est extrêmement dan- gereuse. Ils préludent à la fête par une pro- menade sentimentale, les pinces dans les pinces; puis, immobiles, les doigts toujours saisis, se contemplent avec béatitude, inter- minablement, et le jour passe sur leur extase,. puis la nuit, tandis qu'ils demeurent face à face, pétrifiés d'admiration. Ensuite, los fronts se rapprochent, se touchent, les bou- ches — si l'on peut appeler bouche rorifiee monstrueux qui s'ouvre entre les pinces se joignent dans une sorte de baiser; après, quoi, l'union s'accomplit, le mâle est trans- ])ercé d'un aiguillon mortel et la torrilile épouse le croque et le déguste avec satisfa( - tion.

Mais la Mante, l'insecte extatique aux bras toujours levés en attitude d'invocation su- prême, l'horrible Mante religieuse ou Prie- Dieu, fait bien mieux : elle mange ses époux

LE MO.NDE DES INSKCTES 109

(car insatiable elle en consomme parfois sept ou huit d'affilée), pendant que ceux-ci la S3rrent passionnément contre leur cœur. Ses inconcevables baisers dévorent, non pas mé- taphoriquement, mais d'une façon épouvan- tablement réelle, le malheureux élu de son âme ou de son estomac. Elle commence par la tête, descend au thorax et ne s'arrête qu'ar- rivée aux pattes postérieures jugées trop co- riaces. Elle repousse alors les restes infor- tunés, tandis qu'un nouvel amoureux, qui attendait tranquillement la fin du mons- trueux festin, s'avance héroïquement pour subir le même sort.

Vil

J.-H. Fabre est vraiment le révélateur de ce monde nouveau, car, si étrange que pa- raisse l'aveu à une époque nous croyons

10

MO LES SENTIERS DAKS LA MO^TAGKE

connaître tout ce qui nous entoure, la plupart "de ces insectes minutieusement décrits dans les nomenclatures, savamment classifiés et bai^barement baptisés, on ne les avait presque jamais observés sur le vif, ni interrogés jus- qu'au bout dans toutes les phases de leurs apparitions évasives et brèves. Il a consacré à surprendre leurs petits secrets qui sont le revers des plus grands mystères, cinquante années d'une existence solitaire, méconnue, pau\Te, souvent voisine de la misère, mais illuminée chaque jour de la joie qu'apporte une vérité, qui est la joie humaine par excel- lence. Petites vérités, dira-t-on, que celles que nous offrent les moeur»' d'une araignée ou d'une sauterelle. Il n'y a plus de petites vé- rités; il n'en existe qu'une dont le miroir, à nos yeux incertains, semble brisé, mais dont chaque fragment, qu'il reflète l'évolution d'un astre ou le vol d'une abeille, recèle ia oi suprême.

LE MONDE DES INSECTES 111

Et ces vérités ainsi découvertes avaient le bonheur de tomber dans une pensée qui sa- vait comprendre ce qu'elles ne peuvent dire qu'à mots couverts, interpréter ce qu'elles sont obligées de taire et saisir en même temps la tremblante beauté, presque invisible à la plupart des hommes, qui rayonne un instant autour de tout ce qui existe, surtout autour de tout ce qui demeure encore très près de la nature et sort à peine du sanctuaire des origines.

Pour faire de ces longues annales l'abon- dant et délicieux chef-d'œuvre qu'elles sont et non point le monotone et glacial répertoire de minuscules descriptions et d'actes insi- gnifiants qu'elles menaçaient d'être, il fal- lait bien des dons divers et pour ainsi dire ennemis. A la patience, à la précision, à la minutie scientifique, à l'ingéniosité multi- forme et pratique, à l'énergie d'un Darwin en face de l'inconnu; à la faculté d'exprimer ce

112 LES SENTIERS DA^S LA MONTAGNE

qu'il faut, avec ordre, clarté et certitude, le vénérable solitaire de Sérignan joint plusieurs de ces qualités qui ne s'acquièrent point, cer- taines de ces vertus innées de bon poète qui font de sa prose souple, sûre, bien qu'un peu piovinciale, un peu vieillotte, un peu pri- maire, une des bonnes proses de ce temps, une de ces proses qui ont leur atmosphère propre, l'on respire avec reconnaissance, avec tranquillité et qu'on ne trouve qu'autour des grandes œuvres.

Il fallait enfin et ce n'était pas la moindre exigence de ce travail une pensée toujours prête à tenir tête à toutes les énigmes qui, parmi ces petits objets, se dressent à chaque pas, aussi démesurées que celles qui peuplent les cieux et peut-être plus impérieuses, plus nombreuses, plus étranges, comme si la na- ture avait donné ici plus libre cours à ses der- nières volontés et plus facile issue à ses pen- sées secrètes. Il n'est inégal à aucune de ces

LE MONDE DES INSECTES 113

interrogations sans bornes que nous posent obstinément tous les habitants de ce monde minime les mystères se superposent plus compacts, plus déconcertants qu'en, nul autre Il rencontre et affronte ainsi, tour à tour, les- redoutables questions de l'instinct et de Tin- telligence, de l'origine des espèces, de Thar- monie ou des hasards de l'univers, de la vie* prodiguée aux abîmes de la mort; sans comp- ter les problèmes non moins vastes, mais plus humains, si l'on peut dire, et qui, dans l'infini des autres, s'inscrivent à la portée, sinon à la disposition, de notre intelligence : la parthé- nogenèse, la prodigieuse géométrie des guêpes et des abeilles, la spirale logarithmique de l'escargot, le sens antennal, la force mira- culeuse qui, dans l'isolement absolu, sans que rien du dehors s'y puisse introduire, décuple sur place le volume de l'ceuf du minautore et nourrit, durant sept à neuf mois, d'un ali- ment invisible et spirituel, non point la lé-

, 10.

HA LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

thargie, mais la vie active du scorpion et des petits de la lycose et de l'araignée Clotho. Il ne tente pas de les expliquer à l'aide d'un de ces systèmes à tout faire, comme le trans- formisme par exemple, qui d'ailleurs se borne à déplacer le plan des ténèbres, et qui, pour le dire en passant, sort assez mutilé de ces con- frontations sévères avec d'incontestables faits.

VIII

En attendant qu'un hasard ou un dieu nou!=« éclaire, il sait garder en présence de l'inconnu le grand silence religieux et attentif qui règne seul dans les meilleures âmes d'aujourd'hui. A ceux qui lui disent : « Maintenant que vous avez cueilli ample moisson de détails, vous devriez à l'analyse faire succéder la synthèse, et généraliser, en une vue d'ensemble, la ge- nèse des instincts. » Il répond, avec l'humble et magnifique loyauté qui illumine toute son

f

LE MONDE DES INSECTES 115

œuvre : « Parce que j'ai remué quelques grains de sable sur le rivage, suis-je en état de connaître les ahîmes océaniques? La vie a des secrets insondables. Le savoir humain sera rayé des archives du monde avant que nous ayons le dernier mot d'un moucheron. »

« Le succès est aux bruyants, aux affir- matifs imperturbables; tout est admis à la condition de faire un peu de bruit. Dépouil- lons ce travers et reconnaissons qu'en réalité nous ne savons rien de rien, s'il faut creuser à fond les choses. Scientifiquement, la nature est une énigme sans solution définitive pour la curiosité de l'homme. A Thypothèse suc- cède l'hypothèse, les décombres des théo- ries s'amoncellent et la vérité fuit toujours. Savoir ignorer pourrait bien être le dernier mot de la sagesse. »

Évidemment, c'est espérer trop peu. Dans l'effroyable gouffre, dans l'entonnoir sans fond tourbillonnent tous ces faits contra-

IIG LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

dictoires qui se résolvent en obscurité, nous en savons tout juste autant que notre ancêtre des cavernes; mais du moins nous savons que nous ne savons pas. Nous parcourons toute la face noire des énigmes, nous essayons de calculer leur nombre, d'ordonner leurs té- nèbres, d'acquérir une idée de leur situation et de leur étendue. C'est déjà quelque chose en attendant le jour des premières lueurs. En tout cas, c'est faire en présence des mystères tout ce qu'y peut faire aujourd'hui l'intelli- gence de bonne foi et c'est aussi ce qu'y fait, avec plus de confiance qu'il n'en avoue, l'au- teur de cette incomparable Ihade. Il les re- garde attentivement. Il épuise sa vie à sur- prendre leurs secrets les plus minutieux : il leur prépare dans ses pensées et dans les nôtres l'espace nécessaire à leurs évolutions. Il grandit à leur taille la conscience de son ignorance et apprend à comprendre plus pro- fondément qu'ils sont incompréhensibles.

IX

LA MÉDISANCE

« Ne vois pas, n'entends pas, ne dis pas le mal », enseignent les trois singes sacrés^ sculptés au-dessus de la porte du templer bouddhique de Jysyasu à Nikko.

Nous disons tous du mal les uns des autres.. « Personne, remarque Pascal, ne parle de nous en notre présence comme il en parle en notre absence. L'union qui est entre les hommes n'est fondée que sur cette mutuelle trom- perie; et peu d'amitiés subsisteraient, si chacun savait ce que dit son ami lorsqu'il n'y

118 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

est pas, quoiqu'il en parle alors sincèrement et sans passion. »

« Je mets en fait que, si tous les hommes savaient ce qu'ils disent des uns des autres, il n'y aurait pas ciuatre amis dans le monde. »

Supprimez la médisance, vous supprimerez les trois quarts de la conversation, et un si- lence insupportable planera sur toutes les réunions. La médisance ou la calomnie, il est bien difficile de séparer les deux sœurs, et, au fond, toute médisance est à moitié ca- lomnie, attendu que nous connaissons au- trui encore moins que nous-mêmes, la mé- disance qui alimente tout ce qui désunit les hommes et empoisonne leurs relations, est néanmoins le principal motif qui les ras- semble et leur fait goûter les joies de la. so- ciété.

Mais les ravages qu'elle exerce autour de nous sont trop connus et ont été trop souvent signalés, pour qu'il soit nécessaire d'en re-

LA MEDISANCE 119

tracer la peinture. N'envisageons ici que le mal qu'elle fait à celui qui s'y adonne. Elle l'habitue à ne voir que les petits côtés des êtres et des choses; elle lui masque peu à peu les grandes lignes, les grands ensembles, les hauteurs et les profondeurs sont les seules vérités qui comptent et qui demeurent.

En réalité, le mal que nous trouvons aux autres et que nous en disons, c'est en nous qu'il se tient, de nous que nous le tirons et sur nous qu'il retombe. Nous n'apercevons bien que les défauts que nous possédons ou que nous sommes sur le point d'acquérir. C'est en nous que s'allume la mauvaise flamme dont nous découvrons le reflet sur autrui. Chacun dépiste dans son entourage le vice ou la faute qui révèle aux clairvoyants le vice ou la faute qui l'asservit lui-même. Il n'y a pas de confession plus intime et plus ingénue ; comme il n'y a pas de meilleur exa- men de conscience que de se demander : quel

420 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

est le mal que j'impute de préférence à mon prochain? Soyez ass^iré que c'est celui que vous penchez le plus à commettre et que vous voyez d'abord ce qui se passe dans les bas-fonds vers lesquels vous descendez vous- même. Qui parle mal des autres ne médit en somme que de soi; et la médisance n'est, au fond, que l'histoire transposée ou anticipée de nos propres chutes.

Nous nous entourons de tout le mal que nous attribuons aux victimes de nos bavar- dages. Il prend corps aux dépens de nous- mêmes, il vit et se nourrit du meilleur de notre substance; il s'accumule autour de nous, il peuple et encombre notre atmos- phère de fantômes d'abord falots-, inconsis- tants, dociles, timides et éphémères, qui peu à peu s'affirment, se raffermissent, grandis- sent, haussent la voix, deviennent des entités très réelles et bientôt impérieuses qui ne

LA MEDISANCE 121

tardent pas à donner des ordres et à s'em- parer de la direction de la plupart de nos pen- sées et de nos actes. Nous sommes de moins en moins maîtres chez nous, nous sentons notre caractère s'effriter et nous nous trou- vons un beau jour enfermés dans une sorte de cercle enchanté qu'il est presque impos- sible de rompre, nous ne savons plus si nous diffamons nos frères parce que nous devenons aussi mauvais qu'eux, ou si nous devenons mauvais parce que nous les diffa- mons.

Nous devrions nous accoutumer à juger tous les hommes comme nous jugeons les héros de cette guerre. Il est certain que si quelqu'un avait le triste courage de dénigrer ceux-ci, il trouverait dans un de leurs groupes presque autant de vices, de peti- tesses, ou de tares qu'en n'importe quel

groupe humain pris au hasard dans n'im-

11

m LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

porte quelle ville ou village. Il vous dirait qu'il s'y rencontradt des alcooliques incor- rigibles, des débauchés sans scrupules, des paysans grossiers, bornés et avides, de petits boutiquiers mesquins et rapaces, des ouvriers flemmards, bousilleurs et carottiers, des em- ployés étriqués et envieux, des fds de famille paresseux, injustes, égoïstes et vaniteux. Il ajouterait quB beaucoup ne firent leur devoir que parce qu'il n'y avait pas moyen' de faire autrement, qu'ils allèrent malgré eux braver une mort à laquelle ils espéraient d'échapper, parce qu'ils savaient bien qu'ils n'échappe- raient pas à celle qui les m'enaçait s'ils refu- saient d'affronter la première. Il pourrait dire tout cela et bien d'autres choses qui paraî- traient plus ou moins vraies; mais ce qui est bien plus vrai, ce qui est la grande et magnifique vérité qui enveloppe et soulève tout le reste, c'est ce qu'ils ont réellement fait, c'est qu'ils se sont tout de même offerts à la

LA MEDISANCE 123

mort pour accomplir ce qu'ils considéraient comme un devoir. Il n'y a pas à le nier; si tous ceux qui avaient des vices, des tares et la volonté cje se "soustraire au danger, avaient refusé d'accepter le sacrifice, aucune force au monde n'eût pu les y obliger; car ils repré- sentaient une force au moins égale à celle qui eût tenté de les contraindre. 11 faut donc croire que ces tares, ces. vices et ces volontés basses étaient bien superficiels et, en tout cas, incomparablement moins profonds et puis- sants que le grand sentiment qui a tout em- porté. Et c'est pourquoi, à juste raison, quand nous pensons à ces morts ou à ces héros mu- tilés, les petites pensées que j'ai dites ne nous viennent même pas à l'esprit. Elles ne comp- tent pas plus, dans l'ensemble héroïque, que les gouttes d'une averse ne comptent dans l'océan. Tout a été transporté et égalisé par le sacrifice, la douleur et la mort dans la même beauté sans souillure. Mais n'oublions

iU LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

pas qu'il en va à peu près de même de tous les hommes; et que ces héros n'étaient pas d'une autre nature que ce prochain que nous vilipendons sans cesse. La mort les a purifiés et 'Consacrés; mais nous sommes tous, tous les jours en présence du sacrifice, de la dou- leur et surtout de la mort qui nous purifiera et nous consacrera à notre tour. Nous sommes à peu près tous soumis aux mêmes épreuves qui pour être moins ramassées et moins écla- tantes, n'en font pas moins appel aux mêmes vertus profondes; et si tant d'hommes pris au hasard parmi nous se sont montrés dignes de notre admiration, c'est qu'après tout nous sommes sans doute meilleurs que nous ne paraissons, car tandis qu'ils se trouvaient en- core mêlés à notre vie, ils ne paraissaient pas meilleurs que nous.

LE JEU

Paiilo minora. On ne trouvera ici, bien

entendu, que des notes prises avant la guerre

et mises en ordre au moment la victoire

permet d'oublier un instant le grand drame

oîi se jouèrent les destinées du genre humain.

Le sujet, du reste, pour frivole qu'il semble

d'abord, touche parfois, ou parait toucher,

à des problèmes qu'il n'est pas indécent

d'examiner, ne fût-ce que pour reconnaître

qu'ils sont peut-être illusoires. En outre, il

est malheureusement probable que la paix

rétablie, nos alliés visiteront en foules trop

11.

126 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

nombreuses et trop confiantes les paradis suspects nous allons pénétrer. Je n'ai pas la prétention de leur servir de guide ou de leur apprendre à lutter contre les fantaisies du sort ; mais il est possible que quelques-uns d'entre eux trouvent en ces lignes, sinon d'utiles renseignements ou des conseils avan- tageux, du moins une. demi-douzaine d'eb- servations ou de réflexions qui précéderont ou faciliteront leurs propres expériences.

Approchons-nous donc une dernière fois •d'une de ces tables vertes qui s'étalent en ce lieu assez mal famé qu'ailleurs j'ai appelé .> le Temple du Hasard ». Aujourd'hui, je dirais plutôt « l'Usine du Hasard », car voici plus d'un demi-siècle que chaque jour, sans répit, sans connaître de vacances, de di- manches ni de fêtes, de dix heures du matin à minuit, les croupiers se relayant sans cesse, on y fabrique obstinément de l'aléa, on y

LE JEU iil

interroge opiniâtrement le dieu sans forme et sans visage qui recèle dans son ombre la chance et la malchance.

On ne sait pas encore ce qu'il est ni ce qu'il veut; on n'est même pas sûr qu'il existe, mais ne serait-il pas étonnant que cet immense effort, le plus gigantesque, le plus dispen- dieux, le plus méthodique qu'on ait jamais tenté aux bords de cet abîme de ténèbres, ne serait-il pas surprenant que tout ce travail forcené, si peu sérieux, si malsain et inutile qu'il paraisse, n'eût pas produit un résultat quelconque et ne nous eût rien appris sur l'énigme irritante à laquelle il s'attache?

En tout cas, comme partout se ren- contrent des passions exaspérées, on peut faire autour de ces tables d'intéressantes re- marques et, entre autres spectacles, y saisir sur le vif et en raccourcis violents et bruta-

128 LES SENTIERS DANS LA MO^TAGNE

lement éclairés, certains aspects de la lutte que l'homme, durant toute sa vie, mène contre l'inconnu. Le drame qui d'habitude est diffus, qui se prolonge dans l'espace et le temps et se dissout parmi des circonstances qui échappent aux regards, ici se ramasse, se met en boule et tient, pour ainsi dire, dans le creux de la main; mais pour être prompt, saccadé et réduit à l'extrême, demeure aussi complexe, aussi mystérieux que ceux qui s'étendent à l'infini. Tant que la bille d'ivoire, qui roule et sautille autour de la cuvette, n'est pas tombée dans sa case rouge ou noire, l'inconnu qui voile son choix ou son destin est aussi impénétrable que celui qui nous dé- robe le choix ou le destin des astres. Il l'est même davantage. On calcule à une seconde près la marche des planètes; mais nulle opé- rçition mathématique ne peut mesurer ni prédire la course de la petite boule blanche.

LE JEU 129

Aussi bien, les plus savants joueurs y ont- ils renoncé. Aucun d'eux ne compte plus sé- rieusement sur rintuition, les pressentiment s ^ la double vue, la télépathie, les forces psy- chiques ou le calcul des probabilités pour tenter de prévoir ou de déterminer la chute d'un destin qui n'est pas plus gros qu'une noisette. Toute la partie scientifique du sa- voir humain y a échoué ; et tout le côté occulte et magique de ce même savoir y a pa- reillement failli. Les mathématiciens, les pro- phètes, les devins, les sorciers, les sensitifs, les médiums, les psychomètres, les spirites c{ui appellent à leur aide les morts, demeurent aveugles, interdits et impuissants devant le cylindre aux trente-sept cases fatidiques. Ici, le hasard règne en maître, et jusqu'à présent, bien que tout se passe sous nos yeux, se reproduise à satiété et tienne, je le répète, dans le creux de la main, on n'a pu fixer une seule de ses lois.

'i30 LES SENTIERS DANS LA MOiNTAGNE

Poutant, il semble qu'il y en ait, et des milliers de joueurs se sont ruinés à suivre leurs apparitions ou leurs traces évasives et décevantes. Prenons une liasse de ces « per- manences » qui se publient à Monte-Carlo et donnent chaque jour la liste de tous les nu- méros sortis à l'une des tables de la roulette ou du trente-et-quarante. On sait que ces numéros y sont alignés en longues colonnes parallèles, les noirs à gauche, les rouges à droite. Quand on considère une de ces feuilles qui comptent en général une dizaine de co- lonnes dont chacune se compose de soixante- cinq chiffres, chiffres morts à présent et inoffensifs, mais qui furent si dangereux, ont emporté tant d'espoirs et peut-être provoqué plus d'un malheur, on remarque qu'un équilibre assez sensible tend à se maintenir entre la rouge et la noire. Le plus souvent les deux chances s'affrontent, isolées ou par pe- tits groupes : une, rouge, une noire; deux

LE JEU !31

noires, trois rouges; trois noires, deux rouges, etc. Lorsqu'on rencontre une série de cinq, six, sept, huit, parfois, neuf, dix, onze, douze noires consécutives, on est presque assuré de trouver non loin d'elle une série compensatrice de cinq, six, sept, huit ou dix rouges. Il y a un rythme très réel une sorte de. respiration ou de va-et-vient cadencé de la bête énigmatique que nous ap- pelons le hasard. Ce rythme ou cet équilibre est du- reste confirmé pa^^ les statistiques finales de la journée, nous voyons que sur un total de six cents et quelques boules, l'écart de la noire à la rouge dépasse assez rarement dejax ou trois dizaines; cet écart est encore moindre sur le total de la semaine, c'est-à-dire sur près de cinq mille boules, et se réduit, en général, à quelques unités.

La bête monstrueuse a d'autres habitudes étranges. On remarque par exemple qu'il

«32 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

n'est pas rare qu'un numéro sorte deux fois de suite, et il est incontestable que dans chaque séance, deux ou trois numéros sont manifestement favorisés, en sorte qu'au con- traire de ce qui serait logique, on peut affn- mer qu'un numéro a d'autant plus de chances de reparaître qu'il est plus fréquemment sorti. Ceci semble aller contre la loi de l'équi- libre que nous avons constatée; mais il faut ■observer que cet équilibre se retrouvera plus tard, qu'à la fm de la semaine les écarts ne seront plus très grands et deviendroat presque nuls à l'expiration du mois. L'équilibre est plus lent parce qu'il iaut multiplier par dix- buit et demi le nombre des séries pour at- teindre les -proportions des chances simples. Les joueurs notent encore une loi qui du reste n'est qu'un corollaire de l'habitude pré- cédente mais a je ne sais quoi d'humain, c'est que les chances retardataires mettent un plus grand empressement à regagner le

LE JEU 133

terrain perdu, dans le moment qui suit plus ou moins injimédiatement une halte, comme si elles avaient repris leur souffle après un instant de repos sur un palier.

Ajoutons tout de suite qu'il est prudent de se méfier de ces habitudes flottantes et de ces ébauches de lois. On a vu, par exemple, la rouge, au cours d'une journée, l'emporter de soixante-dix pour cent sur la noire. La noire, d'autre part, on s'en souvient encore à Monte- Carlo, est un jour sortie vingt-neuf fois de suite, et la deuxième douzaine vingt-huit fois sans interruption. Le hasard n'a pas nos nerfs; il n'a pas hâte comme nous de réparer sa perte ou d'emporter son gain. Il prend son temps, attend son heure et ne marche point du pas de notre vie humaine.

Les joueurs, d'ordinaire, attribuent ces ha- bitudes ou ces fantaisies au tour de main du croupier. Ce n'est guère défendable. On sait,

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iU LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

au demeurant, comment se passent les choses. La bille tombée dans sa case, le croupier an- nonce, par exemple : « 13, noir, impair et manque. » On ratisse les pertes, on paie les gains, les joueurs regarnissent le tableau, on discute parfois, on échange la monnaie, etc. ; la durée de ces opérations est fort inégale, et pendant tout ce temps, le disque qui porte la bille fait des centaines de tours. Le crou- pier l'arrête enfin, saisit la bille, imprime au disque un mouvement contraire à celui qui l'animait et lance la bille en sens inverse. 11 est impossible que dans de telles conditions son tour de main particulier puisse avoir une influence quelconque. D'ailleurs, on remarque facilement sur le graphique des permanences que le changement de croupier n'altère pas sensiblement le rythme des chances simples. Ce rythme domine réellement l'homme au- quel on l'attribue.

LE JEU ^ 135

Ces ébauches de lois dans ce qui semble la négation de toute loi, ces efforts du hasard pour sortir de son propre domaine et orga- niser son chaos, ce dieu qui se nie et cherche à se détruire de ses mains, ces balbutiements incompréhensibles, ces efforts maladroits pour prendre la parole et pour prendre cons- cience, sont, il faut en convenir, assez cu- rieux. C'est du reste ces efforts, ces velléités d"équihbre, ce rythme embryonnaire qui font l'heur et le malheur des joueurs. Si le hasard était simplement le hasard tel que nous le concevons a priori, on jouerait n'importe quoi, n'importe quand et n'importe com- ment. Je sais bien que d'après les plus sa- vants théoriciens de la roulette, chaque coup est indépendant de tous les autres, com- mence comme si rien ne s'était passé avant, comme si rien ne devait se passer après, comme si la table sortait de la boutique de Tébéniste, le cylindre de l'atelier du méca-

136 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

nicien et le croupier des mains de Dieu. En théorie, c'est parfaitement juste; mais nous venons de voir qu'en fait il ne semble pas qu'il en soit ainsi. Il paraît d'ailleurs impos- sible d'expliquer pourquoi; les joueurs se contentent de le constater, avec une tendance dangereuse mais très humaine à exagérer la portée et la certitude de leurs constatations. Ils prennent trop volontiers pour des lois ce qui n'est qu'un amas de coïncidences aussi mobiles que les nuages. Il faut bien que les rouges et les noires, successivement sorties du néant, se placent quelque part et se groupent d'une certaine façon; et s'il est assez surpre- nant qu'à la fin du mois leur nombre s'égale à peu près, il serait non moins surprenant que l'une des couleurs l'emportât de beau- coup sur l'autre. Il est parfaitement vrai qu'au premier coup d'oeil, la rouge et la noire semblent s'équilibrer sur les feuilles des « permanences »; mais il est également vrai

LE JEU 137

qu'à y regarder de plus près, il n'est pas rare qu'une série de cinq ou six rouges, par exemple, interrompue par une ou deux noires, recommence une nouvelle carrière; et le malheur voudra que, à ce moment, le joueur, à la recherche de l'équilibre, pontera sur la noire et verra disparaître en quelques coups tout le gain lentement et péniblement ar- raché au hasard, avare quand on gagne, et très généreux, pour la banque, quand on perd. Il aura du reste les mêmes déceptions s.'il joue sur l'écart; c'est-à-dire contre l'équi- libre et éprouvera trop souvent que ces lois, lorsqu'il y met sa confiance, sont écrites sur l'eau, et semblent gravées dans l'airain dès qu'elles le trahissent.

Afm de profiter de ces lois sans doute fal- lacieuses et en tout cas perfides, et pour se prémunir contre leurs trahisons, il a imaginé

une foule de systèmes ingénieux qui parfois

12.

fô8 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

lui permettent de gagner, mais le plus sou- Yent ne font que retarder sa ruine.

Mais avant de parler de ces systèmes, di- sons d'abord que nous ne nous occuperons ici que des chances simples, rouge ou noire, pair ou impair, passe ou manque. Elles sont déjà ass^z compliquées et posent des pro- blèmes qui suffiraient à épuiser toute la sa- gacité d'une existence humaine. Quant aux ©liane es multiples : en plein, à cheval, trans- yersales, carrés, douzaines, etc., en théorie et en pratique, elles échappent à tout con- trôle, à tout calcul, à toute explication.

Quel que soit le système adopté, le joueur joue toujours à pile ou face contre la banque. 11 a une chance pour lui, elle a une chance pour «lie; mais il a contre lui l'impôt du zéro qui, très bénin en apparence, puisque pour la rouge et la noire, sur trente-six chances, la ianque n'a qu'une demi-chance de plus que le joueur, finit par devenir fatalement rui-

LE JEU 139

neux. Afin d'échapper à la brutalité d'une décision qui, s'il plaçait tout son avoir sur la rouge ou la noire, terminerait la partie d'un seul coup, il subdivise son enjeu, de manière à pouvoir affronter un grand nombre de chances, espérant que grâce à une progres- sion savamment graduée, il fmira par ren- contrer une série favorable le gain l'em- portera sur la perte. C'est le principe de tous les systèmes qui ne sont jamais que des mar- tingales plus ou moins ingénieuses, prudentes et compliquées. Il n'y en a pas, il n'y en aura jamais d'autres, à moins d'un miracle qui ne s'est pas encore produit, d'une intuition qui voie d'avance ce que décidera la bille ou d'une force inconnue qui l'oblige de faire ce qu'on désire.

Je n'ai pas l'intention de passer en revue tous ces systèmes qui sont innombrables et de valeur inégale, depuis le paroli pur et

UO LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

simple, naïf et violent, qui mène droit au désastre, en passant par la d'Alembert et toutes ses variantes, les progressions descen- dantes, les méthodes difTérentielles, la mon- tante belge, les parolis intermittents, la boule de neige, la photographie, le jeu à masse égale sur certains groupes de chances simples, qui est un casse-tête chinois et demande, avant T attaque, plusieurs jours d'observa- tions patientes; et tant d'autres que j'oublie, depuis les plus classiques jusqu'aux plus mystérieux, qu'aux joueurs novices et cré- dules on vend très cher, sous enveloppes ca- chetées qui ne renferment que le secret de polichinelle, et que l'obligeance d'un joueur érudit m'a permis de connaître tous, ou peu s'en faut. On trouvera le détail des plus usités dans le traité d'Albigny (les Martingales modernes)^ la Théorie des systèmes géomé- triques de Gaston Vessillier, le Traité des jeux dits de hasard d'Hulmann, la Théorie

LE JEU Ul

scientifique noiweUe des jeux de la roulette^ trente- et- quarante^ etc., de Théo d'Alost, et surtout dans la Revue de Monte-Carlo^ qui depuis sa fondatioa, c'est-à-dire depuis une quinzaine d'années, donne une méthode par numéro.

Occultes ou patents, ces systèmes offrent à peu près les mêmes dangers, étant tous fondés sur les sables mouvants de l'équilibre et de l'écart. S'ils sont très prudents, la perte est minime, mais le gain est encore plus petit; s'ils sont téméraires, le gain est gros, mais la perte est dix ou vingt fois plus grosse. Les meilleurs entraînent, pour continuer de dé- fendre une mise modique et ce qu'on lui a déjà sacrifié, à risquer sur le tapis, à un moment donné, tous les gains antérieurs, que suivent bientôt les sommes qu'on tenait en réserve. C'est l'inévitable revanche de la banque, qu'on croyait impunément grignoter, qui soudain ouvre ses larges mâchoires, et comme

Î42 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

un crocodile aveugle et somnolent, engloutit d'un seul coup bénéfices et capital.

Les joueurs, pour se donner du cœur, se disent qu'ils ont sur la banque un avantage incontestable. Ils entrent dans le jeu, ils « attaquent », comme ils veulent, quand ils veulent et se retirent quand il leur plaît; au lieu que la banque est forcée de jouer sans arrêt, d'accepter toutes les mises, de tenir tous les coups jusqu'à la limite du maximum, qui est, comme on sait, de six mille francs pour les chances simples. Cet avantage est réel si le joueur, après un gain considérable, s'en va et ne reparait plus. Mais le ponte heureux, plus nécessairement encore que celui qui n'a pas de chance, viendra se ras- seoir à la table enchantée, et perd ainsi la seule arme efficace qu'il avait contre son en- nemie. Attaquer quand on veut n'est qu'un privilège illusoire, puisque tout, à n'importe

LE JEU 143

quel moment, est également mobile et incer- tain et qu'on ne sait jamais d'avance quand reparaîtra la loi précaire et décevante de l'équilibre. Après une longue séquence de noires, on mise sur une belle série de rouges qui s'annonce solide, mais à peine a-t-on at- taqué, que la série rend l'âme et "que l'im- placable noire reprend son cours dévasta- teur; ou l'on fait le contraire, on s^ttache à la noire, et c'est la rouge qui s'installe. Quel que soit l'instamt de l'attaque, c'est toujours rouge contre noire, c'est-à-dire un contre un qu'on lutte. Encore une fois, le seul avan- tage bien réel, c'est qu'on peut s'en aller quand on veut; mais quel est le joueur, qu'il perde ou qu'il gagne, qui sache s'en aller ei ne plus revenir?

Tous ces systèmes, en dernière analyse, n^ font donc que couper en petits morceaux le bloc écrasant et brutal de la chance. Ils ma-

144 LES SENTIEBS DANS LA MONTAGNE

" telassent le hasard, ils atténuent la gravité de ses coups. Ils prolongent la vie ou l'agonie du joueur. Ils permettent aux bourses mo- destes de ponter aussi souvent qiie le milliar- daire qui se bornerait à doubler indéfiniment ses mises, s'il n'était arrêté par la barrière mortelle du maximum. Mais toutes les opéra- tions mathématiques, toutes les combinaisons de chiffres, s'agitent et s'évertuent comme des captifs aveugles entre des murs de bronze. Ils ont beau faire, la paroi rouge, la paroi noire demeure inattaquable, inébranlable, et tout se passe à l'intérieur de la prison.

Est-ce à dire qu'il n'existe pas de méthode qui soit défendable et que les plus savants calculs n'aient pas trouvé moyen de vaincre le hasard ? Je ne crois pas que, en théorie, les calculs, qui n'ont ici aucun point d'appui, puissent faire quelque jour ce qu'ils ne firent pas jusqu'à présent. Il n'en est pas moins

LE JEU 145

vrai que, en pratique, on en rencontre qui luttent assez avantageusement contre la mal- chance. Un de mes amis, un officier anglais, par exemple, en possède une qu'il emploie depuis longtemps et qui donne des résultats surprenants. C'est, naturellement, une pro- gression, dont toute la vertu réside en une clef ingénieuse et très simple qui semble agir comme une sorte de talisman. Je n'ai trouvé cette méthode dans aucun des traités clas- siques ou naarrons. Elle a ses dangers comme les autres, elle a ses moments difficiles, où, pour sauver le bénéfice escompté et les mises antérieures, il faut risquer une assez forte somme. Mais en arrêtant prudemment le jeu dans les séquences trop obstinément hos- tiles, en laissant passer l'orage, comme elle s'étend sur un grand nombre de chances, on finit par obtenir le redressement nécessaire. En tout cas, elle ne l'a jamais sérieusement

trahi jusqu'ici.

13

U6 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

Néanmoins, il ne faudrait pas croire qu'il n'y ait qu'à en user aveuglément, automa- tiquement. Comme avec les autres systèmes, une certaine science, une certaine expérience, un certain doigté sont indispensables. Bien que la science et l'expérience soient ici aléa- toires, fugitives et évasives, elles ne sont nullement illusoires. Le joueur exercé et pru- dent sait solliciter et seconder la chance ou du moins ne pas la contrarier. Il devine l'ap- proche et la fm d'une série favorable. Il pres- sent les alternances et les intermittences, et s'il ne parvient pas à saisir leur rythme, aime mieux s'abstenir que de les prendre à contre-temps. Il se trompe plus d'une fois, mais bien moins souvent que ceux qui, fidèles à la très scientifique théorie de l'indépendance absolue des coups, pontent sur n'importe quelle couleur à n'importe quel moment. Il ne se roidit pas dans sa logique, il ne se bande pas contre le sort, il ne brave pas l'acharné-

LE JEU 147

ment de la fortune. Il ne s'obstine jamais. 11 ne lutte point, hargneusement, jusqu'à sa dernière pièce contre, une séquence inique, afin d'acquérir l'amère satisfaction de con- naître le fond de sa malchance et de l'injus- tice du destin. Il n'a pas d'amour-propre, il n'a pas d'idée fixe ni de pensée inflexible. Il est docile, souple, complaisant. Sans fausse honte et en souriant, il abandonne ses pré- tentions et courtise la veine. Il revient sur ses pas et se rétracte quand il sied. Il s'ar- rête, il repart, il obéit, il louvoie, il se laisse porter par le flot et arrive à bon port; alors que le pilote arrogant, téméraire et têtu, s'effondre dans l'abîme.

Avant tout, il étudie le caractère et l'hu- meur de la table il s'asseoit; car chaque table a sa psychologie, ses habitudes, son histoire, qui varie de jour à jour, et cepen- dant forme au bout de l'année un ensemble

U8 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

homogène toutes les erreurs passagères, les anomalies et les injustices se trouvent ré- parées. Il s'agit de savoir à quelle page de €ette histoire il se dispose à prendre part. Il ne le saura pas tout de suite. Il aura beau consulter du coin de l'oeil les notes et les « permanences » des joueurs qui l'ont pré- cédé. Il faut le contact immédiat et le souffle du dieu qui se dissimule. Mais déjà celui-ci tressaille, s'anime, prend forme et visage, murmure, indique ses intentions, parle, ap- prouve ou condamne, et la lutte tragique s'engage, entre le joueur très petit et le ha- sard énorme et tout-puissant.

Maintenant que le combat est commencé, qu'il a fait ce qu'il a pu pour appeler et ac- cueillir la chance, il ne lui reste plus qu'à l'attendre, car, en fm de compte, elle de- meure la suprême puissance qui juge en der- nier ressort, l'inconnue redoutable et inévi- table de toute combinaison. Le meilleur sys-

LE JEU 149

tème ne peut vaincre une déveine anormale et impitoyable qui sans rémission vous fait ponter sur la couleur perdante. Une telle dé- veine, sans intermittences favorables, est fort rare, mais toujours possible. Elle répond du reste aux coups de veine extraordinaires qui ne semblent plus fréquents que parce qu'ils attirent davantage l'attention. On voit, en effet, de temps en temps, un joueur, ou plutôt une joueuse, car ce sont presque toujours les femmes qui ont ces inspirations, s'approcher de la table et miser sans hési- tation et d'autorité, en plein ou à cheval, ou sur une transversale, ou sur un carré et ga- gner coup sur coup, comme si elle voyait d'avance le point tombera la bille. Ces instants d'intuition sont toujours très brefs, ■et si la joueuse insiste et s'obstine, elle reperd bientôt ce qu'elle a gagné. Il n'en est pas moins vrai^qu'en observant ce phénomène si net et si frappant, on se demande s'il n'j» a

13.

150 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

pas quelque chose de plus que de simples- coïncidences. La chance, à tout prendre, peut-elle être autre chose qu'une intuition passagère et fulgurante de ce qui aura lieu et éclatera à tous les yeux, une seconde plus tard? La case qui n'a pas encore la petite bille, mais qui, dans un instant va la happer et la retenir, n'est-elle pas déjà du présent et même du passé quelque part? Mais ce sont des questions qui nous entraîneraient trop loin dans l'espace et le temps.

Quoi qu'il en soit, et pour en revenir au système dont nous parlions, il me serait per- mis d'en divulguer le secret que je ne le ferais point. Sans être un moraliste bien aus- tère, et tout en considérant le jeu comme un de ces maux profondément humains qu'on ne pourra jamais déraciner et qui, malgré tous les efforts, reparaîtra toujours sous une forme nouvelle, le moins qu'on puisse faire,

LE JEU 151

c'est de ne pas l'encourager. Le joueur, j'en- tends le joueur invétéré, presque profes- sionnel, n'est pas intéressant. C'est d'abord un désœuvré et presque toujours une épave sans excuse. S'il est riche, il fait de son ar- gent l'emploi le plus sot, le plus morne qu'on puisse imaginer. S'il est pauvre, il est moins pardonnable encore; il aurait mieux à faire qu'à sacrifier à une chimère son existence et trop souvent le bien-être et la tranquillité des siens. Au fond du joueur, il y a d'habitude un paresseux, un impuissant, un égoïste sans énergie, avide de jouissances vulgaires et im- méritées, un mécontent et un raté. Le jeu est l'aventure sédentaire, abstraite, mes- quine, sèche, schématique et sans beauté de ceux qui ne surent point rencontrer ou faire naître les aventures réelles, nécessaires et bienfaisantes de la vie. Il est l'activité fé- brile et malsaine de l'oisif. Il est l'effort inu- tile et désespéré des énervés qui n'ont plus

152 LES SENTIERS DANS LA MOiYrAGNE

ou n'eurent jamais le courage et la patience de faire l'eiïort honnête, persévérant, sans à coups, sans éclat qu'exige toute existence humaine.

11 y a aussi beaucoup de vanité puérile dans ie cas du joueur. En somme, c'est un enfant qui cherche encore sa place dans l'univers. Il ne s'est pas encore rendu compte de sa situation. Il se croit hors de pair en face du destin. In- fatué de soi, il attend que l'inconnu ou l'in- connaissable fasse pour lui ce qu'il ne fait pas pour n'importe qui. Il l'attend d'ailleurs sans raison, uniquement parce qu'il est soi et que les autres n'ont pas ce privilège. Il est poussé à interroger sans cesse, rapidement, anxieusement le sort, dans je ne sais quel vain et prétentieux espoir d'apprendre à se connaître ailleurs qu'en lui-môme. Quelle que soit la décision de la fortune, il y trouvera matière à se faire valoir. S'il n'a pas de chance, il sera flatté d'être spécialement per-

LE JEU 153

sécuté par elle; s'il est heureux, il s'estimera davantage à raison des dons exceptionnels que le hasard lui octroie. Du reste, il n'a nul besoin de croire qu'il mérite ces dons; au contraire, moins il y aura droit, plus il en sera fier et leur injuste et manifeste gratuité fera le meilleur de la satisfaction vaniteuse qu'il en saura tirer.

Il serait bien surprenant, disais-je, en com- mençant, que cette infatigable et gigantesque enquête sur le hasard, poursuivie depuis plus de cinquante ans, n'eût pas donné un résultat quelconque. Je me demande, à la fin de cette étude, quel est ce résultat. Au prix d'un gas- pillage insensé d'argent, de temps, de forces physiques, nerveuses et moreJes et de fluides peut-être plus précieux, elle nous a appris que le hasard est en somme le hasard, c'est- à-dire un ensemble d'effets dont nous igno- rons les causes. Nous le savions déjà et l'ac-

154 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

quisition est assez dérisoire. Nous avons en- trevu certains fantômes de lois ou d'habi- tudes, dont quelques joueurs semblent tirer un avantage d'ailleurs toujours précaire. Mais ces fantômes de lois qui ont l'obscure et inconstante velléité de mettre un peu d'ordre dans le hasard, ne sont, comme le hasard lui- même, que d'inconsistantes et éphémères condensations de causes inconnues. Au total, nous n'avons rien appris, sinon, peut-être, que nous avons tort d'attacher à ces mani- festations du destin plus d'importance qu'elles n'en ont. Il n'y a, à y regarder de plus près, au fond de tous ces drames et de tous ces mystères de la chance, que les drames et les mystères que nous y mettons. Nous lions notre sort au sort d'une petite bille qui n'en est pas responsable; et parce que nous la chargeons un instant de notre fortune, nous nous imaginons avec fatuité que des puissances morales et mystérieuses

LE JEU 155

vont diriger et terminer sa course au bon ou au mauvais moment. Elle n'en sait rien, et la vie de milliers d'hommes dépendrait de sa chute à droite on à gauche de son point d'ar- rêt qu'elle n'en aurait cure. Elle a ses lois à elle, auxquelles il faut qu'elle obéisse et qui sont si complexes que nous n'essayons même pas de les débrouiller. Elle n'est qu'une pe- tite boule qui cherche honnêtement le petit trou rouge ou noir elle ira dormir et qui n'a pas grand'chose à nous apprendre sur les secrets cPune chance ou d'un destin qui ne se trouve qu'en nous-mêmes.

MEDITATIONS

1*

XI

L'ÉNiGME DU PROGRÈS

I

Cette guerre, qui est une guerre telle qu'on n'en avait pas encore fait sur notre terre^ nous ramène à la grande question de l'avenir de l'humanité.

Est-il permis d'espérer que celle-ci renonce un jour à d'aussi monstrueuses folies et qu'elles deviennent tout à fait impossibles? Je ne vois à cette interrogation, si l'on veut l'atteindre à sa source, d'autre réponse que celle que j'y ai faite ailleurs et que je résume et complète ici : à savoir que nous sommes

160 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

engloutis dans un univers qui n'a pas plus de limites dans le temps que dans l'espace, qui n'a pas plus commencé qu'il ne finira, et qui a derrière lui autant de myriades de myriades d'années qu'il en découvre devant lui. L'éten- due de l'éternité d'hier et celle de l'éternité de demain sont identiques. Tout ce que fera cet univers, il doit déjà l'avoir fait, attendu qu'il a eu autant d'occasions de le faire qu'il ^n aura jamais. Tout ce qu'il n'a pas fait, •c'est qu'il ne le pourra jamais faire, puisque rien dans l'espace et le temps ne viendra s'ajouter à ce qu'il y possédait. 11 a nécessai- rement tenté dans le passé tous les eiïorts et toutes les expériences qu'il tentera dans l'ave- nir; et tout ce qui a précédé, ayant eu les mêmes chances^ est forcément égal à tout ce •qui suivra.

Il est donc probable qu'il y eut autrefois jinc infinité de mondes semblables au nôtre,

L'ÉNIGME DU PROGRÈS 161

comme il est vraisemblable qu'il y a présen- tement, l'infmi de l'espace étant comparable à celui du temps, une infinité de mondes pareillement semblables. Ces «coïncidences, quelque peine que nous ayons à les envisager, doivent fatalement avoir lieu et se repro- duire sans cesse dans l'innombrable et le sans bornes nous sommes plongés; à moins que l'infini des combinaisons possibles ne soit aussi illimité que ceux de l'espace et du temps.

Ici s'arrête ce que nous sommes capables d'imaginer; car il nous est plus facile de nous représenter l'infini de l'espace et du temps que celui des combinaisons. Pour nous faire quelque idée de ce dernier, il nous faudrait connaître la substance, les lois, les forces, et, €n un mot, toute l'énigme de tout. Il n'en reste pas moins que cet infini possible des combinaisons est notre seul espoir ;^ sinon, il

n'y aurait plus rien à attendre d'un univers

14.

i62 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

qui aurait évidemment tout tenté et tout épuisé avant notre venue.

Mais si le nombre des combinaisons est réellement infmi, on peut se dire que la terre est une expérience qui n'avait pas encore été faite; et une expérience manquée, puisque le mal et la douleur l'emportent sur le bien et le bonheur. Si l'expérience est manquée, nous en sommes victimes; mais il n'est pas interdit d'espérer que nos efforts changeront quelque chose à des combinaisons qui seront meil- leures en d'autres lieux ou dans un autre temps. Si l'expérience est manquée, il n'en découle pas que d'autres n'aient point réussi et, en. ce moment même, ne soient pas plus heureuses en des mondes différents. Il est même permis de supposer que dans l'infini de ces combinaisons et de ces expériences, les plus heureuses tendent à se fixer, à se cris- talliser et que, vu l'infinité de leur nombre, elles réussiront dans l'avenir ce qu'elles n'ont

L'ÉiMGME DU PROGRÈS 16a

pu réussir dans le passé. C'est une lueur ha- sardeuse; mais je doute qu'il s'en découvre d'autres qui nous paissent maintenir au- dessus du désespoir.

Il

Supposons un instant que l'expérience de la terre ne soit pas manquée comme elle l'est, que notre esprit, qui, depuis l'origine, lutte péniblement contre la matière et ne rem- porte que quelques victoires incertaines, brèves et précaires, soit un million de fois plus puissant et mieux armé. Il aurait sans doute triomphé de tout ce qui nous accable et nous retient ici et se serait débarrassé des chaînes apparemment illusoires de l'espace et du temps. Il n'est pas déraisonnable d'ad- mettre que parmi les myriades de mondes qui peuplent l'infini, il en est se trouvent

Ï64 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

réalisées ces conditions meilleures. Peut-être, au demeurant, serait-il impossible d'imaginer quelque chose qui ne soit pas quelque part ■en réalité, car on peut fort bien soutenir que nos imaginations ne sauraient être que des reflets égarés de ce qui existe. Or, si nous habitions un de ces mondes et que nous vis- sions, comme il nous serait peut-être loisible de le faire, ce qui se passe en ce moment sur <;elui que nous occupons et sur d'autres qui sont peut-être pires et plus malheureux, il nous semble que nous n'aurions ni repos ni cesse que nous ne fussions intervenus et n'eussions aidé à le rendre meilleur, plus sage •et plus habitable.

Il n'est d'ailleurs pas dit qu'il n'en soit pas ainsi; et que toutes nos conquêtes spirituelles, tout ce qui paraît à certaines heures nous acheminer vers un avenir moins affreux que le passé, tous les bons courants mystérieux

L'ENIGME DU PROGRÈS 165

qui parcourent parfois notre terre, tout ce qui nous attend après la mort, ne soit pas à l'intervention d'un de ces mondes. Il est vrai que nous ne voyons pas et ne ressentons guère ces interventions; mais il est également vrai que ces êtres d'un monde supérieur, étant nécessairement plus dépouillés de matière, plus spiritualisés que nous, nous demeurent forcément invisibles. Dans l'infini du firma- ment, nous découvrons des myriades de mondes qui sont des mondes matériels comme le nôtre; et nous ne pouvons découvrir que <2eux-là, attendu que tout ce qui ne ressemble pas plus ou moins à notre terre, nous échappe inévitablement. Mais l'espace qui nous pa- raît vide entre les étoiles est infiniment plus vaste que celui qu'elles occupent; et il serait assez étrange qu'il ne fijt pas peuplé de mondes que nous n'apercevons point; ou plutôt ne fût pas lui-même tout un monde que nos yeux sont incapables de saisir.

166 LES SEiNTIERS DAiNS LA MONTAGNE

Il est au surplus vraisemblable que si nous ne voyons pas ces autres mondes, ceux-ci, n'étant plus matériels, ne voient plus la ma- tière, et, par conséquent, nous ignorent au- tant que nous les ignorons; car nous pensons, sans doute à tort, qu'étant visibles les uns aux autres, nous le sommes nécessairement à tous les autres êtres. Il est, au contraire, à présumer que ces êtres spirituels passent à travers nous sans se douter de notre présence et que n'étant sensibles et attentifs qu'à ce qui émane de l'esprit, ils ne soupçonnent et ne découvrent notre existence qu'à propor- tion que nous nous rapprochons de l'état ils sont.

III

Considérez la terre à son origine : d'abord nébuleuse informe qui se condense peu à

L'ÉNIGME DU PROGRÈS 167

peu, ensuite globe de feu, rocs en fusion qui tourbillonnent dans l'espace durant des mil- lions d'années,^sans autre but que de se ra- masser et de se refroidir; incandescence ini- maginable, dont aucune de nos sources de chaleur ne peut nous donner une idée, sté- rilité essentielle, scientifique, absolue et qui s'annonçait irrémédiable et éternelle. Qui eiit dit que de ces torrents de matière en ébul- lition qui semblaient avoir à jamais détruit toute vie et tout germe de vie, allaient sortir toutes les formes de la vie, depuis les plus énormes, les plus robustes, les plus résis- tantes, les plus fougueuses et les plus abon- dantes, jusqu'aux plus ténues, aux plus in- visibles, aux plus précaires, aux plus éphé- mères, aux plus subtiles? Qui surtout eût ■osé prévoir qu'allait en naître ce qui paraît le plus étranger aux rocs et métaux liquéfiés ou pâteux qui formaient seuls la surface, le noyau et le tout de notre globe,

J68 l.ES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

je veux dire l'intelligence et la conscience humaine ?

Est-il possible de concevoir évolution et aboutissement plus inattendus? Qu'est-ce qui ffourrait nous étonner après un tel éton- nement et que ne sommes-nous en droit d'es- pérer d'un monde qui a produit ce que nous voyons et ce que nous sommes après avoir été ce qu'il fut? S'il est parti d'une sorte de négation de la vie, de la stérilité intégrale et de pire que le néant pour aboutir à nous, n'aboutira-t-il pas en partant de nous? Si sa naissance et sa formation élaborèrent de tels^ prodiges, quels prodiges ne nous réservent pas son existence, sa prolongation indéter- minée et sa dissolution? IPy a une distance incommensurable et des transformations in- concevables de l'effroyable et unique ma- tière des premiers jours, à la pensée humaine de ce moment; il y aura sans doute une pa-

L'ÉNIGME DU PROGRÈS 169

reille distance et des transformations aussi peu concevables de la pensée de ce mo- ment à ce qui lui succédera dans l'infini des temps.

Il semble qu'au commencement, notre terre ne savait que faire de sa matière et de ses forces qui s'entre-dévoraient. Dans l'im- mense vide enflammé elle se consumait, elle n'avait pas encore l'ombre d'un but ou d'une idée; aujourd'hui, elle en a tant que nos savants usent en vain leur existence à les- rechercher et sont débordés par le nombre de ses combinaisons mystérieuses et inépui- sables.

Elle ne disposait alors que d'une seule force, la plus destructrice que nous connais- sions : le feu. Si tout est du feu, qui lui- même ne paraissait que pour détruire, que ne naitra-t-il pas de ce qui nejparaît que pour produire, engendrer et se multiplier? Si elle a su tirer un tel parti des laves et des

15

170 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

cendres ignées qui étaient les seuls éléments qu'elle possédât, quel parti ne tirera-t-elle pas de tout ce qu'elle possède enfin?

IV

Il est bon de nous dire parfois que nous habi- tons, sinon un univers, tout au moins une terre qui n'a pas encore épuisé son avenir et ses surprises et qui est bien plus près de son com- mencement que de sa fm. Elle est née d'hier et vient à peine de débrouiller son chaos. Elle est au début de ses espoirs et de ses expé- riences. Nous croyons qu'elle va vers la mort; au contraire, tout son passé nous démontre qu'il est beaucoup plus vraisemblable qu'elle s'avance vers la vie. En tout cas, à mesure que s'écoulent ses années, la quantité et sur- tout la qualité de la vie qu'elle engendre et

L'ÉNIGME nu PROGRÈS 171

entretient augmente et s'améliore. Elle ne nous a donné que les prémices de ses miracles; et il n'y a probablement pas plus de rapport de ce qu'elle est à ce qu'elle fut qu'il n'y en a de ce qu'elle est à ce qu'elle sera. Sans doute, quand éclateront ses plus grandes merveilles, n'au- rons-nous plus notre vie d'aujourd'hui; mais sous une autre forme, nous serons toujours là, nous existerons^ toujours quelque part, à sa surface ou dans ses profondeurs,^et il n'est pas tout à fait invraisemblable qu'un de ses derniers prodiges'ne nous atteigne dans notre poussière, ne nous réveille et ne nous ressus- cite pour nous attribuer enfin la part de bonheur que nous n'avions pas eue et nous apprendre que nous avions eu tort de ne plus nous intéresser, par delà nos tombes, aux destinées de cette^ terref dont nous n'avions pas cessé d'être les fils immortels.

XII

LES DEUX LOBES

Un soldat m'écrit, du front, la lettre que voici :

« Il y a des fondrières et des squelettes dans la forêt. J'y ai découvert et admiré des dieux en ruines sous la végétation toujours vivante et admirable : leur âme s'est éva- porée. L'odeur du Christ ne me séduit guère; j'aime mieux celle du Bouddha. Ce que j'adore en lui, c'est la contradiction fondamentale qui cherche à nous assurer notre immortalité €n nous démontrant notre fatal anéantisse-

15.

m LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

ment. Il enseignait dans le même souffle l'illusion du Moi et sa réincarnation pério- dique; absurdité apparente qui implique la connaissance de la vérité la plus profonde, de la nature même de l'être, à la fois et alter- nativement collective et individuelle. Cette découverte, qu'il n'a pas formulée, aurait dû- le conduire ailleurs qu'au Nirvana, ce paradis des. fruits trop verts...

« L'homme est membre de façon à n'aper- cevoir qu'une moitié de l'univers, et l'esprit de structure ordinaire ne perçoit guère qu'un hémisphère de vérité. Affligé d'une « mi- graine » congénitale, l'humanité ne pense qu'avec une moitié de son cerveau, avec le lobe oriental ou occidental, antique ou mo- derne; son esprit se mord la queue; les an- tinomies s'y poursuivent en un cercle sans fin, que Kant crut découvrir, mais que le Bouddha avait tenté d'ouvrir. Il possédait les vertus complémentaires; il fut religieux et

LES DELX LOBES 175

rationnel; en même temps qu'il résumait le mysticisme oriental, il fut le plus scienti- fique des esprits anciens, à une époque la science n'existait pas mais se fondait dans la sagesse. Les modernes qui ont touIu con- denser en philosophie l'effort collectif et à peine commencé de la science, ont piteuse- ment échoué, parce qu'ils pensaient seule- ment en occidentaux, empêtrés dans la con- tradiction^ d'aspirations idéalistes et de rai- sonnements matérialistes; tandis que la for- mule du Bouddha pourrait encore, et presque sans craquer, contenir sans l'entraver cet effort gigantesque. Depuis la mort du prince- penseur, jusqu'à l'essor de la science contem- poraine, la véritable philosophie n'a pas fait un pas en avant; le spiritualisme arabe ou chrétien, et son réactir le matérialisme posi- tiviste ou scientifique, sont des reculs en di- rections contraires, de faux monismes qui, prenant l'extrême pour le suprême, veulent

176 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

fixer le centre de gravité sur la circon- férence de la roue. Les explorateurs d'au- delà devront partir du carrefour de la synthèse religieuse et de l'analyse scien- tifique, et entraîner par la main ces sœurs rivales.

« La vérité brille au centre d'un cercle de spectateurs, et il faut franchir sa flamme pour reconnaître un frère dans l'adversaire d'en face. Il faut s'étendre au centre de l'espace ^our percevoir l'identité de ses points car- dinaux : Totum et Nihil, Aller et Ego. Le •souci de convertir autrui doit céder au be- soin de compléter et d'équilibrer notre propre point de vue. Dans la forêt sacrée des pionniers ont pénétré de toutes parts et en tous temps, les plus hardis doivent néces- sairement se rapprocher les uns des autres. Même s'ils ne peuvent se joindre, ils peuvent s'entendre et s'encourager mutuellement^ L'aboi le plus modeste peut être bienvenu

LES DEUX LOBES 177

dans la solitude et le silence mûrit la vé- rité de l'avenir... »

J'ai tenu à recueillir cette page. Elle pose, en un raccourci remarquable, mais peut-être trop prompt, deux ou trois des grands pro- blèmes, qui au fond n'en sont qu'un, aux- quels, à moins de renoncer à tout, nous de- vons essayer de répondre : immortalité ou anéantissement, flux et reflux, existence al- ternativement collective et individuelle, ex- tériorisation et intériorisation, qui forment le grand rythme cosmique, dont notre vie et notre mort ne sont que d'infimes pulsa- tions.

Mais remarquons d'abord que la contra- diction fondamentale qui cherche à assurer notre immortalité en nous démontrant notre fatal anéant'ssement, ne se trouve pas dans le Bouddha, et qu'il n'est pas exact dédire qu'il

178 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

enseigne dans le même souffle l'illusion dii moi et sa réincarnation périodique. La doc- trine de la réincarnation n'est point du Bouddha. Il l'avait trouvée toute faite, elle existait avant lui, si profondément enracinée dans son peuple qu'il ne songe même pas à la contester. Au point de \Tie exotérique, il veut seulement la désarmer, lui enlever son ai- guillon, la rendre inoffensive. Il veut ré- duire la vie à tel point qu'elle ne trouve plus de quoi se réincarner. Selon la doctrine exo- térique, qui n'est qu'une préparation à la vé- rité ésotérique, la vie n'est que souffrances et son seul but est la rédemption ou l'extinc- tion de la souffrance. Cette extinction se trouve dans le Nirvana, qui n'est pas l'annihi- lation mais l'absorption de l'individu dans le Tout. La mort ordinaire, à cause de la réin- carnation perpétuelle du même individu, ne peut pas supprimer la souffrance. Il faut donc trouver une sorte de « surmort », qui rende

LES DEUX LOBES 179-

impossible toute réincarnation, et c-ette sur- mort ne peut être obtenue que par rhomme qui se sera efforcé de mourir durant toute sa vie et aura volontairement coupé tous les liens qui le rattachent à l'existence : tout amour, tout espoir, tout désir, toute posses- sion. Lorsqu'au terme de cette surmort sys- tématique et volontaire, viendra la mort réelle, elle ne trouvera plus un germe vi- vant qui puisse se réincarner. Cette sur- mort, ainsi obtenue, devancera de plusieurs siècles ou millénaires la purification, la rédemption finale et l'absorption en l'unique absolu.

On a dit que c'était exactement le contre- pied de la doctrine du Christ. Chez le Bouddha la vie ne serait que l'entrée dans la mort; tandis que chez le Christ, la mort est l'entrée dans la vie. Au fond, c'est la même chose et tout se termine par l'absorption en la divi- nité, car la doctrine du Christ n'est qu'une

180 LES SElNTIERS DANS LA MOMAGINE

branche mutilée du grand tronc de la reli- gion mère.

Voilà la solution que nous propose le cer- veau le plus prodigieux, le plus grand sage de l'humanité et qui savait des choses que nous ne savons plus et ne retrouverons peut- être jamais. Voilà le fond de la religion d'un demi-milliard d'hommes. Il n'est peut-être rien qui soit plus près de la dernière vérité.

Remarquons cependant que le problème : immortalité ou anéantissement, ne devrait pas être posé en ces termes, le mot anéan- tissement ne pouvant s'employer que méta- phoriquement pour désigner une vie que nou& ne comprenons plus' attendu que le néant est la seule chose dont l'existence soit abso- lument impossible et l'inexistence absolu- ment certaine.

Quant à l'immortalité, ici encore il y a ■équivoque, puisque le néant ne pouvant

LES DEUX LOBES 181

exister, rimmortalité est inévitable, et. la seule question qui reste à résoudre est de sa- voir si cette immortalité sera on non accom- pagnée d\me prolongation quelconque de notre conscience actuelle.

Mais s'il est probable que le problème de l'immortalité plus ou moins accompagné de conscience restera longtemps en suspens, la réponse à la question de la ( migraine )\ ou plutôt de l'hémiplégie congénitale, est sans doute plus facile à trouver. En tout cas, elle demeure dans un domaine que nos inves- tigations immédiates sont à même d'explorer. C'est, somme toute, une question historique et géographique. 11 semble, en effet, qu'il y ait, dans le cerveau humain, un lobe oriental €t un lobe occidental, qui n'ont jamais fonc- tionné en même temps. L'un produit ici la raison, la science et la conscience; l'autre sé- crète là-bas l'intuition, la religion, la sub- conscience. L'un ne reflète que l'infini et

IG

18-2 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

rinconnaissable ; l'autre ne s'intéresse qu'à ce qu'il peut limiter, à ce qu'il peut espérer de comprendre. Ils représentent, par une image peut-être illusoire, la lutte entre Tidéal matériel et l'idéal moral de l'huma- nité. Ils ont plus d'une fois essayé de se pénétrer, de se mêler et de travailler de con- cert; mais le lobe occidental, tout au moins sur l'étendue la plus active de notre globe, a jusqu'ici paralysé et presque annihilé les eiïorts de l'autre. Nous lui devons d'extraor- dinaires progrès dans toutes les sciences ma- térielles, mais aussi des catastrophes telles que celles que nous subissons aujourd'hui et qui, si nous n'y prenons garde, ne seront pas les dernières ni les pires. Il est temps, semble-t-il, de réveiller le lobe paralysé, mais nous l'avons tellement négligé que nous ne savons plus au juste^ce qu'il peut faire.

XIII

ESPOIR ET DÉSESPOIR

I

Le même soldat, devenu mon fdleul de guerre, m'écrit encore :

« J'éprouve une joie ineffable à rester l'homme moyen et à professer le vide. J'ai senti la grande paix descendre en moi, le jour je me suis résigné au sort commun, c'est- à-dire à l'ignorance et à la mort. J'ai trouvé la vie en y renonçant, et me sens très riche depuis que je ne suis plus rien. Ne me tentez pas vers cette subtile vanité spirituelle qui

184 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

constitue run des plus formidables obstacles à la dernière libération du moi. Orgueilleux, certes, je le fus, et ne le suis que trop encore, mais nous ne pouvons extraire des vertus que de nos vices. Avec plus d'ardeur que je n'ai embrassé le fantôme d'une supériorité individuelle, je tends les bras vers Tégalité* dans l'homogène, vers la plénitude du vide... ))

11 a raison, mais il pense ici avec le lobe oriental de son cerveau, le lobe asiatique, et la pensée de ce lobe ne conseille que l'inac- tion, le renoncement, « l'enchantement du désenchanté », comme disait Renan, ou plutôt la satisfaction du désespoir. 11 est certain que tout ce que nous voyons, tout ce que nous, sentons, tout ce que nous savons, nous en- gage dans ce désespoir, que nos méditations surtout celles de ce même lobe asiatique peuvent du reste rendre très vaste,, aussi

ESPOIR ET DESESPOIR 185

beau et presque aussi habitable que l'espoir. Mais que savons-nous, au regard de ce que nous ne savons pas? Nous ignorons tout ce qui fious précède et tout ce qui nous suit, et, en un mot, le tout de l'univers. Notre désespoir, qui parait d'abord le dernier mot et le der- nier effort de la sagesse est donc fondé sur ce que nous savons, qui n'est rien, tandis que l'espoir de ceux que nous croyons moins sages peut se fonder sur ce que nous igno- rons, qui est tout.

Encore qu'il s'y mêle, si nous voulons être tout à fait justes, plus d'une raison d'espérer que nous ne rappellerons pas ici; admettons donc qu'en ce rien que nous savons ne se trouve que le désespoir, et que l'espoir ne soit qu'en ce tout que nous ignorons. Mais au lieu de n'écouter que notre lobe oriental qui nous conseille d'accepter cette ignorance inactive et d'y ensevelir notre existence,

n'est-il pas plus raisonnable de faire tra- ie.

186 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

vailler en même temps notre lobe occidental qui cherche à découvrir ce tout? Il est pos- sible qu'il y trouve aussi, en fm de compte, le désespoir, mais c'est peu probable, car on ne saurait imaginer un univers qui ne serait qu'un acte de désespoir. Or, si l'univers n est pas un acte de désespoir, rien de ce qui s'y trouve n'a de raisons de désespérer. En tout cas et en attendant, cette recherche nous permettra sans doute d'espérer aussi long- temps qu'existera cet univers.

II

Une des plus dangereuses tentations qui assaillent celui qui se penche sur la nature et qui voit, à mesure qu'il avance, les mystères se multiplier et s'étendre en tous sens, à l'infini, c'est le découragement devant la

ESPOIR ET DESESPOIR 187

tâche impossible et le renoncement. Il laisse tomber les armes. Surtout au dernier ver- sant de la vie, il est trop enclin à se résigner, à ne pas aller plus avant, à ne plus faire d'effort, à s'endormir dans 1' « à quoi bon? » à ne plus rien apprendre, puisqu'il a appris qu'il ne saura jamais rien.

Il éprouve déjà ce désir de se rendre à merci, quand il envisage la plus humble, la plus petite des sciences. Que sera-ce quand il tentera de les embrasser toutes? L'esprit se perd, a le vertige et demande à fermer les yeux. Il ne faut pas les fermer. C'est la plus basse trahison que puisse commettrel'homme. Nous n'avons pas autre chose à faire en cette vie qu'à chercher à savoir oîi nous sommes. Xous ne nous trouvons pas d'autre raison d'être, nous n'avons pas d'autre devoir. Ne pas savoir n'est qu'un désagrément; ne plus chercher à savoir est le malheur suprême et sans remède, la désertion inexcusable.

188 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

Pourtant, sans renoncer, il est bon de ne pas se nourrir de trop petites illusions. Ayons toujours devant les yeux certaines vérités qui nous remettent à notre place. 11 est cer- tain que nous ne saurons jamais tout, et tant que nous ne saurons pas tout, nous serons comme si nous ne savions rien. Il est fort possible, comme Tinsinue le Rig-Véda, que Dieu lui-même, ou la cause première ne sache pas tout. Il est également possible que l'univers n'ait encore, en aucune de ses par- ties, pris conscience de soi, ignore d'où il vient et il va, ce qu'il fut et ce qu'il sera, ce ([iTil a fait comme ce qu'il veut faire; et, d'autre part, il est probable que s'il ne l'a pas appris, il ne l'apprendra jamais, attendu, ainsi que je l'ai déjà dit, qu'il n'y a aucune raison pour qu'il puisse faire dans Tiniini des temps qui nous suivra ce qu'il n'a pu l'aire dans l'infini des temps qui nous pré- céda.

ESPOIR ET DESESPOIR 18>J

S'il y a une conscience de l'univers ou un Dieu, il sait tout ce qu'il doit savoir ou ne le saura jamais. Et s'il le sait, pourquoi a-t-il fait ce qu'il a fait^ qui ne peut mener à rien; attendu qu'il nous aurait déjà menés il faudrait aller? Pourquoi n'a-t-il pas préféré le néant ou du moins ce que nous appelons le néant, seule forme du bonheur stable, immuable, incontestable et compré- hensible?

Nous comprendrions peut-être, et encore serait-ce bien difficile, un univers immobile, immuable, éternel, un univers arrivé; nous ne pouvons comprendre un univers en mou- vement ou dont, tout au moins, toutes les parties que nous voyons sont sans cesse en mouvement et en évolution à travers l'espace et le temps, un univers se précipitant à des vitesses vertigineuses vers iin but qu'il n'at- teindra jamais puisqu'il ne l'a pas encore atteint.

1% LES SEiMlERS DANS LA MOiNTAGNE

(3n peut dire, pour se consoler, que tout désespoir ne vient que de l'étroitesse de notre vue, mais il convient d'ajouter qu'il en 1 est de même de tout espoir.

XI Y MAGROCOSME ET MICROCOSME

Les biologistes constatent que l'embryon humain récapitule très rapidement durant les premiers mois de son évolution, plus len- tement dans les derniers toutes les formes de vie qui ont précédé l'homme sur cette terre.

La tache arrondie qu'est le germe devient une sphère creuse, une sorte de sac à paroi double, qu'on appelle Gastriila et dont T ori- fice d'invagination resserré prend le nom de Blastopore. C'est la vie protozoaire, le début, encore gélatineux, de la vie animale, à la- quelle succède, à la suite de transformations

«9-2 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

qu'il serait trop long d'érmmérer, la vie poly- péenne.

Puis, de chaque roté de la tète, appa- raissent les '.( arcs branchiaux )>, qui corres- pondent aux branchies des poissons. A la fin du premier mois, les membres ne sont encore que de simples bourgeons; par contre, l'em- bryon est pourvu d'une queue qui, repliée, lui touche presque le iront. Il a alors l'aspect d'un têtard et vit d'une vie toute aquatique, baigné dans le liquide amniotique qui repré- sente pour lui Feau dans laquelle évoluent librement les embryons des poissons et des batraciens.

11 s'agit maintenant de prendre une réso- lution et de savoir ce qu'on en fera. II s(» trouve à peu près dans la situation se trouvait la vie à l'origine des espèces; et la nature, comme pour humilier l'homme ou .s'humilier elle-même en se remémorant ses er- reurs et ses hésitations, recommence ses ta-

MACROCOSME ET MICROCOSME VSA

tonnements, ses impairs, ses repentirs et ses expériences ratées. Des formes ébauchées, comme la corde dorsale, se résorbent, les reins primitifs disparaissent pour faire place aux reins définitifs qui sont gigantesques et remplissent la plus grande partie de la cavité péritonéale. Gigantesque est aussi le foie (\m envahit presque toute la cavité viscérale, gi- gantesque la tête presque aussi grosse que le reste du corps; et dans cette gigantesque tête se forment les vésicules oculaires primi- tives qui sont également énormes, comme est énorme la vé.sicule ombilicale. C'est la pé- riode incohérente et monstrueuse qui corres- pond à l'époque de démence et de gigan- tisme où la nature, encore inexpérimentée, ébauchait aveuglément des êtres incertains, formidables, hétéroclites, déséquilibrés, à la fois oiseaux, crocodiles, éléphants et pois- sons, comme si elle n'avait pas encore pris

son parti, opéré ses classifications, dégagé ses

17

1!»4 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

lois et acquis le sens des proportions, de la mesure et des conditions essentielles au main- tien de la vie qu'elle créait.

Voilà, en gros, la récapitulation qui se passe sous nos yeux; mais dont, sans doute, beaucoup d'incidents nous échappent ou ne fixent pas assez notre attention, car il est possible qu'ils reproduisent des formes que nous ne connaissons pas, qui n'ont même pas laissé de traces géologiques, attendu que le nombre des espèces disparues est infiniment plus grand que celui des espèces que nous connaissons.

Le docteur Hélan Jaworski peut donc très justement affirmer que la période embryon- naire correspond à la période géologique. Et de même que dans la grande évolution ter- restre, nous voyons disparaître peu à peu les poissons cuirassés, les monstrueux reptiles, les gigantesques mammifères, dans la petite

MACROCOSME ET MICROCOSME 195

évolution embryonnaire, nous voyons se dis- soudre le rein primitif, la corde dorsale, la vésicule ombilicale, le foie diminuer, la dis- proportion de la tête au reste du corps s'amoindrir, en un mot la nature s'assagir, reconnaître ses torts, profiter de son expé- rience, réparer de son mieux ses erreurs et, peu à peu, acquérir le sens de l'équilibre, de l'économie et de la mesure.

Entre la période géologique qui correspond à l'apparition de l'homme sur la terre et la naissance de l'enfant, le docteur Jaworski trouvp d'autres analogies ingénieuses mais un peu plus risquées. L'accouchement est, en effet, précédé d'un déluge en miniature causé par le déchirement des enveloppes fœtales qui laissent échapper le liquide amniotique. Puis, l'enfant, au moment il entre dans la vie, connaît brusquement une sorte de pé- riode glaciaire. 11 passe, en effet, d'un milieu règne une température de plus de trente-

190 LES SENTIERS DANS I-A MONTAGNE

sept degrés, à l'air extérieur qui en compte à peine seize ou dix-huit. L'impression de froid est si terrible qu'elle arrache au nouveau- son premier cri de douleur.

Quelle est la signification de cette étrange récapitulation?

Le docteur Jaworski est d'avis que si la petite évolution embryonnaire qui prépare la naissance de l'homme, répète la grande évolution terrestre, cette dernière ne serait de son côté qu'une vaste période embryon- naire qui préparerait une naissance qu'on ne peut pas encore imaginer. Je ne sais s'il réus- sira à étayer suffisamment cette gigantesque hypothèse. S'il y parvient, il nous aura réelle- ment fait faire, ainsi qu'il le promet, « un pas dans l'essence des clioses ». En attendant, par ses travaux préparatoires, il nous aura toujours fait faire un autre pas très utile, vers une vérité, incontestable, cette fois, qui,

MACROCOSME ET .MICROCOSME 197

pour être moins inattendue n'a jamais été mise en lumière avec autant de patience et n'est pas moins grosse de conséquences.

Le docteur Jaworski entreprend donc de démontrer que le corps de l'homme réunit en lui, nettement reconnaissables, tous les êtres vivants qui existent actuellement sur cette terre et qui y ont existé depuis l'origine de la vie. En d'autres termes, chaque être ré- sume en lui tous ceux qui Font précédé; et rhomme, le dernier venu, renferme l'Arbre biologique tout entier, à tel point que si l'on dissociait son corps, si Ton pouvait séparer chacun ses organes et le maintenir isolé- ment en vie, on parviendrait à reconstituer toutes les formes existantes, à repeupler la terre de toutes les espèces qu'elle a portées, depuis le protoplasme primitif jusqu'à cette .synthèse, cet aboutissement que nous sommes.

On pourrait aller plus loin et affirmer,

17.

198 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

comme le font les occultistes orientaux, que nous renfermons également en nous, en germe ou à l'état d'ébauche, tous les êtres, toutes les formes qui viendront après nous. Mais ici nous quitterions la science propre- ment dite pour nous égarer dans une hypo- thèse naturellement invérifiable.

Ainsi donc, ce n'est pas seulement au figuré, comme le pressentait le langage cou- rant quand il parle de l'arbre vasculaire, des rameaux nerveux, de la grappe ovarienne, ce n'est pas seulement par analogie mais au pied de la lettre et dans toute la rigueur scien- tifique que notre cœur n'est au fond qu'une méduse, que nos reins sont des éponges, que nos intestins représentent les polypes et notre squelette les polypiers, que nos organes reproducteurs sont des vers ou des mol- lusques, que la colonne vertébrale et la moelle épinière remplacent les échinodermes,

MACROCOSME ET ^MICROCOSME 199

tandis que les brachiopodes et les cténo- phores renaîtraient de notre œil, que les rep- tiles se retrouveraient dans notre appareil digestif et les oiseaux dans notre appareil respiratoire; et ainsi de suite.

Je le répète, il ne s'agit pas ici de méta- phores et de correspondances plus ou moins approximatives, élastiques et plausibles, mais de constatations rigoureusement et méticu- leusement établies.

Je ne puis naturellement vous mettre sous les yeux les détails de la démonstration du docteur Jaworski. Elle ne saurait admettre la moindre solution de continuité, et, à travers les trois volumes publiés jusqu'ici, nous mène à des conclusions qu'il est bien difficile de con- tester. On affirmait sans trop y croire et sans y regarder de trop près que l'homme est un mi- crocosme. Il semble bien prouvé aujourd'hui que ce n'est pas seulement littérairement dé- fendable, mais scientifiquement exact. Nous

200 LES SENTIERS DANS IX MONTAGNE

sommes une colonie préhistorique, immense et innombrable, une agglomération vivante de tout ce qui vit, a vécu et probablement vivra sur la terre. Nous ne sommes pas seu- lement les fils ou les frères des vers, des rep- tiles, des poissons, des batraciens, des oi- seaux, des mammifères ou de n'importe quel monstre qui a souillé ou épouvanté la sur- face du globe; nous les portons en nous, nos organes ne sont qu'eux, nous en nourrissons tous les types, ils n'attendent qu'une occa- sion pour s'évader de nous, reparaître, se reconstituer, se développer et nous replonger dans la terreur. A leur propos, aussi juste- ment qu'à propos des pensées secrètes, des vices et des fantômes qui nous peuplent, on pourrait répéter le mot que le vieillard d'Emerson disait à ses enfants affolés par une étrange figure dans la sombre entrée : « Mes enfants, vous ne verrez jamais rien de pire que vous-mêmes! » Si toutes les espèces dis-

MACROCOSME ET .MICROCOSME 201

paraissaient et que seul Thomme subsistât, aucune ne serait perdue et toutes pourraient renaître de son corps, comme si elles sor- taient de r Arche de Noé, depuis le proto- zoaire presque invisible, jusqu'aux formi- dables colosses d'avant le déluge qui léche- raient les toits de nos maisons.

Il est donc assez probable que toutes ces espèces prennent part à notre existence, à nos instincts, à tous nos sentiments, à toutes nos pensées; et nous voici une fois de plus ramenés aux grandes religions de Tlnde qui avaient pressenti toutes les vérités que nous découvrons peu à peu et, il y a des milliers d'années, nous aftlrmaient déjà que Fhomme est tout et doit reconnaître son essence en tout être vivant.

XV

L'HÉRÉDITÉ ET LA PRÉEXISTENCE

Il y a dans la loi de l'hérédité qui veut que les descendants souffrent des fautes et pro- fitent des vertus de leurs ancêtres des vérités qui ne sont plus contestées. Elles éclatent à tous les yeux. Le fds d'un alcoolique portera toute sa vie, de sa naissance à sa mort, dans sa chair et dans son esprit, le poids du vice paternel. On dirait que par cet e±emple irré- cusable, la nature a voulu affirmer et mani- fester avec ostentation le caractère impla- cable de sa loi; comme pour nous faire en- tendre qu'elle ne tient aucun compte de nos

■20i LES SENTIERS DANS LA MONTAGiNE

notions du juste et de Tinjuste et agit selon le même principe dans toutes les ténébreuses circonstances nous ne pouvons suivre les inextricables détours de sa volonté.

Il n'y aurait que cet exemple, qu'il sulTi- rait à marquer d'infamie cette volonté inhu- maine. 11 n'y a pas de loi qui répugne davan- tage à notre raison, à notre sens des respon- sabilités, qui altère plus profondément notre confiance à l'univers et à l'esprit inconnu qui le dirige. De toutes les injustices de la vie, voici la plus criante, la moins compréhen- sible. Nous trouvons des excuses ou des ex- plications à la plupart des autres; mais qu'un enfant qui vient de naître, qui n'a pas de- mandé à naître, soit, dès la première gorgée d'air qu'il aspire, frappé d'une déchéanee irrémédiable, d'une condamnation féroce, ir- révocable et de maux qu'il traînera jusqu'au tombeau, il nous semble qu'aucun des tyrans les plus odieux que l'histoire ait maudits

1/HÉHÉDITÉ ET LA PREEXISTENCE 205

n'aurait osé faire ce que la nature fait paisi- blement chaque jour.

Mais portons-nous vraiment le poids de la 'faute des morts? D'abord, est-il bien sûr que les morts soient réellement morts et ne de- meurent plus en nous? 11 est certain que nous les prolongeons, que nous souimes la partie durable de ce cfu^ils furent. Nous ne saurions nier que nous subissons encore leur influence, que nous reproduisons leurs traits et leur caractère, que nous les représentons presque tout entiers, qu'ils continuent de vivre et d'agir en nous; il est donc assez naturel qu'ils continuent également de supporter les consé- quences d'une action ou d'une façon de vivre que leur départ n'a pas interrompue.

Mais, dira-t-on, je n'ai pas participé à cette

action, à cette habitude, à ce vice que je paie

aujourd'hui. Je n'ai pas été consulté, je n'ai

pas eu l'occasion d'élever la voix, de retenir

sur la pente fatale mon père ou mon aïeul

i8

W6 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

qui se perdait. Je n'étais pas né, je n'existais ])as encore. Qu'en savons-nous? N'y aurait-il pas, dans Tidée que nous nous tai- sons de l'hérédité, une erreur londamen- tale? A l'un des bouts du fléau do la balance (pie nous accusons d'injustice, pend l'iïéré- dité; mais à l'autre bout pèse autre chose dont on n'a jamais lenu com.pte, car elle n'a pas encore de nom, qui est le contraire de l'hérédité, qui plonge dans l'avenir au lieu de sortir du passé et qu'on pourrait appeler la préexistence ou la prénatalité.

De même que nos. morts vivent toujours <m nous, nous vivons déjà dans nos morts. Il n'y a aucune raison de croire cjne l'avenir, ([ui est plein de vie, soit moins actii' et moins puissant que le passé qui est plein de morts. Au lieu de le descendre, ne faudrait-il pas re- monter le cours des ans pour retrouver la source de nos actes? Nous ignoirojQs de quelle laçon ceux qui, jusqu'aux àernières gêné-

L'HÉRÉDITÉ ET (.A PRÉEXISTENCE 207

rations, naîtront de nous, vivent déjà en nous; mais il est certain qu'ils y vivent. Quel que soit, d'ans la suite des âges, le nombre de nos descendants, quelles^ que soient les transfor- mations que leur fassent subir les éléments, les climats, les terroirs et les siècles, ils gar- deront intacts, à travers toutes les vicissi- tudes, le principe de vie qu'ils ont tiré de nous. Ils ne Font pas pris ailleurs ou ne seraient pas ce qu'ils sont. Ils sont réellement sortis de nous; et s'ils en sont sortis, c'est que d'abord ils s'y trouvaient. Que faisaient donc en nous «es innombrables vies accumulées? Est-il permis de prétendre qu'elles y demeuraient absolu- ment inactives? Quelles étaient leurs fonc- tions, leur puissance? Qu'est-ce qui les sépa- rait de nous? commencions-nous, finis- saient-elles? A quel point se mêlaient aux nôtres leurs pensées et leur volonté?

Elles n'avaient pas encore de cerveau, direz vous, comment pouvaient-elles penser et agir

208 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

eu nous? II est vrai, mais elles avaient le notre. Les morts sont également privés de cerveau; néanmoins personne ne conteste qu'ils continuent de penser et d'agir en nous. C.e cerveau dont nous sommes si fier, n'est pas la source, mais le condensateur de la pensée et de la volonté. Comme la bouteille de Leyde ou la bobine de Rhumkorfî, il n'existe et ne s'anime que durant le temps qii'y passe ou qu'y réside le fluide électrique de la vie. Il ne produit pas ce fluide, il le re- cueille; ce qui importe, ce n'est point ses cir- convolutions, comparables aux fils d'une bo- bine d'induction, mais la vie qui le parcourt; et que peut être cette vie, sinon le total de toutes les existences que nous accumulons en nous, qui ne s'éteignent pas à notre mort, commencent avant notre naissance et nous prolongent, en avant et en arrière, dans l'in- fini (lu temps?

On a parfois, dans des études ou des ro-

L'HEREDITE ET LA PREEXISTENCE 20'J

mans, essayé de mettre en scène ces vies di- verses que nous hébergeons; et chacun de nous, s'il s'interroge sincèrement et profondé- ment, découvrira en soi deux ou trois types très nets, qui n'ont de commun que le corps ils séjournent, ne s'entendent guère entre eux, luttent sans cesse pour avoir le dessus et s'arrangent comme ils peuvent afin d'aller jusqu'au bout d'une existence dont l'ensemble forme notre moi. Ce moi sera bon ou mauvais, remarquable ou insignifiant, plus ou moins égoïste ou généreux, inquiet ou tranquillf, pacifique ou belliqueux, héroïque ou pusil- lanime, hésitant ou décidé et entreprenant, sauvage ou raffiné, fourbe ou loyal, actif ou paresseux, chaste ou lubrique, modeste ou vaniteux, fier ou obséquieux, inégal ou cons- tant, selon l'autorité que saura prendre sur les autres le type qui s'emparera des meil- leures positions du cœur ou du cerveau. Mais

même dans l'existence en apparence la plus

18.

210 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

stable, la plus une, la mieux équilibrée, cette autorité ne sera jamais incontestée ni défi- nitive. Le type dominant se verra toujours discuté, attaqué, inquiété, circonvenu, har- celé, contrarié, sollicité, trompé, trahi et par- fois sournoisement détrôné par un des types rivaux ou subalternes, dont il ne se méfiait pas ou qu'il ne surveillait plus assez étroite- ment. 11 y a des coalitions inattendues, des compromis bizarres, des défections regret- tables, des compétitions, des intrigues inces- santes, de véritables coiips d'état, notam- ment aux âges critiques et à chaque événe- ment important ; et toute cette tragédie intime et prodigieuse ne s'arrête un moment qu'à l'inst-ant de la mort.

Mais encore une lois, pourquoi chercher uniquement dans le passé et parmi les an- cêtres, les acteurs de ce drame qui est le drame humain par excellence? Qu'est-ce qui nous permet de supposer que les morts seuls

L'HÉRÉDITÉ ET LA PRÉEXISTENCE 211

y tiennent tous les rôles? Pourquoi ceux dont nous sommes sortis auraient-ils plus d'in- fluence que ceux qui sortiront de nous? Les premiers sont loin de notre corps, d'inson- dables mystères les en séparent, et leur sur- vivance peut être mise en doute; les autres habitent notre chair et leur existence ne sau- rait être cointestée. Nous venons de voir qi;e l'argument que l'on tire de l'absence de tout cerveau n'est pas invincible. Mais, ajou- tera-t-on peut-être, comment voulez-vous que, n'ayant pas encore vécu, ils puissent avoir des habitudes, des vertus et des vices, des préférences et une expérience, en un mot, tout ce qui constitue un caractère et ne s'ac- quiert qu'au contact de la vie? Mais la même objection, dans la plupart des cas, pourrait être faite au sujet des ancêtres. En général, quand nous sommes sortis d'eux, ils étaient encore jeunes, ils n'étaient pas encore ce qu'ils sont devenus et ce que nous devenons d'après

-21-2 LES SENTIEBS DANS LA MONTAGNE

eux. Ils n'avaient pas encore pris les habi- tudes, la manière de penser ou de sentir, cultivé les vertus ou les vices c[ue nous repro- duisons. Le petit bourgeois maniaque, éco- nome, circonspect et mesquin que nous sen- tons en nous, était peut-être encore un jeune homme prodigue, ardent et inconsidéré; le débauché était peut-être chaste, le voleur n'avait jamais volé et l'assassin pouvait avoir horreur du sang. Tout est à peu près égale- ment immatériel, et virtuel dans les deux cas; il ne s'agit ici que de tendances et de torces amorphes auxquelles le cerveau que nous tenons des uns, que nous passons aux. autres, donne une forme.

Il est donc fort possible que le petit bour- geois, le débauché, le voleur ou l'assassin, loin d'être morts, ne soient pas encore nés et prennent une part aussi active que nos an- cêtres aux agitations et parfois à la direction de notre vie. C'est ne qu'ont toujours près-

L'HEREDITE ET LA PREEXISTENCE 213

senti ou révélé, le tenant peut-être d'une source inconnue et plus haute, les religions les plus anciennes et les plus vénérables de Fhu- manité, dont le christianisme et son dogme du péché originel ne sont qu'une réplique incom- plète. Aujourd'hui encore, plus de six cents millions d'hommes croient à la préexistence des âmes, aux vies successives et à la réincar- nation. Aux yeux de ces religions, le petit bourgeois qui nous procréa, il y a plusieurs» siècles, est le même qui, un peu moins mes- quin, un peu moins borné, amélioré par sa vie antérieure et le passage à travers les mys- tères de la mort, attend en nous le moment de renaître et, en l'attendant, se mêle à nos instincts, à nos sentiments, à nos pensées. Il n'y attend pas seul; il ri'est qu'une vie dans la foule des vies qui nous ont précédés et vien- nent revivre en nous; et toutes ces vies passées et futures forment l'ensemble de la nôtre. Nous ne discuterons pas ici cette doctrine

214 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

des existences suoeessives et de la rémoar- iiation expiatrice et pnTificatrice, qui est V ex- plication la plus haute et, jusqu'à ce jour, la seule acceptable qu'on ait trouvée aux injiis- tiices de la nature. En l'état présent de nos Gonnaissances, elle ne peut être qu'une hypo- thèse magnifique ou une affirmation qu'il est impossible de prouver. Ne quittons pas le terrain incontestable se trouvent l'héré- dité^ et la préexistence. L'hérédité est un fait acquis, une vérité expérimentale, la préexistence est une nécessité logique. On ne' saurait, en effet, coiïcevoir que ce qui naîtra de nous, déjà n'existe pas en nous, en fait, en principe, en^ germe, en essence ou en p-uissaîice; et, dès lors qu'il existe d'une façon probablement plus spirituelle que matérielle, il est bien moins surprenant qu'il porte plus ou moins la responsabilité de pensées et d'actes auxquels il ne saurait être entièrement étranger.

L'HÉRÉDITÉ ET LA PRÉEXlSTEiNGE 2IÔ

En. tout cas, Thépédité incontestable et la préexistence néces>saire nous rappellent une lois de plus que chacun de nous n'est pas un être unique, isolé, permanent, hermétique- ment clos, indépendant des autres et séparé de tout dans l'espace et le temps, mais un vase poreux, plongé dans l'infini, une sorte de carrefour se croisent toutes les routes dn passé, du présent et de l'avenir, une auberge au bord des chemins éternels, se réunissent, pour y passer quelques jours, toutes les vies qui forment notre vie. Nous nous croyon'^ morts quand elles quittent Taubergc, et nous nous imaginons qu'elles périssent aussi. Il est plus vraisemblable qu'il n'en est rien. Elles abandonnent simplement l'hôtellerie déla- brée pour s'installer dans une maison nou- velle et plus habitable. Elles y emportent leurs créances et leurs dettes, y emménagent leurs habitudes, leurs instincts, leurs idées, leurs passions, leurs mérites, leurs fautes,

216 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

leurs acquisitions et leurs souvenirs. La mai- son est changée, mais les hôtes sont les mêmes et l'existence d'autrefois reprendra son cours dans la demeure nouvelle, peut-être un peu plus haute, peut-être un peu plus belle, peut- être un peu plus claire...

XVI

LA GRANDE RÉVÉLATION

I

Nous désespérons de connaître jamaifs Torigine de l'univers, son but, ses lois, ses intentions, et nous finissons par douter qu'il en ait. Il serait plus sage de très humblement nous dire que nous ne sommes pas à même de les concevoir. Il est probable que s'il nous livrait demain la clef de son énigme, nous serions, autant qu'un chien à qui l'on montre la clef d'une horloge, incapable d'en com- prendre l'usage. En nous révélant son grand

secret, il ne nous apprendrait presque rien, ou

19

218 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

(In moins cette révélation n'aurait qu'une influence insignifiante sur notre vie, notre l^onheur,- notre morale, nos efforts et nos es- pérances. Elle planerait à de telles hauteurs que personne ne l'apercevrait; tout au plus débarrasserait-elle le ciel de nos illusions reli- gieuses, ne laissant, à place qu'elles y occu- paient, que le vide infini de Vétlier.

Il n'est pas dit, du reste, que nous ne pos- sédions pas cette révélation. Il est fort, pos- sible que les religions de peuples disparus. Lémures, Atlantes et beaucoup d'autres, l'aient connue; et que nous en retrouvions les débris dans les traditions ésotériques par- venues jusqu'à nous. Il ne faut pas oublier, en effet, qu'à côté de l'histoire extérieure et scientifique, existe une histoire secrète de l'humanité qui tire sa substance de légendes, de mythes, d'hiéroglyphes, de monuments étranges, d'écrits mystérieux, du sens caché

LA GRANDE RÉVÉLATION 219

des livres primitifs. 11 est certain que si l'ima- gination des interprètes de cette histoire oc- culte est souvent hasardeuse, tout ce qu'ils alfirment n'est pas à dédaigner et mériterait d'être un jour examiné plus sérieusement qu'on ne Ta fait jusqu'ici.

L'essentiel de cette révélation ésotérique est fort bien résumé par M. Marc Saunier, disciple de Fabre d'Olivet et de Saint- Yves d'Alveydre, dans son livre : la Légende des Stjinboles. « Les Initiés, dit-il, ont toujours considéré chaque continent comme un être soumis aux mêmes lois que l'homme. Pour eux, les minéraux en constituent l'ossature, la flore, la chair, la faune, les cellules ner- veuses, et les races humaines, la substance grise du cerveau. Ce continent ne serait lui- même qu'un organe de la terre dont chaque homme serait une cellule pensante, et dont la totalisation des pensées humaines exprime- rait la pensée. La terre elle-même ne serait

220 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

qu'un organe du système solaire considéré à son tour comme individu, et notre système solaire ne serait lui aussi qu'un organe d'un autre être de l'infini, dont l'étoile Alpha du Bélier manifesterait le cœur. Et enlin, par une dernière synthèse, on arrive au Cosmos qui exprime la totalisation générale de tout, en un être dont le corps est le monde, et la pensée, l'intelligence universelle, divinisée par les religions. «

Le fond de leur doctrine est nettement évo- lutionniste. Chaque continent n'a fait que transformer à son heure, et vSelon son idéal, les germes issus des terres hyperboréennes, et l'homme n'est que le résultat d'une évolution animale. Ils l'empruntent d'ailleurs presque totalement aux Hindous et précèdent ainsi do plusieurs milliers d'années les dernières iiyi)o- thèses de notre science actuelle.

LA GRANDE REVELATION 221

Mais, sans nous attarder dans ces sables mouvants, allons directement aux sources claires et sûres. Nous possédons, en eiïet. dans les livres sacrés et secrets de F Inde, dont nous ne connaissons d'ailleurs qu'une infime partie, une cosmogonie qu'aucune pensée eu- ropéenne n'a jamais dépassée. Il ne serait pas juste de dire que du premier coup elle attei- gnit les dernières limites l'intelligence de l'homme puisse se hasarder sans se dissoudre dans l'infini, car elle est l'œuvre de siècles dont nous ne savons pas le nombre; mais il est incontestable qu'elle précède toutes les autres, que sa naissance est antérieure à tout ce que nous connaissons, et qu'à l'origine de tout, elle est allée au delà de tout ce que nous avons appris et de tout ce que nous pouvons imaginer de plus grand.

La première, par exemple, bien avant nos

temps h]i5toriques, elle a su nous donnerune

19.

-2-2-2 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

idée concrète et vertigineuse de Tinfini du temps. Le livre de Manon nous apprend que douze mille années des mortels ne repré- sentent pour les dieux qu'un jour et une nuit ; leur année composée de trois cent soixante jours compte donc quatre millions trois cent mille ans. Mille années des dieux ne forment à leur tour qu'un seul jour de Brahma, c'est- à-dire quatre milliards trois cent vingt mil- lions d'années humaines, représentant la vie totale de notre glohe; et la nuit de Brahma est d'égale durée. Trois cent soixante de ces jours et nuits font une année de ce dieu, et cent de ces années constituent une de ses vies, c'est-à-dire la durée de l'univers représentée par le chiffre formidable de trois cent onze mille et quarante milliards d'années. Après quoi, il recommence une autre vie. En ce mo- ment, nous n'avons pas encore atteint le midi du jour actuel de Brahma, ni la moitié de la vie de notre ^lobe terrestre.

LA GRANDE REVELATION 223

Pour compléter cette esquisse de l'immense chronologie védique, je continue de me servir des notes que veut bien me confier mon fil- leul de guerre qui possède à fond cette science trop négligée. On verra du reste que chronologie et cosmogonie sont ici intime- ment liées.

(( La journée de Brahma (quatre milliards trois cent vingt millions d'années) se décom- pose en quatorze vies de Manou, dont sept Manvantaras et sept Pralayas alternatifs. Le mot Manvantara veut dire intervalle entre deux Manous : l'un de ceux-ci apparaît à l'aurore et l'autre au crépuscule de cette pé- riode d'activité terrestre. Le Manou matinal donne son nom au Manvantara^ et le Manou vespéral préside au Pralaya, c'est-à-dire à la période de dissolution, ou de statu quo né- gatif, mort, sommeil ou inertie selon le cas, qui sépare deux vagues de vie.

« L'évolution universelle est une chaîne

224 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

i^ans commencement ni fin dont chaque an- neau apparaît et disparaît tour à tour dans notre champ de conscience. Brahma hù- même ne meurt que pour renaître. Mais pour le souverain des mondes comme pour un astre quelconque ou pour le dernier des êtres organiques, il n'y a de mort et de dissolution qu'au point de vue individuel. L'obscurité est la rançon de la lumière, le soir compense le matin, la vieillesse est le prix de la jeunesse et la mort le revers de la vie. En réalité ce- pendant, toute évolution est continuelle en même temps que discontinue; les Manvan- taras et Pralayas sont à la fois simultanés et successifs; chaque vie individuelle est engen- drée par son double élémental et engendre son double révsidual. Tout déclin de vie dans un lieu donné coïncide avec une croissance d'être dans un lieu correspondant et se pour- suit par une renaissance en im lieu nouveaii. Au fond, il n'y a pas de vie individuelle. Nous

LA GRANDE REVELATION 225

sommes à la fois npus-même et un autre, noiis-même et plusieurs autres, nous-même et tous les autres, nous-même et Tunivers, nous-même et l'infini.

c( L'évolution de notre globe terrestre est un cycle infinitésimal de cette évolution uni- verselle, correspondant seulement à un jour et une nuit de Brahma et se divise en qua- torze cycles composés chacun d'un Manvan- iira et d'un Pralaya. Le cycle de l'évolution organique sur notre globe solidifié représente une seule de ces subdivisions, c'est-à-dire que le rayon de la sphère organique n'est qu'un quatorzième du rayon de la sphère minérale. L'évolution minérale est évidemment con- tinue, de la formation à la dissolution du globe. Si, entre les périodes d'activité géolo- giques, il existe un Pralaya quelconque, celui-ci, en dépit de l'étymologie du mot, doit être, non pas une dissolution parfaitement inconcevable au point de vue logique et

226 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

scientifique, mais une période d'inertie ou de ralentissement, dont l'hypothèse est très ad- missible, et dont les périodes glaciaires sur- venues au cours même du Marwantara actuel nous offrent un exemple. Dans les cycles an- térieurs de Manou, la terre a passé succes- sivement par les divers états de condensation que la science considère comme ignés et qui correspondent à l'évolution élémentaire, éthé- rée, gazeuse et liquide. Pendant ces longues périodes, la vie actuelle existait en poten- tialité dans l'âine de la terre et en réalité sur d'autres globes que le nôtre. »

Mais ne poussons pas plus loin cette es- quisse dont la complication deviendrait inex- tricable. Rappelons simplement cette magni- fique doctrine de la réincarnation qui, à toutes les questions du juste et de l'injuste, immortelle torture des mortels, est la ré- ponse la plus ancienne, la seule décisive et sans doute la plus plausible; et son corol-

LA GRANDE REVELATION 227

laire, cette loi du Karma comme le dit si bien mon filleul, « la plus admirable des de- couvertes morales : elle représente la liberté abstraite, et suffit à affranchir la volonté hu- maine de tout être supérieur ou même infini. Nous sommes nos propres créateurs et les seuls maîtres de notre destin; nul autre que nous-même ne nous récompense ou ne nous punit; il n'y a pas de péché, mais seulement des conséquences; il n'y a pas de morale, mais seulement des responsabilités. Or, le Bouddha enseignait qu'en A-^ertu même de cette loi souveraine, l'individu doit renaître pour moissonner ce qu'il a semé : cette cer- titude de renaissance suffisait à neutraliser r horreur de la mort. »

Tout cela n'est-il qu'imaginaire, rêves de cerveaux plus ardents que les nôtres, hallu- cinations d'ascètes qu'étourdissent le jeune et l'immobilité ou échos de traditions immé-

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trop haut. ••Il»; nr* dcrtCiMidra pas jusqu'ù nous. »'llf' iM' nous to»n;h«'ra j)oiiil. nous /loiis pci (irons en son iinin«'nHité, ttl, au fond, Harhant tout, nouK ûe mrouA ni j)lu» heun'ux ni plus savants que lorsqu»* n<jus ih* savions rim.

\»' pas savoir <•«• qu'il fst v«.*nu fain* sur <<lt<' t»'rn', voilà le ^rand «'t retenu! tour int-nt de Dioinrne. Or, il faut f)ii'n h»* dir<* qu«- la vérité vraie de l'univers, si nous l'appr»- Bons quelque' jour, sera ])roi)al)l«'nient asi*i'y, siiublahle à l'un** ou l'autn; de ces révéla fions qui, ayant l'air «le nous appr^ndri* toiM. !»•• nous apprenn«'nt ri«*n. Kll«* aura du nioins le mém»' «ara* tère iniiuniain. Il faudra bi<'n qu'elle soit aussi illimitée dans l'espace et le l«'mps, aussi abyssale, aussi étrangère à nos sons et à notre cerveau. Plus la révélation s. la irimi. ii'^« <'l haut»', plus elle aura chau* f

Î2'28 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

jiioriales laissées par d'autres races ou des êtres antérieurs à l'homme et plus spirituels? 11 est impossible de s'en rendre compte, mais quelle qu'en soit l'origine, il est certain que le monument, dont nous n'avons entrevu qu'un angle de la base, est prodigieux et n'a pas l'air humain. Tout ce qu'on peut dire,, c'est que nos sciences modernes, notamment l'archéologie, la géologie et la biologie, con- firment plus qu'elles n'infirment Tune ou l'autre de ces révélations.

Mais n'(>st pas, pour Tiustant, la ques- tion. Admettons que Fune d'elles, celle des- livres sacrés de l'Inde, par exemple, soit vraie, incontestable et scientifiquement établie par nos recherches, ou qu'une communication in- terplanétaire ou une déclaration d'un être snrhumain ne permette plus de douter de son authenticité : quelle influence une telle révé- lation aura-1-elle sur notre vie? Qu'y trans-

LA GRANDE REVELATION 2^29

lormera-t-elle, quel élément nouveau appor- tera-t-elle à noire morale, à notre bonheur? Sans doute fort peu de chose. Elle passera trop haut, elle ne descendra pas jusqu'à nous, elle ne nous touchera point, nous nous per- drons en son immensité, et, au fond, sachant tout, nous ne serons ni plus heureux ni plus savants que lorsque nous ne savions rien.

Ne pas savoir ce qu'il est venu faire sur cette terre, voilà le grand et Féternel tour- ment de l'homme. Or, il faut bien se dire que la vérité vraie de l'univers, si nous l'appre- nons quelque jour, sera probablement assez semblable à l'une ou l'autre de ces révéla- tions qui, ayant l'air de nous apprendre tout, ne nous apprennent rien. Elle aura du moins le même caractère inhumain. Il faudra bien qu'elle soit aussi illimitée dans l'espace et le temps, aussi abyssale, aussi étrangère à nos sens et à notre cerveau. Plus la révélation sera immense et haute, plus elle aura chance

20

"230 LES SEiNTlERS DANS LA MONTAGNE

d'être vraie; mais plus aussi elle s'éloignera de nous, moins elle nous intéressera. Nous ne pouvons guère espérer de sortir de ce dilemme décourageant : les révélations, les explica- tions ou les interprétations trop petites ne nous satisferont point parce que nous les pressentirons insuffisantes, et celles qui se- ront trop grandes passeront trop loin de nous pour nous atteindre.

II

11 serait cependant souhaitable que celle révélation des livres sacrés de Tlnde fût au- tlientique et que notre science encore si étroite, si petite, si timide et si incohérente, confirmât peu à peu, comme du reste elle le fait chaque jour à son insu, certains points

LA GRANDE REVELATION ^231

épars dans rimmensité sans bornes de cette immémoriale vérité.

Elle aurait en tout cas, même si elle ne parvenait pas à nous atteindre directement, l'avantage d'élargir à l'infmi notre horizon plus borné qu'on ne croit; de jalonner cet in- fini de repères magnifiques, de l'animer, de le peupler, de lui donner d'admirables vi- sages, de le rendre vivant, sensible et presque' compréhensible.

Nous savons tous que nous vivons dans l'infini; mais cet infini pour nous n'est qu'un mot sec et nu, un vide noir et inhabitable, une abstraction sans forme, une expression morte que notre imagination ne ranime un moment qu'au prix d'un effort fatigant, soli- taire, inhabile, inassisté, ingrat et infruc- tueux. En fait, nous nous tenons cantonnés dans notre monde terrestre et dans nos petits temps historiques, et tout au plus levons- nous parfois les yeux- vers les planètes de

i3-2 [.ES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

notre système solaire et poussons-nous notre pensée, d'avance découragée, jusqu'aux épo-" ques nébuleuses qui précédèrent Tarrivée de riiomme sur notre globe. De plus en plus, dé- libérément, nous tournons sur nous-mt''mes toute l'activité de notre intelligence et, par une regrettable illusion d'optique, plus elle rétrécit son champ d'action, plus nous croyons qu'elle l'approfondit. Nos penseurs et nos phi- losophes, de crainte de s'égarer comme leurs prédécesseurs, ne s'intéressent plus qu'aux aspects, aux problèmes, aux secrets les moins rontestables; mais s'ils sont les moins contes- tables, ils sont aussi les moins hauts, et l'homme, en tant qu'animal terrestre, devient le seul objet de leurs études. Les savants, d'autre part, accumulent de petits faits, de petites oJ)servations sous lesquelles ils étouf- fent et qu'ils n'osent plus soulever ou entr'ou- vrir pour y faire circuler l'air d'une; loi géné- rale ou d'une hypothèse salutaire, tant celles

LA GRANDE REVELATION -233

qu'ils hasardèrent jusqu'à ce jour furent suc- cessivement et pitoyablement démenties ou bafouées par l'expérience.

Néanmoins, ils ont raison d'agir comme ils font et de continuer leurs investigations, selon leurs étroites et sévères méthodes; mais il est permis de constater que plus ils croient s'ap- procher d'une vérité qui fuit, plus aug- mentent leurs incertitudes et leur désarroi, plus les assises sur lesquelles ils fondaient leur confiance leur semblent précaires, ima- ginaires et insuffisantes, et mieux ils se ren- dent compte de l'incommensurable distance qui les Répare encore du moindre secret de la vie. « Il semble, comme l'a prophétisé l'un des plus illustres d'entre eux, le physicien anglais sir William Grove, que le jour ap- proche rapidement l'on confessera que les forces que nous connaissons ne sont que les manifestations phénoménales de réalités au

sujet desquelles nous ne savons rien, mais que

20.

231 LES SENTIERS DANS LV MONTAGNE

le« anciens connaissaient et auxquelles ils vouaient un culte. »

III

Voilà, en effet, ce qu'on ne peut s'empê- cher de penser quand on étudie quelque peu cette révélation primitive, la sagesse d'au- trefois et ce qui en a découlé. L'homme a su plus qu'il ne sait. Il ignorait peut-être l'énorme masse de petits détails que nous avons ob- servés et classés et qui nous ont permis de domestiquer certaines forces dont il ne son- geait pas à tirer parti; mais il est probable qu'il en connaissait mieux que nous la na- ture, l'essence, et l'origine.

La haute civilisation de l'humanité que l'histoire, en tâtonnant, reporte à cinq ou six mille ans avant Jésus-Christ, est peut-être beauco\ip plus ancienne, et sans admettre,

LA GRANDE RÉVÉLATION ^235

comme on l'a affirmé, que les Égyptiens aient conservé des archives astronomiques du- rant une période de six cent trente mille ans, on peut considérer comme établi que leurs observations embrassaient deux cycles de précession, deux années sidérales, soit cin- quante et un mille sept cent trente-six ans. Or, eux-mêmes n'étaient pas des initiateurs, mais des initiés, et tiraient tout ce qu'ils sa- vaient d'une source plus ancienne. Il en est de même des Juifs, en ce qui concerne leurs livres primitifs et leur Kabbale; et des Grecs, parmi lesquels tous ceux qui réellement nous apprirent quelque chose sur l'origine, et la constitution de l'univers et de ses éléments, sur la nature de la divinité, de la matière et de l'esprit, tels qu'Orphée, Hésiode, Pytha- gore, Anaxagore. Platoa et les Néo-Plato- niciens, étaient également des initiés^ c'est- à-dire des hommes qui, ayant passé par l'Egypte ou par Tlnde, avaient puisé à la

-236 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

même source unique et immémoriale. Nos religions préhistoriques, Scandinaves ou ger- maniques et le druidisme celte, celles de la Chine et du Japon, du Mexique et du Pérou, malgré de nombreuses déformations, en dé- rivaient pareillement; de même que notre grande métaphysique occidentale, d'avant le matérialisme actuel, dont la vue est un peu basse, notamment les métaphysiques de Leib- nitz. de Kant, de Schelling, de Fichte, de Hegel, s'en rapprochent et s'y abreuvent pbis ou moins à leur insu.

Il est donc certain que par les Grecs, par la Bible, par le Christianisme qui en est un der- nier écho, car l'auteur de V Apocalypse et saint Paul étaient des initiés, nous sommes tout imprégnés de cette révélation, qu'il n'y en a pas, qu'il n'y en eut jamais d'autre, qu'elle est la grande révélation humaine ou surhumaine, et que par conséquen' il serait

LA GRANDE RÉVÉLATION 231

juste et salutaire de l'étudier plus attentive- ment et plus profondément qu'on ne Ta fait jusqu'à ce jour.

IV

est la source de cette révélation? Nous la situons en Orient parce que c'est dans les livres sacrés de l'Inde que se trouve presque tout ce que nous en connaissons. Mais il est à peu près certain qu'elle est d'origine occi- dentale ou plutôt hyperboréenne et remonte à ces merveilleux peuples disparus, les Atlantes, dont les dernières colonies Proto- sythes florissaient il y a plus de onze mille ans et dont l'existence n'est plus niable.

On n'a pas oublié la page célèbre de Pla- ton : Un jour que Solon s'entretenait avec les prêtres de Sais sur l'histoire des temps reculés, l'un d'eux lui dit : « O Solon, vous

!238 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

autres Grecs, vous êtes toujours enfauts. Il n'en est pas un seul parmi vous qui ne soit novice dans la science de Tantiquité. Vous ignorez ce que fit la génération de héros dont vous êtes la faible postérité... Ce que je vais vous raconter remonte à neuf mille ans.

« Nos fastes rapportent que votre pays a résisté aux efforts d'une puissance formidable qui, sortie de la mer Atlantique, avait en- vahi une grande partie de l'Europe; car, pour lors, cette mer était navigable. Près de ses bords était une île, vis-à-vis de l'embou- chure que vous nommez les colonnes d'Her- cule. On dit que de cette île, plus étendue que la Lydie et que l'Asie, il était fadle de se rendre sur le continent.

« Dans cette Atlantide, il y avait des rois célèbres par leur puissance qui s'étendait sur les îles adjacentes et sur une partie du con- tinent. Ils régnaient, outre cela, d'un côté snr la Lydie jusqu'à l'Egypie, et du côté de

LA GRANDE RÉVÉLATION 239

TEurope jusqu'à la T^Trhenie... Mais il sur- vint- des tremblements de terre et des inon- dations; et dans l'espace de vingt-quatre heures, l'Atlantide disparut. »

Ce passage du Timée est la première lueur que rhistoire proprement dite ait projetée sur l'immense chaos des temps antédilu- viens. Les recherches et les découvertes mo- dernes l'ont confirmé point par point. Comme le dit Roisel, qui a consacré aux Atlantes un livre remarquable, moins connu que ceux de Scott Elliot et de Rudolf Steiner, et qui ne permet plus le moindre doute, « il est prouvé que bien avant les siècles historiques, les Atlantes avaient acquis une science mer- veilleuse dont l'humanité commence à peine à reconstituer les éléments et dont les puis- santes épaves se retrouvent dans les Gaules, l'Egypte, la Perse, les Indes et la partie cen- trale du continent américain. Plus de dix mille ans avant notre ère, ils connaissaient la

2i0 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

précession des équinoxes, les modifications si lentes que plusieurs astres éprouvent dans leur cours et les mille secrets de la nature. Ils avaient des procédés dont l'industrie mo- derne n'a pas encore pénétré les mystères ».

Il ressort de ces études que l'humanité n'éprouva jamais désastre comparable à la disparition de l'Atlantide. Il lui faudra peut- être des milliers d'années pour réparer cette perte et remonter au niveau d'une civilisation qui avait sur l'origine et les mouvements de l'univers, sur l'énergie de la matière, sur les forces inconnues de ce monde et des autres, sur la vie d'outre-tombe, sur l'organisation sociale et l'économie politique, comparables à celle des abeilles, des certitiuies dont nous glanons péniblement les débris dispersés. Rien ne prouverait mieux l'inutilité de relTort de l'homme que cette perte inégalée, si Ton ne s'efforçait d'espérer malgré tout.

Peuple de métallurgistes prodigieux ({iii

LA GRANDE P.EVELATION '2tl

avaient découvert la trempe du cuivre que nous cherchons encore, peuple d'ingénieurs fabuleux dont la géométrie, au dire du pro- fesseur Smyth, commençait fmit celle d'Euclide, ils soulevaient et transportaient à d'énormes distances, par des moyens mys- térieux, des rochers de quinze cents tonnes et semaient par le monde ces fantastiques pierres mouvantes, appelées « pierres folles , " pierres de vérité -, blocs de cinq cent mille kilos, si habilement couchées sur un de leurs angles qu'un enfant peut les mouvoir du doigt, tandis que la poussée de deux cents hommes serait incapable de les renverser et qui, géologiquement, n'appartiennent ja- mais au sol sur lequel elles se trouvent. Peuple d'explorateurs qui avaient parcouru et colonisé toute la surface de la terre, peuple de savants, de calculateurs, d'astronomes; ils semblent avoir été avant tout des ratio- nalistes et des logiciens implacables, au cer-

21

-21-2 LES SE.NTIEHS DANS LA MONTAGNE

veau pour ainsi dire métallique, dont les lobes latéraux étaient beaucoup plus déve- loppés que les nôtres. Ils n'appliquaient leurs aptitudes incomparables qu'à l'étude des sciences exactes; et le seul but de leurs el- lorts était la conquête du vrai. Mais l'étude de l'invisible, et de l'infini, sous leurs puis- sants regards devient elle-même une science exacte; et l'idée mère de leur cosmogonie, en vertu de .laquelle tout sort de l'océan de la matière cosmique ou des flots sans limites de réternel éther pour y rentrer bientôt et pour en ressortir, défigurée et surchargée de my- thes innombrables par l'imagination de leurs descendants ou de leurs colons dégénérés, est à la base de toutes les religions; et il est peu probable que l'homme en découvre ja- mais une qui la vaille et la puisse remplacer.

LA GRANDE HEVÉLATlOPs 243

V

C'est dans les livres sacrés de Tlnde que nous trouvons les traces les plus sûres et les plus abondantes de cettje cosmogonie ou de cette révélation.

Il y a moins d'un siècle, on ignorait à pou près totalement l'existence de ces livres. Leurs interprètes ont pris deux routes différentes. D'un côté, des savants, qu'on pourrait appeler officiels, ont donné la traduction d'un cer- tain nombre de textes qu'on pourrait égale- ment qualifier d'officiels, textes qu'ils ne comprennent pas toujours et que leurs lec- teurs comprennent en?.ore moins. De l'autre, des initiés ou soi-disant tels, avec le concours d'adeptes d'une fraternité occulte, ont pro- posé, de ces mêmes textes ou d'autres plus secrets, une interprétation nouvelle et plus

214 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

impressionnante. Ils inspirent encore, à tort ou à raison, quelque méfiance. On doit ad- mettre r authenticité et l'antiquité de cer- taines traditions, de certains écrits primitifs et essentiels, bien qu'il soit impossible de leur assigner une date approximative, tant ils se perdent dans les brumes de préhistoire. Mais ils sont à peu près incompréhensibles sans clefs et sans commentaires, et c'est ici que commencent les doutes et les hésita- tions. Un grand nombre de ces commentaires sont également très anciens et, à leur tour, ont besoin de clefs, d'autres paraissent plus récents, d'autres enfin semblent contempo- rains et le départ est souvent mals^isé entre <e qui se trouve en puissance dans l'original et ce que les interprètes croient y trouver ou y ajoutent plus ou moins volontairement. Or, le plus frappant, le plus grandiose et, en tout cas, le plus clair de la doctrine réside souvent dans les commentaires.

LA GRANDE RÉVÉLATION 245

Il y a ensuite, comme je viens de le dire, la question des clefs, intimement liée à la précédente. Ces clefs sont plus ou moins ma- niables, s'imposent plus ou moins, paraissent parfois chimériques ou arbitraires, ne sont li- vrées qu'avec d'étranges précautions, une à une et parcimonieusement, et peuvent ou- vrir plusieurs sens superposés. Et tout cela s'accompagne de réticences bizarres, de se- crets soi-disant dangereux ou terribles, re- tenus au moment décisif, de révélations qu'on prétend incommunicables avant bien des siè- cles. Des portes qu'on allait franchir se re- ferment brusquement à l'instant qu'on en- trevoyait enfin un horizon longtemps promis, et derrière chacune d'elles se cache un initié suprême, un ]\Iaître encore vivant, gardien ?acré de^derniers arcanes, qui sait tout mais ne veut ou ne peut rien dire.

Xotez, en outre, qu'une foule d'illuminés plus ou moins intelligents, de jeunes filles et

21.

2 if) LES SENTIERS DANS LA JIONTAGNE

de vieilles dames déséquilibrées, de naïfs qui adoptent d'emblée et aveuglément ce qu'ils ne comprennent pas, de mécontents, de ratés, de vaniteux, de roublards qui pèchent en eau trouble, en un mot la tourbe habituelle et suspecte qui s'agglomère autour de toute doctrine, de toute science, de tout phéno- mène un peu mystérieux, a discrédité ces premières interprétations ésotériques, dont la source même n'est pas très claire. Ajoutez enfin que l'incendie de la fameuse biblio- thèque d'Alexandrie, oîi s'était entassée toute la science de l'Orient, l'anéantissement, au xvi® siècle, sous le règne mongol d'Akbar, de milliers d'œuvres sanscrites, la destruc- tion systématique et impitoyable, surtout aux premiers siècles de l'Église et durant le Moyen Age, de tout ce qui se rapportait ou faisait allusion à cette révélation gênante et redoutée, nous ont enlevé nos meilleurs moyens de contrôle. Les adeptes, il est vrai.

LA GRANDE REVELATION 2i7

affirment, d'autre part, que les textes véri- tables, ainsi que les vieux commentaires qui seuls les rendent compréhensibles, existent encore dans des cryptes secrètes, dans des bibliothèques souterraines du Thibet ou de r Himalaya, aux livres plus innombrables que tous ceux que nous possédons en Occident, et qu'ils reparaîtront dans un âge plus éclairé. C'est possible, mais en attendant ils ne nous sont d'aucun secours.

VI

Quoi qu'il en soit, ce que nous avons suffit à troubler profondément, et le contrôle que permettent les fragments sauvés de l'anti- quité historique écarte absolument, quant aux éléments essentiels, tout soupçon de fraude ou de mystification plus ou moins ré- cente. Au surplus, une fraude ou une mvi-

2i8 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

tification de ce genre ne paraît guère possible et serait tellement géniale qu'il faudrait l'ad- mirer comme un phénomène presque égal à celui dont elle voudrait donner l'illusion, et convenir que jamais l'esprit de l'homme ne plongea plus avant dans l'infini du temps -et de l'espace, dans l'origine des choses et ne s'éleva à de pareilles hauteurs. Elle aurait profité, cette révélation, de tout l'acquis de la science et de la pensée d'aujourd'hui, qu'elle n'aurait pu, sur le rythme des éter- nités, sur le va-et-vient du toujours devenir, sur le cycle sans fin et les existences pério- diques du moi, sur la naissance, le mouve- ment et l'évolution des mondes, sur les souf- fles divins de l'intelligence qui les animent, sur Maya, l'éternelle illusion de l'ignorance, sur la lutte pour la vie, la sélection naturelle, le développement graduel et la transforma- tion des astres et des hommes, sur les fonc- tions et les énergies de l'éther, sur la justice

F.A GRANDE RÉVÉLATION 211»

immortelle et infaillible, sur l'activité. inter- moléculaire et fantastique de la matière, sur la nature de l'âme et sur l'existence de l'im- mense puissance innommable qui gouverne l'univers, en un mot sur toutes les énigmes qui nous assaillent et tous les mystères qui nous accablent, nous donner des hypothèses plus satisfaisantes, plus logiques, plus cohé- rentes, plus plausibles, plus synthétiques, plus dignes de l'infini qu'elles cherchent à embrasser et que bien squvent elles semblent étreindre.

Mais, hàtons-nous de le répéter, il ne sau- rait être sérieusement question de fraude, puisque les textes ou les traditions qu'on pourrait suspecter se trouvent corroborés par d'autres textes, les inscriptions sacrées de l'Egypte, par exemple, que mil ne songe à contester. Tout au plus, rencontrera-t-on quelques passages antidatés par le zèle im-

250 LES SENTIERS D.VNS LA MONTAG.NE

prudent d'adeptes ou de commentateurs, quelques interpolations qui ne font qu'en- guirlander les grandes lignes. Il s'agit bien, dans l'ensemble, d'une révélation' qui re- monte infiniment plus haut que tout ce que nous avons appelé la préhistofre, et dès lors il est légitime que notre étonnement n'ait plus de bornes.

VII

Fort bien, dira-t-on, cette interprétation de l'univers, cette anthropo-cosmogénèse est la plus haute, la plus vaste, la plus admi- rable, la plus inattaquable qu'on ait jamais conçue; elle déborde de toutes parts l'ima- gination et la pensée de l'homme; mais siu- quoi tout cela repose-t-il ? Il n'y a là, en fin de compte, que de magnifiques hypothèses aii- dacieusement travesties en affirmations ma-

LA GRANDE REVELATION 251

gistrales, péremptoires et dogmatiques, mais qui sont toutes invérifiables. C'est l'objection que j'ai faite moi-même, un peu hâtivement, dans un des premiers chapitres de la Mort. Il est, en effet, incontestable que nous ne connaîtrons pas de si tôt, que nous ne con- naîtrons peut-être jamais la vérité sur l'ori- o:ine et la fm de l'univers ni sur tous les autres problèmes que ces affirmations résolvent. Seulement, il est curieux de constater que la science, chaque jour, se rapproche, malgré elle, de l'une ou l'autre de ces affirmations, et qu'elle ne peut en écarter ou démentir au- cune, n y a telle étude du chimiste Crookes, par exemple, sur la genèse des éléments qui, à son insu, devient nettement occultiste, tandis que la découverte de la radio-activité de la matière reproduit exactement la théorie de tourbillons de l'initié- Anaxagore. Il en est de même, miUatis mutandis, du rôle attribué à l'éther, dernier et indispensable postulat de

2.V2 LES SENTIERS PANS LA MONTAGNE

nos savants. Il en est de même des fonctions souveraines et essentielles de certaines glandes minuscules dont la médecine moderne com- mence à peine à retrouver l'importance et qui recèlent probablement les secrets pri- mordiaux de la vie : la glande thyroïde qui préside à la croissance et à Tintelligence, la glande surrénale qui régente ce muscle in- conscient qu'est le cœur et la glande pinéale, la plus mystérieuse de toutes, qui nous met en rapport avec les mondes inconnus. Il en est encore de môme en astronomie oii l'insuf- fisance manifeste de nos soi-disant lois cos- miques, notamment celle de la gravitation et de la formation des nébuleuses, pose une foule de cfuestions auxquelles répond seule la cosmogonie orientale. Mais ceci demande- rait une longue étude que je ji'ai pas qua- lité pour entreprendre.

Au demeurant, rien ne nous oblige à ac- <-tîpter ces affirmations comme des dogmes.

LA GRANDE REVELATION 25'J

il ne s'agit pas ici d'une religion qui nous impose sa foi aveugle, son Credo quia ab- surdiim. Il nous est parfaitement loisible de les considérer comme de simples hypothèses, d'immenses, d'incomparables poèmes anté- diluviens, dont la genèse de Moïse n'est qu'un fragment défiguré. Mais, en tant qu'hypo- thèses ou poèmes, il faut convenir qu'elles sont prodigieuses, que nous n'avons rien de meilleur, rien de plus vraisemblable à leur opposer et, qu'étaat donnée leur antiquité indiscutable, leur origine préhistorique, elles semblent réellement surhumaines.

Faut-il admettre, comme le prétendent le? occultistes, qu'elles nous viennent d'êtres su- périeurs à l'homme, d'entités plus spiri- tuelles vivant dans des conditions inconnues, qui occupaient notre terre ou les planètes voisines, avant notre venue; d'une civilisa- tion lémuro-atlantéenne qui a laissé en la imémoire des peuples et sur le sol de notre

22

254 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

globe, dans ses monuments mégalithiques, des traces indélébiles? C'est fort possible, mais ici encore nous sommes libres d'atten.dre les confirmations de l'archéologie hindoue, égyptienne, chaldéenne, assyrienne et per- sane, qui, sur ce point, comme sur tant d'autres, n'a pas dit son dernier mot.

VIII

Je sais bien que cette révélation, comme apparemment toutes celles qu'on pourra faire dans la suite des temps, remonte et aboutit à l'inconnaissable, à l'insoluble mys- tère de la divinité, de l'être ou de l'existence, et forcément s'arrête net devant cet incon- naissable aussi impénétrable, aussi inatta- quable qu'une falaise de toutes parts infinie et formée d'un seul bloc de diamant noir. Il n'y a rien à faire, il n'y a qu'à s'arrêter; il

J

LA GRANDE REVELATION 255

n'y a pas à essayer de la tourner, de la prendre à revers; le revers, si l'on pouvait l'atteindre, étant nécessairement pareil à l'avers, at- tendu que l'inexistence de tout serait exac- tement aussi inexplicable, aussi incompréhen- sible que son existence. 11 est vrai que dans les replis seor<^t& de la doctrine, l'Univers et tout ce qu'il renferme est appelé Maya, c'est-à-dire l'illusion éternelle, et qu'ainsi, les deux mystères inconciliables s'unissent en un mystère plus haut dont l'intelligence de l'homme ne peut plus approcher.

Au fond, l'énigme primitive, le mystère primordial n'étant pas éclairci, tout le reste n'éclaire que des degrés qui mènent de la connaissance relative à l'ignorance absolue. Il est probable qu'il en sera de même pour toutes les révélations qui s'adressent à l'intelligence de l'homme tant qu'il vivra sur cette pla- nète; car cette intelligence a des limites qu'aucun effort ne pourra reculer. Mais en

256 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

attendant, il est certain que ces degrés, qui no mènent à rien, l'ont néanmoins, d'em- blée et dès les premiers jours, conduite au plus haut point qu'elle ait atteint, qu'elle puisse espérer d'atteindre. L'explication la plus ancienne em.brasse du premier coup tous les essais d'explications proposés jusqu'ici. Elle concilie le positivisme scientifique avec l'idéalisme le plus transcendantal, elle admet la matière et l'esprit, elle accorde l'impul- sion mécanique des atomes et des mondes avec leur direction intelligente. Elle nous donne une divinité inconditionnée, « cause sans cause de toutes les causes », digne de l'univers qu'elle est elle-même et dont celles qui lui ont succédé dans toutes, nos religions ne sont que des membres épars, mutilés et méconnaissables. Elle nous oiïre enfm, par sa loi de Karma, en vertu de laquelle chaque être porte dans ses vies successives les conséquences de ses actes et se purifie

LA GRANDE RÉVÉLATION- 257

peu à peu, le principe moral le plus haut, le plus juste, le plus inattaquable, le plus- fécond, le plus consolant, le plus chargé d'espoirs qu'il soit possible de proposer à l'homme. Il semble que tout cela mérite qu'on l'examine, qu'on la respecte et qu'on- l'admire.

IX

Cette admiration et ce respect n'empêchent pas d'ailleurs que nous ne soyons libres de choisir, de rejeter beaucoup de choses ou de les réserver en attendant d'autres clartés. Quand on nous dit, par exemple, que le Cosmos est guidé par une série infinie de hié- rarchies d'êtres sensibles, ayant chacun une mission à remplir et qui sont les agents des lois karmiques et cosmiques; quand on ajoute que chacun de ces êtres aété un homme-

22.

258 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

dans un Manvantara précédent ou se pré- pare à le devenir dans le Manvantara actuel ou dans un Manvantara futur, qu'ils sont des hommes perfectionnés ou des hommes nais- sants et que dans leurs sphères supérieures et moins matérielles, ils ne diffèrent morale- ment des êtres humains terrestres qu'en ce qu'ils ne possèdent pas le sentiment de la personnalité et de la nature émotionnelle humaine ; quand on affirme enfin que ce que nous appelons la Nature inconsciente est, en réalité, un ensemble de forces manipulées par des êtres semi-intelligents (Elémentals), di- rigés par les hauts esprits planétaires (Dhyan- Chohans), dont le total forme le Verbe mani- festé du Logos non manifesté et constitue, en même temps, l'intelligence de l'univers et sa loi immuable; nous pouvons rendre hom- mage à l'ingéniosité de ces spéculations comme à celles de milhers d'autres qui peut- être serrent la vérité de plus près que nos

LA GRANDE RÉVÉLATION 259

meilleures et nos plus récentes hypothèses scientifiques; nous sommes libres d'en prendre et d'en laisser ce qui nous plaît. Tout cela, je l'accorde, n'est nullement prouvé, n'est vé- rifié ou ne sera vérifiable qu'en certains détails, tandis que les grandes lignes fonda- mentales échapperont probablement tou- jours au contrôle de notre intelligence dé- sarmée. Mais ce que nous devons, je le ré- pète, admirer sans réserve, c'est le prodigieux édifice spirituel qu'offre l'ensemble de cette révélation, l'immense effort intellectuel qui, dès l'aube de l'humanité, tenta de débrouiller l'insondable chaos de l'origine, de la struc- ture, de la marche, de la direction et de la fin de l'univers, et semble y avoir réussi de façon telle que jusqu'ici on n'a rien trouvé qui l'égale, ne s'en inspire ou, souvent à son insu, n'v retourne.

260 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

X

Je disais, dans la première partie de cette étude, qu'une révélation trop haute, fût- elle incontestable, n'aurait guère d'influence sur notre vie, y transformerait peu de chose, passerait trop loin de nous dans l'immensité de l'espace et ne descendrait pas dans notre pensée et notre cœur. En alla-t-il ainsi de celle dont nous parlons, qui est la seule vrai- ment surhumaine et encore acceptable et presque inattaquable que nous ayons eue? Oui et non, selon le point de vue l'on se place. Tout ce qu'il y a en elle de trop grand, excepté sa notion de l'éternité, n'a pas réelle- ment modifié nos idées, n'a pas imprégné nos moeurs. Elle n'a même pas atteint profon- dément les peuples qui nous l'ont transmise et qui, renonçant à la comprendre, l'ont

LA GRANDE REVELATION 261

transformée en un polythéisme anthropo- morphe, barbare et monstrueux. Il en est à peu près de mêm.e partout ailleurs. Toutes les religions, du paganisme, en passant par la Chine et le Japon, la Gaule et la Germanie, le Mexique et le Pérou, jusqu'au christia- nisme avec ses variantes et ses surgeons, en sont issues; mais toutes n'ont pu vivre et régner sur les hommes, qu'en la défigu-' rant, en la mutilant, en la rapetissant à la plus petite taille des âmes de leur temps, en la rendant méconnaissable. Il est donc assez probable qu'il en irait pareillement de toute autre plus grande, s'il était possible, eût-elle tous les caractères d'une révélation divine, directe, authentique, indubitable, ir- réfutable, irrécusable; en un mot, de celle que nous attendons encore sans oser l'es- pérer.

XYII

LE SILENCE NECESSAIRE

Les occultistes orientaux nous affirment que dans les solitudes de l'Himalaya et du Thibet, vivent certains Initiés, certain-s Maîtres, héritiers de la sagesse des « Fils de la Lumière » ou des « Sept Primordiaux », qui possèdent les sept clefs qui permettent de comprendre les textes sacrés préhistoriques. Ils seraient les silencieux dépositaires du se- cret de forces intermoléculaires ou interéthé- riques, à l'aide desquelles des races d'êtres qui précédèrent l'homme sur cette terre trans- portèrent à d'énormes distances des mono-

■soi LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

lithes de plus de cinq cent mille kilos, qui n'ont aucun rapport avec les pierres qui les entourent, et dont la disposition, l'orienta- tion, astronomiquement réglée, trahit évi- demment une intervention intelligente et même très savante.

Ces monolithes sont parfois sculptés, comme les fameux colosses de Bamian, dans l'Asie centrale, dont l'un a 60 mètres de haut; €u comme lesicinq cent cinquante monstres de l'Ile de Pâques, dans la Polynésie, qui, pour le dire en passant, demeurent une' des plus insolubles, des plus troublantes énigmes de ce monde. Taillées dans le basalte, cou- chées ou debout sur des plates-formes, ces sculptures, dont l'une a 29 mètres, sont incon- testablement les plus antiques effigies hu- maines qu'on puisse trouver sur notre globe. Les savants officiels leur reconnaissent une origine antédiluvienne, tandis que les tradi- tions ésotériques y voient les portraits de

LE SILENCE NÉCESSAIRE 2G5

géants de la dernière race atlantéenne, dé- générée et sombrée dans la sorcellerie, peu avant la disparition du mystérieux continent dont l'Ile de Pâques ne serait que l'un des plus hauts sommets qui émergent aujour- d'hui des solitudes du Pacifique.

J'ai en ce moment sous les yeux les pho- tographies de quelques-uns de ces halluci- nants colosses, et je ne crois pas que dans nos plus lourds cauchemars il soit possible d'ima- giner figvires plus redoutables, plus insen- sibles, plus impassibles, plus éternellement féroces, plus froidement hautaines, plus impi- toyablement dédaigneuses, plus glacialement toutes-puissantes. Sont-ils Sélénites ou Mar- tiens, avec leur bouche serrée et implacable, leurs yeux creux comme des abîmes de malé- dictions, ou protubérants et cerclés de lu- netj;es d'aviateur? Nullement simiesques, comme on le pourrait croire, ils représentent plutôt des entités démoniaques et abstraites,

260 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

tels que le Mal, l'Inéluctable et la Fatalité. Ils semblent moins inhumains que pré- ou posthumains et répondent effroyablement à certains souvenirs ancestraux endormis au fond de nos moelles, qui nous avertissent que de pareils visages ont irrécusablement existé.

Mais revenons à nos grands Initiés. Ils se- raient, paraît-il, détenteurs de l'irrésistible et incommensurable force sidérale, qui est celle qui soutient et dirige les mondes, ca- pable, s'il en était fait mauvais usage, de détruire en un instant toute l'espèce humaine, tout" ce qui vit sur cette terre et la terre même; mais susceptible aussi, si elle était sa- gement domestiquée, d'assurer à l'homme une royauté définitive, peut-être l'accès d'au- tres étoiles et, en tout cas, une puissance telle que TAge d'Or qui exista jadis, grâce à l'asser- vissement de cette force, refleurirait sur notre planète.

LE SILENCE NECESSAIRE 267

Il est possible, et, pour l'instant, nous n'avons pas à l'examiner. Mais que possé- dant, transmis d'Hiérophante à Candidat, ou, comme ils disent, « de bouche à oreille », le secret de cette force et de beaucoup d'autres, ils ne la livrent pas et ne la mettent point au service de l'humanité, c'est le grand reproche que l'on fait aux occultistes; et pour tous ceux qui ne savent pas que le but de l'Ini- tiation n'est pas la puissance et le bonheur matériels, mais la sagesse, l'évolution et l'as- cension de l'être intérieur, c'est la meilleure preuve qu'ils sont des mystificateurs et des imposteurs. Il se peut que, mis au pied du mur, ils se taisent parce qu'ils n'ont rien à dire; mais l'argument n'est pas aussi péremp- toire que le croient ceux qui s'en prévalent. On le verra peut-être avant peu. Il n'est, en effet, pas impossible que, un jour, un hasard de la science ne mette l'un ou l'autre de nos savants dans une situation analogue à celle

268 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

de ces Maîtres ou de ces Initiés. Pour lui aussi se posera alors la terrible question du silence nécessaire. Nous venons de constater dans cette guerre l'usage insensé et démo- niaque que r homme a fait de certaines in- ventions. Ou'adviendra-t-il si on lui met entre les mains d'autres énergies bien plus formidables, qu'on semble sur le point do découvrir et de libérer?

Il n'est pas prêt pour en savoir plus qu'il n'en sait. 11 y va du salut de l'espèce. L'hu- manité qui sort à peine de l'enfance ou vient tout juste d'atteindre l'âge dangereux de r adolescence (elle aurait à peu près seize ou dix-sept ans d'après le parallélisme histo- rique très documenté et très impressionnant du docteur Jaworski), l'humanité a déjà dé- passé la limite des inventions qu'elle peut s'assimiler ou supporter sans péril de mort. Presque toutes, à partir de la domestication de la vapeur et de l'apprivoisement encore

LE SILENCE NÉCESSAIRE 269

suspect de Félectricité, lui ont fait incompa- rablement plus de mal que de bien. Le& explosifs, par exemple, qui l'ont aidée à construire quelques routes, ce que les Ro- mains d'ailleurs faisaient aussi bien que nous,. à exploiter quelques mines, à percer quel- ques tunnels, lui ont coûté des millions de jeunes vies.

Peut-être est-il temps, non pas d'arrêter les recherches de la science, mais de con- trôler ses découvertes et de réserver, comme le firent sagement les occultistes, à une élite d'Initiés rigoureusement éprouvés et liés par des serments inviolables, le secret d'énergies trop dangereuses autour desquelles nous tour- nons, qui vont se manifester et tomber dans le domaine public. Notre évolution mo- rale retarde de plusieurs siècles sur notre évolution scientifique; et il est plus que probable que celle-ci, trop hâtive et trop in- tensive, entrave regrettablement la pre-

23.

270 LES SENTIERS DANS LA MOiNTAGNE

mière. Il ne servira de rien d'aller en trois heures de Paris à Péking, de Péking à New- York et de New-York à Calcutta, si ces voyages réitérés et miraculeux laissent à l'arrivée ceux qui les effectuent dans le même état d'âme qu'au départ. Nous nous trouvons tous plus ou moins dans la situation de la Russie, qui n'a pas eu l'esprit et le cœur assez solides et assez fermes pour porter ce que la tête avait trop rapidement et trop artificiellement emmagasiné. Rien ne se ré- pand plus vite, ne s'assimile plus facilement que les résultats de la science; rien, au con- traire, n'est plus lent, plus pénible, plus pré- caire que l'évolution morale; et cependant, on s'en rend de mieux en mieux compte, c'est uniquement de celle-ci que dépendent le bonheur et l'avenir de Thomme.

XVIII

KARMA

I

Dépouillé de ses innombrables et inextri- cables complications orientales, qui répon- dent peut-être à des réalités mais sont invé- rifiables, Karma, l'infaillible Loi de Rétri- bution, est en somme ce que nous appelons plus vaguement, et sans trop y croire, la Jus- tice immanente. Notre Justice immanente est une ombre assez vaine. Elle se manifeste fréquemment, il est vrai, à la suite d'actes monstrueux, de grands vices, de grands, for- faits, de grandes iniquités; mais nous avons

272 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

rarement l'occasion de constater qu'elle agit dans les mille petites injustices, cruautés, dé- faillances, malhonnêtetés, infamies de l'exis- tence habituelle, quoique le poids total de ces méfaits mesquins, mais incessants, puisse être plus lourd que celui du crime le plus, retentissant. En tout cas, son action étant plus éparse, plus difîuse, plus lente et plus- souvent morale que matérielle, échappe presque toujours à notre observation; et comme, d'autre part, elle semble s'arrêter à l'instant de la mort, elle n'a presque jamais le temps d'exiger ce qui lui est dû, et, géné- ralement, arrive trop tard au chevet d'un malade ou d'un agonisant qui a perdu cons- cience ou n'a plus le loisir d'expier.

Karma est donc, si l'on veut, la Justice immanente; seulement, ce n'est plus une déesse inconstante, inconsistante, incohé- rente, impuissante, erratique, capricieuse, inexacte, oublieuse, timide, inattentive, en-

KAIIMA -275

dormie, évasive, insaisissable et bornée par la tombe, mais un Dieu énorme et inévitable comme le Destin, un Dieu qui bouche toutes les issues, tous les horizons, tous les inters- tices de toutes les existences, omniprésent, omniscient, omnipotent, infaillible, impas- sible et incorruptible. Il est en nous comme nous sommes en lui. Il est nous-mêmes. Il est plus que nous : il est ce que nous sommes, tout en étant encore ce que nous fûmes et déjà ce que nous deviendrons. Nous sommes petits, évanescents et éphérhères; il est grand, imperturbable, inébranlable, éternel. Rien ne lui échappe de ce qui nous échappe et sans doute nous échappera toujours par delà la tombe. Pas une action, pas une velléité, pas une pensée, pas l'ombre d'une intention, qui ne soit pesée plus rigoureusement qu'elle ne l'était par les quarante-deux juges posthumes qui attendaient l'âme sur l'autre rivage dont parle l'un des plus anciens textes de ce

274 LES SENTIERS DANS LA MOxNTAGNE

monde : le Livre des Morts égyptien. Tout est enregistré, daté, estimé, vérifié, classé, mis au compte du doit ou de l'avoir, de la récompense ou de l'expiation, au répertoire immense et éternel des clichés astraux. Il ne peut rien ignorer puisqu'il a pris part à tout ce qu'il juge; et il ne nous juge point du fond de notre ignorance présente, mais du haut de tout ce que nous apprendrons beaucoup plus tard. Il n'est pas seulement notre intel- ligence et notre conscience d'aujourd'hui qui s'éveillent à peine et ne comptent plus leurs erreurs; il est dès maintenant, déjà vivantes en nous quoique inactives, impuissantes, muettes et aveugles, notre intelligence et notre conscience à venir, alors qu'elles auront atteint, dans la suite des siècles, des évolu- tions, des expiations et des ascensions innom- brables, les derniers sommets de la Sagesse €t de la Clairvoyance.

A l'heure de notre mort, le compte semble

KARMA 275

clos; mais il dort simplement et nous ressai- sira. Nous sommeillerons peut-être des cen- taines, voire des milliers \ d'années en « Dé- vachan «/c'est-à-dire en l'état d'inconscience qui prépare à une incarnation nouvelle ; mais au réveil, nous retrouverons, irrévocable- ment totalisés, l'actif et le passif; et notre Karma prolongera simplement la vie' que nous avons quittée. Il continuera d'y être nous-mêmes et d'y assister àl'épanouissement des conséquences de nos fautes et de nos mé- rites et d'y voir ensuite fructifier d'autres causes en d'autres efîets, jusqu'à la consom- mation des temps toute pensée née sur cette terre finit par le perdre de vue.

II

Karma, on le voit, est, en somme, l'entité immortelle que l'homme forme par ses actes

276 LES SENTIERS DANS \A MONTAGNE

et ses pensées et qui le suit ou plutôt l'enve- loppe et l'absorbe à travers ses vies succes- sives et se modifie comme il se modifie sans cesse, mais en conservant toutes 'les em- preintes antérieures. Les pensées, dit très justement la doctrine, construisent le carac- tère, les actions font l'entourage. Ce que riiomme a pensé, il Test devenu; ses qua- lités, ses dons naturels s'attachent à lui comme les résultats de ses idées. Il est, en toute vérité, créé par lui-même. Il est, dans le sens le plus complet du mot, responsable (le tout ce qu'il est. Il se trouve enveloppé dans le filet de tout ce qu'il a fait. 11 ne peut , ni défaire ni détruire le passé; mais, autant que les effets en sont encore à venir, il lui est possible de modifier ceux-ci ou de les retourner par des forces nouvelles. Rien ne peut le toucher qu'il n'ait mis en mouve- ment, aucun mal ne peut lui être fait qu'il ne Fait mérité. Dans le déroulement infini des

KARMA 277

éternités, il ne rencontrera jamais d'autre juge que lui-même.

III

Il est certain que l'idée de ce juge suprême qui est la cgnscience sans rupture à travers les siècles et les millénaires, qui est chacun de nous de plus en plus éclairé, de plus en plus incorruptible et infaillible, mène à la morale la plus élevée, la plus sincère et la plus pure q«'il soit possible de concevoir ^t de sanctionner ici-bas. Le juge et l'accusé ne se trouvent pas face à face, ils sont Fun dans l'autre et ne forment qu'une seule et même personne. Ils ne peuvent rien se cacher 'et ont tous deux le même intérêt urgent à dé- couvrir la moindre faute, l'ombre la plus lé- gère et à se purifier le plus promptement, le

24

278 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

plus complètement possible pour mettre un terme aux réincarnations et vivre enfin dans l'Être unique. Les meilleurs, les plus saints sont près d'y parvenir dès cette existence; mais détachés de tout, il ne cessent d'agir pour le bien de tous, car déjà ils se sentent tout. Ils vont plus loin que le mystique chré- tien qui attend une récompense du dehors; ils sont leur propre récompense. Ils vont plus loin que Marc-Aurèle, le grand désenchanté, qui continue d'agir sans espérer que son ac- tion puisse profiter aux autres; ils savent que rien n'est inutile, que rien ne peut se perdre; c'est quand ils n'ont plus aucun besoin qu'ils travaillent avec la plus sereine ardeur. "

Au rel'Ours de ce qu'on croit trop généra- lement,' cette morale, qui conduit au repos absolu, préconise l'activité. Écoutez à ce sujet les grands enseignements du Bhagamd Giia^ le Chant du Seigneur^ qui est peut-être, comme le pensent, non sans raison, ses tra-

KaRM.\ 279

ducteurs, le plus beau, c'est-à-dire le plus haut livre qui soit actuellement connu : «Notre affaire n'est que l'action, et jamais son fruit. Ceux-là sont à plaindre qui tra- vaillent pour le fruit. Il faut accomplir l'ac- tion en communion avec le divin, c'est-à-dire €n visant le Soi partout, en renonçant à tout attachement aux choses, également balancé entre le succès et le revers. Ce n'est pas en s'abstenant d'agir qu'on se libère de l'acti- vité nécessaire, ni en renonçant simplement à l'action qu'on s'élève à la perfection. Il faut accomplir l'action qui convient, parce que l'action est supérieure à l'inaction et qu'en restant inactif on ne maintiendrait même pas l'existence du corps. Le monde est soutenu par toute action qui n'a que le sacrifice, c'est-à-dire le don volontaire de soi, pour objet; c'est dans ce don volontaire, sans atta- chement aux formes que l'homme doit ac- complir l'action. Il faut accomplir l'action à

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280 LES SENTIERS DANS LA ftlONTAGNE

seule fm de servir les autres. Celui qui voit l'inaction dans Faction et l'action dans l'inac- tion, est un sage parmi les hommes; il est harmonisé aux vrais principes, quelque ac- tion qu'il fasse. Un tel homme, ayant aban- denné tout attachement au fruit de l'action, toujours content, ne dépendant de personne, bien que faisant des actions, est comme s'il n'en faisait pas. Le Sage, donc, heureux de tout ce qui lui advient, libéré des contraires, sans envie, égal dans le plaisir et dans la peine, dans le succès et l'insuccès, peut agir sans être lié; parce que n'étant plus attaché à quoi que ce soit, toutes ses pensées em- preintes de sagesse et tous ses actes faits de sacrifices sont comme évaporés... »

N'oublions pas que ceci, qui fait partie du Mahabharata, le plus gigantesque poème de la terre, fut écrit il y a quatre ou cinq mille ans.

KARMA 281

IV

Quelle que soit la plausibilité de la doc- trine ou de la révélation, il est incontestable que cette morale et cette justification de la justice est la plus antique en même temps que la plus belle et la plus rassurante que l'homme ait 'imaginée. Mais elle est fondée sur un postulat que nous sommes peut-être trop en,clins à refuser aveuglément. Elle de- mande, en effet, qu'on admette avant tout que notre existence ne finisse pas à l'heure de notre mort et que l'esprit ou le souffle vital, qui ne périt point, cherche un asile et reparaisse en d'autres corps. Au premier moment, le postulat semble énorme, inac- ceptable; mais, à l'examiner de plus près, son aspect devient beaucoup moins étrange, moins arbitraire et moins déraisonnable. Il

24.

282 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

est d'abord certain que si tout se transforme, rien ne périt ou n'est anéanti dans un univers qui n'a pas de néant et le néant seul de- meure absolument inconcevable. Ce que nous appelons néant ne saurait donc être qu'un autre mode d'existence, de persistance et de vie; et si l'on ne peut admettre que le corps qui n'est que matière, soit anéanti dans sa substance, il est non moins difficile d'ac- cepter que, s'il était animé par un esprit, oe qu'il n'est guère possible de contester, cet esprit disparaisse sans laisser aucune trace.

Voilà le premier point du postulat, et le plus important, nécessairement accordé. Reste le second : les réincarnations succes- sives. Ici, il est vrai, nous n'avons que des hypothèses et des probabilités. Il faut bien que cet esprit, cette âme, ce principe ou ce souffle de vie, cette pensée, cette substance knmatérielle, peu importe le nom qu'on lui

KARMxV 283

donne, s'en aille ou réside quelque part, fasse ou devienne quelque chose. Il peut errer dans l'infini de l'espace et du temps, s'y dissoudre, s'y perdre et y disparaître, ou du moins s'y mêler, s'y confondre avec ce qu'il y rencontre et finalement être absorbé dans l'immense énergie spirituelle ou vitale qui paraît animer l'univers. Mais de toutes les hypothèses, la moins vraisemblable n'est pas celle qui nous dit qu'au sortir d'un corps devenu inhabi- table, au lieu de s'évader et s'égarer dans l'illimité qui l'épouvante, il cherche autour de soi un séjour analogue à celui qu'il vient de quitter. Évidemment, ce n'est qu'une hy- pothèse; mais, dans notre ignorance totale et terrible, elle se présente avant toute autre. Nous n'avons pour l'appuyer que la plus an- cienne tradition de l'humanité, une tradition peut-être préhumaine et en tout cas tout à fait générale; et l'expérience tend à démon- trer qu'au^fond de ces traditions et de ces

284 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

consentements universels, il y a presque tou- jours une grande vérité et qu'il convient de leur accorder plus d'importance et de valeur qu'on ne l'a fait jusqu'ici.

V

Quant aux preuves, ou .plutôt aux pro- dromes de commencements de preuve, on n'a guère que les expériences du colonel de Rochas qui, au moyen de passes magné- tiques, est parvenu à faire remonter à quel- ques médiums exceptionnels, non seulement tout le cours de leur existence actuelle, jus- qu'à leur petite enfance, mais encore celui d'un certain nombre d'existences antérieures. Il est incontestable que ces expériences très sérieuses, très s.cientifiquement conduites, sont fort troublantes; mais le danger de la suggestion inconsciente ou de la télépathie

KARMA -285

n'en est pas et sans doute n'en sera jamais suffisamment écarté pour qu'elles déviennent réellement probantes.

On trouve encore, dans le même ordre d'idées, certains cas de réincarnation, comme celui d'wne des fdlettes du docteur vSamona, relaté dans le numéro de juillet 1913 des An- nales des Sciences psychiques. Ce cas, presque indubitable, est très curieux; mais s'il n'est pas unique, ceux qui s'en rapprochent sont trop rares pour qu'on en puisse faire état.

Restent enfin ce qu'on appelle les rémi- niscences prénatales. Il arrive assez souvent qu'un homme transporté dans un pays in- connu, dans une ville, un palais, une église, une maison, un jardin qu'il n'avait jamais vi- sités, y éprouve l'étrange et très nette im- pression du a déjà vu )\ Il lui semble tout à coup que ces paysages, ces voûtes, ces salles, jusqu'aux meubles, aux tableaux qu'il y ren- contre, lui sont familiers et qu'il en recon-

286 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

naît tous les aîtres, tous lès recoins, tous les détails. Qui de nous, ne fût-ce qu'une lois dans sa vie, n'a vaguement éprouvé une impression analogue ? Mais souvent les réminiscences sont si nettes que celui, en qui elles se réveillent, peut servir de guide dans la maison ou le parc qu'il n'avait jamais parcouru et décrire d'avance ce qu'on trou- vera dans telle pièce ou au détour de telle allée. Est-ce réellement souvenir d'existences antérieures, phénomène télépathique ou mé- moire ancestrale et héréditaire? La même question se pose au sujet de certaines apti- tudes ou facultés innées, en vertu desquelles on voit des enfants de génie, musiciens, pein- tres, mathématiciens ou simples artisans, connaître d'emblée presque tous les secrets de leur art ou de leur métier avant de les avoir appris. Qui oserait en décider?

Voilà à peu près tout ce qu'on peut invo- quer en faveur de la réincarnation. Ce n'est

KARMA 287

pas suffisant pour emporter la balanoe. Mais toutes les autres suppositions, théories ou re- ligions, hors le spiritisme, qui du reste s'ac- corde parfaitement avec les existences suc- cessives, ont de moins solides étais et même, à dire le vrai, n'en possèdent point du tout Ils auraient donc mauvaise grâce de repro- cher à celle que nous examinons la fragilité de ses arguments.

Encore une fois, qu'il serait souhaitable que tout cela fût vrai! 11 n'y aurait plus d'in- certitudes morales, plus d'inquiétude de la justice. _Et c'est si beau, si parfait, que c'est peut-être réel. Un tel rêve, fait depuis si long- temps, depuis l'origine du monde, par tant de milliards -d'hommes et qui, malgré des dé- formations nombreuses et profondes, fut en somme l'unique rêve de l'humanité, il est bien difficile d'admettre que d'un bout à l'autre il soit faux. Il n'est pas possible d'éta- blir qu'il est fondé; mais au rebours de la

288 LES SENTIERS DANS LA 3I0NTAGNE

plupart des religions qui en dérivent, il n'est pas possible non plus de démontrer qu'il est imaginaire et fabriqué de toutes pièces; et, dans le doute, pourquoi ne serait-il pas permis à la raison qu'il ne froisse jamais, de l'ac- cepter, et au cœur d'espérer et d'agir comme s'il était vrai, en attendant que la science le confirme ou l'infirme ou nous en donne un autre qu'elle ne sera peut-être jamais à même d'élaborer?

Ce qui rebute d'abord beaucoup de ceux qui l'étudient, c'est l'affirmation trop assurée et arJ)itraire de mille petits détails, interpo- lations probables, com.me en toutes religions, d'esprits, inférieurs animés d'un zèle étroit et maladroit. Mais ces détails, regardés d'un peu haut, n'altèrent en rien les grandes lignes qui demeurent incommensurables, ad- mirables et pures.

KARMA 2^9

VI

Du reste, que la réincarnation soit admise ou rejetée, il y a sûrement survivance, puisque la mort et le néant ne se peuvent concevoir: et tout se réduit une fois de plus au JDro- blème de l'identité continuée. Même dans la réincarnation, cette identité, à notre point de vue actuel et borné, n'aurait qu'un intérêt relatif, attendu que toute mémoire des exis- tences antérieures étant aholie. elle nous échapperait forcément. Demandons-nous, au surplus, si cette question de la personnalité sans solution de continuité a réellement l'im- portance que nous y attachons; et si cette importance n'est pas une erreur, un aveugle- ment passagers de notre égoïsme, de notre intelligence terrestres. Toujours est-il quî nous l'interrompons et la perdons chaque

25

290 LES SËNTIEUS DANS LA MONTAGNE

nuit sans nous en inquiéter. Il nous sut fit d'être assuré que nous la retrouverons au ré- veil pour nous tranquilliser. Mais supposons que ce ne soit pas le cas et qu'un soir on nous avertisse que nous ne la récupérerons point, qu'au matin suivant nous aurons oublié toute notre existence passée et recommencerons une vie nouvelle sans aucun souvenir qui nous rattache à l'ancienne. Aurions-nous la môme épouvante, le même désespoir que si nous avions été prévenu que nous ne nous réveillerions point et serions précipité dans la mort? Je ne le crois pas, je pense même que nous en prendrions assez allègrement notre parti. Peu nous chaudrait que nous eussions à perdre la mémoire d'un passé, mêlé comme tous les passés, de plus de maux que de biens, pourvu que la vie continuât. Ce ne serait plus notre vie, elle n'aurait plus rien de commun avec celle de la veille; néan- moins nous ne croirions pas la perdre et nous

KARMA 291

garderions je ne sais quel espoir de retrouver ou de reconnaître quelque chose de nous- même dans l'existence à venir. Nous aurions soin de préparer celle-ci, de la mettre à l'abri du malheur et de la misère, de la rendre d'avance aussi agréable, aussi heureuse que possible. 11 pourrait, il devrait en être de môme, non seulement si nous croyons à la réincarnation, parce que le cas serait à peu près identique, mais encore si nous n'y croyons pas, puisqu'une survivance quel- conque est presque certaine et que l'anéan- tissement total est réellement inconcevable.

VII

^eut-être, avec un peu de courage et de bonne volonté, nous serait-il possible, dès cette existence, de regarder plus haut et plus loin, de dépouiller, un instant cet étroit et

292 I.ES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

morne ^goïsme qui ramène tout à soi, de nous dire que l'intelligence ou le bien que nos pen- sées et nos efforts répandent dans des sphères spirituelles n'est pas entièrement perdu, même quand il n'est pas certain que le petit noyau de mesquines habitudes et de mé- diocres souvenirs que nous sommes en jouisse exclusivement. Si les bonnes actions que nous avons faites, les intentions ou les pensées haiites ou simplement honnêtes que nous avons eues, s'attachent et profitent à une existence nous ne reconnaîtrons pas la nôtre, ce n'est pas une raison suffisante pour les estimer inutiles et leur dénier toute va- leur. Il est bon de nous rappeler parfois que nous ne sommes rien si nous ne sommes tout, et d'apprendre dès maintenant à nous inté- resser à quelque chose qui ne soit pas uni- quement nous-même et à vivre déjà de la vie plus vaste, moins personnelle, moins égoïste aui bientôt^ et sans aucun doute, quelle que

KARMA 293

soit notre foi, sera notre vie éternelle, la seule qui compte et la seule à laquelle il soit sage de nous préparer.

VIII

Si l'on n'admet pas la réincarnation, Karma n'en subsiste pas moins; un Karma mutilé, il est vrai, écourté, sans ampleur, dont l'horizon est borné par la mort, qui commence sa besogne et fait de son mieux dans le peu de temps qu'il a devant soi; mais moins négligeable, moins impuissant, inactif et désarmé qu'on ne croit. En agissant dans son étroite sphère, il nous donne une idée assez exacte, bien que fort incomplète de ce qu'il ferait dans la grande que nous lui refu- sons. Mais ceci nous ramènerait à la question très discutable de la justice en ce monde. Elle est à peu près insoluble, parce que ses

^4 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

opérations décisives, étant intérieures et se- crètes, échappent à l'observation. Après bien d'autres qui du reste l'avaient fait mieux que moi, j'en ai parlé ailleurs, notamment dans Sagesse et Destinée et dans le Mystère de la Justice; mais, comme dirait la sultane Schéhé- razade, il n'y a pas d'utilité à le répéter.

IX

Revenons donc au Karma proprement dit, au Karma idéal. 11 récompense le bien et punit le mal dans la suite infinie de nos vies. Mais d'abord, se demandera-t-on, qu'est-ce que ce bien, qu'est-ce que ce mal, qu'est-ce que la pire ou la meilleure de nos petites pen- sées, de nos petites intentions, de nos petites actions éphémères, au regard de l'immensité sans bornes du temps et de l'espace? N'y a-t-il point disproportion absurde entre

KARMA 'i9i

l'énormité du salaire ou du châtiment et l'exi- guïté, de la faute ou du mérite? Pourquoi mêler les mondes, les éternités et les dieux à des choses qui, monstrueuses ou admirables d'abord, ne tardent pas, même dans les déri- soires limites de notre vie, à perdre peu à peu toute l'importance que nous leur accor- dions, à s'eiïacer, à disparaître dans l'oubli? Il est vrai, mais il faut bien parler des choses humaines en êtres humains et à l'échelle hu- maine. Ce que nous appelons mal ou bien, est ce qui nous fait du mal ou du bien, ce qui nuit ou profite à nous-même ou aux autres; et tant que nous vivrons sur cette terre, à peine de disparaître, il nous faudra bien y attacher une importance qu'en eux-mêmes ils n'ont point. Les plus hautes religions, les plus altières spéculations métaphysiques, dès qu'il s'agit de morale, d'évolution et d'avenir humains, furent toujours obligées de se ré- duira aux proportions humaines, de devenir

29o LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

anthropomorphes. Il y a une nécessité irré- ductible, en vertu de laquelle, malgré les horizons qui tentent de toutes parts, il con- vient de borner ses pensées et ses regards.

X

Bornons-les donc et demandons-nous en- core, en demeurant cette lois dans notre sphère, ce qu'est en somme ce mai que punit Karma? Si l'on va tout au fond des choses, le mal provient toujours d'un délauL d'intel- ligence, d'un jugement erroné, incomplet, obscurci ou borné de notre égoïsme qui ne nous fait voir que les avantages prochains ou immédiats d'un acte nuisible à nous-même ou aux autres, en nous cachant les consé- quences lointaines mais inévitables qu'un tel acte finit toujours par engendrer. Toute l'éthique, en dernière analyse, ne repose que

KAHMA 297

sur r intelligence; et ce que nous appelons cœur, sentiments, caractère, n'est en fait que de l'intelligence accumulée, cristallisée, ac- quise ou héritée, devenue plus ou moins in- consciente et transformée en habitudes ou en instincts. Le mal que nous faisons, nous ne le faisons que par un égoïsme qui se trompe, qui voit trop près de soi les limites de son être. Dès que l'intelligence élève le point de vue de cet égoïsme, les limites s'étendent, s'élargissent, finissent par dispa- raître. Le terrible, l'insatiable moi qui nous cache la face de Pabîme perd son centre d'attraction et d'avidité, se reconnaît, se retrouve et s'aime en toutes choses. Ne croyons pas aveuglément à l'intelligence des méchants qui réussissent, au bonheur dans le crime. 11 faudrait voir l'envers, c'est-à-dire la réalité souvent affreuse de ces succès; et puis, cette intelligence, sous forme d'habileté, de ruse, de déloyauté, est de l'intelligence spé-

298 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

cialisée, canalisée dans un étroit circuit et, comme un jet d'eau étranglé, très puissante sur un point; mais non pas de l'intelligence véritable et générale, large et généreuse. Dès que s'ouvre celle-ci, il y a nécessairement honnêteté, justice, indulgence, amour et bonté, parce qu'il y a horizon, altitude, expan- sion, plénitude; parce qu'd y a connaissance instinctive ou consciente des proportions humaines, de réternité de l'existence et de la brièveté de la vie, de la situation de l'homme dans l'univers, des mystères qui l'enveloppent et des liens secrets qui le rattachent à tout ce qu'on voit comme à tout ce qu'on ne voit pas sur la terre et dans les cieux.

XI

Karma punirait donc le défaut d'intelli- gence? Et d'abord pourquoi pas? C'est le

Karma ^d

seul mal réel sur cette terre; et si tous les hommes étaient souverainement intelligents, il n'y aurait plus de malheureux. Mais serait la justice? Nous possédons l'intelligence que la nature nous a donnée; c'est elle et non point nous qui devrait être responsable. En- tendons-nous. Karma ne punit pas à propre- ment parler; il nous met simplem.ent, après nos existences et nos sommeils-successifs, au plan notre intelligence nous avait laissés, entourés de nos actes et de nos pensées. 11 constate et enregistre. 11 nous prend tels que nous nous sommes faits, nous donne l'occa- sion de nous refaire, d'acquérir ce qui nous manque et de nous élever aussi haut que les plus hauts. Nous nous élèverons forcément, mais la lenteur ou la rapidité de notre ascen- sion ne dépend que de nous. En fin de compte, l'injustice apparente qui accorde aux uns plus d'intelligence qu'aux autres, n'est qu'une question de date, une loi de croissance, d'évo-

300 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

liition, qui est la loi fondamentale de toutes les vies que nous connaissons, depuis l'infu- soire jusqu'aux astres. Nous ne pourrions nous plaindre que d'être venus plus tard que les autres; mais les autres à leur tour, avec plus de raison, pourraient se plaindre d'avoir été appelés trop tôt, de n'avoir pu profiter tout de suite de tout ce qui depuis leur nais- sance fut acquis. Il eût donc fallu, pour éviter nos récriminations, que d'emblée nous fus- sions tous sur le même plan, que nous fussions tous nés en même temps. Mais alors, l'univers eût été parfait, complet, immuable; immo- bile depuis le premier moment de son exis- tence et de la nôtre. C'eût peut-être été pré- férable, mais il n'en est pas, il n'est sans doute pas possible qu'il en soit ainsi; en tout cas, aucune métaphysique, aucune religion, pas même la première, la plus grande, la plus haute, mère de toutes les autres, n'a eu l'idée d'écarter l'indiscutable, l'indubitable

KARMA 301

loi du mouvement infini, de l'éternel devenir; et il faut convenir que tout semble lui donner raison. Il est probable que rien ne serait s'il en était autrement; et que quelque chose ne peut être qu'à condition de devenir meilleur ou pire, de monter ou de descendre, de se composer pour se décomposer et se recom- poser, et que le mouvement est plus essentiel que l'être ou la substance. Il en est ainsi parce qu'il en est ainsi. Il n'y a rien à faire, rien à dire, il n'y a qu'à constater. Nous sommes dans un monde la matière péri- rait et disparaîtrait plutôt que le mouve- ment; ou plutôt matière, espace, durée, existence et mouvement ne sont qu'une seule et même chose.

XII

Mais nous vivons aussi dans un monde notre raison ne rencontre que l'impossible,

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'M LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

l'insoluble et rincompréhensible. Les inter- prétations suprêmes ne font que déplacer l'énigme, pour nous permettre d'entrevoir de plus haut l'immensité sans bornes nous nous débattons. Donc, à côté des explica- tions puériles, qu'à la suite de déformations successives toutes les religions ont tirées de la religion source, trois hypothèses finales s'offrent à notre choix : d'une part, le néant, l'inertie et la mort absolus qui sont inconce- vables; d'une autre, le hasard et ses éternels recommencements sans modifications, sans espoir, sans but et sans fin, ou qui, s'ils mènent à quelque chose, mèneraient soit à l'anéantissement inconcevable, soit à la troi- sième hypothèse; le meilleur devenir infini, jusqu'à l'absorption totale dans l'imperfec- tible, l'immuable, l'immobile qui, comme je l'ai dit ailleurs, devrait déjà avoir eu lieu dans Féternité qui nous précède, attendu qu'il n'y a aucune raison pour que ce qui n'a

KARMA 303

pu se faire dans cette éternité se puisse faire dans l'éternité à venir, laquelle n'est pas plus infinie, n'a pas plus d'étendue, n'oiïre pas plus de chances et n'est pas d'une autre na- ture que l'éternité passée.

La religion mère elle-même, la seule qui soit encore acceptable, rende compte de tout et qui ait tout prévu, ne sort pas de cette dernière impasse en étendant à des milliards d'années la durée d'un jour de Brahma, c'est-à-dire la période d'évolution, d'expi- ration, d'extériorisation et d'activité, et à un nombre égal de milliards d'années la d.irée d'une nuit de ce dieu, c'est-à-dire la période d'involution, d'inspiration, d'intériorisation, de sommeil ou d'inertie, pendant laquelle tout est réabsorbé dans la divinité ou l'unique absolu. Elle n'en sort pas davantage en mul- tipliant ensuite ces jours et ces nuits par cent années qui forment une vie et cette vie

304 LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE

par cent vies qui mènent à des chiffres qui ne sont plus exprimables; après quoi, un autre univers recommence.

11 y aurait donc également ici ou recom- mencement éternel sans espoir et sans but» ou, si progression il y a, perfection finale et immobilité qui devraient déjà être atteintes. Que chacun tire de tout ceci les conclusions qu'il voudra, qu'il pourra, ou s'incline, une fois de plus, en silence, devant l'Inconnais- sable.

FIN

TABLE DES MATIERES

Pages,

I. La puissance des morts 1

II. Messages d'outre-tombe 11

III. Les mauvaises nouvelles 27

IV. L'âme des peuples 37

V. Les mères 47

VI. Trois héros inconnus 53

VII. Beautés perdues 71

VIII. Le monde des insectes 81

IX. La médisance 117

X. Le jeu 125

MEDITATIONS

XI. L'énigme du progrès 159

XII. Les deux lobes 173

XIII. Espoii* et désespoir. . ....... 183^

306 TABLE DES MATIÈRES

XIV. Macrocosme et microcosme 191

XV. L'hérédité et la préexistence. . . . 203

XVI. La grande révélation 217

XVII. Le silence nécessaire 263

XVIII. Karma 271

D _ H44. _ L.-Imp. réun., 7, rue St-BenoU, Paris.

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