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DIOGÈNE L4ËRCE

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ARIS. IWPRIIVIERIE DE SC»NE1DER ET LA.NGHAND,

l'.l f. I IFFl ITII, \.

// V -- / '■'' - ^ ^ _,^, :_ ^ r 1.97*

LES VIES

DES PLIS ILLUSTRES

PHILOSOPHES

DE L'ANTIQUITÉ,

AVEC LEURS DOGMES, LEURS SYSTÈMES, LEUR MORALE ET LEURS SENTE,\CES LES PLUS REMVROU ABLE> ;

trailuites du uroc

DE DIOGENE LAERCi'

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A PARIS

CHEZ LEFEVRE, ÉDITEUR,

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CHEZ CHÂRPENT[ER, ÉDiTFXK. ^.

vAi: DE sEixE, N" 21. oi{è>^ ^

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BIBLIOTHECA

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DISCOURS PPiKLIMINAlKi:

Le tableau des misères liuinaines a été trace tant (le fois par coiix qui ont écrit sur riioiiune. (ju On doit naturellement souhaiter qu'il se trouve des phi- losophes qui s'appliquent à le peindre en beauJhi ne saurait trop relever son excellence; léloge (pion en lait est un encouragement à la vertu; il est un des appuis les plus forts qu'on puisse prèteiàla faiblesse humaine.

In t-ableau tiré daprè.s l'histoire , qui représente- rait les plus sublimes traits de la nature humaine, et ou l'art du peintre en aurait disposé le plan, de ma- nieie (pie les vertus les plus héroïques, les actions les plus nobles et les talents les plus distingués sa- \anceraient jus(iue sur le devant de la scène, tandis (pie les vertus, les actions et les talents médiocres seraient distribués -sur les c(jtés, et que les vices et les défauts iraient se perdre dans le lointain : un tel tableau ne pourrait être vu sans échauffer le c(ein-. ni sans donner une grande idée de Ihomme.

(Omnie il est. au moins^ aussi important de rendre les hommes meilleurs que de les rendre moins igno- r<ints, il convient de recueillir tous les traits frappants des vertus morales. Pourquoi se montre-t-on si at- tentif a conserver l'histoire des pensées des hommes, tandis qu'on néglige Ihistoire de leurs actions? celle- ci n'est-elle pas la plus utile? n'est-ce pas celle qui

fait le plus d'honneur au genre humain? Quel plaisir trouve-t-on aussi à rappeler les mauvaises actions? II serait à souhaiter qu'elles n'eussent jamais été. L'homme n'a pas besoin de mauvais exemples , ni la nature humaine d'être plus décriée. Si l'on fait men- tion des actions déshonnêtes, que ce soit seulement de celles qui ont rendu le méchant malheureux et mé- prisé au milieu des récompenses les plus éclatantes de ses forfaits.

Au défaut des statues qui devraient représenter en bronze et en marbre, dans nos places publiques, les grands hommes qui ont honoré l'humanité, et inviter à la vertu, nous avons les écrits de Plutarque et de DiogèneLaërce.On peut dire qu'ils sont comme les fastes des triomphes de l'homme. Qui, en les li- sant, ne voudrait pas y avoir fourni la matière d'une ligne? est l'homme, avec une ame honnête et sensible , qui n'arrose de ses larmes les pages ils se sont plu à célébrer la vertu, et qui ne donne des éloges à la cendre insensible et froide de ceux qui la cultivèrent pendant leur vie?

Si les philosophes dont Diogène Laërce nous a tracé la vie, en même temps qu'il nous a développé leurs systèmes, ont eu des faiblesses, il faut les re- garder comme un tribut qu'ils ont payé à l'humanité. Ils les ont fait oublier, en les couvrant par une infinité de belles actions ; ils ont prouvé par leur exemple que la nature humaine est capable de tirer de son fond, tout dépravé qu'il est, des vertus morales qui décèlent la noblesse de son origine.

Nous ne dissimulerons point que, parmi les philo- sophes célébrés par notre auteur, il ne s'en trouve quelques uns qui n'ont vu dans la nature, dont ils

priÉLlMiNAIRE. nr

ont étudié les secrets ressorts, qu'une puissance aveu- gle qui dirige tout à sa fin avec autant d'ordre que si elle était intelligente. En considérant , d'un côté, com- bien ce dogme philosophique est opposé à la saine morale, on conçoit mieux de l'autre combien elle était profondément enracinée dans leur cœur, puisque leurs erreurs sur Dieu et sur la Providence n'ont point détruit leurs idées sur la probité, et que, dans un cœur vainement mutiné contre le joug que lui impo- sait la raison, leur esprit a eu assez de force pour étouffer le cri des passions. Nous conclurons de (ju'un philosophe n'est pas fait comme le vulgaire des hommes, chez qui la persuasion intime de l'existence d'un être suprême fait toute la vertu.

Le dogme des peines et des récompenses d'une au- tre vie est pour les hommes ordinaires un frein qu'ils blanchissent d'écume. 11 les contient dans leur devoir; aussi voyons-nous que tous les législateurs en ont fait la base de leurs lois. Quant aux philosophes, ils trouvent dans leur raison, indépendamment de ce dogme, des motifs suffisants pour être fidèles à leurs devoirs. H semble que la Divinité ait voulu qu'ils ren- dissent témoignage à l'excellence de leur nature par réclat de leurs vertus morales, comme les chrétiens le rendent à la beauté de la religion révélée par le spec- tacle des vertus d'un ordre bien supérieur. En voyant ce que la raison seule peut produire, l'esprit est porté il bénir Tauteur delà nature, et non à le blasphémer, à l'imitation de certains raisonneurs téméraires pour (|ui les désordres physiques et moraux ont été une pierre de scandale.

Les philosophes qui, comme Epicure, niaient une Providence, ne faisaient pas pour cela de leur liberti-

IV Discoures

nage le prix de leur incrédulité. Ils étaient retenus dans leurs devoirs par deux ancres, la vertu et la so- ciété. Moins ils avaient à espérer pour une autre vie. plus ils devaient travailler à se rendre heureux dans celle-ci. Or, pour y parvenir, il fallait qu'ils cultivas- sent la société et qu'ils fussent vertueux. Pouvaient-ils se natter qu'en violant toutes les conventions de la so- ciété civile , et quen brisant sans scrupule tous les liens humains, ils pourraient être heureux? non, sans doute. Leur propre intérêt les portait donc à se pé- nétrer d'amour pour la société, d'autant plus que ne tenant point par leurs idées à une autre vie, ils de- vaient regarder la société comme leur unique dieu, se dévouer entièrement à elle , et lui rendre leurs hom- mages. D'un autre côté, la vertu a des avantages qui lui sont propres , indépendamment de l'existence des (lieux et d'une vie à venir. Ce principe, une fois bien médité par les philosophes, faisait qu'ils disposaient tous leurs ressorts à ne produire que des effets confor- mes à l'idée de l'honnête homme. Us connaissaient trop ce que peut la fougue des passions , pour ne pas s'exercer de bonne heure à leur tenir la bride ferme, et à les façonner insensiblement au joug de la raison. Soit donc qu'ils représentassent aux yeux des autres hommes, ou (juils n'eussent qu'eux-mêmes pour té- moins de leurs actions, ils suivaient scrupuleusement les grands principes de la probité. Pétris, pour ainsi dire , avec le levain de l'ordre et de la règle , le crime aurait trouvé en eux trop d'opposition pour ({u'ils eussent pu s'y livrer; ils auraient eu à détruire trop d'idées naturelles et acquises, avant de commettre une action i\u'\ leur fût contraire. Leur faculté d'agir était, pour ainsi dire, comme une corde d'instrument de

PRÉLIMINAIRE. v

musique montée sur un certain ton , et qui n'en sau- rait produire un contraire. Ils auraient craint de se détonner, et de se désaccorder d'avec eux-mêmes. A force de méditations ils étaient parvenus à être ce qu'é- tait Caton d'Ltique,dontVelIeiusadit(( qu'il n'a jamais fait de bonnes actions , pour paraître les avoir faites ; mais parcequ'il n'était pas en lui de faire autrement. »

Quoique la vraie philosophie consiste à rég:ler ses mœurs sur les notions éternelles du juste et de l'in- juste, à rechercher la sagesse, à se nourrir de ses pré- ceptes , à suivre généreusement ce qu'elle enseigne ; 1 usage néanmoins a voulu qu'on décorât de ce nom respectable les systèmes que l'esprit enfante dans une sombre et lente méditation. C'est donc un double titre pour ne pas le refuser aux anciens dont Diogéne Laërce a écrit la vie, puisqu'à la science des mœurs ils ont joint celle de la nature, lis ont très bien réussi dans la première, parcequ'il ne faut que descendre profondément au dedans de soi-même , pour trouver la loi que le créateur y a tracée en caractères lumineux : seulement on peut leur reprocher en général de n'a- voir pas donné assez de consistance à la vertu , en la renfermant dans l'étroite enceinte de cette vie. Quant à la science de la nature , ils y ont fait peu de progrès, parcequelle ne se laisse connaître qu'après qu'on la interrogée, et mise, pour ainsi dire, à la question, pendant une longue suite de siècles.

Si l'on compare l'ancienne philosophie à la moderne, on ne peut qu'être surpris de la distance extrême qui les sépare l'une de 1 autre. De combien d'erreurs et d'extravagances ce vide n'est-il pas rempli! La pre- mière réflexion qui se présente à l'esprit, est un retour bien humiliant sur soi-même. Il semble que la na-

Yi DISCOURS

ture, craignant notre orgueil , ait voulu nous humi- lier, en nous faisant passer par bien des impertinen- ces^ pour arriver à quelque chose de raisonnable. Cependant c'est sur ces impertinences, qui sont la honte de l'esprit humain , que sont entées et que s'é- lèvent ces connaissances merveilleuses dont il se glo- rifie aujourd'hui. 11 a fallu que nos prédécesseurs nous enlevassent , pour ainsi dire , toutes les erreurs que nous aurions certainement saisies , pour nous forcer enfin à prendre la vérité. Avant de connaître le vrai système du monde , il nous a fallu essayer des idées de Platon , des nombres de Pythagore , des qualités d'Aristote , etc. C'est avec la croyance de toutes ces misères-là , que nous avons amusé notre enfance. Parvenus une fois à l'âge de virilité, nous n'avons eu rien de plus pressé que de les rejeter.

Mépriserons-nous donc les anciens, parceque, com- parés à nous dans l'art de raisonner et de connaître la vérité, ils ne peuvent être regardés que comme des pygmées? loin de nous un mépris si injuste. Leur ignorance fut un défaut de leur siècle, et non de leur esprit. Transportés dans le nôtre , ils auraient été ce que nous sommes aujourd'hui ; ils auraient, avec des secours multipliés de toute espèce , étendu comme nous la sphère des connaissances humaines.

Pour revenir à Diogène Laërce ', on trouve dans sa Vie des philosophes grecs leurs divers systèmes, un détail circonstancié de leurs actions, des analyses de

' Les au'.eurs ne fixent pas précisc^ment lVpo(|i'.e vécut Diosène Laërce. Quelques uns le font vivre vers le temps de Marc-Antuuin : d'autres le placent sous Sévère, (t mcme un | eu plus tard. On n'est point non plus d'accord sur la ville il naciuit; AJenage. Fabricius, Heunian,Brukor, F robcn , Casaubou disent ([ue Diogène Laërce était de La'ëile, ville de ( ilicif.

PRÉLIMINAIRE vil

leurs ouvrages, un recueil de leurs sentences, de leurs apoplithegmes , et même de leurs bons mots. Mais ce n'est ici que la moitié de Touvrage, et encore la moins instructive. Le principal et l'essentiel , c'est de re- monter à la source des principales pensées des hom- mes, d'examiner leur variété infinie, et en même temps le rapport imperceptible, les liaisons délicates qu'elles ont entre elles ; c'est de faire voir comment ces pensées ont pris naissance les unes après les autres, et souvent les unes des autres : or c'est à quoi n'a pas seulement songé notre auteur. Peut-être n'avait-il pas aussi assez de force dans l'esprit pour s'élever à ces vues philosophiques. Quoi qu'il en soit, il résulte toujours de son ouvrage cette vérité utile et importante, que les philosophes dont il trace le ta- bleau ont pensé à se former le cœur en s'éclairant l'esprit, et qu'en étudiant ce qu'il y a de plus relevé dans la nature, ils ne se sont point dégradés par une conduite abjecte et honteuse.

PRÉFACE.

Il y a des auteurs qui prétendent que la philosophie a pris naissance chez les étrangers : Arislote, dans son Traité du Magicien, et Sotion, livre XX III de la Succession des Phi- lusophes , rapportent que les inventeurs de cette science ont été les mages chez les Perses, les Chaldéens chez les Bahylo- niens ou les Assyriens , les gymnosophistes chez les Indiens, el les druides, ou ceux qu"on appelait seninothées, chez les Celtes et les Gaulois. Ils ajoutent qu"Ochus était de Phénicie. Zaniolxis de Thrace , et Atlas de la Lihye. Dun autre côté, les Egyptiens avancent que Vulcain, qu'ils font fils de Nihis, traita le premier la pliilosophie, dont ils appelaient les maî- tres du nom de prêtres et de prophètes : ils veulent que, de- puis lui jusqu'à Alexandre roi de Macédoine, il se soit écoulé quarante-huit mille huit cent soixante-trois ans, pendant lesquels il y eut trois cent soixante-treize éclipses de soleil et huit cent trente deux de lune. Pareillement, pour ce qui est des mages, quon fait commencer à Zoroastre Persan, Hermodore platonicien, dans son livre des Disciplines, compte cinq mille ans depuis eux jusqu'à la ruine de Troie, An contraire, Xanthus Lydien dit que, depuis Zoroastrejus- (ju à la descente de Xerxès en Grèce , il s'est écoulé six cents ans , et qu'après lui il y a eu plusieurs mages qui se sont suc- cédé , les Ostanes, Astrapsyches, Gohryes et Pazates . jus- qu'à ce qu'Alexandre renversa la monarchie des Perses.

Mais ceux qui sont si favorables aux étrangers ignorent les choses excellentes qu'ont faites les Grecs, qui n'ont pas seulemeni donné naissance à la philosophie, mais desquels le genre humain même tire son origine. Musée fut la gloire d'Athènes, et Linus rendit ïhèhes célèbre.

L'un de ces deux fut , dit-on, fils d'Eumolpe . il lit le pre- mier un poëmesur la génération des dieux et sur la sphère. On lui attribue d'avoir enseigné que toutes choses viennent dun

2 phi;:fa(:f:.

même | rincipe el y relournenf. On dit qu il moiiiiil à Plia 1ère, et quil y tnt inhumé avec relte épitaplie :

1

Ici, il Phalère, iTpose sons ro (oniborn le corps de Musée, fils chéri flT-uinolpc son père.

Ail reste, ee fut le père de Mns('e qui donna le nom aux Eumolpides d'Athènes '.

Pour ce qui est de Linus, qu'on croit issu de Mercure et de la nuise Uranie, il traita en vers de la génération du monde, du cours du soleil et de la lune, de la production des animaux et des fruits . son poëme commence par ces mots .

Il y eut un temps que toutes choses furent produites à la fois.

Anaxagore a suivi cette pensée , en disant (pie « l'univers '< fut formé dans un même temps , et que cet assemblage confus s'arrangea par le moyen de l'esprit qui y survint. » Linus mourut dans l'île d'Iùibée, d'un coup de flèche qu'il reçut d'Apollon ; on lui fit cette épitaplie :

Ici la terre a reçu le corps de Linus Théhain. couronné de fleurs. Il était fils de la muse l ranie.

Concluons donc que les Grecs ont été les auteurs de la philosophie, daulant plus que son nom même est fort éloigné d'être étranger.

Ceux qui en attribuent l'invention aux nations barbares nous objectent encore qu'Orphée, natif de Tbrace, fut philo- sophe de profession , el un des plus anciens qu'on connaisse. 'Mais je ne sais si l'on doit donner la qualité de philosophe à un homme qui a débité touchant les dieux des clioses pareilles à celles qu'il a dites. En effet, quel nom faut-il donner à un liomme qui a si peu épargné les dieux , qu'il leur a attribué toutes les passions humaines . jusqu'à ces honteuses prostitu- tions qui ne se commettent que rarement par certains hom-

^ C est le nom dnne suite de prêtres de Cércs ; nn Eumolpe ayant in venté les my«lèros d'Eleusis, ses descendants en furent élablis ministres

PKÉl ACE.

mes ? L'opinion commune est que les lemnies le déeliirèienl ; mais son épitap'.e , qui se trouve à Oie en Macédoine , porte (piil fut frappé de la foudre.

Ici repose Orphée de Thrace, qui fut écrasé par la foudre. Les Muscs l'ensevelirent avec sa l\re dorée.

Ceux qui vont cherclier iorij^ine de la philosophie chez les étrangers rapportent en même temps «[uelie était leur doctrine. Ils disent cpie les gymnosopliistes et les druides s'énonçaient en termes éni.rniatiques et sententieux, recom- mandant de révérer les dieux, de s'al)stenir du mal, et de faire des actions de courage. Delà vient que C itanpie, dans son douzième livre , attribue aux gynniosophistes de mépri- ser la mort. Les Chaldéens s'adonnaient, dit-on, à l'étude de l'astronom e et aux prédictions. Les mages vaquaient au culte des dieux , aux prières et aux sacrilices , prétendant être les seuls (jui fussent exauces des dieux. Ils parlaient de la substance et de la génération des dieux , au nombre des- (piels ils mettaient le feu , la terre et l'eau. Ils desapprouvaient ! usage des images et des simulacres, et condamnaient sur- tout Terreur de ceux qui admettent les deux sexes parmi les dieux. Ils raisonnaient aussi sur la justice , regardaient comme une impiété la coutume de brûler les morts , et pen- saient qu'il était permis à un père d'épouser sa fille , et à une mère de se marier avec son fds , ainsi que le rapporte Solion dans son vingt-troisième livre. Les mages étudiaient encore lart de deviner et de présager l'avenir, ils se vantaient que les dieux leur apparaissaient , et croyaient même que l'air est rempli d'omljres qui s'élèvent comme des exhalaisons , et se font apercevoir à ceux qui ont la vue assez forte pour les distinguer. Ils condamnaient les ornements et l'usage de porter de l'or, ne se vêtaient que de robes blanches , cou- chaient sur la dure, vivaient d'herbes, de pain et de fromage ; et au lieu de bâton portaient un roseau, au bout duquel ils mettaient, dit-on, leur fromage pour le porter à la bouche. Arislole, dans soii Tmifc (hi Mugiiicn, dit qu'ils n'enlen

\ PREFACE.

Uaienl point celte espèce de magie qui fait usage de presti- ges dans la divination ; et Dinon, dans le cinquième livre de ses Hisioircn , est du même sentiment. Celui-ci croit aussi que Zoroastre rendait un culte religieux aux asires , se fon- dant sur Tétymologie de son nom; et Hermodore dit la même chose. Arislote, dans le premier livre de sa Philosophie, croit les mages plus anciens que les Egyptiens; il dit qu'ils recon- naissaient deux principes, le bon et le mauvais génie; qu ils appelaient lun Jupiter et Orosmade , l'autre Pluton el Ari- man. Hermippe dans son premier livre des Mages, et Eudoxe dans sa Période, en parlent de même , aussi bien que Théo- pompe dans le huitième livre de ses Phiiippiques. Celui-ci dit aussi que, selon la doctrine des mages, les hommes ressus- citeront , qu'ils deviendront immortels , et que toutes choses se conserveront par leurs prières. Eudèmc de Rhodes rap- porte la même chose, et Hécatce dit qu'ils croient que les dieux ont été engendrés. Cléarquede Solos, dans son livre de ï Inslruction , est d'opinion que les gymnosophistes sont des- cendus des mages , et quelques uns pensent (]ue les Juifs ti- rent aussi d'eux leur origine. Les auteurs de V Histoire des Mages crititpient Hérodote, sur ce qu'il avance que Xerxès lança des dards contre le soleil et enchaîna la mer, deux objets de l'adoration des mages; ajoutant que pour ce qui est des statues des dieux, ce prince eut raison de les dé- truire.

Quant à la philosophie des Egyptiens touchant les dieux el la justice, on rapporte qu'ils croient que la matière fut le principe de toutes choses , et que les quatre éléments en fu- rent composés , ainsi (pie certains animaux ; que le soleil cl la lune sont deux divinités , appelant la première Osiris et la seconde Isis , et les représentant mystérieusement sous la forme d'un escarbot , d'un dragon , d'un épervier et d'autres animaux , selon le témoignage de Manéthon dans son Abrégé des choses nalurellcs , cl d'IIécathée dans le premier livre de la Philosophie des Égyptiens. On dit aussi (pi'ils faisaient des statues et bâtissaient des temples, parrequ'ils ne voyaient

PRÉFACE. 5

lioiiiUlappareiicedela divinilé; (|u"ilscroyaieiilque leinoiule a eu un cominencenient. qu'il esl corruptible et de forme orbiculaire; que les étoiles sont des globes de feu, dont la lenipéralure produit toutes choses sur la terre ; que la lune scclipse lorsqu'elle esl ombragée par la terre ; que Tame con- tinue à subsister, et passe dans un autre corps ; que la pluie est un effet des cbangements de Pair qui se convertit en eau. Ces opinions, et d'autres semblables sur la nature, leur sont attribuées par Hécatée et Âristagore.

Les Egyptiens établirent aussi sur la justice des lois, dont ils rapportent l'origine à Mercure; ils décernèrent les lion- neurs divins aux animaux qui sont utiles à l'iiomme, et ils s'attribuèrent la gloire d'être les inventeurs de la géométrie, de l'astrologie et de l'arilbmétique. Voilà pour ce qui regarde l'origine de la pliilosopliie.

Elle fut nommée de ce nom par Pylliagore. qui se qua- lifia pbilosophe dans un entretien qu'il eut à Sicyone avec Léonte, prince des Sicyoniens ou Phliasiens. Cela est rapporté par Héraclide de Pont, dans un ouvrage il parle d'une personne qui avait paru être expirée. Les paroles de Pyllia- gore étaient que o la qualité de sage ne convient à aucun <i homme, mais à Dieu seul. » C'est qu'autrefois on appelait la philosophie sagesse , et qu'on donnait le nom de sage à celui (jui la professait . parcequ'il passait pour être parvenu au |>lus haut degré de lumière que l'ame puisse recevoir; au lieu que le nom de philosophe désigne seulement un homme (|ui embrasse la sagesse. On distingua aussi les sages par le titre de sophistes, litre dont ils ne jouirent pourtant pas seuls , car on le donna aussi aux poètes. Cratinus , faisant l'éloge d'Homère et d'Hésiode , les appelle sophistes*. Au reste, ceux à qui l'on a donné le nom de sages furent Thaïes. Solon, Périandre, Cléobule, Chilon , Bias et Pittacus. On range aussi avec eux Anacharsis de Scyihie, Myson de Ché-

^ Le terme de sophiste, qui uc se prend plus que dans un mauvais sen?. ^igDifiait chez les Grecs un homme éloquent et subtil . ainsi nous \o tra- duirons tonjonr.< par logicien ou rhéteur.

(i PRÉFACE.

née, Piiérécyde de Scyros , et Epiméiiulc de Crète ; (luelques

uns y ajoutent encore Pisistrale le tyran.

Il y eut deux écoles principales de philosophie . celle d'A - naxhnandre qui fut disciple de Thaïes, et celle de Pythagore qui fut disciple de Phérécyde. La philosophie d'Anaxinian- dre fut appelée ionienne , eu égard à ce que Tlonie était la patrie de Thaïes, qui était de Milet, et qui instruisit Anaxi niandre. Celle de Pythagore fut nommée italique , parceque Pythagore son auteur avait passé la plus grande partie de sa vie en Italie. L'ionienne finit à Clitomaque , Chrysippe et Théophraste; l'italique, à Épicure.

Thaïes et Anaximandre eurent pour successeurs en pre- mier lieu , jusqu'à Clitoma(iue, Anaxuuène , Anaxagore, Archélaùs, Socrate qui introduisit létude de la morale, ses sectateurs , et surtout Platon fondateur de l'ancienne acadé- mie, Speusippe , Xémjcrate , Polémon, Cranlor, Cratès, Arcésilas qui fonda la moyenne académie, Lacydes qui éri- gea la nouvelle, et Carnéades. En second lieu, jusqu'à Chry- sippe , Antisthène, successeur de Socrate, Diogène le Cyni- «jue , Cratès de Tlièbes , Zi non le Cittique , et Cléanthe.

En troisième lieu , jusqu'à Théophraste , Platon , Aristote et Théopliraste lui-même, avec lequel et les deux autres dont nous avons parlé , c'esl-à-dire Clitomaque et Chrysippe, s'éteignit la philosophie ionienne.

A Phérécyde et à Pythagore succédèrent Télauge , (ils de Pythagore, Xénophane , Parménide , Zenon d'Élée, Leu- cippe , Démocrite ; après lequel Nausiphane et Naucyde furent fameux entre plusieurs autres; enfin Épicure, avec lequel la philosophie italique finit.

On distingue les philosoplies en dogmatisles et incertains. Les dogmatistes jugent des choses comme étant à la por- tée de l'esprit de l'honnue. Les autres au contraire en j)arlent avec incertitude , comme si elles surpassaient notre entendement , et ne portent Iciu" jugement sur rien. Parmi ces philosophes , il y en a (jui ont laissé des ouvrages à la p()'<l«''ritc , ri d'auh'cs rpii n'oni rien mis au jour, tels que

PREFACE. 7

Socrale, Slilpon. Phi!ijt[te. Mencdème. Pyrrlion. Théodore, (larnéade et Brvsou, suivant ce que prétendent quelques uns; d'autres ajoutent Pytliagore et Ariston de Chio, dont on n'a que quelques lettres. On trouve encore des pljiloso- plies qui n'ont fait que des traites parliculicrs , comme Mé- lisse, Parniénide et Anaxaiiore. Zenon au contraire a extrê- mement écrit ; Xénophane, Démocrite, Aristote et Epicure lieaucoup , mais Chrysippe encore davantage.

Les philosophes furent dési2:nés par différents nom. Us les reçurent , les uns des villes ils demeuraient , connue les éliens , les mégariens , les érélriens, e». les cyrénaïques ; les autres, des lieux ils s'assemhlaient, comme les aca- démiciens elles stoïciens; ceux-ci deleur manièred'enseigner, comme les péripatéticiens ; ceux-là de leurs plaisanteries, comme les cyniques ; (|uel(|ues uns de leur humeur, connue les fortunés ; quelques antres de leurs sentiments vains , comme les philalètes ou amateurs de la vérité, les éclectiques et les analogistes. Les disciples de Socrate et les épicuriens empruntèrent les noms de leurs maîtres. On appela encore l>liysiciens ceux qui méditaient sur la nature : moralistes, ceux qui se bornaient à former les mœurs ; et dialecticiens , ceux qui enseignaient les règles du raisonnen)ent.

La philosophie a trois parties: la physique, la morale, et !a logique. La physique a pour objet le monde et ce qu'il contient . la morale roule sur la vie et les monns. La logique apprend à conduire sa raison dans l'examen des deux autres sciences. La physique seule soutint son crédit jus((u'à Arché- laùs. Nous avons dit que la morale fut introduite par Socrate, et Zenon d'Élée forma la dialeclicjue. La morale a produit dix sectes : l'académique, la cyrénauiue, léliaque, la mégari- qne , la cynique , Térétrique , la dialectiijne , la péripatéti- cienne, la stoïcienne et réi)icurienne. Platon fut chef de l'ancienne académie, Arccsiîas de la moyenne, et Lacydesde la nouvelle. Aristi^ipe de Cyrène forma la secte cyrénaïque; Phédon d'Elée, léliaque : Eiiclide de IMégare , la mégarique ; Auli'^liK'ne l'AHiénicn . la cynique-. "Mcurdènif d'Erétrée ,

8 PRÉFACE.

rététrique ; CliJuinaque de Cartliaj^e, la dialeclique ; Aris- lote, la péripatéticienne; Zenon, lacitlique, la stoïcienne; elÉpicure, celle qui est nommée de son nom. Ilippobote, dans son livre des Secte", en compte une de moins, et en fait le détail dans Tordre suivant : la mégarique , Térélrique , la cyrénaïque, l'épicurienne, Tannicérienne, la théodorienne, la zénonienne ou stoïcienne , l'ancienne académie , la péri- patéticienne ; passant sous silence dans ce catalogue les sec- tes cynique, éliaque et dialectique. Quantàlapyrrlionienne, la plupart la mettent au rebut , à cause de l'obscurité de ses l>rincipes. Il y en a pourtant qui la regardent en partie comme étant une secte , en partie comme n'en étant point une. C'est une secte , disent-ils , en tant que la nature d'une secte est de suivre quelque opinion évidente, ou qui paraît l'être; et en ce sens on peut l'appeler convenablement la secte scepti- que. Mais si par le mot secte on entend des dogmes suivis , ce n'est plus la même chose, puisqu'elle ne contient point de dogmes.

Voilà les rcmar(iues que nous avions à faire sur les com- mencements, la durée, les parties et les différentes sectes de la philosophie.

Il n'y a pas longtemps que Potamon d'Alexandrie intro- duisit une nouvelle secte de philosophie éclectique, composée de ce qu'il y avait de meilleur selon lui dans toutes les autres. II dit dans son Insliliiiion que pour saisir la vérité deux choses sont requises; dont la première, savoir le principe (jui juge , est la plus considérable, et l'autre, le moyen par lecjuel se fait le jugement, savoir une exacte représentation de l'objet, [1 croit que la matière, la cause, l'action et le lieu sont les principes de toutes choses , puisque dans la recherche des choses on a pour but de savoir de quoi, par (jui, comment et elles sont. Il établit aussi pour dernière lin des actions une vie ornée de toutes les vertus , sans excepter pour ce (\m regarde le corps les biens extérieurs et ceux de la nature. Passons à présent à l'histoire des philosophes, et commençons |»ar Thaïes.

LIVRE PUEMIEK.

J II A LE S.

Hérodote, Duris et Démocrite disent que Thaïes naquit d'Examius et de Cléobuline , qui était issue des Thélides , famille fort illustre parmi les Phéniciens , selon Platon , qui fait descendre cette maison de Cadmus et d'Agénor. Thaïes est le premier qui porta le nom de sage: il llo- rissait lorsque Damasias était archonte d'Athènes ; et ce fut aussi dans ce temps- que les autres sages furent ainsi nommés , comme le rapporte Démétrius de Phalère dans son Histoire des Archonhs.

Ce philosophe ayant suivi Nilée à son départ de Phé- nicie, son pays natal, obtint à Milet le droit de bourgeoisie ; d'autres conjecturent pourtant qu'il y prit naissance d'une maison noble du lieu. Après avoir vaqué aux afTaires de l'état, il résolut de consacrer tous ses soins à la contem- plation de la nature. Quelques uns croient qu'il n'a laissé aucun ouvrage à la postérité. On le fait auteur de l'.ls/rc- logie marine, mais on est redevable de cet ouvrage à Phocus de Samos. Callimaque lui attribue dans ses vers d'avoir fait connaître \a pelile Ourse. 11 dit qu'il « remar- qua la constellation du Chariot , qui sert de guide aux Phéniciens dans leur navigation. » D'autres, qui croient ([u'il a écrit quelque chose , lui attribuent seulement deux traités , l'un sur le solstice et l'autre sur l'équinoxe, persuadé qu'après ces deux objets difficiles à développer, il n'en restait plus que de faciles à concevoir. Quelques uns, entre autres Eudème dans son Histoire de l'Astro- logie, le font passer pour avoir frayé la route des secrets (le cette science, personne avant lui n'ayant encore pré-

10 THALÈS.

(lit les éclipses du soleil , ni le temps il est dans les tropiques. Ils ajoutent que ce fut le motif de l'estime particulière qu'Hérodote et Xénopbane conçurent pour lui ; ce qui est confirmé par Heraclite et Démocrite.

Chérillus le poëte et d'autres disent qu'il a enseigné le premier l'immortalité de l'ame. Ceux qui veulent qu'il donna les premières notions du cours du soleil ajoutent ([u'il observa que la lune, comparée à la grandeur de cet astre, n'en est que la sept cent vingtième partie. On dit aussi qu'il donna le premier le nom de trigésime au tren- tième jour du mois, et qu'il introduisit l'étude de la na- ture. Aristote et Hippias disent qu'il croyait les choses inanimées douées d'une ame , se fondant sur les phéno- mènes de l'ambre et de l'aimant. Pamphila rapporte qu'il étudia les éléments de la géométrie chez les Egyptiens , et qu'il fut le premier qui décrivit le triangle rectangle dans un demi-cercle , en reconnaissance de quoi il offrit un bTuf en sacrifice. D'autres , du nombre desquels est Apollodore le calculateur, attribuent cela à Pythagore. Mais ce fut lui qui porta plus loin les découvertes d'Eu- phorbe Phrygien , dont Callimaque parle dans ses vers , savoir l'usage du triangle scalène, et ce qui regarde la science des lignes. Thaïes fut aussi utile à sa patrie par les bons conseils qu'il lui donna. Crésus recherchant avec empressement l'alliance des Milésiens , le philosophe empêcha qu'elle ne lui fût accordée ; ce qui , lorsque Cyrus eut remporté la victoire , tourna au bien de la ville. Héraclide suppose à Tlialès de l'attachement pour la solitude et pour la vie retirée.

Les uns lui donnent une femme , et un lils qu'ils nom- ment Cibissus; les autres disent qu'il garda le célibat et adopta un fils de sa sœur, et que quelqu'un lui ayant demandé pourquoi i\ ne pensait point à avoir des enfants, il répondit « que c'était parcequ'il ne les aimait pas. » On raconte aussi que, pressé par les instances de sa mère de se marier , il lui dit « qu'il n'en était pas encore

THALES. It

temps; » et que comme elle renouvelait ses instances lorsqu'il fut plus avancé en âge , il lui répondit « que le temps en était passé. » Jérôme de Rhodes, dans le premier livre de ses Comnienldires , rapporte que Thaïes voulant montrer la facilité qu'il y avait de s'enrichir, et prévoyant que la récolte des olives serait abondante, il prit à louage plusieurs pressoirs d'olives, dont il retirade grosses sommes d'argent.

Ce philosophe admettait l'eau poiu" principe de toutes choses. 11 soutenait que l'univers était animé et rempli d'esprits. On dit qu'il divisa l'année en trois cent soixante-cinq jours , et qu'il la subdivisa en quatre sai- sons. Il n'eut jamais de précepteur, excepté qu'il s'attacha aux prêtres d'Egypte. Jérôme de Rhodes rapporte qu'il connut la hauteurdesPyramidespar l'observation de leur ombre, lorsqu'elle se trouve en un même point d'égalité avec elles. Myniès dit qu'il était contemporain de Thra- sybule, tyran de Milet.

On sait l'histoire du trépied trouvé par des pécheurs , et offert aux sages par les Milésiens. Voici comme on la raconte. Des jeunes gens d'Ionie achetèrent de quelques pêcheurs ce qu'ils allaient prendre dans leurs fdets. Ceux-ci tirèrent de l'eau un trépied , qui fît le sujet d'une dispute ; pour la calmer, ceux de Milet envoyèrent à Del- phes consulter l'oracle. « Peuple qui venez prendre mon avis, répondit le dieu, j'adjuge le trépied au plus sage. » En conséquence on le donna à Thaïes , qui le remit à un autre , et celui-ci à un troisième , jusqu'à ce qu'il parvint à Solon , qui renvoya le trépied à Delphes , en disant qu'il n'y avait point de sagesse plus grande que celle de Dieu. Callimaque conte cette histoire autrement, et selon qu'il l'avait entendu réciter à Léandre de Milet. Il dit qu'un nommé Batyclès , originaire d'Arcadie , laissa une fiole, en ordonnant qu'elle fut donnée au plus sage ; qu'on l'offrit à Thaïes, et quaprés avoir circulé en d'autres mains, elle lui revint, ce qui l'engagea à en faire alors

12 THALKS.

présent à Apollon Didymien , avec ces mots que Calli- niaqne lui fait dire dans ses vers :

Je suis le prix que Thaïes reçut deux fois, et qu'il ronsacrn it re- lui qui préside sur le peuple de Nclée.

Ces vers rendus en prose signifient que Thaïes, fils d'Exannius, natif de Milet, après avoir reçu deux fois ce prix des Grecs, le consacre à Apollon Delphien'. Eleusis dans son Achille, et Alexon de Mynde dans le neuvième li- vre de ses Fables , conviennent que le fils de Batyclès, qui avait porté la fiole de l'un à l'autre , s'appelait Thyrion.

Eudoxe de Cnide etÉvantes de Milet prétendent qu'un confident de Crésus reçut de ce prince un vase d'or pour le donner au plus sage des Grecs ; que le commissionnaire le présenta à Thaïes; qu'ensuite il vint à Chilon ; et que celui-ci, consultant Apollon pour savoir qui le surpassait en sagesse, l'oracle répondit que c'était Myson, qu'Eudoxe prend pour Cléobule, et Platon pour Périandre. Nous par- lerons de lui dans la suite. Au reste, telle fut la réponse du dieu : «C'est Myson de Chénée, du mont Œta.qui te sur- passe en sublimité de génie. » Anacharsis était celui qui avait consulté l'oracle au nom de Chilon. Dédacus, pla- tonicien, et Cléarque, disent que Crésus adressa la fiole à Pittacus, et qu'elle passa ainsi d'une main dans l'autre. Mais Andron, en parlant du trépied, dit que les Grecs le proposèrent au plus sage d'entre eux, comme une récom- pense due à la vertu; qu'Aristodème de Sparte fut jugé digne de le recevoir, et qu'il ne l'accepta que pour le cédera Chilon. Alcée touche aussi quelque chose d'Aris- todème. Sparte, dit-il, tient de lui cette belle maxime : « Que l'homme vertueux n'est jamais pauvre, et que la

* Pour liutelligeuce de tout ce passage, il faut remarquer que les Wi- lésiens ctaient descendus de >él(?e ; que Uidyme était un endroit de Milet il y avait un oracle d'Apollon, et que le principal temple de ce dieu de la fable était à Delphes, dans la Phocidc. Le trépied fut envoyé an temple de Didyme, et riuscription fut: « A Apollon Delphien » {Mcnaçir, Ptiusnnins, rnynrjp, lome II. page 70.)

THALES. 13

vertu est un loiuls inépuisable de richesses. » Une autre relation nous instruit que Périandre ayant fait partir un vaisseau chargé pour ïhrasybule, tyran de Miletje vais- seau échoua vers l'ile de Cos, et que quelques pêcheurs y trouvèrent le trépied. Phanodicus prétend qu'il fut péché sur les côtes de la mer Attique, qu'on le transporta dans la ville, et qu'on y rendit un arrêt par lequel il fut or- donné qu'il serait envoyé à Bias. Nous en expliquerons la raison, lorsque nous aurons occasion de parler de ce philosophe. D'autres veulent que le trépied fut l'ouvrage deVulcain, qui le donna à Pélops, lorsque celui-ci se maria; qu'ensuite Ménélas en fut possesseur; que Paris l'enleva avec Hélène; que cette Lacédémonienne le jeta dans la mer de Cos, disant qu'il en proviendrait des querelles; qu'ensuite quelques Lébédiens ayant fait prix pour un coup de filet, les pécheurs attrapèrent le trépied ; qu'une dispute s'étant élevée entre les vendeurs et les acheteurs, ils allèrent à Cos; et que, n'ayant pu venir à bout d'y terminer leur différend, ils portèrent le trépied à Milet, qui était la capitale du pays; que les ha])itants députèrent à Cos pour régler l'alfaire , mais que les dé- putés revinrent sans avoir rien conclu; que le peuple, indigné d'un mépris si marqué, prit les armes contre ceux de Cos; qu'enfin, comme on perdait beaucoup de monde de part et d'autre, l'oracle décida qu'il fallait donner le trépied au plus sage ; que, par déférence pour cette déci- sion, les deux partis consentirent qu'il resterait à Thaïes, qui. après qu'il eut circulé dans quelques mains, le voua à Apollon Didyméen. La réponse que l'oracle avait faite aux insulaires de Cos portait : « Que les Ioniens ne cesse- « raient d'avoir guerre avec les habitants de Mérope, « jusqu'à ce qu'ils envoyassent le trépied doré forgé par « Vulcain, et tiré du sein de la mer, à celui qui serait ca- « pable de connaître par sa sagesse le présent, le passé et a l'avenir. » Nous avons transcrit ailleurs la substance de la réponse faite aux Milésiens; en voilà assez sur ce sujet.

li TIIALES

Herniippe, dans ses Vies, applique à Thaïes ce que l'on attribue à Socrate, qu'il remerciait la fortune de trois choses : la première, « de l'avoir fait naître un être rai- sonnable plutôt qu'une brute; la seconde, de l'avoir fait homme plutôt que femme; la troisième, de l'avoir fait naître en Grèce plutôt que dans un pays étranger. »

On raconte de lui qu'un soir, sortant de la maison, conduit par une vieille femme, il tomba dans un creux pendant qu'il regardait les étoiles; et que s'étant plaint de cet accident, la vieille lui dit : « Comment pouvez- vous, Thaïes, espérer de voir et de comprendre ce qui est au ciel, vous qui n'apercevez pas ce qui est à vos pieds? » Timon parle aussi de son amour pour l'astrono- mie, et le loue dans ses Poésies bouffonnes, il dit : « Tel que fut Thaïes, savant astronome, et l'un des sept sages. » Lobon d'Argos compte deux cents vers de sa composition sur l'astronomie, et rapporte ceux-ci, qu'on lisait au- dessous de sa statue :

C'est ici Thaïes, dans la personne duquel Milet l'iouienue, qui l'a nourri, a produit le plus grand des hommes par son savoir dans l'astrologie.

Voici des pensées qu'on lui attribue : « Le flux de pa- u rôles n'est pas une marque d'esprit. Ètes-vous sages, K choisissez une seule chose, un objet digne de votre « application; par vous ferez taire beaucoup de gens « qui n'ont que la volubilité de la langue en partage. »

Les sentences suivantes sont encore de lui : « Dieu est « le plus ancien des êtres, n'ayant jamais été engendré. « Le monde est de toutes les choses la plus magnifique, « puisqu'il est l'ouvrage de Dieu ; l'espace, la plus grande, (( parcequ'il renferme tout; l'esprit, la plus prompte, vu « qu'il parcourt l'étendue de l'univers; la nécessité, la « plus forte, n'y ayant rien dont elle ne vienne à bout; le u temps, la plus sage, j)arcequ'il découvre tout ce qui est

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THALÈS. i:,

K caclié. Il disait que la vie n'a rien qui la rende j)réiérable « à la mort. Quelle raison vous empêche donc de mourir? « lui dit-on. Cela même, dit-il, que l'un n'a rien de pré- ci férable à l'autre. Quelqu'un lui ayant demandé lequel « avait précédé de la nuit ou du jour, il répondit que la « nuit avait été un jour avant. Interrogé si les mauvaises « actions échappaient à la connaissance des dieux : Non, « répliqua-t-il, pas même nos pensées les plus secrètes. « Un homme convaincu d'adultère lui demanda s'il ne « pourrait pas couvrir ce crime par un parjure. Que vous « semble? lui répondit-il. Le parjure ne serait-il pas en- « core quelque chose de plus énorme? Requis de s'expli- « quer sur ce qu'il y avait de plus difficile, de plus aisé et « de plus doux dans le monde, il répondit que le premier « était de se connaître soi-même, le second de donner « conseil, et le troisième d'obtenir ce qu'on souhaite. Il « défi[iit Dieu un être sans commencement et sans fin. On « lui attribue aussi d'avoir dit qu'un vieux tyran est ce « qu'il y a de plus rare à trouver; que le moyen de sup- « porteries disgrâces avec moins de douleur, c'est de voir « ses ennemis encore plus maltraités de la fortune; que « le moyen de bien régler sa conduite est d'éviter ce que « nous blâmons dans les autres; qu'on peut appeler heu- « reux celui qui jouit de la santé du corps, qui possède « du bien, et dont l'esprit n'est ni émoussé par la paresse. « ni abruti par l'ignorance ; qu'il faut toujours avoir pour « ses amis les mêmes égards, soit qu'ils soient présents ou « absents ; que la vraie beauté ne consiste point à s'orner « le visage, mais à s'enrichir l'ame de science. N'amassez « pas de bien par de mauvaises voies, disait-il encore. Ne « vous laissez pas exciter par des discours contre ceux qui « ont eu part à votre confiance, et attendez-vous à rece- « voir de vos enfants la pareille de ce que vous aurez fait « envers vos père et mère. »

Le Nil mérita aussi son attention. Il dit que les débor- dements de ce fleuve étaient occasionnés par des vents

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Hi THÂLES.

contraires qui revenaient tous les ans, et faisaient remon- ter les eaux.

Apollodore, dans ses Chroniques , fixe la naissance do Thaïes à la première année de la trente -cinquième olympiade. Il mourut à la soixante-dix-huitième année de son âge, ou à la quatre-vingt-dixième, comme dit So- sicrate, qui place sa mort dans la cinquante-huitième olympiade. Il vécut du temps de Crésus, à qui il promit de faire passer sans pont la rivière d'Halys, en détournant son cours.

Démétrius de Magnésie parle de cinq autres personnes qui ont porté le nom de Thaïes; d'un rhéteur de Celante qui était fort affecté; d'un peintre de Sicyone fort ingé- nieux; d'un troisième très-ancien, et contemporain, ou peu s'en faut, d'Hésiode, d'Homère, de Lycurgue; d'un quatrième cité par Duris, dans son livre de la Peinture ; d'un cinquième plus récent, mais peu connu, et dont parle Denis dans ses Critique)!.

Thaïes le sage assistait aux jeux de la lutte lorsque la chaleur du jour, la soif et les infirmités de la vieillesse lui causèrent tout d'un coup la mort; on mit cette inscription sur son tombeau :

Autant que le sépulcre de Thaïes est pclil ici-bas, autant la gloire de ce prince des astronomes est grande dans la région étoilée.

Nous avons aussi fait ces vers sur son sujet dans le pre- mier livre de nos Épigrammes, écrites en vers de toutes sortes de mesures :

Pendant que Thaïes est attentif aux jeux de la lutte, Jupiter renlcve de ce lieu. Je loue ce dieu d'avoir approché du ciel un vieillard dont les yeux, obscurcis par l'âge, ne pouvaient plus en- visager les astres de si loin.

C'est de lui qu'est cette maxime : «Connais-toi toi- uiéme; » maxime qu'Antisthène dans ses Successions attribue à Phémonoé, en accusant Chilon de se l'être in- justement appropriée.

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THALÈS. 17

Il ne sera pas hors de propos de rapporter ici ce qu'on dit des sept sages en général. Damon de Cyrène n'épargne aucun des philosophes dont il a composé l'histoire, et ceux-ci encore moins que les autres. Anaximène les recon- naît tout au plus pour poètes. Dicéarque leur refuse la qualité de sages et l'esprit de philosophes; il ne leur ac- corde que le bon sens et la capacité de législateurs. Ârché- time de Syracuse a fait un recueil de leur conférence avec Cypselus, et dont il dit avoir été témoin. Euphore dit qu'excepté Thaïes, ils se sont tous trouvés chez Crésus ; ets'ilen faut croire quelques autres, il y a apparence qu'ils s'assemblèrent à Panionie ', à Corinthe et à Delphes.

A l'égard de leurs maximes, les sentiments sont aussi partagés; on attribue aux uns ce qui passe pour avoir été dit par d'autres. On varie, par exemple, sur l'auteur de cette sentence : « Le sage Chilon de Lacédémone a dit autrefois : Rien de trop; tout plait lorsqu'il est fait à propos. »

On n'est pas plus d'accord sur le nombre des sages que sur leurs discours : Léandre substitue Léophante Gor- siade, Lébédien ou Éphésien, et Épiménide de Crète, à Cléobule et à Myson ; Platon , dans son Prvtagore, met Myson à la place de Périandre ; Euphore transforme Myson en Anacharsis; et d'autres ajoutent Pythagore aux autres sages. Dicéarque parle d'abord de quatre, que tout le monde a reconnus pour sages : Thaïes, Bias, Pittacus et Solon; après cela il en nomme six autres, Aristomène, Pamphile, Chilon de Lacédémone, Cléobule , Anacharsis et Pé- riandre, entre lesquels il en choisit trois principaux. Quelques uns leur ajoutent Acusiias, fils de Caba ou Sca- bra, Argien; mais Hermippe, dans son livre da Sages, va plus loin ; à l'entendre, il y eut dix-sept sages, entre

' Panionie était une ville, avec un bois sacré , située près dEijlièse; '■était un rendez-vous ?;éncral de toutes les villes d lonie, ([ui y célébraient 'in saciiHcc commun, pt qui par celle raison sappelait Tanionie. (.Me- iiaffr.)

2.

18 THALÈS.

lesquels on en choisit différemment sept principaux, dont il fait le catalogue dans l'ordre suivant. Il place Solon au premier rang; ensuite Thaïes, Pittacus, Bias, Chilon, Cléobule, Périandre, Anacharsis, Acusilas, Épiménide, Léophante, Phérécyde, Aristodème , Pythagore, Lasus lils de Charmantidas ou de Sisymbrinus, ou, selon Aris- toxène, de Chabrinus ; enfin Hermion et Anaxagore. llip- pobote au contraire suit un autre arrangement : il place à la tète Orphée, ensuite Linus, Solon, Périandre, Ana- charsis, Cléobule, Myson, Thaïes, Bias, Pittacus, Épi- charme et Pythagore. On attribue à Thaïes les lettres suivantes :

THALÈS A PHÉRÉCYDE.

« J'apprends que vous êtes le premier des louiens qui vous pré- parez à donner aux Grecs un Traite sur les choses dirines; et peut- être faites-vous mieux d'en faire un écrit pul)lic, que de confier vos pensées à des gens qui n'en feraient aucun usage. Si cela vous était agréal)le, je vous prierais de me communiquer ce que vous écrivez, et, en casque vous me l'ordonniez, j'irais vous trouver in- cessamment. jNe crojez pas que nous soyons, Solon et moi, si peu raisonnables, qu'après avoir fait le voyage de Crète par un motif de curiosité, et péni'tré jusqu'en Egypte pour jouir de la conversa- tion des prêtres et des astronomes du pays, nous n'ayons pas la même envie de faire un voyage pour nous trouver auprès de vous : car Salon m'accompagnera, si vous y consentez. Vous vous plaisez dans l'endroit vous êtes, vous le quittez rarement pour passer en lonie, et vous n'êtes guère empressé de voir des étran- gers. Je crois que vous n'avez d'auire soin que celui de travailler ; mais nous, qui n'écrivons i)oint, nnus parcourons la Grèce et lAsie. •>

THALÈS A SOLOX.

« Si vous sortez d'Athènes, je crois que vous pouri'ez demeurer à Milct en toute sûreté. Cette ville est une colonie de >olre pa\s, on ne vous y fera aucun mal. Que ••i la t\rannie à la(|uelie nous sommes soumis à Milet vous déplait (car je suppose qu'elle vous «'st partout insupportable), vous aurez piMuianf la satisfiUMion do

SOLON. 19

\nre parmi vos amis. Bias vous écrit d'aller à Prièue; si vous pré- lorez cet endroit à uotre ville, je ne tarderai pas à m'y rendre au- près de vous. I

SOLON.

Selon de Salamine, fils d'Exécestidas, comnienra par porter les Atbétiiens à abolir l'usage d'engager son corps et son bien à des gens qui prêtaient à usure. Plusieurs citoyens, ne pouvant payer leurs dettes , étaient réduits à servir leurs créanciers pour un certain salaire. On devait à Solon lui-même sept talents de l'béritage de son père : il y renonça , et engagea les autres à imiter son exemple. La loi qu'il fit là-dessus fut appelée d'un nom qui signifie décharge... Il fit ensuite d'autres lois, qu'il serait long de rapporter, et les fit écrire sur des tablettes de bois.

Voici une action qiii lui donna bt^aiicoup de réputation. Les Athéniens et les Mégariens se disputaient Salamine, sa patrie , jusqu'à se détruire les uns les autres; et , après plusieurs pertes, les Atbéniens avaient publié un édit ([ui défendait sous peine de la vie de parler du recouvre- ment de cette île. Solon là-dessus recourut à cet artifice : Ile vêtu d'un mauvais habit , et prenant l'air d'un homme égaré , il parut dans les carrefours , la curiosité ayant attroupé la foule, il donna à lire au crieur public une pièce en vers sur l'affaire de Salamine, dans laquelle il exhor- tait le peuple à agir contre le décret. Cette lecture fit tant d'impression sur les esprits , que dans le moment mèmr on déclara la guerre à ceux de Mégare, qui furent battus, <'t dépouillés de la possession de l'ile. Entre autres expres- sions dont il s'était servi , il émut beaucoup le peuple par <*elles-ci :

« Que ne suis-je à l^liolégandre ' ou à Sicine ! Que

' Plioli'jondre, lune des ilcs Sporadc, dans la mer Egée. (|ue Suiilas pieiid pour les Cyclailcs. Sic'nir . ilc pré?: de Crète. ( Mcnafir et le TInc- >!))■ d'Ci<lieu)ic. )

•20 SOLON.

ne puis-jc changer ma patrie contre une autre ! J'entends répandre ce bruit déshonorant : Voilà un de ces Athéniens qui ont abandonné Salamine. Que n'allons-nous réparer cette honte en conquérant l'ile ! »

11 persuada encore aux Athéniens de former des pré- tentions sur la Chersoncse de Thrace ; et afin que l'on crût que les Athéniens avaient droit sur la possession de Salamine , il ouvrit quelques tombeaux, et fit remarquer que les cadavres y étaient couchés tournés vers l'orient, ce qui était la coutume des Athéniens, et que les cer- cueils même étaient disposés de cette manière , et por- taient des inscriptions des lieux les morts étaient nés, ce qui était particulier aux Athéniens. C'est dans la même vue, dit-on, qu'à ces mots qui sont dans le catalo- gue qu'Homère fait des princes grecs , « Ajax de Salamine conduisait douze vaisseaux, » il ajouta ceux-ci, «qui se joi- gnirent au camp des Athéniens. » Depuis ce temps-là le peuple fit tant de cas de lui , qu'il n'y avait personne qui ne souhaitât qu'il prît le gouvernement de la ville; mais, loin d'acquiescer à leurs vœux , il fit tout son possible pour empêcher que Pisistrate son parent ne parvînt à la souveraineté , à laquelle il savait qu'il aspirait. Ayant convoqué le peuple , il se présenta armé dans l'assem- blée , et découvrit les intrigues de Pisistrate , protestant même qu'il était prêt de combattre pour la défense pu- blique. « Athéniens, dit-il, il se trouve que je suis plus sage et plus courageux que quelques uns de vous, plus sage que ceux qui ignorent les menées de Pisistrate , et plus courageux que ceux qui les connaissent et n'osent rompre le silence. » Mais le sénat étant favorable à Pisis- trate , Solon fut traité d'insensé ; à quoi il répondit : « Fiientôt le temps fera connaître aux Athéniens le genre de ma folie, lorsque la vérité aura percé les nuages qui l.i '■ouvrent. » 11 dépeignit aussi la lyrannie dont on était îHcnacé, dans ces vers élégiaques :

Comme la nrigc ri Ui prôlo roulent dam» r;ilniosplirre an pré

SOLON. -21

des vents, que la foudre et les éclair-» éclatent, et causent un fracas horrible, de même on voit souvent des villes s'écrouler sous la puis- sance des grands, et la liberté d'un peuple dégénérer en dur escla- vage. «

Enfin Pisistrate ayant usurpé la souveraineté , jamais Solon ne put se résoudre à plier sous le joug ; il posa ses armes devant la cour du sénat , en s'écriant : « Chère patrie, je te quitte avec le témoignage de t'avoir servie par mes conseils et ma conduite. » Il s'embarqua pour l'E- gypte, d'où il passa en Chypre et de à la cour de Crésus. Ce fameux prince lui demanda qui était celui qu'il estimait heureux : «Telles l'Athénien, dit-il , Cléobis et Biton; » à quoi il ajouta d'autres choses qu'on rapporte communé- ment. On raconte aussi que Crésus, assis sur son trône et revêtu de ses ornements royaux , avec toute la pompe imaginable, lui demanda s'il avait jamais vu un specta- cle plus beau : « Oui , répondit-il , c'est celui des coqs, des faisans et des paons ; car ces animaux tiennent leur éclat de la nature , et sont parés de mille beautés. » Ayant pris congé de Crésus, il se rendit en Cilicie , il bâtit une ville qu'il appela Solos de son nom. Il la peuplade quel- ques Athéniens , qui , avec le temps, ayant corrompu leur langue , furent dits faire des solécismes ; on les appela les habitants de Solos , au lieu que ceux qui portent ce nom en Chypre furent nommés Soliens.

Solon , informé que Pisistrate se maintenait dans son usurpation , écrivit aux Athéniens en ces termes :

« S'il vous arrive des malheurs dignes des fautes que vous avez faites, ne soyez pas assez injustes pour en accuser les dieux. C'est vous-mêmes qui, en protégeant ceux qui vous font souffrir une dure servitude, les avez agrandis ; vous voulez faire les gens ru- sés, et, dans le fond, vous êtes stupides et légers; vous prêle/ tous l'oreille aux discours flatteurs de cet homme, et pas un de vous ne fait attention au but qu'il se propose. »

Pisistrate de son coté, lorsque Solon se retira, lui écrivit cette lettre :

'22 SOLON.

PISISIRATE A SOLON

« Je ue suis pas le seul des Grecs qui me suis eniparé de la sou- veraineté; je ne sache pas nième avoir empiété, en le faisant, sur les droits de personne : je n'ai fait que rentrer dans ceux qui m'é- taient acquis par ma naissance, que je tire de Cécrops, auquel, en même temps qu'à ses descendants, les Athéniens promirent autre- fois avec serment une soumission qu'ils ont ensuite retirée. Au reste, je n'offense ni les dieux ni les hommes, j'ordonne au con- traire l'observation des règlements que vous avez prescrits aux citoyens d'Athènes, et j'ose dire qu'on les exécute sous mou gou- vernement avec beaucoup plus d'exactitude que si l'état était ré- publicain. Je ne permets pas qu'on fasse tort à personne, et, quoi- que prince, je ne jouis daucun privilège au-dessus des autres; je me contente du tribut qu'on payait à mes prédécesseurs, et je ne touche point à la dîme des revenus des habitants, qui est employée pour les sacrifices, pour le bien public, et pour subvenir aux be- soins d'une guerre. Détrompez-vous si vous croyez que je vous en veuille pour avoir décelé mes desseins; je suis persuadé qu'en cela vous avez consulté le bien de la republique, plutôt que suivi le mou- vement de quelque haine personnelle, outre que vous ignoriez de quelle manière je gouvernerais. Si vous l'aviez pu savoir, peut-être eussiez-vous concouru à la réussite de mon entreprise, et vous eus- siez-vous épargné le chagrin de vous en aller. Revenez en toute sû- reté, et fiez-vous à la simple parole que je vous donne, que Solon n'a rien à craindre de Pisistrale, puisque vous savez que je n'ai pas même fait de mal à aucun de mes ennemis. Enfin, si vous voulez être du nombre de mes amis, vous serez un de ceux que je distinguerai le plus, sachant votre éloignement pour la fraude et pour la perfidie. Cependant, si vous ne pouvez vous résoudre à revenir demeurera Athènes, vous ferez ce que vous voudrez, pour- vu qu'il ne soit pas dit que vous avez quitté votre patrie par rap- port à moi seul. «

Solon crut pouvoir iixer le terme de la vie humaine à soixante-dix ans. Il fit ces excellentes ordonnances , que ceux qui auraient refusé de pourvoir à la subsistance de leurs parents , et ceux qui auraient dissipé leur patri- moine en folles dépenses, seraient regardés comme igno- bles; et que les fainéants et les vagabonds pourraient être

SOLO.N. '2:\

actionnés par le premier venu. Lysias, dans sa Harangue contre Nicias , assure que Dracon fut auteur de cette loi, et que Solon la rétablit. 11 ordonna aussi que ceux qui seraient coupables de prostitution seraient écartés des tribunaux de justice. 11 modéra encore les récompenses assignées aux athlètes, ordonnant cinq cents drachmes à ceux qui auraient vaincu aux jeux olympiques, cent à ceux qui auraient triomphé dans les jeux isthmiques , et ainsi des autres à proportion. Il alléguait pour raison qu'il était absurde d'avoir plus de soin de ces sortes de récompenses que de celles que méritaient ceux qui per- daient la vie dans les combats , et dont il voulut que les enfants fussent entretenus aux dépens du public. Cela encouragea tellement le peuple , que l'on vit dans les guerres des exploits d'une rare valeur. Telle fut celle de Polyzèle, de Cynégire et de Callimaque ; celle avec la- quelle on combattit à la journée de Marathon ; celle d'Har- modius, d'Aristogiton , de Miltiade et d'une infinité d'au- tres , tous bien différents de ces athlètes qui coûtaient tant à former , dont les victoires étaient si dommageables à leur patrie , que leurs couronnes étaient plutôt rempor- tées sur elle que sur leurs adversaires ; enfin qui par l'âge deviennent inutiles, et, comme dit Euripide, ressemblent « à des manteaux usés dont il ne reste que la trame. » De vient que Solon, qui considérait cela, n'en faisait qu'un cas médiocre. En législateur judicieux, il défendit aussi qu'un tuteur et la mère de son pupille logeassent sous un même toit , et que celui qui aurait droit d'hériter d'un mineur en cas de mort fût chargé de sa tutelle. Il statua de plus qu'il ne serait pas permis à un graveur de conserver le cachetd'un anneau qui lui aurait été vendu, qu'on crèverait les deux yeux à celui qui aurait aveuglé un homme borgne , et que celui qui s'emparerait d'une chose trouvée serait puni de mort. Il établit aussi la peine de mort contre un archonte qui aurait été surpris dans l'ivresse.

'2'i SOLON.

Ce lut Solon qui régla que ceux qui récitaient les vcrï^ (l'Homère en public le feraient alternativement, en sorte que l'endroit l'un aurait cessé serait celui par lequel l'autre commencerait. Ainsi Solon a plus illustré Homère que ne l'a fait Pisistrate , comme le dit aussi Diuchidas dans le cinquième livre de ses Mégan'ques. Au reste, ces vers sont principalement ceux qui commencent par ces mots : Ceux qui gouvernaient Athènes , et ce qui suit.

Solon fut le premier qui désigna le trentième du mois par un nom relatif au changement de la lune. Apollodore, dans son Traité des Législateurs , livre H , dit qu'il donna aussi aux neuf archontes le droit de faire un même tri- bunal. Il s'éleva de son temps une sédition entre les ha- bitants de la ville, de la campagne et des côtes , mais dans laquelle il n'entremit ni sa personne ni son autorité. H avait coutume de dire que les paroles présentent une image des actions , et que la puissance est ce qui fait le droit des rois; que les lois ressemblent aux toiles d'arai- gnées , qui résistent à de petits efforts et se déchirent par de plus grands ; qu'il faut sceller le discours par le silence, et le silence par le temps; que les favoris des tyrans sont comme les jetons : comme ceux-ci produisent des nom- bres tantôt plus grands , tantôt plus petits , de même les tyrans élèvent ceux qu'ils veulent au faîte des honneurs, etpuis les abaissent. On lui demanda pourquoi il ne s'é- tait pas souvenu d'établir une loi contre les parricides : « Parceque je n'ai pas pensé , dit-il , que personne put être assez dénaturé pour commettre un pareil crime. » Apprenez-nous, lui dit-on, quel serait le moyen le plus efficace pour empêcher les hommes de violer les lois: « Ce serait, répondit-il, que ceux à qui l'on ne fait point de tort fussent aussi touchés de celui qui est fait aux au- tres que s'il les regardait eux mêmes. » Il disait encore que les richesses, en assouvissant les désirs, produisent l'orgueil. Il conseilla aux Athéniens de régler l'année se-

SOLON. '25

Ion le cours de la lune. Il fit interdire les tragédies que re- présentait Tliespis et ses leçons de théâtre, comme n'é- tant que de vains mensonges ; et ce lut par une suite de ce système que quand Pisistrate se fut blessé volontaire- ment, il attribua cet artifice aux mauvaises instructions des théâtres.

Apollodore, dans son livre des Socles des Philosopher , nous a transmis les principes que Solon inculquait ordi- nairement. « Croyez , disait-il , que la probité est plus fi- dèle que les serments. Gardez-vous de mentir. Méditez des sujets dignes d'application. Ne faites point d'amis lé- gèrement, et conservez ceux que vous avez faits. Ne bri- guez point le gouvernement qu'auparavant vous n'ayez appris à obéir. Ne conseillez point ce qui est le plus agréa- ble, mais ce qui est le meilleur. Que la raison soit tou- jours votre guide. Évitez la compagnie des méchants. Honorez les dieux , et respectez vos parents. »

On dit que Mimnerme ayant inséré dans quelque ou- vrage cette prière qu'il adressait aux dieux , « Veuille la parque trancher le fil de mes jours à l'âge de soixante ans , sans m^aladie ni angoisses, » Solon le reprit en ces termes : Si vous me croyez propre à vous donner une le- çon, effacez cela, et ne me sachez pas mauvais gré de ce que je censure un homme tel que vous ; corrigez ce pas- sage , et dites : « Que la parque finisse ma vie lorsque je serai parvenu à l'âge de quatre-vingts ans. »

Il nous a aussi laissé des préceptes en vers, entre au- tres ceux-ci : « Si vous êtes prudent , vous observerez les hommes de près, de crainte qu'ils ne vous cachentce qu'ils ont dans l'ame. Souvent la haine se déguise sous un visage riant, et la langue s'exprime sur un ton d'ami, pen- dant que le cœur est plein de fiel. » On sait que Solon écrivit des lois , des harangues, et quelques exhortations adressées à lui-même; ses élégies, tant celle qu'il fit sur Salamine que celles qui roulaient sur la république d'A- thènes, contiennent environ cinq mille vers; il écrivit

2G SOLON.

aussi des vers ïambes et des ùpodes; on lui érigea une statue, au pied de laquelle on niit cette inscription :

Sahiniine sut repousser lesMêdes, transportés dune vaine fiu'eur; mais ce rayon de gloire ne fut rien au prix de celle quelle a eue d'avoir donué le jour à Solon, que ses lois rendent digues de véné- rai iou.

Le temps il eut le plus de vogue fut, selon Sosi- crate, la quarante-sixième olympiade; environ la troi- sième année, il parvint au gouvernement d'Athènes et donna ses lois. 11 mourut en Cypre la quatre-vingtième année de son âge, après avoir recommandé que ses os fussent portés à Salamine , et qu'après qu'on les aurait brûlés, on en semât les cendres par toute la province. De ces vers que Cratinus lui fait dire dans son Clu'ron :

J'habite celte ile ainsi qu'on le dit, ayant voulu que mes cendres fussent éparses autour de la ville d'Ajax.

J'ai déjà cité le livre iVÉpigrammes , je parle en vers de différentes mesures des grands hommes que la mort nous a enlevés; j'y ai mis celle-ci sur Solon :

Cypre a brûlé le cadavre de Solon, Salamine conservé ses os ré- duits en cendres ; mais son anie a été rapidement enlevée aux cieux sur un char que le fardeau agréable de ses loisrendoit léger.

On le croit auteur de cette sentence, Rien de trop. Dioscoride rapporte que , déplorant amèrement la perte de son fils, sur lequel il ne nous est rien parvenu, il répondit à quelqu'un qui lui disait que ses regrets étaient inutiles : C'esiprécisément le sujet de mes l<irntes.

Voici des lettres qu'on lui attribue :

SOLO> A PKRIANDRE.

« Vous m'écrivez que plusiiui's personnes conspirent contre vous ; mais quand même vous vous débarrasseriez de tous vos en- uemis connus, encore n'avanceriez-vous pas de beaucoup. Il peut arriver (|ue quelqu'un de ceux (pie vous soupçonnez le moins vous

SOLON. -i:

tende des pièges, soit parcequil craindra (,uel(iue mal de votre part, soit parce(|u'il vous croira condamnable. Jl n'y a rien que vous n'avez sujet de craindre, surtout si celui qui vous ùterait la vie reudait service par ii à une ville à laquelle vous seriez suspect. 11 vaudrait donc mieux renoncer à la tyrannie pour se délivrer diiiqtiiétude. Que si vous voulez absolument conserver votre puis- sance, vous devez penser à avoir d s forças ctiaugères qui soient supérieures à celles du pays; par ce moyen vous n'aurez rien a craindre, « t vous n'aurez pas besoin d'attenter aux jours de per- sonne. '>

SOLON A ÉPIMÉMDE.

« Mes lois n'étaient point propres à faire par elles-mêmes le bon- heur des Athéniens; et quand vous avez purilié leur ville, vous ne leur avez pas procuré un grand avantage. La divinité et les légis- lateurs ne peuvent seuls rendre les cités heureuses; il faut encore ((ue ceux qui disposent de la multitude y contribuent : s'ils la con- duisent bien, Dieu et les lois procurent uotre avantage, sinon c'est eu vain qu'on s'en promet quelque bien. Mes lois n'ont point été utiles, parceque les principaux ont causé le préjudice de la répu- blique en n'empêchant point Pisistrate d'envahir la souveraineté. Je ne fus point cru lorsque je présageais l'événement; on ajouta plus de foi à des discours flatteurs qu'à des avertissements sincères. Je quittai donc mes armes en sortant du sénat, et je dis que j'étais plus sage que ceux qui ne s'apercevaient point des mauvais des- seins de Pisistrate, et plus couiageux que ceux qui n'osaient se dé- clarer pour la liberté publique. Tout le monde crut que Solon avait perdu l'esprit. Enfin je me relirai en m'écriant : u Chère pa- trie! quoique je passe pour insensé dans l'esprit de ceux-ci, je fus toujours prêt à te secourir dj parole et d'effet; maintenant je te quitte, et tu perds le seul ennemi de Pisistrate. Que ceux-ci de- viennent même ses gardes du cGr{)S, si bon leur semble ! « Vous savez, mon ami, quel homme c'est, et avec quelle subtilité il a éta- bli sa tyrannie. Il mit d'abord eu usage la flatterie, qui lui gagna la confiance du peuple; ensuite, s'étant blessé lui-même, il parut de- vant le tribunal des juges héliens',eu se plaignant d'avoir été mal- traité par ses ennemis, et demandant qu'on lui donnât quatre cents jeuDes gens pour sa garde. En vain je me récriai contre sa de-

* Le plu5 grand tribunal d'Athènes. Il y avait quelquefois quinze cents jug^^s. ffnrf'ocration. Ménage. A utiquV es grecques . partie II. ch. 13.

->8 CHILON

mande, il oblinl ce quil voulut. Ce fui alors quVnlouré de ces sa- tellites armés de massues, il ne garda plus aucun ménagement, et renversa l'état de foni en comble. Ainsi c'a été inutilement que j'ai délivré les pauvres de l'esclavage ils étaient réduits, puisque au- jourd'hui il n'y a persjnne qui n'obéisse à Pisistrate. »

SOLON A PISISTRATE.

« Je crois facilement que je n*ai pas de mal à craindre de votre part. J élais votre ami avant que vous soyez devenu tyran, et je ne suis pas plus votre ennemi à présent que tout autre Athénien qui hait la tyrannie. Si Athènes se trouve mieux de n'avoir qu'un maître que de dépendre de plusieurs, c'est une question que je laisse à chacun la liberté de décider ; et je conviens même qu'entre ceux qui se rendent despotiques, vous êtes le meilleur ; mais je ne vois pas qu'il me soit avantageux de retourner à Athènes; je don- nerais lieu par de blâmer ma conduite, puisqu'il semblerait qu'après avoir mis le timon de la république entre les mains du peuple, et avoir refusé l'offre qu'on me fit du gouvernement, j'ap- prouverais votre entreprise par mon retour. »

SOLON A CRÉSUS.

« J'estime beaucoup votre amitié, et je vous assure que si depuis longtemps je n'avais pris la résolution de fixer ma dejiieuredausun état libre et républicain, j'aimerais mieux passer ma vie dans votre royaume qu'à Athènes, Pisistrate fait sentir le poids Je sa tj ran- nie; mais je trouve plus de douceur à vivre dans un lieu tout est égal. Je me dispose pourlant à aller passer quelque temps à voire cour. »

CIIILON.

Chilon , qui naquit à Lacédémonc d'un père nommé Damagète, a composé des élégies jusqu'au nombre d'en- viron deux cents vers. 11 disait que « la prévoyance de l'avenir, en tant qu'il peut être l'objet de la raison, est la vertu qui distingue le plus l'homme. » Son frère lui ayant témoigné quelque mécontentement de ce qu'il soutirait de nètre point fait éphore comme lui, qui l'était, il lui

CHILON. 2î>

-répondit : « C'est que je sais endurer les injures, et que vous ne le savez point. » Cependant il fut revêtu de cet emploi vers la cinquante-cinquième olympiade. Pam- phila , qui recule sa promotion jusqu'à lolympiade sui- vante , assure, sur le témoignage de Sosicrate , qu'il fut fait premier éphore pendant qu'Euthydéme était archonte. Ce fut lui aussi qui donna les éphores pour adjoints aux roisdeLacédémone. Satyrus attribue pourtant cela à Ly- curgue. Hérodote, au premier livre de ses ///^/o'rf.'î, raconte qu'ayant vu l'eau des chaudières bouillir sans feu pen- dant qu'Hippocrate sacrifiait aux jeux olympiques, il lui conseilla de rester dans le célibat; ou, s'il était marié, de congédier sa femme et de renoncer à ses enfants. On rap- porte qu'ayant demandé à Ésope ce que faisait Jupiter , il en reçut cette réponse : « Il abaisse les choses hautes et il élève les basses. » Un autre lui ayant demandé quelle différence il y avait entre les savants et les ignorants : « Celle, dit-il, que forment de bonnes espérances. » Inter- rogé sur ce qu'il y avait de plus difficile, il répondit que c'était « de taire un secret, de bien employer son temps, et de supporter les injures. » Il donnait ordinairement ces préceptes: Qu'il faut retenir sa langue , surtout dans un festin; qu'on doit s'abstenir de médisance, si on ne veut entendre des choses désobligeantes ; qu'il n'appartient qu'aux femmes d'employer les menaces ; que le devoir nous appelle plutôt chez nos amis dans la mauvaise que dans la bonne fortune; qu'il faut faire un mariage médio- cre; qu'on ne doit jamais flétrir la mémoire des morts; (ju'il faut respecter la vieillesse ; qu'on ne saurait assez se défier de soi-même; qu'il est plus raisonnable de s'expo- ser à souffrir du dommage que de chercher du profit avec déshonneirr, puisque l'un n'est sensible que pour un temps , et que l'on se reproche l'autre toute sa vie : qu'il ne faut point insulter aux malheurs d'autrui; qu'un homme courageux doit être doux , afin qu'on ait pour lui plus de respect que do orainte; qu'il faut savoir pouver-

30 CHILON.

ner sa maison; qu'il laut prendre garde que la langue no prévienne la pensée; qu'il importe beaucoup de vaincre la colère; qu'il ne faut pas rejeter la divination; qu'on ne doit pas désirer des choses impossibles ; qu'il ne faut pas marcher avec précipitation, et que c'est une marque de peu d'esprit de gesticuler des mains en parlant; qu'il faut obéir aux lois ; qu'il faut aimer la solitude. Mais la plus belle de toutes les sentences de Chilon est celle-ci : Que comme les pierres de touche servent à éprouver l'or et en font connaître la bonté , pareillement l'or répandu parmi les hommes fait connaître le caractère des bons et des méchants.

On dit qu'étant avancé en âge, il se réjouissait de ce que, dans toutes ses actions, il ne s'était jamais écarté de la raison ; ajoutant qu'il avait cependant de l'inquiétude au sujet d'un jugement qu'il avait porté, et qui intéres- sait la vie d'un de ses amis : c'est qu'il jugea lui-même selon la loi , mais qu'il conseilla à ses amis d'absoudre le coupable , pensant ainsi tout à la fois sauver son ami et observer la loi. Il fut particulièrement estimé des Grecs pour la prédiction qu'il fit touchant Cythère , île des La- cédémoniens. Ayant appris la situation de cet endroit, il s'écria : « Plût aux dieux que cette île n'eût jamais existé, ou qu'elle eût été engloutie par les vagues au moment de sa naissance ! » Et il ne prévit pas mal : car Démarate , s'étant enfui de Lacédémone , conseilla à Xerxès de tenir sa tlotte sur les bords de cette île; et il n'est pas douteux que la Grèce ne fût tombée au pouvoir de ses ennemis, s'il avait pu faire goûter ce dessein au roi. Dans la suite, Cythère ayant été ruinée durant la guerre du Pélopo- nèse, Nicias y mit une garnison d'Athéniens , et fit beau- coup de mal aux Lacédémoniens. Chilon s'exprimait en peu de paroles, façon de parler qu'Aristagore nomme chilonienne, et qu'il dit avoir été celle dont se servait aussi Branchus, qui bâtit le temple des Branchiades. Il était déjà Nieux vers la «inquante-diMixième olynq)iade ,

PITTACL'S. :M

temps auquel Ésope était renommé pour ses FabU's. ller- mippe écrit que Chilon mourut à Pise ', en embrassant son fils, qui avait remporté le prix du ceste aux jeux olympiques. On attribue sa mort à l'excès de sa joie et à l'épuisement de l'âge. Toute l'assemblée lui rendit les derniers devoirs avec honneur. Voici une épigramme que j'ai faite sur ce sujet :

Je te rends grâces, ù Pollax, (|ui répands une brillnnte lumière, de la couronne d'olivier que le fds de Chilon a remportée dans les (■()mi)ats du ceste '. Que si un père, en voyant le front de son fds ceint si glorieusement, meurt après l'avoir touché, ce n'est point une mort envoyée par une fortune eunemie. Puissé-je avoir une fiu pareille !

On mit cette inscription au bas de sa statue :

La victorieuse Sparte donna le jour à Chilon, qui tut le plus yrand eutre les sept sages de Grèce.

On lui attribue cette courte maxime : « Celui qui se fait caution n'est pas loin de se causer du dommage. » On a aussi de lui cette lettre :

CHILO> A PÉRIANDRE.

« Vous me dites que vous allez vous mettre à la tète d'une armée contre des étrangers, pour avoir un prétexte de sortir du pays ; mais je ue crois pas qu'un monarque puisse s'assurer seulement la possession de ce qui est à lui; je pense même qu'on peut esti- mer heureux un tyran qui a le bonheur de finir ses jours dans sa maison par une mort naturelle. »

PITTACIS.

Pittacus de Mitylène eut pour père Hyrradius, originaire de Tbrace, selon Duris : s'étant joint avec les frères d Alcée, il défit les troupes deMélanclire, tyran de Lesbos. Ayant été chargé de la conduite de larmée. dans une guerre

' Ville en ttiile, et la mémo i|U(>lymiiic.

32 PITTACIS.

entre ceux de son pays et les Athéniens , avec qui ils dis- putaient la possession du territoire d'Achille, il résolut de terminer le différend par un combat singulier avec Phrynon , général des Athéniens , qui avait eu le prix du pancrace aux jeux olympiques. Pittacus , ayant enve- loppé son ennemi avec un filet qu'il tenait caché sous son bouclier, le tua et se rendit maître du champ. Ce- pendant, comme le rapporte Apollodore dans ses Chro- niques, les Athéniens ne laissèrent pas de le contester dans la suite aux Mityléniens ; et la décision ayant été re- mise à Périandre, il adjugea le territoire aux Athéniens. Cet événement augmenta le crédit de Pittacus à Mitylène, et on lui donna le gouvernement de la ville , qu'il garda dix ans , au bout desquels il déposa volontairement son autorité, ayant mis la république en bon ordre. 11 sur- vécut dix autres années à sa démission, et consacra le champ dont ses concitoyens lui avaient fait présent , et qu'on appelle encore le champ de Pittacus. Sosicrate dit qu'il s'était retranché lui-même une partie de ce champ, en disant que cette moitié qu'il gardait lui valait plus que le tout. On dit aussi que, Crésus lui ayant envoyé de l'argent, il s'excusa de le prendre, parceque l'héritage de son frère, qui était mort sans laisser de postérité, lui en avait procuré deux fois plus qu'il n'aurait voulu. Pam- phila , dans le deuxième livre de ses Commentaires , rap- porte que Thyrrhée son fils , se trouvant à Cumcs ' dans la boutique d'un barbier, y fut tué par la faute d'un forge- ron , qui y jeta une hache ; que les Cuméens se saisirent de l'homicide , et renvoyèrent garrotté à Pittacus , qui , ayant appris le cas , pardonna au criminel , en disant que la clémence était préférable aux remords de la vengeance. Heraclite rapporte que ce fut au sujet d'Alcée, qu'il avait fait prisonnier, et qu'il renvoya libre , qu'il dit qu'il

' Ville cil Opiquc roijage de Pausauio.s, tome 11, page M». Selon I iiitc (le Vithhc (i^ilf)yri , c'est le pays (]\\'on a (l<;puis appelé la C-anipanii

PITTACLS.

valait mieux pardonner que punir. Il condaniiia les gens ivres , s'ils tombaient en quelque faute, à être doublement punis , et cela alin de prévenir l'ivrognerie; ce qui était d'autant plus nécessaire que l'ile abondait en vin.

Une de ses maximes est , « qu'il est difficile d'être ver- tueux. » Simonide en a fait mention, en disant que c'est un mot de Pittacus: «qu'il est difficile de devenir véritable- ment bon. » Platon, dans son Profagoras, a aussi parlé de cette sentence.

Pittacus disait encore que les dieux mêmes ne résistent point à la nécessité , et que le gouvernement est la pierre de touche du cœur de l'homme. Interrogé sur ce qu'il y avait de meilleur, il répondit que c'était de s'acquitter bien de ce qu'on avait actuellement à faire. Crésus lui de- mandant quel empire il regardait comme le plus grand, il répondit, en faisant allusion aux lois : « Celui que forment différentes tablettes de bois. » Il ne reconnaissait pour vraies victoires que celles qu'on remporte en épargnant le sang. Phocaicus parlant de chercher un homme qui fut bien diligent : «Vous chercherez longtemps, lui dit-il , sans le trouver. » Interrogé quelle chose était la plus agréable, il répondit que c'était le temps ; la plus obscure, que c'était l'avenir; la plus sûre, que c'est la terre; la moins sûre , que c'est la mer. Il disait que la prudence doit faire prévoir les malheurs avant qu'ils arrivent pour tâcher de les détourner, et que, lorsqu'ils sont arrivés, le courage doit les faire soutenir ; qu'on ne doit jamais dire d'avance ce qu'on se propose de faire, de crainte que, si on ne réussit pas , on ne s'expose à la risée ; qu'il ne faut point insulter aux malheureux, de peur de s'attirer la vengeance des dieux; que si on a reçu un dépôt, il faut le rendre ; qu'on ne doit point médire de ses amis , pas même de ses ennemis. Pratiquez la piété , disait-il , aimez la tempérance , respectez la vérité, la fidélité ; ac- quérez de l'expérience et de la dextérité , ayez de l'a- mitié et de l'exactitude.

n PITIACLS.

Parmi les choses qu'il a dites en vers , on loue entre autres cette pensée :

Il faut avoir un aie et un carquois de Dèches, pour se faire jour dans l'esprit du méchant; car sa bouche ne dit rien qui soit digne de foi, et ses panjlrs cachent un double sens au fond du cœur.

Il fit des élégies jusqu'au nombre de six cents vers , et un discours en prose sur les lois, adressé à ses concitoyens. Il florissait principalement vers la quarante-deuxième olympiade, et mourut la troisième année de la cinquante- deuxième, sous Aristomène, étant âgé de soixante -dix ans. On mit cette épitaphe sur son tombeau ;

Piltacus , Lcsbos la sainte, qui t'a donné le jour, t'a mis en pleurant dans ce tombeau.

Outre ses sentences rapportées ci-dessus , il y a encore celle-ci : «Connaissez le temps. » Phavorin, dans le premier livre de ses Commentaires, et Démétrius, dans ses Équi- voques, parlent d'un législateur de même nom qu'on ap- pela Pittacus le petit. Callimaque a décrit, dans ses Épi- grammes, la rencontre que notre sage fit d'im jeune homme qui vint lui demander conseil sur son mariage. Voici son récit :

« Un étranger d'Atarné vint demander conseil à Pittacus (( de Mitylène , tils d'Hyrrhadius. Mon père , lui dit-il , je « puis épouser deux filles : lune a une fortune assortie à (( la mienne, l'autre me surpasse en biens et en nais- « sance ; laquelle prendrai-je? dites-le-moi , je vous prie. « A ces mots , Pittacus , levant le bâton dont il se ser- c( vait pour se soutenir, lui fit remarquer des enfants qui « faisaient tourner leurs toupies. Ils vous apprendront , « ditril , ce que vous devez faire. Allez , faites comme « eux. Le jeune homme s'étant donc approché, enten- « dit ces enfants qui se disaient l'un à l'autre : Prends « une toupie qui soit ta pareille; et, comprenant là-des- « sus l'avis du sage, il s'abstint d'un trop grand établis-

BIAS. Xy

(t sèment, et épousa la personne qui éJait la plus assortie 'I à son état. Vous donc aussi , Dion , prenez votre pa- a reille. » Il est vraisemblable que Pittacus en parlait ainsi par son propre sentiment ; car ii avait épousé la sœur de Dracon fds de Penthile , femme» dont l'extrac- tion était au-dessus de la sienne , et (jui le traitait avec beaucoup de tierté.

Alcée donne à Pittacus plusieurs épitliètes : l'une prise de ce qu'il avait de grands pieds , l'autre de ce qu'il s'y était formé des ouvertures, une autre de l'orgueil qu'il lui attribuait, d'autres de ce qu il était corpulent , de ce qu'il soupait sans lumière, de ce qu'il était malpropre et mal arrangé. Au reste, si l'on en croit le philosophe Cléarque, il avait pour* exercice de moudre du blé. On a de lui cette lettre :

PITTACLS A CRÉSrS.

' Vous voulez que je me rende en Lydie pour voir vos trésors. Sans les avoir vus, je crois aisément que le (ils d' Abattes surpasse en richesses tous les rois de la teire. D'ailleurs, à quoi nie servirait de faire le voyage de Sardes? L'argent ne me manque point, étant content de ce dont j'ai besoin pour moi et me^ amis. Je viendrai cependant, engagé par votre hospitalité, pour jouir de votre com- merce. "

BIAS.

Bias de Priène fut fils de Teutame. Satyrus fait plus de cas de lui que d'aucun des autres sages de la Grèce. Plu- sieurs croient qu'il fut riche. Duris le dit étranger ; et Phanodicus rapporte qu'il racheta des filles de Messène captives, qu'il les éleva avec des soins de père, qu'en- suite il les dota et les renvoya à Messène , auprès de leurs parents. Peu de temps après , le trépied d'or ayant été trouvé à Athènes par des pécheurs, avec cette inscrip- tion , Au plus sage, ces filles vinrent dire que ce titre ap- partenait à leur libérateur: c'est le récit de Satyrus;

36 HIAS.

mais Phanodicus et d'autres prétendent que ce lut leur père qui se présenta à l'assemblée, et qu'après avoir rendu compte au peuple de la générosité du philosophe, il le nomma sage ; que là-dessus le trépied fut envoyé à Bias, qui , ayant regardé l'inscription , dit qu'il n'y avait qu'Apollon de sage, et refusa de le prendre. D'autres disent qu'il reçut le trépied , mais qu'il le consacra à Hercule dans la ville de Thèbes , en considération de ce qu'il était issu des Thébains , dont Priène était une co- lonie , selon Phanodicus.

On rapporte que Priène sa patrie étant assiégée par Alyattes , il engraissa deux mulets, qu'il chassa ensuite vers le camp ennemi ; et que le roi , étonné de voir ces animaux en si bon état , envoya reconnaître la place, dans l'incertitude s'il lèverait le siège ; qu'informé du dessein, Bias couvrit de blé deux grands monceaux de sable qu'il fit voir à l'espion ; qu' Alyattes , ayant entendu son rap- port , proposa des conditions aux assiégés ; et qu'après la conclusion de la paix il manda Bias, qui lui conseilla de manger des oignons, lui donnant à entendre qu'il avait lieu de pleurer de sa crédulité. Il passe pour avoir été habile jurisconsulte et ardent dans ses plaidoyers, mais il n'employait ce feu qu'à défendre de bonnes causes. Par cette raison , Démodicus de Lérosle donne pour modèle , en disant que « si on a des causes à juger, il faut imiter l'exemple de Priène; w etHipponax ne fait pas moins son éloge, lorsqu'il dit que « si on est appelé à juger, il faut surpasser Bias de Priène. w Voici de quelle manière il mou- rut. Il était fort avancé en âge, et plaidait une cause. S'étant pour se reposer, il appuya sa tète sur son petit-fils, pendant que son adversaire exposait ses raisons. Les juges ayant pesé les unes et les autres, prononcèrent en faveur de Bias ; mais comme l'assemblée se séparait , on trouva qu'il avait rendu l'ame dans l'attitude il s'était mis. La ville lui fit de magnifiques obsèques, et fit mettre cet éloge sur son tombeau :

iilAS. 37

Otte pierre couvre Bins, rornemeiit de l'Ionie. Il était daii.> les contrées de la célèbre Priène.

Nous avons fait aussi cette épigramme sur son sujet :

Ici repose Bias, que l'âge avait blanchi quand Mercure l'emmena doucement chez les morts. 11 plaidait, et il défendait un ami, lors- (|up, s'étant penché dans les Iras d'un enfant, il fut piis du dernier sommeil.

Il composa deux mille vers sur lluuie , dont le sujet était le moyen par lequel on pouvait rendre ce pays plus heureux. Parmi ses sentences poétiques, on remarque celles-ci: Tâchez toujours de plaire à vos concitoyens, et n'abandonnez point votre ville affligée; car rien ne con- cilie plus de bienveillance, au lieu que des mœurs su- perbes sont souvent nui^ibles. 11 disait aussi que la force du corps est un don de la nature , mais que de savoir conseiller ce qui est utile à sa patrie est une qualité de l'ame et d'un bon jugement ; que beaucoup de gens ne doivent leur opulence qu'au hasard ; qu'on est malheu- reux de ne pas savoir supporter l'infortune; et que c'est une maladie de l'ame de convoiter des choses impossibles, pendant qu'on oublie les maux d'aulrui. Quelqu'un lui ayant demandé ce qu'il y avait de plus ditficile à faire : C'est, répondit-il , d'endurer courageusement quelque re- vers de fortune. Un jour qu'il était sur mer avec des gens d'im caractère impie , il s'éleva une tempête si furieuse que ces gens même se mirent à invoquer les dieux. Taisez-vous, leur dit-il, de crainte qu'ils ne s'aperçoi- vent que vous êtes sur ce vaisseau. Un méchant homme lui ayant demandé ce que c'est que la piété, il ne lui répondit rien ; et comme cet homme lui demandait la rai- son de son silence : Je me tais , lui dit-il , parceque tu t'informes de choses qui ne te regardent pas. Interrogé sur ce qu'il y a de plus doux pour les hommes , il répon- ditque c'était l'espérance. Il disait aussi qu'il aimait mieux être juge entre ses ennemis qu'entre ses amis, parceque

4

3^ CLÉOliLLK.

dans le premier cas il y en avait un qui deviendrait son ami , et que dans le second il y en avait un qui serait toujours son ennemi. Interrogé à quoi l'homme prenait le plus de plaisir : Au gain, répliqua-t-il. 11 disait qu'il faut estimer la vie en partie comme si on devait vivre peu, et en partie comme si on devait vivre longtemps ; et que , puisque le monde était plein de méchanceté , il fallait aimer les hommes comme si on devait les haïr un jour. Il donnait aussi ces conseils : Soyez lents à entre- prendre, et fermes à exécuter ce que vous avez entrepris. La précipitation à parler marque de l'égarement. Aimez la prudence. Parlez sainement des dieux. Ne louez point un malhonnête homme à cause de ses richesses. Faites- vous prier pour recevoir quelque chose , plutôt que de vous en emparer avec violence. Rapportez aux dieux tout ce que vous faites de bien. Prenez la sagesse pour votre compagne depuis la jeunesse jusqu'à la vieillesse : car c'est de tous les biens qu'on peut posséder, celui qui est le plus assuré.

Nous avons vu qu'Hipponax a fait mention de Bias ; et Heraclite même , cet homme si difficile à contenter , a parlé de lui d'une manière avantageuse. Priène , dit-il , fut le lieu de la naissance de Bias, fils de Teutame, et celui de tous les philosophes dont on parle le plus; ses concitoyens lui dédièrent une chapelle , qu'ils nommè- rent Teutamium. On lui attribue cette sentence: Qu'il y a beaucoup d'hommes de méchant caractère.

CLEOBULE.

Cléobule, fils d'Évagoras, naquit à Linde, ou en Carie, selon Duris. Quelques uns font remonter son origine jus- qu'à Hercule , et on le dépeint robuste et bien fait. On dit qu'il se rendit en Egypte pour y apprendre la philo- sophie, et qu'il eut une fille nommée Cléobuline , qui

CLEOBILE. 3Î)

composa des énigmes eu vers hexamètres , doiitCralmus iait mention dans un poëme qui porte le nom de Cléo- hitlines au pluriel. On dit aussi qu'il renouvela le temple <le Minerve, qui avait été construit par Danaiis. Cléobule i'omposa aussi des chants et des questions énigmatiques jusqu'au nombre de trois mille vers. 11 y a des gens qui le croient aussi auteur de ces vers qui sont sur le tombeau de Midas :

'< Je suis la statue qu'on a coucliée sur ce monument de Midas « Pendant que l'eau sera fluide, que les arbres élèveront leur^ « sommets, que le soleil levant et la lune brillante éc'aireront ]<• »< monde, que les fleuves couleront et que la nier lavera les ri^a- t< ges, je demeurerai ici, eu arrosant de mes larmes cette pierre •t polie, et eu atiuonçantaux passants que Midas tst renfermé dans « ce sépulcre. «

Ceux qui sont dans celte opinion se fondent sur le témoignage de Simonide, dans le poëme il dit :

<^ui peut ralsonnablenient Kucr le Lindien Cléobule d'avoir op- posé des statues ù des rivières intarissables, au\ fleurs du prin- ieinps, aux rayons du soleil, à la clarté de la lune et anx tournants de la Hier? Tout cela est au-dessous des dieux, et les mains dis hommes peuvent briser la pierre. Ce sont les idées d'un liojnme peu sensé.

Au reste, on remarque qiie cette épitaphe ne peut point être d'Homère^ qui vivait longtemps avant Midas.

Pamphila, dans ses Commentaires^ rapporte cette énigme qu'on attribue à Cléobule :

Un père a douze enfants qui ont cbacun trente filles, mais de beauté différente : les unes sont bnmes, les autres blondes ; et quoi- qu'elles aient la vertu d'èlre immortelles, toutes se succèdent, au- cune n'est exemple de la mort. C'est l'année.

Parmi ses sentences poétiqu<?s, voici les plus approu- vées : L'ignorance et l'abondance de paroles régnent parmi les hommes, mais le temps les instruit. Pensez à quel-

\0 CLÉOHILK.

que chose d'élevé. Ne vous rendez pas désagréable sans sujet. Il disait qu'il faut marier les fdles de manière qu'elles soient jeunes pour l'âge et femmes pour l'esprit, insinuant par qu'il faut prendre soin de leur éducation. Il avait pour maxime qu'on doit obliger ses amis pour se les rendre plus intimes , et ses ennemis pour en faire des amis ; et que par ce moyen on évite les re[)roches de ses amis et les mauvais dessems de ses ennemis. Il disait encore qu'avant de sortir de sa maison, on doit examiner ce qu'on va faire , et à son retour examiner ce qu'on a fait. Il conseillait l'exercice du corps, et recommandait d'aimer plus à écouter qu'à parler ; d'aimer mieux l'étude que l'ignorance; d'employer sa langue à dire du bien; de se rendre la vertu propre , et de s'éloigner du mal ; de fuir l'injustice ; de suggérer à son pays ce qui tend le plus à son bien ; de réfréner la volupté ; de n'employer la violence en quoi que ce soit ; de pourvoir à l'éducation de ses enfants; de renoncer à l'inimitié ; de ne flatter ni gronder sa femme en présence d'étrangers , l'un étant une petitesse et l'autre une indiscrétion ; de ne pas punir un domestique pendant son ivresse, si on ne veut passer pour être ivre soi-même ; de se marier avec son égale, de peur d'avoir ses parents pour maîtres ; de ne pas se mo- quer de ceux qui sont injuriés , de peur de se les attirer pour ennemis; de ne pas s'enorgueillir dans la prospé- rité et de ne point s'abattre dans l'affliction ; enfin , d'ap- prendre à supporter courageusement les changements de la fortune.

11 mourut à l'âge de soixante-dix ans : son épitaphe contient ses louanges :

Llndc, que la mer arrose de tous côtés, pleure la perîe du sage Cléobule, dont elle fut la pairie.

11 est auteur de cette courte maxime : La manière est ce qu'il y a de meilleur en toutes choses. Il écrivit aussi cette lettre à Solon :

PEKIANDltK. VI

CLÉOBULE A SOLOX.

« Cerlaiiiement vous avez beaucoup d'amis qui ont chacun leur luaison. Je crois cepeudaut que Liude est le séjour le plus coui- inode que Solou puisse se choisir. Oulrel'avautage qu'elle a d'clrc libre, cette ville est située dans une ile. Si vous voulez y demeu- rer, vous n'v aurez rien de fâcheux à craindre d:- Pisistrate, et vos .".mis se feront un plaisir d'y accourir de tous côtés. "

PEUI ANDRE.

Périandre de Corintbe était fils de Cypsèle , et issu ûr la famille des Héraclides. Il épousa Lysis , à laquelle il donna le nom de Mélisse. Elle était fille de Proclès, tyran d'Épidaure , et d'Eristbénée qui était fille d'Aristocrate , et sœur d'Aristodème, personnages qui , au rapport d'IIé- raclide de Pont, dans son livre du Gouvernement , com- mandaient alors à presque toute l'Arcadie. Périandre eut de Lysis deux fils, Cypsélus et Lycophron; l'ainé passait pour idiot, mais le cadet avait du génie. Dans la suite, Périandre , ayant pris querelle avec sa femme, se laissa aller à un si violent transport de colère , que , malgré sa grossesse, il la jeta du haut des degrés et la tua à coups de pied , étant porté à cela par les calomnies de ses con- cubines, qu'il fit cependant brûler ensuite. Il bannit son fils Lycopbron à Corcyre, à cause de la tristesse l'avait plongé la mort de sa mère. Depuis, se sentant afTaiblir par l'âge, il le rappela pour lui remettre son autorité; mais les Corcyréens, en étant avertis , ôtèrent la vie au jeune bomme. Cette nouvelle l'irrita tellement , qu'il en- voya les enfants de ces insulaires à Alyattes, pour les faire eunuques ; mais comme le vaisseau approcbait do Samos, ils adressèrent des vœux à Junon, et furent déli- vrés parles babitants du lieu. Périandre en fut si mortifié, qu'il en mourut de douleur, âgé de près de quatre-vingts an-;. Sosirrate assure que sa nmrt arriva quarante ans

ï'2 VEm\M)\{K.

avant la captivité de Crésus et un an aNant la quarante- neuvième olympiade. Hérodote, dans le premier livre de ses Histoires, dit qu'il fut quelque temps chez Thrasybule, tyran de Milet. Aristippe, dans son premier livre des Dé- lices de l'Anliquilé , raconte que Cratée sa mère, s'étant prise de passion pour lui , venait secrètement auprès de lui de son consentement, et que, ce commerce étant devenu public , le déplaisir qu'il ressentit d'avoir été sur- pris le rendit cruel. Éphore raconte aussi , dans son His- toire , qu'il fit vœu de consacrer une statue d'or s'il était vainqueur dans la course des chars aux jeux olympiques ; qu'il eut le succès qu'il souhaitait; mais que, n'ayant pas de quoi fournir à son vœu , il dépouilla , pour s'en acquitter , toutes les femmes des bijoux dont elles s'é- taient parées dans une fête publique. On dit encore que, voulant qu'après sa mort on ignorât ce que son corps était devenu, il s'avisa de cet expédient : qu'il montra à deux jeunes gens un chemin ils devaient se trouver pendant la nuit, en leur ordonnant d'assassiner et d'en- terrer le premier qui viendrait à leur rencontre ; qu'en- suite il en instruisit quatre autres qui devaient aussi tuer et enterrer ceux qu'ils trouveraient dans ce chemin; et enfin en nomma plusieurs autres qui devaient venir tuer ceux-là; et qu'il fut tué ainsi , s'étant présenté à la ren- contre des deux qu'il avait envoyés les premiers. Les habitants de Corinthe mirent ces vers sur son tom- beau :

Corinthe, conU'ée maritime, a reçu dans son sein Périandro dont elle était la paU'ie, et que ses richesses et sa sagesse ont rendu illustre.

Voici une autre épitaphe que j'ai faite pour lui :

Ne vous livrez point à la tristesse à cause que vous n'obtenez point ce que vous desirez, mais soyez contenls de ce que Dieu vous donne. Ce fut rabattement tomba le sage Périandre, de ce qu'il no parvenait point nu sort (pi'il desirait, qui lui lit cpiitter la vie.

PLIUAMUIL. 'i.J

Il avait pour maxime qu'il ne faut rien lanc poui Tamour de l'argent , parcequ'il faut gagner les choses qui procurent du gain '. il écrivit des préceptes jusqu'au nombre de deux raille vers. Il disait que , pour régner tranquillement, il fallait être gardé par la bienveillance publique plutôt que par les armes. On lui demandair pourquoi il persistait dans sa tyrannie : Parce, dit-il, qu'il est également dangereux d'y renoncer volontaire- ment et d'être contraint à la quitter. On lui attribue aussi ces sentences : Le repos est agréable, la témérité péril- leuse ; le gain est honteux; le gouvernement populaire vaut mieux que le tyrannique ; la volupté est passagère et la gloire immortelle. Soyez modéré dans le bonheur et prudent dans les événements contraires. Montrez-vous toujours le même envers vos amis, soit qu'ils soient heu- reux ou malheureux. Acquittez-vous de vos promesses , quelles qu'elles soient. Ne divulguez pas les secrets qui vous sont confiés. Punissez non -seulement ceux qui font mal , mais même ceux qui témoignent vouloir mal faire.

Périandre fut le premier qui soumit l'autorité de la magistrature à la tyrannie, et se fit escorter par des gar- des, ne permettant pas même de demeurer dans la ville à tous ceux qui le voulaient, comme le rapportent Éphore et Aristote. Il florissait vers la trente-huitième olym- piade, et se maintint pendant quarante ans dans sa tyran- nie. Sotion , Héraclide, et Pamphila , dans le cinquième livre de ses Commentaires, distinguent deux Périandres, !'un tyran, et l'autre philosophe qui était de la ville d'Am- bracie. Néanthe de Cyzique veut même qu'ils aient été cousms germains du côté de père. D'un autre côté, Aris- tote dit que celui de Corinthe était le sage , et Platon le

* Cepassage est obscur, et Ménarjc n'en dit (nitni mot. Le sens est , ce me semble, que le gain qu'on acquiert , en faisant pour de l'argent une chose qu'on devrait faire autremenf. f^st un g lin qu'on ne mérite pas. f^i qui n'est proprement pa* gagné,

Vi ANACHARSIS.

nie. Il avait coutume de dire que le travail vient à bout de tout. Il voulut percer l'isthme de Corinthe. On lui attribue ces lettres :

PÉRIANDRE AUX SAGES.

« Je rends grâces à Apollon Pythien de ce qu'il a permis que je vous écrivisse dans un temps vous êtes tous assemblés en un même lieu. J'espère que mes lettres vous conduiront à Corinthe ; et je vous recevrai, comme vous le verrez vous-mênies, d'une ma- nière tont-à-fait populaire. L'année dernière, vous fûtes à Sardes en Lydie ; venez, je vous prie, celle-ci, à Corinthe, dont les habi- tants vous verront avec plaisir rendre visite à Périandre. »

PÉRL4.NDRE A PROCLÈS.

« Le crime que j'ai commis contre mon épouse a été involontaire. Mais vous ferez une injustice, si vous me témoignez volontairement votre ressentiment, en vous servant pour cela de mon fils. Faites donc cesser son inhumanité envers moi, ou je m'en vengerai sur vous. J'ai vengé la mort de votre Mlle en condamnant mes concu- bines au feu, et en faisant brûler vis-à-vis de son tombeau les vête- ments des femmes de Corinthe. »

Il reçut deThrasybule une lettre conçue en ces termes :

THRASYBLLE A PÉRIANDRE.

t. Je n'ai rien répondu ans demandes de votre héraut. Je me suis contenté de le mener dans un champ semé de blé, où, tandis qu'il me suivait, j'abattais avec mon bâton les épis qui s'élevaient au-dessus des autres, en lui recommandant de vous faire rapport de ce qu'il voyait. Faites comme moi. Et si vous voulez conserver votre domination, faites périr les principaux de la ville, amis ou ennemis, il n'importe. L'ami même d'un tyran doit lui être suspect. »

ANACHARSIS.

Anacharsis le Scythe , fils de Gnurus et frère de Cadui- das, roi de Scytbie , eut pour mère une Crecque : aussi

ANACIIÂUSIS. i')

savait-il les deux langues. Il composa lui poème d'envi- ron huit cents vers sur les lois de son pays et sur celles des Grecs par rapport à la manière de vivre et à la fruga- lité , et sur la guerre. Sa hardiesse et sa fermeté à parler donnèrent lieu au proverbe : Parler comme Us »•»///«('.«. Sosicrate prétend quil vint à Athènes vers la quarante- septième olympiade , pendant qu'Eucrate était archonte. Hermippe rapporte qu'Anacharsis étant venu à la mai- son de Solon, et lui ayant fait dire par un domestique qu'il souhaitait de le voir, et s'il pouvait entrer avec lui en société d'hospitalité , Solon lui fit répondre qu'on n'offrait l'hospitalité que dans son propre pays; et que là-dessus Anacharsis étant entré, lui dit qu'il se regardait comme étant dans sa patrie , et qu'il pouvait par cette raison former les nœuds de cette amitié; que Solon , surpris de sa présence d'esprit , le reçut chez lui et lia avec lui une grande amitié. Quelque temps après , il retourna en Scythie , et ayant paru en vouloir changer les lois et intro- duire celles de Grèce , il fut tué d'un coup de flèche par son frère dans une partie de chasse ; et en mourant , il se plaignit de ce qu'après être sorti sain et sauf de la Grèce par le moyen de l'éloquence et de la philosophie, il était venu succomber dans sa patrie aux traits de l'envie. D'autres disent qu'il fut assassiné dans un sacrifice il pratiquait les cérémonies grecques. J'ai fait cette épita- phe pour lui :

An.ncharsis, de retour en Scythie, propose aux Scytlies dérégler leur conduite sur les coût unies des Grecs. A peine ce malheureux vieillard làche-t-il cette parole, qu'une flèche lui coupe la voix et le ravit parmi les immortels.

On lui attribue cette sentence : « que la vigne porte trois sortes de fruits , le plaisir , l'ivrognerie , et le repen- tir. )) Il s'étonnait de ce qu'en Grèce les maîtres en quel- que science , disputant d'habileté, étaient jugés par des gens qui n'étaient point maîtres eux-mêmes. Interrogé

46 ANACHAUSIS.

quel moyen il croyait le plus propre à préserver de l'i- vrognerie , il répondit que c'était de se représenter les infamies que commettent les ivrognes. Il ne pouvait com- prendre que les Grecs, punissant ceux qui injuriaient quelqu'un, honorassent les athlètes qui s'entretuaient. Ayant ouï dire qu'un vaisseau n'avait que quatre doigts d'épaisseur, Il n'y a donc, dit-il, pas plus de distance entre la vie et la mort de ceux qui voyagent sur mer. Il appelait l'huile un remède qui rendait frénétique , parceque les athlètes, après s'en être frotté le corps, étaient plus furieux qu'auparavant. Il demandait pourquoi ceux qui interdi- saient le mensonge mentaient ouvertement dans les caba- rets. Il trouvait étrange que les Grecs se servissent de petits gobelets au commencement d'un festin, et en prissent de plus grands à la fin. On lit ces mots au pied de ses sta- tues: // faut régler la parole, la gourmandise et Vamour. Quelqu'un lui demandant s'il se trouvait des flûtes dans son pays: Non, dit-il, il ne s'y trouve pas même des vignes. Un autre lui demanda quels étaient les vaisseaux les plus sûrs : Ceux , dit-il, qu'on tire à terre. Une chose surtout lui paraissait singulière chez les Grecs : c'est qu'ils laissaient la fumée du bois sur les montagnes, se ser- vant en ville de bois qui ne rendait point de fumée '. On lui demanda quel nombre l'emportait, celui des vivants ou celui des morts. Parmi lesquels placez-vous ceux qui sont sur mer? répondit-il. Un Grec lui reprochant qu'il était Scythe: Je sais, répliqua- t-il, que ma patrie ne me fait point d'honneur; mais vous faites honte à la vôtre. Interrogé sur ce que les hommes ont de bon et de mau- vais, il répondit que c'était la langue. Il disait qu'il ai- mait mieux n'avoir qu'un ami qui fût digne de l'estime de tout le monde, que d'en avoir plusieurs qui ne méri- tassent l'estime de personne. On lui attribue encore d'avoir dit que les marchés sont des lieux destinés à au-

^ Cela regardait le bois qu'on faisait houiliir, pour <|iril i.c rendit point d(.- lumt'c. Ménage.

MVSOX. ',7

toriser la supercherie. Un jeune homme lui ayant l'ait alTront en pleine table : Mon ami , lui dit-il , si vous ne pouvez porter le vin à votre âge , vous porterez l'eau quand vous serez vieux. Il inventa pour l'utilité publique le crochet et la roue des potiers ; c'est du moins le sen- timent de quelques personnes. Au reste, il écrivit cette lettre au roi de Lydie :

AXACHARSIS A CRÉSUS.

« Monarque des Lydiens, je suis venu en Grèce pour y apprendre les mœurs et les constitutions du peuple de cette contrée. Il ne me faut ni or, ni argent ; je serai trop satisfait si j'ai le bonheur de retourner plus vertueux et plus éclairé dans ma patrie. Je ne viendrai donc à Sardes que parceque je regarde comme un grand avantage de mériter votre estime. »

MYSON.

Myson, fils de Strymon, comme dit Sosicrate en expli- quant Hermippe, et originaire de Chénée , bourg du mont Œta, ou de la Laconie , était du nombre des sept sages; on dit que son père avait usurpé la tyrannie. Quelqu'un a écrit qu'Anacharsis ayant consulté Apollon Pythien pour savoir qui était plus sage que lui , il reçut de la prétresse une réponse pareille à celle qu'elle avait faite à Chilon , et dont nous avons parlé dans la vie de Thaïes : Je te déclare que My^on l'.Eléea, natif de Chénée, est plus sage que to .

On ajoute qu'Anacharsis, s'étant mis là-dessus à le chercher, vint à son village , et que, l'ayant trouvé qui accommodait, en été, le manche de sa charrue, il lui dit : Myson , ce n'est pas à présent la saison de labourer; à quoi il repartit : C'est celle de s'y préparer. D'autres veulent que Toracle le nomma Étéen , et sont en peine de savoir qui ce terme désigne. Parménide soupçonne qu'Étéeest un village Myson prit naissance. Sosicrate'

/«8 K!»lMENfDE.

dans ses Successions , pense qu'il était de race éthéenne du côté de son père , et de famille chénéenne du côté de sa mère. Eutyphron, fils d'Héraclide de Pont, dit qu'il était dans l'ile de Crète, il y a un bourg nommé Eiea. Anaxilas au contraire le fait sortir du fond de l'Ar- cadie. Hipponax parle de lui en se servant de ces termes : « Myson , ce philosophe dont Apollon éleva la sagesse au- dessus de celle de tous les hommes.» Aristoxène, dans ses différentes Hisloires, dit qu'il ressemblait beaucoup à Timon et à Apémante du côté des mœurs , en ce qu'il était misanthrope , et qu'on l'entendit rire seul , dans un lieu écarté de Lacédémone. Celui qui le surprit dans ce moment lui ayant demandé pourquoi il riait , n'ayant personne avec lui: C'est justement, dit-il, pour cela que je ris. Aristoxène dit que , tant par cette raison que parcequ'il était peu relevé par le lieu de sa naissance , qui n'était pas une ^ille, mais un simple bourg, il l'ut peu célèbre ; et cela fut cause que plusieurs attribuèrent les choses qu'il a dites à Pisistrate le tyran , excepté Pla- ton le philosophe, qui a parlé de lui dans son Protagoras, et qui le met à la place de Périandre. Il disait que « ce n'est point par la science des paroles qu'il faut parvenir à la connaissance des choses, mais que c'est par l'étude des choses qu'il faut déterminer les paroles; parceque les mots sont pour les choses , et non pas les choses pour les mots. » 11 finit sa vie la quatre-vingt-dix-septième année de son âge.

EPIMENIDE.

Théopompe et d'autres avec lui disent qu'Épiménide était fils de Phestius; quelques uns lui donnent pour père Dosias, d'autres Agésarque. Il était Cretois d'origine et naquit à Gnosse; mais , comme il laissait croître ses che- veux , il n'avait pas lair d'être de ce pays. In jour, son

EPIMKNIDi:. 19

père l'ayant envoyé aux champs pour en rapporter une brebis, il s'égara à l'heure de midi , et entra dans une caverne il s'assoupit et dormit pendant cincpiante-sept ans. A son réveil il chercha sa brebis , comptant n'avoir pris qu'un peu de repos; mais comme il ne la trouva plus, il retourna aux champs. Étonné de voir que tout avait changé de face et de possesseur, il prit le chemin de son village, où, voulant entrer dans la maison de son père, on lui demanda qui il était; à peine fut-il reconnu de son frère, qui avait vieilli depuis ce temps-là, et par les discours duquel il comprit la vérité.

Au reste, sa réputation se répandit tellement en Grèce qu'on alla jusqu'à le croire particulièrement favorisé du ciel. Dans cette idée, les Athéniens étant affligés de la peste, sur la réponse de l'oracle qu'il fallait purifier la ville, envoyèrent Nicias , fils de Nicérate , ei\ Crète , pour chercher Épiménide et l'amener à Athènes. Il s'embarqua la quarante-sixième olympiade, purifia la ville, et fit ces- ser la contagion. Il s'y était pris de cette manière. Il choisit des brebis blanches et noires qu'il mena jusqu'au lieu de l'Aréopage, d'où il les laissa aller au hasard, en ordonnant à ceux qui les suivaient de les sacrifier aux divinités des lieux elles s'arrêteraient. Ainsi cessa la peste ; et il est certain que, dans tous les villages d'Athènes, on rencontre encore aujourd'hui des autels sans dédicace . élevés en mémoire de cette expiation. Il y en a qui pré- tendent que la cause de cette peste fut le crime commis dans la personne de Cylon , voulant parler de la manière dont il avait perdu la vie ' ; ils ajoutent que la mort de deux jeunes gens, Cratinus et Ctésibius , fit cesser la calamité. Les Athéniens , en reconnaissance du service qu'Épiménide leur avait rendu , résolurent de lui donner un talent et le vaisseau qui devait le reconduire en Crète ; mais il n'accepta aucun argent, et n'exigea d'eux que de

' Cct.iit un «elicllc, < ii un séilitin.x, «iwi s'ttaiit nfugié anpiès de la!:- tfl des liunu'iudes eu fut airuché.

50 ÉPIMÉNiDE.

vivre en alliance avec les habitants de Gnosse. Peu de temps après son retour , il mourut , la cinquante-septième année de son âge, selon Phlccjon, dans son livre De ceux qui ont vécu longtemps. Ses compatriotes prolongent sa vie jusqu'à deux cent quatre-vingt-dix-neuf ans, et Xéno- phane de Colophon rapporte avoir entendu dire qu'il mourut dans sa cent cinquante-quatrième année.

Épiménide publia une généalogie des Curetés et des Corybantes, et une génération des dieux, en cinq mille vers; six mille cinq cents vers sur la structure du vais- seau des Argonautes et sur le voyage de Jason dans la Colchide ; un discours en prose sur les sacrifices , et sur la république de Crète ; et enfin un ouvrage poétique de quatre mille vers touchant Minos et Rhadamanthe. Lobon d'Argos, dans son livre des Poêles, dit qu'il bâtit à Athè- nes un temple en l'honneur des Euménides. Il est aussi censé être le premier qui purifiales maisons et les champs, et qui éleva des temples. Quelques uns , au lieu de croire qu'il dormit d'un si long sommeil , pensent que , pendant ce temps-là , il erra de côté et d'autre pour con- naître les vertus des simples. On a encore une de ses lettres au législateur Selon sur la forme du gouverne- ment que Minos prescrivit aux Cretois ; mais Démétrius de Magnésie , dans son livre des Poêles et des Écrivains qui ont porté les mêmes noms, tâche de prouver qu'elle est moderne , et que tant s'en faut que son style soit ce- lui de Crète , qu'au contraire on y remarque la diction attique et même la nouvelle. La lettre qui suit est dif- férente de celle-là, et m'est tombée entre les mains :

ÉPIMÉMDE A SOLOX.

<i Prenez courage, mon cher ami. Si Pisislrale avait entrepris de soumettre un peuple accoutumé à l'esclavage ou dépourvu de bon- nes lois, il y aurait lieu de craindre que sa tyrannie se perpétuât ; mais il a soumis des hommes courageux, qui, imbus des préceptes de Solon, rougissent de leur i-ervilude. Ils ne souffriront pas pa- licmmcnl cotte tyrannie ; et (|U(»i<|ue Pisistrate soit niailre delà

ÉPIMÉMDE. 51

ville, j'espcre qu'il ne IruQsniettra pas sou autorité à ses eufaïUs. 11 est diflicile que des hommes libres, accoutumés à d'excclleutes lois, se rendeut esclaves. Pour vous, que le soiu de votre couserva- tion ne vous oblige pas de passer de lieu en lieu; venez me join- dre eu Crète, nous sommes à couvert des vesations de la tyran uie : car s'il arrivait que les partisans de Pisislrate vous rencon- trassent, vous pourriez tomber dans quelque malheur.

Démétrius dit que quelques uns racontent qu'Épimé- nide recevait sa nourriture des nymphes, et la cachait dans la corne d'un pied de bœuf; qu'il la prenait peu à peu ; que la nature ne faisait point en lui les fonctions ordinaires, et qu'on ne le vit jamais manger. Timon parle aussi de cela dans ses OEuvres.

Il y en a qui disent que les habitants de Crète l'ont déifié, et lui offrent des sacrifices. On dit aussi qu'il était doué d'une connaissance extraordinaire; et qu'ayant vu Mu- nychie , ville et port de l'Attique , il dit que les Athéniens ignoraient coml)ien de maux ce lieu leur causerait , et que , s'ils le savaient , ils le détruiraient avec les dents. 11 présageait cela longtemps avant l'événement. On rap- porte encore qu'il fut le premier qui prit le nom d'Éacus : qu'il prédit aux Lacédémoniens qu'ils seraient soumis par les Arcadiens, et qu'il se fit passer plusieurs fois pour être ressuscité. Théopompe, dans ses livres des Choses ad- mirables , dit qu'ayant bâti un temple pour les nymphes, une voix céleste lui dit : Èpiménide , ne le dédie point au.i Xymphes, mais à Jupiter. Il prédit aussi aux Cretois quelle serait l'issue de la guerre entre les Lacédémo- niens et les Arcadiens ; c'est-à-dire que les premiers se- raient vaincus, comme ils le furent, près d'Orchomène. Théopompe affirme (ce que disent quelques uns- qu'É- piménide vieillit en autant de jours qu'il avait dormi d'années. Myronian, dans ses Similitudes, rapporte que les Cretois l'appelaient Curète; et Sosibe de Lacédemonc dit que les Lacédémoniens conservent son corps, ayant été avertis de le faire par un oracle. Outre cet Épimé-

.V2 PIIEIŒCYDE.

iiide, il y en a eu deux autres , l'un géuéalojiiste, l'autre historien et auteur de VJIislitirc de Rhodes, écrite en dialecte dorique.

PHÉRÉCYDE.

Phérécyde , fils de Badys , était de Syrus', selon Alexandre dans ses Successions. Il fut disciple de Pittacus. Tbéopompe lui donne la gloire d'avoir été le premier qui ait traité de la nature et des dieux. On raconte de lui des choses surprenantes; entre autres que, se promenant à Samos le long du rivage , et apercevant un vaisseau qui voguait à pleines voiles , il présagea qu'il ferait bien- tôt naufrage, et qu'effectivement il échoua sous ses yeux ; quaprès avoir bu de l'eau tirée d'un puits , il pronosti- qua qu'au bout de trois jours il y aurait un tremblement de terre, et que ce phénomène arriva; qu'étant revenu d'Olympie à Messène , il conseilla à Périlaûs, chez qui il logeait, de se retirer de là, avec toute sa famille, le plus tôt qu'il pourrait; mais que Périlaiis, ayant négligé de profiter de cet avis, lut témoin de la prise de Messène. Théopompe, dans ses Merc cilles, dit aussi qu'Hercule lui ordonna en songe de recommander aux Lacédémoniens de ne faire cas ni d'or ni d'argent, et que cette même nuit Hercule ordonna aux rois de Lacédémone de croire Phérécyde. Il y en a pourtant qui attribuent ces faits à Pythagore. Hermippe dit que, désirant que la victoire se rangeât du côté des Éphésiens, qui étaient en guerre avec les Magnésiens, il demanda à un passant quelle était sa patrie; qu'après avoir su qu'il était Éphésien, il le pria de le traîner par les pieds jusque sur les terres des Ma- gnésiens, et d'engager ses concitoyens, lorsqu'ils auraient gagné le champ de bataille , à enterrer son corps dans le lieu il l'aurait laissé; que celui-là en donna connais-

DitHjrtir, liii-iiièiiie. rappelle plus bas l'ili; lic Sjnus.

î>HKiii:cvi)i:. :>:{

sauce aux Épliesieii.^ la n cille du jour (jue les Magué>ien> lurent vaincus; et que les vainqueurs, trouvant que I*lié- récyde n'était plus, l'ensevelirent pompeusement dans le même endroit. Quelques uns veulent qu'étant allé à Del- phes, il se précipita du haut du montCoryce. Aristoxène. dans la Vie de Pyikagorc el de ses anils, rapporte qu'il mou- rut de maladie, et que Pythagore linliuma dans l'île de Délos. 11 y en a même qui disent qu'il fut consumé de vermine , et que Pythagore s'étant rendu chez hii pour s'informer de sa santé, Phérécyde passa son doigt hors de la porte et lui dit : La peau le mon ire. Paroles qui sont depuis passées en proverbe, qui se prend toujours en mauvaise part ; ceux qui le prennent en boime part se trompent. Phérécyde disait que les dieux appelaient une table d'un nom qui désignait les dons sacrés (ju'il fallait leur offrir.

Andron d'Éphèse distingue deux Phérécydes, natifs de Syrus, l'un astrologue, l'autre théologien, fils de Badys, (lui était celui qu'estimait Pythagore. Ératosthénes sou- tient qu'il n'y en eut qu'un de Syrus, et (juc l'autre, (pii était généalogiste, était d'Athènes. On conserve en- core un petit ouvrage du premier, (jui commence par ces mots :

Jupiter et le Temps sont permanents. La terre existait aussi ; mais elle reeul son nom de Jupiter, cpii lui donna l'honneur qu'elle posiède. '.

On conserve aussi son cadran astronomique dans l'ile de Syrus. Duris , au deuxième livre de ses Cérémonua sucrées, rapporte l'épitaphe qu'on mit sur son tombeau :

En moi Unit la sagesse : s'il y en a da\ant;îge, il faut la donner a Pythagore, que je reconnais pour le preujier des Grecs.

Ion de Chio est l'auteur de celle-ci :

Modeste et rempli de vertus, ici repose, longe de corruplioti, relui dont l'ame possède une heureuse vie. Pareil en sagesse a Pylliagore, il sonda les mœurs et étudia le génie des hommes.

5'} PHÉUÉCYDE.

J ai fait aussi cette épitaphe pour lui, suivant la mesure phérécratiennc :

Une malndie de coiTiipli;)n déngura, dil-on, le célèbre Phére- cyde, natif de Syrus. 11 ordonne pourtant qu\)n le conduise sur Us terres des Magnésiens, afin de procurer la victoire aux Éphésiens. ses courageux compatriotes. Un oracle, dont il avait seul la con- naissance, l'avaii ainsi dit. II meurt dans ce lien. Il est donc vrai que le véritable sage n'est pas seulement utile pendant sa vie, mais qu'il l'est encore après sa mort.

Il vivait vers la cinquante-neuvième olympiade. Il ré- pondit à une lettre de Thaïes en ces termes :

PHÉRÉCYDE A THALÈS.

« Je vous souhaite une heureuse fin quand vous approcheiTz de votre dernière heure. J'étais malade quand je re^us votre lettre : la vermine infectait mon corps et la lièvre minait mes forces. Dans cette extrémité, j'ai prié quelques uns de mes amis qu'après avoir eu soin de ma sépulture, ils vous fassent tenir mes écrits. Si vous trouvez qu'ils méritent d'être lus, et si les autres sages sont du même sentiment, je consens que vous les publiiez; sinon sup- primez-les, ils ne me satisfont pas moi-même. 11 n'y a pas assez de certitude dans les choses que j'y dis ; je ne la promets point, ni no sais ce qui est vrai. Quant aux points qui touchent la théologie, il faut les comprendre, parceque je les traite tous obscuréinenl. Ma maladie empire de jour eu jour, et je ne reçois la compagnie d'aucun médecin, ni d'aucun de mes amis. Ceux qui ont soin de moi se tiennent en dehors. Lorsqu'ils m'interrogent sur ma santé . je passe un doigt hors de la porte pour leur montrer le mal qu.^ je souffre, et je les avertis de se préparer, à faire, le lendemain, les funérailles de Pbérécyde. «

Ce furent ceux qu'on appela sages, et parmi lesquels quelques uns placent Pisistrate le tyran. Venons aux phi- losophes, en commençant par ceux de la secte ionienne, dont nous avons dit que Thaïes, maître d'Anaximandre, lut le chef.

LIVRI' Il

ANAXIMANDIli:.

Praxiades fut père d'Anaxiniandre do Mik't. Ce phi losophe reconnaissait l'infini pour élément et principe de toutes choses, sans s'expliquer si , par là, il entendait l'air , l'eau , ou quelque autre chose. Il disait que les par- ties de cet élément soufTraient des altérations, mais que le tond en était immuable ; que la terre occupe le milieu de son étendue et en est le centre ; qu'elle est de figure sphérique ; que la lune n'a pas sa lumière d'elle-même , mais qu'elle l'emprunte du soleil, qui, selon lui, égale la terre en grandeur, et est composé d'un feutrés pur. Il in venta le style des cadrans solaires, et le mit sur ceux de La- cédémone, comme ditPhavorin, dans son IIi.<loirc diverse. [1 fit aussi des instruments pour marquer les solstices et les équinoxes , décrivit le premier la circonférence de la terre et de la mer, et construisit la sphère. Il écrivit une explication abrégée de ses opinions, qui est tombée entre les mains d'Apollodore , Athénien. Cet auteur dit, dans ses Chroniques, qu'Anaximandre avait soixante- quatre ans la deuxième année de la cinquante -hui- tième olympiade, et qu'il mourut peu après, ayant fleuri principalement sous le règne de Polycrate, tyran de Samos. On dit que des enfants l'ayant entendu chanter, et s'étant moqués de lui, il répondit : // faut donc chauler mieux pour leur plaire? Outre cet Anaximandre, il y en a eu un autre qui était aussi de Milet: il fut historien, et écrivit en langue ionienne.

.->f. anaximëm;.

ANAXIMÈNE.

Anaximène de Milet, fils d'Eurystratc, fut disciple d'A- naximandre ; on assure qu'il eut aussi Pannénide poui' maître. Ce philosophe admit l'air et l'infini pour prin- cipes de toutes choses. 11 croyait que les astres ne passent pas sous la terre, mais tournent autour d'elle, il se ser- vait de la langue ionienne d'une manière toute simple, et sans employer d'inutilités. Apollodore dit qu'il naquit dans la soixante troisième olympiade, et qu'il mourut environ le temps de la prise de Sardes.

Il y a eu deux autres Anaximènes qui étaient de Lamp- saque, l'un orateur, et l'autre historien. Celui-ci était ne- veu de l'orateur, qui a écrit la vie d'Alexandre. Anaxi- mène , le philosophe , écrivit les lettres suivantes i

ANAXIMÈNE A PYTHAGORE.

« Titalos , fils d'Examiiis, u'a pas eu daus sa vieillesse une i'm heureuse. Étaut sorti la nuit de chez lui, selon sa coutume, pour contempler les astres, et ne prenant pas garde il était, il tomba, pendant qu'il faisait ses observations, dans un endroit pro- fond ; et c'a été la fiu de 1 astronome de .Milet. Nous qui sonmies ses disciples, souvenons-nous de ce grand homme, aussi bien que nos enfants et nos disciples, et prenons sa doctrine pour nous con- duire : (jue notre scieuce soit toute fondée sur Thaïes. »

ANAXIMÈNE A PYTHAGORE.

« A'ous avez mieux pense que moi en vons retirant de Sanjos à Crotone. Vous vivez Ih en paix, tandis (pie d'autres sonffi-ent les maux que fait le descendant d'Kacus. Milet n'est pas non plus dé- livrée de la tyrannie : outre cela, le roi des ISlèdes nous menace, si nous ne devenons pas ses tributaires'. Les Ioniens veulent bien comballrv' pour la lil)ert(' générale, mais nous n'avons point "d'es- |)érance de salut. Connnent donc Anaximène pouirait-il s'occupei- de la coutemplalion des choses célestes, ayant à appi-.hender l.i mort on l'esclavage y il n'en est j);is ainsi de vous qui vous vo\ez

' C.yi us, vairii|in'ur de Cifsns. lUi ilntnitiin.

VNAXAGOUK. 57

fon sidéré des Crolonialcs et des aulres habitauts de la grande (Ireco. et qui recevez même des disciples delà Sicile.

ANAXAGORE.

Anaxagore , Claroménien de naissance et issu d'Hégé- sibule, ou Eubule , étudia sous Anaximéne. Il fut le pre- mier des philosophes qui joignit un esprit à la matière. 11 commence ainsi son élégant et bel ouvrage : « Tout n'était autrefois qu'une masse informe , lorsque l'esprit survint et mit les choses en ordre; » de vient qu'il fut surnommé Esprit. Timon convient de cette vérité , lors- qu'il demande dans ses poésies satiriques « dit-on qu'est à présent Anaxagore , cet excellent héros qu'on appela Esprit, parceque, selon lui, il y eut un esprit qui , rassemblant subitement toutes choses , en arrangea l'amas auparavant confus ? »

Non-seulement il brilla par la noblesse de son extrac- tion et par ses richesses , mais encore par sa grandeur d'ame, qui le porta à abandonner son patrimoine à ses proches. Ceux-ci le blâmant du peu de soin qu'il avait de son bien :Quoi donc ! dit-il, est-ce que je ne vous en remets pas le soin ? Enfin il quitta ses parents pour ne s'occuper que de la contemplation de la nature , ne vou- lant pas s'embarrasser des afTaires publiques; et quel- qu'un lui ayant reproché qu'il ne se souciait point de sa patrie, il lui répondit en montrant le ciel : Ayez meil- leure opinion de moi , je m'intéresse beaucoup à ma patrie.

On croit qu'il avait vingt ans lorsque Xerxès passa en Grèce, et qu'il en vécut soixante-douze. Apollodore rap- porte, dans ses Chronique.", qu'il naquit dans la soixante- dixième olympiade , et qu'il mourut la première année de la soixante-dix-huitième '. Démétrius de Phalère veut,

* ('omtnc cela dc Taii pas soixante et douze atis de vie , Ménage coriii;

58 ANAXAGORE.

dans son Histoire des Archontes, qu'il commença dès l'àgc de vingt ans à exercer la philosophie à Athènes, sous l'ar- chontat de Callias; et on dit qu'il fit un séjour de trente ans dans cette ville.

Il disait que le soleil est une masse de feu plus grande que tout le Péloponèse ; d'autres attribuent cela à Tan- tale. Anaxagore pensait aussi que la lune est habitée , et qu'il y a des montagnes et des vallées ; que les principes des choses consistent en petites parties , toutes sembla- bles les unes aux autres ; que comme l'or est composé de parties très subtiles, semblables à des raclures, de même l'univers fut formé de corpuscules de parties me- nues et conformes entre elles ; que l'esprit est le principe du mouvement ; que les corps pesants se fixèrent en bas, comme la terre , et que les légers occupèrent le haut , comme le feu , mais que l'air et l'eau tinrent le milieu ; que, suivant cette disposition, la mer s'étend sur la sur- face de la terre , et que le soleil convertit l'humidité en vapeur; qu'au commencement les astres se mouvaient en manière de voûte , de sorte que le pôle visible tour- nait toujours au-dessus du même point de la terre , mais qu'ensuite il acquit une inclinaison ; que la voie lactée est une réflexion des rayons du soleil qui n'est point in- terceptée par des astres ; que les comètes sont un assem- blage d'étoiles errantes qui jettent des flammes, et que l'air élance comme des étincelles ; que les vents viennent de l'air raréfié par le soleil ; que le tonnerre est produit par le choc des nues , l'éclair par leur frottement , et le tremblement de terre par l'air qui pénètre dans la terre ; que les animaux furent d'abord produits d un mélange d'eau et de terre, échauff'ées à un certain degré; que le» mâles vinrent du côté droit et les femelles du côté gauche de la matrice.

On raconte qu'il prédit la chute de la pierre qui tomb i

<rapré8 Meursius et Pdaii , et croit (|u'il mourut ilans la (|ualrcviiigl- liuitièmeolymp'atle.

ANAXACiOHE. 59

prèsd'Egespotame', et qu'il avait dit qu'elle tomberait du soleil ; on ajoute que ce fut pour cette raison qu'Euripide, son disciple, dans sa pièce de Phaéton , appela le soleil lingot d'or. On dit qu'Anaxagore étant parti pour Olym- pie dans un beau temps, mit un habit de peau , comme s'il avait prévu qu'il pleuvrait bientôt , et que son pres- sentiment se trouva juste. A la question que lui fit quel- qu'un , si la mer couvrirait un jour les montagnes de Lamp- saque , il répondit que oui , si le temps ne finissait pas. On lui demanda pour quelle fin il était né? Pour contempler, dit-il , le ciel , le soleil et la lune. Et sur ce qu'on lui de- manda s'il était banni parles Athéniens, il répondit : Nul- lement; ce sont eux qui le sont à mon égard. Ayant vu le sépulcre de Mausole, il dit qu'un beau monument re- présentait des richesses transformées en pierres. Voyant un homme qui s'affligeait de ce qu'il mourrait dans un pays étranger : Consolez-vous, lui dit-il ; le chemin pour aller vers les morts est le même partout.

Au reste , suivant ce que dit Phavorin dans son Histoire diverse, il paraît avoir été le premier qui a cru que le sujet du poëme d'Homère était de recommander la vertu et la justice; opinion qui fut fort étendue par Métrodore de Lampsaque, l'un de ses amis , qui se servait aussi beau- coup d'Homère pour l'étude de la nature. Anaxagore fut encore le premier qui publia une description par écrit ; et Silène, dans le premier livre de ses Histoires, rapporte qu'une pierre étant tombée du ciel, sous l'archontat d(^ Dimylus , ce philosophe dit que tout le firmament était pierreux, et que, sans le mouvement de tourbillon qui l'affermissait , il s'écroulerait.

Les sentiments sont partagés pour ce qui regarde sa condamnation. Sotion , dans la Succession des Philosophes, dit que Cléon l'accusa d'impiété, pour avoir défini le soleil une masse ardente ; mais que Périclès, son disciple, ayant

* Esespotarae était une ville de l'Hellespont, roypz la note de Ménaiîe et le Thrciior d'Est'icnne.

{.{) ANA\A(.()UK.

pris sa défense , Anaxagore fut condamné à une amende de cinq talents et envoyé en exil. Satyre , dans ses Viis , taxe Thucydide de s'être rendu son accusateur par esprit de parti contre Périclès, que Thucydide contrecarrait dans les affaires du gouvernennent , et dit qu'il ne char- gea pas seulement Anaxagore d'impiété, mais encore de trahison ; il ajoute qu'il fut condamné à mort pendant son absence , et que , comme on lui eut annoncé en même temps qu'il avait perdu ses fils et qu'on l'avait condamné à mourir , il dit que quant au dernier article il y avait longtemps que la nature l'avait soumis lui et ses accusa- teurs à cet arrêt, et qu'à l'égard de ses enfants il savait qu'il les avait engendrés mortels. Il y en a qui attribuent cette réponse à Solon le législateur, d'autres à Xénophon. Démétrius de Phalère, dans son livre de la Vieillesse, nous apprend qu'il enterra lui-même ses enfants. Et Ilermippe prétend, dans ses Vies, qu'il fut mis en prison et jugé coupable de mort; que Périclès là-dessug' ayant demandé si quelqu'un avait quelque crime capital à lui imputer à lui-même , et personne ne répondant, il ajouta : « Or cet homme est mon maître : ainsi ne vous laissez pas préve- nir par la calomnie pour le perdre , et suivez mon avis en le renvoyant absous; » qu' Anaxagore obtint là-dessus son élargissement, mais qu'il ne put supporter cet affront et s'ôta la vie. Mais Jérôme, au deuxième livre de ses Con - menlaires divers , dit que Périclès le fit comparaître dans un temps qu'il était si chancelant et si exténué de maladie, qu'il fut absous plutôt par pitié que juridiquement : tant on est peu d'accord sur la condamnation de ce philosophe. D'autres ont cru encore qu'il était devenu ennemi de Démocrite , parceque celui-ci lui avait refusé sa conver- sation.

Enfin Anaxagore alla mourir à Lampsaque. Les princi- paux de la ville ayant envoyé chez lui pour savoir s'il n'avait rien à ordonner avant sa mort, il pria qu'il fût permis aux enfants de se divertir, tous îcs ans, le jour

ARCÏIÉI ATS. 61

«lu mois qu'il serait décédé; coutume qui est encore en usage aujourd'hui. Les habitants de Lampsaque rendi- rent à sa mémoire tous les honneurs possibles, et l'ense- velirent dans un tombeau sur lequel ils mirent cette épi- taphe :

Ici repose Anaxagoras, étant arrivé au monde céleste , et aviut atteint avec la fin de sa carrière la connai.sauce entière de la vérité.

En voici une autre que j'ai faite pour lui :

Anaxagore est condamné à mort pour avoir soutenu que le so- leil est une niasse ardente ;Pérlclès son ami le sauve, et lui même s'ùte la vie dans une langueur de sagesse.

Il y a eu trois autres personnages de même nom , mais tous peu considérables. Le premier était orateur et dis- ciple d'Isocrate; le second statuaire, duquel Antigone a parlé; le troisième grammairien, et disciple deZénodote.

ARCHELALS.

Archélaiis d'Athènes ou de Milet , fils d'Apollodore ou deMydon, selon quelques uns, fut disciple d'Anaxagore et maître de Socrate; il fut le premier qui apporta la phy- sique de rionie à Athènes ; de vient qu'on l'appela phy- sicien , outre une autre raison , c'est que cette partie de la philosophie s'éteignit avec lui , en même temps que Socrate introduisit la morale. Il paraît pourtant avoir touché aussi à la morale , puisque les lois , le juste et l'honnête avaient souvent fait la matière de ses discours. Socrate fut son disciple en cela ; et ayant étendu cette science , il passa pour l'avoir inventée.

Ce philosophe assignait deux causes à la génération , le chaud et le froid; il soutenait que les animaux furent formés de limon; et il disait que ce ([u'on appelle juste

(;

(r2 SOCRATE.

et injuste n'est pas tel par lui-même, mais en vertu des lois.

Voici quel était son raisonnement : il disait que l'eau, qui tient sa fluidité de la chaleur, produit la terre , lors- qu'elle est condensée par le feu, et qu'elle demeure jointe à ses principes ; et que lorsqu'elle s'écoule autour des principes du feu , elle produit l'air; de sorte que l'air sert à la conservation de la terre, et le feu par son mouve- ment à celle de l'air.

Il croyait que les animaux proviennent de ce que la terre , étant échauff'ée , distilla une sorte de boue qui res- semblait au lait, ajoutant que c'est de la même manière que les hommes ont été formés. Il fut le premier qui dit que la voix était un effet de la percussion de l'air ; il di- sait que la mer est contenue dans les cavités de la terre, par laquelle elle est comme tamisée ; il croyait que le soleil est le plus grand de tous les astres, et que l'univers est infini.

On distingue trois autres Archélaiis : un géographe qui a décrit les provinces qu'Alexandre a parcourues , un na turaliste qui a parlé en vers des choses qui semblent avoir deux natures , et un orateur qui a donné des préceptes sur l'éloquence.

SOCRATE.

Platon, dans son Théœtèic, dit que Socrate naquit d'un tailleur de pierre nommé Sophronisque , et de Phana- rète, qui faisait le métier de sage-femme. Athènes fut sa patrie et le village d'Alopèce son lieu natal. Il y en a qui croient qu'il aida Euripide à composer ses pièces ; du moins Mnésiloque dit-il là-dessus : « Les Phrygiens font une nouvelle pièce d'Euripide, sous laquelle Socrate a mis les sarments. »

SOCKATE. 63

Ailleurs il dit aussi que Socrate mettait les doux aux pièces d'Euripide.

Pareillement Callias , auteur d'une pièce intitulée les Captifs, Y parle ainsi : «Te voilà grave, et tu fais paraître de grands sentiments. Je le puis , Socrate en est l'au- teur.»

Aristophane, dans ses Nuées, accuse aussi Euripide' d'être aidé dans ses tragédies par celui qui proférait à tout propos des discours de sagesse.

Socrate fut disciple d'Anaxagore , selon quelques uns , et de Damon aussi , suivant le témoignage d'Alexandre , dans ses Successions des Philosophes. Après la condamna- tion d'Anaxagore, il fréquenta l'école d'Archélaûs le phy- sicien , qui , au rapport d'Aristoxène , eut un attachement particulier pour lui. Duris prétend qu'il se mit en service, et qu'il fut tailleur de pierre ; et quelques uns ajoutent que c'est lui qui fît les Grâces qui sont représentées habil- lées dans la forteresse d'Athènes; c'est ce qui donna lieu à Timon de le dépeindre ainsi dans ses vers satiriques :

De ces Grâces est venu ce tailleur de pierre, ce raisonneur sur les lois, cet enchanteur de la Grèce, cet imposteur, ce railleur, ce demi-Athénien , et cet homme dissimulé !

Socrate, comme le remarque Idoménée , était fort ha- bile dans la rhétorique ; mais les trente tyrans , dit Xé- nophon , lui défendirent de l'enseigner. Aristophane le blâme d'avoir abusé de son habileté , en ce que d'une mauvaise cause il en faisait une bonne. Phavorin, dans son Hi>itoire diverse, assure que ce fut lui, avec Eschine, son disciple, qui les premiers enseignèrent la rhétorique. Idoménée confirme cela dans ce qu'il a écrit des disciples de Socrate. Il est encore le premier qui a^ traité la mo- \^-^ mie, et lejprenriier des philosophes qui est morFcôndâmné. \ Aristoxène, fils de Spinthare, raconte qu'il faisait valoir son argent et rassemblait le gain qu'il retirait de ses prêts, et cela étant dépensé, le prétait de nouveau à profit. Dé-

Gt SOCUATE.

métrius de Byzancc dit que Criton le tira de sa boutique et qu'il s'appliqua à Tinstruire , étant charmé des dispo- sitions de son esprit. Ma^is Socrate, voyant que la physi- que n'intéresse pas beaucoup les homnîèsTœnînTFnFa à raisc^hner sur la morale et en parlait dans les boutiques et sur les niarchés, exhortant chacun à penser à ce qu'il y avait de bon ou de mauvais chez lai. Souvent il s'ani- mait en parlant jusqu'à se frapper lui-même et à se tirer les cheveux : cela faisait qu'on se moquait de lui ; mais il souffrait le mépris et la raillerie jusque que, comme le rapporte Démétrius , quelqu'un lui ayant donné un coup de pied , il dit à ceux qui admiraient sa patience : Si un âne m'avait donné une ruade, irais-je lui faire un l)rocès?

Il n'eut pas besoin, pour éclairer son esprit, de voya- ger , à l'exemple de beaucoup d'autres ; et excepté lors- que la guerre l'a appelé hors de chez lui , il se tenait dans le môme lieu , ayant des conversations avec ses amis , N y moins dans le dessein de combattre leur opinion que daiis X la vue de démêler la vérité. On dit qu'Euripide lui ayant donné à lire un ouvrage d'Heraclite , lui demanda ce qu'il en pensait : Ce que j'en ai compris, lui répondit-il , est fort beau, et je ne doute pas que le reste, que je n'ai pu concevoir, ne soit de la même force; mais, pour l'en- tendre , il faudrait être un nageur de Délos '. Socrate était d'une bonne constitution, et avait beaucoup de soin de s'exercer le corps ; il fut à l'expédition d'Ampliipolis , et, dans une bataille qui se donna près de Délium, il sauva la vie à Xénophon qui était tombé de son cheval ; et «luoique le mauvais succès du combat eut obligé les Athé- niens de prendre la fuite,Jl se retira au petit pas, regardant souvent derrière lui, pour faire face à ceux qui auraient pu vouloir le surprendre, Il servit aussi sur la flotte qu'on

' Il était dinicile d'aborder à lilc de Pelos en nageant. Ue fst verni ce proverbe jiour expiimer une cliusc diflii le; ii f;iis;iit alliisioii à lobs cunlc d'Ihpj ocrate. Jdafjcs d'Krasme, pas-- i.'jTy.

SOCiîATL. (i:^

avait équipée pour réduire la ville de i'otidee , la ;:uene ne permettant pas aux troupes d'y aller par terre. Ou dit que ce fut alors qu'il resta toute une nuit dans la même posture. Il fit voir son courage dans cette expédition, et céda volontairement le prix des belles actions qu'il avait faites à Alcibiade, qu'il aimait beaucoup , comme le rap- porte Aristippe dans son quatrième livre des Délices au- cienties. Ion de Chio dit que dans sa jeunesse il fit un voyage à Samos avec Archélaiis. Il alla aussi à Pytbo ' , au rapport d'Aristote, et fut voir l'istbme , à ce que dit PbaNorin, dans le premier livre de ses Commentaires.

•Socrate avait des sentiments fermes et républicains ; il en donna dës^reuvesjorsque CjiJtms^^et_ses_œU^ ayanFordonné qu'on leur amenât Léonthe de Salami ne^, ÏÏomme fort ricbe , pour le fa[re mourir, il ne voulut pas le permettre, et fut le seul des dix capitaines de l'armée - qui osa l'absoudre. Lui-même, lorsqu'il était en prison et qu'il pouvait s'évader, n'eut point dégard aux priére> et aux larmes de ses amis, et les reprit en termes sévères et pleins de grands sentiments. La frugalité et la pureté des mœurs caractérisaient encore ce pbilosopbe ; Pam- pbila , dans ses Comme)ttaires, livre septième , nous ap- prend qu' Alcibiade lui donna une grande place pour y bâtir une maison, et que Socrate le remercia, en lui di- sant : Si j'avais besoin de souliers et que vous me don- nassiez du cuir pour que je les fisse moi-même, ne serait- il pas ridicule à moi de le prendre? Quelquefois il jetait les yeux sur la multitude des cboses qui se vendaient a l'enchère, en pensant en lui-même : Que de choses dont je n'ai pas besoin : Il récitait souvent ces vers : « L'ar- gent et la pourpre sont plutôt des ornements pour le théâ- tre que des choses nécessaires à la vie. » il méprisa géné- reusement Archélaiis de Macédoine , Scopas de Cranon ,

* C'est nelphes. ( Note de Mênnge. ^ Lun deslrc lie tyran».

66 SOC u Ait:.

et Euryloque de Larisse, refusa leur argent, et ne daigna pas même profiter des invitations qu'ils lui firent de les aller voir. D'ailleurs ii vivait avec tant de sobriété, que, quoiqu' Athènes eût souvent été attaquée de la peste , il n'en fut jamais atteint.

Aristote dit qu'il épousa deux femmes : la première , Xantippe, dont il eut Lamproclès ; l'autre, Myrton, fille d'Aristide le Juste, qui ne lui apporta rien en dot et de laquelle il eut Sophronisque et Ménéxène, Quelques uns veulent qu'il épousa Myrton en premières noces; d'autres, comme en particulier Satyrus et Jérôme de Rhodes , croient qu'il les eut toutes deux à la fois. Ils disent que les Athéniens, ayant dessein de repeupler leur ville, épui- sée d'habitants par la guerre et la contagion, ordonnèrent qu'outre que chacun épouserait une citoyenne, il pourrait procréer des enfants du commerce qu'il aurait avec une autre personne ; et que Socrate , pour se conformer à cette ordonnance, contracta un double mariage.

Socrate avait une force d'esprit qui l'aidait à se mettre au-dessus de ceux qui le blâmaient ; il faisait profession de savoir se contenter de peu de nourriture, et n'exigeait aucune récompense de ses services. Il disait qu'un homme qui mange avec appétit sait se passer d'apprêt, et que ce- lui qui boit avec plaisir prend la première boisson qu'il trouve ; et qu'on approche d'autant plus de la condition des dieux qu'on a besoin de moins de choses. Il n'y a pas même jusqu'aux auteurs comiques qui, sans y prendre garde , l'ont loué par les choses mêmes qu'ils ont dites pour le blâmer. Aristophane , parlant de lui , dit : « 0 toi qui aspires à la plus sublime sagesse, que ton sort sera glorieux à Athènes et parmi les Grecs ! » Il ajoute : « Pourvu que tu aies de la mémoire et de la prudence, et que tu ne fasses consister les maux que dans l'opinion, tu ne te fatigueras pas, soit que tu te tiennes debout ou (jue tu marches : tu ne sens ni le froid ni la faim ; tu n'ai- mes ni le vin, ni les festins, ni toutes les choses inutiles. »

SOCKATE. «i7

Aniipsias l'a représenté couvert d'un manteau eoni- niun , et lui adresse ce discours :

Socrate, toi qui es la meilleure d'entre peu de personnes et l;i plus vaine d'entre plusieurs, quel sujet t'amène enfin dans notre compagnie, et depuis quand peux-lu nous souffrir ? Mais à propos de quoi portes-lu celte robe d'hiver? C'est sans doute une mé- ebanceté de toncorroyeur.

Lors même que Socrate soufTrait la faim , il ne put se résoudre à devenir flatteur. Aristophane en rend témoi- gnage lorsque , pour exprimer le mépris que ce philo- sophe avait pour la flatterie , il dit :

EuQé d'orgueil, tu marcbes dans les rues eu jetant les yeux de tous côtés ; et quoique tu ailles nu-pieds et que tu souffres plu- sieurs maux, tu parais toujours a^ec la gravité peinte sur le visage.

Il n'était pourtant pas tellement attaché à cette ma- nière de vivre qu'il ne s'accommodât aux circonstances ; il s'habillait mieux selon les occasions , comme lorsqu'il lut trouver Agathon, ainsi que le rapporte Platon, dans son Banquet. Il possédait au même degré le talent de per- suader et de dissuader ; jusque que Platon dit que, dans un discours qu'il prononça sur la science, il changea Théaetète, qui y était présent, et en fit un homme extra- ordinaire. Eutyphron poursuivait son père en justice pour le meurtre d'un étranger : il le détourna de son dessein, en traitant de quelques devoirs relatifs à la justice et à l'amour filial. Il inculqua à Lysis une grande pureté de mœurs. Enfin il avait un génie tout-à-fait propre à faire naître ses discours des occasions. Xénophon rapporte que par ses conseils il adoucit son fils Lamproclès, qui se con- duisait mal envers sa mère , et qu'il engagea Glaucon , frère de Platon , à ne point se mêler des affaires publi- ques, pour lesquelles il n'avait point de talent; tandis qu'au contraire il y portait Charmidas. qui avait la capa- cité requise. Il releva le courage dlphicrato par rexemplr

(»8 SOCUATK.

des aniniaiix , lui laisaiit remarquer les eoqs du barbier Midas qui osaient attaquer ceux de Callias. Glauconide le jugeait digne d'être regardé comme le protecteur de la ville , et le comparait à un oiseau rare.

Socrate remarquait avec étonnement qu'il est facile de dire les biens qu'on possède, mais difficile de dire les amis qu'on a , tant on néglige de les connaître. Voyant l'assiduité d'Euclide au barreau , il lui dit : « Mon cher Euclide, vous saurez vivre avec des sophistes, et point avec des hommes. » En effet, il regardait ces sortes d'af- faires comme inutiles et peu honorables; pensée que lui attribue Platon, dans son Enihydème. Charmide lui ayant donné des esclaves pour qu'il en fît son profit, il refusa de les prendre. Il y en a qui veulent qu'il méprisa Alci- hiade à cause de sa beauté. Il regardait le repos comme le plus grand bien qu'on put posséder, dit Xénophon , dans son Banquet. Il prétendait que la science seule est un bien et l'ignorance un mal ; que les richesses et les grandeurs ne renferment rien de recommandable , mais qu'au contraire elles sont les sources de tous les malheurs qui arrivent. Quelqu'un lui disant qu'Antisthène était lils d'une femme originaire de Thrace : Est-ce que vous pen- siez , dit-il , qu'un si grand homme devait être issu de père et mère athéniens? La condition d'esclave obligeant Phédon de gagner de l'argent avec déshonneur, il déter- mina Criton à le racheter, et en fit un grand philosophe. Il employait ses heures de loisir à apprendre àjouer de la lyre, disant qu'il n'y avait point de honte à s'instruire de ce qu'on ne savait pas. La danse était encore un exercice qu'il prenait souvent, comme le rapporte Xénophon dans son Uanqufl, parcequ'il croyait qu'il contribue à conser- ver la santé. Il disait (ju'un génie lui annonçait l'avenir; (jue l'on devait compter pour beaucoup de bien connnen- <er ; qu'il ne savait rien , sinon cela même qu'il ne savait rien ; et que ceux cpii achetaient tort cher des fruits pré- coces étaient des gens qui désespéraient de vivre jusqu'à

SOCUAÏK. (.:)

la saison ou ils sont niùrs. On lui donianUa un juur (lucilc était la principale vertu des jeunes gens; il répondit que «•'était celle de n'embrasser rien de trop. Il conseillait de s'appliquer à la géométrie jusqu'à ce qu'on sût donner et recevoir de la terre par mesure et en égale quantité. Euripide ayant osé dire sur la vertu, dans sa pièce intitu- lée Auge , qu'il était bon de s'en dépouiller hardiment, il se leva et sortit, en disant ces paroles: «Quel ridicule n'est-ce point de faire des recherches sur un esclave qui s'est enfui, et de permettre que la vertu périsse?» In- terrogé s'il valait mieux se marier ou non : « Lequel des deux que l'on choisisse, dit-il, le repentir est certain. » il s'étonnait fort de ce que les sculpteurs en pierre se «lonnaient tant de peine pour imiter la nature, en tâchant de rendre leurs copies semblables aux originaux, et de ce qu'ils prenaient si peu de soin pour ne pas ressembler eux-mêmes à la matière dont ils faisaient leurs statues. Il ronseillait aux jeunes gens de se regarder souvent dans Ir miroir, afin de se rendre dignes de leur beauté, s'ils en avaient , ou de réparer la difformité de leur corps en sornant l'esprit de science.

Un jour il invita à souper des personnes riches ; et comme Xantippe avait honte du régal que son mari se préparait à leur donner, il lui dit: «>"e vous imiuiétez pas ! si mes coiiviés sont sobres et discrets , ils se conten- teront de ce qu'il y aura ; si au contraire ils sont gour- mands, moquons-nous de leur avidité. » Il disait qu'il mangeait pour vivre, au lieu que d'autres ne vivaient ({ue pour manger. Il comparait l'action de louer la multi- tude à celle d'un homme qui rejetterait une pièce de quatre drachmes comme de nulle valeur, et qui rece- vrait ensuite pour bon argent une quantité de ces mêmes espèces. Eschine lui ayant dit: Je suis pauvre, et je n'ai rien en mon pouvoir que ma personne, disposez-en; Socrate lui répondit: Songez-vous bien à la grandeur du présent que vous me faites? In homme s'aflligeait du

70 SOCHATK.

mépris il était tombé depuis que les tyrans avaient usurpé le gouvernement; il lui répondit: Qu'y a-t-il en cela qui soit proprement le sujet de votre chagrin? On vint lui dire que les Athéniens avaient prononcé sa sen- tence de mort : Ils sont dans le même cas, dit-il ; la nature a prononcé la leur. D'autres attribuent cette réponse à Anaxagore. Sa femme se plaignait de ce qu'il devait mourir innocent ; il lui demanda si elle aimait mieux qu'il mourût coupable. Ayant rêvé qu'une voix lui disait : « Dans trois jours tu seras dans les champs fertiles de Phthie\ » il avertit Eschine qu'il mourrait le troisième jour suivant. Le jour il devait boire le jus de la ciguë étant arrivé, Apollodore lui offrit un riche manteau, en le priant de s'en envelopper pour mourir. Si le mien, dit- il , m'a servi pour vivre , ne me servira-t-il pas bien aussi pour mourir ? On lui dit que quelqu'un le chargeait de malédictions : Il faut le souffrir , dit-il , il n'a point ap- pris à mieux parler. Antisthène s'était fait une déchi- rure à son manteau et la montrait à tout le monde : So- crate lui dit qu'au travers de sa déchirure il voyait sa vaine gloire. On lui demanda: N'est-il pas vrai que voilà un homme qui médit cruellement de vous ? Non, dit-il, car je ne mérite pas les médisances dont il me charge. Il disait qu'il lui était avantageux de s'exposer à la censure des poètes comiques , parceque , si leurs critiques étaient fondées , c'était à lui à se corriger de ses défauts ; comme au contraire il ne devait pas s'embarrasser de ceux qu'ils pouvaient lui supposer. Une fois Xantippe , non contente de l'avoir accablé d'injures, lui jeta de l'eau sale sur le corps: J'ai bien cru, lui dit-il, qu'un si grand orage ne se passerait pas sans pluie. Alcibiade lui parlant de cette

^ Ce<t uu vers u'Homére. riiiliie était la pairie d'Achille, qui , iiiona- çaut Ulysse de se rairer chez liii,ie sert de ces mois : Dans trois jours J'arriverai à la fertile Pliihie. Sucrate voulait dire que la inort le ranièue- rjit daussa patrie. Note de Uacier sur les Dialogues de Platon, tonie II , l-Ciiton.)

SOCRATE. 71

humeur insupportable de sa femme , Socrate lui dit : Je suis accoutumé à ces vacarmes comme on se fait à en- tendre le bruit d'une poulie ; et vous qui parlez de ma femme, ne supportez-vous pas les cris de vos oies ? Oui, dit Alcibiade , mais elles me pondent des œufs et en font éclore des petits. EtXantippe, reprit Socrate, me donne des enfants. Un jour ses amis lui conseillaient de la frap per, pour lui avoir coupé son habit en plein marché : Quel conseil me donnez-vous là? dit Socrate. C'est donc pour rendre tout le monde témoin de nos querelles, et pour que vous-même nous excitiez et nous disiez : Courage , Socrate ! courage , Xantippe ! Il disait qu'il fallait tirer parti des méchantes femmes comme les écuyers font des chevaux ombrageux : que comme après en avoir dompté de difficiles ils viennent plus aisément à bout de ceux qui sont souples, de même, si lui savait vivre avec Xantippe, il aurait moins de peine à se faire au com- merce des hommes. Toutes ces maximes, qu'il proposait et qu'il confirmait par son exemple, furent cause que la pythonisse loua sa conduite , et rendit à Chéréphont cet oracle connu : De lous les houimes, Socrate est le plus sage. Cet oracle excita la jalousie contre lui , comme si tous ceux qui avaient bonne opinion d'eux-mêmes étaient ac- cusés par de manquer de sagesse.

Platon , dans son Ménon . met Anytus au nombre des envieux de Socrate. Comme il ne pouvait soutTrir que So- crate se moquât de lui , il indisposa d'abord Aristophane contre lui ; ensuite il suborna Mélitus, qui l'accusa devant les juges d'être un impie et de corrompre la jeunesse. Phavorin, dans son Histoire diverse, rapporte que Po- lyeucte plaida le procès. Hermippe dit que Polycrate , le sophiste , dressa la harangue; d'autres veulent que ce fut Anytus , mais que l'orateur Lycon prépara le tout. Au reste, Anthistène, dans la Successon des Philosophes , et Platon, dans son Apologie, nomment trois accusateurs de Socrate, Anytus, Lycon, et Mélite; le premier agis-

72 SOCRATE.

sant pour les chels du peuple et les magistrats, le second pour les orateurs , et le troisième pour les poètes , autant de classes de personnes qui avaient à se plaindre des cen- sures de Socrate. Pbavorin, au premier livrede sesCom- mentaires, dit que la harangue qu'on attribue à Polycrate contre ce philosophe est supposée, parcequ'il y est parlé des murs rebâtis par Conon , ce qui n'arriva que six ans après la mort de Socrate. Voici quels furent les chefs d'ac- cusation qui furent attestés par serment; Pbavorin dil qu'on les conserve encore aujourd'hui dans le temple de la mère des dieux :

Mélitus, lils de Mélitus de Lampsaque, charge Socrale, natif d'Alopcce, fils de Sophronisque, des crimes suivants : 11 viole I:i sainteté des lois, en niant l'existence des dieux reconnus parla ville, et eu en mettant de nouveaux à leur place. Il corrompt aussi la jeunesse. 11 ne peut expier ces crimes que par la mort.

Lysias lui ayant récité une apologie qu'il avait faite pour lui : Mon ami , lui dit le philosophe , la pièce est bonne, mais elle ne me convient pas. En efTet, le style en était plus propre à l'usage du barreau que sortable à la gravité d'un philosophe. Lysias , surpris d'entendre en même temps louer et rejeter son apologie, le pria de s'ex- pliquer. Il ne serait pas impossible , répondit-il, que des habits et des souliers fussent bien faits , quoiqu'ils ne pussent me servir. Juste Tibérien dit , dans sa Généalogie, que , pendant qu'on plaidait la cause de Socrate , Platon monta à la tribune et dit ces paroles : « Athéniens , quoi- que je sois le plus jeune de tous ceux qui se sont présen- tés pour parler dans cette occasion...;» mais les juges se récrièrent là-dessus et lui imposèrent silence.

Socrate fut donc condamné à la pluralité de deux cent ([uatre-vingt-unc voix ; mais comme les juges délibéraient pour savoir s'il fallait le condamner au supplice ou à une amende, il se taxa lui-même à vingt-cinq drachmes, quoique Eubulide prétende qu'il promit d'en payer cent ;

SOCPiATE. 73

cependant voyant que les juges balançaient et n'étaient pas d'accord entre eux : «Vu les actions que j'ai faites, dit- il , je crois que la peine à laquelle il faut me condamner est de m'entretenir dans le Prytanée'. w A peine eut-il dit cela , que quatre-vingts nouvelles voix se joignirent à celles qui opinaient à la rigueur, 11 fut jugé digne de mort, conduit en prison, et peu de jours après il but la ciguë. Avant ce moment il fit un discours élégant et solide , que Platon a rapporté dans son Phédon. Plusieurs croient qu'il composa même un hymne qui commence par ces mots : Je vous salue, Apollon de Délosclloi Diane, enfants illus- tres. Mais Dyonisodore prétend que cet hymne n'est point de lui. Il fit aussi une fable à l'imitation de celles d'Ésope , mais assez mal conçue ; elle commence de cette manière :

Ésope recommanda au sénat de Corinthe de ne point juger la vertu par les avis du peuple.

Telle fut la fin de Socrate ; mais les Athéniens en eurent bientôt tant de regret, qu'ils firent fermer les lieux on s'exerçait à la lutte et aux jeux gymniques ; ils exilèrent les ennemis de Socrate ; et pour Mélitus, ils le condamnè- rent à mort. Ils élevèrent à la mémoire de Socrate une statue d'airain qui fut faite par Lysippus, et la placèrent dans le lieu appelé Pompée. Les habitants d'Héraclée chas- sèrent Anytus de leur ville le même jour qu'il y était entré.

Au reste, ce n'est pas seulement envers Socrate que les Athéniens en ont mal agi ; ils ont maltraité plusieurs au- tres grands hommes ; ils traitèrent Homère d'insensé, et le mirent à une amende de cinquante drachmes, comme le dit Héraclide ; ils accusèrent Tyrtée de folie, et condam- nèrent Astydamas, le plus illustre imitateur d'Eschyle, à une amende de vingt pièces de cuivre : aussi Euripide

■• Édifice public à Attiènes et dans d'autres villes de la Grèce, les orphelins et ceux qui avaient rendu des services à la patrie étaient en- » retenus.

7i SOCRATE.

leur adressa-t-il ce reproche dans son Palamède , sur la mort de Socrale : «Vous avez ravi la vie au plus grand des sages, à cette muse agréable qui n'affligeait personne. » Voilà ce qui arriva à Socrate : Philochore date pourtant la mort d'Euripide avant celle de Socrate. ApoUodore, dans ses Chroniques , place la naissance du dernier sous l'archontat, d'Apséphion à la quatrième année de la soixante-dix-septième olympiade, le sixième jour du mois tbargélion \ jour dans lequel les Athéniens avaient cou- tume de purifier leur ville, et auquel ceux de Délos disent que Diane naquit 11 mourut la première année de la qua- tre-vingt-quinzième olympiade, âgé de soixante et dix ans. Démétrius de Phalère semble en convenir, mais d'au- tres le disent mort dans la soixantième année de son âge. Lui et Euripide furent tous deux disciples d'Anaxagore. Euripide naquit sousCallias, la première année de la soixante-quinzième olympiade. Si je ne me trompe , So- crate a traité des choses naturelles: ce qui me donne lieu de le croire , c'est qu'il a parlé de la Providence , quoique Xénophon , qui le rapporte , dise qu'il s'est borné à ce qui regarde les mœurs. D'un autre côté, Platon, dans son apologie , en faisant mention d'Anaxagore c t d'au- tres physiciens, avance des choses que Socrate combat, nonobstant qu'il lui attribue tout ce qu'il dit du sien. Aristote raconte qu'un certain mage étant venu de Syrie à Athènes, reprit Socrate sur différents sujets, et lui pré- dit qu'il aurait une fin tragique. J'ajoute ici l'épitaphe que j'ai faite sur la mort de notre philosophe :

Socrato, tu bois aujourd'hui le nectar à la table des dieux ; Apollou vante ta sagesse; et si Athènes méconnaît tes services, elle s'empoisonne elle-même avec la ciguë qu'elle te donne.

Aristote, au troisième livre de son Art poéliqiic, dit que Socrate eut, avec un nommé Antioloque de Lemnos et avec Antiphon, interprète des prodiges, quelque dif-

' Avril.

XÉNOPHON. 75

rérend , comme eurent Pytbagore avec Cydon et Onatas; Homère et Hésiode , l'un avec Sagaris , l'autre avec Cé- crops pendant leur vie , et tous les deux avec Xénopliane de Colophon après leur mort; Pindare avec Ampliimène de Cos ; Thaïes avec Phérécyde ; Bias avec Salarc de Priène ; Pittacus avec Antiménide et Alcée ; Anaxagore avec Sosibe , et Simonide avec Timocréon.

Entre les sectateurs de Socrate, qui s'appelèrent socra- ticiens, les principaux furent Platon , Xénoplion et An- tisthène. Dans le nombre des dix , comme on les nomme, il y en eut quatre plus fameux que les autres : Escbine, Phédon, Euclide et Aristippe. Premièrement, nous parle- rons de Xénopbon , et renverrons Antisthène à la classe des philosophes cyniques ; ensuite, nous traiterons des so- craticiens et de Platon , chef des dix sectes , et instituteur de la première académie. C'est l'ordre que nous nous proposons de suivre dans la suite de cet ouvrage.

Au reste, il y a eu plusieurs autres Socrates : un histo- rien quia donné une description du pays d'Argos, un philosophe péripatéticien , de Bithynie , un épigram- matiste , et enfin un écrivain de Cos qui a composé un livre des surnoms des dieux.

XEXOPHON.

Xénophon, fils de Gryllus , naquit à Enchia , village du territoire d'Athènes. H était modeste et fort bel homme. On dit que Socrate , l'ayant rencontré dans une petite rue , lui en barra le passage avec son bâton , en lui demandant était le marché; qu'après que le jeune homme eut satisfait à sa question, il lui demanda les hommes se formaient à la vertu ; et que , comme Xéno- phon hésitait à lui répondre , il lui dit de le suivre, qu'il le lui apprendrait ; et que depuis ce temps-là il devint un des disciples de Socrate. Il est le premier qui ait

76 XÉNOPHON.

donné au public , en forme de commentaires , les choses qu'il avait recueillies, et le premier qui se soit occupé à écrire l'histoire des philosophes. Aristippe , dans le qua- trième livre des Délices des Anciens , rapporte quil avait une amitié particulière pour Clinias, et quil le lui dit en ces termes : « Je prends plus de plaisir à voir Clinias que tout ce que les hommes ont de plus rare. Je voudrais per- dre la vue, et n'avoir des yeux que pour voir Clinias. La nuit, je m'afflige de son absence; le matin, je remercie le soleil du bonheur que j'ai de revoir Clinias. »

Il s'insinua dans l'amitié de Cyrus, et voici comment il s'y prit. Il avait un ami , nommé Proxène , Béotien d'o- rigine, disciple de Gorgias de Léonte , et qui vivait à la cour de Cyrus, qui lui faisait part de son amitié. Proxène écrivit à Athènes une lettre à Xénophon, dans laquelle il le priait de venir à Sardes et de s'appliquer à gagner l'af- fection du roi. Xénophon montra la lettre à Socrate et lui demanda son avis, qui fut qu'il devait consulter l'o- racle de Delphes sur le parti qu'il avait à prendre. Il obéit; mais au lieu de demander à Apollon s'il devait se rendre auprès de Cyrus , il lui demanda de quelle manière il ferait le voyage de Sardes. Socrate, quoique fâché de la tromperie de son disciple , lui conseilla ce- pendant de partir; et Xénophon , étant arrivé à la cour de Cyrus, sut tellement lui plaire, qu'il entra aussi avant que Proxène dans ses bonnes grâces. Et delà vient qu'é- tant à portée de tout voir et de tout connaître, il nous a si bien détaillé les circonstances de l'arrivée et de la descente de Cyrus en Grèce.

Il eut une haine mortelle pour Ménon, qui était capi- taine d'une compagnie de soldats étrangers lorsque les Perses vinrent en Grèce. Entre autres choses déshono- rantes qu'il lui reproche, il l'accuse d'avoir eu des amours illégitimes. Il blâma aussi un certain Apollonide de s'être fait percer les oreilles. Après la déroute de Pont et la rupture de l'allianco avec Southus, roi desOdrysiens,

XEXOPHON. 77

Xénophon se retira en Asie , auprès d'Agésilas , roi de Lacédémone. 11 lui fit avoir à sa solde des troupes de Cyrus, se dévoua entièrement à son service, et noua avec lui une amitié parfaite; ce qui porta les Athéniens à le condamner à un exil , dans la pensée qu'il s'était en- gagé avec les Lacédémoniens. De , il passa à Éphèse, il mit en dépôt , jusqu'à son retour, la moitié de l'ar- gent qu'il avait avec lui entre les mains de Mégabyse , un des prêtres de Diane , auquel il permit de l'employer à faire une statue pour la déesse , supposé qu'il ne revînt plus dans le pays. Il dépensa l'autre moitié en présents qu'il envoya à Delphes. La guerre contre les Thébains l'ayant rappelé en Grèce avec Agésilas, il en reprit le che- min , muni de provisions de bouche que lui fournirent les Lacédémoniens. Ensuite, il se sépara d'Agésilas et vint jusqu'à Scillunte , dans la campagne d'Élée , pas loin de la ville.

Il avait avec lui , dit Démétrius de Magnésie , une fenmie nommée Philésia, qui le suivait avec deux en- fants, que Dinarque, dans son livre de la Répudiation de Xénophon, appelle Gryllus et Diodore, frères jumeaux. Le hasard voulut que Mégabyse , son dépositaire, vînt dans ce pays, à l'occasion d'une réjouissance publique. Xénophon retira l'argent de ses mains , en acheta une portion de terre , au travers de laquelle coule le fleuve Sélinus, de même nom que celui qui baigne la ville d'É- phèse, et la consacra à la déesse. Il y passa le temps à la chasse , à régaler ses amis , et à écrire l'histoire. Dinarque prétend que les Lacédémoniens lui firent présent de cette terre avec la maison. Il y en a même qui veulent que Pélopidas de Lacédémone y envoya les prisonniers qu'on avait amenés de Dardanie, pour qu'il en disposât à sa vo- lonté; mais qu'ensuite les Éliens étant venus attaquer Scillunte , et les Lacédémoniens ayant tardé à y envoyer du secours, ravagèrent le pays qu'occupait Xénophon. Ses enfants se sainèrent alors à Lèprée , avec un petit

78 XÉNOPHON.

nombre d'esclaves; lui-même se rendit d'abord à Eles, puis à l'endroit était sa famille ; et de il partit avec elle pour Corinthe , il fixa son séjour. Cependant les Athéniens résolurent de secourir les Lacédémoniens, que leurs ennemis avaient réduits à une fâcheuse situation : Xénophon envoya ses fils à Athènes combattre pour les Lacédémoniens, chez lesquels ils avaient été élevés, à ce que dit Dioclès dans les Vies des Philosophes. L'un d'eux, nommé Diodore, revint du combat sans avoir fait aucune action de marque, et eut un fils qui porta le même nom que son frère. Pour Gryllus, il combattit avec beaucoup de courage parmi la cavalerie, et mourut glorieusement dans la bataille qui se donna près de Mantinée , sous la conduite de Céphisodore, qui était général de la cavalerie, et sous les ordres d'Agésilas, qui commandait l'armée en chef, selon le rapport d'Éphore, au vingt-cinquième livre de ses Histoires. On raconte que Xénophon faisait un sa- crifice, avec une couronne sur la tête, lorsqu'on vint lui apprendre le succès de cette bataille, Épaminondas , général des Thébains , avait aussi perdu la vie; qu'à la nouvelle du malheur arrivé à son fils, il ôta sa couronne, mais qu'il la reprit lorsqu'on lui eut dit le courage avec lequel il avait combattu. On assure même que , bien loin de répandre des larmes, il dit d'un œil sec : Je savais que je l'avais mis au monde pour mourir. Aristote cite plu- sieurs écrivains qui ont fait l'éloge etl'épitaphe de Gryl- lus, en partie pour faire plaisir à son père.Hermippe, dans la Vie de Théophraste, dit que Socrate a aussi composé le panégyrique de Gryllus ; ce qui porta Timon à le blâmer, en disant « qu'il avait fait deux ou trois livres, ou un plus grand nombre, de la même espèce que les ouvrages peu propres à persuader qu'ont iait Xénophon et Eschine. »

Ainsi vécut Xénophon, dont la réputation s'accrut sur- tout la quatrième année de la quatre-vingt-quatorzième olympiade. 11 suivit Cyrus en Grèce, pendant l'archontat de Xénénète, un an avant la mort de Socrate. Stésiclide

XÉNOPHON. 71>

d'Athènes , dans sa Description des Arclionlcs et des vu t li- queurs olympiques, fixe son décès à la première année de la cent cinquième olympiade, sousCallimade, et lorsque Philippe , fils d'Amyntas , régnait sur les Macédoniens. Démétrius de Magnésie dit qu'il mourut àCorinthe, étant déjà fort avancé en âge. Au reste , on doit avouer qu'à tous égards il avait beaucoup de mérite et de probité. 11 aimait les chevaux , la chasse, et la discipline mili- taire ; genre de science qu'il possédait , comme le prou- vent ses ouvrages. Il était d'ailleurs pieux, attentif à honorer les dieux par des sacrifices", fort versé dans la connaissance des victimes propres à leur être immolées, et scrupuleux imitateur de Socrate.

Ses œuvres contiennent quarante livres, qu'on divise de difi'érentes manières. Il a fait l'arrivée de Cyrus en Grèce , sans exorde pour tout louvrage, mais avec des sommaires pour chaque livre en particulier. Il a traité de l'éducation de Cyrus , et Ihistoire des Grecs. Il a fait des commentaires , un livre appelé Banquet , et un autre sur les choses domestiques. Il a écrit aussi de l'art de monter à cheval , des devoirs d'un général de cavalerie, et de lâchasse. Il a fait l'apologie de Socrate, et laissé quelque chose sur les qualités des semences, sur Hiéron le tyran , sur Agésilas, et le gouvernement d'Athènes et de Lacédémone. Démétrius de Magnésie dit pourtant que ce dernier ouvrage n'est ix)intde lui. On dit qu'ayant en sa possession les livres égarés de Thucydide et pouvant se les attribuer, il les mit au jour en l'honneur de cet historien. On lui donnait le nom de muse attique, à cause de la douceur de son éloquence. Aussi y avait-il ([uelque jalousie entre lui et Platon ; j'en dirai davantage ailleurs. Voici les vers que j'ai faits à sa louange;

Laraourde la vertu, qui est le cbcniin du ciel, appela Xénoplioii vu Perse, plutôt que laniilié de Cm'us. En nous peiguaut les faits fies Grecs, ce philosophe nous développe sou génie, formé sur l'es- prit sublime de Socrate.

80 ESCHLNE.

J'ai fait aussi cette épigramme sur sa mort :

Xénophou, parceque Cyrus le reçoit dans son aniilié, les Athi- niens soupçonneux te bannissent de leur ville; mais la bienfaisante Corinthe t'ouvre un asile dans son sein, tu sais vivre heureux.

J'ai lu quelque part qu'il florissait avec les autres disci- ples de Socrate vers la quatre-vingt-neuvième olympiade. Istrus dit qu'il fut exilé par ordre d'Eubule et rappelé par son avis. Au reste, il y a eu sept Xénophons : celui dont nous parlons ; le second, Athénien, et frère de cePythos- trate qui fut auteur du poëme de Théséis , des Vies d'Epa- minondas et de Pélopidas, et de quelques autres ouvrages ; le troisième , à Cos et médecin de profession ; le qua- trième , historien d'Annibal; le cinquième, qui a traité des prodiges fabuleux ; le sixième, natif de Paros et faiseur de statues ; le septième , poëte de l'ancienne comédie '.

ESCHINE.

Eschine, fils du charcutier Charinus, ou de Lysanius, naquit à Athènes. Extrêmement laborieux dès sa jeunesse, il s'attacha tellement à Socrate, qu'il ne le quittait jamais ; ce qui faisait souvent dire à ce philosophe que le fils d'un charcutier était le seul qui sût véritablement faire cas de lui. Idoménée rapporte que ce fut Eschine et non Criton qui conseilla à Socrate de s'enfuir de sa prison ; mais que Platon attribua ce conseil à Criton, parceque Eschine était plus ami d'Aristippe que de Platon.

Eschine fut en butte aux traits de la calomnie : Méné- dème d'Érétrie surtout l'accusa de s'être approprié plu- sieurs dialogues de Socrate, que Xantippe sa veuve lui avait donnés. Ceux qu'on appelle imparfaits sont trop

* On distinguait la comédie ancienne, moyenne et nouvelle. La pre- niièrt- était fort satiricpie. Voyez le Thresor d'Estienne et le V. Brumoy. Tficdire des Gircn: tome V, l'^gc «98.

ESCHINE. 81

négligés; ils n'ont rien de l'éloquence et de l'énergie des expressions de Socrate. Pisistrate d'Éphèse assure qu'Es- chine n'en est pas non plus l'auteur; et Persée, qui les croit sortis de la plume de Pasiplion d'Érétrie, ajoute que ce fut aussi lui qui les inséra dans les œuvres d'Eschine, et qui supposa pareillement le petit Cyriis, le pelit Hercule, VAlcibiade d^Antisthènc , et d'autres ouvrages. Les vrais dialogues d'Eschine, et qui approchent de la manière d'é- crire de Socrate, sont au nombre de sept, savoir : Miltiade, Ion, dont le style est moins nerveux que celui du premier; Callias, Axioque, Aspasie, Alcibiade, Thélauge, et Rhinon.

On prétend que la pauvreté obligea Eschine d'aller en Sicile auprès de Denys; que Platon le méprisa, mais qu'Aristippe le recommanda au tyran; que, lui ayant récité quelques uns de ses dialogues, le philosophe eut part à ses libéralités; quensuile il revint à Athènes, mais qu'il n'osa y enseigner la philosophie, à cause de la grande réputation de Platon et d'Aristippe; que cependant il y ouvrit une école, se faisant payer de ses disciples, jusqu'à ce qu'à la fin il se mit à plaider : ce qui fit dire à Timon qu'il n'était pas dépourvu du don de persuader. Ceux qui parlent de lui ajoutent que Socrate, le voyant dans la disette, lui dit qu'il fallait qu'il prît à usure sur lui-même, en se retranchant une partie de sa nourriture.

Il n'y eut pas jusqu'à Aristippe qui ne le soupçonnât de mauvaise foi, au sujet de ses dialogues; à la lecture qu'Eschine lui en fit à Mégare, on raconte qu'il lui dit d'un ton railleur : Plagiaire, as-la pris cela? Polycrite de Mondes, livre premier des Actions de Denys, écrit qu'il vécut avec Carinus le comique à la cour du tyran, jusqu'à ce qu'il déchût de sa puissance, et jusqu'au retour de Dion à Syracuse. On a encore une lettre d'Eschine à Denys. II était aussi grand orateur: sa harangue en faveur du père du capitaine Phénix en est une preuve; il imita l'élo- quence de Gorgias de Léonte. Lysias répandit aussi contre lui un libelle qu'il intitula la Calomnie. Certainement,

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on ne saurait rejeter les témoignages qui prouvent qu'il était bon orateur. Il avait un ami dans la personne d'un certain Aristote, nommé autrement Mythus. De tous les dialogues de Socrate, Panétius croit ne devoir admettre pour véritables que ceux de Platon, de Xénophon, d'An- tisthène, et d'Escbine ; il doute de ceux de Phédon et d'Eu- clide; il rejette tous les autres.

Il y a eu huit différents Eschines : le premier est le philosophe dont nous donnons la vie ; le second a traité de l'éloquence; le troisième imita l'orateur Démosthène; le quatrième, natif d'Arcadie, fut disciple d'Isocrate; le cinquième, surnommé le fléau des orateurs, naquit à Mitylène ; le sixième, qui était de Naples, embrassa la secte académicienne sous Mélanthe de Rhodes, qui fut son ami particulier; le septième, à Milet, écrivit sur la politique ; le huitième fut sculpteur.

ARISTIPPE.

Aristippe était Cyrénéen d'origine. Eschine dit qu'attiré par la réputation de Socrate, il vint à Athènes. Selon Phanias d Érèse, philosophe péripatéticien, il fut le pre- mier des sectateurs de Socrate qui enseigna par intérêt, et qui exigea un salaire de ses écoliers. Ayant un jour envoyé vingt mines à son maître, elles lui furent renvoyées avec cette réponse : Que le dieu de Socrate ne lui permettait pas d'accepter de l'argent. En effet, cela déplaisait au philosophe. Xénophon n'aima pas Aristippe, et ce fut par une suite de cet éloignement qu'il publia un livre contre la volupté, dont Aristippe était défenseur, faisant Socrate juge de leur différend. Théodore, dans son ouvrage des Sectes, déclame aussi contre lui; et Platon, dans son traité de l'Ame, ne le maltraite pas moins que les autres.

Aristippe était d'un naturel qui s'accommodait aux lieux, aux temps, et au génie des personnes; il prenait

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avec les uns et les autres des manières qui convenaient à leur humeur : aussi plaisait-il le plus à Denys, parce- qu'il savait se gouverner comme il faut en toute occasion, prenant le plaisir quand il se présentait, et sachant aussi s'en passer. C'est pourquoi Diogène l'appelait le chien royal. Timon le pique fort vivement sur sa friandise: « Semblable, dit-il, à l'efféminé Aristippe, qui peut au seul attouchement distinguer le vrai du faux. » On dit qu'un jour il se fit acheter une perdrix pour cinquante drachmes, en répondant à quelqu'un qui l'en blâmait : Je gage que vous n'en paieriez pas une obole. Celui-là reprit qu'en effet il ne les donnerait pas. Et moi, conti- nua Aristippe, je ne mets aucune différence dans la valeur de l'argent. Un jour Denys lui fit amener trois courtisanes, en lui disant de choisir celle qui lui plaisait le plus. Aris- tippe les garda toutes trois, disant pour s'excuser que Paris n'avait pas été plus heureux pour avoir préféré une seule femme à toutes les autres. Il mena ensuite ces filles jusqu'à sa porte, il les congédia : tant il lui était aisé de prendre de l'amour et de s'en guérir. On prétend que Straton, ou, selon d'autres, Platon , lui dit qu'entre tous les philosophes il n'appartenait qu'à lui de porter un bel habit et une veste déchirée. Denys lui ayant craché au visage, il le souffrit sans se plaindre, et répondit à quelqu'un qui en était cho- qué : «Les pécheurs vont se mouiller d'eau de mer pour prendre un mauvais petit poisson ; et moi, pour prendre une baleine, ne soutïrirais je pas qu'on me mouille le visage de salive?» Comme il passait un jour pendant que Diogène lavait des herbes, le cynique lui adressa ce reproche : Si tu avais appris à préparer ta nourriture, tu ne fréquenterais pas la cour des tyrans. Et toi, lui ré- pliqua Aristippe, si tu savais converser avec des hommes, tu ne t'amuserais pas à nettoyer des légumes. Interrogé sur l'utilité qu'il retirait de la philosophie : Celle, dit-il, de pouvoir parler à tout le monde avec assurance. S'en- tendant blâmer de ce qu'il vivait avec trop de somptuosité

84 ARISTIPPE.

et de délicatesse : Si c'était là,répliqua-t-il, une chose hon- teuse, elle ne serait pas en usage dans les fêtes solennelles. Qu'est-ce que les philosophes ont de plus extraordinaire que les autres hommes? lui dit-on. C'est, répondit-il, que, si toutes les lois venaient à s'anéantir, leur conduite n'en serait pas moins uniforme. Pourquoi, lui dit Denys, \oit-on les philosophes faire la cour aux riches, et ne voit-on pas les riches la faire aux philosophes? C'est que ceux-ci, répondit-il, savent de qui ils ont besoin, et que les autres ignorent ceux qui leur sont nécessaires. Platon lui reprochait qu'il vivait splendidement. Que pensez- vous de Denys? lui demanda Aristippe; est-il homme de bien? Platon ayant pris l'affirmative: Or, poursuivit-il, Denys se traite beaucoup mieux que moi; rien n'em- pêche donc qu'on ne puisse vivre honnêtement en vivant délicatement.

Quelle différence, lui dit-on, y a-t-il entre les savants et les ignorants? La même, répliqua-t-il, qui est entre des chevaux domptés et d'autres qui ne le sont pas. Étant entré un jour dans la chambre d'une prostituée, et voyant rougir un de ceux qui l'accompagnaient : 11 n'y a point de honte, dit-il, d'entrer dans un heu de débauche; mais il est honteux de ne pouvoir en sortir. Quelqu'un lui proposa une énigme et le pressa de la deviner. Insensé, lui dit-il, pourquoi veux-tu que je débrouille une chose qui est obscure par la manière même dont elle est em- brouillée? Il croyait que la pauvreté valait mieux que l'ignorance, puisque celle-là n'est qu'une privation de richesses, au lieu que celle-ci est un défaut d'entende- ment. Étant poursuivi par quelqu'un qui l'outrageait de paroles, il doublait le pas : Pourquoi fuis-tu? lui cria cet homme. Parceque tu as le droit de dire des injures, ré- pondit-il, et que moi j'ai celui de ne les point entendre. Un autre se déchaînait contre les philosophes qui assié- geaient les portes des grands. Les médecins, lui dit Aris- tippe, sont assidus auprès de leurs malades; cependant

AUISTIPPE. 8.")

il n'y a personne qui aime mieux perdre la santé que guérir d'une maladie. Faisant voile pour Corinthe par un gros temps, il s'émut; ce qui donna lieu à quelqu'un de lui dire : Nous autres pauvres ignorants, nous n'ap- préhendons pas le naufrage ; mais vous, philosophes, vous tremblez à la vue du péril. C'est , répondit-il, que vous et nous n'avons pas la même vie à conserver. Un autre se vantait d'avoir appris beaucoup de choses : De même, dit-il, que ceux qui mangent avec avidité et qui se don- nent beaucoup d'exercice ne se portent pas mieux que d'autres qui se contentent simplement du nécessaire; aussi ne doit-on pas regarder comme savants ceux qui ont parcouru quantité de volumes, mais ceux qui se sont appliqués à la lecture de livres utiles. Un orateur, l'ayant servi dans une cause qu'il avait plaidée et gagnée, lui demanda à quoi lui profitaient les leçons de Socrate; il lui répondit : A vous avoir fait dire la vérité dans la ha- rangue que vous avez prononcée pour moi.

Il inspirait de grands sentiments à sa fille Arête, et lui enseignait à mépriser tout excès. Un père le consulta sur l'avantage que son fils retirerait de l'étude des sciences. Si elle ne lui apporte d'ailleurs aucune utilité, reprit Aris- tippe, au moins il aura assez de jugement pour ne pas s'asseoir au théâtre comme une pierre sur l'autre. Un autre lui recommanda son fils, pour l'instruction duquel le philosophe exigea cinq cents drachmes. Un esclave lie me coûterait pas davantage , lui répondit le père. Ache- tez, achetez, interrompit Aristippe ; vous en aurez deux au lieu d'un. Il disait qu'il prenait de l'argent de ses amis non pour s'en servir , mais afin qu'ils apprissent à l'em- ployer utilement. Quelques personnes lui reprochant qu'il avait eu recours à un rhéteur pour défendre sa cause : Pourquoi non? leur dit-il ; je prends bien un cuisinier pour m'appréter à manger ! Un jour Denys voulait le faire parler sur la philosophie. Il est ridicule, lui dit-il, (jue vous me demandiez le raisonnement même, et que

S

86 ARISTIPPE.

vous me prescriviez le temps il faut que je raisonne. Denys, choqué de cette réponse, lui ordonna d'aller se placer au bas bout de la table. Apparemment, continua Aristippe, que vous avez voulu faire honneur à cette place. 11 mortifia la vanité d'un homme qui se piquait de savoir bien nager, en lui demandant s'il n'avait pas honte d'être en concurrence pour l'agilité avec les poissons. Un autre lui demandait en quoi le sage diffère de l'insensé : En- voyez-les, dit-il , tous deux, nus, chez ceux qui ne les connaissent pas, et ils vous l'apprendront. Un buveur s'applaudissait de ce qu'il savait beaucoup boire sans s'enivrer : Le mulet en fait autant, lui répondit-il. Quel- qu'un le censurant de ce qu'il avait commerce avec une débauchée : ÎS'est-ce pas la même chose , dit-il, que vous habitiez une maison après plusieurs autres, ou que vous en habitiez une que personne n'a occupée avant vous ? Non, répondit l'autre. Quoi ! reprit Aristippe, il n'est pas indifférent que je m'embarque dans un vaisseau qu'on aura souvent équipé , ou dans un navire neuf et qui n'aura fait aucune course? D'accord, repartit \e censeur. Tout de même, répondit le philosophe, il ne m'importe pas d'avoir commerce avec une femme qui a servi à plu- sieurs, ou avec une femme encore novice sur la volupté. Comme il apprit qu'on lui donnait un mauvais renom de ce qu'étant disciple de Socrate, il avait l'ame mercenaire : J'ai raison, dit-il, de vouloir être payé de mes disciples : il est vrai que Socrate retenait peu de chose, pour son usage, du blé et du vin dont quelques uns de ses amis lui faisaient présent, et qu'il renvoyait le superflu ; mais les principaux d'Athènes subvenaient à ses besoins par les provisions qu'ils lui envoyaient ; et moi , je n'ai qu'un esclave, qui est Eutychide ; encore ne m'appartient-il qu'à titre d'achat. Sotion, dans le second livre de ses Succcs- sioiu, rapporte qu'il entretenait la courtisane Laïs. Comme on se moquait de lui à ce sujet: Oui, répondit-il, je pos- sède Laïs; mais je ne suis pas possédé de ses agréments»

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et il est beau de résister à la sensualité, sans cependant se sevrer des plaisirs. Il ferma la bouche à un homme qui lui reprochait qu'il aimait les bons repas, en lui disant : Pour vous, je suis sûr que vous n'en donneriez pas trois oboles. Non, dit-il. Cela étant, reprit Aristippe, convenez que je suis moins gourmand que vous n'êtes avare. Simus, trésorier de Denys , homme de mauvais caractère et qui était Phrygien de naissance , lui faisant voir la ri- chesse des ameublements et du pavé de sa maison , Aris- tippe lui cracha au visage. Le trésorier s'en irrita. Par- donnez-moi , lui dit le philosophe , je ne voyais pas je pusse cracher plus décemment. Charondas ou Phédon , selon d'autres, lui demandant qui étaient ceux qui se ser- vaient d'onguents : Moi, répondit-il, et le roi de Perse, qui est plus misérable encore que je ne le suis : au reste , prenez garde qu'il en est des hommes comme de tous les animaux, qui ne perdent rien par les onguents; mais malheur aux gens impurs qui nous reprochent que nous nous oignons de parfums ! Quelqu'un , voulant savoir comment Socrate était mort, le pria de lui en faire le récit. Plût à Dieu, dit-il , que j'eusse une même fin !

Le sophiste Polyxène entra un jour chez lui ,^où, trou- vant une compagnie de femmes ajustées et un somptueux repas, il se mit à déclamer contre le luxe. Aristippe l'é- couta quelque temps , jusqu'à ce qu'il l'interrompit, en lui demandant s'il voulait être de la partie. Polyxène y ayant consenti : Quelle raison avez -vous donc de vous plaindre? lui dit-il. Il semble que vous approu- vez les bonnes tables et que vous ne blâmez que la dé- pense. On lit , dans les Exercices de Bion , qu'étant en voyage il dit à son valet de jeter une partie de l'argent dont il était chargé, et de ne garder que ce qu'il pourrait porter commodément. Dans un autre temps qu'il voya- geait sur mer, sitôt qu'il sut que le vaisseau appartenait à un corsaire, il compta son argent, qu'il laissa glisser de ses mains dans l'eau , comme par accident , en déplo-

«8 ÂRISTIPPE.

rant son infortune. D'autres lui font dire : 11 vaut mieux que l'argent périsse pour Aristippe , qu'Aristippe pour l'argent. Denys lui ayant demandé quel sujet l'ame- nait à sa cour : J'y suis venu, répondit-il, pour vous faire part de ce que j'ai , et afin que vous me fassiez part de ce que vous avez et de ce que je n'ai pas. Au lieu de cette ré- ponse , d'autres lui font dire : Autrefois qu'il me fallait de la science , j'allais chez Socrate ; à présent que j'ai be- soin d'argent, je viens auprès de vou ^. Il blâmait beaucoup les hommes de ce que, dans les ventes publiques , ils re- gardaient avec soin les effets qu'ils voulaient acheter, et n'examinaient que superficiellement la conduite de ceux avec qui ils voulaient former des liaisons, D'autres pré- tendent que cette réflexion est de Diogène. Denys, ayant donné un festin , ordonna que tous les conviés danse- raient en robe de pourpre. Platon s'en défendit, en di- sant qu'il ne convenait point à son caractère de prendre un air efféminé. Aristippe, au contraire, se revêtit de cet habillement, et, entrant en danse, dit que jamais la pudeur ne courait risque de se corrompre dans les ré- jouissances de Bacchus. Il avait un ami en faveur duquel il intercédait auprès du tyran, et comme il ne pouvait obtenir ce qu'il lui demandait, il se jeta à genoux. On lui reprocha cette bassesse, mais il répondit : Ce n'est pas ma faute, c'est celle de Denys, qui a les oreilles aux pieds. Aristippe demeurait en Asie , lorsqu'il fut pris par Arta- pherne, gouverneur de la province. Quelqu'un lui ayant demandé si , après cette disgrâce , il se croyait en sûreté ; Vous n'y pensez pas, dit-il ; je n'eus jamais plus de con- fiance qu'à présent que je dois parler à Artapherne. Il comparait ceux qui négligeaient do joindre la philoso- phie à la connaissance des arts libéraux , aux adorateurs de Pénélope, qui espéraient plus de conquérir le cœur de Mélantho , de Polydore et des autres servantes , que d'é- pouser leur maîtresse. On dit qu'il tint un discours pareil à Ariste, en hii disant (pillysse , étant descendu aux en-

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lers, y avait eu des entretiens avec presque tous les morts; mais que pour leur reine , il n'avait jamais pu la voir. On lui demanda ce qu'il croyait qu'il était le plus nécessaire d'enseigner aux jeunes gens : Des choses, dit-il, qui puis- sent leur être utiles quand ils auront atteint l'âge viril. L'n autre lui faisait des reproches de ce que , de l'école de Socrate, il était allé à la cour du tyran de Syracuse. Je fréquente, dit-il, la compagnie de Socrate quand j'ai hesoin de préceptes, et celle de Denys lorsque j'ai hesoin de relâche. Étant revenu à Athènes avec une assez bonne somme d'argent : avez-vous pris tout cela? lui dit So- crate. Et vous, repartit Aristippe, avez-vous pris si peu de chose? Une femme de mauvaise vie l'accusait d'ê- tre enceinte de lui : Vous n'en êtes pas plus sûre, dit-il , que si , après avoir marché au travers d'un buisson, vous m'assuriez que telle épine vous a piquée. Quelqu'un le blâmant de ce qu'il abandonnait son fils comme s'il n'en était pas le père , il répondit : La pituite et la vermine ne s'engendrent-elles pas de nos corps ? cependant nous les jetons comme des ordures. Un autre trouvait mauvais qu'il eût obtenu une somme d'argent de Denys, au lieu que Platon n'en avait reçu qu'un livre ; il lui dit : L'argent m'est nécessaire, et Platon a besoin de livres. Comme on lui de- mandait le sujet pour lequel Denys était mécontent de lui, il répondit que c'était par cela même que tout le monde était mécontent de lui. Un jour qu'il priait ce tyran de lui ouvrir sa bourse, Denys lui fit avouer que le sage n'avait pas besoin d'argent, et voulut se prévaloir de cet aveu : Donnez-m'en toujours , insista Aristippe, et puis nous vi- derons la question. Sur quoi Denys lui ayant mis quelques pièces dans la main : A présent, lui dit le philosophe , je n'ai plus besoin d'argent. Denys lui dit une fois que celui qui allait chez un tyran , d'homme libre devenait esclave. NoU) lui répondit Aristippe; s'il y est venu libre , il ne change point de condition. C'est Dioclès qui , dans la Vie des Philosophes., lui attrihuo cette réponse : mais d'autres

S.

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préU^iident qu'elle est de Platon. Ayant eu une dispute avec Eschine, il lui dit peu de temps après : Ne nous raccommoderons-nous point, et ne cesserons-nous point de manquer de raison ? Attendez-vous que quelque bouf- fon se moque de nous dans les cabarets et nous remette en bonne intelligence? Soyons amis , dit Escbine, j'y con- sens. Et moi aussi , reprit Aristippe ; mais souvenez-vous que , quoique je sois le plus âgé , je n'en ai pas moins fait les premières avances. En vérité , lui dit Eschine , vous avez raison , et votre cœur est meilleur que le mien ; j'ai été la principale cause de notre querelle, et vous êtes l'auteur de notre réconciliation.

Voilà ce qu'on dit de ce philosophe. Il y a eu trois au- tres Aristippes : un écrivain qui a donné V Histoire d'Ar- radie ; un autre qui était petit-fils du philosophe , et qui , pour avoir été instruit par sa mère , fut nommé Métrodi- dactus; le troisième sortit de la nouvelle académie. On attribue à Aristippe trois livres de ï Histoire Libye, dédiés à Denys, écrits partie en langue attique et partie en langue dorique , et l'un desquels contient vingt-cinq dia- logues. On lui attribue aussi les écrits suivants : Àrtahaze, le Naufrage , les Fugitifs , le Mendiant, Laïs, Foriis, Lais et son miroir , Hermias , le Songe, l'Échanson, Philomèle^ les Domestiques, les Critiques, touchant ceux qui le blâ- maientde boire du vin vieux et d'entretenir des femmes; les Censeurs, touchant ceux qui trouvaient à redire à sa friandise ; une lettre à sa fille Arête ; une autre à quel- qu'un qui s'appliquait aux exercices pour les jeux olym- piques ; deux interrogations ; différents écrits sententieux, un à Denys, un touchant la représentation, le troisième à la fille du tyran, le quatrième à un homme qui se croyait méprisé du public, et le dernier à un autre qui faisait le donneur de conseils. Plusieurs disent qu'il a composé six livres sur divers sujets; mais d'autres, et Sosicrate de Hhodes en particulier, soutiennent qu'il n'a rien écrit. Sot ion et Pannntius disent <jue ses ann res consistent en un

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traité sur la discipline, un discours sur la vertu, des exhortations, des dialogues sur Artahoze , sur le nau- frage et sur les fugitifs, six \\\yqs sur les écoles , trois livres de sentences, des entretiens sur Laïs, Parus et Sacrale, et des réflexions sur la fortune.

Aristippe définissait la volupté, qu'il établissait pour dernière fin , un mouvement agréable que l'ame com- munique aux sens. Après avoir décrit sa vie, parlons avec ordre des philosophes cyrénéens, ses sectateurs. Les uns se sont appelés hégésiaques , les autres annicériens , d'autres théodoriens. Nous comprendrons dans cette classe ceux qui sont sortis de l'école de Phédon , et qui , sous le nom d erétriens , ont passé pour les plus célèbres. Arête, fille d' Aristippe, étudia sous son père avec Éthiops de Ptolémaïs et Antipater de Cyrène. Aristippe, sur- nommé Métrodidactus, fut disciple d'Arête et maître de Théodore , surnommé Athéos, et dont on changea le nom en celui de Théos. Épitidème de Cyrène apprit sa science d'Antipater et l'enseigna àParébates, qui instruisit Hégé- sias , nommé Pisithanate , et celui-ci lut docteur d'Anni- céris , qui racheta Platon.

Ceux qui ont suivi les dogmes d'Aristippe se sont nom- més cyrénéens, à cause de Cyrène qui était la patrie de ce philosophe ; ils croient que l'homme est sujet à deux pas- sions, au plaisir et à la douleur ; ils appellent le plaisir un mouvement agréable qui satisfait l'ame , et la douleur un mouvement violent qui l'accable ; ils prétendent que tous les plaisirs sont égaux, et que l'un n'a rien de plus sensible que l'autre; que tous les animaux le recherchent et fuient la douleur. Panœtius, dans son livre des Seules, dit qu'ils veulent parler en cela du pi isir corporel dont ils font la fin de l'homme , et non celui qui consiste dans la tranquillité, qui est l'efîetde la santé et de l'exemption de la douleur: plaisir qui est celui dont Épicure a pris la défense et qu'il établit pour fin. Cependant il semble que ^es philosophes distinguent cette fin du souverain bien ,

92 ARISTIPPE.

puisqu'ils appellent la fin un plaisir particulier, et (ont consister la vie heureuse ou le bonheur dans l'assem- blage de tous les plaisirs particuliers, tant de ceux qui sont passés que de ceux qu'on peut recevoir encore; ils disent que le plaisir particulier est désirable pour lui- même , et qu'au contraire la félicité n'est point à souhai- ter pour elle-même , mais à cause des plaisirs particu- liers qui en résultent. Ils ajoutent que le sentiment nous prouve que le plaisir doit être notre fin , puisque la nature nous y porte dès l'enfance ; que nous nous y lais- sons entraîner sans jugement, et que, lorsque nous le possédons, nous ne souhaitons rien outre la jouissance que nous en avons, au lieu que nous avons pour la dou- leur une répugnance naturelle qui nous porte à l'éviter. Us disent encore , comme le rapporte Hippobote, dans son livre des Sectes, que le plaisir est un bien, lors même qu'il naît d'une chose déshonnête, et que le caractère honteux de la cause qui le produit n'empêche pas qu'on ne doive le regarder comme un bien. Au reste, ils ne croient pas , comme Épicure , que la privation de la dou- leur soit un bien, ni la privation du plaisir un mal , parce- que le plaisir et la douleur consistent dans un mouve- ment de l'a me ', et qu'être sans douleur , c'est être comme dans l'état d'un homme qui dort. Ils disent qu'il se peut qu'il y ait des personnes qui , dans une aliénation d'es- prit, n'ont aucun goût pour le plaisir. Ils ne font pour- tant pas consister tout plaisir et toute douleur dans des sensations corporelles , convenant qu'un homme peut concevoir de la joie , ou d'un bonheur qui arrivera à sa patrie, ou à cause de quelque avantage qui le regardera personnellement ; mais ils ne conviennent pas que le sou- venir ou l'attente d'un bien puisse créer du plaisir, ce qui est l'opinion d'Épicure; et ils se fondent sur ce que le t^mps dissipe le mouvement de l'ame. Outre cela , ils di-

' Anliciiiciit, (JaiKs les M'iisal ions.

ARISTIPPK. m

sent que le plaisir et la douleur ne peuvent venir des seuls objets qui frappent les organes de l'ouïe et de la vue , puisque nous écoutons volontiers les plaintes de ceux qui contrefont les malheureux , et que nous enten- dons avec répugnanc-e ceux qui se plaignent de leurs pro- pres maux. Ils donnaient le nom de situation mitoyenne à cette privation de contentement et de douleur. Ils met- taient les plaisirs du corps fort au-dessus de ceux de l'ame, et regardaient les maux corporels comme pis que ceux de l'esprit, disant que c'est par cette raison que les crimi- nels sont punis par les maux du corps. Ils appelaient la douleur un état rude, et la joie une cliose plus natu- relle; et de vient qu'ils apportaient plus de soin à gou- verner la joie que la douleur, parceque , quoique le plaisir soit à rechercher par lui-même , il se trouve souvent que les causes qui le produisent sont désagréables ; et c'est ce qui leur faisait dire que l'assemblage de tous les plaisirs particuliers qui constituent le bonheur est difficile à faire. Une de leurs opinions est que le sage n'est pas toujours heureux , ni l'insensé toujours dans la douleur ; mais que cela a lieu la plupart du temps, et qu'il suffit aussi , pour être heureux , qu'on éprouve du plaisir à quekjue égard. Ils disent que la sagesse est un bien qu'il ne faut pas dé- sirer relativement à elle-même , mais en considération des avantages qui en reviennent ; qu'on ne doit chérir un ami que par nécessité , à peu près comme on aime ses membres, aussi longtemps qu'ils sont unis au corps ; qu'il y a des vertus qui sont communes aux sages et aux ex- travagants ; que l'exercice du corps est utile à la vertu ; que l'envie n'a aucune prise sur le sage , qu'il est à l'é- preuve de l'impétuosité des passions, et que la supersti- tion ne peut avoir d'empire sur son esprit , parceque tous ces maux dérivent d'un vain préjugé ; qu'il peut cepen- dant ressentir de la crainte et de la douleur, comme étant des sentiments de la nature ; que quoique les richesses engendrent la volupté, on ne doit pas les souhaiter par

9V ARISTIPPE.

rapport à ce qu'elles sont en elles-mêmes. Ils conve- naient que l'esprit humain peut comprendre les qualités des passions, mais ils lui refusaient la capacité d'en con- naître l'origine. Ils ne s'attachaient point à la recherche des choses naturelles, parcequ'iis étaient dans l'opinion que c'est inutilement qu'on s'efforce d'y parvenir. Pour la logique, ils la cultivaient à cause de son utilité. Méléagredit pourtant, dans le deuxième livre de ses Opinions, aussi bien queClitomaque, dans le premier livre des Sectes, qu'ils mé- prisaient également la physique et la dialectique , dans la persuasion qu'un homme qui a appris à connaître le bien et le mal peut , sans le secours de ces sciences , bien rai- sonner, se dépouiller de superstition , et s'armer contre les craintes de la mort. Ils disaient que rien n'est de sa nature juste , honnête ou honteux , mais que la coutume et les lois avaient introduit ces sortes de distinctions ; que cependant un homme de probité ne laisse pas de se garder de faire le mal , ne fût-ce que pour éviter le dommage et le scandale qui en peuvent arriver, et que c'est ce qui fait le sage. Us ne lui ôtent pas non plus les progrès dans les sciences et les beaux-arts. Enfin ils disent que les hommes sont plus sensibles à la douleur les uns que les autres , et que nos sens ne sont pas toujours de sûrs ga- rants de la vérité de ce que nous pensons.

Les sectateurs d'Aristippe, qui s'appelaient hcgésia- ques , ont été dans les mêmes sentiments que les cyré- néenssurle plaisir et la douleur. Ils disaient que l'ami- tié , la bonté et la bénéficence ne sont rien par elles- mêmes, parceque nous les recherchons à cause du fruit qui nous en revient , et non à cause d'elles-mêmes ; et que, dès qu'elles ne nous sont plus utiles, nous n'en faisons plus de cas. Us croyaient qu'une vie tout-à-fait heureuse n'est pas possible, parceque plusieurs maux viennent du corps, et que l'ame partage tout ce qu'il éprouve ; que d'ailleurs la fortune nous ravit souvent les biens que nous espérons , et que tout cela est cause qu'un

ÂRISTIPPE. 1).-,

vrai bonheur est impossible à trouver ; de sorte que la mort est préférable à la vie. Ils disaient encore que rien n'est agréable ou fâcheux par sa nature, mais que la ra- reté, ou la nouveauté, ou la satiété des choses, réjouissenf les uns et attristent les autres ; que la pauvreté et l'opu- lence ne contribuent point à former le plaisir, et que les riches n'en goûtent pas plus que les pauvres ; que l'escla- vage ou la liberté, la naissance relevée ou obscure , la gloire ou le déshonneur, ne font rien pour le degré du plaisir ; que la vie est un bien pour l'insensé, mais non pour le sage , et qu'il fait tout pour l'amour de lui-même, n'estimant personne plus excellent que lui , et regardant les plus grands avantages comme inférieurs aux biens qu'il possède. Ces philosophes anéantissaient l'usage des sens par rapport au jugement, comme ne donnant point une exacte notion des objets ; et ils établissaient pour règle de la vérité ce qui paraît le plus raisonnable. Ils préten- daient que les fautes sont pardonnables, parceque per- sonne n'en commet volontairement, mais qu'on y est conduit parles suggestions de quelque passion ; qu'au lieu de haïr quelqu'un , on doit lui enseigner ses devoirs ; que le sage pense moins à se procurer des biens qu'à se pré- server des maux , se proposant pour fin d'éviter également la peine et la douleur, ce qui demande qu'on soit indif- férent par rapport aux choses qui produisent la volupté.

Les annicériens recevaient la plupart de ces opinions, et ne s'en écartaient qu'en ce qu'ils ne détruisaient point l'a- mitié, la faveur, le respect qu'on doit à ses parents, et l'obligation de servir sa patrie ; disant même que ces s^Mitiments sont cause que le sage, quoique affligé et peu avantagé des plaisirs de la vie, peut être heureux. Ils disent que le bonheur qui naît de la possession d'un ami n'est point à rechercher en lui-même, parceque les au- tres n'en peuvent pas juger, et que notre raison est trop faible pour nous fier uniquement sur nous-mêmes, et nous persuader que nous jugeons plus sainement que les au-

96 AHISTIPPE.

très. Ils disent encore que la coutume nous est utile , à cause des défauts de notre disposition. Ils pensent qu'on ne doit pas avoir des amis uniquement pour l'utilité qu'on en peut retirer, en sorte qu'on s'éloigne d'eux lorsqu'on n'a plus d'intérêt à les ménager ; mais qu'on doit aussi leur être attaché par l'afTection même qu'on a prise pour eux et qui doit porter jusqu'à souffrir pour leur service, en sorte que, quoiqu'on ait le plaisir pour fin et qu'on soit affligé d'en être privé, on supporte cela volontiers par l'affection qu'on a pour ses amis.

Quant aux théodoricns , ils ont pris leur nom de ce Théodore dont nous avons parlé, et ont suivi ses dogmes. Ce philosophe rejeta toutes les opinions qu'on avait des dieux. J'ai lu un ouvrage dont il était auteur, intitulé d's Dini.r , qui n'est pas à mépriser, et d'où l'on pense qu'É- picure a tiré beaucoup de choses. Antisthène, dans ses Suc- cessions (les S'hilosophes, ditqiie Théodore fut disciple d'An- niceris etde Denys le logicien. Il posait pour fins le plaisir et la tristesse, c'est-à-dire le plaisir qui provient de la sagesse, et la tristesse qui naît de l'ignorance ; il appelait la pru- dence et la justice des biens, les habitudes contraires des maux , et le plaisir et la douleur des sentiments qui tien- nent le milieu entre le bien et le mal. Il n'estimait point l'amitié, parcequ'elle n'est ni réelle dans ceux qui man- quent de sagesse, et chez qui elle s'éteint, si ofi leur ôte l'intérêt qu'ils en retirent, ni d'aucun service aux sages, qui se passent d'autant plus aisément d'amis qu'ils se suf- fisent à eux-mêmes. Il trouvait raisonnable qu'on refusât de se sacrifier pour le salut de ses concitoyens , appelant cela renoncer à la sagesse pour l'avantage des ignorants. Il disait que le monde est notre patrie ; que dans l'occasion le sage peut commettre un vol , un adultère , un sacrilège , parcequ'en tout cela il n'y a rien d'odieux , excepté dans l'opinion du vulgaire, à qui on exagère l'énormité de ces actions pour le contenir dans le devoir. Il pensait aussi (jue le sage peut sans honte avojx ouyerternent commerce

AKISTIPPE. 97

avec des prostituées ; ce qu'il établissait par ce raisonne- ment : Puisqu'on peut se servir d'une femme en tant qu'elle est savante, et d'une jeune personne en tant qu'elle est liabile, on peut aussi se servir d'une femme ou d'une jeune personne en tant qu'elle est belle ; et par consé- quent , on s'en peut servir pour la fin pour laquelle elle a été faite belle , c'est-à-dire pour l'amour : d'où il concluait que ceux qui, dans l'amour, ont l'utilité en vue ne pè- chent point. C'est par de semblal^les raisons qu'il surpre- nait ceux qui l'écoutaient. il y a apparence qu'on l'appela Théos depuis la réponse qu'il fît à Stilpon. Celui-ci lui ayant demandé s'il était réellement ce que son nom signi- fiait, il répondit que oui. Vous êtes donc dieu? répliqua Stilpon. Théodore, recevant cela en plaisantant, repartit: Vous prouveriez , par un raisonnement pareil , que vous n'êtes qu'une corneille ou quelque autre animal sem- blable. Un jour qu'il était assis auprès d'Euryclide d'Hié- raphante, il lui demanda qui il fallait regarder comme impies sur les mystères de la religion : Ce sont ceux , ré- pondit Euryclide, qui les découvrent à d'autres qui n'y sont pas encore initiés. En ce cas-là, répliqua Théodore, vous êtes vous-même coupable de ce crime, puisque vous expliquez ce qu'il y a de plus secret dans la religion à des personnes qui ne la professent pas encore. Il courut risque d'être cité à l'aréopage , et peu s'en fallut qu'il n'éprouvât la sévérité de ce tribunal ; mais Démétrius de Phalére le tira d'embarras. Amphicrate, dans ses Virs (/(•>• IIon}inr.< ilhishe^i , rapporte pourtant qu'il fut condamné à boire de la ciguë. Pendant qu'il était à la cour de Ptolomée , fils de Lagus , ce prince l'envoya en ambassade auprès de Ly- simaque , qui lui demanda fort librement s'il n'avait pas été chassé d'Athènes. On vous a parfaitement bien in- formé , lui repondit Théodore. Les Athéniens m'ont banni de leur ville, parcequ'ils étaient comme Sémèle, qui fut trop faible pour porter Bacchus. Lysimaque poursuivit : Prenez garde de ne pas revenir ici une autre fois. Je n'v

1)

98 ARISTIPPE.

reviendrai point , répliqua Théodore, à moins que Pto- iomée ne trouve bon de m'y renvoyer. Myrthus, trésorier de Lysimaque, qui était présent à cette audience, lui dit là-dessus : Il me semble que non-seulement vous ne savez pas l'honneur qui appartient aux dieux , mais que vous ignorez même le respect qui est du aux rois. Je sais si bien , reprit le philosophe , ce qui est du aux dieux , que je vous regarde comme leur ennemi.

On dit qu'étant un jour venu à Corinthe , suivi de beau- coup de disciples , Métrocle le cynique , qui nettoyait des légumes , lui dit : Tu n'aurais pas une si grande suite si tu nettoyais des légumes. Et toi , répondit Théodore , tu ne ferais pas si mauvaise chère , si tu savais converser avec le monde. Nous avons rapporté quelque chose de pareil au sujet de Diogène et d'Aristippe. Voilà ce qu'on sait de la vie et des mœurs de ce philosophe, qui enfin partit pour Cyrène , il demeura longtemps estimé de Marins'. On dit que, lorsqu'on l'obligea d'en sortir, il dit : Vous avez grand tort de m'exiler de Libye en Grèce.

Il y a eu vingt Théodores. Le premier, qui était de Sa- mos et fils de Rhœcus, conseilla que, pour afîermir les fondements du temple d'Éphèse , on y semât du charbon , parceque l'endroit était humide, et qu'il prétendait que le bois brûlé à ce degré acquiert une solidité qui empêche que l'eau ne puisse le pourrir ; le second , natif de Cyrène, fut géomètre et maître de Platon ; le troisième est le phi- losophe dont nous avons parlé ; le quatrième a donné un ouvrage sur la manière d'exercer la voix ; le cinquième a écrit sur la poésie lyrique, en commençant par Ter- pandre ; le sixième était stoïcien ; le septième a fait une histoire romaine ; le huitième , Syracusain de naissance , a publié un traité de l'art militaire; le neuvième, à Bysance, a passé pour grand jurisconsulte; le dixième, aussi liabile dans le même genre, est cité par Aristote

* On a quelque soupçon que ce dernier mot est fautif.

PHEDON. 99

dans son abrégé des plus fameux orateurs ; le onzième, citoyen de Thèbes, exerça la sculpture ; le douzième, qui lut peintre, est celui dont Polémon fait mention dans ses œuvres ; le treizième fut un autre peintre d'Athènes, qui était connu de Ménodote ; le quatorzième , aussi peintre d'Éphèse, est allégué par Théopbane dans son livre de (a Veinlurc ; le quinzième fut poëte épigrammatiste ; le seizième fut auteur d'un ouvrage sur la poésie ; le dix- septième , médecin et disciple d'Atbénée ; le dix-huitième était natif de Cbio et philosophe stoïcien ; le dix-neuvième, stoïcien aussi, était de Milet; le vingtième s'est fait con- naître par ses pièces tragiques.

PIIEDON.

Phédon, issu d'une noble maison d'Élée, fut pris lors- (pie sa pairie se soumit aux ennemis , et contraint de faire un honteux trafic dans une chambre ouverte. Étant par- venu à avoir le commerce de Socrate , Alcibiade ou Cri- ton le racheta, à la réquisition du philosophe. L'usage qu'il lit de sa liberté fut de donner tout son temps à l'é- tude de la philosophie. Jérôme, dans son livre du Souve- nir des époques , le dit esclave. Phédon a composé deux dialogues, intitulés Zopyre ci Simon , que personne ne lui conteste ; mais on doute qu'il soit l'auteur de celui qui porte le titre de Mirias. Quelques uns pensent que celui qui s'appelle Médus est d'Eschine ; d'autres croient qu'il vient de Polyène. On hésite encore à prononcer sur l'ouvrage inti- tulé les Vieillards , et il y en a même qui veulent que les discours intitulés des Tanneurs so'ientVoinrage d'Eschine.

Phédon eut pour successeur Plistan d'Élée , et celui-ci Ménédème Érétrien, et Asclépiade Phliasien. Ces philo- sophes, tous élèves de Stilpon , furent appelés éléens, et prirent le nom d'érétriens, depuis Ménédème. Comme celui-ci a été chef de secte , nous en parlerons plus ain— . _ piement dans la suite. ,/' ■' ^«^'Sit^^'

BIBLIOTHECA

ensv^

100 EUCLIDE.

EUCLIDE.

Euclide naquit à Mégare , \ille voisine de l'isthme , ou à Géloiis, comme dit, entre autres écrivains, Alexandre , dans ses Snrcc^sions. 41 prit beaucoup de goût pour les œuvres de Parménide. C'est de lui que les philosophes mégariens prirent leur nom. On les appela ensuite dispu- teurs, jusqu'à ce qu'on leur donna le nom de dialecticiens. Denys de Carlhage leur donna le premier cette qualité , parcequ'ils composaient leurs discours et leurs autres ouvrages par demandes et par réponses. Hermodore ra- conte qu'après la mort de Socrate , Platon et les autres philosophes , craignant la cruauté des tyrans, se retirèrent à Mégare auprès d'Euclide. Il n'admettait qu'un seul bien qui reçoit différents noms , tantôt celui de sagesse , tantôt celui de dieu, celui d'esprit, ou d'autres pareils. Il n'ad- mettait point comme réelles les choses contraires à ce bien, et niait qu'elles existassent. Ses démonstrations consis- taient principalement à tirer des conclusions. Il ôta l'usage des comparaisons dans les disputes, disant que, si elles convenaient au sujet, il valait mieux s'occuper du sujet même que de sa ressemblance, et que, si elles n'y con- venaient point, elles n'étaient d'aucun usage. Cela donna occasion à Timon de l'attaquer , lui et les autres sectateurs de Socrate , en disant qu'il ne se souciait point de ces dis- puteurs, ni d'aucun d'eux en particulier ; qu'il « s'embar- rassait peu de Phédon , quoiqu'il pût être , aussi bien que du pointilleux Euclide, qui avait inspiré aux Mégariens la fureur de disputer. )>

Il a fait six dialogues, intitulés le Lampria , C Esrh'nc , le Pliénise, le Crilon, l'Alriblade et l'Amouixux. A Eu- clide succéda Eubulide de Mllet, qui inventa, dans la dialectique, plusieurs sortes de questions syllogistiques, appelées, à cause de la manière dont elles étaient con- çues ', menteuses, trompeuses, électres, enveloppées,

' Comme tout cela ne sonl que des ijropositions ca|itieuscs, nous n'a-.

KICLIDE. f(H

sorites , cornues, (•liaiive>, par il louniit matière à la plume des poètes comiques : « Eubulide, qui interroge injurieusement , et éblouit les rhéteurs par des e\- })ressions ampoulées , les trompant par des mensonges méthodiques. » Selon toute apparence , Démosthène tut son disciple ; et comme il prononçait difficilement la lettre R, il vint à bout de corriger ce défaut. Eubulide haïssait Aristote , et il parla mal de lui à plusieurs égards. Entre ceux qui ont étudié sous ce philosophe , on compte Alexinusd'Élée, violent disputeur; ce qui lui fit donner le nom de critique. Il était ennemi de Zenon. Ilermippe rapporte qu'il vintd'Élée àOlympie, et qu'il s'y érigea en philosophe; que, ses disciples lui ayant demandé pour- ([uoi il s'arrêtait dans ce lieu , il répondit qu'il se propo- sait d'y former une sec4^ qu'il nommerait olympique. .Mais ses disciples désertèrent son école, à cause de la disette qui régnait dans cet endroit, et du mauvais air (lui altérait leur santé. 11 continua cependant d'y demeurer avec un domestique ; enfin , s'étant allé baigner dans la rivière d'Alphée, il fut blessé par un roseau, et mourut de cet accident. J'ai pris, de cette circonstance de sa mort, le sujet de l'épigramme que j'ai faite pour lui :

Ce n'est pas un l'anx bruil, que quelqu'un f>'e>t percé le pied eu nageant. Alexinus, pendant (|u'il passe à la n;.ge d'une rive à fau- Irc, rencontre un roseau et s'ensevelit dans les eau\ de l'Alphée.

On a quelques ouvrages d'Alexinus, outre des lettres à Zenon le philosophe, et à Éphore l'historien. Un autre sectateur d'Eubulide est Euphante d'Olynthe, qui a. fait l'histoire de son temps et plusieurs tragédies fort approu- vées. Il fut chargé de l'éducation du roi Antigone, à qui il dédia un traité .'^ur la royanic , aussi curieux qu'utile. Euphante mourut de vieillesse. Il eut un grand nombre de condisciples, entre autres Apollonius Cronos.

vous point cm devdir rliaiger cet endroit d'une longue ex|(lication de ces noms «iin se iro'.ive duns les notes de Ménage.

1).

10-2 rHODOUE. 8TILP0N.

DIODORE.

Diodore d'Iasus , fils d'Amène , fut surnommé Croiios, re qui donna occasion à Callimaque de le tourner en ri- dicule. Momus lui-même, dit-il dans ses épigrammes,n'a pas manqué d'afficher aux carrefours que Cronosest doué desagesse. Quelques unscroientquecedialecticien inventa la manière d'argumenter qu'on appela for;ï?<f et f/;/6f/rrtfs- .<anlc. Dans le temps qu'il vivait à la cour de Ptolomée So- ter, Stilpon lui proposa quelques difficultés dans la dia- lectique, dont il ne put donner la solution sur-le-cbamp. Le roi, à qui il avait déplu sur quelque autre chose, lui en témoigna du mécontentement, et l'appela Cronos ' par moquerie. Diodore quitta là-dessus la compagnie, se mit à écrire sur la proposition de Stilpon , et prit la chose si à cœur, (ju'il en mourut de chagrin. Voici l'épigramme que j'ai faite pour lui :

Diodore Cronos, quel e>prit malin te porte à abréger tes jours? Tu hésites sur les énigmes de Stilpon. On te blâme d'élre vaincu siu* la doctiine et tu te laisses vaincre à la douleur. Cronos, tu es à juste titre ce que signifie ton nom, si on en ôte les lettres C et R' .

De l'école d'Eubulide sortirent encore Ichthias , fils de Métallus et homme de mérite , à (jui Diogéne le cynique adressa un dialogue ; Clinomaque de Thurium, qui écrivit le premier des proposiiions , des prédicames et des autres parties de la logique ; Stilpon de Mégare , célèbre philo- sophe , dont nous allons donner la vie.

STILPON.

^\ stilpon, natif de Mégare , ville de Grèce, lut disciple de

' Crouos en grec signifie le temps ; c'était pour lui leproi her (pi'il lui en tjilait tit'aiicoU|» pour répontirc.

- Kii ôiant du uiol Cronos le C el IH. il re.-le Onos <|ui sigj.ilie âne, cl (jui élait une épithete cpioii lioruidil à ceux ipii, à un icriaiu jeu de bonle, ne saulaienl pas as-sci le^ércujent. Voy( z le Thrcior dEslieut.c

STILIUN. 10:î

fiuolqiies philosoplies sectateurs d'Eiirlide. On dit même ({ii'il eut Euclide pour maître, et après lui Thrasyrnaque de Coriiittie, l'ami dichthias, selon Héraclide. Il était si inventif et si éloquent, qu'il surpassa tous ses compa- gnons d'étude, et peu s'en fallut que toute la Grèce ne lût surnommée Mégarienne. Philippe le ^ïégaricn parle de lui à peu près en ces termes : « 11 enleva à Tliéo- phraste Métrodore, ce grand contemplateur, et Timagoras de Géloiis; à Aristote de Cyrène , Clitarque et Simmias ; aux dialecticiens, Pœonius, qu'il détacha d'Aristide, et Diphile de Bosphore, avec Myrmex d'Exénète , qu'il ôta à Euphante. Ils vinrent disputer dans son école et s'atta- chèrent à lui. » H attira aussi Phrasidème, péripatéticien et hahile physicien, ainsi qu'Alcime, le plus fameux des orateurs grecs de son temps, Cratès, Zenon de Phénicie, et plusieurs autres.

Stilpon était naturellement honnête et obligeant. Oné- tor dit aussi que , quoiqu'il lût marié , il entretenait une concubine nommée Nicarète. 11 eut une fille de peu de vertu, qu'il maria avec Simmias de Syracuse, son ami. Quelqu'un l'ayant averti qu'elle le déshonorait par sa conduite , il répondit qu'il lui procurait plus d'honneur qu'elle ne pouvait lui causer de honte. On rapporte que Ptolomée Soter le reçut avec de grands témoignages de respect et d'estime , et qu'après avoir réduit sous sa puis- sance la ville de Mégare, qui était la patrie du philosophe, il lui donna de l'argent et le pria de s'embarquer avec lui pour l'Egypte; mais que Stilpon n'accepta qu'une petite partie de ce présent, en priant le roi de le dispenser de ce voyage, et qu'il se retira à Égine, il resta jusqu'au départdece prince. Dans une autre occasion , Démétrius, fils d'Antigone, ayant aussi pris Mégare, ordoiuia non- seulement qu'on épargnât sa maison, mais aussi qu'on lui restituât ce qu'on lui avait enlevé; et afm que tout lui iVit rendu, il voulut se faire donner une liste de ce cpiil nvait perdu. On ne m'a rien pris, répondit Stilpon; on

104 STILPON.

n'a point touché à ce qui m'appartient ; je possède en- core mon éloquence et ma science. Et à cette occasion , il exhorta le roi à se montrer généreux envers les hommes ; ce qu'il fit avec tant de force, que Démétrius se conduisit en tout par ses conseils.

On dit qu'en parlant de la Minerve de Phidias, il de- manda à quelqu'un si Minerve, fille de Jupiter, n'était pas un dieu. Et celui-là ayant répondu que oui, il répliqua : Or cette Minerve n'est pas la Minerve de Jupiter, mais de Phidias. De quoi l'autre étant encore convenu , il en tira cette conséquence : Donc elle n'est point un dieu. Cela lut cause qu'on le mena à l'aréopage, où, bien loin de se rétracter, il soutint qu'il avait raisonné juste, puisque Minerve n'est pas un dieu, mais une déesse. Ce jeu de mots ne diminua pourtant point la sévérité des juges, qui le condamnèrent à sortir de la ville. Théodore, celui qu'on surnommait Théos, demanda par dérision com- ment Stilpon savait que Minerve était une déesse , et s'il l'avait vue pour en pouvoir juger. Ces deux philoso- phes étaient d'un caractère bien dilTérent : Théodore atîectait une grande hardiesse ; Stilpon, au contraire, avait beaucoup de modestie et était d'une humeur enjouée. Cratès lui ayant demandé si les prières étaient agréables aux dieux : Imprudent, lui dit-il, ne me fais point de pareilles questions en public; attends que nous soyons seuls. On dit aussi que Bion lit cette réponse à un homme qui lui demandait s'il y avait des dieux : Malheureux vieillard , écarte la foule , si tu veux que je t'en instruise. Stilpon était d'un caractère simple et exempt de dissi- mulation, pouvant s'accommoder à l'esprit le plus com- mun. Un jour qu'il parlait à Cratès le cynique, celui-ci , au lieu de lui répondre, l.irha un vent. Je me doutais bien, lui dit-il, que tu ferais toute autre réponse que celle qu'il fallait faire. Ln autre jour, Cratès lui ayant présenté une figue en lui adressant la parole, il la man- gea d'abord. J'ai perdu ma ligue . lui dit là-dessus Cratès;

SilLPON. 105

à quoi Stilpbo» repartit : Et aus^i votre deinaiide, dont cette figue était le gage. Us se rencontrèrent une lois pendant l'hiver, et comme Stilpon vit l'autre à moitié mort de froid : Cratès, lui dit-il , il me semble que vous auriez besoin d'un manteau neuf; lui donnant à entendre qu'il avait autant besoin d'esprit que d habillements '. Cette raillerie rendit le cynique confus, et lui fit faire cette réponse : « Autrefois, étant à Mégare habitait Typhée, j'ai vu Stilpon , en proie à mille maux , disputer au mi- lieu d'une foule de jeunes gens, et ne leur enseigner d'au- tre science qu'une sagesse superficielle. »

On dit qu'étant à Athènes, il gagna tellement l'afiection de tout le monde , que chacun sortait de sa maison pour le voir; quelqu'uri lui dit là-dessus : On vous admire comme un animal de rare espèce : Point du tout , reprit- il; on me regarde seulement parceque je soutiens bien la qualité d'homme.

il était subtil dans la dispute, et il en bannit l'usage des espèces , se fondant sur cette raison, que celui qui parle de rhonunc en général ne parle de personne , puisqu'il ne désigne point d individu, il alléguait encore cet autre exemple : Llwihc fut il y a mille ans; donc cette herbe qu'on montra n'est pas l'herbe en général. On dit qu'é- tant en conversation avec Cratès , il se hâtait de la fiiiir pour aller acheter du poisson , et que l'autre ayant voulu le retenir , sous prétexte qu'il rompait le fil du discours, Stilpon répondit : Non , non , je l'emporte avec moi , c'est vous que je quitte ; le sujet de nos discours reste , mais les provisions se vendent et s'emportent.

lia laissé neuf dialogues, mais écrits avec peu de grâce; ils sont intitulés le 3/o>r/ii/s, rAriftHppc ou le Callias , le Ploléméi\ le Cluvré.rafe, le Métrocle , iWnaxiniènc , VÉ- piij'éne , rAristote. Enfin celui qui est adressé à sa fille, iiéraclide nous apprend qu'il fut maître de Zenon , chef

* Cela est fondé sur \in jeu de mots qu'on ne saurait rendre en frau- rais.

103 CHITON. SIMO.N.

de la secte stoïcienne. Hermippe dit qu'il mourut fort vieux, et qu'il prit du vin pour accélérer sa mort. Voici l'épitaphe que je lui ai faite :

\'ous connaissez sans doute Stilpon de Mcgare, qui, étant afflige (le vieillesse et de maladie, a trouvé dans le vin un conducteur habile qui l'a délivré de cet attelage incommode.

Sophile , poëte comique , a repris Stilpon dans une de ses pièces intitulée les Noces , il l'accuse d'avoir puisé sa doctrine dans les discours de Charinus.

GRITON.

Criton d'Athènes fut de tous les disciples de Socrate relui qui eut le plus d'amitié pour son maître; il avait tant de soin de lui, qu'il prévenait ses besoins, et que ja- mais il ne permit qu'il manquât du nécessaire. 11 lui con- fia aussi l'éducation de Critobule , d'Hermogène , d'Épi- géne et de Ctésippe , ses enfants. On a de ce philosophe dix-sept dialogues en un volume. En voici les titres : De la probité , il fait voir qu'elle ne dépend pas des pré- ceptes ; de l'abondance , de la capacité ou le politique , de l'honnêteté , du crime , de l'arrangement , de la loi , de la divinité , des arts , de l'amour , de la sagesse , le protagore ou le politique, des lettres, de la science ou de la doc- trine, où il recherche ce que c'est qu'en avoir.

SIMON.

Simon était d'Athènes, et tanneur de profession ; il rece- vait quelquefois les visites de Socrate, et il mettait en écrit tout ce qu'il se souvenait de lui avoir ouï dire ; de vint qu'on appela ses ouvrages des dialogues de tanneurs , parceipi'ils roulaient entre les mains de gens de sa pro-

GLAUCON. SIMMIAS. iOT

lossion. H y en a trente trois, tons contenus en un vo- lume; ils sont intitulés : Des dieux, du bien, de l'iionnète, de la nature, de l'honnêteté; deux dialogues du juste, de la vertu, il fait voir qu'elle ne se peut enseigner; trois sur le courage , de la loi , du caractère populaire , de l'honneur, de la poésie, de la vie voluptueuse, de l'a- mour , de la philosophie , de la science , de la musique , de la poésie , de ce que c'est que Thonnéte , de la doctrine, du raisonnement, du jugement, de ce qui est, du nom- bre , de la diligence , du travail , de l'amour du gain , de la vanterie, de l'honnête. Quelques uns ajoutent ceux-ci: de la manière de donner des conseils, de la raison ou de la capacité, de la méchanceté.

On dit que Simon fut le premier qui répandit les dis- cours de Socrate. Périclès lui ayant promis de l'entretenir s'il voulait venir auprès de lui , il répondit qu'il ne vou- lait pas vendre sa franchise.

11 y a eu aussi un .Simon qui a traité de la rhétorique^, un autre qui a été médecin, et contemporain de Séleucus et de Nicanor ; enfin un quatrième qui a été sculpteur.

GLAUCOX.

Glaucon d'Athènes a composé neuf dialogues, qui sont réduits en un volume; ils sont intitulés le Phidyle, l'Euri- pide, rAmynthicus,rEuthias, le Lysithède, l'Aristophane. leCéphalcl'Anaxiphème, et le Ménéxène.On lui en attri- bue encore trente-deux autres, mais ils sont supposés.

SIMMIAS.

Simmias naquit à Thèbes. Ses œuvres renferment en un volume vingt-trois dialogues, qui sont intitulés: De la sagesse, du raisonnement, delà niusifjue , des vers, du

iOS CEBES. MENEDEME.

courage , de la philosophie , de la vérité , des lettres , de la doctrine, de l'art, du gouvernement, de la décence, de ce qu'il faut rechercher et éviter, des amis , delà science, de lame , de la vie heureuse, de ce qui est pos- sible, de l'argent, de la vie, de l'honnête, de la diligence, de l'amour.

CEBES.

Cébès , autre philosophe de Thèbes, a écrit trois dia- logues, intitulés la table, la semaine, et le phrynicus.

MENEDEME.

Ménédème, philosophe de la secte de Phédon, était fils de Clisthène, qui descendait de la famille des Théopro- pides et était illustre par sa naissance , mais architecte et pauvre ; d'autres disent que le père de Ménédème s'oc- cupait encore à coudre des tentes , et qu'il apprit lui- même cette profession , aussi bien que celle d'architecte ; et cela fut cause qu'ayant proposé un décret au peuple, un nommé Alexiniusle blâma, en disant qu'il ne conve- nait au sage ni de faire des tentes ni de proposer des dé- crets. Ayant été envoyé par les Érétriens à Mégare , il alla à l'académie de Platon, qui n'eut pas de peine à lui persuader de quitter les armes pour l'étude. Il se laissa ensuite attirer par Asclépiadele Phliasien, qui l'arrêta à Mégare, et ils s'attachèrent tous les deux à Slilpon. De là, passant à Élis, ils firent société avec Anchipylle et Mos- chus , deux disciples de Phédon , dont les sectateurs s'ap- pelaient encore éléens , comme nous l'avons remarqué ailleurs; dans la suite ils furent nommés érétriens , d'É- rétrie , la patrie du philosophe dont nous parlons.

Ménédème avait beaucoup de gravité, cequidonna'oc- casion à Oatès de plaisanter sur son sujet , en se servant

MKNEDEMK. 109

(le ces termes: Aulépkide de Phliasie elle Icuiremi û' Èrciric . Timon le censure aussi de l'air sérieux qu'il aiïeitait, et de la rudesse de ses railleries. Il inspirait tant de retenue par sa gravité, qu'Euriloque de Cassandrie n'osa obéir à Antigone qui l'avait mandé avec Cléippide , jeune homme de Cyzique, de crainte que Ménédème n'en fût instruit , parcequ'il reprenait avec beaucoup de hauteur et de franchise. Un jour qu'il entendait un jeune homme par- ler avec insolence , il ne dit rien ; mais ayant ramassé une petite branche, il traça sur le pavé une figure hon- teuse qui fixa les regards des assistants ; et le jeune homme, comprenant que cet aiTront le regardait, se re- tira. Hiériocle, revenant avec lui du Pirée au temple dAmphiaraiis, lui parlait beaucoup de la destruction d'Érétrie ; il répondit seulement, en lui demandant pourquoi il souffrait qu'Antigone le déshonorât? Enten- dant un adultère qui se réjouissait de son crime, il lui dit : Ne sais-tu pas que le raifort est aussi bon que le chou? Un jeune garçon criant avec beaucoup de force, il lui dit : Prends garde qu'il n'y ait derrière toi quelque chose à quoi tu ne penses pas. Antigone lui ayant fait deman- der s'il lui conseillait d'assister à un festin dissolu , il lui fit dire seulement qu'il se souvînt qu'il était fils de roi. Un homme de peu d'esprit l'étourdissait par des discours hors de saison : Avez-vous une métairie? interrompit-il. Oui , répondit l'autre, et de grands biens. Continuez , re- prit Ménédème, et ayez-en soin, de peur qu'en les négli- geant il ne vous arrive de les perdre avec une honnête simplicité. Un autre lui demanda s'il convenait au sage de se marier. Que vous semble, demanda-t-il à son tour, suis- je sage? Et ayant reçu pour réponse qu'oui, il ajouta : Et je suis marié. On disait en sa présence qu'il y a plusieurs sortes de biens. Quel en est le nombre? dit-il. Croyez- vous qu'il y en ait plus de cent ? Il n'aimait point la somp- tuosité dans les repas , et il aurait voulu corriger de ce défaut ceux qui l'invitaient à leur table. Sétant trouvé

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110 MKNÉDKMK.

un joui à un repas di» ce genre , il ne dit rien . mais il en blâma tacitement la profusion, en ne mangeant que des olives.

Sa franchise faillit à le perdre, en Cypre, chez Nico- créon , lui et son ami Asclépiade. Ce prince les ayant invités avec d'autres philosophes à la fête qui se célé- brait tous les mois , Ménédème dit que , si ces conviés formaient une compagnie honorable, il fallait renou- veler la fête tous les jours ; sinon que c'était même trop d'une fois. Le tyran répondit qu il avait coutume de donner ce jour à la conversation avec les philosophes. Ménédème persista dans son opinion , et fit voir que la conversation des sages était utile en tout temps comme les sacrifices, et poussa la chose si loin, que , si un trom- pette ne les eût avertis de leur départ , ils auraient peut- être laissé la vie en Cypre; on ajoute que , quand ils fu- rent sur mer, Asclépiade dit que les airs doux du trompette les avaient sauvés, et que la hardiesse de Ménédème les avait perdus.

On dit qu'il enseignait simplement, et qu'on ne remar- quait autour de lui aucun des arrangements ordinaires dans les écoles. ïl n'y avait ni bancs, ni sièges disposés en rond; mais chacun écoutait ses leçons, selon qjiil trouvait place, assis ou debout. On rapporte cependant que Ménédème était timide et glorieux, jusque que, dans les commencements de sa liaison avec Asclépiade , comme ils aidaient conjointement à bâtir une maison et que son ami portait tout nu du mortier au toit , il se cachait lorsqu'il apercevait un passant , de peur de par- tager le déshonneur. Quand il fut parvenu au maniement des affaires de la république, il était si craintif et si dis- trait , qu'une fois, au lieu de poser l'encens dans l'encen- soir, il le mit à coté. Cratès l'ayant blâmé de s'être chargé du gouvernement , Ménédème ordonna qu'on 1<; conduisil en prison ; sur (|uoi le cynique, en le regardant

MENÉUÈME. 111

lixement , lui reprorha (ju'il s'érigeait en nouvel Aga- ineinnon et en gouverneur de la ville.

Ménédème avait du pencljant à la superstition : un jour qu'il était dans une auberge avec sou ami , on leur servit de la viande d'une bète morte d'elle-même ; l'ayant remarqué, le cœur lui en souleva et il pâlit. Asclépiade l'en reprit et lui dit : Ce n'est pas la viande qui vous fait du mal, c'est l'idée que vous en avez. A cela près , Méné- <lème avait l'ame grande et généreuse; quant à sa com- plexion , quoique déjà vieux , il était aussi vigoureux que dans sa jeunesse et aussi ferme qu'un athlète. 11 avait le teint basané, de l'embonpoint, et la taille médiocre; témoin sa statue qu'on voit encore dans lancien stade d'Érétrie, et il est représenté si découvert, qu'il semble (|ue le sculpteur ait voulu qu'on put remarquer presque toutes les parties de son corps.

Il remplissait tous les devoirs de l'amitié envers ceux qu'il avait choisis pour amis; et comme Érétrie était une ville malsaine , il donnait quelquefois des repas dans les- (piels il s'égayait avec des poètes et des musiciens. Il aimait beaucoup Aratus, Lycophon , poëte tragique, et Antagore de Rhodes; mais Homère plus que tous les autres. Après ceux-ci, il faisait cas des poètes lyriques et estimait Sophocle. Entre les satiriques, il aimait Achée, après Eschyle, à qui il donnait le premier rang. De vient qu'il citait ces vers contre ceux qui pensaient autrement que lui sur le gouvernement de la république :

Autrefois l'animal le plus léfjor lut >urpris par le plus pesniit, et l.» tortue devança l'aigle.

Cela est tiré d'Omphaîe , ouvrage satirique d' Achée. Ainsi on se trompe de croire que Ménédème n'a lu que la M edée d'Euripide, qui est insérée dans les poésies de Néo- phron de Sycione.

Il n'estimait point Platon , Xénocrate , ni Parébate de

112 MÉMiiDÈME.

Cyrène; mais il admirait beaucoup Stilpon; et étant in- terrogé sur le mérite de ce philosophe , il n'en dit pas autre chose que ces mots: C'est un homme d'un bon na- turel. Il employait des expressions si obscures, qu'on avait de la peine à les entendre, et il étudiait ce qu'il disait avec tant de soin, qu'il était difficile de disputer avec lui; il traitait toutes sortes de sujets et avait la parole aisée. Antisthène , dans ses Sticccssions , dit qu'il était plein de force et d'ardeur dans les assemblées publiques et dans ses harangues. Il faisait ordinairement des arguments courts , comme par exemple celui-ci : « Deux choses différentes ne sont pas les mêmes : or l'utile est autre chose que le bien : donc le bien n'est point utile. » Il rejetait les propositions négatives et n'admettait que les affirmatives , approuvant surtout les simples , et con- damnant les autres, qu'il appelait conjointes et com- plexes. Héraclide dit qu'il suivait les opinions de Platon, excepté qu'il n'estimait point la dialectique; ce qui fut cause qu'Alexinus lui demanda s'il continuait de battre son père ; à quoi il répondit : Je n'ai ni commencé ni cessé de le faire. Expliquez cette ambiguité , reprit Alexinus, et dites oui ou non. Il serait absurde, répliqua Ménédème, qu'on obéit à vos lois , tandis qu'il est permis de violer celles de Pyles'. H dit à Bion, qui recherchait les devins, (lu'il égorgeait les morts. Entendant dire à un autre que le souverain bien consistait à parvenir à la possession de tout ce qu'on desirait, il dit qu'il savait un bonheur plus grand encore : c'est de ne désirer que ce qu'on doit. Se- lon Antigone de Caryste , il n'a rien écrit ni composé, et n'a été l'auteur d'aucun dogme; il ajoute qu'il était si ardent dans la dispute , qu'on le remarquait dans ses yeux. Cependant, quoiqu'il fût tel dans ses discours, il était fort modéré dans ses actions; et quoiqu'il se mo-

' Cist-àdirc celles des ainjiliictj ons, qui !>'as>eiiil)laient aux Tliernio- |iyles,(|iic par al>rrviali<»ii (in appelait iiussi PyU's. >'oycz le Thre\\<ir «llîstieiiiic.

MÉiNEDEML. l\:\

(juàt d'Alexiniis , il lui rendit service , en conduisant de Delphes à Chalcis la femme de ce philosophe, qui crai- gnait les dangers de la route.

Il avait beaucoup de goût pour l'amitié , comme le prouve celle qu'il eut pour Asclépiade, qui égala celle de Pylade et d'Oreste. Il était moins âgé que son ami , de sorte qu'on appelait Asclépiade le poëte . et Ménédème l'acteur. Archépolis leur ayant fait compter trois mille pièces , chacun d'eux s'obstina à ne pas être le premier à les accepter; de sorte qu'ils les refusèrent tous deux.Oti (lit qu'ils se marièrent tous deux dans la même famille , Ménédème à la mère , et Asclépiade à la fille. On ajoute (lue celui-ci ayant perdu sa fenniie, prit celle de Méné- dème, qui en épousa une autre plus riche, après qu'il fut entré dans les charges de l'état. Cependant, comme ils ^ivaient en commun, Ménédème remit le soi[i du mé- nage à sa première femme. Asclépiade mourut le premier à Erétrie , dans un âge avancé , effet de la frugalité dans laquelle il vécut avec Ménédème, quoique dans l'abon- dance. On dit que, quelque temps après, un ami d'Asclé- piade étant venu à un repas chez Ménédème , les domes- tiques lui fermèrent la porte ; mais Ménédème le fit entrer, en disant qu'Asclépiade devait avoir chez lui la même autorité qu'il y avait pendant sa vie. Ces deux ;unis eurent deux protecteurs , Hipponicus de Macédoine (»t Agétor de Lamia; celui-ci leur fit présent à chacun (le trente mines , et Hipponicus donna deux mille drach- mes à Ménédème pour doter ses tilles; il en avait trois d'Orope sa femme , à ce que dit Héraclide.

Voici comment il réglait les repas qu'il donnait à ses amis. Il dinait d'abord avec deux ou trois personnes jus- qu'à la fin du jour. Ensuite il faisait appeler ceux qui étaient venus, et (pii avaient eux-mèines aussi mangé: de sorte que si quelqu'un arrivait avant le ttmps, il s'in- formait , en se promenant , de ceux qui sortaient , de ce qu'on a^ ait servi sur la table, et comment elle était en ce

^0,

ilf MENEDEME.

temps-là. Lors donc qu'il n'y avait qu'un plat de petites herbes ou de poisson salé, on se retirait ; mais s'il y avait de la viande, on entrait. Pendant l'été, les lits étaient cou- verts de nattes, et pendant l'hiver de peaux. Chacun devait se fournir d'un coussin pour s'appuyer. Le gobelet dans lequel on buvait à la ronde n'était pas grand ; les desserts consistaient en fèves et en pois , quelquefois en poires , en grenades , et souvent en figues , selon les sai- sons. Nous apprenons tout cela de Lycophron dans ses satires intitulées Ménédèmc , , faisant l'éloge de ce philosophe, il dit, entre autres choses, que «le vin s'y boit à petite mesure, et que c'est l'érudition qui est le dessert des sages. »

Ménédème essuya d'abord beaucoup de mépris; les Érétriens le traitaient de chien et de visionnaire , mais dans la suite ils l'estimèrent tant , qu'ils lui confièrent l'administration de leur ville. Il reçut beaucoup d'hon- neur de Ptolomée et de Lysimaque dans les ambassades dont il fut chargé auprès d'eux. Étant envoyé auprès de Démétrius , la ville lui payait deux cents talents d'appoin- tements; mais il en fit retrancher cinquante. Ayant été accusé auprès de Démétrius d'avoir fait un complot pour livrer la ville à Ptolomée , il se purgea de cette calomnie par une lettre dont voici le commencement :

MÉNÉDÈME AU ROI DÉMÉTRIUS, SALUT.

c< J'apprends qu'on vous a fait des rapports sur mon su- jet, » et ce qui suit. Par cette lettre il l'avertit d'être sur ses gardes contre un de ses ennemis nommé Eschyle.

Au reste, il est certain qu'il se chargea malgré lui de cette négociation , qui regardait la ville d'Orope, comme le rapporte Euphante dans ses Hisloircs. Antigone avait beaucoup d'amitié pour ce philosophe, et se glorifiait d'ê- tre son disciple; ce prince ayant mis en déroute des na- tions barbares près de Lysimachie, Ménédèmc fit à sa louange un décret simple et sans fiallcrie, dont le corn-

>iÉNEDEME. Î15

nieiicenient était : «En conséquence des témoignages ren- dus par les généraux d'armée et les principaux membres du conseil , que le roi Antigone est rentré victorieux dans ses états, après avoir dompté des peuples barbares, et qu'il gouverne son royaume raisonnablement , le sénat et le peuple ont trouvé bon d'ordonner, « et ce qui suit. Ces égards qu'il avait pour Antigone le rendirent suspect. Aristodème l'accusa de traliison , ce qui lui fit prendre le parti de se retirer à Orope, il demeura dans le tem- ple d'Amphiaraûs , jusqu'à ce que les vases d'or du tem- ple s'étant trouvés perdus, comme le rapporte Hermippe, les Béotiens lui enjoignirent de se retirer. 11 obéit avec douleur, et étant retourné secrètement dans sa patrie, il en emmena sa femme et ses filles, et se réfugia auprès d'Antigone, il mourut de tristesse. Héraclide en parle tout différemment: il dit que Ménédème, étant le pre- mier du sénat d'Érétrie , la préserva plusieurs fois de la tyrannie , en éludant les etïorts de ceux qui voulaient la livrer à Démétrius ; qu'il fut faussement cbargé d'avoir Noulu la trabir pour les intérêts d'Antigone; qu'il alla même trouver ce roi , pour l'engager à aflrancbir sa pa- trie de servitude; et que, n'ayant pu ly engager, il se priva de nourriture pendant sept jours , au bout desquels il mourut. Ce récit d'Héraclide est conforme à celui d'Antigone de Caryste.

Persée fut le seul contre qui Ménédème eut toujours de la baine, parcequ'Antigone ayant voulu par considé- ration pour Ménédème rétablir l'état républicain dans Érétrie, Persée l'en empêcha ; c'est pour cela que Méné- dème, s'emportant dans un festin contre Persée, se servit, entre autres , de ces termes : « 11 peut bien être philoso- phe, mais il est le plus méchant des hommes qui furent et seront jamais sur la terre. » Héraclide dit qu'il mourut dans la soixante-quatorzième année de son âge. J'ai fait cette épitaphe pour lui : M<iiodèmo, Ion amour pour EréUio tengago ii fiiire une en-

116 MEiNEDEAlE.

lrcj)iis<' i|ui c;iuse ta iiioil ; Irop faible pour > réussir et poui' sup purU'r le malheur de la manquer, tu refuses tout aliineut à ton eorps et tu meurs le septième jour.

Nous avons parcouru les vies des philosophes qui ont suivi les dogmes de Socrate ; nous allons décrire à pré- sent celle de Platon , qui fonda l'académie, et parler de ceux de ses disciples qui se sont (ait un nom dans le monde.

LIVRK III.

PLATOiN

Platon , lils d'Ariston et de Périctione , ou de Potone, naquit à Athènes; sa mère descendait de Solon par Dro- pides, frère du législateur et père de Critias, qui eut pour fils Caleschrus. De ce dernier descendit un autre Critias (jui fut un des trente tyrans, et qui eut un fils nommé Glaucon, duquel naquirent Charmides et Périctione, mère de Platon, qui était ainsi descendant de Solon au sixième degré, et Solon tirait son origine de Nélée et de Neptune. On croit même qu'Ariston , père de Platon , rapportait la sienne à Codrus, fils de Mélantbe, que Tbrasyle dit être descendu de Neptune. En effet, Speusippe, dans son livre intitulé Les Soupers de Platon, et Cléarque dans l'éloge de Platon, aussi bien qu'Anaxilide, dans son deuxième livre des pbilosopbes, disent que le bruit courait à Athè- nes qu'Ariston fut obligé de différer son union avec Pé- rictione , et qu'ayant eu une vision d'Apollon en songe , il n'approcha point d'elle jusqu'à ce qu'elle fût accouchée. ApoUodore dit, dans ses Chroniques, qu'elle mit Platon au monde la septième olympiade , le même jour que les habitants de Délos croient qu'Apollon naquit. Hermippe rapporte qu'il mourut la première année de la cent hui- tième olympiade, dans sa quatre-vingt et unième année , étant à des noces. Si cela est , il avait six ans de moins •lu'Isocrate , puisque celui-ci naquit sous celui d'Ami-

118 PLATON.

nias, pendant le gouvernement duquel Périclès mourut.

Antiléon dit, dans son deuxième livre, que Platon était du bourg de Collyte ; d'autres le font naître à Égine, dans la maison d'un certain Phidiadas, fils de Thaïes, selon Pliavorin , dans son Histoire diverse , le père de Platon ayant été envoyé avec d'autres pour former une colonie dans cet endroit, d'où il revint à Athènes, lorsque les habitants d'Égine , secourus parles Lacédémoniens, chas- sèrent cette colonie. 11 donna aussi aux Athéniens des jeux dont Dion fit les frais, comme le rapporte Athéno- dore dans le huitième livre de ses Promenades.

Platon eut deux frères nommés Adimante et Glaucon, et une sœur nommée Potone, qui fut mère de Speusippe ; il eut pour maître de ses études Denys, do'nt il parle dans ses Rivaux , et il fit ses exercices chez Ariston d'Argos , maître de lutte , qui lui donna le nom de Platon , à cause de la bonne disposition de son corps; au lieu qu'aupara- vanton l'appelait Aristoclès, du nom de son aïeul, comme le rapporte Alexandre , dans ses Succissians ; d'autres croient qu'on lui donna ce surnom pour son éloquence, ou parceque , selon la remarque de Néanthe , il avait le front fort large. Il y en a aussi qui disent avec Dicéarque, dans le premier livre de ses Vies, qu'il combattit dans les jeux isthmiques pour le prix de la lutte. 11 s'appliqua aussi à la peinture et à la poésie , ayant composé d'abord des hymnes bachiques, et ensuite des chants et des tra- gédies. Timothée d'Athènes dit , dans ses Vies, qu'il avait la voix faible; et on rapporte que Socrate , ayant songé qu'il tenait sur ses genoux un jeune cygne , à qui il vint tout d'un coup des ailes , et qui s'envola avec un doux ramage, Ariston vint le lendemain lui recommander Pla- ton ; sur quoi Socrate dit au père (pie son fils était le cygne dont il avait rêvé la nuit précédente.

Platon commença à enseigner la philosophie dans l'a- cadémie , et ensuite dans un jardin près de Colone , sui- vant ce que rapporte Alexandre , ilans ses Succcssiaits ,

PLATON. 119

(lui cite Heraclite. Comme il était sur le point de dispu- ter 1 honneur de la tragédie au théâtre Dionysien, il brûla ses poésies , après avoir entendu Socrate. « Yulcain , dit- il , père du feu , approche ! Platon a besoin de ton secours dans cette occasion, w On dit qu'il avait à peu près vingt ans lorsqu'il devint disciple de Socrate. Après sa mort il s'attacha à Cratyle, disciple d'Heraclite, et à Hermogène, qui enseignait les dogmes de Parménide. A trente-deux ans il se rendit à Mégare avec quelques disciples de So- crate, pour entendre Euclide. De il fut à Cyrène, d'où, après avoir pris les leçons de Théodore le mathématicien, il passa en Italie pour entendre Philolaiis et Euryte , phi- losophes pythagoriciens. Après cela il fut voir les prêtres d'Egypte , et on dit qu'il fit ce voyage avec Euripide, et (pie , pendant leur séjour dans ce pays , Platon tomba malade , qu'il fut guéri par les prêtres d'Egypte , qui le lavèrent d'eau de mer; ce qui lui donna occasion de dire que la mer lave tous les maux des hommes , et lui fit ap prouver ce que dit Homère, que tous les Égyptiens sont médecins. Platon avait encore dessein d'aller voir les mages ; mais la guerre qui était allumée en Asie l'en em- pêcha. A son retour à Athènes, il se fixa dans l'académie, ((ui est un collège situé près de la ville et entouré de bois ; il est ainsi nommé à cause d'Académus , demi-dieu. Eu- polis en parle à l'occasion de Platon : « Il donnait ses le çons, dit-il, sous l'ombrage des allées du dieu Académus. » Timon pareillement , en parlant de ce philosophe, dit que c'est que présidait Platon , de la bouche duquel sortaient des accents aussi doux que ceux dont les cigales faisaient retentir les bocages d'Hécadémus : car il faut remarquer qu'autrefois ce nom s'écrivait avec un E, de sorte que l'endroit s'appelait hécadémie.

Platon était ami d'Isocrate , et Parexiphane a couché par écrit une dispute touchant les poètes, qui eut lieu à la campagne chez Platon, Isocrate était logé. Aristoxène rapporte qu'il porta les armes dans trois expéditions :

120 PLATON.

celle de Tanagre , celle de Corintho , et celle de Délium , il remporta la victoire.

Platon fit un mélange des opitiions d'Heraclite, de Py- l agore et de Socrate , approuvant la doctrine d'Héra- (lite dans ce qui concerne les sens, celle de Pytliagore sur ce qui regarde l'entendement , et celle de Socrate en ce qui touche la politique. Satyre et d'autres disent qu'il écrivit à Dion en Sicile pour le pri^r de lui acheter de Philolaiis trois livres de Pythagore pour cent mines; il était en état de faire cela , ayant reçu de Denys plus de quatre-vingts talents , suivant ce que dit Onétor dans son ouvrage qui porte pour titre : S'il convient au sage cVctrc riche. Lrs œuvres d'Épicharme , auteur comique , ont été dun grand secours à Platon, qui en a extrait plusieurs choses , comme dit Alcime dans les livres qu'il dédia à Amyntas, et qui sont au nombre de quatre. Il dit dans le premier que Platon a beaucoup profité d'Épicharme, et (jue c'est de lui en particulier qu'il a pris les opinions; que les choses sensibles ne sont permanentes ni dans leur qualité ni dans leur quantité , mais qu'elles varient à chaque instant et s'écoulent , à peu près comme une somme dont on retrancherait quelque nombre ne serait plus la même ni dans la qualité des chiffres ni dans la quantité totale; que de plus ce sont des choses qui s'en- gendrent continuellement et n'ont jamais de subsistance ; qu'au contraire les choses intelligibles sont celles qui n'acquièrent et ne perdent rien , et que telles sont les choses éternelles, dont la nature est toujours semblable et ne change jamais. Telles sont aussi les idées d'Épi- charme touchant les choses sensibles et intelligibles; voici comment il s'exprime :

A. Les dieuv furent de lout temps, et ne ccsséient jîimais d'être ; or ce qui est toujours est uniforme, étant par lui même.

Tî. On dit pourtant que le ehaos est le premier des dieux qui a été engendré.

A. Comment cela se peut-il ?ear il est impossible qu'une chose

PLATON. 1:21

soit la première, si elle est engendrée. Ace compte, aucune no seru la première ni même la seconde. Quant au\ hommes en particu- lier, voici ce qui en sera ; supposez un nombre pair ou impair, si on \ ajoute ou qu'on en retranche, sera-ce le même nombre ? B. Il ne me le parait pas.

A, Ou si on allonge ou qu'on diminue une mesur*^ d'une condce, sera-ce la même mesure qu'aupai-avanl ?

B. >'on certainement.

A. A présent, considérez les honnnes, dont l'un croit e- l'aulr.-» décline : ils changent tous d'un moment à l'aulre. Or ce qui change dans sa nature et ne demeure pas dans le même état est différent de ce qu'il était. Vous et moi ne sommes point ce que nous étions hier, et ne serons pas demain ce que nous sommes au- jourd'hui, ni dans aucun temps tels que nous aurons été dans un antre

Acela Alcime ajoute encore que les philosophes veulent qu'il y ait des choses que lame connaît par le moyen du corps comme par les yeux et les oreilles, et d'autres qu'elle connaît par elle-même, sans le secours du corps; et à cette occasion ils distinguent les choses en sensihles et en intelligibles. De Platon inférait que, pour parvenir à la connaissance des principes de l'univers , il faut d'abord distinguer les idées que l'ame connaît par elle-même , comme sont celles de la ressemblance, de l'unité, de la multitude, de la grandeur , du repos et du mouvement ; <}u'ensuite il faut considérer aussi en elle-même l'idée de' l'iionnéte , du bon et du juste ; qu'enfin il faut avoir égard aux idées qui renferment quelque relation , comme la science , ou la grandeur, ou la puissance, et se souvenir que les choses qui ont rapport à nous-mêmes reçoivent leur nom de leur participation avec les idées générales : par exemple , nous appelons justes les choses qui con- viennent avec les idées du juste , et honnêtes les choses qui conviennent avec l'idée de l'honnête. Chacune de ces espèces de choses est éternelle et spirituelle; ce qui fait qu'il ne peut y arriver d(^ confusion. Aussi Platon disait-

i\

\±1 PLATON.

il que les idées étaient dans la nature comme des mo- dèles dont les autres choses sont des copies.

Voici aussi de quelle manière Épicharme raisonnait sur le bien et sur les idées:

A. Le son d'nn instrument n'ost-il p<is quelque chose de réel ••

B. Oui, saus doute.

A. Est-ce que l'honime est pourtant un f^ou ?

B. Non.

A. Qu'est donc celui qui joue de cet inslrunieut ? n'est-ce point un homme ?

B. Ortaineraeot.

A. Ne vous semMe-t-il pas qu'il en est de même par rapport au bien ; que le bien est tel par lui-même, que celui qui le pratique devient bon, et qu'd en est de lui comme de ceux qui ont appris ;i jouer de quelque instrument, à danser, à manier la navette, ou quelque autre exercice pareil, c'est-à-dire qu'aucun d'eux n'est 1 art même qu'il exerce, mais seulement artisan ?

Platon, dans son Opinion louchant h^ idées, dit que la mémoire prouve que les choses qui existent ressortissent à des idées , vu que la mémoire suppose un objet qui subsiste et est toujours dans le même état ; or rien n'est constant de cette manière que les idées. Comment, dit-il encore, serait-il possible que les animaux veillassent à leur conservation s'ils n'en avaient l'idée , et si la nature ne leur en avait donné l'instinct? Il allègue pour exem- ple leur avidité pour tout ce qui ressemble à la nourri- ture à laquelle ils sont accoutumés; par il montre qu'ils ont tous une idée naturelle de la ressemblance, qui fait qu'ils connaissent les choses qui sont du même genre. Écoutons encore là-dessus Épicharme :

Eumée, dit-il, 1 1 sagesse n'est pas particulière à l'homme sei;l ; tout ce qui vit en a quelque connaissance. La poule ne produit pas des poulets vivants ; elle couve ses oufs et les anime par la cha- leur. La nature seule connaît cette sagesse, et c'est elle qui l'eu.M i- gne à cet animal. // ajouie: Ne ^ous étonnez pas de ce que je dis que celte poule se plait à voir ses poussins, et quelle les tnnne

PLATON. \-2:l

\.eim\ ; car nu chieu parait beau à un cliien, et il en est de luéine du b.ruf, de l'àne et du porc.

Alcime parle de tout cela et d'autres choses semblables ilans ses quatre livres , en faisant remarquer sur combien de choses Platon a profité des ouvrages d'Épicharme , et il n'ignorait pas lui-même le profit qu'on en pouvait faire; cela paraît parce quil dit sur ceux qui pourraient dans la suite marcher sur ses traces. « Je crois et je pré- « vois même qu'on se souviendra de mes discours , que « quelqu'un mettra mes vers en prose, et qu'après les (' avoir embellis d'expressions fleuries, il s'en prévaudra « et surpassera les autres. »

Sophron le comique est encore un auteur dont Pla- ton parait avoir fait usage, en se servant pour les mœurs des préceptes qu'il y trouva; ces livres avaient été jus- qu'alors inconnus à Athènes, et on dit que lorsque Pla- ton mourut il les avait sous son chevet.

Ce philosophe alla trois fois de Grèce en Sicile. La cu- riosité de voir l'ile et les soupiraux du mont Etna fut le motif de son premier voyage. Denys le tyran , fils d'IIer- mocrate, ayant souhaité d'avoir un entretien avec lui, Platon parla de la tyrannie, et dit qu'une chose qui n'était avantageuse qu'à celui qui en jouissait ne pouvait pas passer pour la meilleure , à moins qu il ne surpassât eu .même temps les autres par sa vertu. Denys irrité lui dit que c'étaient des discours de vieillards; Platon lui répondit que les siens étaient ceux des tyrans; et Denys, se livrant à sa colère, forma le dessein de le faire mourir. Il se laissa pourtant fléchir par les prières de Dion et d'A- ristomène, et se contenta de le livrer à Polide, envoyé de Lacédémone à sa cour , afin qu'il le vendit à tel prix qu'il voudrait. Celui-ci le mena à Égine , il le vendit comme un esclave. Alors Charmander, fils deCharman- (Iride, accusa Platon de crime capital, en vertti d'une loi du pays (jui condamnait à mort sans forme de procès

124 PLATO.N.

le premier Athénien qui aborderait dans cette ile. Pliavo- rin , dans son Histoire , fait Charmander lui-même auteur de cette loi. Au reste, quelqu'un ayant dit par raillerie que Platon était philosophe , on le renvoya absous. D'au- tres disent qu'il fut présenté aux juges, qui, voyant qu'il se taisait et qu'il paraissait résigné à ce qui pourrait lui arriver, changèrent la peine de mort en servitude, et le condamnèrent à être vendu comme les esclaves. Un nommé Annicéris de Cyrène se trouvant par hasard le racheta pour vingt mines , ou pour trente selon quelques uns, et le renvoya à Athènes auprès de ses amis, qui en- voyèrent d'abord à Annicéris la somme qu'il avait payée; mais il ne voulut pas la recevoir , et dit qu'ils n'étaient pas les seuls qui fussent dignes de s'intéresser à la personne de Platon. Il y en a qui disent que Dion envoya aussi de l'argent qui ne lut point ajouté à la somme de son rachat, et que Platon l'employa à s'acheter un petit jardin dans l'académie. Quant à Polide , on dit qu'après avoir été vaincu parChabrias, il se noya dans l'Hélice par la mali- gnité d'un esprit qui le persécutait à cause du philosophe ; et cela est entre autres rapporté par Phavorin , dans le premier livre de ses Commentaires. Denys n'eut pas l'ame plus tranquille : ayant appris ce qui était arrivé, il écrivit à Platon pour le prier à^ ne pas mal parler de lui ; le phi- losophe lui répondit qu'il n'avait pas assez de loisir pour penser à lui.

Le but de son second voyage en Sicile était d'obtenir de Denys le jeune de pouvoir former , dans quelque en- droit de sa domination , une colonie qu'il ferait vivre se- lon les lois de la politique qu'il avait conçue: on lui pro- mit ce qu'il demandait, mais on ne lui tint point parole ; outre cela, selon quelques historiens, il lut soupçonné d'exciter Dion et Théotas à procurer la liberté de l'île. Archytas, philosophe pythagoricien , écrivit en sa faveur une lettre à Denys qui le sauva, do sorte qu'il revint à Athènes. Voici cette lettre :

PLATON. |-2:>

ARCHYTAS A DEWS , SALUT.

« jNous, les amis de Platon, vous avons envoyé Lamiscus et Pho- tidas, dans l'espérance que vous leur rendrez ce philosophe aussi libre qu'il était lorsqu'il arriva en Sicile. L'équité veut que vous vous souveniez de l'enipressement que vous aviez pour lui, des in- stances que vous nous avez faites pour que nous l'engagions à se rcndreauprès de vous, promettant d'exécuter tout ce que nous vous proposions à son sujet, et de lui laisser la liberté de rester auprès de vous ou de s'en retourner. Rappelez-vous encore la joie que vous eûtes de le voir, et l'estime que vous lui avez accordée par-des.'us tous les autres philosophes. Si quelque sujet de mécontentement vous a indisposé contre lui, il convient que vous tempériez cela par la douceur, et que la raison vous porte à nous rendre sa per- sonne sans lui faire de mal. En faisant cela, vous agirez avec jus- tice , et vous nous obligerez. >>

Enfin la disgrâce de Dion obligea Platon de passer dans cette île pour la troisième fois : il travailla à le faire ren- trer en grâce auprès de Denys ; mais voyant que ses efforts étaient inutiles, il revint dans sa patrie. 11 ne voulut point avoir part au gouvernement, quoiqu'il entendît la politique , comme on le voit par ses ouvrages ; et la rai- son qui l'en empêcha est que le peuple était accoutumé à d'autres règles que celles qu'il aurait voulu faire suivre. Pamphila, dans le XXV^ livre de ses Commentaires , rap- porte que les Arcadiens et les Thébains, ayant bâti une grande ville , le prièrent de lui donner des lois ; mais ayant appris qu'ils ne voulaient point consentir à l'égalité des conditions , il refusa d'y aller. On dit qu'il fut le seul qui osa tenir compagnie à Chabrias, lorsque ce général s'enfuit pour s'éviter d'être condamné à mort. Pendant qu'il montait à la forteresse avec lui, un délateur, nommé Cobryle, lui dit : Tu viens ici pour secourir un autre, comme si tu ne savais pas que tu dois l'attendre au même supplice qua subi Socrate. Platon lui répondit: Quand je combattais pour la défense de ma patrie, je m'exposais

126 PLATON.

/ aux dangers par devoir; à présent, je le lais par amitié /^ pour un homme qui réclame mes bons offices.

Phavorin , dans le huitième livre de son Histoire , dit qu'il est le premier qui ait mis les dialogues en crédit. Il enseigna à Léodamas de Thasse la manière de connaître X les choses en faisant l'analyse. Il fut le premier qui se servit en philosophie des noms d'antipodes, d'élément, de dialectique, do qualité, de longueur dans le nombre, de la superficie plane, de l'horizon, de la Providence di- vine. Il fut aussi le premier des philosophes qui contredit le discours de Lysias, fils deCéphale, qu'il rapporte tout entier dans son Phèdre , et qui a senti l'usage qu'on pou- vait faire de la grammaire ; mais comme il a critiqué la plupart de ceux qui l'ont précédé , on demande souvent pourquoi il n'a rien dit de Démocrite.

Néanthe de Cyzique dit qu'étant venu aux jeux olym- piques , il s'attira les regards des Grecs , et que ce fut qu'il eut une conversation avec Dion, qui se préparait à faire la guerre à Denys. On trouve dans le premier livre des Coininentaires de Phavorin, que Mithridate de Perse fit élever une statue à ce philosophe dans l'académie, avec cette inscription : « Mithridate Persan , fils de Rhodobate, « a dédié aux Muses cette image de Platon, qui est l'ou- « vrage de Silanion. »

Héraclide dit que Platon était si retenu et si posé dans sa jeunesse, qu'on ne le vit jamais rire que des lèvres. Cependant sa modestie ne le garantit pas des traits des poëtes comiques; Théopempte, dans son Auiuclmre , le raille en ces termes : « Un ne fait pas un , et à peine, se- lon Platon, deux font-ils un. )> Anaxandride , dans son Thcaée , en parle ainsi : « Lorsque, semblable à Platon, il avale goulûment des olives. » Timon fait un jeu de mots sur son nom en disant ces paroles : « Adroit comme Platon à forger des prodiges. » « Tu viens à propos, dit Alexis, dans sa Mêropide; mais moi je vais et je viens en me promcniint. Aussi morne ((ue Platon, je ne trouve

PLATON. 1-27

rien de sage, et je ne fais que me latiguer les genoux. » Le même auteur dit, dans son Ancy'ion : « Tu nous apprends des mystères en courant à la manière de Platon ; tu con- nais sans doute les oignons et le salpêtre. » Amphis, dans son Amphùrate , lui donne ce trait : « S. Mais ce bien que vous espérez d'obtenir par elle m'est moins connu que celui de Platon. Ab ! mon maitre , qu'il est beau! H. Prends-y donc garde. » Dans le Dfxideinis, il dit encore : « Platon , tu ne fais qu'avoir l'humeur som- bre; ton front est toujours aussi ridé que la coquille d'un escargot. « Cratinus , dans sa pièce intitulée la supposi- liun. l'attaque en ces termes: « Vous êtes homme, et vous avez une ame, selon Platon; je ne le sais pas bien, mais je le crois. » Pareillement Alexis, dans son Olym- piodore: «Mon corps était ce qu'il y avait en moi de mortel ; ce qu'il y avait en moi d'immortel s'est élevé dans l'air. Ne voilà-t-ilpasles chimères qu'on apprend de Platon? » Et dans son Parasite: « Ou de parler comme Platon, qui s'entretient avec lui-même.)) Anexilas se moque aussi de lui dans ses pièces intitulées Bolrijlluu, i^iné, et les Fc aunes riches.

Aristippe, dans son quatrième livre des Délices des An- riens, dit que Platon eut beaucoup d'amitié pour un jeune homme nommé Aster, qui s'appliquait avec lui à l'as- trologie, et pour Dion, dont nous avons parlé plus haut : ({uelques uns y ajoutent Phèdre. Les épigrammes cpiil composa sur leur sujet sont des preuves des sentiments <}u'il avait pour eus. Voici celles qu'il fit pour Aster :

Cher Aster, je voudrais être le ciel lorsque lu en eousidcres l'c- ieudue, et le regarder avec autant d'yeux qu'il y a d'étoiles.

Aster, étoile du matiu, autrefois tu brillais ici-bas; à préseut, étoile du soir, tu reluis dans les champs éhsces.

Voici celle qu'il fit pour Dion :

Les destinées firent ^e^ser des toirents de larmes à Hecube et a!i\ Troyenncs; au lien que les dieux t'ont accordé, Dion, les plus

128 PLATON.

I.'ellcs cspéijuici's avec les plus glorieux triomphes. Ta [)alrie laiine el tes concitoyens te comblent d'honneur; mais de quel trait, hélas ! perces-tu mon cœur?

On dit que cette épigramme sert d'épitapbe à Dion, et lut mise à Syracuse sur son tombeau. Nous avons re- marqué que Platon eut aussi de 1 amitié pour Phèdre, et on dit qu'il eut aussi beaucoup d'attachement pour Alexis; il parle d'eux dans ces vers:

A présent qu'on ne voit plus rien qui soit digne d'atlacliement (|u'Ale\is, et que les regards de tout le monde se tournent sur lui, pourquoi tantôt confier mes sentiments et tantôt les cacher^? N'est-ce pas ainsi que nous avons perdu Phèdre ?

Platon aima Archéanasse de Colophon ; voici comment il parle d'elle:

J'aime Archéanasse, malgré sa vieillesse et ses rides; vous qui la servîtes les premiers, que vous dûtes souffrir de l'attachement que vous aviez pour elle lorsqu'elle était moins {îgéel

Il fit aussi ces vers pour Agathone :

Tandis que j'étais auprès d'Agalhone, mon atiie était prête à me quitter.

Ceux-ci regardent Xantippe ;

Je vous donne cette orange : recevez-la et répondez aux senti- ments que j'ai pour vous ; sinon, prenez-la toujours, et voyez le peu de temps qu'il faut à ce fruit pour perdre sa bonté; pensez <|u*il en est ainsi de moi, et que bientôt vous et moi flétrirons éga-. lement.

On dit (juil lit aussi cette épitaphe pour les Érétriens, lorsqu'ils furent surpris par une embuscade:

Nous étions Kréli'iens, originaires d'Kubée; mais nos corps rc-. posent piès de Suze, loin de notre patrie et des tombeaux de nos

.incélres.

' Ce passage assez obscur renfcniir iiii proM-rlH' giec iiu'on peut vinr d.uis Érasme, /Idntjçs, page I4fi.

PLATON \-2d

On lui attribue encore les vers suivants :

Vrnus disait un jour aux Muses : ISyiuphes, redoutez-moi, ou l'Amour vous fera la guerre. Finissez ces discours, répondiretit les Muses; cet enfant ne passe point par ici.

Enfin on lui attribue ceux-ci :

Un liomme ayant trouvé un trésor, laissa à la place une corde (ju'il avait apportée : celui à qui était le trésor, ne trouvant point l'or qu'il avait mis dans cet endroit, prit la corde qu'il \ trouva '.

Molon haïssait Platon, et dit un jour qu'il n était pas si étonnant de voir Denys à Corintlie que Platon en Sicile. 11 parait aussi que Xénophon n'a pas été de ses amis; et, par une espèce de jalousie , ils ont écrit sur les mêmes sujets, comme le Banquet , la Défense de Socrate , et des Commentaires sur la morale ; outre cela , Platon a traité de la république, et Xénophon de l'éducation de Cyrus , que Platon , dans son discours sur les lois , nomme un conte fait à plaisir, taxant d'imaginaire le portrait qu'il donne du caractère de ce prince; enfin, quoiqu'ils parlent l'un et l'autre de Socrate , on ne trouve nulle part dans leurs ouvrages qu'ils fassent mention l'un de l'autre , excepté dans le troisième livre des Commentaires de Xé- nophon , le nom de Platon se rencontre. On dit qu'An- tisthène se proposant de lire en public quelque chose qu'il avait composé , il pria Platon d'y être présent ; que celui-ci lui demanda quel était le sujet de son ouvrage ; et qu'Antisthène ayant répondu qu'il roulait sur ce qu'il ne faut pas être contredisant , Platon lui dit : Comment avez-vous traité cette matière? Qu'alors Antisthène , comprenant qu'il n'était pas dans ses idées , en fut of- fensé jusqu'à publier contre lui un dialogue, sous le titre de Sathon ; ce qui fut cause que , depuis ce temps-là , ils ne furent point amis. On dit encore que Socrate, ayant

' Il y a, dans ces vers, un retour des mêmes mots qu'on ne peut ^uerc rendre avec agrément.

130 PLATON.

entendu le Lysis de Platon, s'écria : Que de choses ce jeune ^^ homme me prête ! En effet, il lui faisait tenir des discours qui n'étaient jamais sortis de la bouche de ce philo- sophe.

Platon avait quelque éloignement pour Aristippe; cela paraît au sujet de la mort de Socrate , à laquelle il lui fait un crime, dans son traité de l'Ame, de ne s'être pas trouvé présent , quoiqu'il fût à Egine , lieu peu éloi- gné d'Athènes. Il n'était pas non plus ami d'Eschine, qu'il blâmait de s'être rendu en Sicile pour recevoir de l'assis- tance de Denys, qui faisait cas de lui ; au contraire, Aris- tippe l'en louait. Idoménée dit que celui qui voulut per- suader à Socrate de s'enfuir de prison ne fut pas Criton , mais Eschine ; et que Platon n'attribua cela au premier que parcequ'il n'aimait pas Eschine. il ne parle pas de lui dans ses ouvrages, excepté, en passant, dans son traité de l'Ame , et dans la Défense de Sorale. Aristote remar- que que sa manière d'écrire a quelque chose du poëme et de la prose. Phavorin dit quelque part que , lorsque Platon lut son traité de l'Ame , il n'y eut qu'Aristote , de /^ tous les assistants , qui l'écouta avec attention , tous les autres s'étant levés et retirés. Quelques uns disent que Philippe d'Opes transcrivit ses Lois , qui étaient écrites sur des tablettes enduites de cire ; on attribue aussi au même VEpinomis. Euphorion et Pansetius disent qu'on a souvent trouvé l'exorde de ses livres de la République changé , et Aristoxène croit que cet ouvage est inséré presque tout entier dans les Conlradictions de Protagore. Le Phèdre passe pour avoir été son coup d'essai, et il est vrai que cet ouvrage n'a pas beaucoup de force ; Dicéar- que en trouve aussi le style rude.

Platon ayant vu quelqu'un jouer aux dés, le reprit ; le joueur dit qu'il le reprenait pour peu de chose. L'habi- tude n'est pas peu de chose, reprit Platon. On lui de- manda s'il croyait que sa doctrine acquît autant de cré- dit que celle des autres philosophe:^ ; il répondit qu'il

PLATON. VM

tallait premièrement qu'il établît sa réputation, et qu'a- lors plusieurs de ses dogmes seraient estimés. Xénocrate étant un jour entré chez lui, il lui dit: Je vous prie, châtiez cet esclave ; je ne puis le faire parceque je suis irrité. Une autre fois, il dit à un de ses domestiques qu'il le punirait s'il n'était pas en colère. Étant à cheval, il en descendit, par la pensée qui lui vint que cet animal lui donnait un air de fierté. Il recommandait aux ivro- gnes de se regarder dans le miroir, afin que la honte qu'ils auraient de leur état leur inspirât de l'aversion pour ce vice; et il ne voulait point qu'on but au delà de ce qu'on pouvait porter, excepté dans les fêtes de Bacchus. Il blâmait ceux qui aimaient le sommeil et dormaient trop. De vient qu'il dit, dans ses Luis, qu'un dormeur est un homme sans mérite. Il disait que la vé- rité est la chose la plus agréable qu'on puisse entendre ; d'autres croient qu'il ne parlait pas de la vérité que disent les autres, mais de celle qu'on dit soi-même. Voici une sentence de son livre des Lois : a La vérité, mon cher hôte , est belle et durable; mais qu'il paraît difficile de persuader aux hommes de la suivre ! »

Platon souhaitait beaucoup de perpétuer la mémoire de son nom, ou par ses ouvrages, ou par la bouche; et c'est pour cela qu'il faisait souvent des voyages.

Il mourut , selon Pha^ orin au troisième livre de ses Commentaires , la treizième année du roi Philippe, de qui Théopompe dit qu'il reçut des réprimandes. Myro- nian, dans son traité des Choses xewblahle.^, cite Philon sur le proverbe auquel la vermine de Platon donna lieu, comme si ce philosophe était mort de cette maladie. On l'enterra dans l'académie, il avait longtemps enseigné la philosophie et d'où sa secte prit lo nom d'acadé- mique. Il fut enterré av^c beaucoup de solennité. Voici son testament :

Platon laisse et ièg^uecequi Miit : La métairie d'Kphesîindc. qui ;i

13-2 PLATON.

au septentrion le cliemin qui vient du temple de Céphisiade, au midi Héracléedes Héphesliades, à l'orient Archestrate de Phréare, et à l'occident Philippe de Cholide : il ne sera point permis de la vendre ou delaliéner, mais elle appartiendra à mon tils Adimante, qui en jouira absolument. Je lui transporte aussi la métairie des Knérésiades, située entre les fonds de Démostrate Xypétaron vers le midi, d'Euryraédon de Myrrhina du côté du levant, de Céphise au couchant et de Callimaque au nord, de qui je l'ai acquise par achat. Je lui donne de plus trois mines en espèces, un vase d'argent du poids de cent soixante-cinq drachmes, une coupe de même mé- tal qui en pè^e soixante-cinq, un îînneau et un pendant d'oreille d'or pesant ensemble quatre drachmes et trois oboles, avec trois mines qui me sont dues par Euclide le tailleur de pierre. Je dégage Diane de toute servitude; mais pour Tychon, Bictas, Appolloniadc et Denys, ils continueront d'être esclaves d'Adimante, mon fils, à qui je laisse aussi tous mes meubles, et les autres effets spécifiés dans l'inventaire qui est entre les mains de Démétrius. Je n'ai au- cune dette, et j'institue, pour curateurs et administrateurs du pré- sent délaissement, Speusippe, Démétrius, Hégias, Eurymédon, Callimaque et Thrasyppe.

On mit plusieurs épitaphes sur son tombeau; en voici une :

Ici repose le devin Aristoclès, dont la prudence et les mœurs fu- rent dignes d'éloge. Si jamais la sage.^se a honoré les hommes, celui-ci est couvert de gloire et au-dessus de l'envie.

En voici une autre :

Cette terre couvre le corps de Platon. Le ciel contient son ame bienheureuse. Tout honnête homme doit respecter sa vertu.

Celle ci est plus moderne que les autres :

Aigle, dis-moi pourquoi tu voles sur ce sépulcre et à quelle de- meure de l'empyrée tu vas ? Je suis lame de Platon qui s'élève i.u ciel, tandis que le pa\s d Athènes conserve son corps.

Voici aussi une épitaphe que je lui ai faite :

Queûl-ce été, Phébus, si tu u'eusses donné Platon aux Grecs l>our guérir les anies des honnnes par les lettres? car il est pour

H.ATO.N. l.i.i

Ifs maux (le laim' (.-c (|u T-Scnlape, Joii (il-;, rsl pouf les maladies du corps.

En voici encore une (\\\'[ porte en parUculier sur va mort :

Pour le bonheur des hommes, Apollon a donné le jour à Kscu- lapcet à Platon, afin que le premier procurât le bien d.'leur corps et le second celui de leur ame. Platon est allé assistera un feslin nuptial dans la ville dont il avait formé l'idée, et qu'il a fondée dans le ciel.

Platon eut pour disciples Speiisippe d'Athènes, Xé- nocrate de Chalcédoine , Aristote de Stagira , Philippe d'Opns , Hestiée de Périnthe , Dion de Syracuse , Amych^ d'Héraclée , Éraste et Corisque de Scepse , Timolaiis de Cyzique, .^véon de Lampsaque , Pithon et Héraclide d'.Enia, Hippotale et Callippe d'Athènes, Dèmétrius d'Amphipolis , Héraclide de Pont, et quantité d'autres, outre deux femuies, Lasthénie de Mantinée et Axiothée de Phlias, qui, comme le rapporte Dicéarqae, s'habillait en homme. Il y en a qui comptent aussi Théophraste parmi ses auditeurs. Chaméléon y ajoute l'orateur Hypé- ride, avec Lycurgue. Polémon donne aussi Démosthène pour un de ses disciples; et Sabin, dans ses Mvlungcs de Médllaliotu , livre quatrième , dit la même chose de Mné- sistrate de Thasse , non sans apparence de vérité. Mais puisque vous chérissez avec raison la mémoire de Pla- ton ' , et qu'à l'estime que vous avez pour lui vous joi- gnez le désir de connaître ses dogmes, j'ai cru devoir décrire la nature de ses discours , l'ordre de ses dialo- gues , et la manière dont il faisait ses inductions , en ne touchant cependant les choses que sommairement, et sans distinguer toutes les parties qui entrent dans Tassem- hlage de sa doctrine : car ce serait , comme on dit, en-

' Loiividge tle liiogène Laërce était adressé .i hik- ftiiinir iioiniiié' .Irna.

12

\U PLATON.

voyer de.i hiboii.r à Mhène.'i, s'il fallait vous donner les détails de tout '.

On prétend donc que le premier (jui fit des dialogues fut Zenon d'Élée ; Aristote , dans le premier livre des V* c- le: , et Phavorin , dans ses Coinincnlairi'S , disent que ce fut Alexamène de Styra ou de Teium. Mais Platon a tel- lement perfectionné ce genre d'écrire , que non-seule- ment on lui est redevable de l'élégance qu'il y a répandue, mais qu'on ne peut aussi lui en refuser l'invention. Le dialogue est un discours composé de demandes et de ré- ponses sur un sujet de philosophie ou de politique, exprimées d'une manière convenable aux personnes qu'on y introduit. La dialectique est l'art d'établir ou de détruire quelque proposition par demandes et par répliques.

Il y a deux caractères généraux dans les dialogues de Platon. Les uns sont appelés dialogues d'explication ou d'instruction'^; les autres, dialogues de recherche •*; ceux d'explication ou d'instruction se divisent différemment , selon qu'ils roulent sur la spéculation ou sur l'action ; ceux qui ont la spéculation pour objet se partagent en physiques et logiques ; ceux qui regardent l'action sont ou politiques ou moraux. Les dialogues appelés de re- cherche se divisent en deux classes: les uns sont destinés à s'exercer sur quelque sujet, les autres à combattre quelque idée. Les premiers se distinguent en dialogues appelés mœutiques et en dialogues d'essai ^ ; les seconds en dialogues de démonstration ou d'accusation, et en dia- logues appelés destructifs '.

' Proverbe pareil à celui de porter de lean à la mer. Il y avait beai'- eoup de hiboux à Athènes et une monnaie sur l.iquelle était em|treiiit le hibou , oi-.eau de Minerve. Érasme. Jdnges, page 203.

- Qui traitent de vérités connues.

■' Qui traitent de vérités inc.>imucs qu'on tâche de découvrir.

' Les dialogues m.-Eutiqnes sont ceux dans lesquels Sociale taisait trou- ver à ceux qu'il enseignait les vérités dont il voulait les faire convenir. Dans ceux d'essai, il ne faisait qiie toucher les vérités dont il les instrui- sait.

5 Les dialogues de démons'ration sont satiriques: les destructifs sont

PLATON. 135

Je n'ignore pas qu'il y a de» auteurs qui (iistinguent autrement les dialogues de Platon, ils disent que les uns sont dramatiques , les autres narratifs , et d'autres qu'ils appellent mixtes; mais cette distinction sent plutôt le style du théâtre que celui de la philosophie. Parmi ces dialogues, il y en a qui roulent sur la physique, comme le Tiinée; d autres sur la logique , comme le l'oliliqnc, le CrafijlCy le Vurtnénide et le Sophiste: sur la morale, comme V Apologie, le Crilon , le Phédon , le Phèdre, le Banquet, le Ménexène, le Clilo}:hon,\es Lettres, le Philèbe, Vllipparque, et les Rivaux ; sur la politique, comme la ]lè})ublique,\ei Lois, le Minos, VÉpinoinis et VAlliniticu-'. Platon se sert de la méthode maeutique dans les deux Alcibiades , le Théagène , Lysis et Lnchè^ ; de la méthode d'essai dans XEntijphron, le Ménon , Vion, le Churmidr, et le Théétèle ; de la méthode de démonstration, dans le Prolagore; de la méthode de destruction, dans ïlhithij- dèine, les deux ILppias, et le 6'or^/V/vCela suffit sur la nature du dialogue et sur ses ditTérences; mais comme on dispute beaucoup si cette partie des œuvres de Pla- ton contient des dogmes, il faut dire quelque chose de cette question.

On appelle dogmatiste un homme qui établit des dog- mes , comme on nomme législateur celui qui fait des lois. On donne le nom de dogme à un sentiment , et à lopi- nion qu'on en a. Or Platon explique certaines choses comme véritables, en critique d'autres comme fausses, et ne définit point ce qui lui paraît incertain. Sur les choses qu'il croit lui-même, il introduit quatre interlocuteurs, qui sont Socrate , Timée , l'étranger d'Athènes, et l'é- tranger d'Élée; ces étrangers ne sont pas, comme quel- ques uns le présument , Platon et Parménide , ce sont des personnages supposés. Quand Platon enseigne des dog- mes, il fait parler Socrate et Timée; quand il combat des

destinés à rériiterdes erreurs. V lyez la rie de Platon, par Dacier p. J2j. 12.;.

13G PLATOiN.

erreurs, il lait venir sur la scène Thrasimaque, Callicle , Polus, Gorgias, Protagore, Hippias, Euthydème, et d'au- tres semblables. Dans les raisonnements , il se sert beau- coup de l'induction , non de la simple, mais de celle qui est double. L'induction est un discours dans lequel , de quelques vérités on en infère une autre. Il y en a de deux sortes : l'une qu'on peut appeler du contraire, l'autre qu'on peut appeler de conséquence. La première est celle dans laquelle , quelque réponse que fasse celui qui est interrogé , il en suit le contraire de ce qui est. Par exem- ple : Mon père est , ou autre que le vôtre , ou le même ; si donc votre père est autre que mon père , il ne sera point père, étant autre qu'un père ; que s'il est le même que mon père , il sera mon père, étant le même que le mien. Autre exemple: Si l'homme n'est pas un animal, il sera du bois ou de la pierre. Mais il n'est point du bois ou de la pierre , car il est animé et il a des mouvements spontanés : il est donc un animal. Et si cela est, et qu'un bœuf et un chien soient des animaux aussi , l'homme sera tout ensemble un animal, un bœuf et un chien. Platon se servait de cette induction dans la dispute , non pour établir des vérités , mais pour réfuter des objec- tions. L'autre espèce d'induction qui se fait par consé- quence est aussi de deux sortes : dans l'une on conclut du particulier au particulier , dans l'autre du particulier au général ; la première sert aux orateurs , la seconde aux dialecticiens. Dans la première on demande, par exemple , si cet homme a commis l'homicide dont il s'agit; et la raison qu'il avait les mains sanglantes dans ce temps-là est une conséquence de laquelle on infère qu'il a commis le meurtre. J'ai dit que cette espèce d'in- duction sert aux orateurs, parceque la rhétorique se borne aux choses particulières et ne s'étend point aux générales , n'entrant point , par exemple, dans l'examen de ce qui regarde la justice même, et se bornant à celui des choses justes en particulier. Dans l'espèce d'induction

I>LAiO>. 137

que j'ai dit être propre aux dialecticiens, ou prouve le général par le particulier, comme sur la question Si l'ame est immortelle , et si les morts conservent quelque vie. Platon prouve cela dans son traité de l\iuie, par la proposition générale que les contraires se font des con- traires; et cette proposition générale, il la prouve par des cas particuliers, comme : que le sommeil naît de la veille, et la veille du sommeil ; que le plus grand naît du moin- dre , et le moindre du plus grand. Cette sorte d'induction était celle qu'employait Platon pour établir ses propres opinions.

Au reste, de même qu'autrefois le chœur représentait seul la tragédie, jusqu'à ce que Thespis inventa un acteur pour donner au cliœur le temps de se reposer , Eschyle un second, et Sophocle un troisième, ce qui est la ma- nière dont la tragédie se perfectionna , de même la phi- losophie fut longtemps restreinte à la physique , jusqu'à ce que Socrate y ajouta la morale , et Platon la dialecti- (jue ; ce qui mit la dernière main à cette science.

Thrasylle dit qu'il écrivit ses dialogues sur le modèle du quadriloque tragique , à la manière des acteurs qui parlaient en vers dionysiens , lénœens , panathénaeens , et chytriens. La dernière espèce était satirique, et tou- tes ensemble formaient ce qu'on appelait le quadriloque. Thrasylle dit donc que tous les dialogues authentiques de Platon se montent à cinquante-six. Sa Hépublique est di- visée en dix livres, qui se trouvent presque tout entiers dans les contradictions de Protagore, selon Phavorin,au deuxième livre de son Hhtoire diverse. Son traité des Lois est divisé en douze livres. Il y a neuf quadriloques, et le traité de la République y tient la place d'un livre, et celui des Lois pareillement. Le premier quadriloque roule sur un sujet commun à tous les dialogues qui y entrent, le but que Platon s'y propose étant de faire voir quelle doit être la vie d'un philosophe ; il distingue chaque livre par un double titré : l'un est pris du principal interlocu-

12.

138 PLAIUN.

teiir, l'autre du sujet dont il parle. Ainsi le premier qua- driloque contient l'Eutyphron, ou de la sainteté, dialo- gue d'essai ; la défense de Socrate ; le Criton , ou ce que l'on doit faire; le Phédon, ou de l'ame, qui sont des dialogues moraux. Le second quadriloque contient le Cratyle, ou de la justesse des noms, matière de logique ; le Théétète , ou de la science , entretien d'essai ; le So- phiste, ou de ce qui est, discours de logique; le Politi- que, ou du gouvernement, aussir dialogue de logique. Le troisième quadriloque contient le Parménide , ou des idées, sujet de logique ; le Pliilèbe, ou de la volupté ; le Banquet, ou du bien; le Phèdre, oudelamour, dialogues moraux. Le quatrième comprend le premier Alcibiade, ou de la nature de l'homme , entretien selon la méthode maeutique; le second Alcibiade, ou de la prière, selon la même méthode ; l'Hipparque, ou de l'amour du gain; les Rivaux, ou de la philosophie , dialogues de morale. Le cinquième renferme le Théagès, ou de la philosophie , selon la méthode maeutique ; le Charmide, ou de la va- leur; Lysis, ou de l'amitié, selon la méthode mœutique. Le sixième contient l'Euthydème, ou le disputeur , dia- logue destructif; Protagore, ou les sophistes, démonstra- tif; Gorgias, ou de la rhétorique, destructif; Ménon, ou de la vertu, dialogue d'essai. Dans le septième quadriloque se trouvent les deux Hippias, dont le premier traite de l'honnête , et le second du mensonge , tous les deux du genre destructif; l'Ion, ou de l'Iliade, dialogue d'essai ; le Ménexène, ou l'Épitaphius, du genre moral. Le huitième est composé du Clitophon, ou celui qui fait des exhorta- tions , discours moral ; de la République, ou de la justice, entretien politique; du Timée, ou delà nature, discours physique ; du Critias, ou Atlanticus, moral. Enfin le neu- ^ième contient Minos, ou de la loi ; les Lois, ou de la ma- nière d'en faire; Épinomis, ou, l'assemblée nocturne, autrement le Philosophe , dialogues politicpies. il y a treize épîtres morales de Platon dont l'inscrip-

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tion est iiotinc vie! au lieu qu'Épicure , dans les siennes , mettait Bonheur! et Cléon se servait du mot de Saîut ! 11 y a une de ces épîtres adressée à Aristodème, deux à Archytas, quatre à Denys , une à Hermias , Éraste et Co- risque, une à Léodamas , une à Dion, une à Perdiccas, deux aux amis de Dion. Voilà quelle est la distinction des ouvrages de Platon selon Tlirasyllus, et plusieurs au- teurs l'admettent.

D'autres , entre lesquels est Aristophane le grammai- rien, divisent les dialogues de Platon en triloques, pla- çant dans le premier la République, le Timée , le Cri- tias ; dans le second , le Sophiste , le Politique , le Cratyle; dans le troisième, les Lois, le Minos , l'Epinomis; dans le quatrième, le Théétète, l'Eutyphron , la défense de So- crate ; dans le cinquième , le Phédon , le Criton , les Let très. Les autres ouvrages, ils les rangent un à un et sans ordre. Quelques uns, comme nous l'avons dit, commen- cent rénumération des œuvres de Platon par sa Répu- blique , d'autres par le premier Alcibiade , ou par le Théa- gès , par l'Eutyphron , par le Clitophon , le Timée , le Phèdre, le Théétète ; enfin par la défense de Socrate.

Il ne faut point regarder, comme étant de Platon , les ouvrages suivants qu'on lui a attribués , leMidon ou l'Hip- postrophe , l'Eryxias ou l'Erasistrate , l'Alcyon, l'Acé- phale ou le Sysiphe , l'Axiocus , le Phéacus, le Démodo- cus, le Chélidon, la Semaine, l'Épiménide. Phavorin, dans le cinquième livre de ses C<)mmcntaires , dit que l'Alcyon est l'ouvrage d'un certain Léonte.

Platon a emprunté à dessein différents noms , pour empêcher que des gens non lettrés entendissent facile- ment ses ouvrages. Il croit que la sagesse consiste pro- prement dans la connaissance des choses qui sont spiri- tuelles, et qui existent véritablement , lui donnant pour objet Dieu et l'ame séparée du corps. Lorsqu'il prend le mot de sagesse dans son sens propre , il entend par la philosophie , comme étant un désir de la sagesse divine ;

l'iO PLATON.

mais dans le sens commun il applique le mot de sagesse à toute sorte de talents , donnant par exemple le nom de sage à un artisan. Souvent il se sert des mêmes termes pour signifier différentes choses : par exemple , il met le mot de négligé pour simple, à la manière d'Euripide, qui, en parlant d'Hercule dans son Lycimnius, dit qu'il était «négligé, sans ajustement, ne pensant qu'à faire « bien , faisant consister toute la sagesse à en faire les « actions, et ne mettant point d'ornements dans ses dis- « cours. » Quelquefois Platon se sert de ce même mot pour désigner ce qui est beau, et d'autres fois ce qui est petit. Il donne la même signification à divers termes, appelant l'idée espèce , genre , modèle , principe et cause. Il se sert aussi de termes contraires pour désigner la même chose, comme quand il applique aux choses sensi- bles les mots d'existence et de non-existence , disant que ce qui est sensible existe en tant qu'il a été produit, et n'existe point en tant qu'il est sujet à des changements continuels; et quand il dit que l'idée n est ni une chose qui se meut ni une chose en repos, qu'elle est la même, qu'elle est une et qu'elle est plusieurs. Cet usage de Pla- ton se remarque en divers endroits de ses ouvrages.

Ils demandent trois sortes d'explications : il faut voir premièrement ce qu'il dit; secondement, s'il le dit dans la vue d'atteindre le but qu'il s'est proposé, ou par voie de comparaison , et si c'est pour établir quelque vérité , ou pour réfuter des objections; en troisième lieu, s'il parle à la lettre.

Comme on trouve certaines marques dans différents passages des œuvres de Platon, il est bon d'en donner une explication. On marque les expressions et les figures usitées aux platoniciens par un X. Cette double ligne = désigne les dogmes et les opinions particulières de Pla- ton. Les manières de parler et les élégances de style sont marquées avec un X* entre deux points. Cette figurer marque les endroits que queUpies autours ont corrigés;

PLATON. lil

colle-ci-r , l<^s choses inutiles qui (loi\ent être ùtées; cette autre £. désigne les endroits dont il laut chanjier l'ordre et ceux qui peuvent recevoir deux sens. Celle qu'on appelle foudre | désigne l'ordre et la liaison des vérités philosophiques ; l'étoile îS,des idées qui se ressemhlent; et cette marque des choses qu'on rejette.

Voilà pour ce qui regarde le nombre des livres de Pla- ton et les marques qui s'y trouvent. Antigone de Caryste. dans son ouvrage sur Zenon, dit qu'après l'édition de ces livres , ceux qui souhaitaient d'en savoir le contenu payaient pour cela ceux qui les avaient.

Quant à ses sentiments , il croyait que l'ame est immor- telle, et qu'elle est revêtue ' de plusieurs corps ; qu'elle a un principe numéral, et le corps un principe géométrique : il la définissait une idée de l'esprit qui est distribué par- tout ^, et croyait qu'elle est , elle-même, le principe de son mouvement. Il la divisait en trois parties, plaçant la partie raisonnable dans la tète, l'irascible dans le cœur, et la concupiscibîe dans le foie. Il disait que du milieu (lu corps elle l'embrasse de toutes parts circulairement; (pi'elle est composée des éléments et partagée par des intervalles harmoniques , qui lui font former deux cercles conjoints, dont l'intérieur, coupé en six autres, forme en tout sept cercles.

Il plaçait cet orbe-ci le long du diamètre à la gauche intérieurement , et l'autre de côté à la droite , supposant que c'est le plus excellent, parcequ'il est unique, au lieu que le premier est divisé intérieurement. Il disait que le cercle unique est de la nature du nicme , et celui qui est

' Il ne me parait pas qu'il s'agit ici de la méteinpsychose, comme le sup- pose la version latine , mais de l'opinion que l'ame , en descendant dans le corps, prend diverses qualités dans les splières par on croyait qu'elle passait, et i évêt d'abord un corps éthérien , ensuite un corps aérien , etc.

- C'est-à-dire , une portion ou une production de lame du monde. Le reste de ce passage est fort obsjur. On peut voir, sur quelques unes de-; idées qui y entrent , Macrobe. .Vonf/<^ dp Scipion , el Vh\\?ii-i\\ïe , de l(( Lirolion df l'orne.

1 i2 PLATON.

divisé de la nature de Vauirc \ appelant eelui-la le mou- vement de l'ame, et celui-ci le mouvement de lunivers et des étoiles errantes ^ Il ajoutait que cette division, depuis le ^milieu , étant telle qu'elle se joint vers les extrémités, l'ame aperçoit les choses qui sont et les joint ensemble, parcequ'elle a en elle-même l'harmonie des éléments; connaissance qui n'est qu'une simple opinion lorsqu'elle est acquise par l'élévation du cercle qui est de la nature de Vauirc, et une science, lorsqu'elle est acquise par le cercle qui est de la nature du }nèiue.

Il établit deux principes de toutes choses, Dieu et la matière; et appelle aussi le premier esprit et cause, définissant la matière une masse inCorme et infinie de laquelle se font les êtres composés. Auparavant, dit-il, rlie se mouvait sans ordre; mais Dieu ayant jugé que l'ordre valait mieux que la confusion , l'a rassemblée dans un lieu. Son essence se change en quatre sortes d'élé- inents, qui sont le feu, l'eau, l'air et la terre, éléments dont est composé le monde même , et tout ce qu'il ren- ferme : la terre seule est exempte de transmutation. 11 donne pour raison de cela la différence qu'il y a entre la hgure des parties dont elle est composée et la figure des parties des autres éléments, qui sont toutes homogènes, comprenant dans la conformation un triangle oblong. Au lieu que les parties de la terre ont leur figure particulière , celles de l'élément du feu sont pyramidales, celles de l'air ont huit côtés , et celles de l'eau en ont vingt; mais celles de la terre sont de forme cubique, et cela empêche

' Platon H[tpelait la nature maiérielle /'a«(/e . et la nature sj.iritiielle le même. Piutarque, de la Création du »Joj;rfe, au commencement.)

- Je ne sais si par ces deux cercles il ne f.mt point entendre les deux mouvements de lame que sujiposaient It splatoniciens : le premier estcelui par lequel elle se meut elle-même et a rapport aux choses spirituelles; le second est celui par leqnt l e le meut le corps et a rapport aux choses .«•eusibles. Et il me semble qu'ds regardaient ce second mouvement coinni^ produit ou dirigé par le mouvement de lame du monde , ou de ce qu il .ippeiaient ainsi. ( Plutarqne. du Mouvement selon le côté et selon le dio nuire, opiisc. 27 j

PLATON. rcî

que la terre ne se change dans les antres éléments , et que ceux-là ne puissent se changer en terre. Ils ne sont pas séparés par une situation dilîerente de lieu pour cha- cun, parceque la circonférence qui les comprime et les pousse vers le milieu unit les petites parties et sépare les grandes , de sorte que le changement d'espèces emporte aussi changement de lieu.

Il croyait que tout fait partie d'un seul monde, le monde sensible étant aussi l'ouvrage de Dieu, qui lui a donné une ame : parcequ'un monde doué d'une ame est plus excellent que celui qui n'en a point, et que celui-ci est l'ouvrage de la cause la plus excellente. 11 inférait er- core qu'il est un , et qu'il n'y a pas de mondes infinis , parceque le modèle sur lequel il a été fait est unique. Il croyait qu'il est de figure sphérique, parceque son au- teur a une forme semblable ', et que, comme le monde renferme en soi tous les autres animaux , la forme sphé- rique renferme toutes les autres formes. Il le croit léger et sans organes à l'entour, parcequ'il n'en a pas besoin. Il croit aussi que le monde est incorruptible , parceque Dieu ne le dissoudra pas - ; que Dieu est la cause de toute la génération des choses, parcequ'il est de la nature du bon d'être bienfaisant , et que le ciel devant être la pro- duction de la cause la plus excellente (parceque ce qu'il y a de plus beau doit avoir pour cause ce qu'il y a de meilleur parmi les êtres intelligibles, ce qui est Dieu, et que le ciel est fait à la ressemblance de ce qu'il y a de meilleur, puisqu'il est ce qu'il y a de plus beau 1, il s'en suit qu'il ne ressemble à aucun être créé , mais à Dieu.

Platon dit que le monde est composé de feu, d'eau, d'air, de terre: de feu, afin qu'il fût visible: déterre, afin qu'il lut solide: d'eau et d'air, afin qu'il fût proportionné, parce-

' Isaac Casaiibon cite un passage o'e Proclus qui prouve que cela (li)ir s'entendre d'une analogie entre la forme sphér.(]iie et le mouvement (]r la pensée.

- IsaicCasaub)n explique ainsi ce (a.-sage et se fonde sur l'iutarquo.

\M PLATON.

que k's vertus des solides se proportionnent à l'aide de deux milieux qui servent à unir le tout; enfin, ces élé- ments rémiis rendent le monde parfait et incorruptible Selon ce philosophe, le temps a été produit etestune image de l'éternité; celle-ci est permanente , au lieu que le temps est l'effet de la circulation du ciel, les nuits, les jours , les mois et autres divisions semblables étant des parties du temps ; de sorte que, sans cette constitu- tion du monde , il n'y aurait point de temps ; en un mot, que le monde et le temps existent ensemble. Il croit aussi que le soleil , la lune et les étoiles ont été créés pour former le temps; que Dieu a allumé les rayons du soleil pour former le nombre des heures et en donner la connaissance aux animaux ; que la lune est immédiate- ment au-dessus de l'orbe de la terre , le soleil dans l'orbe suivant , et les étoiles dans les orbes situés au-dessus de ceux-là. Il supposait le monde animé parcequ'il est lié ensemble par un mouvement animé, et disait que les autres animaux ont été créés , afin que le monde fût par- lait et semblable à un animal intelligent; que comme le monde renferme des animaux , le ciel en renferme aussi ; que les dieux sont principalement de la nature du feu , et que les autres animaux sont de trois genres , volatiles, a(juatiques, et terrestres. Il pensait que la terre est plus ancienne que les dieux qui sont dans le ciel; qu'elle a été construite pour former les jours et les nuits, et qu'étant située au milieu de l'univers, elle se meut autour du centre du monde. Il croyait encore qu'y ayant deux sortes de caus s , il y a des choses qui se font avec déli- bération et dautres qui se font par des rais(»ns de néces- sité ; il mettait dans ce nombre l'air , le feu , la terre et l'eau, qui, à proprement parler, n'étaient point des élé- ments, mais étaient propres à le devenir, étant com- posés de triangles joints dans lesquels ils se résolvent ; il suppose (pie le principe des éléments est le triangle oblong et le triangle isocèle.

PLATON. U.-)

Il établit donc les deux principes et causes dont nous avons parlé , et dont il dit que Dieu et la matière sont l'exemplaire qui doit nécessairement être sans forme, ainsi que par rapport aux autres choses qui reçoivent les qua- lités qu'elles ont. La cause qui les produit agit par né- cessité , car elle produit les essences dont elle reçoit les idées; et étant mise en mouvement par les effets diffé- rents de la puissance qui agit sur elle , elle contrecarre par son mouvement les choses auxquelles elle l'a com- muniqué. Auparavant ces causes se mouvaient sans ordre ni règle ; mais lorsqu'elles commencèrent à former le monde par la vertu qu'elles reçurent de Dieu, elles ac- (juirent de l'ordre et de l'harmonie : car avant la création du ciel il y avait deux causes, et une troisième, savoir la génération ; mais elles n'étaient pas manifestes: ce n'étaient que des traces , et elles n'avaient point d'ordre ; ce ne fut que lorsque le monde fut créé qu'elles furent arrangées.

Platon croit que le ciel a été fait de l'assemblage de tous les corps, et que Dieu est incorporel aussi bien que lame; disant que c'est ce qui fait qu'il est exempt de corruption et de passion. Quant aux idées, comme nous avons dit , il les regardait comme des principes et des causes qui font que les choses sont par leur nature telles qu'elles sont'.

Sur le bien et le mal , il croyait que l'homme doit se proposer pour fin de devenir semblable à Dieu ; que la vertu lui suffit pour être heureux, mais qu'il a besoin aussi d'autres biens , comme de force, de santé , de bonne disposition des sens , et d'autres avantages corporels, aussi bien que de richesses , de noblesse et de gloire ; que cependant, quoique ces biens lui manquent , le sage

' -Nous avons traduit ce morceau du mieux qu'il nous a été possible, nous convenons qu'il y a des endroits dont le sens est difficile à coiTi- prendre. Vn fr.idnftenr n'est pas responsable dp I'ob<!Ciirité de son ori- i^.nal.

140 PLATON.

n'en vit pas moins heureux. Il croit que le sage peut se mêler du gouvernement, qu'il doit se marier , et obser- ver fidèlement les constitutions établies, procurer à sa patrie tout le bien qu'il peut , et affermir sa constitution par de bonnes ordonnances, à moins qu'il ne prévoie que la trop grande dépravation du public rendrait ses bons desseins inutiles.

11 pensait que les dieux voient les actions des hommes, qu'ils veillent aux choses de ce monde , et qu'ils sont de purs esprits. Il disait que l'honnête n'est point différent de ce qu'on appelle louable, raisonnable, utile, beau et convenable , parceque tout cela sert à exprimer ce qui est dicté par la nature et la raison.

Il a traité des noms des choses, et a établi la science d'interroger et de répondre ; science dont il a fait lui- même un grand usage. On remarque dans ses dialogues qu'il parlait de la justice comme d'une loi établie de Dieu , afin de persuader plus fortement aux hommes de se conduire avec équité , de peur qu'après leur mort ils ne fussent punis des iniquités qu'ils auraient commises pendant leur vie ; on lui donna aussi à cette occasion le nom de fabuleux, parceque, quoique incertain de ce qui se passait dans l'autre monde , il mêlait ses écrits d'his- toires pareilles pour intimider les hommes et les empê- cher de violer les lois. Voilà pour ce qui regarde ses dogmes.

Selon Aristote , il distribuait les biens de la vie en biens de l'ame , biens du corps, et biens qui sont hors de nous. Il range au nombre des premiers la justice, la prudence , la magnanimité, la frugalité, et les autres vertus de ce genre; dans la seconde classe, il place la beauté, la bonne mine, la force; et dans la troisième, les amis, la prospérité de la patrie, et les richesses.

Il divise l'amitié en trois espèces , la naturelle, la so- ciale, et celle d'hospitalité: l'amitié naturelle est cette tendresse que les pères et les mères ont pour leurs en-

PLATON. iïi

fants , et ce penchant qui porte les proches, et même les animaux, à s'entr'aimer les uns les autres; l'amitié so- ciale, qui n'est formée par aucun lien du sang , naît d'une liaison formée par l'habitude , comme celle de Pylade et d'Oreste; l'amitié d'hospitalité est un attache- ment qui se contracte avec des personnes qu'on reçoit chez soi ou chez qui on est reçu, soit par lettres, soit par recommandation. A ces trois sortes d'amitié quel- ques uns en ajoutent une quatrième espèce, savoir celle qui naît de l'amour.

11 partage le gouvernement civil en cinq états : le dé- mocratique, l'aristocratique, l'oligarchique, le monar- chique , et le tyrannique. Le démocratique a lieu dans les villes le peuple commande, élit les magistrats et fait les lois; l'aristocratique est celui ni les riches , ni les pauvres, ni les nobles, ni d'autres qui se sont acquis de la gloire, mais les plus gens de bien , ont l'adminis- tration publique ; l'oligarchique a lieu lorsque les riches, toujours inférieurs en nombre aux pauvres , nomment les magistrats. L'état monarchique est de deux sortes : l'un est fondé sur les lois , comme celui de Carthage ; l'autre sur la naissance , comme ceux de Lacédémone et de Macédoine, les descendants de la race des princes succèdent à la royauté. On appelle un état tyrannique quand un peuple reçoit la loi de quelqu'un qui s'est em- paré de l'autorité souveraine par artifice ou par vio- lence.

Platon admettait trois genres de justice , l'une qui s'exerce envers les dieux, la seconde envers les hommes , et la troisième envers les morts. Faire des sacrifices , suivant les cérémonies établies , et révérer les choses sacrées , c'est rendre aux dieux le culte qui leur est dû. Restituer un dépôt au prochain , est un acte de justice à l'égard de la société. Assister aux obsèques des morts, <'t respecter leurs sépulcres , c'est remplir la troisième partie de la justice.

I'i8 PLATON.

H distingue trois espèces de science: la première, qui

/^ a l'action pour objet , se nomme science pratique ; l'autre, qui a pour objet l'effet de l'action . se nomme efficiente; la troisième , qui regarde la spéculation , porte le nom de théorique. Par exemple , la science de bâtir une mai- son , ou de construire un vaisseau, appartient à l'action, puisque nous voyons résulter de ce travail un édifice ou un navire; au contraire, l'art de gouverner, l'adresse de jouer de la flûte , de toucher du luth et d'autres instru- ments , se réfèrent à la pratique , vu qu'après qu'on a fini , il ne reste rien que l'œil puisse apercevoir, et que le tout demeure dans l'action même de gouverner ou de jouer de quelque instrument. Quant à la géométrie, la musique et l'astrologie, elles sont du ressort de l'entende- ment et purement spéculatives , n'ayant ni action ni suite d'action; le géomètre considère le rapport que les lignes ont les unes avec les autres ; le musicien juge de la jus- tesse des sons par la mesure ; l'astrologue contemple le ciel et les astres. Platon distinguait cinq parties dans la médecine , la

/^ pharmaceutique , la chirurgique , la diététique , la noso- gnomique, et la boéthétique : on appelle pharmaceutique cette partie de la médecine qui rétablit la santé par l'u- sage des médicaments ; chirurgie, celle qui rend la santé par l'opération de la main; la diète est un régime de vivre; la nosognomique est la connaissance des mala- dies jointe à l'art ; la boéthétique est le soulagement prompt des douleurs par la vertu des spécifiques.

Dans sa division de la loi, il entend par loi écrite le gouvernement civil ; et par loi non écrite, cette répu- gnance , par exemple , que la nature et la coutume inspi- rent à se présenter nu en public, ou à y paraître vêtu en habits de femmes ; car lors même qu'aucune loi écrite ne défend ces actions en termes exprès, la loi naturelle les interdit tacitement.

11 établit cinq genres de discours ou d'oraison: celui

PLATON. Iii>

dont se servent dans leurs harangues ceux qui remplis- sent des charges publiques, se nomme politique; celui qu'emploient les orateurs dans la démonstration , lors- quils louent, ou blâment, ou accusent quelqu'un, s'ap- pelle rhétorique ; le troisième , usité dans les entretiens privés, est appelé idiotique; le quatrième, qui consiste en raisoimements par courtes demandes et réponses , porte le nom de dialectique; le cinquième , qui consiste dans la conversation des gens de quelque métier , lors- qu'ils parlent de leur profession , est dit technique.

Il compte trois sortes de musique : la première s'exé- cute par la voix , qui est le chant ; la seconde par quelque instrument joint à la voix; la troisième] par les instru- ments sans la voix.

Il envisage la noblesse sous quatre faces, et reconnaît pour nobles ceux dont les ancêtres ont donné des marques de probité , de courage et d'équité , ceux qui descendent de race de princes et de grands seigneurs, ceux dont les ancêtres ont illustré leur nom par des triomphes dans la guerre et des couronnes dans les jeux , ceux enfin qui se distinguent par leur grandeur d'ame , et qui ne doi- vent leur élévation qu'à leurs belles qualités.

Il compte trois sortes de beautés : l'une estimable , comme celle du visage ; l'autre , comme une maison meublée qui, outre qu'elle est belle, est de service ; la dernière , avantageuse comme l'étude et les lois qui ten- dent principalement au bien de la société.

Il distingue trois parties dans la nature de lame, la raisonnable , la concupiscible et l'irascible ; attribuant à la partie raisonnable les pensées, les desseins, les ré- llexions, les conseils et autres actions de l'esprit; à la partie concupiscible l'appétit des aliments, le plaisir charnel, et ce qui y a rapport: à l'irascible la sécurité, la volupté, la douleur et la colère.

Il établit quatre espèces de vertus consommées , la pru- flence , la justice, la force et la tempérance. La prudence

^5.

150 PLATON.

fait qu'on agit en tout comme il faut; la justice empêche que , dans la société civile , on ne viole le droit de per- sonne ; la force encourage à persévérer, malgré la crainte et les dangers, dans ce qu'on a entrepris ; la tempérance amortit les passions, rend invincible à la volupté, et con- tient dans les bornes d'une vie régulière.

Il comprend les différentes espèces de gouvernement sous ces cinq dominations : le légitime , le naturel , celui de coutume, l'héréditaire, le violent, ou le tyrannique. Le gouvernement est légitime lorsque celui dont le peuple a fait choix gouverne selon les règles ; il est naturel quand, à l'exemple de la supériorité que la nature a donnée aux hommes sur les femmes, on confie l'autorité aux hom- mes ; le gouvernement de coutume est celui des maîtres et des précepteurs à l'égard de leurs disciples ; le gouver- nement est héréditaire , s'il passe des mains d'un descen- dant dans celles d'un autre , comme cela se pratique dans la personne des princes de Lacédémone et de Macédoine que la succession appelle au trône , en vertu des lois ; enfin le gouvernement tyrannique est celui la force l'emporte sur la raison , et auquel on n'obéit qu'avec peine et avec contrainte.

Platon compte six espèces de rhétorique : il appelle exhortation un discours dans lequel l'orateur invite à entreprendre une guerre ou à donner du secours contre quelque ennemi ; dissuasion , lorsqu'au lieu de proposer l'une ou l'autre de ces entreprises , il suggère le parti de la neutralité ; accusation , s'il représente le tort qu'on a fait d'un côté et le dommage souffert de l'autre ; défense , si on produit des preuves qu'on n'a ni violé les droits ni offensé la raison ; louange ou éloge , quand l'orateur n'a que du bien à dire ; censure, lorsqu'il fait voir la honte et les suites d'une mauvaise action. A ces distinctions il ajoute quatre observations sur le discours : premièrement, il veut qu'on considère ce qu'on doit dire ; en second lieu , combien il faut parler ; en troisième lieu , à qui l'on parle ;

PLATON. 151

et t'iiliii quand il est à propos de parler. 11 laut dire des choses également utiles à celui qui parle et à celui qui écoute. Il faut parler autant qu'il est nécessaire, ni trop ni trop peu. Il faut employer des expressions proportion- nées à l'âge de ceux avec qui on parle, user de ména- gement avec des vieillards qui s'obstinent dans leur sen- timent, et prendre un ton plus ferme avec déjeunes gens. Enfin le temps de parler est de ne le faire ni avant que l'occasion s'en présente , ni après que la raison le voulait. S'écarter de ces règles c'est tomber en faute.

Il compte quatre différentes manières d'obliger : par sa bourse, par sa personne, par les talents, ou par la pa- role. On rend service par sa bourse en faisant du bien à ceux qui en ont besoin ; par sa personne , lorsqu'on se protège mutuellement , et qu'on sauve quelqu'un des mains de ses ennemis ; par ses talents , en instruisant le.s ignorants , ou en contribuant par son expérience à la guérison des maladies; enfin par la parole, lorsqu'on plaide pour un ami qui est mis en justice.

Il distingue autant de différentes sortes de fins : fin d'institution , comme lorqu'on rend un édit dans l'in- tention qu'il aura désormais force de loi ; fin naturelle , comme quand les jours finissent et que les années expi- rent naturellement; fin d'art, comme quand un édifice est achevé, ou qu'on a mis la dernière main à la construc- tion d'un vaisseau ; fin de hasard , comme un événement inattendu.

Il distingue pareillement quatre espèces de puissances . l une est la faculté que nous avons de penser et de réflé- chir; la seconde, celle de pouvoir remuer notre corps, d'aller et de venir, de donner, de prendre et de faire d'au- tres actions semblables ; la troisième consiste dans l'abon- dance d'argent et la multitude de troupes ; la quatrième est celle de faire le bien et de supporter le mal , puisque nous pouvons devenir savants, malades, infirmes, être convalescents, et ainsi du reste.

152 PLATON.

11 remarque principalement trois marques de civilité : la première consiste à se saluer et à se toucher la main lorsqu'on se rencontre ; la seconde, à rendre de bons oflices à ceux qui en ont besoin ; la troisième, à recevoir amica- lement ses amis.

11 compte divers degrés de félicité : le premier est de savoir bien se conseiller soi-même ; le second, d'avoir l'usage de tous ses sens et la santé ; le troisième, de réus- sir dans ses desseins ; le quatrième, de surpasser les autres en crédit et en réputation ; le cinquième, d'avoir tout ce qui est nécessaire à la vie. Les bons conseils qu'on suit nais- sent de la science , de la capacité et de l'expérience dans l'usage du monde. La bonne disposition des sens dépend de l'organisation du corps : c'est avoir la vue perçante, l'ouïe fine , l'odorat subtil , le goût fin et délicat. Les suc- cès viennent de la sagesse des entreprises et du courage avec lequel on les exécute. La bonne renommée naîide l'o- pinion qu'on a de notre probité. L'abondance est une afr fluence de biens dont on emploie une partie à ses propres besoins et le reste à ceux de ses amis. Quiconque jouit de tous ces avantages peut se dire parfaitement heureux.

Il range les arts sous trois classes : dans la première , il place ceux qui consistent à manier le fer et les autres métaux , à tailler et à préparer les matières ; dans la se- conde, les arts qui font former des ouvrages, comme des armes et des instruments de musique , qui se font de fer ou de bois , les unes par l'armurier, les autres par l'ar- tisan ; dans la troisième il met les arts qui consistent à faire usage de ces ouvrages: par exemple, les cavaliers se servent de brides, les soldats d'épées , les musiciens d'instruments.

Platon divisait ie bien en quatre genres : Premièrement, dit-il , nous appelons homme de bien celui qui a de la vertu ; en second lieu, nous donnons le nom de bien à la vertu même et à la justice ; troisièmement, nous appelons ainsi les aliments, l'exercice du corps, et les médicaments;

PLATON. i:>:î

en quatrième lieu , l'harmonie des iiistrumeuts , l'art poé- tique, l'art comique, et autres choses semblables. Il y a d'ailleurs des choses que nous désignons par les titres de bonnes, de mauvaises et d'indiflférentes. Nous appelons mauvaises celles qui sont toujours nuisibles , comme l'in- tempérance , la folie , l'injustice , et autres excès parei's. Les bonnes sont celles qui sont utiles. Enfin on appelle indiflférentes celles qui n'apportent ni utilité ni perte.

Il fait consister la bonté du gouvernement en trois choses : si les lois sont bonnes , si le peuple y est bien soumis , si les coutumes et les maximes suppléent au dé- faut des lois. Il y a aussi autant de sources du mauvais gouvernement : si les lois ne sont utiles ni aux naturels du pays ni aux étrangers; si on les transgresse impuné- ment ; s'il n'y a point de loi, et que la licence soit la seule règle de conduite.

Il distingue les contraires de trois manières : d'abord lopposition du bien au mal , comme la justice et l'injus- tice , la sagesse et la folie , et ainsi des autres. Ensuite l'opposition du mal au mal , comme la prodigalité et l'a- varice, la sévérité outrée et l'indulgence excessive. Enfin celle du léger et du pesant , de la lenteur et de la promp- titude , du blanc et du noir. Ces derniers contraires ne sont ni du bien au mal , ni du mal au mal ; ils sont op- posés comme des choses neutres à d'autres choses neutres.

Il compte aussi trois sortes de biens : les uns qu'on peut posséder, comme la justice et la santé ; les autres auxquels on ne fait que participer, comme le bien mémo (lu'on ne possède pas, mais auquel on participe. La troi- sième sorte est de ceux qui subsistent, comme l'honnête, le bon et le juste ; ce sont des biens qu'on ne peut avoir même par participation , quoiqu'ils doivent être néces- sairement, mais dont il suffit qu'on acquière les qualités.

Il donne trois objets à la réflexion , le passé , le présent et l'avenir. Le passé nous retrace les exemples des maux fine chaque nation a soufiferts (tels sont ceux que les La-

154 PLATON.

cédémoniens se sont attirés par leur trop grande sécurité ) , afin que , faisant attention à leurs fautes , nous évitions de les commettre , et que , prenant garde à celles de leurs mesures qui ont été justes , nous marchions sur leurs traces. Les réflexions sur le présent nous ouvrent les yeux sur ce qui se passe devant nous ; elles nous font voir les faibles remparts des hommes timides , la cherté des vi- vres, et autres semblables avantages ou désavantages, afin de nous apprendre ce que nous devons tantôt es- pérer , tantôt craindre. Les réflexions sur l'avenir nous avertissent de ne rien hasarder témérairement, d'avoir égard à notre réputation, et de ne pas nous livrer à des soupçons qui nous conduisent à violer le droit des gens , par exemple , dans la personne des ambassadeurs , ce qui ternirait notre gloire, comme il est arrivé aux Grecs, qui se déshonorèrent par cet endroit.

Platon distingue la voix en animée , qui est celle des animaux , et en inanimée, qui est le bruit et le son des choses muettes. La première est ou articulée , qui est celle des hommes, ou non articulée , qui est le cri des bétes.

Il distingue encore les choses divisibles d'avec les in- divisibles : celles-ci sont les choses simples qui n'admet- tent point de composition, comme l'unité, le point et le son ; les divisibles sont celles qui renferment quelque composition , comme les syllabes , les consonnes , les ani- maux, l'eau, et l'or. Cette composition est ou de parties similaires , de manière que le tout ne difl'ère de la partie que par le nombre des parties, comme l'eau, l'or, et au- tres choses semblables ; ou bien cette composition est de parties dissimilaires, comme une maison et autres choses pareilles.

Enfin Platon dit qu'en tout ce qui existe il y a des cho- ses qui sont par elles-mêmes, et des choses qui ont rela- tion à d'autres : les premières, on les connaît 9ai\s cxpli- ration , comme l'idée d'homme, de cheval, on de h>ut

PLATON. 155

autre animal; les secondes ont besoin d'interprétation pour être comprises , comme lorsqu'on dit plus grand, plus prompt, meilleur^ parceque cela se dit relativement à ce qui est plus petit, plus lent, moins bon , et ainsi du reste.

Selon Aristote, il divisait aussi de même les premières notions '.

Outre Platon, on compte quatre autres personnes qui ont porté ce nom : un philosophe de Rhodes , disciple de Paneetius, dont Séleucus fait mention dans le premier livre de sa Philosophie; un second , qui était philosophe péripatéticien, disciple d' Aristote; un troisième, qui était élève de Praxiphane ; et un poëte de l'ancienne comédie

' Le terme de l'ur ginal est nn terme philosophique qui signifie les premiers sentimeuls (pie la nature nous donne. (Aulu-Gelle , liv. XU.

LIVRE IV.

SPEUSIPPE.

Autant qu'il nous a été possible , nous avons dit de Platon tout ce que divers auteurs ont rédigé sur la vie et l'érudition de ce grand philosophe.

Speusippe, d'Eurymédonte et de Potone àMyrrhina, iHi des bourgs du territoire d'Athènes , succéda à Platon, son oncle maternel , qu'il remplaça pendant huit ans, .'î compter depuis la cent huitième olympiade. 11 mit les statues des Grâces dans l'école que ce philosophe avait fondée. Speusippe suivit les dogmes de Platon , mais il n'en prit pas les mœurs , car il était colère et voluptueux . On dit que la colère lui fit une fois jeter un petit chien dans un puits , et que la volupté le fit aller en Macédoine , exprès pour assister aux noces de Cassandre. Lasthénie de Mantinée et Axiothée de Phlias passent pour avoir étudié sous ce philosophe; de vient que Denys lui dit, dans une lettre satyrique : « Nous pouvons apprendre la « philosophie d'une femme d'Arcadie qui est votre éco- (( lière. Platon enseignait gratuitement, mais vous, vous « rendez vos disciples tributaires; vous recevez égale- ce ment et de ceux qui vous donnent de bon gré, et de « ceux qui vous paient à contre-cœur. »

Diodore, dans le premier livre de ses Comuientuires , dit : « Speusippe fut le premier qui examina ce que les sciences ont de commun les unes avec les autres; il les réunit et en fit une enchaînure , du moins autant qu'il est possible. Cœnéus lui donne le nom d'avoir mis au jour les choses mystérieuses qu'Isocrate débitait on secret ;et il

SPEUSïPPE. \:û

a encore celui d'avoir trouvé la manière de faire de ])etits tonneaux arrondis avec des douves fort minces.

Quand Speusippe eut le corps perclus d'un accès de paralysie, il manda Xénocrate, et le pria de vouloir bien se charger du soin de son école. Comme il se faisait me- ner dans une voiture à l'académie, on dit qu'il rencontra Diogène et le salua ; mais que celui-ci lui répondit : «Je u ne rends pas le salut à un homme qui aime encore assez « la vie pour la traîner dans l'état tu es. » On dit pour- tant que l'âge et le désespoir le portèrent à se donner la mort; ce qui est le sujet de l'épigramme que j'ai faite pour lui.

Si je u'avais appris que Speusippe est mort de cette manière, je ne croirais pas qu'un parent de Platon pût mourir ainsi : car ce philosophe n'eût pas attendu à mourir qu'il eût perdu tout espoir ; ii serait mort pour un beaucoup moindre sujet.

Plutarque, dans la Vie de Lysandre et de SyUa, dit qu'il mourut de la vermine qui sortait de son corps; et Timo- thée, dans ses Vies des Philosoplie^, dit qu'il était d'une complexion déUcate. On raconte qu'un homme riche ayant pris de l'amour pour une personne laide , Speusippe lui dit : « Qu'avez-vous besoin de vous arrêter à cette femme? « je vous en trouverai une plus belle pour dix talents. »

Il a laissé beaucoup de commentaires et plusieurs dia- logues , parmi lesquels se trouve celui qui est intitulé Arislippe. Il y en a un sur l'Opulence, un sur la Volupté , un sur la Justice, un sur la Philosophie, un sur l'Amitié, un sur les Dieux, un intitulé le Philosophe, un adressé à Céphale , un intitulé Céphale, un qui porte le nom de Clinomaque ou de Lysias, un intitulé le Citoyen , un sur l'Ame, un adressé à Gulaus, un qui a pour titre Aristippe, un intitulé Argument sur les arts; des dialogues en forme de commentaires , dont un s'appelle Artificiel ; dix autres sont sur la Manière de traiter les choses semblables ; des divisions et des arguments sur les choses semblables; un

158 XÉNOCRATE.

dialogue sur les Exemplaires des genres et des espèces ' , un à Amartyrus, sur l'éloge de Platon ; des lettres à Dion, à Denys ; et à Philippe ; un dialogue sur l'Établissement des lois , le Mathématicien , le Mandrobule, le Lysias ; des définitions , suites de commentaires , faisant ensemble quarante-trois mille quatre cent septante-cinq versets.

C'est à lui que Simonide adresse ses histoires des faits de Dion et de Bion. Phavorin, dans le deuxième livre de ses Commentaires , dit qu'Aristote acheta les œuvres de ce philosophe pour trois talents.

Il y a eu aussi un autre Speusippe d'Alexandrie, qui était médecin et disciple d'Hérophile.

XENOCRATE.

Xénocrate, fils d'Agathénor, était de Chalcédoine. Il fréquenta l'école de Platon dès sa jeunesse, et le suivit en Sicile. H avait la conception si lente, que Platon disait, en le comparant avec Aristote , que l'un avait besoin d'é- peron et l'autre de frein. Comment , disait-il encore , at- teler un âne si lourd avec un cheval si prompt ? Xénocrate avait l'air sévère et retenu, ce qui donna occasion à Pla- ton de lui dire qu'il devait prier les Grâces de le rendre plus agréable. Il vécut la plupart du temps dans l'acadé- mie; et on dit que lorsque quelque raison l'obligeait d'aller à la ville , les gens turbulents et débauchés s'écar- taient de son chemin pour le laisser passer. Phryné , fameuse débauchée , l'accosta un jour, dit-on , sous pré- texte qu'elle était poursuivie par des libertins; par bonté

* .le prends ici le mot de genre pour un terme dart; voyez le Thrësor (lEstieone. Ceux qui le prennent dans uu sens moral, et qui traduisent Dialogue sur les genres el tes es-pèces d'exemyitfs , ne donnent point de raison de leur traduction.

XÉNOCKATE. 159

i! la lit entrer chez lui, et n'y ayant qu'un lit, elle le pria de lui en céder la moitié , ce qu'il fit ; enfin , après qu'elle l'eut tenté inutilement, elle se retira, en disant qu'elle ne sortait pas d'auprès d'un homme, mais d'une statue. On dit aussi que les disciples de Xénocrate ayant conduit Laïs auprès de lui , il aima mieux endurer des hlessures que de manquer de continence.

Il avait la réputation déposséder tant de bonne foi, que, quoique personne à Athènes ne fut admis à rendre témoi- gnage sans le confirmer par serment , on le dispensa de cette loi.

11 se contentait de ce qui est nécessaire aux besoins de la nature. Alexandre lui ayant envoyé une grande somme d'argent, il n'en garda que trois mille drachmes, et lui renvoya le reste , en disant que c'était celui qui avait beaucoup de monde à nourrir qui avait besoin de beau- coup d'argent. Myronian, dans son Traité des choses sem- blables , dit aussi qu'il n'accepta point l'argent qu'Antipa- 1er lui envoya. Denys lui ayant donné une couronne d'or qu'il avait proposée pour prix à ses conviés dans le festin d'une fête de Bacchus , il la mit en sortant au pied de la statue de Mercure, il avait aussi coutume de poser des couronnes de fleurs. On dit aussi quil fut envoyé en ambassade avec d'autres auprès de Philippe; que ses col- lègues , amollis par les présents de ce prince , assistèrent à ses festins , ce qui fit quils eurent des conférences avec lui; mais que Xénocrate fut insensible à ses faveurs, ce qui fut cause que ce prince ne voulut point le reconnaî- tre. Lorsqu'ils furent de retour à Athènes , les autres se plaignirent que Xénocrate ne les avait point aidés , et on était près de le condamner à une amende ; mais lors- qu'on eut appris et qu'il eut fait voir la nécessité de re- doubler de vigilance pour la république , en disant que ses collègues avaient été gagnés , mais que Philippe n'a- vait pu le tenter , cela le fit estimer davantage ; et Phi- lippe mémo dit à sa louange qu'il était le seul de ceux

160 XÉNOCRÂÏE.

qu'on lui avait envoyés que ses présents n'avaient pu corrompre. Pendant sa négociation avec Antipater pour la restitution des soldats qui avaient été pris dans la guerre lamiaque , il fut invité chez lui; mais il lui fit cette réponse, en vers tirés d'Homère :

O Circé, serais-je s;igc de boire et de manger avec plaisir, tant que mes compagnons ne sont pas en lil)ei'té?

Cette manière d'agir plut tant à Antipater, qu'il élargit les prisonniers.

Un moineau, poursuivi par un épervier, vint se réfu- gier dans le sein du philosophe ; il lui sauva la vie, en disant qu'il ne fallait pas trahir un suppliant. Bion l'ayant offensé de parole , il lui dit : Je ne vous répondrai pas non plus que la tragédie ne juge la comédie digne de réponse , lorsqu'elle en est attaquée. Un homme qui ne savait ni géométrie , ni musique , ni astronomie , ayant souhaité de se rendre son disciple , il le refusa , en lui disant qu'il n'avait pas les anses qui servent à prendre la philosophie ; d'autres disent qu'il lui répondit : On ne carde pas de la laine chez moi. Denys disant à Platon que quelqu'un pourrait lui faire couper la tète : Avant cela, dit Xénocrate qui était présent, il faudra que quelqu'un fasse couper la mienne. On dit aussi qu' Antipater étant venu à Athènes et l'ayant salué , il ne voulut pas lui ré- pondre avant d'avoir achevé le discours qu'il avait com- mencé. Il était exempt de gloire ; il méditait plusieurs fois le jour, et donnait tous les jours une heure au si- lence.

11 a laissé plusieurs ouvrages et des poésies , avec des discours d'exhortation : en voici le catalogue. Six livres de la Nature , six livres de la Sagesse , un de la Richesse, un intitulé Arcas, un de l'Indéfini, un de l'Enfance, un de la Continence, un de l'Utile , un de la Liberté , un de la Mort , un de la Volonté , un de l'Amitié , un de l'Équité, deux des Contraires , deux de la Félicité , un de la Ma-

XENOCRATK. Kil

iiière d'écrire , un de la Mémoire, un du Mensonge , un intitulé Calliclès , deux de la Prudence, un de l'Économie, un de la Frugalité, un du Pouvoir de la loi , un de la Ré- publique, un de la Sainteté, un il prouve qu'on peut enseigner la vertu , un de l'Existence , un du Destin , un des Passions, un des Vies, un de la Concorde , un de la Discipline, un de la Justice , deux de la Vertu, un des Espèces , deux de la Volupté , un de la Vie , un de la Force, un de la Science , un de la Politique , un des Hommes sa- vants, un de la Philosophie, un deParménide, un d'Ar- chidame ou de la Justice, un du Bien , huit de ce qui re- garde la pensée, onze de questions sur le Discours, six touchant la Physique, un intitulé Chapitre , un des Genres et des Espèces , un des Dogmes de Pythagore , deux do Solutions , huit de Divisions , trente-trois de Thèses , qua- torze de la Science de discuter; après cela , quinze autres livres et encore seize autres ', neuf sur les Questions de la logique, six sur les Préceptes, deux sur la Pensée, cinq sur les Géomètres, un de Commentaires, un des Contraires, un des Nombres , un de la Théorie des Nom- bres , un des Intervalles , six de l'Astrologie , Éléments s\ir la Royauté, adressés à Alexandre, un autre adressé à Arybas, et un autre à Éphestion, deux sur la Géo- métrie; trois cent quarante-cinq vers.

Cependant , quelque grand que fût Xénocrate, les Athé- niens le vendirent, parcequ'il ne pouvait payer le tribut imposé aux étrangers. Démétrius de Phalère l'acheta , paya le tribut qu'il devait, et lui rendit la liberté ; c'est ce que nous apprend Myronian d'Amastris dans ses chapitres des Histoires scmhlahks, au livre premier.

Xénocrate tint pendant vingt cinq ans l'école que Speu- sippe lui avait remise. 11 y donna ses premières leçons sous Lysimachide , la seconde année de la cent dixième olympiade. Il était âgé de quatre-vingt-deux ans lorsqu'il

* Appaiomiu'Mit sui le mcnie sujel ; Cfla u'csi pourtant pas diïliusuc.

Ut.

162 POLÉMO>.

mourut, la nuit, d'une blessure qu'il se donna contre un bassin. Je lui ai fait cette épitaphe :

Xénocrate se blesse à la tète contre un bassin ; un seul cri fut tonte la plainte de cet homme qui se consacra tout entier aux autres.

Il y a eu six autres Xénocrates. Le premier, qui a écrit de l'art militaire , est fort ancien , et fut parent et conci- toyen de notre philosophe; il écrivit aussi un discours in- titulé Àr^'nioéiiqae , sur la mort d'Arsinoé. Le quatrième était philosophe, et fit des élégies qui furent peu goûtées, ce qui est naturel : car les poètes peuvent bien réussir à écrire en prose , mais les écrivains en prose ne réussissent pas si bien à écrire en vers, parceque la poésie est un don de la nature , au lieu que l'autre genre d'écrire est un effet de l'art. Le cinquième fut statuaire. Le sixième a écrit des odes , comme le rapporte Aristoxène.

POLEMON.

Polémon était fils de Philostrate et Athénien , natif du bourg d'Oïèthe. Il était si débauché dans sa jeunesse, qu'il portait toujours de l'argent sur lui pour pouvoir satisfaire ses passions, à toutes les occasions qui s'en présentaient; il en cachait même dans les carrefours et jusque dans l'a- cadémie. On en trouva qu'il avait caché pour cet usage près d'une colonne.

Un jour qu'il était ivre, il se mit une couronne sur la tête, et entra ainsi avec ses compagnons dans l'école de Xénocrate; mais ce philosophe n'en fut point déconcerté, et cela ne fit que l'animer à poursuivre son discours, qui roulait sur la tempérance, et qui fut d'une telle efficace, que Polémon , rentrant en lui-même , renonça à ses vices, surpassa ses compagnons d'étude , et succéda à son maître,

POLEMON. 163

la cent dix-septième olympiade. Antigone de Caryste dit, dans ses Vies, que son père était le principal habi- tant du lieu de sa naissance , et qu'il entretenait des atte- lages de chevaux. On dit aussi qu'il fut accusé par sa femme en justice, comme corrupteur de la jeunesse. Il devint si attentif à lui-même dès qu'il eut commencé à enseigner la philosophie , qu'il avait toujours le même extérieur et la même voix ; cela le rendit fort ami de Crantor. On dit même qu'un chien enragé l'ayant mordii à la jambe, on ne l'en vit pas seulement pâlir ; et qu'un trouble s'étant excité dans la ville, après avoir demandé ce que c'était, il ne bougea pas de sa place. Rien ne pou- vait aussi l'émouvoir au théâtre ; et Nicostrate , qu'on surnommait Clitemnestre , lisant un jour quelque chose d'un poëte devant lui et Cratès , celui-ci en fut attendri ; mais Polémon demeura comme s'il n'avait rien entendu, il était aussi tout-à-fait tel que dit Mélanthius le peintre, dans son Trailé de la Pdnlure. 11 veut que , comme il faut répandre quelque chose de hardi et de ferme dans les ouvrages de l'art , la même chose ait lieu pour les mœurs. Polémon disait qu'il faut s'exercer à faire des actions bonnes, et non pas se borner aux spéculations de la dia- lectique , qu'on se mette dans l'esprit comme un simple système artificiel ; de sorte qu'en se faisant admirer dans la dispute, on se combatte soi-même quant à la disposi- tion dont on parle. Il était honnête et avait les senti- ments nobles, évitant les défauts qu'Aristophane blâme dans Euripide, et qu'il appelle des apprêts et des finesses recherchées, qu'on peut comparer, selon moi , aux ralTi- nements des gens débauchés. On dit même que Polémon n'était pas seulement assis lorsqu'il répondait aux ques- tions qu'on lui proposait , mais qu'il faisait ses raisonne- ments en se promenant. Il était fort estimé à Athènes, à cause de son amour pour la probité. Il se promenait le plus souvent hors du chemin fréquenté , passant son fcmps dans un jardin , auprès duquel ses disciples s'è-

IGi CKATES.

taient fait de petits logements , ils habitaient prés de

son école.

Il paraît avoir imité Xénocrate; et Aristippe, dans son quatrième livredes Déli es dca anciens, ditqif il eut pourlui une amitié particulière. Il parlaitsouvent de lui, vantait sa pureté de mœurs et sa fermeté, et l'imitait comme dans la musique on préfère le mode dorique aux autres. 11 es- timait aussi beaucoup les ouvrages de Sophocle, surtout ces endroits violents où, pour parler avec un poëte co- mique , il semble qu'il ait eu un chien molosse pour aide dans ses poésies. Il n'admirait pas moins le style de ce poëte dans ces autres endroits où, selon Phrynicus, il n'est ni ampoulé ni confus , et coule naturellement et avec grâce ; aussi disait-il qu'Homère était un Sophocle épique, et Sophocle un Homère tragique.

Il mourut d'éthisie dans un âge avancé, et laissa un assez grand nombre d'ouvrages. Je lui ai fait cette épi- taphe :

Passant, ici repose PoIOinon, consumé d'élhisle ; ou plutôt ce n"est pas propreineut lui, puisque ce n'est que son corps que la corruption a rongé. Pourlui, il est monté au-dessus des astres.

GRATES.

C ratés , iils d'Antigène, naquit à Thria , bourg d'A- thènes. Il fut disciple de Polémon , qui l'aima beaucoup, et il lui succéda dans son école. Ils étaient si attachés l'un à l'autre, que non-seulement ils eurent les mêmes études pendant leur vie , et se formèrent l'un sur l'autre, mais qu'ils furent aussi ensevelis dans le même tombeau ; de vient qu'Antagore a fait leur éloge dans une épi- taphe commune à tous les deux.

Ici reposent Polémon et Craies qui lurent unis de sentiments pcn<lant leur \u\ Passant, publie leur éloquence, et raconte

eu AIES. IG.j

qu'alliaut avec elle l'aubtérité des nîîrurs, ils luronl roiuenieul de leur siècle.

On dit aussi qu'Arcésilas , après avoir passé de l'école de Théopliraste à la leur, dit qu'ils étaient des dieux, ou des restes de l'âge d'or. En effet, ils n'avaient point l'ame avide des faveurs du peuple ; mais on pouvait leur appli- quer ce que disait Dyonisodore le joueur de flûte, qui se gloriflait de n'avoir jamais , ni à bord des galères ni le long des ruisseaux, entendu rien de si mélodieux sur cet instrument que le jeu d'Isménias. Antigone dit que Cratès mangeait ordinairement chez Crantor ; et, quoi- que Arcésilas s'y trouvât, la jalousie ne causait aucun refroidissement entre les deux amis. Arcésilas demeurait avec Crantor, et Polémon avec Cratès et Lysiclès, citoyens d'Athènes ; et comme il y avait une grande amitié entre Polémon et Cratès , il y en avait une pareille entre Arcé- silas et Crantor.

Selon Apollodore , dans ses Chro:iiqurs, livre troisième, Cratès laissa en mourant des ouvrages philosophiques et comiques, outre des harangues, dont il prononça les unes devant le peuple ; les autres étaient des discours d'am- bassade.

Il a formé des disciples de grande réputation, entre autres Arcésilas, dont nous parlerons dans la suite ; Bion le borysthénite , et Théodore , chef de la secte qui porta son nom. Nous parlerons de tous les deux après Arcésilas.

Il y a eu dix hommes qui ont porté le nom de Cratès : le premier était un poëte de l'ancienne comédie ; le se- cond , orateur, natif de Tralles et disciple d'Isocrate , le troisième était un des pionniers d'Alexandre ; le qua- trième fut philosophe cynique (nous parlerons de lui); le cinquième fut philosophe péripatéticien; et le sixième, dont nous venons de parler, académicien ; le septième était natif de Mallos et grammairien ; le huitième a écrit sur la géométrie ; le neuvième fut poëte et a fait des épi-

166 CKAMOR.

grammes ; le dixième était de Tarse, et fut philosophe aca- démicien.

CRANTOR.

Quoique Crantor fut en estime à Soles sa patrie , il la quitta pour aller à Athènes , il eut Xénocrate pour maître et Polémon pour condisciple. 11 a composé des commentaires qui contiennent jusqu'à trente mille ver- sets. Il y a des auteurs qui en attribuent une partie à Arcésilas. On dit que , sur ce qu'on lui demanda pour- quoi il s'était attaché à Polémon , il répondit qu'il n'a- vait jamais entendu personne parler avec plus de force et de gravité.

Étant tombé malade , il se retira dans le temple d'Es- culape, et s'y promenait. A peine y fut-il, qu'on y courut de toutes parts , dans l'opinion qu'il s'était choisi cette retraite, non tant par rapport à sa maladie , qu'à dessein d'y établir une école. Arcésilas y vint aussi pour le prier de le recommander à Polémon , malgré la profession qu' Arcésilas faisait d'être attaché à Crantor , comme nous le dirons en parlant de lui ; et Crantor lui-même étant rétabli fut étudier sous Polémon ; ce qui ne contri- bua pas peu à augmenter l'estime qu'on avait pour lui. On dit que Crantor laissa tout son bien à Arcésilas; il montait à la valeur de douze talents ; et Arcésilas lui ayant demandé il voulait être enterré , il lui répondit : « Il convient d'être mis dans le sein de la terre , notre « amie. »

On dit aussi qu'il a composé des ouvrages poétiques; et qu'il les mit cachetés dans le temple de Minerve, dans sa patrie. Le poëte Théétète a fait son éloge en ces termes :

Agrt'iible aux dieux et plus agréable encore aux Muses, Crantiii- mourut avant sa vieillesse. Toi, terre, reçois le dépôt sacié de sou corps, et le conser\e en paix dans ton sein !

AUCÉSILAS. 107

Crantor admirait Homère et Euripide plus que tous les autres poètes , et disait qu'il est fort difficile d'écrire dans le genre propre et d'exciter en même temps la ter- reur et la pitié , citant là-dessus ce vers de la tragédie de Bellérophon :

O malheur! Quel malheur! que de maux doivent souffrir les mortels !

Ântagoras rapporte aussi ces vers d'un poète sur l'a- mour, comme s'ils avaient été faits par Crantor :

Mou esprit incertain ne sait que décider. Amour, dis-moi quelle est ton origine? Es-tu le premier de ces dieux que l'ancion Érèbe et la majestueuse Nuit engendrèrent sous les flots de l'océan y T"appellerai-je le fils de Vénus, de l'Air ou de la Terre? Tu ap portes aux hommes des biens et des maux ; la nature t'a donné une double forme.

Ce philosophe avait un génie propre à inventer des termes. Il disait que la voix des acteurs tragiques n'était point rabotée et sentait l'écorce; que les vers d'un cer- tain poète étaient pleins d'étoupes, et que les questions de Théophraste étaient écrites sur des écailles d'huître. On fait cas d'un ouvrage qu'il a écrit sur le deuil. Il mou- rut d'hydropisie, avant Polémon et Cratès. Voici l'épi- taphe que je lui ai faite :

Crantor, tu meurs du plus triste des maux, et tu descends dans les gouffres de Pluton. Tu te reposes heureusement drais ce sé- jour, mais tu laisses ton école veuve, aussi bien que ta patrie.

ARCÉSfLAS.

Arcésilas , fils de Seuthus , selon Apollodore , dans ses Chroniques, livre III, naquit à Pitane, ville de l'E:olie. Ce philosophe, fonda la moyenne académie et admit le principe du doute, à cause des contradictions qui se ren- contrent dans les opinions. 11 fut le premier qui disputa

168 AKCÉSILAS.

sur les mêmes choses pour et contre , et qui établit dans les écoles la manière de raisonner par demandes et par réponses, que Platon avait introduite, mais que personne n'avait encore mise en vogue.

Voici comment il s'attacha à Crantor. Ils étaient quatre frères, dont il était le plus jeune; deux étaient frères de père et deux frères de mère : l'aîné de ceux-ci s'appelait Py- lade , et l'aîné des deux autres s'appelait Mœréas, qui était le tuteur de notre philosophe. Arcésilas fut donc d'abord auditeur d'Antiloque, mathématicien, et son concitoyen, avant que de venir à Athènes ; il fut avec lui à Sardes , ensuite il devint disciple de Xanthus , musicien d'A- thènes, puis de Théophraste; après quoi il devint celui de Crantor, contre le gré de son frère Mœréas, qui lui con- seillait de s'appliquer à la rhétorique : mais il avait déjà pris le goût de la philosophie. Crantor, qui prit pour lui un attachement particulier, lui ayant à cette occasion récité ce vers de V Andromède d'Euripide :

Fillp, si je vous sauve, quelle récompense en aurai-je?

Arcésilas répondit en lui citant le vers suivant :

Vous me prendrez pour servante, ou, si vous l'aimez mieux, pour vous tenir compagnie.

Depuis ce temps-là , ils vécurent dans une amitié fort étroite ; et on dit que Théophraste fut sensible à la perte qu'il avait faite de ce disciple, et qu'il le témoigna en di- sant : « Quel jeune homme plein d'esprit et de savoir a quitté mon école! » En elTet, Arcésilas s'énonçait avec gravité et composait avec goût. Il avait aussi de la dispo- sition pour la poésie , et il fit des épigrammes sur Attale. En voici une :

On ne loue pas seulement Pergamepour ses faits héroïques, on la met aussi souvent, pour la bonté des chevaux, j-u dessus dePise la sainte; mais si un mortel peut pénétrer dans l'avenir, je prévois que sa réputation s'accroîtra davantagf^ encore.

AHCÉSILAS. Ifil)

il fit pareillement ces vers sur Ménoflore, fils d'Eu- (laine, qui aimait un de ses condisciples :

Quoique In Phrygie soit loin d'ici, aussi bien que Thyatiro hi sainte, ta patrie, ô Ménodore, dont la mort a depuis longtemps séctié le cadavre , tous les lieux out, pour arriver au sombre AcIk - ron, des chemins passe coutinuellenient une foule d'humains. Eudame, à qui, entre plusieurs autres serviteurs, tu fus le plus chei-, l'a fait élever ce monument remarquable.

Il estimait particulièrement Homère, et il avait taiit d'attachement pour ce poëte, qu'il en lisait toujours quelques lignes avant que de se coucher; et le matin en se levant il disait, lorsqu'il allait reprendre sa lecture , qu'il allait voir son ami. Il regardait Pindare comme propre à instruire sur le choix des grandes expressions , et à donner une heureuse fécondité de termes. Il fit aussi , étant jeune, un éloge critique dii poëte Ion.

Il fut auditeur dîlipponicus le géomètre, dont il avait coutume de se moquer, parceque , quoiqu'il fût lent et ([u'il baillât toujours, il avait fort bien compris cette science ; et il disait de lui que la géométrie lui était tom- bée, en bâillant, dans la bouche. Il le reçut cependant dans sa maison lorsqu'il tomba en démence, et il eut soin de lui jusqu'à ce qu'il fût rétabli.

Cratès étant venu à m.ourir , Arcésilas lui succéda dans son école, avec l'agrément d'un nommé Socratide , qui s'en désista en sa faveur. On prétend qu'il n'a rien écrit, à cause du principe de douter dans lequel il était ; d'autres disent qu'il fut trouvé rectifiant quelque chose que les uns croient qu'il publia, d'autres qu'il supprima.

Il avait beaucoup de respect pour Platon, dont il lisait souvent les livres avec plaisir. Il y a des auteurs qui lui attribuent d'avoir imité Pyrrhon. Il entendait la logique, et connaissait les opinions des philosophes érétriens; ce qui fit dire à Ariston qu'il ressemblait à Platon par de- ^'fint , à Pyrrhon par derrière, et à Diodore par le milieu. rimonaditde lui quelque chose de pareil, l'appelant loi

170 ARCÉSILAS.

Ménèdéme à poitrine de plomb, un Pyrrhon tout couvert de chair, ou un Diodore; et peu après il lui fait dire : J'irai, en nageant vers Pyrrhon, ou vers le tortueux Diodore.

Il était fort sentencieux et serré dans ses discours , et coupait ses mots en parlant, étant d'ailleurs satirique et hardi; ce qui donna occasion à Timon de le reprendre en ces termes : « N'oublie point qu'étant jeune , tu mé- « ritais de recevoir les censures que tu fais. » Un jeune homme parlant devant lui avec plus d'effronterie qu'il ne lui convenait: N'y a-t-il ici personne , dit Arcésilas, qui réprime sa langue par la punition qu'il mérite? Un autre qui s'abandonnait à des plaisirs défendus, lui ayant demandé, pour s'excuser, s'il croyait que, parmi ceux qu'on pouvait prendre, l'un fût plus grand que l'autre, il lui répondit qu'oui , tout comme une mesure est plus grande que l'autre. Un nommé Émon de Chio, qui avait coutume de se parer, et qui se croyait beau malgré sa laideur , lui ayant demandé s'il pensait qu'on ne pourrait pas plaire à quelque sage : Pourquoi non , repartit-il , quand même on serait moins beau et moins orné que vous n'êtes? Un débauché offensé de sa gravité lui ayant dit : Vénérable personnage , est-il permis vous de- mander quelque chose, ou faut-il se taire? il lui répondit: Femme , qu'as-tu de désagréable et d'étrange à m'ap- prendre? Il fit taire un homme qui parlait beaucoup et disait de mauvaises choses, en lui disant que les enfants des esclaves ne savaient que tenir des discours obscènes. Il dit aussi à un autre qui faisait la même chose : Vous me paraissez avoir sucé le lait d'une bonne nourrice.

A d'autres , il ne répondait quelquefois rien. Un usu- rier, qui cherchait à s'instruire , lui ayant dit : Il y a une chose que j'ignore , il lui répondit : L'oiseau ne fait pas les trous par passe le vent, à moins qu'il ne soit avec sa nichée'. Ces paroles sont prises de VOEnoinaiis de

Ml y a ici un jeu de mots qui consiste en ce tine le mot qui signifie ici des petits signifie aussi lusure.

ARCESILAS. 171

Supbocle. L'[i dialecticien, 'Hï^ciple d'Alexinus, avait voulu rapporter un trait de son maître ; mais comme il ne pouvait en venir à bout , Arcésilas lui dit que Phi- loxène , ayant entendu des faiseurs de brique réciter ses vers à rebours, foula leurs briques aux pieds, et dit que puisqu'ils corrompaient son ouvrage, il était juste qu'il détruisit le leur. Il blâmait ceux qui négligeaient l'étude des sciences dans l'âge ils y sont propres. Il avait coutume d'insérer dans ses discours ces mots , Je le pense, ou , Un tel ne consentira pas à cela, en nom- mant en même temps son nom. La plupart de ses dis- ciples l'imitaient, non-seulement à cet égard, mais ils s'efforçaient encore de parler à sa manière et d'employer les mêmes tours d'expression que lui. Il inventait avec succès , prévenait les objections qu'on pouvait lui faire, et ramenait ses raisons au principal point du discours. Il savait s'accommoder aux circonstances et persuadait ce quil voulait. Malgré la sévérité avec laquelle il re- prenait ses disciples, son école était nombreuse, parce- qu'on supportait volontiers son humeur pour profiter de ses préceptes : car c'était un homme de fort bon carac- tère , et qui donnait de bonnes espérances à ses disciples. Il était libéral de son bien, prêt à rendre de bons offices, et cachait les services qu'il avait rendus , détestant l'os- tentation dans les bienfaits. Un jour, étant entré chez Ctésibe qui était malade , et voyant qu'il était dans le besoin , il glissa sous son chevet un sac d'argent. Ctésibe, l'ayant trouvé , dit : C'est un tour d' Arcésilas. Une autre fois il lui envoya encore mille drachmes , et il procura beaucoup de crédit à Archias Arcadien , en le recom- mandant à Eumène.

Comme il était généreux et fort éloigné d'aimer l'ar- gent, il était le premier à satisfaire aux contributions, et surpassait celles d'Archécrate et de Callicrate , aimant à racheter ceux qui étaient en quelque servitude , aidant beaucoup de gens et faisant plusieurs charités. Quelqu'un

17-2 ARCESILAS.

lui avait emprunté des vases d'argent pour recevoir ses amis ; comme il était pauvre, Arcésilas ne les redemanda point, et ne tâcha point de les ravoir. On croit même qu'il fit ce prêt à dessein , et que celui à qui il l'avait fait étant pauvre , il lui fit présent de ces vases. Il avait du bien à Pitane, dont Pylade, son frère, avait soin de lui envoyer les revenus ; outre cela , Eumène, fils de Pbile- tère, lui faisait des présents. Aussi était-il le seul roi pour qui il avait du dévouement. Plusieurs autres phi- losophes faisaient leur cour à Antigone , mais il fuyait les occasions d'être connu de ce prince. Il entretenait amitié avec Hiéroclès , gouverneur de Munychie et du Pirée : or- dinairement il allait le voir les jours de fête, et quoique cet ami lui conseillât de rendre ses devoirs à Antigone, il ne voulut point avoir cette complaisance pour lui; et s'étant une fois contraint jusqu'à venir à l'entrée du pa- lais, il retourna sur ses pas. Après une bataille navale, plusieurs s'étant empressés d'écrire des lettres de conso- lation à Antigone, il ne les imita point; et ayant été en- voyé, pour les intérêts de sa patrie, en ambassade auprès de lui à Démétriade, il ne réussit point. Il passa sa vie dans l'académie, avec un grand éloignement pour les charges de l'état , faisant cependant de temps en temps quelque séjour à Athènes , savoir au Pirée , il ré- pondait aux questions qu'on lui proposait : car il avait l'a- mitié d'Hiéroclès , ce qui le faisait même blâmer par quelques uns.

Il était magnifique , et on peut dire qu'il était un autre Aristippe; il faisait souvent des parties avec ses amis, et ils s'invitaient réciproquement. Il ne cachait point ses liaisons avec Théodète et Philète, fameuses débauchées d'Élée, et repoussait la médisance en se couvrant des sentences d'Aristippe. Il était porté à l'amour et avait même des inclinations plus vicieuses, jusque qu'A- riston de Chio , stoïcien , le traitait de corrupteur de la jeunesse, et d'impudique éloquent et téméraire. Les re-

AUCÉsiLAS. rr.]

[)io<he> (ju un lui tait là-dessus regaidt'iit hcmcUiiis lorsqu il senibarqua pourCyrène, etLéoiliarèsde Myrléa, aussi bien que Déniocharès et Pytlioclès , le premier fils (le Lacbès et le second de Bugelus. Ayant remarqué les sentiments des deux derniers pour lui, il dit qu'il y cédait par un principe louable : cela fut cause (jue ses censeur- laccusèrent encore de recbercber raniilié du peuple et la gloire.

On l'attaqua surtout cbez Jérôme le péripatétitien , lorsque celui-ci invita ses amis pour célébrer le joiu- de naissance d'Alcyron , 111s d'Antigone, fête dont Antigone faisait la dépense, par les présents qu'il envoya. Arcé- silas, évitant dentrer en dispute à table, fut provoqué par un nommé Aridèle, qui lui proposa une question qui méritait d'être un sujet de conversation ; mais il répon- dit que la principale qualité d'un pbilosoplie était de sa- voir faire cliaque cbose en son temps. Timon le raille sur son goût pour les applaudissements du vulgaire. « A « peine , dit-il , achève-t-il de parler , qu'il perce la foule « à droite et à gaucbe; on le contemple comme des oi- « seaux nigauds admirent le liibou. Voilà le fruit qui te « revient de la faveur du peuple; mais, lionuuc vain , a cela vaut-il la peine de t'en glorifier? >

Arcésilas était d'ailleurs si modéré et si peu plein de lui-même, qu'il exhortait ses disciples d'aller entendre d'autres maîtres que lui. Un jeune homme de Chio ayant témoigné qu'il préférait l'école de Jérôme le péripatéti- cien à la sienne , il le prit par la main, l'y conduisit , le recommanda au philosophe, et exhorta le jeune homme à être docile. Quelqu'un lui ayant demandé pourquoi (luantité de disciples quittaient les sectes de leurs maîtres pour embrasser celle d'Épicure, tandis qu'aucun épicurien n'abandonnait la sienne pour en embrasser une autre, il répondit : «Parceque des hommes on fait bien des eu- ci nuques, mais qno dos eunuques on ne fait point des 'i hommes. »

17; AKCESILAS.

Étant près de mourir, il disposa de ses biens en laveur de Pylade, son demi-frère, en reconnaissance de ce qu'il l'avait mené à Chio , à l'insu de Mœréas , son frère aîné, et de à Athènes. Il ne fut jamais marié, et ne laissa point d'enfants. Il lit trois testaments , l'un à Érétrie , qu'il mit entre les mains d'Amphicrite ; le second, il le déposa à Athènes chez un de ses amis , et envoya le troi- sième à un de ses parents nommé Thaumasias , en le priant de le conserver ; il lui écrivit aussi cette lettre :

ARCÉSILAS A THAUMASILS, SALUT.

f J'ai donné mon testament à Diogène, qui vous le remettra, étant souvent malade et valétudinaire. J ai pris eette précaution afin que, s'il m'arrivait de mourir inopinément, je ue m'en aille pas en vous faisant quelque tort, après avoir reçu tant de marques de votre affection pour moi. Vous fûtes toujours le plus fidèle de mes amis, soyez-le encore par rapport au dépôt que je vous conlie ; je vous eo prie, tant en considération de mon âge que de notre consangui- nité : souvenez-vous donc de la confiance que je mets dans votre bonne foi, et so\ez juste envers moi, afin qu'autant qu'il se peut, mes affaires soient en bon état. J'ai deux autres testaments, l'un à Athènes chez un de mes amis; lautreest chez Amphicrile, à Kre- trie. -•

Selon Hermippe, il mourut d'une fièvre chaude, dont il fut attaqué pour avoir bu trop de vin , dans la soixante- quinzième année de son âge. Les Athéniens lui firent plus d'honneur qu'ils n'en avaient fait à personne. J'ai fait ces vers sur son sujet :

Arcésilas, pourquoi bois-tu jusqu'à ])erdre la raison? Je suis moins affligé de ta mort, que de l'affront que ton excès fait au\ Muses.

Il y a eu trois autres Arcésilas : le premier fut poète de l'ancienne comédie; le second, poète élégLiquc; le troi- sième, sculpteur, sur lequel Simonide composa cette épi- jiramme :

Celte statue de Diane coula deux tenis drachnjrs de Piuiuni, de

BiON

(.)

celles qui porleul la iiKirque d'Aratns, L'artiste Arccsiias, fils d'A- ristodiciis, l'a faite avec le secours de Minerve.

On lit, dans les Chroniques d'Apollodore, qu'Arcésilas le philosophe florissait vers la cent vingtiènne olympiade.

BION.

Bion , originaire de Borysthètie ', dit lui-même à Anti- gone quels étaient ses parents et comment il devint phi- losophe. Car ce prince lui ayant fait cette question : Dis- moi d'où tu es, quelle est ta ville, et qui sont tes pa- rents, Bion, qui s'aperçut qu'il le méprisait, lui tint ce discours : « Mon père était un affranchi qui se mouchait du coude (voulant dire qu'il vendait des choses salées), et qui tirait son origine deBorysthène ; il n'avait point de visage , c'est-à-dire qu'il l'avait cicatrisé de caractères, empreintes de la dureté de son maître. Ma mère , femme telle que mon père en pouvait épouser, gagnait sa vie dans un lieu de débauche. Mon père , ayant ensuite fraudé le péage en quelque chose, fut vendu avec sa maison ; un rhéteur m'acheta, parceque j'étais jeune et assez agréa- ble. Il mourut et me laissa tout son bien; je brûlai ses écrits , et ayant tout ramassé , je vins à Athènes et je devins philosophe. Voilà mon origine , dont je me glorifie ; et comme c'est ce que j'avais à dire de moi-même , j'espère que Persée et Philonide n'en feront point une histoire. Pour ce qui regarde ma personne , vous pouvez en juger en me voyant. »

Quant au reste , Bion ne laissait pas d'être souple et fertile, et avait plusieurs fois suggéré des subtilités à ceux qui se plaisaient à embarrasser les philosophes; en d'au- tres occasions, il était civil et savait mettre la vanité à 'ôlé.

' Mlle .tiii-.i lioiiimof du fleiivf^ r.<irvslhèii»'.

17G HION.

11 a laissé beaucoup de commentaire» et des sentences ingénieuses et utiles, entre autres celles-ci. On lui disait: Pourquoi ne gagnez-vous pas l'amitiéde ce jeune homme? Parcequ'on ne peut pas. répondit-il , prendre du fromage mou à l'hameçon. Quelqu'un lui ayant demandé quel est de tous les hommes le plus inquiet : Celui , dit-il, qui veut être le plus heureux et le plus en repos. On dit qu'ayant été consulté s'il convenait de se marier, il ré- pondit : Si vous épousez une femme laide, elle fera votre supplice; si vous la prenez belle, elle sera à vos voisins autant qu'à vous. Il disait que la vieillesse est le port abordent tous les maux ; que la gloire est la mère des années; que la beauté est un bien pour les autres; que la richesse est le nerf de toutes choses. Il reprocha à un prodigue qui avait vendu et dissipé ses fonds, qu'autrefois la terre s'ouvrit et engloutit Amphiaraiis, mais que pour lui il avait englouti la terre. Il soutenait que l'impatience dans la douleur était un mal plus grand que de l'endu- rer. Il blâmait ceux qui , tandis qu'ils brûlaient les morts comme insensibles , les pleuraient comme s'ils avaient du sentiment.il croyaitqu'il valait mieux perdre sa beauté que d'abuser de celle d'autrui ; parccque c'était offenser le corps et l'esprit tout à la fois. Il blâmait Socrate au sujet d'Alcibiade. Il était fou , disait-il , s'il se passait de lui et quil lui fût nécessaire ; et il n'a pas fait un grand effort sur lui-même , s'il n'en avait pas besoin. Il estimait que le chemin depuis ce monde jusqu'en enfer était fa- cile, puisqu'on y descendait les yeux fermés. Il blâmait Alcibiade d'avoir débauché les maris de leurs femmes dans sa puberté, et enlevé les femmes à leurs maris dans sa jeunesse. Il enseignait à Rhodes la philosophie aux Athéniens qui y étudiaient la rhétorique; et comme on l'en blâmait , il répondit : J'ai apporté du froment , ne vendrais-je que de l'orge? Une de ses manières de parler était qu'en enfer on soulTrait beaucoup plus de porter de l'eau dans de bonnes cruches que dans des vases percés.

liiON. 177

L'ti lioiniiie qui parlait buaLK-uiip l'iiiipotUiiiait [xnji' qu'il lui rendît un service •• Si tu veux , lui dit-il . que je te serve en quelque chose, envoie-m'en prier par un autre. Ktant sur mer avec des gens impies, le vaisseau tomba entre les mains des corsaires : C'est fait de nous, s'écriè- rent-ils , si nous sommes reconnus. Et moi , dit Bion , je suis perdu si on ne me reconnait pas. Il regardait la pré- somption conmie mettant obstacle aux progrès dans les sciences. Il disait d'un riche avare , qu'au lieu de possé- der ses richesses, il en était possédé; et que les avares qui gardent avec soin leurs trésors n'en jouissent pas plus que s'ils n'étaient pas à eux. Il avait encore coutume de dire que, quand nous sommes jeunes , nous nous ap- puyons sur nos forces , et que , lors([ue nous commen- çons à vieillir, nous nous réglons par la prudence; qiie cette vertu est aussi différenfe des autres que la vue l'est (les autres sens; qu'il ne faut reprocher la vieillesse à personne comme un défaut , puisque tout le monde sou- haite d'y parvenir. Un envieux lui i)arai5sant avoir l'air (liste et rêveur, il lui demanda s'il s'affligeait d'un mal- heur qui lui était arrivé, ou du bonheur d'autrui. Il ap- pelait l'impiété une mauvaise compagne de la sécurité, qui trahit l'homme le plus fier. Il conseillait de conser- ver ses amis, de peur qu'on ne fut accusé d'avoir cultivé les mauvais et négligé les bons.

D'abord il méprisa les institutions de l'école académi- cienne, étant alors disciple de Cratès, et choisit la secte des cyniques , en prenant le manteau et la besace : car qu'est-ce qui lui aurait sans cela inspiré l'apathie? En- suite il se mit dans la secte théodorienne, sous la disci- pline de Théodore , qui ornait ses sophismes de beaucoup d'éloquence. Enfin il s'adressa à Théophraste , philosophe péripatéticien , dont il prit les préceptes. Il était théâtral, aimait à faire rire, et employait souvent des quolibets; mais comme il variait beaucoup sa manière d'enseigner, de vient qu'Ératosthène a dit que Bion avait le pre-

178 BION.

mier répandu des fleurs sur la philosophie. Il avait aussi du talent pour les parodies, témoin celle-ci ' : « Archytas, « que tu es content de briller dans ton ostentation! Tu « surpasses tous les railleurs en chansons et en bons « mots. »

Il se moquait de la musique et de la géométrie; il ai- mait la magnificence et allait souvent de ville en ville , employant quelquefois l'artifice pour satisfaire son osten- tation ; comme quand , étant à Rhodes , il persuada à des mariniers de s'habiller en étudiants et de le suivre, et entra avec ce cortège dans une école pour se donner en spectacle. Il adoptait de jeunes gens auxquels il donnait de mauvaises leçons, et dont il tâchait de faire en sorte que l'amitié lui servît de protection. Il s'aimait aussi beaucoup lui-même , et une de ses maximes était que tout est commun entre amis. Par cette raison personne ne voulait passer pour être son disciple , quoiqu'il en eût plusieurs , et parmi eux quelques uns qui étaient devenus fort im.pudents dans son commerce , jusque-là qu'un nommé Bétion n'eut pas honte de dire à Ménédème qu'il croyait ne rien faire contre l'honneur, quoiqu'il fit des actions fort criminelles avec Bion ; et celui-ci tenait quelquefois des discours plus indécents encore qu'il avait appris de Théodore.

Il tomba malade à Chalcis, et, selon le témoignage des gens du lieu , il se laissa persuader d'avoir recours aux ligatures '^ , et de se repentir des crimes qu'il avait com- mis contre la divinité. Il souffrit beaucoup par l'indigence de ceux qui étaient chargés du soin des malades , jusqu'à ce qu'Antigonus lui envoya deux domestiques pour le servir. Il suivait ce prince, se faisant porter dans une li- tière, comme le dit Phavorin dans son Histoire diverse; il y rapporte aussi sa mort. Voici des vers que j'ai faits contre lui:

' C'est lin vers d'Hoincre qui est dit dans un antre sens. 2 Ainnleltes qu'on s'attachait [loiir cha;>.^cr les nialailies.

LAGYDES. 179

Ou dil que Bion de Bor\slhène, Scythe d'origiue, niait l'oxistcnce des dieux. S il avait persisté dans cette opinion, on pourrait dire qu'il avait effectivement ce sentiment dont il faisait profession, tout mouvais qu'il est. ^lais une maladie il tombe lui faisant crain- dre la mort, on a vu celui qui niait qu'il y eût des dieux, qui n'a- vait jamais regardé les temples, et qui se moquait de ceux qui of- frent des sacrifices, faire non-seulement monter à l'honneur des dieux la graisse et l'encens dans les foyers sacrés, sur la table et l'autel, non-seulement dire. J'ai péché, pardonnez-moi mes crimes; mais on l'a vu aller jusqu'à ajouter foi aux enchantements d'une \ ieille femme, se laisser attacher des charmes au cou et aux bras, et sU'pendre à sa porte de l'aube-épine, avec une branche de laurier; en un mot , di.sposé se prêter à tout plutôt qu'à mourir. Insensé ! qui pense que les dieux s'achètent, comme s'il n'y en avait que quand il plaît à Bion de le croire! Devenu donc inutilement sage, lorsque son gosier n'est plus qu'un charbon ardent, il tend les mains et s'écrie : Reçois mes vœux, ô Pluton !

Il y a eu dix Bions : le premier, natif du Proconnèse , fut contemporain de Phérécyde de Syrus : on a deux li- vres de lui ; le second , Syracusain , écrivit de la rhéto- rique; le troisième est celui dont nous venons de donner la vie ; le quatrième , disciple de Démocrite et mathéma- ticien d'Abdère. a écrit en langue attique et ionique ; il est le premier qui ait dit qu'en certains pays il y a six mois de nuit et six mois de jour; le cinquième, à Soles, a traité de l'Ethiopie ; le sixième , rhétoricien , a laissé neuf livres intitulés des iVi/.se.s; le septième était poëte ly- rique; le huitième, sculpteur de Milet, dont Polémon a parlé ; le neuvième , poëte tragique et un de ceux qu'on appelait Tharsiens ; le dixième , sculpteur de Clazomène ou de Chio, dont Hipponax fait mention.

LACYDES.

Lacydes , fils d'Alexandre , était natif de Cyrène. Il fut chef de la nouvelle académie et successeur d'Arcésilas.

180 CARNÉADi:.

Ses mœurs lurent austères, et il eut beaueoup de disci- ples et de sectateurs. 11 fut fort appliqué dès sa jeunesse ; et quoiqu'il fût pauvre , il était gracieux et agréable dans ses discours. On dit que, pour n'être pas volé dans son ménage , à mesure qu'il prenait de ses provisions , il en scellait la porte ; qu'ensuite il glissait le cachet en dedans par un trou , afin qu'on ne pût rien tirer de l'armoire sans qu'on s'en aperçût; et que ses domestiques ayant observé cela, enlevaient le scellé , et , après avoir pris ce qu'ils voulaient, recacbetaient la porte et passaient le cachet au travers d'une ouverture; ce qu'ils réitérèrent souvent , sans que Lacydas s'en doutât.

Il tenait son école à l'académie , dans un jardin que le roi Attale y avait fait faire, et qu'on appela Lacydien, du nom du possesseur. Il est le seul qu'on sache avoir disposé de son école pendant sa vie ; il la céda à Téléclès et à Évandre , Phocéens. Cet Évandre eut Ilégésinus de Per- game pour successeur, et celui-ci Carnéade. On rapporte qu'Altale ayant appelé Lacydes à sa cour , il répondit : Qu'il fallait voir les princes de loin. Quelqu'un ayant com- mencé tard d'apprendre la géométrie, et lui demandant s'il croyait qu'il en fût encore temps ; Pas encore, lui dit Lacydes. 11 mourut la quatrième année de la cent trente- quatrième olympiade, après vingt-six ans d'étude; sa mort fut causée par une paralysie il tomba par im excès , et dont je parle dans ces vers.

Lacydes, pris de buisson, lu succombes au pouvoir de Bacchus : ce dieu, qui t'appesantit le cerveau et l'ôia l'usage des nieuibres et la vie, tire sa grandeur des effets du vin.

CARNEADE.

Carnéade de Cyrène fut fils d'Épicome ou de Philo- come, comme dit Alexandre, dans ses Successions. Après avoir lu^vcc attention les livres des stoïciens, et sui ton!

CARNÉADE. 181

ceux de Chrysippe, il les réfuta avec beaucoup de rete- nue, avouant même que sans Clirysippe il ne serait pas ce qu'il était. Il aimait l'étude , mais il s'appliquait moins à la physique qu'à la morale. Il était si assidu , qu'il né- gligeait le soin de son corps, et se laissait croître les on- gles et les cheveux. Son habileté dans la philosophie excita même la curiosité des orateurs , qui renvoyaient leurs écoliers pour avoir le loisir de l'entendre. Il avait la voix si forte, que le principal du collège le faisait sou- vent avertir de la modérer; et comme il répondit une fois : Qu'on m'apprenne à la régler, on lui répliqua fort bien : Réglez-vous sur l'ouïe de ceux qui vous écou- tent. Il était véhément dans ses censures, et disputeur difficile ; ce qui faisait qu'il évitait de se trouver à des repas. On lit, dans V Histoire de Phavorin, qu'un jour il se prit à railler Mentor de Bithynie, qui aimait sa concu- bine , et se servit de ces termes : « Il y a parmi vous un petit homme vain, lâche, et qui de taille et de voix res- semble parfaitement à Mentor; je veux le chasser de mon école. » A ces mots l'offensé se leva, et répliqua aussitôt: « Mentor et lui se dirent: Levons-nous et partons sur-le- champ'.» Il semble qu'il ait témoigné quelque regret de mourir. Il répétait souvent que la nature dissoudrait bien ce qu'elle avait uni. Ayant su qu'Antipater s'était détruit parlepoison, il eut envie d'imiter son exemple. Qu'on m'en donne aussi! dit-il. Mais comme on lui demanda ce qu'il souhaitait, il ajouta : Du vin miellé. On dit que, lorsqu'il mourut, il y eut une éclipse de lune , comme si le plus bel astre après le soleil prenait part à sa mort. ApoUodore, dans ses Chroniques , la fixe à la quatrième année de la cent soixante-dixième olympiade, qui fut la quatre-vingt- cinquième de son âge. On a de lui les lettres qu'il a écri- tes à Ariarathes, roi deCappadoce ; ses disciples ont écrit le reste des ouvrages qu'on lui attribue, lui-même n'en

' Parodies diin vers tie Sophocle et d'un vers d'Homère.

18:2 CLITOMAQIE

ayant point laissé. J'ai fait son épitaphc en vers logadi- ques et ardléblllins^

Muse, que veux, tu que je reprenne en Carnéade?On voit bien jusqu'où il craignit la mort : affligé duue maladie êlique, il ne voulut point la terminer. On lui dit qu'Antipater avait lini sa vie en buvant du poison : Qu'on me donne, dit-il alors, qu'on nie donne aussi... Et quoi? lui dit-on. Ah! qu'on me donne, re- prit-il, du vin miellé ; ayant souvent à la bouche cette expression , que la nature qui l'avait composé saurait bien le dissoudre. Il n'en mourut pourtant pas moins, quoiqu'il négligeât l'avantage de des- cendre avec moins de maux chez les morts.

On dit que ses yeux s'obscurcissaient quelquefois sans qu'il s'en aperçût ; de sorte qu'il avait dit à son domes- tique que quand cela lui arriverait, il apportât de la lu- mière; et lorsqu'il était averti qu'il y en avait, il disait à son domestique de lire. 11 a eu plusieurs disciples, dont le plus célèbre fut Clitomaque , duquel nous parlerons ; on l'ait mention d'un autre Carnéade, qui faisait des élé- gies, mais froides, et difficiles à entendre.

CLITOMAQUE.

Clitomaque de Carthage s'appelait, dans la langue de son pays, Asdrubal, et commença à s'appliquer à la philo- sophie dans sa patrie ; il vint à Athènes à l'âge de qua- rante ans, et y étudia sous Carnéade. Ce philosophe, ayant connu son génie, l'instruisit dans les lettres, et prit tant de soin de le pousser, que non-seulement Clitoma- que écrivit plus de quatre cents volumes , mais qu'il eut aussi l'honneur de remplacer son maître, dont il a com- menté les sentences. 11 acquit surtout une exacte con- naissance des sentiments des académiciens, des péripa- téticiens et des stoïciens.

'' Les vers iogadiijues étaient des vers d'une certaine mesure appelés arcliébulius, d'un poète nommé A rcliébule, tpii s'en servait beaucoup. Cdl-, Ant., p. 230 et 580.

CXITOMAQLE. 183

Eu général , quant aux académiciens , Tinioii les cri- tique en appelant leurs instructions un babil tjws^icr. Jusqu'ici nous avons parlé de ces philosophes, dont Pla- ton fut le chef; à présent nous viendrons aux péripatéti- ciens,qui tirent aussi leur ofigine de lui, et dontAristote fut le chef. C'est par lui que nous allons commencer.

MVRli V

ARIS.ÏOTE.

Aristote de Stagira était fils de Nicomaque et de Phœs- tias ; son père descendait de Nicomaque, fils de Machaon, qui était fils d'Esculape , au rapport d'Hermippe , dans son livre sur Aristole. Ce philosophe vécut longtemps à la cour d'Amyntas, roi de Macédoine, dont il était aimé pour son expérience dans la médecine. Il fit ses études sous Platon, et l'emporta en capacité sur tous ses autres discipres. Timothée d'Athènes, dans ses Vies, dit qu'il avait la voix grêle, les jambes menues, les yeux petits; qu'il était toujours bien vêtu, portait des anneaux aux doigts , et se rasait la barbe : selon le même auteur, il eut d'Herpilis, sa concubine, un fils naturel qu'il appela Nicomaque.

Il quitta Platon pendant que ce philosophe vivait en- core ; et on rapporte qu'il dit à ce sujet : Aristote a fait envers moi comme un poulain qui regimbe contre sa mère. Hermippe dit, dans ses Vies, qu'ayant été en- voyé, de la part des Athéniens , en ambassade auprès de Philippe , Xénocrate prit la direction de l'académie pen- dant son absence ; qu'à son retour, voyant qu'un autre tjnait sa place, il choisit dans le lycée un endroit il enseignait la philosophie en se promenant, et que c'est de qu'il fut surnommé péripatéticien. D'autres veu- lent qu'on lui imposa ce nom parceque Alexandre , après être relevé de maladie, écoutait ses discours en se promenant a ec lui ; et qu'ensuite , lorsqu'il se vit plu- sieurs auditeurs, il reprit l'habitude de s'asseoir, en di- i^acit, au sujet des instructions qu'il donnait, qu'il lui se-

AlUSTOTE. 185

rait honteux de se taire et de laisser parler Xénocrate. Il exerçait ses disciples à soutenir des propositions, et les appliquait en même temps à la rhétorique.

Il partit ensuite d'Athènes pour se rendre auprès de l'eunuque Hermias, tyran d'Atarne, dont il était fort ami et même parent, selon quelques uns, ayant épousé sa fille ou sa nièce , comme le dit entre autres Démétrius de Magnésie, dans ses livres des Poêles cl des Écrivains de même nom; il ajoute qu'IIermias, Bithynien de nais- sance , fut esclave d'Eubule , et qu'il tua son maître. Aristippe, dans le premier livre des Délices des anciens, dit qu'Aristote prit de l'amour pour la concubine d'Her- mias, qu'il l'obtint en mariage, et en eut tant de joie, qu'il fit à cette femme des sacrifices comme les Athéniens en faisaient à Gérés; et que , pour remercier Ilermias, il fit en son honneur un hymne qu'on verra ci-dessous.

Après cela il passa en Macédoine, à la cour de Philippe, qui lui confia l'éducation d'Alexandre ; et, pour récom- pense de ses services , il pria le roi de rétablir sa patrie dans l'état elle était avant sa ruine. Philippe lui ayant accordé cette grâce, Aristote donna des lois à Stagira. Il lit aussi, à l'imitation de Xénocrate, des règlements dans son école, suivant lesquels on devait créer un des disci- ples supérieur des autres pendant dix jours. Enfin , ju- geant qu'il avait employé assez de temps à l'éducation d'Alexandre , il retourna à Athènes, après lui avoir re- commandé Callisthène d'Olynthie, son parent. On dit que ce prince , piqué de ce que Callisthène lui parlait avec autorité et lui désobéissait , l'en reprit par un vers dont le sens était: «Mon ami, quel pouvoir t'arroges-tu sur moi? Je crains que tu ne me survives pas. 15 Cela arriva aussi. Alexandre , ayant découvert que Callisthène avait trempé dans la conjuration d'Hermolaiis, le fit saisir et enfermer dans une cage de fer, où, infecté de ses ordu- res, il fut porté de coté et d'autr(\ jusqu'à ce qu'ayant été exposé aux lions, il finit misérablement sa vie.

186 ARISTOTE.

Aristote continua de professer la philosophie à Athènes pendant treize ans , au bout desquels il se retira secrète- ment en Chalcide, pour se soustraire aux poursuites du prêtre Eurymédon qui l'accusait d'impiété , ou à celles de Démophile, qui, selon Phavorin, dans son Histoire, le chargeait non seulement d'avoir fait pour Hermias l'hymne dont nous avons parlé, mais encore d'avoir fait graver à Delphes , sur la statue de ce tyran , l'épitaphe suivante :

Un roi de Perse, violateur des lois, fit mourir celui dont on voit ici la figure; un ennemi généreux l'eût vaincu par les armes, mais ce perfide le surprit sous le voile de l'amitié.

Eumèle, dans le cinquième livre de ses Histoires, dit qu' Aristote mourut de poison la soixante et dixième année de son âge; il dit aussi qu'il avait trente ans lorsqu'il se fit disciple de Platon : mais il se trompe, puisque Aristote en vécut soixante -trois, et qu'il n'en avait que dix- sept lorsqu'il commença de fréquenter l'école de ce phi- losophe. Voici l'hymne dont j'ai parlé :

O vertu pénible aux mortels, et qui êtes le bien le plus précieux qui se puisse acquérir dans la vie; c'est pour vous, vierge auguste, que les sages Grecs bravent la mort, et supportent courageu^ement les travaux les plus rudes ; vous remplissez les âmes d'un fruit im- mortel, meilleur que l'or, les liens du sang, les douceurs du som- meil C'est pour l'amour de vous que le céleste Hercule et les fils de Léda endurèrent tant de maux : leurs actions ont fait l'éloge de votre puissance. Achille et Ajax sont allés aux lieux infernaux, par le désir qu'ils ont eu de vous conquérir. C'est aussi l'amour de votre beauté qui a privé du jour le nouriisson d'Atai ne, illustre parsts grandes actions; les Muses immortelles, ces filles de Mé- moire qui ajoutent à la gloire de Jupiter l'IIospilalier et qui coin-on- nent une amitié sincère, augmenteroii: riiomieur de son nom.

J'ai fait aussi les vers suivants sur Aristote :

KurYmédon,qui préside aux mystères de Cérès, se prépare à ac- cuser Aiislole (I impiété ; mais ce philosophe le prévient, en l)u- vîiiit du poison. C'était au poison de vaincre une injuste envie.

ARISTOTE. 187

Pliavoriii dit, dans son Histoire, qu'Aiistote avant de mourir composa un discours apologétique pour lui , dans lequel il dit qu'à Athènes « la poire naît sur le poirier, et la figue sur le figuier ^ w Apollodore , dans ses Chro- niques, croit qu'il naquit la première année de la quatre- vingt-dix-neuvième olympiade ; qu'il avait dix-sept ans lorsqu'il se fit disciple de Platon ; qu'il demeura chez lui jusqu'à l'âge de trente-sept ; qu'alors il se rendit à iMitylène sous le règne d'Eubule , la quatrième année do la cent huitième olympiade ; que Platon étant mort la pre- mière année de cette olympiade, il partit sous Théophile (archonte) pour aller voir Hermias , auprès duquel il s'arrêta trois ans; qu'ensuite il se transporta à la cour de Philippe, sous Pythodote (archonte), la seconde année de la cent neuvième olympiade , et lorsque Alexandre avait quinze ans ; que de Macédoine* il repassa à Athènes, la seconde année de la cent onzième olympiade; qu'il y enseigna treize ans dans le lycée ; qu'enfin il se retira en Chalcis la troisième année de la cent quatorzième olym- piade , et y mourut de maladie, âgé de soixante-trois ans , dans le même temps à peu près que Démosthène mourut, sous Philoclès , à Célauria. On dit qu'Aristote tomba dans la disgrâce d'Alexandre, à cause de Callisthène qu'il lui avait recommandé; et que, pour le chagriner, ce prince agrandit Anaximène et envoya des présents à Xénocrate. Théocrite de Chio fit une épigramme contre lui, qu'Ambryon a rapportée dans la vie de Théocrite :

Le vain Aristote a élevé un vain monument à riionneur d Ilei - inias, eunuque, et esclave d'Eubule.

Timon critique aussi son savoir, qu'il appelle la 1ég.érelé (la discoureur Arislote.

Telle fut la vie de ce philosophe ; voici son testament, à peu près comme je l'ai lu :

' l.e niot ric CiKiic rnlrc ilan> i<' iiiol <1«? dclaleiir, ou d'einioux.

1F8 AIUSÏOTE.

SALUT

Aristole dispose ainsi de ce qui le regarde. Eu casque la mort me surprenne, Anlipater sera l'exécuteur général de mes dernières volontés, et aura la surintendance de tout; et jusqu'à ce que Nica- nor puisse agir par rapport à mes biens *, Ari^tomène, Timarqne, Ilipparque, aideront à en prendre soin, aussi bien que Théophraste, s'il le veut bien et que cela lui convienne, tant par r. pport à mes enfants que par rapport à Herpilis et aux biens que je laisse. I orsque ma fille sera nubile, on la donnera à ^Nicanor; s'il lui ar- rivait quelque malheur, ce que je n'espère pas, qu'elle meure avant de se marier ou sans laisser d'enfants, ^Nicanor héritera de tous mes biens, et disposera de mes esclaves et de tout d'une manière convenable. Nican. r aura donc soin et de ma fille et de mon fils N"i- fomaque, de sorte qu'il ne leur manque rien, et il en ngira envers eux comme leur | ère et leur frère. Que si jNicanor venait à mourir ou avant d'avoir épousé ma fille, on sans laisser d'enfants, ce qu'il rc'gli ra ^era exécuté. Si Théophraste veut alors rotii er ma fille chez lui, il enlieia dans tous 1. s droits que je donne à >icanor ; sinon les curateurs, prenant couse 1 avec Antipater, disposeront de ma lille et de mon fils selon qu ils le jugeront le meilleur. Je recom- mande aux tuteurs et à ÎSicanor de se souvenir de moi et de l'affec- lion qu'IIerpN lis m'a toujours portée, prenant soin de moi et de mes affaires. Si, après ma ir.ort, tlle veut se marier, ils prendront t;arde quelle n'épouse personne au dessous de ma condition; et en ce cas, outre les présents qu'elle a déjà reçus, il lui sera donné un talent d'arg. nt, trois servantes si elle veut, outre celle qu'elle a, et le jeune garçon Pyrrha?us; si elle veut demeurer à Chalcis, elle y occupera le logement contigu au jardin ; et si elle choisit Stagira, elle occupera la maison de mes pères , et les curateurs feront meu- bler celui de ces deux endroits quelle habitera. Mcanor aura s{ in que Mymex soit renvoyé à ^es parents d'une miinière louable et honnête, avec tout ce quej'ai à li:i appartenant. Je rends la liberté à Ambracis, et lui assigne pour dot, lor.'-qu'elle se mariera, cinq cents drachmes et une servante ; mais à Thala, outre l'esclave ache- tée qu'elle a, je lègue une jeune esclave et raille drachmes. Quant à Simo, outre l'argent qui lui a été donné pour acheter un autre

* .lo trailiiis cela d'mie manière éipiivoiinr. iiaicciuOii n'esi pas d'ac- cord si Nicanor était alisfnt.oii malade, ou mineur.

ARISTOTE:. 189

esclave, on lui iichètoia un esclave, ou on lui en donnera la valeur eu argent. Tacho recouvrera sa liberté lorsque ma fille se mariera. On affranchira pareillement alors Philon et Olympius avec son fils. Les enfants de mes domestiques ne seront point rendus ; mais ils passeront au service de mes héritiers jusqu'à l'âge adulte, pour être affranchis alors s'ils l'ont mérité. On aura soin encore de faire achever et placer les statues que j'ai commandées àGryllion, savoir celles de >'icanor, de Proxcne et de la mère de ]Nicauor. On pla- cera aussi celle d'Arimneste pour lui servir de monument, puisqu'il est mort sans enfants. Qu'on place aussi dans le >'émée, ou ailleurs, comme on le trouvera bon, la Cérès de ma mère. On mettra dans mon tombeau les os de Pythins, comme elle l'a ordonné. On exécu- tera au.vsi le vau que j'ai fait pour la conscrvalion de Nicanor, en l)laçant à Stagira les an in: aux de pierre que j'ai voués pour lui à Jupiter et à Minerve sauveurs : ils doivent être de quatre coudées.

Ce sont ses dispositions testamentaires.

On dit qu'on trouva chez lui quantité de vases de terre. Lycon rapporte qu'il se baignait dans un grand bassin il mettait de l'huile tiède , qu'il revendait ensuite ; d'au- tres disent qu'il portait sur l'estomac une bourse de cuir qui contenait de l'huile chaude , et qu'en dormant il tenait dans la main une boule de cuivre au-dessus d'un bassin , afin qu'en tombant dans le bassm elle le ré- veillât.

On a de lui plusieurs belles sentences. On lui deman- dait ce que gagnent les menteurs en déguisant la vérité : Il leur arrive, dit-il, qu'on ne les croit pas, lors même qu'ils ne mentent point. On lui reprochait qu'il avait as- sisté un méchant homme : Je n'ai pas eu égard à ses mœurs , dit-il , mais à sa qualité d'homme. 11 disait con- tinuellement à ses amis et à ses disciples que la lumière corporelle vient de l'air qui nous environne; mais qu'il n'y a que l'étude des sciences qui puisse éclairer lame. Il reprochait aux Athéniens qu'ayant inventé le froment et les lois , ils se servaient bien de l'un pour vivre , mais ne faisaient aucun usage des autres pour se conduire. Il disait (lue les sciences ont des racines amères , mais

190 ARISTOTE

qu'elles rapportent des fruits doux ; que le bienfait est ce qui vieillit le plus tôt; que l'espérance est le songe d'un homme qui veille. Diogène lui présentant une figue sèche , il pensa que s'il la refusait il lui donnerait quelque occasion de critique; il l'accepta donc, en disant : Dio- gène a perdu sa figue avec le mot qu'il voulait dire. En ayant accepté encore une , il l'éleva en l'air, comme les enfants, et la regarda en disant : 0 grand Diogène! et puis la lui rendit. Il disait que les enfants ont besoin de trois choses : d'esprit, d'éducation et d'exercice. On l'a- vertit qu'un médisant faisait tort à sa réputation : Lais- sez-le faire , dit-il , et qu'il me batte même , pourvu que je ne m'y rencontre pas. Il disait que la beauté est la plus forte de toutes les recommandations; mais d'autres veulent que ce soit Diogène qui la définissait ainsi , et qu'Aristote disait que la beauté est un don; Socrate , qu'elle est une tyrannie de peu de durée ; Théophraste , une tromperie muette; Théocrite, un beau mal; Car- néade , une reine sans gardes.

On demandait à Aristote quelle différence il y avait entre un homme savant et un ignorant : Celle qu'il y a, dit-il , entre un homme vivant et un cadavre. Il disait que la culture de l'esprit sert d'ornement dans la pro- spérité, et de consolation dans l'adversité; de sorte que les parents qui font instruire leurs enfants méritent plus d'éloge que ceux qui se contentent de leur avoir donné la vie seulement ; au lieu qu'on doit aux autres l'avan- tage de vivre heureusement. Quelqu'un se glorifiant d'être dans une grande ville, il dit que ce n'était pas à cela qu'il fallait prendre garde , mais qu'il fallait voir si on était digne d'une patrie lionorable. On lui demanda ce que c'était qu'un ami ; il dit que c'était une ame qui animait deux corps. 11 disait qu'il y a des hommes aussi avares de leurs biens que s'ils devaient toujours vivre, et d'autres aussi prodigues que s'ils devaient mourir à chaque instant. Quelqu'un lui ayant demandé pourquoi

ARISTOTE. 191

un aimait a être longtemps dans la compagnie des per- sonnes qui sont belles : C'est , dit-il , la demande d'un aveugle. A quoi , lui dit-on , la philosophie est-elle utile ? A faire volontairement, repartit-il, ce que d'autres font par la crainte des lois. Sur ce qu'on lui demanda com- ment des disciples doivent être disposés pour faire des progrès : Ils doivent, dit-il , tâcher d'atteindre ceux qui sont devant eux , et ne pas s'arrêter pour attendre ceux qui vont plus lentement qu'eux.

Un homme , qui parlait beaucoup et indécemment , lui ayant demandé si son discours ne l'avait pas ennuyé : Je vous assure , lui dit-il , que je ne vous ai pas écouté. On lui reprochait qu'il avait donné la charité à un méchant homme : J'ai , dit-il , moins considéré l'homme que l'hu- manité. On lui demandait quelle conduite nous devons tenir avec nos amis : Celle , dit-il , que nous voudrions qu'ils tinssent avec nous. Il appelait la justice une vertu de l'ame qui nous fait agir avec chacun selon son mérite, et disait que l'instruction est un guide qui nous mène heureusement à la vieillesse. Phavorin, dans le deuxième livre de ses Commentaires , dit qu'il proférait souvent ces paroles qu'on lit aussi dans sa philosophie morale : Chers amis ! il n'y a point de vrais amis.

Il a écrit beaucoup de livres dont je donnerai la liste pour faire connaître le génie de ce grand homme. Quatre livres de la Justice; trois des Poètes; trois de la Phi- losophie; deux de la Politique; un de la Rhétorique , in- titulé Gryllus ; un qui a pour titre Nérinthe ; un nommé le Sophiste ; un connu sous le nom de Ménexène ; un de l'Amour; un intitulé Banquet; un de la Richesse; un d'Exhortations; un de l'Ame; un de la Prière; un de la Noblesse ; un delà Volupté; un intitulé Alexandre, ou des Colonies; un de la Royauté; un de la Doctrine; trois du Bien; autant des Lois de Platon; deux de la République de ce philosophe; un intitulé Économique ; un de l'Ami- tié ; un de la Patience dans la douleur ; un des Sciences ;

192 ARISTOTE.

deux des Controverses ; quatre de Solutions de contro- verses ; autant des Distinctions des sophistes ; un des Con- traires ; un des Genres et des Espèces ; un du Propre ; trois de Commentaires épichérématiques ' ; trois propo- sitions sur la Vertu ; un livre d'Objections; un des cho- ses qui se disent diversement ou suivant le but qu'on se propose ; un des Mouvements de la colère ; cinq de Mo raie ; trois des Éléments ; un de la Science ; un du Prin- cipe ; dix-sept Divisions ; un des Choses divisibles ; deux de l'Interrogation et des Réponses ; deux du Mouvement; un de Propositions ; quatre des Proportions controversées; un des Syllogismes; neuf des premières Analyses; deux des dernières Grandes Analyses; un des Problèmes; huit de ce qui regarde la Méthode ; un du Meilleur ; un de l'I- dée; sept de Définitions pour les lieux communs; deux de Syllogismes; un intitulé Syllogistique et Définitions; un de ce qui est éligible et de ce qui est accidentel ; un des choses qui précèdent les Lieux communs ; deux des Lieux communs pour les définitions ; un des Passions ; un intitulé Divisible; un intitulé Mathématicien; treize Définitions ; deux livres sur l'Épichérème , un sur la Vo- lupté ; un intitulé Propositions; un de ce qui est volon- taire; un de l'Honnête; vingt-cinq Questions épichéré- matiques; quatre Questions sur l'Amour; deux Questions sur l'Amitié; un livre de Questions sur l'Ame; deux de la Politique; huit de la Politique telle qu'est celle de Théophraste; deux des Choses justes; deux sur l'Assem- blage des arts ; deux sur l'Art de la Rhétorique ; un autre intitulé l'Art; deux intitulés Autre Art; un intitulé Méthodique; un intitulé Introduction à l'Art de Théo- decte; deux de l'Art poétique ; un d'Enthymèmes de rhé- torique; sur la grandeur; un du Choix des Enthymèmes; deux de la Diction ; un du Conseil ; deux de la Compila- tion; trois de la Nature; un intitulé Physique ; trois de

' Sorte de syllogisme.

ARISTOTE. 193

la Philosophie d'Archytas; un de celle de Speusippe et de Xénocrate ; un des choses prises du Timée et des disci- ples d'Archytas ; un sur Mélissus; un sur Alcnnéon ; un sur les pythagoriciens; un sur Gorgias ; un sur Xénocrate : un sur Zenon; un sur les pythagoriciens ; neuf des Ani- maux ; huit d'Anatomie; un intitulé Choix d'Anatomie; un des Animaux composés; un des Animaux fabuleux; un intitulé De ne pas engendrer ; deux des Plantes ; un intitulé Physiognomique ; deux delà Médecine; un de l'U nité ; un des signes de la Tempête ; un intitulé Astrono- mique; un de la Musique; un intitulé Mémorial ; six des Ambiguïtés d'Homère ; un de la Poétique ; trente-huit des Choses naturelles, par ordre alphabétique; deux de Problèmes revus ; deux de Choses concernant toutes les Sciences; un intitulé Mécanique; deux de Problèmes tirés de Démocrite ; un de la Pierre ; deux intitulés Jus- tifications ; un de Paraboles ; douze d'Œuvres indigestes ; quatorze de Choses traitées selon leurs genres ; un des Victoires olympiques; un de la Musique desjeux pythiens ; un intitulé Pythique ; un des Victoires aux jeux pythiens ; un des Victoires de Bacchus; un des Tragédies; un Re- cueil sur l'histoire des poètes; un de Proverbes; un inti- tulé Loi de recommandation; quatre des Lois; un des Prédicaments ; un de l'Interprétation ; cent cinquante-huit sur les différentes Polices des villes proposées chacune à part , savoir, celles qui suivent l'ordre démocrati- (pie, l'oligarchique, l'aristocratique, et le monarchique. On trouve aussi dans ses œuvres les lettres suivantes : Lettres à Philippe ; Lettres des Sylembriens '; quatre let- tres à Alexandre ; n uf à Antipater ; une à Mentor ; une à Ariston ; une à Olympias; une à Éphestion ; une à Thé- mistagore ; une à Philoxène ; une à Démocrite.

Il a aussi écrit un poëme dont le commencement est : a Saint interprète des dieux, o vous qui atteignez de loin ! »

' Pliur fait de Sylemlne un» ville, f/i.^t valuy., liv. iv, cli. 11.

17

194 ARISTOTE.

et une élégie dont les premières paroles sont : « Fille d'une mère qui possède Science. » On compte quatre cent qua- rante-neuf mille deux cent septante versets dans ses ou V rages.

Voilà pour ce qui regarde le nombre de ses ouvrages : voici les opinions qu'il y établit. 11 distingue deux sortes de philosophies , l'une qu'il appelle théorétique et l'autre pratique ; comprenant sous la dernière la morale et la politique , et dans la politique ce qui regarde la police publique et domestique ; sous la philosophie théorétique, ii comprend la physique et la logique, et cette dernière, non comme une partie de la philosophie , mais comme un excellent instrument pour parvenir à sa connaissance. Il donne deux objets à la logique , le vrai et le vraisem- blable, et se sert de deux méthodes pour chacun , de la dialectique et de la rhétorique pour le vraisemblable de l'analyse et de la philosophie pour le vrai , n'omettant rien , ni de ce qui regarde l'invention , ni de ce qui sert au jugement, ni de ce qui concerne l'usage '. Sur l'in- vention il fournit des lieux communs , des méthodes , et une multitude de propositions d'où l'on peut recueillir des sujets pour faire des arguments probables , pour con- duire le jugement. Il donne les premières analyses et les secondes; les premières servent à juger des propositions majeures, les secondes à examiner la conclusion. Pour l'usage, il fournit tout ce qui regarde la dispute, les de- mandes , les difficultés , les arguments sophistiques et les syllogismes , et autres secours de cette nature.

Il établit les sens pour juges de la vérité, par rapport aux opérations de l'imagination , et l'entendement par rapport aux choses qui regardent la police publique , le gouvernement domestique et les lois. Il n'établit qu'une lin, qui est la jouissance de la vertu dans une vie ac- complie ; et il fait dépendre la perfection de la félicité de

* C'est, je crois, l'application ou h pratique des règles du jugtmciil et de l'iuveution.

ARISTOTE. 195

trois sortes de biens : ceux de l'ame, auxquels il donne le premier rang et le plus de pouvoir ; ceux du corps, comme la santé , la force , la beauté , et les autres biens qui ont rapport à ceux-là; enfin ceux qu'il appelle extérieurs, comme la richesse, la noblesse, la gloire, et autres sem- blables. Il dit que la vertu ne suffît pas pour rendre heu- reux , et qu'il faut pour cela que les biens corporels et extérieurs se trouvent joints avec elle; de sorte que, quoique sage , on ne laisse pas d'être malheureux si on est accablé de travaux , ou dans Ist pauvreté , ou qu'on soit affligé d'autres maux pareils. Il disait au contraire que le vice suffit pour rendre malheureux , quand on au- rait d'ailleurs en abondance les biens du corps et les ))iens extérieurs. Il croyait que les vertus ne sont pas liées en- semble , en sorte que l'une sujve l'autre ; mais qu'il se peut qu'un homme prudent, ou tout de même un homme juste, soit intempérant ou incontinent. Il supposait au sage non l'exemption de passions, mais des passions mo- dérées. Il définissait l'amitié une égalité de bienveillance réciproque , et en comptait trois espèces , l'amitié de pa- renté , l'amour, et Tamitié d'hospitalité ; car il distinguait deux sortes d'amours , disant qu'outre celui des sens il y avait celui qu'inspire la philosophie. Il croyait que le sage peut aimer, remplir des charges publiques, em- brasser l'état du mariage, et vivre à la cour des princes. Des trois ordres de vies qu'il distinguait, et qu'il appelait vie contemplative, vie pratique et vie voluptueuse, il préférait le premier. Il regardait toutes sortes de sciences comme utiles pour acquérir la vertu , et dans l'étude de la physique il remontait toujours aux causes ; de vient qu'il s'applique à donner les raisons des plus petites cho- ses ; et c'est à cela qu'il faut attribuer la multitude do commentaires qu'il a écrits sur la physique.

Aussi bien que Platon , il définissait Dieu un être incor- porel ; et il étend sa providence jusqu'aux choses célestes. Il dit aussi que Dieu est immobile. Quant aux choses ter-

196 AKISTOTE.

restres, il dit qu'elles sont conduites par une sympathie qu'elles ont avec les choses célestes. Et outre les quatre éléments, il en suppose un cinquième dont il dit que les corps célestes sont composés , et dont il prétend que le mouvement est différent du mouvement des autres élé- ments ; car il le fait orbiculaire.

il suppose l'ame incorporelle, disant qu'elle est la pre- mière entéléchie ' d'un corps physique et organique qui a le pouvoir de vivre; il distingue deux entéléchies, et il appelle de ce nom une chose dont la forme est incorpo- relle. Il définit l'une une faculté, comme est celle qu'a la cire, l'on imprime une effigie de Mercure, de rece- voir des caractères , ou l'airain de devenir une statue ; et donne à l'autre le nom d'effet, comme est, par exem- ple, une image de Mercure imprimée ou une statue for- mée. Il appelle l'ame l'entéléchie d'un corps physique, pour le distinguer des corps artificiels, qui sont l'ouvrage de l'art, tels qu'une tour ou un vaisseau, et de quelques autres corps naturels, tels que les plantes et les animaux. Il l'appelle entéléchie d'un corps organique , pour mar- quer qu'il est particulièrement disposé pour elle, comme la vue est faite pour voir et l'ouïe pour entendre. Enfin il l'appelle entéléchie d'un corps qui a le pouvoir de vivre , pour marquer qu'il s'agit d'un corps dont la vie réside en lui-même. Il distingue entre le pouvoir qui est mis en acte et celui qui est en habitude : dans le premier sens l'homme est dit avoir une ame, par exemple lors- qu'il est éveillé ; dans le second lorsqu'il dort , de sorte que quoique ce dernier soit sans agir, le pouvoir ne laisse pas de lui demeurer.

Aristote explique amplement plusieurs autres choses qu'il serait trop long de détailler; car il était extrême- ment laborieux et fort ingénieux, comme il paraît par la liste que nous avons faite de ses ouvrages, dont le nom-

* On traduit perfaclion: c'est un mot imaginé par Aristole.

TIIÉOPHRASTE. 197

bre va à près de quatre cents, et dont on n'en révoque aucun en doute ; car on met sous son nom plusieurs au- tres écrits, aussi bien que des sentences pleines d'esprit, qu'on sait par tradition.

Il y a eu huit Aristotes : le premier est celui dont nous venons de parler; le second administra la république d'Athènes ; il y a de lui des harangues judiciaires fort élégantes ; le troisième a traité de V Iliade d'Homère ; le quatrième , qui était un orateur de Sicile, a écrit contre le panégyrique d'Isocrate ; le cinquième, qui était parent d'Eschine, disciple de Socrate, porta le surnom de Mythus; le sixième, qui était Cyrénien, a écrit de l'art poétique ; le septième était maître d'exercice : Aristoxène parle de lui dans la Vie de Platon ; le huitième fut un grammai- rien peu célèbre , de qui on a un ouvrage sur le pléo- nasme.

Aristote de Stagira eut beaucoup de disciples; mais le plus célèbre fut Théophraste, de qui nous allons parler.

THEOPHRASTK.

Théophraste d'Érèse fut fils de Mêlante, qui, selon Athénodore, dans le huitième livre de ses Promenades , exerçait le métier de foulon. Il fit ses premières études dans sa patrie, sous Leucippe , son concitoyen ; ensuite, après avoir été disciple de Platon , il passa à l'école d'A- ristote, et en prit la direction lorsque ce philosophe par- tit pour Chalcis, la cent quatorzième olympiade.

On dit, et Myronien d'Amastre le confirme dans le pre- mier de ses Chipitrcs historiques semblables , qu'il avait un esclave nommé Pompylus, qui fut aussi philosophe. Théophraste faisait voir beaucoup de prudence et était fort studieux. Pamphila , dans le deuxième livre de ses Cnmmenlaires , dit (jue ce fut lui qui forma Ménandre le

17.

198 THEOPHHÂSTE.

comique ; il était aussi fort serviable et aimait beaucoup

les lettres.

Il fut protégé de Cassandre, et Ptolémée le fit inviter à se rendre à sa cour. Il s'était rendu si agréable aux Athéniens, qu'Agonide l'ayant accusé d'impiété, peu s'en fallut qu'on ne l'en accusât lui-même : on lui comptait plus de deux mille disciples, multitude dont il prit occa- sion de parler, entre autres choses, dans une lettre qu'il écrivit à Pbanias le péripatéticien, sur le jugement qu'on portait de lui. « Je suis si éloigné, dit-il, de réunir chez moi toute la Grèce, qu'au contraire je ne reçois point de fréquentes assemblées, comme quelqu'un le prétend; néanmoins les leçons corrigent les mœurs, et la corruption du siècle ne permet pas qu'on néglige ce qui est propre à les réformer Il se donne dans cette lettre le nom de rhéteur. Cependant , quoiqu'il fût de ce caractère , il se retira pour quelque temps avec les autres philosophes , lorsque Sophocle , fils d'Amphiclidas , leur défendit de tenir école sans le consentement du sénat et du peuple, sous peine de mort. Us furent absents jusqu'au commen- cement de l'année suivante, que Philion cita Sophocle en justice , et fut cause que les Athéniens abrogèrent 1 edit , condamnèrent Sophocle à une amende de cinq talents, rappelèrent les philosophes à Athènes, et auto- risèrent Théophraste à reprendre son école et à ensei- gner comme auparavant.

Son véritable nom était Tyrtame ; mais Aristote le changea en celui de Théophraste , voulant dire par qu'il avait une éloquence plus qu'humaine. Aristippe , dans le quatrième livre des Délices des Anciens, dit qu'il aima beaucoup Nicomaque, quoique celui-ci fût son dis- ciple. On rapporte qu'Aristote disait de Théophraste et de Callisthène ce (jue Platon dit de lui et de Xénocrate , que Théophraste avait tant de pénétration, qu'il conce- vait et oxpli()uait sans peine ce (|u'on lui apprenait, an li<Mi que Callisthène était fort lent; de sorte (pie Inii

THÉOPHRASTE. 199

avait besoin d'éperon et l'autre de bride. On dit aussi que Démétrius de Phalère l'aida à obtenir la possession du jardin d'Aristote après sa mort. On lui attribue cette maxime , qu'il vaut mieux se fier à un cheval sans frein qu'à une doctrine confuse. Voyant quelqu'un qui se tai- sait dans un festin , il lui dit : « Si vous êtes ignorant , vous faites prudemment de vous taire; mais si vous avez des lumières, vous faites mal. » Il disait aussi con- tinuellement que l'homme n'a rien de plus précieux que le temps. Il mourut âgé de quatre-vingt-cinq ans , après avoir interrompu quelque temps ses occupations. J'ai fait ces vers sur son sujet :

Quelqu'un a dit avec raison que l'esprit est un arc qui souvent se rompt, s'il se relâche: tant que Théophraste a travaillé, il a joui d'une sauté robuste ; à peine il prend du relâche, qu'il meurt privé de l'usage de ses membres.

On rapporte que ses disciples lui ayant demandé s'il n'avait rien à leur ordonner, il leur fit cette réponse : a Je n'ai rien à vous ordonner, sinon de vous souvenir que la vie nous promet faussement plusieurs plaisirs dans la recherche de la gloire ; car quand nous commen- çons à vivre, nous devons mourir. Kien n'est donc plus vain que l'amour de la gloire. Ainsi tâchez de vivre heu- reusement, et ou ne vous appliquez point du tout à la science, parcequ'elle demande beaucoup de travail, ou appliquez -vous-y comme il faut, parceque la gloire qui vous en reviendra sera grande. Le vide de la vie l'em- porte sur les avantages qu'elle procure ; mais il n'est plus temps pour moi de conseiller ce qu'il faut faire : c'est à vous-mêmes d'y prendre garde.»

En disant cela , il expira , et toute la ville d'Athènes honora ses funérailles en suivant son corps. Phavorin dit que, lorsqu'il fut venu sur l'âge , il se faisait porter en litière, et cite là-dessus Hésippe, qui ajoute (jne cela

200 THÉOPHKASTE.

est rapporté par Arcésilas de Pitane , parmi les choses

qu'il dit à Lacyde de Cyrène.

Ce philosophe a laissé beaucoup d'ouvrages, qui méri- tent que nous en fassions le catalogue, parcequ'ils sont remplis d'excellentes choses ; le voici : trois livres des Premières Analyses, sept des Secondes ; un de la Solution des Syllogismes; un abrégé d'Analyses; deux de la Dé- duction des lieux communs ; un livre polémique sur les Discours de dispute, un des Sens, un sur Anaxagore, un des Opinions d' Anaxagore, un des Maximes d'Anaximène, un des Sentences d'Archélaiis, un des Différentes sortes de sels de nitre et d'alun , un de la Pétrification, un des Lignes indivisibles, un de l'Ouïe, un des Vents, un de la différence des Vertus, un de la Royauté, un de l'Éduca- tion des princes, trois de Vies, un de la Vieillesse, un de l'Astrologie deDémocrite,un des Météores, un des Simu- lacres, un des Humeurs, du Teint et des Chairs, un de l'Arrangement, un de l'Homme, un Recueil des mots de Diogène . trois livres de Distinctions, un de l'Amour, un autre sur le même sujet, un de la Félicité, deux des Es- pèces, un du Mal caduc, un de l'Inspiration divine, un sur Empédocle , dix-huit d'Epichérèmes ', trois de Con- troverses , un des Choses qui se font volontairement , deux contenant l'Abrégé de la République de Platon, un de la Diversité de la voix entre des animaux de même genre, un des Phénomènes réunis, un des Bétes nuisi- bles par la morsure et l'attouchement, un de celles qui passent pour douées de raison , un des Animaux qui changent de couleur, un de ceux qui se font des tan- nières, sept des Animaux en général, un de la Volupté selon Aristote, vingt-quatre Questions, un Traité du chaud et du froid, un des Vertiges et de l'Éblouissement^ im de la Sueur, un de l'Affirmation et de la Négation, un

' Bt-i iiaiil , dans son rccijcil ilc la pliilosoiiliic d'Ai islote dil que I E|>i f-hi-rèrne est un syllogisme ; el, selon (liauvin, c'est une espèce de joriic

THÉOPHHASTE. 201

intitulé Callistbène ou du Deuil, un de la Lassitude, trois du Mouvement , un des Qualités des pierres, un des Ma- ladies contagieuses, un de la Défaillance, un sous le titre de Mégarique, un de la Bile noire , deux des Métaux , un du Miel; un Recueil des opinions de Métrodore ; deux livres sur les Météores, un de l'Ivresse, vingt-quatre des Lois par ordre alphabétique; dix livres contenant un Abrégé des lois, un sur les Définitions, un des Odeurs, un du Vin et de l'Huile, dix-huit des premières Propositions, trois des Législateurs, six de la Politique, quatre intitu- lés le Politique suivant les circonstances , quatre des Mœurs civiles , un de la Meilleure république , cinq de Collection de problèmes, un des Proverbes, un des Cho- ses qui se gèlent et se liquéfient, deux du Feu, un des Esprits, un de la Paralysie, un de la SufTocation , un de la Démence, un des Passions, un des Signes, deux des Sophismes, un de la Solution des syllogismes, deux des Lieux communs, deux de la Vengeance, un des Cheveux, un de la Tyrannie, trois de l'Eau, un du Sommeil et des Songes, trois de l'Amitié, deux de l'Ambition, trois de la Nature, dix-huit des Choses naturelles , deux contenant un Abrégé des choses naturelles, huit sur le même sujet, un sur les Phyt-lciens, dix d'Histoire naturelle, huit des Causes naturelles, cinq des Sucs, un de la Fausseté de la volupté ; une Question sur l'ame ; un livre des Preuves il n'entre puint de l'art , un des Doutes sincères , im de l'Harmonie, un de la Vertu, un des Répugnances ou des Contradictions , un de la Négation , un de l'Opinion , un du Ridicule, deux des Soirées, deux de Divisions, un des Choses difi'érentes, un des Injures, un de la Calom- nie, un de la Louange, un de l'Expérience , trois de Let- tres, un des Animaux qui viennent par hasard , un des Sécrétions, un de la Louange des dieux, un des Fêtes, un du Bonheur, un des Ènthymèmes, un des Inventions, un intitulé Loisirs de Morale, un de Caractères moraux, un du Tumulte , un de l'Histoire, un du Jugement des

•202 TIIÉOPHRASTE.

syllogismes, un de la Flatterie, un de la Mer, un à Cas- sandre sur la royauté, ^un de la Comédie, un des Météo- res, un de la Diction ; un reciieil de Mots ; un livre de Solutions , trois de la Musique, un des Mesures, un inti- tulé Mégacles, un des Lois, un de la Violation des lois ; un Recueil des Pensées de Xénocrate, un de Conversa- tions, un du Serment , un de Conseils de rhétorique, un des Richesses, un de la Poésie, un de problèmes de Poli- tique, de Morale, de Physique et d'Amitié, un de Préfa- ces; un recueil de Problèmes , un de Problèmes physi- ques, un de l'Exemple, un de la Proposition et de la Nar- ration, un de la Poésie, un sur les Philosophes, un sur le Conseil, un sur les Solécismes, un de la Rhétorique, dix- sept espèces d'Art sur la rhétorique ; un traité de la Dis- simulation ; six de Commentaires d'Aristote ou de Théo- phraste , seize d'Opinions sur la nature , un des Choses naturelles en abrégé, un du Rienfait, un de Caractères moraux, un du Vrai et du Faux, six d'Histoires concer- nant la religion, trois des dieux; quatre livres histori- ques touchant la géométrie , six contenant des Abrégés d'Aristote sur les animaux , deux d'Éphichérèmes ; trois Questions, deux livres sur la Royauté , un des Causes , un sur Démocrite, un de la Calomnie, un de la Gé- nération, un de la Prudence des animaux et de leurs coutumes, deux du Mouvement, quatre de la Vue, deux touchant les Définitions, un des Choses données, un sur le Plus et le Moins, un sur les Musiciens , un de la Féli- cité des dieux , un sur les Académiciens , un d'Exhorta- tions, un de la Meilleure Police, un de Commentaires, un sur une Fontaine en Sicile, un des Choses reconnues, un de Questions sur la nature, un des Moyens d'appren- dre, trois de la Fausseté, un de Choses qui précèdent les lieux communs, un sur Eschyle, .six d'Astrologie, un d'Arithmétique, un de l'Accroissement, un intitulé Aci- charus, \i\\ des Plaidoyers, un de la Calomnie, des Lettres à Astycrèon, à Phanias et à Nicanor ; un traité de la Piété,

THÉOPHHASTh:. £03

un sous le titre d'Euïade; deux des Occasions, un des Discours familiers, un de la Conduite des enfants, un autre différent, un de l'Instruction, ou des Vertus ou de la Tem- pérance, un d'Exhortations, un des Nombres, un de Règles sur l'expression des syllogismes, un du Ciel, deux de Poli- tique, un de la Nature ; enfin des Fruits et des Animaux. On compte dans ces ouvrages deux cent trente-deux mille huit cents versets; voilà pour ce qui regarde ses livres. Son testament, que j'ai lu, est conçu en ces termes :

J'espère une bonne santé ; cependant, s'il m'arrivait quelque chose, je dispose ainsi de ce qui me regarde. Mêlante, et Pancrcon lils de Léonte, hériteront de tout ce qui est dans ma maison. Qnant aux choses que j'ai confiées à Hipparque, voici ce que je veux qu'on en fasse : on achèvera le Heu que j'ai consacré aux Muses et les statues des déesses, et on fera ce qni se pourra pour les embel- lir. Ensuite on placera dans la chapelle l'image d'Aristote et les autres dons qui y étaient auparavant. On construira, près de ce lieu dédié aux Muses, un petit portique aussi beau que celui qui y était. On mettra les mappemondes dans le portique inférieur, et on élèvera un autel bien fait et convenable. Je veux qu'on achève la statue de IVicoraaque, et Praxitèle, qui en a fait la forme, fera les autres dépenses qu'elle demande ; on la mettra le juge- ront à propos ceux que je nomme exécuteurs de mes volontés : voilà ce que j'ordonne par rapport à la chapelle et à ses orne- nients. Je donne à Callinus la métairie que j'ai à Stagira ; Nélée aura tous mes livres; et je donne mon jardin avec l'endroit qui sert à la promenade, et tous les logements qui appartiennent au jardin, à ceux de mes amis que je spécifie dans ce testament, et qui vou- dront s'en servir pour passer le temps ensemble et s'occuper à la piiilosophie, puisqu'il est in)possib!e que tout le monde puisse voxager. Je stipule pourtant qu'ils n'aliéneront point ce bien, et que personne ne se l'appropriera en particulier ; mais qu'ils le posséderont en commun comme un bien sacré, et en jouiront ami- calement comme il est juste et convenable. Ceux qui auront part a ce dou sont Hipparque, Nélée. Straton, Callinus, Démotime, Dé- niarate, Callisthène, Mêlante, Pancréon et Mcippe. U dépendra pourtant d'Aristote, (ils de Mydias et de Pylhias, de participer au même droit, s'il a du goût pour la philosophie ; et alors les plus

20'i THÉOPHRASTE.

iigés prendront de lui tout le soin possible afin de l'y faire avancer. On m'enterrera dans le lieu du jardin (|u'on jugera le plus conve- nable, sans faire aucune (ié{)ensc superflue pour mon cercueil ou pour mes funérailles. Tout cela ensemble étant exécuté après ma mort, ce qui regarde la chapelle, le jardin, l'endroit de la pro- moiinde, je veux encore que Pompjlus qui y demeure continue d'en prendre soin connue auparavant, et ceux à qui je donne ces biens pourvoiront à ses besoins. Je suis d'avis que Pompylus et Threpta, qui sont libres depuis longtemps et n)'ont bien servi, pos- sèdent en sûreté tant ce que je peux leur avoir donné ci-devant que ce qu'ils ont acquis eux-mêmes, et les deux mille drachmes que j'ai réglé qu'Ilipparque leur donnera, ainsi que j'en ai sou- vent parlé à Mêlante et Pancéron eux-mêmes, qui m'ont approuvé en tout. Au reste, je leur donne Somatalcs et une servante; et quant aux garçons Molon, Cimon et Parménon que j'ai déjà affran- chis, je leurdonne la liberté de s'en aller. J'affranchis pareillement Mânes et Callias, après qu'ils auront demeuré quatre ans dans le jardin et y auront travaillé sans mériter de rei)roche. Quant aux menus meubles, après qu'on en aura donné à Pompjlus ce que les exécuteurs jugeront à propos, on vendra le reste. Je donne Caiion à Démotime, Donace à jNélée, et je veux qu'Eubius soit vendu. Ilipparque donnera trois mille drachmes à Callinus. J'ordonne- rais que Mêlante et Pancréou partageassent ma succession avec Ilipparque, si je ne considérais qu'Ilipparque m'a rendu de grands services ci-devant, et qu'il a beaucoup perdu de ses biens; je pense d'ailleurs qu'ils ne pourraient pas facilement administrer mes biens en commun. Ainsi j'ai juge* qu'il était plus utile pour eux de leur faire donner uuesounuc par Ilipparque: il leur donnera donc à chacun un talent. Il aura soin de donner aus.si aux exécuteurs ce qu'il faut pour les dépenses marquées dans ce testament, lors- qu'elles devront se faire. Après qu'liipparque aura fait tout cela, il sera dégagé de tous les contrais que j'ai à sa charge; et s'il a pu- faire quelque gain sous mon nom en Chalcide, ce sera pour son I}rofit. Je nomme exécuteurs de mes volontés dans ce présent testa- ment Ilipparque, Nélée, Straton, Calliuus, Démotime, Callistlièj;e, (Itésarque.

Trois copies de ce testament, scellées de l'aniieaii de Théopliraste, furent délivrées, lune à Ilégésias, fils d'Ilip- parque, de (jiioi Callipe de IVllaiie, Pliilonu'le d'Fiio-

STRATON. 205

nyme, Lysandre d'Hybées, et Philion d'Alopèce,sont té- moins; l'autre copie fut donnée, en présence des mêmes témoins, à Olympiodore ; la dernière a été donnée à Adi- mante, et reçue par les mains d'Androsthène son fils, de quoi ont été témoins Aimneste fils de Cléobule, Lysistrate de Tbasse fils de Phidon, Straton de Lampsaque filsd'Ar- césilas, Thésippe fils de Thésippe de Cérame , Dioscoride d'Épicéphise fils de Denys.

Voilà quel fut le testament de Théophraste.

On dit que le médecin Érasistrate a été son disciple, et cela est probable.

STRATON.

straton de Lampsaque, fils d'Arcésilas, et le même dont Tbéophraste parle dans son testament, hérita de son école. Ce fut un homme fort éloquent, et on lui donna le nom de physicien, à cause qu'il s'appliqua plus à la phy- sique qu'aux autres sciences.

Il enseigna Ptolomée Philadelphe, qui lui fit présent de (piatre-vingts talents. Apollodore remarque , dans ses Chroniques, qu'il commença à conduire l'école la cent vingt-troisième olympiade, et qu'il la dirigea pendant dix-huit ans. On a de lui trois livres sur la Royauté, trois de la Justice, trois du Bien, trois des Dieux, trois du Gou- vernement. Il a aussi fait d'autres livres, intitulés des Vies, de la Félicité, de la Philosophie, de la Force, du Vide, du Ciel, de l'Esprit, de la Nature humaine, de la Génération des animaux, de l'Union du mariage, du Som- meil, des Songes, de la Vue, du Sentiment, de la Vo- lupté, des Couleurs, des Maladies, des Jugements, des Forces, des Métaux, de la Mécanique, de la Faim, des Éblouissements, de la Légèreté et de la Gravité, de l'In- spiration divine, du Temps, de la Nourriture et de l'Ac- croissement, des Animaux dont on doute, des Animaux

18

206 STRATON.

fabuleux, des Causes, de la solution des Ambiguïtés; des préfaces pour les Lieux communs; de Ce qui arrive par accident, des Définitions, du Plus et du Moins, de l'Injus- tice , du Premier et du Dernier, du Genre premier, du Propre, du Futur, deux Indices d'inventions, des Com- mentaires (mais on doute s'ils sont de lui), des lettres qui commencent par ces mots : « Straton à Arsinoé , sa- lut. »

On dit qu'il était d'une complexion si délicate, qu'il mourut sans sentiment ; c'est sur quoi roulent les vers suivants que j'ai faits pour lui

Passant, je t'apprends qu'ici repose Straton d^ Lampsaque, qui ne cessa de s'oindre le corps, sans que cela le rendit moins faible ; il lutta toujours contre les maladies, et mourut sans ressentir les angoisses de la mort.

Il y a eu huit Stratons : le premier fut disciple d'Iso- crate ; le second est celui dont nous parlons ; le troisième, qui professa la médecine, fut instruit, ou, comme d'au- tres disent, élevé par Érasistrate; le quatrième, histo- rien, a écrit la vie de Philippe et de Persée , qui ont fait la guerre aux Romains ; le sixième fit des épigrammes ; le septième est appelé ancien médecin par Aristote; le huitième , philosophe péripatéticien , vécut à Alexandrie.

On conserve encore le testament de Straton le physi- cien; en voici le contenu :

Si la mort me surprend, je dispose ainsi. Je laisse à Lampyrion et à Arcésilas tout ce qui est dans ma maison. Quant à l'argent que j'ai à Athènes, les exécuteurs testamentaires auront soin de rem- ployer aux frais de mes funérailles et des cérémonies ordinaires, en évitant également la prodigalité et l'avarice. Ces exécuteurs se- ront Olympiens, Aristide, Mnésigcne, Hippocrate, Épicrate, Gor- gyle, Dioclès, Lycon et Athanes. Lncou succédera à mon école, les autres étant ou trop âgés ou surchargés d'occupations; et ils feront bien, et les autres aussi, s'ils iipprouvent celte disposition. Je lui donne tous mes livres, excepté ceux que j'ai composés, et je lui lègue tous mes meubles de table, mes gobelets et mes habits. Kpi-

LYCON. 207

crate recevra de mes exécuteurs cinq cents drachmes et celui des garçons qui rtie servent qu'il plaira à Arcésilasde choisir. Lampy- rion et Arcésilas déchireront les contrats que Daippca i)assésponr Irép, en sorte que, n'étant redevable ni à Lampyrion ni à ses héri- tiers, il soit dégagé de toute obligation envers eux. Mes exécuteurs lui paieront cinq cents drachmes, et lui donneront tel de mes do- niesli(pies qu'Arcésila jugera à propos ; afin qu'ayant beaucoup travaillé pour moi, comme il a fait, il ait de quoi vivre honnête- ment. Je rends la liberté à Dioclès et à Abus. Je remets Simmia au pouvoir d'Arcésilas, et j'affranchis Dromon. Aussitôt qu'Arcésilas sera arrivé, Irée calculera avec Olympiens et Épicrate les frais de mes funérailles et des autres choses prescrites par l'usage : le sur- plus api artiendra à Arcésilas, qui pourra l'exiger d'Olympicus, mais sans intenter d'action contre lui pour avoir retardé le paie- ment, ou pour les intérêts des années échues. Arcésilas retirera des mains de Philocrate, fils de Tisamène, les contrats que j'ai faits avec Olympiens et Aménias. Pour ce qui regarde mon sépulcre, je m'en rapporte à Arcésilas, Olympiens et Lycon.

Voilà le testament de Straton tel que l'a recueilli Aris- ton de Cos.

Straton , comme nous l'avons déjà dit, était un bommo estimable , versé dans toutes sortes de sciences, et prin- cipalement dans la physique , qui est la plus ancienne , et la plus digne qu'on s'y applique.

LYCON.

Lycon de la Troade, et fils d'Astyanacte, succéda à Stra- ton ; il était éloquent et habile à conduire la jeunesse, et il disait, à ce sujet , qu'il faut gouverner les jeunes gens par la honte et l'amour de l'honneur, comme on se sert pour les chevaux de l'éperon et de la bride. Il adonné des preuves de belle élocution et de beaucoup de génie. On rapporte qu'à propos d'une fille sans biens, il dit que c'était un grand fardeau pour un père de lui voir passer

208 LYCON.

la fleur de son âge sans mari, faute de dot. Antigone dit à son occasion que , de même qu'on ne peut communi- quer à un autre fruit l'odeur et la beauté de la pomme, il en est pareillement des hommes ; et que, dans chaque chose qu'un homme dit, il faut le considérer lui-même, ainsi qu'une sorte de fruit est particulière à l'arbre qui le porte ; et il disait cela relativement à la grâce que Lycon mettait dans ses discours. De vient que plusieurs ajoutant la lettre G à son nom l'appelaient Glycon, mot qui signifie douceur. Sa plume était cependant moins éloquente. Il raillait beaucoup ceux qui regrettaient de n'avoir rien appris lorsqu'il en était temps, et souhai- taient ensuite de savoir quelque chose , et disait que ceux qui formaient ces vœux inutiles s'accusaient eux-mêmes par le repentir qu'ils témoignaient de leur négligence ir- réparable. Quant à ceux qui suivaient une mauvaise méthode, il disait que la raison leur échappait, et qu'ils faisaient comme ceux qui , avec une ligne courbe , vou- laient mesurer une chose droite, ou se voir dans une eau bourbeuse ou dans un miroir renversé. Il disait aussi qu'on voyait beaucoup de gens prétendre aux couronnes du barreau , et fort peu ou personne rechercher celles des jeux olympiques.

Ce philosophe fut souvent utile aux Athéniens par les bons conseils qu'il leur donna. Il était fort propre sur sa personne, et Ilermippe dit qu'il donnait dans la délica- tesse par rapport aux habits. Il s'exerçait aussi beaucoup, et était d'une bonne constitution de corps. Antigone de Caryste dit qu'il avait l'air d'un athlète , ayant les oreilles meurtries et le corps luisant. On dit aussi qu'étant dans sa patrie, il combattit dans les jeux iliaques et dans les jeux de boule. Il eut beaucoup de part à l'amitié d'Attale et d'Eumène, qui lui firent de riches présents. Antiochus tâcha de l'avoir, mais il n'y réussit point. Au reste, il était si ennemi de Jérôme le péripatéticion, (pi'il était le seul qui n'allait point le voir dans la fête qu'il donnait

I.YCON. -200

le jour de sa naissance , et de laquelle nous a\oiis parlé dans la vie d'Arcésilas.

II gouverna son école pendant quarante-quatre ans, Straton l'en ayant laissé successeur la cent vingt-septième olympiade. Il fut aussi disciple de Panthœdus le dialec- ticien , et mourut de la goutte , âgé de soixante-quatorze ans. J'ai fait cette épigramme sur son sujet :

Je ne puis passer sous silence le sort de Lycon, qui mourut affli- gé de la goutte ; je m'étonne qu'ayant à faire le long chemin de l'autre vie et ayant toujours eu besoin de secours pour marcher, il l'ait fait dans une nuit.

Il y a eu plusieurs Lycons : le premier était philosophe pythagoricien ; le second est celui dont nous parlons; le troisième fut poëte épique ; le quatrième composa des épigrammes. J'ai trouvé le testament de Lycon , qui est conçu en ces termes :

En cas que je succombe à ma maladie, je dispose ainsi de mes biens. Je lègue ce qui ( st dans ma maison aux frères A.^tyaoax et La cou, à condition qu'ils en restitueront ce dont j'ai eu l'usage à Athènes, et que j'ai ou emprunté de quelqu'un ou pris à gage, et qu'ils paieront ce qui est requis pour uics funérailles et ce qui doit s'y observer. Ce qui m'appartient, dans la ville et à Égine, je le donne à Lycon, tant à cause de mon nom qu'il porte que par rap- port au séjour qu'il a fait avec moi, et au soin qu'il a eu de me plaire, comme il était juste, puisqu'il me tenait lieu de fils. Je donne le jardin et l'endroit de la promenade à mes amis Rulon, Callinus. Ariston, Amphion, Lycon, Python, Aristomaque, Héraclius, Lyco- mède et Lycon mon neveu, qui choisiront ensemble celui qu'ils croiront le plus capable de remplir mes fonctions ; et j'exhorte mes autres amis à concourir avec eux à ce choix, tant par considération pour moi, que pour l'endroit même. Rulon et Callinus auront soin de mes funérailles et de faire brûler mon corps ; et ils pren- dront garde qu'il n'y ait en cela ni trop d excès, ni trop d'épargne. Lycon donnera les olives que j'ai à Égine aux jeunes gens pour s'oindre le corps, afin que ma mémoire et celle de ceux qui m'ont porté du respect soit consacrée par une chose dont l'usage soit utile. Il m'erigera aussi une statue, et Diophanle et Héraclide, fils

2iO LYCON.

de Démétrius, verront avec lui dans quel endroit elle sera lenneux placée. Lycon rendra ce que je puis avoir emprunté depuis son départ, en quoi Bulon et Callious lui sont adjoints; il paiera aussi ce qui regarde mes funérailles et les solennités usitées, et il pren- dra ce qu'il faut pour cela de ce que je lui laisse en conimun avec son frère. 11 aura aussi la considération convenable pour les méde- cins Pasithémis et Midias, qui méritent de l'estime, tant pour les soins quils ont pris de moi que pour leur art, et qui sont dignes d'un plus grand honneur encore Je fais présent de deux coupes au fils de Callinus et de deux bijoux à sa femme, aussi bien que de deux tapis, l'un velu et l'autre ras, avec une tapisserie et deux de mes meilleurs oreiller^, afin qu'on voie que je me souviens d'eux. Pour ce qui regarde mes domestiques, voici ce que j'en or- donne : Démétrius, que j'ai affranchi depuis longtemps, aura, avec le prix de son rachat que je lui remets, cinq mines, un manteau et une saie, afin qu'après avoir beaucoup travaillé à mon service il ait une vie honoriiblc. Je dispense pareillement Criton de Chalcédoiue de l'obligation de racheter sa liberté, et lui assigne quatre mines. J'affranchis Mycrus, qui sera eniretenu et instruit par L^con pen- dant six ans, à compter de ce jour. Chœrès aura aussi sa liberté, et outre que Lycon l'entretiendra, il lui donnera deux mines, et ceux de mes livres (jue j'ai communiqués au public ; ceux qui n'ont pas été mis au jour seront donnés à Callinus, qui aura soin de les pu- blier. Je renvoie Syrus libre; je lui donne >Iénodora;et s'il me doit quelque chose, je le lui remets et lui en fais présent. On don- nera à Hilara cinq mines, un tapis velu, deux oreillers, une tapis- serie, et un de mes lits à son choix. J'affranchis aussi la mère de Micrus, INœmon, Dion, Théon, Euphranor et Ilermias, ainsi qu'A- gathon, celui-ci après deux ans de service. Mes porteurs Ophéiion et Posidonius serviront encore quatre ans, après quoi ils seront libres. Enfin je laisse à Démétrius, Criton et Sjrus, à chacun un lit et un habit au choix de Lycon, pour récompense des bons services que chacun d'eux m'a rendus. L>con sera libre de m'enterrer ici ou dans ma patrie, persuadé qu'il consultera aussi bien que moi- même ce qui sera le plus honorable pour moi. Et après qu'il aui a exécuté mes volontés, je le fais maître de tout ce que je lui laisse.

Les témoins de ce testament furent Callinus, Ilermio- née,x\riston deChioet Eupbion de Païane. Lycon faisait toutes choses si prudemment, qu'il a fait voir sa sagesse

DÉMÉTRILS. 211

jusque dans la manière dont il a fait son testament, de sorte qu'il est digne d'être imité en cela même.

DEMETRIUS.

Démétrius de Phalère, fils de Phanostrate , lut disciple de Théophraste ; il fut orateur chez les Athéniens et ad- ministra leur ville pendant dix ans; on y érigea en son honneur trois cent soixante statues d'airain, dont il y en avait plusieurs qui étaient des statues équestres ou montées sur des chariots attelés de deux chevaux ; et ces ouvrages se firent avec tant d'ardeur qu'ils furent finis en moins de trois cents jours. Selon Démétrius de Ma- gnésie, dans ses Synonymes, il prit en main le gouver- nement de la république, lorsque Harpale , s'enfuyant d'auprès d'Alexandre , arriva à Athènes: son administra- tion fut longue et louable ; il augmenta les revenus de la ville et l'embellit de beaucoup d'édifices, nonobstant son extraction , qui n'était pas des plus illustres. Phavorin , dans le premier livre de ses Commentaires ^ dit qu'il des- cendait de la race de Conon , famille citoyenne et distin- guée. Le même auteur dit qu'il avait commerce avec La- mia; il prétend même, au second livre de ses Co^jwjcn/f/î'n's, qu'il se prêtait au désordre de Cléon. Didyme, dans ses Banquets, vante ses sourcils, et dit que c'est de que lui vint le surnom d'ensorceleur et de rayonnant, que lui donna une femme de mauvaise vie. On rapporte qu'ayant perdu la vue à Alexandrie, il la recouvra par le moyen de Sérapis, et qu'en actions de grâces il composa, en l'hon- neur d'Apollon , des hymnes qui se chantent encore au- jourd'hui.

Quelque respecté qu'il fût à Athènes, l'envie , qui s'at- tache à tout, causa sa perte; on intrigua tant contre lui qu'il fut condamné à mort , pendant qu'il était absent ; et comme on ne pouvait décharger sur lui-même la co-

'212 DÉMÉTHILS.

1ère qu'on avait contre lui, on vendit une partie de ses statues , on jeta l'autre dans l'eau, on en brisa , on en fit des pots de chambre; il n'y en eut qu'une de conservée , ce fut celle qui était dans la citadelle. Phavorin , dans son Histoire diverse , dit que les Athéniens firent cela par ordre du roi Démétrius', et qu'ils accusèrent leur prince de mauvais gouvernement. Hermippe dit qu'après la mort de Cassander, Démétrius , craignant l'indignation d'Anti- pater, se retira auprès de Ptolomée Soter ; qu'il s'arrêta longtemps à sa cour, et, entre autres choses, lui conseilla de partager son royaume entre les enfants qu'il avait d'Eurydice; qu'au lieu de suivre ce conseil, le roi éleva sur le trône le fils qui était de Béronice , et que ce prince , après la mort de son père , ordonna qu'on gardât Démétrius quelque part jusqu'à ce qu'il disposât de lui , ce qui lui fut si sensible qu'il en contracta une mélancolie. Un jour qu'il dormait, il fut mordu d'un aspic à la main, ce qui causa sa mort; il fut enterré à Busiris, près de Diospolis. Je lui ai fait cette épitaphe :

Un aspic plein d'un venin mortel a tué le sage D.^mélrius : ce n'était pas un feu qui sortait de ses yeux, c'étaient les ténèbres des enfers.

Héraclide , dans son Abrégé des Successions de Sotion , dit que Ptolomée voulant céder sa couronne àPhiladelphe, Démétrius l'en dissuada, en lui disant que quand il l'au- rait abdiquée, il n'en serait plus le maître. J'apprends aussi que , lorsqu'on poursuivait ce philosophe à Athènes , peu s'en fallut que Ménandre le comique ne fût condamné , parcequ il était son ami ; mais que Télesphore , cousin de Démétrius , le défendit.

Il a surpassé les philosophes péripatéticicns de son temps par le nombre des livres qu'il a faits et celui des versets qu'ils contiennent. Étant savant et abondant , ses

' Uoi de MacéJdiiic. Aldi^lnnndin.

DÉMÉTRILS. 213

ouvrages consistent en histoire , politique , poésie , rhé- torique, harangues et négociations; outre des recueils (les fahles d'Ésope et d'autres traités , on a de lui cinq li- vres des Lois d'Athènes, deux des Citoyens d'Athènes, deux de la Manière de conduire le peuple , deux de la Politique , un des Lois , deux de la Rhétorique , deux de l'Art militaire , deux de llliade, quatre de lOdyssée, un intitulé Ptolomée, un de la Galanterie , un intitulé Phœ- dondas, un autre intitulé Maedon , un autre appelé Cléon, un qui porte le nom de Socrate , un celui d'Aristomaque, un celui d'Artaxcrxes , un celui d'Homère , un celui d'A- ristide ; un discours d'Exhortation , un sur la République, un sur un sujet déceimal , un sur les Ioniens , un des Négociations , un de la Confiance , un du Rienfait, un de la Fortune , un de la Magnificence , un du Mariage, un de rOpinion , un de la Paix , un des Lois , un des Exercices du corps, un de l'Occasion, un sur Denys, un intitulé le Chalcidien, un intitulé Incursion des Athéniens, un autre d'Antiphane, un de Préfaces historiques, un de Lettres , un intitulé Assemblée jurée , un de laYieilles^e, un du Droit, un des Fables d'Ésope, et un de Chries. Son style était philosophique , mêlé de rhétorique et plein de force.

Démétrius ayant appris que les Athéniens avaient abattu ses statues , il dit qu'il les défiait d'abattre le courage de celui à la gloire de qui ils les avaient élevées ; il disait que les sourcils ne sont pas la partie la moins considérable du corps et celle qu'on doive négliger le plus, puisqu'ils peuvent abaisser l'homme toute sa vie; que les richesses aveuglent, et que la fortune qui les donne est aveugle elle-même. Il disait aussi qu'une bouche élo- quente peut autant dans une république que Fépée dans un combat. Voyant un jour un jeune débauché : Voilà , dit-il, une statue carrée de Mercure, revêtue d'une longue robe, ayant un ventre et de la barbe. Il disait des or- gueilleux,qu'il fallait retrancher de leur hauteur, et leur

214 DÉMÉTIilLS.

laisser leur esprit ; que les jeunes gens doivent respecter dans la maison leurs pères et leurs mères, dans les rues ceux qu'ils rencontrent, dans le particulier eux-mêmes; que les vrais amis sont ceux qui viennent nous voir dans la prospérité lorsqu'on les souhaite, et dans l'adversité sans qu'on les en prie. Ce sont les maximes qu'on lui at- tribue.

Il y a eu vingt Démétrius , tous remarquables : le pre- mier, orateur de Carthage et plus ancien que Thrasyma- que ; le second, celui dont nous donnons la vie; le troi- sième, philosophe péripatéticien de Bysance ; le quatrième, surnommé le peintre, parcequ'il exerçait cet art, avait aussi beaucoup de talent pour s'énoncer; le cinquième, Aspendien, était disciple d'Apollonius de Soles ; le sixième, de Calafie , écrivit l'histoire de l'Asie et de l'Europe en vingt livres; le septième, de Bysance, a écrit en treize livres le paï^sage des Gaulois d'Europe en Asie , et en huit autres les faits d'Antiochus et de Ptolomée, avec l'his- toire de la Libye sous leur gouvernement; le huitième, sophiste et habitant d'Alexandrie , a traité de la rhéto- rique ; le neuvième, grammairien d'Adramyte, surnommé Ixion , pour avoir, dit-on , perdu le respect à Junon ; le dixième , grammairien de Cyrène , surnommé Stamnus, homme fort célèbre ; le onzième, de Scepsi, homme noble et riche, et l'instrument de l'élévation de Métrodore; le douzième, grammairien d'Erythrée, et reçu citoyen de Temnos ; le treizième , Bythinien , fils de Diphyle le stoï- cien, et disciple de Panaetius de Bhodes ; le quatorzième , orateur de Smyrne. Tous ces Démétrius ont écrit en prose, les autres ont été poètes; le premier de ceux-ci écrivit de l'ancienne comédie, le second fit des poëmes épiques , mais dont il ne nous reste qu'un fragment contre les envieux.

11^ haïssent les vivants el les regrettent quand ils ne sont plus ; on a vu des villes et des peuples se conil>attre pour un scpulere ou pour une ombre.

HÉRACLIDE. 215

Le troisième naquit à Tarse, et fut poète satirique; le quatrième fit des vers ïambes fort aigres ; le cinquième fut sculpteur ; Polémon a fait mention de lui ; le sixième , d'Éréthire, a traité divers sujets, en particulier d'histoire et de rhétorique.

HERACLIDE.

Héraclide , fils d'Eutyphron , naquit à Héraclée, ville de Pont ; il était riche, et vint à Athènes, il fut disciple de Speusippe, qu'il quitta ensuite pour fréquenter l'école des pythagoriciens. Il prenait Platon pour modèle , et en dernier lieu il fut disciple d'Aristote , comme le rapporte Sotion dans ses Successions. Il s'habillait proprement ; et , comme il avait beaucoup d'embonpoint, les Athéniens, au lieu de l'appeler Pontique, du nom de sa patrie, l'appe- laient Pompique : il marchait cependant lentement et avec modestie.

Il a fait plusieurs bons écrits. Ses dialogues sur la mo- rale sont les suivants : trois sur la Justice, un sur la Tem- pérance , un sur la Piété , un sur la Force , un de la Vertu en général , un de la Félicité , un du Gouvernement , un des Lois. Il y a aussi quelques dialogues semblables à ceux- là; un des Noms, un des Conventions, un qui porte le titre d'Amoureux involontaire, et un intitulé Clinias. Ses dialogues physiques sont intitulés : de l'Entendement , de l'Ame, et en particulier de l'Ame, de la Nature, et des Ombres, sur Démocrite , sur les Choses célestes , un Dialogue, un autre sur les Enfers, deux intitulés des Vies, un des Sources des maladies, un du Bien , un contre Ze- non, un contre Métron. Ses livres sur la grammaire sont : deux de l'âge d'Homère et d'Hésiode , deux d'Archiloque et d'Homère. Ses ouvrages sur la musique sont : trois livres des choses qu'on trouve dans Euripide, Sophocle , deux sur la Musique, deux de Solutions d'Homère, un

216 HÉKACLfDE.

intitulé Spéculatif, un des trois Poètes tragiques , un de Caractères , un de la Poésie et des Poètes, un des Conjec- tures, un de la Prévoyance, quatre d'Expositions d'He- raclite, un d'Expositions de Démocrite, deux de Solutions de controverses, un de Demandes, un des Espèces, un de Solutions , un d'Avertissements, un à Denys. Sur la rhétorique il a fait un livre intitulé Du Devoir de l'Ora- teur, ou Protagore. Ses livres d'histoire roulent sur les pythagoriciens et sur les découvertes ; parmi ces ouvra- ges il y en a dans lesquels Héraclide a imité le goût des auteurs comiques , comme quand il parle de la volupté et de la tempérance ; d'autres fois il suit le goût tragique, comme quand il parle des choies qui sont aux enfers , de la piété et de la puissance; il met aussi quelquefois un certain tempérament dans ses expressions lorsqu'il fait parler des philosophes , des capitaines et des citoyens. On a encore de lui des ouvrages de géométrie et de dialec- tique.

Il y a des auteurs qui disent qu'il délivra sa patrie en tuant celui qui l'opprimait : c'est ce que rapporte entre autres Démétrius de Magnésie dans son livre des Per- sonnes qui ont porté le même nom. 11 ajoute qu'Héraclide ayant apprivoisé un dragon et étant à la veille de mourir, il pria un de ses proches de cacher son corps et de met- tre le serpent à sa place , afin qu'on crût que les dieux l'avaient enlevé : que cela se fit , mais que pendant qu'on le portait en terre en le comhlant de louanges, le dra- gon , effarouché par les cris , s'élança d'entre le linceul qui couvrait le corps , et épouvanta les assistants; qu'en- suite on trouva Héraclide lui-même , non tel qu'il avait voulu paraître , mais tel qu'il était. J'ai fait là-dessus cette épigramme :

Uéraclide, quelle est (a folie d'en vouloir imposer après ta mort ? lu veux passer pour un dragon qui, au lieu de jouer ton person- nage, fait voir que lu lui ressejubles par ton manque de sagesse.

IIERACLIDE. 217

Hippobote confirme le récit de Démétrius de Magnésie. Hermippe d'Héraclée dit que, la famine dépeuplant le pays, on consulta l'oracle ; qu'Héraclide corrompit ceux qu'on y envoya et séduisit la prêtresse, jusqu'à l'engager à ré- pondre que le fléau ne cesserait point qu'on n'eut honoré Héraclide , fils d'Eutyphron , d'une couronne d'or, en pro- mettant de le révérer comme un demi-dieu après sa mort; que la réponse de l'oracle fut déclarée , mais que les au- teurs de cette tromperie n'y gagnèrent rien ; qu'Héraclide mourut d'apoplexie sur le théâtre, avec la couronne sur la tète; que ceux qui avaient consulté l'oracle tombèrent morts , et que la prétresse elle-même mourut de la mor - sure d'un dragon à l'entrée du sanctuaire. Voilà ce qu'on rapporte de la fin de ce philosophe.

Aristoxène le musicien dit qu'il a fait des tragédies sous le nom de Thespis; Chaméléon prétend qu'il a pillé Hé- siode et Homère ; Autodorus le blâme aussi et le contre- dit dans ce qu'il a écrit de la justice. On dit encore que Denys , surnommé le transfuge, ou Spintharus selon d'au- tres, écrivant son Parthénopée , et l'ayant mis sous le nom de Sophocle , Héraclide abusé en cita dans un de ses ouvrages quelques passages qu'il donna pour être de Sophocle; que Denys, layant remarqué, l'avertit qu'il se trompait; et qu'Héraclide n'ayant pas voulu le croire , Denys lui envoya les premiers versets de son ouvrage se trouvait le nom de Pancale ', ami de Denys: sur quoi Héraclide continuant de dire qu'il se pouvait pourtant qu'il eût raison , Denys lui récrivit qu'il trouverait aussi cette maxime , qu'on ne prend pas aisément un vieux singe dans un filet; ou que si on peut le prendre, ce n'est qu'avec beaucoup de temps. 11 l'accusa aussi d'ignorer les lettres, et de n'en avoir pas de honte.

Il y a eu quatorze Héraclides : le premier est celui dont il s'agit; le second, son compatriote, acomposé des pièces

* Denys s'était servi du nom de Sophocle comme de l'anagramme de celui de Pancale, et lavait mis à la têle de son ouvrage.

^9

218 HERAOLIDE.

de danse et d'autres choses de cette nature ; le troisième, citoyen de Cumes , a publié l'histoire de Perse en six li- vres; le quatrième, orateur de Cumes , a écrit de la Rhé- torique; le cinquième, de Calatie ou d'Alexandrie, a parlé de la Succession ' en six livres, et des Chaloupes, d'où il fut surnommé Lembus '^ ; le sixième , à Alexandrie , a décrit les Particularités de la Perse ; le septième , dialec- ticien de Bargyla, a combattu la doctrine d'Épicure; le huitième, d'Hicée, a été médecin; le neuvième, de Ta- rente , a été médecin empirique ; le dixième a donné des préceptes sur la poésie; le onzième, de Phocée, a pro- fessé l'art de sculpteur; le douzième a passé pour habile poëte en épigrammes ; le treizième, de Magnésie , a donné la vie de Mithridate ; le quatorzième a traité de l'Astro- logie.

* Cest-à-dire des philosophes. Ménage.

2 Lembus signifie f/m/oî/pf. Ménage el les aufres commentateurs ne disent presque rien là-dessiis, Estienne non plus ; mais Érasnie, Proverbes. p. 1713, dit que ce mot était passé en usage satirique pour signifier un parasite ou un flatteur, ce qui peut expliquer ce que dit Uarpocration, (|tie les auteurs comiques s'en servent.

LIVRI-: VI

ANTISTHENE.

Antisthène, fils d'un homme qui portait le même nom, était d'Athènes. On dit pourtant qu il n'était point d'une citoyenne de cette ville ; et comme on lui en faisait un reproche : La mère des dieux , répliqua-t-il, est bien de Phrygie. On croit que la sienne était de Thrace ; et ce fut ce qui donna occasion à Socrate de dire, après qu'An- tisthène se fut extrêmement distingué à la bataille de Tanagre , qu'il n'aurait pas montré tant de courage s'il eut été de père et de mère tous deux Athéniens ; et lui-même, pour se moquer des Athéniens qui taisaient valoir leur naissance , disait que la qualité de naturels du pays leur était commune avec les limaçons et les saute- relles.

Le rhéteur Gorgias fut le premier maître que prit ce philosophe ; de vient que ses dialogues sentent l'art oratoire, surtout celui qui est \niiiu\e Delà rcriié, et ses il œhorla lions.

Hermippe rapporte qu'il avait eu dessein de faire dans la solennité des jeux isthmiques l'éloge et la censure des Athéniens, des Thébains et des Lacédémoniens ; mais que, voyant un grand concours à cette solennité, il ne le fit pas. Enfin il devint disciple de Socrate , et fit tant de pro- grès sous lui , qu'il engagea ceux qui venaient prendre ses leçons à devenir ses condisciples auprès de ce phi- losophe. Et comme il demeurait au Pirée , il faisait tous les jours un chemin de quarante stades pour venir jus-

±^ AMlSÏHEiNE.

qu'à la ville entendre Socrate. Il apprit de lui la patience ; et ayant conçu le désir de s'élever au-dessus de toutes les passions , il fut le premier auteur de la philosophie cyni- que. II prouvait lutilité des travaux par l'exemple du grand Hercule parmi les Grecs, et par celui de Cyrus parmi les étrangers.

Il définissait le discours, la science d'exprimer ce qui a été et ce qui est. II disait aussi qu'il souhaitait plutôt d'être atteint de folie que de volupté; et par rapport aux femmes, qu'un homme ne doit avoir de commerce qu'a- vec celles qui lui en sauront gré. Un jeune homme du Pont, qui voulait se rendre son disciple, lui ayant de- mandé de quelles choses il avait besoin pour cela : D'un livre neuf, dit-il , d'un style ' neuf, et d'une tablette neuve ; voulant dire qu'il avait principalement besoin d'esprit -. Un autre, qui cherchait à se marier, l'ayant consulté, il lui répondit : « Que s'il prenait une femme qui « fût belle, elle ne serait point à lui seul ; et que s'il en « prenait une laide, elle lui deviendraitbientôt à charge. » Ayant un jour entendu Platon parler mal de lui , il dit « qu'il lui arrivait, comme aux rois, d'être blâmé pour (c avoir bien fait. » Comme on l'initiait aux mystères d'Or- phée, et que le prêtre lui disait que ceux qui y étaient initiés jouissaient d'un grand bonheur aux enfers -.Pour- quoi ne meurs-tu donc pas? lui répliqua-t-il. On lui re- prochait qu'il n'était point de deux personnes libres : « Je ne suis pas non plus, repartit-il, de deux lutteurs, « et cependant je ne laisse pas de savoir la lutte. » On lui demandait aussi pourquoi il avait si peu de disciples : C'est que je ne les fais pas entrer chez moi avec une verge d'argent ^, répondit-il.

' Sorte de poinçon dont les anciens se servaient pour écrire.

2 Cest lin jeu de mots qui consiste en ce qne le terme grec, qui ^ignilie ici neuf ou nouveau, peut aussi signifier et d'esprit.

' Cela veut dire que les choses les plus chères étaient le plus estimées. Les cynitiues ne prenaient point d'argent de leurs difciples. Casaubon.

ANTISTHÈNE. 221

Interrogé pourquoi il eu agissait rudement avec ses dis- ciples : Les médecins , dit-il , traitent de même leurs ma- lades. Voyant un jour un adultère qui se sauvait: Mal- heureux ! lui cria-t-il , quel péril n'aurais-tu pas pu éviter avec une obole I Hécaton , dans ses discours , lui attribue d'avoir dit « qu'il vaut mieux tomber entre les pattes « des corbeaux qu'entre les mains des flatteurs , parceque « ceux-là ne font du mal qu'aux morts , au lieu que ceux- « ci dévorent les vivants, m Interrogé sur ce qui pouvait arriver de plus heureux à un homme, il répondit que c'était de mourir content. Un de ses amis se plaignant un jour à lui d'avoir perdu ses écrits, il lui dit qu'il aurait fallu mettre les choses qu'ils contenaient dans son esprit, mais non sur du papier. Il disait que les envieux sont con- sumés par leur propre caractère , comme le fer est rongé par la rouille qui s'y met ; que le moyen de s'immorta- liser est de vivre pieusement et justement; et que quand on ne peut plus discerner les honnêtes gens d'avec les vicieux , c'est alors qu'un pays est perdu.

Étant un jour loué par des gens d'un mauvais caractère, il dit que cela lui faisait craindre qu'il n'eût fait quel- que chose de mal. Il disait aussi qu'une société de frères, qui sont unis, est la meilleure de toutes les forteresses ; et qu'il fallait se munir principalement de biens qu'on put dans un naufrage sauver avec soi. Comme on le blâ- mait de ce qu'il fréquentait des gens vicieux, il répondit que les médecins voient bien les malades, sans pour cela prendre la fièvre. Il disait encore qu'il était absurde , tandis qu'on prenait tant de soin de séparer le froment de l'ivraie, et de purger une armée de gens inutiles, qu'on ne prît pas le même soin de purger la société des méchants qui la corrompent. On lui demanda ce qui lui était revenu de l'étude de la philosophie : De savoir, dit- il , converser avec moi-même. Chantez , lui dit quel(|u'un dans un repas. Et vous, répliqua-t-il , jouez-moi de la flûte, niogène lui demandant un habit, il lui dit qu'il

\9.

2-2-2 ANTISTHENE.

n'avait qu'à plier son manteau en double. Quelle est, lui demanda-t-on , de toutes les choses qu'il faut apprendre, la plus nécessaire? Celle, répondit-il, d'oublier le mal. Il exhortait ceux qui étaient l'objet de la médisance , à la supporter comme si quelqu'un jetait des pierres à lui- même. Il taxait Platon d'orgueil ; et voyant un jour dans une pompe publique un cheval qui hennissait , il dit à Platon : Vous me semblez avoir une fierté pareille à celle- ; faisant allusion par ce discours à ce que Platon don- nait beaucoup de louanges au cheval. Étant venu un jour auprès de ce philosophe qui était malade , et voyant un vase dans lequel il avait vomi : Je vois bien, dit-il, la bile de Platon, mais non pas son orgueil. Il conseillait aux Athéniens de faire un décret par lequel ils déclarassent que les ânes sont des chevaux ; et comme on trouvait ce discours déraisonnable , il ajouta : « Ne choisissez-vous « pas pour généraux des gens qui ne savent rien , et qui « n'ont d'autre droit que leur élection à la charge qu'ils « remplissent? » Quelqu'un lui disant que beaucoup de gens lui donnaient des louanges : Je ne sache pas non plus, dit-il, avoir fait quelque chose de mauvais. On raconte que comme il laissait voir un côté de son manteau qui était déchiré, Socrate , qui s'en aperçut , lui dit : Je vois ta vanité au travers des trous de ton manteau. Phanias rapporte , dans son livre des Disciples de Socrate , que quelqu'un ayant demandé à Antisthène par quel moyen il pourrait acquérir un caractère bon et honnête , il lui répondit : En apprenant, de ceux qui sont plus instruits que vous , que les vices que vous avez sont des choses qu'il faut fuir. Quelqu'un vantant beaucoup les plaisirs d'une vie délicate , il dit qu'il ne les souhaitait (ju'aux enfants de ses ennemis. Ayant vu un jeune homme qui tâchait de paraître tel que le statuaire l'avait représenté, il lui adressa ce discours : Dis-moi , si une statue d'airain savait parler, de quoi se vanterait-elle? De sa beauté, dit le jeune homme. N'as-tu donc pas honte, reprit-il ,

I

ANTlSTHÈNt:. 2^23

de faire la même chose, et d'imiter une matière inani- mée ? Un jeune homme du Pont lui ayant promis de pren- dre beaucoup de soin de lui , sitôt qu'il aurait reçu un navire chargé de choses salées qu'il attendait, il prit un sac, et mena le jeune homme avec lui chez une femme qui vendait de la farine; et lui ayant dit d'en remplit son sac , comme elle lui demandait de l'argent : Ce jeune homme, dit-il, vous en donnera quand son navire chargé de choses salées sera arrivé.

Antisthène passe aussi pour avoir fait bannir Anytus , et condamner Mélitus à mort; car on dit qu'ayant ren- contré des jeunes gens du Pont que la réputation de Socrate avait attirés , il les mena à Anytus , en leur disant qu'il était bien plus réglé dans ses mœurs que Socrate ; ce qui excita tellement l'indignation des assistants , que ce fut la cause du bannissement d'Anytus. Un jour, ayant vu passer une femme qui était fort ornée, il alla sur-le- champ à la maison de cette femme , et ordonna à son mari de produire son cheval et ses armes, lui disant que sil était pourvu de ce dont il avait besoin pour la guerre , il pouvait permettre à sa femme de donner dans le luxe ; sinon , qu'il devait lui ôter ses ornements.

On lui attribue encore les sentiments suivants. H croyait que la vertu peut s'enseigner : que les gens vertueux sont en même temps nobles : que la vertu suffit pour ren- dre heureux , n'ayant besoin d'autre secours que d'une ame telle que celle de Socrate ; que son objet sont les choses mêmes , et qu'elle n'a besoin , ni de beaucoup de paroles , ni d'une grande science : que le sage se suffit d'autant plus à lui-même, qu'il participe à tous les biens que les autres possèdent : que c'est un bien d'être dans l'obscurité , et qu'elle a les mêmes usages que le travail : que le sage ne se règle pas dans la praticjue des devoirs civils par les lois établies , mais par la vertu ; qu'il se ma- rie dans la vue d'avoir des enfants, choisissant pour cet ofTet une femme dont les agréments puissent lui plaire;

224 ANTISTHÈNE.

qu'il peut aussi former des liaisons de tendresse , sachant seul quel en doit être l'objet '.

Dioclès lui attribue aussi ces maximes : Que rien n'est étrange ni extraordinaire pour le sage : que les gens d'un bon caractère sont ceux qui méritent le plus d'être aimés : que ceux qui recherchent les bonnes choses sont amis les uns des autres : qu'il faut avoir pour com- pagnons de guerre des gens qui soient à la fois coura- geux et justes : que la vertu est une arme qui ne peut être ravie : qu'il vaut mieux avoir à combattre avec un petit nombre de gens courageux contre une troupe de gens lâches et sans cœur, que d'avoir à se défendre avec une pareille troupe contre un petit nombre des premiers : qu'il faut prendre garde de ne pas donner prise à ses en- nemis, parcequ'ils sont les premiers qui s'aperçoivent des fautes qu'on fait : que la vertu des femmes consiste dans les mêmes choses que celle des hommes : que les choses qui sont bonnes sont aussi belles , et que celles qui sont mauvaises sont honteuses : qu'il faut regarder les actions vicieuses comme étant étrangères à l'homme : que la prudence est plus assurée qu'un mur, parcequelle ne peut ni crouler, ni être minée : qu'il faut élever dans son ame une forteresse qui soit imprenable.

Antisthène enseignait dans un collège appelé Cynos- arge , pas loin des portes de la ville ; et quelques uns prétendent que c'est de que la secte cynique a pris son nom. Lui-même était surnommé d'un nom qui si- gnifiait un chien simple ; et, au rapport de Dioclès, il fut le premier qui doubla son manteau , afin de n'avoir pas besoin d'autre habillement. 11 portait une besace et un bâton; et Néanthe dit qu'il fut -aussi le premier qui fit doubler sa veste. Sosicrate, dans son troisième liNre

" n ne s'agit point ici de l'amour Jes fetnmes : on ne peut douter pour- tant qu'il ne s'agisse d'une tendresse honnête. Voici donc un de ces en- droits des anciens auteurs ipii prouve que le terme de l Original nr doit pas toujours être interprété dans un sens odieux.

AMlSTHEMt:. f-iô

de» Sacccssiun.'i , remarque que Diodure AspeiiditMi ajuuta à la besace et au bâton l'usage de porter la barbe fort longue.

Antistbène est le seul des disciples de Socratte qui ait été loué par Tbéopompe. Il dit qu'il était d'un esprit fin, et qu'il menait, comme il voulait , ceux qui s'engageaient en discours avec lui. Cela paraît par ses livres et par le Festin de Xénophon. Il paraît aussi avoir été le premier chef de la secte stoïque , qui était la plus austère de toutes; ce qui a donné occasion au poëte Athénée de parler ainsi de cette secte :

Ovous! auteurs des maximes stoïciennes; vous, dont les saints ouvrages contiennent les plus excellentes vérités, vous avez raison de dire que la vertu est le seul bien de l'ame: c'est elle qui protège la vie des hommes et qui garde les cités. Et s'il y en a d'autres qui regardent la volupté corporelle comme leur dernière fin, ce D'est qu'une des muses qui le leur a persuadé '.

C'est Antisthène qui a ouvert les voies à Diogène pour son système de la tranquillité, à Cratès pour celui de la continence , à Zenon pour celui de la patience ; de sorte qu'il a jeté les fondements de l'édifice. En effet , Xéno- phon dit qu'il était fort doux dans la conversation , et fort retenu sur tout le reste.

On divise ses ouvrages en dix volumes. Le premier contient les pièces suivantes : de la Diction , ou des fi- gures du discours ; Ajax , ou la harangue d'Ajax ; Ulysse, ou de l'Odyssée ; l'Apologie d'Oreste; des Avocats ; l'Iso- graphe, ou Désias, autrement Isocrate; pièce contre ce qu'[socrate a écrit sur le manque de témoins. Le tome deuxième contient les ouvrages suivants : de la Xature des animaux ; de la Procréation des enfants , ou des Noces, autrement l'Amoureux; des Sophistes; le Phy- siognomonique ; trois Discours d'exhortation sur la Jus- tice et la Valeur ; de Théognis . quatrième et cinquième

' Voyez la noie sur ces vers dans la vie île Zéiicn.

226 ANTISTHENE.

discours. Les pièces du tome troisième sont intitulées : du Bien ; de la Valeur; de la Loi , ou de la Police; de la Loi , ou de l'honnête et du juste ; de la Liberté et de la Servitude; de la Confiance; du Curateur, ou de la Sou- mission; de la Victoire; Discours économique. Le tome quatrième contient le Cyrus ; le grand Hercule , ou de la Force. Le cinquième traite de Cyrus , ou de la Royauté, etd'Aspasie. Les pièces du tome sixième sont intitulées : de la Vérité ; de la Discussion , discours critique ; Sathon , de la Contradiction, trois discours; du Langage. Le sep- tième tome traite : de l'Érudition, ou des Noms, cinq livres ; de la Mort ; de la Vie et de la Mort ; des Enfers ; de l'usage des Noms , pièce intitulée autrement le Dispu- teur ; des Demandes et des Réponses ; de la Gloire et de la Science , quatre livres ; de la Nature , deux livres ; In- terrogation sur la Nature , deuxième livre ; des Opinions, ou le Disputeur ; d'Apprendre des questions. Les pièces du tome huitième sont intitulées : de la Musique ; des Interprètes; d'Homère; de l'Injustice et de l'Impiété ; de Calchas; de l'Émissaire; de la Volupté, Dans le tome neuvième , il est parlé : de l'Odyssée ; du Bâton ; de Mi- nerve, autrement deTélémaque ; d'Hélène et de Pénélope ; de Prêtée ; du Cyclope, ou d'Ulysse; del'Usage du vin, ou de l'Ivrognerie, autrement du Cyclope ; de Circé ; d'Amphia- raijs ; d'Ulysse et de Pénélope ; du Chien. Le tome dixième traite: d'Hercule, ou de Midas; d'Hercule, ou de la Prudence et de la Force ; du Seigneur, ou de l'Amoureux ; des Sei- gneurs , ou des Émissaires ; de Ménexène , ou de l'Em- pire ; d'Alcibiade; d'Archélaiis , ou de la Royauté.

Ce sont les ouvrages d'Antisthène , dont le grand nombre a donné occasion à Timon de le critiquer , en l'appelant un ingénieux auteur de bagatelles. Il mourut de maladie, et l'on dit que Diogène vint alors le voir, en lui demandant s'il avait besoin d'un ami. Il vint aussi une fois chez lui , en portant un poignard ; et comme Antisthène lui eut dit : Qui me délivrera de mes dou-

DIOGÈNE. 227

leurs? Ceci, dit Diogène en lui montrant le poignard. A quoi il répondit : Je parle de mes douleurs, et non pas de la vie ; de sorte qu'il semble que l'amoUr de la vie lui ait fait porter sa maladie impatiemment. Voici une épigramme que j'ai faite sur son sujet :

Durant ta vie, Antisthèiie, tu faisais le devoir d'uu chien, et mor- dais, non des dents, mais par tes discours, qui censuraient le vice. Enfin tu meurs de consomption. Si quelqu'un s'en étonne et de- mande pourquoi cela arrive : ISe faut-il pas quelqu'un qui serve de guide aux enfers?

Il y a eu trois autres Antisthènes : l'un, disciple d'He- raclite ; le second, natif d'Éphèse ; le troisième, de Rhodes : ce dernier était historien.

Après avoir parlé des disciples d'Aristippe et de ceux de Phédon , il est temps de passer aux disciples d'Anti- sthène, qui sont les cyniques et les stoïciens.

DIOGÈNE.

Diogène, fils d'Icèse, banquier, était de Sinope. Dioclès (Ht que son père, ayant la banque publique et altérant la monnaie , fut obligé de prendre la fuite ; et Eubulide , dans le livre qu'il a écrit touchant Diogène , rapporte que ce philosophe le fit aussi , et qu'il fut chassé avec son père; lui-même s'en accuse dans son livre intitulé Pardalis. Quelques uns prétendent qu'ayant été fait maître de la monnaie, il se laissa porter à altérer les es- pèces par les ouvriers , et vint à Delphes ou à Délos , patrie d'Apollon , qu'il interrogea pour savoir s'il ferait ce qu'on lui conseillait; et que n'ayant pas compris qu'Apollon , en consentant qu'il changeât la monnaie , avait parlé allégoriquement', il corrompit la valeur de l'argent, et qu'ayant été surpris, il fut envoyé en exil.

* Loracle, ([u'il reçut, était : C/îongt; la tnonnaie ; expression allégo- rique qui signifie : Ae suis point la coutume. Ménage.

•228 DIOGÈNE.

D'autres disent qu il se retira volontairement , craignant les suites de ce qu'il avait fait. H y en a aussi qui disent qu'il altéra de la monnaie qu'il avait reçue de son père ; que celui-ci mourut en prison , et que Diogène prit la fuite et vint à Delphes , ayant demandé à Apollon , non pas s'il changerait la monnaie , mais par quel moyen il se rendrait plus illustre, il reçut l'oracle dont nous avons parlé.

Étant venu à Athènes, il prit les leçons d'Antisthène ; et quoique celui-ci le rehutàt d'abord , ne voulant point de disciples, il le vainquit par son assiduité. On dit qu'Antisthène menaçant de le frapper à la tête avec son bâton, il lui dit : « Frappe, tu ne trouveras point de « bâton assez dur pour m'empècher de venir t'écouter. » Depuis ce temps-là il devint son disciple ; et se voyant exiléde sa patrie , il se mit à mener une vie fort simple. Théophraste , dans son livre intitulé Mégarique , raconte là-dessus, qu ayant vu une souris qui courait, et faisant réflexion que cet animal ne s'embarrassait point d'avoir une chambre pour coucher, et ne craignait point les ténè- bres, ni ne recherchait aucune des choses dont on souhaite l'usage, cela lui donna l'idée d'une vie conforme à son état. Il fut le premier, selon quelques uns, qui fit doubler son manteau, n'ayant pas le moyen d'avoir d'autres habille- ments, et il s'en servit pour dormir. Il portait une besace, il mettait sa nourriture, et se servait indifféremment du premier endroit qu'il trouvait, soit pour manger, soit pour dormir, ou pour y tenir ses discours; ce qui lui faisait dire, en montrant le portique de Jupiter, le Pompée , que les Athéniens lui avaient bâti un endroit pour passer la journée. Il se servait aussi d'un bâton lorsqu'il était incommodé, et dans la suite il le portait partout, aussi bien que la besace, non à la vérité en ville, mais lorsqu'il était en voyage, ainsi que le rap- porte Olympiodore, patron des étrangers à Athènes', et

' Celait une charge à Athènes.

DIOGÉNE. 229

Polyeucte, rhéteur, aussi bien que Lysanias, fils d'.^s- thrion. Ayant écrit à quelqu'un de vouloir lui procurer une petite nnaison , et celui-là tardant à le faire , il choisit pour sa demeure un tonneau , qui était dans le temple de la mère des dieux. L'été, il se vautrait dans le sable ardent; et l'hiver, il embrassait des statues de neige, s'exerçant par tous ces moyens à la patience. Il était d'ailleurs mordant et méprisant; il appelait l'école d'Euclide un lieu de colère, et celle de Platon un lieu de consomption. Il disait que les jeux dionysiaques étaient d'admirables choses pour les fous , et que ceux qui gouvernent le peuple ne sont que les ministres de la populace. 11 disait aussi que lorsqu'il considérait la vie , et qu'il jetait les yeux sur la police des gouvernements, la profession de la médecine et celle de la philosophie , l'homme lui paraissait le plus sage des animaux ; mais (jue lorsqu'il considérait les interprètes des songes , les devins et ceux qui employaient leur ministère , ou l'at- tachement qu'on a pour la gloire et les richesses, rien ne lui semblait plus insensé que l'homme. Il répétait souvent qu'il faut se munir dans la vie , ou de raison , ou d'un licou. Ayant remarqué un jour dans un grand festin que Platon ne mangeait que des olives: Pourquoi, lui demanda-t-il, sage comme vous êtes, n'ayant voyagé en Sicile que pour y trouver de bons morceaux , main- tenant qu'on vous les présente, n'en faites-vous point usage? Platon lui répondit : En vérité, Diogène , en Si- cile même je ne mangeais la plupart du temps que des olives. Si cela est, répliqua-t-il , qu'aviez-vous besoin d'aller à Syracuse? Le pays d'Athènes ne porte-t-il point assez d'olives? Phavorin, dans son Histoire diverse , at- tribue pourtant ce mot à Aristippe. Une fois mangeant des figues, il rencontra Platon , à qui il dit qu'il pouvait en prendre sa part ; et comme Platon en prit et en man- gea, Diogène lui dit qu'il lui avait bien dit d'en prendre, mais non pas d'en manger. Un jour que Platon avait

20

230 DlOGÈiNE.

invité les amis de Denys, Diogène entra chez lui, et dit, en foulant ses tapis : Je foule aux pieds la vanité de Pla- ton; à quoi celui-ci répondit : Quel orgueil ne fais-tu point voir , Diogène , en voulant montrer que tu n'en as point ! D'autres veulent que Diogène dit : Je foule l'orgueil de Platon, et que celui-ci répondit: Oui, mais avec un autre orgueil. Sotion , dans son quatrième livre , rapporte cela avec une injure , en disant que le Chien tint ce discours à Platon. Diogène ayant un jour prié ce philosophe de lui envoyer du vin , et en même temps des figues , Platon lui fit porter une cruche pleine de vin ; sur quoi Diogène lui dit : « Si l'on vous demandait combien font « deux et deux , vous répondriez qu'ils font vingt. Vous « ne donnez point suivant ce qu'on vous demande , et « vous ne répondez point suivant les questions qu'on « vous fait , » voulant par le taxer d'être grand par- leur. Comme on lui demandait dans quel endroit de la Grèce il avait vu les hommes les plus courageux : Des hommes? dit-il , je n'en ai vu nulle part ; mais j'ai vu des enfants à Lacédémone'. Il traitait une matière sé- rieuse, et personne ne s'approchait pour l'écouter. Voyant cela , il se mit à chanter ; ce qui ayant attiré beaucoup de gens autour de lui il leur reprocha , qu'ils recher- chaient avec soin ceux qui les amusaient de bagatelles , et qu'ils n'avaient aucun empressement pour les choses sérieuses. Il disait aussi qu'on se disputait bien à qui saurait le mieux faire des fosses et ruer "^ ; mais non pas à qui se rendrait le meilleur et le plus sage. Il admirait les grammairiens, qui recherchaient avec soin quels avaient été les malheurs d'Ulysse , et ne connaissaient pas leurs propres maux ; les musiciens , qui accordaient soigneu- sement les cordes de leurs instruments , et ne pensaient

* Cela regarde le courage des enfants, qui se faisaunt battre à l'envi devant l'autel de Diane. Ménage.

' Cela porte sur les jeux des combats, Ion se donnait des coups de pied , et oii Von faisait des fosses pour les vaincus. Idenu

DIOGENE. 2.31

point à mettre de l'accord dans leurs mœurs ; les mathé- maticiens, qui observaient le soleil et la lune, et ne pre- naient pas garde aux choses qu'ils avaient devant les yeux ; les orateurs, qui s'appliquaient à parler de la jus- tice, et ne pensaient point à la pratiquer ; les avares, qui parlaient de l'argent avec mépris , quoiqu'il n'y eût rien qu'ils aimassent plus. Il condamnait aussi ceux qui , louant les gens de bien comme fort estimables en ce qu'ils s'élevaient au-dessus de l'amour des richesses, n'avaient eux-mêmes rien de plus à cœur que d'en acquérir. Il s'indignait de ce qu'on faisait des sacrifices aux dieux pour en obtenir la santé, tandis que ces sacrifices étaient accompagnés de festins nuisibles au corps. Il s'étonnait de ce que des esclaves qui avaient des maîtres gour- mands ne volaient pas leur part des mets qu'ils leur voyaient manger. Il louait également ceux qui voulaient se marier, et ceux qui ne se mariaient point ; ceux qui voyageaient sur mer, et ceux qui ne le faisaient pas ; ceux qui se destinaient au gouvernement de la république , et ceux qui faisaient le contraire ; ceux qui élevaient des enfants , et ceux qui n'en élevaient point ; ceux qui cherchaient le commerce des grands , et ceux qui l'évi- taient'. Il disait aussi qu'il ne faut pas tendre la mainj' à ses amis avec les doigts fermés.

Ménippe^, dans l'' Encan de Diogénc, rapporte que, lors- qu'il fut vendu comme captif, on lui demanda ce qu'il savait faire, et qu'il répondit qu'il savait commander à des hommes; ajoutant, en s'adressant au crieur, qu'il eût à crier si quelqu'un voulait s'acheter un maître. Comme on lui défendait de s'asseoir : Cela ne fait rien, dit-il ; on vend bien les poissons, de quelque manière qu'ils soient étendus. Il dit encore qu'il s'étonnait de ce que, quand on achète un pot ou une assiette, on l'examine de toutes

* Ce passage est obscur dans loriginal , et les interprètes ne disent pss grand'chose pour réclaireir. ' .Ménage croit qu'il faut corriger Ménipfe.

232 WOGÈNE.

les manières ; au lieu que, quand on achetait un homme, on se contentait d'en juger par la vue. Xéniade l'ayant acheté, il lui dit que, quoiqu'il fut son esclave, c'était à lui de lui obéir, tout comme on obéit à un pilote ou à un médecin, quoiqu'on les ait à son service.

Eubulus rapporte , dans le livre intitulé l'Encan de D.ogéne , que sa manière d'instruire les enfants de Xé- niade était de leur faire apprendre, outre les autres choses qu'ils devaient savoir, à aller à cheval, à tirer de l'arc, à manier la fronde, et à lancer un dard. 11 ne per- mettait pas non plus , lorsqu'ils étaient dans l'école des exercices, que leur maître les exerçât à la manière des athlètes, mais seulement autant que cela était utile pour les animer et pour fortifier leur constitution. Ces enfants savaient aussi par cœur plusieurs choses qu'ils avaient apprises des poètes, des autres écrivains, et de la bouche de Diogène même , qui réduisait en abrégé les explica- tions qu'il leur en donnait, afin qu'il leur fut plus facile de les retenir. Il leur faisait faire une partie du service domestique, et leur apprenait à se nourrir légèrement et à boire de l'eau. Il leur faisait couper les cheveux jus- qu'à la peau, renoncera tout ajustement, et marcher avec lui dans les rues sans veste , sans souliers, en si- lence, et les yeux baissés ; il les menait aussi à la chasse. De leur côté, ils avaient soin de ce qui le regardait, et le recommandaient à leur père et à leur mère.

Le même auteur que je viens de citer dit qu'il vieillit dans la maison de Xéniade, dont les fils eurent soin de l'enterrer. Xéniade lui ayant demandé comment il souhai- tait d'être enterré, il répondit : Le visage contre terre ; et comme il lui demanda la raison de cela : Parceque, dit-il, dans peu de temps les choses qui sorit dessous se trou- veront dessus; faisant allusion à la puissance des Macé- doniens, qui., de peu de chose qu'ils avaient été, com- mençaient à s'élever. Quelqu'un l'ayant mené dans une maison richement ornée, et lui ayant défendu de cra-

I

DIOGÈNK. 2m

cher, il lui ciaclia sur le visage , disant qu il ne voyait point d'endroit plus sale il le pût faire ; d'autres pour- tant attribuent cela à Aristippei' Un jour il criait : Hom- mes, approchez ! et plusieurs étant venus, il les repoussa avec son bâton , en disant: J'ai appelé des hommes , et non pas des excréments. Cela est rapporté par Hécaton au premier livre de ses ChriesK On attribue aussi à Alexandre d'avoir dit que s'il n'était point Alexandre, il aurait voulu être DiogènejCe philosophe appelait pauvres , non pas les sourds et les aveugles , mais ceux qui n'avaient point de besace. Métrocle, dans ses Chrics, rapporte qu'étant entré un jour, avec les cheveux à moi- tié coupés, dans un festin de jeunes gens, il en fut battu ; et quayant écrit leurs noms, il se promena avec cet écri- teau attaché sur lui, se vengeant par de ceux qui l'a- vaient battu . en les exposant à la censure publique. H disait qu'il était du nombre des chiens qui méritent des louanges, et que cependant ceux qui faisaient profession de le louer n'aimaient point à chasser avec lui. Quelqu'un se vantait en sa présence de surmonter des hommes aux jeux pythiques : Tu te troinpes, lui dit-il, c'est à moi de vaincre des hommes ; pour toi , tu ne surmontes que des esclaves. On lui disait qu'étant âgé, il devait se repo- ser le reste de ses jours : quoi , répondit-il, si je four- nissais une carrière, et que je fusse arrivé près du but, ne devrais-je pas y tendre avec encore plus de force, au lieu de me reposer? Quelqu'un l'ayant invité à un régal, il refusa d'y aller, parceque le jour précédent on ne lui en avait point su gré. 11 marchait nu-pieds sur la neige, et faisait d'autres choses semblables, que nous avons rapportées ; il essaya même de manger de la chair crue, mais il ne continua pas. Ayant trouvé un jour l'orateur Démosthène qui dînait dans une taverne, et celui-ci se retirant, Diogènc lui dit: Tu ne fais, en te retirant, qu'en-

' Surle (II' discours; roulant sur uno soiitenco on sur quelque trait d'histoire.

20.

'2U DIOGÈNE.

trer dans une taverne plus grande. Desétrangers souhaitant de voir Démosthène, il leur montra son doigt du milieu tendu , en disant : Tel est celui qui gouverne le peuple d'Athènes '. Voulant corriger quelqu'un qui avait laissé tomber du pain et avait honte de le ramasser, il lui pen- dit un pot de terre au cou, et, dans cet équipage, le pro- mena par la place Céramique '*. Il disait qu'il faisait comme les maîtres de musique, qui changeaient leur ton pour aider les autres à prendre celui qu'il fallait. FI disait aussi que beaucoup de gens passaient pour fous à cause de leurs doigts, parcequesi quelqu'un portait le doigt du milieu tendu, on le regardait comme un insensé, ce qui n'arrivait point si on portait le petit doigt tendu. Il se plaignait de ce que les choses précieuses coûtaient moins que celles qui ne l'étaient pas tant, disant qu'une statue coûtait trois mille pièces, et qu'une mesure^de farine ne coûtait que deux pièces de cuivre.

Il dit encore à Xéniade, lorsque celui-ci l'eut acheté, qu'il prît garde de faire ce qu'il lui ordonnerait; et Xé- niade lui ayant répondu : Il me semble que les fleuves remontent vers leur source '' ; Si étant malade, répliqua Diogène, vous aviez pris un médecin à vos gages, au lieu d'obéir à ses ordres, lui répondriez-vous que les fleuves remontent vers leur source ?JQuelqu'un voulant appren- dre de lui la philosophie, il lui donna un mauvais pois- son à porter, et lui dit de le suivre. Le nouveau disciple, honteux de cette première épreuve , jeta le poisson et s'en alla. Quelque temps après, Diogène le rencontra, et,

^ C'est-à-dire qu'il était fou , comme cela est ex[jliqué quoiq'ies ligues jiliis bas.

- On dit qu'on appelait ainsi plusieurs endroits d'Athènes, et entre autres un endroit ou enterrait ceux qui étaient morts à la guerre. Voyez le Thrésor d'Esiienne.

Ml y a dans le grec un chenix, mesure sur laquelle on n'est pas d'ac- cord. Voyez le r/ue'ôor d lîstieniie.

* Cest un proverbe qui signifie ici : li vie semble que les esclaves commandent à leurs viafires. Voyez les Proverbes d'Érasme, p. 7<9.

1

DIOGÈNE. 235

se mettant à rire : Un mauvais poisson, lui dit il, a rompu notre amitié. Dioclès raconte cela autrement ; il dit que quelqu'un ayant dit à Diogène : Tu peux nous commander ce que tu veux, le philosophe lui donna un demi-fromage à porter ; et que comme il refusait de le faire , Diogène ajouta : Un demi-fromage a rompu notre amitié. Ayant vu un enfant qui buvait de l'eau en se servant du creux de sa main, il jeta un petit vase qu'il portait pour cela dans sa besace, en disant qu'un enfant le surpassait en simplicité. Il jeta aussi sa cuiller, ayant vu un autre enfant qui, après avoir cassé son écuelle, ramassait des lentilles avec un morceau de pain qu'il avait creusé, fj t Voici un de ses raisonnements : Toutes clioses appar- tiennent aux dieux ; les sages sont amis des dieux ; les amis ont toutes choses communes ; ainsi toutes choses sont pour les sages. teoïle de Perge rapporte qu'ayant vu une femme qui se prosternait d'une manière déshonnète de- vant les dieux, et voulant la corriger de sa superstition, il s'approcha d'elle et lui dit : « Ne crains-tu point, dans « cette posture indécente, que Dieu ne soit peut-être der- « rière toi? car toutes ces choses sont pleines de sa pré- ce sence. » Il consacra à Esculape un tableau représen- tant un homme qui venait frapper des gens qui se pros- ternaient le visage contre terre'. 11 avait coutume de dire que toutes les imprécations dont les poètes font usage dans leurs tragédies étaient tombées sur lui, puis- qu'il n'avait ni ville ni maison, et qu'il était hors de sa patrie, pauvre, vagabond, et vivant au jour la journée; ajoutant qu'il opposait à la fortune le courage, aux lois la nature, la raison aux passions.|Pendantque, dans un lieu d'exercice nommé Cranion 2, il se chauffait au so- leil, Alexandre s'approcha, et lui dit qu'il pouvait lui de- mander ce qu'il souhaitait. Je souhaite, répondit-il, que

* On dit que parmi les rites d'adoration était celui de se mettre le visage contre lerre, en étendant tout le corps. Cosouhon. 2 Nom d'un lien d'exercice à Coiintlie.

•236 1>1()0LNE.

tu ne me fasses point d'omhre ici.Ml avait été présent à une longue lecture, et celui qui lisait, approchant de la fin du livre, montrait aux assistants qu'il n'y avait plus rien d'écrit. Courage, amis, dit Diogène, je vois terre ! Quelqu'un, qui lui faisait des syllogismes, les ayant con- clus par lui dire qu'il avait des cornes, il se toucha le front et répondit: C'est pourtant de quoi je ne m'aper- çois point. Un autre voulant lui prouver qu'il n'y avait point de mouvement, il se contenta pour toute réponse de se lever et de se mettre à marcher. Quelqu'un discou- rait beaucoup des phénomènes célestes : En combien de jours, lui dit-il, es-tu venu du ciel? Un eunuque, de mauvaises mœurs, ayant écrit sur sa maison, Que rien de mauvais n'entre ici : Et comment donc, dit Diogène, le maître du logis pourra-t-il y entrer? S'étant oint les pieds, au lieu de la tète, il en donna pour raison que lorsqu'on s'oignait la tète, l'odeur se perdait en l'air ; au lieu que des pieds elle montait à l'odorat. Les Athéniens voulaient qu'il se fît initier à quelques mystères, et lui disaient, pour l'y engager, que les initiés présidaient sur les autres aux enfers. Ne serait-il pas ridicule, répondit- il, qu'Agésilas et Épaminondas croupissent dans la boue, et que quelques gens du commun fussent placés dans les îles des bienheureux, parcequ'ils auraient été initiés? H vit des souris grimper sur sa table -.Voyez, dit-il, Diogène nourrit aussi des parasites. Platon lui ayant donné le titre de sa secte, qui était celui de Chim, il lui dit : Tu as rai- son ; car je suis retourné auprès de ceux qui m'ont ven- du *. Comme il sortait du bain, quelqu'un lui demanda s'il y avait beaucoup d'hommes qui se lavaient; il dit que non. Y a-t-il donc beaucoup de gens? reprit l'autre. Oui, dit Diogène. (il avait entendu approuver la définition ([uo Platon donriait de l'homme, (ju'il appelait un animal à deux pieds, sans plumes, (^ela lui fit naître la pensée de

' C'est iine raiik'rio (|iii faisait allusion à ce que Plat(»ii , après avoir clc vpiitlu par Denys, ôtail retourne en Sicile.

WOGKM:. -237

prendre un coq, auquel il ota les plume?, et quil porta ensuite dans l'école de Platon, en disant : Voilà Ihomme de Platon ; ce qui fit ajouter à la dellnition de ce pliilo-> sophe, que l'homme est un animal à grands onglesM On lui demandait quelle heure convient le mieux pour dîner. Quand on est riche, dit-il, on dîne lorsqu'on veut; et quand on est pauvre, lorsqu'on le peut. Il vit les brebis des Mégariens qui étaient couvertes de peaux ', pendant que leurs enfants allaient nus; il en prit occasion de dire qu'il valait mieux être le bouc des Mégariens que leur enfant. Quelqu'un l'ayant heurté avec une poutre, en lui disant ensuite de prendre garde : Est-ce, répondit-il, que tu veux me frapper encore ? Il appelait ceux qui gouver- nent le peuple des ministres de la populace , et nom- mait les couronnes des ampoules de la gloire.! Une fois il alluma une chandelle en plein jour, disant qu'il cher- chait un homme^l se tenait quelquefois dans un endroit d'où il faisait découler de l'eau sur son corps ; et comme les assistants en avaient pitié, Platon, qui était présent, leur dit : Si vous avez pitié de lui, vous n'avez qu'à vous retirer, voulant dire que ce qu'il en faisait était par vaine gloire. Quelqu'un lui ayant donné un coup de poing : En vérité, dit-il, je pense à une chose bien im- portante que je ne savais pas : c'est que j'ai besoin de marcher avec un casque. Un nommé Midias lui ayant donné des coups de poing, en lui disant qu'il y avait trois mille pièces toutes comptées pour sa récompense, Diogène prit le lendemain des courroies, comme celles des combattants du ceste, et lui dit, en le frappant: 11 y a trois mille pièces comptées pour toi. Lysias, apothi- caire, lui demanda s'il croyait qu'il y eût des dieux ? Comment, dit-il, ne croirais-jepasqu'ily en a, puisque je crois que tu es l'ennemi des dieux? Quelques uns at- tribuent pourtant ce mot à Théodore. Ayant vu quel-

' Cela se faisait . afin iiiie la laine iïit [ilr.s douce. Notr- de Ménage, qui rite N'arron.

:238 DIOGÈNE.

qu'un qui recevait une aspersion religieuse, il lui dit : Pauvre malheureux ! ne vois-tu pas que comme les as- persions ne peuvent pas réparer les fautes que tu fais contre la grammaire, elles ne répareront pas plus celles que tu commets dans la vie? Il reprenait les hommes, par rapport à la prière, de ce qu'ils demandaient des choses qui leur paraissaient être des biens, au lieu de demander celles qui sont des biens réels. Il disait de ceux qui s'effraient des songes, qu'ils ne s'embarrassent point de ce qu'ils font pendant qu'ils sont éveillés, et qu'ils donnent toute leur attention aux imaginations qui se présentent à leur esprit pendant le sommeil. Un héraut ayant, dans les jeux olympiques, proclamé Dioxippée vainqueur d'hommes, Diogène répondit : Celui dont tu parles n'a vaincu que des esclaves ; c'est à moi de vain- cre des hommes.

Les Athéniens aimaient beaucoup Diogène. On conte qu'un garçon ayant brisé son tonneau , ils le firent punir, et donnèrent un autre tonneau au philosophe. Denys le stoïcien rapporte qu'ayant été pris à la bataille de Ché- ronée et conduit auprès de Philippe, ce prince lui de- manda qui il était, et qu'il répondit : Je suis l'espion de ta cupidité ; ce qui émut tellement Philippe, qu'il le laissa aller. Un jour Alexandre chargea un nommé Athlias de porter à Athènes une lettre pour Antipafcr. Diogène, qui était présent, dit qu'on pouvait dire de cette lettre, qu'Athlias l'envoyait d' Athlias par Athlias à Athlias '. Perdiccas l'ayant menacé de le faire mourir s'il ne se rendait auprès de lui , il répondit qu'il ne ferait rien de fort grand par là, puisqu'un escarbot, et l'herbe pha- lange , pouvaient faire la même chose. Bien au contraire il renvoya pour menace à Perdiccas, qu'il vivrait plus heureux s'il vivait sans voir Diogène. Il s'écriait souvent que les dieux avaient mis les hommes en état de mener

' .k'u de mots Mir AUhxoi-, terme grec qui signifie mhcrahle.

DIOGÈNE. 239

une vie heureuse ; mais que le moyen de vivre ainsi n'é- tait pas connu de ceux qui aiment les tartes, les onguents et autres choses semblables. Il dit à un homme qui se Taisait chausser par son domestique , qu'il ne serait heu- reux que lorsqu'il se ferait aussi moucher par un autre ; ce qui arriverait, s'il perdait l'usage des mains. 11 vit un jour les magistrats, qui présidaient aux choses saintes ' accuser un homme d'avoir volé une fiole dans le trésor; sur quoi il dit, que les grands voleurs accusaient les pe- tits. Voyant aussi un garçon qui jetait des pierres con- tre une potence : Courage ! lui dit-il, tu atteindras au but. Des jeunes gens qui étaient autour de lui lui dirent qu'ils auraient bien soin qu'il ne les mordît pas : Tranquillisez- vous, mes enfants, leur dit-il; les chiens ne mangent point de betteraves ^. Il dit aussi à un homme qui se croyait relevé par la peau d'un lion dont il était couvert : Cesse de déshonorer les enseignes de la vertu. Quelqu'un trouvait que Callisthène était fort heureux d'être si ma- gnifiquement traité par Alexandre : Au contraire, dit-il, je le trouve bien malheureux de ne pouvoir dîner et sou- per que quand il plaît à Alexandre. Lorsqu'il avait besoin d'argent, il disait qu'il en demandait à ses amis, plutôt comme une restitution que comme un présent. Un jour qu'étant au marché, il faisait des gestes indécents, il dit qu'il serait à souhaiter qu'on pût ainsi apaiser la faim. Une autre fois il vit un jeune garçon qui allait souper avec de grands seigneurs : il le tirade leur compagnie , et le reconduisit chez ses parents, en leur recommandant de prendre garde à lui. Un autre jeune homme , qui était fort paré, lui ayant fait quelques questions, il dit qu'il ne lui répondrait pas, qu'il ne lui eût fait connaître s'il était homme ou femme. Il vit aussi un jeune homme dans le bain, qui versait du vin d'une fiole dans une coupe,

* Gv., les hiéromnémones. Etienne dit (ju'on appelait spécialement ainsi les dépuiés de chaLiue ville au conseil des araphictyons. = l.a betterave passa-t pour lemblènie de la fadeur. Me'nugf.

i>W DIOGÉiNE

dont l'écoulement rendait un son '. Mieux tu réussis, lui dit-il, moins tu fais bien. Étant à un souper, on lui jeta des os comme à un chien ; il vengea cette injure en s'ap- procliant de plus près de ceux qui la lui avaient faite , et en salissant leurs habits. Il appelait les orateurs et tous ceux qui mettaient de la gloire à bien dire, des gens trois fois hommes, en prenant cette expression dans le sens de trois fois malheureux. 11 disait qu'un riche ignorant ressemble à une brebis couverte d'une toison d'or. Ayant remarqué sur la maison d'un gourmand qu'elle était à vendre : Je savais bien, dit-il , qu'étant si pleine de cra- pule, tu ne manquerais pas de vomir ton maître. Un jeune homme se plaignait qu'il était obsédé par trop de monde : Et toi , lui dit-il , cesse de donner des marques de tes mauvaises inclinations. Étant un jour entré dans un bain fort sale : se lavent , dit-il, ceux qui se sont lavés ici? Tout le monde méprisait un homme qui jouait gros- sièrement du luth , lui seul lui donnait des louanges; et comme on lui en demandait la raison , il répondit que c'était parceque, quoiqu'il jouât mal de cet instrument , il aimait mieux gagner sa vie de la sorte que se mettre à voler. Il saluait un joueur de luth que tout le monde abandonnait, en lui disant Bonjour , coq ; et cet homme lui ayant demandé pourquoi il l'appelait de ce nom, il lui dit que c'était à cause qu'il éveillait tout le monde par sa mélodie. Ayant remarqué un jeune garçon qu'on faisait voir, il remplit son giron de lupins *, et se plaça vis-à-vis de lui ; sur quoi le monde qui était ayant tourné la vue sur Diogène, il dit qu'il s'étonnait de ce (ju'on quit- tait l'autre objet pour le regarder. Un homme fort su- perstitieux le menaçait de lui casser la tète d'un seul coup. Et moi , lui dit-il , je te ferai trembler en éternuant de ton côté gauche. Ilégésias lui ayant demandé l'usage de

* Espèce de jeu doat les jeunes gens liraient un augure sur le succès de leurs inclinations. Aldobrandin et le Thrésor d'Estienne.

* Légume amer, un peu plus gros (|u'un pois.

DIOGENE. M\

(|iielqu'iJii de S(;s écrits, il lui dit : Si tu voulais des li- gues, Hégésias , tu n'en prendrais pas de peintes; tu en cueillerais de véritables. Il y a donc de la folie en ce que tu fais, de négliger la véritable manière de t'exercer l'esprit pour chercher la science dans les livres. Quelqu'un lui reprochait qu'il était banni de son pays : Misérable ! dit-il, c'est ce qui m'a rendu philosophe, ^n autre lui disant pareillement : Ceux de Sinope t'ont chassé de leur pays, il répondit : Et moi je les ai condamnés à y rester.Ul vit un jour un homme qui avait été vainqueur aux jeux olympiques, menant paître des brebis, et lui dit : Brave homme, vous êtes bientôt passé d'Olympe à Némée '. On lui demandait ce qui rendait les athlètes si insensi- bles ; il répondit : C'est qu'ils sont composés de chair de hœuf et de pourceau. Une autre fois il exigeait qu'on lui érigeât une statue; et comme on voulait savoir le sujet dune pareille demande , il dit : Je m'accoutume par à ne point obtenir ce que je souhaite. La pauvreté l'ayant obligé d'abord à demander de l'assistance , il dit à quel- qu'un qu'il priait de subvenir à ses besoins : Si tu as donné à d'autres, donne-moi aussi; et si tu n'as encore donné à personne , commence par moi. Un tyran lui de- manda quel airain était le meilleur pour faire des sta- tues? Celui , dit-il , dont on a fait les statues d'Harmodius et d'Aristogiton '^ . Étant interrogé de quelle manière Denys se servait de ses amis : Comme on se sert des bourses, dit-il ; on les suspend quand elles sont pleines , et on lesjette quand elles sont vides. Un nouveau marié avait écrit sur sa maison : Hercule , ce glorieux vainqueur, fils de Jupiter, habite ici; que rien de mauvais n'y entre. Diogène y mit cette autre inscription : Troupes auxiliaires après la guerre finie. Il appelait l'amour de l'argent la métropole de tous les maux. Un dissipateur mangeait des

* Jeu de mots qui signifie: roKs êtes passé des jeux olympiques dans les pâtuniges. - Libérateurs d'Athènes.

21

•2'i2 DIOGÈNE

olives dans une taverne; Diogène lui dit : Si tu avais tou- jours dîné ainsi, tu ne souperais pas de même. Il appe- lait les hommes vertueux les images des dieux; et Ta- mour, l'occupation de ceux qui n'ont rien à faire. On lui demandait quelle était la condition la plus misérable de la vie ; il répondit que c'était celle d'être vieux et pau- vre. Un autre lui demanda quelle était celle de toutes les bétes qui mordait le plus dangereusement : C'est, dit- il, le calomniateur parmi les bétes sauvages, et le flatteur parmi les animaux domestiques. Une autre fois voyant deux centaures qui étaient fort mal représentés : Lequel, dit-il, est le plus mauvais? Il disait qu'un dis- cours, fait pour plaire, était un filet enduit de miel ; et que le ventre est, comme le gouffre de Charybde, l'abîme des biens de la vie. Ayant appris qu'un nommé Didyme avait été pris en adultère : Il est digne, dit-il, d'être pendu de la manière la plus honteuse. Pourquoi, lui dit-on , l'or est-il si pâle? C'est, répondit-il, parceque beaucoup de gens cherchent à s'en emparer. Sur ce qu'il vit une femme qui était portée dans une litière, il dit qu'il faudrait une autre cage pour un animal si farouche. Une autre fois il vit un esclave fugitif qui était sur un puits, et lui dit : Jeune homme, prends garde de tomber. Voyant dans un bain un jeune garçon qui avait dérobé des ha- bits, il lui demanda s'il était pour prendre des on- guents, ou d'autres vêtements? Sur ce qu'il vit des fem- mes qui avaient été pendues à des oliviers : Quel bonheur, s'écria-t-il , si tous les arbres portaient des fruits de cette espèce ! Il vit aussi un homme qui dérobait des habits dans les sépulcres , et lui dit : Ami , que cherches-tu ici? Viens-tu dépouiller quelqu'un des morts? On lui deman- dait s'il n'avait ni valet, ni servante : Non , dit-il. Qui est celui , reprit- on , qui vous enterrera lorsque vous serez mort? Celui , répliqua-t-il , qui aura besoin de ma mai- son. Voyant un jeune homme, fort beau, qui dormait inconsidérément , il le poussa et lui dit : Réveille-toi , de

DiOGENE. 2V:3

peur que quelqu'un ne te lance un trait iriattendu. Sur ce qu'un autre faisait de grands festins, il lui dit : Mon lils , tes jours ne seront pas de longue durée ; tu fréquen- tes les marchés. Platon, en discourant sur les idées, ayant parlé de laqualité de table et de tasse considérée ab- stractivement, Diogène lui dit : Je vois bien ce que c'est qu'une table et une tasse ; mais pour la qualité de table et de tasse ', je ne la vois point. A quoi Platon répondit : Tu parles fort bien. En effet, tu as des yeux, qui sont ce qu'il faut pour voir une table et une tasse ; mais tu n'as point ce qu'il faut pour voir la qualité de table et de tasse; savoir, l'entendement. On lui demanda ce qu'il lui semblait de Socrate; il répondit que c'était un fou. Quand il croyait qu'il fallait se marier : Les jeunes gens, pas encore, dit-il ; et les vieillards, jamais. Ce qu'il voulait avoir pour recevoir un soufflet : Un casque, répliqua-t-il. Voyant un jeune homme qui s'ajustait beaucoup, il lui dit : Si tu fais cela pour les hommes, c'est une chose inutile ; et si tu le fais pour les femmes , c'est une chose mauvaise. Une autre fois il vit un jeune garçon qui rou- gissait : Voilà de bonnes dispositions, lui dit-il ; c'est la couleur de la vertu. Il entendit un jour deux avocats, et les condamna tous deux, disant que l'un avait dérobé ce dont il s'agissait, et que l'autre ne lavait point perdu. Quel vin aimes-tu mieux boire? lui dit quelqu'un : Celui des autres , reprit-il. On lui rapporta que beaucoup de gens se moquaient de lui ; il répondit : Je ne m'en tiens point pour moqué. IQuelqu'un se plaignait des malheurs qu'on rencontre dans la vie ; à quoi il répondit que le malheur n'était point de vivre, mais de mal vivre! On lui conseillait de chercher son esclave qui l'avait quitté : Ce serait bien , dit-il , une chose ridicule , que mon es- clave Manès pût vivre sans Diogène , et que Diogène ne pût vivre sans Manès. Pendant qu'il dînait avec des oli-

* Il n'y a point de tenue qui réponde à celui de l'original, que !c lernie barbare Ue tablete et de lasselé.i\\\à employé Fougerolles.

2Vi DIOGENE

ves , quelqu'un apporta une tarte ; ce qui lui fit jeter les olives, en disant : Hôte , cédez la place aux tyrans M et cita en même temps ces autres paroles : 11 jeta l'olive*. On lui demanda de quelle race de chiens il étaLt : Quand j'ai faim, dit-il, je suis chien de Malte ^; et quand je suis rassasié , je suis chien molosse. Et de même qu'il y a des gens qui donnent beaucoup de louanges à certains chiens, quoiqu'ils n'osent pas chasser avec eux, crai- gnant la fatigue ; de même aussi vous ne pouvez pas vous associer à la vie que je mène , parceque vous craignez la douleur. Quelqu'un lui demanda s'il était permis aux sages de manger des tartes : Aussi bien qu'aux autres hommes, dit-il. Pourquoi , lui dit un autre, donne-t-on communément aux mendiants, et point aux philosophes? Parceque , répondit-il , on croit qu'on pourra devenir plutôt aveugle et boiteux que philosophe. Il deman- dait quelque chose à un avare, et celui-là tardante lui donner, il lui dit : Pensez, je vous prie, que ce que je vous demande est pour ma nourriture, et non pas pour mon en- terrement. Quelqu'un lui reprochant qu'il avait fait de la fausse monnaie, il lui répondit : 11 est vrai qu'il fut un temps j'étais ce que tu es à présent; mais ce que je suis maintenant, tu ne le seras jamais. Un autre lui reprochait aussi cette faute passée : Ci-devant, reprit-il, étant enfant, je salissais aussi mon lit; je ne le fais plus à présent. Étant à Minde, il remarqua que les portes de la ville étaient fort grandes , quoique la ville elle-même fût fort petite, et se mit à dire : Citoyens de Minde, fer- mez vos portes, de peur que votre ville n'en sorte. Un homme avait été attrapé volant de la pourpre; Diogènc

Vers dKiiripide, qui signifie ici que le pain commun doit faire placi- à celui qui est plus exquis. Ménage.

^ Parodie d"un vers d'Homère , qui rcuferme uu jeu de mois (pion ne saurait rendre en fraiirais. Idem.

'Chien de Malle, e'est-à-dire llallenr. Chien molosse, c'est-à-dirr mordant. Idem.

DIOGÈNE. 2'».')

lui appliqua ces paroles: Une fin éclatante et un suit tragique l'ont surpris'. Craterus le priait de se rendre auprès de lui : J'aime mieux, dit-il, manger du sel à Athènes que de me trouver aux magnifiques festins de Craterus. Il y avait un orateur, nommé Anaximène, qui était extrêmement gros. Diogène, en l'accostant, lui dit: Tu devrais bien faire part de ton ventre à nous autres pauvres gens ; tu serais soulagé d'autant, et nous nous en trouverions mieux. Un jour que ce rhéteur traitait quel- que question, Diogène, tirant un morceau de salé, s'at- tira l'attention de ses auditeurs, et dit, sur ce qu'Anaxi- mène s'en fâcha : Une obole de salé a fini la dispute d'Anaximène. Comme on lui reprochait qu'il mangeait en plein marché, il répondit que c'était sur le marché que la faim lavait pris. Quelques uns lui attribuent aussi la repartie suivante à Platon. Celui-ci l'ayant vu éplu- cher des herbes, il s'approcha, et lui dit tout bas : Si tu avais fait ta cour à Denys, tu ne serais pas réduit à éplu- cher des herbes. Et toi , lui repartit Diogène, si tu avais épluché des herbes, tu n'aurais pas fait ta cour à Denys. Quelqu'un lui disant, La plupart des gens se moquent de vous, il répondit ; Peut-être que les ânes se moquent aussi d'eux ; mais comme ils ne se soucient pas des ânes, je ne m'embarrasse pas non plus d'eux. Voyant un jeune garçon qui s'appliquait à la philosophie , il lui dit : Cou- rage ! fai? qu'au lieu de plaire par ta jeunesse, tu plaises par les qualités de l'ame. Quelqu'un s'étonnait du grand nombre de dons sacrés qui étaient dans l'antre - de Sa- mothrace : Il y en aurait bien davantage, lui dit-il, s'il y en avait de tous ceux qui ont succombé sous les périls. D'autres attribuent ce mot à Diagoras de Mélos. Un jeune garçon allait à un festin ; Diogène lui dit : Tu en revien- dras moins sage. Le lendemain, le jeune garçon l'ayant

' Vers (In cinquième livre de V Iliade.

- On y sacritiail à Hécate, et ou y faisait des dons en aclinn de grâces pour les péiiU dont on avait été préservé. Ménage.

21.

'2\i\ DIOGÉNE.

rencontré, lui dit : Me voilà de retour du festin, et je n'en suis pas devenu plus mauvais. Je l'avoue, répondit Dio- gène, tu n'es pas plus mauvais, mais plus relâché. Il demandait quelque chose à un homme fort difficile, qui lui dit : Si vous venez à bout de me le persuader. Si je pouvais vous persuader quelque chose, répondit Diogène, ce serait d'aller vous étrangler. Revenant un jour de Lacédémone à Athènes, il rencontra quelqu'un qui lui demanda d'où il venait et il allait : De l'appartement des hommes à celui des femmes', répondit-il. Une autre fois, qu'il revenait des jeux olympiques, on lui demanda s'il y avait beaucoup de monde : Oui, dit-il, beaucoup de monde, mais peu d'hommes. Il disait que les gens perdus de mœurs ressemblent aux figues qui croissent dans les précipices, et que les hommes ne mangent point; mais qui servent aux corbeaux et aux vautours tPhry ayant offert à Delphes une Vénus d'or, il l'appela la preuve de Tintempérance des Grecs. Alexandre s'étantun jour pré- senté devant lui , et lui ayant dit , Je suis le grand mo- narque Alexandre : Et moi, répondit il, je suis Diogène le chien j Quelqu'un lui demanda ce qu'il avait fait pour être appelé chien ; à quoi il répondit : C'est que je ca- resse ceux qui me donnent quelque chose , que j'aboie après d'autres qui ne me donnent rien , et que je mords les méchants. iL'n homme, préposé à garder des figues, lui en ayant vu cueillir une, lui dit: Il n'y a pas long- temps qu'un homme se pendit à cet arbre : Eh bien ! ré- ponditril , je le purifierai. Un autre, qui avait vaincu aux jeux olympiques, fixait ses regards sur une courtisane : Voyez, dit Diogène, ce bélier de Mars, qu'une jeune fille tire par le cou. Il disait que les belles courtisanes res- semblent à de l'eau, miellée mêlée de poison. Dînant un jour à la vue de tout le monde, ceux qui étaient autour de lui l'appelèrent chien : Vous l'êtes vous-mêmes, dit-il,

' Voyez sur ces apparleinent> des femmes nu passage de Corn. Nrpos dans sa 1^(^306.

DIOGENE. 2'i7

puisque vous vous rassemblez autour de moi pour me voir manger. Deux personnes d'un caractère efféminé l'évitaient avec soin : Ne craignez pas, leur dit-il ; le chien ne mange point de betteraves. On lui demandait d'où était un jeune homme qui s'était laissé débaucher : De Tégée ', dit-il. Ayant vu un mauvais lutteur qui exer- çait la profession de médecin, il lui demanda par quel hasard il abattait à présent ceux qui savaient le vaincre autrefois. Le fils d'une courtisane jetait une pierre parmi du monde assemblé : Prends garde, dit-il , que tu n'atteignes ton père. Un jeune garçon lui montrant une épée qu'il avait reçue d'une manière peu honnête, il lui dit : L'épée est belle, mais la poignée ne l'est pas. ïl en- tendit louer quelqu'un de qui il avait reçu un présent : Et moi, dit-il, ne me louez-vous pas de ce que j'ai été digne de le recevoir? Quelqu'un lui redemandant son manteau, il lui fit cette réponse : Si vous me l'avez donné, il est à moi; si vous me l'avez prêté pour m'en servir, j'en fais usage. Il répondit à un autre, qui avait été aposté pour lui dire qu'il y avait de l'or caché dans son habit : Je le sais bien ; c'est pour cela que je couche dessus quand je dors. Quel gain, lui demanda-t-on, vous rapporte la philosophie? Quand il n'y en aurait pas d'au- tre, répondit-il, elle fait que je suis préparé à tout évé- nement. Un autre lui demanda d'où il était : Je suis, dit-il, citoyen du monde. Voyant quelqu'un qui offrait des sacrifices pour avoir un fils, il le blâma de ce qu'il n'en offrait pas par rapport au caractère dont serait ce fils. On lui demandait sa quote-part de la collecte qu'on faisait pour les pauvres ; il répondit par ce vers : « Dé- pouillez les autres, mais abstenez-vous de toucher Hec- tor ^. » Il appelait les courtisanes , les reines des rois, parcequ'elles demandent tout ce qui leur plaît. Les Athé- niens ayant décerné à Alexandre les honneurs de Bacchus,

' Le mot srec signifie la ville de Tégée , et un iiiauv;ii> lieu. Ménage. ' Vers d'Homère. Idem.

248 DlOGÈiNE.

il leur dit: Je vous prie, faites aussi que je sois Sérapis. On le blâmait de ce qu'il entrait dans des endroits sales : Et le soleil, dit-il, entre bien dans les latrines sans en être sali. Un jour qu'il prenait son repas dans un temple, il y vit apporter des pains malpropres; il les prit et les jeta au loin, en disant qu'il ne devait entrer rien d'impur dans les lieux saints. Quelqu'un l'interrogea pourquoi, tandis qu'il ne savait rien, il professait la philosophie. Il répon- dit: Quand je ne ferais que contrefaire la sagesse, en cela même je serais philosophe. Un autre lui présenta son en- fant, dont il lui vantait le génieet la tempérance : Si celaest, lui dit-il, en quoi a-t-il donc besoin de moi? Il disait que ceux qui parlent des choses honnêtes et ne les pratiquent pas ressemblent à un instrument de musique', qui n'a ni ouïe, ni sentiment. Il entrait au théâtre en tournant le dos à ceux qui en sortaient ; et comme on lui en deman- dait la raison, il répondit que c'était ce qu'il avait toujours tâché de faire toute sa vie *. Il reprit un homme qui affec- tait des airs efféminés : N'êtes-vous pas honteux, lui dit-il , de vous rendre pire que la nature ne vous a fait? Vous êtes homme, et vous vous efforcez de vous rendre femme. Une autre fois, il vit un homme déréglé dans ses mœurs qui accordait une harpe 3. N'avez-vous pas honte , lui re- procha-t-il , de savoir accorder les sons d'un morceau de bois , et de ne pouvoir accorder votre ame avec les devoirs de la vie? Quelqu'un lui disait : Je ne suis pas propre à la philosophie. Pourquoi donc, lui répliqua~t-il, vivez-vous , puisque vous ne vous embarrassez pas de vivre bien? Il entendit un homme parler mal de son père, et lui dit: Ne rougissez-vous pas d'accuser de manque d'esprit celui par qui vous en avez? Voyant un jeune homme , d'un extérieur honnête, qui tenait des

* mot grec est cishr. Selon U. Kstienne, ciMait un instiumenl à \iiigf-qiiatrc cordes. - C'est-à-dire le contraire dos aulres. ' Selon FI. E'tirnnc, t'clail tin inslnuiienl à vin^t cordes.

DIOGEM:. 2i9

discours iiidécetits : Quelle vergogne! lui dit-il, de tirer une épée de plomb d'une gaine d'ivoire? On le blâmait de ce qu'il buvait dans un cabaret: J'étanche ici ma soif, répondit-il , tout comme je me fais faire la bar])e cbez un barbier. On le blâmait aussi de ce qu'il avait reçu un petit manteau d'Antipater; il employa ce vers pour réponse : Il ne faut pas rejeter les précieux dons des dieux '. Quel- qu'un le heurta d'une poutre, en lui disant: Prends garde ; il lui donna un coup de bâton , et lui répliqua : Prends garde toi-même. Témoin qu'un homme suppliait une courtisane, il lui dit: Malheureux! pourquoi tâ- ches-tu de parvenir à ce dont il vaut bien mieux ètro privé ? 11 dit aussi à un homme qui était parfumé : Pre- nez garde que la bonne odeur de votre tète ne rende votre vie de mauvaise odeur. Il disait encore que comme les serviteurs sont soumis à leurs maîtres, les méchants le sont à leurs convoitises. Quelqu'un lui demandait pourquoi les esclaves étaient appelés d'un nom qui signi- lie pieds d'hommes ; il répondit : Parcequ'ils ont des pieds comme les hommes, et une ame formée comme la tienne, puisque tu fais cette question. Il demandait une mine à un luxurieux ; et interrogé pourquoi il souhaitait de ce- lui-là une mine, tandis qu'il ne demandait qu'une obole à d'autres , il répondit : C'est que j'espère désormais re- cevoir des autres; au lieu qu'il n'y a que les dieux qui sachent si tu me donneras jamais quelque chose de plus. On lui reprochait qu'il demandait des dons , pendant que Platon s'abstenait de pareilles demandes. Il en fait aussi, dit-il , mais c'est en approchant sa tète de l'oreille , de peur que d'autres ne le sachent. Voyant un mauvais ti- reur d'arc, il alla s'asseoir à l'endroit était le but, al- léguant que c'était de peur que cet homme ne l'attrapât. Il disait que les amoureux sont la dupe de l'idée qu'ils se forment de la volupté. On lui demandait si la mort était

' N'eis d MoiiiLie.

2.50 DIOGENE.

un mal : Cumment serait-ce un mal , répondit-il , puis- qu'on ne la sent pas? Alexandre s'étant subitement pré- senté devant lui, lui demandait si sa présence ne lui causait point de crainte ; il répondit : En quelle qualité voulez-vous que je vous craigne? Est-ce comme bon, ou comme mauvais ? Comme bon , dit Alexandre. Eh ! re- prit Diogène , comment peut-on craindre ce qui est bon ? Il appelait l'instruction la prudence des jeunes gens, la consolation des vieillards, la richesse des pauvres, et l'ornement des riches. L'adultère Didymon était occupé à guérir les yeux d'une fille. Diogène lui dit : Prenez garde qu'en guérissant les yeux de cette fille, vous ne lui blessiez la prunelle'. Quelqu'un lui disant que ses amis lui tendaient des pièges : Quesera-t-on , répondit-il, s'il faut vivre avec ses amis comme avec ses ennemis? Interrogé sur ce qu'il y avait de plus beau parmi les hommes, il répondit que c'était la franchise. Il entra un jour dans une école, il vit plusieurs images des Muses et peu d'écoliers. Il dit au maître : Vous avez bien des disciples , grâces aux dieux l

Il faisait publiquement ses fonctions naturelles , celle de manger, aussi bien que les autres ; et il avait coutume de s'excuser par ces sortes de raisonnements : S'il n'est pas déplacé de prendre ses repas , il ne l'est pas non plus de les prendre en plein marché : or il n'est pas malhon- nête de manger ; il ne l'est donc pas aussi de manger pu- bliquement *. Il lui arrivait aussi souvent de faire des gestes indécents , et disait pour excuse qu'il n'hésiterait point d'en faire pour apaiser la faim , s'il le pouvait. On lui attribue d'autres discours, qu'il serait trop long de rapporter. Il distinguait deux sortes d'exercices : celui de

* n y a ici un jeu de mots, en ce que le même terme signifie une. fille et la prunelle.

^ C'tst ici le grand reproche qu'on a fait aux cyniques. H n'y a pas moyen d'excuser leur grossièreté, qui allait jusqu'au vice : elle fait voir que toute philosophie, purement humaine , se ressent du ilésonlre de l'esprit humain.

mOGENE. 251

l'ame et celui du corps. Concevant que l'occupation que rexercice donne continuellement à l'imagination facilite la pratique de la vertu, il disait que l'une de ces sortes d'exercices est imparfaite sans l'autre, la bonne disposi- tion et la force se manifestant dans la pratique de nos devoirs , telle qu'elle a lieu par rapport au corps et à lame. Il alléguait , pour marque de la facilité que l'exer- cice donne pour la vertu , l'adresse qu'acquièrent les ar- tisans et ceux qui font des ouvrages manuels, à force de s'y appliquer. Il faisait encore remarquer la différence qu'il y a entre les musiciens et les athlètes , selon que l'un s'applique au travail plus que l'autre; et disait que si ces gens-là avaient apporté le même soin à exercer leur ame , ils n'auraient pas travaillé inutilement. En un mot , il était dans le principe que rien de tout ce qui con- cerne la vie ne se fait bien sans exercice , et que par ce moyen on peut venir à bout de tout. Il concluait de que si , renonçant aux travaux inutiles, on s'applique à ceux qui sont selon la nature , on vivra heureusement ; et qu'au contraire le manque de jugement rend malheu- reux. Il disait même que si on s'accoutume à mépriser les voluptés , on trouvera ce sentiment très agréable ; et que comme ceux qui ont pris l'habitude des voluptés s'en passent difficilement, de même, si on s'exerce à mener une vie contraire, on prendra plaisir à les mépriser. C'é- taient là les principes qu'il enseignait et qu'il pratiquait en même temps, remplissant ainsi l'esprit du mot, Change la monnaie ' ; parceque, par celte manière de vivre, il suivait moins la coutume que la nature. Il donnait pour caractère général de sa vie, qu'elle ressemblait à celle d'Hercule, en ce qu'il préférait la liberté à tout. Il disait que les sages ont toutes choses communes , et se servait de ces raisonnements : « Toutes choses appartiennent « aux dieux; les sages sont amis des dieux; les amis « ont toutes choses communes : ainsi toutes choses sont

' Ost-à-dire : y e suis vas l'esprit de la mullitude.

252 DiOC.ENE.

« pour les sages. » Il prouvait d'inie manière semblable que la société ne peut être gouvernée sans lois. « 11 ne « sert de rien d'être civilisé, si l'on n'est dans une ville. « La société d'une ville consiste en cela même qu'on soit « civilisé. Une ville n'est rien sans lois : la civilité est « donc une loi. » Il se moquait de la noblesse, de la gloire et d'autres choses semblables , qu'il appelait dca orncmciils du vire , disant que les lois de société , établies par la constitution du monde, sont les seules justes. Il croyait que les femmes devaient être communes, et n'es- timait point le mariage , ne soumettant l'union des deux sexes qu'à la condition du consentement réciproque : de vient qu'il croyait aussi que les erifants devaient être communs. Il ne regardait pas comme mauvais de rece- voir des choses saintes, et de manger des animaux; il pensait même qu'il était permis de manger de la chair humaine , et alléguait là-dessus les mœurs des peuples étrangers. Il ajoutait aussi qu'à la lettre toutes choses sont les unes dans les autres , et les unes pour les autres; qu'il y a de la chair dans le pain, et du pain dans les gumes; que , par rapport aux autres corps , ils ont tous des pores insensibles , dans lesquels s'insinuent des cor- puscules détachés, et attirés par la respiration. C'est ce qu'il explique dans la tragédie de Thyesle, si tant est que les tragédies qui courent sous son nom soient de lui, et non de Philiscus d'Égine , un de ses amis, ou de Pasi- phon , Lucanien , que Phavorin , dans son Hislof'rc di- verse , dit avoir écrites après la mort de Diogène.

Il négligeait la musique, la géométrie, l'astrologie et autres sciences de ce genre , comme n'étant ni utiles, ni nécessaires. Au reste, il avait la repartie fort prompte , comme il paraît par ce que nous avons dit.

Il souffrit courageusement d'être vendu. Se trouvant sur un vaisseau qui allait à Égine, il fut pris par des corsaires , dont Scirpalus était le chef, et fut conduit en Crète, on le vendit. Comme le crieur demandait ce

I

DIOGÈNi:. 25l

(ju il savait iaire , il répondit : Conimand^T a dos hommes. Montrant ensuite un Corinthien qui avait une belle bor- dure à sa veste ( c'était Xéniade, dont nous avons parlé } : Vendez-moi, dit-il, à cet homme-là; il a besoin d'un maître. Xéniade Tacheta ; et l'ayant mené à Corinthe, il lui donna ses enfants à élever, et lui confia toutes ses atTaires, qu'il administra si bien, que Xéniade disait partout qu'un bon génie était entré chez lui.

Cléomène rapporte, dans son livre de l'Éducation des Enfanta, que les amis de Diogène voulurent le racheter; mais qu'il les traita de gens simples, et leur dit que les lions ne sont point esclaves de ceux qui les nourrissent; qu'au contraire ils en sont plutôt les maîtres, puisque la crainte est ce qui distingue les esclaves, et que les bètes sauvages se font craindre des hommes.

Il possédait au suprême degré le talent de la persua- sion ; de sorte qu'il gagnait aisément, par ses discours, tous ceux qu'il voulait. On dit qu'Onésicrite d'Égine, ayant envoyé à Athènes le plus jeune de ses deux fils, nommé Androsthène, celui-ci vint entendre Diogène, et resta aupiès de lui. Le père envoya ensuite l'aîné, ce même Philiscus dont nous avons fait mention, et qui fut pareillement retenu. Enfin , étant venu lui-même après eux , il se joignit à ses fils . et s'appliqua à la philosophie, tant Diogène savait la rendre aimable par ses discours. Il eut aussi pour disciples Phocion, surnommé k Bon, Stilpon de Mégare , etplusieurs autres , qui furent revêtus d'emplois politiques. ^

On dit qu'il mourut à l'âge de quatre-vingt-dix ans, ) et l'on parle diversement de sa mort. Les uns croient / qu'il mourut d'un épanchement de bile, causé par uni pied de bœuf cru qu'il avait mangé ; dautres disent qu'il' finit sa vie en retenant son haleine. De ce nombre est Cercidas de Mégalopolisou de Crète , dans ses Poésies ;»/- nnamhes ', il parle ainsi :

' CeitaiiK' nu sure appelée inmliique.

254 DIOGENE.

Cet ancien citoyen de Synope, portant un l)àton, une robe dou- ble, et ayant le ciel pour couverture, est mort sans aucun senti- ment de douleur, en se serrant les lèvres avec les dents, et en re- tenant son haleine. Ce qui prouve que Diogcne était véritablement fils de Jupiter, et un chien céleste.

D'autres disent que , voulant partager un polype ' à des chiens, il y en eut un qui le mordit tellement au nerf du pied, qu'il en mourut. Mais, comme dit Anti- sthène dans ses Successions, ses amis ont conjecturé qu'il était mort en retenant sa respiration. U demeurait dans un collège situé vis-à-vis de Corinthe , et qui s'appelait Cranium. Ses amis , étant venus le voir selon leur cou- tume, le trouvèrent enveloppé dans son manteau ; mais, se doutant qu'il ne dormait pas , par la raison qu'il ne donnait guère de temps au sommeil , ils défirent son man- teau ; et comme ils le trouvèrent expiré , ils crurent qu'il était mort volontairement , par un désir de sortir de la vie. Il y eut , à cette occasion , une dispute entre ses amis pour savoir à qui l'ensevelirait. Us furent même près d'en venir aux mains , jusqu'à ce que leurs pères et leurs supérieurs étant survenus, la dispute fut accordée, et Diogène enterré près de la porte qui conduit à l'isthme. On lui érigea un tombeau , sur lequel on mit un chien de pierre de Paros. Ses concitoyens lui firent même l'hon- neur de lui élever des statues d'airain , avec cette in- scription :

Le temps consume l'aii ain ; mais ta gloire, ô Diogène, durera dans tous les âges. Tu as seul fait connaître aux mortels le bonheur dont ils peuvent jouir par eux-mêmes, et leur as montré le moyen de passer doucement la vie.

Nous avons aussi fait à sa louange l'épigramme sui- vante :

Diogène, dis-moi, quel accident t'amène aux enfers? C'est la morsure d'un chien féroce.

* Sorte de poisson (|ui avait huit pieds ou nageoires. Voyez le Thrésor d'Estienne.

DIOGÈNE. 255

Il y a des auteurs qui disent qu'en mourant il urdonna qu'on jetât son corps sans lui donner de sépulture , afin qu'il servît de pâture aux bètes sauvages ; ou qu'on le mit dans une fosse , couvert d'un peu de poussière. D'au- tres disent qu'il voulut être jeté dans l'Élisson ', pour être utile à ses frères, Démétrius, dans son livre intitulé Équi- voques, dit qu'Alexandre mourut à Babylone le même jour que Diogène mourut à Corinthe -. Or il était déjà vieux dans la cent treizième olympiade.

On lui attribue les ouvrages suivants : des dialogues intitulés Céphalio , Ichtbyas , le Geai , le Léopard , le Peu- ple d'Athènes , la République , l'Art de la Morale , des Richesses , de l'Amour , Théodore , Hypsias , Aristarque , de la Mort , des Lettres ; sept tragédies , qui sont : Hélène , Thyeste, Hercule, Achille, Médée , Chrysippe , Œdipe. Mais Sosicrate , dans le premier livre de la Succession , et Satyrus , dans le quatrième livre des Vies, assurent qu'il n'y a aucun de ces ouvrages qui soit de Diogène ; et le dernier des auteurs que je viens de citer donne les tra- gédies à Philiscus d'Égine , ami de Diogène. Sotion, dans son septième livre, dit que nous n'avons de Diogène que les ouvrages qui portent pour titre : De la Vertu, du Bien, de r Amour, le Mendiant, le Courageux, le Léopard, Cas- sandre , Céphalio , Philiscus, Aristarque, Sisyphe, Gany- niéde. Il ajoute des Chries et des Lettres.

Il y a eu cinq Diogènes. Le premier était d'Apollonie, et fut physicien. Il commence ainsi son ouvrage : « Je « crois que la première chose que doit faire un homme « qui veut traiter quelque sujet , c'est de poser un prin- ce cipe incontestable. » Le second était de Sicyone; il a écrit sur le Péloponnèse. Le troisième est le philosophe dont nous parlons. Le quatrième fut stoïcien ; il naquit à Séleucie, et fut appelé Babylonien, à cause du voisi-

Cestle nom d'un fleuve. Pausauias, ruyage de Corinthe, chap. «2. 5 Diogène passait i"hiver à Athènes et l'été à Corinthe, au rapport de Dion Chryst'Slomc. Ménage.

•->:)« MOMME.

nage des villes. Le cinquième fut de Tarse ; il a écrit sui- des questions poétiques , qu'il tâche de résoudre. Il faut encore remarquer sur ce philosophe , qu'Athénodore . dans le huitième livre de ses Promenndes, rapporte qu'il avait toujours l'air luisant, à cause de la coutume qu'il avait de s'oindre le corps.

MOMME.

Monime , à Syracuse, fut disciple de Diogène, et domestique d'un certain banquier de Corinthe , comme le rapporte Sosicrate. Xéniade , qui avait acheté Diogène , venait souvent auprès de Monime et l'entretenait de la vertu de Diogène , de ses actions et de ses discours. Cela inspira tant d'inclination à Monime pour le philosophe , qu'il affecta d'être tout d'un coup saisi de folie. Il jetait la monnaie du change et tout l'argent de la banque ; de sorte que son maître le renvoya. Dès lors il s'attacha à Dio- gène, fréquenta aussi Cratès le cynique et autres per- sonnes semblables; ce qui donna de plus en plus à son maître lieu de croire qu'il avait entièrement perdu l'es- prit.

Il se rendit fort célèbre; aussi Ménandre, poëte comi- que, parle de lui dans une de ses pièces, intitulée Uip- jmcome.

MEN. O Philon, il y a eu un certain Monime, homme sage, mais obscur, et portant une petite besace.

PHIf^. Voilà trois besaces dont vous avez parlé.

MEN. Mais il a prononcé une sentence, dont le sens figuré n'a rien de ressemblant, ni à celle-ci ; Connais-toi toi-même, ni aux autres, dont on fait tant de cas ; elle leur est fort supérienre. Ce mendiant, cet homme plein décrasse, a dit que tout ce qui fait le sujet de nos opinions n'est que fumée.

Monime avait une fermeté d'esprit qui le portait à mé- priser la gloire et à rechercher la vérité seule. Il a com-

ONESICRITE. CRÂTES. l>5T

\)'jsé des ouvrages d'un style gai , mais qui cachait un sens sérieux ' ; il a aussi donné deux ouvrages sur les Pas- sions, et un troisième d'Exhortations.

OiNESICRITE

Il y a des auteurs qui veulent qu'Onésicrite naquit à Égine ; mais Démétrius de Magnésie dit qu'il était d'As- typalée '^. Il fut un des plus célèbres disciples de Diogène.

11 y eut entre lui et Xénophon une espèce de confor- mité , en ce que celui-ci fut capitaine de Cyrus et celui- d'Alexandre , en ce que Xénophon traita de l'éducation de Cyrus et Onésicrite de celle d'Alexandre , en ce que le premier fit l'éloge de Cyrus et le second le panégyrique d'Alexandre. Onésicrite a même quelque chose d'appro- chant de Xénophon pour la manière de s'exprimer, ex- cepté qu'il lui est aussi inférieur qu'une copie l'est à l'o- riginal.

Diogène eut aussi pour disciples Ménandre , surnommé DryniHS et admirateur d'Homère; Hégésée de Sinope, surnommé le Collier; etPhiliscus d'Égine, dont nous avons fait mention.

CRATES.

Cratès, fils d'Asconde , naquit à Thèbes, et fut aussi un illustre disciple du philosophe cynique, quoiqu'Hippobote conteste ce fait , et lui donne pour maître Bryson l'A- chéen. On lui attribue ces vers burlesques :

Il y a une ville qui se nomme lîcs ;ce, située au milieu d'un

Oq dit que c'était la manière des pliilosoplies cyniques Ménoje.

^ Pline en fdit une Ile du nond^re de celles quon .ipiielait Sporades, «-t qu'où dit être des îles de i'Aichi|.el. flt.sl. nnt.. liv. IV. cliap. f2, et liv. Vin, cliap. 39.

258 CRATÈS.

sombre faste; mais belle, opulente, arrosée, u'ayaut rieu, oii u'a borde jamais un insensé parasite, ni un voluptueuv qui cherche à .se réjouir avec sa courtisane. Elle produit du thym, de l'ail, des figues et du pain, autant de biens pour lesquels ses habitants ne sont jamais en guerre les uns contre les autres. On n'y prend point les armes, ni par convoitise pour l'argent, ni par ambition pour la gloire.

On lui attribue aussi ce journal de dépense : « Il faut « donner à un cuisinier dix mines, à un médecin une « drachme, à un flatteur cinq talents , de la fumée à un « homme à conseil, un talent à une courtisane, et trois « oboles à un philosophe. » On l'appelait VOuvreur de portes, parcequ'il entrait dans toutes les maisons pour y donner des préceptes. Il est auteur de ces vers :

Je possède ce que jai appris, ce que j'ai médité, et ce que les augustes Muses m'ont enseigné : quant à ces autres biens éclatants, l'orgueil s'en empare.

Il disait qu'il lui était revenu de l'étude de la philoso- phie un chenixMe lupins, et l'avantage de vivre exempt de soucis. On lui attribue encore d'avoir dit que « l'amour « s'apaise, sinon avec le temps, du moins par la faim; « et que si l'un et l'autre ne font aucun effet, il faut pren- « dre la résolution de se pendre. »

Au reste, il florissait vers la cent treizième olympiade.

Antisthène , dans ses Successions, dit qu'ayant vu , à la représentation d'une certaine tragédie, Télèphe * dans un état fort vil , et tenant une corbeille à la main , il se livra aussitôt à la philosophie cynique ; qu'étant d'un rang dis- tingué, il vendit ses biens; qu'après en avoir retiré environ cent ou deux cents talents, il les donna à ses concitoyens, et s'appliqua fermement à la philosophie. Philémon, poëte comique , parle de lui en ces termes : « Pour être plus

* Mesure sur laquelle on n'e.«it pas d'accord.

- C'est une tragédie d Euripide, dans laquelle Télèphe , roi de Mysic , Uil introduit velu en mcudianl, et tenant une corbeille. Mcnofje,

1

CRAIES. 239

a tempérant, il portait l'été un habit fort épais, et l hiver u un vêtement fort léger. » Diodes dit que Diogène lui per- suada de céder ses possessions pour servir de pâturage aux brebis, et de jeter dans la mer tout son argent, en cas qu'il en eut. Il dit aussi que la maison de Cratès fut détruite sous Alexandre , et celle d'Hipparchie sous Phi- lippe. Cratès chassa souvent de son bâton quelques uns de ses parents qui venaient exprès le détourner de son dessein , dans lequel il persista courageusement.

Démétrius de Magnésie rapporte qu'il déposa de l'argent chez un banquier, à condition qu'il le donnerait à ses en- fants, s'ils ignoraient la philosophie ; mais qu'en cas qu'ils fussent philosophes , il en ferait présent au public , per- suadé qu'étant tels, ils n'auraient besoin de rien. Érato- sthène dit qu'il eut un fils d'Hipparchie, de laquelle nous parlerons dans la suite. Il se nommait Pasicle; et lorsqu'il eut passé l'âge de puberté , Cratès le mena chez une ser- vante, et l'avertit que c'était le mariage que son père lui avait destiné. Il ajouta que les adultères devaient s'atten- dre aux récompenses tragiques de l'exil et des meurtres ; que ceux qui voyaient des courtisanes s'attiraient des censures qui les exposaient à la risée , et que la dissolu- tion et la crapule dégénéraient ordinairement en folie.

Cratès eut aussi un frère nommé Pasicle , qui fut dis- ciple d'Euclide , et duquel Phavorin , dans le deuxième livre de ses Commentaires , rapporte une chose assez plai- sante. Comme il demandait un jour quelque grâce au l)rincipal du collège, il lui toucha les cuisses; ce que ce- lui-ci ayant trouvé mauvais, l'autre lui dit : Quoi donc! ces membres du corps ne vous appartiennent-ils pas au- tant que les genoux?

Cratès était dans le sentiment qu'il est impossible de trouver quelqu'un exempt de faute , et qu'il en est de cela comme de la grenade , l'on trouve toujours quelque giain pourri. Ayant fâché Micodrome le joueur de cithre , il en reçut un soufflet, dont il se vengea par une tablette

230 CRATÈS.

(luil se mit au front avec ces mots : C'est Nicodrome de qui je le tiens. Il faisait profession d'injurier les courti- sanes, et s'accoutumait par-là à ne point épargner les reproches. Démétrius de Phalère lui envoya quelques pains avec du vin ; il lui fit cette piquante réponse : qu'il voudrait que les fontaines produisissent du pain; d'où il paraît qu il buvait de l'eau. Blâmé des inspecteurs des che- mins et des rues d'Athènes de ce qu'il s'habillait de toile : Je vous ferai voir Théophraste vêtu de même, leur ré- pondit-il. Comme ils ne l'en croyaient pas sur sa parole, il les mena à la boutique d'un barbier, il le leur mon- tra pendant qu'il se faisait faire la barbe. Tandis qu'à Thèbes il recevait des coups du principal du collège, d'au- tres disent d'Euthycrate à Corinthe , sans s'embarrasser beaucoup du châtiment, il répondit par ce vers : « L'ayant pris par un pied, il le précipita du temple '. )/

Diodes dit que celui qui le traînait par le pied était Ménédème d'Érétrie, homme d'un bel extérieur, et qui passait pour avoir participé aux débauches d'Asclépiade Phliasien. Cratès lui en ayant fait un reproche , Méné- dème en fut fâché , et le tira comme nous venons de le dire , lorsqu'il répondit par le vers que nous avons cité.

Zenon de Cittie rapporte, dans ses Chrics, qu'il cousait quelquefois une peau de brebis à son manteau , sans la tourner de l'autre côté. Il était fort dégoûtant pour sa saleté , et lorsqu'il se préparait à ses exercices , on le tour- nait en ridicule ; mais il avait coutume de dire , les mains levées : « Courage, Cratès! compte sur tes yeux et sur <c le reste de ton corps. Tu verras ceux qui se moquent K de toi à présent, saisis de maladie, te dire heureux, et c< se condamner eux-mêmes pour leur négligence. » Il disait qu'il fallait s'appliquer à la philosophie , jusqu'à ce (pi'on regardât les généraux d'armée comme n'étant que dfs conducteurs d'ânes. Il disait aussi que ceux qui se

' \ OIS (iU(»iiière.

MÉTROCLE. 201

trouvent dans la compagnie des flatteurs ne sont pas moins abandonnés que les veaux parmi les loups, parce- que les uns et les autres , au lieu détre avec ceux qui leur conviennent , sont environnés de pièges.

A la veille de sa mort, il se chanta à lui-même ces vers : « Tu t'en vas , cher ami , tout courbé ; tu descends aux enfers, voûté de vieillesse.» En effet, il pliait sous le poids des années. Alexandre lui ayant demandé s'il voulait qu'on rétablît sa patrie , il lui répondit : A quoi cela servirait-il , puisqu'un autre Alexandre la détruirait de nouveau? D'ailleurs le mépris que j'ai pour la gloire, et ma pauvreté , me tiennent lieu de patrie ; ce sont des biens que la fortune ne peut ravir. Il finit par dire : Je suis citoyen de Diogène, qui est au-dessus des traits de l'envie. Ménandre, dans sa pièce des Gémeaux, parle de lui en ces termes : a Tu te promèneras avec moi , cou- tt vert d'un manteau , aussi bien que la femme de Cratès « le cynique. » Il maria ses tilles à ses disciples , et les leur confia d'avance pendant trente jours , pour voir s'ils pourraient vivre avec elles, dit le même auteur.

METROCLE.

Un des disciples de Cratès fut Métrocle , frère d'Hippar- chie , mais auparavant disciple de Théophraste le peri- patéticien. Il avait la santé si dérangée par les flatuosités continuelles auxquelles il était sujet , que , ne pouvant les retenir pendant les exercices d'étude , il se renferma de désespoir, résolu de se laisser mourir de faim. Cratès le sut : il alla le voir pour le consoler, après avoir mangé exprès des lupins. Il tâcha de lui remettre l'esprit, et lui dit qu'à moins d'une espèce de miracle , il ne pouvait se délivrer d'un accident auquel la nature avait soumis tous les hommes plus ou moins. Enfin ayant lâché lui-même quelques vents , il acheva de le persuader par son exem-

262 HIPPARCHIE.

pie. Depuis lors il devint son disciple et habile philo- sophe.

Hécaton , dans le premier livre de ses Cliries, dit que Métrocle jeta au feu ses écrits , sous prétexte' que c'étaient des fruits de rêveries de l'autre monde et de pures baga- telles. D'autres disent qu'il brûla les leçons de Théophraste, en prononçant ces paroles' : Approche , Vulcain; Thétis a besoin de toi. Il disait qu'il y a des choses qui s'acquiè- rent par argent , comme une maison ; d'autres , par le temps et la diligence , comme l'instruction. 11 disait aussi que les richesses sont nuisibles , à moins qu'on n'en fasse un bon usage. 11 mourut dans un âge avancé , s'étant étouffé lui-même.

Il eut pour disciples Théombrote et Cléomène , dont le premier instruisit Démétrius d'Alexandrie. Cléomène eut pour auditeurs Timarque d'Alexandrie et Échècle d'Éphèse; mais celui-ci fut principalement disciple de Théombrote, qui forma Ménédème, duquel nous parlerons ci-après. Ménippe de Sinope devint aussi un illustre dis- ciple de Théombrote.

HIPPARCHIE.

Hipparchie , sœur de Métrocle , l'une et l'autre de Ma- ronée, se laissa aussi éblouir par les discours du philo- sophe Cratès. Elle en aimait tant les propos et la vie , qu'aucun de ceux qui la recherchaient en mariage ne put la faire changer. Richesse, noblesse, beauté, rien ne la touchait; Cratès lui tenait lieu de tout. Elle menaça même ses parents de se défaire elle-même, si on ne la mariait avec lui. Ils s'adressèrent à Cratès, qu'ils prièrent de la détourner de son dessein ; il fit tout ce qu'ils vou- lurent. Enfin , voyant qu'il ne pouvait rien gagner sur

' C'est un vers d'Homère.

HIPPARCIIIE. 263

elle, il se leva, lui montra le peu qu'il possédait, et lui dit : « Voilà l'époux que vous souhaitez , voilà tous ses (( biens. Consultez-vous là-dessus ; vous ne pouvez m'é- « pouser, à moins que vous ne preniez la résolution de (( vous associer à mes études. » Elle accepta le parti, s'ha- billa comme le philosophe, et le suivit partout, lui per- mettant d'en ag^ir publiquement avec elle comme mari , et allant avec lui mendier des repas. Quelque jour Lysi- maque en donnait un ; elle s'y trouva et y disputa contre Théodore, surnommé V Athée, en lui opposant le sophisme suivant : «Tout ce que Théodore peut faire sans s'attirer « de reproche, Hipparchie le peut aussi, sans mériter « qu'on la blâme. Or, si Théodore se frappe lui-même , il « ne fera injustice à personne ; ainsi , si Hipparchie frappe « Théodore , elle n'en commettra envers qui que ce soit. » Théodore ne répondit rien à ce raisonnement; il se con- tenta de tirer Hipparchie par la juppe. Cette action ne l'émut ni ne la déconcerta ; et sur ce qu'il lui adressa en- suite ces paroles : Qui est cette femme qui a laissé sa na- vette auprès de sa toile ' ? elle répondit : C'est moi, Théo- dore ; mais trouvez-vous que j'aie pris un mauvais parti, d'employer à m'instruire le temps que j'aurais perdu à faire de la toile? On conte d'elle plusieurs autres traits de cette nature.

Il y a un livre de Cratès qui porte le titre de Lettres , et qui contient une excellente philosophie , dont le style approche beaucoup de celui de Platon. Il composa aussi des tragédies qui renferment des traits de la plus sublime philosophie, tels que ceux-ci : « Je n'ai dans ma patrie ni tour ni toit qui m'appartienne; mais toutes les villes et les maisons de la terre sont les lieux je puis habi- ter. »

Il mourut fort vieux , et fut enterré en Béotie.

* Vers d'Euripide.

■2^i'^ JIENIPPK.

MENIPPE.

Ménippe fut philosophe cynique , Phénicien d'origine , et esclave , selon Achaïcus , dans ses Discours de Morale. Dioclès dit que son maître était de Pont, et qu'il s'appelait Bato; mais, à force de demander et d'amasser de l'ar- gent, Ménippe vint à bout d'acheter le droit de citoyen de Thèbes.

Il n'a rien fait qui soit digne d'éloge. Ses livres ne sont pleins que de bouffonneries , en quoi ils ressemblent à ceux de Méléagre , son contemporain. Hermippe avance qu'il pratiqua l'usure jusqu'à s'attirer le nom d'usurier de journée *. Il exerça aussi l'usure navale % et prêta sur gages; de sorte qu'il amassa beaucoup de bien. Mais enfin on lui tendit des pièges ; il perdit tout ce qu'il avait gra- pillé, et finit sa vie en se pendant lui-même de désespoir. Voici des vers satiriques que j'ai composés à son sujet :

Vous connaissez Ménippe. Phénicien d'origine, mais de la na- ture des chiens de Crète, cet usurier de journée ; c'est ainsi qu'on l'appelait. Vous savez comment, sa maison ayant été forcée à Thè- bes, il perdit tous ses biens ; mais s'il eût bien connu la nature du chien S se serait-il pendu pour cette raison?

Il y a des auteurs qui croient que les ouvrages qu'on lui attribue ne sont pas de lui , mais de Denys et de Zo- pyre de Colophon , qui les firent par amusement , et les lui donnèrent pour les mettre en ordre.

Il y a eu six Ménippes : le premier , auteur de VHistoirr des Lydiens et de l'Abrégé de Xanthus; le second est celui dont nous parlons ; le troisième était un sophiste de Stra-

^ Cest-à-dire qui recevait chaque jour l'usure de ce qu'il avait avancé. /Hdobrandin.

2 II y a ici des variations. Voyez Ménage.. On cite aussi les Pandecles. Érasme dit qu'on prenait une plus forte usure de ceux qui allaient su/ mer. IhU., H67.

' C'est-à-dire s'il eût été vrai philosophe cyuique.

MÉNÉDÈME. 2t)5

tonice, originaire de Carie; le quatrième l'ut statuaire; le cinquième et le sixième furent peintres. Apollodore a parlé de ces deux derniers.

Ménippe le cynique a composé treize volumes d'œu- vres , qui sont : les Mânes , des Préceptes , des Lettres amusantes, dans lesquelles il introduit les dieux; des Traités sur les physiciens , les mathématiciens et les gram- mairiens ; sur la naissance d'Épicure; l'Observation du vingtième jour du mois par les épicuriens , sans d'autres écrits sur des matières de ce genre.

MENEDEME.

Ménédème fut disciple de Colotes de Lampsaque. Hip- pobote dit que son goût pour les prodiges l'avait rendu si extravagant, que, sous la figure d'une furie, il se prome- nait, en criant qu'il était venu des enfers pour observer ceux qui faisaient mal , et pour en faire rapport aux dé- mons à son retour dans ces lieux.

Voici dans quel équipage il se montrait en public : il se revêtait d'une robe de couleur foncée , laquelle lui des- rendait jusqu'aux talons et qu'il liait d'une ceinture rouge ; il se couvrait la tète d'un chapeau arcadien ' , étaient représentés les douze signes du zodiaque , et sa chaussure ressemblait au cothurne tragique. Il portait une longue barbe, et tenait à la main une baguette de bois de frêne.

Voilà les Vies des philosophes cyniques, considérés chacun en particulier. Ajoutons quelque chose des sen- timents qu'ils soutenaient en commun : car nous regar- dons leur philosophie comme formant une secte particu- lière , et non , ainsi que le prétendent quelques uns , un simple genre de vie. Un de leurs dogmes est donc de re- trancher, à l'exemple d'Ariston de Chio, du nombre des

* L'esl-à-direfort firand. Ménage.

266 MÉNEDÈME.

connaissances nécessaires, tout ce qui regarde la logique et la physique , et de ne s'appliquer qu'à la morale , jus- que là que ce que quelques uns attribuent à Socrate , Dioclès le fait dire à Diogène. C'est-à-dire qu'il faut s'é- tudier à connaître ce qui se passe de bon et de mauvais en nous-mêmes. Us rejettent aussi l'étude des humanités, et Antisthène dit que ceux qui sont parvenus à la sagesse ne s'appliquent point aux lettres , pour n'être point dis- traits par des choses étrangères. Ils méprisent pareillement la géométrie, la musique et autres sciences semblables, puisque Diogène répondit à quelqu'un qui lui montrait un cadran, que c'était une invention fort utile pour ne pas passer le temps de dîner. 11 dit aussi à un autre , qu» lui faisait voir de la musique : qu'on gouverne des villes entières par de bonnes maximes , et qu'on ne parviendra jamais à bien conduire une seule maison par la musique.

Les philosophes cyniques établissent pour fin, de vivre selon la vertu, comme dit Antisthène dans Hercule; en quoi ils pensent comme les stoïciens. En effet , il y a de l'affinité entre ce» deux sectes ; de vient qu'on a appelé la philosophie cynique « un chemin abrégé pour arriver à la vertu. » Ainsi vécut aussi Zenon le Cittien. Ils ob- servent une grande simplicité de vie, ne prennent de nourriture qu'autant qu'elle est nécessaire , et ne se ser- vent d'autre habillement que du manteau. Ils méprisent la richesse , la gloire et la noblesse. Plusieurs ne se nour- rissent que d'herbes, et ils ne boivent absolument que de l'eau froide; ils n'ont de couvert que celui qu'ils rencon- trent, ne fiit-ce qu'un tonneau , à l'imitation de Diogène, qui disait que « comme ce qui distingue principalement « les dieux, c'est qu'ils n'ont besoin de rien; de même « celui-là leur ressemble le plus qui fait usage de moins « de choses. »

Ils croient , comme dit Antisthène dans Hercule , que la vertu se peut apprendre, et que lorsqu'on l'a acquise, elle ne peut se perdre. Us disent que le sage est digne

MÉNÉDÈME. 267

d'être aimé, qu'il ne pèche point, qu'il est ami de celui qui lui ressemble, et qu'il ne se fie nullement à la for- tune. Ils appellent indifférentes les choses qui sont entre le vice et la vertu ; en quoi ils suivent les sentiments d'Ariston de Chio.

Voilà pour ce qui regarde les philosophes cyniques. Ve- nons à présent aux stoïciens , qui ont eu pour chef Zenon, disciple de Cratès.

LIVRE VII.

ZENON.

Zéiion , fils de Mnasée , ou de Demée , était de Cittie en Chypre, C'est une petite ville grecque s'était établie une colonie de Phéniciens. Il avait le cou un peu penché d'un côté , suivant Timothée l'Athénien , dans son livre des Fies. Apollonius Tyrien nous le dépeint mince de corps, assez haut de taille , et basané ; ce qui fut cause que quelqu'un le surnomma Sarment d^ Egypte , dit Chry- sippe dans le premier livre de ses Proverbes. Il avait les jambes grosses, lâches et faibles; aussi évitait-il la plu- part du temps les repas, selon le témoignage de Persée, dans ses Commentaires de table. Il aimait beaucoup, dit- on , les figues vertes, et à se chaufïer au soleil.

Nous avons fait mention qu'il eut Cratès pour maître ; on veut qu'ensuite il prit les leçons de Stilpon , et que pendant dix ans il fut auditeur de Xénocrate , au rapport de Timocrate, dans Dion. Polémon est encore un philo- sophe dont il fréquenta l'école. Hécaton, et Apollonius Tyrien, dans le premier livre sur Zenon, rapportent que ce philosophe ayant consulté l'oracle pour savoir quel était le meilleur genre de vie qu'il pût embrasser, il lui fut répondu que c'était celui qui le ferait converser avec les morts. Il comprit le sens de l'oracle , et s'appliqua à la lecture des anciens. Yoici comment il entra en con- naissance avec Cratès. Il avait négocié de la pourpre en Phénicie , qu'il perdit dans un naufrage près du Pirée. Pour lors , déjà âgé de trente ans, il vint à Athènes, il s'assit auprès de la boutique d'un libraire, qui lisait le second livre des Commentaires de Xénophon. Touché de

ZE^o^^ -im

ce sujet , il deniaiula se tenaient ces hommes-là. Le hasard vouhit que Cratès \int à passer dans ce moment. he hbraire le montra à Zenon , et lui dit : Vous n'avez qu'à suivre celui-là. Depuis lors il devint disciple de Cra- tès; mais quoiqu'il fût d'ailleurs propre à la philosophie, il avait trop de modestie pour s'accoutumer au mépris que les philosophes cyniques faisaient de la honte. Cratès, voulant l'en guérir , lui donna à porter un pot de lentilles à la place Céramique. Il remarqua qu'il se couvrait le vi- sage de honte : il cassa d'un coup de son bâton le pot «lu'il portait, de sorte que les lentilles se répandirent sur lui. Aussitôt Zenon prit la fuite , et Cratès lui cria : Pour- quoi t'enfuis-tu, petit Phénicien? tu n'as reçu aucun mal. Néanmoins cela fut cause qu'il quitta Cratès quelque temps après.

Ce fut alors qu'il écrivit son Traité de la République, dont quelques uns dirent, en badinant , qu'il l'avait com- posé sous la queue du chien \ Il fit aussi d'autres ouvrages : sur la Vie conforme à la nature ; sur les Inclinations, ou sur la Nature de l'homme ; sur les Passions; sur le De- voir ; sur la Loi ; sur l'Érudition grecque ; sur la Vue ; sur l'Cnivers; sur les Signes ; sur les Sentiments de Pytha- gore; sur les Préceptes généraux; sur la Diction; cinq Questions sur Homère; de la Lecture des Poètes, outre un Art de Solutions , et des Arguments , au nombre de deux Traités ; des Commentaires, et la Morale de Cratès. C'est à quoi se réduisent ses œuvres.

Enfin il quitta Cratès, et fut ensuite, pendant vingt ans, disciple des philosophes dont nous avons parlé ; à propos de quoi on rapporte qu'il dit : « J'arrivai à bon « port lorsque je fis naufrage. » D'autres veulent qu'il se soit énoncé en ces termes en l'honneur de Cratès; d'au- tres encore, qu'ayant appris le naufrage de ses marchan- dises pendant qu'il demeurait à Athènes , il dit : « La for-

' Selon M: r. Casauhon, ce.st tiic aUii^'iMii a la cunstellatiuii du Cliiin.

•270 ZÉiSON.

M tune fait fort bien , puisqu'elle me conduit par à « l'étude de la philosophie. » Enfin on prétend aussi qu'il vendit ses marchandises à Athènes , et qu'il s'occupa en- suite de la philosophie.

Il choisit donc le portique appelé Pœcile ', qu'on nommait aussi Pisianactée. Le premier de ces noms fut donné au portique , à cause des diverses peintures dont Polygnote l'avait enrichi ; mais , sous les trente tyrans , mille quatre cents citoyens y avaient été mis à mort. Zenon, voulant effacer l'odieux de cet endroit, le choisit pour y tenir ses discours. Ses disciples y vinrent l'écou- ter, et furent pour cette raison appelés stoïciens , aussi bien que ceux qui suivirent leurs opinions. Auparavant, dit Épicure dans ses Lettres, on les distinguait sous le nom de zénoniens. On comprenait même antérieurement sous la dénomination de stoïciens les poètes qui fré- quentaient cet endroit, comme le rapporte Ératosthène, dans le huitième livre de son Traite de Vanciemie comé- die ; mais les disciples de Zenon rendirent ce nom encore plus illustre. Au reste, les Athéniens eurent tant d'estime pour ce philosophe, qu'ils déposèrent chez lui les clefs de leur ville, l'honorèrent d'une couronne d'or, et lui dressèrent une statue d'airain. Ses compatriotes en firent autant, persuadés qu'un pareil monument, érigé à un si grand homme, leur serait honorable. Les Cittiens imi- tèrent leur exemple, et Antigone lui-même lui accorda sa bienveillance. Il alla l'écouter lorsqu'il vint à Athènes, et le pria avec instance de venir le voir; ce qu'il refusa. Zenon lui envoya Persée, l'un de ses amis, fils de Démé- trius et Cittien de naissance, qui llorissait vers la cent trentième olympiade, temps auquel le philosophe était déjà sur l'âge. Apollonius de Tyr, dans ses Êcrils sur Zenon, nous a conservé la lettre qu'Antigone lui écrivit.

' Le mot /)œc<7e sigiiitie varie. Cet endroit élait siluc sur le marché. Mvnntjc. Le mol stoïcien vieut (run terme i|iii s-ignilie portique.

ZENON -271

LE ROI ANTIGONE AU PHILOSOPHE ZENON, SALUT.

Du côté de la fortune et de la gloire, je crois que la vie que je mène vaut mieux que la vôtre ; mais je ne doute pas que je ne vous sois inférieur, si je considère l'usage que vous faites de la raison, les lumières qui vous sont acquises, et le vrai bonheur dont vous joui-sez. Ces raisons m'engagent à vous prier de vous rendre au- près de moi, et je me flatte que vous ne ferez point de difliculté de consentir à ma demande. Levez donc tous les obstacles qui pour- raient vous empêcher de lier commerce avec moi. Considérez sur- tout que non seulement vous deviendrez mou maître, mais que ^ous serez en même temps celui de tous les Macédoniens mes sujets. En instruisant leur roi, en le portant à la vertu, vous leur donnerez en ma personne un modèle à suivre pour se conduire selon l'équité et la raison, puisque tel est celui qui commande, tels sont ordinairemeut ceux qui obéissent.

Zenon lui répondit en ces termes :

ZENON AU ROI ANTIGONE, SALUT.

Je reconnais avec plaisir l'empressement que vous avez de vous instruire et d'acquérir de solides connaissances qui vous soient utiles, sans vous borner à une science vulgaire dont l'étude n'est propre qu'à dérégler les mœurs. Celui qui se donne à la philoso- phie, qui a soin d'éviter cette volupté si commune, si capable d'é- inousser l'esprit de la jeunesse, ennoblit ses sentiments, je ne dis pas par inclination naturelle, mais aussi par principe. Au reste, quand un heureux naturel est soutenu par l'exercic* et fortifié par une bonne instruction, il ne tarde pas à se faire une parfaite notion de la vertu. Pour moi, qui succombe à la faiblesse du corps, fruit d une vieillesse de quatre-vingts ans, je crois pouvoir me dispen- ser de me rendre auprès de votre personne. Souffrez donc que je substitue à ma place quelques uns de mes compagnons délude, qui ne me sont point inférieurs en dons de l'esprit, et qui me sur- passent pour la \igueur du corps. Si vous les fréquentez, j'ose me promettre que vous ne manquerez d'aucun des secours qui peuvent vous rendre parfaitement heureux.

("-eux que Zenon envoya à Antigone furent Persée, et

Tr2 ZENON.

Philonide, Thébaiii. Épicurc a parlé d'eux, comme d'amis de ce roi, dans sa lettre à son frère Aristobule '.

11 me paraît à propos d'ajouter ici le décret que ren- dirent les Athéniens en l'honneur de Zenon ; le voici :

DÉCRET.

Sous l'archontat d'Arrenidas,la tribu d'Acamantide, la cinquième eu tour, exerçant le pritanéat, la troisième dizaine de jours du mois de septembre, le vingt-troisième du pritanéat courant, l'as- semblée principale des présidents a pris ses conclusions sous la pré- sidence d'Hippo, fils de Cratistotèle, de Xympetéon et de leurs collègues ; Thrason 111s de Thrason, du bourg d'Anacaïe, disant ce qui suit :

« Comme Zenon, fils de Mnasée, Cittien de naissance, a em- plo\é plusieurs années dans cette ville à cultiver la philosophie: qu'il sest montré homme de bien dans toutes les autres choses aux- quelles il s'est adonné: qu'il a exhorté à la vertu et à la sagesse les jeunes gens qui venaient prendre ses instructions , et qu'il a excité tout le monde à bien faire par l'exemple de sa propre vie, toujours conlorme à sa doctrine, le peuple a jugé, sous de favorables aus- pices, devoir récompenser Zenon, Cittien, fils de Mnasée, et le cou- ronner avec justice d'une couronne d'or pour sa vertu et sa sagesse. De plus, il a été résolu de lui élever une tombe publique dans la place Céramique, cinq hommes d'Athènes étant désignes, avec ordre de fabriquer la couronne et de construire la tombe. Le pré- sent décret sera couché par l'écrivain sur deux colonnes, dont il pourra en dresser une dans l'académie et l'autre dans le lycée. Les dépenses de ces colonnes se feront par l'administrateur des deniers publics, afin que tout le monde sache que les Athéniens honorent les gens de bien autant pendant leur vie qu'après leur mort. »

Les personnes choisies pour la construction de ces monuments furent Thrason du bourg d'Anacaïe, Philo- clés du Pirée, Phèdre du bourg d'Anaplyste, Melon du bourg d'Acharné, Mycythus du bourg de Sypallete, et Dion du bourg de Paianie.

Antigone de Caryste dit (ju'il ne cela point sa patrie

' Uaiilres cuiri:;ciil. Aiisloiléiiio.

I

ZENON. â7:î

qu'au contraire, comme il fut un de ceux qui contribuè- rent à la réparation du bain, son nom ayant été écrit sur une colonne de cette manière, Zenon le philosophe, il voulut qu'on y ajoutât le mot de Citlicn. Un jour il prit le couvercle d'un vaisseau l'on mettait l'huile pour les athlètes, et après l'avoir creusé il le porta partout pour y recueillir l'argent qu'il collectait en faveur de son maître Cratès. On assure que lorsqu'il vint en Grèce il était riche de plus de mille talents, qu'il prêtait à inté- rêt aux gens qui allaient sur mer.

Il se nourrissait de petits pains, de miel , et d'un peu de vin aromatique. Il ne faisait guère d'attention aux lilles, et ne se servit qu'une ou deux fois d'une servante, afin de n'être pas soupçonné de haïr les femmes. Lui et Persée habitaient une même maison, celui-ci ayant quelque jour introduit auprès de lui une joueuse de flûte, il la tira de là, et la reconduisit à celui qui la lui avait envoyée. Il était fort accommodant; aussi le roi Antigone venait souvent souper chez lui, ou le menait souper chez Aristoclée le musicien; liaison à laquelle il renonça dans la suite.

On dit qu'il évitait d'assembler beaucoup de monde autour de lui, et que pour se débarrasser de la foule, il s'asseyait au haut de l'escalier'. Il ne se promenait guère qu'avec deux ou trois personnes , et exigeait quelque- fois un denier de ceux qui l'entouraient, afin d'écarter la multitude, comme le rapporte Cléanthe dans son traité de l'Airain. Un jour que la presse était fort grande, il montra aux assistants la balustrade de bois d'un autel au haut du portique, et leur dit : « Autrefois ceci en fai- « sait le milieu ; mais comme on en recevait de l'embar-

* Ménage et autres interprètes latius ne disent rien sur ce passage ; Boileau et Fougerolles le défigurent. Je crois qu'il s'agit du monde qui s'assemblait autour de Zéuon lorsqu'il donnait ses leçons, et je suppose qu'il y avait des degrés au portique du Pœcile, il se tenait, et que c'est de ce portique que parle Diogène Laërce.

274 ZENON.

« ras, on le transposa dans un endroit séparé : de même « si vous vous ôtiez du milieu d'ici, vous nous embar- « rasseriez moins. »

Démochare, fils de Lâchés, vint le saluer, et lui de- manda s'il avait quelque commission à lui donner pour Antigone, qui se ferait un plaisir de l'obliger. Ce compli- ment lui déplut si fort, que depuis ce moment il rompit tout commerce avec lui. On rapporte aussi qu'après la mort de Zenon, Antigone dit qu'il avait perdu en lui un homme qu'il ne pouvait assez admirer, et qu'il envoya Thrason aux Athéniens, pour les prier d'enterrer le corps du philosophe dans la place Céramique. On demandait à ce prince pourquoi il admirait tant Zenon ; il répondit que c'était « parceque ce philosophe, malgré les grands (( présents qu'il avait reçus de lui, n'en était devenu ni « plus orgueilleux, ni plus humilié. »

Zenon était fort curieux, et apportait beaucoup de soin à ses recherches. De vient que Timon , dans ses vers satiriques, l'apostrophe en ces termes :

J'ai vu une yieille goulue de Phénicienne à l'orabre de son or- gueil, avide de tout, mais ne retenant rien, non plus qu'un petit panier percé, et ayant moins d'esprit qu'un violon *.

Il étudiait avec Philon le dialecticien. Comme , étant jeune, il disputait assidûment avec lui, cette fréquenta- tion l'accoutuma à n'avoir pas moins d'admiration pour ce compagnon d'étude que pour Diodore son maître.

Zenon avait souvent autour de lui des gens malpro- pres et mal vêtus ; ce qui donna occasion à Timon de l'accuser qu'il aimait à attrouper tout ce qui se trouvait de gens pauvres et inutiles dans la ville. Il avait l'air triste et chagrin, ridait le front, tirait la bouche, et pa- raissait fort grossier. Il était d'une étrange lésine, mais qu'il traitait de bonne économie. Il reprenait les gens

* Eslienne traduit le mot de l'original un instrvmeut à quatre cordes. C'était aitpareintiH'nt une espèce de violon.

ZEiNON. 275

d'une manière concise et modérée, en amenant la chose de loin. Par exemple, il dit à un homme fort affecté, qui passait lentement par-dessus un égout : Il a raison de craindre la boue , car il n'y a pas moyen de s'y mirer. In philosophe cynique , n'ayant plus d'huile dans sa fiole, vint le prier de lui en donner. Il lui en refusa ; et comme il s'en allait, il lui dit de considérer qui des deux était le plus effronté. Un jour qu'il se sentait de la disposition à la volupté, et qu'il était assis avec Cléanthe auprès de Chrémonide, il se leva tout-à-coup. Cléanthe en ayant marqué de la surprise : J'ai appris, dit-il, que les bons médecins ne trouvent point de meilleur remède que le repos contre les inflammations. Il était couché, à un re- pas , au-dessus de deux personnes dont l'une poussait l'autre du pied. S'en étant aperçu, il se mit aussi à pous- ser du genou, et dit à celui qui se retourna sur lui : Si cela vous incommode, combien n'incommodez-vous pas votre voisin? Un homme aimait beaucoup les enfants. Sachez, lui dit Zenon, que les maîtres qui sont toujours avec les enfants n'ont pas plus d'esprit qu'eux. Il disait que ceux dont les discours étaient bien rangés, coulants et sans défaut, ressemblaient à la monnaie d'Alexandrie, qui, quoique belle et bien marquée, n'en était pas moins de mauvais aloi : au lieu que les propos d'autres, il n'y avait ni suite ni exactitude, étaient comparables aux pièces attiques de quatre drachmes II ajoutait que la né- gligence surpassait quelquefois l'ornement dans les ex- pressions, et que souvent la simplicité de l'élocution de l'un entraînait celui qui faisait choix de termes plus éle- vés. Un jour qu'Ariston, son disciple, énonçait mal cer- taines choses, quelques unes hardiment, et d'autres avec précipitation : Il faut croire, lui dit-il, que votre père vous a engendré dans un moment d'ivresse. Il l'appe- lait babillard, avec d'autant plus de raison qu'il était lui- même fort laconique. Il se trouva à dîner avec un grand gourmand qui avalait tout, sans rien laisser aux autres.

276 ZÉiNON.

On servit un gros poisson ; il le tira vers lui comme s'il avait voulu le manger seul; et l'autre l'ayant regardé, il lui dit : « Si vous ne pouvez un seul jour souflfrir ma « gourmandise, combien pensez-vous que la vôtre doive « journellement déplaire à vos camarades? » Un jeune garçon faisait des questions plus curieuses que ne com- portait son âge. Il le mena vis-à-vis d'un miroir : «Voyez, « lui dit-il, regardez-vous, et jugez si vos questions sont « assorties à votre jeunesse. » Quelqu'un trouvait à re- dire à plusieurs pensées d'Antisthène. Zenon lui pré- senta un discours de Sophocle, et lui demanda s'il ne croyait pas qu'il contînt de belles et bonnes choses. L'au- tre répondit qu'il n'en savait rien. « N'avez-vous donc « pas honte, reprit Zenon, de vous souvenir de ce qu'An- « tisthène peut avoir mal dit, et de négliger d'apprendre « ce qu'on a dit de bon? » Un autre se plaignait de la brièveté des discours des philosophes. « Vous avez rai- « son, luiditZénon ; il faudrait même, s'il était possible, « qu'ils abrégeassent jusqu'à leurs syllabes. » Un troi- sième blâmait Polémon de ce qu'il avait coutume de prendre une matière et d'en traiter une autre. A ce re- proche il fronça le sourcil, et lui fit cette réponse : Il pa- raît que vous faisiez grand cas de ce qu'on vous donnait ^ H disait que celui qui dispute de quelque chose doit res- sembler aux comédiens, avoir la voix bonne et la poitrine forte , mais ne pas trop ouvrir la bouche ; coutume ordi- naire des grands parleurs, qui ne débitent que des fa- daises. Il ajoutait que ceux qui parlent bien avaient à imiter les bons artisans, qui ne changent point de lieu pour se donner en spectacle, et que ceux qui les écou- tent doivent être si attentifs, qu'ils n'aient pas le temps de faire des remarques. Un jeune homme parlant beau- coup en sa présence, il l'interrompit par ces paroles : Mes oreilles se sont fondues dans ta langue '*. Il répondit

* Allusion à ce que Polémon enseignait pour rien. FovgeroHes. - Ctsi-à-iiiie i|u il devrait éconter autant qu'il pariait.

ZÉXON. 277

à un bel homme, qui ne pouvait se llgurer que le sage dût avoir de l'amour : Il n'y a rien de plus misérable que l'homme qui brille par la beauté du corps. Il accusait la plupart des philosophes de manquer de sagesse dans les grandes choses, et d'expérience dans les petites, et qui sont sujettes au hasard. 11 citait Caphésius sur ce qu'en- tendant un de ses disciples entonner un grand air de mu- sique, il lui donna un coup pour lui apprendre que ce n'est pas dans la grandeur d'une chose que consiste sa bonté ; mais que sa bonté est renfermée dans sa gran- deur. Un jeune drôle disputait plus hardiment qu'il ne lui convenait: Jeune homme, lui dit Zenon, je ne te di- rai pas ce que j'ai rencontré aujourd'hui. On raconte qu'un autre jeune homme rhodien, beau, riche, mais qui n'avait point d'autre mérite, vint se fourrer parmi ses disciples. Zenon, qui ne se souciait pas de le recevoir, le fit d'abord asseoir sur les degrés, qui étaient pleins de poussière, afin qu'il y salît ses habits. Ensuite il le mit dans la place des pauvres, à dessein d'achever de gâter ses ajustements, jusqu'à ce qu'enfin le jeune homme, rebuté de ces façons, prit le parti de se retirer.

Il disait que rien ne sied plus mal que l'orgueil, sur- tout aux jeunes gens; et qu'il ne suffit pas de retenir les phrases et les termes d'un bon discours , mais qu'il faut s'appliquer à en saisir l'esprit , afin de ne pas le recevoir comme on avale un bouillon , ou quelque autre aliment. Il recommandait la bienséance aux jeunes gens dans leur démarche , leur air et leur habillement , et leur citait fré- quemment ces vers d'Euripide sur Capanée :

Quoiqu'il eût de quoi vivre, il ne s'enorgueillissait pas de sa fortune ; il n'avait pas plus de vanité que n'en a un nécessiteux.

Zenon soutenait que rien ne rend moins propre aux sciences que la poésie , et que le temps était de toutes les choses celle dont nous avons le plus besoin. Interrogé sur ce qu'est un ami, il dit que c'était un antre soi-même.

278 ZENON.

On raconte qu'un esclave qu'il punissait pour cause de vol , imputant cette mauvaise habitude à sa destinée , il répondit: Elle a aussi réglé que tu en serais puni. Il disait que la beauté est l'agrément de la voix ; d'autres veulent qu'il ait dit que la voix est l agrément de la beauté. Le do- mestique d'un de ses amis parut devant lui , tout meur- tri de coups : Je vois , dit-il au maître , les marques de votre passion. Examinant quelqu'un qui était parfumé , il s'informa qui était cet homme qui sentait la femme. Denys le Transfuge demandait à Zenon pourquoi il était le seul à qui il n'adressât point de corrections ; il répondit que « c'était parcequ'il n'avait point de con- « fiance en lui. » Un jeune garçon parlait inconsidéré- ment : « Nous avons, lui dit-il, deux oreilles et une seule « bouche , pour nous apprendre que nous devons beau- « coup plus écouter que parler. » Il assistait à un repas, il ne disait pas un mot ; on voulut en savoir la raison : « Afin, répondit-il , que vous rapportiez au roi qu'il y a « ici quelqu'un qui sait se taire. » Il faut remarquer que ceux à qui il faisait cette réponse étaient venus exprès de la part de Ptolomée pour épier la conduite du philo- sophe, et en faire rapport à leur prince. On demandait à Zenon comment il en agirait avec un homme qui l'acca- blerait d'injures : Comme avec un envoyé que l'on con- gédie sans réponse, répliqua-t-il. Apollonius Tyrien rap- porte que Cratès le tira par son habit pour l'empêcher de suivre Stilpon, et que Zenon lui dit : « Cratès, on ne « peut bien prendre les philosophes que par l'oreille. « Quand vous m'aurez persuadé , tirez-moi par ; au- « trement, si vous me faites violence, je serai bien pré- ce sent de corps auprès de vous , mais j'aurai l'esprit au- « près de Stilpon. »

Hippobote dit qu'il conversa avec Diodore , sous lequel il s'appliqua à la dialectique. Quoiqu'il y eût déjà fait de grands progrès, il ne laissait pas, pour dompter son amour-propre, de courir aux instructions de Polémon.

ZENON 279

On raconte qu'à cette occasion celui-ci lui dit : « En « vain , Zenon , vous vous cachez; nous savons que vous a vous glissez ici par les portes de notre jardin pour dé- « rober nos dogmes , que vous habillez ensuite à la pbé- « nicienne ^ » Un dialecticien lui montra sept idées de dialectique dans un syllogisme, appelé mesurant '^. Il lui demanda ce qu'il en voulait; et l'autre en ayant exigé cent drachmes , il en paya cent de plus , tant il était cu- rieux de s'instruire.

On prétend qu'il est le premier qui employa le mot devoir, et qu'il en fit un traité. Il changea aussi deux vers d'Hésiode de cette manière : Il faut approuver celui qui s'instruit , de ce qu'il entend dire de bon , et plain- dre celui qui veut tout apprendre par lui-même ". H croyait en effet que tel qui prêtait attention à ce que l'on disait, et savait en profiter, était plus louable que tel autre qui devait toutes ses idées à ses propres médita- tions , parceque celui-ci ne faisait paraître que de l'in- telligence , au lieu que celui-là , en se laissant persuader, joignait la pratique à l'intelligence. On lui demandait pourquoi lui , qui était si sérieux , s'égayait dans un re- pas : (( Les lupins , dit-il , quoique amers , perdent leur « amertune dans l'eau. » Hécaton , dans le deuxième li- vre de ses Chries, confirme qu'il se relâchait de son hu- meur dans ses sortes d'occasions , qu'il disait qu'il valait mieux choir par les pieds que par la langue, et que quoiqu'une chose ne fût qu'à peu près bien faite , elle n'en était pas pour cela une de peu d'importance. D'au- tres donnent cette pensée à Socrate.

Zenon , dans sa manière de vivre , pratiquait la pa- tience et la simplicité. Il se nourrissait de choses qui n'a-

* Diodore était de la secte mégarique. Ces philosophes enseignaient dans un jardin. Ménarje.

2 C"est le nom d'une espèce de syllogi^me. Les anciens appelaient leurs syllogismes de divers noms.

' Hésiode avait dit tout le contraire.

•280 ZENON.

valent pas besoin d'être cuites, et s'habillait légèrement. De vient ce qu'on disait de lui , que « ni les rigueurs de « l'hiver, ni les pluies , ni l'ardeur du soleil , ni les ma- « Jadies accablantes, ni tout ce qu'on estime communé- c( ment , ne purent jamais vaincre sa constance , qui « égala toujours l'assiduité avec laquelle il s'attacha jour « et nuit à l'étude. »

Les poètes comiques même n'ont pas pris garde que leurs traits envenimés tournaient à sa louange, comme quand Philémon lui reproche, dans une comédie aux phi- losophes:

Ses mets sont des figues qu'il maugc avec du pain ; sa boisson est l'eau claire. Ce geure de vie s'accorde avec une nouvelle philo- sophie qu'il enseigne, et qui consiste a endurer la faim; encore ne laisse-t-il pas de s'attirer des disciples.

D'autres attribuent ces vers à Posidippe. Au reste, il est même presque passé en proverbe de dire : Plus tempé- rant que le philosophe Zenon. Posidippe, dans sa pièce intitulée Ceux qui ont changé de lieu , dit : « Dix lois « plus sobre que Zenon. »

En effet, il surpassait tout le monde, tant du côté de la tempérance et de la gravité, qu'à l'égard de son grand âge, puisqu'il mourut âgé de quatre-vingt-dix-huit ans, qu'il passa heureusement sans maladie, quoique Persée, dans ses Récréations morales, ne lui donne que soixante- douze ans au temps de son décès. Il en avait vingt-deux lorsqu'il vint à Athènes , et présida à son école cinquante- huit ans, à ce que dit Apollonius. Voici quelle fut sa fin. En sortant de son école, il tomba et se cassa un doigt, il se mit alors à frapper la terre de sa main ; et après avoir proféré ce vers de la tragédie de Niobé : a Je viens, pour- (luoi m'appelles-lu? » il s'étrangla lui-même. Les Ath - nions l'enterrèrent dans la place Céramique, et rendirent un témoignage honorable à sa vertu, en publiant le (L -

ZE.NON. ->8I

crut dont iioii!» avons parlé. L'épigramnic suivante est celle qu'Antipater de Sidon composa à sa louange :

Ci-git Zéaon, qui fit les délices de Citlie sa patrie. 11 est monté daus rOlwDpe, non en mettant le mont Ossa sur le mont Pélion, car ces travaux ne sont pas des effets de la vertu d'Hercule : la sa- gesse seule lui a servi de guide dans la route qui mène sans détour au ciel.

Celle-ci est de Zénodote le stoïcien , disciple de Dio- gène :

Zenon, toi dont le front chauve fait le plus bel ornement, tu as trouvé l'art de se suffire à soi-même dans le mépris d'une value richesse. Auteur d'une science mâle, ton génie a donné naissance à une secte qui est la mère d'une courageuse indépendance. L'envie ne peut même te reprocher d'avoir eu la Phénicie pour patrie. Mais ne fut-elle pas celle de Cadmus, à qui la Grèce est redevable delà source elle a puisé son érudition?

Athénée , poëte épigrammatiste , en a fait une sur tous les stoïciens en général ; la voici :

O vous, auteurs des maximes stoïciennes, vous dont les saints ouvrages contiennent les plus excellentes vérités, que vous ave/ raison de dire que la vertu est le seul bien de l'ame ! Elle senle pro- tège la vie des hommes, et garde les cites. Si d'autres regardent la volupté corporelle comme leur dernière fin, ce n'est qu'une des Muses qui le leur a persuadé \

Aux particularités de la mort du philosophe j'ajouterai des vers de ma façon , insérés dans mon recueil de vers de toutes sortes de mesures :

On varie sur le genre de mort de Zenon de Cittie. Les uns veu- lent qu'il finit sa vie épuisé d'années; les autres soutiennent qu'il la perdit pour s'être privé de nourriture ; quelques autres encore prétendent que , s'étant blessé par une chute, il frappa la terre de

■• C'est-à-dire Thalie, nom d'une des Grâces de la Fdble, et aussi d'une des Muses qui présidait aux fruits de la terre. Ue sient que Thalie si- gnifie quelquefois la volupté. Voyez le Tkvësor d'Estienne. La (in de c<'s vers paraît désiii;ner les épicuriens. Meiboom. Au reste, Diogène Laërce les a déjà rapporîé» dans la Vie d'Antislbène,

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282 ZÉNOiN.

sa main, et dit : Je viens de nioi-niènie, ù mort ! pourquoi lu'ap- pelics-tu?

En effet, il y a des auteurs qui assurent qu'il mourut de cette dernière manière, et voilà ce qu'on a à dire sur la mort de ce philosophe. Démétrius de Magnésie, dans son livre des Poètes de même nom , rapporte que Mnasée, père de Zenon, allait souvent à Athènes pour son négoce ; qu'il en rapportait des ouvrages philosophiques des disciples de Socrate ; qu'il les donnait à son fils ; que celui-ci, qui n'était encore qu'un enfant , prenait déjà dès lors du goût pour la philosophie ; que cela fut cause qu'il quitta sa pa- trie et vint à Athènes , il s'attacha à Cratès. Le même auteur ajoute qu'il est vraisemblable qu'il mit fin aux er- reurs où l'on était tombé au sujet des énonciations '. On dit aussi qu'il jurait par le câprier, comme Socrate par le chien. Il y a cependant des auteurs , du nombre desquels est Cassius le Pyrrhonien , qui accusent Zenon , premiè- rement de ce qu'au commencement de sa République il avance que l'étude des humanités est inutile ; en second lieu, de ce qu'il déclare esclaves et étrangers, ennemis les uns des autres , tous ceux qui ne s'appliquent pas à la vertu , sans même exclure les parents à l'égard de leurs enfants , les frères à l'égard de leurs frères , et les pro- ches les uns à l'égard des autres. Ils l'accusent de plus d'assurer dans sa République qu'il n'y a que ceux qui s'a- donnent à la vertu à qui appartienne réellement la qua- lité de parents , d'amis, de citoyens et de personnes li- bres; de sorte que les stoïciens haïssent leurs parents et leurs enfants qui ne font pas profession d'être sages. Un autre grief est d'avoir enseigné , comme Platon dans sa République, que les femmes doivent être communes , et d'avoir insinué, dans un ouvrage qui contient deux cents versets, qu'il ne faut avoir dans les villes ni temples , ni tribunaux de justice , ni lieux d'exercice; qu'il est à pro-

' Terme de loi;ii|iic "|ui revient à celui d'^ propoitian

ZENON. -283

pos de ne pas se pourvoir d'argent , soit pour voyager , ou pour faire des échanges ; que les hommes et les fem- mes doivent s'habiller uniformément , sans laisser au- cune partie du corps à découvert.

Chrysippe, dans son livre sur la République, atteste que celui de Zenon sous le même titre est de la composi- tion de ce philosophe. Il a aussi écrit sur l'amour dans le commencement d'un ouvrage intitulé de rArt d'aimer. Il traite encore de pareils sujets dans ses Conversations. Quelques uns de ces reproches qu'on fait aux stoïciens se trouvent dans Cassius et dans le rhéteur Isidore , qui dit que le stoïcien Athénodore , à qui on avait confié la garde de la bibliothèque de Pergame, biffa des livres des philosophes de sa secte tous les passages dignes de censure ; mais qu'ensuite ils furent restitués lorsque Athénodore, ayant été découvert, courut risque d'en être puni. Voilà pour ce qui regarde les dogmes qu'on con- damne dans les stoïciens.

Il y a eu huit Zénons. Le premier est celui d'Élée, du- quel nous parlerons ci-après ; le second est le philosophe dont nous avons décrit la vie ; le troisième, natif de Rho- des, a donné en un volume l'histoire de son pays; le quatrième, historien, a traité de l'expédition de Pyrrhus en Italie et en Sicile, outre un abrégé, qu'on a de lui, des faits des Romains et des Carthaginois ; le cinquième, dis- ciple de Chrysippe, a peu écrit, mais a laissé beaucoup de disciples; le sixième, qui fut médecin de la secte d'Héro- phile, avait du génie, mais peu de capacité pour écrire ; le septième, grammairien, a composé des épigrammes et d'autres choses ; le huitième , natif de Sidon , et philoso- phe épicurien, avait tout à la fois de l'esprit et du talent pour l'élocution.

Zenon eut beaucoup de disciples, dont les plus célèbres furent Persée Cittien , et fils de Démétrius. Quelques uns le font ami, d'autres domesticpae de Zenon, et l'un de '"oux qu'Antigone lui avait envoyés pour l'aider à écrire.

28'f ZENON.

On dit aussi que ce prince lui conlia I éducation de son fils Alcyonée, et que, voulant sonder ses sentiments, il lui fit porter la fausse nouvelle que les ennemis avaient ra- vagé ses terres. Comme Persée en témoignait du chagrin : tt Vous voyez , lui dit Antigone, que les richesses ne sont pas indifTérentes. » On lui attribue les ouvrages suivants : de la Royauté , de la République de Lacédémone , des Noces , de l'Impiété , Thyeste , de l'Amour, des Discours d'exhortation, des Conversations; quatre discours intitu- lés Chries, des Commentaires, et sept discours sur les Lois de Platon.

Zenon eut encore pour disciples Ariston de Chio, fils de Miltiade, lequel introduisit le dogme de l'indifférence; Hérille de Carthage, qui établissait la science pour fin; Denys d'Héraclée, qui changea de sentiment pour s'aban- donner à la volupté, à cause d'un mal qui lui était sur- venu aux yeux, et dont la violence ne lui permettait plus de soutenir que la douleur est indifférente; Sphérus, na- tif du Bosphore; Cléanthe d'Asse , fils de Phanius, qui succéda à l'école de son maître. Zenon avait coutume de le comparer à ces tablettes enduites de cire forte, sur les- (juelles les caractères se tracent avec peine, mais s'y con- servent plus longtemps. Au reste, après la mort de Zenon, Sphérus devint disciple de Cléanthe, dans la vie duquel nous nous réservons de parler de ce qui le regarde per- sonnellement. Hippobote range, au nombre des disciples de Xénon, Athénodore de Soles, Philonide de Thèbes, Calippe de Corinthe, Posidonius d'Alexandrie, et Zenon de Sidon.

J'ai cru qu'il était à propos d'exposer en général les dogmes des stoïciens dans la vie particulière de Zenon, puisqu'il en a institué la secte. Nous avons une liste de ses ouvrages, qui sont plus savants que ceux de tous ses sectateurs. Voici les sentiments qu'ils tiennent en com- mun ; nous les rapporterons sommairemeni, à notre or- rlinairc.

/ÊNON 2s:)

Les stoïciens (lis iseiit la philusupiiie un trois parties: en physique, morale, et logique. Cette division, faite pre- mièrement par Zenon le Citiien , dans son traité du Dis- cours, a été ensuite adoptée par Cbrysippe , dans la pre- mière partie de sa Z^/rj/s/guc ; par Apollodore Épbillus , dans le premier livre de son Iniroduclion aux Opinions; par Eudromus, dans ses Éléments de morale ; par Diogène de Babylone et par Posidonius. Apollodore donne à ces diverses parties de la philosophie le nom de lieux, Chry- sippe et Eudromus, celui (ïespères; d'autres les appellent genres. Ils comparent la philosophie à un animal, dont ils disent que les os et les nerfs sont la logique ; les chairs, la morale; et l'ame, la physique. Ils la mettent aussi en parallèle avec un œuf, dont ils appliquent Textérieur à la logique, ce qui suit à la morale, et l'intérieur à la physi- que. Ils emploient encore la comparaison d'un champ fertile, dont ils prennent figurément la haie pour la lo- gique, les fruits pour la morale, et la terre ou les arbres pour la physique. D'autres se représentent la philosophie comme une ville bien entourée de murailles et sagement gouvernée, sans donner la préférence à aucune des trois parties ; quelques uns même parmi eux les prennent pour un mélange qui constitue un corps de science, et les enseignent indistinctement, comme mêlées ensemble.

Il y en a qui , ainsi que Zenon dans son livre du Dis- rours, Cbrysippe, Archédème et Eudromus, admettent la logique pour la première, la physique pour la seconde, et la morale pour la troisième. Diogène de Ptolémaïs commence par la morale , et Apollodore la place dans le second rang. Phanias, au premier livre des Amusonenis de Posidonius, dit que ce philosophe, son ami, de même que Panétius, commencent par la physique. Des trois par- ties de la philosophie, Cléantheen fait six : la dialectique, la rhétorique, la morale, la politique, la physique et la théologie. D'autres sont du sentiment de Zenon de Tarse, (jui regarde ces parties, non comme une division de dis-

286 ZENON.

cours , mais comme différentes branches de la philoso- phie elle-même,

La plupart partagent la logique en deux sciences, dont l'une est la rhétorique, et l'autre la dialectique ; à quoi quelques uns ajoutent une espèce de science définie, qui a pour objet les règles et les jugements, mais que quel- ques autres divisent de nouveau, en tant que, concernant les règles et les jugements , elle conduit à découvrir la vérité, à laquelle ils rapportent la diversité des opinions. Ils se servent de cette science définie pour reconnaître la vérité, parceque c'est par les idées qu'on a des choses que se conçoivent les choses mêmes. Les stoïciens ap- pellent la rhétorique Vert de hien dire et de persuader, et nomment la dialectique la méthode de raisonner propre- ment par demandes et réponses; aussi la définissent-ils de cette manière : la science de connaître le vrai et le faux, et ce qui nest ni l'un ni Vautre. Ils assignent à la rhéto- rique trois parties, qui consistent à délibérer, à juger et à démontrer. Ils y distinguent l'invention, l'expression, l'arrangement, l'action, et partagent un discours oratoire en exorde, narration, réfutation et conclusion. Ils établis- sent dans la .dialectique une division en choses dont la figure porte la signification , et en d'autres dont la con- naissance gît dans la voix, celles-ci étant encore divisées en choses déguisées sous la fiction, et dont le sens dépend de termes propres, d'attributs et d'autres choses sembla- bles , de genres et d'espèces directes , de même que du discours, des modes et des syllogismes, tant de ceux de mots que de ceux de choses, tels que les arguments vrais et fauoc , les négatifs et leurs pareils , les défectueux , les ambigus, les concluants, les cachés et les cornus, les im- personnels et les mesurants '. Suivant ce que nous venons

' Ce sont, comme nouslavons dit plus haut, divers noms de syllogismes (|U'on ne pourait rendre autrement que par de longues périphrases. L'ar- giiment nommé iwpet-sonnel est expli(|ué à la fin de ceitedialecti(iue; ce sont ceux qui ne désignent personne.

ZENON. -J»!

de dire de la voix, ils en font un lieu particulier de la dialectique, fondés sur ce que, par l'articulation, on dé- montre certaines parties du raisonnement, les solécismes, les barbarismes, les vers, les équivoques, l'usage de la voix dans le chant, la musique, et, selon quelques uns, les périodes, les divisions et les distinctions.

Ils vantent beaucoup les syllogismes pour leur grande utilité, en ce que, aiguisant l'esprit, ils lui ouvrent le chemin aux démonstrations, qui contribuent beaucoup à rectifier les sentiments. Ils ajoutent que l'arrangement et la mémoire aident à débrouiller de savantes propositions majeures ; que ces sortes de raisonnements sont propres à forcer le consentement et à former des conclusions ; que le syllogisme est un discours raisonné, et fondé sur ces principes ; la démonstration , un discours l'on ras- semble tout ce qui tend à inférer, des choses qui sont plus connues, des conséquences pour les choses qui le sont moins; l'imagination ', une impression dans l'ame, par comparaison de l'empreinte d'un anneau sur la cire. Selon eux, il y a deux sortes d'imaginations : celles que l'on sai- sit, et celles qu'on ne peut saisir. Les imaginations de la première espèce, à laquelle ils rapportent la connaissance des choses, sont produites par un objet existant, dont l'image s'imprime suivant ce qu'il est en effet. Les ima- ginations de l'autre espèce ne naissent point d'un objet qui existe , ou dont , quoique existant , l'esprit ne reçoit pas d'impression conforme à ce qu'il est réellement.

Les stoïciens tiennent la dialectique pour une science absolument nécessaire, laquelle, à leur avis, comprend la vertu en général et tous ses degrés en particulier; la circonspection à éviter les fautes, et à savoir quand on doit acquiescer ou non ; l'attention à suspendre son juge- ment, et à s'empêcher qu'on ne cède à la vraisemblance: la résistance à la conviction, de crainte qu'on ne se laisse

* Ce mot est pris ici au sens de ( hose imaginée, ou de représentation fi'un objet.

288 ZENON.

enlacer par les arguments contraires; leloignement pour la fausseté, et l'assujettissement de l'esprit à la saine rai- son. Ils définissent la science elle-même, ou une compré- hension certaine , ou une disposition à ne point s'écarter de la raison dans l'exercice de l'imagination. Ils soutien- nent que le sage ne saurait faire un bon usage de sa rai- son sans le secours de la dialectique ; que c'est elle qui nous apprend à démêler le vrai et le faux , à discerner le vraisemblable , et à développer ce qui est ambigu ; qu'in- dépendamment d'elle , nous ne saurions ni proposer de solides questions , ni rendre de pertinentes réponses ; que ce dérèglement dans le discours s'étend jusqu'aux effets qu'il produit, de manière que ceux qui n'ont pas soin d'exercer leur imagination n'avancent que des absurdi- tés et des vétilles ; qu'en un mot, ce n'est qu'à l'aide de la dialectique que le sage peut se faire un fonds de sagacité , de finesse d'esprit, et de tout ce qui donne du poids aux discours , puisque le propre du sage est de bien parler, de bien penser , de bien raisonner sur un sujet , et de ré- pondre solidement à une question ; autant de choses qui appartiennent à un homme versé dans la dialectique. Voilà en abrégé ce que pensent ces philosophes sur les parties qui entrent dans la logique.

Mais pour dire encore en détail ce qui touche leur science introductrice , nous rapporterons mot à mot ce qu'en dit Dioclès de Magnésie dans sa Narration sur les philo- sophes.

Les stoïciens traitent premièrement de ce qui regarde l'entendement et les sens, en tant que le moyen par le- quel on parvient à connaître la vérité des choses est origi- nairement l'imagination, et en tant que l'acquiescement, la compréhension et l'intelligence des choses , qui va de- vant tout le reste , ne peuvent se faire sans l'opération de cette faculté. C'est elle qui précède; ensuite vient l'en- tendement, dont la fonction est d'exprimer par le dis- cours les idées qu'il reçoit de l'imagination.

ZÉXON. 280

Au reste elle diffère d'une impression fantastique. Celle- ci n'est qu'une opinion de l'esprit, comme sont les idées qu'on a dans le sommeil ; au lieu qii^ l'autre est une impression dans l'ame, qui emporte un changement, comme l'établit Chrysippe dans son douzième livre de VAme ; car il ne faut point considérer cette impression comme si elle ressemblait à celle que fait un cachet, parce- qu'il est impossible qu'il se fasse plusieurs impressions par une même chose sur le même sujet. On entend par imagi- nation celle produite par un objet existant, imprimée et scellée dans l'ame de la manière dont il existe ; or telle n'est pas l'imagination qui naîtrait d'un objet non existant. Les stoïciens distinguent les impressions de l'imagina- tion en celles qui sont sensibles et celles qui ne le sont point. Les premières nous viennent par le sens commun, ou par les organes particuliers des sens. Les impressions non sensibles de l'imagination sont formées par l'esprit, comme sont les idées des choses incorporelles , et en gé- néral de celles dont la perception est rol)jetde la raison. Ils ajoutent que les impressions sensibles se font par des objets existants, auxquels l'imagination se soumet et se joint, et qu'il y a aussi des impressions apparentes de l'imagination qui se font de la même manière que celles qui naissent d'objets existants. Ils distinguent aussi ces impressions en raisonnables et non raisonnables , dont les premières sont celles des êtres doués de raison ; les secondes, celles des animaux qui n'en ont point. Celles-là, ils les appellent des pensées, et ne donnent point de nom aux secondes. Ils distinguent encore les impressions de l'imagination en celles qui renferment de l'art et celles il ne s'en trouve pas, parcequ'une image fait une autre impression sur un artiste que sur un homme qui ne l'est point. La sensation , suivant les stoïciens , est un principe spirituel , qui , tirant son origine de la partie principale de l'ame, atteint jusqu'aux sens. Ils entendent aussi par les perceptions qui se font par les sens, et la disposi-

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'290 ZENON.

tion des organes des sens, à laquelle ils attribuent la fai- blesse d'esprit qui paraît dans quelques uns. Ils nomment aussi sensation Waciion des sens.

Au sentiment de ces philosophes , il y a des choses que l'on comprend par les sens : c'est ainsi qu'on discerne ce qui est blanc d'avec ce qui est noir, et ce qui est rude d'avec ce qui est mou. 11 y en a aussi d'autres que l'on conçoit par la raison : telles sont les choses qu'on assem- ble par la voie de la démonstration , comme celles qui regardent les dieux et leur providence.

Ils disent que l'entendement connaît de différentes ma- nières les choses qu'il aperçoit ; les unes par incidence , les autres par ressemblance ; d'autres par analogie , d'au- tres encore par transposition ; celles-ci par composition , celles-là par opposition. Par incidence il connaît les choses sensibles ; par ressemblance, les choses dont l'intelligence dépend d'autres qui leur sont adjointes : c'est ainsi qu'on connaît Socrate par son image. L'analogie fait connaître les choses qui emportent augmentation , comme l'idée de Titye et de cyclope , et celles qui emportent diminution, comme l'idée de pygmée : c'est aussi par une analogie tirée des plus petits corps sphériques qu'on juge que la terre a un centre. L'esprit pense par transposition lorsque, par exemple , on suppose des yeux dans la poitrine ; par composition, comme quand on se figure un homme demi- cheval ; par opposition , relativement à la mort. On pense par translation aux choses qu'on a dites , ou au lieu ,• à ce qui est juste et bon , par une action de la nature ; enfin on pense par privation , comme quand on se représente un homme sans mains. Voilà encore quelques unes de leurs opinions surl'imagination, les sens et l'entendement.

Ces philosophes établissent pour source de la vérité , ou pour moyen de la connaître , l'imagination compre- nant ou saisissant son objet ; c'est-à-dire , recevant les impressions d'un objet existant, comme le remarquent Chrysippe , livre douzième de sa Physique, Antipater et

ZENON. 291

ApoUodore. Boëtbus admet de plus, comme sources de la vérité, l'entendement, les sens, les affections et la science ; mais Chrysippe , dans son premier livre du Dis- cours, s'éloigne de son sentiment, et ne reconnaît d'au- tres sources de la vérité que les sens et les notions com- munes. Ces dernières sont une idée naturelle des choses universelles. Quelques autres des plus anciens stoïciens dérivent de la droite raison la source de la vérité , témoin Posidonius dans son traité sur cette matière.

Suivant l'avis unanime du plus grand nombre des stoï- ciens , la première partie de l'étude de la dialectique est l'usage de la voix, qu'ils définissent un air frappé , ou , comme dit Diogène deBabylone dans son Système de l'ouïe, l'objet particulier de ce sens. La voix des animaux n'est qu'un effort qui irappe l'air ; mais celle des hommes est articulée, et tout-à-fait formée à l'âge de quatorze ans ou environ. Diogène la nomme un eJJ'et de la volonté de l'esprit. La voix est aussi quelque chose de corporel, selon les stoïciens , comme dit Archédème dans son Traité de la voix, Diogène, Antipater, et Chrysippe dans la deuxième partie de sa Physique : car tout ce qui produit quelque action est corporel, et la voix en produit une, en se trans- portant de ceux qui parlent à ceux qui écoutent. La pa- role , comme le rapporte Diogène , est , dans l'opinion des stoïciens , la voix articulée , comme serait cette expres- sion , // fait jour. Le discours est la voix poussée par une action de la pensée , et donnant quelque chose à enten- dre. Le dialecte est l'expression de la parole considérée en tant qu'elle porte un certain caractère , soit étranger, soit grec , ou une expression , quelle qu'elle soit , envi- sagée dans la manière dont elle est conçue ; comme , par exemple , le terme de mer en idiome attique , et celui de Jour en dialecte ionique. Les éléments de la parole sont les lettres, au nombre de vingt-quatre. On considère trois choses par rapport à chacune : sa qualité d'élément, sa figure et son nom . comme alpha. Il y a sept voyelles, a.

'2d-2 ZENON.

e, t, 0, u, ..), et six muettes, p, 7, ^, x, 77, t. La voix dif- fère de la parole en ce qu'un son fait aussi une voix , et que la parole est un son articulé. La parole diffère aussi du discours en ce qu'un discours signifie toujours quelque chose; au lieu qu'il y a des paroles qui n'em- portent point de signification , comme serait le motblitri; ce qui n'a jamais lieu par rapport au discours. Il y a aussi de la différence entre les idées de parler et de proférer quelque chose; car on ne profère que les sons, au lieu qu'on parle des actions , de celles du moins qui peuvent être un sujet de discours.

Diogène, dans son Trailé de la Voix , ainsi que Chry- sippe, font cinq parties du discours, le nom, l'appella- tion , le verbe, la conjonction, et l'article ; mais Antipater y en ajoute une moyenne, dans son ouvrage sur les Dic- tions et les choses qui se disent. Selon Diogène, l'appella- tion est une partie du discours qui signifie une qualité commune, comme ceWe d'homme ou de cheval; le nom, une partie du discours donnant à connaître une qualité particulière, comme Diogène, Socrate; le verbe, une par- tie du discours qui désigne vui attribut simple, ou, selon quelques uns, un élément indéclinable du discours, et qui signifie quelque chose de composé par rapport à un ou à plusieurs, comme J'écris ou Je parle; la conjonc- tion , une partie indéclinable qui unit les diverses par- ties du discours; l'article, un élément du discours qui a les cas des déclinaisons, et qui distingue les genres des noms et les nombres , comme il, elle, ils, elles.

Le discours doit avoir cinq ornements : l'hellénisme , l'évidence, la brièveté, la convenance, et la grâce. Par l'hellénisme on entend une diction exempte de fautes , conçue en termes d'art et non vulgaires ; l'évidence, une expression distincte, et qui expose clairement la pensée ; la brièveté renferme une manière de parler qui embrasse tout ce qui est nécessaire à l'intelligence d'une chose. La convenance requiert que l'expression soit appropriée à la

ZENON. 293

chose dont on parle. La grâce du discours consiste à éviter les termes ordinaires '. Le barbarisme est une manière de parler vicieuse, et contraire à l'usage des Grecs bien élevés; le solécism.e , un discours dont les parties sont mal arrangées.

Le vers, dit Posidonius dans son Introdurlion à la dic- tion, est une façon de parler mesurée, une composition nombrée, et au-dessus des règles de la prose. Ils donnent, pour exemple de rhythme, les mots suivants : l'immense terre , le divin cther. La poésie est un ouvrage significa- tif en vers , et qui renferme une imitation des choses di- vines et humaines.

La définition est, comme dit Antipaterdans le premier livre de ses Défimlions, un discours exprimé suivant une exacte analyse, ou même une explication, selon Chrysippe dans son livre sur cette matière. La description est un discours figuré qui conduit aux matières, ou une défi- nition plus simple qui exprime la force de la définition. Le genre est une collection de plusieurs idées de l'esprit, conçues comme inséparables: telle est l'idée d'animal, laquelle comprend celle de toutes les espèces d'animaux particuliers. Une idée de l'esprit est un être imaginaire formé par la pensée , et qui n'a pour objet aucune chose qui est ou qui agit , mais qui la considère comme si elle était ou comme si elle agissait d'une certaine manière : telle est la représentation qu'on se fait d'un cheval , quoiqu'il ne soit pas présent. L'espèce est comprise sous le genre, comme l'idée d'homme est comprise sous l'idée d'o/i/wfl/. Plus général est ce qui , étant genre, n'a point de genre au-dessus de lui , comme l'idée d'eœistant. Plus spécial est ce qui , étant espèce , n'a point d'espèce au-dessous de lui , comme Socrale.

" La manière de parler en termes ordinaires était ce quon appelait idiolisme. Elle consistait à exprimer chaque chose par les termes (|iii Ini étaient propres , et c'était , dit-on , le style des gens sans lettres , lélo- ipionce con^istaTit à employer des termes recherchés. Ménage.

9-

29 V lÉmy.

La division a pour objet le genre distingué dans les es- pèces qui lui appartiennent, comme cette phrase : Varmi les animaux , les uns sont raisonnables, les autres privés de raison. La contre-division se fait du genre dans les es- pèces à rebours , comme par voie de négation ; par exem- ple, dans cette période : Des choses qui existent , les unes sonCbonius, les autres ne le sont point. La sous-division est la division de la division , comme dans cet exemple : Des choses qui existent, les unes sont bonnes, les autres point; et parmi celles qui ne sont pas bonnes, les unes sont mauvaises, les autres indifférentes. Partager , c'est rdinger les genres suivant leurs lieux , comme dit Crinis : tel est ce qui suit : Parmi les biens, 'les uns regardent Vame , les autres le corps.

L'équivoque est une manière de parler conçue en termes qui , pris tels qu'ils sont exprimés et dans leur sens propre, signifient plusieurs choses dans le même pays ; de sorte qu'on peut s'en servir pour dire des choses différentes. C'est ainsi que les mots qui en grec signi- fient la joueuse de flûte est tombée , peuvent signifier aussi, dans la même langue, la maison est tombée trois fois.

La dialectique est, comme dit Posidonius, la science de discerner le vrai , le faux , et ce qui est neutre. Elle a pour objet, selon Chrysippe, les signes et les choses si- gnifiées. Ce que nous venons de dire regarde leurs idées sur la théorie de la voix.

Sous la partie de la dialectique qui comprend les ma- tières et les choses signifiées parla voix, les stoïciens rangent ce qui regarde les expressions , les énonciations parfaites , les propositions , les syllogismes , les discours imparfaits, les attributs, et les choses dites directement, (»u renversées. L'expression qui naît d'une représenta- tion de la raison est de deux espèces, que les stoïciens nomment expressions parfaites et imparfaites. Ces der- nières n'ont point de sens complet , comme , Il écrit; les autres , au contraire , en ont un , comme , Socrate écrit.

ZENON. 295

Ainsi les expressions imparfaites sont celles qui n énon- cent que les attributs, et les parfaites servent à énoncer les propositions , les syllogismes , les interrogations et les questions. L'attribut est ce qu'on déclare de quelqu'un , ou une chose composée qui se dit d'un ou de plusieurs , comme le définit Apollodore ; ou bien c'est une expres- sion imparfaite, construite avec un cas droit, pour former une proposition. Il y a des attributs accompagnés de nom et de verbe, comme, Naviguer parmi des rochers^; d'autres exprimés d'une manière droite, d'une manière renversée et d'une manière neutre. Les premiers sonl construits avec un des ^ cas obliques, pour former un at- tribut, comme, Il entend , il voit , il dispute. Les ren- versés se construisent avec une particule passive , comme, Je suis entendu , je suis vu. Les neutres n'appartiennent ni à l'une ni à l'autre de ces classes, comme. Être sage, se promener. Les attributs réciproques sont ceux qui , quoique exprimés d'une manière renversée 3, ne sont pas renversés, parcequ'ils emportent une action; telle est l'expression de se faire raser, dans laquelle celui qui est rasé, désigne aussi l'action qu'il fait lui-même. Au reste, les cas obliques sont le génitif, le datif, et l'accusatif.

On entend par proposition'* l'expression d'une chose vraie ou fausse , ou d'une chose qui forme un sens com- plet, et qui se peut dire en elle-nième , comme l'enseigne Chrysippe dans ses Définitions de dialectique. « Laproposi- « tion , dit-il , est l'expression de toute chose qui se peut (( affirmer ou nier en elle-même , comme , Il fait jour , « ou Bion se promène. » On l'appelle proposition, relati- vement à l'opinion de celui qui l'énonce ; car celui qui

' On croit qu'il manque ici quelque chos^. Ménage.

Il appelle ici droits les verbes actifs. Aldobrandin.

^ Cette -construction p-iraît donner à connaître que le terme de l'ori- ginal, (jue nous avons traduit renversé, et qui est assez difficile à rendre, est pris par Uiogène pour signifier le passif.

Ul y a en grec axiome j mais le sens fait voir cpie Cicéron a fort bien traduit ce mot par énonrialion , ou ■proposition.

296 ZENON.

dit qu'/7 fait jour paraît croire qu'il fait jour en effet. Si donc // fait effectivement jout% la proposition devient vraie ; au lieu qu'elle est fausse s'il ne fait pas jour. 11 y a de la différence entre proposition , interrogation , question, ordre, adjuration, imprécation, supposition, appellation, et ressemblance de proposition. La propo- sition est toute chose qu'on énonce en parlant, soit vraie ou fausse. L'interrogation est une énonciation com- plète , aussi bien que la proposition , mais qui requiert une réponse, comme cette phrase, Estait jour? Cette demande n'est ni vraie ni fausse : c'est proposition , lors- qu'on dit, // fait jour ; c'est interrogation , quand on de- mande. Fait-il jour? La question est quelque chose à quoi on ne peut répondre oui ou non , comme à l'inter- rogation ; mais à laquelle il faut répondre , comme on dirait, // demeure dans cet endroit. L'ordre est quelque chose que l'on dit en commandant, comme , Va-l'en aux rives d'Inachus. L'appellation est quelque chose qu'on dit en nommant quelqu'un , comme , Âyamemnon , fils d^Atrée , glorieux monarque de plusieurs peuples. La res- semblance d'une proposition est un discours qui, ren- fermant la conclusion d'une proposition, déchoit du genre des propositions par quelque particule abondante ou passive , comme dans ces vers :

N'esl-ce pas ici le beau séjour de ces vierges? Ce bouvier ressemble aux enfauts de Priam.

11 y a encore une chose qui diffère de la proposition . en ce qu'elle s'exprime d'une manière douteuse , comme si on demandait si vivre et ressentir de la douleur ne sont pas des choses jointes ensemble: car les interrogations , les questions, et autres choses semblables, ne sont ni vraies ni fausses; au lieu que les propositions sont ou l'un ou l'autre. Il y a des propositions simples et non simples, comme disent Chrysippe, Archédème, Athénodore, Anti- pater, etCrinis. Les simples consistent dans une ou plus

ZENON. 297

d une proposition il n'y a aucun doute , comme , Il fait jour. Celles qui ne sont pas simples consistent dans une ou plus d'une proposition douteuse ; dans une proposi- tion douteuse, comme, S'il fait jour ; dans plus d'une, comme, S'il fait jour , il fait clair. Dans la classe des propositions simples il faut ranger les énonciations, les négations , les choses qui emportent privation , les attri- buts ( les attributs en tant qu'ils appartiennent à un su- jet particulier), et ce qui est indéfmi. Dans la classe des propositions non simples on doit placer celles qui sont conjointes, adjointes, compliquées, séparées, causales; celles qui expriment la principale partie d'une chose , et celles qui en expriment la moindre. On a un exemple d'une proposition énonciative dans ces paroles : // ne fait point jour. De l'espèce de ces sortes de propositions sont celles qu'on appelle surénonciatives, qui contiennent la néga- tion de la négation ; comme quand on dit. Il ne fait pas non jour , on pose qu'il fait jour. Les propositions né- gatives sont composées d'une particule négative et d'un attribut , comme , Personne ne se promène. Les privatives se forment d'une particule privative et d'une expression ayant force de proposition , comme , Cet homme est inhu- main. Les propositions attributives sont composées d'un cas droit de déclinaison et d'un attribut , comme , Dion se promène. Les propositions attributives particulières se construisent d'un cas droit démonstratif et d'un attribut, comme, Cet homme se promène ; les indéfinies se font par une ou plusieurs particules indéfinies, comme. Quel- qu'un se promène. Il se remue. Quant aux propositions non simples, celles qu'on nomme conjointes sont, se- lon Chrysippe dans sa Dialectique, et Diogène dans son Art dialecticien, formées par la particule conjonctive si, cette particule voulant qu'une première chose posée, il s'ensuive une seconde, comme, S'il fait jour, il fait clair. Les propositions adjointes sont, dit Crinis dans son Art (le la dialectique , des propositions unies par la conjonc-

298 ZENON.

tion puisque , lesquelles commencent et finissent par deux expressions qui forment autant de propositions, comme, Piùsquil fait jour, il fait clair. Cette conjonction sert à signifier que, posée une première chose, il en suit une seconde , et que la première est aussi vraie. Les propo- sitions compliquées sont celles qui se lient ensemble par quelques conjonctions qui les compliquent , comme , Et il fait jour, et il fait clair. Les séparées sont celles que l'on déjoint par la particule disjonctive ou , comme , Ou il fait jour , ou il fait nuit; et cette particule sert à si- gnifier que l'une des deux propositions est fausse. Les propositions causales sont composées du mot de parcc- que , comme, Parcequil fait jour, il fait clair. Ce mot indique que la première chose dont on parle est en quelque sorte la cause de la seconde. Les propositions qui expriment la principale partie d'une chose sont celles entre la particule conjonctive plutôt placée entre des propositions , comme , Il fait plutôt jour que nuit. Les propositions qui expriment une chose par la moindre partie sont le contraire des précédentes, comme. Il fait moins nuit que jour. Il faut encore remarquer que, des propositions opposées l'une à l'autre quant à la vé- rité et à la fausseté , l'une renferme la négation de l'autre, comme , Il fait jour, et il ne fait point jour. x\insi une pro- position conjointe est vraie , lorsque l'opposé du dernier terme est en contradiction avec le premier, comme, S'il fait jour, il fait clair. Celle proposition est vraie, parce- que l'opposé du dernier terme , qui serait , Il ne fait point cl lir, est en contradiction avec le premier, // fait jour. Pareillement une proposition conjointe est fausse, lorsque l'opposé du dernier terme n'est point contraire au pre- mier, comme, S'il fait jour, Dion se promène; car la proposition , Dion ne se pron^ne point , n'est pas con- traire à celle qu'il fait jour. Une proposition adjointe est vraie , lorsque, commençant par l'expression d'une vé- rité, elle finit en exprimant une chose qui en résulte,

ZENON. 299

comme, Puisqu'il fait jour , le soleil esl au-dessus de la /(T/t; au contraire, une proposition adjointe est fausse lors- qu'elle commence par une fausseté, ou qu'elle ne finit pas par une vraie conséquence , comme si l'on disait, pen- dant qu'il ferait jour : PuisquUl fait nuit, Dion se promène.

Une proposition causale est vraie lorsque, commençant par une chose vraie, elle finit par une conséquence, quoique le terme par lequel elle commence ne soit pas ime conséquence de celui par lequel elle finit. Par exem pie, dans cette proposition : Parcequ il fait jour, il fait clair, ce qu'on dit qu'// fait clair est une suite de ce qu'on dit qu il fait jour; mais qu'il fasse jour n'est pas une suite de ce qu'il fait clair.

Une proposition probable tend à emporter un acquies- cement, comme, Si une chose va a mis une autre au monde, elle en est la mère; cela n'est cependant pas vrai, puisqu'une poule n'est pas la mère de l'œuf. Les proposi- tions se distingueiit aussi en possibles et impossibles, aussi bien qu'en nécessaires et non nécessaires. Les pos- sibles sont celles qu'on peut recevoir comme vraies, par- ceqii'il n'y a rien hors d'elles qui empêche qu'elles ne soient vraies, comme, Diodes est vivant. Les impossibles sontcellesqui ne peuvent être reçues pour vraies, comme La terre vole. Les propositions nécessaires sont celles qui sont tellement vraies qu'on ne peut les recevoir pour faus- ses, ou qu'on peut bien en elles-mêmes recevoirpour faus- ses , mais qui, par les chosesqui sont hors d'elles, ne peu- vent être fausses, comme, La verlu est utile. Les non né- cessaires sont celles qui sont vraies, mais peuvent aussi être fausses , les choses qui sont hors d'elles ne s'y op- posant point, comme, Dion se promène. Une proposition vraisemblable est celle que plusieurs apparences peuvent rendre vraie, comme, Sous vivrons demain. 11 y a encore entre les propositions d'autres différences et change- ments qui les rendent fausses ou opposées, et dont nous parlerons plus au long

300 ZENON.

Le raisonnement, comme dit Crinis, est composé d'un ou de plus d'un lemme, de l'assomption et de la conclu- sion. Par exemple, dans cet argument : S'il fait jour, il fait clair: or il fait jour; donc il fait clair; le lemme est cette proposition, S'il fait joiir^ il fait dair ; l'assomp- tion, celle-ci, H fait jour; la conclusion, cette autre. Donc il fait clair. Le mode est comme une figure du raisonne- ment; tel est celui-ci : Si le premier a lieu, le second a lieu aussi : or le premier a lieu ; donc le second a lieu aussi. Le mode raisonné ' est un composé des deux, comme, Si Platon vit, Platon respire: or le premier est vrai; donc le second l'est aussi. Ce dernier genre a été introduit pour servir dans les raisonnements prolixes, afin de n'être point obligé d'exprimer une trop longue assomption, non plus que la conclusion, et de pouvoir les indiquer par cette manière de parler abrégée : Le pre- mier est vrai, donc le second Vcst aussi. Les raisonne- ments sont, ou concluants, ou non concluants. Dans ceux qui ne concluent point , l'opposé de la conclusion est contraire à la liaison des prémisses, comme, S'il [ait jour, il fait clair : or il fait jour ; donc Dion se promène. Les raisonnements concluants sont de deux sortes : les uns sont appelés du même nom que leur genre, c'est-à- dire concluants ; les autres, syllogisliques. Ces derniers sont ceux qui, ou ne démontrent point, ou conduisent à des choses qui ne se prouvent pas au moyen d'une ou de quelques positions, comme seraient celles-ci : Si Dion se promène, Dion se remue donc. Ceux qui portent spéciale- ment le nom de concluants sont ceux qui concluent sans le faire syllogistiquement, comme, // est faux qu'il fasse en même temps jour et nuit : or il fait jour; il ne fait donc pas nuit. Les raisonnements non syllogistiques sont ceux qui, approchant des syllogismes pour la crédibilité, ne

* l.e mot grec, que je traliiis mode, est Irope; et mode signifie logo- tioj)e.

ZENON. 30i

L'oncluent pourtant pas, comme, Si Dion est un cheval, Dion est un animal : or Dion n'est point un cheval, ainsi Dion n'est pas non plus un animal.

Les raisonnements sont aussi vrais ou faux. Les vrais sont ceux dont les conclusions se tirent de choses vraies, comme celui-ci : Si la vertu est utile, le vice est nuisible. Les faux sont ceux qui ont quelque chose de faux dans les prémisses, ou qui ne concluent point, comme. S'il fait jour, il fait clair : or il fait jour; donc Dion est en vie. Il y a encore des raisonnements possibles et impos- sibles, nécessaires et non nécessaires, et d'autres qui ne se démontrent point, parcequ'ils n'ont pas besoin de dé- monstration. On les déduit diversement; mais Chrysippe en compte cinq classes, qui servent à former toutes sortes de raisonnements, et s'emploient dans les raisonnements concluants, dans les syllogistiques et dans ceux qui re- çoivent des modes. Dans la première classe des raisonne- ments qui ne se démontrent point, sont ceux que l'on compose d'une proposition conjointe et d'un antécédent, par lequel la proposition conjointe commence, et dont le dernier terme forme la conclusion ; comme, Si le premier est vrai , le second l'est aussi : or le premier est vrai, donc le second t'est auss/. La seconde classe renferme les raison- nements qui, par le moyen de la proposition conjointe et de l'opposé du dernier terme, ont l'opposé de l'antécé- dent pour conclusion ; comme , S'il fiit jour, il fait clair : or il fait nuit ; il ne fait donc pas jour. Car dans ce rai- sonnement l'assomption est prise de l'opposé du dernier terme ; et la conclusion , de l'opposé de l'antécédent. La troisième classe de ces raisonnements contient ceux dans lesquels, par le moyen d'une énonciation compliquée, on infère d'une des choses qu'elle exprime le contraire du reste; comme, Plalon n'est point mort et Platon vit: mais Platon est mort ; donc Platon ne vit point. A la qua- trième classe appartiennent les raisonnements dans les- quels, parle moyen de propositions séparées, on infère

3(fâ ZENON.

(Je l'une (Je ces propositions séparées une conclusion con traire au reste, comme , Ou c'est le premier, ou c'est le second : mais c'est le premier ; ce n'est donc pas le second. Dans la cinquième classe (Jes raisonnements qui ne se démontrent point, sont ceux qui se construisent de pro- positions séparées, et dans lesquels de l'opposé de l'une (les choses qui y sont dites, on infère le reste, comme , Ou il fait jour, ou il fait nuit : mais il ne fait point nuit ; il fait donc jour.

Suivant les stoïciens, une vérité suit de l'autre, comme de cette vérité qu'il fait jour suit celle qu'il fait clair; et tout de même une fausseté suit de l'autre, comme s'il est faux qu'il soit nuit, il est aussi faux qu'<7 fasse des ténè- bres. On peut inférer aussi une vérité d'une fausseté, comme de celle-ci que la terre vole, on infère cette vérité, que la terre existe. Mais d'une vérité on ne peut point inférer une fausseté, comme de ce que la terre existe, il ne s'ensuit point qu'elle vole. Il y a aussi des raisonne- ments embarrassés, qu'on nomme diversement couvert!^, cachés, les sorites, ceux dits cornus, et les impersonnels, ou qui ne désignent personne. Voici un exemple du rai- sonnement caché : « N'est-il pas vrai que deux sont un a petit nombre, que trois sont un petit nombre, et que « ces nombres ensemble sont un petit nombre? N'est-il « pas vrai aussi que quatre font un petit nombre, et ainsi « de suite jusqu'à dix? or deux sont un petit nombre ; donc « dix en sont un pareil. » Les raisonnements qui ne dé- signent personne sont composés d'un terme fini et d'un terme indéfini, et ont assomption et conclusion, comme , Si quelqu'un est ici, il n'est point à Rhodes.

Telles sont les idées des stoïciens sur la logique, et c'est ce qui les fait insister sur l'opinion que le sage doit toujours être bon dialecticien. Ils prétendent que toutes choses se discernent par la théorie du raisonnement, en tant qu'elles appartiennent à la physique, et de nouveau encore en tant (ju'elles appartiennent à la morale. Car ils

ZENON. 303

ajoutent que pour ce qui regarde la logique, elle n'a rien à dire sur la légitimité des noms concernant la manière dont les lois ont statué par rapport aux actions, mais qu'y ayant un double usage dans la vertu de la dialectique, l'un sert à considérer ce qu'est une chose, et l'autre com- ment on la nomme; et c'est l'emploi qu'ils donnent à la logique.

Les stoïciens divisent la partie morale de la philoso- phie en ce qui regarde les penchants, les biens et les maux, les passions, la vertu, la fin qu'on doit se propo- ser, les choses qui méritent notre première estime , les actions, les devoirs, et ce qu'il faut conseiller et dis- suader. C'est ainsi que la morale est divisée parChry- sippe, Archédème, Zenon de Tarse, Apollodore, Diogène, Antipater et Posidonius; car Zenon Cittien et Cléanthe, comme plus anciens, ont traité ces matières plus simple- ment, s'étant d'ailleurs plus appliqués à diviser la logique et la physique.

Les stoïciens disent que le premier penchant d'un être animal est qu'il cherche sa conservation, la nature se rattachant dès sa naissance, suivant ce que dit Chrysippe dans son premier livre des Fins ; que le premier attache- ment de tout animal a pour objet sa constitution et l'u- nion de ses parties, puisqu'il n'est pas vraisemblable (}ue l'animal s'aliène de lui-même, ou qu'il ait été fait, ni pour ne point s'aliéner de lui-même, ni pour ne pas s'être attaché; de sorte qu'il ne reste autre chose à dire sinon que la nature l'a disposé pour être attaché à lui- même , et c'est par qu'il s'éloigne des choses qui peu- vent lui nuire, et cherche celles qui lui sont convenables.

Ils traitent de fausse l'opinion de quelques uns que la Nolupté est le premier penchant qui soit donné aux ani- maux ; car ils disent que ce n'est qu'une addition, si tant est même qu'il faille appeler volupté ce sentiment qui naît après que la nature, ayant fait sa recherche, a trouvé ce qui convient à la constitution. C'est de cette manière

304 ZE^ON.

que les animaux ressentent de la joie, et que les plantes végètent. Car, disent-ils, la nature ne met point de dif- férence entre les animaux et les plantes , quoiqu'elle gouverne celles-ci sans le secours des penchants et du sentiment, puisqu'il y a en nous des choses qui se font à la manière des plantes, et que les penchants qu'ont les animaux, et qui leur servent à chercher les choses qui leur conviennent, étant en eux comme un surabondant, ce à quoi portent les penchants est dirigé par ce à quoi porte la nature ; enfin, que la raison ayant été donnée aux animaux raisonnables par une surintendance plus par- faite, vivre selon la raison peut être fort bien une vie selon la nature ', parceque la raison devient comme l'ar- tisan qui forme le penchant.

C'est pour cela que Zenon a dit le premier, dans son livre de \ai Nature de Vhonimc, que la fin qu'on doit se proposer consiste à vivre selon la nature ; ce qui est la même chose que vivre, car c'est à cela que la nature nous conduit. Cléanthe dit la même chose dans son livre de la Volupté, aussi bien que Posidonius, et Hécaton dans son livre des Fins. C'est aussi une même chose de vivre selon la vertu, ou de vivre selon l'expérience des choses qui arrivent par la nature , comme dit Chrysippe dans son livre des Fins, parceque notre nature est une partie de la nature de l'u- nivers. Cela fait que la fin qu'on doit se proposer est de vivre en suivant la nature ; c'est-à-dire selon la vertu que nous prescrit notre propre nature, et selon celle que nous prescrit la nature de l'univers, ne faisant rien de ce qu'a coutume de défendre la loi comnmne, qui est la droite rai- son répandue partout , et la même qui est en Jupiter, qui conduit par elle le gouvernement du monde. Ils ajoutent qu'en cela même consiste la vertu et le bonheur d'un homme heureux , de régler toutes ses actions de manière (lu'elles produisent l'harmonie du génie , qui réside en

' .le h\m une correction de Ménage.

ZENON. 305

chacun avec la volonté de celui qui gouverne 1 univers. En eflfet, Diogène dit expressément que la fin qu'on doit se proposer consiste à bien raisonner dans le choix des choses qui sont selon la nature. Archédème la fait consis- ter à vivre en remplissant tous ses devoirs. Chrysippe, par la naturp, entend une nature à laquelle il faut conformer sa vie; c'est-à-dire la nature commune, et celle de l'homme en particulier. Mais Cléanthe n'établit , comme devant être suivie , que la nature commune , et n'admet point à avoir le même usage celle qui n'est que particu- lière. Il dit que la vertu est une disposition conforme à cette nature , et qu'elle doit être choisie pour l'amour d'elle-même, et non par crainte, par espérance, ou par quelque autre motif qui soit hors d'elle ; que c'est en elle que consiste la félicité , parceque l'ame est faite pour jouir d'une vie toujours uniforme , et que ce qui cor- rompt un animal raisonnable, ce sont quelquefois les vraisemblances des choses extérieures , et quelquefois les principes de ceux avec qui l'on converse , la nature ne donnant jamais lieu à cette dépravation.

Le mot de vertu se prend différemment. Quelquefois il signifie en général la perfection d'une chose, comme celle d'une statue ; quelquefois il se prend pour une chose qui n'est pas un sujet de spéculation , comme la santé ; d'au- tres fois, pour une chose qui est un sujet de spéculation , comme la prudence. Car Hécaton dit, dans son premier livre des Vertus, que parmi celles qui sont un sujet de science , il y en a qui sont aussi spéculatives , savoir celles qui sont composées des observations qu'on a faites, comme la prudence et la justice ; et que celles qui ne sont point spéculatives sont celles qui, considérées dans leur pro- duction , sont composées de celles qui sont spéculatives , comme la santé et la force. Car de la prudence , qui est une vertu de spéculation, résulte ordinairement la santé, comme de la structure des principales pierres d'un bâti- ment résulte sa consistance. On appelle ces vertus non

26.

iOti ZÉINON.

spéculatives, parcequ'elles ne sont pas fondées sur des principes , qu'elles sont comme des additions , et que les méchants peuvent les avoir; telles sont, par exemple, la santé et la force. Posidonius , dans son premier livre de la Morale , allègue , comme une preuve que la vertu est quelque chose de réellement existant, les progrès qu'y ont faits Socrate , Diogène et Antisthène ; et comme une preuve de l'existence réelle du vice, cela même qu'il est opposé à la vertu. Chrysippe dans son premier livre des Fins, Cléanthe, Posidonius dans ses Exhortations, et Hé- caton , disent aussi que la vertu peut s'acquérir par l'in- struction, et en donnent pour preuve qu'il y a des gens qui de méchants deviennent bons.

Panœtius distingue deux sortes de vertus, l'une spécu- lative et l'autre pratique. D'autres en distinguent trois sortes, et les appellent vertus logique, physique et morale. Posidonius en compte quatre sortes , Cléanthe et Chry sippe un plus grand nombre, aussi bien qu'Antipater. Apollophane n'en compte qu'une, à laquelle il donne le nom de prudence. Il y a des vertus primitives , et d'au- tres qui leur sont subordonnées. Les primitives sont la prudence , la force , la justice et la tempérance , qui ren- ferment , comme leurs espèces , la grandeur d'ame , la continence , la patience, le génie , le bon choix. La pru- dence a pour objet la connaissance des biens et des maux, et des choses qui sont neutres; la justice, celle des choses qu'il faut choisir et éviter , et des choses qui sont neutres par rapport à celles-là. La grandeur d'ame est une situa- tion d'esprit, élevée au-dessus des accidents communs aux bons et aux méchants.

La continence est une disposition constante pour les choses qui sont selon la droite raison, ou une habitude à ne point se laisser vaincre par les voluptés. La patience est une science , ou une habitude par rapport aux choses dans lesquelles il faut persister ou ne point persister, aussi bien que par rapport à celles de cette classe qui sont

ZENON. 307

neutres. Le génie est une habitude à comprendre proinp- tement ce qu'exige le devoir. Le bon choix est la science de voir quelles choses on doit faire, et de quelle manière on doit les exécuter pour agir utilement.

On distingue pareillement les vices en primitifs et suh- ordonnés. Ceux-là sont l'imprudence , la crainte , l'in- justice, l'intempérance. Les subordonnés sont linconti- nence , la stupidité , le mauvais choix ; et en général les vices consistent dans l'ignorance des choses dont la con- naissance est la matière des vertus.

Par le bien les stoïciens entendent en général ce qui est utile , sous cette distinction particulière en ce qui est effectivement utile , et ce qui n'est pas contraire à luti- lité. De vient qu'ils considèrent la vertu , et le bien qui en est une participation , de trois diverses manières : comme hien par la cause d'où il procède , par exemple une action conforme à la vertu ; et comme bien par celui ({ui le fait, par exemple un homme qui s'applique avec soin à la vertu '. Ils définissent autrement le bien d'une manière plus propre, en l'appelant la perfection de la na- ture raisonnable, ou de la nature en tant que raisonnable. Quant à la vertu, ils s'en font cette idée. Us regardent comme des participations de la vertu, tant les acîions qui y sont conformes , que ceux qui s'y appliquent ; et envisagent comme des accessoires de la vertu la joie , le contentement, et les sentiments semblables. Pareillement ils appellent vices l'imprudence, la crainte, l'injustice, et autres pareilles participations du vice , tant les actions vicieuses que les vicieux eux-mêmes; ils nomment en- core accessoires du vice la tristesse, le chagrin, et autres sentiments de cette sorte.

Ils distinguent aussi les biens en biens de l'ame même, «u biens qui sont hors d'elle , et en ceux (jui ne sont ni

* On croit rjue la troisième distinction nianijue; c'est îi-dire, ro»j?H(' f'ieti par (a nature de l'action. Méintgc.

308 ZENON.

de l'ame, ni hors d'elle. Les biens de i'ame même sont les vertus et les actions qui leur sont conformes ; ceux hors d'elle sont d'avoir une patrie honnête, un bon ami, et le bonheur que procurent ces avantages; ceux qui ne sont ni de l'ame même , ni hors d'elle , sont la culture de soi-même , et de faire son propre bonheur. 11 en est de même des maux. Les maux de l'ame elle-même sont les vices et les actions vicieuses ; ceux hors d'elle sont d'avoir une mauvaise patrie et un mauvais ami , avec les malheurs attachés à ces désavantages. Les maux qui ne sont ni de l'ame elle-même , ni hors d'elle , sont de se nuire à soi-même et de se rendre malheureux.

On distingue encore les biens en efficienls, en biens qui arrivent comme fins ', et ceux qui sont l'un et l'autre. Avoir un ami et jouir des avantages qu'il procure , c'est un bien efficient ; l'assurance , un bon jugement, la liberté d'esprit, le contentement , la joie , la tranquillité, et tout ce qui entre dans la pratique de la vertu, ce sont les biens qui arrivent comme fins. Il y a aussi des biens qui sont efficients et fins tout à la fois : ils sont efficients , en tant qu'ils effectuent le bonheur'; ils sont fins, en tant qu'ils entrent dans la composition du bonheur comme parties. Il en est de même des maux. Les uns ont la qualité de fins, les autres sont efficients, quelques uns sont l'un et l'autre. Un ennemi , et les torts qu'il nous fait , sont des maux efficients; la stupidité, l'abattement, la servitude d'esprit, et tout ce qui a rapport à une vie vicieuse, sont les maux qu'on considère comme ayant la qualité de fins. Il y en a aussi qui sont en même temps efficients , en tant qu'ils effectuent la misère, et qui ont la qualité de fins, en tant qu'ils entrent dans sa composition comme parties.

On distingue encore les biens de l'ame elle-même en habitudes, en dispositions, et en d'autres qui ne sont ni celles-là ni celles-ci. Les dispositions sont les verttis

C'est -à-dirc coiniiic fins de la conduite (jn on tient.

ZENON. 309

mêmes; les habitudes sont leur recherche. Ce qui n'est ni des unes ni des autres va sous le nom d'actions ver- tueuses. Communément, il faut mettre parmi les biens mêlés une heureuse postérité et une bonne vieillesse ; mais la science est un bien simple. Les vertus sont un bien toujours présent; mais il y en a qu'on n'a pas toujours, comme la joie , ou la promenade.

Les stoïciens caractérisent ainsi le bien : ils l'appellent avantageux, convenable, profitable, utile, commode, hon- nête, secourable, désirable, et juste. Il est avantageux, en ce que les choses qu'il nous procure nous sont favorables ; convenable , parcequ'il est composé de ce qu'il faut ; pro- fitable , puisqu'il paie les soins qu'on prend pour l'ac- quérir , de manière que l'utilité qu'on en retire surpasse ce qu'on donne pour l'avoir ; utile , par les services que procure son usage ; commode , par la louable utilité qui en résulte; honnête, parcequ'il est modéré dans son utilité ; secourable , parcequ'il est tel qu'il doit être pour qu'on en retire de l'aide ; désirable, parcequ'il mé- rite d'être choisi pour sa nature; juste, parcequ'il s'ac- corde avec l'équité, et qu'il engage à vivre d'une manière sociable \

L'honnête, suivant ces philosophes, est le bien parfait ; c'est-à dire celui qui a tous les nombres requis par la nature, ou qui est parfaitement mesuré. Ils distinguent quatre espèces dans l'honnêteté: la justice, la force, la bienséance, la science, et disent que ce sont les parties qui entrent dans toutes les actions parfaitementhonnêtes. Ils supposent aussi dans ce qui est honteux quatre espè- ces analogues à celles de l'honnêteté : l'injustice , la crainte, la grossièreté, la folie. Ils disent que l'honnête se prend dans un sens simple, en tant qu'il comprend les choses louables et ceux qui possèdent quelque bien qui

' Les stoïciens mettaient des nombres dans la vertu. Tout devoir eut composé de certains nombres. Mirc-Aiitonin, VI, § 26.

310 ZENON.

est digne d'éloge; que l'honnête se prend aussi pour dé- signer la bonne disposition aux actions particulières qu'on doit faire ; qu'il se prend encore autrennent pour marquer ce qui est bien réglé, comme quand nous disons que le sage seul est bon cl hunnéte. Ils disent de plus qu'il n'y a que ce qui est honnête qui soit bon, comme le rap- portent, Hécaton dans son troisième livre des Biens, et Chrysippe dans son ouvrage sur V Honnête. Ils ajoutent que ce bien honnête est la vertu, de même que ce qui en est une participation. C'est dire précisément que tout ce qui est bien est honnête, et que le bien est équivalent à l'honnête, puisqu'il lui est égal ; car dès qu'une chose est honnête lorsqu'elle est bonne, il s'ensuit aussi qu'elle est bonne si elle est honnête.

Ils sont dans l'opinion que tous les biens sont égaux , que tout bien mérite d'être recherché , et qu'il n'est sujet ni à augmentation ni à diminution. Ils disent que les choses du monde se partagent en celles qui sont des biens, en celles qui sont des maux, et en celles qui ne sont ni l'un ni l'autre Ils appellent biens les vertus, comme la pru- dence , la justice, la force, la tempérance, et les autres. Ils donnent le nom de maux aux choses contraires à celles-là, à l'imprudence, à l'injustice, et au reste. Celles qui ne sont ni biens ni maux n'apportent ni utilité ni dommage, comme la vie, la santé, la volupté, la beauté, la force de corps, la richesse, la gloire, la noblesse , et leurs opposés, comme la mort, la maladie, la douleur, l'opprobre, l'infirmité, la pauvreté , l'obscurité , la bassesse de naissance , et les choses pareilles à celles-là , ainsi que le rapportent Hé- caton dans son septième livre des Fins , ApoUodore dans sa Morale, et Chrysippe, qui disent que ces choses-là ne sont point matière de biens , mais des choses indifférentes, approuvables dans leur espèce. Car comme l'attribut propre de la chaleur est de réchauffer et de ne pas re- froidir, de même le bien a pour propriété d'être utile ef de ne pas faire de mal. Or les richesses et la santé ne

ZENON. 311

îoiit pas pliis de bien que de mal ; ainsi ni la santé ni les richesses ne sont pas un bien. Ils disent encore qu'on ne doit pas appeler bien une chose dont on peut faire un bon et un mauvais usage. Or on peut faire un bon et un mauvais usage de la santé et des richesses; ainsi, ni l'un ni l'autre ne doivent passer^pour être un bien. Cependant Posidonius les met au nombre des biens. Ils ne regardent pas même la volupté comme un bien , suivant Hécaton dans son dix-neuvième livre des Biens , et Chrysippe dans son livre de la Volupté; ce qu'ils fondent sur ce qu'il y a des voluptés honteuses , et que rien de ce qui est hon- teux n'est un bien. Ils font consister l'utilité à régler ses mouvements et ses démarches selon la vertu ; et ce qui est nuisible , à régler ses mouvements et ses démarches selon le vice.

Ils croient que les choses indifférentes sont telles de deux manières. D'abord elles sont indifférentes en tant qu'elles ne font rien au bonheur ni à la misère, telles que les richesses , la santé, la force de corps , la réputa- tion, et autres choses semblables. La raison en est qu'on peut être heureux sans elles, puisque c'est selon la ma- nière dont on en use qu'elles contribuent au bonheur ou à la misère. Les choses indifférentes sont encore telles en tant qu'il y en a qui n'excitent ni le désir ni l'aversion, comme serait d'avoir sur la tête un nombre de cheveux égal ou inégal , et d'étendre le doigt ou de le tenir fermé. C'est en quoi cette dernière sorte d'indifférence est dis- tincte de la première, suivant laquelle il y a des choses indifférentes , qui ne laissent pas d'exciter le penchant ou l'aversion. De vient qu'on en préfère quelques unes, quoique, par les mêmes raisons, on devrait aussi préférer les autres, ouïes négliger toutes.

Les stoïciens distinguent encore les choses indifférentes en celles qu'on approuve ' et celles qu'on rejette. Celles

' Nous préférons les expressions approuver et rejeter, jusliliées parla

312 ZENON.

qu'on approuve renferment quelque chose d'estimable ; celles qu'on rejette n'ont rien dont on puisse faire cas. Par estimable , ils entendent d'abord ce qui contribue en quelque chose à une \ie bien réglée ; en quel sens tout bien est estimable. On entend aussi par un certain pou- voir ou usage mitoyen par lequel certaines choses peu- vent contribuer à une vie conforme à la nature; tel est l'usage que peuvent avoir pour cela les richesses et la santé. On appelle encore estime le prix auquel une chose est appréciée par un homme qui s'entend à en es- timer la valeur; comme, par exemple, lorsqu'on échange une mesure d'orge contre une mesure et demie de fro- ment.

Les choses indifférentes et approuvables sont donc celles qui renferment quelque sujet d'estime ; tels sont , par rapport aux biens de l'ame, le génie , les arts , les progrès, et autres semblables ; tels, par rapport aux biens du corps, la vie, la santé , la force, la bonne disposition , l'usage de toutes les parties du corps , la beauté ; tels encore , par rapport aux biens extérieurs , la richesse , la réputation , la naissance, et autres pareils. Les choses indifférentes à rejeter sont , par rapport aux biens de l'ame, la stupidité, l'ignorance des arts, et autres sem- blables ; par rapport aux biens du corps , la mort , la ma- ladie, les infirmités, une mauvaise constitution, le dé- faut de quelque membre, la difformité, et autres pareils ; par rapport aux biens extérieurs, la pauvreté , l'obscurité, la bassesse de condition, et autres semblables. Les choses indifférentes neutres sont celles qui n'ont rien qui doive les faire approuver ou rejeter. Parmi celles de ces choses qui sont approuvables, il y en a qui le sont par elles-mê- mes, qui le sont par d'autres choses, et qui le sont en même temps par elles-mêmes et par d'autres. Celles ap-

définilion de Diogèue à d'aulresplus littérales , niais qui ne forment pas de sens en français.

ZENON. 313

prouvables par elles-mêmes sont le génie, les progrès, et autres semblables ; celles approuvables par d'autres choses sont les richesses, la noblesse, et autres pareilles; celles approuvables par elles-mêmes et par d'autres sont la force, des sens bien disposés, et l'usage de tous les membres du corps. Ces dernières sont approuvables par elles-mêmes, parcequ'elles sont suivant l'ordre de la nature; elles sont aussi approuvables par d'autres cho- ses , parcequ'elles ne procurent pas peu d'utilité. Il en est de même , dans un sens contraire , des choses qu'on rejette.

Les stoïciens appellent devoir une chose qui emporte qu'on puisse rendre raison pourquoi elle est faite, comme, par exemple , que c'est une chose qui suit de la nature de la vie : en quel sens l'idée de devoir s'étend jusqu'aux plantes et aux animaux ; car on peut remarquer des obli- gations dans la condition des unes et des autres. Ce fut Zenon qui se servit le premier du mot grec qui signifie devoir, et qui veut dire originairement, venir de crlaincs choses. Le devoir même est l'opération des institutions de la nature; car, dans les choses qui sont l'effet des pen- chants , il y en a qui sont des devoirs , il y en a qui sont contraires aux devoirs , il y en a qui ne sont ni devoirs , ni contraires au devoir. Il faut regarder comme des de- voirs toutes les choses que la raison conseille de faire , par exemple, d'honorer ses parents , ses frères, sa patrie, et de converser amicalement avec ses amis. Il faut envi- sager comme contraire au devoir tout ce que ne dicte pas la raison , par exemple , de ne pas avoir soin de son père et de sa mère, de mépriser ses proches , de ne pas s'ac- corder avec ses amis , de ne point estimer sa patrie , et autres pareils sentiments. Enfin, les choses qui ne sont ni devoirs , ni contraires au devoir, sont celles que la rai- son ni ne conseille ni ne dissuade de faire , comme de ramasser une paille , de tenir une plume , une brosse et autres choses semblables. Outre cela , il y a des devoirs

27

3i4 ZÉiNON.

qui ne sont point accompagnés de circonstances qui y obligent , et d'autres que de pareilles circonstances ac- compagnent. Les premiers sont , par exemple , d'avoir soin de sa santé, de ses sens et autres semblables ; les se- conds , de se priver quelquefois d'un membre du corps et de renoncer à ses biens. Il en est de même d'une ma- nière analogue des choses contraires au devoir. Il y a aussi des devoirs qui toujours obligent, et d'autres qui n'obligent pas toujours. Les premiers sont de vivre selon la vertu; les autres sont, par exemple, de faire des questions, de répondre, et autres semblables. La même distinction a lieu par rapport aux choses contraires au devoir. Il y a même un certain devoir dans les choses moyennes ; tel est celui de l'obéissance des enfants envers leurs précepteurs.

Les stoïciens divisent l'ame en huit parties ; car ils re- gardent comme autant de parties de l'ame les cinq sens , l'organe de la voix et celui de la pensée, qui est l'intelli- gence elle-même , auxquelles ils joignent la faculté gé- nérative. Ils ajoutent que l'erreur produit une corrup- tion de l'esprit, d'où naissent plusieurs passions ou causes de trouble dans l'ame. La passion même, suivant Zenon, est une émotion déraisonnable et contraire à la nature de l'ame , ou un penchant qui devient excessif. Il y a quatre genres de passions supérieures , selon Hécaton dans son deuxième livre des Passions , et selon Zenon dans son ouvrage sous le même titre. Ils les nomment la tristesse, la crainte , la convoitise , la volupté. Au rapport de Chry- sippe dans son livre des Passions, les stoïciens regardent les passions comme étant des jugements de l'esprit ; car l'amour de l'argent est une opinion que l'argent est une chose honnête ; et il en est de même de l'ivrognerie , de la débauche, et des autres. Ils disent que la tristesse est une contraction déraisonnable de l'esprit , et lui donnent pour espèces la pitié, le mécontentement , l'envie, la ja-

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lousie , raffliction , l'angoisse, rinquiétude, la douleur, et la consternation. La pitié est une tristesse semblable à celle qu'on a pour quelqu'un qui souffre sans l'avoir mérité; le mécontentement, une tristesse qu'on ressent du bonheur d'autrui ; l'envie , une tristesse que l'on con- çoit de ce que les autres ont des biens qu'on voudrait avoir; la jalousie, une tristesse qui a pour objet des biens qu'on a en même temps'que les autres ; l'affliction , une tristesse qui est à charge ; l'angoisse , une tristesse pres- sante, et qui présente une idée de péril; l'inquiétude, une tristesse entretenue ou augmentée par les réflexions de l'esprit ; la douleur, une tristesse mêlée de tourment ; la consternation , une tristesse déraisonnable qui ronge le cœur, et empêche qu'on ne prenne garde aux choses qui soiit présentes.

La crainte a pour objet un mal qu'on prévoit. On range sous elle la frayeur, l'appréhension du travail, la con- fusion, la terreur, l'épouvante, l'anxiété. La frayeur est une crainte tremblante ; l'appréhension du travail , la crainte d'une chose qui donnera de la peine ; la terreur, un effet de l'impression qu'une chose extraordinaire fait sur l'imagination ; l'épouvante , une crainte accompagnée d'extinction de voix; l'anxiété, l'appréhension que pro- duit un sujet inconnu ; la convoitise , un désir déraison- nable, auquel on rapporte le besoin, la haine, la discorde, la colère, l'amour, l'animosité, la fureur. Le besoin est un désir repoussé et mis comme hors de la possession de la chose souhaitée , vers laquelle il tend et est attiré ; la haine, un désir de nuire à quelqu'un, qui croît et s'aug- mente ; la discorde , le désir d'avoir raison dans une opi- nion ; la colère, le désir de punir quelqu'un d'un tort qu'on croit en avoir reçu; l'amour, un désir auquel un bon es- prit n'est point disposé, car c'est l'envie de se concilier l'affection d'un sujet qui nous frappe par une beauté ap- parente. L'animosité est une colère invétérée , qui attend

316 ZENON.

l'occasion de paraître , ainsi qu'elle est représentée dans ces vers :

Quoiqu'il digore sa bile pour ce jour même, il conserve sa colère jusqu'à ce qu'elle soit assouvie.

La fureur est une colère qui emporte. Quant à la vo- lupté, c'est une ardeur pour une chose qui paraît soubai- table. Elle comprend la délectation , le charme, le plaisir qu'on prend au mal , la dissolution. La délectation est le plaisir qui flatte l'oreille; le plaisir malicieux, celui qu'on prend aux maux d'autrui ; le charme , une sorte de ren- versement de l'ame, ou une inclination au relâchement; la dissolution , le relâchement de la vertu. De même que le corps est sujet à de grandes maladies, comme la goutte et les douleurs qui viennent aux jointures, de même l'ame est soumise à de pareils maux , qui sont l'ambition , la volupté et, les vices semblables. Les maladies sont des dérangements accompagnés d'affaiblissement ; et cette opinion subite qu'on prend d'une chose qu'on souhaite est un dérangement de l'ame. Comme le corps est aussi sujet à des accidents , tels que les catarrhes et les diar- rhées , ainsi il y a dans l'ame certains sentiments qui peu- vent l'entraîner, tels que le penchant à l'envie, la dureté, les disputes, et autres semblables.

On compte trois bonnes affections de l'ame : la joie, la cir- conspection , la volonté. La joie est contraire à la volupté, comme étant une ardeur raisonnable ; la circonspection , contraire à la crainte , comme consistant dans un éloigne- ment raisonnable. Le sage ne craint jamais , mais il est circonspect. La volonté est contraire à la convoitise , en ce que c'est un désir raisonnable. Et comme il y a des sentiments qu'on range sous les passions primitives, il y en a aussi qu'on place sous les affections de cette espèce. Ainsi à la volonté on subordonne la bienveillance, l'hu- meur pacifique , la civilité , l'amitié ; à la circonspection ,

ZÉ>ON. 317

la modestie et la pureté; à la joie, le contentement, la gaieté , la bonne humeur.

Les stoïciens prétendent que le sage est sans passions, parcequ'il est exempt de fautes. Ils distinguent cette apa- thie d'une autre mauvaise qui ressemble à celle-ci , et qui est celle des gens durs , et que rien ne touche. Ils disent encore que le sage est sans orgueil, parcequ'il n'estime pas plus la gloire que le déshonneur; mais qu'il y a un autre mauvais mépris de l'orgueil , qui consiste à ne pas se soucier comment on agit. Us attribuent l'austérité aux sages , parcequ'ils ne cherchent point à paraître volup- tueux dans leur commerce , et qu'ils n'approuvent pas ce qui part des autres et porte ce caractère. Ils ajoutent qu'il y a une autre austérité, qu'on peut comparer au vin rude dont on se sert pour les médecines, mais qu'on ne pré- sente point à boire. Ils disent encore que les sages sont éloignés de tout déguisement, qu'ils prennent garde à ne se pas montrer meilleurs qu'ils ne sont par un extérieur composé, sous lequel on cache ses défauts et on n'étale que ses bonnes qualités. Ils n'usent point de feintes , ils la bannissent même de la voix et de la physionomie.

Ils ne se surchargent point d'afTaires , et sont attentifs à ne rien faire qui soit contraire à leur devoir. Us peu- vent boire du vin, mais ils ne s'enivrent pas; ils ne se livrent pas non plus à la fureur. Cependant il peut arriver qu'ils aient de monstrueuses imaginations , excitées par un excès de bile, ou dans un transport de délire; non par une conséquence du système qu'ils suivent, mais par un défaut de nature. Us ne s'affligent point, parceque la tris- tesse est une contraction déraisonnable de l'ame, comme dit Apollodore dans sa Morale. Ce sont des esprits célestes, qui ont comme un génie qui réside au-dedans d'eux- mêmes ; en cela bien dififérents des méchants, lesquels sont privés de cette présence de la Divinité. De viept qu'un homme peut être dit athée de deux manières : ou parcequ'il a des inclinations qui le mettent en opposition

27.

{18 ZEiNOiN.

avec Dieu , ou parcequ'il compte la Divinité pour rien du tout; ce qui cependant n'est pas commun à tous les méchants. Selon les stoïciens, les sages sont pieux, étant pleinement instruits de tout ce qui a rapport à la reli- gion. Ils qualifient la piété la connaissance du culu divin, et garantissent la pureté de cœur à ceux qui offrent des sacrifices. Les sages haïssent le crime , qui blesse la ma- jesté des dieux; ils en sont les favoris pour leur sainteté et leur justice. Eux seuls peuvent se vanter d'en être les vrais ministres par l'attention qu'ils apportent dans l'exa- men de ce qui regarde les sacrifices , les dédicaces de temples, les purifications, et autres cérémonies relatives au service divin. Les stoïciens établissent comme un de- voir, dont ils font gloire aux sages , d'honorer, immédia- tement après les dieux , père et mère , frères et sœurs , auxquels l'amitié pour leurs enfants est naturelle , au lieu qu'elle ne l'est pas dans les méchants. Selon Chrysippe, dans le quatrième livre de ses Questions morales, Persée et Zenon , ils mettent les péchés au même degré , fondés sur ce qu'une vérité n'étant pas plus grande qu'une au- tre vérité, un mensonge plus grand qu'un autre men- songe , une tromperie par conséquent n'est pas plus pe- tite qu'une autre fourberie, ni un péché moindre qu'un autre : et de même que celui qui n'est éloigné que d'un stade de Canope n'est pas plus dans Canope que celui qui en est à cent stades de distance , tout de même aussi celui qui pèche plus et celui qui pèche moins sont tout aussi peu l'un que l'autre dans le chemin du devoir. Néanmoins Héraclide de Tarse, disciple d'Antipater son compatriote, et Athénodore , croient que les péchés ne sont point égaux. Rien n'empêche que le sage ne se mêle du gouvernement, à moins que quelque raison n'y mette obstacle , dit Chry- sippe dans le premier livre de ses Vies, parcequ'il ne peut que servir à bannir les vices et à avancer la vertu. Zenon , dans sa République , permet au sage de se ma- rier et d'avoir des enfants. 11 ne juge pas par opinion .

ZENON. 319

c'est-à-dire qu'il ne donne son acquiescement à aucune fausseté; il suit la vie des philosophes cyniques , parce- qu'elle est un chemin abrégé pour parvenir à la vertu , remarque Apollodore dans sa Morale. Il lui est permis de manger de la chair humaine, si les circonstances l'y obligent. Il est le seul qui jouisse du privilège d'une parfaite liberté, au lieu que les méchants croupissent dans l'esclavage , puisque l'une est d'agir par soi-même, et que l'autre consiste dans la privation de ce pouvoir. Il y a aussi tel esclavage qui gît dans la soumission, et tel autre qui est le fruit de l'acquisition , et dont la su- jétion est une suite. A cet esclavage est opposé le droit de seigneur, qui est aussi mauvais.

Non seulement les sages sont libres, ils sont même rois , puisque la royauté est un empire indépendant , et qu'on ne saurait contester aux sages , dit Chrysippe dans un ouvrage il entreprend de prouver que Zenon a pris dans un sens propre les termes dont il s'est servi. En effet, ce philosophe avance que celui qui gouverne doit connaître le bien et le mal; discernement qui n'est pas donné aux méchants. Les sages sont aussi les seuls propres aux emplois de magistrature , de barreau et d'é- loquence ; autant de postes que les méchants ne sauraient dignement remplir. Ils sont irrépréhensibles , parcequ'ils ne tombent point en faute ; ils sont innocents , puisqu'ils ne portent préjudice à personne ni à eux-mêmes ; mais aussi ils ne se piquent point d'être pitoyables, ne par- donnent point à ceux qui font mal , et ne se relâchent pas sur les punitions établies par les lois. Céder à la clé- mence , se laisser émouvoir par la compassion , sont des sentiments dont ne peuvent être susceptibles ceux qui ont à infliger des peines , et à qui l'équité ne permet pas de les regarder comme trop rigoureuses. Le sage ne s'é- tonne pas non plus des phénomènes et des prodiges de la nature qui se manifestent inopinément, des lieux d'où >('xhalcnt des odeurs empestées, du llux et reflux delà

320 ZENON.

mer , des sources d'eau minérale et des feux souterrains. pour la société , fait pour agir , pour s'appliquer à l'exercice , pour endurcir le corps à la fatigue , il ne lui convient pas de vivre solitairement, éloigné du com- merce des hommes. Un de ses vœux , dit Posidonius dans son premier livre des Devoirs , et Hécaton dans son treizième livre de ses Paradoxes , est de demander aux dieux les biens qui lui sont nécessaires. Les stoïciens es- timent que la vraie amitié ne peut avoir lieu qu'entre des sages , parcequ'ils s'aiment par conformité de senti- ments. Ils veulent que l'amitié soit une communauté des choses nécessaires à la vie , et que nous disposions de nos amis comme nous disposerions de nous-mêmes : aussi comptent-ils la pluralité de ces sortes de liaisons parmi les biens que l'on doit désirer, et que l'on chercherait en vain dans la fréquentation des méchants. Ils conseillent de n'avoir aucune dispute avec des insensés , toujours prêts à entrer en fureur, et si éloignés de la prudence , qu'ils ne font et n'entreprennent rien que par des bou- tades qui tiennent delà folie. Le sage, au contraire, fait toutes choses avec poids et mesure , semblable au musi- cien Isménias , qui jouait parfaitement bien tous les airs de flûte. Tout est au sage en vertu de la pleine puissance à lui accordée par la loi. Quant aux méchants et aux in- sensés, ils ont bien droit sur certaines choses; mais on doit les comparer à ceux qui possèdent des biens injus- tement. Au reste , nous distinguons le droit de posses- sion qui appartient au public, d'avec le pouvoir du- sage '.

Les stoïciens pensent que les vertus sont tellement unies les unes avec les autres , que celui qui en a une les a toutes, parcequ'elles naissent en général du même fond

' C"est-à-dire que toutes choses appartimnf nt aiu sages, en tant qu'ils sont propres à faire un bon usage de tout. C'est une manière de pai 1er, comme quelques autres Ir.iit-i do ce portrait du sa^^e.

ZÉNOX. 3^1

de réflexions , comme le disent Chrysippe dans son livre des Vcrliis, Apollodore dans sa Physique ancienne, et Hécaton dans son troisième livre des Vertus. Car un liomme vertueux joint la spéculation à la pratique, et celle-ci renferme les choses qui demandent un hon choix, de la patience, une sage distribution, et de la persévé- rance. Or, comme le sage fait certaines choses par esprit de choix , d'autres avec patience , celles-ci avec équité , celles-là avec persévérance , il est en même temps pru- dent, courageux, juste et tempérant. Chaque vertu se rapporte à son chef particulier. Par exemple, les choses qui exigent de la patience sont le sujet du courage; le choix de celles qui doivent être laissées et de celles qui sont neutres est le sujet de la prudence. 11 en est ainsi des autres , qui ont toutes un sujet d'exercice particulier. De la prudence viennent la maturité et le bon sens; de la tempérance procèdent l'ordre et la décence; de la jus- tice naissent l'équité et la candeur ; du courage provien- nent la constance , la résolution.

Les stoïciens ne croient pas qu'il y ait de milieu entre le vice et la vertu, en cela contraires à l'opinion des pé- ripatéticiens, qui établissent que les progrès sont un mi- lieu de cette nature. Ils se fondent sur ce que, comme il faut qu'un morceau de bois soit droit ou courbé, il faut de même qu'on soit juste, et qu'il ne peut y avoir de su- perlatif à l'un ou à l'autre égard. Ce raisonnement est le même qu'ils font sur les 'autres vertus. Chrysippe dit que la vertu peut se perdre ; Cléanthe soutient le con- traire. Le premier allègue, pour causes qui peuvent faire perdre la vertu, l'ivrognerie et Ic^élancolie ; le second s'appuie sur la solidité des idées qui forment la vertu. Ils disent qu'on doit l'embrasser, puisque nous avons honte de ce que nous faisons de mauvais ; ce qui démon- tre que nous savons que rhonnêteté seule est le vrai bien. La vertu suffit aussi pour rendre heureux, disent, avec Zenon, Chrysippe dans son premier livre des Ver-

322 ZÉ.\0.\.

lus, et Hécatoii dans son deuxième livre des Biens. Car si la grandeur d'ame, qui est une partie de la vertu, suf- fit pour que nous surpassions tous les autres , la vertu elle-même est aussi suffisante pour rendre heureux, d'au- tant plus qu'elle nous porte à mépriser les choses que l'on répute pour maux. Néanmoins Panétius et Posido- nius prétendent que ce n'est point assez de la vertu, qu'il faut encore de la santé, de la force de corps, et de Tahon- dance nécessaire. Une autre opinion des stoïciens est que la vertu requiert qu'on en fasse toujours usage , comme dit Cléanthe, parcequ'elle ne peut se perdre, et que lors- qu'il ne manque rien à la perfection de l'ame, le sage en jouit à toutes sortes d'égards.

Ils croient que la justice est ce qu'elle est, et non telle par institution. Ils parlent sur le même ton de la loi et de la droite raison, ainsi que le rapporte Chrysippe dans son livre de l'Honnèle. Ils pensent aussi que la diversité des opinions ne doit pas engager à renoncer à la philoso- phie, puisque, par une pareille raison, il faudrait aussi quitter toute la vie , dit Posidonius, dans ses Exhor ta- lions. Chryslipi^e trouve encore l'étude des humanités fort utile. Aucun droit, selon les stoïciens, ne lie les hommes envers les autres animaux, parcequ'il n'y a entre eux aucune ressemblance, dit encore Chrysippe dans son pre- mier livre de la Justice, de même que Posidonius dans son premier livre du Devoir. Le sage peut prendre de l'amitié pour des jeunes gens qui paraissent avoir de bonnes dispositions pour la vertu ; c'est ce que rappor- tent Zenon dans sa République , Chrysippe dans son pre- mier livre des Fies , et Apollodore dans sa Morale. Ils définissent cet attachement : « Un goût de bienveillance « qui naît des agréments de ceux qu'il a pour objet, et « qui ne va point jusqu'à des sentiments plus forts, mais « demeure renfermé dans les bornes de l'amitié '. » On

* Il faut pren lr<- garde à celle déiiniliou. parct'qii'dlc justifie les anciens

ZENON. 323

eu a un exemple dansTbrason, qui, quoiqu'il eût sa maî- tresse en sa puissance, s'abstint d'en abuser, parcequ'elle le haïssait '. Ils appellent donc cett43 inclination un amour d'amitié, qu'ils ne taxent point de vicieuse, ajoutant que les agréments de la première jeunesse sont une fleur de la vertu.

Selon Bion, des trois sortes de vies, spéculative, pra- tique et raisonnable , la dernière doit être préférée aux autres, parceque l'animal raisonnable est naturellement fait pour s'appliquer à la contemplation et à la pratique. Les stoïciens présument que le sage peut raisonnable- ment s'ôter la vie, soit pour le service de sa patrie, soit pour celui de ses amis, ou lorsqu'il souffre de trop gran- des douleurs, qu'il perd quelque membre, ou qu'il con- tracte des maladies incurables. Ils croient encore que les sages doivent avoir communauté de femmes, et qu'il leur est permis de se servir de celles qu'on rencontre. Telle est l'opinion de Zenon dans sa République, de Cbry- sippe dans son ouvrage sur cette matière , de Diogène le cynique, et de Platon. Ils la fondent sur ce que cela nous engagea aimer tous les enfants comme si nous en étions les pères, et que c'est le moyen de bannir la jalousie que cause l'adultère. Ils pensent que le meilleur gouverne- ment est celui qui est mêlé de la démocratie, de la mo- narchie et de l'aristocratie. Voilà quels sont les sentiments des stoïciens sur la morale. Ils avancent encore sur ce sujet d'autres choses, qu'ils prouvent par des arguments particuliers ; mais c'en est assez de ce que nous avons dit sommairement sur les articles généraux.

Quant à la physique, ils en divisent le système en plu- sieurs parties ; c'est-à-dire en ce qui regarde les corps, les principes, les éléments, les dieux, les prodiges , le lieu, et le vide ; c'est ce qu'ils appellent la division par

philosophes du reproche qu'on .1 fait à quelques uns d avoir de mauvias attachements. * Casaubon croit cet endroit défectueux.

324 ZEiNON.

espèces. Celle qui est par genres renferme trois parties: l'une du monde, l'autre des éléments, la dernière des causes. L'explication de ce qui regarde le monde se divise en deux parties. La première est une considération du monde, l'on fait entrer les questions des mathémati- ciens sur les étoiles fixes et errantes : comme si le soleil et la lune sont des astres aussi grands qu'ils le paraissent ; sur le mouvement circulaire et autres semblables. L'au- tre manière de considérer le monde appartient aux phy- siciens : on y recherche quelle est son essence, et si le so- leil et les astres sont composés de matière et de forme , si le monde est engendré ou non , s'il est animé ou sans ame, s'il est conduit par une providence, et autres ques- tions de cette nature. La partie de la physique qui traite des causes est aussi double : la première comprend les recherches des médecins , et les questions qu'ils traitent sur la partie principale de l'ame , sur les choses qui s'y passent, sur les germes, et autres sujets semblables. La seconde comprend aussi des matières que les mathéma- ticiens s'attribuent, comme la manière dont se fait la vi- sion ; quelle est la cause du phénomène que forme un objet vu dans un miroir ; comment se forment les nuées, les tonnerres, les cercles qui paraissent autour du soleil et de la lune , les comètes et autres questions de cette nature.

Ils établissent deux principes de l'univers, dont ils ap- pellent l'un agent, et 1 autre patient. Le principe patient est la matière, qui est une substance sans qualités. Le principe qu'ils nomment agent est la raison qui agit sur la matière ; savoir Dieu , qui , étant éternel , crée toutes les choses qu'elle contient. Ceux qui établissent ce dogme sont ZénenCittieUjdans son livre de la Substance ; Cléan- the, dans son livre des Atomes; Chrysippe, dans le pre- mier livre de Sdi Phijsique, vers la fin ; Archédème , dans son livre des É/dmen/s.etPosidonius, dans son deuxième livre du Système physique. Ils mettent une difi'érence

ZENON :V2:)

v.Aiv les principes et les éléments. Les premiers ne sont ni engendrés ni corruptibles; mais un embrasement peut corrompre les seconds. Les principes sont aussi incorporels et sans forme, au lieu que les éléments en ont une. Le corps, dit Apollodore dans sa PhysiquCy est ce qui a trois dimensions : la longueur, la largeur, et la profondeur; et c'est ce qu'on appelle un corps solide. La superficie est composée des extrémités du corps , et elle n'a que de la longueur et de la largeur, sans profondeur. C'est ainsi que l'explique Posidonius dans son troisième livre des Météores, considérés tant selon la manière de les enten- dre que selon leur subsistance'. La ligne est l'extrémitc» delà superficie, ou une longueur sans largeur ; ou bien ce qui n'a que de la longueur. Le point est l'extrémité de la ligne, et forme la plus petite marque qu'il y ait. Les stoï- ciens disent que l'entendement, la destinée, et Jupiter, ne» sont qu'un même dieu, qui reçoit plusieurs autres déno- minations; que c'est lui qui, par le moyen des principes qui sont en lui, change toute la substance d'air en eau ; et que, comme les germes sont contenus dans la matière, il en de même de Dieu considéré comme raison sémi- nale du monde; que cette raison demeure dans la sub- stance aqueuse, et reçoit le secours de la matière pour les choses qui sont formées ensuite; enfin, qu'après cela Dieu a créé premièrement quatre éléments : le feu, l'eau, l'air, et la terre. Il est parlé de ces éléments dans le pre- mier livre de Zenon sur YUnivcrs, dans le premier livre de la Physique de Chrysippe, et dans un ouvrage d'Ar- chédème sur les Éléments.

Ils définissent l'élément ce qui entre le premier dans la composition d'une chose, et le dernier dans sa résolu- tion. Les quatre éléments constituent ensemble une sub- stance sans qualités, qui est la matière. Le feu est chaud,

■Il parait y avoir ici .(uelqiie équivoque on obscurité, et il n'y a pohit lie note.

2S

:i26 ZKNON

l'eau humide, l'air froid, la terre sèche, et il y a aussi quelque chose de cette qualité dans l'air. Le feu occupe le lieu le plus élevé, et ils lui donnent le nom d'élher. C'est que fut formé premièrement l'orbe des étoiles fixes, puis celui des étoiles errantes. Us placent ensuite l'air après l'eau. Enfin la terre occupe le lieu le plus bas, qui est en même temps le centre du monde.

Ils prennent le mot de monde en trois sens: première- ment pour Dieu même, qui s'approprie la substance uni- verselle ; qui est incorruptible, non engendré; l'auteur de ce grand et bel ouvrage ; qui enfin, au bout de certai- nes révolutions de temps , engloutit en lui-même toute la substance, et l'engendre de nouveau hors de lui- même. Us donnent aussi le nom de monde à l'arrangement des corps célestes , et appellent encore ainsi la réunion des deux idées précédentes. Le monde est la disposition de la substance universelle en qualités particulières, ou , comme dit Posidonius dans ses Èlémenls mr la acienre des choses célestes, l'assemblage du ciel et de la terre, et des natures qu'ils contiennent; ou bien l'assem- blage des dieux, des hommes, et des choses qui sont créées pour leur usage. Le ciel est la dernière circonfé- rence, dans laquelle réside tout ce qui participe à la divi- nité. Le monde est gouverné avec intelligence, et conduit par une providence, comme s'expliquent Chrysippe dans ses livres des Éléments des choses célestes, et Posidonius dans son treizième livre des Dieux. On suppose dans ce sentiment que l'entendement est répandu dans toutes les parties du monde, comme il l'est dans toute notre ame, moins cependant dans les unes et plus dans les autres. Il y en a de certaines il n'y a qu'un usage de faculté, comme dans les os et les nerfs ; il y en a encore dans les- quelles il agit comme entendement, par exemple dans la partie principale de l'ame. C'est ainsi que le monde uni- versel est un animal doué d'ame et de raison, dont la partit' priiu ipale est l'éther, comme le dit Antipater Ty-

/É.NON. ;{-:

rien dans ^oii buitièine livre du Monde. Chr>>ippe dans son premier livre de la Providence, et Posidonius dans son livre des Dieux , prennent le ciel pour la partie prin- cipale du monde ; Cléanthe admet le soleil; mais Chry- sippe, d'un avis encore plus difTérent, prétend que c'est la partie la plus pure de l'éther, qu'on appelle aussi le primier des dieux, qui pénètre, pour ainsi dire, comme un sens dans les choses qui sont dans l'air, dans les ani- maux et dans les plantes; mais qui n'agit dans la terre que comme une faculté.

Il n'y a qu'un monde , terminé, et de l'orme sphérique ; (orme la plus convenable pour le mouvement , comme dit Posidonius dans son quinzième livre du Système phy- sique , avec Antipater dans ses livres du Monde. Le monde est environné extérieurement d'un vide infini et incor- porel. Ils appellent incorporel ce qui, pouvant être occupé par des corps, ne l'est point. Quant à l'intérieur du monde, il ne renferme point de vide, mais tout y est nécessaire- ment uni ensemble par le rapport et l'harmonie que les choses célestes ont avec les terrestres. Il est parlé du vide dans le premier livre de Chrysippe sur cet article, et dans son premier livre des Siistèincs physiques, aussi bien que dans la Physique d'Apollophane , dans Apollo- dore , et dans Posidonius, au deuxième livre de son traité de Physique. Ils disent que les choses incorporelles sont semblables , et que le temps est incorporel, étant un in- tervalle du mouvement du monde. Ils ajoutent que le passé et le futur n'ont point de bornes , mais que le pré- sent est borné. Ils croient aussi que le monde est cor- ruptible, puisqu'il a été produit; ce qui se prouve parce- qu'il est composé d'objets qui se comprennent par les sens, outre que si les parties du monde sont corruptibles, le tout l'est aussi. Or les parties du monde sont corruptibles, puisqu'elles se changent l'une dans l'autre ; ainsi le monde est corruptible aussi. D'ailleurs , si on peut prou- ver qu'il y a des choses qui changent de manière qu'elles

328 ZK.NON.

soient dans un état plus mauvais qu'elles n'étaient, elles sont corruptibles. Or, cela a lieu par rapport au monde , car il est sujet à des excès de sécheresse et d'humidité. Voici comment ils expliquent la formation du monde. Après que la substance ' eut été convertie de feu en eau par le moyen de l'air, la partie la plus grossière , s'étant arrêtée et fixée, forma la terre; la moins grossière se changea en air, et la plus subtile produisit le feu ; de sorte que de leur mélange provinrent ensuite les plantes , les animaux et les autres genres. Ce qui regarde cette production du monde et sa corruption est traité par Zenon dans son livre de V Univers, par Chrysippe dans son pre- mier livre de la Physique, par Posidonius dans son pre- mier livre du Monde, par Cléanthe , et par Antipater dans son dixième livre sur le même sujet. Au reste , Panétius soutient que le monde est incorruptible. Sur ce que le monde est un animal doué de vie , de raison et d'intelli- gence ; on peut voir Chrysippe dans son premier livre de la l'rovidencc, Apollodore dans sa Physique, etVosido- nius. Le monde est un animal au sens de substance , doué d'une ame sensible ; car ce qui est un animal est meilleur que ce qui ne l'est point : or, il n'y a rien de plus excellent que le monde ; donc le monde est un ani- mal. Qu'il est doué d'une ame , c'est ce qui paraît par la nôtre, laquelle en est une portion détachée : Boëthus nie cependant que le monde soit animé. Quant à ce que le monde est unique , on peut consulter Zenon , qui l'affirme dans son livre de l'Univers ; Chrysippe , Apollodore dans sa Physique , et Posidonius dans le premier livre de son Système physique. Apollodore dit qu'on donne au monde le nom de tout, et que ce terme se prend aussi d'une autre manière pour désigner le monde avec le vide qui l'envi- ronne extérieurement. Il faut se souvenir que le monde est borné, mais que le vide est infini.

' l-a tiii<t:ére. f'oyez ci-ilcsMis,

ZINO.N. 329

Pour ce qui est des astres , les étoiles fixes sont em- portées circulairement avec le ciel ; mais les étoiles er- rantes ont leur mouvement particulier. Le soleil fait sa route obliquement dans le cercle du zodiaque , et la lune a pareillement une route pleine de détours. Le soleil est un feu très pur, dit Posidonius dans son dix-septième livre des Mcléi.res , et plus grand que la terre , selon le même auteur dans son seizième livre du Snslème physique. il le dépeint de forme sphérique, suivant en cela la pro- portion du monde. Il parait être un globe igné, parce- qu'il fait toutes les fonctions du feu ; plus grand que le globe de la terre, puisqu'il l'éclairé en tous sens , et qu'il répand même sa lumière dans toute l'étendue du ciel. On conclut encore de l'ombre que forme la terre en guise de cône , que le soleil la surpasse en grandeur, et que c'est pour cette raison qu'on l'aperçoit partout. La lune a quelque cbose de plus terrestre, comme étant plus près de la terre. Au reste, les corps ignés ont une nour- riture, aussi bien que les autres astres. Le soleil se nourrit dans l'Océan , étant une flamme intellectuelle. La lune s'entretient de l'eau des rivières, parceque , selon Posi- donius, dans son sixième livre du Système physique, elle est mêlée d'air et voisine de la terre , d'où les autres corps tirent leur nourriture. Ces philosophes croient que les astres sont de figure sphérique, et que la terre est im- mobile. Ils ne pensent pas que la lune tire sa lumière d'elle-même ; ils tiennent , au contraire, qu'elle la reçoit du soleil. Celui-ci s'éclipse, lorsque l'autre lui est oppo- sée du côté qu'il regarde la terre, dit Zenon dans son livre de VL'nicers. En effet , le soleil disparaît à nos yeux pendant sa conjonction avec la lune , et reparait lorsque la conjonction est finie. On ne saurait mieux remarquer ce phénomène que dans un bassin on a mis de l'eau. La lune s'éclipse lorsqu'elle tombe dans l'ombre de la terre. De vient que les éclipses de lune n'arrivent que quand elle est pleine , quoiqu'elle soit tous les mois vis-

28.

330 ZENON.

à-vis du soleil; car, comme elle se meut obli(iuemeiit vers lui , sa latitude varie selon qu'elle se trouve au nord ou au midi. Mais lorsque sa latitude se rencontre avec celle du soleil et avec celle des corps qui sont entre deux, et qu'avec cela elle est opposée au soleil , alors s'ensuit l'éclipsé. Posidonius dit que le mouvement de sa latitude se rencontre avec celle des corps intermédiaires dans l'Écrevisse, le Scorpion, le Bélier et le Taureau.

Dieu , selon les stoïciens, est un animal immortel , rai- sonnable , parfait ou intellectuel dans sa félicité , inac- cessible au mal , lequel prend soin du monde et des choses y contenues. Il n'a point de forme humaine ; il est l'architecte de l'univers et le père de toutes choses. On donne aussi vulgairement la qualité d'architecte du monde à cette partie de la divinité qui est répandue en toutes choses et qui reçoit diverses dénominations , eu égard à ses différents efîets. On l'appelle Jupiter, parce- que , selon la signification de ce terme , c'est d'elle que viennent toutes choses, et qu'elle est le principe de la vie , ou qu'elle est unie à tout ce qui vit ; Minerve , par- ceque sa principale action est dans l'éther ; Junon , en tant qu'elle domine dans l'air ; Vulrain , en tant qu'elle préside au feu artificiel ; Neptune , en tant qu'elle tient l'empire des eaux; Cém, en tant qu'elle gouverne la terre. Il en est de même des autres dénominations sous lesquelles on la distingue relativement à quelque pro- priété. Le monde entier et le ciel sont la substance de Dieu , disent Zenon , Chrysippe dans son livre onzième des Dieux , et Posidonius dans son premier livre , inti- tulé de même. Antipater, dans son septième livre du Monde, compare la substance divine à celle de l'air, et Boëthus , dans son livre de Ir y attire, veut qu'elle res- semble à la substance des étoiles lixes.

Quant à la nature, tantôt ils donnent ce nom à la force (jui unit les parties du monde , tantôt à celle qui fait ^^crmer toutes choses siu' la terre. La nature est une

ZENON. 3:U

VLTiii qui, par un niouvemeiit qu'elle a eu eile-uième, agit dans les semences, achevant et 'unissant dans des espaces de temps marqués ce qu'elle produit , et formanf des choses pareilles à celles dont elle a été séparée '. Au reste, elle réunit dans cette action l'utilité avec le plaisir, comme cela paraît par la formation de l'homme. Toutes choses sont soumises à une destinée , disent Chrysippe dans ses livres sur ce sujet, Posidonius dans son deuxième livre sur la même matière , et Zenon , aussi bien que Boëthus dans son onzième livre de la Destinée. Cette destinée est l'enchaînement des causes , ou la raison par laquelle le monde est dirigé.

Les stoïciens prétendent que la divination a un ionde- mentréel, et qu'elle est même une prévision. Ils la réduisent en art par rapport à certains événements, comme disent Zenon, Chrysippe dans son deuxième livre de la Dlvina- lion , Athénodore,et Posidonius dans son douzième livre du Syslénie physique, ainsi que dans son cinquième livre de la Divination. Panétius est d'un sentiment contraire ; il refuse à la divination ce que lui prêtent les autres.

ils disent que la substance de tous les êtres est la ma- tière première. C'est le sentiment de Chrysippe dans son premier livre de Physique , et celui de Zenon. La matière est ce dont toutes choses, quelles qu'elles soient, sont produites. On l'appelle substance et matière en deux sens, en tant qu'elle est substance et matière dont toutes cho- ses sont faites , et en tant qu'elle est substance et ma- tière de choses particulières. Comme matière universelle, elle n'est sujette ni à augmentation ni à diminution ; comme matière de choses particulières , elle est suscep- tible de ces deux accidents. La substance est corporelle et bornée, disent Antipater dans son deuxième livre de la Substance , et Apollodore dans sa Physique. Elle est

' C'esl-k-dirc, je crois .dont elle a été séparée avec les seiiiences «la: lesquelles elle agit.

:«2 ZENON.

aussi passible , selon le même auteur ; car si elle n'était pas muable, les choses qui se font ne pourraient en être faites. De vient aussi qu'elle est divisible à l'in- fini. Chrysippe trouve cependant que cette division n'est point infinie, parceque le sujet qui reçoit la division n'est point infini ; mais il convient que la division ne finit point.

Les mélanges se font par l'union de toutes les parties, et non par une simple addition de l'une à l'autre , ou de manière que celles-ci environnent celles-là , comme dit Chrysippe dans son troisième livre de Physique. Par exem- ple , un peu de vin jeté dans la mer résiste d'abord en s'étendant , mais s'y perd ensuite.

Ils croient aussi qu'il y a certains démons qui ont quel- que sympathie avec les hommes , dont ils observent les actions, de même que des héros, qui sont les âmes des gens de bien.

Quant aux effets qui arrivent dans lair, ils disent que l'hiver est l'air refroidi par le grand éloignement du so- leil ; le printemps, l'air tempéré par le retour de cet astre ; l'été, l'air échauffé par son cours vers le nord; et l'au- tomne, l'effet de son départ vers les lieux d'où viennent les vents '. La cause de ceux-ci est le soleil, qui conver- tit les nuées en vapeurs. L'arc-en-ciel est composé de rayons , réfléchi par l'humidité des nuées ; ou , comme dit Posidonius dans son traité des Choses célestes, c'est l'apparence d'une portion du soleil ou de la lune, vue dans une nuée pleine de rosée, concave et continue, qui se manifeste sous la forme d'un cercle, de la même manière (ju'un objet vu dans un miroir. Les comètes, tant celles qui sont chevelues que les autres qui ressemblent à des torches, sont des feux produits par un air épais, qui s'é- lève jusqu'à la sphère de l'éther. L'étoile volante est un

^ Il manque ici quehjue iliuse dans le grec: on y supplée par loule une période. J'ai mieux aimé suivre Fourjerolles, qui ne supplée quun mot . q-ioiqu il ne soi» pas d'ailleurs heureux dans pres<pie (ou» r.' Iivie.

LÉM)S. :vx\

l'eu rassemblé qui s'enflamme dans l'air, et qui. étant emporté fort rapidement, parait à l'imagination avoir une certaine longueur. La pluie se forme des nuées , qui se convertissent en eau lorsque l'humidité , élevée de la terre ou de la mer par la force du soleil , ne trouve pas à être employée à d'autre effet. La pluie , condensée par le froid , se résoud en gelée blanche. La grêle est une nuée compacte , rompue par le vent; la neige, une nuée compacte qui se change en une matière humide, dit Po- sidonius dans son huitième livre du Sy^itéme physique. L'éclair est une inflammation des nuées, qui s'entre-cho- quent et se déchirent par la violence du vent , dit Zenon tians son livre de Yi'niver^. Le tonnerre est un bruit causé par les nuées qui se heurtent et se fracassent. La foudre est une forte et subite inflammation , qui tombe avec impétuosité sur la terre par le choc ou la rupture des luiées, et, selon d'autres, un amas d'air enflammé et ru- dement poussé sur la terre. L'ouragan est une sorte de foudre qui s'élance avec une force extrême , ou un as- semblage de vapeurs embrasées, et détachées d'une nuée qui se brise. Le tourbillon est une nuée environnée de feu, et accompagnée d'un vent qui sort des cavités de la terre , ou jointe à un vent comprimé dans les souterrains , comme l'explique Posidonius dans son huitième livre. Il y en a de différentes espèces. Les uns causent les tremble- ments de terre, les autres les gouffres, ceux-ci des in- flammations , ceux-là des bouillonnements.

Voici comme ils conçoivent l'arrangement du monde. Ils mettent la terre au milieu , et la font servir de centre ; ensuite ils donnent à l'eau , qui est de forme sphérique , le même centre qu'à la terre ; de sorte que celle-ci se trouve être placée dans l'eau : après ce dernier élément , vient l'air, qui l'environne comme une sphère. Ils posent dans le ciel cinq cercles , dont le premier est le cercle an- tique, qu'on voit toujours; le second, le tropique d'été; le troisième , le cercle équinoxial; le quatrième , le tro-

33V ZENON.

pique d'hiver; le cinquième , le cercle antarctique , qu'on n'aperçoit pas. On appelle ces cercles parallèles , parce- qu'ils ne se touchent point l'un Taiitre, et qu'ils sont dé- crits autour du même pôle. Le zodiaque est un cercle ohlique, qui, pour ainsi dire, traverse les cercles paral- lèles. La terre est- aussi partagée en cinq zones : en zone septentrionale au-delà du cercle arctique, inhabitable par sa froidure ; en zone tempérée ; en zone torride , ainsi nommée à cause de sa chaleur, qui la rend inhabitable; en zone tempérée , comme celle qui lui est opposée ; et en zone australe , aussi inhabitable pour sa froidure que le sont les deux autres.

Les stoïciens se figurent que la nature est un feu plein d'art, lequel renferme dans son mouvement une vertu générative, c'est-à-dire un esprit qui a les qualités du feu et celles de l'art. Ils croient l'ame douée de sentiment, et l'appellent un esprit formé avec nous aussi en font-ils un corps, qui subsiste bien après la mort, mais qui ce- pendant est corruptible. Au reste, ils tiennent que l'ame de l'univers, dont les âmes des animaux sont des parties, n'est point sujette à corruption.

Zenon Cittien , Antipater dans ses livres de VÀive, et Posidonius, nomment l'ame vn apprit doué de chaleur, qui nous donne la respiration et le mouvement. Cléanthe est d'avis que toutes les âmes se conservent jusqu'à la conflagration du monde ; mais Chrysippe restreint cette durée aux âmes des sages. Ils comptent huit parties de l'ame : les cinq sens, les principes de génération , la fa- culté de parler et celle de raisonner. La vue est une fi- gure conoïde , formée par la lumière entre l'œil et l'objet vu , dit Chrysippe dans son deuxième livre de Physique. Selon l'opinion d'Apollodore , la partie de l'air qui forme la pointe du cône est tournée vers l'œil , et la base vers l'objet, comme si on écartait l'air avec un bâton pour rendre l'objet visible. L'ouïe se fait par le moyen de l'air qui se trouve entre celui qui parle et celui qui écoute ,

ARISTO.N :i35

lequel, frappé urliiciilairement , ensuite agite en ondes, s'insinue dans l'oreille de la même manière qu'une pierre, jetée dans l'eau, l'agite et y cause une ondulation. Le sommeil consiste dans un relâchement des sens , occa- sionné par la partie principale de l'ame. Ils donnent pour cause des passions les changements de l'esprit.

La semence, disent les stoïciens, est une chose propre à en produire une pareille à celle dont elle a été séparée. Par rapport aux hommes , elle se mêle avec les parties de l'ame, en suivant la proportion de ceux qui s'unissent. Chrysippe , dans son deuxième livre de Physique, appelle les semences un esi.rit joint d la substance ; ce qui paraît par les semences qu'on jette à terre, et qui, lorsqu'elles sont flétries, n'ont plus la vertu de rien produire, parce- que la force en est perdue. Sphœrus assure que les se- mences proviennent des corps entiers , de sorte que la vertu générative appartient à toutes les parties du corps. Il ajoute que les germes des animaux femelles n'ont point de fécondité, étant faibles, en petite quantité, et de na- ture aqueuse.

La partie principale de l'ame est ce qu'elle renferme de plus excellent. C'est que se forment les images que lame conçoit, que naissent les penchants , les désirs , et tout ce qu'on exprime par la parole. On place cette partie de l'ame dans le cœur.

Ceci, je crois, peut suffire pour ce qui regarde les sen- timents des stoïciens sur la physique , autant qu'ils con- cernent l'ordre de cet ouvrage. Voyons encore quelques différences d'opinions, qui subsistent entre ces philo- sophes.

ARISTON.

Ariston le Chauve, natif de Chio et surnommé Sirène, faisait consister la fin qu'on doit se proposer à être in-

330 ARISTON.

différcLit sur ce il n'y a ni vice ni vertu. Il n'exceptait aucune de ces choses , ne penchait pas phis pour les unes que pour les autres, et les regardait toutes du même œil. « Le sage, ajoutait-il, doit ressembler à un bon acteur qui, soit qu'il joue le rôle de Thersite ' ou celui d'Aga- memnon , s'en acquitte d'une manière également conve- nable. » Il voulait qu'on ne s'appliquât ni à la physique ni à la logique , sous prétexte que l'une de ces sciences était au-dessus de nous , et que l'autre ne nous intéres- sait point. La morale lui paraissait être le seul genre d'é- tude qui fût propre à l'homme. Il comparait les raison- nements de la dialectique aux toiles d'araignées , qui , quoiqu'elles semblent renfermer beaucoup d'art, ne sont d'aucun usage. Il n'était ni de l'avis de Zenon, qui croyait qu'il y a plusieurs sortes de vertus , ni de celui des phi- losophes megariens , qui disaient que la vertu est une chose unique , mais à laquelle on donne plusieurs noms. Il la définissait la manière dont il se faut conduire par rap- port à une chose. Il enseignait cette philosophie dans le Cynosarge 2, et devint ainsi chef de secte. Miltiade et Diphilus furent appelés arisfo?iîe/}i>', du nom de leur maî- tre. Au reste, il avait beaucoup de talent à persuader, et était extrêmement populaire dans ses leçons. De cette expression de Timon :

Quelqu'un, sorti de la famille de cet Ariston, qui était si affable.

Dioclès de Magnésie raconte qu'Ariston s'étant attaché à Polémon , changea de sentiment à l'occasion d' u ne grande maladieoù tomba Zenon. Il insistaitbeaucoupsurle dogme stoïcien, que le sage ne doit point juger par simple opi- nion. Persée, qui contredisait ce dogme, se servit de deux frères jumeaux, dont l'un vint lui confier un dépôt que l'autre vint lui redemander, et le tenant ainsi en suspens,

' Monime laid et grossier.

^ Nom iiiin femplt^ irUetculc Athènes. Pausanias, Voyage de l'At- li.|iip, cl). (8.

ARISTON. :î3T

il lui fit sentir son erreur. Il critiquait fort et haïssait Ar- césilas ; de sorte qu'un jour ayant vu un monstrueux taureau qui avait une matrice , il s'écria : « Hélas ! voilà pour Arcésilas un argument contre l'évidence \ » Un phi- losophe académicien lui soutint quil n'y avait rien de certain. Quoi ! dit-il, ne voyez-vous pas celui qui est assis à côté de vous? Non , répondit l'autre. Sur quoi Ariston reprit : Qui vous a ainsi aveuglé? qui vous a ôté l'usage des yeux - ?

On lui attribue les ouvrages suivants : deux livres d'Exhortations, des Dialogues sur la philosophie de Zenon, sept autres Dialogues décole, sept traités sur la Sagesse, des traités sur l'Amour, des commentaires sur la vaine Gloire , quinze livres de Commentaires , trois livres de r.hoses mémorables, onze livres de Chries, des traités contre les Orateurs , des traités contre les Répliques d'A- lexinus , trois traités contre les Dialecticiens , quatre li- vres de lettres à Cléanthe.

Panétius et Sosicrate disent qu'il n'y a que ces lettres ([ui soient de lui , et attribuent les autres ouvrages de ce catalogue à Ariston le péripatéticien.

Selon la voix commune, celui dont nous parlons, étant chauve, fut frappé d'un coup de soleil, ce qui lui causa la mort. C'est à quoi nous avons fait allusion dans ces vers choliambes ^ que nous avons composés à son sujet :

Pourquoi, vieux et chauve, Ariston, donnais-tu ta tête à rôtir au soleil? Eu cherchant j)lt]s de chaleur qu'il ne t'en faut, tu tombes, sans le vouloir, dans les glaçons de la mort.

Il y a eu un autre Ariston, natif d'Ioulis, philosophe j)éripatéticien; un troisième, musicien d'Athènes; un quatrième , poëte tragique ; un cinquième , du bourg d'Alsee , qui écrivit des systèmes de rhétorique; et un

Il fut le preiiiii.T qui soutint le pour ( t If contre. - Vers d'un poëte inconnu. Mcnarje. '' Sorte de vers iamhes.

29

X\H HERILLE.

sixième , à Alexandrie , et philosophe de la secte péri- patéticienne.

HERILLE.

Hérille de Carthage faisait consister dans la science la fin que l'on doit se proposer; c'est-à-dire, à vivre de telle sorte qu'on rapporte toutes ses actions au dessein de vivre avec science , de crainte qu'on ne s'ahrutisse dans l'ignorance. Il définissait la science une capacité d'ima- gination à recevoir les choses qui sont le sujet de la raison.

Quelquefois il doutait qu'il y eût de fin proprement dite, parcequ'elle change selon les circonstances et les actions; ce qu'il éclaircissait par la comparaison d'une certaine quantité de métal , qui peut aussi bien servir à faire une statue d'Alexandre qu'une de Socrate. Il disait qu'il y a de la différence entre la fin et ce qui n'est que fin subordonnée ; que tous ceux qui n'ont point la sagesse en partage tendent à la dernière, et que l'autre n'est re- cherchée que par les seuls sages. Il croyait encore que les choses qui tiennent le milieu entre le vice et la vertu sont indifférentes. Quant à ses ouvrages, il est vrai qu'ils sont fort courts, mais pleins de feu et de force contre Zenon, qu'il prend à tâche de contredire. On raconte qu'é- tant enfant, il était si chéri des uns et des autres , que Zenon, pour les écarter, fit couper les cheveux à Hérille; ce qui réussit au gré du philosophe. Ses œuvres sont in- titulées : de l'Exercice . des Passions , de l'Opinion , le Législateur, l'Accoucheur ' , Antipheron le Précepteur, le Faiseur de préparations, le Directeur , Mercure , Médée ; dialogues sur des Questions morales.

* Diaîogïies qui tioriaienl ce nom. N( iis avons conseï le mol dans la Vie de Platon , en meltanl Dialogues mœufiques.

I

DENYS. CLÉAMHt:. XV.)

DENIS

Denys, surnommé le Transfuge, établissait la volupté pour fin. Le goût pour ce système lui vint d'un accident aux yeux, mais si violent, que, n'en pouvant soutrrir l'excès, il se dépouilla du préjugé que la douleur est in- dififérente. Il était fils de Théophante et natif de la ville d'Héraclée. Dioclès dit qu'il fut premièrement disciple d'Héraclide son concitoyen, ensuite d'Alexinus, puis de Ménédème, et en dernier lieu de Zenon.

Il eut d'abord beaucoup d'amour pour les lettres , et s'appliqua à toutes sortes d'ouvrages de poésie, jusque qu'étant devenu partisan d'Aratus, il tâcha de l'imiter. Il renonça ensuite à Zenon, et se tourna du côté des phi- losophes cyrénaïques , dont il prit tellement les senti- ments , qu'il entrait publiquement dans les lieux de dé- bauche, et se vautrait, sous les yeux d'un chacun, dans le sein des voluptés. Étant octogénaire , il mourut à force de se passer de nourriture. On lui attribue les ou- vrages suivants : deux livres de l'Apathie , deux de l'Exer- cice , quatre de la Volupté. Les autres ont pour titres : de la Richesse, des Agréments, de la Douleur, de l'U- sage des hommes , du Bonheur, des anciens Rois, des Choses qu'on loue , des Mœurs étrangères.

Tels sont ceux qui ont fait classe à part , en s'éloignant des opinions des stoïciens. Zenon eut pour successeur Cléanthe , de qui nous avons maintenant à parler.

CLEANTHE.

Cléanthe , fils de Phanius , naquit dans la ville d'Asse, témoin Antisthène dans ses Successions. Sa première profession fut celle d'athlète. Il vint à Athènes, n'ayant, dit-on , que quatre drachmes pour tout bien. Il fit con-

:JW) CLEAMllE.

naissance avec Zenon , se donna tout entier à la philo- sophie , et persévéra toujours dans le même dessein. On a conservé le souvenir du courage avec lequel il sup- portait la peine , jusque que, contraint par la misère de servir comme domestique, il pompait la nuit de l'eau dans les jardins , et s'occupait le jour à l'étude ; ce qui lui attira le surnom de Puiscur d'eau. On raconte aussi qu'ap- pelé en justice pour rendre raison de ce qu'il faisait pour vivre et se porter si bien , il comparut avec le témoi- gnage du jardinier dont il arrosait le jardin, et que, l'ayant produit avec le certificat d'une marchande chez laquelle il blutait la farine , il fut renvoyé absous. A cette circonstance, on ajoute que les juges de l'aréopage, épris d'admiration , décrétèrent qu'il lui serait donné dix mines , mais que Zenon l'empêcha de les accepter. On dit aussi qu'Antigone lui en donna trois mille , et qu'un jour qu'il conduisait des jeunes gens à quelque spec- tacle, une bouffée de vent ayant levé son habit, il parut sans veste ; tellement que, touchés de son état, les Athé- niens, au rapport de Démétrius de Magnésie dans ses Synonymes , lui firent présent d'une veste de couleur de safran. L'histoire porte qu'Antigone son disciple lui de- manda pourquoi il pompait de l'eau, et s'il ne faisait rien de plus ; et qu'à cette question Cléanthe répondit : « Est-ce a que je ne bêche et n'arrose point la terre ? Ne fais-je pas (c tout au monde par amour pour la philosophie? » Ze- non lui-même l'exerçait à ces travaux, et voulait qu'il lui apportât chaque fois une obole de son salaire. En ayant rassemblé une assez grande quantité , il les montra à ses amis, et leur dit : « Cléanthe pourrait, s'il le voulait, « entretenir un autre Cléanthe, tandis que ceux qui ont u de quoi se nourrir cherchent à tirer d'autres les choses « nécessaires à la \ ie , quoiqu'ils ne s'appliquent que fai- « blement à la philosophie. » De vient qu'on lui donna le nom de second Ilernilc. Il avait beaucoup d'inclination |)our la science , et peu de capacité d'esprit , à laquelle

CLÉÂNTHE. 341

il suppléait par le travail et l'assiduité. l)e ce que dit Timon :

Quel est ce bélier qui se glisse partout dans la loule, cet hébété vieillard, le bourgeois d'Asso, ce grand parleur, {pil ressemble à un mortier V

11 endurait patiemment les risées de ses compagnons. Quelqu'un l'ayant appelé àiid , il convint qu'il était celui de Zenon , dont il pouvait seul porter le paquet. On lui faisait bonté de sa timidité. « C'est un heureux défaut , dit-il ; j'en commets moins de fautes. »

Il préférait sa pauvreté à lopulence. « Les riches , di- « sait- il , jouent à la boule ; mais moi j'ôte à la terre sa « dureté et sa stérilité à force de travail. » 11 lui arrivait quelquefois, en bêchant, de parler en lui-même. Ariston le prit un jour sur le fait, et lui demanda : Qui grondez- vous? Il se mit à rire, et répondit : Je murmure contre un vieillard qui , quoique chauve , manque de bon sens. Quelqu'un trouvait mauvais qu'Arcésilas négligeât les devoirs de la vie. a Taisez-vous, dit Cléanthe , et ne mé- « prisez pas ce philosophe. Quoiqu il anéantisse par ses « discours les devoirs de la vie , il les établit par ses ac- « lions. Je n'aime pas les flatteurs, » interrompit Ar- césilas. « Aussi n'est-ce pas, reprit Cléanthe, vous flatter (( que de dire que vos actions et vos discours se contre- (( disent. » Quelqu'un le pria de lui apprendre quel pré- cepte il devait le plus souvent inculquera son fils. Celui, dit-il , qu'exprime ce vers d'Electre : « Silence ! va dou- cement. » Ln Lacédémonien lui vantait le travail comme un bien. Mon cher lils, lui répondit-il avec transport, je vois que tu es d'un sang généreux. Hécaton , dans son traité des Usages , rapporte qu'un jeune garçon d'assez bonne mine lui tint ce raisonnement : Si celui qui se donne un coup au ventre est dit se frapper cette partie (lu corps , ne sera-t-il pas dit se donner un coup à la hanche >'il se frappe à cet endroit ? Jeune homme, lui dit Cléanthe,

2'J.

U'2 CLÉÂiNTHE.

garde cela pour toi ; mais sache que les termes analo- gues ne désignent pas toujours des choses ni des actions analogues. Quelque autre garçon discourait en sa pré- sence. Il lui demanda s'il avait du sentiment. «Oui, » dit l'autre. « Et comment donc se fait-il, répliqua C'iéanthe, que je ne sente pas que tu en aies? » Un jour Sosithée le poëte déclama contre lui sur le théâtre en ces termes : « Ceux que la folie de Cléanthe mène comme des haufs; » mais quoiqu'il fût présent, il ne perdit point contenance. Les spectateurs applaudirent à son sang-froid, et chas- sèrent le déclamateur. Celui-ci s'étant ensuite repenti de l'avoir injurié, Cléanthe l'excusa, et dit qu'il ne lui conviendrait pas de conserver du ressentiment pour une petite injure , tandis que Bacchus et Hercule ne s'irritent pas des insultes que leur font les poètes.

Il comparait les péripatéticiens aux instruments de mu- sique, qui rendent des sons agréables , mais ne s'enten- dent pas eux-mêmes. On raconte qu'ayant un jour avancé l'opinion de Zenon , qui soutient que l'on peut juger des mœurs par la physionomie, quelques jeunes gens d'hu- meur bouffonne lui amenèrent un campagnard libertin (jui avait les marques d'un homme endurci aux travaux de la campagne , et prièrent Cléanthe de leur apprendre quel était son caractère. Il hésita quelque temps , et or- donna au personnage de se retirer. Cet homme , en tour- nant le dos , commença à éternuer ; sur quoi Cléanthe dit : Je suis au fait de ses mœurs ; il est dévoué à la mol- lesse. Un homme s'entretenait en lui-même. Tu parles, lui dit-il , à quelqu'un qui n'est pas mauvais. Un autre lu i reprochant de ce qu'à un âge si avancé il ne finissait pas ses jours : « J'en ai bien la pensée , répondit-il , mais lorsque je considère que je me porte bien à tous égards, (jue je puis lire, que je suis en état d'écrire, je change d'avis. » On rapporte que, faute d'avoir de quoi acheter fin papier, il couchait par écrit sur des crânes et des os de bœuf tout ce qu'il entendait dire à Zenon. Cette ma-

CLEANTHE. 313

iiière de vivre lui acquittant d'estime , que , quoique Zenon eut quantité d'autres disciples de mérite , il fut celui qu'il choisit pour lui succéder.

Il a laissé d'excellents ouvrages, dont voici le catalogue : du Temps, deux livres sur la Physiologie de Zenon, quatre livres d'Explications d'Heraclite, du Sentiment, de l'Art, contre Démocrite , contre Aristarque, contre Hérille ; deux livres des Penchants; de l'Antiquité ; un Traité des Dieux, des Géants, des Noces , du Poëte ; trois livres des Devoirs, des bons Conseils, des Agréments; un ouvrage d'Exhortation , des Vertus, du bon Naturel, sur Gorgippe , de l'Envie, de l'Amour, delà Liberté, de l'Art d'aimer, de l'Honneur, de la Gloire, le Politique, des Conseils , des Lois , des Jugements , de l'Éducation ; trois livres du Discours, de la Fin, de l'Honnête, des Actions , de la Science , de la Royauté , de l'Amitié , des Repas ; un ouvrage sur ce que la vertu des hommes et des femmes est la même ; un autre sur ce que le Sage doit s'appliquer à enseigner ; un autre de discours in- titulés Chries; deux livres de l'Usage, de la Volupté, des Choses propres , des Choses ambiguës, de la Dialec- tique , des Modes, du Discours, des Prédicaments. Voilà ses œuvres.

U mourut de cette manière : ayant la gencive enflée et pourrie, les médecins lui prescrivirent une abstinence de toute nourriture pendant deux jours , ce qui lui pro- cura un si grand soulagement , que les médecins , étant revenus au bout de ce temps-là , lui permirent de vivre comme à son ordinaire. Il refusa de suivre leur avis, sous prétexte qu'il avait déjà fourni toute sa carrière ; de sorte qu'il mourut volontairement d'inanition au même âge que Zenon , disent quelques uns, et après avoir pris dix-neuf ans les leçons de ce philosopher Voici des vers <i<» notre façon à son sujet :

J adiiiuc ia condiiile (1c (lU-anilic : mais ]o loup encore plu.-> Ja

•.m SPH.ERUS.

mort qui, \o\anl ce vieillard accablé d'aunées, Iranelia le fil de scvs JOUIS, et voulut que celui qui avait tant puisé d'eau daus cette vie. se reposât daus l'autie.

SPIiiïlRUS.

Sphaerus du Bosphore fut, comme nous l'avons dit, dis- ciple de Cléanthe, après avoir été celui de Zenon. Ayant lait des progrès dans l'étude , il se rendit à Alexandrie auprès de Ptolomée Philopator. Un jour que la conver- sation tomba sur la question si le sage doit juger des choses par simple opinion, Sphaerus décida négativement. Le roi , pour le convaincre de son erreur, ordonna qu'on lui présentât des grenades de cire moulée. Sphœrus les prit pour du fruit naturel; sur quoi le roi s'écria qu'il s'était trompé dans son jugement. Sphœrus répondit sur- le-champ et fort à propos qu'il n'avait pas jugé décisive- ment, mais probablement, que ce fussent des grenades ; et qu'il y a de la différence entre une idée qu'on admet positivement, et une autre qu'on reçoit comme probable. Mnésistrate le reprenait de ce qu'il n'attribuait point à Ptolomée la qualité de roi : « Aussi ne l'est-il pas, dit-il, (( en tant quil règne , mais en tant qu'il est Ptolomée , « aimant la sagesse. »

On a de lui les ouvrages suivants : deux livres du Monde , des Éléments de la semence, de la Fortune, des plus petites Choses, contre les Atomes et les Simulacres, des Sens, des cinq Dissertations d'Heraclite, de la Morale, des Devoirs , des Penchants; deux livres des Passions: des Dissertations , de la Royauté , de la République de Lacédémone; trois livres sur Lycurgue et Socrate ; de la Loi, de la Divination; des dialogues d'Amour; des Phi- losophes érétriens ; des Similitudes, des Définitions, de l'Habitude; trois livres des Choses sujettes à contradic- lion; du Discours, de l'Opulence, de la Cloire, de la

CHRYSIPPE. :1V5

Mort ; deux livres sur le système de la Dialectique , des Prédicanients, des Ambiguïtés, des Lettres.

CHRYSIPPE.

Chrysippe, tils d'Apollonius, naquit à Soles, ou à Tarse , selon Alexandre dans ses Successions. Il s'exerça au combat de la lance avant qu'il ne devint disciple de Zenon ou de Cléantbe , qu'il quitta lorsqu'il vivait encore, assurent Dioclès et plusieurs autres. Il ne fut pas un des médiocres philosophes. Il avait beaucoup de génie , l'es- prit si délié et si subtil en tout genre , qu'en plusieurs choses il s'écartait de l'avis , non-seulement de Zenon , mais de Cléanthe même , à qui il disait souvent qu'il n'a- vait besoin que d'être instruit de ses principes , et que pour les preuves il saurait bien les trouver lui-même. Ce- pendant il ne laissait pas que de se dépiter lorsqu'il dis- putait contre lui, jusqu'à dire fréquemment qu'il était heureux à tous égards, excepté en ce qui regardait Cléanthe. Il était si bon dialecticien , et si estimé de tout le monde pour sa science , que bien des gens disaient que si les dieux faisaient usage de la dialectique , ils ne pou- vaient se servir que de celle de Chrysippe. Au reste , quoiqu'il fût extrêmement fécond en subtilités , il ne parut pas aussi habile sur la diction que sur les choses. Personne ne l'égalait pour la constance et l'assiduité au travail , témoin ses ouvrages , qui sont au nombre de sept cent cinq volumes. Mais la raison de cette multitude de productions est qu'il traitait plusieurs fois le même sujet, qu'il mettait par écrit tout ce qui lui venait dans la pensée, qu'il retouchait souvent ce qu'il avait fini , et qu'il farcis- sait ses compositions d'une infinité de preuves. Il avait tellement pris cette habitude , qu'il transcrivit presque tout entière la Médée d'Euripide dans quelques opuscu- les ; jusque que quelqu'un , qui avait cet ouvrage entre

:ii6 CHKYSIPPE.

les mains, et à qui un autre demandait ce qu'il conte- nait, répondit que c'était la Médée de Chrysippe. De vient aussi qu'ApoUodore l'Athénien , dans sa Collection (les dogmes philosophiques , voulant prouver que quoi- que Épicureait enfanté ses ouvrages sans puiser dans les sources des autres, ses livres sont beaucoup plus nom- breux que ceux de Chrysippe , dit que si on ôtait des écrits de celui-ci ce qui appartient à autrui , il ne reste- rait que le papier vide. Tels sont les termes dans lesquels s'exprime Apollodore à cette occasion. Dioclès rapporte qu'une vieille femme, qui était auprès de Chrysippe, disait qu'ordinairement il écrivait cinq cents versets par jour. Hécaton assure qu'il ne s'avisa de s'appliquer à la philosophie que parceque ses biens avaient été confis- qués au profit du roi. Il avait la complexion délicate et la taille fort courte , comme il paraît par sa statue dans la place Céramique , et qui est presque cachée par une autre statue équestre , placée près de ; ce qui donna occasion à Carnéade de l'appeler Crijj)sippe au lieu de Chrysippe '. On lui reprochait qu'il n'allait pas aux le- çons d'Ariston, qui avait un grand nombre de disciples. « Si j'avais pris garde au grand nombre , répondit-il , je ne me serais pas adonné à la philosophie. » Un dialecti- cien obsédait Cléanthe, et lui proposait des sophismes. « Cessez, lui dit Chrysippe , de détourner ce sage vieillard de choses plus importantes , et gardez vos raisonnements pour nous , qui sommes plus jeunes. » Un jour qu'il était seul avec quelqu'un à parler tranquillement sur quelque sujet, d'autres s'approchèrent et se mêlèrent de la con- versation. Chrysippe, s'apercevant que celui qui lui par- lait commençait à s'échauflfer dans la dispute, lui dit: (( Ah ! frère , je vois que ton visage se trouble. Quitte promptement cette fureur , et donne-toi le temps de

' L'njpsippe veut dire caché pir un cheval , et Chrysippe siëiiitie \\\ chpval d'or.

CHRYSIPPE. rn

penser raisonnablement. » Il était fort tranquille lors- (jiril était à boire , excepté qu'il remuait les jambes; de sorte que sa servante disait qu'il n'y avait que les jambes deCbrysippequi fussent ivres, il avait une si baute opi- nion de lui-même , que quelqu'un lui ayant demandé à qui il confierait son fils , il répondit : « A moi. Car si je savais que quelqu'un me surpassât en science, j'irais dès ce moment étudier sous lui la philosophie. » Aussi lui appliqua-t-on ces paroles : «Celui-là seul a des lu- mières ; les autres ne font que s'agiter comme des om- bres '. » On disait aussi de Uii que s'il n'y avait point de Chrysippe, il n'y aurait plus d'école au Portique. Enfin, Sotion. dans le huitième livre de ses Successions, re- marque que lorsqu'Arcésilas et Lacydes vinrent à l'aca- démie , il se joignit à eux dans l'étude de la philosophie , et que ce fut ce qui lui donna lieu d'écrire contre la cou- tume et celle qu'il avait suivie dans ses ouvrages , en se servant des arguments des académiciens sur les gran- deurs et les quantités -.

Hermippe dit que Chrysippe, étant occupé dans le col- lège Odéen , fut appelé par ses disciples pour assister au sacrifice , et qu'ayant bu du vin doux pur, il lui prit un vertige, dont les suites lui causèrent la mort cinq jours après, 11 mourut âgé de soixante-treize ans , dans la cent (juarante-troisième olympiade , selon Apollodore dans ses ('lironit^ucs. Nous lui avons composé cette épigramme :

Alléché parle vin. (Chrysippe en boit jusqu'à ce que la tète lui louine 11 ne se soucie plus ni du Portique, ni de sa patrie, ni de sa \ie ; il abandonne tout pour courir au séjour des morts.

Il y en a qui prétendent qu'il mourut à force d'avoir trop ri : voici à propos de quoi. Ayant vu un âne manger ses figues, il dit à la vieille femme qui demeurait avec

^ Vers d'Homère sur Tiiésiàs.

^ C>st-à-Jire qu'il combattit ses principe^ et l'évitlence dos spn>. Kidi-

348 CHrU'SIPPE.

lui, qu'il fallait donner à l'animal du vin pur à boire ; et (jue là-dessus il éclata si fort de rire qu'il en rendit l'es- prit. Il paraît que le mépris faisait partie de son caractère, puisque d'un si grand nombre d'ouvrages écrits de sa main, il n'en dédia pas un seul à aucun prince. 11 ne se plaisait qu'avec sa vieille , dit Démétrius dans ses Syno- mjmcs. Ptolomée ayant écrit à Cléanthe de venir lui- même le voir, ou du moins de lui envoyer quelque au- tre , Sphaerus s'y rendit ; mais Chrysippe refusa d'y aller. Démétrius ajoute qu'après avoir mandé auprès de lui les fils de sa sœur, Aristocréon ( t Philocrate, il les instruisit ; et qu'ensuite sétant attiré des disciples , il fut le premier qui s'enhardit à enseigner en plein air dans le lycée.

Il y a eu un autre Chrysippe de Cnide , médecin de profession , et de qui Érasistrate avoue avoir appris beau- coup de choses. Un second Chrysippe fut le fils de celui- ci , médecin de Ptolomée , et qui , par une calomnie, fut fouetté et mis à mort; un troisième fut disciple d'Éra- sistrate , et le quatrième écrivit sur les occupations de la campagne.

Le philosophe dont nous parlons avait coutume de se servir de ces sortes de raisonnements : Celui qui commu- nique les mystères à des gens qui ne sont pas initiés estun impie : or, celui qui préside aux mystères les communique à des personnes non initiées; donc celui qui préside aux mystères est un impie. Ce qui n'est pas dans la ville n'est point dans la maison : or il n'y a point de puits dans la ville; donc il n'y en a pas dans la maison. S'il y a quel- que part une tête , vous ne l'avez point : or il y a quelque part une tête que vous n'avez point ; donc vous n'avez point de tête. Si quelqu'un esta Mégare , il n'est point à Athènes : or l'homme est à Mégare ; donc il n'y a point d'homme à Athènes ; et , au contraire , s'il est à Athènes, il n'est point à Mégare. Si vous dites quelque chose , cela vous passe parla bouche : or vous parlez d'un chariot; ainsi un chariot vous passe par la bouche. Ce que vous

CHRYSIPPE. .'Vi9

n'avez pas jeté , vous l'avez : or vous n'avez pas jeté des cornes ; donc vous avez des cornes. D'autres attribuent cet argument à Eubulide.

Certains auteurs condamnent Chrysippe comme ayant mis au jour plusieurs ouvrages honteux et obscènes. Ils citent celui sur les anciens Physiciens , il se trouve une pièce d'environ six cents versets, contenant une fiction sur Jupiter et Junon , mais qui renferme des choses qui ne peuvent sortir que d'une bouche impudique. Ils ajoutent que , malgré l'obscénité de cette histoire , il la prôna comme une histoire physique, quoiqu'elle con- vienne bien moins aux dieux qu'à des lieux de débauche. Aussi ceux qui ont parlé des Tablettes n'en ont point fait usage , pas même Polémon , ni Hypsicrate , ni Anti- gène ; mais c'est une fiction de Chrysippe. Dans son livre de Idi République, i\ ne se déclare pas contre les mariages entre père et fille , entre mère et fils ; il ne les approuve pas moins ouvertement dès le commencement de son traité sur les Choses qui ne sont point préférables par elles- mêmes. Dans son troisième livre du Droit , ouvrage d'en- viron mille versets , il veut qu'on mange les corps morts. On allègue encore contre lui ce qu'il avance dans le deuxième livre de son ouvrage sur les biens et l'abon- dance , il examine comment et pourquoi le sage doit chercher son profit : que si c'est pour la vie même , il est indifférent de quelle manière il vive ; que si c'est pour la volupté , il n'importe pas qu'il en jouisse ou non ; que si c'est pour la vertu , elle lui suffit seule pour le rendre heureux. Il traite du dernier ridicule les gains que l'on fait, soit en recevant des présents de la main des princes, parcequ'ils obligent à ramper devant eux, soit en obte- nant des bienfaits de ses amis , parcequ'ils changent l'a- mitié en commerce d'intérêt, soit en recueillant du fruit de la sagesse, parcequ'elle devient mercenaire. Tels sont les points contre lesquels on se récrie

Mais comme les ouvrages de Chrysippe sont fort célè-

50

350 CHRYS!F>PE.

bres , j'ai cru en devoir placer ici le catalogue , en les rangeant suivant leurs différentes classes. Propositions sur la logique : que les matières de logique sont du nom- bre des recherches d'un philosophe. Six traités sur les définitions de la dialectique, à Métrodore. Un traité des noms suivant la dialectique, à Zenon. Un traité sur l'art de la dialectique, à Aristagoras. Quatre de propositions conjointes qui sont vraisemblables, à Dioscoride. De la logique concernant les choses. Première roUectiun : Un traité des propositions. Un de celles qui ne sont point simples. Deux de ce qui est composé, à Athénade. Trois des négations, à Aristagoras. Un des choses qui peuvent être prédicaments, à Athénodore. Deux de celles qui se disent privativement. Un à Théarus. Trois des meilleures propositions, à Dion. Quatre de la différence des temps indéfinis. Deux des choses qui se disent relativement à certains temps. Deux des propositions parfaites. Seconde collection: Un traité des choses vraies, exprimées dis- jonctivement, à Gorgippide. Quatre des choses vraies, exprimées conjonctivement, au même. Un de la distinc- tion, au même. Un touchant ce qui est par conséquence. Un des choses ternaires, aussi à Gorgippide. Quatre des choses possibles, à Cliton. Un sur les significations des mots, par Philon. Un sur ce qu'il faut regarder comme faux. Troisième collection : Deux traités des préceptes. Deux d'interrogations. Quatre de réponses. Un abrégé d'interrogations. Un autre de réponses. Deux livres de demandes, et deux de solutions. Quatrième collection : Dix traités de prédicaments, à Métrodore. Un des cas de déclinaison droits et obliques, à Philarque. Un des con- jonctions, à Apollonide. Quatre des prédicaments, à Pa- sylus. Cinquième collection : \]n traité des cinq cas de dé- clinaison. Un des cas définis énoncés suivant le sujet. Un d'appellatifs. Deux de subinsinuation, à Stésagoras. Des règles de logique par rapport aux mots et au dis- cours. Première collection : Six traités d'expressions au

CHRYSIPPE. 351

singulier et au pluriel. Cinq d'expressions, à Sosigène et Alexandre. Quatre d'anomalies d'expressions, à Dion. Trois de syllogismes sorites, considérés par rapport aux mots. Un de solécismes. Un de discours solécisants, à Denys. Un de la diction, à Denys. Seconde collection- Cinq traités d'éléments du discours, et de choses qui sont le sujet du discours. Quatre de la construction du discours. Trois de la construction et des éléments du discours, à Philippe. Un des éléments du discours, à Nicias. Un des choses qu'on dit relativement à d'autres. Iroisième col- lection: Deux traités contre ceux qui ne font point usage delà division. Quatre d'ambiguïtés, à Apolla. Un des fi- gures équivoques. Deux des figures équivoques conjoin- tes. Deux sur ce que Panthoëde a écrit des équivoques. Cinq traités d'introduction aux ambiguïtés. Un abrégé d'équivoques, à Épicrate. Deux de choses réunies, ser- vant d'introduction à la matière des équivoques. Collec- tions sur les discours et figures de logique. Première col- lection : Cinq traités sur l'art des discours et des modes, à Dioscoride. Trois des discours. Deux de la constitution des figures, à Stésagoras. Un d'assemblage de proposi- tions figurées. Un traité de discours conjoints et récipro- ques. Un à Agathon, ou des problèmes conséquents. Un de conclusions, à Aristagoras, Un sur ce qu'un même discours peut être diversement tourné par le moyen des figures. Deux sur les difficultés qu'on oppose à ce qu'un même discours puisse être exprimé par syllogisme et sans syllogisme. Trois sur ce qu'on objecte touchant les solu- tions des syllogismes. Un àTimocrate, sur ce que Philon a écrit des figures. Deux de logique composée , à Timo- crate et Philomathe. Un des discours et des figures. Deuxième collection : Un traité à Zenon sur les discours concluants. Un au même sur les syllogismes qu'on nomme premiers, et qui ne sont pas démonstratifs. Un sur l'ana- lyses des syllogismes. Deux des discours trompeurs, à Pasvlus. Un de considérations sur les syllogismes, c'est-à-

3ry2 CHUYSIPPE.

dire syllogismes introductifs, à Zenon. Cinq des syllo- gismes dont les figures sont fausses. Un d'analyses de discours syllogistiques dans les choses manque la dé- monstration ; savoir, questions figurées, à Zenon et Plii- lomatlie; mais ce dernier ouvrage passe pour supposé. Troisième coUeclion : Un traité des discours incidents, à Athénade, ouvrage supposé. Trois de discours incidents vers le milieu, ouvrage supposé de même. Un traité con- tre les disjonctifs d'Aménius. Qualrième roUect ion :lroïS traités de questions politiques, à Méléagre. Un traité de discours hypothétiques sur les lois, au même. Deux trai- tés de discours hypothétiques pour servir d'introduction. Deux autres de discours, contenant des considérations hypothétiques. Deux traités de résolutions d'hypothéti- ques d'Hédyllus. Trois traités de résolutions d'hypothéti- ques d'Alexandre ; ouvrage supposé. Deux traités d'expo- sitions , à Laodamas. Cinquième collection : Un traité d'introduction à ce qui est faux , à Aristocréon. Un de discours faux pour introduction, au même. Six traités du faux, au même. Siœième collection : Un traité contre ceux qui croient qu'il n'y a pas de différence entre le vrai et le faux. Deux contre ceux qui développent les discours faux en les coupant, à Aristrocréon. Un traité l'on démontre qu'il ne faut point partager les infinis. Trois pour réfuter les difficultés contre l'opinion qu'il ne faut point diviser les infinis, à Pasylus. Un traité des so- lutions suivant les anciens, à Dioscoride. Trois de la so- lution de ce qui est faux, à Aristocréon. Un traité de la solution des hypothétiques d'IIédylle, à Aristocréon et ApoUa. Septième collection: Un traité contre ceux qui di- sent qu'un discours faux suppose desassomptions fausses. Deux de la négation, à Aristocréon. Un contenant des discours négatifs pour s'exercer. Deux des discours sur les opinions, et des arguments arrêtants, à Onétor. Deux d(3s arguments cachés, à Athénade. Huitième collection: Huit traités de l'argument intitulé Personne, ii Ménécrate.

CHU\SlH>t. 353

Deux des discours composés de choses définies et de choses indéfinies, à Pasylus. Un de l'argument intitulé Personne, à Épicrate. ycuviéme colle c lion : Deux traités des sophismes, à Héraclide et Pollis. Cinq des discours ambigus de dialectique, à Dioscoride. Un contre l'art d'Arcésilas, à Spha^rus. Dixième collection . Six traités contre l'usage, à Métrodore. Sept sur l'usage, à Gorgip- pide. Articles de la logique, différents des quatre chefs généraux dont on a parlé, et qui contiennent diverses questions de logique qui ne sont pas réduites en corps. Trente-neuf traités de questions particularisées. En tout, les ouvrages de Chrysippe sur la logique se montent à trois cent onze volumes.

Ses ouvrages de morale, qui roulent sur la manière de rectifier les notions morales, contiennent ce qui suit : Première collection ; Un traité de la description du dis- cours, à Théospore. Un traité de questions morales. Trois d'assomptions vraisemblables pour des opinions, à Phi- lomathe. Deux de définitions selon des gens civilisés, à Métrodore. Deux de définitions selon des gens rustiques, au même. Sept de définitions selon leurs genres , au même. Deux des définitions suivant d'autres systèmes, au même. Deuxième collection : Trois traités des choses semblables, à Aristoclée. Sept des définitions, à Métro- dore. Troisième collection : Sept traités des difficultés qu'on fait mal à propos contre les définitions, à Laoda- mas. Deux de choses vraisemblables sur les définitions,.! Dioscoride. Deux des genres et des espèces, à Gorgippide. Un des distinctions. Deux des choses contraires, à Denys. (îhoses vraisemblables sur les distinctions, les genres et les espèces. Un traité des choses contraires. Quatrième collection : Sept traités de l'étymologie, à Diodes; quatre autres traités, au même. Cinquième collection . Deux trai- tés des proverbes, à Zénudote. Un des poëmes, à Philo- mathe. Deux de la manière dont il faut écouter les poè- mes. Un contre les critiques, à Diodore. De la morale,

35> CHKYSIPPE.

considérée par rapport aux notions communes, aux sys- tèmes, et aux vertus qui en résultent. Culleriion pre- mière : L'n traité contre les peintures, à Timonacte. Lii sur la manière dont nous parlons et pensons. Deux des notions, à Laodamas. Deux de l'opinion, à Pythonacte. Un traité pour prouver que le sage ne doit point juger par opinion. Quatre de la compréhension, de la science et de l'ignorance. Deux du discours. De l'usage du dis- cours, à Leptena. Deuxième collection: Deux traités pour prouver que les anciens ont jugé de la dialectique par démonstration, à Zenon. Quatre de la dialectique, à Aris- tocréon. Trois des choses qu'on oppose aux dialecticiens. Quatre de la rhétorique, à Dioscoride. Troisième colle<- lioa : Trois traités de l'habitude, à Cléon. Quatre de l'art et du défaut de l'art, à Aristocréon. Quatre de la diffé- rence des vertus, à Diodore. Un pour faire voir que les vertus sont des qualités. Deux des vertus, à Pollis. De la morale par rapport aux biens et aux maux. Première col- lection : Dix traités de l'honnête et de la volupté, à Aris- tocréon. Quatre pour prouver que la volupté n'est point la fin qu'il faut se proposer. Quatre pour prouver que la volupté n'est pas un bien. Des choses qu'on dit '.

' Le reste de ce catalogue manque. Voyez dji.s Ménage |jlusieurs litres d'ouvrages de ChryMppe, qui sont recueillis d'ailleurs. Au reste, il faut remarquer sur tout ce catalogue que si quelques uns de ces titres ne sont peut-être pas rendus exactement , c'est que le sens des termes grecs n'est pas toujours clair.

LIVRE VIN.

PYTHAGORE.

Après avoir parlé de la philosophie ionique, qui dut son commencement à Thaïes, et des hommes célèhres qu'elle a produits, venons à la secte italique, dont Pytha- gore fut le fondateur. Hermippe le dit fils de Mnésarque , graveur de cachets ; Aristoxène le fait naître Tyrrhénien, dans l'une des îles dont les Athéniens se mirent en pos- session lorsqu'ils en eurent chassé les Tyrrhéniens ; quel- ques uns lui donnent Marmacus pour père ; pour aïeul, Hippasus, fils d'Eutyphron ; et pour bisaïeul , Cléonyme , fugitif de Phlionte. Ils ajoutent que Marmacus demeu- rait à Samos ; que, pour cette raison, Pythagore fut sur- nommé Samien; qu'étant venu de à Lesbos, Zoïle, son oncle paternel , le recommanda à Phérécyde ; qu'il y fa- briqua trois coupes d'argent , et qu'il en fit présent à chacun des trois prêtres d'Egypte. Il eut des frères, doiil l'aîné se nommait Eunome, et le puîné Tyrrhénus; son domestique s'appelait Zamolxis, auquel, dit Hérodote, sa- crifient les Gètes, dans la supposition qu'il est Saturne.

Pythagore fut donc disciple de Phérécyde de Syros , après la mort duquel il se rendit à Samos , et y étudia sous Hermod amante , déjà avancé en âge , et neveu de Créophile. Jeune et plein d envie de s'instruire , Pytha- gore quitta sa patrie, et se fit initier à tous les mystères, tant de la religion des Grecs que des religions étrangè- res. Il passa enfin en Egypte, muni de lettres de recom- mandation que Polycrate lui donna pour Amasis. Anti- phon , dans l'ouvrage il parle de ceux qui se sont

356 PVTHAGOHE.

distingués par la vertu, rapporte qu'il apprit la langue égyptienne, et fréquenta beaucoup les Chaldéens. Étant en Crète avec Épiménide , il descendit dans la caverne du mont Ida ; et après être entré dans les sanctuaires des temples d'Egypte, il s'instruisit des choses les plus secrètes de la religion, il revint à Samos, qu'il trouva op- primée par Polycrate. Il en sortit pour aller se fixer à Crotone en Italie, il donna des lois aux Italiotes '. 11 se chargea du maniement des alîaires publiques, qu'il ad- ministra conjointement avec ses disciples, qui étaient au nombre de trois cents, ou à peu près ; mais avec tant de sagesse, qu'on pouvait avec justice regarder leur gou- vernement comme une véritable aristocratie.

Héraclide du Pont rapporte que Pythagore disait ordi- nairement qu'autrefois il fut ^Ethalide, et qu'on le crut fils de Mercure; que Mercure lui ayant promis de lui accorder la grâce qu'il souhaiterait, hormis celle d'être immortel, il lui demanda le don de conserver la mémoire de tout ce qui lui arriverait pendant sa vie et après sa mort ; qu'effectivement il se rappelait toutes les choses qui s'é- taient passées pendant son séjour sur la terre, et qu'il se réservait ce don de souvenir pour l'autre monde ; que , quelque temps après l'octroi de cette faveur, il anima le corps d'Euphorbe, lequel publia qu'un jour il devint iïlthalide ; qu'il obtint de Mercure que son ame voltigerait perpétuellement de côté et d'autre ; qu'elle s'insinuerait dans tels arbres ou animaux qu'il lui plairait; qu'elle avait éprouvé tous les tourments qu'on endure aux enfers, et les supplices des autres âmes détenues dans ce lieu. A ce détail Pythagore ajoutait qu'Euphorbe étant mort, son ame passa dans Hermotime, qui, pour persuader la chose, vint à Branchide, où, étant entré dans le temple d'Apol- lon, il montra le bouclier qu'y suspendit Ménélas; que ce fut à son retour de Troie quil consacra à ce dieu le bou-

' Jlibitantsdos pays ([u'on appelait la (/ronfle Grèce.

PYTHAGOKE.

clier, déjà tout pourri, et dont le temps n'avait épargné que la face d'ivoire; qu'après le décès d'Hermotime, il revêtit le personnage de Pyrrhus, pêcheur de Délos; que lui, Pythagore, avait présent à l'esprit tout ce qui s'était fait dans ces différentes métamorphoses; c'est-à-dire qu'en premier lieu il avait été .Ethalide , en second lieu Euphorbe , en troisième lieu Hermotime , en quatrième lieu Pythagore ; et qu'enfin il avait la mémoire récente de tout ce qu'on vient de dire.

Il y en a qui prétendent que Pythagore n'a rien écrit: mais ils se trompent grossièrement, n'eùt-on d'autre ga- rant qu'Héraclide le physicien. Il déclare ouvertement que Pythagore, fils deMnésarque, s'est plus que personne exercé à l'histoire, et qu'ayant fait un choix des écrits de ce genre, il a donné des marques de science, de pro- fonde érudition, et fourni des modèles de l'art d'écrire. Héraclide s'exprimait en ces termes, parceque, dans l'exorde de son Traité de phyê^iqvc, Pythagore se sert de ces expressions : Par V air que je respire, par l'eau que je bois, je ne souffrirai pas qu'on méprise celte science. On attribue trois ouvrages à ce philosophe : un de l'Institu- tion, un de la Politique , et un de la Physique; mais ce qu'on lui donne appartient à Lysis de Tarente, philoso- phe pythagoricien, qui, s'étant réfugié à Thèbes,fut pré- cepteur d'Épaminondas. Héraclide, fils de Sérapion , dit , dans VAbré(jéde Sotion, que Pythagore composa premiè- rement un poëme sur l'Univers ; ensuite un discours des Mystères , qui commence par ces mots : « Jeunes gens , respectez en silence ces choses saintes ; » en troisième lieu, un traité sur VAnie ; en quatrième lieu, un sur la Piété; en cinquième lieu, un autre qui a pour titre : Hé- lothale,pêre d' Èpicharme de Co ; en sixième lieu, un ou- vrage intitulé Crotone, et d'autres. Quant au Discours mystique , on le donne à Hippasus, qui le composa exprès pour décrier Pythagore. Il y a encore plusieurs ouvrages d'Aston de Crotone qui ont couru sous le nom du même

3.38 PYTHAGOKi:.

l)hilosL>|)he. Aiistoxène assure que Pytbagoie est redeva- ble de la plupart de ses dogmes de morale à Thémistoclée, prêtresse de Delphes. Ion de Chio , dans ses Triagmrs ', dit qu'ayant fait un poëme,il l'attribua à Orphée. Ou veut aussi qu'il soit l'auteur d'un ouvrage intitulé C'o/ - sidérations , et qui commence par ces mots : « N'offense personne ! »

Sosicrate , dans ses Succcss'ons , dit que Pythagore , interrogé par Léonte, tyran de Phliasie, qui il était, lui répondit: Je suis philosophe; et qu'il ajouta que la vie ressemblait aux solennités des jeux publics, s'assem- blaient diverses.sortes de personnes, les unes pour dispu- ter le prix, les autres pour y commercer, d'autres pour être spectateurs et pour réformer leurs mœurs, en quoi ils sont les plus louables : qu'il en est de même de la vie ; que ceux-ci naissent pour être esclaves de la gloire, ceux- des richesses qu'ils convoitent, et d'autres qui, n'ayant d'ardeur que pour la vérité, embrassent la philosophie. Ainsi parle Sosicrate; mais dans les trois opuscules dont nous avons fait mention, ce propos est attribué à Pytha- gore, comme l'ayant dit en général. Il désapprouvait les prières que l'on adressait aux dieux pour soi-même en particulier, à cause de l'ignorance l'on est de ce qui est utile. Il appelle l'ivresse un mal causé à l'e.<pril. Il blâmait tout excès, et disait qu'il ne faut ni excéder dans le travail, ni passer les bornes dans les aliments. QuanI à l'amour, il en permettait l'usage en hiver, le défendait absolument en été, et consentait qu'on s'y livrât, mais fort peu, en automne et au printemps. Néanmoins il s'ex- pliquait sur le tout qu'il n'y avait aucune saison dans laquelle cette passion ne fût nuisible à la santé, jusque (pi'ayant été forcé de dire son sentiment sur le temps qu'il croyait le plus propre à satisfaire cette passion, il

* Ouvrase ainsi noniriié de ce que le sujet sur loqtiel il roule est (l< piouvcr (|ne toutes choses sont composées de trois. Ménnije.

PYTHÂGORE. 359

répondit : Celui vous formerez le dessein de vous caerver.

Il partageait de cette manière les différents temps de la vie. Il donnait vingt ans à l'enfance, vingt à l'adolescence, vingt à la jeunesse, et autant à la vieillesse, ces différents âges correspondant aux saisons , l'enfance au printemps, l'adolescence à l'été, la jeunesse à l'automne, la vieil- lesse à l'hiver. Par V adolescence Pythagore entendait l'âge de puberté, et l'âge viril par Xa jeunesse. Selon Timée, il fut le premier qui avança que les amis doivent avoir tou- cs choses communes, et qui dépeignit l'amitié une éga- lilé de biens et de sentiments. Conformément au principe du philosophe , ses disciples se dépouillaient de la pro- priété de leurs biens , mettaient leurs facultés en masse, et s'en faisaient une fortune à laquelle chacun avait part avec autant de droit l'un que l'autre. Il fallait qu'ils ob- servassent un silence de cinq ans, pendant lesquels ils ne devaient être qu'attentifs à écouter. Aucun n'était admis à voir Pythagore qu'après cette épreuve finie. Alors ils étaient conduits à sa maison , et avaient la permission de fréquenter son école. Hermippe , dans son deuxième livre sur Pythagore, assure qu'ils ne se servaient point de planches de cyprès pour la construction de leurs sépul- cres, par scrupule de ce que le sceptre de Jupiter était fait de ce bois.

Pythagore passe pour avoir été fort beau de sa personne; tellement que ses disciples croyaient qu'il était Apollon, venu des régions hyperborées. On raconte qu'un jour, étant déshabillé, on lui vit une cuisse d'or. Il s'est même trouvé des gens qui n'ont point hésité de soutenir que le fleuve Nessus l'appela par son nom pendant qu'il le tra- versait. On lit dans Timée , livre dixième de ses Histoires, qu'il disait que les filles qui habitent avec des hommes sans changer d'état doivent être censées déesses, vierges, nymphes, et ensuite nommées matrones. Anticlide, dans son deuxième livre d' Alexandre , veut qu'il ait porté à sa perfection la géométrie, des premiers éléments de laquelle

m) PYTHAGORE.

Mœris avait été l'inventeur ; qu'il s'appliqua surtout à l'arithmétique, qui fait partie de cette science , et qu'il trouva la règle d'une corde '. Il ne négligea pas non plus l'étude de la médecine. Apollodore le Calculateur rap- porte qu'il immola une hécatombe lorsqu'il eut découvert que le côté de l'hypoténuse du triangle rectangle est égal aux deux autres ; sur quoi furent composés ces vers :

Pythagore trouva cette fameuse ligne pour laquelle il offrit aux dieux UQ grand sacrifice en actions de grâces.

On prétend aussi qu'il fut le premier qui forma des athlètes en leur faisant manger de la viande , et qu'il commença par Eurymène, dit Phavorin dans le troisième livre de ses Coinmenlaires. Cet auteur ajoute, dans le hui- tième livre de son Histoire diverse, que jusqu'alors ces gens ne s'étaient nourris que de figues sèches , de fro- mage mou et de froment. Mais d'autres soutiennent que ce fut Pythagore le baigneur qui prescrivit cette nourri- ture aux athlètes , et non celui-ci , lequel , tant s'en faut qu'il leur eût ordonné de se repaître de viande, défen- dait au contraire de tuer les animaux , comme ayant en commun avec les hommes un droit par rapport à l'ame , dont ils sont doués aussi bien que nous. Rien n'est plus fabuleux que ce conte ; mais ce qu'il y a de vrai , c'est qu'il recommandait l'abstinence de toute viande, afin que les hommes s'accoutumassent aune manière de vivre plus commode , qu'ils se contentassent d'aliments sans apprêt, qu'ils s'accommodassent de mets qui n'eussent pas besoin de passer par le feu , et qu'ils apprissent à étan- cher leur soif en ne buvant que de l'eau claire. Il insis- tait d'autant plus sur la nécessité de sustenter le corps de cette manière, qu'elle contribuait à lui donner de la santé

* Ménage semble expliquer cela de quelque invention de musique. Il y a aussi un instrument à une corde qu'Estienne dit avoir été inventé par les Arabes; mais peut-être cela |»orte-t il Mir re(|ui ^uit.

PYTHAGORE. 301

l't à aiguiser l'esprit. Aussi ne pratiquait-il ses actes de piété qu'à Délos, devant l'autel û' Apollon le père, placé derrière l'autel des Cornes, parcequ'on n'y offrait que du froment, de l'orge, des gâteaux sans feu , et qu'on n'y immolait aucune victime , dit Aristote dans sa Républi- que de Délos. Il passe encore pour avoir été le premier qui avança que l'ame change alternativement de cercle de nécessité, et revêt dilféremment d'autres corps d'ani- maux.

Selon Aristoxène le musicien , il fut encore celui qui avant tout autre introduisit parmi les Grecs l'usage des poids et des mesures. Parménide est un autre garant qu'il dit le premier que l'étoile du matin et celle du soir sont le même astre. Pythagore était en si grande admiration, que ses disciples appelaient ses discours autant de voix divines; et lui-même a écrit quelque part, dans ses œu- vres, qu'il y avait deux cent sept ans qu'il était venu de* l'autre monde parmi les hommes. Ses disciples lui demeu- raient constamment attachés, et sa doctrine lui attirait de tous côtés une foule d'auditeurs, de Lucques, d'An- cône et de la Pouille, sans même en excepter Rome. Ses dogmes furent inconnus jusqu'au temps de Philolaiis, le seul qui publia ces trois fameux ouvrages que Platon or- donna qu'on lui achetât pour le prix de cent mines. On ne lui comptait pas moins de six cents disciples, qui ve- naient de nuit prendre ses leçons; et si quelques mis avaient mérité d'être admis à le voir, ils en écrivaient à leurs amis, comme s'ils avaient à leur faire part du plu^ grand bonheur qui eût pu leur arriver. Au rapport de Phavorin dans ses Histoires diverses , les habitants de Métapont appelaient sa maison le temple de Cérès , et la petite rue elle était située, un endroit consacré aux Muses. Au reste, les autres pythagoriciens disaient qu'il ne fallait point divulguer toutes choses à tout le monde, comme s'exprime Aristoxène dans le dixième livre de ses Lois d'institution , il remaniue que Xénophile, |)ytlia-

36-2 PYTHAGORE.

goricien , étant interrogé comment on devait s'y prendre pour bien élever un enfant, il répondit qu'il fallait qu'il fût dans une ville bien gouvernée. Pythagore forma en Italie plusieursgrandshommescélèbres par leur vertu, entre autres les législateurs Zaleucus et Charondas. 11 était surtout zélé partisan de l'amitié ; et s'il apprenait que quelqu'un participait à ses symboles , aussitôt il re- cherchait sa compagnie et s'en faisait un ami. Voici quels étaient ces symboles :

Ne remuez point le feu avec l'épée. IN'e passez point par-dessus la balance. INe vous asseyez pas sur le boisseau. ÎNe mangez point vo- ti e cœur. Otez les fardeaux de concert, mais n'aidez pas à les im- poser. Ayez toujours vos couvertures pliées. Ne portez pas l'image de Dieu enchâssée dans votre anneau. Enfouissez les traces de la marmite dans les cendres. Ne nettoyez pas votre .siège avec de l'huile. Gardez-vous de lâcher de l'eau, le visage tourné vers le soleil. Ne marchez point hors du grand chemin. Ne tendez pas légèrement la main <lroite. Ne vous logez point sous un toit nichent des hirondelles. Il ne faut pas nourrir des oiseaux à ongles crochus. N'ininez ni sur les rognures de vos ongles, ni sur vos che- veux coupés, et prenez garde que vous n'arrêtiez le pied sur les unes et les autres. Détournez-vous d'un glaive pointu. Ne revenez pas sur les frontières de votre pays après en être sorti.

Voici l'explication de ces expressions figurées. Ne re- muez pas le feu avec Vépée, signifie que nous ne devons pas exciter la colère et l'indignation de gens plus puis- sants que nous. Ne passez- point par-dessus la balance , veut dire qu'il ne faut pas transgresser l'équité et la jus- tice. Ne vous asseyez pas sur le boisseau, c'est-à-dire qu'on doit prendre également soin du présent et de l'avenir , parceque le boisseau est la mesure d'une portion de nour- riture pour un jour. Ne mangez point votre cœur, signi- fie qu'il ne faut pas se laisser abattre par le chagrin et l'ennui. Ne retournez point sur vos pas, après vous être mis en voynge , est un avertissement qu'on ne doit point regretter la vie lors(iu'on est près de mourir, ni être ton-

PYTHAGORE. MV.)

ché des plaisirs de ce monde. Ainsi s'expliquent ces sym- boles et ceux qui les suivent, mais auxquels nous ne nous arrêterons pas plus longtemps. Pythagore défendait surtout de manger du rouget et de la sèche ; défense dans laquelle il comprenait le cœur des animaux et les fèves. Aristote y ajoute la matrice des animaux et le poisson nommé muUt. Pour lui , comme le présument quelques uns, il ne vivait que de miel, ou de rayons de miel, avec du pain , et ne goûtait d'aucun vin pendant le jour. La plupart du temps il mangeait avec son pain des légumes crus ou bouillis , et rarement des choses qui venaient de la mer. Il portait une robe blanche, qu'il avait toujours soin de tenir fort propre , et se servait de couvertures de laine de même couleur, l'usage de la toile n'ayant point encore été introduit dans ces endroits-là. Jamais on ne le surprit en gourmandise ni en débauche d'amour, ou en ivresse. Il s'abstenait de rire aux dépens d'autrui , et sa- vait si bien réprimer la colère, qu'elle n'eut jamais assez de force sur sa raison pour le réduire à frapper personne , esclave ou non.

Il comparait l'instruction à la manière dont les cigo- gnes nourrissent leurs petits. Il ne se servait que de cette partie de la divination qui consiste dans les présages et les augures , n'employant jamais celle qui se fait par le feu, hormis l'encens que l'on brûle dans les sacrifices sans victimes. Sa coutume , dit-on , était de n'offrir que des coqs et des chevreaux de lait, de ceux qu'on appelle ten- dres, mais aucun agneau. Aristoxène rapporte qu'il per- mettait de manger toutes sortes d'animaux , excepté le bœuf qui sert au labourage , le bélier et la brebis.

Le même auteur, ainsi que nous l'avons déjà rapporté, dit que Pythagore tenait ses dogmes de Thémistoclée , prêtresse de Delphes. Jérôme raconte qu'il descendit aux enfers, qu'il y vit lame d'Hésiode attachée à une colonne d'airain, et grinçant les dents ; qu'il y aperçut encore celle d'Homère pendue à un arbre, et environnée de ser-

•M\'i i>vt!!A(;oiiï:.

])L'ui6 , en punition des choses qu'il a\ait attribuées aux (lieux; qu'il y lut aussi témoin des supplices infligés à ceux qui ne s'acquittent pas envers leurs femmes des de- voirs de maris; et que par tous ces récits Pythagorc se rendit fort resj)ectable parmi les Crotoniates. Aristippe de (lyrène observe, dans son traité de Physiologie, que le norri de Pylha'^orc, donné à ce philosophe, fait allu- sion à ce qu'il passait pour dire la vérité , ni plus ni moins qu'Apollon Pythien lui-même. On dit qu'il recommandait à ses disciples de se faire ces questions à chaque fois qu'ils rentraient chez eux : Par as-lu passé? qu'as-lu fait? quel devoir as-lu négligé de remplir? Il défendait d'offrir aux dieux des victimes égorgées, et voulait qu'on ne fît ses adorations que devant des autels qui ne fussent pas teints du sang des animaux. Il interdisait les jurements par les dieux; jurements d'autant plus inutiles que cha- cun pouvait mériter par sa conduite d'en être cru sur sa parole. Il voulait qu'on honorât les vieillards, parceque les choses qui ont l'avantage de la priorité de temps exigent plus d'estime que les autres, comme, dans la na- ture, le lever du soleil est plus estimable que le coucher; dans le cours de la vie, son commencement plus que sa fin; dans l'existence, la génération plus que la corruption. Il recommandait de révérer les dieux avant les démons ', les héros plus que les mortels, et ses parents plus que les autres hommes. Il disait qu'il faut converser avec ceux- ci de manière que d'amis ils ne deviennent pas ennemis; mais tout au contraire, que d'ennemis on s'en fasse des amis. Il n'approuvait pas qu'on possédât rien en parti- culier, exhortait chacun à contribuer à l'exécution des lois , et à s'opposer à l'injustice.

11 trouvait mauvais que l'on gâtât ou détruisît les ar- bres dans le temps de la maturité de leurs fruits, et que l'on maltraitât les animaux qui ne nuisent point aux

' Autrement les deir.i-ilicux.

PVTHAGOUE. 365

liomrnes. Il inculquait la pudeur et la pieté, et voulait (lu'on tînt un milieu entre la joie excessive et la tristesse: qu'on évitât de trop s'engraisser le corps; que tantôt on interrompît les voyages, et que tantôt on les reprît; qu'on cultivât sa mémoire ; qu'on ne dît et ne fît rien dans la colère ; qu'on respectât toutes sortes de divinations ; qu'on s'exerçât à jouer de la lyre; et qu'on aimât à chanter les louanges des dieux et des grands hommes.

Pythagore excluait les fèves des aliments, parcequ'é- tant spiritueuses, elles tiennent de la nature de ce qui est animé. D'autres prétendent que si on en mange, elles rendent le ventre plus léger, et les représentations qui s'offrent à l'esprit pendant le sommeil, moins grossières et plus tranquilles.

Alexandre, dans ses Surcesawns des philosophes, dit avoir lu, dans les commentaires des pythagoriciens, que l'unité est le principe de toutes choses; que de est venue la dualité, qui est infinie, et qui est sujette à l'unité comme à sa cause; que de l'unité et de la dualité infinie pro- viennent les nomhres, des nombres les points, et des points les lignes; que des lignes procèdent les figures planes, des figures planes les solides, des solides les corps, qui ont quatre éléments, le feu, l'eau, la terre, et l'air; que de l'agitation et des changements de ces quatre élé- ments dans toutes les parties de l'univers résulte le monde, qui est animé, intellectuel et sphérique, ayant pour centre la terre, qui est de même figure et habitée tout autour; qu'il y a des antipodes; qu'eux et nous, marchons pieds contre pieds; que la lumière et les ténè- bres, le froid et le chaud, le sec et Thuniide, sont en égale quantité dans le monde ; que quand la portion de chaleur prédomine, elle amène leté, et que lorsque la portion de froidure l'emporte sur celle de la chaleur, elle cause l'hiver; que si ces portions de froid et de chaud se trou- vent dans un même degré de proportion, elles produisent les meilleures saisons do l aiuiéo : que le jirintemps,

.%G PYTIIAGOKE.

tout verdit, est sain, et que l'automne, tout dessèche, est contraire à la santé; que même, par rapport au jour, l'aurore ranime partout la vigueur, au lieu que le soir répand sur toutes choses une langueur qui le rend plus malsain ; que l'air qui environne la terre est immobile , propre à causer des maladies, et à tuer tout ce qu'il ren- ferme dans son volume ; qu'au contraire, celui qui est au- dessus, agité par un mouvement continuel, n'ayant rien que de très pur et de bienfaisant, ne contient que des êtres tout à la fois immortels et divins; que le soleil, la lune et les autres astres sont autant de dieux par l'excès de chaleur qu'ils communiquent, et qui est la cause de la vie; que la lune emprunte sa lumière du soleil; que les hommes ont de l'affinité avec les dieux, en ce qu'ils par- ticipent à la chaleur; que pour cette raison la divinité prend soin de nous; qu'il y a une destinée pour tout l'u- nivers en général, pour chacune de ses parties en parti- culier, et qu elle est le principe du gouvernement du monde; que les rayons du soleil pénètrent l'éther froid et l'éther épais. Or, ils appellent l'air l'éther froid, et don- nent le nom d'éther épais à la mer et à Ihumide. Us ajoutent que ces rayons du soleil percent dans les en- droits les plus profonds, et que par ce moyen ils vivifient toutes choses; que tout ce qui participe à la chaleur est doué de vie ; que par conséquent les plantes sont ani- mées, mais qu'elles n'ont pas toutes une ame; que l'ame est une partie détachée de l'éther froid et chaud, puis- qu'elle participe à l'éther froid; qu'elle diffère de la vie en ce qu'elle est immortelle , ce dont elle est détachée étant de même nature; que les animaux s'engendrent les uns des autres par le moyen de la semence, mais que celle qui naît de la terre n'a point de consistance; que la semence est une distillation du cerveau, laquelle contient une vapeur chaude ; que lorsqu'elle est portée dans la matrice, les matières grossières et le sang, qui viennent du rerveau, forment les chairs, les nerfs, les os, le poil

PYTHAGORE. SCT

et tout le corps, mais que la vapeur qui accompagne ces matières constitue lame et les sens ; que le premier as- semblage des parties du corps se fait dans l'espace de quarante jours, et qu'après que, suivant des règles de proportion, l'enfant a acquis son parfait accroissement en sept ou neuf, ou au plus tard en dix mois, il vient au monde; qu'il a en lui-même les principes de vie, qu'il reçoit joints ensemble, et dont chacun se développe dans un temps marqué, selon des règles harmoniques; que les sens sont en général une vapeur extrêmement chaude, et la vue en particulier, ce qui fait qu'elle pénètre dans l'air et dans l'eau; que la chaleur éprouvant une résis- tance de la part du froid, si la vapeur de l'air était froide, elle se perdrait dans un air de même qualité. Il y a de^ endroits Pythagore appelle les yeux Us portes du soleil, et en dit autant sur louïe et sur les autres sens.

Il divise l'ame humaine en trois parties, qui sont l'es- prit, la raison et la passion. Ce philosophe enseigne que l'esprit et la passion appartiennent aussi aux autres ani- maux ; que la raison ne se trouve que dans l'homme ; que le principe de l'ame s'étend depuis le cœur jus- ({u'au cerveau, et que la passion est la partie de l'ame qui réside dans le cœur ; que le cerveau est le siège de la raison et de l'esprit, et que les sens paraissent être des écoulements de ces parties de l'ame ; que celle qui con- siste dans le jugement est immortelle, à l'exclusion des deux autres; que le sang sert à nourrir l'ame ; que la pa- role en est le souffle; qu'elles sont l'une et l'autre invi- sibles, parceque l'éther lui-même est imperceptible ; que les veines, les artères et les nerfs sont les liens de l'ame; mais que lorsqu'elle vient à se fortifier et qu'elle se ren- ferme en elle-même, alors les paroles et les actions de- viennent ses liens '; que l'ame, jetée en terre, erre dans l'air avec l'apparence d'un corps; que Mercure est celui

* Il n'y a point de noie sur ce passage.

^«S PYTHAGOUE.

(\u'\ préside sur ces êtres, et que de lui viennent les noms de Conducteur, de l'ortier et de Terrestre , parce- (lu'il tire les âmes des corps , de la terre et de la mer; qu'il conduit au ciel les âmes pures, et ne permet pas que les âmes impures approchent, ni de celles qui sont pures, ni se joignent les unes aux autres; que les Furies les at- tachent avec des liens qu'elles ne peuvent rompre : que l'air entier est rempli d'ames; qu'on les appelle démons et héros ; qu'ils envoient aux hommes les songes, leur annoncent la santé et la maladie, de même qu'aux qua- drupèdes et aux autres bètes ; que c'est à eux que se rap- portent les purifications, les expiations, les divinations de toute espèce, les présages, et les autres choses de ce genre. Pithagore disait qu'en ce qui regarde l'homme, rien n'est plus considérable que la disposition de l'ame au bien ou au mal, et que ceux à qui une bonne ame échéait en partage sont heureux ; qu'elle n'est jamais en repos, ni toujours dans le même mouvement : que le juste a l'au- torité de jurer, et que c'est par équité que l'on donne à Jupiter l'épithète de Jareur ; que la vertu , la santé, et en général toute sorte de bien, sans en excepter Dieu même, sont une harmonie au moyen de laquelle toutes choses se soutiennent; que l'amitié est aussi une égalité harmo- nique ; qu'il faut honorer les dieux et les héros, mais non également ; qu'à l'égard des dieux, on doit en tout temps célébrer leurs louanges avec chasteté et en habit blanc, au lieu que, pour les héros, il suffit qu'on leur porte honneur après que le soleil a achevé la moitié de la course de la journée ; que la pureté de corps s'acquiert par les expiations, les ablutions et les aspersions, en évi- tant d'assister aux funérailles, en se sevrant des plaisirs de l'amour, en se préservant de toute souillure, en s'abs- tenant de manger de la chair d'animaux sujets à la mort et susceptibles de corruption , en prenant garde de ne point se nourrir de mulets et de surmulets, d'oeufs, d'a- nimaux ovipares, de fèves, et d'autres animaux proliibè-^

PYTHAGORE. 360

par les prêtres qui président aux mystères qu'on célèbre dans les temples. Aristote , dans son livre des Fèces, dit que Pytliagore en défendait l'usage , soit parcequ'elles ont la figure d'une chose honteuse, soit parcequ'étant le seul des légumes qui n'a point de nœuds, elles sont l'em- blème de la cruauté et ressemblent à la mort ' ; ou parce- ({u'elles dessèchent, ou qu'elles ont quelque affinité avec ioiites les productions de la nature ; ou parcequ'enfin o[i s'en servait dans le gouvernement oligarchique pour ti- rer au sort les sujets qu'on avait à élire. Il ne voulait point qu'on ramassât ce qui tombait de la table pendant le repas, afin qu'on s'accoutumât à manger modérément, ou bien en vue de quelque cérémonie mystérieuse. En effet, Aristophane, dans son traité des Demi-dieux, dit que ce qui tombe de la table appartient aux héros. Voici ses ter- mes : Ne mangez point ce qui est tombé de la table. Pytha- gore comprenait dans ses défenses celles de manger d'un coq blanc, par la raison que cet animal est sous la pro- tection de Jupiter ; que la couleur blanche est le symbole des bonnes choses ; que le coq est consacré à la lune , et qu'il indique les heures ^. Il en disait autant de certains^ poissons, lesquels , consacrés aux dieux, il ne convenait pas plus de servir aux hommes, qu'il était à propos de présenter les mêmes mets aux personnes libres et aux esclaves. Il ajoutait que ce qui est blanc tient de la na- ture du bon , et le noir du mauvais ; qu'il ne faut pas rompre le pain, parcequ'anciennement les amis s'assem- blaient pour le manger ensemble , comme cela se prati- que encore chez les étrangers; insinuant par-là qu'on ne doit pas dissoudre l'union-de l'amitié. D'autres interprè- tent ce précepte comme relatif au jugement des enfers ; d'autres, comme ayant rapport au courage qu'il faut con- server pour la guerre; d autres encore, comme une mar-

* Allusion à ce qu'on touchait les genoux de ceux dont on implorait l.i lui.-éricorde, et à ce que la mort est dite itiexoraJ)Ie. Àldohrandin. ' Je suis, sur ce passage, une savante note de Mena je.

370 PYTHAGORE.

que que le pain est le commencement de toutes choses. Enfin le philosophe prétendait que la forme sphérique est la plus belle des corps solides, et que la figure circu- laire l'emporte en beauté sur les figures planes; que la vieillesse , et tout ce qui éprouve quelque diminution , ressortit à une loi commune ; qu'il en est de même de la jeunesse et de tout ce qui prend quelque accroissement ; que la santé est la persévérance de l'espèce dans le même état , au lieu que la maladie en est l'altération. Il recom- mandait de présenter du sel dans les repas, afin qu'on pensât à la justice, parceque le sel préserve de corruption, et que, par l'efïervescence du soleil, il est formé des par- ties les plus pures de l'eau de la mer.

Voilà ce qu'Alexandre dit avoir lu dans les commen- taires des philosophes pythagoriciens, et en quoi Aristote est d'accord avec lui.

Timon, qui censure Pythagore dans ses poésies bouf- fonnes, n'a pas épargné sa gravité et sa modestie.

Pythagore, dit-il, ayaot renoncé à la magie, s'est misa enseigner (les opinions pour surprendre les hommes p;ir ses conversations graves et mystérieuses.

Xénophane relève ce qu'assurait Pythagore, qu'il avait existé auparavant sous une autre forme, lorsque, dans une élégie, il commence par ces paroles : « Je vais vous parler d'autres choses, je vais vous indiquer le chemin.» Voici comme en parle Xénophane :

On rapporte qu'en passant, il vit un jeuue chien qu'on battait avec beaucoup de cruauté. Il on eut compassion, et dit : Arrêtez, ne frappez plus ! c'est l'ame infortunée d'un de mes amis ; je le re- connais à sa voix.

Cratinus lui lance aussi des traits, dans sa pièce inti- tulée la Pythagoricienne. Il l'apostrophe en ces termes dans celle qui a pour titre lea Tarcnlins :

Ils ont coutume, lorscjne (luelqu'nn sans étude >ienl parmi viw,

PYTHAGORE. .^71

d t'ssajer la force de sou géuie en confondant ses idées par des ob- jections, des conclusions, des propositions composées de n.embres qui se ressemblent, des erreurs et des discours ampoulés; telle- ment qu'ils le jettent dans un si étrange embarras, qu'il n'en peut sortir.

Mnésimaque, daiis*sa pièce d'Alcméon, s'exprime ainsi :

Nous sacrifions à Apollon, comme sacrifient les pythagoriciens, sans rien manger d'amnié.

Aristophon , de son côté , plaisante sur le compte du philosophe, dans sa pièce intitulée le Pythagoricien :

P\thagore racontait qu'étant descendu au^ enfers, il vit la ma- nière de vivre des morts, et les observa tous ; mais qu'il remarqua une grande différence entre les pythagoriciens et les autres, les premiers ayant seuls l'honneur de manger avec-Pluton, en consi- dération de leur piété. A. Il faut, s- Ion ce que vous dites, que ce dieu ne soit pas délicat, puisqu'il se plaît dans la compagnie de gens si sales.

Il dit aussi dans la même pièce .

Ils mangent des légumes et boivent de l'eau; mais je déHe que personne puisse supporter la vermine qui les couvre, leur manteau sale et leur crasse.

Pythagore eut une fin tragique. Il était chez Milon avec ses amis ordinaires, quand quelqu'un de ceux qu'il avait refusé d'admettre dans cette compagnie mit le feu à la maison. Il y en a qui accusent les Crotoniates d'a- voir commis cette action, par la crainte qu'ils avaient de se voir imposer le joug de la tyrannie. Ceux-là racon- tent que, s'étant sauvé de lincendie et étant resté seul, il se trouva près d'un champ planté de fèves, à l'entrée duquel il s'arrêta, en disant : « Il vaut mieux se laisser prendre que fouler aux pieds ces légumes , et j'aime mieux périr que parler. » Us ajoutent qu'ensuite il fut égorgé par ceux qui le poursuivaient ; que plusieurs de ses amis, au nombre denviron quarante, périrent dans

37-2 PYTIIAGORE.

cotte occasion ; qu'il y en eut fort peu qui se sauvèrent , entre autres Archytas de Tarente, et Lysis, dont nous avons parlé ci-dessus. Dicéarque dit que Pythagore mou- rut à Métapont, dans le temple des Muses, il s'était ré- fugié, et la faim le consuma au bout de quarante jours. Iléraclide, dans son abrégé des Vle^de Satyrus, prétend que Pytbagore ayant enterré Phérécide dans l'ile de Dé- los, revint en Italie, se trouva à un grand festin d'amitié que donnait Milon de Crotone, et qu'il se rendit de à Métapont, où, ennuyé de vivre, il finit ses jours en s'abs- tenant de nourriture. D'un autre côté , Hermippe rap- porte que, dans une guerre entre les Agrigentins et les Syracusains, Pythagore courut avec ses amis au secours des premiers; que les Agrigentins furent battus, et que Pythagore lui-même fut tué par les vainqueurs, pendant qu'il faisait le tour d'un champ planté de fèves. 11 raconte encore que les autres, au nombre de près de trente-cinq, furent brûlés à Tarente , parcequ'ils s'opposaient à ceux qui avaient le gouvernement en main. Une autre parti- cularité dont Hermippe fait mention est que le philoso- phe, étant venu en Italie, se fit une petite demeure sous terre ; qu'il recommanda à sa mère d'écrire sur des ta- blettes tout ce qui se passerait; qu'elle eût soin d'en marquer les époques, et de les lui envoyer lorsqu'il re- paraîtrait ; que sa mère exécuta la commission ; qu'au bout de quelque temps Pythagore reparut avec un air défait et décharné; que, s'étant présenté au peuple, il dit qu'il venait des enfers ; que , pour preuve de vérité, il lut publiquement tout ce qui était arrivé pendant son absence ; que les assistants, émus de ses discours, s'aban- donnèrent aux cris et aux larmes; que, regardant Pytha- gore comme un homme divin , ils lui amenèrent leurs femmes pour être instruites de ses préceptes, et que ces femmes furent celles qu'on appela pythagoriciennes. Tel est le récit d'IIermippe. Pytiiagore avait épousé une nonnnée Théano, fille de

PYTHAGORE. 37;i

Brontin de Crotone. D'autres disent qu'elle était femme de Brontin, et qu'elle fut disciple du philosophe. ïl eut aussi une fille, nommée Damo , selon Lysis, dans son épître à Hipparque, il parle ainsi de Pythagore :

Plusieurs personnes vous accuseut de rendre publiques les lu- mières de la philosophie, contre les ordres de Pyihagore, qui, eu coufiant ses commentaires à Damo sa fille, lui défendit de les lais- ser sortir de chez elle. En effet, quoiqu'elle pût en avoir beaucoup d'argent, tlle ne voulut jamais les vendre, et aima mieux, tonle femme qu'elle était, préférer à la richesse la pauvreté et les exhor- tations de son père

Pythagore eut encore un fils, nommé Télauge, qui lui succéda, et qui, selon le sentiment de quelques uns, fut le maître d'Empédocle. On cite ces paroles, que celui-ci adressa à Télauge : « Illustre fils de Théano et de Py- thagore. » Ce Télauge n'a rien écrit ; mais on attribue quelques ouvrages à sa mère. C'est elle qui, étant inter- rogée quand une femme devait être censée pure du com- merce des hommes , répondit qu'elle l'était toujours avec son mari , et jamais avec d'autres. Elle exhortait aussi les mariées qu'on conduisait à leurs maris, de ne quitter leur modestie qu'avec leurs habits, et de la re- prendre toujours en se rhabillant. Quelqu'un lui ayant demandé de quelle modestie elle parlait , elle répondit : De celle qui est la principale distinction de mon sexe.

Héraclide, fils de Sérapion , dit que Pythagore mourut âgé de quatre-vingts ans, selon le partage qu'il avait lui- même fait des difTérents âges de la vie; mais, suivant l'opinion la plus générale, il parvint à l'âge de quatre- vingt-dix ans. Ces vers, que j'ai composés à son sujet, contiennent des allusions à ses sentiments :

Tu n'es pas le seul, ô Pythagore , qui t'abstiens de manger des choses animées; nous faisons la même chose : car qui de nous se nourrit de pareils aliments? Lorsqu'on mange du rôti, du bouilli, ou du salé, ne mange-t-on pas des choses qui n'ont plus ni vie ni sentiment ?

374 PYTHAGORE.

En voici d'autres semblables :

Pythagore était si grand philosopha', qu'il ne voulait point goû- ter de viande, sous prétexte que c'eût été un crime. D'où vient donc en réfialait-il s s amis? Étrange manie, de regarder comme pe!- mis aux autres ce (jue l'on croit mauvais pour soi-même !

En voici encore d'autres :

Veut-on connaître lesprit de Pythagore, que l'on envisage la face empreinte sur le ' bouclier d'Euphorbe. 11 prétend que c'est ce qu'il était lorsqu'il vivait autrefois, et qu'il n'était point alois ce qu'il est à présent. Traçons ici ses propres paroles : Lorsque j'existais alors, je n'étais point ce que je suis aujourd'hui.

Ceux-ci font allusion à sa mort :

Hélas ! pourquoi Pythagore honore- t-il les fèves au point de mou- rir avec se» disciples pour l'amour d'elles? Il se trouve prés d'un champ planté de ce légume ; il aime mieux négliger la conserva- tion de sa vie, par scrupule de les fouler aux pieds en prenant la fuite, qu'échapper à la main meurtrière des Agiigentins en se rendant coupable d'un crime.

Il florissait vers la soixantième olympiade. L'école dont il fut le fondateur dura près de dix-neuf générations, puisque les derniers pythagoriciens que connut Aristoxène furent Xénophile Cbalcidien deThrace, Phanton de Phlia- sie, Échecrates, Dioclès, et Polymneste, aussi Phliasiens. Ces philosophes étaient disciples de Philolaus et d'Euryte, tous deux natifs de Tarente.

Il y eut quatre Pythagores qui vécurent dans le même temps, et non loin les uns des autres. L'un était de Cro- tone, homme d'un caractère fort tyrannique; l'autre, de Phliasie, maître d'exercices et baigneur, à ce qu'on dit ; le troisième, à Zacynthe, auquel on attribue des mys- tères de philosophie qu'il enseignait, et l'usage de cette

* Il y a. Regardez le milun du bouclier d' F.uphorbe. On û\\.(\ae ie milieu tles boucliers élail relevé en bosse. Le sens d'ailleurs donne à con- naître (|u'on Noyait sur celui-ci les tr.iits tlEiiphorbe.

PYTHAGORE. 375

expression proverbiale : Le inatlrcia dit. Quelques uns ajoutent à ceux-là un Pythagore de Reggio, statuaire de profession, et qui passe pour avoir le premier réussi dans les proportions ; un autre de Samos, aussi statuaire ; un troisième, rhéteur, mais peu estimé ; un quatrième, mé- decin, qui donna quelque traité sur la hernie et sur Ho- mère. Enfin Denys parle d'un Pythagore écrivain en langue dorique. Ératosthène, en cela d'accord avecPha- vorin dans son HiMoire diverse, dit que, dans la quarante- huitième olympiade, celui-ci combattit le premier, selon les règles de l'art, dans les combats du ceste ; qu'ayant été chassé et insulté par les jeunes gens, à cause qu'il portait une longue chevelure et une robe de pourpre, il fut si sensible à cet affront, qu'il alla se mesurer avec des hommes, et les vainquit. Théétète lui adresse cette épigramme :

Passant, sacbe que ce P\thagore de Samos, à longue chevelure, se rendit fameux dans les combats du ceste. Oui, te dit-il, je suis Pythagore; et si tu t'informes à quelque habitant d'Élée quels fu- rent mes exploits, tu en apprendras des choses incroyables.

Phavorin assure que ce Pythagore se servait de défi- nitions tirées des mathématiques ; que Socrate et ses sec- tateurs en firent un plus fréquent usage, lequel Aristote et les stoïciens suivirent après eux '.On le répute en- core pour le premier qui donna au ciel le nom de monde, et qui crut que la terre est orbiculaire ; ce que néan- moins Théophraste attribue à Parménide , et Zenon à Hésiode. On prétend de plus qu'il eut un adversaire dans la personne de Cydon, comme Socrate eut le sien dans celle d'Antidocus^. Enfin on a vu courir l'épigramme sui- vante à l'occasion de cet athlète :

' Fougerolles dit que Phavoiin s'est trompé eu confondant Pythagore l'athlète avec le philosophe. Diogène ne distingue pas clairement res Mijets.

' Vovpz la note de Mena;?*-.

370 EMPÉDOCLE.

Ce Pjlhaj»oro de >S<uiios, ce li!s de Craléiis, tout à la fois enlanl ( t athlète, vint du berceau à Olympie se distinguer dans les combats du cesle.

Revenons à Pythagore le philosophe, dont voici une lettre :

PYTHAGORE A ANAXIMÈNE.

« Vous, qui êtes le plus estimable des hommes, si vous ne sur- ])assiez Pythagore eu noblesse et en gloire, vous eussiez certaine- ment quitté Milet pour nous joindre. Vous en êtes détourné par l'éclat que vous tenez de vos ancêtres, et javoue que j'aurais le même éloignement si j'étais Anaximène. Je conçois d'ailleurs que si vous quittiez vos villes, vous les priveriez de leur plus beau lustre, et les exposeriez à l'invasion des Mèdes '. 11 n'est pas toujours à propos de contempler les astres, il convient aussi que l'on dirige ses pensées et ses soins au bien de sa patrie. ^loi-même, je ne m'occupe pas tant de mes raisonnements que je ne m'intéresse quel- quefois aux guerres qui divisent les Italiotes. »

Après avoir fini ce qui regarde Pythagore, il nous reste à parler de ses plus célèbres sectateurs, et de ceux que l'on met communément dans ce nombre ; à quoi nous ajouterons la suite des plus savants hommes jusqu'à Épicure, comme nous nous le sommes proposé dans le plan de cet ouvrage. Nous avons déjà lait mention de Théanus et de Télauge, à présent nous entrerons en matière par Empédocle, qui, selon quelques uns, fut dis- ciple de Pythagore.

EMPEDOCLE.

Empédocle, d'Agrigente, fut fils de Méton et petit-fils d'Empédocle. C'est le sentiment d'Hippobote et celui de Timée, qui, dans le quinzième livre de ses Histoires, ûé- peint Empédocle , aïeul du poëte, comme un homme

* Voyez dans le livre second une lettre d'Anaxlmènc à Pythagore.

EMPEDOCLE. :;77

iurt distingué, liennippe approche de leur opinion, et Héraclide, dans son traité des Maladies, la confirme, en assurant que le grand-père d'Empédocle descendait de famille noble, et qu'il entretenait des chevaux pour son service. Ératosthène, dans ses Victoires olympiques, ajoute à toutes ces particularités que le père de Méton rem- porta le prix dans la soixante-onzième olympiade ; en quoi il s'appuie du témoignage d'Aristote. Apollodore le grammairien, dans ses Chroniques, est de lavis de ceux qui font Empédocle fils de Méton. Glaucus rapporte qu'il se rendit chez les Thuriens lorsque cette colonie ne ve- nait que d'être fondée. Ce même auteur remarque plu- bas que ceux qui racontent qu'il s'enfuit de sa patrie, et que, s'étant réfugié chez les Syracusains, il porta avec eux les armes contre le peuple d'Athènes, ne prennent pas garde aux époques : « Car, dit-il, ou il devait être « mort en ce temps-là, ou fort avancé en âge; ce qui « n'est nullement vraisemblable, puiscpie Aristote observe (( qu'Heraclite et Empédocle moururent à l'âge de « soixante ans. Mais, continue Glaucus, ce qui peut avoir « donné lieu à l'erreur, c'est que celui qui, dans la « soixante-onzième olympiade, remporta le prix à la « course du cheval portait le même nom, comme il « conste par cette époque, que rapporte Apollodore. » Satyrus, dans ses E/cs, dit qu'Empédocle était fils d'Exé nète ; qu'il eut un fils appelé de ce nom ; que, dans la même olympiade, le père fut vainqueur à la course du cheval, et le fils à la lutte, ou à la course, selon le té- moignage d'Héraclide dans son Abrégé. J'ai lu, dans les Commentaires de Phavorin, qu'à cette occasion Empédocle sacrifia pour les spectateurs la figure d'un bœuf, qu'il avait pétrie de miel et de farine. Ce même auteur lui donne un frère, qu'il nomme Callicratide.

Télauge, fils de Pythagore , assure, dans une lettre à Philolaiis, qu'Empédocle était issu d'Archinomus. Au reste, on sait «le lui-même qu'il naquit à Agrigente en

378 EMPÉDOCLE.

Sicile. Voici ce qu'il dit de sa patrie dans l'exorde de ses

vers sur les purifications :

Chers amis, qui habitez la fameuse cité située près du fleuve Acragas, cette ville si considérable.

C'en est assez sur son origine. Timée raconte dans son neuvième livre qu'il fut disciple de Pythagore ; mais qu'ayant été surpris, comme Platon, dans un larcin de papiers, il ne fut plus admis aux conversations de ce philosophe. C'est de lui qu'Empédocle parle dans ces vers :

Entre ceux-là était un homme qui connaissait les choses les plus sublimes, et qui possédait plus que personne les richesses de l'y me.

D'autres prétendent qu'en s'énonçant ainsi, Empédocle avait égard à Parménide. Néanthe rapporte que les py- thagoriciens avaient coutume de converser ensemble jusqu'au temps de Philolaûs et d'Empédocle ; mais que, depuis que celui-ci eut divulgué leurs sentiments par ses vers, on fit une loi qu'aucun poëte ne serait admis dans leurs entretiens. On raconte la même chose de Platon, qui pour un pareil cas fut exclu du commerce des pytha- goriciens. Cependant Empédocle ne désigne pas lequel de ces philosophes fut celui dont il étudia les préceptes ; et on ne peut guère ajouter foi à une prétendue épître de Télauge, il est dit qu'il s'attacha à Hippase et à Brontin. Selon Théophraste, il fut l'émule de Parménide, lequel il se proposa pour modèle dans ses poésies. En effet, il parle dans ses vers de la doctrine de la nature ; mais Hermippe soutient que ce fut Xénophane, et non Parménide, qu'Empédocle voulut égaler; qu'ayant été longtemps en liaison avec le premier, il en imita le génie poétique, et qu'ensuite il fréquenta les pythagoriciens. Alcidamas, dans sa Physique, rapporte que Zenon et Em- pédocb; prirent dans le même temps les instructions de Parménide; mais qu'après s'être séparés, Zenon continiia

EMPÉDOCLE. 379

ses études de philosophie en particulier, et qu'Empédo- cle se mit sous la discipline d'Anaxagoreet de Pythagore, ayant imité l'un dans ses recherches sur la nature, et l'autre dans la gravité de ses mœurs et de son ex- térieur.

Aristote, dans son ouvrage \nt[iu\éj€_S<>j)Jii-^ie, attribue à EmpedôcTëîT^nvëhtîîrn "dé Ta rhétorique, et donne celle de TârïïîaîecTîqire-à-ZéftOftv Bans son livre des Poêles, il dit qu'Empédocle ressemblait beaucoup à Homère, qu'il avait l'élocution forte, et qu'il était riche en métaphores et en d'autres figures poétiques. Il composa entre autres un poëme sur la descent de Xerxès en Grèce, et un hymne à Apollon ; pièces que sa sœur ou sa fille, assure Jérôme, mit au feu, l'hymne sans y penser, mais les Persiques à dessein, sous prétexte que c'était un ouvrage imparfait. Le même auteur veut qu'Empédocle ait aussi écrit des tragédies et des ouvrages de politique ; mais Héraclide , fils de Sérapion , prétend que les tragédies qu'on lui suppose sont d'un autre. Jérôme atteste qu'il lui en est tombé quarante-trois entre les mains, etXéan- the certifie avoir lu des tragédies faites par Empédocle dans le temps de sa jeunesse.

Satyrus, dans ses Vie<, le qualifie médecin_et_excel-, lent orateur. La preuve qu'il en allègue est qu'il eut pmjrUlSL'ipte- Gorgias de Léonte, fameux en ce genre de science, et qui a laissé des règles sur l'art de bien dire. ApoUodore, dans ses Chroniques, remarque que Gorgias vécut jusqu'à l'âge de cent neuf ans, et Satyrus raconte (ju'il disait avoir connu Empédocle exerçant la magie. Lui-même en convient dans ses poésies, lorsqu'entre au- tres choses il dit :

Vous connaîtrez ks remèdes qu'il y a pour les iiiau^ et pour soulager la vieillesse ; vous serez le seul à qui je donnerai ces lu- mières. Vous réprimerez la fureur des vents infatigables qui s'è- îèveut sur la terre, et dont l'haleine dessèche les champs laboures ; ou bien, si vous voulez, vous pourrez exciter les onraf^ans. vous

:^S0 EMPÉDOCLE.

ferez naitre la scchciesse dans les temps pluvieux, vous ferez loni- ber dans les saisons les [)lus arides ces torrents d'eau ijui déraci- nent les arbres et gâtent les moissons; vous pourrez raèiîic évoquer les moits.

Timée, dans le dix-huitième livre de ses Histoires, dit aussi qu'Empédocle se fit admirer à plusieurs égards : qu'un jour surtout les vents périodiques, qu'on nomme étésiens , s'étant élevés avec tant de violence qu'ils gâ- taient tous les fruits, il ordonna qu'on écorchât des ânes, que de leur peau on fit des outres, qu'ensuite on les pla- çât au haut des collines et sur les sommets des monta- gnes pour rompre le vent, lequel cessa en effet; ce qui le fit surnommer Maîlre des vents.

Héraclide, dans son livre des Maladies, assure qu'Em- pédocle dicta à Pausanias ce qu'il a écrit touchant une femme que l'on tenait pour morte. Selon Aristippe et Sa- tyrus, il avait pour Pausanias une amitié si particulière, qu'il lui dédia son ouvrage sur la nature, en employant ces termes : Écoute-moi, Pausanias, fils du sage Ânchite. Il lui fit encore l'épigramme suivante :

Gela est la patrie du célèbre disciple d'Esculape ; de Pausanias, surnommé fils d' Anchite; de celui qui a sauvé du pouvoir de PiO serpine plusieurs malades attaqués de langueurs mortelles.

Héraclide définit cet empêchement de la respiration, un état dans lequel le corps peut se conserver trente jours sans respiration et sans battement de pouls. De vient qu'il appelle Empédocle médecin et devin; ce qu'il infère encore de ces vers :

Je vous salue, chers amis, qui habitez la fameuse et grande cité près des rives dorées du lleuvc Acragas ! Vous ne vous attaeliez qu à des ch;)ses utiles, et je vous parais un Dieu plulôt ' qu'un mor-

' La version latine , Fougeioileset lioileau font dire à Empédocle qu'il » s>l un dieu ; mais ouli e (|uc le grec ne dit [las absolument cela, je ne pense pas que jamais personne se soit sérieusement dit immortel. Ménage cx" pliquc cela des progrès dEmpcdDclc dans la sagesse.

EMPÉDOCLE. 3^(

ti'l, lorsque je viens, houoré convenablement de tout le nr)oude, nie rendre auprès de vous. Quand, orné de couronnes ou de guir- landes, j'approche de ces florissantes villes, les hommes et les fem- mes viennent en foule me rendre leurs hommages. Je suis accom- pagné de ce grand nombre de gens qu'attire la recherche du gain, lie ceux qui s'appliquent à la divination, de ceux enfin qui sou- haitent d'acquérir la science de connaître les maladies et de pro- curer la santé.

Empédocle appelait Agrigente une ville considérable, parceque, dit Potamilla, elle contenait huit cent' mille habitants. De ce mot d'Empédode sur la mollesse de cette ville : Les Agrigentins jouissent des plaisirs avec au- tant d'ardeur que s^Hs devaient mourir demain , et bâtissent des maisons comme s'ils avaient toujours à vivre. Cleo- mène, chantre de vers héroïques, récita à Olympie ceux qu'Empédocle fit pour l'usage des expiations, comme le rapporte Phavorin dans ses Commentaires. Aristote dit qu'Empédocle avait de généreux sentiments, et qu'il était si éloigné de tout esprit de domination, qu'au rap- port de Xanthus , qui vante ses qualités, la royauté lui ayant été olTerte, il la refusa par prédilection pour une condition médiocre. Timée ajoute à ce trait le récit d'une occasion il fit voir qu'il avait le cœur populaire. Il lut invité à un repas par un des principaux de la ville : et comme on se mit à boire avant que de servir sur table, Empédocle, témoin du silence des autres conviés, s'im- patienta, et ordonna qu'on apportât de quoi manger. Le uiaitre du logis s'excusa sur ce qu'il attendait un officier du conseil. Il arriva enfin ; et ayant été établi roi de la fête par les soins de celui qui donnait le régal, il fit en- trevoir assez clairement des dispositions à la tyrannie, en voulant que les conviés bussent, ou qu'on leur ré- pandit le vin sur la tète. Empédocle se tut; mais le len- demain il convo(iua le conseil, fit condamner à mort cet

* Ménage corrige, d'après Bocliart et Diodorc : deujc cent mille.

382 EMPÉDOCLE.

officier, et celyi qui avait fait les frais du repas. Tel fut le commencement de la part qu'il prit aux affaires publi- ques. Une autre fois, le médecin Acron priait le conseil de lui assigner une place il pût élever un monument à son père, comme ayant surpassé tous les médecins en savoir. Empédocle empêcha qu'on ne lui octroyât sa demande, tant par des raisons prises de l'égalité, que par le discours qu'il lui tint : Quelle inscription voulez- vous, lui demanda-t-il, qu^oa mette sur le monumenf^. Sera-ce cette épitaphe :

Le grand médecin Acron d'Agrigente, fils d'un père célèbre, repose ici sous le précipice de sa glorieuse patrie '.

D'autres traduisent ainsi le second vers, Ce grand tom- beau contient une grande tête. Il y a des auteurs qui at- tribuent cela à Simonide.

Enfin Empédocle abolit le conseil des mille, et lui sub- stitua une magistrature de trois ans, dans laquelle il ad- mettait non-seulement les riches, mais aussi des person- nes qui soutinssent les droits du peuple. ïimée, qui parle souvent de lui, dit pourtant qu'il ne paraissait pas avoir un système utile au bien de sa patrie, parcequ'il témoi- gnait beaucoup de présomption et d'amour-propre, té- moin ce qu'il dit dans ces vers :

Je vous salue ! Ma personne vous parait celle d'un dieu plutôt que d'un mortel, quand je viens vers vous ; ci le reste.

On raconte que lorsqu'il assista aux jeux olympiques, il attira sur lui l'attention de tout le monde; de sorte que dans les conversations on ne s'entretenait de per- sonne autant que d'Empédocle. Néanmoins, dans le temps

qu'on rétablit la vJHf d Agrigaiife, Ips j^rpnfg df^-^w>c-7^-

vnemis s'opposèrent à son retour; ce qui l'engagea à se

Ml y a ici un jeu de mois i\m perd son set dans la tracluclion ; il con- ■«isle en ce (|ne le mot de grand est répété plusieurs fois.

EMPÉDOCLE. 383

retirerjlaûâ_iÉ;^-£'^lûiimiJl£S*i^oi^^ sa vie. Timon

ne ra'pas épargné; au contraireTTnTnvective dans ces vers :

Empédoc'Ie, hérissé de termes du barreau, et en ceci supérieur aux autres, créa des magistrats qui avaient besoin qu'on leur don- nât des seconds.

Il y a différentes opinions sur le sujet de sa mort. Hé- raclide , qui détaille l'histoire de la femme censée n'être plus en vie, dit qu'Empédocle l'ayant ranimée, et mérité beaucoup de gloire par ce prodige, fit un sacrifice dans le champ de Pysianacte , auquel il invita ses amis, du nombre desquels fut Pausanias ; qu'après le repas , quel- ques uns se retirèrent pour se reposer , quelques autres se mirent sous les arbres d'un champ voisin, d'autres s'en allèrent ils voulurent ; qu'Empédocle se tint dans la place qu'il avait occupée pendant le repas; que le lendemain chacun s'étant levé , il n'y eut qu'Empédocle qui ne parut point ; qu'on le chercha , et questionna les domestiques pour savoir ce qu'il était devenu ; qu'un d'entre eux déclara qu'à minuit il avait entendu une voix forte qui appelait Empédocle par son nom ; que là-dessus il s'était levé, mais qu'il n'avait aperçu rien autre chose qu'une lumière céleste et la lueur de flambeaux : que ce discours causa une surprise extrême ; que Pausanias descendit de la chambre, et envoya des gens à la décou- verte d'Empédocle ; qu'enfin il cessa de se donner des peines inutiles , en disant qu'Empédocle avait reçu un bonheur digne de la dévotion qu'il avait fait paraître, et qu'il fallait lui immoler des victimes comme à un homme élevé au rang des dieux. Hermippe contredit Héra- clide, en ce que le sacrifice fut offert à l'occasion d'une femme d'Agrigente nommée Panthée , qu'Empédocle avait guérie, quoique abandonnée des médecins : à quoi il ajoute que le nombre de ceux qu'il avait invités se montait à près de quatre-vingts personnes. Hippobote

:]8i EMPÉDOCLE.

raconte qu'à son réveil Enipédocle prit le chemin du mont Etna , qu'il se précipita dans les ouvertures de cette montagne, et disparut ainsi, dans le dessein de con- firmer par-là le bruit de son apothéose ; mais que la chose se découvrit par une sandale , travaillée avec de l'airain, que le volcan rejeta en vomissant des flammes , et que l'on reconnut être une des siennes, telles qu'il avait coutume d'en porter. Néanmoins ce fait fut toujours dé- menti par Pausanias.

Diodore d'Éphèse, en parlant d'Anaximandre , dit qu'Empédocle le prenait pour modèle , qu'il l'imitait dans ses expressions ampoulées, et affectait la gravité de son habillement. On ajoute à cela que les habitants de Séli- nunte , étant affligés de la peste causée par l'infection d'une rivière voisine qui exhalait de si mauvaises odeurs ([u'elles produisaient des maladies et faisaient avorter les femmes , Empédocle imagina de conduire à ses pro- pres dépens deux autres rivières dans celle-là, pour en adoucir les eaux par ce mélange ; qu'eflectivement il fit cesser le fléau; qu'ensuite il se présenta aux Sélinuntiens pendant qu'ils assistaient à un festin auprès de ce fleuve; (pj'à son aspect ils se levèrent, et lui rendirent les hon- neurs divins; que ce fut pour les confirmer dans l'opi- nion qu'il était un dieu , qu'il prit la résolution de se jeter dans le feu. Mais ce récit est contesté par Timée , qui dit formellement qu'il se retira dans le Péloponnèse, d'où il ne revint jamais; de sorte qu'on ne sait de quelle manière il finit ses jours. Dans son quatrième livre , il prend à tâche de décréditer le récit d'Héraclide, en disant que Pysianacte était de Syracuse, qu'il n'avait point de champ à Agrigente ; et qu'au reste ce bruit s'étant ré- pandu touchant Empédocle , Pausanias , qui était riche , érigea à sa mémoire un monument , soit statue ou cha- pelle. « Et comment, poursuit-il , Empédocle se serait-il « jeté dans les ouvertures du mont Etna , lui qui n'en « fit jamais mention , (pioiqu'il ne demeurât pas loin de

EMPÉDOCLE. 385

« là? Il mourut donc dans le Péloponnèse; et on ne doit « pas être surpris si on ne rencontre pas son sépulcre , a puisqu'on ignore la sépulture de plusieurs autres. » Timée conclut , en reprochant à Héraclide la coutume d'avancer des paradoxes , jusqu'à parler d'un homme tombé de la lune en terre. Hippobote dit qu'Empédocle eut d'abord à Agrigente une statue couverte dressée à son honneur, mais qu'ensuite elle fut placée découverte vis-à-vis le sénat des Romains , qui la transportèrent dans cet endroit. Il est aussi représenté dans quelques tableaux, qui existent encore. Néanthe de Cyzique, qui a écrit sur les pythagoriciens , rapporte qu'après la mort de Méton, la tyrannie commença à s'établir, et qu'Empé- docle persuada aux Agrigentins de calmer leurs séditions et de conserver l'égalité dans leur gouvernement. Comme il possédait de gros biens , il dota plusieurs filles qui n'en avaient pas ; et Phavorin , dans le premier livre de ses Commeniaires , dit qu'il était dans une si grande opulence qu'il portait la pourpre , un ornement d'or autour de la tête, des sandales d'airain, et une couronne delphienne. Il avait la chevelure longue, l'air imposant, se faisait suivre par des domestiques , et ne changeait jamais de manière et d'arrangement. C'est ainsi qu'il paraissait en public, et l'on remarquait dans son maintien une sorte d'apparence royale qui le rendait respectable. Enfin , un jour qu'il se transportait en chariot à Messine pour y as- sister à une fête solennelle, il tomba, et se cassa la cuisse , accident dont il mourut à l'âge de soixante-dix-sept ans. Il a son tombeau à Mégare. Aristote est d'un autre avis touchant son âge. Il ne lui donne que soixante ans de vie, d'autres cent neuf. Il florissait vers la quatre-vingt- quatrième olympiade. Démétrius de Trézène , dans son livre contre les Sophistes , nous apprend , en se servant des expressions d'Homère , qu'ayant pris un licou , il se pendit à un cornouiller fort haut , afin que son ame de- scendit de aux enfers. Mais , dans la lettre de Télauge.

386 EMPÉDOCLfc:.

dont uous avons parlé , il est dit qu'il tomba dans la mer par un effet de vieillesse, et qu'il s'y noya. Telles sont les opinions qu'on a sur sa mort. Voici des vers satiriques qui se trouvent sur son sujet dans notre recueil de vers de toutes sortes de mesures :

Empédocle, tu as purifié ton corps parle moyen des (lamines dé- vorantes qui s élancent continuellement au travers des ouvertures de l'Etna. Je ne dirai pas que tu t'y es plongé de propos délihéré. Qu'on ignorât ton sort, c'était ton dessein ; mais qu'il t'en coû- tât la vie n'était pas ta volonté.

En voici encore d'autres :

Empédocle, dit-on, mourut d'une chute de chariot, qui lui cassa la cuisse droite. S'il fut assez malavisé pour s'être jeté dans les ouvertures du mont Etna, comment se peut-il que ses os reposent dans son sépulcre à M égare?

Au reste , Empédocle croyait qu'il y a quatre éléments, le feu , l'eau , la terre et l'air, accompagnés d'un accord qui les unit, et d'une antipathie qui les sépare. Il les nomme : le prompl Jupiter, Jnnon qui donne la vie , Plu- ton, et ycstis qui remplit de larmes les yeux des hu}nai)is. Jupiter est le feu , Junon la terre, Pluton l'air, et Nestis l'eau. Il ajoute que ces éléments, sujets à de continuels changements , ne périssent jamais , et que cet ordre de l'univers est éternel. Il conclut enfin que tantôt une cor- respondance unit ces parties, et que tantôt une contra- riété les fait agir séparément. Il estimait que le soleil est un amas de feu, et un astre plus grand que la lune; que celle-ci ressemble à un disque pour la figure ; que le ciel est semblable à du cristal, et que l'ame revêt toutes sortes de formes de plantes et d'animaux. Il assurait qu'il se souvenait d'avoir été autrefois jeune garçon et jeune fille, plante, poisson et oiseau.

On a en cinq cents vers ce qu'il a composé sur la na- ture et sur les expiations , et on six cents ce qu'il a écrit

ÉPÏCHARME. ARCHYTAS. 387

(le la médecine. Nous avons parlé plus haut de ses tra- gédies.

EPÏCHARME.

Épicharme, natif de Cos et fils d'Élothale, étudia sous Pythagore. Il n'avait que trois mois lorsqu'on le porta à Mégare de Sicile , et de à Syracuse , comme il le dit lui-même dans ses œuvres. Voici l'inscription qui se trouve au bas de sa statue :

Autant le soleil surpasse en éclat les autres aslres, et autant la force des vagues de la mer l'emporte sur la rapidité des fleuves, autant Épicharme, couronné par Syracuse sa patiie, excelle en sa- gesse par-dessus les autres hommes.

Il a laissé des commentaires qui contiennent des sen- tences, et dans lesquels il traite de la nature et de la mé- decine. A la plupart de ces commentaires sont joints des vers acrostiches , qui prouvent indubitablement qu'il en est l'auteur.

Il mourut âgé de quatre-vingt-dix ans.

ARCHYTAS.

Arcbytas de Tarente , issu de Mnésagore, ou d'Hestiée selon Aristoxène , embrassa la secte de Pythagore. Ce fut lui qui , par une lettre qu'il écrivit à Denys , sauva la vie à Platon , dont le tyran avait résolu la mort. Il réunissait en sa personne tant de vertus , qu'admiré des uns et des autres pour son mérite , on lui confia jusqu'à sept fois la régence , malgré la loi qui défendait qu'on l'exerçât plus d'un an.

Platon lui écrivit deux fois en réponse à une lettre qu'il en avait reçue, et qui était conçue en ces termes :

388 ARCHYTAS.

ARCllYTAS A PLATON, SANTÉ.

" Je vous félicite de votre rétal)li.<semcnt, suivant ce que vous m'en dites, et comme je l'ai appris deDamiscus. Quant aux écrits dont vous m'avez parle, j'en ai eu soin, el me suis rendu en Luca- nie auprès des parents d'Ocellus. Les commentaires sur la loi, la royauté, la piété, et la génération de toutes choses, sont entre mes mains. Je vous en ai même fait tenir une partie ; mais jusqu'ici on n'a encore pu recouvrer les autres. S'ils se retrouvent, soyez per- suadé que je ne manquerai pas de vous les envoyer. »

Tel était le contenu de la lettre d'Archytas , tel celui de la réponse suivante de Platon :

PLATON A ARCHYTAS, SAGESSE.

'< Je no saurais assez vous exprimer la satisfaction avec laquelle j'ai reçu les écrits que vous m'avez envoyés. Je fais de l'auteur un cas infini; je l'admire en ce qu'il se montre digne de ses ancêtres du vieux temps, el si estimables poui" leurs bonnes qualités. On les dit originaires de Myra, et du nombre de ces Troyens que Laonié- don amena avec lui ;tous gens pleins de vertus, selon le témoignage qu'en rend l'histoire. Les commentaires dont vous me parlez et que vous souhaitez ne sont pas encore en assez bon état: n'im- porte, j«i vous les envoie tels qu'ils se trouvent. ÎSous pensons de même l'un et l'autre sur le soin avec lequel ils méritent d'être con- servés ; aussi n'ai-je rien à vous recommander là-dessus. Je Unis : portez-vous bien. »

Voilà en quels termes ils s'écrivaient de part et d'autre.

Il y a eu quatre Archytas : le premier est celui dont nous parlons ; le second était de Mitylène , et musicien de profession ; le troisième a écrit de l'agriculture ; le qua- trième a composé des épigrammes. Quelques auteurs en comptent un cinquième , qu'ils disent avoir été architecte, et dont on a un ouvrage sur la mécanique, qui com- mence par ces mots : Tai appris ceci de Teucer de Ctir- ihage. On rapporte aussi du musicien Archytas que qucl- «lu'un lui disant qu'on ne l'écoutait pas lorsqu'il discourail, il répondit que son instrument de musique parlait pour

ALCMÉON. :';Sî)

!tu. Aiistoxèiie racuntc d'Archyta^ le p\ tlia^uiicioii que, pendant qu'il fut général, il ne perdit jamais de combat; mais qu'ayant été démis de cet emploi par envie , l'armée succomba, et tomba au pouvoir des ennemis.

Celui-ci est le premier qui ait traité des mécaniques par des principes qui leur sont propres, et qui ait com- muniqué un mouvement organique à une figure faite géométriquement, en cherchant, par le moyen de la section dun demi-cylindre, deux lignes proportionnelles, pour trouver la duplication du cube. Platon, dans sa Ré- publique, atteste qu'on lui est aussi redevable de la dé- couverte de la duplication du cube par la géométrie.

ALCMEON,

Alcméon de Crotone, autre disciple de Pythagore, a principalement traité de la médecine, quoiqu'il ait aussi parlé de la nature, comme quand il dit que la plupart des choses humaine» sont doubles •. Phavorin, dans son His- toire diverse, présume qu'il fut le premier qui enfanta un système de physique, et qui crut que la lune conserve éternellement la même nature. Il était fils de Pirithus, suivant son propre aveu dans l'exorde d'un ouvrage, en ces termes: Adméon Crotoniate, fils de Pirithus, à Brontin, Uonte elBathyllus, touchant les êtres invisibles. Les dieux ont une parfaite connaissance de ce qui regarde les choses mortelles; mais les hommes n en peuvent juger que par con- jecture, et le reste. Il disait aussi que l'ame est immortelle, et qu'elle se meut continuellement, comme le soleil.

* Cela désigne les contraires, comme blanc et noir, doux et amer, etc. Ménage.

390 HIPPASLS. PHILOLALS.

HIPPASUS.

Hippasus de Métapont était pythagoricien. Il croyait que le monde est sujet à des vicissitudes dont le temps est déterminé, que l'univers est fini, et qu'il se meut con- tinuellement.

Démétrius , dans son traité des Auteurs de même nom , veut qu'il n'ait laissé aucun ouvrage. Il y a eu deux Hip- pasus; celui-ci, et un autre qui a traité en cinq livres de la république de Lacédémone, sa patrie.

PHILOLAUS.

Philolaiis de Crotone fut un autre philosophe de la secte de Pythagore. Ses ouvrages sur la philosophie pythagoricienne sont ceux que Platon pria Dion de lui acheter. Ce philosophe mourut, soupçonné d'aspirer à la tyrannie. Voici une de mes épigrammes à son occasion :

Les soupçons eurent toujours de mauvaises suites. ISie fissiez- vous aucun mal, on vous tiendra pour coupable, si vous paraissez eu faire. Ainsi périt autrefois Philolaûs, par un soupçon qu'il vou- lait imposer un rude joug à Crotone sa patrie.

Il était dans l'opinion que tout se fait par le moyen de la nécessité et de l'harmonie. Il enseigna le premier que la terre se meut circulairement; doctrine que d'autres attribuent à Icétas de Syracuse. Il composa un livre que Platon, dit Hermippe d'après quelque écrivain, lorsqu'il vint trouver Denys en Sicile, acheta des parents de Phi- lolaiis pour la somme de quarante mines d'Alexandrie, et qu'il tira de ce livre les matériaux dont il se servit pour bâtir son Timcc.

D'autres prétendent que Platon reçut ce livre de Denys, qu'il engagea à accorder la grâce à un jeune homme dis- ciple de Philolaiis, lequel il avait condamné à mort. Dé-

ELDOXE. 39!

luétrius, dans ses Auteurs de même, nom, assure qu'il fut le premier qui publia les dogmes des pythagoriciens sur la nature, et qui commencent par cette opinion : que la

nature, le monde, et tout re qu'il contient, renferment une harmonie de^ rhos''s finies avec les choses infinies.

EUDOXE

Eudoxe, fils d'Eschine, naquit à Gnide, et devint tout à la fois astrologue, géomètre, médecin et législateur. Il apprit d'Archytas la géométrie, et étudia la médecine sous Philistion de Sicile, dit Callimaque dans ses Tables. Sotion, dans ses Successions , nous dit qu'il eut Platon pour maître. Dans sa vingt-troisième année, Eudoxe, pauvre et nécessiteux, mais aussi empressé de s'instruire que touché de la réputation des disciples de Socrate, se rendit à Athènes avec le médecin Théomédon , qui le nourrissait, et qui, selon quelques uns, avait pour lui une tendresse toute particulière. Etant arrivé au Pirée, il al- lait régulièrement tous les jours à Athènes, d'où, après avoir entendu les orateurs, il revenait au logis. Son séjour dans ce lieu dura deux mois, au bout desquels il s'en re- tourna chez lui. Ses amis ayant contribué à lui amasser quelque argent, il partit pour l'Egypte, accompagné du médecin Chrysippe, et muni d'une lettre de recomman- dation qu'Agésilas lui donna pour Nectanabe, qui parla en sa faveur aux prêtres d'Egypte. Il s'arrêta dans ce pays pendant un an et quatre mois, se faisant raser la barbe et les sourcils. Si on en croit quelques uns, il s'y occupa à composer un. ouvrage de mathématique, qu'il intitula Octaéteride. Il se rendit ensuite à Cyzique et dans la Pro- pontide, il exerça la philosophie. Enfin, après avoir vu Mausole, il reprit la route d'Athènes, et y parut avec un urand nombre de disciples, dans le dessein, à ce qu'on

392 EUDOXE.

rroit, do moiliiier Platon, qui n'avait pas d aboiil voulu le recevoir. 11 y en a qui disent qu'étant avec plusieurs autres à un repas que donnait celui-ci, il introduisit l'u- sage de se placer à table en demi-cercle. Nicomaque, fds d'Aristote, lui attribue d'avoir dit que la volupté est un bien.

Eudoxe fut extraordinairement estimé dans sa patrie, témoin le décret qu'on y fit à son bonneur. La Grèce n'eut pas moins de respect pour lui, tant à cause des lois qu'il donna à ses concitoyens, comme le rapporte Hermippe dans son quatrième livre des sept Sages, que par rapport à ses excellents ouvrages sur l'astrologie, la géométrie, et d'autres sciences.

Ce philosophe eut trois filles, nommées Actis, Philtis etDelphis. Ératosthène, dans ses livres adressés à Bâton ', dit qu'il écrivit aussi des dialogues cyniques. D'autres, au contraire, prétendent qu'ils furent l'ouvrage d'auteurs égyptiens, qui les composèrent en leur langue, et qu'Eu- doxe les traduisit en grec. Il prit de Chrysippe de Gnide, fils d'Érinée, les notions des choses qui regardent les dieux, le monde et les météores. Quant à la médecine, 11 fut dressé à cette science par Philistion de Sicile. Au reste, il a laissé de fort beaux commentaires.

Outre ses trois filles, Eudoxe eut un fils appelé Aris- tagore, qui éleva Chrysippe, fils d'.Ethlius. Ce Chrysippe est auteur d'un traité de médecine sur les maladies des yeux, auquel il travailla par occasion, en faisant des re- cherches physiques.

Il y a eu trois Eudoxes : celui-ci; un autre, Rhodien de naissance et historien ; un troisième de Sicile, fils d'Aga- thocle, poëte comique, trois fois vainqueur dans les fêtes de Bacchus qui se célébraient en ville, et cinq fois dans celles de la campagne, selon Appollodore dans ses Chro- niques. Nous trouvons encore un médecin de même nom,

^ D'autres tra<liiiscnt Hccnlon. Voyci Mc'narjr.

EUDOXE. 303

natif de Guide, et de qui notre Eudoxe, dans son livre de la Circonférence de la terre, dit qu'il avait pour maxime d'avertir qu'il fallait tenir son corps et ses sens dans un mouvement continuel par toutes sortes d'exercices.

Le même rapporte que cet Eudoxe de Gnide était en vogue vers la cent troisième olympiade, et qu'il découvrit les règles des lignes courbes. 11 mourut dans la cinquante- troisième année de son âge. Pendant qu'il était en Egypte auprès d'iconuphis Iléliopolitain, il arriva que le bœuf Apis lui lécba l'habit; d'où les prêtres conclurent qu'il serait fort célèbre, mais qu'il ne vivrait pas longtemps. Ce récit de Phavorin, dans ses Commentaires, nous a donné matière à ces vers sur son sujet :

On dit qu'Kiidoic, étant à Meraphis, s'informa de sou sort en s'adressant au l)œuf célèbic de ces lieux. L'animal ne répondit rieu. Eh I qu'jiurait pu dire un bœuf? Apis manque de voix, la na- ture ne lui en a pas donné l'usage : mais, se tenant de côté, il lécha Ihabitd'Eudoxe. Qu'annouçait-il parla ? Qu'Eudoxe ne vivrait pas longtemps. En effet, il mourut bientôt, n'a\ant vécu que cinquante trois ans

La grande réputation qu'il avait dans le monde fit que, par le changement de la seconde lettre de son nom, ou l'appela d'un autre, qui signifiait homme célèbre.

Mais après avoir fait mention des philosophes pytha- goriciens les plus distingués, venons-en à divers autres qui se sont rendus illustres, et commençons par Heraclite.

LIVRi: IX

HERACLITE.

Heraclite, fils de Blyson , ou d'Héracionte , selon quel- ques uns, naquit àÉphèse, et florit vers la soixante- neuvième olympiade. Il était haut et décisif dans ses idées, comme on en peut juger par un de ses ouvrages, il dit que ce n'est pas une grande science qui forme l'es- prit. Il enseignait à Hésiode, à Pythagore, à Xénophane et à Hécatée, que la seule sagesse consiste à connaître la volonté suivant laquelle toutes choses se gouvernent dans l'univers ; ajoutant qu'Homère et Archilochus mé- ritaient d'être chassés des collèges à coups de poing.

Il avait pour maxime « qu'il faut étouffer les injures (( avec plus de soin qu'un incendie, et qu'un peuple doit « combattre pour ses lois comme pour ses murailles. » Il reprit aigrement les Éphésiens sur ce qu'ils avaient chassé son ami Hermodore.

Ils sont dignes, disait-il, qu'on les mette à mort dès l'âge de pu- berté, et qu'on laisse leur Tille à des enfants, eux qui ont été assez lâches pour en chasser Hermodore leur bienfaiteur, en se servant de ces expressions : Que personne ne mérite notre reconnaissance; et si quelqu'un nous rend jusque redevables envers lui, qu'il aille vivre ailleurs et avec d'autres.

On dit même que, requis par ses concitoyens de leur donner des lois , Heraclite rejeta leur demande avec mé- pris , parcequ'une mauvaise police avait déjà corrompu la ville. S'en étant allé du côté du temple de Diane , il s'y mit à jouer avec des enfants. De quoi vous étonnez- riius, gens perdus de mœurs. '' dit-il à ceux qui l'exami-

HERACLITE. :WÔ

liaient. -Vf vaul-il pas mieux s'amuser de celte façon, que parlayir avec vous l'administration des affaires publi- ques? A la fin il devint si misanthrope, qu'il se retira dans les montagnes, il passait sa vie, ne se nourrissant que d'herbes et de racines. Il en contracta une hydropisie , qui l'obligea de revenir en ville, il demanda énigma- tiquement aux médecins silspourraienl bien changer la pluie en sécheresse? Ils ne le comprirent point; de sorte qu'il entra dans une étable et s'y enfonça dans du fumier de vache, espérant que la chaleur évaporerait par les pores les eaux dont il était surchargé. Il éprouva l'inu- tilité de ce remède , et mourut âgé de soixante ans. Telle est notre épigramme à son sujet :

Je nie suis souvent étonné qu'Heraclite se soit attiré une duic mort par une vie si dure. Une funeste hydropisie inonda S(!n corps, glaça ses membres, éteignit la lumière de ses a eux et les couvrit de ténèbres.

Hermippe rapporte qu'il consulta les médecins pour savoir s'il n'y avait pas moyen de pomper l'eau des intestins; qu'ils répondirent qu'ils n'en connaissaient aucun : que là-dessus] il alla se mettre au soleil ; qu'il ordonna à des enfants de le couvrir de fumier ; que ce remède, dont il s'était avisé, l'exténua à un tel point qu'il en mourut deux jours après , et qu'on l'enterra dans la place publique. Néanthe de Cyzique dit au contraire que n'ayant pu se tirer de dessous le fumier , il resta dans cet état et fut mangé des chiens.

Il se fit admirer dès l'enfance. Lorsqu'il était jeune, il avouait qu'il ne savait rien ; et quand il eut atteint l'âge viril, il se vantait de savoir tout. Il n'eut point de maître ; aussi disait-il qu'il ne devait sa philosophie et toute sa science qu'à ses propres soins. Néanmoins So- tion assure avoir trouvé des auteurs qui attestent qu'il fut disciple de Xénophane. Il cite même Ariston, lequel, dans son livre sur Heraclite, veut que c(> philosophe,

396 HERACLITE.

ayant été guéri de son hydropisie, mourul d'une autre

maladie ; en quoi Hippobote est de même sentiment.

A la vérité, l'ouvrage qui porte son nom a en gé- néral la nature pour objet : aussi il roule sur trois sortes de matières , sur l'univers, sur la politique et la théo- logie. Selon quelques uns, il déposa cet ouvrage dans le temple de Diane, et l'écrivit exprès d'une manière obs- cure, tant afin qu'il ne fût entendu que par ceux qui en pourraient profiter, qu'afin qu'il ne lui arrivât pas d'être exposé au mépris du vulgaire. De cette critique de Timon :

Entre ceux-là est Hf*raclitc, ce criard mal bâti, cet injurieux dis- coureur, et ce diseur dVnigmes.

Théophraste attribue à son humeur mélancolique les choses qu'il a écrites imparfaitement, et celles qu'il a traitées différemment de ce qu'elles sont. Antisthène , dans ses Succcsa'Kms , allègue pour preuve de sa gran- deur d'ame , qu'il céda à son frère la présidence des af- faires de prêtrise. Au reste, son livre lui acquit tant d'honneur, qu'il eut des sectateurs qui portèrent le nom d'héraclitiens.

Voici en général quelles furent ses opinions. 11 croyait (jue toutes choses sont composées du feu et se résolvent dans cet élément ; que tout se fait par un destin , et que tout s'arrange et s'unit par les changements des contraires; que toutes les parties du monde sont pleines d'esprits et de démons. Il a parlé aussi des divers changements qui se remarquent danslesmouvementsdelanature.il croyait de plus que la grandeur du soleil est telle qu'elle le paraît; que la nature de l'ame est une chose si profonde, qu'on n'en peut rien définir, quelque route qu'on suive pour parvenir à la connaître. Il disait que l'opinion de soi-même est une maladie sacrée , et la vue une chose trompeuse. Quel- quefois il s'énonce d'une manière claire et intelligible, de sorte que les esprits les plus lents peuvent l'en

IIÉHACLITE. W7

tendre, et que ce qu'il dit pénètre jusque dans le fond de l'ame. Il est incomparable pour la brièveté et pour la force avec laquelle il s'explique ; mais exposons ses sen- timents plus en détail.

Suivant ce philosophe , le feu est un élément, et c'est de ses divers changements que naissent toutes choses , selon qu'il est plus raréfié ou plus dense. Il s'en tient , et n'explique rien ouvertement. Il croit que tout se fait par l'opposition qu'une chose a avec l'autre , et com- pare le cours de la nature à celui dun fleuve. Il suppose l'univers (ini, et n'admet qu'un seul monde , qui , comme il est produit par le feu , se dissout aussi par cet élément au bout de certains périodes; et cela, en vertu d'une destinée. Il appelle l'action des contraires , qui produit la génération , une guerre et une discorde; il nomme celle qui produit l'embrasement du monde, une paix et une union. Il qualifie aussi cette vicissitude un mouve- ment de haut en bas et de bas en haut, suivant lequel le monde se fait. Le feu condensé se change en humi- dité , qui, ayant acquis sa consistance, devient eau. L'eau épaissie se change en terre, et c'est le mouve- ment de haut en bas. Réciproquement la terre liquéfiée se change en eau , de laquelle naît ensuite tout le reste par l'évaporation qui s'élève de la mer , et voilà le mou- vement de bas en haut. Il est d'avis qu'il s'élève des évaporations de la terre et de la mer, les unes claires et pures , les autres ténébreuses ; que les premières servent de nourriture au feu , et les secondes à l'eau.

Il n'explique pas de quelle nature est le ciel qui nous environne. Il y suppose des espèces de bassins, dont la partie concave est tournée de notre côté ; et les évapora- tions pures, qui s'y rassemblent, forment des flammes que nous prenons pour des astres. Les flammes qui for- ment le soleil sont extrêmement pures et vives ; celles des autres astres, plus éloignés de la terre, ont moins de pureté et de chaleur. La lune , comme plus voisine

51

ms IIKRACLITK.

(If la terre, ne passe pas par des espaces purs, an lie» (pie le soleil est placé dans un lieu pur, clair, et éloigné de nous à une distance proportionnée ; ce qui fait qu'il éclaire et échauffe davantage. Les éclipses du soleil et de la lune viennent de ce que les bassins qui forment ces astres sont tournés à rebours de notre coté, et les phases que la lune présente chaque mois viennent de ce que le bassin qui la forme tourne peu à peu. Les jours et les nuits , les mois , les saisons , les années , les pluies, les vents, et autres phénomènes semblables, ont leur cause dans les différences des évaporations. L'éva- poration pure, enflammée dans le cercle du soleil, pro- duit le jour; l'évaporation contraire à celle-là cause la nuit. Pareillement la chaleur, augmentée par les évaporations pures , occasionne l'été , et au contraire l'augmentation de l'humidité par les évaporations obs- cures amène l'hiver. Ainsi raisonne Heraclite sur les autres causes naturelles. Au reste, il ne s'explique, ni sur la forme de la terre , ni sur les bassins des astres. Voilà ce qu'on sait de ses opinions.

Nous avons eu occasion de parler, dans la Vie de So- crate, de ce que ce philosophe pensait d'Heraclite après en avoir lu le livre que lui remit Euripide, comme le rap- porte Ariston. Néanmoins Séleucus le grammairien dit qu'un nommé Croton, dans un ouvrage intitulé le Ver- aetir d'eau, raconte que ce fut un certain Cratès qui le premier fit connaître ce livre en Grèce, et qui en avait cette idée, qu'il faudrait être nageur de Délos pour ne pas y suffoquer. Ce livre d'Heraclite est différemment intitulé : les Muses, par les uns , de la Nature , par les au- tres. Diodote le désigne sous ce titre : le Moyen de bien conduire sa vie; d'autres le distinguent sous celui-ci : la Science des mœurs, renfermant une régie de conduite univer- selle.

Heraclite, interrogé pourquoi il ne répondait pas à ce qu'on lui demandait, répliqua: C'est afin que vous par-

IIÉUACLITE. 399

liez. Il fut reclierché de Darius , et ce prince a\ait tant d'envie de jouir de sa compagnie, qu'il lui écrivit cette lettre :

LE ROI DARirS, FILS DHYSTASPE, Al SAGE HERACLITE DÉPHÈSE, SALUT.

t Vous avez composé un livre sur la ualure, mais en termes si obscurs et si couverts, qu'il a besoin d'explication. En quelques endroits, si on prend vos expressions à la lettre, il semble que Ion ait une Ihéoi ie de l'univers, des choses qui s'y font, et qui cepen- dant dépendent d'un mouvement de la puissance divine. On est arrêté à la lecture de la plupart des passages ; de sorte que ceux même qui ont manié le plus de volumes ignorent ce que vous avez précisément voulu dire. Ainsi le roi Darius, fils d'Hystaspe, souhaite de vous entendre, et de s'instruire par votre bouche de la doctrine des Grecs. Venez donc au plus tôt, et que je vous voie dans mon palais. C'est assez la coutume en Gièce d'être peu attentif au mérite des grands hommes, et de ne pas faire beaucoup de cas des fruits de leurs veilles, quoiqu'ils soient dignes qu'on y prête une sérieuse atteution, et que l'on s'empresse à en profiter. 11 n'en sera pas de même chez moi. Je vous recevrai avec toutes les marques d'honneur possibles, j'aurai journellement avec vous des entretiens d'estime et de poliîesse ; en un not, vous serez témoin du bon usage que je ferai de vos préceptes. «

HERACLITE D'ÉPHÈSE AU ROI DARIUS , FILS D'HVSTASPE ^ SALUT.

« Tous les hommes, quels qu'ils soient, s'écartent de la vérité el de la justice. Ils n'ont d'attachement que pour l'avarice ; ils ne res- pirent que la vaine gloire, par un entêtement qui est le comble de la folie. Pour moi, qui ne connais point la malice, qui évite tout su- jet d'ennui, qui ne m'attire l'envie de personne; moi, dis-je, qui méprise souverainement la vanité qui règne dans les cours, jamais il ne m'arrivera de mettre le pied sur les terres de Perse. Content de peu de chose, je jouis agréablement de mon sort et vis à mon gré. .

Telles furent les dispositions de ce philosophe à l'égard rjii roi Darius.

iOO HERACLITE.

Démétiiu», dans son livre des Anleinfi de même nom , rapporte qu'il eut du mépris pour les Athéniens, malgré la grande opinion qu'ils avaient de son mérite, et que quoiqu'il ne fût pas fort estimé des Éphésiens , il préféra de demeurer chez eux. Démétrius de Phalère a aussi parlé de lui dans sa Défeme de Socrale.

Son livre a eu plusieurs commentateurs : Antisthène ; Heraclite et Cléanthe , natifs du Pont; Sphserus le stoïcien, Pausanias surnommé l'Héraclitiste, Nicomède, Denys, et Diodote entre les grammairiens. Celui-ci prétend que cet ouvrage ne roule pas sur la nature, mais sur la po- litique , ce qui s'y trouve sur la première de ces matières n'y étant proposé que sous l'idée d'exemple. Jérôme nous instruit qu'un nommé Scythinus , poète en vers ïambes, avait entrepris de versifier cet ouvrage.

On lit diverses épigrammes à l'occasion d'Heraclite, entre autres celle-ci :

Je suis Heraclite : à quel propos, geus sans lettres, voulez-vous me counaitre de plus près ? Un travail aussi important que le mien n'est pas fait pour vous; il ne s'adresse qu'aux savanls. Un seul nie suffit autant que trois mille. Que dis-je? Une infinité de lecteurs me vanta peine un seul qui m'entend. J'en avertis, j'en instruis les niànes et les ombres.

En voici d'autres semblables ;

Lecteur, ne parcourez pas Heraclite avec trop de vitesse. Les loutes qu'il trace sont difficiles à trouver. Vous avez besoin d un guide qui vous conduise à travers les ténèbres qu'il répand sur ses écrits, et, à moins qu un fameux devin ne vous déchiffre le sens de ses expressions, vous n'y verrez jamais clair.

Il y a eu cinq Héraclites : le premier est celui-ci ; le second, poète lyrique, qui a fait l'éloge des douze dieux ; le troisième , natif d'Halicarnasse et poëte élégiaque, au sujet duquel Callimaque composa ces vers :

Heraclite, la nouvelle de ta mort m'a arraché les larmes des UMix, en me souvenant combien de jours nous avons passés ensem-

\i->opham:. îoi

bk' à mêler le sérieux avec le badin, tielas ! es-tu niaintenaDt, cher hûte d'Halicarnasse ? Tu n'existes plus qu'en poussière; mais les fruits de ta verve subsistent encore, et ne sont point soumis au pouvoir de la mort.

Le quatrième Heraclite de nom , à Lesbos, a écrit l'histoire de Macédoine ; le cinquième n'a produit que des sottises, auxquelles il s'est amusé, au lieu de suivre sa profession de joueur de harpe.

XÉNOPHANE.

Xenophane, fils de Dexius ou d'Orthomène, au rap- port d'Apollodore , naquit à Colophon. Timon parle de lui avec éloge.

Xenophane moins vain, et le fléau d'Homère par ses critiques.

Chassé de sa patrie , il se réfugia à Zancle en Sicile, et de à Catane. Selon les uns, il n'eut point de maître; selon les autres , il fut disciple de Boton d'Athènes , ou d'Archélaiis selon quelques ims. Sotion le croit contem- porain d'Anaximandre.

Il composa des poésies élégiaques et des vers ïambes contre Hésiode et Homère, qu'il critique sur les choses qu'ils ont dites des dieux. Il déclamait lui-même ses vers. On veut aussi qu'il ait combattu les sentiments de Thaïes , de Pythagore et d'Épiménide. Au re^e, il mourut fort âgé ; témoignage qu'il rend de lui-même dans ces vers :

Il y a déjà soixante-sept ans que la Grèce vante mes lumières, et dès avant ce temps-là j'en comptais vingt- cinq depuis ma nais- sance, si tant est que je puisse supputer mon âge avec certitude.

Il supposait quatre éléments , dont toutes choses sont composées , et admettait des mondes infinis, qu'il disait n'être sujets à aucun changement. Il croyait que les nuées sont formées de vapeurs (|ue je soleil élève et soutient

'iOi PARMEiMDE.

(kiiis l'air; que la substance divine est spliérique et ne ressemble point à l'homme; qu'elle voit et entend tout, mais ne respire point ; qu'elle réunit tout en elle-même, l'entendement , la sagesse et l'éternité. Il est le premier qui ait dit que tout être créé est corruptible. Il définissait l'ame un esprit , et mettait les biens au-dessous de l'en- tendement. Il était dans l'opinion qu'on ne doit approcher des tyrans, ou en aucune façon, ou avec beaucoup de douceur. Empédocle lui ayant dit qu'il était difficile de rencontrer un homme sage : « Vous avez raison , répon- dit-il , car pour en trouver un , il faut être sage soi- même. » Sotion prétend qu'avant lui personne n'avança que toutes choses sont incompréhensibles; mais il se trompe. Xénophane a écrit deux mille vers sur la fon- dation de Colophon et sur une colonie italienne envoyée à Élée. Il était en réputation vers la soixantième olym- piade.

Démétrius de Phalère , dans son livre de la Vieillesse, et Panétius le stoïcien, dans sou ouvrage de la Tran- quillité , racontent qu'il enterra ses fils de ses propres mains, comme Anaxagore. Il paraît, suivant ce que dit Phavorin, livre premier de ses Commentaires y que les philosophes pythagoriciens Parméniscus et Orestade pra- tiquèrent la même chose à l'égard de leurs enfants.

Il y a eu un autre Xénophane de Lesbos, poète en vers ïambes. Voilà ceux qu'on appelle les philosophes divers.

PARMENIDE.

Parménide, fils de Pyrétuset natif d'Élée, fut disciple de Xénophane, quoique Théophraste , dans son Abrégé, le fasse disciple d'Anaximandre. Cependant, bien qu'il ait eu Xénophane pour maître, au lieu de l'avoir suivi , il se lia avec Aminias, ensuite avec Diochète , lequel , dit Sotion, était pythagoricien et i)auvre, mais fort hou-

PARMÉMDE. Um

tiète homme. Aussi fut-ce pour ces raisons que Parmé- uide s'attacha phis à lui qu'à tout autre, jusque qu'il lui éleva une chapelle après sa mort. Parménide , éga- lement noble et riche, dut aux soins d'Aminias, et non aux instructions de Xénopbane , le bonheur d'avoir acquis la tranquillité d'esprit.

On tient de lui ce système que la terre est ronde, et située au centre du monde. Il croyait qu'il y a deux élé- ments , le feu et la terre , dont le premier a la qualité d'ouvrier, et le second lui sert de matière; que l'homme a été premièrement formé par le soleil, qui est lui-même composé de froid et de chaud ; qualités dont l'assemblage con"5titue l'essence de tous les êtres. Selon ce philosophe , l'ame et l'esprit ne sont qu'une même chose, comme le rapporte Théopharste dans ses livres de physique, il détaille les sentiments de presque tous les philosophes. Enfin il distingue une double philosophie, l'une fondée sur la vérité , l'aut-e sur l'opinion. De ce qu'il dit : « Il « faut que vousconnaissiez toutes choses: la simple vérité « qui parle toujours sincèrement, et les opinions des c< hommes , sur lesquelles il n'y a point de fond à faire. »

Il a expliqué en vers ses idées philosophiques , à la manière d'Hésiode , de Xénopbane et d'Empédocle. Il établissait la raison dans le jugement, et ne trouvait pas que les sens pussent suffire pour juger sainement des choses.

Que les apparences diverses, disait-il, ne feutraînont jamais à juger sans examen, sur le faux rapport des yeux, des oreilles, ou de la langue. Mais discerne toutes choses par la raison.

C'est ce qui donna à Timon occasion de dire, en parlant de Parménide , que son grand sens lui fit rejeter tes erreurs qui s'insinuent dans lUmagi nation.

Platon composa, à la louange de ce philosophe , un dialogue qu'il intitula Parménide , ou des Idées. Il floris- >ait vers la soixante-neuvième olympiade, et paraît avoic

M)'i mi;:lisse.

observé le premier que 1 étoile du matin et celle du soir sont le même astre, écrit Pbavorin dans le cinquième livre de ses Commenlaira^. D'autres attribuent cette ob- servation à Pytbagore. Callimaque conteste au philosophe le poëme qu'on lui attribue.

L'histoire porte qu'il donna des lois à ses concitoyens. Speusippe en fait foi dans son premier livre des Philo- sophes, et Pbavorin , dans son Histoire dù-erse , le répute pour le premier qui s'est servi du syllogisme appelé Achille.

Il y a eu un autre Parménide , auteur d'un traité de l'art oratoire.

MELISSE.

V

Mélisse de Samos , et fils d'Ithagène , fut auditeur de Parménide. Il eut aussi des entretiens sur la philosophie avec Heraclite , qui le recommanda aux Éphésiens, dont il était inconnu , de même qu'Hippocrate recommanda Démocrite aux Abdéritains. Ce fut un homme orné de vertus civiles , par conséquent fort chéri et estimé de ses concitoyens. Devenu amiral , il se conduisit dans cet em- ploi de manière à faire paraître encore plus la vertu qui lui était naturelle.

Il supposait l'univers infini, immuable, immobile, unique , semblable à lui-même , et dont tous les espaces sont remplis. Il n'admettait point de mouvement réel , n'y en ayant d'autre qu'un apparent et imaginaire. Par rapport aux dieux, il était d'avis qu'il n'en faut rien dé- finir, parcequ'on ne ies connaît point assez pour expli- quer leur essence.

Apollodore dit qu'il llorissait vers la quatre-vingt-qua- trième ohmpiade.

ZENON. /i05

ZENON.

Zenon naquit à Elée. Apollodore, dans ses Chroniqni'<, le dit issu de Pyrithiis. Quelques uns lui donnent Par- ménide pour père ; d'autres le font fils de Téleutagore par nature, et celui de Parménide par adoption. Timon parle de lui et de Mélisse en ces termes :

Celui qui possède les forces d'une double éloquence est à l'abri (les atteintes de Zenon dont la ecilique n'épargne rien, et à couvert des contentions de Mélissus, qui, aviiit peu de fausses idées, en a corrigé beaucoup.

Zenon étudia sous Parménide, qui le prit en amitié. Il était de haute taille, suivant la remarque de Platon dans le dialogue de Panuén'de , lequel, dans celui des Sophis- tes , lui donne le nom de Palamède d'Élée. Aristote lui fait gloire d'avoir inventé la dialectique, et attribue l'in- vention de la rhétorique à Empédocle. Au reste , Zenon s'est fort distingué, tant par sa capacité dans la philoso- phie, que par son habileté dans la politique. En effet, on a de lui des ouvrages pleins de jugement et d'érudition.

Héraclide, dans l'Abrégé de Sahjrus, raconte que Ze- non, résolu d'attenter à la vie du tyran Néarque, appelé par d'autres Diomédon, fut pris, et mis en lieu de sûreté ; qu'interrogé sur ses complices et sur les armes qu'il avait assemblées à Lipara, il répondit, exprès pour montrer qu'il était abandonné et sans appui, que tous les amis du tyran étaient ses complices; qu'ensuite, en ayant nommé quelques uns , il déclara qu'il avait des choses à dire à l'oreille de Néarque, laquelle il saisit avec les dents, et ne lâcha que par les coups dont il fut percé ; de sorte qu'il eut le même sort qu'Aristogiton , l'homicide d'un autre tyran.

Démétrius, dans ses Auteurs de }nêiiie nom, prétend que Zenon arracha le nez à Néarque ; et Antisthène , dans ses

m\ ZÉNOiN.

Successions, assure qu'après qu'il eut noiniué ses com- plices, le tyran l'interrogea s'il y avait encore quelque coupable ; qu'à cette demande , il répondit : Oui , c'est toi-même, qui es la peste de la ville ; qu'ensuite il adressa ces paroles à ceux qui étaient présents : Je m'étonne de Yotre peu de courage, si, après ce qui m'arrive, vous con- tinuez encore de porter le joug de la tyraimie ; qu'enfin, s'étant mordu la langue en deux, il la cracha au visage du tyran ; que ce spectacle anima tellement le peuple , qu'il se souleva contre Néarque, et l'assomma à coups de pierres. La plupart des auteurs s'accordent dans les cir- constances de cet événement; mais Hermippe dit que Ze- non fut jeté et mis en pièces dans un mortier. Cette opi- nion est celle que nous avons suivie dans ces vers sur le sort du philosophe :

Affligé de la déplorable oppression d'Kioe la patrie, lu veux, courageux Zénou, eu être le libérateur. Mais le tyran, qui échappe à ta raain, te saisit de la sienne, et t'écrase, par un cruel genre de supplice, dans un mortier, à coups de pilon.

Zenon était encore illustre à d'autres égards. Sembla- ble à Heraclite, il avait l'ame si élevée^ qu'il méprisait les grands. Il en donna des preuves en ce qu'il préféra, à la magnificence des Athéniens, Élée, sa patrie, chétive ville, autrefois appelée Ilyelé, et colonie des Phocéens; mais recommandable pour la probité de ses habitants. Aussi allait-il peu à Athènes, se tenant chez lui la plupart du temps.

Il est le premier qui, dans la dispute, ait fait usage de l'argument connu sous le nom d'Achille, quoi qu'en puisse dire Phavorin, qui cite avant lui Parménide et plusieurs autres.

Il pensait qu'il y a plusieurs mondes et point de vide; (|ue l'essence de toutes choses est composée des change- ments réciproques du chaud, du froid, du sec et de l'hu- mide; que les hommes sont engendrés de la terre, et

LEICIPPE. ',07

({110 lame est iiti mélange des éléments dont nous avons parlé , mais en telle proportion, qu'elle ne tient pas plus de l'un que de l'autre.

On raconte que, piqué au vif à l'occasion de quelques injures que l'on vomissait contre lui, quelqu'un l'ayant repris de sa colère, il répondit : Si je ne suis pas sensible aux invectives, le serai-je aux louanges ?

En parlant de Zenon Cittien , nous avons fait mention de huit personnes de même nom. Celui-ci florissait vers la soixante dix-neuvième olympiade.

LEICIPPE.

Leucippe était d'Élée , ou d'Abdère selon quelques uns, ou de Milet selon d'autres.

Ce disciple de Zenon croyait que le monde est infini ; que ses parties se changent l'une dans l'autre; que l'uni- vers est vide et rempli de corps; que les mondes se for- ment par les corps qui tombent dans le vide et s'accro- chent l'un à l'autre; que le mouvement qui résulte de l'accroissement de ces corps produit les astres; que le soleil parcourt le plus grand cercle autour de la lune ; que la terre est portée comme dans un chariot; qu'elle tourne autour du centre , et que sa figure est pareille à celle d'un tambour. Ce philosophe est le premier qui ait établi les atomes pour principes. Tels sont ses sentiments en général ; les voici plus en détail :

Il croyait, comme on vient de le dire, que l'univers est infini ; que, par rapport à quelques unes de ses parties, il est vide, et plein par rapport à quelques autres. Il ad- mettait des éléments, qui servent à produire des mondes à l'infini, et dans lesquels ils se dissolvent. Les mondes, suivant ce philosophe, se font de cette manière : un grand nombre de corpuscules, détachés de l'infini et différents en toutes sortes de figures, voltigent dans le vide ini-

408 LElClPPi:.

mense, jusqu'à ce qu'ils se rassemblent et loniieut un tourbillon, qui se meut en rond de toutes les manières possibles, mais de telle sorte que les parties qui sont semblables se séparent pour s'unir les unes aux autres. Celles qui sont agitées par un mouvement équivalent ne pouvant être également transportées circulairement, à cause de leur trop grand nombre, il arrive de que les moindres passent nécessairement dans le vide extérieur, pendant que les autres restent, et que, jointes ensemble, elles forment un premier assemblage de corpuscules, qui est sphérique. De cet amas conjoint se fait une espèce de membrane, qui contient en elle-même toutes sortes de corps, lesquels étant agités en tourbillon , à cause de la résistance qui vient du centre , il se fait encore une pe- tite membrane, suivant le cours du tourbillon, par le moyen des corpuscules qui s'assemblent continuellement. Ainsi se forme la terre, lorsque les corps qui avaient été poussés dans le milieu demeurent unis les uns aux au- tres. Réciproquement l'air, comme une membrane, aug- mente selon l'accroissement des corps qui viennent de dehors, et, étant agité en tourbillon, il s'approprie tout ce qu'il touche. Quelques uns de ces corpuscules, dessé- chés et entraînés par le tourbillon qui agite le tout, for- ment, par leur entrelacement, un assemblage, lequel, d'abord humide et bourbeux, s'enflamme ensuite, et se transforme en autant d'astres différents. Le cercle du soleil est le plus éloigné, celui de la lune le plus voisin de la terre; ceux des autres astres tiennent le milieu entre ceux-là. Les astres s'enflamment par la rapidité de leur mouvement. Le soleil tire son feu des astres ; la lune n'en reçoit que très peu. Tous les deux s'éclipsent, par- ceque la terre est entraînée par son mouvement vers le midi ; ce qui fait que les pays septentrionaux sont pleins de neige, de brouillards et de glace. Le soleil s'é- clipse rarement ; mais la lune est continuellement sujette a ce phénomène , à cause de linégalité de leurs orbes.

DÉMOCKITE. i09

Au reste, de même que la génération du monde , de même aussrses accroissements, ses diminutions et ses dissolu- tions dépendent d'une certaine nécessité dont le philo- sophe ne rend point raison.

DEMOCRITE.

Démocrite , fils d'Hégésistrate , ou d'Athénocrite selon les uns , ou même de Damasippe selon d'autres , naquit à Abdère, sinon à Milet, suivant une troisième opinion.

Il fut disciple de quelques mages et de philosophes chaldéens, que le roi Xerxês, rapporte Hérodote, laissa pour précepteurs à son père lorsqu'il le reçut chez lui. Ce fut d'eux qu'il apprit la théglûâie et llastmlogie. dès son bas âge. Fnsiiite il s'attacha à ï.eucippe. et fréquenta, disent quelques uns. Anaxagore^ quoiqu'il eût quarante ans moins que lui. Phavorin, dans son IJlstoiri' divers'' , raconte que Démocrite accusait celui-ci de s'être appro- prié ce qu'il avait écrit touchant le soleil et la lune, d'a- voir traité ses opinions de surannées, et soutenu qu'elles n'étaient pas de lui , jusque même qu'il avait défiguré son système sur la formation du monde et sur l'enten- dement , par dépit de ce qu'Anaxagore avait refusé de l'admettre dans son commerce. Cela étant, comment a- t-il pu être son disciple? Démétrius, dans son livre des Auteurs de même nom, et Antisthène dans ses Successions , disent qu'il alla trouver en Egypte les prêtres de ce pays, qu'il apprit d'eux la géométrie , £ju'iL.se-r4iadit.,enL Perse auprès des philosophes chaldéens , et péiii'tra jii>(iu"à la met^IESlIge. Il_XI^I[53^i5^^^^'^^''- ^^"^^^ passa daiiî» h^. Indes, qu'il conversa avec des'gymnosophistes, et fit un voyage en Ethiopie.

Il était le troisième fils de son père , dont le bien ayant été partagé, il prit, disent la plupart des auteurs, la moin- dre portion, qui consistait en argent, dont il avait besoin

410 DÉMOCUIÏE.

pour voyager; ce qui doiuia lieu à ses frères de soup- ronner qu'il avait dessein de les frauder. Démétrius ajoute que sa portion se montait à près de cent talents , et qu'il dépensa toute la somme.

Il avait tant de passion pour l'étude , qu'il se choisit dans le jardin de la maison un cabinet il se renferma. Un jour, son père ayant attaché à l'endroit un bœuf qu'il voulait immoler, il y fut longtemps avant que Démocrite s'en aperçût, tant il était concentré en lui-même; en- core ne sut-il qu'il s'agissait d'un sacrifice que lorsque son père le lui apprit, et lui ordonna de prendre garde au bœuf.

Démétjiijâj:aeo«ifi4iuMl vint à Athènes|^^u^â-Câ!ii mépris qu'il avait pourlài''^\mipe-r^^y[^'^hërd^^i^o'm^ à s'y^laTfiTcomraitfeTëFqnêTqiioiqu'^ eût occasion de voir SôcfâtéTil ne fut-psfs connu de ce philosophe ; aussi dit- il : « Je suis venu à Athènes, et en suis sorti inconnu. » Thrasyllus dit que si le dialogue intitulé les Rivavcr est de Platon , Démocrite pourrait bien être le person- nage anonyme qui se rencontre avec OEnopide et Anaxa- gore , et dans une conversation sur la philosophie avec Socrate, qui compare le philosophe à un athlète qui fait cinq sortes d'exercices. En effet, il était quelque chose de pareil en philosophie; car il entendait la physique , la morale, les humanités, les mathématiques, et avait beau- coup d'expérience dans les arts. On a de lui cette maxime : « La parole est l'ombre des actions. » Démétrius de Pha- lère, dans V Apologie de Socrate, nie que Démocrite soit jamais venu à Athènes; en quoi il paraît encore plus grand , puisque s'il méprisa une ville si célèbre , il fit voir qu'il ne cherchait pas à tirer sa renommée de la réputa- tion du lieu, mais que par sa présence il pouvait lui com- muniquer un surcroît de gloire.

Au reste, ses écrits le donnent à connaître Selon Thra- syllus, iljidWftt-avDTF-suivi les opinions des philosophes pvthagoririens, d'iuitaiit i>lii^ (in'il parle de Pytlmjiorc

DÉMOCRITE. Ul

inème avec de grands éloges , dans un ouvrage qui en porte le nom. D'ailleurs il semble qu'il ait tellement adhéré aux dogmes de ce philosophe, qu'on serait porté à croire qu'il en fut le disciple , si on n'était convaincu du con- traire par la différence des temps. Glaucus de Reggio , son contemporain, atteste qu'il eut quelque pythagori- cien pour maître , et Apollodore de Cyzique prétend qu'il fut lié d'amitié avec Philolaûs. Au rapport d'Antisthène, il s'exerçait l'esprit de différentes manières , tantôt dans la retraite , tantôt parmi les sépulcres.

Démétrius racontequ/a^rès auiir fini se^voYages_ct dépensé tout ^iTSS^riïvécut pauvrement; de sorte que'^n frère Damaste , pour""5TîuTager son indigence, lut obligé de le nourrir. L'événement ayant répondu à quelques unes de ses prédictions , plusieurs le crurent inspiré, et le jugèrent déjà digne qu'on lui rendit les honneurs divins. 11 y avait une loi qui interdisait la sé- pulture dans sa patrie à quiconque avait dépensé son patrimoine. Démocrite , dit Antisthène , informé de la chose , et ne voularit point donner prise à ses envieux et à ses calomniateurs, leur lut son ouvrage intitulé du Grand Monde , ouvrage qui surpasse tous ses autres écrits. 11 ajoute que cela lui valut cinq cents talents , qu'on lui dressa des statues d'airain, et que lorsqu'il mourut il fut enterré aux dépens du public , après avoir vécu cent ans et au delà. Démétrius, au contraire, veut que ses pa- rents lurent son ouvrage du Monde, et qu'il ne fut estime qu'à cent talents. Hippobote en fait le même récit.

Aristoxène, dans ses Commentaires historiques , rap- porte que Platon voulut brûler tout ce qu'il avait pu re- cueillir des œuvres de Démocrite ; mais qu'Amyclas et Clinias , philosophes pythagoriciens , l'en détournèrent , en lui représentant qu'il n'y gagnerait rien , parceque ces ouvrages étaient déjà trop répandus. Cela est si vrai , que (juoique Platon fasse mention de presque tous les anciens sages, il garde absolument le silence sur Démocrite, même

ï\'2 DÉMOCKITt:.

à l'égard de certains passages susceptibles de critique, sachant apparemment qu'avec les mauvaises dispositions qu'on lui connaissait à son égard, il passerait autrement pour s'être déchaîné contre le meilleur des philosophes, à qui Timon n'a pu refuser ces louanges : « Tel qu'était Démocrite , plein de prudence et agréable dans ses dis- cours. ))

Démocrite, dans son traité intitulé le pelil Monde, dit qu'il était jeune homme lorsque Anaxagore avançait déjà en âge , lequel avait alors quarante ans de plus que lui. Il nous apprend qu'il composa ce traité sept cent trente ans après la ruine de Troie. Il était donc , comme le remarque Apollodore dans ses Chroniques, vers la qua- tre-vingtième olympiade, ou, selon le calcul de Thrasyllus dans son ouvrage Des choses qud faut savoir avant de lire Démocrite, la troisième année de la soixante-dix-sep- tième olympiade, par conséquent un an plus âgé que Socrate, par conséquent encore contemporain d'Arché- laiis disciple d'Anaxagore, et d'Œnopide de qui il a parlé. Il fait aussi mention de l'opinion de Parménide et de Ze- non , philosophes célèbres de son temps , au sujet de l'u- nité, ainsi que de Protagoras d'Abdère, que l'on convient avoir été contemporain de Socrate.

Apollodore , dans le septième livre de ses Promenades, raconte quHippocrate étant allé voir Démocrite, celui- ci envoya quérir du lait, et qu'après l'avoir regardé , il dit que c'était du lait d'une chèvj-e noire , qui avait porté pour la première fois ; ce qui donna de lui une grande idée à Hippocrate , qui s'était fait accompagner par une jeune fille. Démocrite la remarqua. Bonjour, ma fille, lui dit-il. Mais l'ayant revue le lendemain, il la salua par ces mots : Bonjour, femme. Effectivement elle l'était de- venue dès la nuit dernière.

Voici de quelle manière il mourut, selon HermippcJJ^ étaite|mi5é dl' siëiTrgggeTeTpârarssait approcher de sa, lïïî, ccT qui affligeliït fort sa sœur. Elle craignait que s'il

DEMOCKITE. 413

venait à mourir bientôt , elle ne pourrait pas assister à la prochaine fête de Gérés. Démocrite l'encouragea , se fit apporter tous les jours des pains chauds qu'il approchait de ses narines , et se conserva par ce moyen la vie aussi longtemps que dura la fête. Les trois jours de solennité étant expirés, il rendit l'esprit avec beaucoup de tran- quillité, dans la quatre-vingt-dix-neuvième année de son âge , dit Hipparque. Ces vers sont les nôtres à son occa- sion :

Quel est le sage dont le savoir approcha jamais de celui de Dé- mocrite, à qui rien ne fut caché ? La mort s'avance, il l'arrête, il la retarde de trois jours, en respirant la vapeur de pains chauds.

Passons de la vie de ce grand homme à ses sentiments. Il admettait pour principes de l'univers les atomes et le vide, rejetant tout le reste comme fondé sur des con- jectures. Il croyait qu'il y a des mondes à l'infini, qu'ils ont un commencement, et qu'ils sont sujets à corruption ; que rien ne se fait de rien , ni ne s'anéantit ; que les ato- mes sont infinis par rapport à la grandeur et au nombre ; qu'ils se meuvent en tourbillon, et que de proviennent toutes les concrétions, le feu, l'eau, l'air, et la terre ; que ces matières sont des assemblages d'atomes ; que leur so- lidité les rend impénétrables , et fait qu'ils ne peuvent être détruits; que le soleil et la lune sont formés par les mouvements et les circuits grossis de ces masses agitées en tourbillon ; que l'ame , qu'il dit être la même chose que l'esprit, est un composé de même nature ; que l'in- tuition se fait par des objets qui tombent sous son ac- tion ; que tout s'opère absolument par la raison du mou- vement de tourbillon qui est le principe de la génération, et qu'il appelle nécesi^ité; que la fin de nos actions est la tranquillité d'esprit , non celle qu'on peut confondre avec la volupté , comme quelques uns l'ont mal compris; mais celle qui met l'ame dans un état de parfait repos; de manière que, constamment satisfaite, elle n'est troublée,

414 DEMOCRITE.

ni par la crainte , ni par la superstition , ou par quelque autre passion que ce soit. Cet état, il le nomme la vraie situation de l'ame, et le distingue sous d'autres diiïérents noms. Il disait encore que les choses faites sont des sujets d'opinion, mais que leurs principes, c'est-à-dire les ato- mes et le vide , sont tels par la nature '. Voilà sa doc- trine.

Thrasyllus a dressé le catalogue de ses ouvrages , qu'il partage en quatre classes, suivant l'ordre dans lequel on range ceux de Platon.

Ses ouvrages moraux sont intitulés : Pythagore; le Caractère du sage; des Enfers; la triple Génération, ou la génération produisant trois choses qui comprennent tou- tes les choses humaines ; de l'Humanité, ou de la vertu ; la Corne d'abondance; de la Tranquillité d'esprit; des commentaires moraux. Celui qui porte le titre du bon État de l'ame ne se trouve point. Voilà ses ouvrages de morale. Ses livres de physique sont intitulés : la grande Description du monde, ouvrage que Théophraste dit être de Leucippe ; la petite Description du monde ; de la Cos- mographie ; des Planètes ; un sur la Nature ; deux sur la nature de l'Homme, ou de la chair ; de l'Esprit ; des Sens. Quelques uns ajoutent ici des traités intitulés : de l'Ame ; des Choses liquides ; des Couleurs; des différentes Rides; des changements des Rides ' ; des Préservatifs , ou des remèdes contre ces accidents; de la Vision, ou de la Pro- vidence; trois traités des maladies pestilentielles; un livre des choses ambiguës. Tels sont ses ouvrages sur la nature. Suivent ceux qu'on ne range pas parmi les au- tres: des Causes célestes; des Causes de l'air; des Causes terrestres; des Causes du feu et de celles qui y sont; des Causes de la voix; des Causes des semences, des Plantes et des fruits ; des Causes des animaux ; des Causes mêlées ; de l'Aimant. Ses ouvrages de mathématiques sontintitu-

^ Voyez Ménage. ' Voyez Ménage.

PROTAGOUE. 41.3

lés : de la dillerL-nce de lOpiiiiuii , ou de rattuucheineiit du cercle et de la sphère ; de la Géométrie ; un ouvrage géométrique ; des Nombres ; deux livres des lignes innom- brables et des solides ; des Explications ; la grande Année, ou astronomie ; Instrument pour remarquer le lever ou le coucher des astres ; Examen de l'horloge ; Description du ciel ; Description de la terre ; Description du pôle ; Des- cription des rayons. Ce sont ses ouvrages de mathé- matique. Ses livres de musique ont pour titres : des Rhyth- mes et de l'harmonie ; de la Poésie ; de la beauté des Vers ; des Lettres qui sonnent bien, et de celles qui sonnent mal ; d'Homère, ou de la justesse des vers et des dialectes; du Chant; des Mots ; des Noms. Voici ce qu'il a écrit sur les arts : des Pronostics ; de la Diète, ou la science de la médecine ; des Causes par rapport aux choses qui sont de saison et à celles qui ne le sont point ; de l'Agriculture , ou traité géométrique ; de la Peinture ; de la Tactique et de la science des armes. Quelques uns ajoutent à ses commentaires les ouvrages suivants : des Écrits sacrés qui sont à Méroé; de IHistoire ; discours Chaldaique et discours Phrygien ; de la Eièvre; de la Toux; des Causes légales; le livre de l'Anneau, ou des problèmes.

Les autres ouvrages qu'on lui attribue, ou sont pris de ses livres, ou ne sont pas de lui. Voilà ce que compren- nent ses œuvres.

Il y a eu six Démocrites : le premier est celui-ci ; le second , son contemporain , était un musicien de Chio ; le troisième , un statuaire , de qui Antigone a parlé ; le quatrième a traité du temple d'Éphèse et de la ville de Samothrace ; le cinquième, célèbre poète, a composé de belles épigrammes ; le sixième était un fameux orateur de Pergame.

PROTAGOliE.

Prolagore était fils d Artémon, ou de Meaiidre, dirent

41(1 PKOTAGORi:.

Apollodore, et Dion dans son Histoire de Perse. Il naquit à Abdère, selon Héraclide du Pont, qui, dans son traité des Lois , avance qu'il donna des statuts aux Thuriens ; mais Eupolis , dans sa pièce intitulée les Vlalleurs, veut qu'il prit naissance à Téjum : Protagoras de Téjum, dit-il, est là-dedans. Lui et Prodicus de Cée gagnaient leur vie à lire leurs ouvrages. De vient que Platon, dans son Vro- I agoras , assure que Prodicus avait la voix forte.

Protagore fut discjple de Déniocrite. Phavorin , dans sormïsîoire diverse, remarque qu'on lui donna le sur- nom de sage. Il est le premier qui ait soutenu qu'en tou- tes choses on pouvait disputer le pour et le contre ; mé- thode dont il fît usage. Il commence quelque part un dis- cours où il dit que « l'homme est la manière et la mesure « de toutes choses, de celles qui sont comme telles en « elles-mêmes, et de celles qui ne sont point, comme « différentes de ce qu'elles sont. » Il disait que tout est vrai , et Platon, dans son Theétète , observe qu'il pensait que l'ame et les sens ne sont qu'une même chose. Dans un autre endroit il raisonne en ces termes : « Je n'ai rien « à dire des dieux. Quant à la question s'il y en a ou s'il « n'y en a point , plusieurs raisons empêchent qu'on ne « puisse le savoir, entre autres l'obscurité de la question, « et la courte durée de la vie. » Cette proposition lui at- tira la disgrâce des Athéniens , qui le chassèrent de leur ville , condamnèrent ses œuvres à être brûlées en plein marché , et ceux qui en avaient des copies à les produire en justice, sur la sommation qui leur en serait faite par le crieur public.

Il est le premier qui ait exigé cent mines de salaire, qui ait traité des parties du temps et des propriétés des saisons, qui ait introduit la dispute et inventé l'art des sophismes. Il est encore auteur de ce genre léger de dis- pute qui a encore lieu aujourd'hui, et qui consiste à laisser le sens, et à disputer du mot. De les épithètes 'VenibroHillè, Oliahile dispiKeur, que lui donne Timon. Il

PKOTAGOKK. VIT

est aussi le premier qui ait touché à la maiiière de rai- sonner de Socrate et au principe d'Antisthène, qui a pré- tendu, dit Platon dans son Eulltydème, prouver qu'on ne peut disputer contre ce qui est établi. Artémidore le dialecticien, dans son traité contre C/ir?/.«/j>/}(', veut même qu'il ait été le premier qui enseigna à former des argu- ments sur les choses mises en question. Aristote à son tour lui attribue, dans son ir aïté de V È du ation, l'inven- tion de l'engin qui >ert à porter les fardeaux, étant lui- même portefaix, selon Épicure dans quelque endroit de ses ouvrages, et n'ayant fait la connaissance de Démo- crite, sous lequel il s'est rendu si célèbre, qu'à l'occasion d'un fagot dont ce philosophe lui vit lier et arranger les bâtons. Protagore divisa, avant tout autre, le discours en prière, demande, réponse et ordre. D'autres augmen- tent sa division jusqu'à sept parties, la narration, la de- mande, la réponse, l'ordre, la déclaration, la prière, l'ap- pellation, qu'il nommait les fondements du discours. Au reste, Alcidamas ne le divise qu'en affirmation, négation, interrogation et appellation.

Le premier de ses ouvrages qu'il lut fut le traité des Dieux, dont nous venons de parler. La lecture s'en fit par Archagoras son disciple, et fils de Théodote, à Athè- nes chez Euripide, ou dans la maison de Mégaclide selon quelques uns, ou dans le lycée selon d'autres. Pythodore, fils de Polyzèle, un des quatre cents, le déféra à la jus- tice; mais Aristote reconnaît Euathle pour accusateur de Protagore.

Ceux de ses ouvrages qui existent encore sont inti- tulés'TcteinÂrt dejdjspûtër, de lajHIttÇlîer^cit^iiee*; de ia'^Repubh^e^ilB l'Ajûiltion^ des^ Yettu^, de l'état des CBosés considérées dans Iturs princij)es,_des.Eufejs, des Chosesjiont abusent les hommes, des Préceptes, Juge- ment sur le gain, deux livres d/objections. On a de-Pler- ton un dialogué qlTil composa contre ce philosophe.

Philochore dit qu'il périt à bord d'un vaisseau qui lit

418 DIOGÈNE APOLLOMATE.

^uiUlIta^cn allant enSicHeJU se fonde sur ce qu'Euri- j)ide le donné^^à^nfendre dans sa pièce intitulée Ixion. Quelques uns rapportent que pendant un voyage il mou- rut en chemin à l'âge de qi'atrf^-yinfi^-f^p^ang^ ou de soixante et dix^selon Apollodore. Au reste , il en passa quarânteli exercer la philosophie, et florissait vers la soixante-quatorzième olympiade. Nous lui avons fait cette épigramme :

Tu vieillissais déjà, Protagore, lorsque la mort te surprit, dit-on, à moitié chemin, dans ton retour à Athènes. La ville de Cécrops a pu te chasser, tu as pu toi-même quitter ce lieu chéri de Minerve, mais nou te soustraire au cruel empire de Pluton.

On raconte qu'un jour il demanda à Euathle, son dis- ciple, le salaire de ses leçons, et que celui-ci lui ayant répondu qu'il n'avait point encore vaincu, il répliqua : J'ai vaincu, moi! il est juste que j'en reçoive le prix. Quand tu vaincras à ton tour, fais-toi payer de même.

Il y a eu deux autres Protagores : l'un astrologue, dont Euphorion a fait l'oraison funèbre ; l'autre, philosophe stoïcien.

DIOGENE APOLLOMATE.

Diogène, fils d'Apollothémide, naquit à ApoUonie. Il fut grand physicien, et fort célèbre pour son éloquence. Antisthène le dit disciple d'Anaximène. Il était contem- porain d'Anaxagore, et Démétrius de Phalère, dans VA- pologie de Socrate, raconte qu'il faillit périr à Athènes par l'envie que lui portaient les habitants.

Voici ses opinions. Il regardait l'air comme l'élément général. Il croyait qu'il y a des mondes sans nombre et un vide infini ; que l'air produit les mondes, en se con- densant et se raréfiant ; que rien ne se fait de rien, et que le rien ne saurait se corrompre; que la terre est

ANAXARULE. 419

oblongue en rondeur, et située au milieu du monde ; qu'elle a reçu sa consistance de la chaleur, et du froid la solidité de sa circonférence. Il entre en matière dans son ouvrage par ces mots : « Quiconque veut établir un sys- « tème doit, à mon avis, poser un principe certain, et « l'expliquer d'une manière simple et sérieuse. »

ANAXARQIjE.

Anaxarque, natif d'Abdère, fut disciple de Diomène de Smyrne, ou, selon d'autres, de Métrodore de Chio, qui di- sait qu'il ne savait pas même qu'il ne savait rien. Au reste, on veut que Métrodore étudia sous Nessus de Cbio, pendant que d'un autre coté on prétend qu'il fréquenta l'école de Démocrite.

Anaxarque eut quelque habitude avec Alexandre, et llorissait vers la cent dixième olympiade. Il se fit un en- nemi dans la personne de Nicocréon, tyran de Cypre. Un jour qu'il soupait à la table d'Alexandre, ce prince lui demanda comment il trouvait le repas : « Sire, répon- « dit-il, tout y est réglé avec magnificence. Iln'y manque « qu'une chose : c'est la tète d'un de vos satrapes qu'il « faudrait y servir. » Il prononça ces paroles en jetant les yeux sur Mcocréon, qui en fut irrité et s'en souvint. En elTet , lorsqu'après la mort du roi Anaxarque aborda malgré lui en Cypre, par la route qu'avait prise le vais- seau à bord duquel il était, Mcocréon le fit saisir ; et ayant ordonné qu'on le mît dans un mortier, il y fut pilé à coups de marteaux de fer. Il supporta ce supplice sans s'en embarrasser, et lâcha ces mots remarquables : « Broie, tant que tu voudras, le sac qui contient Anaxar- « que; ce ne sera jamais lui que tu broieras. » Le tyran, dit-on, commanda qu'on lui coupât la langue ; mais il se la coupa lui-même avec les dents, et, la lui cracha aii vi- sage. Voici de notre poésie à son occasion :

4^0 PYRRHON.

Kcrasez, boiiiieaux, Ocijisez; reJouhlez vos efforts ; vous neinet- Irez en pièces que le sac (iiii renferme Anaxarque. Pour Ini, il est déjà en retiaite auprès de Jupiler. Bientôt il en instruira les puis- .^ances infernales, qui s'écrieront ji hante voix : Va, barbare exé- cuteur !

On appelait ce philosophe Forluné, tant à cause de sa fermeté d'ame, que par rapport à sa tempérance. Ses rc- préhensions étaient d'un grand poids, jusque qu'il lit revenir Alexandre de la présomption qu'il avait de se croire un dieu. Ce prince saignait d'un coup qu'il s'était donné. Il lui montra du doigt la blessure, et lui dit : Ce sang est du sang humain, et non celui qui anime les dieux.

Néanmoins Plutarque assure qu'Alexandre lui-même tint ce propos à ses courtisans. Dans un autre temps Anaxarque but avant le roi, et lui montra la coupe, en disant : Bientôt un des dieux sera frappé d'une main mortelle.

PVRRIION.

Pyrrhon, Élien de naissance, eut Plistarque pour père, au rapport de Dioclès. Apollodore, dans ses Chroniques, dit qu'il fut d'abord peintre. Il devint disciple deDryson, fils de Stilpon. selon le témoignage qu'en rend Alexan- dre dans ses Sucrcssioui^. Il s'attacha ensuite à Anaxar- que, qu'il suivit partout; de sorte qu'il eut occasion de connaître les gymnosophistes dans les Indes, et de conver- ser avec les mages. C'est de qu'il paraît avoir tiré une philosophie hardie, ayant introduit l'incertitude, comme le remarque Ascanius d'Abdère. Il soutenait que rien n'est honnête ou honteux, juste ou injuste ; qu'il en est de même de tout le reste ; que rien n'est tel qu'il le paraît ; (jue les hommes n'agissent, comme ils font, que par in- stitution et par coutume ; et qu'une chose n'est dans le

PVBRHON. \2\

l'ond pas plus celle-ci que celle-là. Sa manière de vivre s'accordait avec ses discours ; car il ne se détournait pour rien, ne pensait à éviter quoi que ce fût, et s'exposait à tout ce qui se rencontrait dans son chemin. Chariots, pré- cipices, chiens, et autres choses semblables, tout lui était égal, et il n'accordait rien aux sens. Ses amis le suivaient, et avaient soin de le garder, dit Antigone de Caryste ; mais .îlnésidème veut que, quoiqu'il établît le système de l'incertitude dans ses discours, il ne laissait pas que d'agir avec précaution. Il vécut près de quatre-vingt-dix ans.

Antigone de Caryste, dans son livre sur ce philosophe, en rapporte les particularités suivantes :

11 mena d'abord, dit-il, une vie obscure, na\ant dans sa pau- vreté d'autre ressource que ce qu'il gagnait à peindre. On con- serve encore dans le lieu des exercices, à Elis, quelques uns de ses tableaux assez bien travaillés, et qui représentent des torches. 11 avait coutume de se promener, aimait la solitude, et se montrait rarement aux personnes de sa maison. En cela il se réglait sur c„' qu'il avait ouï dire à nu Indien, qui reprochait à Anaxarque qu'on le voyait toujoui-s assidu à la cour et disposé à captiver les bonnes grâces du prince, au lieu de songer à réformer les mœurs. 11 ne changeait jamais de mine et de contenance, ot s'il arrivait qu'on le quittât pendant qu'il parlait encore, il ne laissait pas que d'achever son discours : ce (|ui paraissait extraordinaire, en éjïard à la viva- cité qu'on lui avait connue dans sa jeunesse.

Antigone ajoute qu'il voyageait souvent sans en rien dire à personne, et qu'il liait conversation avec tous ceux qu'il voulait. Un jour qu' Anaxarque était tombé dans une fosse, Pyrrhon passa outre , et ne l'aida point à le tirer de là. Il en fut blâmé, mais loué d'Anaxarque lui- même de ce qu il portait l'indifférence jusqu'à ne s'émou- voir d'aucun accident. On le surprit dans un moment (\u'\\ parlait en lui-même ; et comme on lui en demanda la raison, u Je médite, répliqua-t-il, sur les moyens de « devenir homme de bien. » Dans la dispute personne ne

'v22 PYRRHON.

trouvait à reprendre sur ses réponses, toujours exacte nient conformes aux questions proposées ; aussi se con- cilia-t-il par-là l'amitié de Nausiphane, lors même qu'il était encore bien jeune. Celui-ci disait que dans les sen- liments qu'on adoptait, il fallait être son propre guide, mais que dans les dispositions on devait suivre celles de Pyrrhon ; qu'Épicure admirait souvent le genre de vie de ce philosophe , et qu'il le questionnait continuellement sur son sujet.

Pyrrhon remplit dans sa patrie les fonctions de grand- prètre. On rendit même à sa considération un décret public, par lequel les philosophes furent déclarés exempts (le tout tribut. Grand nombre de gens imitèrent son in- différence et le mépris qu'il faisait de toutes choses. De le sujet de ces beaux vers de Timon dans son Python et dans ses poésies satiriques :

Pyrrhon, j'ai peine à comprendre comment il te fut jamais pos- sible de t'élevcr au-dessus des fastueuses, vaines et frivoles opinions des sophistes. Oui, je ne conçois pas que tu aies pu, en l'affranchis- sant de l'esclavage des faussetés et des erreurs, te former un sys- tème d'indifférence si parfaite, que tu ne t'es soucié, ni de savoir sous quel climat est la Grèce, ni en quoi consiste ni d'où provient chR(iue chose.

j II dit de plus dans ses Images :

Apprends-moi, Pyrrhon, donne-moi à connaître quelle est cette vie aisée, cette vie tranquille dont tu jouis avec joie, cette vie enfin (|ui te fait seul goûter sur la terre une félicité semblable à celle d'un dieu entre les hommes.

Dioclès rapporte que les Athéniens accordèrent le droit de bourgeoisie de leur ville à Pyrrhon pour avoir tué Cotys, tyran de Thrace'. Ce philosophe, observe Érato- sthène dans son livre de VOpulence et de la Pauvreté, tint

* C'est Python, disciple de Platon, qui fit celle action. Ménage croit que ce passage ncsl point de Lacrce; mais (pie comme d'autres endroits il s'est gliiscde la marge daus le texte.

PYRRHON. 42:i

ménage avec sa sœur, qui faisait le métier de sage-femme. H avait pour elle tant de complaisance, qu'il portait au marché des poules et des cochons de lait à vendre, selon les occasions. Indifférent à tous égards, il balayait la maison, avait coutume de laver une truie et d'en nettoyer rétable. Ayant un jour grondé sa sœur Philista, il répon- dit à quelqu'un qui lui remontrait qu'il oubliait son sys- tème, que « ce n'était pas d'une petite femme que dépen- « dait la preuve de son indifférence. » Une autre fois qu'il se vit attaqué par un chien, il le repoussa ; sur quoi ayant été repris de sa vivacité, il dit : « Il est difficile à l'homme « de se dépouiller tout-à-fait de l'humanité. Il faut y tra- ce vailler de toutes ses forces, d'abord en réglant ses ac- « tiens; et si on ne peut réussir par cette voie, on doit « employer la raison contre tout ce qui révolte nos sens. » On raconte que, lui étant venu un ulcère, il souffrit les emplâtres corrosifs, les incisions et les remèdes causti- ques, sans froncer le sourcil. Timon trace son caractère dans ce qu'il écrit à Python. Philon d'Athènes, son ami, dit aussi qu'il parlait souvent de Démocrite, et qu'il ad- mirait Homère, dont il citait fréquemment ce vers :

Les hommes ressemblent aux feuilles des arbres.

Il approuvait la comparaison que ce poëte fait des hommes avec les mouches et les oiseaux, et repétait sou- vent ces autres vers :

Ami, tu meurs ; mais pourquoi répaudre des larmes inutiles ? Palrocle, cet homme bien au-dessus de toi, a cessé de vivre et n'est plus.

En un mot, il goûtait tout ce que ce poëte a avancé sur l'incertitude des choses humaines, sur la vanité des hom- mes et sur leur puérilité.

Posidonius rapporte que Pyrrhon, témoin de la con- sternation des personnes qui étaient avec lui dans un vaisseau exposé à une violente tempête, leur montra tran-

4:2 i PYRRIION.

quillemeiit un cochon qui mangeait à bord du vaisseau, et leur dit que la tranquillité de cet animal devait être celle du sage au milieu des dangers.

Numénius est le seul qui avance que ce philosophe admettait des dogmes dans sa philosophie.

Entre autres célèbres disciples de Pyrrhon, on nomme Euryloque, qui avait le défaut d'être si vif, qu'un jour il poursuivit son cuisinier jusqu'à la place publique, avec la broche et les viandes qui y tenaient. Une autre fois, étant embarrassé dans une dispute à Élis, il jeta son habit et traversa le fleuve Alphée. Il était, ainsi que Timon, grand ennemi des sophistes. Pour Philon, il se donnait plus au raisonnement; aussi Timon dit de lui :

Qu il évite les hommes elles affaires, qu'il parle avec lui-même, cl ue s'embarrasse point de la gloire des disputes.

Outre ceux-là, Pyrrhon eut pour disciples Hécatée d'Abdère, Timon de Phliasie , auteur des poésies satiri- ques, duquel nous parlerons ci-après; et Nausiphane de Tejum, que la plupart prétendent avoir été le maître d'Épicure.

Tous ces philosophes s'appelaient pyrrhoniens, du nom de Pyrrhon, dont ils avaient été les disciples. Eu égard au principe qu'ils suivaient, on les nommait autrement hésilanls , inrerlaiiis, doufanis et rcchcrcheurs. Le titre de rechercheurs portait sur ce qu'ils cherchaient toujours la vérité ; celui d'incertaim, parcequ'ils ne la trouvaient jamais ; celui de doutants , parcequ'après leurs recher- ches ils persévéraient dans leurs doutes; celui à'Iiën- tants, parcequ'ils balançaient à se ranger parmi les dog- matistes. J'ai dit qu'on les appelait pyrrhoniens, du nom de Pyrrhon; mais Théodosius, dans ses Chapitres scepti- ques, trouve que le nom de pyrrhoniens ne convient point à ces philosophes incertains, parcequ'entre deux senti- ments contraires l'ame ne penche pas plus d'un côté que d'un autre. On ne peut pas même se faire une idée de la

P\KRHON. 4-25

disposition de Pyrrhon pour la préférer à d'autres, jusqu'à s'appeler de son nom, vu que Pyrrhon n'est pas le pre- mier inventeur du principe de l'incertitude, et qu'il n'en- seigne aucun dogme. Ainsi il faut plutôt appeler ces phi- losophes semblables à Pyrrhon pour les mœurs. Il y en a qui regardent Homère comme le premier auteur de ce système, parcequ'il parle plus diversement des mêmes choses que d'autres écrivains, et ne s'attache à porter un jugement déterminé sur rien. Les sept sages même ont dit des choses qui s'accordent avec ce principe, comme ces maximes : Rien de trop, Qui répond s^ expose à perdre, parceque celui qui s'engage pour un autre en reçoit toujours quelque dommage. Archiloque et Euripide pa- raissent aussi partisans de l'incertitude; l'un dans ces vers ;

Glaucus, fils de Leptine, sachez que les idées des hommes sont telles que Jupiter les leur envoie tous les jours;

1 autre dans ceux-ci :

O Jupiter! quelle sagesse peut-on attribuer aux hommes, puis- que nous dépendons de toi, et que nous ne faisous que ce que tu veux que nous fas>i3ns?

Bien plus, suivant ceux dont nous parlons, Xénophane, Zenon d'Élée et Démocrite ont été eux-mêmes philoso- phes sceptiques. Xénophane dit que personne ne sait et ne saura jamais rien clairement. Zenon anéantit le mou- vement, par la raison que « ce qui se meut ne se meut « ni dans l'endroit il est, ni dans un lieu différent de « celui il est. « Démocrite détruit la réalité des qua- lités, en disant que c'est «par opinion qu'une chose passe « pour froide et l'autre pour chaude, et que les seules « causes réelles sont les atomes et le vide. » Il ajoute que « nous ne connaissons rien des causes, parceque la vé- « rite est profondément cachée. » Platon laisse aux dieux et aux enfants des dieux la connaissance de la vérité,

56.

426 PÏIIRHON.

et recherche seulement ce qui est vraisemblable. .( Qui « sait, dit Euripide, si ce que les hommes appellent vi- « vre nest pas mourir, et si ce qu'ils appellent mourir « n'est pas une vie? » Empédocle veut qu'il y ait des choses que les hommes n ont pas vues, qu'ils n'ont point entendues et qu'ils ne peuvent comprendre. 11 avait dit auparavant « qu'on n'est persuadé que des choses aux- « quelles chacun en particulier vient à faire réflexion. » Heraclite prétend que « nous ne devons pas risquer des « conjectures sur des choses au-dessus de nous. » Hippo- crate s'exprime avec ambiguïté, et humainemeiU patianl. Longtemps auparavant, Homère avait soutenu « que les « hommes ne font que parler, et débitent des fables ; que « chacun trouve dans un sujet une abondante matière de « parler; que ce que l'un a dit d'abord, il l'entendra en- « suite dire à un autre. » Par-là il entendait le crédit ([u'ont parmi les hommes les discours pour et contre.

Les philosophes scepti(iues renversent donc les opinions de toutes les sectes de philosophie, sans fonder eux-mê- mes aucun dogme , se contentant d'alléguer les sentiments «les autres et de n'en rien définir, pas même cela qu'ils ne définissent rien. C'est pourquoi, en avertissant ga'/fsîie définissaient rien, ils enveloppaient là-dedans cette pro- position même, qu^ils ne définissaient lien; car, sans cela, ils auraient décidé quelque chose. Us disaient donc qu'ils ne faisaient qu'alléguer les sentiments des autres pour en mo[jtrer le peu de solidité , comme si , en indiquant cela, ils en constataient la preuve. Ainsi ces mots. Nous ne définissons rien , marquent une indécision , comme l'ex- pression de 2)as i)lus que dont ils se servaient , de même que ce qu'ils disaient, qiïiln^y a pas de raison à laquelle on ne puisse en opposer une autre.

H faut remarquer sur l'expression de pas plus que, (qu'elle s'applique quelquefois dans un sens positif à cer- taines choses , comme si elles étaient semblables; par exemple : Un piralc n\sl pas plus méchant qu'un menteur.

PYRRHON. k±l

Mais les philosophes sceptiques ne prenaient pas ce mot dans un sens positif; ils le prenaient dans un sens de- structif, comme quand on dit, H n'y a pas plus eu deScylle que de Chimère. Ce mot plus que se prend aussi quelque- fois par comparaison , comme quand on dit que le miel est plus doux que le raisin; et quelquefois tout ensemble affirmativement et négativement, comme dans ce raison- nement : La vertu est plus utile que nuisible ; car on affirme ([u'elle est utile , et on nie qu'elle soit nuisible. Mais les sceptiques oient toute force à cette expression pas plus que, en disant que tout comme on ne peut pas plus dire qu'il y a une Providence qu'on ne peut dire qu'il n'y en a point, de même aussi cette expression pas plus que n'est pas plus qu'elle n'est pas. Elle signifie donc la même chose que ne rien définir et être indécis, comme le dit Timon dans son Python.

Pareillement, ce qu'ils disent qu'il ny a point de raison à laquelle on ne puisse en opposer une contraire , emporte la même indécision , parceque si les raisons de choses contraires sont équivalentes, il en doit résulter l'igno- rance de la vérité ; et cette proposition même est , selon eux , combattue par une raison contraire, qui, à son tour, après avoir détruit celles qui lui sont opposées , se dé- truit elle-même, à peu près comme les remèdes purga- tifs passent eux-mêmes avec les matières qu'ils chassent. Quant à ce que disent les dogmatistes, que celte manière de raisonner nest pas détruire la raison , mais plutôt la con- firmer , les sceptiques répondent qu'ils ne se servent des raisons que pour un simple usage, parcequ'en elTet il n'est pas possible qu'une raison soit détruite par ce qui n'est point une raison : tout comme, ajoutent-ils, lorsque nous disons qu'il n'y a point de lieu , nous sommes obligés de prononcer le mot de lieu , nous l'exprimons , non dans un sens affirmatif, mais d'une manière simplement dé- clarative. La même chose a lieu lorsqu'en disant que rien ne se fait par nécessité, nous sommes obligés de

4-28 PYUKHON.

prononcer le mot de nécexsilé. Ainsi expliquaient ces philosophes leurs sentiments; car ils prétendaient que tout ce que nous voyons n'est pas tel dans sa nature, mais une apparence. Us disaient qu'ils recherchaient, non ce qui se peut comprendre, car la compréhension emporte évidence , mais seulement ce que les sens nous découvrent des objets ; de sorte que la raison , selon Pyrrhon, n'est qu'un simple souvenir des apparences, ou des choses qu'on conçoit tellement quellement : sou- venir par lequel on compare les choses les unes aux au- tres, dont on fait un assemblage inutile, et qui ne sert qu'à troubler l'esprit , comme s'exprime ^Enésidème dans son Tableau du pyrrhonisme. Quant à la manière con- traire dont ils envisagent les objets , après avoir montre par quels moyens on se persuade une chose , ils em- ploient les mêmes moyens pour en détruire la croyance. Les choses qu'on se persuade sont , ou des choses qui , selon le rapport des sens , sont toujours telles , ou qui n'arrivent jamais , ou rarement; des choses ordinaires, ou différenciées par les lois ; enfin des choses agréables ou surprenantes : et ils faisaient voir, par des raisons contraires à celles qui fondent la croyance à ces divers égards , qu'il y avait égalité dans les persuasions opposées. Les pyrrhoniens rangent sous dix classes, suivant la différence des objets , leurs raisons d'incertitude sur les apparences qui tombent sous la vue ou sous l'entende- ment. Premièrement, ils allèguent la différence qui se remarque entre les animaux par rapport au plaisir et à la douleur, et à ce (jui est utile ou nuisible. De ils concluent que les mêmes objets ne produisent pas les mêmes idées ; différence qui doit entraîner l'incertitude. Car, disent-ils , il y a des animaux qui s'engendrent sans union de sexes, comme ceux qui vivent dans le feu , le phénix d'Arabie et les tignes ; d'autres par l'union des sexes , comme les hommes et plusieurs autres. Pareille- ment, leur constitution n'est pas la même; ce qui fait

PYRRHON. 'r2\)

aussi qu'il y a de la différence dans les sens dont ils sont doués. Le faucon a la vue perçante, le cbien l'odorat fin. Or il faut nécessairement qu'y ayant diversité dans la manière dont ils voient les objets , il y en ait aussi dans les idées qu'ils s'en forment. Les chèvres broutent des branches d'arbrisseaux , mais les hommes les trouvent amères ; la caille mange de la ciguë, c'est un poison pour les hommes ; le porc se nourrit de fiente , ce qui répugne au cheval.

En second lieu , ils allèguent la différence qui se remarque entre les hommes selon les tempéraments. Démophon , maître d'hôtel d'Alexandre , avait chaud à l'ombre et froid au soleil. Aristote ditqu'Andron d'Argos traversait les sables de Libye sans boire. L'un s'applique à la médecine, l'autre à l'agriculture, celui-là au né- goce , et ce qui est nuisible aux uns se trouve être utile aux autres ; nouveau sujet d'incertitude.

En troisième lieu, ils se fondent sur la différence des organes des sens. Une pomme paraît pâle à la vue , douce au goût , agréable à l'odorat. Le même objet , vu dans un miroir, change selon que le miroir est disposé. D'où il s'ensuit qu'une chose n'est pas plus telle qu'elle paraît , qu'elle n'est telle autre.

En quatrième lieu , ils citent les différences qui ont lieu dans la disposition , et en général les changements aux- quels on est sujet par rapport à la santé , à la maladie , au sommeil , au réveil , à la joie , à la tristesse , à la jeu- nesse, à la vieillesse , au courage , à la crainte, au be- soin, à la réplétion , à la haine , à l'amitié, au chaud, au froid. Tout cela influe sur l'ouverture ou le resserrement des pores des sens : de sorte qu'il faut que les choses pa- raissent autrement , selon qu'on est différemment disposé. Et pourquoi décide-t-on que les gens qui ont l'esprit troublé sont dans un dérangement de nature? Qui peut dire qu'ils sont dans ce cas plutôt que nous n'y sommes? Ne voyons-nous pas nous-mêmes le soleil comme s'il

430 PVlUUiON.

était arrêté? Tiihorée le stoïcien se promenait en dor- mant, et un domestique de Péridès dormait au haut d'un toit.

Leur cinquième raison est prise de l'éducation , des lois, des opinions fabuleuses, des conventions nationales et des opinions dogmatiques; autant de sources d'où dé- coulent les idées de Thonnète et de ce qui est honteux , du vrai et du faux, des biens et des maux, des dieux , de l'origine et de la corruption , des choses qui paraissent dans le monde. De vient que ce que les uns estiment juste, les autres le trouvent injuste; et que ce qui paraît un bien à ceux-ci est un mal pour ceux-là. Les Perses croient le mariage d'un père avec sa fille permis; les Grecs en ont horreur. Les Massagètes pratiquent la com- munauté des femmes , comme dit Eudoxe dans le pre- mier livre de son ouvrage intitulé le Tour de la terre ; les Grecs n'ont point cette coutume. Les habitants de Cilicie aiment le larcin, les Grecs le blâment. Pareille- ment , à l'égard des dieux , les uns croient une Provi- dence , les autres n'y ajoutent aucune foi. Les Égyptiens embaument leurs morts, les Romains les brûlent, les Pœoniens les jettent dans les étangs : nouveau sujet de suspendre son jugement sur la vérité.

En sixième lieu, ils se fondent sur le mélange des cho- ses les unes avec les autres , ce qui est cause que nous lien voyons jamais aucune simplement et en elle-même , mais selon l'union qu'elle a avec l'air, la lumière, avec des choses liquides ou solides , avec le froid , le chaud , le mouvement, les évaporations, et autres qualités sem- blables. Ainsi le pourpre parait de couleur ditîérente au soleil , à la lune et à la chandelle. Notre propre teint pa- raît être autre le midi que le soir. Une pierre que deux hommes transportent difficilement par l'air se transporte plus aisément par l'eau , soit que l'eau diminue sa pe- santeur ou que l'air l'augmente.

En septième lieu, ils s'appuient sur la ditîérente situa-

PYRRHON. 431

tion de certaines choses, et sur leur relation avec les lieux elles se trouvent. Cela fait que celles qu'on croit grandes paraissent petites; que celles qui sont carrées semblent être rondes ; que celles qui ont la superficie plane paraissent relevées; que celles qui sont droites paraissent courbes , et que celles qui sont blanches se présentent sous une autre couleur. Ainsi le soleil nous paraît peu de chose, à cause de son éloignement. Les montagnes nous paraissent de loin comme des colonnes d'air et aisées à monter, au lieu que, vues de près, nous en trouvons la pente roideet escarpée. Le soleil nous pa- raît autre en se levant qu'il n'est à midi. Le même corps nous paraît dififérent dans un bois que dans une plaine. Il en est ainsi d'une figure selon qu'elle est différemment posée, et du cou d'un pigeon selon qu'il est diversement tourné. Comme donc on ne peut examiner aucune chose en faisant abstraction du lieu qu'elle occupe , il s'ensuit q'uon en ignore aussi la nature.

Leur huitième raison est tirée des diverses quantités » soit du froid ou du chaud , de la vitesse ou de la lenteur, de la pâleur, ou d'autres couleurs. Le vin, pris modéré- ment, fortifie; bu avec excès, il trouble le cerveau. On doit en dire autant de la nourriture, et d'autres choses semblables.

Leur neuvième raison consiste en ce qu'une chose parait extraordinaire et rare , suivant qu'une autre est plus ou moins ordinaire. Les tremblements de terre ne surprennent point dans les lieux l'on a coutume d'en sentir, et nous n'admirons point le soleil, parceque nous le voyons tous les jours. Au reste , Phavorin compte cette neuvième raison pour la huitième. Sextus et .€né- sidème en font la dixième; de sorte que Sextus suppute pour dixième raison celle que Phavorin nomme la neu- vième.

Leur dixième raison est prise des relations que les choses ont les unes avec les antres , comme de ce (pii

i32 PYRRHON.

est léger avec ce qui est pesant , de ce qui est fort avec ce qui est faible , de ce qui est grand avec ce qui est petit, de ce qui est haut avec ce qui est bas. Ainsi le côté droit nest pas tel par sa nature , mais par sa relation avec le côté gauche ; de sorte que si on ôte celui-ci, il n'y aura plus de côté droit. De même les qualités de père et de frère sont des choses relatives. On dit qu'il fait jour re- lativement au soleil ; et en général tout a un rapport si direct avec l'entendement , qu'on ne saurait connaître les choses relatives en elles mêmes. Voilà les dix classes dans lesquelles ces philosophes rangent les raisons de leur incertitude.

Agrippa y en ajoute encore cinq autres; la différence des sentiments, le progrès qu'il faut faire à l'infini de l'une à l'autre , les relations mutuelles , les suppositions arbitraires , le rapport de la preuve avec la chose prouvée. La dilTérence qu'il y a dans les sentiments fait voir que toutes les questions que l'on traite ordinairement , ou qui sont proposées par les philosophes, sont toujours pleines de disputes et de confusion. La raison , prise du progrès qu'il faut faire d'une chose à l'autre , démontre qu'on ne peut rien affirmer , puisque la preuve de celle-ci dépend de celle-là , et ainsi à l'infini. Quant aux relations mutuelles, on ne saurait rien considérer séparément; au contraire , il faut examiner une chose conjointement avec une autre, ce qui répand de l'ignorance sur ce que l'on recherche. La raison prise des suppositions arbi- traires porte contre ceux qui croient qu'il faut admettre certains premiers principes comme indubitables en eux- mêmes, et au-delà desquels on ne doit point aller; sen- timent d'autant plus absurde , qu'il est également permis de supposer des principes contraires. Enfin, la raison prise du rapport de la preuve avec la chose prouvée porte contre ceux qui , voulant établir une hypothèse , se servent d'une raison qui a besoin d'être confirmée par la chose même qu'on veut prouver, comme si pour dé-

PYRRHON. ^3:i

montrer qu'il y a des pores parcequ'il se fait des évapo- rations , on prenait celles-ci pour preuve des autres.

Ces philosophes niaient toute démonstration , tout ju- gement, tout caractère, toute cause, mouvement, science, génération , et croyaient que rien n'est par sa nature bon ou mauvais.

Toute démonstration, disaient-ils, est formée, ou de choses démontrées, ou d'autres qui ne le sont point. Si c'est de choses qui se démontrent , elles-mêmes devront être démontrées, et ainsi jusqu'à l'infini. Si, au contraire, c'est de choses qui ne se démontrent point, et que toutes, ou quelques unes, ou une seule, soient autres qu'on ne les conçoit, tout le raisonnement cesse d'être démontré. Us ajoutent que , s il semble qu'il y ait des choses qui n'ont pas besoin de démonstration , il est surprenant qu'on ne voie pas qu'il faut démontrer cela même que ce sont de premiers principes : car on ne saurait prouver qu'il y a quatre éléments par la raison qu'il y a quatre éléments. Outre cela, si on ne peut ajouter foi aux parties d'une proposition , nécessairement on doit se refuser à la dé- monstration générale. 11 faut donc un caractère de vé- rité, afin que nous sachions que c'est une démonstration , et nous avons également besoin d'une dém.onstration pour connaître le caractère de vérité. Or, comme ces deux choses dépendent l'une de l'autre, elles sont un sujet qui nous oblige de suspendre notre jugement. Et comment parviendra-t-on à la certitude sur des choses qui ne sont pas évidentes , si on ignore comment elles doivent se démontrer? On recherche , non pas ce qu'elles paraissent être , mais ce qu'elles sont en effet. Ils trai- taient les dogmatistes d'insensés ; car , disaient-ils , des principes qu'on suppose prouvés ne sont point un sujet de recherche , mais des choses posées telles ; et , en rai- sonnant de cette manière , on pourrait établir l'existence de choses impossibles. Ils disaient encore que ceux qui croyaient qu'il ne faut pas juger de la vérité par les cir-

434 PYRRHON.

constances des choses, ni fonder ses règles sur la nature, se faisaient eux-mêmes des règles sur tout , sans prendre garde que ce qui paraît est tel par les circonstances qui l'environnent et par la manière dont il est disposé ; de sorte, concluaient-ils, qu'il faut dire, ou que tout est vrai, ou que tout est faux : car si l'on avance qu'il y a seulement certaines choses vraies, comment les discer- nera-t-on? Les sens ne peuvent être caractère de vérité pour ce qui regarde les choses sensibles , puisqu'ils les envisagent toutes d'une manière égale. 11 en est de même de l'entendement par la même raison ; et outre les sens et l'entendement , il n'y a aucune voie par laquelle on puisse discerner la vérité. Celui donc, continuent-ils, qui établit quelque chose , ou sensible, ou intelligible , doit premièrement fixer les opinions qu'on en a ; car les uns en ôtent une partie, les autres une autre. Il est donc nécessaire de juger, ou par les sens, ou par l'entende- ment. Mais tous les deux sont un sujet de dispute; ainsi on ne peut discerner la vérité entre les opinions, tant à l'égard des choses sensibles que par rapport aux choses intelligibles. Or si , vu cette contrariété qui est dans les esprits, on est obligé de rendre raison à tous, on détruit la règle par laquelle toutes choses paraissent pouvoir être discernées , et il faudra regarder tout comme égal. Us poussent plus loin leur dispute par ce raisonnement : Une chose vous paraît probable. Si vous dites qu'elle vous paraît probable , vous n'avez rien à opposer à ce- lui qui ne la trouve pas telle; car comme vous êtes croyable en disant que vous voyez une chose de cette manière, votre adversaire est aussi croyable que vous en disant qu'il ne la voit pas de même. Que si la chose dont il s'agit n'est point probable , on n'en croira pas non plus celui qui assurera qu'il la voit clairement et distinctement. On ne doit pas prendre pour véritable ce dont on est persuadé , les hommes n'étant pas tous , ni toujours, également persuadés [des mêmes choses. La

PYRRHON. 43")

persuasion vient souvent d'une cause extérieure, et est quelquefois produite , ou par l'autorité de celui qui parle , ou par la manière insinuante dont il s'exprime , ou par la considération de ce qui est agréable.

Les pyrrhoniens détruisaient encore tout caractère de vérité, en raisonnant de cette manière : Ou ce caractère de vérité est une chose examinée, ou non. Si c'est une chose qu'on n'a pas examinée, elle ne mérite aucune créance, et ne peut contribuer à discerner le vrai et le Taux. Si c'est une chose dont on a fait l'examen , elle est du nombre des choses qui doivent être considérées par parties; de sorte quelle sera à la fois juge et matière de jugement. Ce qui sert à juger de ce caractère de vérité devra être jugé par un autre caractère de même nature, celui-ci encore par un autre , et ainsi à l'infini.

Ajoutez à cela, disent-ils, qu'on n'est pas même d'ac- cord sur ce caractère de vérité, les uns disant que cest l'efïet du jugement de l'homme, les autres l'attribuant aux sens, d'autres à la raison, d'autres encore à une idée évidente. L'homme ne s'accorde, ni avec lui-même, ni avec les autres; témoin la différence des lois et des mœurs Les sens sont trompeurs , la raison n'agit pas en tous d'une manière uniforme , les idées évidentes doivent être jugées par l'entendement, et l'entendement lui-même est sujet à divers changements de sentiments. De ils infé- raient qu'il n'y a point de caractère de vérité avec certi- tude , et que par conséquent on ne peut connaître la vé- rité.

Ces philosophes niaient aussi qu'il y eût des signes par lesquels on pût connaître les choses , parceque , s'il y a quelque signe pareil, il doit être ou sensible ou intelligi- ble. Or, disent-ils, il n'est pas sensible, parceque la qualité sensible est une chose générale, et le signe une chose par- ticulière. Laqualité sensible regarded'ailleurs la différence d'une chose, au lieu que le signe a rapport à ses relations. i> n'est pas non plus une chose intelligible ; car ce de-

'«36 PYRRHON.

vrait être, ou un signe apparent d'une chose apparente, ou un signe obscur d'une chose obscure, ou un signe obs- cur d'une chose apparente , ou un signe apparent d'une chose obscure. Or rien de tout cela n'a lieu ; par consé- quent point de signes. Il n'y en a pas d'apparent d'une chose apparente, puisque pareille chose n'a pas besoin de signe. Il n'y en a point d'obscur d'une chose obscure , car une chose qui est découverte par quelque autre doit être apparente. 11 n'y en a point d'obscur d'une chose appa- rente , parcequ'une chose est apparente dès même qu'elle est connaissable. Enfin il n'y a point de signe ap- parent d'une chose obscure, parceque le signe , regardant les relations des choses , est compris dans la chose même dont il est signe ; ce qui ne peut autrement avoir lieu. De ces raisonnements, ils tiraient cette conséquence, qu'on ne peut parvenir à connaître rien des choses qui ne sont pas évidentes, puisqu'on dit que c'est par leurs signes qu'on doit les connaître.

Pareillement ils n'admettent point de cause à la faveur de ce raisonnement. La cause est quelque chose de rela- tif; elle a rapport à ce dont elle est cause: or les rela- tions sont des objets de l'esprit qui n'ont point d'existence réelle; donc les causes ne sont que des idées de l'esprit. Car si elles sont efifectivement causes , elles doivent être jointes à ce dont on dit qu'elles sont causes ; autrement elles n'auront point cette qualité. Et de même qu'un père n'est point tel , à moins que celui dont on dit qu'il est père n'existe ; de même aussi une cause n'est point cause sans la réalité de ce dont on dit qu'elle est cause. Cette réalité n'a point lieu , n'y ayant ni génération , ni cor- ruption , ni autre chose semblable. De plus, s'il y a des causes, ou ce sera une chose corporelle qui sera cause d'une chose corporelle , ou ce sera une chose incorporelle qui sera cause d'une chose incorporelle ; mais rien de cela n'a lieu , il n'y a donc point de cause. Une chose corpo- relle ne peut être cause d'une chose corporelle , puis-

PYKRHON. 437

(ju'elles ont toutes deux la même nature ; et si l'on dit (lue l'une des deux est cause en tant que corporelle, l'autre ('tant pareillement corporelle sera aussi cause en même temps; de sorte qu'on aura deux causes sans patient. Par la même raison, une chose incorporelle ne peut être cause d'une chose incorporelle , non plus qu'une chose incor- porelle ne peut l'être d'une chose corporelle , parceque ce qui est incorporel ne produit pas ce qui est corporel. De même une chose corporelle ne sera point cause d'une chose incorporelle, parceque , dans la formation , l'agent et le patient doivent être de même matière , et que ce qui est incorporel ne peut être le sujet patient d'ime cause corporelle , ni de quelque autre cause matérielle et effi- ciente. De ils déduisent que ce qu'on dit des principes des choses ne se soutient pas, parcequ'il faut nécessaire- ment qu'il y ait quelque chose qui agisse par lui-même, et qui opère le reste.

Ces philosophes nient aussi le mouvement, par la rai- son que ce qui est mu, ou se meut dans l'endroit même il est, ou dans celui il n'est pas. Or il ne se meut ni dans l'un ni dans l'autre ; donc il n'y a point de mouvement.

Ils abolissent toute science, en disant, ou qu'on en- seigne ce qui est en tant qu'il est, ou ce qui n'est pas en tant qu'il n'est pas. Le premier n'est point nécessaire, puisque chacun voit la nature des choses qui existent ; le second inutile, vu que les choses qui n'existent point n'acquièrent rien de nouveau que l'on puisse enseigner et apprendre.

Il n'y a point de génération, disent-ils; car ce qui est déjà ne se fait point, non plus que ce qui n'est pas, puis- qu'il n'a point d'existence actuelle.

Ils nient encore que le bien et le mal soient tels par nature , parceque s'il y a quelque chose naturellement bonne ou mauvaise, elle doit être l'un ou l'autre pour tout le monde, comme la neige, que chacun trouve froide. Or, il n'v a aucun bien ni aucun mal qui paraisse tel à

438 PYRRHON.

tous les bommes; donc il n'y en a point (iui soit tel par nature. Car, enfin, ou l'on doit regarder ce qu'on appelle bien comme bien en général, ou il ne faut pas le consi- dérer comme bien réel. Le premier ne se peut, parceque la même cbose est envisagée comme un bien par l'un, et comme un mal par l'autre. Épicure tient que la volupté est un bien, Antistbène l'appelle un mal : la môme chose sera donc un bien et un mal tout à la fois. Que si on ne regarde pas ce qu'un homme appelle bien comme étant universellement tel, il faudra distinguer les diCférentes opinions ; ce qui n'est pas possible à cause de la force égale des raisons contraires : d'où ils concluaient que nous igno- rons s'il y a quelque bien qui soit tel par nature.

Au reste, on peut connaître tout le système de leurs raisons par les recueils qu'ils en ont laissés. Pyrrhon n'a rien écrit, mais on a des ouvrages de ses disciples, de Timon, d'/Enésidème, de IVuménius, de Nausiphane et d'autres.

Les philosophes dogmatistes opposent aux pyrrhoniens que, contre leurs principes, ils reçoivent des vérités et établissent des dogmes. Us reçoivent des vérités par cela même qu'ils disputent, qu'ils avancent qu'on ne peut rien définir, et que toute raison est combattue par des raisons contraires. Au moins il est vrai qu'en ceci ils définissent et établissent un principe. Voici ce qu'ils répondent à ces objections : « Nous convenons que nous participons aux c( sentiments de l'humanité. Nous croyons qu'il fait jour, « que nous vivons, et que nous recevons bien d'autres « choses pareilles qui ont lieu dans la vie ; mais nous sus- « pendons notre jugement sur les choses que les dogma- « tistes affirment être évidentes par la raison, et nous les « regardons comme incertaines. En un mot, nous n'ad- « mettons que les sentiments. Nous convenons que nous « voyons, nous savons que nous pensons ; mais nous igno- « rons de quelle manière nous apercevons les objets, ou « comment nous viennent nos pensées. Nous disons, par

PYRUHON. Î39

« manière de parler, que telle ciiose est blanelie; mais « non par voie d'a{rirmation,pour assurer qu'elle est telle « en] effet. Quant aux expressions que nous ne définissons a rien, et autres termes semblables dont nous faisons « usage, nous ne les employons pas comme des principes. M Ces expressions sont différentes en cela des principes « qu'établissent les dogmatistes quand ils disent, par « exemple, que le monde est sphérique. L'assertion est u incertaine, au lieu que nos expressions sont des aveux « qui emportent une certitude. Ainsi, quand nous disons (■< que nous ne définissons rien, nous ne décidons pas même f( ce que nous exprimons.» Les dogmatistes leur repro- chent encore qu'ils détruisent l'essence de la vie , dés qu'ils en ôtent tout ce en quoi elle consiste. Les pyrrho- [liens leur donnent le démenti. Ils disent qu'ils n'ôtent point la vue, qu'ils ignorent seulement comment elle se fait. «Nous supposons avec vous ce qui parait, ajoutent- « ils; nous doutons seulement qu'il soit tel qu'il est vu. « Nous sentons que le feu brûle; mais s'il agit ainsi par « une faculté qui lui est naturelle, c'est ce que nous ne « déterminons point. Nous voyons qu'un homme se remue « et se promène, mais nous ignorons comment s'effectue « ce mouvement. Nos raisonnements ne tombent donc « simplement que sur l'incertitude qui est jointe aux u apparences des choses. Quand nous disons qu'une sta- « tue a des dehors relevés, nous exprimons ce qui pa- « raît; lorsqu'au contraire nous assurons qu'elle n'en a « point, nous ne parlons plus de l'apparence, nous parlons « d'autre chose. » De vient ce qu'observe Timon dans trois de ses ouvrages : dans ses écrits à Python, que Pijr- rfion n'a point détruit l'autorité de la coutume ; dans ses Images, qu'il prenait l'objet tel qu'il paraissait àla vue; et dans son traité des Sens, qu'il n'affirmait pas qu'une chose était douce, maU quelle semblait l'être. J!]nésidème, dans son premier livre des Discours de Pyrrhon, dit aussi que ce philosophe ne décidait rien dogmatiquement , à cause de

440 PVRKHON.

l'équivalence des raisons contraires, mais qu'il s'en tenait aux apparences; ce qu'.^nésidème répète dans son traité contre la Philosophie, et dans celui de la Recherche. Zeuxis, ami d'yEnésidème, dans son livre des Deiix sortes de rai- sons, Anliochus de Laodicée , et Apellas dans son traité d' Agrippa, ne posent aussi d'autre système que celui des seules apparences. Ainsi donc les pyrrhoniens admettent pour caractère de vérité ce que les objets présentent à la vue, selon ce qu'en dit iEnésidème.

Épicure a été du même sentiment, et Démocrite déclare qu'il ne connaît rien aux apparences, qu'elles ne sont point toutes réelles, et qu'il y en a même qui n'existent pas.

Les dogmatistes font là-dessus une difficulté aux pyr- rhoniens, prise de ce que les mêmes apparences n'excitent pas les mêmes idées. Par exemple, une tour peut paraître ronde et carrée. Si donc un pyrrhonien ne décide sur aucune de ces apparences, il demeure sans agir; et s'il se détermine pour l'une ou l'autre, il ne donne pas aux apparences une force égale. Ils répondent que, quand les apparences excitent des idées différentes, ils disent cela même qu'il y a diverses apparences, et que c'est pour cela qu'ils font profession de n'admettre que ce qui paraît.

Quant à la fin qu'il faut se proposer, les pyrrhoniens veulent que ce soit la tranquillité d'esprit qui suit la sus- pension du jugement, à peu près comme l'ombre accom- pagne un corps, s'expriment Timon et ^nésidème. Ils avancent que les choses qui dépendent de nous ne sont pas un sujet de choix ou d'aversion, excepté celles qui excèdent notre pouvoir, et auxquelles nous sommes sou- mis par une nécessité que nous ne pouvons éviter, comme d'avoir faim et soif, ou de sentir de la douleur; choses contre lesquelles la raison ne peut rien. Sur ce que les dogmatistes leur demandent comment un sceptique peut vivre sans se dispenser, par exemple, d'obéir si on lui ordonnait de tuer son père, ils répondent qu'ils ne savent pas comment un dogmatiste pourrait vivre en s'abstcnant

TIMON. ï'i\

des questions qui ne regardent point la vie et la conduite ordinaire. Ils concluent enfin qu'ils choisissent et évitent certaines choses en suivant la coutume, et qu'ils reçoivent l'usage des lois. Il y en a qui prétendent que les pyrrho- niens établissaient pour fin l'exemption de passions; d'autres, la douceur.

TIMON.

ApoUonide de Mcée , dont nous avons fait l'éloge dans nos Œuvres poétiques , assure , livre premier de ses Poé- sies satiriques dédiées à Tibère César , que Timon était fils de Timarque et originaire de Phliasie ; qu'ayant perdu son père dans sa jeunesse , il s'appliqua à la danse ; qu'ensuite il changea de sentiment , et s'en alla à Mégare auprès de Stilpon ; qu'après avoir passé bien du temps avec lui, il retourna dans sa patrie et s'y maria; que de il se rendit, conjointement avec sa femme, à Élis, chez Pyrrhon ; qu'il s'arrêta dans cet endroit jusqu'à ce qu'il eût des enfants ; et qu'il instruisit dans la médecine l'aîné de ses fils , nommé Xanthus , lequel hérita de son père sa manière de vivre et ses préceptes. Timon, assure So- tion , livre onzième , se rendit illustre par son éloquence ; mais , comme il manquait du nécessaire , il se retira dans l'Hellespont et dans la Propontide. Il y enseigna à Chal- cédoine la philosophie et l'art oratoire, avec un succès qui lui mérita beaucoup de louange. Devenu plus riche , il partit de pour Athènes , il vécut jusqu'à sa mort, excepté qu'il demeura peu de tempsàThèbes. Il fut connu et estimé du roi Antigone, ainsi que de Ptolomée Phila- dclphe , comme il l'avoue lui-même dans ses vers ïambes.

Antigone dit que Timon aimait à boire, et ne s'occupait pas beaucoup de la philosophie. 11 composa des poëmes , dinérentes sortes de vers, des tragédies, des satires, trente comédies , soixante tragédies , outre des poésies

442 TIMON.

libres etboutfoiines.On a aussi de lui un livre de poésie logadique , sont contenus plus de vingt mille vers ; livre dont il est fait mention dans Antigène de Caryste, auteur de la Vie de Timon. Ses poésies burlesques renfer- ment trois livres , dans lesquels , en qualité de pyrrho- nien , il satirise tous les philosophes dogmatistes , en les parodiant à l'imitation des anciens poètes. Le premier de ces livres est un narré simple et clairement écrit ; le se- cond et le troisième sont une espèce de dialogue les questions se proposent par Xénophane de Colophon , et auxquelles il semble répondre lui-même. Dans le second livre il parle des anciens, dans le troisième des moder- nes; ce qui a donné à quelques uns occasion de l'appeler Ëpiiogueur. Le premier livre contient les mêmes matières que les deux autres , hormis qu'il n'y introduit qu'un personnage qui parle. Il commence par ces mots :

Venez, sophistes, venez tous ici, vous génie value et qui vous ren- dez si importune.

11 mourut âgé de près de quatre-vingt-dix ans, selon la remarque d'Antigone , et de Sotion dans son livre on- zième. J'ai ouï dire qu'il était borgne, et qu'il se traitait lui-même de cyclope.

Il y a eu un autre Timon , qui était misanthrope.

Timon le philosophe aimait beaucoup les jardins et la solitude , comme le rapporte Antigone. On raconte que Jérôme le péripatéticien disait de lui que comme , parmi les Scythes , on lançait des flèches dans la poursuite et dans la retraite ; de même entre les philosophes il y en avait qui gagnaient des disciples à force de les poursuivre, d'autres en les fuyant ; et que Timon était de ce carac- tère.

Il avait l'esprit subtil et piquant, aimait à écrire , et excellait surtout à inventer des contes propres à composei- des fables pour les poètes et des pièces pour le théâtre. Il communiquait ses tragédies à Alexandre et à Homère le

TIMON. 443

jeune. Il ne s'embarrassait pas d'être troublé par ses domestiques ou par des chiens , n'ayant rien plus à cœur que la tranquillité d'esprit. On dit qu'Aratus lui demanda (^omment on pourrait faire pour avoir un Homère correct , et qu'il répondit : « qu'il fallait tâcher d'en trouver les plus anciens exemplaires , et non d'autres plus récents , revus et corrigés. » Il laissait traîner ses productions, qui étaient souvent à demi rongées par négligence. On conte là-dessus que l'orateur Zopyrus , lisant un de ses ouvrages , dont Timon lui montrait des endroits , lors- qu'ils vinrent à la moitié du livre, il s'en trouva une partie déchirée; ce que Timon avait ignoré jusqu'alors, tant il était indifférent à cet égard. Il était d'une si heu- reuse complexion, qu'il n'avait aucun temps marqué pour prendre ses repas.

On raconte que, voyant Arcésilas marcher accompagné de flatteurs à droite et à gauche , il lui dit : u Que viens- « tu faire parmi nous , qui sommes libres et exempts de « servitude? » Il avait coutume de dire de ceux qui pré- tendaient que les sens s'accordent avec l'entendement dans le rapport qu'ils font des objets : Altagasetyiimènius sont d'accord. Ordinairement il prenait un ton railleur. Il dit un jour à quelqu'un qui se faisait de tout un sujet d'admiration : « Pourquoi ne vous étonnez -vous pas de « ce qu'étant trois ensemble , nous n'avons que quatre « yeux?» En effet, lui et Dioscoride son disciple étaient chacun privé d'un œil , au lieu que celui à qui il parlait en avait deux. Arcésilas lui demanda pour quelle raison il était venu de Thèbes. « Afin , lui répliqua-t-il , d'avoir « occasion de me moquer de vous , qui vous êtes élevé à « un si haut degré. » Néanmoins il a donné , dans son livre intitulé Repas d'Arcédhs, des louanges à ce même philosophe qu'il avait dénigré dans ses Poésies burlesques.

Ménodote écrit que Timon n'eut point de successeur. Sa secte finit avec sa vie , jusqu'à ce qu'elle fut renou- \elée par Ptolomée de Cyrène. Au reste, llippobote et

444 TIMON.

Sotion disent qu'il eut pour disciples Dioscoride de Cypre, Nicoloque de Rhodes , Euphranor de Séleucie et Praylus de la Troade , qui fut , au rapport de Phylarque l'historien, si constant et si patient, que , malgré toute son inno- cence, il se laissa condamner à mort comme traître , sans avoir même prononcé un seul mot de supplication. Eu- phranor forma Eubule d'Alexandrie , qui enseigna Pto- lomée , lequel dressa Sarpedon et Héraclide. Ce dernier fut maître d'iEnésidème de Gnosse, auteur des huit livres sur les raisons que les pyrrhoniens alléguaient en faveur de leur système, ^nésidème instruisit Zeuxippe , nommé Polîtes , et celui-ci Zeuxis , surnommé Goniope. Zeuxis eut sous sa discipline Antiochus de Laodicée , descendu de Lycus , dont Ménodote de Nicomédie , médecin empi- rique, et Théodas de Laodicée prirent les leçons. Méno- dote , à son tour, devint maître d'Hérodote, fils d'Ariéus natif de Tarse, qui le fut ensuite de Sextus Empiricus, duquel on a les dix volumes du pyrrhonisme et autres beaux ouvrages. Enfin Sextus Saturnin eut pour disciple un nommé Cythenas , aussi empirique.

LIVRE X.

EPICURE.

ÉpiCure fut fils de Néoclès et de Chérestrate. La ville d'Athènes fut sa patrie , et le bourg de Gargette le lieu de sa naissance. Les Philaïdes, ainsi que dit Métrodore dans le livre qu'il a fait de la Xoblesse , furent ses an- cêtres.

Il y a des auteurs , entre lesquels est Héraclide , selon qu'il en écrit dans V Abrégé de Sotion , qui rapportent que les Athéniens ayant envoyé une colonie à Samos, il y fut élevé, et qu'ayant atteint l'âge de dix ans, il vint ai Athènes dans le temps que Xénocrate enseignait la phi- losophie dans l'académie , et Aristote dans la Chalcide ; mais qu'après la mort d'Alexandre le Grand , cette capi- tale de la Grèce étant sous la tyrannie de Perdiccas, il revint à Colophon chez son père, où, ayant demeuré quelque temps et assemblé quelques écoliers , il retourna une seconde fois à Athènes pendant le gouvernement d'Anaxicrate , et qu'il professa la philosophie parmi la foule et sans être distingué , jusqu'à ce qu'enfin il se fit chef de cette secte , qui fut appelée de son nom.

Il écrit lui-même qu'il avait quatorze ans lorsqu'il com- mença à s'attacher à l'étude de la philosophie. Apollodore, un de ses sectateurs , assure, dans le premier livre de la Vie d'Épicure , qu'il s'appliqua à cette connaissance universelle des choses par le mépris que lui donna l'ignorance des grammairiens, qui ne lui purent jamais donner aucun éclaircissement surtout ce qu'Hésiode avait (lit (lu chaos.

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W6 EPÏCLRE.

Hermippus écrit qu'il fvit maître d'école , et qu'étant ensuite tombé sur les livres de Démocrite, il se donna tout entier à la philosophie ; c'est ce qui a fait dire de lui à Timon : « Vient enfin de Samos le dernier des physi- « ciens , un maître d'école , un effronté , et le plus misé- c( rable des hommes. »

On apprend de Philodème , épicurien , dans le dixième livre de son Abrégé des philosophes, qu'il eut trois frères, Néoclès, Chserédème et Aristobule, à qui il inspira le désir de s'appliquer, comme lui, à la découverte des se- crets de la nature. Myronianus , dans ses Chapitres his- toriques, remarque que Mus , quoique son esclave , fut aussi un des compagnons de son étude.

Diotime le stoïcien , qui haïssait mal à propos Épicure, l'a voulu faire passer malicieusement pour un volup- tueux , ayant inséré cinquante lettres , toutes remplies de lasciveté , sous le nom de ce philosophe , à qui il imputa encore ces certains billets qu'on a toujours cru être de Chrysippe. Il n'a pas été traité plus favorablement par Posidonius le stoïcien , Nicolaûs, et Sotion dans son dou- zième livre des Répréhensions , parlant de la vingt-qua- trième lettre.

Denys d'Halicarnasse a été aussi de ses envieux. Ils di- sent que sa mère et lui allaient purger les maisons par la force de certaines paroles ; qu'il accompagnait son père , qui montrait à vil prix à lire aux enfants ; qu'un de ses frères faisait faire l'amour pour subsister, et que lui-même demeurait avec une courtisane qui se nommait Léontie; qu'il s'était approprié tout ce que Démocrite avait écrit des atomes , aussi bien que les livres d'Aris- tippe sur la Volupté.

Timocrate , et Hérodote dans son livre de la Jeunesse d' Épicure, lui reprochent qu'il n'était pas bon citoyen ; qu'il avait eu une complaisance indigne et lâche pour Mythras, lieutenant de Lysimachus , l'appelant dans ses lettres Apollon , et le traitant de roi ; qu'il avait de

ÉPiCUKE. Hl

même fait les éloges d'Idoménée , d'Hérodote et de Timo- crate , parcequ'ils avaient mis en lumière quelques uns de ses ouvrages qui étaient encore inconnus, et qu'il avait eu pour eux une amitié pleine d'une flatterie ex- cessive ; qu'il se servait ordinairement dans ses É pitres de certains termes , comme à Léontie : « 0 roi Apollon , ma petite Léontie , mon cœur, avec quel excès de plaisir ne nous sommes-nous pas récréés à la lecture de votre billet ! » Lorsqu'il écrit à Thémista , femme de Léonte : « Je vous aime , lui dit-il , à tel point que si vous ne me- « venez trouver, je suis capable , avant qu'il soit trois « jours , d'aller avec une ardeur incroyable vos ordres, « Thémista, m'appelleront. « Et à Pythoclès, jeune homme admirablement beau : « Je sèche, lui mande-t-il, d'im- « patience , dans l'attente de jouir de votre aimable prê- te sence , et je la souhaite comme celle de quelque di- te vinité. »

Il ajoute encore à Thémista, si l'on en croit ces écri- vains , qu'il ne s'imagine pas faire rien d'indigne lorsqu'il se sert de tout ce qu'il y a de plus insinuant pour la per- suader. C'est ce que remarque Théodote dans son qua- trième livre contre Épicure , qu'il eut un commerce avec plusieurs autres courtisanes , mais qu'il fut particulière- ment attaché à celui qu'il conserva pour Léontie , que Métrodore , ainsi que lui , aima éperdument.

On prétend que dans son livre de la Fin il y a de lui ces paroles : « Je ne trouve plus rien qui puisse me per- te suader que cela soit un bien qui bannit les plaisirs qui « flattent le goût, qui défend ceux que l'union de deux « amants fait sentir, qui ne veut pas que l'ouïe soit char- u mée de l'harmonie, et qui interdit les délicieuses émo- « tiens que les images font naître par les yeux. » Ils veulent aussi faire croire qu'il écrivit à Pythoclès: «Fuyez « précipitamment , heureux jeune homme , toute sorte « de discipline. »

Épictète lui reproche que sa manière de parler était

448 ÉPÏCURE.

efTéminée et sans pudeur, et l'accable en même temps d'injures. Timocrate , frère de Métrodore et disciple d'É- picure , s'étant séparé de son école , a laissé dans ses li- vres intitulés de la Joie , qu'il vomissait deux fois par jour, à cause qu'il mangeait trop ; que lui-même avait échappé avec beaucoup de peine à sa philosophie noc- turne , et au risque d'être seul avec un tel ami ; qu'É- picure ignorait plusieurs choses sur la philosophie , et encore plus sur la conduite de la vie; que son corps avait été si cruellement affligé par les maladies , qu'il avait passé plusieurs années sans pouvoir sortir du lit , ni sans pouvoir se lever de la chaise sur laquelle on le portait ; que la dépense de sa table se montait par jour à la valeur d'une mine , monnaie attique , comme il le marque dans la lettre qu'il écrit à Léontie , et dans celle qu'il adresse aux philosophes de Mitylène , et que Métro- dore et lui avaient toujours fréquenté des femmes de la dernière débauche ; mais surtout Marmarie , Hédia , Éro- sie et Nicidia.

Ses envieux veulent que , dans les trente-sept livres qu'il a composés de la Nature , il y répète souvent la même chose ; qu'il y censure les ouvrages des autres phi- losophes, et particulièrement ceux de Nausiphane, di- sant de lui mot pour mot : « Jamais sophiste n'a parlé « avec tant d'orgueil et de vanité, et jamais personne n'a « mendié avec tant de bassesse le suffrage du peuple. » Et dans ses Épitres contre Nausiphane , il parlait ainsi : « Ces choses lui avaient tellement fait perdre l'esprit, « qu'il- m'accablait d'injures, et se vantait d'avoir été mon «maître. » Il l'appelait Poumon, comme pour montrer qu'il n'avait aucun sentiment. Il soutenait d'ailleurs qu'il était ignorant, imposteur et efl'éminé.

Il voulait que les sectateurs de Platon fussent nommés les flâneurs de Demjs, et qu'on lui donnât l'épithète de Doré , comme à un homme plein de faste ; qu'Aristote s'était abimé dans le luxe ; qu'après la dissipation de son

ÉPICLRE. 449

bien, il avait été contraint de se faire soldat pour sub- sister , et qu'il avait été réduit jusqu'à distribuer des remèdes pour de l'argent.

Il donnait à Protagore le nom de porteur de uianne- quins, celui de scrihe et de maître d^ école de village à Dé- mocrite. 11 traitait Heraclite d'/i- ro^/jc. Au lieu de nommer Démocritepar son nom, il l'appelait Lémorite, qui veut dire chassieux. Il disait qu'Antidore était un enjôleur; que les cyrénaïques étaient ennemis de la Grèce ; que les dialecticiens crevaient d'envie, et qu'enfin Pyrrhon était un ignorant et un homme mal élevé.

Ceux qui lui font ces reproches n'ont agi sans doute que par un excès de folie. Ce grand homme a de fameux témoins de son équité et de sa reconnaissance : l'excel- lence de son bon naturel lui a toujours fait rendre jus- tice à tout le monde. Sa patrie célébra cette vérité par les statues qu'elle dressa pour éterniser sa mémoire. Elle fut consacrée par ses amis, dont le nombre fut si grand, qu'à peine les villes pouvaient-elles les contenir, aussi bien que par ses disciples, qui s'attachèrent à lui par le charme de sa doctrine, laquelle avait, pour ainsi dire, la douceur des sirènes. Il n'y eut qiie le seul Métrodore de Stratonice qui , presque accablé par l'excès de ses bon- tés, suivit le parti de Carnéade.

La perpétuité de son école triompha de ses envieux ; et parmi la décadence de tant d'autres sectes, la sienne se conserva toujours, par une foule continuelle de disci- ples qui se succédaient les uns aux autres.

Sa vertu fut marquée en d'illustres caractères, par la reconnaissance et la piété qu'il eut envers ses parents, et par la douceur avec laquelle il traita ses esclaves ; témoin son testament, il donna la liberté à ceux qui avaient cultivé la philosophie avec lui, et particulièrement au fameux Mus, dont nous avons déjà parlé.

Cette même vertu fut enfin généralement connue par la bonté de son naturel, qui lui fit donner imiverselle-

.5K.

450 ÉPICURE.

ment à tout le monde des marques d'honnêteté et de bienveillance. Sa piété envers les dieux et son amour pour sa patrie ne se démentirent jamais jusqu'à la fin de ses jours. Ce philosophe eut une modestie si extraordi- naire, qu'il ne voulut jamais se mêler d'aucune charge de la république.

Il est certain néanmoins que , malgré les troubles qui affligèrent la Grèce, il y passa toute sa vie, excepté deux ou trois voyages qu'il fit sur les confins de l'Ionie pour visiter ses amis, qui s'assemblaient de tous côtés pour venir vivre avec lui dans ce jardin, qu'il avait acheté pour prix de quatre-vingts mines. C'est ce que rapporte Apol- lodore.

Ce fut que Dioclès raconte, dans son livre de l'In- cursion, qu'ils gardaient une sobriété admirable, et se contentaient d'une nourriture très médiocre. « Un demi- « setier de vin leur suffisait, dit-il, et leur breuvage or- «. dinaire n'était que de l'eau. »

Il ajoute qu'Épicure n'approuvait pas la communauté de biens entre ses sectateurs, contre le sentiment de Py- thagore, qui voulait que toutes choses fussent com- munes entre amis, pàrceque, disait notre philosophe, c'était plutôt le caractère de la défiance que de l'a- mitié.

Il écrit lui-même dans ses Épitres qu'il était content d'avoir de l'eau et du pain bis. « Envoyez-moi, dit ce « philosophe à un de ses amis, un peu de fromage cy- (( thridien, afin que je fasse un repas plus excellent lors- « que l'envie m'en prendra. » Voilà quel était celui qui avait la réputation d'établir le souverain bien dans la volupté. Athénée fait son éloge dans l'épigramme sui- vante :

Mortels, pourquoi courez-vous après tout ce qui fait le sujet de \os peines y Vous êtes insatinbles pour l'acquisition des richesses, vous les recherchez painii les querelles et les conibats, quoique néanmoins la nature les ail bornées, et qu'elle soit contente do

EPICURE. 451

peu pour sa couscrvatiou ; mais vos dcsiis u'out point de bornes. Consultez sur cette matière le sage fils de >éoclès ; il n'eut d'autre mnitre que les Muses, ou le trépied d'Apollon.

Cette vérité sera beaucoup mieux éclaircie dans la suite par ses dogmes et par ses propres paroles. Il s'at- tachait particulièrement, si Ton en croit Dioclès, à l'opi- nion d'Anaxagore entre les anciens, quoiqu'en quel- ques endroits il s'éloignât de ses sentiments. 11 suivait aussi Archélaûs, qui avait été le maître de Socrate.

Il dit qu'il exerçait ses écoliers à apprendre par cœur ce qu'il avait écrit. ApoUodore a remarqué, dans ses Chroniques, qu'il écouta Lysiphanes et Praxiphanes; mais Épicure parle tout différemment dans ses Épiiresà Eurydicus ; car il assure qu'il n'eut d'autre maître dans la philosophie que sa propre spéculation, et que ni lui ni Hermachus ne disent point qu'il y ait jamais eu de phi- losophe appelé Leucippe ; qu'Apollodore néanmoins, sec- tateur d'Épicure, affirme avoir enseigné Démocrite. Au reste, Démétrius de Magnésie fait foi qu il fut auditeur de Xénocrate. Sa diction est proportionnée à la matière ([u'il traite ; aussi Aristophane le grammairien le reprend de ce qu'elle n'était point assez élégante : mais sa ma- nière d'écrire a été si pure et si claire, que, dans le livre qu'il a composé de la RhétGrique, il a soutenu qu'il ne fallait exiger de cet art que les règles de se faire entendre facilement.

Au lieu de mettre pour inscription à toutes ses Èpilres ces paroles : « Soyez en santé ; réjouissez-vous ; que la « Fortune vous rie ; passez agréablement le temps, » il recommandait toujours de vivre honnêtement.

Il y en a qui, dans la Vie d'Épicure, soutiennent qu'il a pris le livre intitulé Canon ou Règle dans le traité du Trépied, qu'on attribuait à Nausiphane , lequel, selon ces mêmes auteurs, fut son maître, aussi bien que Pam- phile le platonicien , qui enseignait dans l'île de Samos. Ils ajoutent qu'il commença d'étudier en philosophie à

452 ÉPICURE.

l'âge de douze ans, et qu'à trente-deux, il l'enseigna pu- bliquement.

Apollodore dit qu'il naquit la troisième année de la cent-neuvième olympiade, le septième jour du mois de gaméléon, sous le gouvernement de Sosigène, et sept ans depuis la mort de Platon ,

Il dressa son école dans Mitylène à trente-deux ans, et en passa ensuite cinq à Lampsaque. Étant retourné à Athènes, il y mourut à l'âge de soixante-douze ans, la seconde année de lacent vingt-septième olympiade, sous l'archontat de Pytharatus, et laissa la conduite de son école à Hermachus de Mitylène, fils d'Agémarque.

Le même Hermachus rapporte dans ses Èp lires qu'a- près avoir été tourmenté par de cruelles douleurs pen- dant quatorze jours, une rétention d'urine, causée par la gravelle, lui donna la mort. « C'est dans ce temps, ajou- « te-t-il , que s'étant fait mettre dans une cuve d'airain « pleine d'eau chaude, pour donner quelque intervalle â « son mal, et qu'ayant bu un peu de vin, il exhorta ses « amis à se souvenir de ses préceptes, et finit sa vie dans « cet entretien. » Voici des vers que nous avons faits sur lui :

Réjouissez-vous, dit Épicure, ou mourant, à ses amis; gardez mes préceptes. Puis, étant entré dans une cuve pleine d'eau chaude, il prit du vin, et partit aussitôt après pour aller boire des eaux froides de Plu ton.

Telle fut la vie et la mort de ce philosophe; voici son testament :

Ma dernière volonté est que tous mes biens appartiennent à Amynomaque, fils de Philocrate ; à Batithe et à Timocrate, fils de EéjJiétrius, ainsi qu'il parait par la donation que je lui ai faite, dont l'acte est insrré dans les registres qui se gardent dans le tem- ple de la mère des dieux ; ii condition néanmoins que le jardin sera donné avec toutes ses connnodilés à IJermachus Mitylénieu, lils d'Agémarque, h ceux quienseifïnei'oril avec lui. el même à ceux

EPICLRE. 'io3

qu'il nommera pour tenir cette école, afiu qu'ils \ puissent plus agréablement continuer l'exercice, et que les noms de ceux qui seront appelés philosophes de notre secte soient consacrés à l'éter- nité.

Je recommande à Amynomaque et à Tiraocrate de s'appliquer, Jîutaut qu'il leur sera possible, à la réparation et à la conservation de l'école qui est dans le jardin. Je les charge d'obliger leurs hé- l'itiers d'avoir autant de suin qu'eui-raèmes en auront eu pour la conservation du jardin et de tout ce qui en dépend, et d'en laisser pareillement la jouissance à tous les autres philosophes succes- seurs de notre opinion.

Amynomaque et Timocrate laisseront à Hermachus pendant sa vie, et à ceux qui s'attacheront avec lui à l'étude de la philosophie, la maison que j'ai au bourg de Mélite.

On prendra sur le revenu des biens que j'ai donnés à Amyno- maque et à Timocrate, selon qu'on en conviendra avec Hermachus, ce qui sera nécessaire pour célébrer dans les dis premiers jours du mois de gaméléon celui de notre naissance, et ceux de mon père, de ma mère et de mes frères ; et le vingtième de la lune de chaque m.ois on traitera tous ceux qui nous ont suivis dans la con- naissance de la philosophie, afin qu ils se souviennent de moi et de Métrodore, et qu'ils fassent aussi la même chose au mois de possi- déon, en mémoire de nos frères, ainsi qu'ils nous Tout vu observer. Il faudra qu'ils s'acquittent de ce devoir dans le mois de métagit- uion en faveur de Polyèue.

Amynomaque et Timocrate prendront soin de l'éducation d'É- picure, fils de Métrodore, et du fils de Polyène, tandis qu'ils de- meurent ensemble chez Hermachus et qu'ils prennent ses leçons.

Je veux que la fille de Métrodore soit aussi sous leur conduite, et que, lorsqu'elle sera en âge d'être mariée, elle épouse celui d'entre les philosophes qu'Hermachus lui aura choisi. Je lui re- commande d'être modeste, et d'obéir entièrement à Hermachus.

Amynomaque et Timocrate, après avoir pris l'avis d'Hermachus, prendront du revenu de mes biens ce qu'il faudra pour leur nour- riture et pour leur entrelien. Jl jouira comme eux de la part et portion que je lui donne dans ma succession, parcequ'il a vieiUi avec nous dans la recherche des découvertes que nous avons faites sur la nature, et que nous l'avons laissé pour notre successeur à l'école que nous avons établie : ainsi il ne sera rien fait sans son conseil. La fille, lors de son mariage, sera dotée selon les biens que

i5i EPICIKE.

je laisse. Aiiiynoiiiaquc et Tiniocrate eu délibérerout avec Herma- chus.

Oq aura soin de ÎSicauor, aiusi que nous avons fait. Il est juste que tous ceux qui ont été les compagnons de nos études, qui y ont contribué de tout ce qu'ils ont pu, et qui se sont fait un honneur de vieillir avec nous dans la spéculation des sciences, ne manquent point, autant que nous pourrons, des choses qui leur sont néces- saires pour le succès de leurs découvertes. Je veux qu'Hermachus ait tous mes livres.

S'il arrive qu'Hermachus meure avant que les enfants de trodore soient en âge, j'ordonne qu'Amynomaque et Timocrate se chargent de leur conduite, afin que tout se passe avec honneur, et qu'ils proportionnent la dépense qu'il faudra faire pour eux à la valeur de mes biens.

Au reste, je souhaite qu'autant qu'il sera possible, toutes ces dis- positions soient exécutées de point eu point, conformément à ma volonté. Entre mes esclaves, j'affranchis Mus, Nicias et Lycon. Je donne aussi la liberté à Phédrion.

Voici une lettre qu'il écrivit à Idoménée, étant près de mourir :

« Je vous écrivais au plus heureux jour de ma vie, puisque c'était le dernier. Je souffrais tant de douleurs dans la vessie et dans les intestins, que rien n'en pouvait égaler la violence; néanmoins le souvenir de mes raisonnements sur la philosophie et de nies dé- couvertes sur la nature charmait tellement mon esprit, que ce m'é- tait une grande consolation contre les maux du corps. Je vous re- commande donc, au nom de cette amitié que vous avez toujours eue pour moi, et de ce noble penchant que dès votre jeunesse vous avez eu pour la philosophie, de soutenir les enfants deMétrodore. »

Ce fut ainsi qu'il fit son testament.

Il eut plusieurs disciples, tous fort sages et célèbres, entre autres Métrodore, Athénée, Timocrate, et Sandes de Lampsaque; mais dont le premier fut Métrodore, qui ne l'eut pas plutôt connu, qu'il ne s'en sépara jamais, hormis un séjour de six mois qu'il fit chez lui, et d'où il revint trouver le philosophe.

Ce Métrodore fut un parfait honnête homme, selon ce

ÉPICCRE. 4,5.3

qu'en écrit Épicure dans son livre des Choses impor- tantes. Il lui rend le même témoignage dans le troisième livre qu'il intitule Timocrate. Il donna en mariage sa sœur Batithe à Idoménée, et prit pour maîtresse une courtisane d'Athènes, appelée Léontie. Toujours ferme contre tout ce qui peut troubler l'ame, il fut intrépide contre les atteintes de la mort. C'est ce que rapporte de lui Épicure dans son premier livre, intitulé Métrodore. Il mourut en la cinquantième année de son âge, sept ans avant Épicure, qui parle souvent dans son testament du soin qu'il veut qu'on ait des enfants de ce philosophe , comme étant déjà mort.

Métrodore eut un frère, appelé Timocrate, mais d'un esprit brouillon, et dont on a dit quelque chose ci-devant. Voici le catalogue des livres qu'il composa : trois contre les médecins; un des Sens, à Timocrate; de la Magnani- mité ; de la maladie d'Épicure ; contre les dialecticiens ; neuf livres contre les sophistes ; du Chemin qu'il faut te- nir pour arriver à la sagesse ; de la Vicissitude des cho- ses; des Richesses ; contre Démocrite; de la Noblesse.

Polyène de Lampsaque, fils d'Athénodore, fut encore un des disciples d'Épicure. Philodème dit que ses mœurs avaient tant de douceur et d'agrément, qu'il était univer- sellement aimé.

Il y eut aussi Hermaque, fils d'Agémarque Mitylénien, qui succéda à Técole d Épicure. Il avait beaucoup de mé- rite ; mais quoique d'un père pauvre, cela n'empêcha pas qu'il ne s'appliquât à la rhétorique. Voici quelques uns de ses livres dont on fait beaucoup de cas, outre vingt-deux épîtres qu'il écrivit contre Empédocle. Il fit im traité des Sciences contre Platon, contre Aristote, et mourut chez Lysias avec la grande réputation qu'il s'é- tait acquise.

Léonte de Lampsaque et sa femme Thémista assistè- rent aussi aux leçons d'Épicure dans la philosophie. Cette femme est la même à qui il écrivait, comme on l'a dit

456 ÉPICURE.

plus haut. Colotes, et Idoménée, natif de la même villcy furent aussi du nombre de ses principaux disciples, aux- quels on peut joindre Polystrate, qui remplaça Hermaquc dans l'école fondée par Épicure, ainsi que Denys, qui la tint après lui, et auquel succéda Basilide.

Apollodore, qu'on a\)i^e\a\t le gouverneur des jardina, et qui a écrit plus de quatre cents volumes, s'est fort distingué parmi les sectateurs du philosophe, sans ou- blier deux Ptolomée , Mêlas , Leucus , Zenon Sydonien , qui laissa quantité d'écrits et fut auditeur d'Apollodore ; Démétrius, surnommé Lacon ; Diogène de Tarse, dont on a une description d s Écoles choisies; Orion, et beaucoup d'autres, que les véritables épicuriens n'appelaient que des sophistes.

Il y a eu trois autres Épicures , dont l'un fut fils de Léonte et de Thémista ; l'autre , natif de Magnésie ; et le quatrième, gladiateur de profession.

Au reste , Épicure a plus écrit lui seul qu'aucun autre des philosophes. On compte jusqu'à trois cents livres de sa composition , sans autre titre que celui-ci : Ces ouvra- ges renferment les senlimcnls d^ Épicure. En effet, ils sont tous remplis de ses propres idées. Chrysippe a voulu l'i- miter dans lamultitude de ses écrits, remarque Carnéade, qui à cette occasion l'appelait le parasite des livres d'É- picure, parcequ'il affectait de l'égaler en ce qui regardait le nombre des productions ; aussi ses œuvres sont-elles pleines de redites, de choses mal digérées , et avancées avec tant de précipitation , qu'il n'avait pas de temps de reste pour les relire et les corriger. D'ailleurs, il a telle- ment farci ses livres de citations , qu'il y a beaucoup plus de travail d'autrui que du sien propre ; défaut qu'il a en commun avec Zenon et Aristote.

Les volumes d'Épicure se montent donc à la quantité que nous venons de dire ; mais ceux qui , par rexccllence des matières, l'emportent sur les autres, sont les trente- sept f|u'il a composés sur la nature : ce qu'il nous a laissé

ÉPICLRF. 457

des atomes , du vide , de l'amour ; un abrégé contre les physiciens ; des doutes contre ceux de Mégare ; des opi- nions certaines des sectes ; des plantes ; de la fin ; de la manière qu'il faut juger ; Chérédème, ou des dieux ; Ilé- gésinax , ou de la sainteté; quatre livres des vies: des actions justes ; son Xéocle, dédié à Thémista ; son banquet ; Euryloque à Métrodore ; de la vue ; de l'angle, ou de l'ex- trémité de l'atome ; de l'impalpabilité du vide ; du destin ; des opinions sur les passions, à Timocrate ; des présages ; de l'exhortation ; des simulacres ; de la faculté d'imagi- ner ; son Aristobule ; de la musique ; de la justice et des autres vertus ; des dons et de la grâce ; Polymède ; trois livres intitulés Timocrate ; cinq qu'il appelle Métrodore , et deux qu'il nomme Antidore ; Sentiments sur les mala- dies, à Mitras; Callistolas; de la royauté; Anaximène: des épîtres.

Je vais tâcher de donner un abrégé de ces ouvrages et de ce qu'il y enseigne , en rapportant trois lettres de ce philosophe dans lesquelles il a compris sommairement toute sa philosophie. Je marquerai quelles ont été ses principales opinions ; et s'il y a d'autres choses essentielles dans ce qu'il a écrit , j'en ferai mention , afin que vous puissiez vous former à tous égards une idée de ce philo- sophe , si tant est que je puisse en juger. Sa première lettre s'adresse à Hérodote, et roule sur la physique; la seconde, à Pythoclès, et dans laquelle il parle des corps célestes; la troisième, adressée à Méneecée, concerne la morale. Nous commencerons par la première, après avoir touché quelque chose de la manière dont ce philosophe partage la philosophie.

Il la divise en trois parties , dont la première donne des règles pour bien juger, la seconde traite de la physique, et la troisième de la morale. Celle qui donne des règles sert d'introduction à la philosophie, et est contenue dans un ouvrage intitulé Canon. La partie physique renferme la théorie de la nature , et est rédigée en trente-se[»t 11-

'158 ÉPICURE.

vres et épîtres sur les choses naturelles. La morale roule sur le choix de la volonté par rapport aux hiens et aux maux, et est traitée dans son livre de la Conduite de la vie, dans ses Èpitrcs, et dans son livre des Fins. On joint or- dinairement la partie qui contient les règles avec la par- tie physique; combinaison qu'on appelle caractère de vérité , principes et premiers éléments de la philosophie. La partie physique est intitulée : de la Génération, de la corruption, et de la nature. La partie morale est connue sous ces noms : Des choses qu'il faut choisir et éviter, des vieSi et de la fin.

Au reste, les épicuriens rejettent la dialectique comme superflue , et en donnent pour raison que ce que les phy- siciens disent sur les noms des choses suffit.

Épicure dit donc, dans son livre intitulé Canon , que « les moyens de connaître la vérité sont les sens, les no- « tiens antécédentes, et les passions '. » Les sectateurs de ce philosophe y ajoutent les idées qui se présentent à l'es- prit, et voici ce qu'Épicure lui-même dit dans son Abrégé à Hérodote, et dans ses opinions principales : «Les sens, dit-il , ne renferment point de raison , ils ne conservent aucun souvenir des choses ; car ils ne se meuvent point eux-mêmes, et ne peuvent ni rien ajouter au mouvement ([u'ils reçoivent , ni en rien diminuer. Ils ne sont aussi soumis à aucune direction ; car une sensation homogène ne peut en rectifier une autre de même espèce , parce- qu'elles ont une force égale ; non plus qu'une sensation hétérogène n'en peut rectifier une semblable , parceque les objets dont elles jugent ne sont pas les mêmes. Pa- reillement, différentes sensations ne peuvent se rectifier l'une l'autre, vu que dans ce que nous disons nous avons égard à toutes. On ne peut pas même dire que la raison conduise les sens, puisqu'elle dépend d'eux. Ainsi la réa- lité des sensations établit la certitude des sens. En effet,

* Le mot (le passions se prend ici pour sentiments de l'ame»

ÉPICLKE. 459

il est aussi certain que nous voyons et que nous enten- dons , qu'il est certain que nous sentons de la douleur ; de sorte qu'il faut juger des choses que nous n'aperce- vons point, par les signes que nous en donnent celles que nous découvrons. On doit encore convenir que toutes nos idées viennent des sens, et se forment par incidence, par analogie , ressemblance et composition , à l'aide du rai- sonnement, qui y contribue en quelque sorte. Les idées même des gens qui ont l'esprit troublé, et celles qui nous naissent dans les songes, sont réelles, puisqu'elles se trou- vent accompagnées de mouvement, et que ce qui n'existe pas n'en peut produire aucun. »

Par ce que les épicuriens appellent notions antécédentes, ils entendent une espèce de compréhension , soit opinion vraie, soit pensée ou acte inné et universel de l'entende- ment , c'est-à-dire le souvenir d'une chose qui s'est sou- vent représentée à nous extérieurement, comme dans cette proposition : « L'homme est disposé de cette ma- nière. » En même temps que le mot d'homme se prononce, l'idée de la figure de l'homme se représente à l'esprit en vertu des notions antécédentes , dans lesquelles les sens nous servent de guide. Ainsi l'évidence d'une chose est liée avec le nom qu'elle porte originairement. En efifet , nous ne saurions rechercher une chose , sans nous être formé auparavant l'idée de l'objet qui fait le sujet de notre recherche. Par exemple , pour juger si une chose qu'on voit de loin est un cheval ou un bœuf, il faut avoir pre- mièrement l'idée de ces deux animaux ; et nous ne pour- rions nommer aucune chose , sans en avoir auparavant acquis l'idée par les notions antécédentes , d'où s'ensuit que ces notions sont évidentes.

Il faut encore remarquer que toute opinion que l'on conçoit dépend d'une chose antécédente déjà connue comme évidente, et à laquelle nous la rapportons, comme dans cette question : « D'où savons-nous que c'est un homme, ou non? Les épicuriens donnent aussi à ces opi-

460 ÉPICURE.

nions le nom de croyance, qu'ils distinguent en vraie et en fausse. La vraie est celle que quelque témoignage, ou appuie , ou ne combat ; la fausse n'a aucun témoignage en sa faveur, ou n'en a d'autre que contre elle. C'est ce qui leur a fait introduire sur ce sujet l'expression d'citlendre, comme, par exemple , d'attendre qu'on soit proche d'une tour, pour juger de près de ce qu'elle est.

Ils reconnaissent deux passions auxquelles tous les ani- maux sont sujets , le plaisir et la douleur. Ils disent que l'une de ces passions nous est naturelle , l'autre étrangère, et qu'elles nous servent à nous déterminer dans ce que nous avons à choisir et à éviter par rapport aux biens et aux maux. Ils distinguent aussi les questions en celles qui regardent les choses mêmes , et en d'autres qui concer- nent leurs noms. Voilà ce qu'il fallait dire sur la manière dont ces philosophes partagent la philosophie, et sur ce qu'ils envisagent comme caractère de vérité.

Revenons à présent à la lettre dont nous avons fait mention.

ÉPICURE A HÉRODOTE, JOIE.

« Comme il y a des gens, savant Hérodole, (jui ne peuvent abso- lument se résoudre à examiner toutes les questions que nous avons traitées sur la nature, ni à donner leur attention aux grands ou- vrages que nous avons publiés sur ce sujet, j'ai réduit toute la ma- tière en un abrégé, afin que, pour autant qu'il ma paru suffire à aider leur mémoire, il leur serve de moyen à se rappeler lacilc- ment mes opinions en général, et que, par ce secours, ils retien- nent en tout temps ce qu il y a de plus essentiel, selon le degré au- quel ils auront porté l'étude de la nature. Ceux même qui ont fait quelques progrès dans la contemplation de l'univers doivent avoir présente à 1 esprit toute celte matlire, qui consiste dans ses premiers éléments, puisque nous avons plus souvent besoin d'idées géné- rales que d'idées particulières. Nous nous attacherons donc à cette matière et à ces éléments, afin que, traitant les questions princi- |)ales, 00 se rappelle les particulières, et qu'on s'en fasse de justes idées par le moyen d'idées générales dont on aura conservé le sou

ÉPICLRE. 461

\enir. D'ailleurs, l'essentiel dans ce genre d'étude est de pouvoir se servir proniptement de ses idées lorsqu'il faut se rappeler les élé- ments simples et les termes, parcequ'il est impossible que l'on traite abondamment les choses générales, si on ne sait pas réduire le tout en peu de mots, et comprendre en raccourci ce qu'on a au- paravant soigneusement examiné par parties. Ainsi cette méthode sera utile à tous ceux qui se seront appliqués à l'étude de la na- ture ; et comme cette étude contribue à divers égards à la tran- quillité de la vie, il est nécessaire que je fasse un pareil abrégé, dans lequel je traite de tous les dogmes par leurs premiers éléments.

« Pour cela, il faut premièrement, Hérodote, acquérir la connais- sance des choses qui dépendent de la signification des mots, afin de pouvoir juger de celles dont nous concevons quelque opinion ou quelque doute, ou que nous cherchons à connaître, et afin qu'on ne nous mène pas jusqu'à l'infini, ou que nous-mêmes ne nous bornions point à des mots vides de sens : car il est nécessaire que nous soyons au fait de tous les termes qui entrent dans une notion antécédente, et que nous n'ayons besoin de la démontrer à aucun égard. Par ce moyen, nous pourrons l'appliquer, ou à la (question que nous agitons, ou au doute que nous avons, ou à l'o- pinion que nous concevons. La même méthode est nécessaire par rapport aux jugements qui se font par les sens, et par les idées qui viennent tant de l'esprit que de tel autre caractère de vérité que ce soit. Enfin, il faut agir de la même manière touchant les passions de l'ame, afin que l'on puisse distinguer les choses sur lesquelles il faut suspendre sou jugement et celles qui ne sont pas évidentes. Cela étant distinctement compris, voyons ce qui regarde les choses «jui ne sont pas connues.

(' Premièrement, il faut croire que rien ne se fait de rien; car si cela était, tout se ferait de tout et rien ne manquerait de semence. De plus, si les choses qui disparaissent se réduisaient à rien, il y a longtemps que toutes choses seraient détruites, puisqu'elles n'au- raient pu se résoudre dans celles que l'on suppose n'avoir pas eu d'existence. Or l'univers fut toujours tel qu'il est et sera toujours dans le même état, n'y ayant rien en quoi il puisse se changer. En effet, outre l'univers, il n'existe rien en quoi il puisse se con- vertir et subir un changement. Épicure soutient aussi cette opi- nion dès le commencement de son grand Abrège-, et voici ce qu'il dit dans le premier livre de son ouvrage sur la yalure :

50.

Ui2 ÉPICURE.

« L'univers cstcorponl. Qu'il > ail des corps, c'est ce qui (onibc sous les sens, selon lesquels nous formons des conjectures, en rai- sonnant sur les ctioses qui nous sont cachées, comme ou l'a dit plus haut. S'il n'y avait point de vide ni de lieu, ce qu'autrement nous désignons par le nom de nature impalpable, les corps n'au- raient point d'endroit ils pourraient être, ni ils pourraient se mouvoir, quoiqu'il soit évident qu'ils se meuvent. Mais, hors de là, il n'y a rien qu'on puisse concevoir, ni par pensée, ni par voie de compréhension, ni par analogie tirée de choses qu'on a com- prises ; rien, non de ce qui concerne les qualités ou les accidents des choses, mais de ce qui concerne la nature des choses en géné- ral. Épicure propose à peu près les mêmes principes dans le pre- mier livre de son ouvrage sur la Nature, et dans le quatorzième et le quinzième, ainsi que dans son grand Abrégé. Quant aux corps, les uns sont des assemblages, les autres des corps dont ces assem- blages sont formés. Ceux-ci sont indivisibles et immuables, à moins que toutes choses ne s'anéantissent en ce qui n'est point ; mais ces corps subsisteront constamment dans les dissolutions des as- semblages, existeront par leur nature, et ne peuvent être dissous, n'y ayant rien en quoi et de quelle manière ils puissent se résou- dre. Aussi il faut de toute nécessité que les principes des corps soient naturellement indivisibles.

« L'univers est iutini ; car ce qui est uni a une extrémité, et ce qui a une extrémité est conçu borné par quelque chose. Donc ce qui n'a point d'extrémité n'a point de bornes, et ce qui n'a nulles bornes est infini et sans terme. Or l'univers est infini à deux égards, par rapport au nombre des corps qu'il renferme et par rapport a la grandeur du vide; car si le vide était infini et que le nombre des corps ue le fût pas, les corps n'auraient nulle part de lieu ils pussent se fixer, et ils erraient dispersés dans le vide, parce- (ju'ils ne rencontreraient rien qui les arrêtât et ne recevraient point de répercussion. D'un autre côté, si le vide était fini et que les corps fussent infinis en nombre, cette infinité de corps empêcherait qu'ils n'eussent d'endroit à se placer.

« Ces corps solides et indivisibles dont se forment et daus lesquels se résolvent les assemblages sont distingués par tant de sortes de figures, qu'on n'en peut concevoir la variété. En effet, il est impos- sible de se représenter qu'il y ait tant de conformations différentes de corps indivisibles. Au reste, chaque espèce de figures d'atomes lenlerme des atomes à l'infini ; mais ces espèces mêmes ne sont

ÉPICLRE. 463

poii)t tnfiuies, elles sont seulement incompréhensibles en nombre ; car, comme Épicure l'enseigne plus bas, il n"y a point de divisibi- iitéà l'infini; ce qu'il dit relativement au changement de qualités que subissent les atomes, afin qu'on ne les suppose pas infinis, uni- (juement par rapport à leur grandeur.

u Les atomes sont dans un mouvement continuel, et Épicure dit plus bas qu'ils se meuvent avec la même vitesse, parceque le vide laisse sans cesse le même passage au plus léger comme au plus pe saut. Les uns s'éloignent des autres à une grande distance ; les au- tres tournent ensemble lorsqu'ils sont inclinés à s'entrelacer, ou qu'ils sont arrêtés par ceux qui les entrelacent. Cela se fait par le moyen du vide, qui sépare les atomes les uns des autres, ne pou- vant lui-même rien soutenir. Leur solidité est cause qu'ils s'élan- cent par leur collision, jusqu'à ce que leur entrelacement les re- mette de cette collision. Les atomes n'ont point de principe, parce- qu'avec le vide ils sont la cause de toutes choses. Épicure dit aussi plus bas qu'ils n'ont point de qualité, excepté la figure, la grandeur et la pesanteur; et dans le douzième livre de ses Éléments, que leur couleur change selon leur position. Ils n'ont pas non plus toutes sortes de grandeurs, puisqu'il n'\ en a point dont la gran- deur soit visible. L'atome, ainsi conçu, donne une idée suffisante de la nature.

'<■ 11 y a des mondes à l'infini, soit qu'ils ressemblent à celui-ci oii non ; car les atomes, étant infinis, comme on l'a montré, sont trans- portés dans le plus grand éloignement ; et comme ils ne sont pas épuisés par le monde qu'ils servent à former, n'étant tous em- ployés ni à un seul ni à plusieurs mondes bornés, soit qu'ils soient semblables, soit qu'ils ne le soient pas, rien n'empêche qu'il ne pui.-se y avoir à l'infini des mondes conçus de cette manière.

« 11 y a encore des formes qui, par la figure, ressemblent aux corps solides, et surpassent de beaucoup par leur ténuité les choses sen- sibles. Car rien n'empêche qu'il ne se forme dans l'air de ces sortes de séparations, ou qu'il y ait des propriétés formées par le moyen de cavités et de ténuités, ou qu'il se fasse des émana Lions de parties qui conservent la même position et le même ordre quelles avaient dans les solides. Ces formes sont ceque nous appelons des images, dont le mouvement qui se fait dans le vide, ne rencontrant rien qui l'arrête, a une telle vélocité, qu'il parc urî le plus grand espace imaginable en moins de temps qu'il soit possible, parcequ'il ne re- çoit ni plus ni moins de vitesse ou de lenteur par la répulsion et la

464 ÉPICLKE.

iiou-répulsion <. Il ne faut pourtant pas croire qu'un corps qui est porté en bas dans un temps mesurable parvienne eu plusieurs en- droits à la fois, car c'est de quoi on ne peut se former d'idée; et pouvant venir également de quelque endroit du vide que ce soit dans un temps sensible, il ne sera point parti de l'endroit que nous croyons, parceque, sans supposer même que la vitesse de son mou- vement ne rencontre point de répulsion, celle-ci ne le retarde pas. 11 est important de retenir ce principe, parceque les images que nous voyous tirent leur usage de celles qui sont de cette ténuité. Elle sait aussi que ces images ne peuvent être sujettes à des difficultés prises des choses qu'on voit. C'est encore ce qui produit leur vitesse incomparable, qui les rend propres à toutes sortes de mouvements, afin qu'elles ne causent que peu ou point de résistance dans le vide ; au lieu qu'étant en grand nombre, ou plutôt innombrables, elles en rencontrent d'abord quelqu'une. 11 faut encore remarquer que ces images se forment en même temps que naît la pensée, parcequ'il se fait continuellement des écoulements de la superficie des corps, lesquels ne sont pas sensibles aux sens, trop grossiers pour s'en apercevoir. Ces écoulements conservent longtemps la po- sition et l'ordre des atomes dont ils sont formés, quoiqu'il y arrive quelquefois de la confusion. D'ailleurs ces assemblages se font promptementdans l'air, parcequ'il n'est pas nécessaire qu'ils aient de profondeur. Outre ces manières, il y en a encore d'autres dont se forment ces sortes de natures. Rien de tout cela ne contredit les sens, si on considère la manière dont les images produisent leurs effets, et comment elles nous donnent un sentiment des objets exté- rieurs. Il faut supposer aussi que c'est par le moyen de quelque chose d'extérieur que nous voyons les formes et que nous en avons une idée distincte ; car un objet qui est hors de nous ne peut nous imprimer l'idée de sa nature, de sa couleur et de sa figure autre- ment que par l'air qui est entre lui et nous, et par les rayons ou espèces d'écoulements qui parviennent de nous jusqu'à l'objet. Nous voyons donc par le raojen des formes qui se détachent des objets mêmes, de leur couleur, de leur ressemblance, et qui pénè- trent, à proportion de leur grandeur et avec un mouvement extrê- mement prompt, dans la vue ou dans la pensée. Ensuite, ces formes nous ayant donné de la même manière l'idée d'un objet unique et continu, et conservant toujours leur conformité avec

hiffinivs remarque (juc les i-iées do celtr lettre sont fort confuses.

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ÉPICLHE. 465

l'objcl dout elles soûl séparées, uuurries d'ailleurs p;ii les atomes qui les produisent, l'idée que nous avons reçue dans la pensée ou dans les sens, soit dune forme, soit d'un accident, nous repré- .-ente la forme même du solide parle moyen des espèces qui se suc- cèdent \

« 11 y a erreur dans ce que nous concevons, s'il n'est confirmé par un témoiguageous'il est contredit par quelque autre, c'est-à-dire, si ce que nous concevons n'est pas confirmé par le mouvement qui s'excite en nous-mêmes conjointement avec l'idée qui nous vient, et qui est suspendu dans les cas oîi il y a erreur : car la ressem- blance des choses que nous voyons dans leurs images, ou en songe, ou par les pensées qui tombent dans l'esprit, ou par le moyen de quelque autre caractère de vérité, ne serait pas conforme aux choses qu'on appelle existantes et véritables, s'il n'y en avait pas d'autres auxquelles nous rapportons celles-là et sur lesquelles nous jetons 'es yeux. Pareillement, il n'y aurait point d'erreur dans ce que nous concevons, si nous ne recevions en nous-mêmes un autre mouvement qui est bien conjoint avec ce que nous concevons, mais qui est suspendu. C'est do ce mélange d'une idée étrangère avec ce que nous concevons, et d'une idée suspendue, que provient l'erreur dans ce que nous concevons, et qui fait qu'il doit ou être confirmé ou n'être pas contredit. Au contraire, nos conceptions .-ont vraies lorsqu'elles sont confirmées ou qu'elles ne sont pas contredites. 11 importe de bien retenir ce principe, afin qu'on ne détruise pas les caractères de vérité en tant qu'ils conceruent les actions, ou que l'erreur, a\ani uu égal degré d'évidence, n'occa- sionne une confusion générale.

« L'ouïe se fait pareillement par !e moyen d'un souffle qui vient d'un objet parlant, ou résonnant, ou qui cause quelque bruit, ou en un mot de tout ce qui peut exciter le sens de l'ouïe. Cet écoule- ment se répand daus des parties similaires qui conservent uu cer- îain rapport les unes avec les autres, et étendent leur faculté comme une unité, jusqu'à ce qui reçoit le son, d'où nail la p!up;!rt du temps une sensation de la chose qui a envoyé le son, telle qu'elle est; ou, si cela n'a pas lieu, ou connaît seulement qu il y a quelque chose au dehors; car, sans une certaine sympathie transportée de l'objet qui résonne, il ne se ferait poiut de semblable sensation. Ou ne doit donc pa-« s'imaginer que lair reçoit une certaine figure

* Vovoz KHhnius.

466 ÉPICIRE.

par la voix ou par les choses seiublables qui frappent l'ouïe, car il faudrait beaucoup d'effort pourcjue cela arrivât: c'est la percus- sion, que nous éprouvons à l'ouïe, d'une voix, laquelle se fait par le moyen d'un écoulement de corpuscules, accompagné d'un sjuffle léger, et propre à nous donner la sensation de l'ouïe.

« 11 en est de l'odorat comme de cet autre sens, puisque nous n'é- prouverions aucune sensation s'il n'y avait des corpuscules qui, ^o détachant des objets qui nous les communiquent, remuent les sens par la proportion qu'ils ont avec eux ; ce que les uns font d'une manière confuse et contraire, les autres avec ordre et d'une façon plus naturelle.

« Outre cela, il faut croire que les atomes ne contribuent aux qua- lités des choses que nous voyons que la figure, la pesanteur, la grandeur, et ce qui fait nécessairement partie de la figure, parce- que toute qualité est sujette au changement, au lieu que les atomes sont immuables. En effet, il faut que dans toutes les dissolutions des assemblages de matière il reste quelque chose de solide qui ne puisse se dissoudre et qui produise les changements, non pas en anéantissant quelque chose ou en faisant quelque chose de rien, mais par des transpositions dans la plupart, et par des additions et des retraachements dans quelques autres. Il est donc nécessaire que les parties des corps qui ne sont point sujettes à transposition soient incorruptibles, aussi bien que celles dont la nature n'est point sujette à changement, mais qui ont une masse et une figure qui leur sont propres. 11 faut donc que tout cela soit permanent, puisque, par exemple, dans les choses que nous changeons nous- mêmes de propos délibéré, on voit qu'elles conservent une cer- taine forme, mais que les qualités qui ne résident point dans le sujet même que l'on change n'y subsistent pas, et qu'au contraire elles sont séparées de la totalité du corps. Les parties qui se maintien- nent dans le sujet ainsi changé suffisent pour former les dilférences des compositions, et il doit rester quelque chose, afin que tout ne se corrompe pas jusqu'à s'anéantir.

« Il ne faut pas croire que les atomes renferment toutes sortes de grandeurs, car cela serait contredit par les choses qui tombent sous les sens; mais ils renferment des changements de grandeur, ce qui rend aussi mieux raison de ce qui se passe par rapport aux sentiments et aux sensations. 11 n'est pas nécessaire encore, pour la différence des qualités, que les atomes aient toutes sortes de gran- deurs. Si cela était, il y aurait aussi des atomes que nous devrions

ÉPICUUE. 467

apercevoir ; ce qu'on ne voit pas qui ait lieu ; et on ne comprend pas non plus comment on pourrait voir un atome. 11 ne faut pas ausM penser que dans un corps terminé il y ait une infinité d'atomes, et de toute grandeur. Ainsi, non-seulement on doit rejeter cette divi- sibilité à l'infini qui s'étend jusqu'aux plus petites i artiesdes corps , ce qui va à tout exténuer, et, en comprenant tous les assemblages de matière, à réduire à rien les choses qui existent ; il ne faut pas non plus supposer dans les corps terminés de transposition à l'in- lini et qui s'étende jusqu'aux plus petites parties, d'autant plus quon ne peut guère comprendre comment un corps qu'on suppo- serait renfermer des atomes à l'infini ou de toute grandeur peut être ensuite ^upposé avoir une dimen>ion terminée. De plus, soit qu'on suppose' certains atomes infinis dans leur quantité, soit qu'on mette cette infinité dans leurs quantités diverses, cela devra toujours produire une grandeur infinie. Cependant elle a une ex- trémité dans un corps terminé ; et si on ne peut la considérer à part, on ne peut de même imaginer ce qui suit ; de sorte qu'en al- lant toujours à rebours, il faudra passer par la pcnséejusqu'à l in- fini.

Quant à ce qu'il y a de moindre dans l'atome, il faut considérer qu'il n'est ni entièrement semblable aux parties qui reçoivent des changements, ni entièrement difiérent d'elles, ayant ensemble une certaine convenance, excepté qu'il n'a point de parties distantes ; mais comme, à cause de cette convenance, nous croyons en sépa- rer quelque chose, tantôt à un égard, tantôt à l'autre, il agit sur nous comme s'il ne différait point du tout du sujet. Et de même que, quand nous considérons les objets de suite en commençant par le premier, nous n'en mesurons pas la grandeur en le considé- rant en lui-même ou par l'addition d'une partie à l'autre, mais par ce que chaque chose est eu particulier, nous servant d'une plus grande mesure pour les grandes et d'une plus petite pour les moindres, il faut penser que la même analogie a lien par rapport à ce qu'il j a de moindre dans 1 atome. Il diffère par sa petitesse de ce qui tombe sous !es sens, mais il est soumis à la même analogie ; et quand nous disons que l'atome a une grandeur suivant celte

* Voyez une Dde de Ménage. Nous devons avertir (jue Gassendus et d'autres savants font diverses corrections sur cette lettre ; mais nous ne les adoptons pas toutes, pour ne pas nous fdire juges dnn sujet ol)scur d'autant pins que les correciions ne s'accordent pas.

^«8 KIMCÏHK.

analogie, nous ne parlons que de celle (|ni est petite, et nous excluons celle qui s'étend en longueur. Il faut concevoir aussi les extrcmilés des longueurs comme étant petites et sans mélange, par elles peuvent également servir de mesure pour ce qui est grand et petit, selon la manière dont l'esprit considère les choses invisi- bles, la convenance qu'elles ont avec les choses qui ne sont pas su- jettes au changement, les rendant propres à les former jusque-là. 11 ne peut se faire de mouvement des atomes tout d'un côté ; et, lorsqu'on parle du haut et du bas par rapport à l'infini, il ne faut pas proprement l'appeler haut et bas, puisque ce qui est au-dessus de notre tète, si on le suppose aller jusqu'à l'infini, ne peut plus être aperçu, et que ce qui est supposé au-dessous se trouve être en même temps supéi leur et inférieur par rapport iu même sujet, et cela à l'infini. Or, c'est de quoi il est impossible de se former d'idée; il vaut donc mieux supposer un mouvement à l'infini qui aille vers le bas, quand même ce qui, par rapport à nous, est su- périeur toucherait une infinité de fois les pieds de ceux qui sont au-dessus de nous, et que ce qui, par rapport à nous, est inférieur toucherait la tête de ceux qui sont au-dessous de nous ; car cela n'empêche pas que le mouvement entier des atomes ne soit conçu en des sens opposés l'un à l'autre à l'infini.

« Les atomes ont tous une égale vitesse dans le vide, ils ne ren- contrent aucun obstacle. Les légers ne vont pas plus lentement que ceux qui ont plus de poids, ni les petits moins vite que les grands, parceque n'y ayant rien qui en arrête le cours, leur vitesse est éga- lement proportionnée, soit que leur direction les porte vers le haut ou qu'elle devienne oblique par collision, ou qu'elle tende vers le bas en conséquence de leur propre poids : car autant qu'un atome retient l'autre, autant celui-ci emploie de mouvement contre lui avec une action plus prompte que la pensée, jusqu'à cequ'il n'y ait plus rien qui lui résiste soit au dehors, soit dans sou propre p;iids. D'ailleurs un atome n'a pas plus de vélocité que l'autre dans les compositions, pnrcequ'ils ont encore une vitesse égale relativement aux assemblages qu'ils forment et dans le moindre temps continué: que s'ils ne sont pas portés dans un même lieu et qu'ils soient sou- vent repoussés, ils seront transportés par des temps mesurables, jusqu'à ce que la continuité de leur trai.sport tombe sous les sens : car l'opinion l'on est touchant ce qui est invisible, que les es- paces lie temps qu'on peut mesurer emportent un transport con- tinu, n'est pas réritable dans le sujet don! il s'agit. pnis(|ue lotil ce

EPICURE. i69

que l'on considère, ou que l'esprit peut concevoir, n'est point exac- tement vrai. Apres tout ceci, il est à propos d'examiner ce qui con- cerne l'arae ' relativement aux sens et aux passions. Par-là on achèvera de s'assurer que l'ame est un corps composé de parties fort menues et dispersées dans tout l'assemblage de matière qui forme le corps. Elle ressemble à un mélange d'air et de chaleur tempéré de manière qu'à quelques égards, elle tient plus de la na- ture de l'air, et qu'à d'autres elle participe plus de la nature de la chaleur. En particulier, elle est sujette à beaucoup de changements, à cause de la petitesse de ces parties dont elle est composée et qui rendent aussi d'autant plus étroite l'union qu'elle a avec le corps. Les usages de l'ame paraissent dans ses passions, dans la facilité de ses mouvements, dans ses pensées et autres fonctions dont le corps ne peut être privé sans mourir. La même chose parait en- core en ce que c'est l'ame qui est la principale cause de la sensa- tion : il est bien vrai qu'elle ne la recevrait pas si elle n'était revê- tue du corps. Cet assemblage de matière est nécessaire pour la lui faire éprouver; il la reçoit d'elle, mais il ne la possède pas de même, puisque, lorsque l'ame quitte le corps, il est privé de senti- ment. La raison en est qu'il ne le possède pas en lui-même, mais en commun avec cette autre partie que la nature a préparée pour lui être unie, et qui, en conséquence de la vertu qu'elle en a reçue, formant par son mouvement le sentiment en elle-même, le com- munique au corps par l'union qu'elle a avec lui, comme je l'ai dit. Aussi, tantque l'ame est dans le corps, ou qu'il n'arrive pas de chan- gement considérable dans les parties de celui-ci, il jouit de tous les sens ; au contraire, elle périt avec le corps dont elle est revêtue, lorsqu'il vient à être dissout ou en tout, ou dans quelque partie essentielle à l'usage des sens. Ce qui re.^'te alors de cet assemblage, soit le tout, soit quelque partie, est privé du sentiment qui se forme dans l'ame par un concours d'atomes. Pareillement cette dissolu- tion de l'ame et du corps est cause que l'ame se disperse, perd les forces qu'elle avait, aussi bien que le mouvement et le sentiment.

^ Il semble que de ce début et de ce qui suit on peut conclure qu'Épi- cure u'a pas eu dessein de faire daus cette lettre un système suivi ue ses idées, et ([u'elle ne contient que des p. incipes détachés , entre lesquels il ne faut peut-être paN chercher une au>si grande liai>ou gi ammaiicale que l'ont fait les inierprètes que nous suivons. Les plaintes qu'ils font sur Ii confusion qui règne dans ce système doivent nous servir de justificatitn sur l'obicurité de ce niorceau.

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470 ÉPICLRE.

Car il ii'esl pas concevable qu'elle conserve le sentiment, n'éiaut plus dans la même situation qui lui donnait les mouvements qu'elle a à présent, pai ceque les choses dont elle est environnée et revêtue ne sont pas semblables à celles par le nio^en desquelles elle a maintenant ses mouvements.

« Épicure enseigne encore la même doctrine dans d'autres en- droits, et ajoute que l'ame est composée d'atomes ronds et légers, fort diflérents de ceux du feu; que la partie irraisonnable de l'ame est dispersée dans tout le corps, et que la partie raisonnable réside dans la poitrine : ce qui est d'autant plus évident que c'est la crainte et la joie se font sentir.

«Le sommeil est l'effet delà lassitude qu'éprouvent les parties di' rame qui sont dispersées dans le corps, ou de celles qui y sont re- tenues ou y errent et tombent avec celles parmi lesquelles elles sont répandues. La vertu générative provient de toutes les parties du corps; et il faut prendre garde à ce que dit Épicure, qu'elle n'est point incorporelle : car il prend seulement le mot d'iti corporel comme un terme en usage, et non comme voulant dire qu'il y ait quelque chose d'incorporel considéré en lui-même, vu que rieu n'est par lui-même incorporel, hormis le vide, lequel aussi ne peut ni agir ni recevoir d'action ; il ne fait que laisser un libre cours aux corps qui s'y meuvent. De il suit que ceux qui disent que l'ame est incorporelle s'écartent du bon sens, puisque, si cela était, elle ne pourrait ni avoir d'action ni recevoir de beutiment. Or nous voyons clairement que l'un et l'autre de ces accidents ont lieu par rapport à l'ame. Si on applique tous ces raisonnements à la nature de l'ame, aux passions et aux sensations, en se souvenant de ce qui a été dit dans le commencement, on connaîtra assez les idées qui sont comprises sous cette description pour pouvoir se conduire sûrement dans l'examen de chaque partie de ce sujet.

« On ne doit pas croire que les figures, les couleurs, les grandeurs, la pesanteur et les autres qualités qu'on donne à tous les corps vi- sibles et connus par les sens, aient une existence par eux-mêmes, puisque cela ne se peut concevoir. On ne doit point les considérer comme un tout, en quel sens ils n'existent pas, ni comme des choses incorporelles résidantes dans le corps, ni comme des parties du corps. Il ne faut les envisager que comme des choses en vertu des- (pielles le corps a une essence constante, et non pas comme si elles y étaient nécessairement comprises. On ne doit pas les regar- der sur le même pied que s'il en résultait un plus grand assemblage

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ÉPICIRE. 471

d'atomes, ou qu'elles fusieut les piiucipes de la grandeur du tout ou de la petitesse d'une partie. Elles ne font, comme je dis, que con- tribuer à ce que le corps ail par leur moyen une essence constante. Il faut remarquer qu il arrive en tout cela des additions et des in- terruptions; mais en supposant que l'assemblage suive ensemble et ne soit point divisé, parceque c'est en conséquence de la réunion de ce qui compose le corps qu'il reçoit sa dénomination *. 11 arrive souvent aux corps d'être accompagnés de quelque chose qui n'est pas constant, qui n*a point lieu en tant qu'il ne tombe pas sous la vue, et qui n'est point incorporel. En prenant donc ce mot suivant le sens qui y est le plus généralement attaché, nous donnons à en- tendre que les accidents n'ont point la nature du tout que nous ap- pelons corps, en réunissant tout ce qui entre dans sou essence, non plus que celle des qualités qui l'accompapnent toujours et sans lesquelles on ne peut avoir aucune idée du corps. On ne doit les considérer que comme des choses qui accompagnent l'assemblage du corps par une espèce d'addition ; quelquefois même ou envisage les qualités séparément, d'autant que les accidents ne les su'ivent pas toujours. Ou ue saurait même nier que ce qui est ainsi n'est ni <le la nature du tout à qui il survient quelque chose et que nous nommons corps, ni de la nature des choses qui raccompagnent constamment, ni qu'il ue doive point être regarde comiue subsi.> tant par lui-même : car il ue faut penser cela ni des accidents ni des attributs constants. Au contraiie, ainsi qu'il parait, tous les corps sont des accidents qui n'ont point de suite nécessaire ni d'ordre naturel, et qui doivent être considérés tels que les sens se les représentent H faut avoir attention à ce principe, parceque nous ne devons pas rechercher la nature du temps de la manière dont nous recherchons les autres choses qui sont dans quelque sujet, en les rapportant aux notions antécédentes que nous en a vous en nous-mêmes. On en doit parler selon l'effet même qui nous le fait appeler court ou long, sans chercher là-dessus d'autres ma- nières de nous exprimer, comme si elles étaient meilleures. Il faut se servir de celles qui sont en usage, et ne point dire d'autres choses

* Fougerolles a santé ici une douzaine de périodes, et y a substitué un discours de sa façon. Boileaa en a omis une partie, en abrégeant et pa- raphrasant le reste. Les interprètes latins ne disent rien sur le sens de ce morceau, qui est d'une obscurité sans pareille. Aussi on ne doit pas se plaindre de celle de notre version ; heureusement ce sont des idées assea inutiles.

472 ÉPICIRE

sur ce sujet, comme si elles étaient signifiées par le langage ordi- naire, ainsi que sont quelques uns. Il n'y a seulement qu'à prendre garde que dans ces expressions nous joignions ensemble l'idée pro- pre du temps, et que nous le mesurions. En effet, ce n'est pas ici u n sujet il s'agisse de démonstration ; il ne demande que de l'at- tention. Par les jours, les nuits et leurs parties, nous joignons le temps ensemble. Et cojnme les passions, la tranquillité, le mouve- ment et le repos que nous éprouvons nous font joindre quelque chose d'accidentel avec ces sentiments, de même aussi, lorsque nous pensons de nouveau à ces parties de la durée, nous leur donnons le nom de temps. Épicure enseigne la même chose dans son second livre de la IS'alwe et dans son grand Abrégé,

« Il ajoute à ce que nous avons dit ci- devant, qu'il faut croire que les mondes ont été produits de tout temps, suivant toutes les sortes décompositions, semblables à celles que nous voyons et différentes les unes des autres par des changements qui leur sont propres, soit grands ou moindres, et que pareillement toutes choses se dissolvent, les unes promptement, les autres plus lentement, les unes et les autres par diverses causes de différente manière. 11 paraît de qu'Épicure faisait consister la corruptibiiité des mondes dans le changement de leurs parties.

« En d'autres endroits, il dit que la terre est portée par l'air comme dans un char; il ajoute qu'on ne doit pas croire que les mondes aient nécessairement la mémeconîiguralion Au contraire, dans son douzième livre de la JSahire, il affirme qu'ils sont diffé- rents, les uns étant sphériques, les autres ovales, et d'autres autre- ment figurés, quoiqu'il ne faille pas supposer qu'il y en ait de toutes sortes de formes. Épicure ne croit pas que l'infini soit la cause des diverses espèces d'animaux, parcequ'on ne saurait dire dans cette supposition pourquoi telles semences d'animaux, de plantes et d'au- tres choses se trouvent dans tel autre, puisqu'ils reçoivent tous la même nourriture. Il avance les mêmes principes sur ce qui cou- cerne la terre ; il croit aussi que les hommes se sont beaucoup in- struits par les circonstances des choses qui les environnent et par la nécessité ; et que le raisonnement, s'étant joint ensuite à cette instruction, a examiné les choses plus soigneusement, faisant des découvertes plus promptes sur certaines choses, et plus tardives sur d'autres; de sorte qu'il yen a qu il faut placer dans des temps fort éloignés de l'infini, et d'autres dans des temps moins éloignés. De vient, dit-il, que les noms ne furent pas d'abord imposés aux

ÉPICLRE. 473

choses à desseiu, comme ils le sont, mais que les hommes, ayant dans chaque pays leurs propres idées, les exprimèrent par un son articulé convenablement à ces sentiments et à ces idées; que celte articulation se trouva même différente selon les lieux; qu'ensuite ou convint dans chaque pays d'imposer certains noms aux choses, afin de les faire connaître aux autres d'une manière moins équivo- que et de les exprimer d'une façon plus abrégée ; que ces expres- sions servirent à montrer des choses qu'on ne voyait point à ceux qui savaient les y appliquer, et dont les unes doivent leur origine àlanécessité, elles autres à ce qu'on a employer dans le discours les mots qui étaient le plus en usage.

u Quant aux corps célestes, à leurs mouvements, leurs change- ments, les éclipses, le lever et le coucher du soleil, et autres phéno- mènes compris dans cette classe, on ne doit point s'imaginer quils se fassent par le ministère de quelque être qui les ordonne, les ar- range, et qui réunit en lui-même la béatitude et l'immortalité : car les occupations, les soucis, les colères et la joie ne sympathisent point avec la félicité ; tout cela ne peut venir que d'infirmité, de crainte et du besoin des choses nécessaires. On ne doit pas croire non plus que ce soient des natures de feu, qui, jouissant de la féUcité, se soient accordées à recevoir volontairement ces mouve- ments. Il faut observer tout cet arrangement de manière que ces sortes d'idées ne renferment rien qui paraisse contraire à la beauté de l'arrangement, cette contrariété ne pouvant que pro- duire beaucoup de trouble dans nos esprits. Ainsi il faut penser que ces mouvements s'exécutent suivant des lois établies dès l'ori- giue du monde, et que ce sont des mouvements périodiques qui se font nécessairement. L'étude de la nature doit être regardée comme destinée à nous développer les causes des principaux phénomènes, et à nous faire envisager les choses célestes sous une face qui con- tribue à notre bonheur, nous portant à considérer, pour en acqué- rir une meilleure connaissance, l'affinité qu'elles ont avec d'autres choses, et nous faisant observer que la manière diver-e dont se font ces mouvements, ou dont ils peuvent se faire, pourrait encore renfermer d'autres différences; mais qu'il nous suffit de savoir que la cause de ces mouvements ne doit point être cherchée dans une nature bienheureuse et incorruptible qui ne saurait renfermer aucun sujet de trouble. Il ne s'agit que de penser pour concevoir (|ue cola est ainsi. Il faut dire de plus que la connaissance des causes du lever et du coucher du soleil, des solstices, des éclipses

'.0.

474 ÉPICURE.

ot d'autres phénomoncs senil)lables à ceux-là, ne j)r()duil poiiil niu' sciiuce heureuse, puisque ceux qui les coiniaissent ne laissent pas d'être également craintifs, quoique les uns ignorent de quelle na- ture sont ces ptiénomènes, et que les autres n'en savent point les véritables causes, outre que, quand même ils les connaîtraient, ils n'en auraient pas moins de crainte, la simple connaissance à cet égard ne suflisant pas pour bannir la terreur par rapport à l'ar- rangement de ces choses principales. De vient que nous trou- vons plusieurs causes des solstices, du coucher et du lever du so- leil, des éclipses et d'autres mouvements pareils, tout comme nous en trouvons plusieurs dans les choses particulières, quoique nous ne supposions pas que nous ne les avons point examinées avec l'at- tention qu'elles demandent, en tant qu'elles concernent notre tran- quillité et notre bonheur. Ainsi, toutes les fois que nous remarquons quelque chose de pareil parmi nous, il faut considérer qu'il en est de même des choses célestes et de tout ce que nous ignorons, et mé- priser ceux qui prétendent savoir qu'elles ne peuvent se faire que d'une seule manière, qui ne parlent point des divers accidents (jui nous paraissent y arriver, à cause de l'éloignement nous en sommes, et qui ne savent pas même dire dans quel aspect les phé- nomènes célestes ne doivent pas nous effrayer. En effet, si nous croyons que ces phénomènes se faisant d'une certaine manière, ne doivent pas nous troubler, ils ne devront pas non plus nous causer de l'iuquiélude dans la supposition qu'ils peuvent se faire de |)lu- sieurs autres manières.

Après cela, il faut absolument attribuer la principale cause des iigitations de l'esprit des hommes à ce qu'ils croient qu'il y a des choses heureuses et incorruptibles, et qu'en même temps ils ont (les volontés contraires à cette cro) ance, qu'ils supposent des causes t)pposécs à ces biens et agissent directement contre ces principes, surtout en ce qu'ils croient des peines éternelles sur la foi des tables, soit qu'ils s'assurent qu'ils ont quelque chose à craindre dans la mort, comme si lame continuait à exister après la destruc- tion du corps, soit que, n'admettant point ces idées, ils s'imaginent (lu'ils souffriront quelque autre chose par une persuasion dérai- sonnable de l'ame, qui fait que ceux qui ne délinisseut point ce sujet de crainte sont aussi troublés que d'autres qui lecroient vainement. L'exemption de trouble consiste à se préserver de ces opinions cl a conserver l'idée des choses principales et universellement recon- nues. Aussi il faut en tout avoir égard à ce qui est acluellcmenl cl

ÉPICURE. 175

nvix sens, A tous en commun pour des choses communes, à chacun en particulier pour des choses particulières, et en général à l'usage de quelque caractère de vérité que ce soit. Si on prend garde à tout cela, on s'apercevra d'où viennent le trouble et la crainte qu'on ressent, et on s'en délivrera, soit qu'il s'agisse des choses célestes, ou des autres sujets qui épouvantent les hommes, et dont on saura ren- dre raison. Voilà, Hérodote, ce que nous avons réduit en abrège sur la nature de l'univers. Si ces considérations sont efScaces et (ju'on ait soin de les retenir, je crois que, quand même on ne s'ap- pliquerait pas à toutes les parties de cette étude, on ne laissera pas de surpasser le reste des hommes en force d'esprit ; car tel parvien- dra lui-même à plusieurs vérités particuHères en suivant cette route générale que nous traçons ; et s'il se les imprime dans l'esprit, elles l'aideront toujours dans l'occasion. Ces considérations sont aussi telles que ceux qui ont déjà fait des progrès dans l'étude particu- lière de la nature pourront en porter plus loin la connaissance gé- nérale, et que ceux qui ne sont pas consommés dans cette science, ou qui s'y sont adonnés sans l'aide d'un maître, ne laisseront pas, en repassant ce cours de vérités principales, de travailler efficacement à la tranquillité de leur esprit. »

Telle est la lettre d'Épicure sur la physique; voici l'au- tre , qui roule sur les phénomènes célestes.

ÉPICURE A PYTHOCLÈS. JOIE.

« Cléon m'a apporté votre lettre, dans laquelle vous continuez à me témoigner une amitié qui répond à celle que j'ai pour vous. Vous y raisonnez aussi fort bien des idées qui contribuent à rendre la vie heureuse, et vous me demandez sur les phénomènes célestes un sys- tème abrégé que vous puissiez retenir facilement, parceque ce que l'ai écrit là-dessus dans- d'autres ouvrages est difficile à retenir, quand même, dites-vous, on les porterait toujours sur soi. Je con- sens à votre demande avec plaisir, et fonde sur vous de grandes espérances. Ayant donc achevé mes autres ouvrages, j'ai composé le traité que vous souhaitez, et qui pourra être utile à beaucoup d'au- tres, principalement à ceux qui sont novices dans l'étude de la na - tiire, et à ceux qui sont embarrassés dans les soins que leur don- nent d'autres occupations. Recevez le, apprenez -le et étudiez-le conjointement avec les choses que j'ai écrites en abrégé ii Hérodote.

« Premièrenienl, il faut savoir que \<\ lin qu'on doit se pioposcr

476 ÉPICURE.

dans l'étude des phénomènes célestes, considérés dans leur connexion ou séparément, est de conserver notre esprit exempt de trouble et d'avoir de fermes persuasions; ce qui est aussi la fin qu'on doit se proposer dans les autres études. 11 ne faut pas vouloir forcer l'im- possible, ni appliquer à tout les mêmes principes, soit dans les choses que nous avons traitées en parlant de la conduite delà vie, soit dans celles qui concernent l'explication de la nature, comme, par exemple, ces principes, que l'univers est composé de corps et d'une nature impalpable, que les éléments sont des atomes et autres pareilles, qui sont les seules qu'on puisse lier avec les choses qui tombent sous les sens. Il n'en est pas de même des phénomènes cé- lestes, qui naissent de plusieurs causes qui s'accordent également avec le jugement des sens. Car il ne s'agit point de fab-e de nou- velles propositions, ni de poser des règles pour l'étude de la nature ; il faut l'étudier en suivant les phénomènes, et ce n'est pas de doc- trines particulières etde^vaine gloire que nous avons besoin dans la vie, mais de ce qui peut nous la faire passer sans trouble. Tout s'opère constamment dans les phénomènes célestes de plusieurs manières, dont on peut également accorder l'explication avec ce qui nous en paraît par le jugement des sens, pourvu qu'on renonce, comme on le doit, à des principes qui ne sont fondés que sur des vraisemblances. Et si quelqu'un, en rejetant une chose, en exclut une autre qui s'accorde également avec les phénomènes, il est évi- dent qu'il s'écarte de la vraie étude de la nature et qu'il donne dans les fables. Il faut recevoir aussi pour signes des choses célestes quel- ques-unes de celles que nous voyons et dont nous pouvons examiner la nature ; ce que nous ne pouvons faire par rapport aux choses célestes que nous voyons , ne peut pas se faire de plusieurs ma- nières différentes. Il faut prendre garde à chaque phénomène et diviser les idées qu'il réunit, les choses que nous voyons ne pou- vant servir de preuve qu'ils ne s'opèreut pas de plusieurs manières différentes.

0 On comprend dans la notion du monde tout ce qu'embrasseje contour du ciel, savoir les astres, la terre et toutes les choses visi- bles. C'est une partie détachée derinfiniet terminée par une extré- mité, dont l'essence est ou rare ou dense, et qui, venant à se dissou- dre, entraînera la dissolution de tout ce qu'elle contient, soit que cette matière qui limite le monde soit en mouvement ou en repos, et que sa figure soit ronde, triangulaire ou telle autre ; car cette ronfiguration peut être fort différente, n'y ayant rien dans les

EPICLRE. 477

choses visibles qui forjne de difficulté à ce qu'il y ait un monde borné d'une manière qui ne nous soit pas compréhensible. Et on peut concevoir par la pensée que le nombre de ces mondes est in- fini, et qu'il s'en peut faire un le! que je dis, soit dans le monde même, soit dans l'espace qui est entre les mondes, par il faut entendre un lieu parfaitement vide, et non, comme le veulent quel- ques auteurs, un grand espace fort pur, il n'y a point de vide. Ds prétendent qu'il y a des semences qui se séparent d'un ou de plu- sieurs mondes ou des espaces qui sont entre deux, lesquelles s'aug- mentent peu à peu, se forment, changent de place selon que cela se rencontre, et reçoivent une nourriture-convenable qui les per- fectionne et leur donne une consistance proportionnée à la force des fondements qui les reçoivent. Mais ce n'est point assez qu'il se fasse un assemblage, et que cet amas soit accompagné d'un mouve- ment de tourbillon dans le vide l'on pense qu'un tel monde se forme nécessairement, ni qu'il prenne des accroissements jusqu'à ce qu'il vienne à rencontrer un autre monde, comme dit un de ces philosophes qui passent pour physiciens; car cela répugne aux phénomènes.

« Le soleil, la lune et les autres astres, n'ayant point été faits pour exister séparément ', ont été ensuite compris dans l'assemblage du monde entier. Pareillement, la terre, la mer et toutes les espèces d'animaux, après avoir d'abord reçu leur forme, se sont augmentées par des accroissements à l'aide des mouvements circulaires d'autres choses composées de parties fort menues, soit d'air, soit de feu, ou de tous les deux ensemble; du moins les sens nous le persuadent ainsi.

« Quant à la grandeur du soleil et à celle de tous les astres en gé- néral, elle est telle qu'elle nous parait, enseigne Épicure dans son livre onzième sur ta yuture, il dit que si l'éloignement ôte quel- que chose à la grandeur du soleil, il doit encore perdre beaucoup plus de sa couleur. ?sulle distance ne lui convenait mieux que celle il est, et relativement à sa grandeur naturelle, soit qu'on le conçoive plus grand, ou un peu plus petit qu'il ne semble être, ou tel qu'il nous parait. D'ailleurs, on peut appliquer à cela que la grandeur apparente des feux que nous voyons dans l'éloignement ne diffère pas beaucoup de leur grandeur réelle. On se tirera aisé- ment des difficultés qu'il peut y avoir sur ce sujet, si on n'admet

' Voyez Ménage.

478 ÉPICURE.

(pie ce qui est évident p<.r les sens, comme je l'ai montré dans mes ouvrages sur la Nature.

« Le lever et le coucher du soleil , de la lune et des autres astres peuvent venir de ce qu'ils s'allument et s'éteignent selon la position ils sont. Ces phénomènes peuvent aussi avoir d'autres causes, conformément à ce qui a été dit ci-dessus, et il n'y a rien dans les apparences qui empêche cette supposition d'avoir lieu. Peut-être ne font-ils ,qu'apparaitre sur la terre , et qu'ensuite ils sont couverts de manière qu'on ne peut plus les apercevoir. Cette raison n'est pas non plus contredite par les apparences.

« Les mouvements des astres peuvent venir, ou de ce quelecel, en tournant, les entraine avec lui, ou bien on peut supposer que le ciel étant en repos , les astres tournent par une nécessité à la- (jnelle ils ont été soumis dès la naissance du monde, et qui les fait partir de l'Orient. Il se peut aussi que la chaleur du feu, qui leur sert de nourriture, les attire toujours en avant, comme dans une espèce de pâturage. Ou peut croire que le soleil et la lune changent de route par l'obliquité que le ciel contracte nécessairement en cer- tains temps, ou par la résistance de l'air, ou par l'effet d'une ma- tière qui les accompagne toujours, et dont une partie s'enflamme, et l'autre point; ou même on peut supposer que ce mouvement a été donné dès le commencement à ces astres , afin qu'ils pussent se mouvoir circulairement. Toutes ces suppositions, et celles qui y sont conformes, peuvent également avoir lieu, et dans ce que nous voyons clairement il n'y a rien qui y soit contraire. H faut seule- ment avoir égard à ce qui est possib'e , pour pouvoir l'appliquer aux choses qu'où apeiçoil d'une manière qui y soit conforme, et ne point craindre les bas systèmes des astrologues.

« Le déclin et le renouvellement de la lune peuvent arriver par lo changement de sa situation, ou par des formes que prend l'air, ou par quelque chose qui la couvre, ou de toute autre manière que nous pourrons nous imaginer, eu comparant avec ce phénomène les choses qui se font à notre vue , el qui ont quelque rapport avec lui, à moins que quelqu'un ne soit là-dessus si content d'un seul principe, qu il rejette tous les autres , sans faire attention à ce que l'homme peut parvenir à connaître et à ce qui surpasse sa connais sîince, non plus qu'à la raison qui lui fait i-echercher des choses (|u'il ne saurait approfondir. Il se peut aussi que la lune tire sa lu- mière d'elle-même; il se peut encore qu'elle leniprimte du soleil.

EPICURE. 479

lout comme parmi uous il y a de» choses qui ' oui leurs propriétés d'elle-mémes , et d'autres qui ne les ont que par communication. Rien n'empêche qu'on ne suppose cela dans les phénomènes cé- lestes, si on se souvient qu'ils peuvent se faire de plusieurs ma- nières différentes, si on réfléchit aux hypothèses et aux diverses causes qu'appuie ce principe, et si ou a soin d'éviter les fausses conséquences et les faux systèmes qui peuvent conduire à expliquer ces phénomènes d'une seule manière.

« L'apparence de visage, qu'on voit dans la lune, peut venir, ou des changements qui arrivent dans .«es parties, ou de quelque chose qui les couvre , et en général cela peut proveuir de toutes les ma nières dont se font des phénomènes semblables qui ont lieu parmi nous. Il n'est pas besoin d'ajouter qu'il faut suivre la même mé- thode dans ce qui regarde tous les phénomènes célestes ; car si ou établit, par rapport à quelques-uns, des principes qui combattent ceux que nous vo) ons être vrais , jamais on ne jouira d'une connais- sance propre à tranquilliser l'esprit.

tt Quant aux éclipses de soleil et de lune , on peut croire que des astres s'éteignent d'une manière pareille à ce qui se voit parmi nous, ou parce qu'il se rencontre quelque chose qui les couvre, soit la terre, soit le ciel , ou quelque autre corps pareil. 11 faut ainsi comparer entre elles les manières dont une chose peut natu- rellement se faire, et avoir égard à ce qu'il n'est pas impossible qu'il se fasse des compositions de certains corps. Épicure , dans son douzième livre sur la Nature , dit que le soleil s'éclipse par l'ombre que lui fait la lune , et la lune par celle que lui fait la terre; état dont ces astres se retireot ensuite. Tel est aus>i le sentiment de Diogène Vepinirien dans le premier livre de ses Ophiiovs choisies. 11 faut ajouter à cela que ces phénomènes arrivent dans des temps marqués et réguliers, tout comme certaines choses qui se font com- munément parmi nous , et ne point admettre en ceci le concours d une nature divine, qu'il faut supposer exempte de cette occupa- tion , et jouissant de toute sorte de bonheur. Si on ne s'en tient à ces règles , toute la science des choses célestes dégénérera en vaine dispute, comme il est arrivé à quelques uns qui, n'ayant pas saisi .le principe de la pos^ibilité, sont tombés dans la vaine opinion que

' D'autres traduisent ; des cfioses qui tirent leur lumière d'elles-mêmes, ei des choses qui n'en ont qu'une empruntée.

480 ÉPICUftE.

ces phénomènes ne peuvent se faire que par une seule voie , et ont rejeté toutes les autres manières dont ils peuvent s'exécuter, adop- tant des idées qu'ils ne peuvent concevoir clairement, et ne faisant pas attention aux choses que l'on voit, afin de s'en servir comme de signes pour connaître les antres '.

« La différente longueur des jours et des nuits doit s'attribuer à ce que le soleil passe plus proraptement ou plus lentement sur la terre, ou à ce qu'il y a des lieux plus ou moins éloignés du soleil, ou des endroits plus bornés que d'autres, tout comme nous voyons parmi nous des choses qui s'exécutent avec plus de vitesse , et d'au- tres avec plus de lenteur; 'raisonnement qu'on peut appliquer par conformité à ce qui se fait dans les phénomènes célestes. Ceux dont l'o pinion est que cela ne peut se faire que d'une seule manière , con- tredisent les phénomènes et perdent de vue les choses que les hommes peuvent connaître.

« Les pronostics qu'annoncent les astres naissent , ou des acci- dents des saisons, comme ceux que nous voyons arriver aux ani- maux, ou d'autres causes, comme peuvent être les changements de l'air. îsi l'une ni l'autre de ces suppositions n'est contraire aux phénomènes; mais à quelle cause possible il faut s'arrêter, c'est ce que nous ne savons point.

" Les nuées peuvent se former, ou par des assemblages d'air, pressés les uns contre les autres , ou par les secousses des vents , ou par des atomes qui s'accrochent et sont propres à produire cet effet, ou par des amas d'exhalaisons qui partent de la terre et de la mer, ou enfin de plusieurs autres manières semblables que la raison nous dicte. Ces nuées , soit par la pression qu'elles souffrent , soit par les changements qu'elles éprouvent, peuvent se tourner en eau ou en vents, selon qu'il y a pour cela des matières ame- nées de lieux convenables, agitées dans l'air, et entretenues par des assemblages propres à produire de semblables effets.

« Les tonnerres peuvent être occasionnés, ou par des vents ren- fermés dans les cavités des nuées, comme il en est de nos vases pleins d'eau bouillante, ou par le bruit du feu spiritueux qu'elles contiennent , ou par les ruptures et les séparations qui leur arrivent, ou par leur choc et l'éclat avec lequel elles se rompent , après avoir

^ iNous devons avertir ceux qui trouveront une grande différence entre cette traduction et celle de Boilean, que cet auteiu- paraît avoir suivi it s idées de Gassendns , qui est violemment critiqué ^lar les autres inter- prète?.

ÉPICLRE. 'iSi

acquis une cout;istance cristalline. Et en général, les phénomènes que nous pouvons observer nous conduisent à penser que celui-là peut s'opérer de plusieurs manières différentes.

« Les éclairs se font aussi diversemeni par le choc, ou par la col- lision des nuées, qui produit cette disposition, laquelle engendre le feu ; ou par l'ouverture des nuées faite par des corps spiritueux qui forment l'éclair, ou parceque les nuages poussent au dehors le feu qu'ils contiennent, soit par leur pression réciproque, soit par celle des vents , ou par la lumière qui sort des astres, et qui ensuite, renvoyée par le mouvement des nuées et des vents, tombe au tra- vers des nues; ou par la lumière exténuée qui s'élance des nuées , ou parceque c'est le feu qui les assemble et cause les tonnerres. 11 peut de même produire les éclairs par son mouvement, ou par l'in- flammation des vents , faite suivant leur direction et la violence avec laquelle ils enveloppent tout. Les éclairs peuvent aussi se faire lorsque les vents viennent à rompre les nuées et détachent des ato- mes dont la chute excite le feu et forme l'éclair. On pourra faci- lement trouver plusieurs autres explications de ce phénomène, a on prend garde aux choses semblables qui arrivent sous nos yeux.

'< Au reste, l'éclair précède le tonnerre, parcequ'il sort de la nue sitôt que le vent s'y introduit, lequel, se trouvant ensuite renfermé, cause le bruit que nous entendons , outre que quand tous les deux viennent à s'enflammer, l'éclair parvient plutôt jusqu'à nous, et est suivi du tonnerre, comme il arrive dans certaines choses que nous voyons de loin , et qui rendent un son.

' La foudre peut résulter d'un grand assemblage de vents, de leurs chocs, de leur inflammation et de leur violente chute sur la terre, principalement sur les montagnes, les foudres se remarquent le plus , ou par les ruptures qui se font successivement dans des lieux épais et remplis de nuées, et qui se trouvent enveloppée s par ce feu qui s'échappe. C'est ainsi que le tonnerre peut encore se former par un grand amas de feu mêlé d'un vent violent qui rompt les nuées dont la réciproque empêche qu'il ne continue son cours. Les fou- dres peuvent aussi se faire de plusieurs autres manières, pourvu qu'on ne s'attache point aux fables. On les évitera , si on examine les choses que l'on voit, pour en tirer des conclusions par rapport à celles qu'on ne voit pas '.

^ Cette manière de parler signifie toujours dans ce livre si des choses qui se I ont sur la terre on tire des conséquences par rapport avx phénomènes rélestes.

41

/i82 ÉPICURE.

< Les tourbillons de feu peuvent être probablement produits, ou par des nuées qu'un grand vent chasse diversement sur la terre, ou par plusieurs vents joints à une nuée qu'un autre vent extérieur pousse de côté, ou par un nîouveraent circulaire du vent qui se trouve pressé par lair qui est au-dessus de lui , et qui l'empêche de trouver l'issue qu'il lui faut. Ce tourbillon, tombant sur la terre, y occasionne un mouvement en rond, l'effet étant pareil au mou- vement du vent qui en est la cause, et lorsqu'il se jette sur la mer il y produit des tourneraents.

« Les tremblements de terre peuvent être causés, ou par un vent renfermé dans la terre , qui en agite ' continuellement les moindres parties par oîi il la dispose à un ébranlement, à quoi se joint l'air extérieur qui s'insinue dans la terre; ou bien ils viennent de l'air que les vents comprimés poussent dans les cavités de la terre, comme dans des espèces de cavernes. Suivant le cours que prend ce mouvement, les tremblements de terre peuvent aussi arriver par la chute de certaines parties de la terre , qui , quelquefois ren- voyées, rencontrent des endroits trop condensés. Ces mouvements peuvent aussi se faire de plusieurs autres manières,

« Les vents se forment dans des temps réguliers par un assem- blage insensible de matières qui viennent à se réunir, d'ailleurs, comme quand il se fait un grand amas d'eau. Au reste, les vents sont faibles lorsqu'ils tombent en petit nombre dans plusieurs ca- vités où ils se distribuent.

« La grêle se fait lorsque les parties qui la composent viennent à se fixer fortement , quelquefois de tous côtés par les vents qui les environnent et les partagent, quelquefois moins fortement à cause de quelques parties d'eau qui les séparent et les éloignent en même temps l'une de l'autre. Elle peut se former aussi par un brisement qui la rompt en diverses parties, qui viennent à se fixer par leur assemblage. La rondeur de sa circonférence vient de ce que ses ex- trémités se fondent de toutes parts pendant qu'elle se fixe, et de ce que ses parties sont également pressées par l'eau, ou par l'air qui les environne.

« On peut supposer que la neige se forme par le moyen d'une eau subtile qui découle des nuées par des ouvertures qui lui sont pro- portionnées , jointe à une pression des nuées qui sont disposées à produire cette eau et au vent qui la disperse. Ensuite, coulant de

^ Voyez Kuhnics.

ÉPICURE. W3

relie manière , elle se fixe par le grand froid qu'elle rencontre au l)as des nues; ou bien cette congélation se fait dans des nuées qui sont également peu condensées, et qui par leur collision froissent ces parties les unes contre les autres aussi bien qu'avec celles deau qui s'y trouvent jointes, et qui, en les éloignant, produisent la grêle; effet qui arrive principalement dans l'air Cet assemblage (le parties qui formeat la neige peut aussi provenir du froisse- ment de quelques nuées qui ont acquis un certain degré de congé- lation , quoique d'ailleurs la neige puisse se faire de plus d'une autre manière.

« La rosée vient d'un concours de parties de l'air propres à pro- duire cette humidité ; ou bien ces parties viennent de lieux humides et arrosés d'eaux , qui sont effectivement les endroits les plus abon- dants en rosée. Ensuite ces parties, après avoir acquis un certain degré d'humidité , retombent vers le bas, comme il arrive en plu- sieurs autres choses semblables qui se passent à notre portée.

« La gelée blanche est un effet de la rosée qui s'est fixée par un air froid, dont elle s'est trouvée environnée.

« La glace se forme par le moyen de particules rondes qui sortent de l'eau, et qui sont chassées par des particules angulaires, dont les unes sont obtuses, les autres aiguës; ou bien par des particules qui viennent de dehors, augmentent le volume de l'eau , et donnent eu même temps une autre forme aux parties roudes.

« L'arc-en-ciel nait des rayons du soleil qui réfléchissent sur un air humide; ou bien il se fait par une propriété particulière de la lumière et de l'air qui produit les couleurs qu'on aperçoit dans ce phénomène, soit qu'elle les produise toutes, soit qu'elle n'en pro- duise qu'une, qui, en réfléchissant sur les parties voisines de iair, leur fait prendre les couleurs particulières que nous apercevons dans ce phénomène. La circonférence qu'a l'arc-en-ciel vient de ce qu'il est vu à une distance égale de tous côtés, ou de ce que les atomes dans l'air sont obligés de prendre cette forme; ou bien de ce que ceux qui sont emportés par les nuées, que l'air pousse vers la luue, forment cette circonférence dans ce phénomène,

>■ Le cercle qui parait autour de la lune procède du feu qui s'as- semble de tous côtés autour de cet astre, et retient en équilibre les parties qui s'en détachent , jusqu'à en faire un cercle , au lieu de les séparer toutes l'une de l'autre; ou bien ce feu relient également de tous côtés l'air qui environne la lune, et produit par ce cercle épais qu'on aperçoit autour d'elle, ce qui se fait par reprises, soit

484 EPICURE.

par le moyeu d'une matière extérieure qui y est conduite, soit par la chaleur augmentée au point nécessaire pour cet effet.

« Les comètes deviennent des astres, soit par un assemblage de feu qui se réunit au bout d'un certain temps, en certains lieux, parmi les corps célestes , ou parcequ'en vertu d'une position du ciel re- quise pour cela, il acquiert après un certain temps un mouvement au-dessus de nous, qui fait paraître ces astres , ou parceque les co- mètes elles-mêmes, se trouvant dans une certaine position, s'ap- prochent de nous et deviennent visibles.

Il Quant à ce qu'elles ne nous apparaissent pas toujours, cela dépend de certaines causes qui s'y opposent, et de ce que quelques- uns de ces astres prennent un détour. Non -seulement ceci vient de ce que cette partie du monde est en repos tandis que les autres tournent autour d'elle, selon l'idée de quelques philosophes; mais aussi de ce que le mouvement de l'air qui l'environne empêche ces corps de passer autour d'elle comme les autres astres. Ajoutez à cela que les comètes ne trouveraient pas dans la suite de matière qui leur convienne ; ce qui les fait rester dans les lieux on les aperçoit. On peut encore attribuer à cela d'autres causes, si on sait bien raison- ner sur ce qui s'accorde avec les choses qui tombent sous nos sens.

« Il y a des étoiles errantes , en tant que c'est l'ordre de leur mouvement, et il y en a de fixes. 11 se peut qu'outre- celles qui se meuvent circulairement , il y en ait qui dès le commencement ont été destinées à faire leur révolution également, tandis que d'autres font la leur d'une manière inégale. 11 se peut aussi que l'air s'é- tende plus également dans certains lieux par passent les astres , ce qui leur donne un mouvement plus suivi et une lumière plus ré- gulière, et que dans d'autres lieux il y ait des inégalités à cet égard qui produisent celles qu'on voit dans certains astres. Vouloir expli- quer tout cela par une seule cause, pendant que les phénomènes conduisent à en supposer plusieurs, est une peusée déraisonnable et mal entendue de la part de ceux qui s'appliquent à une vaine as- trologie, et rendent inutilement raison de plusieurs choses, tandis qu'ils continuent à embarrasser la divinité de cette administration.

u On voit des astres qui ne vont pas si vite que d'autres, soit par- cequ'ils parcourent plus lentement le même cercle, ou parceque dans le même tourbillon, qui les entraîne, ils ont un mouvement con- traire, ou parcequ'en faisant la même révolution, les uns parcourent plus de lieux que les autres. Décider sur tout cela est une chose qui ne convient qu'à ceux qui cherchent à se faire admirer par le peuple.

ÉPICIRE. 485

" Pour ce qui regarde Us étoiles qu'on dit tomber du ciel, cela peut se faire , ou par des parties qui se détachent de ces astres , ou par leur choc, ou bien par la chute de certaines matières d'où il sort des exhalaisons, comme nous l'avons dit sur les éclairs, cela peut aussi venir d'un assemblage des atomes qui engendrent le feu, ou d'un mouvement qui se fait dans l'endroit se forme d'abord leur concoure, ondes vents qui s'assemblent et forment des va- peurs , lesquelles s'enflamment dans les lieux elles sont resser- rées; nubien ce sont des matières qui se franchissent un passage à travers ce qui les environne et continuent à se mouvoir dans les lieux elles se portent. Enfin ce!a se peut encore exécuter de plus de manières qu'on ne peut dire.

« Les pronostics qu'on tii'e de certains animaux sont fondés sur les accidents des saisons ; cj^r il n'y a point de liaison nécessaire entre des animaux et l'hiver, pour qu'ils puissent le produire , et on ne doit pas se mettre dans l'esprit que le dépait des animaux d'un certain lieu soit réglé par une divinité, qui s'applique ensuite à remplir ces pronostics; en effet il n'y a point d'animal, pour peu qu'il mérite qu'on eu fasse cas, qui voulût s'assujettira ce sot des- tin : à plus forte raison ne faut-il pas avoir cette idée delà ISature divine, qui jouit d'une félicité parfaite.

« Je vous exhorte donc, Pytboclès, à vous imprimer ces idées, afin de vous préserver des opinions fabuleuses, et de vous mettre en état de bien juger de toutes les vérités qui sont du genre de celles que je vous ai expliquées. Etudiez bien surtout ce qui regarde les principes de l'univers, l'infini et les autres vérités liées avec celles- là, en particulier ce qui regarde les caractères de vérité, les pas- sions de lame, et la raison pourquoi nous devons nous appliquer à ces connaissances. Si vous saisissez bien ces idées principales, vous vous appliquerez avec succès à la recherche des vérités parti- culières. Quant à ceux qui ne sont que peu ou point du tout con- tents de ces principes , ils ne les ont pas bien considérés , non plus qu'ils ont eu de justes idées de la raison pourquoi nous devons nous appliquer à ces connaissances, o

Tels sont les sentiments d'Épicure sur ce qui regarde les choses célestes. Passons à ce qu'il enseigne sur la con- duite de la vie, et sur le choix de la volonté par rapport aux biens et aux maux. Commençons d'abord par dire (pielle opinion lui et ses disciples ont du sage.

ii.

i8() KPICLRE.

<> Le sage peut être outragé par la haine, par l'envie, ou par le mépris des hommes; mais il croit qu'il dépend de lui de se mettre au-dessus de tout préjudice par la force de sa raison. La sagesse est un bien si solide qu'elle ôte, à celui qui l'a en partage, toute disposition à changer d'état, et l'empêche de sortir de son carac- tère, quand même il en aurait la volonté. A la vérité le sage est sujet aux passions; mais leur impétuosité ne peut rien contre sa sagesse. Il n'est point de toutes les complexions, ni de toutes les sortes de tempéraments; qu'il se sente afOigé par les maladies, mis à la torture par les douleurs, il n'en est pas moins heureux. Également officieux envers ses amis , lui seul sait les obliger véri- tablement, soit qu'ils soient présents sous ses yeux, ou qu'il les perde de vue dans l'absence. Jamais on ne l'entendra pousser des cris, se lamenter et se désespérer dans le fort de la douleur. II évi- tera d'avoir commerce avec toute femme, dont l'usage est prohibé par les lois, selon ce qu'en dit Diogène dans son Abrégé des Pré- ceptes moraux d'Éincure.

« Une sera point assez cruel pour accabler ses esclaves de grands tourments; loin de là, il aura pitié de leur condition, et pardon- nera volontiers à quiconque mérite de l'indulgence en considération de sa probité; il sera insensible aux aiguillons de l'amour, lequel, dit Diogène, livre XU, n'est point envoyé du ciel sur la terre. Les plaisirs de cette passion ne furent jamais utiles ; au contraire, on est trop heureux lorsqu'ils n'entraînent point après eux des suites qu'on aurait sujet de déplorer. Le sage ne s'embarrassera nulle- ment de sa sépulture et ne s'appliquera point à l'art de bien dire. Il pourra, au sentiment d'Épicure dans ses Doutes et dans ses livres de la Nature, se marier et procréer des enfants par consolation de se voir renaître dans sa postérité. Néanmoins, il arrive dans la vie des circonstances qui peuvent dispenser le sage d'un pareil enga- gement , et lui en inspirer le dégoût. Epicure, dans son Banquet , lui défend de conserver la rancune dans l'excès du vin , et dans son premier livre de la Conduite de la rie, il lui donne l'exclusion en ce qui regarde le maniement des affaires de la république. II. n'aspirera point à la t\rannie, il n'imitera pas les cyniques dans leur façon de vivre, ni ne s'abaissera jusqu'à mendier ses besoins, dit encore Épicure dans son deuxième livre de la Conduite de la vie. Quoiqu'il perde la vue, ajonle-t-il dans cet ouvrage, il conti- nuera de \ ivre sans regret. Il convient pourtant avec Diogène, dans Ir IImt V de ses Ophnons choisies, qw le sage peut s'allris-

EPIGLRE. mi

ter en ccrtaiues occasions. II peut aussi arriver (lu'il soit appelé en jugement. Il laissera à la postérité des productions de son génie ; mais il s'abstiendra de composer des panégyriques. Il amassera du bien sans attachement , pourvoira à l'avenir sans avarice, et se pré- parera à repousser courageusement les assauts de la fortune. Il no contractera aucune liaison daraitié avec l'avare, et aura soin de maintenir sa réputation, de crainte de tomber dans le mépris. Son plus grand plaisir consistera dans les spectacles publics. Tous les vices sont inégaux. La sauté, selon quelques uns, est une chose précieuse; d'autres prétendent qu'elle doit être indifférente. La nature ne donne point une magnanimité achevée , elle ne s'acquiert que par la force du raisonnement. L'amitié doit être contractée par l'utilité qu'on en espère, de la même manière que l'on cultive la terre, pour recueillir l'effet de sa fertilité ; cette belle habitude se soutient par les plaisirs réciproques du commerce qu'on a lié. 11 y a deux sortes de félicités, l'une est suprême, et n'appartient <ju'à Dieu : elle est toujours égale sans augmentation , ni diminu- tion; l'autre lui est inférieure, ainsi que celle des hommes : le plus et le moins s'y trouvent toujours. Le sage pourra avoh- des sta- tues dans les places publiques; mais il ne recherchera point ces sortes d'honneurs. Il n'y a que le sage qui puisse parler avec jus- tesse de la musique et de la poésie. Il ne lira point de fictions poé- tiques, et n'en fera point. Il n'est point jaloux de la sagesse d'un autre. Le gain est permis au sage dans le besoin, pourvu qu'il l'ac- (|uière par a science. Le sage obéira à son prince quand l'occasion s'en présentera. Jl se réjouira avec celui qui sera rentré dans le chemin de la vertu 11 pourra tenir une école, pourvu que le vul- gaire n'y soit point reçu. Il pourra lire quelques-uns de ses écrits devant le peuple; que ce ne soit pourtant pas de son propre mou- vement. Il sera fixe en ses opinions, et ne mettra point tout en doute. Il sera aussi tranquille dans le sommeil que lorsqu'il sera éveillé. Si l'occasion se présente, le sage mourra pour son ami. >•

Voilà les sentiments qu'ils ont du sage. Maintenant passons à la lettre qu'il écrivit à Ménecée.

ÉPICURE A MÉXECÉE. SALUT.

« La jeunesse n'est point un obstacle à l'étude de la philosophie. On ne doit point différer d'acquérir ces connaissances, de même qu'on ne doit point avoir de honte de consacrer ses dernières an-

'tSS ÉPICURE.

nées au travail de la spéculation. L'homme n'a point de temps li- mité, et ne doit jamais manquer de force pour guérir son esprit de tous les maux qui l'affligent.

« Ainsi celui qui excuse sa négligence sur ce qu'il n'a pas encore assez de vigueur pour cette laborieuse application , ou parcequ'il a laissé échapper les moments précieux qui pouvaient le conduire à cette découverte, ne parle pas mieux que l'autre qui ne veut pas se tirer de l'orage des passions , ni des malheurs de la vie , pour en mener une plus trauquille et plus heureuse, parcequ'il prétend que le temps de cette occupation nécessaire n'est pas encore arrivé ; ou qu'il s'est écoulé dune manière irréparable.

11 faut donc que les jeunes gens devancent la force de leur esprit, et que les vieux rappellent toutes celles dont ils sont capables pour s'attacher à la philosophie ; l'un doit faire cet effort afln qu'arrivant insensiblement au terme prescrit à ses jours, il persévère dans l'ha- bitude de la verlu qu'il s'est acquise; et l'autre ;ifin qu'étant chargé d'années, il connaisse que son esprit a toute la fermeté de la jeu- nesse pour se mettre au-dessus de tous les événements de la for- tune, et pour lui faire regarder avec intrépidité tout ce qui ptut l'alarmer daas la spéculation de l'avenir, dont il est si proche.

« Méditez donc, mon cher Ménecée, et ne négligez rien de tout ce qui peut vous mener à la félicité; heureux celui qui s'est fixé dsns cette situation tranquille ! il n'a plus de souhaits à faire, puisqu'il est satisfait de ce qu'il possède; et s'il n'a pu encore s'élever ce degré d'excellence il doit faire tous ses efforts pour y atteindre.

Suivez donc les préceptes que je vous ai donnés si souvent, met- tez-les en pratique, qu'ils soient les sujets continuels de vos - tlexions, parceque je suis conyaincu que vous y trouverez, pour la règle de vos mœurs, une morale très-régulière.

« La base sur laquelle vous devez appuyer tentes vos maximes, c'est la pensée de l'immortalité et de l'état bienheureux des dieux : ce sentiment est conforme à l'opinion qui s'en est répandue parmi les hommes; mais aussi prenez garde qu'en définissant la divinité, vous lui donniez aucun attribut qui profine la grau'leur de son essence, en diminuajit son éternité ou sa félicité suprême ; donnez à votre esprit sur cet Être divin tel essor qu'il vous plaira , pourvu que son immortalité et sa béatitude n'en reçoivent aucune atteinte.

« Il y a des dieux, c'est une connaissance consacrée à la postérité; mais leur existence est tout à fait différente de celle qu'ils trouvent dans l'imagination des honim<>s. Celui-là donc n'est point un impie

EPICLRE. \S9

téméraire qui bannit cette foule de divinités à qui le simple peuple rend des hommages; c'est plutôt cet autre qui veut donner à ces ctres divins les sentiments ridicules du vulgaire.

« Tout ce que la plupart de ces faibles esprits avancent sur la con- naissance qu'ils en ont, n'est point par aucune notion intérieure qui puisse servir de preuve invincible, c'est seulement par de sim- ples préjugés. Quelle apparence que les dieux, selon l'opinion com- mune, s'embarrassent de punir les coupables et de récompenser les bons, qui, pratiquant sans cesse toutes les vertus qui sont le propre d'un excellent naturel, veulent que ces divinités leur res- semblent , et estiment que tout c qui n'est pas conforme à leurs habitudes mortelles est firt éloigné de la nature divine.

« Faites-vous une habitude de penser que la mort n'est rien a notre égard puisque la douleur ou le pldisir dépend du sentiment, et qu'elle n'est rien que la privation de ce même sentiment.

» C'est une belle découverte que celle qui peut convaincre l'es- prit, que la mort ne nous concerne en aucune manière; c'est un heureux moyen de passer avec tranquillité cette vie mortelle sans nous fatiguer de l'incertitude des temps qui la doivent suivre, et sans nous repaitre de l'espérance de l'immortalité.

" En effet, ce n'est point un malheur de vivre, à celui qui est une fois persuadé que le moment de sa dissolution n'est accompagne d'aucun mal; et c'est être ridicule de marquer la crainte que l'on a de la mort , non pas que sa vue, dans l'instant qu'elle nous frappe, donne aucune inquiétude, mais parceque, dans Tattente de ses coups, l'esprit se laisse accabler par les tristes vapeurs du chagrin? Est-il possible que la présence d'une chose étant incapable d'exciter aucun trouble en nous, nous puissions nous affliger avec tant d'excès par la seule pensée de son approche?

« La mort, encore un coup, qui parait la plus redoutable de tous les maux, n'est qu'une chimère, parcequ'elle n'est rien tant que la vie subsiste; et lorsqu'elle arrive, la vie n'est plus : ainsi elle n'a point d'empire ni sur les vivants ni sur les morts ; les uns ne sentent pas encore sa fureur, et les autres, qui n'existent plus, sont à l'abri de ses atteintes.

« Les âmes vulgaires évitent quelquefois la mort, parcequ'elles l'envisagent comme le plus grand de tous les maux; elles tremblent aussi très-souvent par le chagrin qu'elles ont de perdre tous les plaisirs qu'elle leur arrache, et de l'éternelle inaction elle les jette; c'est sans raison que la pensée de ne plus vivre leur donne

490 ÉPICURE.

(le l'horreur, puisque la perte de la vie ôte le discerneiïient que l'on pourrait avoir, que la cessation d'être enfermât en soi quelque chose de mauvais; et de même qu'on ne choisit pas l'aliment par sa quantité, mais par sa délicatesse, ainsi le nombre des années ne fait pas la félicité de notre vie ; c'est la manière dont on la passe qui contribue à son agrément.

« Qu'il est ridicule d'exhorter un jeune homme à bien vivre, et de faire comprendre à celui que la vieillesse approche du tombeau , qu'il doit mourir avec fermeté ; ce n'est pas que ces deux choses ne soient infiniment estimables d'elles-mêmes, mais c'est que les spéculations qui nous font trouver des charmes dans une vie réglée nous mènent avec intrépidité jusqu'à l'heure de la mort.

« C'est une folie beaucoup plus grande d'appeler le non-être un bien, ou de dire que, dès l'instant qu'on a vu la lumière, il faut s'arracher à la vie. Si celui qui s'exprime de cette sorte est vérita- blement persuadé de ce qu'il dit, d'où vient que dans le même mo- ment il ne quitte pas la vie? S'il a réfléchi sérieusement sur les malheurs dont elle est remplie, il est le maître d'eu sortir pour n'être plus exposé à ses disgrâces; et si c'est par manière de par- ler, et comme par raillerie , c'est faire le personnage d'un insensé. La plaisanterie sur cette matière est ridicule.

« Il faut se remplir l'esprit de la pensée de l'avenir, avec cette circonstance , qu'il ne nous concerne point tout à fait , et qu'il n'est pas entièrement hors d'état de nous concerner, afin que nous ne soyons point inquiétés de la certitude ou de l'incertitude de son ar- rivée.

« Considérez aussi que des choses différentes sont l'objet de nos souhaits et de nos désirs ; les unes sont naturelles , et les autres sont superflues; il y en a de naturelles absolument nécessaires, et d'au- 1res dont on peut se passer, quoique inspirées par la nature.

Les nécessaires sont de deux sortes; les unes font notre bonheur par l'indolence du corps, et quelques autres soutiennent la vie, comme le breuvage et l'aliment. Si vous spéculez ces choses sans vous éloigner de la vérité, l'esprit et le corps y trouveront ce qu'il faut chercher et ce qu'il faut éviter; l'un y aura le calme et la bo- uace, et l'autre une santé parfaite , qui sont le centre d'une vie bienheureuse.

« !N'est-il pas vrai que le but de toutes nos actions, c'est de fuir la douleur et l'inquiétude, et que lorsque nous sommes arrivés à ce terme, lesprit est tellement délivré de tout ce qui le pouvait tenir

EPICURE. 491

dans l'agitation, que l'Iiomme croit être au dernier période de sa félicité, qu'il n'y a plus rien qui puisse satisfaire son esprit et con- tribuer à sa santé.

'< La fuite du plaisir fait naître la douleur, et la douleur fait naître le plaisir; c'est pourquoi nous appelons ce même plaisir la source et la fin d'une vie bienheureuse, parcequ'il est le premier bien que la nature nous inspire dès le moment de notre naissance; que c'est par lui que nous évitons des choses, que nous en choisissons d'au- tres, et qu'enfln tous nos mouvements se terminent en lui; c'est donc à son secours que nous sommes redevables de savoir discerner toutes sortes de biens.

M La frugalité est un bien que l'on ne peut trop estimer; ce n'est pas qu'il faille toujours la garder régulièrement, mais son habitude est excellente, afin que n'a\ant plus les choses dans la même abon- dance , nous nous passions de peu, sans que cette médiocrité nous paraisse étrange ; aussi faut-il graver fortement dans sou esprit que c'est jouir d'une magnificence pleine d'agrément que de se sa- tisfaire sans aucune profusion.

« La nature, pour sa subsistance, n'exige que des choses très-fa- ciles à trouver; celles qui sont rares et extraordinaires lui sont inutiles, et ne peuvent servir qu'à la vanité ou à l'excès. Une nour- riture commune doune autant de plaisir qu'un festin somptueux, et c'est un ragoût admirable que l'eau et le pain lorsque l'ou en trouve dans le temps de sa faim et de si soif.

« Il faut donc s'habituer à manger sobrement et simplement, sans rechercher toutes ces viandes délicatement préparées; la santé trouve dans cette frugalité sa conservation, et l'homme, par ce moyen , devient plus robuste et beaucoup plus propre à toutes les actions de la vie. Cela est cause que s'il se trouvepar intervallesà un meilleur repas, il y mange avec plus de plaisir ; mais le principal, c'est que parce secours nous ne craignons point les vicissitudes de la fortune, parcequ'étaut accoutumés à uous passer de peu, quel- que abondance qu'elle uous ôte, elle ne fait que nous remettre dans un état qu'elle ne nous peut ravir, par la louable habitude que nous avons prise.

" Ainsi lorsque nous assurons que la volupté est la fin d'une vie bienheureuse, il ne faut pas s'imaginer que nous entendions [)ark'r de ces sortes de plaisirs qui se trouvent dans la jouissance de l'a- mour, ou dans le luxe et l'excès des bonnes tables, comme quelques ignorants l'ont voulu insinuer, aussi bien que les ennemis de notre

492 ÉPICIJRE.

secte, qui nous oui imposé sur cette matière, par l'interprétation maligne qu'ils ont donnée à notre opinion.

« Cette volupté, qui est le centre de notre bonheur, n'est aulre chose que d'avoir l'esprit sans aucune agitation , et que le corps soit exempt de douleur; l'ivrognerie, l'excès des viandes, le com- merce criminel des femmes , la délicatesse des boissons et tout ce qui assaisonne les bonnes tables, n'ont rien qui conduise à une agréable vie : il n'y a que la frugalité et la tranquillité de l'esprit qui puissent faire cet effet heureux ; c'est ce calme qui nous facilite l'éclaircissement des choses qui doivent fixer notre choix, ou de celles que nous devons fuir; et c'est par lui qu'on se défait des opi- nions qui troublent la disposition de ce mobile de notre vie.

Le principe de toutes ces choses ne se trouve que dans la pru- dence qui, par conséquent, est un bien très-excellent; aupsimérite- t-elle sur la philosophie l'honneur de la préférence, parcequ'ellc est sa règle dans la conduite de ses recherches; qu'elle fait voir l'utilité qu'il y a de sortir de cette ignorance qui fait toutes nos alar- mes ; et que d'silleurs elle est la source de toutes les vertus qui nous enseignent que la vie est sans agrément, si la prudence, l'honnêteté et la justice ne dirigent tous ses mouvements, et que , suivant toujours la route que ces choses nous tracent , nos jours s'écoulent avec cette satisfaction, dont le bonheur est inséparable; car ses vertus sont le propre d'une vie pleine de félicité et d'agré- ment, qui ne peut jamais être sans leur excellente pratique.

« Cela supposé . quel est l'homme que vous pourriez préférer à celui qui pense des dieux tout ce qui est conforme à la grandeur de leur être, qui voit insensiblement avec intrépidité l'approche de la mort , qui raisonne avec tant de justesse sur la fin nous devons tendre naturellement, et sur l'existence du souverain bien, dont il croit la possession facile et capable de nous remplir entièrement; qui s'est imprimé dans l'esprit que tout ce qu'on trouve dans les maux doit finir bientôt , si la douleur est violente , ou que si elle languit par le temps, on s'en fait une habitude qui la rend suppor- table; et qui , enfin , se peut convaincre lui-même que la nécessité du destin, ainsi que l'ont cru quelques philosophes, n'a point un em- pire absolu sm* nous, ou que tout au moins elle n'est pas tout à fait la maîtresse des choses qui relèvent en partie du caprice de la for- tune, et qui en partie sont dépendantes de noire volonté, paiceque cette même nécessité est cruelle et sans remède, et que l'inron-

ÉPICURE. 493

staiice de la fortuce peut nous laii^ser toujours quelques rayons d'espérance.

« D'ailleurs, la liberté que nous avons d'agir comme il nous plaît n'admet aucune tyrannie qui la violente , aussi sommes-nous cou- pables des choses criminelles; de même que ce n'est qu'à nous qu'appartiennent les louanges que mérite la prudence de notre con- duite.

« 11 est donc beaucoup plus avantageux de se rendre à l'opinion Jabuleuse que le peuple a des dieux, que d'agir, selon quelques physiciens , par la nécessité du destin ; cette pensée ne laisse pas d'imprimer du respect , et l'on espère toujours du succès à ses prières ; mais lorsque l'on s'imagine une certaine nécessité dans l'action, c'est vouloir se jeter dans le désespoir.

« Gardez-vous donc bien d'imiter le vulgaire, qui met la Fortune au nombre des dieux ; la bizarrerie de sa conduite l'éloigné entiè- rement du caractère de la divinité, qui ne peut rien faire qu'avec ordre et justesse. Ne croyez pas non plus que cette volage con- tribue en aucune manière aux événements ; le simple peuple s'est bien laissé séduire en faveur de sa puissance; il ne croit pas néan- moins qu'elle donne directement aux hommes ni les biens ni les maux qui font le malheur ou la félicité de leur vie ; mais qu'elle fait naître seulement les occasions de tout ce qui peut produire les effets.

" Arrachez donc autant qu'il vous sera possible cette pensée de vo- tre esprit, et soyez persuadé qu'il vaut mieux être malheureux sans avoir manqué de prudence que d'être au comble de ses souhaits par une conduite déréglée, à qui néanmoins la fortune a donné du succès; il est beaucoup plus glorieux d'être redevable à cette même prudence de la grandeur et du bonheur de ses actions, puis- que c'est une marque qu'elles sont l'effet de ses réflexions et de ses conseils.

« Ne cessez donc jamais de méditer sur ces choses; soyez jour et nuit dans la spéculation de tout ce qui les regarde, soit que vous soyez seul, ou avec quelqu'un qui ait du rapport avec vous : c'est le moyen d'avoir un sommeil tranquille, d'exercer dans le calme toutes vos facultés et de vivre comme un dieu parmi les mortels. Celui-là est plus qu'un homme , qui jouit pendant la vie des mêmes biens qui font le bonheur de la divinité. >i

Je no dis point ici qu'Épicuro. dans heaucoup do lioiix

V2

494 ÉPIGUKE.

de ses écrits, et particulièrement dans son grand Épitome, rejette entièrement l'art de deviner ; il assure que c'est une pure chimère , et que si cet art était véritable , l'homme n'aurait point la faculté d'agir librement. Voilà ce qu'il avance . quoiqu'il y ait encore dans le corps de ses ouvrages beaucoup d'autres choses il parle de la conduite qu'il faut tenir pour la règle et le bonheur de la vie.

Il est fort différent des cyrénaïques sur la nature de la volupté, parceque ces philosophes ne veulent pas qu'elle consiste dans cette indolence tranquille , mais qu'elle prenne sa naissance selon que les sens sont affectés.

Épicure , au contraire, veut que l'esprit et le corps par- ticipent au plaisir qu'elle inspire. Il explique son opinion dans le livre du Choiœ , ou de la Fuite des choses ; dans celui de la Vie , des Mœurs, dans VÉpitre qu'il écrit aux philosophes de Mitylène. Diogène, dans ses Opinions choi- sies, et Métrodore dans son Timocrate, s'accordent sur ce sentiment.

La volupté , disent-ils , que nous recevons est de deux manières : il y en a une dans le repos , et l'autre est dans le mouvement; et même Épicure, dans ce qu'il a écrit des choses qu'il faut choisir, marque précisément que les plaisirs qui se trouvent dans le premier état sont le calme et l'indolence de l'esprit, et que la joie et la gaieté sont du caractère de ceux qui se trouvent dans l'action.

Il ne s'accorde pas non plus avec les cyrénaïques , qui soutiennent que les douleurs du corps sont beau- coup plus sensibles que celles de l'esprit : la raison qu'ils en donnent, est qu'on punit les criminels par les tour- ments du corps, parcequ'il n'y a rien de plus rigoureux ; mais Épicure , au contraire , prouve que les maux de l'esprit sont plus cruels : le corps ne souffre que dans le temps qu'il est affligé, mais l'esprit n'enduro pas seule- ment dans le moment de l'alteinte, il est encore perse-

ÉPICURE. Î95

ruté par le souvenir du passé et par la crainte de l'a- venir ; aussi ce philosophe préfère les plaisirs de la partie intelligente à toutes les voluptés du corps.

il prouve que la volupté est la fin de tout , parceque les bêtes ne voient pas plutôt la lumière , que , sans au- cun raisonnement et par le seul instinct de la nature , elles cherchent le plaisir et fuient la douleur; c'est une chose tellement propre aux hommes , dès le moment de leur naissance , d'éviter le mal, qu'Hercule même, sen- tant les ardeurs de la chemise qui le brûlait , ne put refuser des larmes à sa douleur , et fit retentir de ses plaintes les cimes élevées des montagnes d'Eubée.

Il croit que les vertus n'ont rien qui les fasse souhaiter par rapport à elles-mêmes , et que c'est par le plaisir (jui revient de leur acquisition ; ainsi la médecine n'est utile que par la santé qu'elle procure : c'est ce que dit Diogène dans son second hvre des Épictètes. Épicure ajoute aussi qu'il n'y a que la vertu qui soit inséparable du plaisir ; que toutes les autres choses qui y sont atta- chées ne sont que des accidents qui s'évanouissent.

Mettons la dernière main à cet ouvrage et à la vie de ce philosophe ; joignons-y les opinions qu'il tenait cer- taines , et que la fin de notre travail soit le commence- ment de la béatitude.

. MAXIMES D'ÉPICLRE.

I.

Ce qui est bienheureux et immortel ne s'embarrasse de rien, il ne fatigue point les autres ; la colère est indigne de sa grandeur, et les bienfaits ne sont point du caractère de sa majesté, parceque toutes ces choses ne sont que le propre de la faiblesse. II.

La mort n'est rien à notre égard ; ce qui est une fois dissolu n'a ])oint de sentiment, et cette privation de sentiment fait que nous ne sommes plus rien.

Ilï.

Tout ce que le plaisir a de plus charmant n'est autre chose que

I9(> EPICURE.

la privation de la douleur ; partout il se trouve, il n'y a jamais de mal ni de tristesse.

IV. Si le corps est attaqué d'une douleur violente, le mal cesse bien- tôt ; si au contraire elle devient languissante par le temps de sa du- rée, il eu reçoit sans doute quelque plaisir ; aussi la pluparC des maladies qui sont longues ont des intervalles qui nous flattent plus que les maux que nous endurons ne nous inquiètent. V. Il est impossible de vivre agréablement sans la prudence, sans l'honnêteté et sans la justice. La vie de celui qui pratique l'excel- lence de ces vertus se passe toujours dans le plaisir, de sorte que l'homme qui est assez malheureux pour n'être ni prudent, ni hon nête, ni juste, est privé de tout ce qui pouvait faire la félicité de ses jours.

VI. En tant que le commandement et la royauté mettent à l'abri des mauvais desseins des hommes, c'est un bien selon la nature, de quelque manière qu'on y parvienne. Vil. Plusieurs se sont imaginé que la royauté et le commandement pouvaient leur assurer des amis ; s'ils ont trouvé par cette route le calme et la sûreté de leur vie, ils sont sans doute parvenus à ce véritable bien que la nature nous enseigne; mais si au contraire ils ont toujours été dans l'agitation et dans la peine, ils ont été dé- chus de ce même bien, qui lui est si conforme, et qu'ils s'imaginaient trouver dans la suprême autorité. VIII. Toute sorte de volupté n'est point un mal en soi; celle-là seule- ment est un mal qui est suivie de douleurs beaucoup plus violentes que ses plaisirs n'ont d'agrément. IX. Si elle pouvait se rassembler toute en elle et qu'elle renfermât dans sa durée la perfection des délices, elle serait toujours sans in- quiétude, et il n'y aurait pour lors point de différence entre les voluptés.

X. Si tout ce qui flatte les hommes dans la lasciveté de leurs plaisirs arrachait 'en même temps de leur esprit la terreur qu'ils con- çoivent des choses qui sont au-dessus d'eux, la crainte des dieux et

EPICURK. 497

ies alarmes que donuc la pensée de la mort, et qu ils y trouvassent ie secret de savoir désirer ce qui leur est nécessaire pour bien vivre, j'aurais tort de les reprendre, puisqu'ils seraient au comble de tous les plaisirs, et que rien ne troublerait en aucune manière la tranquillité de leur situation.

XI. Si tout ce que nous regardons dans les cieux comme des mira- cles ne nous épouvantait point, si nous pouvions assez réfléchir pour ne point craindre la mort, parcequ'elle ne nous concerne point ; si enfin nos connaissances allaient jusqu'à savoir quelle est la véritable fin des maux et des biens, l'étude et la spéculation de la physique nous seraient inutiles

XII. C'est une chose impossible que celui qui tremble à la vue des prodiges de la nature, et qui s'alarme de tous les événements de la vie, puisse être jamais exempt de peur; il faut qu'il pénètre la vaste étendue des choses et qu'il guérisse son esprit des impressions ri- dicules des fables: on ne peut, sans les découvertes de la physique, goûter de véritables plaisirs.

XIII Que sert-il de ne point craindre les hommes, si l'on doute de ia manière dont tout se fait dans les »ieux, sur la terre et dans l'im- mensité de ce grand tout ?

XIV. Les hommes ne pouvant nous procurer qu'une certaine tran- quillité, c'en est une considérable que celle qui naît de la force d'esprit et du renoncement aux soucis. XV. Les biens qui sont tels par la nature sont en petit nombre et aisés à acquérir, mais les vains désirs sont insatiables. XVI. Le sage ne peut jamais avoir qu'une fortune très-médiocre; mais s'il n'est pas considérable par les biens qui dépendent d'elle, l'éléva- tion de son esprit et l'excellence de ses conseils le mettent au-des- sus des autres; ce sont eux qui sout les mobiles des plus fameux événements de la vie.

XVil. Le juste est celui de tous les hommes qui vit sans trouble et sans désordre: l'injuste, au contraire, est toujours dans l'agitation.

Î2.

i98 EPICLRE

XVIII.

La volupté du corps, qui n'est rien autre chose que la suite de cette douleur qui arrive parcequ'il manque quelque chose à la na- ture, ne peut jamais être augmentée; elle est seulement diversiBée selon les circonstances différentes. XIX.

Cette volupté que l'esprit se propose pour la fin de sa félicité dé- pend entièrement delà manière dont on se défait de ces sortes d'opi- nions chimériques, et de tout ce qui peut avoir quelque affinité avec elles parcequ'elles font le trouble de l'esprit.

XX.

S'il était possible que l'homme pût toujours vivre, le plaisir qu'il aurait ne serait pas plus grand que celui qu'il goûte dans l'espace limité de sa vie, s'il pouvait assez élever sa raison pour en bien con- sidérer les bornes.

XXI.

Si le plaisir du corps devait être sans bornes, le temps qu'on en jouit le serait aussi.

XXII.

Celui qui considère la fin du corps et les bornes de sa durée, et qui se défivre des craintes de l'avenir, rend par ce moyen la vie parfaitement heureuse : de sorte que l'homme, satisfait de sa ma- nière de vivre, n'a point besoin pour sa félicité de l'infinité des temps; il n'est pas même privé de plaisir, quoiqu'il s'aperçoive que sa condition mortelle le conduit insensiblement au tombeau, puis- ci u'il y trouve ce qui termine heureusement sa course. XXIII.

Celui qui a découvert de quelle manière la nature a tout borné pour vivre a connu sans doute le moyen de bannir la douleur qui se fait sentir au corps quand il lui manque quelque chose, et fait l'heur.eux secret de bien régler le cours de sa vie; de sorte qu'il n'a (|ue faire de chercher sa félicité dans toutes les choses dont l'acqui- sition est pleine d'incertitudes et de dangers. XXLV.

Il faut avoir un principe d'évidence auquel on rapporte ses juge- ments, sans quoi il s'y mêlera toujours de la confusion. XXV.

Si vous rejetez tous les sens, vous n'auirz aucun moven de dis- cerner la vérité d'avec le mensonge.

ECICIRE. 499

XXVI.

Si vous en rejetez quelqu'un , et que vous ne distinguiez pas entre ce que vous croyez avec quelque doute et ce qui est effec- tivement selon les sens, les mouvements del'araeetles idées, vous n'aurez aucun caractère de vérité et ne pourrez vous fier aux autres sens.

XXVII. Si vous admettez comme certain ce qui est douteux, et que vous ne rejetiez pas ce qui est faux, vous serez dans une perpétuelle in- certitude.

XXVIII. Si vous ne rapportez pas tout à la fin de la nature, vos actions contrediront vos raisonnements.

XXIX. Entre toutes les choses que la sagesse nous donne pour vivre heureusement, il n'y en a point de si considérable que celle d'un véritable ami. C'est un des biens qui nous procure le plus de tran- quillité dans la médiocrité.

XXX. Celui qui est fortement persuadé qu'il n'y a rien dans la vie de plus solide que l'amitié a su l'art d'affermir son esprit contre la crainte que donne la durée ou l'éternité de la douleur. XXXI. 11 y a deux sortes de voluptés, celles que la nature inspire, et celles qui sont superflues ; il y en a d'autres qui, pour être natu- relles, ne sont néanmoins d'aucune utilité ; et il y en a qui ne sont point conformes au penchant naturel que nous avons, et que la nature n'exige en aucune manière; elles satisfont seulement les chimères que l'opinion se forme.

XXXII. Lorsque nous n'obtenons point les voluptés naturelles qui n'ù- tcnt pas la douleur, on doit penser qu'elles ne sont pas nécessaires, et corriger l'envie qu'on en peut avoir en considérant la peine ([u'elles coûtent à acquérir.

XXXIII. Si là-dessus on se livre à des désirs violents, cela ne vient pas de la nature de ces plaisirs, mais de la vaine opinion qu'on s'en fait.

XXXIV. Le droit n'est autre chose que cotte utilit( qu'on ;t reconnue d'un

500 ÉPICLKE.

consentement universel pour la cause de la justice que les hommes ont gardée entre eux ; c'est par elle que, sans offenser et sans être offensés, ils ont vécu à l'abri de l'iusulte. XXXV. Ou n'est ni juste envers les hommes, ni injuste envers les ani- maux, qui, parleur férocité, n'ont pu vivre avec l'homme sans l'at- taquer et sans en être attaqués à leur tour. 11 en est de même de ces nations avec qui on n'a pu contracter d'alliance pour empê- cher les offenses réciproques.

XXXVI. La justice n'est rien en soi ; la société des hommes eu a fait naître l'utilité dans les pays les peuples sont convenus de cer- taines conditions pour vivre sans offenser et sans être offensés. XXXVII. L'injustice n'est point un mal en soi ; elle est seulement un mal en cela qu'elle nous tient dans une crainte continuelle par le re- îuords dont la conscience est inquiétée, et qu'elle nous fait appré- hender que nos crimes ne viennent à la connaissance de ceux qui ont droit de les punir.

XXXVIIL 11 est impossible que celui qui a violé, à linsu des hommes, les conventions qui ont été faites pour empêcher qu'on ne fasse du mal ou qu'on n'en reçoive, puisse s'assurer que son crime sera tou- jours caché; car, quoiqu'il n'ait point été découvert en mille occa- sions, il peut toujours douter que cela puisse durer jusqu'à la mort. XXXIX. Tous les hommes ont le même droit général parceque partout il est fondé sur l'utilité ; mais il y a des pays la même chose par- ticulière ne passe pas pour juste. XL. Tout ce que l'expérience montre d'utile à la république pour l'usage réciproque des choses de la vie doit être censé juste, pour- vu que chacun y trouve son avantage ; de sorte que si quelqu'un fait une loi qui par la suite n'apporte aucune utilité, elle n'est point juste de sa nature.

XLl. Si la loi qui a été établie est quelquefois sans utilité, pourvu que, dans d'autres occasions, elle soit avantageuse à la république, elle ne laissera pas d'être estimée juste, et particulièrement par ceux

POSiDONlLS. 501

qui considèrent les choses en général , et qui ne se piaiseut point ii ne rien confondre par un vain discours. XLIl.

Lorsque, les circonstances demeurant les mêmes, un chose qu'on a crue juste ne répond point à l'idée qu'on s'en était faite, elle n'était point juste ; mais si, par quelque changement de circon- stance, elle cesse d'être utile, il faut dire quelle n'est plus juste, quoiqu'elle l'ait été tant qu'elle fut utile. XLIII.

Celui qui, par le conseil de la prudence, a entrepris de cher- cher de l'appui dans les choses qui nous sont étrangères, s'est borné à celles qui sont possibles; mais il ne s'est point arrêté à la lecherche des impossibles, il a même négligé beaucoup de celles qu'on peut avoir, et a rejeté toutes les autres dont la jouiss;ince n'était point nécessaire.

XLIY.

Ceux qui ont été assez heureux pour vivre avec des hommes de même tempérament et de même opinion, ont trouvé de la sûreté dans leur société ; cette disposition réciproque d'humeurs et des esprits a été le gage solide de leur union ; elle a fait la félicité de leur vie; ils ont eu les uns pour les autres une étroite amitié, et n'ont point regardé leur séparation comme un sort déplorable.

FOSIDONIUS.

Posidonius était à Apamée en Syrie ; il demeurait à Rhodes, il fit commerce et enseigna la philosophie. 11 avait eu pour maître Panetius ; homme fort versé dans les lettres, comme le rapporte Strabon livre XIV.

Posidonius fit un voyage à Rome : ce fut Cicéron prit ses leçons. C'était un homme universel: il pro- fessait la philosophie , il savait les mathématiques , la musique, la géographie, la rhétorique, et possédait l'histoire.

Cicéron avait beaucoup d'estime et d'amitié pour son maître; entre autres rapports qu'il fait de lui, il nous a

502 POSIDONIL'S.

conservé un trait qui prouve qu'il était stoïcien , et il dit dans ses Pennées que Pompée lui avait souvent ra- conté , qu'à son retour de Syrie , passant par Rhodes était Posidonius, il eut le dessein d'aller entendre un philosophe de cette réputation. Étant venu à la porte de la maison, on lui défendit, contre la coutume ordinaire, de frapper : le portier, jeune homme, lui apprit que Posi- donius était incommodé de la goutte ; mais cela ne put empêcher Pompée de rendre visite au philosophe. Après avoir été introduit, il lui fit toutes sortes de civilités , et lui témoigna quelle peine il ressentait de ne pouvoir l'entendre. « Vous le pouvez , reprit Posidonius ; et il ne « sera pas dit qu'une douleur corporelle soit cause qu'un « aussi grand homme ait inutilement pris la peine de se « rendre chez moi. y>

Ensuite ce philosophe , dans son lit , commença à dis- courir avec gravité et éloquence sur ce principe : « Qu'il n'y a de bon que ce qui est honnête ; et qu'à diverses reprises, dans le moment la douleur s'élançait avec plus de force : « Douleur , s'écriait-il , tu as heau faire ; quelque « importune que tu sois, je n'avouerai jamais que tu « sois un mal. »

Cicéron nous apprend encore dans ses Entretiens sur la nature des dieux, livre II, que Posidonius était l'in- venteur d'une sphère artificielle qui montrait tous les mouvements nocturnes et diurnes que le soleil , la lune et les cinq autres planètes font au ciel.

Il nous instruit aussi de ce que son maître avait écrit, savoir : cinq livres des Prédictions , cinq livres de la na- ture des dieux.

FIX

TABLE

DES NOMS DES PHILOSOPHES.

Thaïes 1

Solon 19

Chilou 28

Pittacus 3<

Bias 35

Cléobule 58

Périandre 4i

Anacharsis 44

Myson 47

Epirnénide 48

Phérécyde 52

""Anaximandre 55

«•Anaximèae 56

Anaxagore 57

Archélaiis 61

' Sacrale ......-.••• 62

" Xénophon 73

Eschines.... gO

ArisUppe 82

Phédon 99

Euclide 100

Diodore 102

Stilpon ib.

Criton 106

Simon i^,

Glaucon 107

Siramias jb.

Cebes 108

Ménédème ib.

' Platon 117

Speusippe 156

Xénocrate 138

Polémon 162

Ci'itès 164

Cranlor 106

Arcésilaùs ^(jy

Bion <7g

Lacydes 179

Carnéade <j;o

Clitomdque ^ 82

Aristote \f,^ -

Théophraste 197

Straton 205

Lycon ['[[ 207

Démétrius 21 1

Héraclide 215 c

Anlisthène 219

Diogène 227

Mijuime 256

Onésicrite . . 257

Cratès j/,_

xMétrocle 261

Hipparchie 2»^

iMénippe 26»

Ménédème 265

Zenon 268 «^

Ariston -5^

Hérille ..y.] 338

Denys -,.vj

Clf'anihe if,_

Spha?rus ^il

Clirysippe 343

Pythagore 333 '

Empédocle 37^ •^^

Epicharme 3^7

Architas ,7,

Alcméôn 3^9

Hippasus 390

Philolaûs //,

Eiidoxe 391

504

ÏABLE.

Heraclite 394

Xénopbane 401

Parméniile 402

Mélisse 404

Zenon. 403

Leucippe 407

Démocrile 409

Protagore 415*

Diogène-Apolloniate 4*8

Anaxarque 4«9

Pyrrhon 420

Timon 441

Epicure 443

Posidonius SOI

FIN DE LA TABLE.

Ce volume ;-. t.e rendu à !a dernil.c date r.diquée ci-dessous.

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