ne | PARIS LECTEUR BÉNÉVOLE LEUR SOUHAIT DE CET OUVRAGE LU) ADVIENNENT GRAND AGRÉMENT BON PROFIT EX-LIBRIS ee Le LC] h [e} n z < Le ui [a] = Q ui TL re Q Cl a a Le Tigits PETITE COLLECTION ‘‘SCRIPTA BREVIA LAURENT TAILHADE Le Troupeau d’Aristée, £ FISTCEE », 2. 2 OO < : FAO ÉS, / Er A À, 20 REC 0 Ko LE > à SN: OF =; Z ; - fr Lu PARIS - = BIBLIOTHÈQUE INTERNATIONALE D'ÉDITION E. SANSOT et Cie 7» RUE DE L'ÉPERON, 7. 1908 ÎL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE : Huit exemplaires sur japon impérial numérolés de 1 à 8, et 15 exemplaires sur hollande, numérotés de 9 à 23. N = A M. ALIN CAILLAS AU COLLABORATEUR ET A L'AMI Paris, le 21 Juin 1908. LE TROUPEAU D'ARISTÉE Le bachelier qui, frais émoulu des études classiques, arrive aux champs et n’a, pour cultiver l’apier de son domaine, d’autre enseigne- ment que les prescriptions des Géor- giques, s'expose à la même disgrâce que le pasteur de Tempé. Il risque fort de voir, comme Aristaeus, les mouches qu’il possède fondre plus vite que la neige au mois d'avril. Non que Virgile, observateur at- tendri et minutieux, ait omis, dans ce noble poème, quelque chose des leçons qu’un apiculteur informé pouvait donner aux hommes de son 8 LE TROUPEAU D’ARISTÉE temps. Mais l'élevage des abeilles s’est transformé, a subi de telles et si ingénieuses modifications ; il a, depuis un quart de siècle, renouvelé ses méthodes avec un tel esprit scientifique et des procédés à la fois si commodes et si pertinents, que la doctrine des vieux sages semble enfantine et pédantesque au regard des travaux dont s’honorent les modernes apiculteurs. Néanmoins, la demeure, le site des ruches, les plantes dont il faut les entourer, les ennemis qu'elles redoutent : lézard, guêpe, mésange et Procné, dont la poitrine fait les empreintes voir de doigts ensanglantés, y sont déduits avec une certitude judicieuse ; tous les conseils qu'il donne sur ce point ont gardé leur valeur intégrale. Mais les ruches ne sont plus tressées de vimes flexibles ou d’écorces enchevêtrées; LE TROUPEAU D’ARISTÉE 9 on ne détruit plus les essaims pour acquérir leur miel. Aux procédés barbares on a substitué des moyens efficaces et doux qui permettent d'enlever aux abeilles le superflu de leurs trésors, tout en leur faisant la vie plus confortable et mieux gardée. Trois siècles après Virgile, Am- broise, évêque de Milan, écrivit, dans le 5° livre de son Hexameron, un traité des abeilles et de leur merveilleuse complexion. Là, sont enregistrés avec une com- plaisance que rien ne fait broncher les contes à dormir debout émis par l’antiquité au sujet des abeilles. Quiconque a effleuré les études classiques est familiarisé avec le 4° chant des Géorgiques. Les cancres eux-mêmes, au cours de leurs étu- des, ont effleuré, sinon dans le texte, au moins dans les pâles tra- ductions des sorbonagres, l'épisode 10 LE TROUPEAU D’ARISTÉE sublime d’Aristée, ces vers d’une incomparable harmonie et d’un charme si profond qui donnèrent à Glück, non seulement le sujet, mais la couleur de son Orphée. Jose dire que j'en ai moi-même exécuté plusieurs copies en manière de pen- sums, à l’âge heureux où les divers cuistres préposés à l'instruction de la jeunesse nous transmettent Île dégoût des chefs-d’'œuvre anciens, que j'ai honnêtement ravaudé les Nymphes de Cyrène, et la plainte d'Eurydice, et le vieillard Protée, au milieu de ses phoques. Saint Ambroise est moins connu. Il fut cependant, au IV: siècle, le plus haut représentant de la pensée chrétienne. Il préconisait la liberté de conscience à la façon des évè- ques modernes. Sa lutte pour la Victoire du Capitole contre Symma- 4 que montre à quel point l'into- LE TROUPEAU D'ARISTÉE II lérance — déjà ! — faisait partie des mœurs ecclésiastiques. Ambroise néanmoins avait l’âme romaine. Il fut, autant et plus que Stilicon, le défenseur de la cité la- tine contre l'invasion des Barbares. Supérieur à son milieu par l’intelli- gence et par le caractère, il domina de toute sa hauteur un monde à l’agonie. Il eut, à la façon des forts, un amour très véridique de la dou- ceur et de la paix. Comme toutes les âmes nobles, il aima la musique ; c'est le plus harmonieux et le plus mesuré des Pères latins. Il fut ora- teur, musicien, poète ; c’est de lui que procèdent le chant ambrosien et les chœurs alternés dans la litur- gie catholique. Son éloquence était pleine de suavité. Le diacre Paulin raconte qu'un essaim d’abeilles vint se poser sur ses lèvres d'enfant, un jour que sa 12 LE TROUPEAU D’ARISTÉE mère l'avait exposé au milieu des fleurs dans son berceau. L'Hexaméron d’'Ambroise est comme un abrégé d’histoire natu- relle, un résumé de Pline le Jeune accommodé au goût chrétien. Nous y retrouvons de Virgile et de ses prédécesseurs les assertions bizarres à propos des abeilles. Néan- moins il ne mentionne pas la géné- ration spontanée et même hétéro- doxe dans les flancs d’un taureau en putrétaction. M. Maurice Mæterlinck, que Mir- beau nommait autrefois Le « Shakes- peare de la Belgique », rêva peut- être aussi d’en être le Virgile. Dans le printemps de 1901, il donna 300 pages qui font bonne figure à côté de Michelet et du divin Man- touan. Ses connaissances en matière d’apiculture sont infinies. Il a tout lu, depuis Aristote, Varron et Colu- LE TROUPEAU D’ARISTÉE 13 melle, jusqu'aux fracts élémentaires et pratiques des Anglais, des Al- lemands, des Suisses, des Yankees, en passant par François Huber, Réaumur et Swammerdam. C’est un grand écrivain, de qui les tableaux magnifiques et précis ont le nombre des plus beaux poë- mes et l'exactitude minutieuse d’un manuel Roret. Le premier, il a écrit sur l’abeille moderne dans une autre langue que le patois melliflu en honneur chez les curés de village et les ministres huguenots dévoués à la culture apicole. Ces recommandables pasteurs d'hommes et d’abeilles, assez mal à propos, agrémentent leurs dis- sertations techniques d’homélies et de maximes pieuses. Ils admirent les « desseins de la Providence » dans leur vermine ailée. Maisils ont l'avantage d'offrir au jardinier rusti- que, à la fermière inculte, des com- 14 LE TROUPEAU D'ARISTÉE pendium dont le langage est à l’u- nisson intellectuel des esprits le plus obtus. « L'histoire de l’abeille, dit Maurice Mæterlinck, ne commence qu’au XVIIe siècle, avec les découvertes du Hollandais Swammerdam. » Michelet a conté la passion du grand naturaliste, inventeur du mi- croscope, mort à 43 ans, épuisé moins par le travail que par la mi- sère. La Bible de la nature, son grand ouvrage, fut traduit en latin par les soins de Bœrhave, dans la pre- mière moitié du XVII siècle. Vint ensuite Réaumur. Puis, en 1770, François Huber, de Genève, le sublime aveugle, qui pénétra plus avant que tout autre dans les secrets de l’apier et « qui reste encore le maître, le classique de la science apicole ». LE TROUPEAU D’ARISTÉE 15 Si vous consultez le premier ré- pertoire venu, encyclopédie ou lexi- que, vous apprendrez que l'abeille est un genre d'insectes appartenant à l’ordre des hymenoptères, section des porte-aiguillons, famille des apides sociales. Ce sont les « melli- fères » de Latreille, les « mélites » de Duméril, les « avettes » de Ronsard et les « mouches à miel » du langage vulgaire. Outre l'abeille domestique, cette riche famille ailée comprend les bourdons, les psytires, les mélipo- nes, les trigones, sans compter les variétés d'Amérique et « le petit peuple des rochers, les abeilles noi- res sauvages de l’Inde, toujours affairées et furieuses », qui règnent sur la jungle au point que le tigre ou l’éléphant s’écartent de leur che- min (Rudyard Kipling, Chien rouge). Les bestioles que cultivent Mau- rice Mæterlinck et l’abbé Duques- 16 LE TROUPEAU D'ARISTÉE nois se montrent de complexion moins farouche. Quand elles frappent, c’est pour défendre leur vie ou leur postérité contre un danger, tantôt réel, tan- tôt imaginaire. Elles font à la Cité, à la République, aux enfants à venir, le sacrifice de leur personne; elles recommencent les dévouements d’Ælius Tubero ou de Mucius Scæ- vola, sachant qu’elles ne survivront pas à leur coup de poignard, que la blessure de l’adversaire entraîne- ra leur mort, douloureuse et cer- taine. Barbelé, en forme d’hamecon, leur poignard pénètre dans la plaie, y porte l’acide formique et sa brü- lure vésicante, mais il n'en peut sortir. Ii faut, par un arrachement brutal qui enlève une partie de son arrière-train, que l'insecte abandonne l’arme empoisonnée au plus profond de la blessure pour, LE TROUPEAU D’ARISTÉE 17 à quelques pas plus loin, mourir dans l’aisselle d’une feuille ou le calice d’une fleur. Un poète a célébré « leurs ailes d'or » et « leurs flèches de flamme ». Ces flammes vives ont, comme celles de la cantharide, et suivant la dose, une action néfaste ou cura- - tive sur l'organisme humain. Les piqüres d’abeilles, après la révul- sion cruelle du premier moment, procurent aux goutteux, aux arthri- tiques, un bien-être que les méde- cins préconisent à l’égal des sour- ces les plus vantées. Le formol, qui joue un rôle si notable dans la thérapeutique mo- derne, agit avec une puissance dé- cuplée alors qu’il est fourni, élaboré par un organisme vivant ; de même, les eaux thermales, supérieures mille fois aux produits obtenus par synthèse dans le but de les rem- placer. 18 LE TROUPEAU D'ARISTÉE Qui n’a vu, près des fermes de Bretagne, sous le couvert des pom- miers; qui n'a vu, parmi les fleurs odorantes et sauvages des Pyrénées, adossée aux murs de schiste et d’ar- doise où la guêpe suspend son nid pareil à une fleur de papier bleu turquin, la ruche conique, la ruche virgilienne, d’osier, de troène, de lattes ou de paille? Les gâteaux y sont fixés par le soin même des abeilles. C’est le type archaïque, dont la routine a si longtemps pré- valu et dont l’incommodité faisait la récolte à la fois plus dangereuse et moins rémunératrice. L’apiculture moderne substitue à ces cloches anciennes des huttes spa- cieuses, aérées, commodes aussi bien pour le travail que pour la collecte de la cire et du miel. Ruche universelle, ruche Layens, ruche à sections américaines, ruche de l’ab- bé Sagot, toutes se construisent sur LE TROUPEAU D’ARISTÉE 19 la même donnée, à savoir : que le toit de la ruche doit être mobile, ainsi que les cadres ou rayons des- tinés à recevoir le gâteau de miel. On peut voir, à l'automne, chez la plupart des marchands de comes- tibles, ces rayons d’un beau blanc crémeux, qui renferment la nourri- ture parfaite, élixir de la vie ani- male et de la vie florale. Plus har- dis que les végétariens d’à présent, les Sages de la Grèce osaient subs- tituer le miel aux aliments épais qui sustentent le commun des hommes. La récolte du miel, d’empirique, est devenue scientifique. Un pro- priétaire de ruches calcule, d’après la température de l'été, d’après la floraison plus ou moins riche de telle ou telle essence végé- tale, d'après la vigueur des essaims et le poids des ruches, le rende- mentexact de ses abeilles. Il n’ignore pas que telle ou telle fleur donne 20 LE TROUPEAU D'’ARISTÉE un miel plus ou moins pur, que les acacias et le sainfoin du mois de de juin fournissent le produit de luxe, tandis quele miel jaune foncé recueilli sur la fleur de sarrazin, ne vaut guère, sinon pour fabriquer le pain d'épice. Il n’a garde d’ignorer que certaines fleurs communiquent un arôme désagréable ou trop spé- cial, qu’il faut aimer beaucoup le parfum du tilleul pour se plaire au miel butiné dans sa fleur, que le miel du châtaignier manifeste un goût désagréable et que celui que donne le vernis du Japon (aiïlante) exhale une odeur absolument nau- séabonde. Les mœurs des abeilles ont, de Virgile à Mæterlinck, prêté aux variations les plus magnifiques, aux traits des moralistes, aux descrip- tions enthousiastes des amateurs de plein air. Cependant, et malgré leur amour LE TROUPEAU D'ARISTÉE 21 du paysage, les Romantiques parais- sent les avoir méconnues. Lamartine, cà et là, nomme c« les abeilles de l’'Hymette », qu’il semble tenir pour des animaux fabuleux ou tout au moins allégoriques, ayant leur place dans la langue élé- giaque au même titre que l'aigle, le cygne et autres animaux de style soutenu. Victor Hugo, bien qu'il témoi- gne des environs de Paris une vi- sion si juste et si pittoresque, ne semble avoir pris connaissance des mouches à miel que pour les chas- ser du manteau impérial. Musset n'avait, en fait d’ani- maux, connu que les kingcharles et les perruches vertes en honneur chez Mr de Bauséant ou de Langeais. Seul, parmi ses contemporains, Michelet eut l'horreur de là peu près. Quand le goût lui vint d’étu- 22 LE TROUPEAU D’ARISTÉE dier les sciences naturelles, pour se reposer d’avoir cheminé si long- temps les routes poudreuses de l’'His- toire, il appliqua les mêmes pro- cédés,la même conscience d’investi- gation ; il regarda la Nature comme il avait autrefois regardé les archives. Son livre des abeilles est, à coup sûr, le meilleur de l’Znsecte. Il vul- garise la doctrine des savants; il célèbre en poète le geste des infi- niment petits qui montrent l’exem- ple des vertus civiques, de l’abné- cation, du dévouement, du sacrifice perpétuel que l’Individu fait de soi- même à la Collectivité. Dans Gulliver, Swift, réduisant à la taille des insectes l’ambition, la noirceur et la bêtise humaines, en donne la plus cuisante satire. Ne pourrait-on afhirmer, par contraste, que la ruche est une sorte de Lilli- put à rebours dont les infimes ci- toyens apprennent au « roi des LE TROUPEAU D’ARISTÉE 23 animaux » le travail, la concordeet l'amour de la paix? Quels sont les fondateurs, les appuis, les dignitaires, les ouvriers de cette République irénienne,dont le calme, la vertu, les sages institu- tions, l'esprit de labeur et de con- corde montrent à l’humaine inquié- tude un si touchant exemple et de si fermes leçons ? Quel pasteur de peuples à défini les bornes de la Cité? Quel dieu en a promulgué les lois ? Quelsénat, quels tribunaux maintiennent l’or- dre, imposent à chaquecitoyen le dévouement le plus absolu, un dé- vouement de toutes les heures, à la tâche collective ? L’apier forme une sorte de cou- vent industriel et militaire où les vierges qui produisent le miel se consacrent dès l'enfance au travail, au renoncement et à la chasteté. Esclaves, par le dur métier 24 LE TROUPEAU D'ARISTÉE qu'elles exercent, mais reines sans conteste de la ruche opulente où, dans leurs berceauxambrés, dorment les essaims de l’avenir, elles obser- vent la dure obédience qu’impose lamour des fleurs et l'orgueil d'élaborer leurs nectars. Trois groupes d’individus com- posent l’effectif de la ruche : ce sont les reines, les mâles ou faux bourdons, et les ouvrières, asexuées : dès leur berceau. La reine, qu'une longue erreur, transmise par l'antiquité, fit long- temps prendre pour un chef, pour un roi, pour un dynaste guerrier, pour une sorte d’Agamemnon à six pattes, au corselet brillant, n'a d'autre besogne que d’enfanter le peuple et de faire couler dans les alvéoles prêtes le ruisseau de fécon- dité qui jaillit de ses flancs. Ce « roi», chanté par Virgile, saint Ambroise l’a vanté pour des raisons LE TROUPEAU D'ARISTÉE 25 moins prégnantes aujourd'hui. Ce qu’iladmireavant toutchezles «avet- tes» pouremployer la langue de Ron- sard, c’est la parthénogénèse, le fait de se reproduire sans avoir recours au stratagème que Daphnis apprend de Lycenion. — « Silence ! arrêtez-vous, dit Wagner, le famulus du docteur Faust, à Méphisto- phélès. — Qu'y a-t-l? — Un homme va se faire. — Un homme ? Vous avez donc enfermé des amants quelque part. — Bon ! dit Wagner. Une femme et un homme, n'est-ce pas? C'était l’ancienne méthode. Nous avons trouvé mieux. » Saint Ambroise ne parle pas autrement. « Ce communisme est grand, — dit-il, — mais combien plus chez les abeilles que chez les hommes ! Chez les abeilles qui, seules de tous les êtres animés, ont une pos- térité commune, hantent la même demeure et bornent à un seuil unique la limite de leur patrie, les abeilles pour qui toute chose 3 26 LE TROUPEAU D'ARISTÉE est indivise, travail, nourriture, entreprise, usage et fruit; les abeilles, de qui le vol même appartient à la communauté. « Que dirai-je de plus ? La génération appartient à la République. L'intégrité de leur corps virginal est aussi commune à tous les citoyens, puisqu'ils ne s'unissent par aucune étreinte, puisqu'ils ne sont terrassés ni par le désir, ni par les maux de la partu- riion, puisqu'ils émettent spontanément les essaims adultes que leur bouche a buti- nés dans les feuillages et les herbes ». Ambroise avait assisté à la gran- deur, puis à la chûte d’Eutrope. L’air vibrait encore des invectives de Claudien et des adjurations de Chrysostôme. Il félicite les abeilles de donner la couronne au plus digne, au Roi formé par la nature, et de ne pas instaurer au pouvoir les eunuques plus soucieux de leurs bénéfices que du bien de l'Etat. Car il ignore que toute la politique du rucher est précisément fondée sur l’eunuchisme comme celle des Empereurs byzantins. LE TROUPEAU D'ARISTÉE 27 Grande, mince, plus fine et plus forte que les mâles et que les obs- cures travailleuses, la reine-mère des abeilles est construite en lon- gueur, haute sur ses pattes, comme tous les animaux de race, comme le cheval de course ou le rossignol. Plus tard, déformée par la mater- nité, son ventre acquerra des pro- portions monstrueuses, la retiendra prisonnière dans la ruche, alors même que sa garde d'honneur, toujours attentive et présente, ne serait pas là pour neutraliser son inconstance et la ramener au devoir. Mais, telle qu’on l’observe d’abord dans sa parure de fiancée, éclatante d'une chaude couleur brune et déployant aux souffles de l’avril ses ailes virginales, c'est un des plus beaux insectes dont s’émerveillent les regards humains. Maurice Mæterlinck a célebré les noces de l'abeille, son vol nup- 28 LE TROUPEAU D'ARISTÉE tial à travers les parfums, dans lazur du mois de mai, la commu- nion de tout un peuple avec l’amour que sa royale enfant va connaître pour lui. Passagères délices ! Le vol qui porte la mère du peuple dans le libre espace ne dure qu’un instant. Désormais féconde, la reine appartient à la Cité. Après la brève et joyeuse étreinte de l’hymen, voici venir pour elle une ère de maternité claustrale qui ne finira qu'avec ses jours. Dès qu’elle a pris contact avec son débile époux elle regagne pour n'en plus sortir sa prison de topaze et d’or. Les faux bourdons tiennent dans la ruche le même emploi que les princes consorts dans les états où la loi salique n’est pas en vigueur. Ils jouissent de quelques-unes des prérogatives décernées aux « étalons de la reine » par les peuples civi- LE TROUPEAU D'’ARISTÉE 29 lisés. Ilsgaspillent le trésor commun, s'occupent à des travaux ineptes et se gorgent de boissons enivrantes, comme s'ils avaient eu l’honneur d’épouser Wilhelmine. Ils sont presque aussi infatués d’eux- mêmes qu’un gentleman à bonnes fortunes. L’oisiveté les engraisse et les enlaidit, leur profession étant de celles qui manquent un peu de gloire quand se montre la maturité. Aussi, dès les premiers jours de septembre, aux approches de l’équi- noxe, marquant le terme de l’année apicole qui est brève et dont l’acti- vité ne s'étend guère que d’avril à octobre, quand les fleurs devien- nent rares, quand le dahlia met sa cocarde et le souci sa toque d’or, les ouvrières en font un grand carnage. Elles transpercent de leurs aiguillons et rejettent hors de la demeure commune ces amants offi- 30 LE TROUPEAU D’ARISTÉE ciels qui n’ont pu faire usage de leurs brillantes facultés, ces maris désormais superflus, qui grèvent la communauté sans lui fournir aucun apport. L’ouvrière concentre en elle tout l'intérêt du rucher. Elle ne paie pas de mine. Cette mouche velue, aux couleurs ternes, au vol bas et com- me appesanti du lourd attirail qu’elle porte, n'a pas l'éclat des insectes mondains, papillons somptueux, éclatantes libellules. Sa livrée est celle du travail qui crée et qui féconde ; elle rappelle ces cotes, ces bourgerons de pro- létaires, noirs de graisse, lourds de plâtre et tachés de poussières, que portent sur leurs membres ro- bustes ceux qui enfantent la ri- chesse et bâtissent des palais. Ces vierges sages, dont, à partir du berceau, un aliment restreint atrophia les organes, assument tra- LE TROUPEAU D'’ARISTÉE 31 PS vaux, responsabilités, défense et maintien de l’ordre public. Les cirières, aux chatons des sapins, aux bourgeons des peupli- ers, des bouleaux, des trembles et surtout des marronniers, demandent le propolis, la forte résine conve- nable aux gros ouvrages, aux murs de soutènement, aux assises du rûcher. Elles trouvent la cire dans les menues fleurs dont le nectaire comble de miel une autre catégorie d’ouvrières. Elles recueillent aussi le « pain des abeilles » sur les houp- pes dont leurs jambes sont pourvues et, dans leur vol fécondant, insë- rent au pistil des fleurs femelles quelque chose de la poussière mâle tombée des étamines. Elles fomentent les noces du jardin. Quand elles sont approvisionnées de liquide sucré et qu'elles ont garni leur jabot avec la miellée 32 LE TROUPEAU D’ARISTÉE prise dans les corolles, bien vite elles regagnent leur domaine pour dégorger la précieuse substance dans les alvéoles déjà préparées par les cirières. Mais ce n’est pas uniquement le suc des fleurs qu’elles élaborent ainsi. Elle ajoutent au précieux liquide leur acide formique ; ce liquide puissant donne au miel, dont ïil neutralise les ferments, quelque chose de son äâpre vertu et ce goût fauve, cette « odeur de mouche » appréciée par tous les connaisseurs. L’abondance de nourriture et l'ampleur du dortoir, où l'insecte, d’abord à l’état de larve, broute la miellée en attendant la métamor- phose suprême, dort son sommeil de chrysalide, suffit pour lui con- férer les stigmates de l’héritier présomptif, du prétendant à la royauté. LE TROUPEAU D'ARISTÉE 33 Les ouvrières ont des cellules plus étroites, une provende moins généreuse, une bouillie de sevrage d’où le miel est à peu près absent. Elles pondent quelquefois; c’est la parthénogénèse, la parturition virginale révélée, peu de temps après Huber, par le curé silésien Dzierzon de Carlsmark. Ainsi, chez les abeilles, androgy- nes au début, la dépense de bouche, déterminant le sexe, établit la fonction. Les trompes des trois sortes d’a- beilles, par leur forme et leur dis- positif, suffiraient à expliquer leur vie. Atrophiée ou presque, chez la Reine gorgée, dès avant sa nais- sance, de la pâtée royale, du savou- reux mélange fait de pollen et de miel, on la voit se développer chez les mâles qui, dans leurs loisirs, butinent çà et là, font en amateurs des incursions à travers les prés et 34 LE TROUPEAU D’ARISTÉE les jardins fleuris. Quand ïls ont assez de leur couvert habituel, quand les prend un désir de vaga- bondage et de prétentaine, ils sont pourvus d’un outil qui leur per- met de manger à même le nectaire des sainfoins ou des pommiers. La trompe de l’ouvrière est un engin d’une autre envergure. Longue étrangement, si vous la comparez à la tête, elle peut fouiller jusque dans les recoins les plus secrets la chambre nuptiale des corolles, arra- cher le pollen aux étamines et, le transportant sur le pistil, présider aux échanges d'amour entre les plantes éloignées. Il est aisé de voir l’économie admirable de cet organe. Une image fortement grossie en donne le dé- tail, montre les rudes soies qui le hérissent, assez comparables aux brosses dont les fumeurs de pipes se servent pour entretenir leur ca- LE TROUPEAU D'ARISTÉE 35 lumet. Ces soies irritantes accro- chent les fertiles poussières, les transportent de calice en calice, paient aux fleurs solitaires la rançon du miel en fécondité. La configuration de l'abeille tout entière porte au plus haut degré ce caractère de spécialisation. Ouvrez attentivement le corps de la bestiole; regardez à la loupe ce microcosme, cet univers en rac- courci que dévoile aux regards le plus humble des êtres organisés. La structure de l’abeille, avec ses dix mille paires d’yeux presbytes et ses trois ocelles myopes implantés sur le front comme l’œil unique de Polyphème, avec sa tête, son tho- rax, son abdomen dont les stig- mates s'ouvrent à l'air du dehors (car l’insecte respire par le flanc), est à peu de chose près semblable à l'anatomie des autres hyménop- 36 LE TROUPEAU D'ARISTÉE tères, de la guêpe, sa sœur et de la mouche, sa cousine. Mais l'appareil digestif, labora- toire du miel, està peu près unique dans l’anatomie des insectes. Voici, dominant l'estomac pro- prement dit et les intestins lovés en méandres, voici le jabot, assez comparable au deuxième estomac des ruminants. C’est la pièce anté- rieure dans laquelle tombe directe- ment le nectar à peine dégluti. Il y subit une transformation immé- diate, se dédouble en lévulose et en glucose. Animé par l’acide for- mique, il prend la riche saveur, ce goût àpre et délicieux qui fait du miel un incomparable aliment. Enfin les anneaux de l’abdomen, par un mécanisme fort simple, re- jettent la cire liquide, que l’insecte pétrit en boulette, puis élabore avec ses fortes mandibules pour en former les rayons. LE TROUPEAU D’ARISTÉE 37 « L’abeille est en sueur », disent les profanes, quand tout entière elle ruisselle des matériaux fluides encore qui serviront à édifier les murs, le Capitole des infiniment petits. La patte de l’insecte ne manifeste pas une moindre adaptation à l'in- dustrie. Composée detrois articles : tharse, cuisse et jambe, elle porte à son extrémité des houpettes velues qui rappellent, tant par la qualité du poil que par son implantation, les brosses de la langue et correspon- dent aux mêmes utilités. Dans les espèces florales où le pollen s’agglomère en pelote, il faut une intervention assez éner- gique pour le détacher. Toutes les plantes ne possèdent pas la faculté suprème dévolue au palmier de je- ter aux souflles du désert une semence toujours féconde que le 38 LE TROUPEAU D'ARISTÉE hasard seul peut faire proviguer. Entre la cuisse et le tharse, la corbeille est employée à recueillir le pollen que l’ouvrière emportera dans la ruche. Une vie active, en plein soleil, les pénibles travaux des champs, les âcres parfums qu'elles butinent, l'acide formique, principe et géné- rateur de leur activité, donnent aux abeilles une soif inextinguible. Leur tempérament « aduste », pour par- ler comme Michelet, fait qu’elles se plaisent aux fontaines, aux sources mystérieuses qui, parmi les caltas et les myosotis, jaillissent au fond des cressonnières. Tantôt sur une feuille, tantôt sur un caillou branlant, elles se baignent au milieu des fleurs, sans craindre le destin de Narcisse ou d'Ophélie. Ayant examiné sous un aspect général et cursif l’abeille indivi- LE TROUPEAU D'ARISTÉE 39 duelle, entrons dans la Cité que ré- git une politique intelligente et sévère dont l’institution eût été ac- cueillie avec faveur par les éphores de Lacédémone ou les compagnons philosophiques de l'Empereur Ju- lien. L’organe fait la fonction. Mais, chez les abeilles, le berceau crée l'organe, — on ne saurait trop in- sister sur ce point. La simple larve qui, dans une cellule ordinaire, nourrie de vivres plébéiens accom- plit le cycle des métamorphoses pour, à l’état d’insecte parfait, assu- mer la qualité d’ouvrière, devient, suivant la mesure de son apparte- ment et la vigueur de son alimen- tation, reine ou faux bourdon. À côté des cellules vulgaires voici le dortoir des mâles, voici le dôme spacieux où l’aspirante à la royauté parcourt la première étape de sa vie et, comme une Belle-au-bois- 40 LE TROUPEAU D'’ARISTÉE dormant, passe les deux semaines de ténèbres nécessaires à sa forma- tion. Le palais qui l’abrite a déjà la forme de son abdomen, de ce ventre sacré, objet du culte, de la vénération et de l’amour de tout un peuple. Quand elleretourne dans la ruche, ensemencée et prolifique, ses dames d'honneur, ses ménines la condui- sent dans les cadres béants sur les alvéoles désertes. Elle tourne en cercle, et, dans chacune, elle dépose un œuf, jusqu’au temps où, le ca- dre rempli et chacune des cellules operculées, ses gardiennes vigilantes la conduisent vers un autre quar- tier, qu'elle peuplera d'espoir et d'avenir. L’homme intervient dans le pacte social des abeiïlles depuis le temps où les rois d'Israël goûtaient le miel sauvage à la cime des arbres, où le polythéisme hellénique peu- LE TROUPEAU D’ARISTÉE 41 plait d’abeilles d’or la barbe de Dio- nysos, père de la vendange et des fruits savoureux. La ruche fut d’abord logée au creux d’un arbre, dans l’infractuo- sité d’un rocher, sous des écorces mal jointes. Plus tard, le vannier assouplit en corbeilles les vimes flexibles et les baguettes de l’osier. Quand les sculpteurs du IT siècle déguisent le bel Antinoüs en ber- ger d’Arcadie, ils ne manquent pas de le montrer à côté d’une ruche qui ressemble aux modèles emplo- yés encore dans les villages du sud- ouest. L’école d’agriculture de Grignon, dont le rucher, administré par MM. Mamelle et Poujol, suscite l’admi- ration des visiteurs, garde, à titre de document, les modèles archaï- ques de l’ancien rucher. La hutte primitive, coiffée d’un paillasson qui la préserve du froid « 42 LE TROUPEAU D’'ARISTÉE et de la pluie, ainsi qu’en usent les jardiniers pour les plantes d’oran- gerie à qui l’on fait passer l’hiver en pleine terre, apparaît avec tous ses inconvénients; elle rappelle, dirait-on, les hôtels du vieux Paris, ces logis inconfortables que la mai son moderne, aérée et spacieuse, chasse peu à peu des quartiers civi-. lisés. Voici les huttes modernes: ruche horizontale de Layens, ruches Da- dant. Avec leurs cadres mobiles, avec leurs portes, leurs tiroirs, ces demeures nouvelles permettent aux abeilles de donner au maître, sans inquiétude ni danger, une récolte plantureuse, tandis que celui-ci res- pecte dans tous leurs droits les mouches aux œufs d’or qui fon- dent sa prospérité. La mouche, en dépit de sa réserve professionnelle, semble néanmoins user quelquetois pour son propre LE TROUPEAU D’ARISTÉE 43 compte des breuvages récoltés. Est- ce le soleil qui l’enivre ou bien les odeurs de ce premier printemps? La saison pleine de joie et de pro- messes ouvre les portes de l’année et couronne de timides fleurs l’ado- lescence de la terre. Le temps n’est pas encore venu des églantines, Des parfums répandus dans les baisers du vent, Des raines échangeant leurs chansons argentines Avec le cri du merle et de l’engoulevert. Mais les frênes déjà ravivent leurs squelettes Et chauffent leurs bourgeons impatients du ciel, Les sylphes ont repris leur place aux violettes Et l’abeille commence à méditer son miel, Mais dans chaque ravin du blanc amphithéitre, Une source aux bouvreuils 2 rouvert son miroir; Mais la nuée est blonde à l’horizon bleuître, Mais c’est mieux qu’un bonheur encor : c’est un espoir ! Certaines abeïlles dévastent les co- rymbes jaune pâle du mahonia, ces fleurettes qui « font le prin- temps », pour parler comme Théo- phile Gautier. On n’en compose- rait pas un bouquet au mois de juin ; mais, quand elles s’épanouis- 44 LE TROUPEAU D’ARISTÉE sent, les corolles du mahonia attes- tent même aux gens qui n’ont pas lu Horace que l’âcre hiver se délie et que les zéphyrs sont de retour. Les orchidées indigènes et, nom- mément, le groupe des ophris, tiennent dans la féerie du mois de mai l'emploi des travestis. Aussi justement qu’une autre famille bo- tanique, ces étranges fleurs pour- raient assumer à bon droit le nom de « personnées ». Porteuses de masques, elles imitent les hymé- noptères communs dans nos pays avec un mimétisme surprenant. D'après Darwin, ce carnaval des fleurs a le but le plus sérieux; par leur conformité avec le type de leur race, les ophris invitent mou- ches et papillons à se poser sur eux, à consommer l’hymen dont ils rê- vent. Ce sont les porte-insectes, frelon velu et mordoré, mouche LE TROUPEAU D’ARISTÉE 45 importune et volage, abeille végé- tale prenant comme paranymphe linsecte fraternel et, pour en célé- brer la fête, lui tendant une coupe de nectar. La concurrence vitale qui donne aux abeilles de généreux amis dans les tribus de la prairie ou du jardin leur suscite en même temps de sombres et redoutables ennemis. Dans le climat tempéré de l’Eu- rope occidentale croissent des plan- tes scélérates qui, pareilles à la dio- née, aux saracenas de la zone tro- picale, se repaissent de meurtre, des végétaux carnassiers dont la mort alimente les forces et l'éclat. La drosère nommée, à cause des gouttes fraîches qui toujours emperlent son feuillage: « rosée du soleil », rossolis, saisit les mouches et les digère. Sa « rosée » est un suc gastrique, acide après le repas, comme celui des mammifères, qui 46 LE TROUPEAU D'ARISTÉE dissout les substances animales et prépare leur absorption par les orga- nes de la plante. Mais plus que tout autre végé- tal des prés ou des coteaux l'abeille redoute un gramen, l « accroche- abeille », qui se nomme, de son nom d'académie, sétaire verticillée. Ses panicules accrochent les pat- tes de l’insecte comme les mains des gnomes barbus qui, dans la fo- rêt des légendes, saisissent au pas- sage les vagabonds attardés. Près des ennemis enracinés au sol qu’un peu de prudence et la mémoire des localités permet de fuir avec succès, l’abeille voit se dresser une autre armée, effrayante, d’adversaires ailés, griffus, pleins de vigueur et d’appétit : L'homme, d'abord, l’étouffeur sinistre qui dilapide son propre bien et tue avec acharnement l’in- LE TROUPEAU D’ARISTÉE 47 secte profitable, pour le plaisir de tuer ; Ensuite, le moineau plébéien et la noble hirondelle, tous deux friands de miel ; Puis, la tribu des insectes guer- riers : libellules, demoiselles, qui, dans leur vol harmonieux, pour- chassent la proie abondante l’insecte alourdi par un trop riche butin. Le philante apivore, mouche qui volète sur les reines des prés, les flouves odorantes et autres plan- tes fourragères, le philante d’aspect modeste, sans avoir l'air de sui- vre un méchant dessein, dès qu’il aperçoit une abeille regagnant sa colonie après récolte faite, la poi- gnarde gentiment et porte à sa larve qu’elle enterre l'abdomen rempli de miel. Un autre bandit non moins re- doutable, c’est le sphynx atropos, ainsi nommé à cause des stigmates 48 LE TROUPEAU D'ARISTÉE qu'il porte sur son corselet et qui figurent assez exactement une tête de mort, comme le scarabée d’or d'Edgar Poë. L'Europe le doit à M. de Parmentier. Sa larve, en effet, vit dans les tubercules de la pomme de terre dont Louis XVI, comme chacun sait, portait une fleur à sa boutonnière. Le sphynx atropos entre dans les ruches ainsi que dans une ville conquise. Il effondre les alvéoles, piétine le couvain; il se gorge de miel comme un électeur, de sand- wiches, au bal de l'Hôtel de Ville. Pareil aux guerriers de Guatimo- zin, il est couvert d’une armure qui le met à l’abri de la dague et du poison. L’acier de damas qui d’un revers tranche les têtes les plus fières s’'émousse dans un édre- don. L’aiguillon des avettes ne transperce pas la fourrure du mons- tre. Le brûlant acide formique LE TROUPEAU D’ARISTÉE 49 glisse comme averse d’orage sur sa lourde toison. Aussi, quel zèle pour garder les portes de la ville et dresser devant l’intrus des obstacles décisifs ! Les abeilles se pressent; des pat- tes, des mandibules, de tout leur être, elles s'efforcent de le saisir, de trouver dans sa cuirasse capi- tonnée une place vulnérable. D’autres voleurs encore menacent la richesse de l’apier. Je nomme pour mémoire l'ours, car ce plan- tigrade est assez peu fréquent aux environs de Paris. Viennent ensuite les divers ron- geurs qui, s'il faut en croire la Batracomyomachie, ne redoutent que deux ennemis sur toute la terre, l’épervier et la belette, et aussi la ratière lamentable où veille une destinée pleine de ruse: la légion des souris, mulots, campagnols, vo- leurs de miettes, rongeurs de pain, 5 so LE TROUPEAU D'ARISTÉE troueurs de jambons et lécheurs de meule, dont les fortes dents déchi- quètent le bois, ouvrent dans les murs de la cité des brèches funes- tes, pillards sans foi qui vivent du travail d'autrui et pour qui l’on prend avec raison à la lettre le Sic vos non vobis de l’inepte quintil im- puté à Virgile. Voici, l'oreille au vent, une jeune souris, un hasmter qui font des mines comme uue élégante de pro- vince ou bien, « se glorifiant de leurs ventres », grignotent un chan- teau de fromage et méritent le beau nom de Tyroglyphos que n’eût pas manqué de leur décerner l’aveugle Homère. Aussi, les mouches guerrières, les petites walkyries aux ailes d’or, comme elles fondent sur l’envahis- seur et le transpercent de leurs glaives! Et, quand il est mis à mort, avec quelle prudence elles embau- LE TROUPEAU D’ARISTÉE S1 tt ment le cadavre, qui bientôt empoi- sonnerait l'atmosphère et serait pour la République un mal pareil à ce fléau que les apiculteurs nomment, je crois, la « loque », c’est-à-dire la décomposition du couvain! « S'il est impossible d'expulser le rat ou la limace ou de les dépecer, les abeilles l'enferment méthodiquement et herméti- quement dans un véritable sépulcre de cire et de propolis, qui se dresse bizarrement parmi les monuments ordinaires de la cité (Les adverbes joints de M. Maurice Mæter- linck font admirablement). J'ai rencontré, l'an dernier, — poursuit-il, dans une de mes ruches, une agglomération de trois de ces tombes, séparées comme les avéoles des rayons par des parois mitoyennes, de façon à économiser le plus de matière possible. Les prudentes ensevelisseuses les avaient élevées sur les restes de trois petits escar- gots qu’un enfant avait introduits dans leur phalanstère » (La Vie des Abeilles). L’épée ennoblit ce qu’elle touche. La bête immonde mise à mort par le dévouement civique de l’abeïlle [2 52 LE TROUPEAU D'ARISTÉE mérite d’être embaumée dans les aromates, comme un Pharaon, sous les monuments de la Cité victo- rieuse, de dormir éternellement au milieu des parfums dans un tom- beau d’ambre, d’agathe et de cris- tal. k + *% Si l’on passe de l'Histoire natu- relle au monde légendaire, le do- maine de l'abeille s'agrandit. Les peuples indo-européens la font par- ticiper aux métamorphoses des dieux. Elle butine sur la bouche des poètes le miel de la sagesse. Elle prête au jeune Eros, au Désir qui peuple les terres et les mers, son irrésistible aiguillon. Tantôt, sous les myrthes du cap Sunium et les cyprès d’Académus, elle cherche les lèvres de Platon ; tantôt, amoureuse et légère, elle bourdonne, dans LE TROUPEAU D'’ARISTÉE 53 les vers de Méléagre, et, plus tard, se pose, au milieu des fleurs cham- pêtres, sur le bouquet d'Antinoüs. La Bible juive est comme une alvéole remplie de miel, toute bruis- sante d’ailes et de rumeurs guer- rières. Les textes abondent. Jonathas, fils de Saül, est con- damné à la mort pour avoir, un jour d’abstinence prescrite par le Roi, touché au miel des abeilles sauvages. Sa plainte douloureuse et charmante sert d'interprète à la mélancolie éternelle des êtres jeunes frappés dans leur matin. Elle sym- bolise cette amertume qui jaillit, dit Lucrèce, de la fontaine des plaisirs : « Goûtant, j'ai goûté un peu de miel au bout de ma baguette, et voici que je meurs!» Déborah (labeille), prophétesse et femme de Lapidoth, jugeait Is- raël. Elle résidait sous le « palmier de l'abeille », entre Rama et Bet- 4 LE TROUPEAU D'ARISTÉE Hel, dans la montagne d’Ephraïm. Vers elle montaient, pour terminer leurs différends, les Bene-Israël. Deborah fut l’inspiratrice de Jahel qui, sur le Thabor, tua, dans sa tente même, le chananéen Sisara, généralissime du roi d’Ashur. L’histoire de Samson éclate d’iro- nie et de férocité. Il n'en est pas de plus juive. Elle contient, comme la plupart des contes orientaux, une de ces propositions équivo- ques, de ces lemmes ambigus, où se plut toujours la goguenarde subtilité d'Israël. Près d’Ascalon, dans le bourg de Thamnata, gardant les vignes des Philistins, Samson aperçoit une fille étrangère. « Tu as blessé mon cœur d’un regard de tes yeux », dit-il à cette jeune belle dont, mal- gré les objurgations paternelles, il ne tarde pas à demander la main. Tandis qu'il fait sa cour, il ren- LE TROUPEAU D'ARISTÉE 55 contre, chemin faisant vers la de- meure de sa fiancée, un lion de forte taille. Mais, soutenu par l’es- prit d'Iaveh et sans rien avoir dans la main, ilabat le fauve comme un chevreau. Revenant, quelque temps après, chez la femme qui plut à ses regards, il se détourne pour voir ce qui reste du lion. Voici qu’un essaim d’abeilles à fait son miel dans la gueule du cadavre. Samson recueille ce miel et le mange en allant vers Thamnata. Bientôt le festin des noces a lieu où trente jeunes hommes lui ser- vent de paranymphes. Samson leur dit : — Je vais vous proposer une énigme. Si vous me la devinez pendant les sept jours du festin et que vous la résolviez, je vous donnerai trente tuniques de lin et trente habits de couleurs variées. 56 LE TROUPEAU D’ARISTÉE — Propose ton énigme, lui répondent-ils, que nous l’entendions. Et Samson leur dit : — La nourriture est sortie de celui qui mange et du fort est venue la douceur. Ils passèrent trois jours sans résoudre l'énigme. Vint le septième jour du festin : sans qu'ils fussent plus heureux. Mais, ayant suborné la femme de Samson, les jeunes Philistins s’approchent de lui avant le coucher du soleil et lui demandent : Quei de plus doux que le miel ? Quoi de plus fort que le lion ? — Si vous n’aviez pas labouré avec ma génisse, leur répond le jeune Israélite, dans ce style figuré qui avait le don d’exaspérer M. de Voltaire, vous n'auriez pas résolu mon problème. Et soudain, pour acquitter sa dette de jeu, il descend vers Asca- lon, décervèle trente Philistins, prend leurs dépouilleset les donne, comme habits de couleurs variées, aux jeunes hommes qui avaient ré- pondu à sa question. Le commerce des vêtements dé- LE TROUPEAU D’ARISTÉE S7 fraîchis, des costumes hors d’usage et des redingotes d'occasion était dé- sormais fondé en Israël. Salomon faisait entrer des abeilles dans son palais, pour discerner la rose véritable de la rose artificielle que Balkis, reine de l’'Yemen, lui avait apportée afin d’éprouver sa sagesse. Dans lévangile selon Mathieu, Jésus mange avec ses apôtres un rayon de miel, ce qui permet aux théologiens d’affirmer, avec le sé- rieux des baudets qu’on étrille, que ce rayon, composé de miel et de cire, figure la double nature de Jésus, faite d'humanité et de divi- nité. Dans les répons de la liturgie catholique, Cécile est qualifiée @ apis argumentosa », c'est-à-dire abeille pleine d'arguments. L'Eglise traduit par « abeille industrieuse » ; mais c'estune interprétation évidem- 58 LE TROUPEAU D'ARISTÉE ment erronée.En effet, Cécile, jeune, riche, patricienne, érudite et rai- sonneuse, discutant avec ses juges, prétendait les convaincre. Elle s’es- timait leur égale, tenait tête à leurs objections. On n'a pas de peine à comprendre que le jeune Valère, époux d’une femme si « argumen- teuse » et ferrée en théologie, ait acquiescé de grand cœur et tout de suite au vœu de chasteté dont il était requis. « Les erreurs charmantes des an- ciens qui observaient la nature avec des yeux encore tout éblouis par la présence de dieux imaginaires » ont fourni aux hagiographes populaires un certain nombre de thèmes, dont quelques-uns gardent encore un parfum d’idylle antique et de noble poésie. Au XIIesiècle, Pierre le Vénéra- ble, abbé de Cluny, au XVI, le P. Pietra Santa (Thaumasia veræ LE TROUPEAU D’ARISTÉE 59 religionis, 1665, Rome) ont déduit le conte du Cihoire ou du Taber- nacle de cire, légende immuable pour le fond, mais, quant à la forme, assez diaprée, et que les hagiographes modernes, abbé Pos- tel, P. Giry, etc. ont affadie extra- ordinairement de mucilages sulpi- ciens. Jacques de Voragine et les Bollan- distes après lui ont négligé ce miracle dont les éleveurs d’abeilles eussent pu faire un tableau corporatif au beau temps des jurandes, maîtrises et corps de métiers. Pénétrant, une nuit, dans je ne sais plus quelle église de Bohème, des malfaiteurs dérobaient des orne- ments et les vases sacrés, chasubles, dalmatiques, étoles de drap d’or et surplis de dentelle. Toutes les magnificences du chapier, les trésors de la sacristie étaient déjà tombés entre leurs mains scélérates. Mais 60 LE TROUPEAU D'ARISTÉE l’un d’eux, plus hardi ou plus avide, força le tabernacle et larronna le ciboire contenant les hosties consa- crées. Epouvantés, ses compagnons prirent la fuite. Alors, moitié pour les rassurer, moitié pour ne charger point sa conscience d’un forfait improductif, le mauvais garçon, en gagnant au pied, jeta les saintes espèces non loin du rucher qu’en- tretenait le curé du lieu. A l’aube du matin, le clergé, terrifñié, constatait avec horreur le larcin et le sacrilège. Puis, ce fut le tour des personnes pieuses qui toutes, à grands cris et de tous côtés, se mirentau pourchas des malfaiteurs. Soudain, unenfant de douze ans, renommé pour la douceur et la piété de son âme, entendit, près des ruches, un mur- mure inusité. Il approche. O mira- cle ! dans un ostensoir de cire vier- ge, resplendissaient, intactes, les parcelles abandonnées sur le chemin, LE TROUPEAU D’ARISTÉE 61 tandis que les insectes, autour d’elles, bourdonnaient un cantique d’amour dans le soleil levant. Tolstoï, dans le mythe des Deux Vieillards fait intervenir les abeilles en un récit digne d’être conté par les rédacteurs de la Légende Dorée. L'un et l’autre vieillard ont fait le vœu d’un pélerinage en Terre- Sainte. Ils partentde conserve. Mais voici que l’un d’eux, petit homme jovial, grand buveur et même un peu ivrogne, quitransforme volon- tiers en wodka le miel de ses abeilles, s'arrête, à quelques verstes de son village, pour accomplir les œuvres de miséricorde chez de tristes pay- sans que la famine a visités. L'autre, plus littéral, strict observateur des engagements pris, ne s'arrête guère et poursuit le voyage. Arrivé dans Jérusalem, il gagne le Saint-Sépul- cre et, parmi la foule, assiste à l'office du matin. Or, devant le 62 LE TROUPEAU D’ARISTÉE maître-autel, sous un rayon de soleil qui l’enveloppe comme le nim- be d’une icône, il aperçoit, transfi- guré, le compagnon quitté là- bas, dans le désert. Des abeilles d'or voltigent autour de sa barbe blonde, comme on en voit aux images de Dionysos, le Christ du paganisme, ou parfumant de leur ambroisie le banquet d’Agathon. Le vieillard, étonné, cherche par- tout son camarade et ne le peut trouver. Enfin, il reprend le che- min de la sainte Russie. Un soir, à la nuit tombante, il atteint la demeure famélique où son compagnon et lui firent halte au départ. Tout en est changé; le travail a ramené la prospérité, la vigueur et la joie. Devant la porte, un enfant joue avec le petit vieil- lard qui s'arrêta pour secourir de pauvres gens. — Mais, dit le pèlerin, je t'ai vu LE TROUPEAU D'ARISTÉE 63 pourtant, agenouillé devant le Saint- Sépulcre ? — Chut ! dit l’autre. Ne parlons plus de ces choses. Et le premier vieillard comprend enfin ceci : que les œuvres d'amour sont plus efficaces que les pratiques rituelles et que la Foi ne compte guère sans la Charité. La Russie aime les abeilles. Ni- colai Gogol met ses plus jolis contes dans la bouche de Roudiy Panko, léleveur d’abeilles de l'U- kraine. Ronsard a interprété délicieuse- ment l’épigramme de l’Anthologie où l’Amour piqué se plaint à sa mère du tort que lui fit la cuisante mouche qui visite les fleurs. Les tristes vers de l’abbé Delille traduisent imparfaitement l'erreur de Virgile. Pour créer un essaim nouveau, le Mantouan conseille de tuer un bœuf et d'abandonner ses 6 LE TROUPEAU D'ARISTÉE 4 restes à la putréfaction dans unenclos parfumé de sauge, de mélilot, de verveine et de romarin. .… le berger dans ses nombreux troupeaux Va choisir à l’instant quatre jeunes taureaux, Immole un nombre égal de génisses superbes Qui des prés émaillés foulaient en paix les herbes. Pour la neuvième fois quand l’aurore parut, Au malheureux Orphée il offrit son tribut, Et rentra plein d’espoir dans la forêt profonde. O prodige ! le sang par sa chaleur féconde, Dans le flanc des taureaux forme un nombreux essaim; Des peuples bourdonnants s'échappent de leur sein, Comme un nuage épais dans les airs se répandent Et sur l’arbre voisin en grappe se suspendent. Michelet explique d’une façon in- génieuse et touchante l'erreur du grand poète. Dans ce chant, écrit pour Varus et deux fois sacré, par le malheur et l'amitié, il a confondu avec les troupeaux d’Aristée les insectes dorés qui vivent leur innocente vie, exempts de travail, après avoir traîiné leur première existence dans lesliquides effroyables de la putréfaction. Il les a vues pour la première LE TROUPEAU D'ARISTÉE 6; fois, ces abeilles innocentes, par un jour indécis d'octobre, sur les asters débiles et les rudes cyprès de la sépulture familiale. Tous les modernes ont triomphé de l'ignorance de Virgile et de sa fable d’Aris- tée, qui tire la vie de la mort et fait naître ses abeïlles du flanc des taureaux immolés, moi, je n’en ai jamais ri. Je sais, je sens, que toute parole de ce grand poète sacré a une valeur très-grave, une autorité que j'appellerais augurale et pontificale. Le qua- trième livre des Géorgiques, spécialement, fut une œuvre sainte, sortie du plus pro- fond du cœur.C’était un pieux hommage au malheur et à l’amitié, l'éloge d’un proscrit, de Gallus, le plus tendre ami de Virgile. Cet éloge fut effacé, sans doute, par le pru- dent Mécène. Et Virgile y substitua sa ré- surrection des abeilles, ce chant plein d’immortalité, qui, dans le mystère des transformations de la nature, contient notre meilleur espoir : Que la mort n’est pas une mort, mais une nouvelle vie commencée. Auraitl pris le vain plaisir de faire un conte populaire à ce lieu consacré du poë- me qu'avait occupé le nom d’un ami ? Je 6 66 LE TROUPEAU D'ARISTÉE ne le croirai jamais. La fable, si c'en est une, a dû avoir quelque base sérieuse, un côté de vérité. Ce n’est pas ici le poète mondain, le chanteur urbain, comme Horace, l'élégant favori de Rome. Ce n'est pas l’improviseur charmant de la cour d'Auguste, le léger, l’indiscret Ovide, qui trahit les amours des dieux. Virgile est l'enfant de la terre, la noble et candide figure du vieux paysan italique, religieux interrogateur, soigneux et naïf interprète : des secrets de la nature. Qu'il se soit trompé sur les mots, qu’il ait mal appliqué les noms, cela n'est pas impossible ; mais pour les faits, c'est autre chose: ce qu'il dit, je crois qu'il l’a vu. Un hasard me mit sur la voie. Le 28 octobre 1856, nous montions au cimetière du Père-Lachaise pour visiter avant l'hiver les sépultures de ma famille, la tombe qui réunit mon père et son petit-fils. Ce dernier né m'était venu l’année même qui termi- nait la première moitié de ce siècle, et je l'avais nommé Lazare dans mon espoir religieux du réveil des nations. J'avais cru voir sur son visage comme une lueur des pensées fortes et tendres qui me remplis- saient le cœur à ce dernier moment de mon enseignement. Vanité de nos espérances | LE TROUPEAU D’ARISTÉE 67 … Cette fleur de mon automne, que j'aurais voulu animer de la vitalité puissante qui a commencé tard pour moi, elle disparut presque en naissant. Et il me fallut déposer mon enfant aux pieds de mon père, déjà mort depuis quatre années. Deux cyprès que je plantai alors dans cette mauvaise terre d'argile n’en ont pas moins pris en si peu de temps une étonnante croissance. Deux fois, trois fois plus hauts que moi, ils dressent des branches vigoureuses d’un jeune et riche feuillage qui veut toujours pointer au ciel. Qu'on les baisse avec effort, elles se relèvent fières et fortes, vivantes d’une incroyable sève, comme si ces arbres avaient bu dans la terre ce que j'y mis, le cher trésor de mon passé et mon invincible espérance. Au milieu de ces pensées, montant la colline, avant d’arriver à la tombe qui est dans l'allée supérieure, je faisais cette ob- servation, qu'ayant eu tant d'occasions de fréquenter ce beau et triste lieu, ayant été à un autre âge le plus assidu visiteur des morts, je n'avais presque jamais vu d’in- sectes au Père-Lachaise. A peine, au grand moment des fleurs, lorsque tout en est couvert et que même nombre de vieux tombeaux abandonnés sont comme englou- 68 LE TROUPEAU D'ARISTÉE tis dans les roses, je n'ai pas remarqué que la vie animale y abondât, comme elle fait ailleurs. Peu d’oiseaux, très-peu d'insectes. Pourquoi ? Je ne pourrais le dire. En faisant cette réflexion, nous avions achevé de gravir la colline; nous étions devant la tombe. J'y trouvai avec admira- tion, le dirai-je ? avec une sorte de saisis- sement, un surprenant démenti à ce que je venais le dire. Une vingtaine environ de très brillantes abeilles voletaient sur le jardinet, aussi étroit qu’un cercueil, dépouillé et pauvre de fleurs, attristé de la saison. Il ne restait guère dans tout le cimetière que les der- nières fleurs d'automne, quelques défail- lantes roses du Bengale, demi-effeuillées. Le lieu même où nous étions, plein de constructions nouvelles, de maçonnage et de plâtre, était une Arabie déserte. Sur la tombe enfin, il n’y avait, vers la tête du grand-père, que quelques blancs asters, fort pâles, et sur mon enfant les cyprès. IL fallait bien que ces asters, dans ce mauvais sol argileux, nourris ou des souffles de l’air, ou des esprits de la terre, gardassent un peu de miel, puisque ces petites glaneuses y venaient récolter encore. Je ne suis pas superstitieux. Je ne crois qu'à un miracle, le miracle permanent de LE TROUPEAU D’ARISTÉE 69 la Providence naturelle. J’éprouvai pourtant combien une vive surprise de cœur peut ébranler l'esprit. Je me sentis reconnais- sant de voir les mystérieux petits êtres ani- mer cette solitude, où moi-même, hélas! je viens rarement. L’entraînement croissant du travail où les jours poussent les jours, la flamme haletante de cette forge où l’on forge de plus en plus vite, doutant si l’on vivra demain, tout cela nous tient plus loin des tombeaux que nous n'y fûmes aux temps rêveurs de la jeunesse. Je fus saisi de voir celles-ci me suppléer, tenir ma place. En mon absence elles peuplaient, vivifiaient le lieu, consolaient mes morts, les réjouis- saient peut-être. Mon père leur aurait souri avec sa bonté indulgente ; elles auraient fait le bonheur, la première joie de mon enfant. L'intérêt ne les menait guère. Il y avait si peu à prendre pour elles! Cependant, quand nous suspendimes aux cyprès des couronnes d’immortelles que nous appor- tions, elles eurent la curiosité d’aller voir si ces nouvelles fleurs avaient en elles quel- que chose. La dure et piquante corolle les rebuta vite, et les renvoya aux asters fanés. J'en fus triste, et je leur dis : « Tard, bien tard, vous venez, amies, et sur la tombe du 70 LE TROUPEAU D'ARISTÉE pauvre !.. Que n’ai-je à vous récompenser d'un petit banquet d'amitié, qui vous sou- tienne et vous réchauffe aux premiers froids qui déjà soufflent sur ces hauteurs glaciales, exposées au vent du nord! » Comme si elles m’avaient compris, leurs mouvements répliquèrent juste. J'en vis qui, de leurs petits bras, adroitement tour- nés en arrière, se frottaient le dos au soleil : elles voulaient s’imbiber à fond de ce rayon tiède et s’en pénétrer. Elles profitaient de l'heure malheureusement bien courte où le soleil tourne si vite ; on le sent à peine, et il est passé. Leur geste, très significatif, disait manifestement : « Oh! la froide matinée que nous avons eue !.… Hâtons- nous ! Avant une heure commence la soirée non moins froide, la nuit glacée, qui saït ? l'hiver | et bientôt la mort pour nous. » Elles étaient très vives encore, merveil- leusement propres et nettes, je dirai presque lumineuses, sous leurs ailes lustrées, gla- cées d’or. Je ne vis jamais de plus beaux insectes, plus visiblement animés d’une vie supérieure. Une chose m'embarrassait, c’est qu'elles étaient trop belles, trop luisantes, n'ayant point leur costume industriel, leur habit velu, leurs pinceaux, leurs brosses. Enfin, j'aperçus une chose, c’est qu'elles LE TROUPEAU D'ARISTÉE CS n'avaient pas non plus les quatre ailes de l’abeiïlle, mais seulement deux. Je reconnus mon erreur. Celles-ci sont justement celles qui trompèrent aussi Vir- gile. Comme moi, il les crut abeilles et leur a donné ce faux nom Réaumur avoue que lui-même il y fût un moment trompé. Mais le fait conté par Virgile n’est pas inexact. On comprend qu'il ait vivement ému l'antiquité et qu’elle y ait vu un type de résurrection. Elles semblent les filles de la mort. Des trois âges de leur existence, elles passent le premier dans les eaux mor- bides et mortelles, funestes à tous les autres êtres, que laissent échapper les résidus de la vie en dissolution ; par une tendresse in- génieuse, la nature les y préserve, les main- tient vivantes et les fait respirer en pleine mort. Le second âge, elles le passent sous la terre, dans les ténèbres, pour y dormir leur sommeil de chrysalide. Mais, quittes de cette sépulture, elles sont bien dédom- magées de leur abaissement antérieur ; une vie légére, aérienne, exempte des travaux de l'abeille, glorifiée par des ailes d’or, comme celle-ci n'en eut jamais, leur est accordé, avec des mœurs douces. Innocentes et sans aiguillon, elles vivent leur saison d'amour sous le soleil et dans les fleurs. 72 LE TROUPEAU D'ARISTÉE Loin de rougir de leur origine, nobles abeilles virgiliennes, elles ne dédaignent pas les fleurs du cimetière, elles font société aux morts, et, pour les vivants, recueillent ce miel de l'âme, l’espoir de l'avenir. L'Empire choisit pour blason les abeilles, assez semblables aux fleurs delys propres à la maison de France; Napoléon porta le manteau impérial de sinople aux abeilles d'or. M. Freppel, évêque d'Angers, ennemi personnel de Gambetta, et qui fut à la Chambre, après la guerre, un des lutteurs les plus autorisés dans le « parti du boucan», suivit cet exemple auguste. Il se donna pour armoiries: d'azur aux trois abeilles d’or, avec la devise : Sponte favos, ægre spiculum, De grand cœur les rayons, à regret la blessure. Pour un homme aussi acariâtre, c'était là, peut-on dire, un pro- gramme bien melliflu. Les abeilles du manteau impérial LE TROUPEAU D’ARISTÉE 73 ont inspiré à l’auteur des Chdiiments Jun de ces morceaux à la fois sublimes et cocasses qui justifient le surnom de « Jocrisse à Pathmos » dont Barbey d’Aurévilly l'avait gratifié. Quand on relit, après cin- quante ans, ses invectives contre Napoléon II, qui fut un homme de cœur et le modèle des gentle- men, on comprend quelle déchéance frappe l'artiste quand il quitte son pur domaine, descend parmi les rumeurs de la place publique, pour y mêler sa voix aux cris de la plèbe immonde et fraterniser avec les tueurs de dieux. Ainsi - les abeilles nourricières délectent les hommes de leur miel, de leur sagesse et de leur beauté. Ces guerrières symbolisent les arts de la paix, le culte du foyer. Elles montrent l'exemple des plus hautes vertus. Elles enseignent à l’homme le travail et le désintéressement, la ” 7 74 LE TROUPEAU D’ARISTÉE concorde et la frugalité. Elles proposent à son humeur inquiète leur fidèle attachement à la règle des aïeux. Pour accoiter la douleur inévi- table, pour expliquer notre raison d’être, nous conformer à la Loi du Monde, pour, sans amertume, accep- ter la vieillesse et la mort, elles ap- prennent à l'individu que le meil- leurstratagème est de vouerses jours à quelque sublime entreprise, d’ai- mer en dehors de soi-même et, pour une œuvre collective, de rechercher dansson existenceéphémèreun prin- cipe d’'immortalité. At genus immortale manet multosque per annos Stat fortuna domus et avi numerantur avorum. 21 février 1907. lus Noël TEXIER LA RecHELLA University of Toronto Library | D s® Ps) u2 “r FR