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Lettres

DE

Fadette

TROISIEME SERIE

MONTRÉAL

IMPRIMÉ AU "DEVOIB"

1916

bibliotheca

avions»

*v

Une seule Lumière !

Dans le crépuscule blafard de janvier, la disparition subite du soleil sans chaleur laisse l'âme transie, nostalgique de lumière et de vie chaude!

Cette fin de jour dans l'ombre froide, c'est un peu un avertissementt de fin de vie, et pour échapper à l'angoisse que le rappel de la mort fait naître, nos âmes chimériques se réfugient dans l'irréel de leurs rêves ou l'en- volé de leurs souvenirs, et pendant que re- vivent en elle les joies perdues et que se tis- sent les bonheurs inaccessibles, le noir enva- hit tout, dehors, le ciel est sans étoiles, et dedans, l'on ne distingue plus rien... et quand, soudain, une main bienfaisante fait jaillir de la lumière, c'est avec une impres- sion très complexe de regret et de soulage- ment que l'on revient des pays d'ombres.

Hier soir, quand une seule fleur de l'élec- trolier s'illumina, je pensai en voyant les autres éteintes au candélabre d'Isabelle d'Esté.

Elle était une grande dame de la Renais- sance, riche de tous les dons de l'esprit, de la beauté et de la fortune: entourée d'artis- tes, de poètes, d'admirateurs fervents, elle fit le tour des gloires humaines et des bonheurs fragiles pour revenir à la seule lumière divi-

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ne, et le dernier emblème qu'elle adopta fut un candélabre à sept branches toutes éteintes, sauf une qui sympbolisait la foi, avec cette inscription: "Unum sufficit in tenebris".

Et cette lumière unique qui lui suffisait, ce n'était plus celle de Virgile ou de Pétrar- que, ni celle de la poésie et des arts, ni même celle de l'amour humain, mais celle de la foi.

"Une seule lumière suffit dans les ténè- bres" . . . Nous le croyons en théorie, mais nous ne vivons pas suivant cette croyance, de tous nos essais d'éclairage artificiel . . .

C'est que nous passons dans la vie en re- gardant sans voir, en entendant sans com- prendre: nous ne saisissons pas le sens de la vie, de ses épreuves, de ses joies, de ses amer- tumes et nous ne cherchons pas le pourquoi profond des volontés divines.

Notre âme taciturne et muette traverse, in- dolente, les manifestations providentielles faites pour l'éclairer et l'instruire. Hautaine et révoltée dans l'épreuve, elle questionne les desseins de Dieu; ébranlée et inquiète, elle s'affaisse craintive devant ses menaces, et quand tout va bien, elle s'élance joyeuse, légère, se laisse vivre comme dans une fête, en ne pensant ni aux larmes d'hier ni à l'incertitude de demain.

Et la vie s'en va ainsi, et souvent l'ombre des soirs nous fait l'âme triste et les matins froids nous trouvent dolentes.

"A quoi bon vivre sa vie si on ne la corn-

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prend pas? On se dresse hors du néant com- me une montagne, comme un arbre, comme une fleur, Ton passe entre ses bords com- me une tempête ou un orage, mais l'on n'est pas une âme!"

Toutes les vies pourtant ont un sens pro- fond et une importance dont il faut prendre conscience pour en faire quelque chose de bon. . . mais je crois bien qu'une seule lumiè- re nous le fera voir et c'est celle qui "suffit à éclairer les ténèbres". Nous, que le mys- tère tourmente et si souvent tente, pourquoi n'allumerions-nous pas bien vite dans notre vie le flambeau merveilleux qui les éclairera tous ... et ensuite nous attendrons avec dou- ceur: on dit qu'après avoir cru sans voir, l'âme en vient presque à voir ce qu'elle a cru tant les voiles sont transparents,

II

Si chacun se mêlait de ses affaires !

J'ai demandé à une femme: "Quel est votre idéal d'un bon mari?"

Qu'il soit intelligent et bon, qu'il m'aime et qu'il se mêle de ses affaires!"

J'ai posé la même question à un homme : "Qu'elle soit fine et douce, qu'elle m'aime et qu'elle ne fasse pas trop de questions!".

Voilà donc que les deux réclament la liberté de se retourner sans être appelés à expliquer pourquoi.

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Ils ont cent fois raison, et j'admets, avec Tune, qu'un mari tatillon est insupportable, et avec l'autre, qu'une femme questionneuse est bien gênante!

Mais l'avantage du mari, c'est qu'il ne ré- pond que ce qui lui convient à sa femme questionneuse, tandis que vis-à-vis un homme qui se mêle de ce qiù ne le regarde pas dans la maison, la femme est sans défense.

C'est quelquefois laid une femme curieu- se.. . mais il y a la manière, vous savez! Et maintes affaires inextricables s'arrangent quand elle y fourre son petit nez et qu'elle est fine et délicate, et le mari n'a qu'à s'applaudir alors de la curiosité de sa femme qu'il a com- mencé par redouter. Mais l'intervention des hommes dans la conduite de la maison est toujours gauche et indiscrète, et j'aimerais à leur dire ce que je pense d'eux avec preuves à l'appui. Mais c'est difficile de les atteindre et de les connaître, car, ces monstres sont souvent attentifs et gracieux avec les autres femmes et réservent leurs talents de détecti- ves grincheux pour l'embêtement de leurs pauvres petites femmes qui ne peuvent échap- per à leurs enquêtes tyranniques.

Ecoutez donc, cher monsieur 1 Votre femme va-t-elle au bureau voir comment vous y con- duisez vos affaires? Si vous la laissiez gou- verner sa maison à sa guise! Elle s'y entend et alors c'est inutile d'intervenir. Ou elle manque d'expérience, mais en avez-vous plus qu'elle? Vos critiques risquent de tomber à

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faux, vos conseils d'être ridicules, et laissez- moi vous le dire en confidence, ils ne sont ja- mais suivis!

Si votre femme est toute . . . neuve, laissez- la doucement s'habituer à sa tâche nouvelle et soyez bon prince, en songeant qu'on vous aime tant et qu'on est assez jeune pour être excusable d'un peu de gaucherie.

Vous avez aimé votre fiancée pour ses grâ- ces de fleur, ne vous attendez pas que, du jour au lendemain, elle se transforme en légume qui court d'instinct se jeter dans le pot au feu!

Donc, que chacun se mêle de ses affaires, ce qui n'exclut ni la confiance, ni les bonnes petites confidences, ni la direction du plus sage, ni les conseils délicats de la meilleure; mais que chacun laisse à l'autre un peu de latitude dans sa sphère propre et cette liberté précieuse qui est un trésor que personne ne consent à perdre sans se sentir bien malheu- reux!

III

Les Moineaux

J'attendais avec découragement les idées qui ne venaient pas. . . et les moineaux, eux, menaient grand bruit autour de ma fenêtre pour me rappeler à mes devoirs habituels. Je viens donc de leur distribuer les miettes de pain que je leur réserve après chaque re- pas. Ils viennent sur le rebord extérieur de

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ma fenêtre que je laisse ouverte, et si je ne bouge pas, ma présence ne les dérange pas. Ils sautillent, agités, avides et roublards en diable. Tout à l'heure, pendant que l'un d'eux, la queue tournée, piquait dans une belle mie, un autre, passant vivement près de lui, déroba le morceau avec une dextérité merveilleuse. Le pauvre volé tournait sa pe- tite tête de droite et de gauche d'un air penaud si absolument humain que je riais. . . tout bas, afin de ménager sa susceptibilité et de ne pas l'effaroucher. Moi je les aime les moineaux. "Les vulgaires et sales moi- neaux?" demandent les petites snobs.

Oui, les braves, petits moineaux qui ont le courage d'affronter une misère très longue à travers nos froids si terribles. Avec leurs gros becs et leurs grosses pattes, ils man- quent d'élégance et de distinction, oui, ils sont bien "peuple" ! Affairés, effrontés, avides, batailleurs et rageurs, ils paraissent se piail- ler beaucoup de gros mots et d'injures, mais ils m'amusent et ils m'intéressent. Quels arrivistes I "Ote-toi de que je m'y mette!" Les avez-vous vus dégringoler ceux qui occu- pent la place qu'ils ambitionnent?

Mais tout cela n'est pas bien beau, dites- vous, et peu fait pour attirer la sympathie? Que voulez-vous, je les aime malgré leurs dé- fauts et non à cause de leurs défauts, et je comprends toutes leurs faiblesses, même leur vilaine jalousie et leur brutalité pour les jolis oiseaux qui ont fui aux premières brises ru-

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des, et qui, ayant passé l'hiver sous des ciels très doux, reviennent l'été, bâtir leurs nids dans les arbres les pauvres moineaux ont grelotté sous la neige et les frimas, et qu'ils considèrent comme leur propriété.

Tous les hommes ne feraient-ils pas com- me les moineaux que nous accusons d'être inhospitaliers et querelleurs?

Ah! ce ne sont pas des idéalistes, pas plus que ne le sont les pauvres gens qui gagnent leur pain au jour le jour, à la sueur de leur front !

Mais ils sont actifs, téméraires et surtout ils restent avec nous! Sans eux nos hivers seraient bien désolés...

Quand le soleil brille, et qu'en ouvrant la fenêtre, vous les entendez gaminer dans les branches dépouillées, ne vous arrive-t-il pas de penser que c'est à vous qu'ils adressent des encouragements narquois et des promes- ses tapageuses d'un printemps lointain, hélas, mais certain?

Ce sont aussi de fameux philosophes, ces pauvres moineaux calomniés! Ils se conten- tent d'une vie modeste: ils n'ont ni le talent musical, ni la parure brillante, ni les instincts de déplacement élégant des oiseaux aristo- crates, mais leur belle humeur ne les aban- donne jamais, et sous la pluie, la neige ou l'azur, ils vont leur petit train sans se dé- courager... et ça peu d'hommes peuvent se vanter d'en faire autant!

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Mais voilà que vous avez tous deviné que je vous parle si longtemps des moineaux parce que je ne sais quoi vous dire!

IV

Le livre de la Vie

Je me vois encore, toute petite fille, sous les arbres d'un vieux jardin, lisant dans un conte de fées, d'un livre d'images qu'on feuil- letait sans se lasser, car chaque image fuyant sous les doigts qui tournaient la page, était remplacée aussitôt par une image nouvelle. . . j'en ai rêvé toute mon enfance de ce livre inépuisable et j'ai bien souhaité le posséder!

Je ne savais pas, comme je le sais mainte- nant, que l'Univers est un livre de ce genre: chaque page qui fuit avec le soir est rempla- cée par une autre différente que nous igno- rions, à laquelle succède une nouvelle que nous ne soupçonnons pas.

Et il y a des gens, et si nombreux, qui ne voient que des ressemblances dans les jours qui passent! Quand je les entends m' avouer cela, je sais que: "ils ont des yeux et ils ne voient pas, ils ont des oreilles, et ils n'enten- dent pas", tout comme les idoles païennes dont parle la Bible.

C'est que tout change constamment en nous et autour de nous, et si nous étions plus attentifs à ces transformations nous serions émerveillés de feuilleter le livre de la vie.

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Comme dans la nature, pour les arbres et les plantes, il y a dans l'âme humaine des floraisons soudaines, après des jours de tra- vail mystérieux et invisible: tout à coup elle a des aperçus lumineux, elle comprend, elle se rend compte que chaque heure de chaque jour la prépare à l'imprévu, la seule chose certaine de nos vies changeantes.

Ceux qui regardent pour "voir", qui écou- tent pour "entendre", et qui observent pour "deviner" et "comprendre", n'ont jamais trouvé la vie monotone même s'ils ont beau- coup à se plaindre de sa dureté. Ils consi- dèrent la nature un peu comme une personne dont ils sollicitent la sympathie et dont ils redoutent l'hostilité, et les choses sont pour eux des compagnons qui peuplent leur soli- tude et dont ils cherchent à pénétrer l'âme inconnue. En étudiant les hommes autour d'eux, ils peuvent les voir se dérouler, se replier, se modifier selon les circonstances, et c'est un jeu d'un intérêt suprême, l'occu- pation même de Dieu qui voit l'humanité suivre le plan qu'il lui a tracé; mais pour nous il y a des surprises, et des étonnements devant les âmes dont nous pensions avoir pénétré le secret. Les âmes changent de for- mes comme les nuages et de nuances comme la neige que les aveugles croient être tou- jours blanche.

C'est une de leurs nombreuses erreurs! J'ai vu la neige rose dans les couchers de soleil et bleue dans les nuits lumineuses; je l'ai

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vue mauve dans les jours adoucis se devi- nent des menaces de tempête; je l'ai vue grise et mauvaise, ou blanche et endormie, ou ter- ne et sans reflets, ou éblouissante à nous aveugler !

Vous pensez aussi, peut-être, que la neige est toujours une chose froide? Mais, ne l'a- vez-vous pas vue tomber légère comme des duvets, ouatant les creux, remplissant les vides? Ne l'avez-vous pas sentie molle aux pieds et douce aux joues comme une caresse, une jolie caresse divine qui vous met au cœur de la chaleur et de la joie? Ahl le livre du conte de fées est là, à notre portée, mais trop indolents pour le lire attentivement, nous laissons la vie en tourner les pages, et, dédaigneux, nous y jetons à peine les yeux: "J'ai déjà vu cela! Ce n'est que du soleil, du vent, un tourbillon de neige, des hommes et des femmes qui passent... toutes les larmes sont semblables et tous les sourires se res- semblent... cela ne m'intéresse pas... que la vie est monotone!"

Etonnons-nous après cela de toutes les in- compréhensions humaines et de tous les ma- lentendus tragiques!

Quand apprendrons-nous à voir, à enten- dre, à sentir? Quand éveillerons-nous notre âme engourdie et notre corps qui ne sait pas se servir de ses facultés?

Nous ressemblons trop aux chenilles qui se traînent dans leur misère... Savent-elles qu'il peut leur pousser des ailes pour s'en-

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voler dans l'espace?... A nous aussi et nous le savons, mais nous n'y pensons pas! De- mandons des ailes, cherchons-les, et quand nous les aurons trouvées, ne redevenons plus des chenilles!

"Et là-bas il vit une petite lumière...'9

Beaucoup d'entre nous font de longs et fatigants voyages dans les régions noires. Nous allons curieux, inquiets et bientôt las, questionnant en vain pour comprendre les choses obscures, et dans le mystère qui nous enveloppe et l'inconnu qui nous régit, nous ressemblons à de pauvres êtres égarés et dé- couragés qui renoncent à trouver leur che- min.

Mais comme dans le joli conte de notre enfance, une petite lueur apparaît, bien loin, bien loin, elle nous attire et nous nous rele- vons: nous marchons vers elle, oubliant l'in- connu qui nous tourmentait si fort. A me- sure que la lumière grandit, nous marchons avec plus de vaillance, nous abandonnons les sentiers nous avions voulu éviter la foule que nous dédaignions, et nous voilà sur la grande route, vers la lumière qui nous attire toujours.

Dans l'action, en faisant notre devoir sans chercher à le discuter ou à comprendre pour- quoi il nous fut imposé, nous montons, nous

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atteignons des hauteurs l'on respire mieux, Ton comprend plus facilement ce qu'il est utile de comprendre, nous renonçons hum- blement à pénétrer les secrets de Dieu.

Je me disais toutes ces choses, hier, devant un coucher de soleil si beau que le vent qui passait s'est arrêté pour contempler la beauté des choses touchées par les rayons de feu. Oui, si nous étions plus humbles, nous serions plus simples, et si nous étions plus simples, nous serions meilleurs. Au lieu de spéculer sur les mystères troublants de la vie, nous aiderions les autres à vivre et nous cherche- rions à faire de notre vie une chose complète et harmonieuse.

Il est tant d'heures le surnaturel se dégage de nous, de la réalité autour de nous, de toutes les choses qui nous frôlent, que cette sensation de la présence Divine devrait nous rendre confiants et calmes entre les mains de Dieu comme le petit enfant dans les bras de sa mère.

Voilà que bientôt nous jouirons du prin- temps qui se prépare à rayonner, à chanter, à fleurir... tout le mystère qui transforme la terre ne nous inquiétera pas cependant, nous l'accepterons, ravis, et il nous suffira de nous sentir bien vivants dans la douceur de l'air et la beauté des choses, et c'est bien ainsi.

Ne nous tourmentons pas davantage des autres secrets de Dieu: Il ne nous a pas de- mandé de comprendre mais de L'aimer et de

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nous aimer les uns les autres. Quand nous aurons bien pénétré le sens de ce comman- dement, nos vies seront transformées. Il n'y a pas de jours inutiles, il n'y a pas de cha- grins perdus, il n'y a pas de joies vaines; chaque minute de la vie nous est donnée pour en faire quelque chose, et si nous perdons lamentablement notre temps en recherches oiseuses nous ne le retrouverons pas.

On nous a souvent dit cela: nous l'avons lu et entendu, mais sans intelligence, jusqu'au jour, où, d'un point plus élevé nous som- mes parvenus sans nous en douter, nous le sentons.

Après, tout va bien et rien ne se perd plus: l'âme est éveillée, active et occupée, car il y a en ce monde "beaucoup de choses à faire et peu de choses à savoir."

VI

Bon sens

C'est La Bruyère qui a dit que les bonnes actions rafraîchissent le sang. Rien de plus vrai: en nous sentant un peu bons, nous som- mes contents de nous, partant plus heureux et mieux disposés vis-à-vis des autres. Et de suite voilà la vie renouvelée, plus belle et plus bonne à aimer.

Rien de pire pour la vie active que de s'affaiblir dans la liturgie larmoyante. Lais- sons aux antiennes plaintives "la vallée de

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larmes", "la malice des hommes livrés aux embûches du démon", et ne nous alanguis- sons pas dans les gémissements quand nous avons besoin de tant de virilité et de con- fiance pour vivre une vie qui ne soit pas manquée.

L'espérance est une vertu, une des vertus théologales, et je n'ai vu nulle part que la tristesse fut une vertu, pas même une qualité. Elle est une conséquence de tout ce qui va de travers dans le monde; j'admets qu'elle entre en nous sans nous consulter; ce que je ne puis admettre, c'est qu'elle s'y installe, car, encore un coup, il faut de la sérénité et de la force dans cette vie qu'il s'agit non de subir, mais d'accepter vaillamment et avec gratitude, puisqu'elle est un bienfait de Dieu pour nous.

J'en veux à certaine littérature pieuse qui nous accable et nous écrase sous son dégoût de ce qui est humain et qui veut nous con- vaincre que le ciel seul importe. Le ciel! Certes, c'est un beau but et je nous souhaite à tous d'y aller. Mais c'est sur cette terre que nous vivons et Dieu l'a faite belle afin que nous l'aimions; Il nous a donné un corps aussi bien qu'une âme et nous devons justice aux deux.

Il est dangereux, lorsque chaque jour nous apporte son combat sur le chemin abrupt de la vie, de chercher à s'anéantir, de se com- plaire dans le mépris du monde dans le débarras des choses extérieures.

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Le monde est rempli d'âmes humaines, dans lesquelles il y a des rayons divins: elles sont toutes intéressantes, et puisque nous n'avons pas le droit d'en mépriser une seule, pre- nons-nous celui de les mépriser en bloc?

Ce ne sont pas ceux qui soupirent sans cesse "hélas! hélas!" qui font du bien. Ce sont ceux qui croient au bien, qui jugent avec indulgence, qui savent faire la part de la faiblesse humaine et qui ont compris que l'humanité peinante et méritante est admira- ble.

Oui, admirable, et si vous ne le croyez pas, ô pleureurs, observez mieux autour de vous. Voyez ces journaliers qui font crier la pierre sous leurs marteaux, ces autres en équilibre sur des échaufaudages, rôtis par le soleil ou engourdis par le froid; ces cy cl opes qui pa- raissent flamber à travers les braises des for- ges; ces laboureurs déchirant la terre pour lui confier la semence; la multitude des fem- mes travaillant, enfantant, se sacrifiant, infa- tigables et dévouées jusqu'au bout de leurs forces, et osez parler de la malice des hom- mes: ceux qui le font n'ont pas vu leur rési- gnation, leur courage, leur bonne humeur.

Admirons-la et aimons-la, l'humanité, et que chacune de nous, prenant exemple sur elle, vive dans le présent.

Les mécontents de leur époque ont toujours existé. La phrase "Dans les tristes temps nous vivons" est une phrase de tous les temps.

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Le passé est beau dans son lointain. Il est embelli par la légende, le roman, l'art, la poé- sie et par notre imagination. Ce beau passé quand il était le présent a connu ceux qui disaient: "Dans les tristes temps nous vivons!"

Et dans cinquante ans nous serons ce passé vertueux et admirable que nos petit-fils en- tendront vanter par les pessimistes de leur époque. Cela me faire rire... et vous?

VII

Le Printemps entre chez moi

L'air est tiède ce matin, les rayons du soleil, avant d'entrer dans ma chambre, ont allumé des étoiles qui dansent sur les petites vagues froides, et parmi leurs scintillements passent des morceaux de glace que le courant entraî- ne. Dans l'éther lumineux, un oiseau lance des roulades joyeuses, un rêve de bonté et d'amour traverse l'espace. Le regard perdu dans l'infini souriant du matin, j'écoute, et mes mains distraites froissent une feuille de géranium qui embaume. . . mais c'est bien une corneille que je viens d'entendre, et voici qu'une autre lui répond... leur zèle est im- prudent, j'ai peur, car le Printemps est un seigneur capricieux qui s'annonce plusieurs fois et fait bien des façons avant d'arriver!

De toutes les maisons plantées dans les sa- pins, vis-à-vis, s'élèvent des fumées blanches

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qui ondoient comme de grandes plumes en montant vers le ciel.

Le silence serait parfait sans le bruit mono- tone de l'eau, quelques voix d'oiseaux et un bruissement à peine perceptible, comme un grésillement de la lumière. Le joli tableau que je regarde ressemble tant à ceux que cha- que année met devant mes yeux, que je perds la notion du temps et que je feuillette comme dans un livre illustré tous les printemps pas- sés.

Aucun souvenir distinct pourtant ne se dessine. Ce sont des impressions indéfinissa- bles, fugaces, qui disparaissent si je m'appli- que à les saisir. Je me sens seulement bien vivante au milieu de tous ces printemps dis- parus qui passent comme des vivions légères autour de moi et en moi, sans que je puisse en retenir aucune. Et je comprends bientôt que c'est l'âme même du Printemps qui est entrée ici et je la retrouve avec un bonheur grave aussi près des larmes que du sourire.

La fête sera complète, ma voisine s'est mise au piano et par la fenêtre ouverte m'arrivent les premières notes de cette sonate de Grieg que j'aime tant, parce que pour moi, elle est comme le poëme de la vie que j'y retrouve toute, depuis les premiers sons lents et ber- ceurs, doux comme le chant des berceaux les petits enfants dorment, ignorant le monde ils viennent d'entrer et leur âme qui n'est pas encore éveillée.

La mesure s'anime: c'est l'éveil, la joie

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inconsciente, puis la chanson : la cadence joyeuse s'accentue, se précipite et devient la danse folle, le tourbillon léger passent la jeunesse, l'enthousiasme, le plaisir qui éclate en un air de fête.

Un arrêt subit, une attente, quelques notes douces qui tremblent et vaguement, le rêve s'esquisse, chante, s'attendrit, et l'amour enfin palpite dans les longs traits passion- nés qui alternent, s'appellent et se répondent.

Peu à peu le chant devient plus égal, tou- jours tendre, mais avec une nuance distinc- tement triste, et les grandes phrases lentes disent le calme poignant des premières soli- tudes rencontrées, des désillusions ironiques, des séparations tragiques tombent ces lar- mes du cœur dont on voudrait mourir.

Voilà enfin la mélodie finale qui résume tout: elle monte en s'élargissant, forte et su- blime comme un souffle d'en haut, comme un geste de l'infinie miséricorde s'ouvrant pour recevoir l'âme lasse des choses de la terre, et la dernière note lancée s'arrête haletante, vibrant tout entière de tant de vie évoquée.

...Le silence m'arrache brusquement à cette rêverie s'est écoulé peut-être bien du temps: le ciel s'est obscurci, un nuage en passant sur l'eau lui donne une teinte plom- bée, et l'air froid qui entrait avec la musique me fait frissonner.

Mais n'étais-je pas devant ces feuilles épar- ses sur ma table dans l'intention de vous

LETTRES DE FADETTE 19

écrire une lettre bien sage, une lettre de carême finissant?

fOh! l'incorrigible Fadette qui rêve avec le Printemps, se grise de musique et oublie la chronique ! L'excuserez-vous ?T

VIII

Le cœur de Marie-Anne

Ce matin de Vendredi sait, il n'était pas cinq heures, quand le père Michon qui em- plissait la cuisine de son impatience, cria de sa plus grosse voix : "Vite, la p'tite! On a une grosse journée à prendre à la cabane! Les érables ont couler comme des fontaines, et j'ai quasiment regret d'avoir pas passé la nuit au bois. J'étais rendu! Un homme, c'pas une machine!"

Pendant qu'il parlait, Marie-Anne dégrin- golait l'escalier, fraîche comme l'aube et vive comme un coup de brise.

Et ils s'en allèrent à l'érablière, par les chemins défoncés, le bonhomme fumant pla- cidement sa pipe, et la jeune fille, distraite, toute au rêve intérieur qui n'était pas gai.

Dans le ciel délicat, encore teinté d'aurore, des petits nuages roses s'éparpillaient com- me des pétales de fleur; l'air pur et froid se parfumait, en approchant du bois, de la bonne odeur de la sève nouvelle, s'activant à habiller de vert le pauvre petit Printemps, tombé tout nu et grelottant dans les premiè-

20 LETTRES DE FADETTE

res heures d'Avril. Il fallut pourtant se mettre au travail, surveiller le feu, guetter la cuisson du sirop, répondre aux hommes affairés, préparer le repas... Marie-Anne avait tout juste le courage d'être là, de se taire et d'obéir machinalement aux ordres de son père.

Elle ne pouvait se distraire de cette obses- sion du chagrin récent qui nous prend tout le cœur, tout l'esprit et jusqu'aux pensées par lesquelles nous espérions y échapper, qui les tourne et retourne à sa manière et nous fait mal avec. Tout devient douloureux alors, et les grosses plaisanteries des travailleurs donnaient à Marie-Anne l'envie de sangloter.

Que veut dire l'abandon de Pierre depuis trois semaines? Elle en goûte l'amertume jusque dans la petite musique fine des gouttes d'eau tombant, pressées, dans les chaudières vides, car leur refrain lui rappelle Fan der- nier, la partie de Sucre Pierre et elle ont découvert leur mutuelle sympathie.

Son cœur franc et clair comme l'eau des sources s'est donné avec la confiance d'une enfant, avec la tendresse d'un cœur jeune privé des caresses maternelles, et c'est à tra- vers son pur amour qu'elle a vu un Pierre chimérique, à qui elle a prêté ses qualités à elle, sans se douter, la pauvre petite, que Pierre est d'une autre race qu'elle au phy- sique et au moral.

Et pourtant... elle a senti obscurément cette différence entre eux; sans vouloir se

LETTRES DE FADETTE 21

l'avouer, elle a eu peur de la grossièreté qu'il cachait mal, et, devinant instinctivement son incompréhension, elle n'a jamais voulu l'ap- profondir, de crainte de voir se briser le beau rêve auquel elle se cramponne aujourd'hui avec un commencement d'épouvante.

Elle est toute simple et n'analyse pas cela bien clairement: au contraire, elle essaie de faire taire les voix intérieures avertisseu- ses, et, pour cela, elle évoque les attentions, les mots d'amour, toute la griserie des joies passées. . .

Au cours de ses réflexions, elle avise un moule brillant, et une idée de petite fille lui inspire un projet aussitôt réalisé qu'imaginé.

Et le soir, en grand mystère, elle enveloppe d'un papier soyeux le beau cœur de sucre blond et dentelé: elle l'attache d'une faveur rose, et l'ayant caché dans un vieux journal, elle obtient de son petit frère qu'il le portera demain chez Pierre, à une bonne lieue de chez elle.

En revenant du marché, Pierre, un peu gris, trouve donc le souvenir de sa petite amie. Il le jette d'abord dédaigneusement sur la table, puis, se ravisant: "Tiens! Tiens! le cœur de la p'tite Marie-Anne, ça ferait un beau présent pas cher pour Léa! J'y porterai demain."

De ses gros doigts gourds, il refait gauche- ment le paquet, le met dans sa poche de "ca- pot", et il ne donne pas une pensée à Marie-

22 LETTRES DE FADETTE

Anne qui attend chez elle, anxieuse, et espère tout de ce rappel discret.

Léa et Pierre ont mangé ensemble le cœur de la pauvre petite qui a pleuré toutes ses larmes à la fin de ce jour de Pâques. Elle se serait vite consolée, si elle avait pu deviner comme Dieu est bon de la préserver de Pier- re !

Mais elle ne sait pas... nous ne savons jamais que longtemps après!

IX

Pour les Aveugles !

Le ciel est toute splendeur et toute lumière. Les vagues, gonflées par la débâcle ont des tons étranges d'ombre dure et de lueurs roses que leur prête, pour un moment, le soleil qui disparaît. Je ne vois que le ciel et l'eau, et là-bas, la rive brune qui s'illumine magique- ment aussi.

Une paix immense plane sur toutes les choses et pénètre mon âme. C'est la prière du soir de la journée, se retirant dans une telle beauté que je regrette infiniment les laideurs et les petitesses que j'y ai mises. Pendant qu'émerveillée de Dieu et de son so- leil, je contemple le tableau familier et cepen- dant jamais vu ainsi, je porte la main à mes yeux en pensant aux aveugles éternellement dans le noir, pour qui n'existent ni les loin- tains transparents, ni la voûte bleue, ni le

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large horizon, et une émotion grave me saisit en concevant tout à coup cette éternité de désolation dans l'obscurité.

Je les vois patients et chercheurs, se créant en eux-mêmes le monde inconnu qui semble familier aux autres, et soudain, le souvenir d'une prière qui me fut faite il y a déjà long- temps me traverse l'esprit et me trouble, car il ressemble à un remords.

Une amie inconnue de Fadette lui deman- dait de s'intéresser et d'intéresser ses lectri- ces à l'œuvre de la Bibliothèque Braille, insuffisante pour les besoins des aveugles de Nazareth.

Il y a deux moyens de nous aider, me disait-elle: l'un en apprenant la méthode pour écrire chez soi, l'autre en allant dicter des livres en noir aux femmes aveugles de l'ins- titut.

Il y a trois ans, les religieuses de Nazareth firent un appel à la charité féminine, et quoi- que les "copistes" et les "dicteuses" n'aient pas été nombreuses, il s'ajouta, par suite de leur dévouement, un bon nombre de volumes à la bibliothèque des aveugles.

On se demandera peut-être pourquoi ce travail ne serait pas fait par l'imprimerie? Tout simplement parce que les imprimés en relief coûtent très cher, et si la charité active de leurs bienfaiteurs ne voyait pas à leur pro- curer des manuscrits, les aveugles pourraient considérer la lecture comme un luxe presque inaccessible.

24 LETTRES DE F A DETTE

Cette œuvre de charité à laquelle on vous invite est divinement belle, et si bien faite pour tenter des cœurs de femmes, que j'ai l'espoir que ma suggestion inspirera à quel- ques-unes d'aller à Nazareth.

Là, elles se rendront compte clairement de ce qu'on leur demande et elles connaîtront les aveugles si intéressants et si merveilleu- sement doués. Les ténèbres qui pèsent sur leur cerveau comme des nuages opaques peu- vent être percés: ils le sentent et ils sont pleins d'aspirations ardentes vers l'inconnu qu'ils pressentent derrière le voile épais. Vous seriez la main qui écarte le voile, les yeux qui se prêtent à eux pour remplacer leurs pauvres yeux éteints, et si, par votre travail et votre dévouement, ils devinent un aspect encore incompris du monde invisible pour eux, comme vous serez heureuses et lières !

C'est maintenant aux anges à répondre, et en femme très curieuse je me demande com- bien il y en aura?

X

Si nous pouvions le croire !

Le délicieux Satan de Milton dit avec beau- coup d'esprit pour un ange congédié qu'il porte son bonheur en lui.

C'est vrai: il y a des êtres heureux par na- ture, comme il y en a qui sont malheureux.

LETTRES DE FADETTE 25

Ils sont heureux ou malheureux en dehors de toute circonstance extérieure par le seul fait d'exister. Le même paysage, la même mélodie jette l'un dans l'extase et fait san- gloter l'autre.

Nous connaissons, vous et moi, des person- nages qui portent la joie en elle et la projet- tent autour d'elles comme de la lumière, les graphologues les appellent des rayonnants. Est-ce trouvé cette expression ! Elle les expri- me admirablement. D'autres pauvres âmes traînent à leur suite une ombre qui éteint toute joie sur son passage. Il faut les plain- dre et essayer de ne pas leur ressembler, ô mes sœurs plaignardes, ô mes frères gro- gnons !

Après tout, c'est facile d'être heureux, et cela dépend plus de nous que nous ne le croyons. Il est bien entendu que je ne vous promets pas une vie exempte de chagrins, mais je vous dis que les plus vives souffrances peuvent être suivies d'aussi vives réactions de la volonté; je vous dis que l'habitude d'ac- cepter doucement la vie donne à l'âme une merveilleuse légèreté qui ressemble à la joie à s'y méprendre, et je vous assure que l'ac- tion étant en elle-même une jouissance, tant que vous agirez courageusement, vous ne serez pas tout à fait malheureux.

Et puis, les grands malheurs aussi bien que les grands bonheurs, sont les accidents de cette vie, qui se déroule ordinairement dans une monotonie médiocre qu'il dépend de nous

26 LETTRES DE FADETTE

de faire acceptable à nous-mêmes et à ceux qui dépendent de nous.

J'ai souvent à la mémoire cette si jolie nouvelle de Bazin, il nous explique Grise, cet autre lui-même, qui est en son âme et avec qui il cause et discute. "Qui donc est- elle? Quelque chose qui est en nous tous, le compagnon qui parle quand nous som- mes seuls; en vérité, je le crois, une moitié de mon âme, la plus libre et la plus jeune. Ni les souvenirs ne l'arrêtent, ni l'expérience ne l'assagit. Elle est celle qui va devant, qui bat la campagne et qui voit tandis que l'autre écoute et juge. Ceux qu'elle aime avec nous sont deux fois aimés, je l'appelle Grise et je me défie d'elle, et je m'amuse quand elle chante en moi."

Nous n'avons pas baptisé cette âme de notre âme, mais celui qui s'habitue à s'entre- tenir avec elle ne connaît pas l'ennui qui nait de l'isolement. Rien n'aide à être heu- reux comme de se sentir approuvé par cet autre nous-même, et si nous nous en occu- pions davantage, nous vivrions une vie inté- rieure plus profonde, et nous éviterions l'é- parpillement qui nuit tant au bonheur.

Enfin, puisqu'il suffit de se croire malheu- reux pour l'être réellement, nous devrions être heureux en croyant que nous le som- mes. Et nous le sommes toujours relative- ment à ceux qui sont dénués de tout et aux- quels nous ne pensons pas assez comme étant- des êtres vivants et tout près de nous.

LETTRES DE FADETTE 27

La ville est remplie de pauvres qui ont faim et froid, qui sont abandonnés, exilés peut-être, et qui, à titre d'étrangers sont encore plus ignorés que d'autres. Et c'est quelque chose, vous n'y avez peut-être jamais pensé d'avoir l'usage de ses yeux et de ses membres . . . c'est quelque chose de vous sentir dans le grand beau monde quand nous savons que Dieu le gouverne, s'occupe de nous incessamment,, et qu'il nous aime com- me nous aimons nos enfants. Alors, je vous le demande, pourquoi être malheureux?

XI

Heures précieuses

Il y a, dans la vie, des moments d'intimité rare et exquise il vous a semblé tenir une âme entre vos mains, et qu'elle battait comme le cœur d'un petit oiseau, un peu effaré mais qui se rassure à la douceur de votre paume.

C'est quelquefois le commencement d'une grande amitié, l'heure deux âmes se re- connaissent et se comprennent; c'est quel- quefois une illumination soudaine, une con- fiance imprévue, qui naît au cours d'une amitié ordinaire, et alors elle se transforme et devient ce qu'elle doit être: deux cœurs qui s'atteignent et se donnent mutuellement la liberté de se pénétrer sans qu'il puisse y avoir apparence d'indiscrétion.

Ceux qui n'ont jamais connu cette minute

28 LETTRES DE FADETTE

ne savent rien de l'amitié, et devraient, sans tarder, se mettre à la recherche d'un autre mot qui exprimerait les relations banales et familières de la vie quotidienne, avec des êtres qu'ils tutoient mais qui leur sont étran- gers.

Cette miraculeuse amitié, née à l'instant vous avez lu dans les profondeurs de l'autre âme, en lui ouvrant toute la vôtre, amènera-t-elle, entre vous, une grande inti- mité? Pas toujours... pas nécessairement.

Après s'être livrées dans un moment d'é- motion, les âmes habituées au silence s'y ren- ferment de nouveau, mais elles ne sont plus les solitaires d'avant. Elles savent que, quel- que part, soit tout près, soit très loin, existe un être qui les a devinées, qui a vu "le visage de leur âme", et qui, désormais, les com- prend quoi qu'ils fassent, quoi qu'ils disent, et si bien, qu'au besoin, ils les expliqueraient à d'autres qui les méconnaissent. Tout cela paraît subtil et un peu mystérieux, cependant beaucoup de femmes et quelques hommes me comprendront.

D'autres hausseront dédaigneusement les épaules. Ce sont ceux qui laissent dormir leurs âmes ou refusent d'écouter sa voix qu'ils étouffent sous des raisonnements mé- diocres et des points de vue pratiques qu'ils confondent avec la sagesse.

Ceux-là vivent dans un bien-être satisfait, et appellent leurs "amis" tous ceux qui con- tribuuent à rendre leur vie plus agréable:

LETTRES DE FADETTE 29

ils n'ont jamais pensé à voir, si c'est visible; à deviner, si c'est dissimulé, ce que peuvent couvrir les apparences.

Le genre d'esprit des femmes les porte naturellement aux analyses de sentiment, et leur intuition leur sert admirablement aux évaluations morales; aussi, celles qui sont attentives ont-elles l'occasion et le bonheur d'arriver à cette entente dans l'amitié qui n'est après tout que l'intelligence des âmes entre elles.

On se demande, avec étonnement, pourquoi les femmes ne se servent pas davantage de leur don de pénétration pour connaître l'âme de leurs enfants? C'est vraiment d'elles que l'on pourrait dire, en toute vérité, qu'elles "tiennent dans leurs mains" des petites âmes toutes neuves il n'y a rien encore. Sous In chaleur de leur tendresse, l'âme de l'en- fant s'entr'ouvre lentement, se déroule peu à peu, et il semble que, puisqu'elles y mettent ce qu'elles veulent, elles doivent facilement en suivre le développement, et n'avoir qu'à lire à mesure que la vie s'imprime dans ces âmes et les façonne.

Comment se fait-il alors, que, trop sou- vent, il vient un moment l'âme de la jeune fille se referme pour sa mère comme ces anciens livres à cadenas dont la clef serait perdue? La mère ne "sait" plus son enfant, et l'enfant, devenue ce que j'entendais drô- lement appelé par l'une d'elles "un petit comprimé", se dérobe à toutes les investi- gations./

30 LETTRES DE FADETTE

La mère se désole, l'enfant aussi quelque- fois... Qui a tort? Peut-être personne; faut- il absolument que quelqu'un ait tort quand il arrive un malheur?

XII

Ohé! les gens pratiques!

"Soyons pratiques 1 Nous ne sommes pas assez pratiques." Voici le grand cri de la plupart de nos hommes canadiens, et il nous fait frissonner d'appréhension, nous qui les trouvons déjà si terre-à-terre, si peu ins- truits et si contents de leur médiocrité!

Plus pratiques! Aurons-ils davantage les yeux à terre, les pieds dans la poussière, les mains dans leurs poches . . . quand ce n'est pas dans celles des autres?

Il est bon d'aider son pays et de savoir y admirer ce qu'il s'y fait de bon et de bien, mais il est dangereux de s'aveugler sur nos petits côtés et nos grosses lacune et de crier comme des paons quand quelqu'un s'avise de nous critiquer et de nous juger tels que nous sommes et non tels que nous croyons être. Si au moins je pouvais dire: "Tels que nous voulons être!" Cela supposerait un idéal! Les gens pratiques en lèvent les épau- les! A force de vouloir être pratiques pour- tant, les Canadiens croient pouvoir se pasr ser d'instruction, de goût, de principes et de cœur.

LETTRES DE FADETTE 31

Etre pratique, d'après un grand nombre d'entre eux, c'est donner à un garçon une instruction sommaire qui lui permette de gagner sa vie à seize ans, quand les mêmes parents dépensent des sommes extravagantes pour que leur fille soit vêtue comme une millionnaire.

Etre pratique, c'est être prêt à toutes les compromissions "pourvu que ça paye". C'est applaudir aux succès des gens habiles qui dupent les gens naïfs! C'est épouser une fille riche que Ton n'aime pas; c'est fréquenter des gens tarés dont l'influence peut être utile.

Quand on est pratique, on nargue les élans généreux et les enthousiasmes élevés: on a honte de paraître sensible et bon, et quand on est très jeune, on pose au jeune monstre qui ne croit ni à Dieu, ni au diable, ni à la vertu des femmes.

Le but de ces gens très positifs, c'est d'ar- river au succès matériel par tous les moyens, pourvu qu'ils ne conduisent pas à la prison.

Mais alors, pourquoi, en vertu de ce même sens pratique érigé en divinité, n'éviterait-on pas les écueils contre lesquels se brisent infailliblement tous les efforts vers le succès? J'ai nommé le jeu et l'ivrognerie, ces deux ennemis qui guettent les jeunes gens au sor- tir du collège, qui les détournent des études sérieuses et les poussent à l'abrutissement. Les hommes supérieurement pratiques sont- ils plus vigilants que les autres pour préser-

32 LETTRES DE FADETTE

ver leurs fils, ou sont-ils, au contraire, par l'exemple qu'ils leur donnent, des initiateurs à la vie de plaisir?

Qu'il s'en perd, de pauvres enfants, qui, sous prétexte de se divertir, s'habituent in- sensiblement à boire: c'est d'abord une fois en passant, puis, les occasions se multiplient, et le jeune homme, dominé par un sot amour- propre, n'ose refuser les compagnons plus aguerris et déjà fêtards.

Poussé par cette vanité de la jeunesse qui n'est pas encore complètement dégagée des timidités de l'enfance et veut les cacher, il s'applique à imiter les pires modèles et sa gloire serait de les dépasser!

Il n'a pas honte du mal qu'il fait, mais du bien qu'on pourrait le soupçonner de faire! Il rougit d'être délicat et sensible: il se ca- che pour entrer dans une église: il n'a pas le courage de protester quand, devant lui, on insulte les gens et les choses vénérables. Il s'affiche en mauvaise compagnie, moins parce qu'il s'y plait que parce que cela le pose. Il rivalise de sottises avec les plus fous et d'ex- travagances avec les plus dépensiers, et com- me les fonds viennent à manquer, il joue.

Et ce sont vos fils, ô gens pratiques, qui n'avez que le souci de "faire" de l'argent. "Oh! cela n'a qu'un temps", dites-vous avec calme. Mais ce temps dure peut-être assez pour que votre fils contracte des habitude? tyranniques, et qu'à vingt-quatre ans il soit fini? Il ne sera peut-être jamais qu'un inca-

LETTRES DE FADETTE 33

pable, un irresponsable, et aussi, un hypo- crite, quand il aura constaté que l'étalage de ses vices ne lui vaut rien.

0 gens pratiques! Me plaçant à votre seul point de vue pécuniaire et social, je vous demande si, de toutes vos forces, vous ne devriez pas combattre ces dangers sur les- quels vous vous aveuglez? Vous avez fait votre fortune, vous, et après, vous avez "joui de la vie". Eux, vos enfants, jouissent de la vie d'abord et ensuite dissiperont votre for- tune: ils ne sont pas des hommes. Ne voyez- vous pas qu'ils deviendront votre honte?

XIII

Pour que l'amour dure !

Vous me dites, Madame, que votre mari vous aime et vous me demandez ce qu'il y a à faire pour qu'il vous aime toujours? Je me sens bien impuissante à vous donner la re- cette infaillible qui assurerait ce prodige; si elle existait, ce serait le paradis sur la terre, car le ciel, ce sera l'harmonie et l'amour uni- versels.

Au lieu d'aimer à tort et à travers comme ici-bas, nous serons toujours dans l'ordre et je me figure que le rythme des âmes ressem- blera à celui des astres...

Toute une soirée j'avais rêvé au sujet de votre jolie lettre, et j'avais décidé de n'y pas répondre puisque je ne pouvais le faire utile-

34 LETTRES DE FADETTE

ment, mais ce matin, en feuilletant une revue américaine, je tombe sur un amusant article qui traite de l'importante question. En m'en inspirant je vous satisferai peut-être et j'évite toutes les responsabilités. L'auteur, après plusieurs constatations générales, affirme que l'homme a été inconstant jusqu'ici, parce que la femme s'est bornée l'amuser, à lui plaire, à l'inspirer et à le rendre heureux". C'est déjà bien joli, il me semble et le "roi de la création", comme elle l'appelle, n'a pas lieu de se plaindre?

"Tout cela, reprend l'auteur, n'est rien ou presque rien, si la femme ne franchit pas encore un échelon et ne devient pas quelque chose de plus." Ce quelque chose, c'est la camarade de l'homme, sa camarade avisée et sa conseillère sagace dans la pratique de la vie.

En fine observatrice, elle insiste sur plu- sieurs traits de la nature masculine qu'il importe aux femmes de bien connaître pour arriver au succès.

Miss Hart parle de la beauté avec un dé- dain que je suis loin de partager, et malgré tous ses discours, il n'en reste pas moins vrai et prouvé que l'homme est et sera surtout attiré par la beauté de la femme. Mais il est prouvé également que la beauté même pâlit par la force de l'habitude, et que les femmes doivent chercher d'autres moyens de retenir l'amour.

Cette Américaine n'est pas flatteuse pour les hommes et c'est sa pensée que je traduis.

LETTRESjDE FADETTE 35

Elle veut que les femmes apprennent à écou- ter, car, dit-elle, "tous les hommes sont ravis par le don de leur propre voix. Ils aiment à rencontrer une personne muette et crédule à qui ils peuvent parler d'eux-mêmes, de leurs ambitions, de leurs travaux, de leurs goûts, de leurs manies. Peu d'hommes sont bril- lants; ils sont reconnaissants, sans se l'a- vouer, à la femme qui leur donne l'occasion d'apparaître sous leur meilleur jour. Une femme qui sait faire cadeau de son esprit à un homme a fait beaucoup pour s'assurer sa conquête."

Elle prétend que, non seulement l'homme est séduit, par la douceur, mais qu'il aime la flatterie car "il est essentiellement vaniteux". La faiblesse féminine est pour lui la flatterie suprême, car elle souligne et proclame la dépendance de la femme. Soyez indépen- dante, conseille ce philosophe en jupon, mais gardez-vous de paraître telle. La plus rapide façon d'éveiller l'intérêt d'un homme est de paraître en dépendre. Le plus sûr moyen de gagner sa bonne volonté est de ne pas douter qu'il soit capable de tout. Un homme se haussera, à force d'efforts, à la hauteur d'un idéal de femme; mais qu'elle ne lui laisse jamais soupçonner qu'elle sait à quel point il est faible, si elle ne veut pas qu'il lui mon- tre qu'il peut être plus faible encore.

Puis les hommes aiment la gaieté qui les repose, la patience qui les surprend, la séré- nité à l'état d'atmosphère ambiant. Une fem-

36 LETTRES DE FADETTE

me doit encore apprendre à connaître la puis- sance de l'habitude, et si elle veut réformer, qu'elle ne cherche pas à corriger un défaut, ce qui est à peu près impossible, mais qu'elle essaie de remplacer une habitude mauvaise par une bonne habitude.

Enfin, il est inutile, paraît-il, pour vous attacher un homme, de jouer le rôle d'ange ou d'en prendre transitoirement l'apparence. "Gardez vos défauts, les hommes ne vous en aimeront pas moins s'ils n'en sont pas gênés". Ici je me permets de faire observer que les défauts féminins comme les défauts mascu- lins sont généralement incommodes, et je mets une restriction à ce petit conseil dou- teux.

Le conclusion de ce long article que je n'ai fait qu'esquisser, c'est que l'homme ressem- ble à un violon dont les sons varient d'après les mains qui en jouent, et que même les Stradivarius peuvent, dans des mains vul- gaires, se comporter comme de vulgaires crincrins. Alors, mes amies, vous n'avez qu'à devenir des artistes pour jouer des qualités et des défauts des hommes. Appliquez-vous à les étudier, à les deviner, et si après cela vous n'avez pas réussi, vous aurez tout de même appris beaucoup de choses intéres- santes, non seulement sur eux mais sur vous- mêmes.

LETTRES DE FADETTE 37

XIV

Le Monstre

"Le moi est haïsable", a-t-on dit, mais on dit tant de choses! Et celui qui a dit cela trouvait, comme vous et moi, que c'est le "moi" des autres qui est haïssable, et il aimait beaucoup son "moi" à lui.

On a discuté et on discutera toujours sur l'égoïsme comparé des hommes et des fem- mes. Discuter fait passer le temps mais ne sert à rien, au fond.

Il y a des égoïstes des deux sexes et nous en connaissons de plus détestables les uns que les autres.

L'égoïsme que nous connaissons moins et dont nous nous gardons bien de parler, est celui que nous soignons tendrement au fond du moi haïssable que nous aimons tant. L'égoïsme, c'est le culte du moi, et qui n'a pas de dévotion pour soi? Elle est plus ou moins fervente, plus ou moins encombrante, et ceux qui se défendent de cette dévotion-là sont pires que les autres: car ils s'aveuglent sur eux-mêmes, et ils sont égoïstes sans s'en apercevoir. Ils sont sur le chemin qui les mène à l'égoïsme parfait.

Connaissez-vous un franc égoïste? C'est un laide chose! D'abord il manque d'intelli- gence. L'intelligence suppose de la largeur de vues, de l'adaptabilité, et le vrai égoïste

38 LETTRES DE FADETTE

ne sort jamais de la coquille de ses petites idées et de ses habitudes routinières.

Vaniteux et suffisant, il ne voit que lui, ne trouve personne à sa hauteur, aussi comme il s'admire, comme il se vante et comme il s'ai- me!

Ce qui lui plaît doit nécessairement plaire aux autres, et s'il a faim, il faut que sa femme mange! Quand il est malade, les bien portants ne peuvent pas rire, et si les autres sont ma- lades, cela ne vaut pas la peine de s'y arrêter, c'est de l'imagination!

Un égoïste de ce calibre est absolu: il ne sait voir ni à droite, ni à gauche, et cela n'importe pas. Il se voit, lui, le centre, vers lequel tout doit converger: il utilise le talent des autres, il accapare leur temps, il profite de leur malheur, il se réjouit des maladresses et de l'incurie de ceux qui ne réussissent pas dans la vie. . .

Essayez de lui dire qu'à côté de son mons- trueux égoïsme des fiertés sont blessées, des libertés sont opprimées, des cœurs sont écra- sés, toute la joie est éteinte !

Il vous taxera de calomnie et d'injustice, il protestera de toutes ses forces; au besoin, il vous prouvera que les pauvres autres que vous plaignez sont des privilégiés de vivre dans son rayon et de servir à son auguste bonheur. Et il continuera son chemin dans la vie la tête haute, le talon sonnant, rempli et fier de lui-même, et jamais, au grand jamais, il ne prendra souci des destinées humaines qui ont

LETTRES DE FADETTE 39

été piétinées par son insouciance et son aveu- gle égoïsme.

XV

Le Pin parlant

Le jour de "ma" lettre n'est pas toujours un jour de fête, mes amis!

Quand j'ai quelque chose à vous dire, ça va tout seul, mais ce matin après avoir écrit: "Lettre de Fadette", rien ne venait. Ma feuille «e couvrit peu à peu de petits person- nages en goguette, d'oiseaux fantastiques, de fleurs échevelées, de zigzags mystérieux . . . plus je crayonnais, plus insaisissables se fai- saient les idées.

Je pense qu'il faisait trop beaul Les vagues jaseuses riaient sous les caresses du soleil, les arbres se saluaient en se murmurant des choses réjouissantes et toutes ces voix de dehors me disaient: "Es-tu bête! Plante donc ta plume!"

Je fus lâche devant la tentation, et je la plantai là, ma plume! Et sans remords, avec un cœur léger comme l'air ambiant, je partis pour le chemin vert... Ah! si vous le con- naissiez, le chemin vert, vous comprendriez qu'on abandonne pour lui une pièce aux qua- tre murs tapissés de brun!

Je marchais sur la mousse, en cueillant d'étranges petites orchidées semblables à des clochettes tourmentées enfilées dans du ve- lours vert, des jacinthes bleues, des ancolies

40 LETTRES DE FADETTE

toutes frémissantes sur leurs longues tiges, et des petites primevères et des herbes folles, et des fougères frêles pas encore toutes dé- roulées. . . Je marchais dans le vent parfumé et dans le bon soleil, et au bout de mon che- min, devinez ce que je trouvai? Je vous le donne en mille!

Ma lettre, mes amis! ou, plus exactement, le sujet de ma lettre, qui, au rebours de toute morale bien faite, m'attendait pour me récom- penser de ma belle flânerie et de ma grande paresse!

Et elle n'est pas banale, "mon sujet", avec ses yeux clairs, son nez retroussé, ses che- veux fous autour d'un teint et d'un sourire! Un sourire qui fait de la lumière.

Je la surpris se regardant dans un miroir grand comme la main, suspendu par une ficelle au mur crépi d'une cuisine j'étais entrée par la porte grande ouverte.

Elle rougit en me reconnaissant, toute con- fuse d'avoir été prise à se contempler. Non, madame, plus un œuf à la maison. Le père les a tous portés à la ville dré le matin.

Rien à faire, alors; je me lève pour partir. Elle me suit, donne un tour de clef à sa porte, et me confie qu'elle fera un bout de chemin avec moi, car elle s'en va à une source qu'elle nomme "La ressource du Pin Par- lant".

Et vous comprenez que je questionne, ravie de ce nom qui rappelle le beau temps des fées. Il paraît que ce Pin merveilleux va

LETTRES DE FADETTE 41

révéler à Marie les intentions de son amou- reux, car on a un amoureux quoiqu'on ait tout juste dix-huit ans! Et cet amoureux ne parfe pas beaucoup, et Marie voudrait bien savoir ce qu'en pense le Pin Parlant, et alors, elle va le lui demander.

N'allez pas croire que je vous invente une histoire. Non, c'est arrivé, et ce matin même.

Marie veut donc savoir si elle épousera le beau Louison et quand? Et elle croit ferme- ment avoir une réponse à la source.

Et voilà comment elle s'y prendra pour se faire faire ces grandes prédictions. Elle atta- chera, avec un cordon rose qu'elle me montra, un paquet d'aiguilles de pin: elle les placera sur les pierres de la source, et elle s'éloignera discrètement pendant une heure, et sans re- garder ce qui se passe à la "ressource". A son retour, la position des aiguilles dégringolées la renseignera sur le secret de son avenir.

J'ai connu des jeunes filles, en ville, qui consultaient de vilaines diseuses de bonne aventure, j'aime bien mieux les fillettes qui font causer le Pin Parlant, et je n'ai aucune défiance contre les esprits qui jonglent avec des aiguilles de pin.

Je revins emportant avec moi la vision de ce cœur ingénu et pur, qui raconte tout haut ses rêves et se trouve jolie dans un miroir de dix sous. Et cette primitive évoqua le souvenir d'une Fadette très, très lointaine qui, elle aussi, était confiante et crédule, avec tant de tendresse au cœur qu'elle adorait

42 LETTRES DE FADETTE

même les roses, et tant de bonheur qu'elle en avait des ailes, et de tels désespoirs qu'elle se prenait pour une héroïne des contes qu'elle aimait tant.

Quand on veut du vrai bon, sans ombres, sans regrets, on écarte tous les autres sou- venirs, et ceux de l'enfance se détachent ra- dieux comme des soleils, doux comme des caresses maternelles, avec le commencement de profondeur et de mystère d'une âme qui prend conscience d'elle-même.

XVI

U Ouragan

Ce n'est plus le jour et ce n'est pas encore la nuit. Les montagnes ont pris des teintes violettes, puis sont devenues grises; elles s'affacent et semblent s'évaporer. Les vagues soulevées se brisent dans l'ombre sur les galets de la grève, et du large, accourt le vent qui donne de la voix. Des nuages menaçants roulent, noirs et rapides: on les sent peser lourds et humides sur les épaules ... et on attend... on attend dans une angoisse in- quiète qu'ils s'ouvrent pour livrer passage à la tempête qui se prépare.

Plus bas, dans la vallée, les lumières du village voisin s'allument une à une, la rue est déserte et hors le vent, tout se tait. Lui s'élève: des rafales brusques passent en sif- flant, et dans les accalnùes, une plainte adou- cie, continue, se fait entendre et ressemble à

LETTRES DE FADETTE 43

un sanglot lointain. Puis le vent reprend rude et puissant: il soulève le sable en tour- billons, il secoue et courbe les arbres dans des mouvements affolés, et quand il cesse un instant, la même voix frêle de détresse re- prend en sourdine: elle gémit, elle pleure, et elle met dans le cœur l'émoi d'une défail- lance. On la reconnaît: c'est la voix éternelle de la douleur à travers les âges. Aussi an- cienne que le vent, elle fut d'abord la douleur des choses brisées, dispersées et tourmentées, puis elle devint la douleur humaine qui ne cesse de se lamenter. Couverte par le fra- cas des éléments, par l'agitation de la vie matérielle, elle n'élève pas la voix, et plus elle est sourde, plus elle est profonde. Elle est partout, comme le vent, et nul coin de la terre ne l'a pas entendue, car sans elle, les hommes ne seraient pas des hommes mais des dieux.

Voilà la tempête déchaînée: je n'entends plus la voix qui pleure, mais des milliers de voix qui vocifèrent dans la nuit. Tout est chaos: les nuages bousculés s'écrasent, se confondent, se dépassent, et leur masse for- midable paraît saisie de vertige. L'un d'eux, chargé de grêle, crève au milieu des autres, et les grêlons crépitent assourdissants, ils roulent et bondissent sur le toît comme des génies malfaisants. J'allume ma lampe car je commence à avoir peur d'être seule au milieu d'un tel tapage, et peu à peu je me rassure, car cette petite chose qui m'éclaire a une âme qui me parle et je ne sens plus

44 LETTRES DE FADETTE

ma solitude. Sur le livre entr'ouvert, sur les portraits familiers, le cercle blond se pose, et tout autour la lueur rose de l'abat- jour met une ombre tiède et attendrie.

C'est bon d'être dans la pièce close, à l'abri des choses brutales qui vagabondent dans l'espace, et des choses méchantes qui, sans trêve, sortent du noir que des éclairs fulgu- rants déchirent sans l'éclairer. La grande horloge va toujours d'un mouvement mono- tone et doux: un grain de sable suffirait à l'arrêter, mais elle défie la tempête qui gron- de sans l'attendre.

Je rêve des cœurs humains, de tout ce qui les garde et les protège contre les haines et les séductions du mal... et je vois les affections de femme comme des réfugiés bénis jeunes et vieux ont be- soin de se mettre à l'abri. Les mères, les épouses, les fiancées, les sœurs et les amies comprennent-elles assez que c'est vers elles qu'ils viendront, les forts, quand la tem- pête les menacera, quand ils seront las ou découragés? Si elle le comprenaient, ne se- raient-elles pas toujours au poste, gardien- nes fidèles du foyer, prêtes à les accueillir? Il y en a tant qui n'y sont jamais!

XVII

De l'éducation

J'ai lu autrefois un livre très curieux. C'était l'aventure d'une femme découvrant en

LETTRES DE FADETTE 45

elle quatre personnalités distinctes et succes- sives qui passaient le temps à se combattre, à se quereller, et au milieu de ces disputes et de ces tempêtes, l'héroïne menait une vie très accidentée l'ange et le diable avaient chacun leurs jours.

Je ne me souviens plus si le livre était bien écrit, mais j'ai toujours gardé le souvenir de cette histoire qui m'intéressait par son côté psychologique si vrai, car n'est-ce pas, au fond, l'histoire, de notre personnalité tombée en anarchie? lequel d'entre nous peut se vanter de n'avoir pas éprouvé en lui ce con- flit d'instincts et de sentiments qui s'éveillent sous la poussée des circonstances, et d'où sor- tent l'héroïsme ou la lâcheté, la sagesse ou la folie ?J?

£Tous nous assistons aux débats et aux dis- cussions de l'ange et du diable en nous, et tous nous avons une conscience éveillée, attentive, clairvoyante, qui voit bien le dan- ger sans toujours savoir ou vouloir l'éviter.*]

Chez les natures foncièrement bonnes mais faibles, le danger s'accroît du manque de ré- sistance, et de concessions en concessions, d'entraînements en entraînements, elles arri- vent parfois à atteindre le fond de l'abîme les attire leur diable: elles y tombent sans lutte et elles sont perdues sans presque avoir eu conscience de leur chute.

Et on lit encore mieux dans les âmes que dans les livres le bienfait d'une volonté forte et exercée qui sait résister, et au besoin, com-

46 LETTRES DE FADETTE

battre. Cette force combative devrait être développée chez les enfants: on cherche le plus souvent à la faire disparaître.

Pour ma part j'aime mieux un petit révolté qui se cabre d'instinct sous le joug, que ces natures passives qui subissent sans dire mot, en courbant la tête, toutes les tyrannies et toutes les exigences.

Le premier est plus difficile à former: il y faut beaucoup de fermeté douce et tenace, mais s'il est bien élevé, dans toute la force du mot et de la chose, il fera un homme qui saura ce qu'il veut, qui ne subira pas les influences presque inconsciemment, qui saura enfin se résister à lui-même aussi bien que résister aux autres.

Ceux qui tombent aux pires dégradations sont les mous, les lâches, les oisifs, les irré- solus, et il n'est pas d'efforts que nous ne devions faire pour faire grandir chez les en- fants l'initiative et la conscience de leur force, afin qu'ils sentent la possibilité de résister à tout ce que réprouvent leur cons- cience et leur cœur.

Vous pensez bien que les pauvres parents qui font devant leurs enfants cet humiliant avœu: "Je ne puis en venir à bout", n'auront pas un brillant succès dans cette formation sérieuse d'un caractère! Je le répète et on me croira sans peine, c'est difficile de développer la force en demandant l'obéissance et de faire céder la volonté sans la bri°2r. J'é- prouve toujours une impression pénible

LETTRES DE FADETTE 47

quand j'entends parler de briser une volonté: quelle erreur! Il faut la diriger, ce qui est bien différent.

Quelle insouciance est apportée générale- ment à cette grande œuvre de l'éducation par les jeunes mères pour qui les enfants sont de jolies poupées avec lesquelles elles jouent jusqu'à ce qu'elles deviennent de vrais petits diables. Alors, elles les éloignent et deman- dent aux éducateurs et aux religieuses d'en faire des anges. Et elles s'en lavent les mains 1 Croyez-moi, mesdames, aucun dévoue- ment, aucune sollicitude étrangère ne pourra jamais refaire le commencement négligé par vous. L'âme de votre enfant se sentira tou- jours d'avoir été moralement orpheline pen- dant ses premières années.

XVIII

Flânerie

L'air est transparent, le soleil descend au milieu d'un embrasement rose; dans le jar- din, le jet d'eau monte joyeusement pendant que les ombres s'allongent et que les roses embaument. Tout sent bon et tout chante sous le ciel qui se décolore. La fine odeur des foins coupés, les parfums du jardin et du bois voisin nous grisent, et nonchalamment nous rêvons. Sur le chemin gris, devant nous, passent des hommes et des femmes, leur fourche sur l'épaule... ils reviennent

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du champ, et le vent rafraîchi souffle sur leur fatigue avec un bruit d'ailes qui s'agitent.

La douceur du soir nous pénètre. Sans volonté, sans désir, presque sans pensée, nous demeurons à demi-étendus sur les fauteuils de la galerie, à peine conscients des bonsoirs des travailleurs qui saluent poliment notre paresse béate.

Et soudain, le son de la cloche tombe dans le silence et nous tire brusquement de la som- nolence où nous glissions. Les glas tintent lugubrement, et nos cœurs se serrent, car nous pensons au pauvre petit soldat tué en Belgique et dont le service sera chanté de- main ... et à la mère qui se désole tout près ... et à toutes les mères d'Europe et d'Amé- rique qui tremblent et qui pleurent I

Oui, pendant que nous nous laissons être heureux ici, la guerre continue furieuse là- bas. Les hommes se tuent, les blessés ago- nisent dans les hôpitaux, tout comme l'au- tomne dernier et plus encore!

Mais notre sympathie ne s'exprime plus qu'en exclamations apitoyées! Oh! je le sais, vous allez protester et me dire: "Nous avons travaillé tout l'hiver, nous avons donné et même beaucoup, et nous ne sommes pas égoïstes. . ." En êtes-vous bien sûres? et notre élan n'est-il pas bien arrêté? Cependant, le besoin dure, le malheur augmente et logique- ment, les secours doivent continuer et même se multiplier.

Il faudra beaucoup de lainages et de tri- cots cet automne, et c'est maintenant qu'il

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faut les préparer, et au lieu de flâner comme nous le faisions ce soir, ne perdons pas une minute, mes amies, et< tricotons pour tous les soldats qui auront si froid en novembre!

Ahl défions-nous de nos beaux discours sympathiques, des jolis mouvements de sen- sibilité qui nous mettent les larmes aux yeux; tout ce remuement d'émotion nous donne peut-être l'impression que nous avons beau- coup de cœur; c'est une illusion si nous pleurons de pitié sans bouger un doigt pour donner du secours.

N'être pas méchante, ce n'est pas nécessai- rement être bonne. La bonté est active, dé- vouée, désintéressée, et les phrases et les lar- mes n'avanceront pas beaucoup tous les mal- heureux qu'il est de notre devoir d'aider.

Afin de ne pas troubler notre quiétude, nous préférons ne pas nous arrêter longtemps à cette pensée de la guerre qui nous obsédait il y a quelques mois.

Nous serions-nous donc habituées à l'hor- reur de la souffrance et de la misère?

Je ne veux pas le croire, nous nous repo- sions seulement. Maintenant, c'est fait, et nous serons bonnes. Et n'oublions pas que nous ne le serions pas, en courant après le plaisir et en fuyant tout ce qui ressemble à une gêne ou à un effort.

50 LETTRES DE FADETTE

XIX

Un sermon en musique

J'entendais dernièrement, pour la seconde fois, la splendide "Neuvième symphonie" de Beethoven, magistralement exécutée par des artistes, des artistes touchés jusqu'au fond de l'âme par la joie divine qui s'en dégage et nous la transmettant, vibrante et belle, comme une action de grâce à la Yie elle- même.

Et c'est miraculeux, que de toutes ses dé- tresses, Beethoven ait pu faire sortir cet hymne triomphal si grandiosement serein.

Infortune matérielle, ennuis de famille, so- litude morale, amours irréalisés et la suprê- me épreuve, cette surdité qui le murait en lui- même et lui dérobait en partie son propre génie, ne voilà-t-il pas le bilan de la vie du grand musicien? Une âme faible se fût jetée dans le désespoir, lui, fut vraiment purifié et divinisé par la douleur; il s'en servit com- me d'ailes immenses qui relevèrent au-dessus de lui-même. La souffrance ne l'empêcha pas d'aimer la vie d'un amour démesuré dont l'écho ravit encore le monde d'admiration, et dont cette Neuvième Symphonie semble l'expression la plus parfaite.

Dans la vie des grands hommes nous pou- vons souvent puiser du courage et du goût à vivre. Sans cesse, elle nous fournit l'occa- sion de comparer nos jours trop légers avec

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ces existences toutes chargées, et nous déplo- rons alors notre inaction, la mesquinerie de notre destin que nous pouvons élargir pour- tant, en l'acceptant bravement tel qu'il est au lieu de le subir en nous lamentant sur notre triste sort! Si l'on vit avec son intelli- gence, son activité, son cœur, toute son âme, on n'a pas l'occasion de trouver sa vie "terne et plate", comme me l'écrivait ces jours-ci, une lointaine amie inconnue qui voudrait faire des choses héroïques pour "sortir de la banalité qui l'étouffé."

Ma petite amie, le premier des héroïsmes c'est d'accepter la vie telle qu'elle nous est faite par les circonstances permises par Dieu. Oh! ce n'est pas un héroïsme à panaches et à fanfares qui attire l'attention et provoque les applaudissements. C'est un héroïsme obscur, continue, manifesté dans les plus pe- tites choses: comme un génie bienfaisant, il embellit tout ce qu'il touche, colore les vies ternes, féconde les vies stériles, et donne de l'air aux âmes étouffées par la banalité.

Laisser filer ses jours dans le gris, se désin- téresser de tout parce que notre milieu ne nous convient pas, c'est vraiment une lâcheté et le fait d'un "cœur mou", comme disait la vieille.

C'est nous-mêmes qui devons donner sa valeur à notre vie et au lieu de dédaigner la vôtre, appliquez-vous à en dégager la beau- té et à l'aimer.

Voulez-vous une bonne recette pour être heureuse? .!

52 j v LETTRES DE FADETTE

<r'

^Ayez foi dans la vie, acceptez-en tous les

devoirs, cherchez toutes ses joies et vous n'at- tendrez pas longtemps un bonheur paisible qui saura vous trouver au milieu des occu- pations les plus humbles.

Ceux qui ont une vie manquée ne sont pas ceux qui ont beaucoup d'épreuves, ce sont ceux qui n'aiment pas la vie et qui se fati- guent et fatiguent les autres de leurs lamen- tations sur ce qui "devrait être!"

Là! vous direz que je n'ai pas de sympa- thie!

XX

La sympathie

Nous étions en petit comité, hier, sous les grands arbres qui, en frissonnant, secouaient leurs feuilles sur nos têtes, et nous parlions du mystérieux instinct qu'est la sympathie. Chacune émettait son idée et il s'est dit de bien jolies choses, car on sait que si les fem- mes raisonnent peu leurs impressions, elles ont le don de les rendre vivantes à ceux à qui elles en font part.

Et le sujet nous intéressait toutes: la sym- pathie joue dans la vie féminine un rôle si considérable 1 Elle décide de nos choix, et par eux de notre bonheur. Elle décide avec une liberté complète, sans tenir compte de la fortune, du rang, des raisons de conve- nance ou d'intérêt. Aussi y a-t-il des attrac- tions déraisonnables, et les Grecs, pour en

LETTRES DE FADETTE 53

fixer les causes, ont eu recours à un subter- fuge: ils ont bandé les yeux de l'Amour et mis ensuite toutes ses erreurs sur le compte de la cécité!

Contre cette boutade, /plusieurs protestè- rent, et prétendirent que si la passion est aveugle, la sympathie est clairvoyante et devine généralement juste. Je suis de cette opinion/'/ Et plus les âmes sont délicatement impressionnables, plus leurs intuitions sont rapides et sûres.

Mais nous étions toutes d'accord, c'est qu'on nous plaît ou qu'on nous déplaît avant d'avoir ouvert la bouche, pour des raisons que nous ne saurions toujours formuler et que nous exprimons par le fameux "parce que" qui fait sourire dédaigneusement les hommes si raisonnables qui ont la préten- tion de tout expliquer... on sait avec quel succès, parfois!

Nous expliquons moins, c'est vrai, mais nous sentons, nous voyons et nous vivons nos sympathies. Ne semble-t-iljpas, en effet, que la sympathie soit comme Lia vision de l'en- dedans d'une âme pareille à la nôtre; douce- ment elle nous tire à elle car elle nous devine aussO

Cette prescience porte immédiatement les âmes à se chercher dans tout ce qui les ré- vèle, et si elles s'abandonnent à cette curio- sité, alors commence un des plus charmants moments de la vie.

On se connaît à peine mais on se devine. On parle... et chacun fait juste la réponse

54 LETTRES DE FADETTE

attendue par l'autre. On n'achève pas sa phrase et l'autre la complète. On se tait, et les esprits, suivant le même chemin, s'aper- çoivent avec une surprise ravie, par un mot semblable dit dans le même moment, qu'ils ne se sont pas quittés.

L'une écoute l'autre dire ce qu'elle a tou- jours pensé, et cet écho d'une âme qui est la voix d'une autre âme, crée une harmonie si parfaite, que bientôt, les deux voix n'en font qu'une; elles sont fondues ensemble dans la douceur de cette sympathie magique.

Bientôt le temps n'a plus de signification pour eux, c'est un mot! Ils oublient que six mois auparavant ils ignoraient l'existence l'un de l'autre. Si vous exprimiez une sur- prise sur l'intimité si promptement établie entre eux, ils vous répondraient: "Nous ne nous trouvons pas, nous nous retrouvons, nous nous cherchions, nous nous atten- dions.". . . Et c'est peut-être vrai? Qu'en sa- vons-nous? C'est un plaisir bien délicat que cette découverte graduelle d'un être vers le- quel vous conduit une sympathie intelli- gente et qui cherche.

J'ai parlé de ressemblances; encore faut-il qu'elles ne soient pas trop grandes. Les divergences entre elles, fournissent, au con- traire, l'élément mystérieux, la part d'inconnu qui tente toujours les âmes humaines, et cette dernière condition est, hélas, facilement réa- lisable! Les âmes sont si inconnaissables et armées de tant de ressorts inconnus, que

LETTRES DE FADETTE 55

la part d'imprévu reste intacte dans celles que nous croyons connaître le mieux. C'est un peu triste, puisque nous avons toujours l'inquiétude de ce que nous ignorons . . . mais en y réfléchissant, cette tristesse est peut-être un de nos bonheurs! L'impossibilité de lire couramment dans les âmes les uns des autres est peut-être une des plus sages bénédictions du ciel.

XXI

L'éteignoir

Un hasard m'a ramenée, après quinze ans, dans cette ancienne maison de vieille petite ville pas un clou n'a été changé. Parmi les meubles reluisants et dans le décor raide et péniblement correct, la même femme aus- tère, plus sèche et plus ridée qu'autrefois, impose sa volonté inflexible aux deux jeunes filles d'antan qu'elle traite encore comme des enfants, ne leur laissant pas la moindre initiative et les privant de toute liberté per- sonnelle.

C'est le même intérieur clos, fermé au soleil et aux bruits du dehors, où, au lieu de vivre, végètent les trois femmes: elles tuent le temps à coups de plumeau et d'ai- guille, et elles se laissent tuer lentement par lui.

Je revois dans le passé les fillettes vives et espiègles, cherchant déjà à se dérober aux sévères surveillances de leur mère, et je

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pleurerais de pitié en constatant ce qu'elles sont devenues dans la vie cloîtrée et com- primée à laquelle elles ont finir par se soumettre.

L'aînée passe à peine la trentaine: c'est une vieille femme! Tout le long du jour, quand elle ne souffle pas sur d'invisibles poussières, elle se tâte le pouls, la tête et l'estomac, concentrant l'intérêt de sa vie à se découvrir un mal nouveau et un remède approprié.

La seconde, d'une nature ardente, active et très intelligente, a essayé d'arracher un peu d'indépendance à l'inintelligent despotisme de sa mère, mais elle s'est usé les ailes à frapper contre les barreaux de sa cage... la main de fer a écarté les amies, réglé les sor- ties, rempli les heures d'occupations ma- nuelles, honni les livres, et peu à peu les en- thousiasmes juvéniles se sont éteints, et les élans charitables se sont arrêtés. On a jeté tant d'eau froide sur cette âme ardente, qu'elle dort maintenant sous les cendres ac- cumulées de ses désappointements, de ses rêves et de son morne ennui.

J'ai passé trois jours dans cette maison : moralement et physiquement on y étouffe. Ma présence donna cependant un peu d'air à la seule vivante de ce sarcophage meublé. Un soir elle me fit le récit simple et navrant de sa vie manquée. Les années de pension ! furent les seules années heureuses: elle ne connut ni les plaisirs, ni l'insouciance heu-

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reuse de la jeunesse. Elle se fut peut-être mariée, elle est douce et tendre, mais elle n'eut jamais l'occasion de rencontrer un jeune homme. Elle eut pu avoir une amie, mais toutes les intimités étaient proscrites: on n'allait nulle part et les invitations étaient refusées. Du 1er janvier au 31 décembre tournait la roue des occupations manuelles avec un répit, le dimanche, pour aller à l'é- glise, et trois ou quatre fois par année, pour faire une cérémonieuse tournée de visites indispensables. Pas de voyages, pas même de réunions familiales, la vie plus austère que celle du cloître tout est illuminé et i vivifié par l'intimité de Dieu. Dans cette inhospitalière demeure, Dieu est un hôte im- posant, mais II est craint plutôt qu'il n'est aimé et on va Le voir parce que c'est une obligation !

J'entends encore l'écho de sa dernière plainte: "Moi, vous savez, tout m'est égal maintenant. Tout se tait dans mon âme; la pensée, la prière, les regrets, les rêves. . . j'ai vingt-huit ans et je me sens vieille, si vieille, que cela ne me chagrine même pas de l'être! Je veux vous dire une chose qui vous paraî- tra peut-être monstrueuse, et cependant, il ne faudrait pas avoir trop mauvaise opinion de moi! La semaine dernière mourut une de nos voisines. Elle était de mon âge, nous nous connaissions bien, et sa mort presque subite me fit vraiment de la peine... com- ment comprendrez-vous, alors, que j'ai "joui"

58 LETTRES DE FADETTE

de cette tristesse, des larmes que je versais librement, des stations dans la chambre mor- tuaire, de l'émotion profonde qui me boule- versait: "mon cœur n'est pas tout à fait mort!" me disais-je. Mais ensuite, en y ré- fléchissant, j'ai eu horreur de l'espèce de plaisir que j'ai pris à ce malheur... et j'ai bien vu que mon cœur est bien mort. . . j'ai trop épousseté, c'est évident I"

Et son pauvre petit rire saccadé finit dans un sanglot.

Ma pauvre petite âme, vous êtes bien vi- vante encore, mais on est en train de vous tuer. Oh! pouvoir vous faire franchir le cercle magique vous enferme l'incons- ciente étroitesse d'une mère qui se croît irré- prochable et qui se scandaliserait si on l'ac- cusait d'avoir été cruelle et injuste en met- tant sous le boisseau la jeunesse, la beauté et l'intelligence de ses filles, pour les vouer, comme elle-même, à ces seules occupations ménagères, incessantes et inutiles et qui ne s'imposaient pas puisque la famille vit dans l'aisance.

Mais écoutez bien. On ne peut vous sortir de votre cadre, mais votre âme est à vous, indépendante et libre, susceptible d'une vie profonde et intense que personne ne peut vous enlever. Vous n'y avez pas assez réflé- chi, et vous vous êtes abandonnée un peu lâchement, sans résistance et sans lutte. Il faut vous réveiller, recréer en vous de l'es- pérance: c'est de la vie nouvelle. Affirmez

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un peu vos droits et réclamez au moins des livres, de bons livres qui agrandiront et élè- veront votre âme au-dessus des petitesses qui vous étreignent.

Croyez bien que l'avenir n'est pas entiè- rement déterminé par le passé connu de vous, et soyez prête à l'accueillir en demeu- rant très vivante comme on doit l'être à votre âge. Vous n'avez pas été créée pour épous- seter, uniquement. Préparez-vous à autre chose: gardez dans votre coeur un coin de verdure et de jeunesse, pour y semer un jour une plante nouvelle... et attendez!

XXII

Incertitude

Dehors, la rafale effeuille les arbres, la pluie fouette les vitres, un brouillard s'étend sur tout, et comme les nuages au vent, mes pensées roulent, et ce mouvement les déchire et les disperse.

Tout se confond: impression de solitude, souvenirs, projets, un peu de lassitude do- mine l'ensemble, et mes idées ressemblent à des petits personnages agités qui sautille- raient en se bousculant entre mes meubles et dans l'ombre des tentures.

J'en voudrais arrêter une, et la voir sous tous ses aspects, pour avoir quelque chose à vous dire! Ce n'est pas chose si facile! Je vous ai déjà tant conté mes impressions et fait tant de confidences, sans parler des

60 LETTRES DE FADETTE

petits conseils, que ce soir, j'ai l'impres- sion que je vous ennuie, que je me répète et que je ferais mieux de me taire.

Hélas î je ne suis pas libre de le faire et l'inexorable jeudi approche! Après avoir in- terrogé le ciel menaçant, et soupiré en voyant les feuilles tourbillonner avant de tomber dans la boue, je reviens à mon fauteuil et je renonce à trouver un "sujet" intéressant.

J'écoute la respiration de la lampe, le chu- chotement de la pendule; c'est, tout autour de moi, les petites choses et les petits bruits familiers qui m'environnent d'une atmos- phère de douceur et de sincérité. C'est le cher chez moi, et d'y être si bien ne me fait pas oublier les pauvres gens chassés de leurs foyers dans tous les pays envahis.

Eux aussi, il y a un an, se trouvaient en sécurité chez eux, et croyaient y habiter tou- jours et y mourir... la guerre les a surpris avec ses horreurs et ses misères: ils n'ont plus ni maisons, ni meubles, ni chers souve- nirs. La famille a été brutalement divisée et chaque minute peut faire la séparation définitive.

Et nous aussi, demain, pouvons être atteints par le malheur qui nous sépare des nôtres et nous déracine des endroits aimés. Nous ignorons ce que nous réservent même les jours prochains. . . c'est le mystère de la vie!

Et nous vivons tous dans ce mystère: mys- tère de l'avenir, mystère des autres et de leurs pensées, mystère de notre propre cœur et de ses volontés!

LETTRES DE FADETTE 61

A certains moments, nous sentons intoléra- blement l'oppression de cet inconnu qui est partout autour de nous: dans toutes les âmes et dans tous les yeux, dans toutes les choses et dans toutes les heures.

Le présent ne peut nous renseigner sur le lendemain, et toujours l'imprévu arrive. Quand nous sommes accablés par ce mystère incessant, Dieu qui est si grand, doit avoir bien pitié de nous qui nous sentons si petits et si faibles, et comme perdus dans toute cette ombre!...

XXIII

Entre amies

Il faisait froid hier soir: le vent du Nord s'était levé et rugissait parmi les sapins: à sa voix se mêlait celle des vagues furieuses déferlant sur les grosses roches de la grève. Mais de tout cela se dégageait pour moi une impression de force, et non de tristesse, car, dans le ciel pur, les étoiles étincelaient, et la lune montant derrière les hautes monta- gnes éclairait magiquement leurs sommets.

Je fus donc surprise d'entendre mon amie soupirer d'une voix lasse: "Que c'est déso- lant, ce vent, il me glace! Voyez-le essayer d'arracher les feuilles, secouer les choses frêles, charrier tout ce qu'il peut soulever! Il est méchant comme la vie qui remplit nos cœurs d'amours et d'amitiés précieuses, et

62 LETTRES DE FADETTE

qui nous les arrache dans des tourmentes comme celles-ci!"

Et la voilà qui me parle de l'amertume des séparations volontaires ou imposées, des dé- ceptions que nous préparent nos espoirs et nos confiances: elle me fait une peinture poussée au noir du désappointement que nous sommes pour les autres et de celui qu'ils sont pour nous. . .

Il me semblait entendre l'écho de mes pro- pres plaintes aux jours gris c'est mon tour d'être accablée par la vie, mais hier soir^ le vent bienfaisant me soufflait de la philo- sophie sereine, et à la dernière exclamation de mon amie: "Je la déteste la Vie!" Je ré- pondis vivement : "Des mots! Des mots, ma petite! et la preuve, c'est que vous aimeriez mieux, tous les ans, au lieu de vieillir, rajeu- nir d'une année, c'est-à-dire avoir l'espoir de vivre plus longtemps, pas vrai? Elle ne répondit pas, et je repris, conciliante : Vous, comme moi, disons un tas de choses que nous ne croyons pas! Chacune notre tour, nous nous plaignons de la vie, mais nous l'aimons quand même. Et nous avons raisons. Le bon Dieu a voulu que nous aimions la vie, et Il a si bien réussi, qu'il n'y a que les fous qui se tuent! La vie est bonne, et la Sagesse, ce serait de ne pas attendre d'être menacés de la perdre pour s'en apercevoir.

Je prêche ici pour moi comme pour vous, j'ai mes heures de lâcheté aussi, et quand une parole raisonnable m'encourage, je me ressaisis.

LETTRES DE FADETTE 63

Souvent nous sommes la cause de nos maux, soit que nos désirs soient irréalisables, soit que notre sort nous paraisse terne et au- dessous de ce que nous croyons mériter. Est-ce que, pour la plupart, nous ne dési- rons pas vivre ailleurs que nous som- mes fixés?

Quand un bon jardinier plante ses arbus- tes et ses fleurs, il choisit avec soin, pour chacune, l'endroit d'ombre ou de soleil qui convient à sa croissance. . . Sûrement, le bon Dieu est aussi intelligent que le jardinier, et il nous a plantés ou transplantés, Il ne nous demanderait pas de fleurir, d'être heureux, si ce n'était pas possible? Eh bien, voici ce que nous voudrions nous faire croi- re! "Je n'ai pas assez de soleil! C'est la cha- leur qui me sèche! Il pleut trop ou il ne pleut pas assez!", crions-nous pour nous excuser d'être des plantes chétives. Ce n'est pas vrai. Dans notre petit jardin nous avons tout ce qu'il faut pour croître et donner des fruits, mais il faut le vouloir et cesser de désirer d'être ailleurs.

Vous dites que nous désappointons ceux qui nous aiment . . . oui, si nous nous aimons plus que nous ne les aimons, et cela nous arrive souvent, hélas! Et quand ce sont eux qui nous désappointent, n'est-ce pas parce que nous attendons trop d'eux, et que nous nous sommes illusionnés sur leur compte?

Je crois que dans la création de notre bon- heur, qui est toujours une œuvre person-

64 LETTRES DE FADETTE

nelle,. il doit entrer beaucoup de bon sens et une grande sincérité. Qnand on se con- naît à fond, on n'a pas l'audace d'exiger de ses amis qu'ils ne fassent jamais d'erreurs! Si nous étions plus simples, nous ne nous défierions ni de nos amis, ni de nous-mêmes. Au lieu de nous demander si nous les désap- pointons, nous nous contenterions de les aimer en le leur prouvant dans toutes les circonstances, et en appréciant ce qu'ils font pour nous sans la vilaine arrière-pensée qu'ils auraient pu faire davantage.

Un long silence, puis je repris doucement: Les tristesses inévitables, les grands malheurs ne peuvent être évités, et il nous semble à certaines heures terribles que nous ne sorti- rons jamais de leur ombre. C'est une erreur. Toute douleur s'apaise avec le temps , les deuils les plus cruels deviennent légers à porter, et j'ai déjà pensé que cet oubli relatif était une honte pour nous. Je ne le crois plus. Dieu permet à la douleur de passer mais il ne veut pas qu'elle demeure, car pour vivre, il faut du courage et la tristesse prolongée le mine et nuit à l'accomplissement de notre devoir.

Et tout ce que je viens de vous dire je le sens et je le comprends mieux dans la soli- tude et le recueillement de la campagne. Toute la beauté, toute la lumière du dehors, m'en- trent dans l'âme et me permettent de voir et d'entendre la vérité que me parle.

LETTRES DE FADETTE 65

XXIV

Comme nous les oublions !

Dans une grande boîte remplie de lettres, je cherchais un papier, quand, d'une enve- loppe ouverte, s'échappèrent en voltigeant comme des papillons noirs, un nombre de cartes mortuaires. Sur chacune de ces ima- ges, je lisais: "Souvenez-nous de", "A la mémoire de," "N'oubliez pas dans vos prières."

Et d'hier, de deux ans, de cinq ans, de dix ans, de plus longtemps encore, surgirent les noms de ces disparus connus et aimés et cependant presque oubliés.

Hélas, l'oubli fait toujours son œuvre désa- grégeante dans les cours humains, les pau- vres petits cœurs humains qui peuvent bien quelquefois être fidèles à un grand amour, à une amitié profonde, mais qui oublient si fa- cilement les affections délicates et charman- tes rencontrées sur leur route et qui la semè- rent de joies exquises.

Je prenais ces images une à une, et des figures familières me souriaient, j'entendais leur voix, et en lisant les texte des psaumes, au bas de leur nom, j'y voyais figurées les qualités qui me les avaient fait aimer. La droiture de son caractère a fait l'honneur de sa vie. Il combattit le bon combat. Frap- pée par la main de Dieu, elle n'a connu ni

66 LETTRES DE FADETTE

la plainte ni le murmure. Elle ne semblait vivre que pour les autres.

Que les vivants sont égoïstes et oublieux I Je le constatais avec une tristesse navrée en comptant toutes ces cartes, tous ces "Souve- nez-vous" si nécessaires et qui ne suffisent pas hélas à préserver de l'oubli les pauvres morts.

Je me rappelais les foules qui se pressent dans les chambres mortuaires, les masses de fleurs, les centaines de messes, les regrets et les larmes sincères, la tristesse douloureuse des enterrements, les retours désolés du cime- tière quand tout est fini!

Tout est fini, bien plus que nous ne le pen- sons dans les jours de deuil. . . la vie recom- mence pendant que les morts dorment, et elle s'empare de nos vies, de nos cœurs, et peu à peu les vides sont comblés, et les chères amitiés s'effacent et sont à peine distinctes dans le brouillard du passé...

Il faut peut-être qu'il en soit ainsi, puis- qu'il faut vivre et que pour vivre bien il faut aimer la vie. Et comment pourrions-nous aimer la vie si nous vivions tellement avec le souvenir des morts que le commerce des vivants nous serait importun?

En reprenant contact avec ces amis d'au- trefois je n'y ai trouvé que de la douceur. Ils savent tout, maintenant, et ils nous com- prennent mieux que nous ne le faisons nous- mêmes.

Je ne conçois pas qu'on puisse nier l'im- mortalité des âmes. Il me semble impossi-

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ble d'en douter, moins pour les raisons qu'en donnent les philosophes et les théologiens que par les impressions les plus simples de la vie quotidienne. En nous, autour de nous, tout nous crie l'existence d'une autre vie: la fragilité de nos affections et l'infini de nos rêves, notre soif d'unité et notre besoin de perfection, la dualité qui agite nos âmes jus- qu'au dernier soupir, ce qu'il y a en nous d'irrassasiable et d'impossible à satisfaire; tout cela fait de nous des mortels conscients de leur immortalité, qui sentent que cette vie n'est que le portique du temple mystérieux et désirable nous espérons entrer un jour mais dont nous avons peur parce que c'est la Mort qui nous en ouvre la porte. Afin d'ou- blier que nous y allons, nous pensons peu à ceux qui sont entrés et qui nous attendent.

Les chers esprits évoqués par nous aux jours de solitude comprennent sûrement cette grande faiblesse des vivants, et ils pardonnent avec une indulgence intelligente nos oublis qui viennent de nos lâchetés.

XXV

Les maladroits

Je suis une petite personne pacifique, très féminine, pas féministe pour deux sous, et j'admets sans répugnance la théorie de la domination masculine. Encore ne faudrait- il pas y mettre d'exagération, et je proteste contre la superbe de l'homme orgueilleux qui,

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se proclamant le maître de la femme, tremble sans cesse qu'elle ne lui échappe et ne vou- drait pas qu'elle se soustraie, si peu que ce soit, à son influence. C'est une pure extra- vagance et la cause d'une foule de petites tyrannies insupportables et propres à révol- ter les femmes qui ne sont pas des saintes auréolées.

Ces grands despotes dont je veux faire le procès aujourd'hui se défient des amies, des lectures, des œuvres de charité, de l'étude de la musique, des réunions mondaines ou reli- gieuses, et tenant leur femme bien enfermée dans une belle cage dorée, ils sont surpris et offensés si elle ose trouver l'esclavage dur et la prison monotone.

Messieurs, ne vous êtes-vous jamais avisés, que vos beaux discours et vos com- mandements échouent à faire accepter dou- cement cette main-mise absolue, l'amour réussit miraculeusement? La femme qui aime discute peu: elle admire son grand homme les yeux fermés et elle se soumet facilement à toutes ses exigences. Alors, rien de plus simple que d'établir votre empire! Soyez aimable et l'on vous aimera, soyez admirable et l'on vous admirera et vos femmes seront dociles comme des agneaux.

Mais n'allez pas croire qu'en étant grin- cheux, autoritaires et détestables vous aurez des femmes soumises! C'est par trop naïf!

D'ailleurs, seigneurs jaloux, quoi que vous fassiez, la femme, même celle qui vous aime,

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vous échappera toujours par quelque côté, et cela, à son insu et sans l'avoir voulu.

Elle a des ailes qui vous manquent: qu'il s'agisse d'idéal ou d'amour, comme elle est guidée par le sentiment et que l'égoïsme lui nuit moins qu'à vous, elle a tôt fait de vous dépasser. Ne lui en veuillez pas, plaignez-la plutôt; c'est la source de ses plus cruels dé- sappointements. Vous oubliez trop sa déli- catesse et sa sensibilité. Si vous étiez un peu attentifs, vous devineriez la prière sans parole, l'appel timide, le serrement de cœur, la tristesse et l'inquiétude déguisées sous le sourire.

Le bruit de vos paroles rudes, le lointain de vos réponses, l'absence évidente de votre cœur effarouchent la confidence nécessaire, et involontairement mais sûrement, vous bri- sez un à un les liens délicats qui reliaient votre âme à cette âme de femme qui comptait uniquement sur vous et qui s'attendait à être traitée au moins d'égale à égal.

XXVI

La pierre des bavardes

Il y a au Musée historique de la ville d'Or- léans une curieuse tête de pierre sculptée, elle est très laide, un peu plus grande que demi-nature: ce n'est pas le débris d'une sta- tue décapitée, mais un objet complet, dont le crâne dénudé porte un anneau, dans lequel passe une chaîne de fer forte et courte. Au-

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dessous, un cartouche, avec l'inscription en caractères gothiques :

"On m'appelle la Pierre des Bavardes Bien connue des mauvaises langues. Qui est d'humeur querelleuse, médisante, Sera contraint de me porter par la ville."

En effet, porter cette pierre au cou était un châtiment en usage au treizième siècle, et il était spécialement réservé aux femmes "qui disent vilain laid à autrui et d'autrui."

Ce "vilain laid", vous l'avez deviné, c'é- taient les injures, imprécations, médisances et calomnies que les femmes du Moyen-Age ne se gênaient pas de répandre, et que les législateurs de l'époque, animés du désir de les mettre à la raison, punissaient en les con- damnant soit à l'amende, soit à porter cette pierre lourde et grimaçante à leur cou, pen- dant qu'on les promenait par la ville, expo- sées aux sarcasmes et à la risée de la popu- lation.

Il est heureux pour les Commères de nos jours qu'il ne soit plus question de cette peine infamante et ridicule, car nous verrions sou- vent cette grotesque cérémonie dans les rues de nos villes et de nos villégiatures à la mode, les femmes désœuvrées et bavar- des deviennent méchantes à faire frémir ceux qui les écoutent!

Ces femmes sont des petits carnassiers à qui il faut des âmes toutes vives à dévorer:

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elles recherchent de préférence celles dont la beauté et le charme les relèguent au se- cond plan. Ces monstres étranges et cruels ont les cheveux soyeux, la peau fine et des griffes roses; elles vous happent une répu- tation au passage et la dévorent dans l'espace d'un clin d'œil.

Elles trouvent à dire du "vilain laid" de toutes leurs connaissances et de toutes celles qu'elles nomment hypocritement leurs amies et qu'elles mangent allègrement en prenant le ciel à témoin du regret qu'elles en ont.

Il se fait ainsi, sur les plages et sur les ga- leries, de la chronique scandaleuse qui n'é- pargne personne. Aucune réputation n'est à l'abri des insinuations perfides, des accusa- tions catégoriques, et tout cela basé sur de simples suppositions répétées et colportées par ces méchantes personnes qui se croient vertueuses! Oui, voilà le comble! C'est au nom de la vertu qu'elles font ce vil et cruel métier d'attaquer et de condamner tout le monde. Que ne savent-elles jusqu'à quel point elles-mêmes sont méprisées par les hon- nêtes gens qui parlent moins de leur vertu mais pratiquent mieux la charité !

Rien de plus pénible que d'être forcé d'en- tendre ces tristes propos. Une grande tris- tesse vous saisit à rencontrer tant de malice. Vous ne pouvez invoquer ni la passion, ni la faiblesse pour excuser ces mauvais cœurs et ces mauvaises langues: non, c'est la mé- chanceté humaine qui déborde, qui mord, qui

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déchire, et vous en avez peur, et vous vou- driez n'avoir rien entendu, car votre con- fiance dans la bonté féminine est ébranlée

XXVII

Simples réflexions

Quels êtres étranges nous sommes, si lé- gers, si insouciants, du mystère dans lequel nous vivons!

Comme des enfants qui ferment les yeux en voiture et ne s'inquiètent ni du chemin à suivre, ni du but à atteindre, nous allons, sans penser à autre chose qu'au présent: quand nous envisageons l'avenir, c'est pour le rêver très beau, le voir à une lumière qui trans- forme les êtres, les choses et nous-mêmes!

Et nous allons ainsi, incapables d'arrêter une seconde, de prolonger les heures douces, d'abréger les heures cruelles, nous poursui- vons le chemin inconnu il faut toujours avancer, gais ou désolés, menés par des lois auxquelles nul ne saurait échapper; mais ja- mais corrigés de notre insouciance, nous pre- nons les ombres pour d,es réalités et ne recon- naissons celles-ci que lorsqu'elles nous étrei- gnent rudement.

On nous dit, comme aux enfants: "Voici le meilleur chemin, ne t'en écarte pas, il y a du danger à droite et à gauche." Nous partons bien disposés, mais il est monotone le bon chemin, et les sentiers de traverse que nous

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rencontrons sont bien séduisants: nous nous y attardons, riant des sages qui voulaient nous en détourner. "Ils ne savent pas ce qu'ils perdent, nous disons-nous, et les fous ce sont eux!"

Ça va bien quelque temps, nous sommes non seulement heureux et libres, mais très bons aussi, et nous nous en vantons à qui veut l'entendre.

Cependant, en suivant la lumière fuyante des Chimères que nous poursuivons, nous arrivons à un sol mouvant qui nous in- quiète, et en nous désaltérant aux sour- ces empoisonnées, voilà que nous sentons notre faiblesse . . . nous commençons à avoir peur, nous soupçonnons la possibilité d'être entraînés plus loin que nous ne le voudrions; volontiers nous reviendrions au bon chemin monotone et abandonné. Mais voilà, nous serions seuls, et nos compagnons se moque- raient de nous. Lâches, mal à l'aise, nous poursuivons la route que nous savons ne pas être la bonne, un peu dégoûtés de ce qui nous avait séduits, mais incapables de la seule ré- solution qui nous sauverait. Ne voilà-t-il pas l'histoire de presque tous?

Et quelle que soit la route suivie, nous se- rions écrasés par notre ignorance de tout, si nous réfléchissions un peu sérieusement. Nous ne connaissons ni la vie, ni la mort, ni le cœur de nos amis, ni le nôtre. Nous ne sa- vons rien de demain qui peut être notre der- nier jour... est-ce que cela nous empêche de gaspiller l'aujourd'hui?

74 LETTRES DE FADETTE

Nous constatons notre propre inconstance et notre égoïsme, est-ce que cela nous empê- che d'attribuer à ceux que nous aimons une puissance de fidélité et de dévouement sur- humains, et de les trouver impardonnables quand ils nous déçoivent?

Nous sommes si inconséquents et si puérils que nous ne nous en rendons pas même compte ... et quand nous commençons à voir clair, à comprendre, c'est que nous sommes près de nous en aller au fond du mystère . . . et jamais nous n'en reviendrons pour l'expli- quer aux autres, et ils continueront d'être inconséquents et puérils!

XXVIII

Désespoir

La soirée est douce, remplie de chansons et de parfums: on dirait la prière des oiseaux et l'encens de la terre, avant que s'en aille dans la nuit la journée lumineuse et chaude. Les rayons du couchant allument des moires roses sur le grand lac immobile, et les pins, tout autour, ressemblent à une foule grave et recueillie attendant patiemment quelqu'un qui va venir.

Elle attend aussi, la pauvre fille, au bord des eaux profondes ou a disparu son fiancé: les recherches ont été vaines et le lac ne rend pas sa victime. . . Que cherche-t-elle de ses yeux navrés et tristes? Croit-elle retrou- ver la dernière pensée de son ami à qui un

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petit salut souriant a été son adieu éternel?

Elle ne sait peut-être pas pourquoi, mais il lui faut suivre la trace de ses derniers pas, le sillage indéfini que laisse derrière elle l'âme qui a été brusquement arrachée à la vie, la poursuivre à l'endroit elle a vibré déses- pérément avant de tomber dans l'éternité!

Elle est seule dans ce petit village perdu, et seule dans le monde entier! Personne ne soupçonne que le disparu était son fiancé; les autres jeunes filles de la pension rient entre elles de son "air tragique", et la trou- vent mal mise.

Personne ne s'occupe d'elle et ne peut deviner que sa douleur silencieuse et exaltée devient un danger pour sa raison. L'eau l'attire, elle passe des heures à vouloir pé- nétrer son mystère. Depuis quelques jours elle devrait retourner en ville, à son travail, et des lettres du bureau la rappellent: elle les lit distraitement et les met de côté, indiffé- rente à tout. Sa raison de vivre s'enténè- bre, le but si doucement rêvé n'existe plus, et elle glisse peu à peu dans l'inconscience.

Ce n'est pas de la révolte, ce n'est pas un chagrin violent, c'est une obsession maladi- ve qui lui fait passer des journées entières à fixer les vagues, qui, inlassablement, roulent les unes sur les autres sans aller nulle part dans ce lac sans issue. Voilà qu'après les journées, elle passe ses soirées, guettant un signe, évoquant une vision qu'elle trem- ble d'apercevoir. L'ombre se peuple pour

76 LETTRES DE FADETTE

elle de plaintes et d'appels plaintifs, et ses crises de désespoir et de terreur se compli- quant de détresses physiques, détruisent tou- te espèce d'équilibre, et le corps suit l'âme dans cette course à l'abîme.

On l'aperçoit rarement à la pension, et pas une des désœuvrées qui l'habitent n'a la cha- rité de s'approcher de l'enfant, nulle ne s'in- quète de l'éclat de ses yeux, de sa pâleur, de son apparence étrange. Elle ne dort plus et s'alimente à peine, et c'est machinalement à présent qu'elle continue à se traîner près du lac. Couchée sur le sable, immobile, elle ne souffre même pas et elle ne sait plus pour- quoi elle est là. La faiblesse l'envahit, et elle glisse dans une somnolence étrange et douce: des roseaux et des joncs, des vagues et du vent sortent de graves harmonies, des fredons légers qui la bercent, les herbes mouillées l'effleurent de leur caresse fraîche, et elle rêve qu'elle s'en va vers son ami, qu'il est tout près, qu'il lui fait signe de venir, et un soir, péniblement, elle se lève et s'a- vance, les mains en avant, tendues vers l'om- bre évoquée par sa fièvre... l'eau bat ses genoux, elle avance encore, et l'eau monte, frappe sa poitrine, lui arrache un halète- ment; un court arrêt et elle repart, fait encore quelques pas et s'abat, s'abîme dans l'eau, sans une plainte, sans un cri.

Des promeneurs qui l'ont vue de loin l'ont prise pour une baigneuse et ne s'en inquiè- tent qu'en la voyant disparaître. Quand elle

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est ramenée à terre il est trop tard: sa pau- vre âme désemparée a trouvé le grand repos.

A la pension, le lendemain ,il n'était ques- tion que de ces deux noyades, l'on voyait deux drames distincts. Il est si rare que nous connaissions de façon exacte la nature et la valeur des choses I N'est-il venu à la pensée d'aucune de ces femmes, qu'elles avaient été égoïstes, indifférentes et aveu- gles, et aucune d'elles n'aura-t-elle un vague remords d'avoir vécu des semaines près de cette tristesse sans lui offrir de la simple sympathie humaine?

XXIX

Ma vieille cousine

Depuis quelques jours, je suis chez une très vieille parente que j'appelle ma tante et que j'aime en l'admirant, ce qui est la plus haute manière d'aimer. Elle marche avec peine et sa figure ridée est toute petite dans l'auréole de ses jolies coiffes d'autrefois. Son esprit est alerte, son cœur renferme des trésors de délicatesse et de bonté intelligente, et je re- cueille toutes ses paroles avec le sentiment que jamais plus je ne rencontrerai un juge- ment aussi éclairant et une sagesse aussi persuasive.

Elle me disait ce matin: "Gomme on est heureux quand il fait aussi beau temps 1"

78 LETTRES DE FADETTE

Je la regardai, hésitant à répondre et elle devina ma pensée: "Tu crois peut-être, que lorsqu'on est ratatinée et usée comme moi, il ne suffit pas d'un beau soleil pour donner du bonheur? C'est une erreur, ma fille. En fait de bonheur, je me contente plus facile- ment que toi... Vous autres, les gens d'au- jourd'hui, vous compliquez trop les choses, et à force de chercher le pourquoi des pour- quoi, vous perdez toutes vos chances de jouir tout simplement de ce que le bon Dieu nous donne avec tant de magnificence. A la ville surtout, vous méconnaissez les joies simples, et vous ignorez les meilleurs amis des cam- pagnards: notre soleil, notre jardin, notre ciel, nos blés d'un vert si tendre d'abord, et que j'ai vu mûrir depuis des jours, du fond de mon fauteuil. Tiens, regarde-les qui s'inclinent et se relèvent, ne dirait-on pas les vagues d'un océan d'or?"

Je la laissais penser tout haut et une émo- tion complexe m'emplissait les yeux de lar- mes.

Sa chère âme qui se rythme si parfaite- ment aux mouvements de la nature semble se préparer d'elle-même aux harmonies plus hautes, et une souffrance naissait de l'an- goisse de la perdre. . . puis, je sentais comme si je l'eusse vue, la complaisance de Dieu pour ce cœur droit et simple qui s'est élargi dans le sacrifice et les larmes, et qui ne trouve à la fin d'une vie d'épreuves que des paroles de reconnaissance et de louanges. A

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ma vénération s'ajoutait de la confusion, vous la comprenez sans explication, -— et aussi, une curiosité de pénétrer plus intime- ment cette âme si belle. —Mais n'avez-vous jamais été malheureuse, ma cousine?

—J'ai eu de grands chagrins, mais je n'ai pas été malheureuse, parce que je ne me suis jamais sentie abandonnée de Dieu. Avec un ami comme Lui, on sait que tout finira par s'arranger, et corne on le connaît plus intelligent que soi, on ne s'inquiète pas des moyens qu'il prendra pour améliorer nos affaires. Quand tu étais toute petite tu ve- nais à moi en pleurs me tendre ta poupée cassée, et tu criais: "La coller, tantan, la coller!" Dès que la blessée était entre ses mains, tu retournais à tes jeux consolée et confiante.

J'ai agi de la sorte avec le bon Dieu: je Lui tendais mes bonheurs brisés. Dès que je les Lui avais confiés j'attendais doucement qu'il me les raccommodât. Il est tout puissant et Il nous aime, pourquoi tant nous tourmen- ter? Crois-moi, mon enfant, si nous Le laissions faire, notre vie serait meilleure et plus calme.

C'est en nous préoccupant trop de notre bonheur que nous nous rendons malheureux. Si tu voulais essayer ce qui m'a si bien réussi, ta plume ne suffirait pas à dire et à redire, qu'après tout, il n'y a rien de plus facile et de plus simple que d'être heureux."

Pour vous, mes amis qui peut-être me res-

80 LETTRES DE FADETTE

semblez plus qu'à la si bonne cousine, j'ai transcrit à peu près textuellement ces déli- cieux conseils, je vous les adresse avec le vœu qu'ils vous conduisent tout droit au paradis, par des chemins vous ne vous sentirez jamais abandonnés si vous avez appris à y marcher en compagnie de l'Ami dont la chère âme parle avec une confiance si communicative!

XXX

Parlez d'eux !

Eh bien, je les ai reçus les reproches attendus, devinés dans l'air! On m'accuse d'être bien sévère pour les femmes et par- tiale pour les hommes. . . Etant donné qu'on vit dans l'illusion sur soi-même et sur les autres, je ne me doutais pas de celai Je me sens si indulgente pour nous, et je vois si clairement les défauts des hommes! L'amie inconnue qui me critique, me somme de dire '"honnêtement, sans parti-pris, en toute vé- rité", si je trouve les hommes supérieurs aux femmes, en quoi, et comment.

Ce qui veut dire, à qui sait lire une lettre féminine, qu'on s'attend à ce que je fasse ici un grand éloge des femmes! Et j'aborde en- core une fois le délicat problème discuté depuis si longtemps et qui ne sera jamais résolu sur cette planète.

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Les hommes se croiront toujours supé- rieurs aux femmes qm ne l'admettront ja- mais.

Si, au moins, cette séculaire rivalité engen- drait une émulation dans la course vers le bien intellectuel et moral, le monde serait transformé.

Il faut bien avouer que nous sommes loin de ces belles démonstrations!

Les hommes affirment bien haut leur su- périorité, mais ils entendent que les femmes les croient sur parole, et ils ne s'inquiètent guère de prouver qu'ils sont plus sages, plus honnêtes et meilleurs. Ne voit-on pas, au contraire, que sentant en eux des lacunes du côté de la bonne volonté, ils ont établi deux morales et se sont réservé toutes les indul- gences.

Ils parlent très bien de l'honnêteté, mais ils la pratiquent avec des restrictions: tel homme qui ne déroberait pas un sou à son voisin, lui prend sa femme sans scrupules!

Ils sont tous d'accord pour honnir l'ivro- gnerie dans ce qu'elle a de dégradant, mais combien s'y acheminent en s'alcoolisant insensiblement.

Ils se disent catholiques, mais ils n'en font les gestes que lorsque cela ne les dérange pas. Un peu paresse le dimanche, et ils omettent la messe; une invitation à dîner le vendredi et l'abstinence est mise de côté. . .

Je ne continuerai pas à citer des exemples: nous voyons assez qu'ils ne se mettent pas

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beaucoup en peine d'accorder leur conduite avec leurs beaux discours.

On accuse la femme d'illogisme, il est ce- pendant un point elle est plus logique que l'homme: c'est dans l'application de ses principes. "Encore faut-il qu'elle en ait", disent les malins.

C'est vrai. Mais les femmes qui n'ont pas de principes ne posent pas à la vertu. Elles auraient même honte qu'on les croie reli- gieuses ou sages . . .

I Et les honnêtes femmes ne transigent pas avec le mal, même quand ça ferait leur affaire: elles ne volent pas et elles ne sont pas coquettes; elles ne boivent pas et n'en- couragent pas à boire; elles pratiquent leur religion scrupuleusement et n'omettent pas sans remords leurs obligations essentielles.

Je ne ferai qu'indiquer aussi les différences entre le dévouement et la charité des deux.

Les hommes souscrivent, souvent en bou- gonnant, aux bonnes œuvres qu'ils trouvent trop nombreuses;, les femmes y consacrent leur temps, leur travail et leur cœur. Elles sont inlassables et si ingénieuses pour inté- resser et amuser les indifférences masculi- nes!

Alors, la femme serait-elle supérieure à l'homme? Moralement, elle a des supériori- tés sur lui; intellectuellement, il en a sur elle, mais cela ne paraît pas toujours!

Moi, je trouve ces comparaisons idiotes et inutiles. . . et ce que je vois de plus clair dans

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tout ceci, c'est qu'hommes et femmes de- vraient mieux s'entendre puisqu'ils ne se passent pas les uns des autres!

XXXI

Un appel

"Je vous en prie, m'écrivait-on dernière- ment, engagez vos lectrices, qui passent l'été à se reposer et à s'amuser, à ne pas oublier que l'automne ramènera la lamentable pro- cession des misères et des maladies chez les pauvres. Tant de femmes et de jeunes filles ont de la fortune et ne font rien de leurs dix doigts. Elles gaspillent l'argent folle- ment, et leur temps passe elles ne savent comment, à la recherche de plaisirs qui ne les amusent même pas, pendant que nos œuvres de charité manquent d'argent et de travailleuses!"

Et me voilà prête à vous crier, comme les prédicateurs ambulants du Moyen-Age, non pas: "Faites pénitence!", mais: "Faites la charité !"

On a besoin de l'argent que vous dépensez sans compter, des vêtements qui encombrent vos armoires, des victuailles qui se gaspil- lent dans vos cuisines! On a besoin de vous, de vos bonnes paroles, de votre activité!

"Les gens du monde n'ont pas de cœur!" me disait avec indignation une ardente direc- trice d'œuvre.

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Et j'ai protesté, j'ai dit que souvent ils ignorent qu'on a besoin d'eux, ils ne savent comment s'y prendre pour aider les pau- vres . . . "Alors, dites-leur de venir à nous qui travaillons, qui visitons les pauvres, qui connaissons leurs besoins. . ."

Et celle-là aussi, mes amies, me deman- dait de faire appel aux trésors de pitié que renferme tout cœur de vraie femme.

Si, dans les cinémas vous perdez beau- coup de temps et d'argent, on pouvait faire défiler sous vos yeux les seuls malheureux visités par les dames de l'Assistance mater- nelle, par exemple, vous verriez des misères que vous n'avez jamais soupçonnées! De pau- vres femmes malades qui n'ont pas même un lit, des bébés enveloppés dans de vieux chif- fons, des garde-manger vides, et des petits affamés qui pleurent pour avoir du pain. Vous ne croyez donc pas à cette misère dont on vous parle si souvent? Ou peut-être préfé- rez-vous l'ignorer afin de n'être pas troublées dans votre petite vie égoïste et vide? Alors vous n'auriez pas de cœur? comme le disait cette femme charitable qui consacre le meil- leur de sa vie à ses pauvres.

Je vous pose la question, vous pouvez y répondre tout en flânant sur la grève en robe écourtée et en souliers pointus 1 Vous décou- vrirez peut-être que vous n'êtes qu'un man- nequin bien habillé ou une poupée comme celles des contes d'Hoffmnann qu'il faut re- monter à la manivelle pour la faire agir?

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Et pourtant... pourtant, j'ai confiance... sous vos airs évaporés il y a peut-être quel- ques pensées sérieuses, et votre âme assou- pie peut se réveiller et alors vous seriez transformée! Ne le voulez-vous pas?

C'est si vrai, voyez-vous, que la religion, toute la religion tient dans la charité. Je pense souvent à saint Jean qui ne savait plus que répéter: "Aimez-vous les uns les au- tres!" La religion toute simple, toute vraie, toute hue qui n'a rien de commun avec les vagues religiosités qui tentent trop d'âmes pures et molles, c'est d'aimer Dieu et de Lui rendre ce que nous lui devons, et d'aimer les autres et de les aider de tout notre pou- voir. C'est simple et beau comme tout ce qui est vrai. C'est la religion qui enseigne toutes les pitiés; c'est la religion des hum- bles, des faibles, des petits, celle du p&uvre publicain et celle du bon Samaritain.

0 petites âmes puériles 1 Vous assourdissez saint Antoine de demandes saugrenues, de promesses vaines pour obtenir des faveurs que vous n'oseriez avouer peut-être! Faites mieux, jouez vous-mêmes le rôle de celle qui donne et qui aide: vous y gagnerez, non pas les grâces que vous sollicitez peut-être, mais une âme bien vivante et bien belle.

Et avec elle vous ferez toute la charité matérielle et morale qu'on attend de vous. Vous pouvez exercer cette dernière même si vous êtes pauvre comme Job! Et vous le devez: sur votre chemin, vous rencontrerez

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toujours quelqu'un à consoler... et donner de l'espoir à un cœur endolori, c'est peut-être plus beau que de donner un morceau de pain à un affamé.

Mes petites et mes grandes amies, semez à pleines mains l'argent de votre bourse et la pitié de votre âme. Faites régner dans votre cœur un idéal si noble, si généreux et si pur qu'à votre contact on devienne plus heureux.

Et surtout croyez à la régénération des âmes par les âmes meilleures. Il faut vous persuader que votre charité sera victorieuse et que vous soulagerez beaucoup de misères physiques et morales. Mais soyez patientes comme le semeur: il sait bien qu'il faut que le grain germe invisible avant de percer la terre. Vous croirez quelquefois que vos se- cours ou vos conseils sont inutiles: non, ayez la foi, ne vous découragez pas: tout ce que vous semez lèvera, vous le verrez, et si vous ne le voyez pas, soyez assurées que le bien que vous faites n'est pas perdu.

XXXII

Petites curieuses

Elles étaient trois: jeunes, fraîches et ba- vardes, et elles allaient en tramway chez une vulgaire chiromanciene, dans un quar- tier douteux. Je les entendais se raconter les révélations déjà faites, le prix des consul-

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tations, etc. Je n'ai jamais été si tentée de faire ce que je m'interdis toujours: me mêler de ce qui ne me regarde pas!

Ces prédictions fantaisistes sont souvent très nuisibles aux folles imaginations, et je ne conçois pas bien que la délicatesse d'une jeune fille ne se révolte pas à la seule idée de faire lire les jolis secrets de son cœur par ces femmes grossières.

Il faut pourtant reconnaître que c'est une tentation pour les jeunes d'essayer de percer le mystère vers lequel nous allons. Il me semble que celles qui ont souffert sont moins curieuses: elles savent que pour conserver leurs forces, il faut arriver dans le malheur les yeux fermés et qu'une longue prévoyance minerait leur courage.

Et cependant, il s'en trouve, même parmi celles-là, qui vont toutes tremblantes con- sulter les voyantes, les cartomanciennes et autres prétendues prophétesses. Est-ce sim- ple inconséquence humaine, ou compliqué illogisme féminin, ce désir de livrer leurs mains à l'étude des lignes mystérieuses de vie et d'amour, de déboires et de succès, et de savoir, ou de croire savoir, ce qui les attend demain?

Etrange curiosité des âmes humaines qui demandent à la graphologie l'énigme de leur caractère, à la chiromancie le mystère de leur avenir et qui négligent ou redoutent de descendre dans les retraites intimes de l'âme pour y voir leurs faiblesses et leurs forces

88 LETTRES DE FADETTE

qui feront pourtant cet avenir à la mesure de leur âme. Porter le passé et le présent, c'est assez; ne convoitez pas, petits filles im- prudentes, d'y ajouter la connaissance du futur dans tous les sens!

Le deviner, le rêver ,1e créer à la nuance de vos désirs, ne savez-vous pas que c'est une des joies les plus délicates de vos heu- res douces?

Pourquoi vous donner l'inutile appréhen- sion du malheur qui vous attend au tour- nant de la route?

Pourquoi enlever au bonheur le charme de l'imprévu?

Vous ignorez encore, peut-être, que pour nos cœurs puérils, le bonheur qui n'est plus nouveau cesse d'être un trésor: on s'y habi- tue, on n'y pense plus... par le fait même, ne cesse-t-il pas d'être un bonheur?

Non, ne consultez pas ces vilaines femmes; vous chercheriez à donner à votre vie la for- me de leurs mensonges des mensonges que vous payez trop cher, je vous assure. Je puis bien vous dire, moi, ce qu'il sera votre avenir?

Il sera ce que vous le préparez maintenant.

Si vous saviez quelle puissance vous pos- sédez pour commencer à créer en vous une réserve de bonheur vous pourrez puiser toujours!

Que votre âme vivante et profonde s'unisse à votre volonté dans la recherche de l'har- monie, l'harmonie qui naît de l'accord entre

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votre conscience et votre devoir, et ce sera toujours en votre âme une source inépuisa- ble de joie intérieure que nulle épreuve ne pourra tarir.

XXXIII

Le rêve effacé

Cet après-midi sombre, j'allais seule par la rue presque déserte, j'étais lasse de la lutte contre un vent froid qui me coupait la res- piration, et triste de la tristesse de toutes les choses frissonnantes qui gémissaient dans l'air. . < j'avais l'impression d'avoir déjà vécu cette minute, dans un décor identique et avec mon âme d'aujourd'hui... oui, c'était bien cela, et, de la rue, tout près, il était venu une mendiante à qui j'avais fait l'aumône. . . Machinalement j'ouvris ma bourse pour y chercher de la monnaie, et, en relevant la tête, j'aperçus, débouchant de la rue voisine, une petite vieille serrée dans un châle rapié- cé, ridée, misérable et pâle comme l'ombre même de mon rêve! Je lui donnai des sous et je continuai mon chemin: mon rêve était effacé.

0 esprits forts, ô gens qui raisonnez tout, vous souriez et vous me trouvez bien pué- rile d'avoir cette croyance qui n'est pas acces- sible au raisonnement puisqu'elle tient aux états mystérieux de l'âme. Et pourtant qui parmi vous n'a pas eu de ces réminiscences, et qui ne s'est dit à un moment donné:

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"Où donc ai -je été chercher telle pensée? D'où m'est venu ce pressentiment?..."

Comme j'aimerais saisir la trame flottante des songes, dévider leur fil ténu, parfiler nœud par nœud les ramages qu'ils brodent dans les voiles du sommeil I Que ce serait charmant de savoir ce qu'il passe, à mon insu, de ma vie dans mes rêves et de mes rêves dans ma vie . . . mystérieux enlacement que tous observent et que chacun explique à sa manière.

; Pour l'imagination populaire, crédule et naïvement fataliste, les songes sont des pré- sages* (ils ont des "signifiances", comme ils disent joliment, et ils sont comme des images anticipées de ce qu'ourdit le destin dans l'ombre de l'inconnu. Ils ont des interpré- tations toutes trouvées pour une variété de rêves, ils sont inquiets ou rassurés suivant les "signifiances" découvertes, et les plus mauvais augures sont détruits par le "rêve effacé". {Sans attacher une importance dé- mesurée a mes rêves, ils m'intéressent, et ils m'ont quelquefois annoncé une lettre, fait attendre une visite imprévue qui venait;! je les considère comme des heures heureuses d'émancipation de. mon âme, faisant auda- cieusement des incursions dans les domaines inaccessibles elle entrevoit vaguement ce qui devrait lui être cachée encore.

Quand j'étais enfant, j'ai reçu la croyance du "rêve effacé" sans explication. Pour une fleur donnée, un froncement de sourcils, je

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m'écriais : "Mon rêve est effacé". Plus tard, ma raison a repoussé cette naïveté, mais à certains jours mes rêves qui se réalisant, comme hier, font la nique à ma raison scandalisée! /

Le rêve tissé dans l'ombre et le silence avec des souvenirs et des aspirations, le rêve qui est le refus obstiné de l'esprit de s'anéantir dans le sommeil est étrangement mystérieux. Il est peut-être le vestibule du grand au-delà vers lequel nous allons jour par jour, heure par heure, oublieux et insouciants dans l'ac- tion, mais curieux et troublés, dès que notre âme, s'isolant du tumulte extérieur, cherche à deviner l'impénétrable.

Les rêves m'impressionnent parce que, de- vant eux, mon âme sent l'envahissement du mystère et comme un frisson d'inconnu, et rien ne m'ôtera de l'esprit que, lorsque nous rêvons, nous sommes sur la limite des deux mondes, le visible nous, sommes, et l'in- visible où nous allons . . . /Les sages qui me font l'honneur de me lire s'écrieront sûre- ment: O Fadette illogique, qui mettez les autres en garde contre les sciences occultes et qui croyez si naïvement à vos propres rêves! ~

Je leur tire ma révérence. I

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XXXIV

Boudoir er grognoir

Quand je ne sais quoi vous dire, je vais me promener, et il arrive presque toujours que je rencontre sur mon chemin ma petite chronique toute faite: je n'ai qu'à l'écrire. . . alors, c'est souvent de l'esprit des autres que je vous sers, vous en doutiez-vous, chers lec- teurs?

Hier, chez Morgan, une petite femme bien fatiguée achetait des meubles. .. je lui dis un mot, puis beaucoup de mots, parce que son commis s'était éclipsé et que le mien n'était pas encore arrivé. . . "et alors, me disait-elle, je choisis pour mon mari qui ne peut pas ve- nir lui-même et je voudrais tant que ce petit salon fût de son goût!... il veut un coin à lui! Son boudoir? fis-je en souriant. Il ne boude jamais,... mais il grogne quelque- fois... — Son grognoir, alors?... S'il pou- vait y rester pour grogner! dit-elle en riant.

Et je pensai en la laissant à la boutade de Max O'Rell qui voulait assurer la paix des ménages en mettant les femmes dans leur boudoir, les hommes dans leur grognoir jus- qu'à ce que les nuages fussent dissipés.

Max O'Rell n'est évidemment pas de la race des grognons: il saurait qu'on n'enferme pas un homme qui veut grogner!

Une femme de mauvaise humeur aime la solitude de son petit salon: elle s'y réfugie pour calmer ses nerfs, pour réfléchir, et aussi

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pour se cacher, car elle a honte de se sentir si maussade. Et peu à peu, entre toutes les choses familières et douces, témoins d'heures heureuses, elle mijote de bons petits remords salutaires.

Mais à l'homme qui grogne, il faut un audi- toire. Grogner tout seul... c'est bon pour Tanimal que je préfère ne pas nommer!

Les hommes, eux, grognent pour être en- tendus, et il leur faut de l'espace; ils gro- gnent avec plus de facilité et de conviction, si, au cours de leurs arpentages, ils trou- vent quelques nouveaux sujets de critique. Oh! ils ne sont pas difficles, et tout leur sert; une broderie qui traîne, un journal disparu, un gant décousu, un bouton qui branle, un porte-monnaie oublié sur un meuble. . . voilà plus qu'il n'en faut pour alimenter leur be- soin de trouver à redire!

Ils deviennent parfois si puérils, si enfan- tins, qu'ils sont parfaitement ridicules: ils le sentent et leur irritation s'en augmente. Mais l'embarras, quand ils ont commencé, c'est qu'ils ne savent pas comment finir! Il ne reste que la ressource de sortir de la mai- son, en tirant la porte avec fracas, pour bien marquer qu'ils reviendront pour grogner encore!

Donc, n'instituons pas le grognoir, la pro- menade vaut mieux, et pendant qu'elle dure, on soigne le dîner, on fait un brin de toilette, on essaie de s'imaginer que l'homme qui va revenir est le mari de la lune de miel, et on

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i'aitentd... sans en avoir l'air. Au piano, c'est un bon endroit, propre à faire oublier le^départ, et c'est important I iTjS'il revient affamé, il y a des chances pour que le dîner ait raison de sa mauvaise hu- meur. Au café, il dirait volontiers: "Etais-je bête, tout à l'heure!" Mais il résiste à cette impulsion intelligente. Un vrai grognon n'admet jamais qu'il ait eu tort de grogner! Cela engagerait son avenir, et je suppose que grogner est une volupté qu'il faut éprouver pour la bien comprendre.

La plupart des femmes, tout en trouvant l'homme grognon très désagréable, s'en amu- sent beaucoup et ne regrettent que de ne pouvoir leur rire franchement au nez. C'est si amusant de les voir, eux, si importants, devenus si déraisonnables, si enfantinement grincheux, si ridicules ! S'ils pouvaient se voir et s'entendre... ils désireraient un grognoir pour s'y cacher! !

XXXV

Une halte dans l'église

Dans l'église déserte j'entrai hier vers la fin du jour. J'étais fatiguée, triste, avec un immense désir d'arrêter de vivre, sans mour- rir, pour me reposer!

Dans une telle disposition, la prière n'est pas longue: elle se borne à déposer son âme accablée devant Celui qui sait.

■*

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Je me laissais donc tout simplement péné- trer par la douceur du silence et de l'ombre qui envahissait l'église, quand l'orgue se mit à chanter. Quelques notes de plain-chant, des arpèges et des accords, puis la mélodie s'éleva très douce et monta peu à peu en un chœur puissant et grandiose de voix qui priaient pour toutes les âmes de la terre qui ne savent pas prier, et pour toutes les âmes de l'au-delà qui ne peuvent plus prier! Et pendant que les invocations et les san- glots de l'orgue se répercutaient sous les voûtes, il me semblait que l'église se rem- plissait d'une foule invisible, d'un cortège d'âmes accourues pour retrouver les gestes augustes de bénédiction qui protègent, les paroles divines de pardon qui sauvent, et au milieu de ce glissement d'êtres, de ces chants, et de l'attente frémissante, l'âme même de l'église palpita et répondit jusqu'au plus pro- fond des consciences à toutes les angoisses, à tous les repentirs et à tous les doutes.

Après un silence, l'orgue avait repris en sourdine la mélodie du "Crucifix" de Faure. Belle dans sa simplicité un peu ancienne, elle touchera toujours les âmes douloureuses!

Vous qui souffrez, vous qui pleurez, vous qui tremblez, venez à Lui!

C'était la réponse! Et par toutes ses voix, l'église appelait à Dieu les âmes, les pauvres âmes humaines.

L'orgue se tût. .. j'entendis le pas lourd de l'organiste descendant l'escalier; ce n'était

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qu'un rêve de plus que j'avais eu... dont il ne resterait rien!

L'air était doux quand je sortis, et au ciel pur les étoiles brillaient claires. Les gens pressés montaient à l'assaut des tramways, les petits vendeurs de journaux criaient à tue- tête, la vie trépidante agitait toutes les pau- vres marionnettes, et je marchais lentement, comme pour protester contre tant d'agita- tion.

En route je rencontrai des amies. Les unes revenaient du Ritz-Carlton la fête au profit de l'Assistance Maternelle avait eu un grand succès, les autres rentraient dîner à la hâte, pour retourner après à l'exposition de pou- pées de l'hôpital Sainte-Justine. Elles étaient affairées, fatiguées et heureuses, et j'eus honte de moi, de ma lâcheté, de mon inac- tion, et ce fut bon de me réveiller dans un remords bienfaisant!

De tous côtés, en ce moment, des appels d'une redoutable éloquence s'adressent à nos cœurs. La misère est partout. Dans les foyers autrefois heureux, dans les hôpitaux d'ici, dans ceux d'outremer, et il y a vrai- ment autre chose à faire qu'à rêver! \Les femmes charitables dont la fortune, le cœur et la volonté font vivre les œuvres de secours ont trouvé le vrai chemin qui mène à Dieu. > "Car la charité contient tout, com- me le dit saint Paul, avec des accents de poé- sie surnaturelle. Elle seule est fluide et vi- vante, toute grâce et tout esprit, sans forme,

LETTRES DE FADETTE

mais apte à pénétrer toute formej Fléchis- sant s'il est bon de fléchir, résistant s'il est bon de résister, ferme et douce, énergique et suave, elle porte tous les noms, s'accommode de tous les milieux; elle est souple, subtile, délicate, pénétrante, elle est joie et lumière, non effort et tension, puisqu'elle est amour, et toutes les vertus ne sont que ses attitu- des."

XXXVI

Conte du coin du feu

La veillée s'avançait et tout s'endormait dans le petit village, où, à l'automne, l'Ange- lus du soir est l'un des derniers bruits du dehors. Dans la grande salle mes hôtes m'avaient installée, je n'entendais que le bruit égal et lent du lourd balancier de l'horloge enfermé dans sa boîte de chêne, et le mur- mure du chapelet ronronné dans la chambre voisine par les deux bons vieux qui m'héber- geaient depuis des semaines dans ce joli pays du nord.

Une belle attisée de bois franc pétillait dans l'énorme poêle et les rayons de la flam- me montaient et descendaient, découpant sur la muraille et les meubles, des plaques de lumière rougeâtre et tremblante, et laissant de ces coins d'ombre sans fond qui préoccu- pent et attirent le regard.

L'heure était douce de toute la tiédeur de ce bon intérieur ne pénétrait rien de la

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tristesse du froid humide qui embuait les vitres. J'aurais aimé rester seule avec mes pensées, mais leur prière finie, les deux vieux revinrent auprès du feu: elle, toute menue, serrée dans son châle de laine, pour tricoter "par cœur"; lui, pour "tirer une touche" et m'ofFrir l'histoire du coin du feu que je ré- clamais presque tous les soirs. Il avait tout un répertoire de ce qu'il appelait "des peurs", la vérité et la fantaisie se mêlaient d'une façon étrange et saisissante.

Il racontait merveilleusement: je vous di- rai bien son histoire, mais je ne puis vous faire entendre le langage pittoresque, le ton convaincu, mystérieux, qui m'impressionnait malgré mon scepticisme qu'il sentait et qui l'indignait.

"Il y a bien sûr trente ans, c'était en octobre et il faisait un brouillard glacé com- me ce soir, que le curé, revenant des ma- lades, trouva sur les marches du presbytère, une petite fille de trois à quatre ans, enve- loppée dans une méchante couverte et tran- sie de froid et de peur. Pendant deux jours on n'en put tirer un mot et on la crut muette. Elle n'était ni muette, ni infirme, et nos voi- sins, des habitants riches et sans enfants, offrirent au curé de l'élever, car malgré tou- tes ses recherches, celui-ci n'avait pu savoir d'où elle venait. Il se passa quatre ou cinq années, puis, je ne sais ni pourquoi, ni com- ment, le bruit se répandit, peu à peu, que l'enfant était ensorcelée, et qu'on lui avait jeté un sort. Elle aurait été bien jolie si elle

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n'eût été si blême, que sans ses yeux clairs à la manière d'une eau qui luit, elle eût res- semblé à une déterrée.

"Sauvage comme un petit chat de grange, elle fuyait les autres enfants et ne savait pas même répondre au monde honnête qui lui voulait du bien. La nuit, elle se levait, allait et venait par la maison, et elle parlait aux esprits; elle ne marchait pas comme le monde en vie, elle glissait comme une ombre ... et nos voisins étaient bien tourmentés à son sujet!

"Quand La Grite eut à peu près seize ans, elle parut affaiblir: elle se mourait comme une lampe à bout d'huile sans qu'on lui con- nût de maladie. Mais elle continuait de va- gabonder, et ses parents qui ne l'avaient ja- mais contrariée, la laissaient passer le plus clair de son temps dans les bois qui entou- raient les quelques maisons du village. C'est vers ce temps qu'il commença à se passer des choses bien curieuses chez elle. Des fois, c'était, dans le grenier, comme de grosses boules qui roulaient sur le plancher, ou bien, c'étaient, dans le tuyau du poêle, des voix qui jacassaient ensemble, ou bien encore, c'était le bruit du rouet dans la chambre personne ne couchait. C'était évident que le diable s'en mêlait. Tout le village était épeu- et les parents de la Grite auraient bien voulu s'en débarrasser, honnêtement, s'en- tend!

"Mais ce n'était pas facile! A dix lieues à la ronde, on n'eût pas trouvé une âme assez

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hasardée de son salut pour prendre chez soi une fille possédée, et on voyait de plus en plus qu'elle Tétait! On n'aurait pas eu, non plus, le cœur de mettre la pauvre innocente dehors, tout de même! Il arriva que le père Marouette, le meunier, se laissa gagner à tra- vailler fort avant dans la nuit. La mouture pressait, et il était autour de minuit quand il revint chez lui en longeant le bord de l'eau. Entendant un bruit de rames, il se retourne, et les cheveux lui en dressent sur la tête, quand il aperçoit une grande barque toute noire, et la Grite, morte, étendue au fond. A l'avant, un squelette pointait le che- min, tandis qu'un autre squelette ramait avec un cliquetis d'ossements. Epouvanté, le père Marouette voulut se sauver, mais, nix! ses pieds collaient à la terre. Il écrasa sur place, et au matin on le trouva quasiment mort. Il était saoul, peut-être? fit placidement la vieille. Pour dire le vrai, le père prenait son petit coup quelquefois, mais il nous a juré que cette nuit-là il était correct. Et la Grite? Disparue, ma chère Dame... on ne l'a plus revue. . . puisque le diable était venu la chercher, c'est pas bien étonnant. Voyons, Monsieur François, elle a se noyer ou s'égarer dans la montagne? Jus- tement ce que le curé nous disait! Il nous força de la chercher, et j'en étais de ceux-là, mais c'était pas la peine, allez! On ne va pas chez le diable chercher le monde! Les loups l'auront mangée, fis-je, entêtée. Pour des loups, il y en avait gros dans le

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temps, et un moyen loup n'aurait fait qu'une bouchée de la pauvre Grite, mais je vous dis, moi, que les loups n'en auraient pas voulu! C'était le bien du diable, voyez-vous, et son bien il le garde pour lui."

XXXVII

Mauvaise humeur féminine

Quand un homme témoigne de l'humeur, c'est qu'il en a et il la manifeste ouverte- ment. Personne ne le tire de son mutisme si c'est un boudeur; personne n'échappe à ses boutades si c'est un grognon: il critique à tort et à travers, il gronde et tempête et il est franchement détestable avec tout le monde.

L'humeur d'une femme est chose plus com- pliquée, et elle ressemble aux statues qui rient d'un côté et pleurent de l'autre, car elle se choisit généralement une victime. Suppo- sons une minute que ce soit son mari. Cela s'est déjà vu!

Sombre et maussade en sa présence, elle devient souriante dès qu'il s'éloigne. Pour lui les regards durs, les haussements d'é- paules dédaigneux, les airs excédés les sou- pirs de victime... mais cette pauvre per- sonne accablée se transforme dès qu'il dis- parait : gaie, animée, charmante, elle a ou- blié tous ses maux!

Joue-t-elle donc la comédie? Il faut bien avouer qu'il y en entre une bonne part, et

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c'est pourquoi la mauvaise humeur féminine ne m'inspire pas de sympathie. Cette mau- vaise humeur n'est pas la suite du chagrin causé par un autre, mais de la rancune qu'elle en conserve et du dépit qu'elle veut lui en témoigner, ou bien, /cette mauvaise humeur est tout simplement l'expression d'un vilain caractère."!

Je ne cesse pas de m'étonner que la finesse d'une femme ne l'avertisse pas de la gau- cherie d'un tel procédé. Croit-elle amélio- rer ainsi des relations déjà tendues? Si son prestige diminue, pense-t-elle le rétablir en étant désagréable et revêche? Ne suit-elle pas plutôt un instinct aveugle sans se de- mander à quoi il la mène?

L'entêtement accompagne généralement la mauvaise humeur féminine et rien n'est plus curieux que d'en suivre le développement. Il s'exerce sur la première chose venue. Au hasard de la conversation, elle saisit une occasion de contredire et cela d'une façon péremptoire, absolue, qui, en un clin-d'œil devient agressive et irritante. Ecoutez-la, vous ne lui trouverez ni bonne foi, ni bon sens:/les raisons n'ont aucune prise sur elle, elle contredit sans s'occuper de vous blesser; pour vous tenir tête, elle accumule les faus- setés et les sottises, elle ne vous concède rien, et elle se résigne à être absurde plutôt que de céder d'une ligne. Si ce n'est pas une sotte, son irritation s'augmente de la confu- sion de se sentir ridicule et fausse.

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Mettons que peu de femmes aillent aussi loin dans leurs entêtements, il n'en reste pas moins vrai que la disposition ordinaire de la femme de mauvaise humeur est de contre- dire, et aussi, qu'elle peut vous faire visage de bois à la maison et être charmante et gracieuse, cinq minutes après, avec des étran- gers.

Lit'égalité d'humeur est une des très jolies qualités de la femme, et avec elle on trouve presque toujours la simplicité intelligente qui sait reconnaître ses torts et admettre avec indulgence les erreurs des autres.J

Les discussions, surtout en famille,, ont plus d'inconvénients que d'avantages. Elles ne servent ni à éclairer les autres, ni à s'a- méliorer soi-même: elles sont irritantes pour ceux qui discutent, fatigantes pour ceux qui écoutent. (Alors s'il y a tant à gagner à nous taire, nous pourrions l'essayer plus souvent peut-être ?J

XXXVIII

Jour des morts

Toute la nuit et toute la matinée, le vent furieux a couru de la montagne au fleuve, arrachant les dernières feuilles qui s'accro- chaient aux branches dépouillées; et mainte- nant on ne l'entend plus, et sur le ciel plom- bé, les arbres se profilent nus, immobiles et tragiques. Rien ne sourit et rien ne bouge.

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Au ciel bas pas un nuage, les chemins pas- sent tout noirs entre les champs dévastés, les oiseaux se taisent, les portes sont fermées: on dirait l'endroit inhabité.

Dans ce décor désolé, toute la tristesse de ce jour des Morts, grelottant et brumeux, fait jaillir des larmes, de vaines larmes sorties des profondeurs de tous nos désespoirs!

0 la mort vivante des jours qui ne sont plus! O la mort à jamais muette de ceux à qui nous disions: nous ne nous séparerons jamais.

Ils ont disparu dans l'au-de-là mystérieux et nous avons vécu sans eux; nous les ai- mions tant, et nous avons pu être heureux sans eux!

Et dans les cimetières, devant ces tom- bes remplies de morts qui furent aimés, ou- bliés et remplacés, une révolte nous soulève contre la cruauté de la destinée humaine qui voue la vie à tant de larmes et la mort à tant d'abandon!

Dans notre fièvre de vivre, nous oublions trop les morts!

Nous nous plaignons de l'inconstance et de l'infidélité des vivants, comme les morts au- raient bien plus le droit de se plaindre de nos défaillances et de l'insuffisance de nos cœurs! Mais j'aime mieux croire qu'étant dans l'infini, ils comprennent et excusent le fini des pauvres petites âmes terrestres. Et c'est parce qu'ils nous comprennent si bien qu'ils pourraient nous aider puissamment si

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nous savions rester en communion avec eux. Ils savent maintenant le secret des grands pourquoi qui font gémir l'humanité, ils com- prennent le divin et le surnaturel que nous cherchons si fort à ne pas percevoir autour de nous; avec leur seule âme dépouillée des imperfections mortelles et des ignorances humaines, comme ils nous parleraient si nous les interrogions!

Le souvenir de leur vie si bien remplie ou si brusquement arrêtée ferait naître en nous une inquiétude salutaire. Regardant notre vie, ce que nous avons fait en regard de ce que nous avons voulu faire, nous sentirions qu'il faut nous hâter d'agir, car nous igno- rons quel temps nous sera encore accordé. J'arrivai au cimetière en méditant ainsi. Tout était mort autour... partout... Le ciel lui- même semblait une chose éteinte couvert d'un linceul gris. Je frissonnai comme si la mort eût touché mon cœur et je sentis pro- fondément la désolation de ce cimetière d'où si peu de prières s'élèvent à cette heure tar- dive.

Soudain, un rayon du soleil couchant fit une trouée, dans ce gris, souleva les atomes humides suspendus en l'air, les fit scintiller et mit dans l'espace comme la tombée de lar- mes pleurées doucement. Puis le rayon se posa sur le grand Christ du Calvaire qui en recueillit toute la lumière et devint un Christ resplendissant dont les bras étendus bénis- saient les morts et appelaient les vivants.

106 LETTRES DE FADETTE

A genoux devant lui, je sentis une gran- de douceur pénétrer dans mon âme avec la conviction qu'il garde et aime les uns et les autres, et qu'il faut avoir confiance, comme les petits enfants avec leur mère.

XXXIX

Nous passons . . .

Je regardais sur le ciel les nuages flotter, s'éloigner, se rapprocher, se détacher en fines mousselines ou se fondre en des formes tour- mentées. Puis cet ondoiement s'immobilisa, et là, sous mes yeux, se dessina une cité... une cité fantastique, grise et mauve, se dressaient des palais, des tours crénelées, des églises à clochetons, de longues flèches d'argent, et sur ces coupoles et ces murail- les, la lumière rouge et or du soleil couchant accrochait des bannières et des oriflammes. C'était une grande ville en fête!

Et pendant que j'essayais de tout voir de cette création merveilleuse, la lumière peu à peu se voila; la cité aérienne, ses tours coif- fées de nuages, ses châteaux et ses cathédra- les s'effritèrent dans l'espace; les étoiles se mirent à briller parmi leurs ruines, et der- rière la montagne de neige, la lune claire et froide monta dans l'azur nettoyé.

C'est le même ciel, toujours, mais les nua- ges n'ont fait qu'y passer, et c'est le monde, toujours le même monde, nos vies passent

LETTRES DE FADETTE 107

et s'effacent! Elles passent, nos vies, en tra- çant des dessins plus ou moins vagues, que les autres regardent avec plus ou moins d'in- térêt, puis elles disparaissent dans l'infini, mais nos âmes durent!

Et quand on sait qu'aucune ne meurt, que, depuis le commencement, toutes les âmes qui ont animé des corps humains n'ont fait que traverser de l'autre côté, qu'aucune n'a pu être anéantie, que par-delà la vie elles sont toutes vivantes dans la gloire, ou dans l'at- tente, ou dans la souffrance, un indicible frisson nous saisit devant ce mystère de l'in- fini!

Songez donc! Depuis la création comme il y en a eu des hommes, et tant que la terre existera, comme il y en aura! Et sans trêve, les âmes s'en iront peupler l'au-delà dont la mort leur ouvre la porte!

Je savais cela, vous aussi, mais je n'y avais jamais assez pensé pour "le voir" comme ce soir, et j'ai eu peur! J'ai joint les mains en disant: "Mon Dieu!'* comme le petit enfant appelle sa mère quand il est effrayé.

Et je pense qu'il est venu, puisque, dans l'ombre qui envahissait ma chambre, le cal- me a succédé à l'angoisse qui était une défian- ce, un doute de la puissance divine de conci- lier ce qui nous semble contradictoire.

Puisque nous ne trouverions jamais en nous la possibilité de désirer faire mal à ceux que nous aimons, de les désappointer volon- tairement, encore moins de les tromper, ne

108 LETTRES DE FADETTE

faisons-nous pas une injure grave à Dieu qui a fait la tendresse de nos cœurs humains, de Le soupçonner de dureté, de dureté éternelle? Et je n'ai plus été malheureuse. Nous com- prendrons plus tard, quand pour nous aussi la porte s'ouvrira...

XL

La soldanelle

Il neige et je suis un peu paresseuse. Le silence est si grand, dehors et dedans, que j'entends le frolis des flocons de neige qui se pressent dans les vitres comme s'ils de- mandaient de leur ouvrir. . . c'est joli toute cette neige qui monte le long des pentes, s'ar- rondit en dôme sur les clôtures et les objets dont elle reproduit les formes en courbes si moelleuses! Les branches sont garnies de moineaux: transis, le cou dans la plume, en petites boules noires, ils frissonnent dans la mousse blanche qui épaissit.

J'ai pris un livre que mes doigts effeuillent distraitement, pendant que je regarde dehors, toute au plaisir de flâner si doucement. Une fleur séchée glisse du livre sur ma main, et voilà que mes pensées qui se dispersaient comme la neige folle, commencent à vivre autour de cette activité faite fleur que l'on appelle la soldanelle. La vie de cette petite plante ressemble à un conte de fée par son côté merveilleux, et à un cours de morale par son côté profond.

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La soldanelle est une plante des Alpes qui vit aux grandes altitudes. Quand l'hiver achève, que le soleil est chaud sans avoir encore fondu les neiges, cette impatiente pe- tite fleur, devançant toutes les autres, com- mence à pousser sous la terre gelée. Par un miracle d'énergie, elle se fait jour à tra- vers les couches de glace, et l'on voit bientôt deux petites cloches jumelles, exquises de fraîcheur et de fragilité, se balancer au-dessus de la glace qui souvent, pendant les nuits froides, se reforme autour de la tige verte.

Et le procédé employé par la soldanelle pour se frayer un chemin dans la glace? Elle la fait fondre par la chaleur dont ses feuilles sont à la fois la réservoir et le foyer.

C'est un miracle qui se reproduit assez exactement chez certaines âmes vivant égale- ment sur les hauteurs. Ne connaissez-vous pas de vaillantes et patientes soldanelles, qui, après avoir accumulé dans leur cœur des ré- serves de chaleur aimante et de patience généreuse, finissent par avoir raison des cœurs glacés?

Lentement, sous l'indifférence et la froi- deur, elles ont poussé leurs tiges frêles, et peu à peu, par la force du rayonnement de leur cœur ardent et tenace, elles franchissent les obstacles qui paraissaient insurmontables, pour s'épanouir dans le bonheur si chère- ment conquis, et leur grâce redonne la vie à des cœurs qui se croyaient gelés à tout ja- mais.

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Ce qui fait la force étrange de la solda- nelle, c'est sa prévoyance: tout l'été, elle a chargé ses feuilles, recueilli le combustible qu'elle brûle quand vient la saison de vivre et de grandir malgré les forces contraires.

I Les jeunes filles devraient imiter la fleur mystérieuse. Quand la vie leur sourit, que les hommages les couronnent, qu'elles sont comme des petites déesses dont les désirs sont des ordres, elles oublient trop que le printemps est une saison courte, que les temps rudes viendront, et qu'alors la déesse recevra plus d'ordres qu'elles n'en donnera; elle sera souvent transie par le froid si elle n'a pas, en temps opportun, fait une ample provision de douceur, de bonté chaude, de gaieté rayonnante qui défient le froid des cœurs atteints par l'indifférence dont souf- frent, par accès, les cœurs d'hommes ordi- naires!

La bêtise serait alors de renoncer triste- ment au bonheur qui fait mine de s'enfuir. Elles furent conquises, à leur tour de con- quérir, et en vraies petites soldanelles, de percer les neiges et les glaces, et de fleurir dans l'amour qu'elles auront regagné ou ré- veillé à force de grâce patiente et de bonté indulgente et tendre.

Ah! mes chères petites amies! Avant de vous jeter dans l'aventure du mariage, étu- diez la botanique! Vous ignoriez sans doute que c'est une science bienfaisante et... pra- tique!

LETTRES DE FADETTE 111

XLI

Nous changeons . . .

Nous serions bien surpris, si au bout de chaque année nous pouvions voir distincte- ment ce que nous ont appris ces douze mois... et qui sait, si, au bout de dix ans, nous re- connaîtrions notre âme tant elle a évolué et parfois s'est transformée. Mais nous réflé- chissons si peu que nous ne savons pas de quelle manière elle a subi l'enseignement quotidien de la vie, la leçon des choses vues et comparées, l'exemple des existences cou- doyées, l'influence si puissante des grandes affections, l'impitoyable morale du temps qui va, sans arrêt, au milieu de nos joies et de nos détresses.

Non, nous nous croyons toujours les mê- mes, surtout si la vie, nous emportant dans son tourbillon, nous a enlevé le loisir et la curiosité de tourner nos yeux en dedans. Cependant nous sommes autres. Meilleurs? Quelquefois, la souffrance affine une âme et vit-on dix ans sans souffrir?... Pires?... oui, si nous ne sommes pas meilleurs: la dou- leur qui n'élève pas l'âme la rétrécit et la durcit.

Mais, puisque nous nous modifions tant sans le vouloir, sans même le savoir, de quel- les transformations morales ne serions-nous pas capables consciemment et volontaire-

112 LETTRES DE FADETTE

ment? Cela ne vous ouvre-t-il pas des hori- zons infinis?

Quand nous sommes las et tristes, et très souvent, parce que nous créons en nous la fatigue et les chagrins, il est bon de pouvoir nous dire qu'il dépend de nous d'être plus intelligents, meilleurs et plus aptes au bon- heur.

Je vous ai déjà exprimé le regret, que parmi tant de professeurs, il n'y eût pas de profes- seurs de joie pour apprendre aux aveugles de ce monde à voir les joies qu'ils dédaignent. Pourquoi ne serions-nous pas nos propres professeurs de joie?

Nous le deviendrions en nous appliquant à ne laisser perdre autour de nous aucune parcelle de beauté et de bonté. Dieu en a mis partout, mais il faut avoir l'âme bien éveil- lée, bien vivante, pour les sentir et les devi- ner, et le bien, deviné chez ceux, quelquefois, que Ton était porté à dédaigner, c'est la plainte chétive mise au soleil qui retige et fleurit. Soyons attentifs. . . et au lieu de gé- mir: "La vie est triste, les hommes sont mé- chants!...", efforçons-nous de faire la vie meilleure en découvrant la bonté cachée chez tous! Beaucoup, beaucoup de femmes sont tristes parce que leur âme est vide... elles ont cessé d'aimer parce qu'elles sont désap- pointées, et leur tristesse les tue et tue aussi leur entourage! Elles pourraient vivre pour- tant et faire vivre aussi si elles le voulaient! Leur cœur fragile qui paraît brisé se rempli-

LETTRES DE FADETTE 113

rait à nouveau d'un amour plus large, de cha- rité qui s'épanouirait dans le dévouement vi- vant, au lieu de mourir lentement dans l'ac- ceptation morne de devoirs détestés. Qu'elles y pensent, qu'elles méditent la parole du sage :

"0 femmes! Gardez-nous la beauté du monde!" XLII

Noël

Demain ce sera Noël ... un autre de ces Noëls qui passent et s'en vont, si semblables par ce qu'ils remuent en nous de meilleur, si différents par les changements que la vie nous apporte entre chacun d'eux.

Quand, d'un clocher à l'autre, les carillons de minuit se répondent en chantant Noël, ils éveillent en notre âme toutes les choses douces et tristes qui sommeillaient, et si, dans le silence de la veillée de Noël, on est recueilli et attentif, elles font notre âme plus vivante: renouvelée, libérée des entraves quotidien- nes, c'est dans une grande lumière qu'elle regarde passer sa vie. Est-ce d'en voir ainsi se dérouler la suite, qu'elle arrive à compren- dre que tout est bien, et que nos pires épreu- ves furent des bénédictions si elles nous ren- dirent meilleurs?

Oui, depuis le berceau nous apprenions à vivre dans la chaude tendresse maternelle, jusqu'à la fin, dont le mystère insondable ne

114 LETTRES DE FADETTE

nous effraie plus, tout est bien et Dieu a raison.

Il a toujours raison, c'est entendu, mais c'est de le sentir en son cœur qui met l'âme dans la paix, la paix divine promise par les anges de Bethléem aux hommes de bonne volonté!

Et ne voilà-t-il pas une bonne préparation pour entrer dans l'inconnu de l'année nou- velle? Le bonheur que nous nous souhaitons les uns aux autres, que nous attendons avec un espoir inlassable pour ceux que nous ai- mons et pour nous-même, nous paraît tout de même bien incertain. Sous nos vœux souriants, il y a l'angoisse vague des maux possibles, probables même si l'on en croit l'expérience passée. Il ne serait pas bon de céder à cette tentation d'inquiétude... elle est inutile et nuisible. En jetant un coup d'œil sur le chemin parcouru, nous y rencon- trons rarement les épreuves redoutées et les joies rêvées... ce sont d'autres bonheurs, d'autres chagrins, toujours de l'imprévu joyeux ou triste qui a surgi dans les vies même les plus calmes. Alors à quoi bon se tourmenter?

Au lieu de regarder bien loin dans l'ave- nir, regardons en nous-mêmes: voyons les forces vives qui sauront accueillir bravement ce qui nous est réservé. Il ne nous sera rien imposé que nous ne puissions supporter puis- que nous avons confiance en Dieu. Et avoir confiance en Dieu c'est également avoir con-

LETTRES DE FADETTE 115

fiance en soi, dans les autres, dans la vie, et aller de l'avant, courageux et actifs, prê- tant de notre énergie à ceux qui en manquent donnant, avec notre sourire, notre foi tran- quille à ceux qui refusent de croire la vie bonne. S'ils pouvaient comprendre qu'il faut l'aimer pour qu'elle nous traite doucement!

XLIII

Les écoles d'Ontario

C'est dimanche, et je vous écris dans l'in- quiétude de ce qui se passera demain à Ottawa. Lentement, logiquement, les événe- ments se sont déroulés jusqu'à cette crise tragique, et des jeunes filles, des femmes souf- friront pour une cause de laquelle nous nous sommes peut-être trop désintéressées, ici, en- dormies dans la sécurité que nous pensions acquise pour toujours.

Cette sécurité était faite en partie de notre impuissance à croire à tant de mesquinerie et d'injustice des gouvernants d'Ontario, qui, lâchement, veulent écraser les petits et les faibles, ou du moins, ceux qu'ils jugent tels. Tant pis pour eux, les gouvernants! Ils y per- dent notre estime et leur prestige et nous n'y perdrons rien, puisque nous ne céderons pas.

Les Français d'Ontario, conscients de leur droit, attachés à leur langue, les défendent contre tous et contre tout, dans une révolte que partage tout Canadien-français digne de ce nom.

116 LETTRES DE F A DETTE

Il me semble que les femmes de la pro- vince de Québec ont été lentes à s'éveiller à la réalité du drame qui se joue dans l'Ontario, et que les luttes de ces trois dernières années les ont laissées indifférentes. Il y a de bril- lantes exceptions que je me dispense de nom- mer: comme moi vous les connaissez et vous les admirez. Mais, en général, peu de fem- mes ont été au courant des événements qui préparaient la crise actuelle, et celles qui savaient ne comprenaient pas très bien, peut- être, que notre vie française qui est notre vie nationale, notre vraie vie, était en jeu.

Mais rien ne vaut les leçons en action, et la vaillance et le patriotisme des Français de l'Ontario ouvriront les yeux des Fran- çaises du Québec, et toutes ensemble, ani- mées du même esprit, nous ferons ce qu'il faut pour demeurer français dans l'Ontario l'on nous persécute, et dans le Québec, nous glissions mollement aux concessions dangereuses. L'une d'elles, c'est notre facilité à parler l'anglais de préférence au français quand ce n'est pas nécessaire. [^Certes, il faut apprendre l'anglais et le bien parler, quand ce ne serait que pour prouver notre supériorité sur les Anglais incapables d'apprendre le français et qui s'en excusent en prétendant que nous ne parlons pas le français de France!

Ne nous gênons pas pour leur dire que leur ignorance seule peut leur faire débiter de pareilles inepties, mais ayons la sincé-

LETTRES DE FADETTE 117

rite de reconnaître que nous sommes sou- vent inexcusables de n'être pas plus soi- gneux de notre langage et que certaines de nos négligences et de nos ignorances sont coupables^/

N'est-ce pas révoltant! Pendant que le sang canadien-français coule sur les champs de bataille anglais, les Anglais fanatiques em- pêchent les enfants de ces braves soldats d'apprendre le français dans leurs propres écoles.

Il n'y avait vraiment rien à faire qu'à ré- sister: ce ne sera pas la première fois, ni la dernière!

Dans cette résistance, apportons aux Cana- diens d'Ontario notre sympathie et notre conviction et qu'ils sentent que nous leur sommes étroitement unis! Et la communion une fois établie produira des vibrations puis- santes qui soulèveront les opinions larges et généreuses et feront tomber tous les obsta- cles.

XLIV

Dans un couvent

Passer de l'agitation du monde, du tourbil- lon de vos propres pensées, du bruit des allées et venues des autres qui vous donnent tant de fatigue quand vous êtes faible, à la vie d'un couvent si tranquille qu'on s'y entend respirer, voilà une aventure qui vous donne la sensation d'avoir été transportée dans un pays enchanté.

118 LETTRES DE FADETTE

Je faisais part de cette impression à une jeune femme américaine, pensionnaire de hasard, comme moi, de ce ravissant couvent tout est silencieux et froid même quand le soleil brille! Chaque pièce ensoleillée res- semble à une glacière la lumière serait venue se rafraîchir, et cependant les calorifè- res donnent une température égale et agréa- ble. C'est un soleil éblouissant qui rayonne, mais sur ces murs blancs, ces rideaux blancs, ces parquets cirés, les rayons sont fragiles et sans chaleur. Ma compagne est protes- tante et un peu poète et elle me répondit: Oui, c'est un palais enchanté habité par des princesses qui dorment. Quand on leur cou- pa les cheveux, avant de les coucher dans leur cercueil, quand on ramena sur leur figure, comme un linceul, leur voile de pro- fesse, elles s'endormirent... et leur sommeil dure ... Le prince qui viendra les réveiller pasera à travers les ronces et les épines com- battant les géants du Désespoir, les dragons du Regret, et il les tuera. . . et les princesses attendent ce prince et c'est la Mort.

C'est pour cette heure de liberté qu'elles respirent et qu'elles prient jusqu'au moment de leur délivrance.

Chaque soir elles se disent qu'un jour a passé qui les rapproche de l'instant de l'ar- rivée du Prince qui leur ouvrira les yeux.

Elles dorment, les princesses : vous me direz qu'elles prient? Oui, presque toute la journée, mais comme font ceux qui parlent

LETTRES DE FADETTE 119

dans leur sommeil: c'est un murmure inco- hérent et doux, de mots si souvent répétés, que leur signification en est usée! Regardez les princesses remuer les lèvres pour psal- modier les vêpres: elles rythment les psaumes d'une voix si égale, si monotone, que je suis sûre que le ruisseau bavard, sous nos fenê- tres, a plus conscience de sa course sur les cailloux, qu'elles, du mouvement de leurs lèvres articulant les syllabes latines. Jamais, Madame, je n'avais imaginé une vie si étran- ge, si douce mais si inconsciente! On se croit dans une autre planète ... et c'est ça qui re- pose! conclut-elle d'un air las. Lj[e l'avais écoutée sans l'interrompre, amu- sée et charmée par ce conte gracieux, mais un peu scandalisée de cette incompréhen- sion absolue de la vie intérieure, de la vie religieuse, qui font de toutes celles qu'elle appelle des princesses endormies, des âmes si vivantes, si ardentes, qu'à leur contact on respire Dieu, Dieu dont elles vivent et qu'elles exhalent. Sans doute le ciel les attire, mais elles aiment la vie Dieu les veut et comme Il la fait pour elle!!

[ Elles prient, et leur inlassable et vivante prière accompagne une activité qui s'exerce au profit de toutes les faiblesses et de toutes les misères humaines: vieillards qu'elles hé- bergent, orphelins qu'elles recueillent, mala- des qu'elles soignent, morts qu'elles ense- velissent, enfants qu'elles instruisent! Et celles-ci? Ces contemplatives? Oh! non, elles

120 LETTRES DE FADETTE

ne dorment pas! Elles s'offrent en silencieux et brûlant holocauste pour ceux qui vivent dans le monde comme s'il n'y avait ni Dieu, ni âme, ni vie future ! felles ne dorment pas, ces saintes! Elles gouïënt, dès maintenant, les choses éternelles qu'elles trouveront au- delà de la mort. Des profanes comme nous se figurent difficilement l'intensité de vie inté- rieure des âmes à ce point purifiéesjj

A son tour, ma compagne écoutait, éton- née, elle entrevoyait, peut-être pour la pre- mière fois, Dieu présent, l'Invisible rendu sensible aux âmes de lumière.

XLV

Dans un rayon

Dans le large rayon de soleil qui traverse la pièce, une infinité d'atomes lumineux dan- sent, montent et descendent; ils paraissent retenus dans la bande de lumière par une force irrésistible, et je pense que chacune de nos vies est fixée dans un rayon, flot- tent ainsi toutes les joies et toutes les dou- leurs qui nous sont destinées. Que de germes de souffrance ou de bonheur se fixent sur nous, à notre insu, dont nous vivons, que nous respirons, sans le savoir... que d'autres s'a- gitent autour de nous qui ne seront pas des joies vivantes et des chagrins cruels, parce qu'ils ne pénétreront jamais au-delà de la surface de nos cœurs. C'est en ce sens que bonheur ou malheur sont choses si relatives.

LETTRES DE FADETTE 121

Le bonheur que nous ignorons ne nous rend pas heureux, et si les plus grands malheurs ne font pas saigner notre cœur, ils n'existent pas en réalité; ce sont des fantômes qui errent autour de nous: nous fermons les yeux, ils disparaissent, nous n'y pensons plus!

La mort est un malheur . . . mais que de mortalités ne rendent pas malheureux ceux qui devraient s'affliger!

Et dans un autre ordre d'idées, ce qui enchante votre voisin vous causerait de l'en- nui, et ce qui vous fait pleurer le laisserait bien indifférent!

Car est-il rien au monde de plus person- nel, de plus "incommunicable" qu'une âme?

Aussi ne faut-il pas se flatter d'avoir péné- tré l'âme, toute l'âme de nos amis. Nous connaissons ce qu'ils veulent bien nous en livrer et peut-être un peu plus, si nous sommes bien perspicaces, mais ces âmes ont des profondeurs ignorées d'eux-mêmes, et le mystère et l'imprévu qu'ils y découvrent chaque jour leur causent de l'inquiétude et de l'effarement. Comment croire sérieusement, alors, que nous, du dehors, pouvons tout deviner!

Rien ne démontre plus cette impuissance des autres à connaître la véritable physio- nomie des âmes, que les appréciations va- riées que nous entendons émettre au sujet de ceux que nous connaissons bien et que nous aimons.

122 LETTRES DE FADETTE

Nous sommes stupéfaits des accusations futiles ou graves portées contre eux; nous ne les trouvons même pas fondées sur des apparences, nos protestations soulèvent tant d'incrédulité, que nous nous taisons devant l'absolue inutilité d'un plaidoyer dont le seul résultat serait de remuer un peu d'air autour de nos paroles.

Gomme il faudrait être prudents, réserver nos propres jugements sur ceux qui vivent autour de nous!

C'est difficile à cause des élans de sympa- thie qui entrent en jeu pour nous induire en illusion ou nous jeter dans l'injustice!

"Regardons avec des yeux d'amour et nous épellerons des choses sublimes." Oui, c'est bien vrai, et le contraire aussi!

La sympathie-instinct donne ces yeux d'a- mour, visionnaires de "choses sublimes", et chimériques, défions-nous-en!

Certes, je veux des yeux d'amour pour re- garder ceux que j'aime, mais c'est la sympa- thie-sentiment qui doit me les donner: ils regarderont avec attention, ils aimeront l'âme qui m'attire parce qu'ils l'auront comprise, et ils verront les "choses sublimes" cachées aux profanes.

Un nuage a éteint la bande de lumière rose, les atomes ne sont plus visibles... il y a longtemps que je bavarde!

LETTRES DE FADETTE 123

XLVI

La petite sœur de charité

La petite Sœur Saint-Benoit est une de mes amies. Quand elle apprit que je passerais l'été à X, elle me pria d'aller voir son oncle, vieux et infirme, mais "si intelligent et si bon, que vous ferez cette belle charité avec un vrai plaisir", dit-elle. J'ai donc fait la con- naissance du vieux monsieur, puis je gagnai son amitié en lui disant du bien de Sœur Saint-Benoît, et dernièrement, il me raconta la simple et tragique histoire de sa pauvre vie, illuminée quelques années par la pré- sence d'une enfant dont le départ l'a encore laissé seul, mais, cette fois, résigné et patient.

"Ma petite Marie, madame, avait deux ans quand mourut sa mère: c'était ma sœur et l'enfant n'avait pas d'autre parent que moi. Je l'apportai ici, me demandant, ahuri, ce que j'en ferais bien! J'étais un singulier protec- teur! Déjà vieux, infirme, pas riche, sauvage comme un ours, laid . . . comme vous voyez, je vivais seul, redoutant les sympathies in- tempestives autant que la malveillance. J'a- vais eu une enfance pénible: les gamins de mon âge s'étaient tant moqués de ma bosse et de ma petite taille, que je m'étais sauvé du collège dans un accès de désespoir. L'an- cien curé d'ici, chez qui je me réfugiai, et qui comprit et eut pitié de ma misère morale, me garda chez lui, m'enseigna tout ce qu'il

124 LETTRES DE FADETTE

savait, et poussa la charité jusqu'à vivre assez longtemps pour que je puisse me tirer d'af- faires tout seul. J'avais recueilli un petit héritage qui me rendit propriétaire de cette maison: j'y vécus bien des années entre mes livres et mes fleurs. Je n'aimais personne, personne ne m'aimait, et j'en voulais à toute l'humanité d'avoir une taille de nain et une bosse sur le dos!

Mais quand la petite se mit à m'aimer, à m'appeler "mon beau vieux Nonc", je me transformai. J'oubliai ma difformité et la malice des hommes, j'eus un magnifique dé- dain de l'impression que je créais. Et même, Dieu me pardonne, je me souviens que lors- que je me promenais avec la menotte de la petite dans la mienne, je poussai la fatuité jusqu'à me croire un objet d'envie.

Elle grandissait et j'étudiais, ravi, le déve- loppement de cette petite âme humaine, la première dont je m'approchais. J'y découvris le germe de mes curiosités, de mes inquiétu- des, de mes aspirations, j'y vis ma sensibi- lité encore affinée, et je n'eus plus d'autre intérêt dans la vie que la chère mignonne. Elle était intelligente et sérieuse, attirée com- me moi vers le mystère de l'infini: elle ne se lassait pas de me questionner; moi, pauvre homme, j'étudiais encore, et je répondais de mon mieux, mais si peu bien, en somme, qu'elle est allée dans la maison de Dieu, Lui demander à Lui-même ses secrets!

Toute petite, quand elle eut compris que tout dans la nature est vie et mort, elle donna

LETTRES DE FADETTE 125

une âme à toutes les choses. Avons-nous devisé ensemble sur l'angoisse des arbres qui soupirent dans l'espace, sans que nous, étran- gers à leur langage, puissions deviner ce qu'ils désirent ou regrettent! Nous observions les oiseaux, leurs voyages, leurs fêtes, leurs nids remplis de beaux œufs couleur de pier- res précieuses. Pour elle les fleurs avaient un visage et elle leur parlait comme à des petites personnes. Elle aimait toutes les bê- tes avec une sollicitude touchante. Patiem- ment, nous cherchions ensemble ce qui peut s'élaborer dans ces cervelles obscures, au fond de ce rêve dont ils ne s'éveillent jamais: idées sans conscience qui n'ont pas de mots pour s'exprimer.

Le soir je lui appris que les étoiles ont des noms, comme les fleurs, elle fut charmée. Son regard plongeant dans la transparence profonde, elle apprenait à les distinguer, et son cri de joie quand elle réussissait était tel, qu'on aurait dit qu'elle cueillait l'étoile et s'en emparait! Une nuit que je m'étais laissé entraîner à lui parler des myriades de soleils semés dans l'espace, si nombreux que leurs pointillements se confondent en des lueurs lactées, si lointains que leurs flèches de lu- mière percent l'éther pendant des années avant de pénétrer dans nos pupilles, je la sentis se serrer contre moi et m'étreindre, comme si la terre eût manqué sous ses pieds: c'était le grand frisson de l'infini qui venait d'envahir sa petite âme trop faible pour de si écrasantes visions: "Rentrons, dit-elle, j'ai peur!"

126 LETTRES DE FADETTE

Mais les années passèrent, son âme grandit en s'emplissant de Dieu et en s'habituant à l'infini... et un jour, avec des précautions délicates et une douceur cruelle, l'enfant me demanda sa liberté pour l'offrir à Dieu... je fus atterré; mais qu'avais-je à dire? Elle n'était même pas à moi ... et puis, avec elle j'avais appris bien des choses, et l'une d'elles, que je ne pouvais la disputer à Dieu. Un soir, elle partit et je fus tout seul, comme avant!

Mais quand on a vécu avec les anges, on ne doute pas de l'existence du ciel, et quand on est vieux comme moi, on le voit tout près; ma petite Marie prie bien, je sais, pour que j'y aie une place pas loin d'elle, car c'est bien triste de ne plus la voir ici I"

0 ce "tragique" quotidien! Si on est atten- tif on le sent gémir dans toutes les âmes humaines, surtout celles qui se sont renfer- mées dans le silence. Quelquefois, au con- tact d'une sympathie vraie, ces âmes s'ou- vrent et livrent leur secret douloureux. Ce remuement de la souffrance soulage les uns, blesse les autres, mais fait toujours du bien à qui apprend de plus en plus les âmes, la vie, les voies mystérieuses de la Providence. Pourquoi était-elle venue dans cette vie iso- lée, la petite Marie? Pour mettre Dieu dans l'âme du vieux savant, puis elle est partie parce que d'autres âmes avaient besoin de Dieu aussi, et que Sœur Saint-Benoît pouvait le leur révéler. i

LETTRES DE FADETTE 127

XLVII

Autour du feu

Une fin d'après-midi dans le salon tiède et fleuri de narcisses au cœur d'or; le feu brûle doucement en jetant des lueurs roses dans l'ombre qui envahit la pièce... Nous som- mes quatre qui avons dédaigné le bridge de rigueur pour philosopher à notre manière en remontant aux méfaits de la première Eve et à la lâcheté du premier Adam, qui repoussa la responsabilité de la faute partagée et qui cria comme un enfant peureux: "Ce n'est pas ma faute! C'est elle!" Vrai, j'aime mieux Eve qu'Adam, il eut un piteux rôle, le roi de la création!

Un petit silence flottent des pensées qui frémissent, et l'une de nous s'avise de de- mander: "Avez-vous jamais pensé qui vous voudriez être si vous n'étiez pas vous?"

Cela vous étonnera peut-être, aucune ne put trouver quelqu'un qui lui parut, "en tout", préférable à elle-même. Notez bien, je vous prie, les mots "en tout" qui nous défendront contre l'accusation d'une vanité indue et d'une prétention exagérée.

pL'une nous plaît par sa grâce et son charme, nous admirons l'intelligence d'une autre, et la beauté d'une troisième nous paraît envia- ble. Volontiers, nous cueillerions un peu d'exquis à toutes les femmes que nous admi- rons pour nous faire une personnalité idéale,

128 LETTRES DE FADETTE

mais en face du rêve irréalisable nous con- cluons après des délibérations amusantes que nous préférons être nous-mêmes.

Etre "soi" est donc un élément de satis- faction dont on pourrait tirer un meilleur parti en cherchant, d'abord, à ne pas trop nous maltraiter et, ensuite, à nous rendre de plus en plus aimable.

Nous sommes quelquefois trop sévères pour nous-mêmes: nous nous ingénions à nous critiquer et à nous décourager. Nous comparons notre rêve qui plane à nos pe- tites actions qui cheminent, et nous nous faisons croire que nous n'avons rien fait parce que nous n'avons rien à montrer, que notre vie est nulle parce que notre rôle est effacé. C'est faux et c'est injuste.

L'erreur est d'ignorer que tout être qui remplit sa tâche ou son devoir d'état, com- me vous voudrez l'appeler, est dans la vé- rité et ne saurait être inutile. L'injustice, c'est de ne pas comprendre qu'on n'est pas tenu à faire plus que "son possible". Ne soyons pas plus exigeants que le bon Dieu!

Quand on peut se dire: "Je fais tout ce que je peux", il faut être satisfait de cela qui est très bon, et demeurer dans la sérénité qui fait la vie belle même si elle est remplie de médiocrités. Il est nécessaire d'avoir foi en soi-même pour faire œuvre qui compte ... et pour cela, il faut bien se connaître: se ren- dre compte de ses défauts est sage, mais se rendre compte de ses qualités l'est tout au-

LETTRES DE FADETTE 129

tant. Quand nous avons fait le calcul de nos lacunes et de nos faiblesses, mettons en re- gard la somme de nos forces qui sont nos richesses.

Les craintifs, les hésitants, ceux qui se dé- fient trop d'eux-mêmes vont sûrement à la défaite dans toutes les luttes l'on ne peut compter que sur soi-même.

XLVIII

Sur le mariage

Enfin l'Hiver s'en va! Il n'y a pas à admi- rer la nature en ce moment et on ne peut guère s'exclamer que sur la quantité de boue dans laquelle on force les habitants d'une ville civilisée à patauger! Et cependant le soleil sème de la joie, et l'air vous caresse, et les fiancés tendent leurs mains vers Pâ- ques pour saisir le bonheur dont ils rêvent depuis si longtemps.

De tout mon cœur je leur souhaite toute la félicité possible, mais je ne puis m'empêcher de penser que de conjuger assidûment le verbe aimer ne peut seul la leur assurer. Les jeunes mariés sont généralement mal prépa- rés pour la vie à deux et ils entrent dans le mariage avec des idées inconciliables.

La jeune fille, si libre pourtant dans sa famille, rêve d'une plus grande indépendan- ce, et elle se heurte gauchement à un homme qui a la naïveté de croire que sa volonté sera

130 LETTRES DE FADETTE

la loi joyeusement observée parce que c'est lui qui l'impose.

Je suis bien d'avis, pour ma part, qu'un homme intelligent, délicat, assez "supérieur" pour s'occuper moralement de sa femme, la façonnerait telle qu'il la souhaite. Seule- ment je suis forcée de reconnaître que les maris ont rarement cette bonne influence parce que, en général, ils sont au-dessous de leur rôle. Plaçant toute leur supériorité dans leur qualité de mari, ils perdent de vue le danger d'être jugés par des yeux clairvoyants que l'amour tient moins longtemps fermés que la plupart ne se l'imaginent: ils ne se donnent aucune peine pour conserver l'amour qu'ils considèrent leur appartenir de droit, et ils exigent de leur femme toutes les per- fections humaines et surhumaines dont ils donnent l'exemple comme nous savons!

Aussi faut-il voir filer leur prestige et l'a- mour qu'ils inspiraient remplacé par l'amer- tume et la rancune! Et voilà l'histoire de bien des amoureux que l'approche de Pâ- ques jetait en extase et que les neiges de Noël verront pleurer.

Cette triste histoire se modifierait cepen- dant, si on faisait comprendre au jeune hom- me que sa prétention peut bien le gonfler à en crever, mais qu'elle n'empêchera pas sa femme de le juger sa valeur"; et à la jeune fille, que dans cette question du bonheur à créer et à conserver, il ne faut pas tout laisser à l'impulsion et au hasard.

LETTRES DE FADETTE 131

La plupart n'ont pas prévu d'avance la vie qu'elles auraient et la ligne de conduite à suivre, et il arrive, ou qu'elles se laissent aller au courant des choses, et, amoureuses et dociles, ne réfléchissant jamais, elles per- mettent à leur mari de les annihiler et per- dent ainsi toute l'influence que plus de per- sonnalité leur eût donnée. Ou, au contraire, elles apportent avec elles un fagot d'idées toutes faites dont elles ne veulent rien céder, ce qui les rend intolérantes et tracassières.

Entre ces deux voies dont l'une mène à l'écrasement total et l'autre à la dislocation, il y a un chemin à suivre et il serait bon de l'étudier d'avance.

L'entente et l'affection sont choses rares et précieuses: il faut vous en persuader tous les deux pour les entretenir avec soin et adresse. Sachez qu'on doit à propos tenir à ses idées ou les faire céder, sacrifier ses goûts ou savoir s'y prendre pour qu'on y satisfasse, choisir son moment pour dire ou obtenir certaines choses, être tolérant et sa- voir s'arrêter avant la faiblesse.

\J£t tout cela s'apprend par la réflexion, l'habitude d'observer et de voir au-delà de la surface des choses, par la faculté de prévoir la conséquence de ses actes .. .1 Mais alors, c'est toute une éducation à faire? Certaine- ment, et n'attendez pas de la faire aux dé- pens de la paix de votre foyer et de votre bonheur à tous deux . . . Amen !

132 LETTRES DE FADETTE

XLIX

Confession

Tout mystérieux, incompréhensible et com- pliqués que nous soyons, nous ne le savons qu'un peu tard dans la vie, quand nous avons souffert des étranges jugements portés sur nous et quand nous nous sommes trompés en jugeant les autres.

On ne livre à personne, pas même à sa plume, le dernier mot de sa nature. Notre âme ressemble à ces coffrets à double fond dont le dessus est seul accessible à tous : ils se croient bien fixés sur la nature des objets que le coffret renferme, alors qu'il y a, sous ce qu'ils voient, une cachette dont nul que le propriétaire ne soupçonne l'exis- tence.

Ceux même qui nous aiment le plus ne font qu'entrevoir à travers leur sympathie, ce qu'ils croient ou désirent être nos qua- lités. Voilà pourquoi, quand ils cessent de nous aimer, ils trouvent mille raisons d'ex- pliquer et de justifier leur inconstance.

Nous ne sommes pas devenus imparfaits du jour au lendemain, mais ils ont cessé de nous regarder avec complaisance.

Et ces courants de sympathie et d'antipa- thie des mêmes personnes pour les mêmes personnes se trouvent dans toutes les affec- tions humaines, qu'elles se nomment amour ou amitié: ils sont la cause des plus grandes

LETTRES DE FADETTE 133

injustices, puisque ce qui plaisait quand nous aimions, fatigue et ennuie quand nous n'ai- mons plus. Alors ce n'est pas nous qui nous modifions quand nous plaisons moins, c'est l'autre qui nous retire son affection, et avec elle, tout le prestige dont elle nous re- vêtait à ses yeux.

Nous causions de cela, mon amie et moi, auprès d'un beau feu les souvenirs de tant de déceptions devinées se dessinaient dans les longues flammes bleues: nous n'étions pas tristes, peut-être, mais émues et pensives, en frôlant tout l'inconu des retraites profondes de nos âmes.

"Et cependant, avoua mon amie, nous som- mes quelquefois moins aimées parce que nous devenons moins bonnes à aimer... Moi qui vous parle, j'ai éprouvé pendant un certain temps quelque chose qui ressemblait à de l'antipathie pour mon mari: il m'agaçait tel- lement que je me tenais à quatre pour ne pas l'égratigner. Et comment vous êtes-vous guérie de cette maladie, fis-je en riant, car vous me paraissez bien unis et heureux main- tenant? — En découvrant que c'était moi- même qui devenais grincheuse et insupporta- ble. Au travers des difficultés inséparables et laborieuses des premières années de mé- nage, je m'étais laissé envahir par le mécon- tentement et l'amertume, et c'est à travers ces fumées que je voyais mon mari. Il était le même, ni mieux ni pire, qu'à l'époque de notre mariage, mais, étant devenue détesta-

134 LETTRES DE FADETTE

ble moi-même, je ne pouvais plus l'endurer! Et j'étais en train de le lasser et de lui faire oublier qu'il m'avait tant aimée. M'étant éveillée à la réalité, je me mis à l'œuvre pour reconquérir mon bonheur, mon mari, et mon amabilité! Ce fut dur: il fallut lutter contre mes nerfs, la faiblesse physique, l'habitude prise d'exprimer mes mécontentements, tou- tes mes petites lâchetés morales. . . D'une se- maine à l'autre je me sentais redevenir la moi d'autrefois. Et quand enfin j'eus repris pos- session de ma meilleure âme, j'y retrouvai mon amour pour mon mari, le cher bon, qui jouissait de l'amélioration sans trop chercher d'où elle venait. Il avait failli être détesté, sans s'en douter heureusement et simplement parce que j'étais méchante!"

Cette confidence me fit beaucoup réfléchir, et je me suis dit depuis qu'elle peut être utile à ceux qui voient s'éteindre en eux des lumières, et qui, dans les ténèbres, pleu- rent des bonheurs qui ne sont pas perdus encore, mais qu'il faudrait saisir fortement pour les conserver.

LI

Semaine sainte

Le train file entre les champs jaunes aux sillons durs, d'où sortiront bientôt des her- bes fines et des blés légers... mais les tein- tes d'automne sur ces terres d'avril font ou- blier la sève montante, et dans le wagon

LETTRES DE FADETTE 135

fermé on ne sent pas la douceur du vent qui incline les branches nues. La tristesse du paysage s'harmonise bien avec les souve- nirs sacrés de la Semaine Sainte que nous finissons.

Et pourtant, c'est dans l'éblouissement de lumière d'un printemps d'Orient que Jésus vécut ses derniers jours et qu'il connut jus- qu'au fond la méchanceté des hommes. Et toute la beauté du monde extérieur lui rendit peut-être plus pénible encore la laideur des cœurs humains.

Car Jésus était homme, et le divin en lui n'atténua pas les tristesses et les douleurs de son humanité.

Il prêchait la loi d'amour pendant que la haine de ses compatriotes montait autour de lui; Il les guérissait, Il les consolait et les aimait pendant qu'ils méditaient sa perte. La trahison de Judas, le reniement de Pierre, la lâcheté de ses disciples le remplirent d'une angoisse indicible: nous le lisons dans les récits évangéliques avec un cœur froid: c'est que nous oublions trop qu'il souffrit cette détresse et cette passion avec son cœur et sa nature d'homme. Je pense aussi aux amitiés féminines qui entourèrent Jésus: délicates et aimantes, ces âmes se livrèrent sans ré- serve à l'action pure du mystère qui éma- nait de Lui. Eurent-elles l'intuition d'une présence invisible et puissante, et cela les fit- elles inébranlables dans leur fidélité? Ou leur suffisait-il d'aimer Jésus pour qu'aucun doute

136 LETTRES DE FADETTE

ne les effleurât, et qu'inaccessibles à la peur qui faisait fuir les apôtres, elles demeuras- sent tout près de Lui sur la croix, l'aimant dans la mort comme dans la vie?

Marthe était avec les autres ... la douce et patiente Marthe, à qui Jésus avait dit la grande et mystérieuse parole: "Tu te préoc- cupes de beaucoup de choses, Marthe, et une seule est nécessaire."

Une seule! Et les Marthe d'aujourd'hui l'ou- blient comme celle d'autrefois. Et au milieu des choses secondaires qui absorbent leur vie, elles négligent la seule chose nécessaire: la vie profonde de leur âme.

Marthe ne fut pas froissée de ce que lui disait Jésus: elle était trop vraiment son amie pour ne pas comprendre que ce n'était pas un blâme de Jésus mais un appel à se rap- procher de lui en se pénétrant davantage de son esprit.

Il arrive que de vrais amis disent la même vérité aux âmes trop terrestres: ils ont moins d'onction et de douceur, celles qui les enten- dent ont moins d'intelligence aimante et d'hu- milité que Marthe, et les transformations sont lentes.

Mais elles finissent par se faire, et nous de- vrions bénir ceux qui nous arrêtent, fût-ce brusquement, au milieu de "beaucoup de choses qui nous préoccupent", pour nous dire de ces paroles qui ne s'oublient pas: elles nous poursuivent, elles nous hantent et nous donnent la nostalgie de "la seule chose né- cessaire."

LETTRES DE FADETTE 137

Le train roule toujours dans la nuit com- mençante: je ne distingue plus rien dehors, mais en moi je sens vivre tant de pensées bonnes et fortes entendues souvent sans que mon esprit distrait ne les ait remarquées: elles ont, quand même, en silence, habité mon âme, elles y ont creusé un profond et mysté- rieux chemin, et m'ont conduite à la convic- tion, que si l'on peut ignorer la vérité, on n'a pas le droit de la rejeter ou de l'oublier après l'avoir "vue" et comprise.

LU

La politesse des Canadiens

S'il suffisait de faire un joli tapage pour affirmer une vérité, il aurait été incontesta- blement prouvé, hier, à ce thé intime, que les Canadiens ont perdu cette fine fleur de poli- tesse qui croissait ici il y a cinquante ans.

Oui, messieurs, on vous traita avec sévé- rité, mais il ne tient qu'à vous de prouver qu'on fut injuste.

Une bonne petite âme essaya de vous dé- fendre: une clameur couvrit sa voix indul- gente: toutes parlaient à la fois, et à travers les exclamations, les éclats de rire, les fusées d'esprit, se firent jour des anecdotes comi- ques, des exemples illustrés et mimés de man- ques d'égards, de réponses cavalières, de paresse à se déranger, des messieurs dits bien élevés, que mes amies ont l'occasion de rencontrer sans sortir de la bonne société.

138 LETTRES DE FADETTE

Votre procès, messieurs, fut mené avec vi- gueur et entrain: l'une se plaignit des hom- mes d'affaires qui, appelés au téléphone par des femmes, leur parlent sur le ton qu'ils prendraient avec leur garçon de bureau. "Quand nous dérangeons ces messieurs pourtant, disait la dame, c'est que nous y sommes obligées, et ils nous le font vraiment trop regretter I"

Ils sont pressés, occupés, risqua la bonne petite âme. D'être polis ne leur ferait pas perdre un temps notable, lui fût-il répondu.

Et une autre: "Pouvez-vous m'expliquer pourquoi un homme cesse d'être poli avec une femme uniquement parce que c'est la sienne? La lune de miel passée, il ne sait plus ni la débarrasser d'un paquet, ni ouvrir une porte pour elle, ni la remercier d'un service, ni différer d'opinion avec elle sans lui dire des choses désagréables. Et pourtant il sait mieux: il l'a prouvé avant son mariage avec sa fiancée, et depuis, avec les autres femmes. . son sans-façon, son manque de courtoisie sont réservés à sa femme... C'est qu'il l'aime tant, et que les hommes sont des êtres si logiques! ricana une malicieuse personne.

"Mais, reprend la bonne petite âme, les femmes qui souffrent ainsi de l'impolitesse des hommes sont-elles donc irréprochables? Tous les jours, ont voit des hommes heurter et bousculer des femmes, sans s'en excuser, c'est vrai, mais tous les jours aussi, on voit des femmes accepter dans le tramway la place

LETTRES DE FADETTE 139

offerte par les hommes sans daigner les re- mercier par un mot ou un salut." Ce fut admis, et aussi, qu'au fond de ce laisser-aller général, on trouve un formidable égoïsme.

Etre poli, c'est penser aux autres et se dé- ranger pour eux: les êtres très égoïstes ne sauraient être bien polis. Satisfaits et sou- riants tant que les autres font les frais et les avances aimables, ils se retirent dès que c'est à leur tour de s'oublier. Arrangez-vous, ce n'est plus leur affaire, et si les vôtres vont mal, tant pis pour vous! Autrefois on a écrit des Canadiens: "C'est un peuple de gentils- hommes.'*

Hélas, nous ne méritons plus ce joli com- pliment, du moins c'est ce qui ressortait de l'amusante discussion d'hier le mot de la fin fut dit par la grand'mère de notre hôtesse, une exquise vieille dame qui avait écouté en silence et qui prit la parole quand les jeunes furent à bout de souffle. "Ne vous étonnez pas que les hommes d'aujourd'hui soient si peu polis: si vous n'y veillez, mes enfants, ceux de demain seront pires. On ne se don- ne plus la peine d'élever les enfants, ils pous- sent comme ils peuvent. On tolère leur sans- gêne et leur impertinence avec les parents, leur grossièreté avec les domestiques, leur brusquerie et leur rudesse entre eux. Ils en- trent au collège ils sont instruits sans être éduqués et ils vont ensuite à l'Université ! Il n'y en a pas une, parmi vous, qui ne faites un détour pour ne pas passer devant les étu-

140 LETTRES DE FADETTE

diants, tapageurs et grossiers qui se croient chez eux sur le pavé de la rue, et s'imaginent être très spirituels quand ils interpellent les passants et gênent la circulation. Et l'Uni- versité est la dernière étape, presque, avant le mariage! donc voulez-vous que les jeu- nes gens aient appris la politesse?

Mes petites dames, il n'y a que vous pour nous sauver de la grossièreté vulgaire qui nous envahit. Les personnes parfaitement polies sont celles qui ont été bien élevées dans leur famille. Les bonnes manières s'héritent et sont enseignées surtout par l'exemple. C'est donc à vous de faire mieux que celles qui ont élevé les hommes que vous critiquez avec raison." Elle avait un petit air nar- quois . . . Elle n'est pas facile la tâche qu'elle nous indique, mais elle est possible, vous savez!

LIV

A celles qui travaillent

J'ai beaucoup d'amies inconnues et char- mantes: elles m'écrivent quelquefois pour me faire des confidences qui appellent des ré- ponses, et j'essaie dans ma causerie hebdo- madaire de leur dire un mot qui les atteigne et les aide peut-être... oh! très peu, à la manière d'un rayon ou d'un sourire qui font des éclairs de lumière dans le noir. Quand je passe dans les rues, je me dis que je frôle

LETTRES DE FADETTE 141

aussi des sympathies, de celles qui me lisent, et qui attendent de moi autre chose que ce que je leur offre, et alors je voudrais avoir le pouvoir de lire dans ces âmes pour me faire dicter par leurs besoins mes pau- vres petites lettres qui seraient alors utiles et bienfaisantes.

J'ai eu cette impression très vive, l'autre matin entre huit et neuf heures, dans un tramway qui se remplissait de jeunes filles allant à leur travail; j'ai été frappée par l'ab- sence de gaieté sur leurs frais visages. Je crus que le ciel gris déteignait sur leur humeur, et je renouvelai l'expérience par une journée lumineuse et tiède, mais avec le même résultat! Et je suis prise de pitié pour cette jeunesse si grave, et je voudrais dire à chacune la belle parole d'Henri Bordeaux: "Pour être heureuse il faut se donner brave- ment à la vie." Pas à la vie qu'on rêve, mes petites amies, mais à celle qui est la vôtre; il faut s'y donner sans envie ni ran- cune contre personne, sans amertume con- tre notre sort.

De toute condition, si modeste soit-elle, ac- ceptée courageusement avec toutes ses obli- gations, rejaillit, sur celle qui l'occupe, beau- coup de considération et de dignité.

La plus jolie forme de courage c'est la gaieté: c'est celle du brave soldat français, c'est celle de tant de femmes qui cachent sous leurs sourires de si douloureux secrets, et pour qui le rire n'est que la pudeur des

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larmes. Se donner bravement à la vie, c'est avoir ce courage gai et la force de chercher son bonheur dans le travail et le devoir accomplis.

Nous ne devrions jamais oublier qu'un des privilèges et une des puissances les plus re- doutables de notre âme, mais aussi une des plus enviables, c'est de poser son empreinte sur les âmes voisines et de communiquer à d'autres une part de ses joies ou de ses souf- frances.

Votre jeunesse est une grâce et une force. Auprès de vous, au même comptoir, dans le même bureau, il y a de pauvres êtres usés, vieillis par la tristesse et le travail; donnez- leur de vos richesses, prodiguez autour de vous votre sourire et le rayonnement de vo- tre jeunesse. Ils sont trop las pour chercher la joie, ils ne croient plus à son existence, apportez-leur celle qui est en vous et ils vous béniront.

Cette joie, retrouvez-la si vous l'avez per- due, puisque vous avez l'espérance de l'ave- nir et l'espérance de l'amour, le vrai amour créateur du foyer, dons vous rêvez les soirs de printemps quand vous vous sentez trop isolées dans la grande ville bruyante.

C'est pour attendre cet amour que vous êtes pauvre et que vous êtes fière. C'est en y pensant que vous vous en allez tous les jours, à l'aurore, travailler, peiner et garder votre cœur; c'est cet amour espéré qui vous rend jolies, douces et joyeuses, car vous sa-

LETTRES DE FADETTE 143

vez qu'il viendra un jour et que vous jetterez dans ses mains, comme une moisson de fleurs, tant de tendresses jalousement gardées pour celui, qui, en prenant votre cœur, vous de- mandera toute votre vie.

Ah! n'enviez pas les oisives et les inutiles qui ont trop souvent la tête vide et le cœur sec! Comme vous leur êtes supérieures, chè- res petites travailleuses, qui ne devez qu'à vous le pain qui vous nourrit et la robe qui vous habille!

Relevez votre jolie tête, portez-la bien haut, et bravement, donnez-vous à la vie en lui disant qu'elle vous doit une revanche. Elle vous la donnera sûrement si vous l'aimez telle qu'elle se présente.

Admirez les richesses qui ne sont pas pour vous, aimez les plaisirs dont vous n'avez qu'une si mince part, et n'enviez ni les unes ni les autres. Soyez heureuses, vous, dans la Beauté, Dieu l'a faite pour vous et per- sonne ne vous l'enlèvera . . . elle est partout autour de vous, elle remplit votre âme. Précé- dées de votre rêve, marchez donc allègrement dans la gloire de votre jeunesse vaillante et pure!

LV

Fadette enseigne l'hérésie

C'est une histoire triste que je vous con- terai aujourd'hui, toutes les mamans pleure- ront car c'est l'histoire d'un petit enfant qui mourut de chagrin.

144 LETTRES DE FADETTE

Son père et sa mère furent emportés par la typhoïde il y a deux ans. Il fut recueilli ici, au village, par la tante de son père, vieille femme avare, égoïste et dure qui ne le prit pas par charité, mais pour toucher la pen- sion que le tuteur payait sans la connaître.

Il avait sept ans quand il arriva: blond, vif comme un oiseau, il avait de beaux yeux caressants, les jolis gestes d'un enfant bien élevé et un peu gâté. Intelligent, développé pour son âge, il était d'une sensibilité un peu morbide qui se reflétait dans sa physionomie si mobile. Il eût fallu, pour l'élever, de l'af- fection, de la douceur et de la fermeté. Hélas! cette vieille femme n'avait à lui donner aucun de ces trésors! Elle entreprit ce qu'elle appe- lait son éducation. C'était une ancienne maîtresse d'école et elle voulut essayer avec lui d'un système qui tendait à l'éteindre pour le rendre sage!

Il était grondé s'il courait dans la maison, puni s'il renversait une chaise ou tachait ses bardes: soumis à un règlement inflexible, toujours seul, privé d'affection, il désapprit le rire et devint silencieux, gauche et triste. Sa tante lui parlait pour commander, gron- der, instruire et l'entretenir des diables!

Les diables étaient le grand facteur dans cette belle éducation. Ils entraient en scène pour le moindre délit et le pauvre petit homme avait aussi peur d'eux que de sa tante.

Imaginez un peu ses terreurs et ses déses- poirs, lorsqu'enfermé dans sa chambre noire,

LETTRES DE FADETTE 145

tout seul dans son étage, il se sentait si aban- donné et exposé aux fureurs de ces êtres sur- naturels rôdant autour de lui et prêts à l'em- porter au bout de leurs grandes fourches. Comme il dut appeler sa mère! Non, les morts n'ont plus rien à faire avec les vivants puis- qu'une mère ne peut venir doucement la nuit rassurer son petit qui tremble!

Je l'ai vu souvent à l'église: il se tenait droit comme un I, ce qui ne l'empêchait pas d'être gourmande plusieurs fois pendant la messe: de grosses larmes tombaient sur son livre, et il ne faisait pas un geste pour les essuyer.

Je le perdis de vue pendant quelques mois, et quand je revins ce printemps il ressemblait à un petit fantôme; il n'avait de vivant que les yeux ... de grands yeux affamés, cher- cheurs, un peu effarés, des yeux de petite bête traquée.

Surmontant la répugnance que m'inspirait la veille femme, j'arrivai, en flattant ses ma- nies, à entrer assez familièrement chez elle, non sans subir quelques rebuffades quand je laissais trop paraître ma pitié pour le petit malade. Car il était tout à fait malade et on le voyait s'en aller de jour en jour. Je lui portais des fleurs qu'il aimait et qu'elle lui avait toujours défendu de cueillir dans son jardin elles se fanaient sur pied. Je lui racontais des histoires, et quand la tante disparaissait je le caressais comme sa mère l'eût fait, et il se serrait dans mes bras en fermant les yeux.

146 LETTRES DE FADETTE

Un jour j'avais renversé sur son lit un panier de roses qui embaumaient, il plongea son petit visage pâle dans les pétales parfu- més: "Y aura-t-il des fleurs au ciel? Oui, mon chéri, des fleurs, des anges, mais il y aura surtout papa, maman et grand'père . . . Je voudrais tant y aller! fit-il en joignant les mains, et, plus bas: mais j'ai peur que les diables m'empêchent d'y entrer... ma tante dit que je suis souvent méchant, et qu'ils me garderont avec eux pour l'éternité ... et l'éternité, c'est long, vous savez, elle dit que ça ne finit jamais!" m

Sa voix tremblait et ses yeux étaient pleins de larmes. Mon petit Lucien, tu ne sais donc pas que tu es l'enfant du bon Dieu, c'est à Lui que ta maman t'a donné au baptême, et II est le plus Grand et le plus Fort, et II ne per- mettra à personne de te prendre à Lui. Ne pense plus aux diables. %

J'en ai tant peur! Et il y en a beaucoup vous savez, ici... partout... ils viennent la nuit autour de moi ... et leurs yeux brû- lent. . .

Il cacha sa figure sur mon épaule, il était tout tremblant.

Alors, Dieu me pardonne, je lui enseignai l'erreur. Regarde-moi, mon petit Lucien et crois-moi: il n'y a pas de diables, ce sont des inventions de ta tante pour t'effrayer. Il y a un ciel, et dans le ciel le bon Dieu, les anges, et tous les bons qui sont devenus des saints.

Il buvait mes paroles: Et les méchants, vont-ils?

LETTRES DE FADETTE 147

Ils deviennent bons avant de mourir, Dieu leur pardonne et ils vont au ciel aussi. Vous êtes bien, bien sûre de cela? Oui. Si je le demandais à monsieur le curé, di- rait-il "sûr" qu'il n'y a pas de diables? Oui . . . demande-le-lui, il m'a dit qu'il ve- nait te voir demain, pour te préparer à com- munier... tu verras qu'il n'y a pas de dia- bles!"

Quand je partis, il me dit avec son petit sourire d'autrefois: "On ne le dira pas à ma tante, pour les diables ... et comme je dor- mirai bien... puisqu'il n'y en a pas!"

Je mis le curé au courant et il consentit à ne pas me contredire. Nous ne devions pas enseigner l'hérésie longtemps!

Trois jours après, le jour de sa première communion, Lucien mourut et alla appren- dre de l'autre côté pourquoi il avait été si malheureux, lui qui n'était coupable que d'ê- tre orphelin! r,

LVI

Nos filles

Se doute-t-on qu'un des grands obstacles à l'effort personnel et à l'initiative privée des jeunes filles se trouverait dans la simple et prosaïque question d'argent? Ceci est vrai même pour celles qui appartiennent à la classe aisée.

Il est admis, élevé à la hauteur d'une sorte de dogme, dans nos familles, qu'un jeune

148 LETTRES DE FADETTE

homme doit avoir son argent de poche: ses cigarettes, ses journaux, ses plaisirs, ses "politesses", sont reconnus des nécessités pour lui, et à quinze ans une certaine indé- pendance lui est acquise par la somme régu- lièrement mise à sa disposition.

Quant à ses sœurs, c'est une autre histoire: elles n'ont jamais un sou à elles: pour le moindre achat, un cadeau insignifiant ou une petite aumône, elles doivent demander de l'argent et expliquer par le menu l'usage qu'elles en feront. J'entends les bons pa- rents indignés se récrier: "Mais nous les com- blons, nous leur donnons des toilettes et des bijoux: elles n'ont qu'à exprimer un désir pour qu'il soit satisfait...

Faisons la port de l'exagération des bons parents, et admettons ensuite que, même lors- que les jeunes filles sont gâtées par eux, elles préféreraient souvent à des cadeaux inutiles et à des surprises qui ne leur plaisent pas, un peu d'argent dont elles disposeraient à leur guise.

J'entends encore le soupir triste d'une jeune fille dont j'admirais la robe: "Oui, elle est bien jolie, mais avec l'argent qu'elle coûte j'aurais pris des leçons de chant pendant qua- tre mois. Vous le désirez beaucoup? Je le demande à mes parents depuis deux ans et ils m'appellent extravagante, j'accepterais pourtant d'être mise très simplement pour avoir ce grand plaisir.

Mon humble opinion, c'est que les jeunes filles devraient avoir la libre disposition d'une

LETTRES DE FADETTE 149

certaine somme avec laquelle elles s'habille- raient et paieraient leurs menues fantaisies. Elles apprendraient à leurs dépens à équili- brer leur petit budget et à connaître la va- leur de l'argent qu'elles ignorent totalement. Pour quelques-unes, cinq dollars, ce n'est rien, et avec vingt dollars, d'autres croient pouvoir acheter tout ce qui les tente.

Et quand ces enfants prennent la direction d'une maison, on leur reproche de ne pas savoir acheter, contrôler les achats, régler leurs dépenses d'après leur revenu! veut- on qu'elles aient appris tout cela! Dans la plupart des ménages dont l'équilibre et la paix sont menacés par l'inexpérience et l'in- curie des jeunes femmes, il ne serait que juste d'établir les responsabilités des mères qui ont oublié d'enseigner à leur fille à pen- ser, à juger, à faire œuvre d'initiative per- sonnelle. Mais aveuglés jusqu'au bout, loin de se blâmer de leur erreur, elles la couron- nent en taxant leur gendre de mesquinerie s'il s'avise de protester contre le gaspillage et la mauvaise administration de sa femme!

On ne le répétera jamais assez: le sacre- ment de mariage ne donne pas la science infuse, et une jeune fille qui ne sait rien ne peut devenir, par la seule vertu du sacre- ment, une personne économe et capable.

C'est donc aux mères de les former en leur accordant chez elle une plus grande li- berté d'action et en confiant peu à peu à leur initiative une partie des responsabilités d'une maîtresse de maison.

150 LETTRES DE FADETTE

Il faut pour cela que les jeunes filles vivent chez elles, et voilà un autre côté de la ques- tion.

Au risque d'en scandaliser plusieurs, je vous dirai que, hors le cas de nécessité, je n'admire pas du tout celles qui, sous pré- texte "de faire quelque chose d'utile", s'éloi- gnent de leur famille pour dépenser ailleurs leur activité et faire jouir les étrangers de leurs talents. L'occasion d'être utile et dé- vouée ne manque pas dans la famille et les mères ont tant compté sur leur fille pour qui elles n'ont rien épargné!

Au point de vue de l'intérêt réel de l'en- fant, il est clair que sa place est près de sa mère, et j'ai bien peur que ses projets d'é- mancipation ne cachent, sous des petits dis- cours très sages, le désir d'échapper aux sur- veillances maternelles et à la vie de famille qu'elle trouve monotone et ennuyeuse.

LVII

Quand on ne sait pas quoi dire

La bonne, l'heureuse, l'inépuisable ressour- ce que la température, à l'usage des pauvres d'esprit et des intelligences paresseuses I" On se figure généralement que Dieu a créé la pluie, le soleil, la neige, toutes les vicissitu- des des saisons pour les besoins de la terre, les moissons et les fruits. C'est une erreur profonde: il est évident que toutes ces péri- péties n'ont d'autre but que de fournir un ali-

LETTRES DE FADETTE 151

ment intarissable, toujours le même, et tou- jours nouveau, aux conversations des habi- tants du globe. Sans cela, Seigneur, en serions-nous donc? Et comment les quatre- vingt-dix-neuf centièmes des hommes se tire- raient-ils d'affaire en société? On ne peut songer sans frémir aux conséquences désas- treuses qu'entraînerait la suppression de cet inappréciable sujet! La moitié du monde se- rait réduite au silence, et l'autre moitié fort gênée dans ses entretiens."

En vérité, les changements de température sont une création charmante et bien aimable de la Providence. On cause d'autres choses, je l'admets, on cause du cours de la Bourse, des affaires du voisin, des singularités de la voisine, de la couleur et de la forme de ses chapeaux, de ses allées et venues ... et quand on a fini, on recommence, et on dit toujours les mêmes choses toujours aux mêmes per- sonnes.

Cela fait comprendre un peu qu'on éprou- ve le besoin de se dédommager avec les car- tes, et il ne faut pas chercher d'autre expli- cation de l'épidémie de Bridge qui sévit tou- jours.

Si les hommes et les femmes prenaient la peine de causer, et ne se croyaient pas obli- gés, pour être aimables, d'être insignifiants, puérils et monotones, nous verrions les fem- mes du monde jouer aux cartes pour se dis- traire, soit, de temps de temps, mais non en faire l'abus qui les rend un peu ridicules, il

152 LETTRES DE FADETTE

faut l'avouer. On croirait vraiment que tout le monde se met l'esprit à la torture pour dire des riens. Les sujets sérieux effarouchent et effrayent. Vous passeriez pour un professeur ou pour une pédante, si vous osiez aborder, en causant, des régions plus élevées que cette sphère mitoyenne s'endort paresseuse- ment la conversation. C'est si gênant et si dangereux de remuer une idée! Il est vrai encore que pour remuer les idées, il faut en avoir, et quand il pleut comme aujourd'hui, elles se dissolvent, et... voilà pourquoi je vous parle du temps et que je critique si à propos ceux qui ne peuvent parler d'autre chose I

C'est facile de critiquer les autres et c'est avantageux! Je connais des sages qui ne doivent leur réputation qu'à leur talent de trouver à redire à tout et à tous! Ils sont si convaincus de leur supériorité, voyez-vous, qu'ils l'imposent aux autres par la seule force de la suggestion.

Et puis? Et puis, c'est tout! Il continue à pleuvoir. . .

LIX

Gardons nos anges sur la terre

En pleines grandes chaleurs! Sous le soleil implacable les fleurs brûlent et les bébés agonisent, et dans les maisons closes tant de mères pleurent près des berceaux vides! Et

LETTRES DE FADETTE 153

il se trouve d'autres mères étranges pour venir dire à ces désolées: "Vous êtes bien heureuse! C'est un petit ange au ciel!" JjQuand déracinera-t-on cette idée fausse que l'on trouve presque généralement dans la classe pauvre, et trop souvent aussi dans la classe aisée, fque la perte d'un bébé est une "chance", suivant leur déplorable expres- sion, image de leur déplorable faux sens chrétien !

Car il s'est trouvé des gens qui ont voulu expliquer à la glorification de l'esprit reli- gieux canadien ce misérable sentiment: "Ce sont autant de petits anges", fait-on dire à ces mères extraordinaires.

Allez voir comme on néglige et soigne sans intelligence ces pauvres futurs anges, et vous me direz si vous voyez briller un sens chrétien admirable?

Oh! non, il n'y a rien de beau dans cette résignation passive qui laisse le bébé dépérir sans même appeler le médecin. Ce n'est pas de la foi, c'est une paresse et une indifférence coupables, et il faut enseigner aux mères non seulement à soigner leurs enfants, mais aussi à vouloir qu'ils vivent; elles consentent trop facilement à les voir mourir!

Et c'est là, certainement, une des causes de la mortalité infantile, et elle en tue autant que la chaleur et la qualité inférieure du lait. /Les enfants sont donnés aux parents pour qu'ils les élèvent: quand ils les perdent, c'est un malheur, un grand malheur et jamais un bonheur dont il convient de les féliciter!

154 LETTRES DE F A DETTE

Il est extraordinaire de se sentir obligée d'exprimer une vérité si évidente et si natu- relle dans un pays qui n'est pourtant pas un pays de sauvages! |

La notion des "petits anges au ciel" nuit singulièrement au bien-être "des anges sur la terre", et elle a certainement contribué à diminuer le sentiment maternel populaire. . . pour en avoir la preuve pensez au nombre de femmes pauvres qui vous disent tout tranquil- lement: "J'ai eu huit enfants, mais j'ai eu la chance d'en perdre quatre!" C'est tout sim- plement scandaleux et cela relève autant de la morale que de la religion bien comprise. Il faudrait des apôtres pour faire l'édu- cation maternelle des femmes qui mettent au monde dix ou douze enfants et qui en élèvent trois ou quatre en se réjouissant de la mort des autres. Ce sentiment de soulagement éprouvé à îa mort de leurs bébés est contre nature, et pour peu qu'il s'y mêle de la né- gligence consciente, il est criminel.

Les malheureuses petites mères qui ont lutté pour sauver leur enfant malade, qui l'ont veillé nuit et jour et qui l'ont perdu quand même, sont indignées et révoltées devant cette dureté de cœur des mères indifférentes ! Il y a autre chose à faire que de les blâmer: elles pèchent par ignorance, ces pauvres femmes, dans une misère qu'il faut avoir vue pour la réaliser, et c'est aux femmes instruites et riches à chercher à les éclairer et à adoucir leur vie. C'est un apostolat qui peut s'exer-

LETTRES DE FADETTE 155

cer autour de soi, et souvent parmi nos amies de la classe aisée.

Car Tincurie des mères s'y manifeste éga- lement quoique d'une façon différente. Les conséquences en sont aussi fatales. On dit que les pauvres ne savent pas alimenter leurs enfants et c'est vrai; vous voyez chez les ri- ches, une jeune femme se donner un mal infini pour procurer au bébé la nourriture convenable, et ensuite le confier à une bonne insouciante qui le promène au grand soleil par une chaleur de 90 degrés et plus. Si l'enfant meurt d'une méningite, pensez-vous que la mère s'accuse?

Il y aurait tant à dire sur le sujet! Je re- çois souvent des lettres remplies d'élans gé- néreux, de désirs d'être secourables et bon- nes . . . Les occasions ne manquent pas, mes amies: il faut non seulement les voir, mais se hâter de les saisir, une à une, à mesure qu'elles passent, ou bien ce sont d'autres qui feront le bien que nous aurions faire.

LX

Par les chemins verts

Partout sur les chemins verts, à l'ombre des vieux arbres, on rencontre les amoureux tout en blanc: ils ont les yeux caressants et des voix douces; ils marchent lentement et paraissent ne rien voir qu'eux-mêmes: ils sont vraiment les "deux qui vont ensemble",

156 LETTRES DE FADETTE

et on les regarde en souriant car ils sont gentils, et on les aime de s'aimer! S'en vont- ils pourtant vers la grande déception qui brise tant de vies?... peut-être, hélas, peut- être! On en a tant vus croire qu'ils ne pour- raient vivre l'un sans l'autre en venir à ne plus pouvoir se supporter!

Et pourquoi, sinon parce qu'ils ont cru s'aimer et qu'ils ne se connaissaient pas et n'aimaient que l'amour et leur chimère! Parmi tous ces jeunes qui égrènent le chapelet d'a- mour dans le vent qui chante, il y a trop d'êtres légers et papillonnants qui n'ont ja- mais été sérieux, et Dieu sait, pourtant, que rien n'est plus grave que l'amour, et que s'il n'atteint pas les profondeurs de l'âme il n'existe pas.

La jeune fille est flattée des attentions qu'elle reçoit, de l'admiration qu'elle provo- que; à cela s'ajoute le joli plaisir de recevoir son ami et de sortir avec lui, et le vilain plaisir d'exciter ainsi l'envie de ses amies. Après quelques semaines de ce passe-temps, elle est convaincue qu'elle aime celui qui lui fait la cour et qui lui a peut-être donné le meilleur de son cœur, lui ! Et la voilà qui se laisse aller sur la pente douce qui la conduit au mariage: elle s'y prépare en respirant le parfum des fleurs et en croquant des bon- bons qu'il lui apporte sans songer à se de- mander de quelles qualités et de quels dé- fauts est fait l'homme qu'elle va jurer d'ai- mer uniquement et à qui elle va promettre d'obéir toujours?

LETTRES DE FADETTE 157

Ce bel amoureux peut-il être un bon mari? Elle n'y pense pas. A-t-elle en lui une con- fiance basée sur l'estime? Elle n'en sait rien. Au moins, Paime-t-elle, d'un amour fait de tendresse intelligente et de dévouement prêt à l'action? Elle n'y a jamais réfléchi.

Elle va au mariage comme à une fête per- pétuelle: c'est son trousseau qui l'occupe, et ses cadeaux et tout le tralala! jjÇertes elle répondrait à votre question qu'elle aime son fiancé, mais elle parle de ce qu'elle ignore: elle ne connaît ni son ami, ni l'amour, ni la vie, ni elle-mêmej

Et lui? Se laisse-t-il prendre aux seuls charmes extérieurs de sa petite amie? Croit-il que filer le parfait amour le long des ruis- seaux bavards ou marcher côte à côte dans la vie toute leur vie, cela offre bien des points de ressemblance? Sait-il si sa fiancée a du bon sens, du cœur, et si elle l'aime vraiment? S'il est intelligent et cultivé, a-t-il pensé qu'il faut que sa femme puisse s'intéresser à ce qui l'intéresse lui-même, s'il ne veut courir de risque de s'ennuyer avec elle? Si elle ne sait rien et ne lit jamais, si elle interrompt par des questions niaises tous les essais de conversations sérieuses, c'est plus grave qu'il ne le croit: elle ne pourra jamais être son amie, sa confidente et au besoin sa conseil- lère.

Voilà à quoi il faudrait penser, chers amou- reux, que je rencontre, tout en blanc, dans les chemins fleuris: vous ne me voyez pas quand je vous frôle en souriant à votre bon- heur fragile . . ,

158 LETTRES DE FADETTE

XLI

Fleurs éphémères

Ma petite voisine n'est pas plus haute que la table; elle est fine et jolie comme un bi- jou, vive comme un coup de vente, volontaire comme un petit Napoléon! Dès qu'une chose la tente, il la lui faut, sans tarder. Or, hier, elle vit dans le gazon des dandelions passé- fleurs, et elle vint en courant, les bras tendus vers ces fleurs légères et étranges. D'un geste brusque elle les enlève, et à sa consterna- tion, voilà tout leur duvet dispersé autour d'elle. Tenace, elle en cueille encore, plus doucement, cette fois, et elle plonge son nez rose dans la soie duveteuse qui s'envole ! Alors, indignée, elle me crie: "C'est des fleurs- semblant! Leurs plumes ne sont pas collées!" Et en vraie femme, elle pleure toutes ses larmes, et il faut la consoler avec des cares- ses.

\Ahl qu'elle ressemble aux jeunes filles éle- vées dans l'illusion d'un monde tel qu'il de- vrait être et non tel qu'il est! S

Avec les intentions les plusf louables, on leur a instillé dans l'âme un idéal qu'il serait peut-être désirable d'atteindre, mais qui, marchant côte à côte avec la réalité, en est bien vite déconcerté et ébranlé, ^surtout si l'idéal n'a jamais soupçonné qu'il est le rêve et que la réalité est la vie/}

LETTRES DE FADETTE 159

Voilà donc nos petites filles élevées dans l'ignorance complète de tout, dans un milieu la vertu et la perfection sont, ou parais- sent être, l'apanage de tous. Il est évident qu'en prenant contact avec les faits précis et les gens vivants, il y aura des heurts, car les jeunes filles ne sont ni prévenues de ce qui les attend, ni préparées à accepter les choses comme elles sont.

L'inconvénient grave de cet idéal, c'est qu'il est dressé de toutes pièces au moyen de tou- tes les perfections: mais on a oublié une chose! C'est que c'est un homme ou une femme qui doit le représenter!

L'être humain, quel qu'il soit, est sujet aux doutes, aux défaillances et aux chutes, et lorsque la jeunesse a élevé, loin du monde, la statue de son rêve, et qu'elle lui découvre des pieds d'argile, son enthousiasme trompé est trop prompt à la croire changée en statue de boue.

M^es jeunes sont entiers dans leurs juge- ments, et ils ne sont pas indulgents. Quand une jeune fille par suite de son éducation ignore non seulement l'existence du mal, mais celle des réalités de la vie, quand elle a attribué à l'homme qu'elle aime toutes les vertus qu'on lui a appris devoir seules le rendre digne d'elle, et qu'elle le découvre comme il est, avec des défauts et des quali- tés, elle croit tout perdu parce que son idole n'est qu'un homme !"J

On a négligé de^Tui apprendre ce qu'elle est elle-même: un petit composé de beaucoup

160 LETTRES DE FADETTE

de faiblesses et d'imperfections. fil ne s'agis- sait pas seulement de faire d'elle une petite fille studieuse, sage et pieuse, il aurait fallu lui apprendre à mieux observer, à réfléchir davantage; il fallait la préparer à vivre, non derrière les grilles d'un cloître, mais dans un monde que personne ne refera et il faut voir clair pour marcher en sûretgj

Faisons donc comprendre aux jeunes que nul n'est tout à fait bon ou tout à fait mau- vais; que la somme des qualités laisse tou- jours place au désappointement, et celle des défauts à l'espoir d'une amélioration. Dé- montrons-leur — et c'est facile, que leurs imperfections causent aux autres les mêmes déceptions dont elles se plaignent. Et on arrive à tout cela, moins avec des reproches et des gronderies, qu'avec des raisonnaments et des démonstrations pratiques.

Plus vous aidez la jeune fille à se connaî- tre ele-même, en détruisant les jolies façades qui lui masquent la vérité sur elle-même, plus vous la rendez capable d'étudier et de comprendre les autres, et par conséquent, plus vous la disposez à l'indulgence. L'indul- gence! Comment peut-on en manquer pour les autres quand on se connaît bien soi- même? Trop de jeunes ménages sont mal- heureux parce que les jeunes femmes ne sont pas des êtres raisonnables et qu'elles ne sont pas, préparées à la vie sérieuse. On leur a fait croire que la vie est toujours prête à leur apporter un bonheur auquel elles pen- sent avoir droit, et elles l'attendent avec foi,

LETTRES DE FADETTE 161

ce bonheur promis, sans se douter qu'elles doivent l'édifier avec les ressources qu'elles ont en elles.

Enseignons-leur donc que tout est le prix de l'effort personnel, et que celui qui végète dans sa mollesse s'amoindrit, s'efface, et finit par ne plus compter. C'est aux parents, c'est à tous ceux qui forment les jeunes de les aimer sagement, de les éclairer délicatement, de se servir de leur expérience pour ne pas les abandonner au hasard des circonstances sous prétexte de les ménager!

LXII

Tristesse

C'est un dimanche lamentable: il pleut, le vent est plein de reproches... on voudrait s'approcher d'un grand feu qui flambe . . .

J'ai laissé tomber mon livre: il est rempli de mots sonores enfilés en mesure, mais l'âme en est absente: sur la table s'empilent des journaux, j'y lirais des récits de scandales, les horreurs de la guerre, toute la misère humaine! Je n'y trouverais rien pour me tirer de la tristesse j'enfonce. Les vêpres son- nent: sous la pluie, et courbant le dos, les gens pieux se rendent à l'église, et les gamins aussi: ils n'entendent rien au latin des psau- mes, et ils se feront des niches dans l'église à moitié vide.

Indolente et lasse dans mon fauteuil, je regarde la pluie qui fait des ronds dans l'eau,

162 LETTRES DE FADETTE

et je me dis machinalement: "Il faut pour- tant trouver quelque chose à dire aux lecteurs de Fadette!" Mais je ne trouve rien et je de- vrais avoir des scrupules de vous faire parta- ger l'impression opprimante qui se dégage d'une grande solitude perdue dans le brouil- lard.

Peut-être quelques-uns parmi vous auront déjà senti profondément que malgré les ami- tiés et les sympathies, chacun de nous est terriblement seul en ce monde! Nous som- mes parfois longtemps sans nous en douter, nous sommes si entourés extérieurement ; puis, subitement se fait l'angoissante révéla- tion. Nous sentons tout à coup que nous sommes hors d'atteinte de toute aide et de toute consolation, et nous n'avons personne à accuser, puisque c'est notre incapacité à nous expliquer et à nous révéler qui nous isole ainsi.

Quand vous avez voulu dire ce qui vous consume en dedans: angoisse, doute, regret ou joie profonde, avez-vous remarqué, sur la figure de celui qui écoute, cette expres- sion de non compréhension qui vous force à reculer en vous-même? C'est dans ces mo- ments que l'âme sent sa solitude, et qu'elle entrevoit dans un éclair lumineux qu'elle sera encore plus seule pour mourir qu'elle ne l'a été pour vivre.

Je me dis souvent que nos morts, ceux dont la pensée nous suit toujours, nous compren- nent mieux que les vivants, et c'est très doux

LETTRES DE FADETTE 163

cette pensée, que Dieu en nous les enlevant leur permet une union plus étroite avec nous. Dans la première douleur de la séparation nous ne pouvons comprendre cette intimité nouvelle, ce n'est que plus tard, quand les petites amitiés de la terre nous ont manqué, que nous avons senti autour de nous et en nous des voix connues qui dominent les ru- meurs du monde et reprennent contact avec tout ce qui nous intéressa ensemble, autre- fois . . . mais comme ils voient tout de très haut, ils nous élèvent avec eux dans les ré- gions supérieures. Aimer toujours nos morts, c'est savoir les entendre quand ils nous par- lent.

Laissons pénétrer en nous la conviction, qu'à notre tour, quand nous serons partis, nous posséderons nos amis par tout le mys- tère de leur âme qui n'aura plus de secrets pour nous, et que nous pourrons leur être plus secourables et plus bienfaisants que maintenant.

Que cette pensée nous rende patients avec ceux qui se taisent et indulgents pour ceux qui ne comprennent pas très bien.

Il pleut toujours: à travers le grand silence de la rue déserte m'arrivent les sons un peu vagues de l'orgue grêle de la petite église. . . les accords monotones arrêtent, puis, repren- nent avec chaque psaume nouveau, et il me semble que ma tristesse, comme un voile qui se lève, se fond peu à peu dans une douceur apaisante qui vient de très loin... peut-être des bonheurs passés...

Table des matières

PAGES

Une seule Lumière! 1

Si chacun se mêlait de ses affaires! . . 3

Les Moineaux 5

Le livre de la Vie 8

"Et là-bas il vit une petite lumière. . ." . 11

Bon sens 13

Le Printemps entre chez moi . . . . 16

Le coeur de Marie-Anne 19

Pour les Aveugles! 22

Si nous pouvions le croire! 24

Heures précieuses 27

Ohé! les gens pratiques! 30

Pour que l'amour dure! 33

Le Monstre 37

Le Pin parlant 39

L'Ouragan 42

De T éducation 44

Flânerie 47

Un sermon en musique i50

La sympathie 52

L'éteignoir 55

Incertitude 59

Entre amies 61

Comme nous les oublions! 65

Les maladroits 67

La pierre des bavardes .69

Simples réflexions 72

PAGES

Désespoir 74

Ma vieille cousine 77

Parlez d'eux! 80

Un appel 83

Petites curieuses 86

Le rêve effacé 89

Boudoir et grog noir 92

Une halte dans l'église 94

Conte du coin du feu 97

Mauvaise humeur féminine 101

Jour des morts 103

Nous passons 106

La soldanelle 108

Nous changeons 111

Noël 113

Les écoles d'Ontario 115

Dans un couvent 117

Dans un rayon 120

La petite soeur de charité 123

Autour du feu 127

Sur le mariage 129

Confession 132

Semaine sainte 134

La politesse des Canadiens 137

A celles qui travaillent 140

Fadette enseigne l'hérésie 143

Nos filles 147

Quand on ne sait pas quoi dire . . .150 Gardons nos anges sur la terre . . .152

Par les chemins verts 155

Fleurs éphémères 158

Tristesse 161

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