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LETTRES
MADAME DE RÉMUSAT
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OUVRAGES
DE
M. CHARLES DE RÉMUSAT
DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE
Essais de Philosophie, 2 volumes in-8. Paris, Ladrange, 1842
De la philosophie allemande, Rapport à l'Académie des Sciences
morales et politiques, in-8. Paris, Ladrange, 1815. Saint Anselme de Cantorbery, sa vie et sa philosophie, in-8.
Paris, Didier, 1853. Abélard, sa vie, sa philosophie et sa théologie, nouvelle édition,
2 volumes in-8. Paris, Didier, 1855. L'Angleterre Ai' xvill' siècle, études et portraits, 2 vol. in-8.
Paris, Didier, 1856. Bacon, sa vie, son temps, sa philosophie et son influence jusqu'à
nos jours, in-8. Paris, Didier, 1857. Critiques et Études littéraires, ou Passé et Présent, nouvelle
édition n:vuc et considérablement augmentée, 2 volumes in-18.
Paris, ni. lier, 1857. PoiITiQUE libérale, ou fragments pour servir à la défense de la
Révolution française, in-8. Paris, Michel Lévy, i 860. PHILOSOPHIE religieuse. De la théologie naturelle en France et en
Angleterre, in-18. Paris, Baillière, 1861, Histoire de la Philosophie en Angleterre, depuis Bacon jusqu'à
Locke, 2 vol. in-8. Paris, Didier, 1*75. ABÉLARD, drame inédit, publié avec une préface et des notes, par
Paul m: Rémusat, in-8. Paris, Calmann Lévy, 1877. LA Saint-Barthélémy, drame inédit, publié par Paul de Remisât,
in-8 Paris, C ilmann Lévy, 1878.
MÉMOIRES de Mmo de RÉMUSAT, 1802-1808, publiés avec une préface et des notes, par Bon petit-fils, PAUL de RÉMUSAT, sénateur de la Il Garonne. 3 vol. in-8. Paris, Calmann Lévy, 1880.
PARIS. — IMPRIMERIE BMILB MARTINET, RUE MIG.\ON, 2.
LETTRES
DE
MADAME DE KÉMUSAT
1804 — 1814
PUBLIÉES PAR SON PETIT-FILS
PAUL DE RÉMUSAT
SENATEUR DE LA HAUTE-GARO.N.NB
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4\ C-L ter
PARIS
CAL MANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
3, RUE AUBER, 3
1881 Droits do reproduction et de traduction réservés
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7
SL.
LETTRES
DE
MADAME DE RÉMUSÀT
LXXXIV.
MADAME DE RÉMUSAT A M. DERÉMUSAT A VIENNE1. Paris, luadi 6 janvier 1806 2.
Toi qui connais mon cœur, qui sens si bien tout ce qu'il sent, tu conçois facilement avec quelle ('motion j'ai lu ces mots de ta lettre : Je te reverrai bientôt. Mon ami, je les ai relus cent fois; le son en est resté dans mon oreille, il me
1. Cette lettre suit immédiatement celle qui termine le pre- mier volume de cette publication, et la nouvelle année trouvait les choses dans l'état où elles étaient à la fin de 1805. La paix de Presbourg avait été faite le 26 décembre. .Mais .l'empereur était encore en Allemagne, a Munich, le Ier janvier. Il ne revint à Paris que le 24 de ce même mois.
2. Le sénatus-consulte du21 fructidor an xm (8 septembre ISO,")) avait abrogé les décrets de la Convention sur le calendrier répu- blicain, et ordonné ipie le calendrier grégorien serait rétabli à partit du l" janvier 1806.
II. 1
2 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
suit partout, il accompagne toutes mes pensées. il donne de la vie à tous ces tristes moments passes sans toi. Enfin, je retrouve dn plaisir el de la joie! Que] bonheur de revoir l'empereur, el comme ce plaisir sera senti ici ! Cette belle cam- pagne, celte paix glorieuse, ce prompt retour, toul est merveilleux, et, pour moi qui aime à mettre la Providence de moitié dans les événe- ments de la vie, je me plais à retrouver dans ceux-ci sa main protectrice. Cependant, cher ami, lorsque Lu me seras rendu, que je te tiendrai [nés de moi, dans mes bras, je te dirai que je dois à cette pénible absence dis sensations douces que tu m'as l'ail ('prouver, que Ion aimable exactitude, ta tendresse demi je retrouvais les expressions dans toutes tes lettres, milin jusqu'aux larmes qu'elles me faisaienl répandre, tout cela avait un charme que je ne pourrai jamais oublier, et qui serre encore plus les nœuds qui m'attachent à toi. Je suis le premier objel de tes affections, lu me le dis sans cesse! Va, je le crois, je le croirai toujours, el c'est là le bonheur. Mais sois certain, à ton tour, que je n'aimerai jamais rien comme l'ami de mon aruv, le guide, la joie de ma vie; el j'ai sur loi col avantage, que ma
ANNÉE 1806. 3
tendresse pour toi a été la première pensée de mon Ame.
On prépare ici de belles letes pour le retour de l'empereur. L'Opéra se met en frais, la ville aussi, et j'espère que ces fêtes seront tout à fait natio- nales. Une de celles cpii plairont peut-être le plus à Sa .Majesté, c'est une comédie que nous lui joue- rons en famille, si je puis me servir de celle ex- pression. Madame la princesse Louis a bien voulu me donner un rôle avec elle, et j'ai été bien tou- chée de cette bonté, que mon cœur méritait. Ce rôle est fort joli ; il y a des mots qui me plaisent parce qu'ils sont l'expression de ce que je sens, et, si la peur et l'émotion ne me troublent pas trop, je crois que je ne le jouerai point mal '. La princesse jouera à son ordinaire; la pièce esi j olie; ainsi je crois pouvoir vous répondre de ce spectacle. Mais je suis loin, cher, d'en dire autant pour vos Français. Maherault est dans un état à ne pouvoir se mêler de rien; il fait des efforts, mais il est très mal, et vos sujets comiques pro- fitenl de votre absence et de sa faiblesse. J'ai fait de mon mieux, mais vous seul pouvez ranimer cette machine qui tombe et se désorganise. Leur
I. Voir 1rs Mémoires, t. n, p. :?59.
i LETTRES DE MADAME DE R ÉMUS AT.
intérêt serait de redoubler d'activité, mais sur ce théâtre-là, comme sur un autre plus grand, ils aimenl mieux se plaindre de leur destin, et se livrera l'impulsion de leur vanité, qui les ruine. Ils se querellent, ils s'injurient et entravent tout. Enfin, mon ami, je frémis de tout ce qui va vous tomber sur le corps, en arrivant, de plaintes, de mécontentements et de demandes.
Cependant, j'ai fortement insisté pour qu'on remît dans le mois Gaston, Moulins et Catilina. Voici un plan que Dazincourt m'a apporté. Ils voudraient, lui et ses camarades, que le Théâtre- Français fêtât aussi l'empereur. Lebrun ' se charge de l'ode. Lisez ce plan, et écrivez un mot si vous l'adoptez, ou renvoyez-le, comme il vous plaira. Je ne sais si des acteurs ont le droit de couronner ainsi publiquement le souverain de la nation. Vous en jugerez beaucoup mieux que moi, el vous déciderez.
Je suis occupée ce malin dr> préparatifs d'une soirée d'un autre genre, et du succès de laquelle
I. Lebrun, qu'on appelai! Leprun-Pindare, né en 1729 et mort en 1807, ayail alors la plus grande réputation de poète lyrique, et un talent moins contestable pour les épigrammes. Lia publié 1 10 odes oubliées, mais qu :lques-unes de ses 600 épigrammes lui ont survécu,
ANNÉE 1806. 5
je ne suis pas si sure : Duval m'a fait demander de me lire une pièce, très jolie dit-on, qu'il a faite pour les Français. J'ai invité à celle lecture une trentaine de personnes, qui me donneront peut- être plus d'embarras que mes hôtes d'hier, quoique probablement ils ne renverseront ni mes fauteuils ni mes tables. Mais, à propos de société ! vous allez revenir, cher ami, il faut que je vous mette au fait de quelques nouvelles acquisitions que j'ai faites, moitié parce que je les ai souhaitées, et puis parce que les mercredis de votre femme commencent à avoir quel que réputation, et qu'on cherche à s'y faire présenter. Premièrement, Fontanes, pour qui vous connaissez mon faible ; Monge, qui en a pour moi depuis longtemps ; Çarrion-Nisas, qui m'a- muse, et qui m'a dit tant de bien de vous que je n'y ai pas tenu ; Norvins, qui nous divertit; M. Camille Tournon que je vous dois, et qui est extrêmement aimable; M. Petitôt1, que nous avons repris; Legouvé, de temps en temps; un petit
1. Monge, membre de l'Institut et sénateur, est, comme on sait, l'inventeur de la géométrie descriptive. Il est mort en 1818 à soixante-sept ans. — Carrion-Nisas, ancien tribun, était officier de cavalerie et auteur tragique. Né en 1767, il est mort en 1812. — Petitôt, inspecteur général de l'Université, faisait aussi des trp- gédies.
6 LETTRES DE MADAME DE R ÉMUS AT.
monsieur de Lagarde, qui est le mari de mademoi- selle Rilliel, et, déplus, aimable; voilà tout ce dont je me souviens maintenant. Je vous vois d'ici avec ce petit sourire moqueur que je connais bien : « Ab ! voilà ma femme qui fait de l'esprit! » Point du tout, monsieur; mais j'en laisse faire à tous ceux à qui cela convient, et puis, quand ces mes- sieurs veulent venir, je leur donne ma mère, qui est, j'espère, un assez heureux accident de mon salon, un bon l'eu, du thé et des philosophes. JY- coute avec le même plaisir les sermons de Fon- tanes et les sarcasmes de l'abbé Morellet, et comme la tolérance n'est pas la vertu à la mode, départ ni d'autre, celle de mon salon me fait des amis . Mais, mon ami, tout cela irait bien mieux si j'a- vais plusd'argent; car, n'en déplaise aux amateur s de l'idéal, c'est ce métal si méprisé, et si re- cherché pourtant, qui fait la moitié de l'esprit d'une maîtresse de maison, et, si j'avais à joindre à toutes les g races du mien, les qualités bien su- périeures d'une bonne table, je ferais autrement de bruit, el je doublerais le nombre de mes amis. Entre nous, ce genre de vie est celui qui me plai- rai! le mieux. Ma santé n'est pas assez forte pour le tourbillon du monde, et un grand repos de
ANNÉE 1806. 7
corpSj ira peu d'agitation dans le cœur el de mouvement dans la tète, voi4à ee qui m'arrange- rait complètement. Mais je pense que tu n'as guère le temps de lire toutes ces balivernes. Tu es en route à présent, je l'espère, je le crois, et, dans cinq ou six jours peut-être... Adieu, mon ami, je t'attends, et cette attente est déjà le bonheur.
LXXXY.
JIADAME ME RÉ MUETS AT A M. DE 11 KM USAT, A VIENNE.
Paris, 10 janvier 180").
Eh bien, mon ami, voilà encore votre retour retardé. Hier, j'arrivais chez la princesse Louis, pour répéter une petite comédie que nous devons donner à l'emperenr, mon cœur était plein de joie, j'avais reçu votre lettre de Munich, tout m'annonçait une prochaine réunion, lorsque madame Maret arrive avec une lettre de son mari, qui nous apprend le mariage du prince Eugène ',
1. Le prince Eugène de Ileanharnais, airliirliaieelicr d'Étal ri vice-roi d'Italie, épousait la princesse, Auguste-Amélie, fille du roi de Bavière.
8 LETTRES DE MADAME DE REMUSAT.
el le retour pour la fin du mois. Mon ami, j'en ai pleuré, el j<- suis revenue toute triste dans ma solitude, que la plus douce espérance embellissait depuis quelques jours. La princesse Louis a le cœur bien serré de ne pas assister à la noce de son frère; elle m'en parlait avec larmes, en me con- tant les obstacles qui l'ont empêchée de se rendre à Munich. Klle rassemble son courage pour dissi- muler sa peine, mais elle est très affligée, et, si son frère ne vienl pas un peu à Paris, elle sera réel- lemenl malheureuse .
Nous allons continuer, en attendant, de préparer* nos fêtes. L'Opéra sera très brillant, la Comédie- Française Uavaille, el remettra dans un mois Gas- ton, Manlius el Catilina. Mais, malheureusement, mademoiselle Fleury s'esl emparée des rôles de femme dans les huis ouvrages, ce qui les retar- dera el les gâtera. Il faudrait des ordres pour qu'ils fussent partagés. Dans Gaston, mademoi- selle Duchesnois aurail bien joué, mais Maheraul! est sans force et moi sans pouvoir. On a reçu une petite pièce de Bouilly, en un acte, sur l'anecdote des drapeaux retrouvés, qu'on dil jolie. Enfin, el nous aussi, nous jouons la comédie! Dans l'attente, nous répétons jour et nuit, cl ces répétitions
ANNÉE 18116. g
sont un mélange d'attendrissement et de folie. On pleure en pensant combien on sera ému, et on rit de la peine que vos chambellans ont à chanter juste. Monsieur d'Aubusson, surtout, est le plus comique du monde; sa voix est absolument fausse; il s'entête à chanter, il se querelle avec Grasset, il voudrait qu'il raccompagnât en le précédant, et puis, après tout ce train, quand il recommence, il esl aus^i loin du ton. Heureusement qu'il y a plus d'accord dans les sentiments que dans les voix des acteurs, et cet unisson des cœurs fera tout passer. Je viens de recevoir une lettre de madame de S"** tout à fait singulière. Elle m'écrit qu'elle apprend que l'empereur vient, et que l'impéra- trice reste à Munich; que son mari la tourmente pour venir à Paris, parce qu'il veut qu'elle marque spécialement de l'empressement à l'empereur. Elle ajoute qu'elle a mille raisons pour souhaiter de rester dans sa solitude; elle me prie de lui écrire une lettre ostensible, pour lui conseiller de rester, en me prévenant pourtant que M. de S*** me saura mauvais gré de ce conseil, mais qu'elle en a un extrême besoin. Je lui ai écrit tout sim- plement ce que je savais : le retard du voyage. J'ai fini par lui témoigner un grand désir de la
Il» LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
revoir. Au reste, je conçois assez que ce mari veuille La mettre en avant; elle est sa meilleure qualité et son plus sûr moyen de succès.
J'ai dîné avant-hier chez Fontanes, avec l'archi- chancelier, et une quantité de législateurs. J'ai complimenté le président sur un article char- mant du Journal des Débals qu'il a fait pour soutenir l'ouvrage de Mathieu l. Je lui ai parlé aussi du discours qu'il prononcerait à l'ouverture du Corps législatif. Il m'a avoué que son sujel l'effrayait, que la louange ne pouvait s'élever jus- qu'à l;i hauteur de cq< grandes choses, el qu'il n'osait rien arrêter. Je l'ai cru, car il est plus difficile de louer qu'on ne pense, el je crains bien que toul ce qu'on \a l'aire ne prouve l'infériorité de nos écrivains à cel égard.
Je suis chargée, cher ami, de vous prier de prendre des informations, à Munich, sur M. de Rumford. On m'a (humé, hier, de si singuliers détails sur sa vie. que je suis Lrès curieuse de savoir la vérité. Le résultat d^< rapports qu'on m'a faits sérail que ce prétendu savant n'esl
1. M. de Fonl ident dn Corps législatif, avait fait un
article sur le livre de M. Mole, qu'on appelai! volontiers, dans la -"•■h i . mi prénom Mathieu .
A.N.XKK 1806. H
qu'un charlatan de philosophie, sans fortune, sans considération, et entaché de plusieurs mau- vaises histoires. Enfin, on veut qu'il n'ait d'autre mérite (pie d'être sujet tous les cinq ou six mois à une certaine maladie que je n'ose nommer, mais qui. apparemment, n'a pas effrayé notre veuve de quarante-cinq ans. Ma mère vous demande des détails exacts sur tout cela. Au reste, elle me charge de vous dire, que, depuis ce second hy~ menée, on a imaginé des recettes pour les ma- riages économiques, qui s'appellent mariages à la Rumford l.
1. Ce dernier trait fait allusion aux soupes économiques et aux cheminées à la Rumford. Les bruits qui couraient alors sur ce sa\ant pouvaient être exagérés. Pourtant le mariage aboutit aune rupture, comme on peut le voir dans les Mémoires, et M. de Rum- ford fut obligé de quitter Paris, et vécut en Allemagne d'une pen- sion de sa femme, tl est niorl longtemps avant elle.
LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
LXXXVI.
MADAME DE RÉMUSAT A M. DE RÉMUSAT, A MAYENCE. Auteuil, -^ septembre 1806.
Eh bien, mon ami, c'esl donc à moi à le donner maintenant des nouvelles du ménage, el c'esl ton tour de quitter la maison? Quelle manière d'em- ployer son temps, el que j'en dirais long si je ne prenais le pari i de briser sur un pareil article! I! faut baisser la tète, se soumettre, espérer un meilleur avenir, un temps de repos, que nous au- rons acheté cher, el qui me consolera, comme je te l'ai dit, de n'avoir plus vingt ans. Puisse seule-
I. H 5 a, comme on le voit, un intervalle de six mois entre cette lettre el la précédente. Ma grand'mère avait passé à Cau- terets une partie de l'été de 1806, tandis que son mari, ses en- fanl , s;i mère, sa sœur, madame de Grasse et son fils, s'établis-
1 dans une maison I ;e a Auteuil. Les lettres écrites pendanl
soi, s, •■jour dans 1rs Pyrénées n'uni pas été conservées. Elle revint '1'' Cautercti à Auteuil a la (in d'août, ou au commencement de septembre, et, bien peu de jours après, le prochain dépari de l'empereui la for - i éparer de nouveau de son mari, qui partit pour Mayence le vJI ou le ±1 septembre. L'empereur se mil en route le *2.> pour entreprendre la campagne de Prusse, qui ne lut achevée qu'au mois de juillet IS07.
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menl ce nouveau voyage ne pas trop fatiguer la santé! Celle inquiétude me poursuit tout le jour. Il me semble que lu ne te portais pas aussi bien qu'il le faudrait pour le tracas que tu vas avoir. Si lu avais entrepris plus que les forces! si pour la seconde fois tu avais essayé de surmonter le mal ! Tu sais ce qu'il t'en a coûté une fois. Voilà pourtant la triste idée sur laquelle je tourne cl retourne depuis ton dépari, sans compter les mau- vais chemins, sans compter le reste, qui l'ail que les heures s'écoulent sans plaisir.
J'ai été, hier, àSaint-Gloud prendre congé. On était triste, silencieux; on allait, on venait, et je regardais tout ce mouvement, en pensant à toi. La veille, j'avais été déjeuner avec l'impératrice. Au milieu du tumulte du palais, j'ai pu accrocher un moment .M. de Talleyrand. Il m'a parlé de loi. Il Irouve bien que tu sois parti; il m'a voulu prouver que je devais être contente; il veut que lu te soignes là-bas; il se félicite de t'y trouver, en- fin il t'aime tout à fait. Je l'en ai remercié; mais, en me réjouissant, j'avais les larmes aux yeux. Ah! mon ami, le cueur, le cœur! Comme il entre peu dans le calcul des hommes, et cependant d'où vienl le vrai bonheur, si ce n'est i\*^ jouissances
li LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
qu'il procure? En écrivant cette réflexion, j'ai besoin de penser à raes enfants pour supporter tout ce qui m'oppresse. Après M. de Talieyrand, j'ai vu Fouché, qui a été aimable aussi, à sa ma- nière, et puis le grand écuyer1, qui m'a bien parlé de toi. Je ne répondais qu'à ce triste mais cher sujet de conversation; et cependant, cela me taisait pleurer, et la plupart des personnes qui ('•l aient là n'auraient pas voulu comprendre mes regrets. Je ne sais pourquoi, dans de pareils mo- ments, on se croit obligé d'avoir l'air satisfait de ce qui afflige. Sans doute, il faut remplir son devoir, mais qui peut exiger qu'on s'en réjouisse, quand il nous sépare?
L'empereur est donc parti cette nuit; l'impé- ratrice paraissail heureuse de l'espoir de revoir sa fille. Elle m'a dit qu'elle1 était bien aise de penser qu'elle te retrouverait. Je t'avouerai que je me suis sentie dein ou trois fois bien tentée de lui demander la permission de la rejoindre prompte- ment, mais la raison m'a arrêtée. Il vaut mieux que je reste, pour le ménage, pour nos enfants, pour le repos de ma mère, et pour ma santé. Je
l . m. de CautatEcourt.
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vais donc occuper mon loisir à foui cela,e1 rien qu'à cela. Tu seras content de la femme, et. Loin de loi, j'éprouve encore un plus grand besoin de ne l'aire que ce q.ui peut le plaire. Je rangerai le ménage, et je le promets de l'en rendre bon compte. Charles travaillera davantage, les ma- tinées se passeront entièrement avec lui, et je les commencerai de bonne heure. Je me trouverai bien de ce régime, et, je le répète, tu seras con- tent.
Mademoiselle de Luçay s'est mariée ce malin. Après la cérémonie, on est parti pour Saint- Gratien. M. de Luçay m'a dit qu'il espérait que ce lieu porterait bonheur à sa tille, étant ac- coutumé à voir consacrer d'heureux mariages1. Ce nom de Sainl-liralien, et tous les souvenirs qu'il renferme m'ont frappée au milieu de ce beau salon où je me trouvais. Nous étions bien heureux quand nous étions dans ce petit château, que je ne trouvais pourtant pas si laid. M. de Luçay l'appelle un chenil; il me semble qu'on y
I. M. île Luçay, chambellan île l'empereur, mariait sa fille à M. Philippe de Ségur, fils de M. de Ségw, membre deT Académie française, marié lui-même à mademoiselle Daguesseau. M. Philippe '!<' Ségur, général ''t membre de l'Académie française, est mort en |N7:J
16 LETTRES DE MADAME DE REMISAT.
vivait bien, qu'en dis-tu? Au reste, le bruit de la cour était, hier, que le retour serait prompt, et celui de Paris qu'on n'aurait point de guerre. On peut se fier à l'active habileté de l'empereur. Mais je voudrais bien qu'on ne l'obligeât pas à rem- ployer si souvent. Si ma dévotion en herbe ne me défendait pas de maudire le prochain, je crois que le roi de Prusse aurait toutes mes impréca- tions.
J'ai eu hier la visite de M. Dudemaine1. 11 m'a tour à tour attristée et amusée en me par- lant de J**\ Il n'esl pas homme à comprendre les rêveries mélancoliques, et son bon esprit s'affliee de tant de faiblesse. Il m'a demandé s'il pouvait l'emmener chez M. Guys. J'ai fort approuvé ce projet, et il m'a promis de le forcer à travailler un peu. Maintenant, veux-tu écouter mon avis, dont lu feras ce que tu voudras? La précipitation de Ion dépari m'a l'ait oublier ce que je voulais te dire à ce sujet, mais à présent j'y reviens. Il me semble que ton neveu est à peu près dans l'étal d'un malade qui a besoin d'une secousse, et c'est à loi de la lui donner.
1. M. Dudemaine avait épousé mademoiselle de Foresta.
ANNÉE 1806. 17
Si j'étais son oncle, je lui écrirais une lettre moitié sévère, moitié paternelle; je le prêche- rais sur le besoin de se tirer de son apathie à son âge; je lui laisserais entrevoir que j'ai de- viné son secret, et qu'il ne doit jamais oublier que j'ai continué à lui conserver mes bontés, quoique j'eusse lieu d'être mécontent et du senti- ment qu'il nourrissait, etdu peu de décence d'une conduite indiscrète, qui prouvait qu'il n'avait aucun regret de manquer au plus sacré devoir. 11 faudrait aussi lui laisser croire que tu n'en as jamais parlé. Et puis, après l'avoir bien grondé avec cette dignité que tu sais si bien prendre dans ta correspondance, tu terminerais par des exhortations paternelles et indulgentes, parce que tu ne dois pas le désespérer, ni lui laisser croire qu'il a perdu tout droit à ton affection. Laisse- moi la partie sévère dans le ménaare. Il faut bien que ce soit moi qui me charge de ce rôle; le tien est de lui inspirer de la confiance et l'espoir de regagner tes bontés. Voilà mon avis, mon tendre ami. Tu le prendras comme tu voudras, et je te promets que, de mon côté, je me conduirai comme je le dois, et, je te l'ai déjà dit plus d'une fois, dans ton absence, je suis bien sévère, bien plus
18 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
sévère, et mets-toi dans la tète que je ne me per- rflettrai d'être coquette qu'en ta présence1.
LXXXVIÎ.
MADAME DE ItÉML'SAT A M. U E Ii.É.MUSAT, A M A Y E N C K. Auteuil, ce dimanche 28 septembre L806.
Je suis toujours sans nouvelles de vous, mon cher ami, et, quoique je pense bien qu'il est à peu près impossible que j'en aie, cependant je m'ai-
I. Peut-être quelques lecteurs sévères reprocheront-ils à l'éditeur d'avoir imprimé i lettre, et de ne
l'avoir p ■ effacé connu trop intimes. Je conviens d'avoir
hésité à publier ces ligne el d'autres analogues. Mais il me parait que, dans les publications de ce genre, tout ce qui fait connaître l'auteur, sa vie intime et ses sentiments doit être respe Fections qu'inspirent [ 3, et la manière
dont ■ u. les totA aussi bien juger que ce qu'elles
Même pour un petit-fils, une telle confidence n'est pas embarrassante. Pourtant, je ne la ferais pas au public, si je n'\ étais encouragé par celui qui dirige encore ma vie en toutes
ment surtout dans ces publications qu'il a sirées, et qu'il a souvent voulu préparer lui-même. Mon pèi
pu écrire que quelques notés sur cett irrespondance dont il
5, et, parmi ces notes, je trouve la suivante, qui exe ise : explique l'indiscrétion que je semble commettre aujour- d'hui: 1 " établi a la maison, s'y était montré spirituel, mais
ANNÉE îsoii. 13
Efige H je m'inquiète. Je crois que vohs avez été vite, tpi'il ne vous a pas été possible de m'écrire de la roate, que ce n'est guère que Lelendémain de
voire arrivée que vous l'avez t'ait, que la poste ne doit pas être aussi prompte que mes désirs. Je pense eJ me redis tout cela, et puis, après, je me chagrine. La raison est impuissante contre les tourments de ce genre; je les ai malheureusement souvent éprouvés, je les sais bien tous, et je n'ai pas pu trouver encore la manière de les sur- monter.
» trislc, rêveur, inquiet et contredisant. C'était un de ces tempe- raments à la René assez à la mode au commencement de ce » siècle 11 y ajoutait un caractère malheureux et t\e< forai s h branchantes. 11 imagina d'être amoureux île ma mère, à laquelle cela causa beaucoup d'ennui. 11 en devint plus triste et plus « quinteux. En consentant à se taire, il ne se taisait pas toù- » jours, et surtout éprouvait, et affectait en même temps, ces » jalousies, ces mécontentement^, ces désespoirs qui viennent » assez naturellement dans l'intimité d'une femme aimable, » entourée, soignée, et qui préférait bien d'antres conversations, » et même d'autres amitiés, à l'entretien et à l'affection de son » neveu. 11 devînt importun et ridicule ; ma grand'mère et ma » tante s'en moquaient. .M. Bertrand, qui s'intéressait à lui, nme Provençal, le soutenait un peu. 11 finit par quitter la » maison, et, une fois, il s'empoisonna, du moins il le dit. 11 y » avait dans tout cela un certain mélange, comme il arrive 90U- ■> vent, de vérité et de comédie. Je me souviens que, dans mo
» enfa 3 et ma jeunesse, on me le citait toujours eomm i le
pe de l'esprit faux. »
20 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
Mon ami, je pense à toi dans cette petite retraite tl'Auteuil, qui me plairait si elle était plus solitaire. Mais il faut convenir que ma mère a raison, et que les oisifs de Paris ont trop beau jeu pour y venir importuner à tous les moments du jour. On nous accable de visites, et nous nous réfu- gierons à Paris pour y vivre plus seules, et plus économiquement. Quelque bizarre que cela pa- raisse, il est pourtant vrai que je ne pourrai exé- cuter mes plans de réforme qu'à mon retour. Cependant, comme la santé de Charles s'arrange du beau temps et de la campagne, nous comptons y rester jusqu'au 15 octobre. Alors, je com- mencerai à faire connaître mes nouveaux règle- ments, dont je m'occupe ici sérieusement. Mais je vous assure, mon ami, que ce travail me remplit d'admiration pour ceux qui entreprennent de diminuer les abus des finances d'un Etat; car, depuis trois jours que je cherche à détruire ceux qui se sont introduits dans mon petit royaume, je me sens déjà fatiguée des plaintes, des querelles et des gémissements dont on m'accable, et cela m'occupe tellement, que je suis tentéede souhaiter souvent d'être assez riche pour me laisser voler sans y regarder. Cependant, comme je n'en suis
ANNÉE 1806. 21
pas là, je prends mon parti de m'endurcir contre les réclamations, et je deviens un vrai Barbe Marbois1.
J'ai vu, ce matin, Louis de Vergennes qui m'a demandé instamment de vous prier de vous in- former s'il est vrai que l'empereur ait le projet d'augmenter le nombre de ses ordonnances, et s'il serait possible que vous présentassiez une demande très instante de la part de son fils. Il brûle de servir, il voudrait être employé, et vous jugez combien il serait heureux de l'être sous les yeux de Sa Majesté. Si vous pouviez l'obtenir, vous le combleriez de joie.
Hiermatin, à neuf heures, nous avons vu enlrar dans notre petit salon le ministre des finances 2, tout botté, tout roulé, tout frotté. Il se promenait dans le bois de Boulogne sur un beau cheval arabe que lui a donné l'empereur. J'ai voulu qu'il me
1. Barbé-Marbois était ministre du trésor. Il fut disgracié par l'empereur dans la même année 1806. Il a été, sous la Restaura- tion, premier président de la Cour des compte s.
2. M. Gandin, ministre des finances, avait conservé le costume de l'ancien régime. Il était poudré à l'oiseau royal, et montait à cheval avec de grandes bottes et un chapeau à trois cornes, ayant un écuyer à ses côtés. C'était un ancien ami de madame de Vergennes. Il y avait à cette époque deux ministres des fi- nances, et l'un prenait h' titre de ministre du trésor.
22 LETTRES DE M A II A 31 E DE II ÉMUS A T.
donnai ce cheval, mais il n'a pas entendu à celle demande. Il a été aimable, il nous a promis de placer M. de Pradine * ; il a un peu consolé Alix, el il espère encore que le roi de Prusse ne sera pas un loti, et la reine une imprudente. 11 y a des paris ouverts dans la société, mais il n'y a qu'une opinion sur nos succès.
Si vous entendez parler de M. de Mansouty, donnez-nous des nouvelles de lui, et tachez d'en avoir. Sa pauvre femme est vraiment trop mal- heureuse. En vérité, nous sommes de trop bannes femmes, el bien insensées de nous attacher ainsi à des absents. Qu'allez-vous donc vous imaginer d'être de si bous et si aimables maris? J'en ai vu un, hier, qui ne se pique pas d'une sej»- blabie fidélité, c'esl le jeune maître des requêtes. 11 nous a faii une Longue visite; il étail assez ai- mable ; mais, entre nous, j'ai été un peu choq de la conversation à double entente qui s'esl établie, <\w le sentiment qui l'occupe. On lui faci- lite les choses en paraissanl ne les trouver que plaisantes; n'est-ce pas les excuser'.' Le monde osl singulier, el les honnêtes femmes, uon ami,
I. M. clc Drailioc avait épousé l?une île.- filles de madame de lira se.
àVBJ&E J iSOG. 23
les plus honnêtes femmes... Mais je ne veux pas achever cette réflexion, et je laisse à votre espril juste et conjugal à la terminer.
Vos deux garçons se portent bien : Charles a été au salon ce matin, et sa grand'mère est enchantée de la finesse de ses observations. Je tâche de le taire travailler davantage, et, quoique cela ne lui plaise pas, il faut convenir que je n'ai qu'à me louer de la douceur avec laquelle il s'y soumet. Gel enfanl a une honte dans le caractère qui lui vient de je ne $ai& qui, et que le monde, j'espère, il- lui ôtera point. Adieu, cher ami, voici encore des visites qui font que je vais vous quitter. On vient me complimenter sur mon retour de Cau- Lerels, mais ce n'est plus avec ce visage gai des premiers jours que je reçois ces félicitations ; il fallait me prendre dans nia joie. Elle n'a pas duré, et le chagrin est revenu vite. Voilà la vie.
24 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
LXXXVIII.
MADAME DE RÉ M USAT A M. DE REM USAT, A M A YEN CE.
Auleuil, 4 octobre 1806.
Mon ami, la séparation de deux personnes qui s'aiment tendrement est une situation hors na- ture, dans laquelle on ne fait que courir d'une peine à l'autre. Hier, je me tourmentais de votre silence, voilà qu'aujourd'hui, je m'afflige de cette chute, de ce coup au visage que vous ne soignez pas, et du danger que vous avez couru. Je me fâche contre Auguste et contre vous. Il n'était pas difficile avec un peu de soin de s'apercevoir que cet homme était ivre, et de ne pas le laisser partir. Ensuite, au premier moment, vos gens devaient saisir les chevaux, et non s'amuser à le haran- guer; enfin, vous ne deviez pas sauter de ce car- rosse parce que rien n'est si dangereux. Je frémis de ce qui pouvait vous arriver, si vous aviez été moins leste, et mon imagination trouhlée ne peut plus vous voir autrement que dans celle effrayante
ANNÉE 180 6.
situation, prêt à risquer votre vie et tout le bon- heur de la mienne. Que cet accident vous rende prudent à l'avenir! Pour moi, je ne pourrais sup- porter l'absence, si elle me donnait aussi souvent à éprouver d'autres peines que celles qu'elle me cause. Ménagez-vous, soignez-vous, point de cou- rage superflu ; je vous demande en grâce d'affer- mir voire santé, de soigner votre vie. Tant de destinées, de bonheurs, d'affections y sont at- tachés ! Voire enfant pleurait au récit de cette chute; pour moi, je ne rêve que malheurs. Ma pauvre tète se sent encore du mauvais air de Gau- terets, et elle ne résiste à aucune des émotions qui viennent du cœur.
Cette lettre que j'attendais avec tant d'impa- tience m'est arrivée hier, à minuit. C'est J*** qui me l'a apportée, et vous permettrez que je lui sache gré de cette attention . Il avait dîné avec nous, il avait été témoin de toutes mes inquiétudes pen- dant la journée ; il nous quitte à onze heures et retourne à pied. En arrivant, il trouve une lettre; il n'y avait point de domestiques, il reprend sa course, arrive à onze heures et demie. Nous étions couchées , on m'éveille, Augustine m'apporte ce cher paquet, elle me dit que J*** est en bas, qui demande si
26 LETTRES DE M A I» A M E DE RÉMUSAT.
son oncle est en bonne santé, et qui attend que je le 'ni fasse (lice pour repartir. Je lui fais proposer de coucher dans quelque coin de la maison, il refuse, ''i le voilà parti. Alors, j'ouvre cetle lettre, je pleure de ce maudit accident, j'examine, je pèse Loue les mots pourvoir s'ils ne me cachent rien, et je me renfonce ensuite dans mon oreiller pour "vniir sur l'absence, et rêver chutes el voitures brisées, toute la nuit. Oh! quand viendra le temps où nous ne nous quitterons plus?
J'.knagine que, dans le moment où je von- écris, vous êtes en plein repos, et que l'empereur a déjà quitté Mavence. On ne veut point absolument croire à la guerre ici. Ce sont des paris qui se renou- vellent tous les jours, et des venues de courriers que personne n'a vus, mais dont 'tout le inonde parle. Ce que j'aime d'Auteuil, c'est que la vérité seule y arrive, el qu'on ne vous raconte les taux bruits que lorsqu'ils sont démentis. Alix a reçu <\c< nouvelles de son mari : il n'a point encore marché, el semble ne rien savoir, ou, peut-être, ne vouloir rien dire; elle retourne à Paris samedi. .Nos amis nous tourmentent pour revenir, mais nous resterons jusqu'au 15, et le beau temps et le plaisir de Charles décideront de notre retour.
ANNKK I8Ô6. ±1
La saison est encore bien belle. Pmisse-t-elle l'être
aussi à MaytMKv ! Profitez-en, promettez-vous; voyez beaucoup M. de Tallevraiifl qui cause si bien, el qaà m'a promis de vous soigner. Enfin, amusez vous le plus que vous pourrez, et, au mi- lieu de tout cela, écriviez souvent à votre pauwe amie.
Ce y en Iredi.
.Mon ami, tout ce que j'ai vu depuis hier vous recommande de ne plus sauter hors d'une voilure, quand elle va vite.; il \ va du plus grand danger. M. de Kerkado s'est taé de celte manière; M. de Léon ' s'est grièvement blessé; enfin, je frémis de tous les accidents qu'on m'a contés à ce sujet. Ayez pitié de moi, e! soignez-vous, je vous en conjure. J'ai vu. hierau soir, madame de Yann
rier. Celui-ci es! fort occupé de son Faux Bonhomme, et tourmenté de la maladie de Flêury, qui se prolonge. Parprocéde, Une veut pas lui ôler le rôle, el il a raison, car c'est prolonger •'• e&pérances, et c'est pour lui surtout quV
1. M. de Lûon e«t devenu plus lard le duc de Rohan. 11 a été chambellan de l'empereur. Il est mort en 1816. C'était le père du duc de Renan, rarcKnal et archevêque de lesanç a, n ■ 1883.
28 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
sont un véritable bien. Constance de Yannoise m'a paru raccommodée avec son avenir. Le mari est parti; on s'occupe des robes et des chiffons, et elle trouve le mariage fort joli. Madame de Yannoise, au contraire, tremble, s'afflige davan- tage, et l'idée de la séparation lui est insuppor- table1. Ali! ces pauvres mères, ces pauvres mères ! Mon ami, je ne veux jamais entendre parler d'une lillc, entendez-vous? Des garçons que je vous élè- verai de mon mieux, tant que vous me les lais- serez, et, après cela, qui s'envoleront, et dont je ne me soucierai plus ! Peut-être que après tout, le monde est tellement arrangé, que le bonheur est plus près de cette insouciance des gens et des choses que de cet intérêt si vil' qui cause des re- grets si douloureux. Yoilà une réflexion qui n'est pas sentimentale, mais que ces absences si répétées m'inspirent. Malheureusement, je suis encore loin de celte perfection, et je n'ai peut-être jamais si vi- vement senti les privations de cœur que cette année. L'expérience, qui chaque jour éclaircit le voile dontnotre jeunesse aime à se couvrir, me dé- goûte du momie, et me ramène à ce bien si solide,
I. Ce mariage de mademoiselle de Vannoise ne se lit pas.
ANNÉE 1806. -29
si doux, que je trouve près de toi, mon tendre ami. C'est là qu'est ma félicité, et tout le repos de ma vie.
LXXXIX.
MADAME DE RÉMUSAT A M. DE REMISAT, A MAYENCE. Auteuil, mardi 6 octobre 1 800.
Je te remercie mille fois, mon aimable ami, de la seconde lettre. J'étais inquiète de cette chute; je craignais que tune m'eusses pas tout dit, et mon imagination te voyait souffrant, affairé, et ne pen- sant à te soigner qu'au moment où tu serais réel- lement malade. Combien il faut que le plaisir d'aimer soit une douce chose, pour qu'il puisse dédommager des peines sans nombre que pro- duit l'absence de ce qu'on aime! Et, lorsqu'il y a dans le monde mille manières de souffrir, et une seule d'être heureux, que de force a le sentiment qui fait trouver de l'égalité dans un semblable partage! Pour moi, mon ami, je le sens tous les jours davantage. Toute la félicité de ma vie est
38 L E T T 11 E SUE M A DAM B I) E RÉ M US A T.
dans la tendresse que tu m'inspires, et il y a un tel plaisir à l'aimer, que je trouve encore de la douceur dans les regrets que produit ton absence, et qui sont, loin de toi, ma plus chère occupa- tion.
J'ai été dîner hier chez rarchichancelier. Bien des gens m'y ont demandé de tes nouvelles, avec cette mine qui Taisait dire à madame de Sévigné qu'elle ne prenait pas la peine de répondre, et qu'on restait dans Vignorance et dans Vindiffé- rence. Quand nous sommes séparés, mon cœur est si triste, les moindres choses y arrivent si bien, que j'évite avec u\\ soin extrême de parler de loi ;'i ceux dont je sais que l'intérêt me ré] drail si mal. Cette froideur, dois ce cas, me fait de la peine, el me contrarie. J'éprouve une véri- table joie à rencontrer des gens amis, qui, en me questionnant, me laissent démêler un peu de bienveillance. Aussi, me suis-je fort bien arran- hier, avec M. de Lavalefcte, qui a l'air de t'aimer, el avec lequel j'ai beaucoup causé, pen- dant I'1 long dîner de l'archiehancelier. Je l'ai fort pressé de ne1 venir voir, et je i<' dé-ire fort, parce que je le trouve aimable. A propos d'esprit, il laui que je te dise, puisque tu veux savoir les
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pétofîes d'Auleiiil, que ma mère a pris décido- iiM'iit un nouvel engouement, et que le cousin est tout à fait mis de côté l. Tu sais que nous com- mencions à lui apercevoir mille défauts; mais, depuis deux jours, il esl déclaré; insupportable. Tu aurais bien ri du soin avec lequel Gaga s'amusait à se monter la tète, après une visite de Ri. Sorian, qui est le remplaçant : elle était vraiment aimable et comique dans sa nou- velle passion, passion qu'Alix ne partage point du tout. Pendant cette visite du nouveau favori, qui avait charmé ma mère, en causant à la vérité fort bien sur les anciens, et surtout sur les poètes qu'il sait et qu'il aime, ma sœur était restée fort silemeieuse. 11 avait eu la maladresse, en arrivai) i.
1. C'est M. Pasquier., alors maître des requêtes, puis préfet de police, ministre pendant la Restauration, puis pair et chancelier de France, qui est appelé ici, et dans tonte cette correspondance , le cousin. C'était une plaisanterie de société justifiée parles relations d'amitié qui existaient entre lui et mes grands-parents, relations qui se sont transmises jusqu'à mon père, et, je puis l'edire, jusqu'à moi. Il est mort en 1862 à quatBe-tângt-quirLze ans. D'autres lettre- don- neront l'occasion de parler de sa situation dans la sociétéet le g( u- viiiii'inentsous l'Empire et plus tard. Quant à MF. Sorian, je ne sais quel il est, ni si L'orthographe de ce nom est bien celle-ci. On voit de reste que tout cela pour la mère et la fille n'est qu'un jeu d'esprit. Quant à M. Chanpfier, il est parlé de lui dans les Mémoires.
3'2 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
de dire que la guerre était sûre, et cela Pavait justement attristée, et indisposée contre le nou- veau venu. Après son départ, il y a eu une grande dispute, sur les qualités des deux soleils, levant et couchant, qui a été la plus plaisante du inonde. Pour moi, je suis restée neutre, parce que c'est moi qui avais présenté l'un, et que je me sens encore quelque faiblesse pour l'autre. Au reste, c e changement m'a rappelé l'histoire du cistre que ce bon M. Chanorier contait souvent.
Mon ami, qu'elle est aimable, ma mère, et que son esprit est bon à retrouver dans l'habitude de la vie! Chacun des pas que je fais dans le monde, augmente en moi les sentiments, je dirais pres- que d'admiration, que m'inspirent son caractère, relie égalité, celle douce raison, cette inépuisable' gaieté. Ces jours-ci, comme moi, elle était in- quiète de ta santé; mais, s'efforçant de surmon- ter son chagrin, quand elle me voyait pleurer, elle arrêtait nies larmes, et me forçait à rire de ses aimables folies. Je lui disais, hier, une grande vérité : c'est quejel'àime tous les jours davantage. Il y a, pour les mères et les filles, un moment critique, qui est celui du mariage. Alors les émo- tions si vives de tontes les nouvelles jouissances
ANNÉE 1806. 33
dont on nous accable à la fois, la jalousie mater- nelle qui s'aperçoit d'un mécompte, votre em- pressement à nous gâter d'abord, vous autres maris, tout cela trouble, sépare, entraîne d'un autre côté, et il est presque impossible alors que la mère ne soit pas un peu injuste, et la meil- leure fille un peu ingrate. Mais, si l'une et l'autre sont réellement bonnes et faites pour s'aimer, le temps passe sur ces légers torts, que l'excès de l'affection produit et excuse; on avance dans la vie, on regarde autour de soi, les mécomptes arrivent, on a besoin d'une amie véritable, et quelle autre qu'une mère peut occuper cette place? Voilà ce qui devrait arriver plus souvent, mon ami, avec un peu d'indulgence d'un coté, et de la reconnaissance de l'autre... Mais voilà qu'on m'interrompt ! C'est Crescentini ' qui me force de te quitter; me permettras-tu cette distrac- tion en ton absence ?
Ce lundi.
Je n'ai pas pu reprendre ma lettre de tout hier. Après la visite du chanteur, qui m'a paru un peu
1. Girolamo Crescentini est le chanteur italien qui fut retenu de force à Paris par l'empereur, de 1806 à 1812. C'était un soprano, à la manière du temps. Il était né en 176.}, et il est mort à Naples en 18if,.
ii. 3
34 LETTRES DE MADAME DE R ÉMU S AT.
changé, nous avons été à Paris, voir Horace. J'ai été fort contente, d'abord de Corneille, qui est ma vieille passion, et puis du nouvel acteur, Leclerc1. 11 a joué le père Horace avec chaleur et dignité, copiant un peu trop Saint-Prix, mais disant le Qu'il mourût ! de manière à causer un grand effet . On l'applaudit fort. Ton neveu dit qu'on le repousse de la Comédie; je crois que ce serait dommage. M. Saint-Eugène m'a paru fort médiocre. Il m'a semblé aussi que mademoiselle Georges a fait des progrès, et mademoiselle Du- chesnois a bien joué Camille, à un peu de trai- nement près, dans quelques endroits. En somme, c'était une belle représentation; je ne sais même si l'étude que Lafond est forcé de faire pour la comédie ne lui a pas ôté de sa pesanteur. Je n'aurais pas osé me fier à mon propre jugement, parce qu'au sortir des montagnes, on n'est pas difficile ; niais votre fils était de cet avis. Ainsi, il n'y a rien à dire.
1. L'acteur Leclerc a eu quelques succès au Théâtre-Français, dans les premières années de ce siècle. On lui reprochait seu- lement un peu de monotonie. Il a surtout réussi dans les rôles du vieil Borace el de Mithridate, Saint-Eugène, qui jouait Curiace dans celte représentation, a laissé peu de réputation. Lafond jouait le jeune Horace.
ANNÉE 1800. 35
Après le spectacle, nous sommes revenus dans noire petit couvent, et, ce matin, nous avons l'ait, Charles et moi, une grande promenade. Nous som- mes sortis par le bois de Boulogne, nous avons été à Boulogne même, et, de là, en redescendant par le chemin de Saint-Cloud et le Point-du-Jour, nous sommes rentrés à Auteuil, par l'avenue de
Paris. La conversation allait son train pendant la course. Ton fils s'est avisé de me questionner sur la Révolution, et surtout sur l'empereur. Je lui ai conté la campagne d'Italie, celle d'Egypte, le retour en France, les guerres et les succès qui ont suivi. Cela l'intéressait beaucoup, et, quand j'ai eu fini: « Maman, m'a-t-il dit, c'est une vie de Plutarque que tout cela. » Je l'ai, engagé à tra- vailler assez pour pouvoir l'écrire quand il serait grand, et cette idée lui a souri.
Adieu, mon ami, je te quitte sur ces paroles de ton fils; je ne pourrais rien dire de mieux que lui.
36 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
xc.
MADAME DE RÉMUSAT A M. DE RÉMUSAT, A MAYENCE.
Paris, 16 octobre 1806.
Ton exactitude me charme, mon aimable ami, el je t'assure qu'elle est le plus doux plaisir que me laisse ton absence. Tes bonnes lettres arrivent, toujours à propos pour me consoler el me soute- nir, el celle d'hier surtout est venue dans un mo- ment où j'avais tout, à fait besoin de ce confortant, .l'avais quitté Auteuil le malin, et j'étais seule dans ce grand appartement si solitaire, qui me rappelle <i bien ta présence, el qui renouvelle en moi le sentiment douloureux de nos fréquentes séparations. En reprenant possession de ma chambre, en rangeant tout autour de moi, j'ai retrouvé tes lettres, que je m'occupais à mettre en ordre. Celles du l'année dernière nie faisaient mal à relire. Hélasîmon ami, c'était la môme situa- tion, le même éloignement, les mêmes inquié- tudes. Le même chagrin se renouvelle, ctc'csl ainsi
AN N lit; 1800. 37
que se passe la vie. C'est dans cet instant que le courrier m'a apporté ta lettre; elle est, corn nie tout ce qui me vient de toi, aimable et tendre; elle m'a attendrie, mais moins péniblement que celles que je parcourais, et je me suis dit pour me consoler: « C'est aussi la même affection. » Con- serve-moi bien tous ces sentiments qui me sont si nécessaires, et que je préfère à tout le reste. Les événements importants dont nous sommes té- moins, en faisant courir le temps si rapidement, nous sont comme une expérience prématurée qui nous vieillit avant l'âge. Dans cette situation, on se trouve dégoûté de presque toutes les distrac- tions frivoles de la vie du monde, qui détour- nent, sans distraire, des inquiétudes qui nous tra- vaillent, et ce n'est véritablement que dans les affections du coeur qu'on retrouve ce qui doit con- soler et plaire. Voilà où j'en suis, mon ami. Les nouvelles tribulations de cette année, ton absence, la tristesse d'Alix, tout cela m'afflige et m'ab- sorbe, de manière que je me sens peu disposée à prendre à la société, et, si l'hiver n'amène pas quelques changements, je prévois que je mènerai une vie assez retirée. Charles y gagnera, et je te réponds qu'il travaillera, et il ne tiendra pas à
38 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
moi que ses progrès dans le latin et le grec ne surpassent les tiens dans l'allemand. Je me remue, de peur qu'à ton retour, tout fier de ta nouvelle science, tu ne veuilles la communiquer à ton fils. Mais je L'avertis que je ne me mêlerai point à ce dernier travail : c'est bien assez que je m'éver- tue à déchiffrer ce maudit grec, sans encore pâlir sur cette triste langue tudesque, dont je ne me soucie point.
En attendant que nous reprenions sérieuse- ment nos études, je pars, ce matin, avec ma pri- mogcniture pour Sannois. J'y resterai jusqu'à dimanche. Madame d'IIoudetot l'a exigé, et maman a voulu que j'amenasse Charles. Gustave va aussi bien que possible1. Dubois a trouvé la jambe bien remise; il n'a point de fièvre, il ne boitera pas, la fracture est aussi heureuse qu'elle peut L'être; mais il est condamné à demeurer trente jours sur le dos, sans bouger, et cette immobilité, surtout pour lui, est une vraie maladie. Ce sera une grande privation pour Charles que cette absence de son ami, et, pour la réparer, je vais tâcher de le mettre en rapport avec le fils de la princesse de
1. Gustave de Grasse s'était cassé la jambe à Auteuil.
ANNÉE 1806. 39
Gangnan. Il est élevé chez sa mère, il passe la journée dans la maison, el j'aimerais assez ce voi- sinage, d'autant que cet enfant à un précepteur dont on dit du bien.
En arrivant ici, j'ai appris que madame de Souza est assez sérieusement malade pour qu'on ne soit pas sans inquiétude sur elle. Son époux est à la Haye; il va arriver, il renonce au Portugal, et s'établit à Paris. Tous les vieux garçons du quar- tier sont enchantés, et voilà une maison assurée pour Bertrand. Il m'a chargée de te faire mille tendres compliments. Les nouvelles et le mouve- ment dans lequel tout le monde se trouve ne lui donnent que plus de goût pour le repos, et il s'en- fonce dans son fauteuil plus que jamais. Je n'ai vu que lui encore, et il sera notre plus fidèle compa- gnie. Tout le reste a pris son vol. Le cousin Pasquier est absorbé par ses juifs et ses commissions, et, depuis qu'il se partage, nous n'en voulons plus; le pa livre Norvins est parti, comme tu sais. Il te verra sans doute, et te contera ses aventures; le voilà soldat à trente-neuf ans, quittant tout, famille, amis, habitudes, et dans le doute encore s'il n'a pas fait une sottise. Je lui ai dit qu'il reviendrait curé. Malgré cette plaisanterie, nos adieux ont été
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presquepalhéliques ; il s'attendrissait en nous quit- tant. Ses projets sont toujours les mêmes: il a voulu prouver son dévouement; mais il ne compte pas poursuivre la même carrière. Il m'a bien priée de te charger de le recommander aux bontés de l'impératrice; il espère avoir l'honneur d'être admis un moment chez elle à Mayence.
XGI.
MADAME DE REMOSAT A M. DE REMUSAT, A MAYENNE. Paris, vendredi "26 octobre 1806.
Je vous ai écrit hier deux fois dans la journée, mon ami; mes deux lettres vous affligeront sans doute, mais je n'étais pas maîtresse, dans le premier moment, de ménager mes expressions1. Aujour-
1. Les lettres se perdaient souvent sur les routes, et amenaient des confusions, des chagrins, des plaintes, des soupçons. J'ai retranché la plupart de celles où ces sentiments sont témoignés, à faux, pour être désavoués quand la lettre arrive. Je retranche, ou j'écourte également celles qui ne font que répéter ce qui est dit dans les lettres qu'on croit perdues. Les reproches dont celle- ci est remplie répondent à des plaintes, fort injustes assurément, si rien ne se fût perdu ou égaré.
ANNÉE 18015. il
d'hui, mon cœur est tout autant blessé, peut-être môme plus profondément; mais ma tête est calmée, et j'abrégerai mes plaintes. D'ailleurs, il n'est pas possible que vous ne sentiez pas bientôt le mal que vous avez dû me faire, et, si l'absence ne m'a pas changé mon ami, je suis sûi*e que ses regrets sui- vront de près ses torts envers moi. Oh ! mon ami, songez donc que, dans une union comme la nôtre, que le temps cimente tous les jours de plus en plus, l'apparence du moindre doute blesse bien vivement la délicatesse inséparable d'un sentiment semblable à celui que tu m'inspires. Lorsque dix ans, et plus même, se sont écoulés sans que j'aie eu d'autre pensée que toi, lorsque ton souvenir se mêle à tous les souvenirs de ma vie, lorsque tu es uni à toutes mes espérances, comment veux-tu que je supporte les inquiétudes secrètes que ton cruel billet me laisse entrevoir? Si j'étais à ta place, je serais inquiète sans doute, mais d'une autre manière, et je le dirais autre- ment. Jamais ce que je souffrirais ne me porterait à offenser ce que j'aime, ce que j'estime, et voilà comme il faut s'aimer, voilà comme, je l'ose dire, je mérite de l'être. Pardonne-moi de revenir ainsi sur ce sujet, mais j'ai tant souffert hier! Anjou i-
42 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
d'hui, je suis poursuivie d'un chagrin qui n'est que pour moi ; car le moyen de me plaindre de toi, de toi que j'aime si uniquement, de toi que je me plaisais à croire supérieur à toutes les faiblesses du commun des hommes? Je le vois bien, dans cer- taines occasions, vous vous ressemblez tous, et, à chaque instant, je me confirme dans cette pensée que ton absence est le plus grand de mes mal- heurs, et ta présence, méchant, le premier charme de ma vie.
J'écris aujourd'hui par M. de Talleyrand, j'écri- rai demain par Deschamps; enfin j'essayerai de tout, et, si mes lettres se perdent, après tous ces soins, je quitterai maison, enfants, ménage, et je t'irai joindre ; car je ne puis supporter l'idée de ton inquiétude. Je suppose que mes lettres vont encore au quartier général, comme l'année der- nière, et cependant M. de Lavalette m'assure que les ordres sont donnés à Mayence pour que l'ouverture et les choix y soient faits avec soin. Et cependant, tu ne reçois rien, et lu t'inquiètes, et tu m'accuses, cl, moi, je souffre de la peine, que je sens vivement, et de ton injustice! Quelle vie heurtée, tourmentée, avec tant de moyens de la passer paisible, et que je me sens fatiguée des agita-
ANNÉE 1806. 43
tionsde la mienne! A ce chagrin secret qui me vient de toi, se joignent mille inquiétudes sur les affaires militaires qui ont eu lieu depuis le 14, et dont on n'a encore aucun détail1. Je ne suis entourée que de mères et de parentes qui se désolent. Alix n'a pas eu un moment de repos, et l'on n'ose pas se livrer à la joie et à l'admiration que tous ces miracles inspirent, avant de savoir à quel prix ils ont été opérés. On m'a dit hier qu'Aimery de Fe- zensac était blessé. Comme ce bruit n'a point en- core de consistance, il n'est pas arrivé jusqu'à ses mères. Philippe de Ségur l'est, mais il l'écrit lui- même, et c'est une preuve que les contusions dont il parle sont légères. Nous ne savons rien de mon beau-frère; ce silence de tous devrait rassurer, si on ne consultait que la raison pour des intérêts si chers. Mais la raison, la raison, mon ami, n'est pas à l'usage des cœurs vivement émus, et toi qui t'en
vantais, toi Mais j'ai fini sur cet article, et je
n'en parlerai plus.
1. La bataille d'Iéna avait été gagnée le 14 octobre, et le public ne connaissait pas encore à Paris les détails de l'action.
44 LETTRES DE MADAME DE REMISAT.
XCII.
MADAME DE RÉ MU S AT A M. DE RÉMUSAT, A MAYENCE.
Paris. 27 octobre 1806.
Je reviens à vous, mon ami, toujours triste et inquiète, jusqu'à ce que je sache que vous avez reçu mes lettres, et que vous êtes rassuré sur mon compte et sur celui de Charles. Ce ne sera pas ma faute s'il n'arrive rien à Maycnce, et j'essaye de toutes les voies. D'après ce que dit M. de Lava- lette, c'est où vous êtes même que doivent se commettre les erreurs; ainsi vous pourriez peut- être les prévenir, et épargner à vous de pénibles inquiétudes, à moi un véritable chagrin. Mais brisons sur cet article; quand ceci arrivera, tout sera rentré dans l'ordre.
Les bulletins qui sont arrivés nous ont bien dédommagés du long silence qui avait donné lieu à tant de conjectures fâcheuses. Ce sont de belles pages d'histoire qu'il faudra insérer telles qu'elles sont faites, et qui effaceront tous les événements
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antérieurs. J'ai vu aussi quelques lettres particu- lières qui donnent des détails miraculeux de faits particuliers. Cette hardiesse, quelquefois témé- raire, que le bonheur accompagne toujours, ce sang-froid au milieu du péril, cette prévoyance si sage, et cette détermination si prompte, tout cela excite des sentiments d'admiration qui paraissent ne devoir jamais être surpassés, et qui se renou- vellent toujours. On a lu ces bulletins aux théâtres; ils ont produit beaucoup d'effet. Aux Français, c'est Talma qui lisait, fort bien, simplement et ra- pidement; car, les événements principaux sus une fois, le parterre ne se soucie guère des détails mi- litaires et des positions dans un pays qu'il ne con- naît guère. AFeydeau, l'effet a été moins bon; Ches- nard l a voulu mettre de la pompe à sa lecture; il a pris une voix ridicule, qu'il a relevée encore au moment où il a lu la liste des morts. Dans l'instant où il a nommé les colonels, une femme, apparem- ment parente ou amie de l'un d'eux, a jeté un grand cri, et s'est évanouie. Cela a répandu une sorte de consternation dans la salle, et a gâté tout l'effet
1. Chesnard, acteur de l'Opéra-Comique, avait débuté à l'Opéra en 1782, dans le rôle de Julien de Colinelle à la cour. C'était un bon musicien, ayant une belle voix de basse-taille.
46 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
qu'on devait attendre. On a conclu de cet événe- ment qu'on devrait faire un extrait des bulletins pour le spectacle, et surtout ne pas nommer les morts.
On commence à renouveler ici les paris pour la paix; car vous savez bien qu'il faut toujours pa- rier; on parle de retour, on espère, on se flatte, et moi, mon ami, je n'ose répondre à des bruits dont, la confirmation me rendrait heureuse à tant de titres.
Je ne sais si les lettrss où je vous parle de mon petit voyage de Sannois vous sont arrivées. J'y ai passé trois jours. Madame d'IIoudetot était ma- lade, et elle a maintenant la fièvre tierce, jointe à une inquiétude, naturelle à son âge, qui l'abat extrê- mement. Son âme et son cœur vivent encore beau- coup, et, malgré tout ce qu'elle a perdu, la vie lui est très chère. « Mes regrets sont des souvenirs, me disait-elle, et ils embellissent encore mon exis- tence. » Vous voyez si c'est prendre le bon côté des choses.
Si vous voulez savoir des nouvelles de votre Théâtre, je vous dirai qu'il paraît assez suivi, malgré la guerre et le peu de monde à Paris. La- fond attire, il vient déjouer le Misanthrope, assez
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mal à mon avis. Il donnait à sa colère contre le genre humain une couleur de dépit qui n'est pas dans le rôle, et à la passion l'accent du drame, qui réussit toujours, mais qui cependant défigurait Molière. Je l'ai trouvé bien meilleur dans les Femmes sa- vantes, et son intelligence naturelle aurait besoin d'être bien dirigée. On a écrit que mademoiselle Georges avait voulu quitter le théâtre, je ne sais pourquoi.
XGIII.
MADAME DE RÉMUSAT A M. DE RÉMUSAT, A MAYENCE. Paris, mardi 28 octobre 1806.
Voici Frédéric1, mon ami, qui vous remettra cette lettre en passant. Il part pour la Prusse, il a reçu des ordres, et, en vingt-quatre heures, il a fallu être prêt. Est-ce que vous ne trouvez pas
1. M. Frédéric d'Houdetot était fils d'un premier mariage du général d'Houdetot, et petit-fils de celle dont il est souvent parlé dans ces lettres. Il a été préfet de Gand et de Bruxelles, puis pair de France, et enfin député sous le second empire. Il est mort sans enfants.
48 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
quelque chose de piquant à cet esprit de course qui s'empare de chacun? Piquant, au reste, n'est pas le mot, et toutes ces absences vont devenir bien tristes pour ceux qui restent. M. de Tournon, qui vous verra peut-être aussi, est venu me de- mander mes commissions; mais j'ai préféré d'en charger M. d'Houdetot, et c'est une occasion sûre que je ne veux point manquer. Hélas ! mon ami, que le cœur souffre des cahots d'une vie comme la nôtre, et combien s'augmente en moi, chaque jour, le désir d'un repos que notre affection rendrait si doux ! Si le ciel me destine à une longue vie, je me consolerai de la perte de mes belles années, en acquérant, avec l'âge mûr, la liberté de vivre à mon gré ; et, alors, sans cesse l'un auprès de l'autre, nous retrouverons toutes les douceurs des premières années de notre mariage. D'ailleurs, je me suis persuadée que ces absences si fréquentes, en rompant toutes les habitudes, nuisaient à cette union des sentiments et des pensées qui fait la principale félicité de la vie intime. Par exemple, m'auriez-vous jamais dit ce billet si court que j'ai reçu, et qui m'a l'ait tant de mal? Non, sans doute. Au premier mot, l'état où vous m'auriez vue vous aurait prouvé, sur-le-champ, à quel point je mé-
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rile peu de pareils reproches, el j'ose croire même que, près de moi, vous n'auriez pas, cher ami, conçu le sentiment qui les a dictés.
Me voilà encore, presque malgré moi, revenue sur ce billet! Pardon; mais que j'ai de peine à l'oublier, jusqu'à ce qu'une autre lettre bien aima- ble, bien bonne, bien repentante, oui, repentante, l'ait effacé de ma mémoire ! Mais je quitte, encore une fois, ce sujet. Lorsque ceci vous arrivera tout sera réparé.
Vous avez donc renoncé à votre collège élec- toral? Nous ne comprenons pas ici comment vous avez pu le faire sans permission. Ma mère se persuade que vous avez eu tort, et puis que vous avez manqué sans doute à écrire en Franche- Comté, pour tâcher de n'être pas oublié. Qui est-ce qui vous a remplacé? M. Clément de Ris1 me l'a demandé un jour. Vous avez donc vu Norvins? Ne trouvez-vous pas qu'il a fait une belle équipée, et qu'il est comique d'entrer au service à près de quarante ans, pour tacher d'obtenir une place d'administration ou de magistrature qu'il avait, à la vérité, demandée le dithyrambe à la main? Je
1. M. Clément de Ris était sénateur. Il a été plus tard pair de France, et il est mort en 18-27.
II. 4
50 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
lui ai prédit qu'il deviendrait curé, et je le crois si heureux, que probablement il se fera blesser, non à quelque affaire, mais dans quelque coin, par un accident dont il ne pourra tirer parti.
Vous voyez par tous ces départs comme notre société s'écoule peu a peu. Il ne nous restera guère plus que M. de Nouy, que je viens de voir ce soir, et avec lequel on cause bien, à cela près qu'il est tellement sourd, qu'il ne peut pas entendre, et que son asthme l'empêche de parler. Bertrand ne s'engagera pas, que je crois, mais madame de Souza et la maison économique l'absorbent en- tièrement. Gallois est perdu pour nous, et ne bouge d'un coin de feu que vous savez. L'abbé Morellet est vieilli; le maître des requêtes1 peut à peine se dérober aux affaires de l'Etat, qui ont besoin de son bras, et à son voisinage, et notre salon chôme, sans que je m'en afflige beaucoup. D'ailleurs, je m'en ennuierais davantage que je ne m'étonnerais guère d'attendre le bonheur d'abord, et le plaisir après, de votre bienheureux retour. On nous le fait espérer assez prochain; je ne le crois point, et je crains bien plutôt que vous
1. M. Mole et M. Pasquier étaient alors tous deux maîtres des requêtes. 11 est probable que c'est du second qu'il s'agit.
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ne fassiez aussi un voyage en Prusse. Cet éloi- gnemeat ajouterait à ma peine, et je n'ose arrêter ma pensée sur cette inquiétude. Adieu, cher et aimable ami, que j'aime si vivement el de toutes les facultés de mon âme. Pensez bien à moi, vous me répondrez toujours; et que les plus chers souvenirs et les plus douces espérances nous consolent, s'il se peut, d'un présent dont je fais si peu de cas.
XCIV.
MADAME DE RÉ M US AT A M. DE U ÉMU. S AT, A M A YEN CE.
Paris, Ie' novembre 1806.
Mon ami, j'ai vu votre tailleur, il faut huit jours pour broder l'habit, et, quelque tourment que je lui donne, je ne crois pas que nous l'ayons en moins de temps. J'y mettrai tous mes soins. Ce qu'il y aurait de pis serait que vous fussiez obligé de partir pour la Prusse; cependant, je m'adres- serais à M. de Lavalette, qui saurait où vous l'envoyer. Mais avec quelle mine, cher ami, croyez- vous que j'écrive ces mots : Si vous parlez pour la
52 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
Prusse ? Je vous avoue que je me sens toute trou- blée à cette pensée. Lorsqu'on est séparé, la dis- tance devrait être indifférente. Il est pourtant vrai qu'elle ajoute à l'absence, et les seules difficultés de correspondance suffiraient pour me faire en- visager avec inquiétude le moment où vous vous éloignerez encore. Fasse le ciel que l'empereur nous revienne promptement, et que mon bonheur particulier s'unisse à la joie générale! J'ai reçu une lettre de Norvins, qui me donne de vos nouvelles. Il me conte assez plaisamment la confusion que produit dans son corps le choc des opinions de chacun, et son regret de cette perte de temps, tandis que l'empereur marche si rapidement de victoire en victoire. S'il est encore à Mayence, faites-lui, je vous prie, mille compliments de ma part; je ne sais si je dois lui répondre, parce que je ne sais où ma lettre irait le chercher. Je viens d'en voir une fort spirituelle et fort intéressante d'Eugène de Montes- quieu1. 11 raconte son voyage à Iéna, la veille de la bataille. Adressé au prince d'IIohenlohe, il a été gardé sous différents prétextes, sans pouvoir
1. M. Eugène de Montesquieu était cousin d'Aimery de Mon- tesquieu Fezcnsac.
ANNÉE 1806. 53
approcher du roi. Le malin de cette grande affaire, le roi lui a fait dire qu'il ne le verrait qu'après. Il est demeuré spectateur inactif, mais lies agité, de l'action. Le général Blùche r affec- tait de donner des ordres devant lui pour qu'aucun Français n'échappât à l'ennemi, dans la déroule qu'on croyait inévitable. Vers le soir, entraîné par les fuyards, il est arrivé au quartier général du prince de Wurtemberg, qui était si ignorant et si calme sur toutes choses, qu'il se disposait à prendre médecine dans la nuit. Eugène est arrivé à temps pour lui ap- prendre que l'effet de cette médecine serait sans doute fort troublé. C'est là qu'il a couru risque de la vie. Des soldats prussiens, irrités de leur défaite, ont voulu le tuer, et c'est un officier qui lui a sauvé la vie à grand'peine. Enfin, il a pu re- tourner au quartier général, après avoir perdu sa suite et ses chevaux. Sur la route, il a retrouvé deux Français, et bientôt après dix-huit Prussiens débandés qu'ils ont fait prisonniers, à eux trois, et c'est avec eux qu'il est rentré dans le camp. Il dii que l'empereur s'est amusé de son récit, et a beaucoup ri de cette prise qu'il lui ramenait. Si vous savez déjà loul cela, cher ami, voilà un détail
54 LETTRES DE MADAME DE REMUSAT.
inutile; mais, dans le doute, il m'a paru piquant. Nous n'avons aucune nouvelle directe de mon beau-frère, mais le silence du Moniteur nous rassure. Aimcry n'a point écrit non plus, cepen- dant on sait qu'il se porte bien, et qu'il va être lieutenant. Charles de Flahault a donné de ses nouvelles. Ainsi, toutes les mères ou femmes de ma connaissance sont, à peu près, tranquilles en ce moment. J'ai vu hier M. de Tascher, sénateur ', qui m'a paru tourmenté pour son fils, dont il ne sait rien ; il est sous-lieutenant dans la division du général Soult. Peut-être que Des- champs, en écrivant un mot de la part de l'impéra- trice, aurait une réponse. Ce pauvre père m'a émue par sa tendresse et sa sollicitude pour son fils. Je l'ai \u à l'occasion du mariage de Constance, qui est onfin rompu. Après beaucoup de scènes, de paroles, et, en tout, une assez vilaine conduite, son père a élc forcé d'accepter toutes les preuves que nous lui avons fournies. .Mais il demeure toujours fort en co- lère contre sa fille, de ce qu'elle a avoué sa répu- gnance à sa mère plutôt qu'à lui, et il faudra encore une scène avant qu'il consente à la voir. Cependant celte jeune personne, de l'avis de toute la famille,
1. Parent de l'impératrice. Son fils a été pair de France.
ANNÉE 1806.
s'est conduite avec une raison remarquable, et elle m'a donné dans tout ceci une grande idée de la force de son caractère. Il est réellement triste pour elle que sa première action dans la vie, fondée sur la sagesse, le sacrifice de soi-même et la raison , n'ait été accueillie que par des personnes fausses et peu estimables, qui lui font un chagrin de ce qui de- vrait être un sujet de louange et de satisfaction. Et, si ses principes n'étaient pas assurés, voilà de quoi les ébranler, peut-être pour tout son avenir. Nous avons mis, Mérotte1 et moi, beaucoup de zèle dans cette affaire. Je ne crois pas que j'eusse plus fait pour ma propre fille, et la mère et Constance m'ont souvent bien attendrie par les larmes que mon amitié pour elles leur faisait répandre. Entre nous, cher ami, c'est une terrible leçon, qui pour- tant le serait bien davantage si le monde n'avait pas deux mesures dans ses jugements, selon la fortune des individus. Cette triste intelligence a renouvelé en moi le sentiment de reconnais- sance que je vous dois, mon ami, pour tout le bonheur et le calme que vous apportez dans ma vie. Vos aimables qualités, votre tendresse, en ont fait le charme, et je dirai presque la pureté;
I. Madame de Vcrgennes.
50 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
car, dans le monde où nous vivons, quel plus sûr garant de la vertu des femmes que l'amour et le bonheur? Et qui aima jamais mieux que moi, et qui fut plus heureuse? Quel avenir encore tout cela me promet ! Quoi qu'il arrive enfin, votre rai- son ne saura-t-elle pas toujours tirer parti de toutes les situations, votre affection me soutenir et me consoler? Et puis, quel guide indulgent et éclairé mon Charles aura dans sa jeunesse ! Ah ! mon ami, rien ne me manquerait si tu étais là pour répondre à ces douces vérités qui s'échappent de mon cœur. Aucun nuage ne se mettrait entre nous, tu me comprendrais, je t'entendrais bien, et rien au monde ne me revaudra les larmes si douces que cet attendrissement me ferait répandre dans tes bras, et qui, loindetoi,sont bienamères etbien tristes. Adieu; je suis émue et découragée de cette pensée d'absence qui vient me gâter tout.
Madame Simons * attend de vous une autori-
I. Madame Siraons-Candeille, fille de Candeille, ancien chanteur et auteur d'opéras, était née en 17i>7. Après avoir débuté à l'Opéra, elle devint sociétaire de la Comédie-Française, qu'elle quitta bientôt pour jouer ses propres pièces, entre autres la Belle Fermière, qui eut un grand succès. Après un premier divorce, elle épousa M. Simon-, négociant belge, venu précisément à Paris pour em- pêcherson fils d'épouser une actrice, mademoiselle Lange. Elle est morte en 1834 .
ANNÉE 180G. 57
sation pour que les Français se joignent aux autres spectacles pour une représentation ac- cordée à son père. Elle a la salle Favart, Duport, par permission de M. de Luçay ; on jouera Man- lius. Mais Talma attend vos ordres ; ne les faites pas languir.
XCV.
MADAME DE H EMUS AT A M. DE R ÉMUSAT, A M A YEN CE.
Paris, 2 novembre 1806.
Nous venons d'avoir, ce soir, la nouvelle de l'ar- rivée de l'empereur à Berlin1, et Alix a enfin reçu une lettre de son mari qui date de Potsdam. Il y a quelque chose de bien remarquable dans cette merveilleuse fortune, si fidèle dans les grandes occasions et dans les petits détails. L'empereur est arrivé, dit-on, à Potsdam le même jour, à une année de différence, où l'empereur de Russie y était venu, et ce n'est pas une petite circonstance à laisser passer, que tous deux aient couché, la même année, dans le palais de Frédéric. On dit
li L'empereur était entré à Berlin le il octobre 1806.
58 L E T T R ES DE M A I) A ME DE R E M U S A T.
qu'à l'armée tous les bruits sont à la paix. C'est de même ici. Que dites-vous à Mayence? Je ne sais si les gardes d'honneur sont encore dans cette ville; je croyais vous avoir parlé de Norvins. Il voulait que je le recommandasse à vous, et cela me paraissait assez inutile; il désirait aussi que j'écrivisse à l'impératrice pour lui demander ses bontés pour lui, et cela m'a semblé inconvenant. Je crains bien que ce dernier parti qu'il a pris ne lui soit guère utile, et sa démarche est un peu ridicule. C'est un singulier chemin pour arriver à la magistrature. On s'en moque ici, et moi je le défends, parce qu'il n'est pas assez heu- reux pour qu'on se le permette. D'ailleurs, ceux qui le raillent ont d'autant plus tort, que la fortune les a mieux servis, sans qu'ils l'aient beaucoup plus mérité. Vous entendez bien que je parle de votre ami. A propos de lui, je vous as- sure, entre nous, qu'il devient insupportable, et ne croyez pas que ceci soit l'excès de la prévention contre après la prévention pour. Mais chacun le remarque. Ses défauts sont [dus au jour, son importance lui donne du relief, et, à lui, do l'as- surance. Il se croit l'un des soutiens de l'État. Il parle de lout : la guerre, les arts, les passions,
ANNÉE 1806. 59
les sciences, tout lui est familier. On pourrait le faire également minisire, marin, général d'armée ; il sait tout, il juge tout, et il impose silence à toute opinion opposée. Il y a dans notre société une petite révolte contre lui; les hommes se réunissent contre lui, et quelquefois cela est poussé si loin, que je me suis vue obligée de prendre son avis, quoiqifau fond opposé au mien, pour que les discussions devinssent un peu moins vives. Il a pensé en avoir une fort sérieuse avec M. Petitot. Enfin ses formes gâtent tout le plaisir que pour- rait donner son esprit, qui est réellement su» périeur.
Quand je vois, mon ami, ces mouvements pointus, ce ton aigre, ces reparties arrogantes, il m'arrive toujours intérieurement de revenir à ma comparaison favorite, et de remercier mon heu- reuse fortune, qui m'a placée de manière à n'avoir point à être jamais embarrassée, pour ce que j'aime, d'un effet semblable à celui que ce mauvais ton produit. Les souvenirs qui viennent du cœur trouvent aisément le moyen de reparaître sous diverses formes, et ces pointes aiguës me ramè- nent à vos douces manières, à vos aimables qua- lités, et à votre esprit si bon, si excellent à vivre.
GO LETTRES DE MADAME DE REMISAT.
Voilà, pour moi, le véritable moyen de supporter cette pénible absence; c'est en vous alliant à tous mes sentiments, mes pensées, mes remarques dans le monde. De cette manière, vous êtes auprès de moi, autant que je le puis, et quelquefois je me laisse si bien entraîner à cette flatteuse illusion, qu'en relevant la tête, je suis plus étonnée peut- être de ne pas vous trouvera ma vue, que je ne le serais de vous y voir présent par je ne sais quel hasard qui n'arrivera point.
Il est parti aujourd'hui deux lettres de moi : Une par l'estafette, l'autre par le cuisinier d'Alix, et celle-ci ira par la poste, demain. Je crains si fort qu'il ne vous arrive encore quel- que mécompte, que, si je m'en croyais, j'écrirais tout le jour, espérant que vous auriez de mes nouvelles d'autant plus tôt que je multiplierais les paquets. .Mais malheur à vous! si je prends ce parti, mon ami; car, avec le peu de choses que je sais, je n'ai rien d'important à vous dire, et mes Lettres sont un vrai tissu d'inutilités, d'où j'excepte pourtant les expressions de ma tendresse, qui me plaisent tant à répéter. Je ne sais rien, il ne se passe rien ici, chacun demeure chez soi, et moi comme les autres. Dites à l'impératrice qu'ell
ANNÉE 18 OC. Gl
n'aura de moi ni récits ni caquets, car je n'en sais pas un digne de l'amuser, et, si elle a la bonté de permettre que je lui écrive, je ne sais de quoi l'entretenir. Tout ce que je remarque seulement, c'est que l'aspect de Paris est assez morose, et qu'on n'y prend vivement ni à la crainte, ni à la joie ou l'admiration. Nous sommes de vieux en- fants, très maussades. Adieu, mon bon ami, je vous embrasse, toute rancune cessante, de tout mon cœur, et ceci est bien au pied de la lettre.
XCVI.
MADAME DE RÉMUSAT A M. DE RÉMUSAT, A MAYENCE.
Paris, 5 novembre 1806.
Je suis bien triste de ce que vous me dites de la guerre. Nous autres, simples, nous avions pensé que le roi de Prusse aurait assez de cette première leçon, et qu'il demanderait la paix. Il faudra encore se résoudre à de nouvelles vic- toires ; mais je vous avoue que mon cœur se serre à l'idée de voir encore l'empereur s'enfoncer
62 LETTRES DE MADAME DE REMISAT.
dans ce pays lointain, et porter avec lui toutes nos destinées. D'ailleurs, quelle triste sépa- ration cette prolongation entraîne après soi, et que le temps va couler longuement loin de vous, sans que, pour cela, la vie en aille moins vite î Vous n'êtes pas militaire, vos sentiments sont doux, vos désirs modérés, vos goûts pour la vie intérieure, et cependant voilà cinq mois cette année, et sept l'autre, que nous sommes séparés l'un de l'autre, sans que je puisse m'accoutumer jamais à cette solitude du cœur où votre absence me laisse. Il me semble que je me soumettrais mieux si j'étais la femme d'un général d'armée. Du moins, ma raison n'aurait rien à dire contre la vie que je mène. Hier, c'était la fête de Charles; j'ai pleuré en lui donnant ma bénédiction. Elle me semblait incomplète, et voilà deux fois qu'à pareil jour, la vôtre lui manque.
Mon ami, ces regrets pénibles se renouvellent pour moi à tout instant. Seule, dans le monde, chez moi, dehors, vous êtes sans cesse présent à mon cœur, et malheureusement je ne vous trouve nulle pari. Soit que je m'attriste ou m'amuse, je sens que j'aurais besoin de vous voir partager tou- tes mes impressions. Aujourd'hui, par exemple, je
ANNÉE 1806. G3
vous ai souhaité saus cesse. Nous avons arrangé, ma mère et moi, que nous n'aurions personne à dîner pendant le mois, mais que, tous les quinze jours nous rassemblerions une douzaine de per- sonnes. Aujourd'hui, c'était madame de Vintimille, MM. Lavalette, Pasquier, Dorion l. Mole, Morel- let, Bertrand et Desfaucherels. On a bien causé; ma mère était singulièrement en train , tout animée, toute brillante; la conversation n'a pas langui un moment. Je vous dirai que M. de La- valette a été très aimable, et que je me félicite de cette acquisition. Il y a quelque chose de fin dans son esprit, de modeste dans sa voix, et de rond dans sa tournure qui le rend fort bien. C'est au milieu de cet aimable petit cercle que je vous désirais, cher ami, et vous vous seriez amusé de la conversation. Je ne pouvais m'empêcher, pen- dant qu'elle était le plus animée, de penser, à part moi, à ce singulier résultat de la société, qui fait que, dans ce moment, une partie de nos semblables s'épuisent en marches, en veilles, se battent jus- qu'à ce que mort s'ensuive, pour nous procurer, à nous autres, les moyens de causer aussi oisive-
1. M. Dorion est l'auteur des poèmes de la Bataille d'Hastings et de la Chute de l'almijre.
CI LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
ment au coin d'un bon feu, sur toutes ces niai- series auxquelles l'esprit donne de l'importance. J'étais frappée aussi de la mobilité de nos im- pressions, et de l'étrange incohérence de nos idées. Car, enfin, les nouvelles assurances de la durée de la guerre nous avaient d'abord at- tristés; ses chances, toujours un peu douteuses, avaient réveillé notre inquiétude; mais, peu à peu, cette disposition a disparu, et bientôt, entraînés à je ne sais quelle autre idée, nous voilà loin de la guerre et des combinaisons politiques, tout entiers à des dissertations très fines de senti- ments et de pensées , qu'on aurait cru d'abord ne pouvoir soutenir que dans un temps bien paisible et c omplètement exempt d'inquiétudes réelles.
On a des nouvelles d'Aimery; il se porte bien. M. de Nansouty a écrit aussi ; il est dans la stupé- faction de la disparition totale d'une armée, si belle à voir, dit-il, et qu'il croyait si bonne. Vous savez son ancien respect pour la cavalerie prussienne, et vous concevez qu'il doit être assez content de l'avoir vaincue. Sa femme va reprendre toutes ses inquiétudes qui s'étaient calmées. Quand le cœur souffre, la gloire ne console guère, et les larmes
ANNÉE 1800. 65
des pauvres femmes marquent souvent les jouis- sances de votre vanité masculine.
Si vous n'avez rien à faire, dites-nous ce qui s'ennuie le plus facilement, d'un homme d'esprit, d'un sot et d'une bête? On n'a pas voulu s'accorder ici, ce soir, sur cet article.
XCYII.
MADAME DE REMUSAT A, M. DE RÉMUSAT,A MAYENCE.
Paris, 9 novembre 1806.
Me voici, cher ami, chez ma sœur, au coin d'un bon feu, mon écritoire sur mes genoux, au- près d'une petite table, dans une petite chambre verte que vous connaissez. Je vous écris, tan- dis qu'Alix chante, et sa douce voix accom- pagne bien cette émotion que j'éprouve toujours quand je cause avec vous de cette manière. Dans cette position que je viens de vous décrire, j'é- prouve quelque chose qui me plaît et m'attendrit, el je ne préférerais à ce plaisir qu'un autre plus vil que je vous laisse à deviner. Mon bien bon ami,
66 LETTI5KS I> E MADAME DE UÉ MUSAT.
quand vous reverrai-je ? quand cet éternel veuvage finira-t-il? et que les jours sont longs sans vous! Ici, partout, ce que je vois vous rappelle à ma pensée, sans que rien puisse vous retracer à ma vue, ou vous remplacer pour mon cœur. Tout le monde dit que l'impératrice va revenir. Je n'ose me livrer à rien de ce que je voudrais croire, et puis son départ de Mayence ne pourrait-il pas devenir le signal du vôtre pour Berlin? Ainsi il me faudrait encore, toute séparée que je suis, éprouver de nouveau et longtemps cette douleur de l'absence, augmentée par l'éloignement.
Mon ami, quand je commence à vous écrire, je forme toujours le projet de ne pas vous parler de ce qui m'afflige. Mais, malgré moi, je reviens sans cesse à ce triste sujet, et ce n'est qu'après que j'ai cédé à cet épanchement du cœur que je me reproche d'avoir ajouté à vos regrets tout le poids des miens. Paris est tout illuminé au- jourd'hui. On a chanté, ce matin, le Te Deiun. Hier, Alix a reçu beaucoup de félicitations chez l'archichancelier, et la princesse Caroline a eu la bonté de Lui faire écrire que le grand-duc de Berg parlait de son mari avec éloge. Voilà la récompense de quelques-unes de ses larmes, si pourtant, aux
ANNÉE ISOG. 67
peines que cause l'absence, il est quelque autre compensation que le retour de l'ami qu'on regrette. Je reviens à celui de l'impératrice. Si ce retour est vrai, qu'annonce-t-il? Voilà ce qu'on se de- mande, et, selon qu'on a plus ou moins de pen- chant à craindre ou à espérer, on en retire ici de bons ou mauvais présages pour la fin des choses. Dans tous les cas, il serait bien, il me semble, qu'elle n'abandonnât point Paris. Sa présence lui rendrait un mouvement dont il a besoin, et cal- merait par là quelques mécontentements. J'at- tends avec impatience une lettre de vous, et, par parenthèse, vous qui grondez, vous remarquerez, s'il vous plaît, que votre dernière lettre était du 29, et que je n'en ai pas depuis.
Ce que vous me dites, mon ami, de toutes les réflexions que les merveilles de cette campagne vous font faire, me paraît bien juste. Il y a quelque chose dans la destinée de l'empereur qui confond la pensée ordinaire, et qui est, pour ainsi dire, trop fort pour elle. Cela entraîne et saisit, je dirais presque épouvante, et cependant il nie semble qu'il est si fort au-dessus des données ordinaires. qu'on n'a plus le droit d'être effrayé des dangers auxquels il s'expose, et encore moins celui
63 LETTRES DE MADAME DE RÊMUSAT.
d'essayer de prévenir le terme où il doit s'arrêter. Cependant le cœur se serre quand on mesure la terrible distance où il est de nous dans ce moment. Dieu l'accompagne! Yoilà ma prière ordinaire, et nous le conserve! Au reste, pendant que cette belle partie de la nation française, qui est sous ses ordres, marche ainsi à de si grandes choses, nous végétons ici de la manière la plus monotone. Il y a très peu de société, on vit solitairement, et aucune maison n'est ouverte. Ma mère et moi, nous sortons peu, et, par exemple, nous restons toujours le lundi et le vendredi. Nos amis, prévenus, viennent ces jours- là, et on cause fort bien jusqu'à dix heures, onze heures tout au plus, que chacun va se coucher. Madame de Yinlimille, qui nous soigne beaucoup cette année, ne manque guère à ces pctiLes soirées, et y est aimable. M. Pasquier lui tient, et à nous aussi, fidèle compagnie. Il pose les questions, les discute et les juge. Lemercier les raffine et quelquefois les obscurci: ; M. Piscatory ' et ma mère les égayent, et Bertrand et l'abbé, le plus sou-
I. M. PLscatory était un homme d'un esprit piquant et gai. Il est mort il" uos jours, retiré en Touraine, à quatre-vingt-douze ans. Il était caissier central du Trésor. Son IUj, mort en 1870, a été ambassadeur en Grèce, député et pair de France.
ANNÉE 1806. 60
vent, les condamnent comme des billevesées, d'au- tant mieux que nous sommestoutnaturellement,je ne sais pourquoi, portés, cette année, à des disser- tations sentimentales. Par exemple, avant-hier, on disputait ici sur l'homme ou la femme qui avait la primauté en amour, de celui qui aime en voyant les défauts de l'objet aimé, ou de celui qui est assez aveugle pour les prendre comme qualités? Si vous n'avez rien à faire, vous nous enverrez votre avis, et puis des bouts rimes. A propos, qu'avez-vous donc fait de vos talents? et puis dites-moi aussi ce que devient l'allemand.
XGYIIl.
MADAME DE I'.ÉMUSAT A M. DE KÉMUSAT, A MAYENCE.
Paris, 10 novembre 1806.
Il fait aujourd'hui un temps gris et triste qui donne à tout un air d'hiver fort maussade. Je me sens plus mélancolique encore qu'à l'ordinaire, et cette froideur m'attriste tout à fait. Je ne crois pourtant pas qu'elle influerait autant sur moi
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si je vous tenais au coin de mon feu, et la soli- tude de ma chambre me noircit autant que les brouillards qui m'environnent. Dans le cours habi- tuel de la vie, pour les femmes surtout, ou tout au moins pour moi, les impressions, quelles qu'elles soient, dépendent de l'état de notre cœur. J'en ai fait l'expérience toute cette année. J'ai passé l'été dans le plus beau pays du monde, environnée d'objets nouveaux et piquants, à portée d'une so- ciété aimable, et je glissais sur tout cela. Vous, mes enfants, ma mère, étiez loin, et je pleurais sur vous tous. Je ne sentais, je ne voyais que l'absence, et, quand je reporte mon souvenir sur ce temps-là, je sens une espèce de douleur, comme ferait celle d'une blessure mal fermée qu'on toucherait un peu fortement. Hélas! je n'ose pas beaucoup plus poser sur le présent! Je ne suis pas si isolée, il est vrai, mais il est des privations que rien ne rem- place, des sentiments que rien ne console, et votre retour, cher ami, votre retour seul peut me rendre tranquille et heureuse. On dit ici la reddition de Magdebourg'jCt on en attend des nouvelles plus officielles; on ne sait rien des armées, on ne pré-
I. La reddition «le Magdebourg est du 8 novembre. L'empereur était à Berlin depuis le "21 octobre.
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sunie rien, et il y a une sorte d'inertie publique qui s'étend même, si j'ose le dire, jusqu'à la pensée. Il me semble que, l'année dernière, la campagne d'Allemagne avait été encore plus animée, quoique moins miraculeuse que celle-ci. Il est vrai que l'empereur nous blase en quelque sorte sur les merveilles. J'en parlais, il y a quelques jours, avec Fontancs, à qui je demandais ce qu'il trouverait à dire au retour de Sa Majesté, cette fois-ci, et il m'a assuré qu'il ne croyait pas pouvoir trouver un mol qui fût digne de tant de grandes choses : « L'his- toire, dit-il, n'offre rien de semblable, et il n'est plus possible delà lire. » Je ne suis pas de son avis sur ce dernier article, et je vous avoue que je trouve, au contraire, que c'est une lecture du mo- ment. Grâce à votre fils, je refais mon cours d'his- toire ancienne, et je fais mille comparaisons qui me plaisent et me sont même utiles. Seulement, il me semble qu'à présent notre siècle nous met, pour ainsi dire, dans le secret des choses, et qu'en recherchant ceux des époques passées , nous sommes comme ces personnes qui, au lieu de rester au parterre, iraient voir le spectacle der- rière les coulisses. On est plus près, on voit les ressorts, et on admire d'autant plus, surtout
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lorsqu'il faut se servir de ceux d'une nation comme la nôtre qui sont passablement rouilles. Mais je m'arrête, car me voilà tombée dans un sujet qui me mènerait loin, et où je me perdrais probablement.
Je reviens à notre société. Je ne sais si l'his- toire du duel de Hochet est venue jusqu'à vous. Il s'est avisé de dire1 dans un feuilleton, que Chaze faisait un petit commerce de son esprit, parce qu'en effet on assure qu'il prête son nom à des jeunes tiens, pour une rétribution. Comme Chazet a demandé raison à Hochet, il se sont battus, et Chazet a reçu un coup d'épée dans la poitrine qui lui fait cracher le sang. Cet événement a fort relevé les affaires de Hochet dans la société, et moi qui, comme vous savez, suis parfois une per- sonne raisonnable et surtout raisonneuse, je ne vois là qu'un journaliste qui, dans ses feuilletons, se mêle de parler d'autre chose que de ce qui est pure littérature ; quelques amis de l'abbé Morel- let lui ont proposé de profiter de cet exemple
I. M. Hochet, homme de lettres, très aimable, était de la so- ciété «le madame de Staël. Il est mort à quatre-vingt-six ou quatre-vingt-sept ans, en 1857. Chazet, son adversaire dans ce duel, esl Alissan de Chazet, fort connu dans ce temps-là et plus tard comme auteur de vaudevilles et collaborateur de Désaugiers.
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et d'envoyer un cartel à Geoffroy; mais les quatre-vingts ans de notre abbé le dispensent de ces manières nouvelles de discuter les matières littéraires. A propos de l'abbé, il a bien baissé cette année, et la vieillesse le gagne enfin. Il est triste et endormi; quelquefois, le soir, la voix de mon cousin Pasquier l'éveille un moment; mais il n'est pas de force à lutter, et il se renfonce dans sa bergère en grommelant.
XCIX.
MADAME DE RÉMUSAT A M. DE RÉMUSAT, A MAYENCE.
Paris, samedi 15 novembre 1806.
Je ne sais si vous avez reçu des lettres de J**\ Il vous en a adressé plusieurs, et je vois qu'il sciait heureux d'une réponse. Si vous le croyez convenable, écrivez-lui un mot. Entre nous, je pense qu'il le mérite; j'en suis contente comme vous pourriez l'être, et je ne peux pas dire mieux. Sa conduite est raisonnable, il n'essaye par aucun moyen que ce soit de rappeler l'année dernière.
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Les choses sont arrangées de manière qu'il n'a jamais de tête-à-têle, et il ne cherche pas à se le procurer. Il travaille sérieusement; le soir, il sort, et prend à la société. Il me revient de tous côtés qu'il est aimable, quand il se livre un peu. Il désire être présenté dans le monde, et je l'y enverrai cet hiver. Il ne laisse échapper aucune occasion de parler de sa tendresse et de sa reconnaissance pour vous ; mais on voit qu'il est quelquefois tour- menté d'une secrète inquiétude, qu'il n'est pas mauvais qu'il garde un peu. Enfin, je le répète, vous pouvez faire quelque chose de lui, et j'ose- rais répondre de sa conduite à venir.
Il y a dans ce moment une grande discussion à l'Académie; l'abbé Maury, qui doit, comme vous savez, prononcer l'éloge de Target, exige que dans la réponse on lui donne le monseigneur. Grand tapage à cette occasion! Quelques-uns disent que ce n'est pas l'usage, qu'il faut con- server la république des lettres. Cependant le cardinal assure qu'il ne mettra pas le pied dans le temple académique, sans son titre. Ce qui est assez plaisant, c'esl que d'Alemberl avait autrefois fait une grande lettre pour maintenir cette égalité, cl que ce sont les anciens philoso-
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plies qui soutiennent le monseigneur contre les Chénier, Regnault, etc. Enfin, dans ce débat, on prend le parti d'en référer à l'empereur, et c'est au milieu de ses trophées qu'il recevra cette im- portante discussion. Vanitas! Gomme vous savez, elle se mêle à toul, peut-être môme à l'humilité chrétienne, dont au reste nos pontifes modernes sont un peu loin1.
Vous êtes bien aimable quand vous me parlez de notre enfant et de mes soins. Hélas! je vous remplace comme je peux ; mais, à mesure qu'il avance, je suis insuffisante: il a besoin d'une main un peu plus mâle. Il est bien sûr qu'il fait quelques progrès, et que je me donne un peu de peine ; mais ne croyez pas, cher ami, que je l'aide autant que je le faisais il y a un an. Je suis convaincue de la nécessité de le laisser aller de lui-même, et il tra- vaille bien plus seul à présent. Seulement je sur- veille son attention, et il s'occupe dans ma chambre , parce que je suis sûre qu'il ne se livre à aucune distraction. Quant au temps que cela me prend, à quoi pourrai-je mieux l'employer, et quel autre but aurait ma vie? Rousseau dit quelque part, que
1. Cette discussion est racontée avec plus île détails dans les Mémoires,
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les femmes, devenues mères, doivent se défendre du goût de l'étude pour elles-mêmes, et que. lais- sant décote toute théorie, remploi de leur journée doit être, en pratique, relatif à l'éducation de leurs enfants. Je suis encore bien loin de cette perfection; car j'ai beaucoup d'heures à moi, qui sont gaspillées par les occupations futiles dont nous prenons l'habitude, nous autres femmes; et, d'ailleurs, comme ton souvenir, mon cher ami, est ma plus chère pensée dans ton absence, je préfère à tout le reste les soins que je dois à mes enfants, qui me ramènent si doucement au sentiment de tous les biens que je te dois. Albert se fortifie beaucoup, il parle sans cesse une langue qu'il s'est faite, et qu'un petit nombre d'élus comprennent. Sa surdité est un obstacle à son avancement; mais je ne doute pas qu'elle ne disparaisse avec la gourme qui le tourmente, et je prends patience. Cet enfant développe un caractère de bonté qui m e touche ; il est caressant et doux. Ces petites bonnes gens ont été formés de bonne pâte.
Au reste, nmnami,pour vous prouver cependant que je trouve encore le temps de lire, et sérieuse- ment, je vous dirai qu'à force d'entendre citer Montesquieu autour de moi, je me suis avisée de
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vouloir y mettre le nez, et, la première fois que je l'ai ouvert, j'ai trouvé cette phrase, qui m'a paru de bon augure : Une conquête peut détruire les préjugé* nuisibles, et mettre, si f ose parler ainsi, une nation sous un meilleur génie. Voilà, cher ami, tout ce que je puisvous dire de mieux. A votre retour, si vous avez le temps, je referai cette lecture avec vous; vous m'expliquerez bien des choses, et cela me plaira fort.
C.
MADAME DE RÉMUSAT A M. DE RÉ M US A T , A M A Y EX C E.
Taris, 18 novembre 1806.
La querelle académique va toujours son train : Le cardinal Maury tient au monseigneur, par res- pect pour sa dignité, et on se débat beaucoup. Groiriez-vous que quelques folles têtes ont été jusqu'à vouloir exiger qu'il prît l'habit vert, et quittât sa robe rouge. Cette folie fait un bruit qui ne vous étonnera guère, en songeant avec quelle ardeur nous prenons au futile. En effet, il est re- marquable comme nous glissons sur les grandes
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et importantes choses, et comme nous reprenons notre énergie pour les riens. La queue du chien d'Alcihiade me revient àla pensée, dans de pareilles occasions, excepté qu'à présent elle servirait non à nous distraire, mais à nous réveiller. Je vous dirai, faute de mieux, que Lemercier a lu, chez nous, il y a deux jours, sa comédie du Faux Bon- homme. La maladie de Fleury retarde sa représen- tation. Madame de Yintimille, pressée de jouir, lui a demandé cette lecture, et il l'a faite en présence d'un petit cercle bien choisi, qui a fait bonne conte- nance, et qui a été, comme de coutume, fort mécon- tent. 11 n'y a pas, dans ce dernier ouvrage, de ces conceptions bizarres qu'il aime, mais un manque réel de force et d'action, des caractères tracés à demi, des vers de mauvais goût, et, au travers de ces défauts, de jolis portraits, des observations fines sur la société, et quelques scènes qui sont bien faites. Voilà mon avis, mais gardez-moi le secret. 11 a lu à ravir, comme vous savez qu'il lit, et c'est un plaisir de l'entendre. En attendant qu'on le risque, Lafond s'est emparé delà scène, et attire toujours beaucoup de monde. Il a eu un plein succès dans la Mctromanie. J'en ai été pour ma part extrêmement contente, etjemesuis rappelé
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que cYlail, en effet, 1(3 rôle dont vous avez le mieux auguré. Ce petit souvenir m'a tenu compagnie au spectacle. Je ne perds pas l'occasion d'en rassem- blée de pareils autour de moi; ils éclaircissent et consolent ma solitude. J'aurais tort de dire égayer , car ils finissent toujours par me faire pleurer en cachette. Votre tripot donc ne va pas mal ; il n'est point désert, et, malgré la solitude de Paris et les événements de la guerre, il est moins abandonné que l'année dernière. On dit que les princesses sont raccommodées ; c'a été un moment sérieux ; mademoiselle Contât paraît décidée à ne point quitter.
Je voudrais bien savoir, mon ami, si vous avez reçu quelque chose de M. de ïalleyrand, et ce que vous deviendrez. On débite ici des nouvelles toutes contradictoires. On assure que l'empereur, après avoir fait prendre les quartiers d'hiver à l'armée, reviendra à Paris, donner un coup d'œil de maître ; on ajoute qu'il repartira peu de temps après. On nomme un roi de Pologne. Un jour, c'est le prince Jérôme, ou l'électeur de Saxe, ou enfin le prince Charles. On débite, depuis hier, que la reine de Prusse, dans son désespoir, s'est empoisonnée, etc. Voilà ce que nos savants de Paris colportent. Ce
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qui est vrai, et bien remarquable, ce sont les détails du bulletin d'aujourd'hui. Il me semble qu'il n'y a plus de Prussiens à craindre, et qu'ils ont pavé cher leur imprudence. M. Mole reçoit de Frédéric d'iïoudetot une lettre vraiment comique. Elle est de Berlin, où il était depuis cinq jours, à l'époque où il écrit. Il n'a pu voir personne. Les ministres ne l'ont pas encore reçu. Il demeure à l'auberge sans savoir sa destination, gelé, tout seul, ignorant si bien des nouvelles, qu'il demande qu'on lui garde les Moniteurs afin de s'instruire un jour de cette lacune. Il ajoute que Berlin offre l'aspect le plus paisible, et que son voyage est pour lui une espèce de rêve. Pendant ce temps, son cousin est ici à corps perdu dans les plaisirs du contentieux et du Sanhédrin. M. Pasquier a, en ce moment, un très grand succès au conseil d'Etat, sur les billets à ordre, contre lesquels on veut qu'il y ait prise de corps. Il était opposé, et a fort bien parlé pendant une heure. C'était son but que cette place, et le ton magistral lui va bien.
Ce 18 novembre.
Je rouvre ma lettre pour vous dire que M. Pas- quier vient de me dire que rarchichancelier avait
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écrit à l'empereur pour lui demander des audi- teurs. On en va nommer. Votre neveu s'en crève d'envie. Voyez si vous voulez écrire à l'archichan- celier, mais il faudrait que cela fût prompt ; je remettrai la lettre.
Au moment où j'allais fermer ma lettre, Charles est venu m'en apporter pour vous. Celle lettre qu'il avait écrite seul est tout à fait spirituelle, et c'est avec un regret réel que je ne vous l'envoie pas, parce que je crains qu'elle ne se perde, et que, dans sa naïveté, il ne vous conte quel- ques détails intérieurs que je ne me soucie guère qui courent les champs. Mais, comme je ne veux pas lui faire le chagrin de lui dire que je la sup- prime, veuillez bien, cher ami, lui répondre comme si vous l'aviez reçue, et lui dire, entre autres choses, que vous le remerciez des nouvelles qu'il vous donne de nous tous, que vous êtes bien aise qu'Halma soit content de lui, et que vous trouvez ses citations latines justes, et son opinion sur Phi- lippe, roi de Macédoine, assez vraie, parce qu'il vous conte, en outre, qu'il vient de finir la vie de ce roi dans M. Rollin. Je vous garderai sa lettre, pour votre retour; elle a charmé ma vanité mater- nelle. En tout, il est impossible d'être un plus
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aimable enfant que celui-là. Son application, sa do- cilité et son intelligence sont remarquables ; il tra- vaille bien, et vous vous apercevrez de ses progrès. Il travaille sérieusement, il apprend beaucoup: tous les jours, un chapitre de Cornélius Nepos, une fable de Phèdre, et une grecque. Il traduit tout cela; il fait des parties de grammaire grecque, il apprend son rudiment et les racines, il copie chaque jour tout ce qu'il a traduit, et relit avec moi ce qu'il a traduit avec Halma. Il apprend son catéchisme et des vers français, il lit cinquante pages de Rollin, et souvent nous trouvons encore le temps décompter, et d'écrire quelque chose que je lui dicte pour former son orthographe. Pour cola, je me lève à huit heures, et je ne le quitte pas jusqu'à quatre. Ce travail est coupé par une heure de promenade que nous faisons ensemble,, et je puis vous assurer qu'il me donne bien la récompense de mes soins, par son excellent carac- tère, .le voulais lui rendre son maître de danse. Il ne s'en soucie guère, il aimerait mieux un maître d'armes. Comme il a besoin de l'un des deux pour se bien tenir, je lui ai dit que je vous écrirais, el que vous décideriez.
Adieu, cher ami. Je me suis laissé entraînera
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vous parler de cet enfant; j'avais oublié que vous n'y preniez aucun intérêt, je vous prie de m'ex- cuse r.
CI.
MADAME DE RÉMUSAT À M. DE RÉMCJSAT, A MAYENCE.
Paris, 2i) novembre 1806.
On répand ici beaucoup, depuis quelques jours, le retour de Leurs Majestés, et les quartiers d'iii- ver pris dans le Nord, par l'armée. Que je le vou- drais! et que nous avons besoin d'être tirés de cette léthargie dans laquelle nous plongent tant d'ab- sents! La princesse Caroline, que j'ai vue hier, m'a bien dit qu'elle espérait que nous reverrions l'em- pereur cet hiver. J'ai été la voir le matin, et elle a eu la bonté de me faire voir la plus belle et la plus élégante maison de Paris1. Ses grands appar- tements ne sont point finis, mais unepartie du rez- de-chaussée, qu'on appelle le petit appartement, est meublé de la manière la plus recherchée ; le
I. Le palais de l'Elysée, rue du faubourg Saint-Honoré,
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jardin est charmant, et, quand on se rappelle le délabrement de cette maison, il y a un an, il y a dans cette prompte métamorphose quelque chose du prodige. La princesse y mène une vie solitaire, elle reçoit peu, donne rarement de grands dîners, et ne sort point. Il n'y a donc ici que l'archi- chancelier qui ait toujours ses nombreuses as- semblées. A propos de lui, et ceci, monsieur, soit dit sans aucune mauvaise pensée, madame De- vaines est revenue de la campagne, rajeunie et ra- fraîchie du repos qu'elle y a goûté. C'est une vraie passion qui se fortifie. Elle renonce au grand monde, à la toilette, elle veut habiter les champs. Elle ne parle que de ses arbres; plus de dîners, plus de visites, la simple nature, le chant des oi- seaux, les beaux ombrages, et la paix; voilà ce qu'il lui faut. Quelques-uns de ses amis lui donnent tort; moi, je suis tout à fait de son avis. A son âge, on n'a de considération que dans le calme. Ma- dame de Souza est toujours ici, souffrante, assez seule; elle se tourmente pour Charles; de M. de Souza, pas un mot. Madame de Labriche est revenue; madame d'IIoudelot n'arrive qu'à la fin du mois. Madame Pastoret est fort occupée d'un homme
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qui vient d'arriver ici, et qui y fait <\u bruit. Vous souvient-il d'avoir entendu dire, il y a un an, que madame Cottin avait retrouvé dans les Pyrénées un homme sublime, un philosophe reli- gieux,livré à des contemplations élevées, qui ferait paraître un ouvrage qui calmerait toutes les dis- cordes de religion et de morale? Cet homme s'ap- pelle M. Azaïs1. Il est ici, son livre a paru, et on se dispute toujours, excepté sur son ouvrage, qui est, dit-on, complètement absurde. Son prin- cipe est que l'immortalité du sage est la raison de l'univers, son plan de prouver cette vérité, par le système physique du monde, et sa folie de renver- ser pour cela tous les systèmes de Newton, etc.. Les savants qui lui ont nié tout ce qu'il avançait, l'ont renvoyé aux théologiens. Ceux-ci l'ont dédai- gné. Les métaphysiciens l'ont entrepris, et les femmes, ou du moins quelques-unes, le soutien-
1. Azaïs, né en 1766 et mort en 1815, d'abord professeur au prytanée de Saint-Cyr, est, comme on sait, l'auteur d'un système philosophique et physique qui consistait à expliquer par la loi des compensations toutes les vicissitudes de la destinée humaine, el par la \>n de l'équilibre tous les phénomènes de la nature. Il 1 été inspecteur de la librairie sous l'Empire. Son premier ou- vrage, publié en 1806, est intitulé : Des compensation* dans les destinées humaines. 11 a fait plus tard un Système universel, et un Cours de pliilosojiliie générale, en huit volumes.
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nent, parce que vous savez ce que disait M. de Saint-Lambert sur leur goût pour le galimatias. Madame Pastorel, qui ne le hait pas, a recherché M. Azaïs, et elle doit me donner à déjeuner avec lui. Vous pensez bien, d'après cela, que je serai là comme parterre, et cela m'amusera assez. Cet Azaïs a voulu voir l'empereur ; il prétend qu'il est son égal dans le monde moral, et qu'ils doivent se soutenir l'un l'autre. Au reste, il parle bien, dit- on; son imagination est vive, son discours animé, et sa déraison est fort spirituelle. Je n'ai pas mis le nez dans son livre, cela est trop savant pour moi. On m'a dit encore qu'il nous compo- sait d'oxygène, nous autres femmes, et vous, mes- sieurs, d'hydrogène. Vous voilà destinés à mettre de l'eau sur le feu. Mais, en vous contant cette fo- lie, me voilà à la fin de mon papier. Adieu donc, mon aimable et cher ami, que j'aime tant, et que j'aime tant à aimer.
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CIL
MADAME DE RÉ M USAT A M. DE R ÉM USAT, A MAYEN C E.
Paris, 24 novembre 1806.
Mon ami, jamais je ne me suis mise si triste- ment à ma table pour vous écrire. J'ai le cœur serré en songeant à ce que je veux vous dire, et cependant l'impérieuse raison me le conseille, et, quoi qu'il en coûte, je dois m'habituer à ne lui pas résister. Je viens de recevoir votre dernière lettre; elle m'a fait pleurer, et j'étais aussi émue que vous, en relisant cette phrase: « Nous sommes sé- parés pour longtemps ! » Mais je pense que ce qu'il y a de pis dans cette situation, c'est que vous êtes également éloigné de l'empereur et de votre fa- mille. Il me semble donc, cher ami, que, si le sé- jour de Sa Majesté se prolonge en Prusse, il fau- drait se déterminer à écrire pour demander de le joindre. Mon ami, mes larmes coulent dans ce moment; je ne sais pas comment je supporterai cette augmentation de distance, et la pensée de
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tous les accidents que la route peut vous offrir; mais, enfin, tout le monde autour de moi me ré- pète que je dois ce sacrifice à nos intérêts; je m'y soumets donc, je vous en parle, j'ai rempli mon devoir, et je ne puis m'empècher de dire, pourtant, que toute autre considération disparaî- trait devant la joie que me causerait un ordre de retour près de moi. Oh! mon bien-aimé, que mon cœur est triste d'une si longue absence! Quelle vie que celle qui se passe si souvent loin de toi. Que de temps perdu pour le bonheur, que nulle dignité, nulle fortune ne remplaceraient jamais !
Vous avez raison, cher ami, de croire que Paris a été effarouché de ce bulletin l. Quelques bons esprits consentent à comprendre la nécessité de finir ceci une bonne fois; mais la masse est dans l'opposition, et, d'ailleurs, on ne sent dans ce mo- ment que le malheur de la guerre. On espérait le retour de l'empereur, on n'y croit plus, et cela afflige. C'est ce qui convainc encore plus de la né- cessité de la présence de l'impératrice ici, et ce
I. Il est probable que ce bulletin, qui faisait mauvaise impres- sion, est la proclamation adressée à l'armée par l'empereur, et dans laquelle de nouveaux travaux, de nouveaux dangers, et une nouvelle gloire sont annoncés et promis. Cette proclamation est datée de Potsdam, le 20 octobre 1800.
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qu'on devraitlui faire entendre. Elle donnerait un peu de mouvement à cette ville morte; elle prou- verait qu'elle y prend quelque intérêt, et pour moi, franchement, son retour me paraît nécessaire. Je ne conçois pas trop les raisons qu'elle peut avuii' pour demeurer à Mayence ; elle saurait presque aussitôt les nouvelles ici, et n'y trouverait pus plus de distraction, car l'air ne me paraît pas monté au plaisir, et tout est morne cl abattu.
L'affaire du monseigneur du cardinal Maury va toujours son train. J'ai été témoin , vendredi dernier, d'une scène fort curieuse, mais un peu déplacée à ce sujet. C'était chez la princesse Caroline. Cette princesse avait donné a dîner à une trentaine de personnes, et, après le dîner, elle recevait. Le cardinal avait été du repas, et moi aussi; à neuf heures arrive M. Regnault de Saint-Jean-d'Angely (vous savez qu'il est le plus opposé au titre). « Monsieur, dit le cardinal, j'ai un mot à vous dire; passons dans ce salon. — ïl me faut des témoins », répond Regnault. Ce début pique le cardinal, qui, comme vous savez, n'a pas mis la patience au nombre de ses vertus; il com- mence à se plaindre ; Regnault répond toujours ave»1 aigreur; l'abbé s'échauffe. « Vous ne vous
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rappelez donc pas, dit-il, qu'à l'Assemblée Consti- tuante, je vous ai plus d'une fois traité comme un petit garçon. Si je m'appelais Montmorency, je me moquerais de vos refus, mais c'est encore mon seul mérite littéraire qui m'a fait ce que je suis, et, si je vous cédais le monseigneur, vous m'appelleriez le lendemain mon camarade ; ce que je ne veux point. » 11 était rouge et enflammé, Regnault tout bouffi; tout le monde les entourait, et les prin- cesses, qui jouaient dans un salon voisin, plusieurs fois ont envoyé faire silence; on ne sait comment finira cette grande affaire. Il n'y a qu'un seul exemple, et c'est celui de Fontenelle qui s'enten- dait bien en égalité académique, et qui a donné le monseigneur et Véminence au cardinal Dubois. Mais les nouveaux académiciens disent que les temps sont changés. Cela est possible; mais, moi, je maintiens que les hommes ne le sont pas.
J'ai été interrompue ici parla visite de Lafond, qui m'avait demandé une audience. Il se recom- mande à vous, parce que sagarderobe comique lui a coûté fort cher. Il mériterait, au fait, une récom- pense, et, si vous ne pouvez la lui donner, au moins une petite lettre qui lui donne de l'encouragement et de l'espérance. Il a eu un succès complet dans
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la Met i oman ie, et sera probablement un fort bon acteur pour la grande comédie. Il va jouer le Glorieux l, et il attire du monde à votre théâtre, dans un moment où cela est difficile. On dit que Talma va aussi s'essayer dans la comédie. Je ne le crois pas, Lafond m'a paru en douter, mais ne le pas craindre. Mademoiselle Duchesnois est venue me demander de solliciter de vous un congé pour aller voir sa mère, et donner une représentation à Valenciennes. Vous me répon- drez à ce sujet.
Adieu, cher bon ami; je vais te quitter pour reprendre ta lettre et me plaindre avec elle. Puisque tu as tant de temps à toi, écris-moi souvent, pour te reposer de cet allemand. Fais-tu quelques progrès? cela est-il bien dif- ficile? les langues anciennes t'aident-elles un peu? A propos de langues anciennes, on parle beaucoup d'une discussion du Conseil d'État, à laquelle je pense parce que les langues me con- duisent à Bertrand. Il a fait un rapport au nom du tribunal de commerce, pour obtenir la con- trainte par corps pour les billets à ordre. M. Pas-
1. Comédie de Dcstouclies.
0-2 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSA T.
quier a parlé contre avec un grand succès . Les financiers Louis1, Bérenger, Mollien sont pour; Cabanis, Siméon et Treilhard contre. On dispute jusque dans les salons, et on de- mande voire avis.
cm.
MADAME DE RÉMI* S AT A M. DE RÉ MUSAT, A M A YEN CE. Paris, mercredi 2G novembre 1806.
Hier, je vous écrivais de demander d'aller à Berlin, cher ami; je me croyais forte à soutenir ce nouveau chagrin, je repoussais mes larmes et mes regrets; mais tout cet étalage de courage s'est détruit à la lecture de la lettre que je viens de
1. M. Louis était alors maître des requêtes. Il a été plus tard conseiller d'État, député, cinq fois ministre des finances, et pair de France en 183*2. Il est mort en 1 837 . M. Bérenger, alors comme lui maître des requêtes, devenu le comte Bérenger, directeur de la caisse d'amortissemeut,est mort en I8iô. Son fils, plus connu sous le nom de Bérenger de la Drôme, est le célèbre juriconsulte qui a joué un rôle considérable sous le gouvernement de juillet, et son petit-fils, qui s'est distingué comme magistrat, a quitté sa robe pendant la guerre de 1870 pour l'uniforme. Il est, aujourd'hui, sénateur inamovible.
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recevoir. La pensée de votre dépari m'a toute bouleversée. Je mesure cette énorme distance, et puis les mauvaises routes, et la saison rigou- reuse! Mon pauvre cœur se brise. Allez, partez, il le faut, je le sens, et moi, pauvre femme, je vais me tourmenter, au coin de mon triste feu, là, toute seule, sans espérance prochaine de retour; car, si l'impératrice part, c'est que l'empereur sera encore longtemps éloigné, peut-être tout l'hiver. Je ne liens pas à cette idée, je pleure, mon ami, je pleure toute seule. Quelquefois, il me prend fantaisie de me rendre à Mayence, et de demander à accom- pagner l'impératrice. Et puis, cependant, je re- pousse cette fantaisie, à cause de nos enfants, que nous ne pouvons quitter tous les deux. Voilà cinq mois de séparation, sept l'année dernière, et qui sait ce que me réserve l'avenir! Tout le mien est en toi, mon bien-aimé. Soigne donc ta santé pour ton amie, n'ajoute pas à ses inquiétudes, et, si tu pars, écris-moi le plus souvent que tu pourras, afin de m'épargner quelques tour- ments. Que vous dirai-je encore? Je n'ai pas le courage de parler d'autre chose. Cependant, j'ai encore une espérance, et c'est dans l'armistice dont vous ne me parlez pas qu'elle est placée. Peut-êlre
9i LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
changera-t-il les projets de l'empereur, et, le ramènera- t-il vers nous. Dans ce cas, l'impératrice n'irait point à Berlin; c'est une lueur à laquelle je m'accroche. D'ailleurs, Paris a réellement besoin de la présence de ses souverains, et ces nouveaux départs attristeront encore. Charles se plaint beaucoup de n'avoir pas quelques années de plus; il dit qu'il vous accompagnerait, et, moi, je verrais sans regret fuir ma jeunesse, pour arriver à celle de mon fils, parce que je pense qu'alors il ne vous suivrait pas, mais que vous resteriez auprès de moi, moi, cher ami, qui aurais tant aimé à ne pas passer un seul jour loin de votre aimable et douce présence, et qui suis réduite à en compter un si grand nombre qui commencent et finissent sans vous!
Adieu; je suis trop triste pour prolonger cette lettre, et je me reproche d'ajouter à tes regrets; ton devoir t'impose des lois auxquelles il faut se soumettre, et c'est dans ce moment que je m'ap- plaudis encore d'avoir au moins pour consolation le sentiment de la reconnaissance qui m'adoucit un peu tant de sacrifices.
ANNÉE 1806. 'J5
CIV.
MADAME DE REMUSAT A M. DE HEMUSAT, A HAYENCE.
Paris, 29 novembre 1800.
On se chamaille toujours à l'Institut. L'abbé Maury et Regnault en sont aux grandes injures. Ni l'un ni l'autre n'ont mis la modération au nombre des vertus apostoliques, ou des qualités du magistrat. L'abbé Morellet, que j'ai vu avant- hier, est assez mécontent des dernières séances académiques, et surtout de la proposition faite par Lacuée1, il y a deux jours, de mettre en délibé- ration si c'est à l'empereur, ou non, à décider de cette grande affaire du monseigneur. Notre abbé trouve qu'il y a un manque de respect dans cette discussion, et il me semble qu'il y a de la délica- tesse dans sa remarque. C'est jeudi que cela se décidera. En attendant, le cardinal répète par- tout qu'il ne se soucie guère de l'Institut, et il
1. Lacuée de Cesson, né en 1752 et mort en 1841, avait élé mi- litaire. Il n'a écrit que sur l'art de la guerre. Il était de la classe des sciences morales et politiques, et de la classe de la langue et delà littérature, c'est-à-dire de l'Académie française, depuis 1803.
96 LETTRES DE MADAME DE REMUSAT.
porte à cette discussion, qui est, au fait, assez ridicule, et dans laquelle la majorité lui a donné raison, une violence qui lui laissera l'apparence d'un tort. Ne trouvez-vous pas piquant que l'em- pereur soit obligé de se détourner un moment des grands intérêts qui l'occupent pour niveler toutes ces petites vanités?
Le départ de l'impératrice pour Berlin se répand ici, et afflige beaucoup. On dit tout haut que l'empereur ne reviendra pas de l'hiver. J'es- père encore qu'il n'y a rien de sûr. Si cela est, que de jours encore pour la tristesse et l'ennui! J'attends vos lettres avec impatience. Je cherche à me rassurer contre celle qui me dira : « Je pars. »
Toute notre société est à peu près revenue; Madame d'Houdetot arrive lundi. On commencera sur-le-champ les mercredis où vous serez regretté. Vous voyez d'avance comment se passera ma vie : beaucoup chez moi, car, faute d'autres plaisirs, je me livre à ma paresse favorite, qui défend les femmes, à ce que je prétends, presque autant que la vertu, mais bien moins que l'amour. J'ai peur que vous ne trouviez, cher ami, que c'est là un assez mauvais propos; heureusement que vous êtes, je crois, passablement certain de ces trois
ANNÉE 1806* '.(7
préservatifs, et ce n'est pas à vous à m'en vouloir de préférer le dernier.
CV.
M A D A M E D E REMUSAT A M. D E K E M U S A T, A M A Y E N C E .
Paris, 5 décembre 18UG.
Je ne sais que penser de notre avenir. La guerre se ranime, les rois étrangers paraissent frap- pés d'aveuglement, les mesures que l'empereur prend portent avec elles un caractère imposant, qui les met bien au-dessus des calculs ordinaires de la raison humaine. Le fâcheux, c'est qu'on n'est pas assez convaincu de l'insuffisance du jugement dans des temps comme ceux-ci, et chacun examine, pense, et conclut avec la lunette de son esprit, et la balance de sa passion. Je vous avouerai que c'est ce qui me rend la société im- portune ; de trop grands intérêts sont attachés à ce qui va arriver cet hiver, pour qu'on puisse, du moins moi, supporter avec patience les raison- nements d'un tas d'oisifs qui ne savent guère, et qui parlent et jugent toujours. J'aime mieux
98 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
vivre un peu plus solitaire, avec un petit nombre d'amis, qui m'entend et me convient, et puis, quand je suis seule, je vous avoue que je ne me sens pas sans inquiétude. L'empereur est si loin de nous, si environné de dangers qui se re- nouvellent sans cesse ! Son génie, sa fortune, le préserveront-ils toujours? Les malheurs de la France sont-ils tout à fait finis? Et puis vous, mon ami, combien serai-je encore de temps sans vous voir? Quelquefois, je me sens le courage de vous souhaiter à Berlin; dans d'autres moments, je suis tentée de désirer que vous ne quittiez point Mayence; mais je résiste à ce dernier vœu, parce qu'il est personnel, parce que, moi seule, je souf- frirai de cette augmentation d'absence, et que vous, près de l'empereur, plus occupé, un peu utile, vous serez plus heureux. On a espéré ici, un moment, le retour de Leurs Majestés, et l'espèce de certitude, qui s'est tout à coup répandue, de leur éloignement a jeté de la consternation. Paris ressemble à un corps sans vie, sans mouvement; et, comme la tristesse de la vie qu'on y mène, et votre absence ne me laissent guère que le plaisir de la réflexion, j'en fais toute seule, au coin de mon fou, sur cette influence, toute d'imagination
ANNÉE 1806. 90
au premier coup d'œil, et très réelle heureusement par le fait, qu'exerce un seul homme sur une masse tout animée, tout agissante, et composée d'êtres semblables à lui en apparence. Quels sont les degrés qui ont amené ce résultat de l'or- dre social? Voilà qui serait curieux et piquant à rechercher. Mais il serait bien difficile à ma pauvre tête malade de rester longtemps sur une pareille matière et elle ne serait pas de force, le crois, même dans toute sa santé. Le moyen pourtant de détourner sa pensée de méditations un peu sérieuses, lorsqu'il n'est pas un seul de nos intérêts qui n'y tienne? Vous vous représentez bien toutes les discussions produites par ce der- nier arrêté pris contre le commerce d'Angleterre ! . Ah ! mon ami, mon ami, les hommes ne sont ni aimables, ni faciles à gouverner.
Votre dernière lettre est bien bonne, trop bonne, et je serais embarrassée de toutes vos louanges, si je n'y voyais la preuve de cette illusion qui accompagne toujours uu sentiment un peu vif, et, alors, j'avoue que je m'abandonne tout entière au plaisir que ces témoignages
1. Il s'agit du décret de Berlin qui mettait les lies Britanniques en état de blocus, interdisait tout commerce et toute correspnn-
100 LETTRES DE MADAME DE REML'SAT.
me donnent. Mon ami, sans doute les plus doux éloges pour ta femme sont ceux qui lui viennent de toi, et le premier de mes vœux est de les mériter. Assurément, je croirai avoir en effet gagné quelque chose, si tu m'approuves, mais je n'en verrai pas moins ce qui me manque ; je ne crois pas qu'il soit si facile de n'être pas de bonne foi avec soi-même, et, par exemple, je suis con- vaincue qu'il est plus facile de faire illusion à celui ou à celle qui nous aime qu'à sa propre conscience, et la preuve en est que la mienne m'est beaucoup plus sévère que ton cœur.
Je n'ai pas encore vu M. Azaïs, et, puisque vous en êtes curieux, vous aurez une relation exacte. Ma santé a retardé ce déjeuner, et je n'en suis pas fâchée, car il me semble qu'il faut avoir une bonne tête pour se risquer à cette métaphysique. Vous aurez vu dans les journaux la nouvelle détermination de l'Institut, et le renvoi à la classe de ses propres débats. Il paraît qu'en dernier ressort, c'est toujours à l'empereur qu'ira cette importante décision. Vous ai-je dit que lecardinal Maury avait déclaré à unepersonne de maçonna i-
dance avec elles, et déclarait que toute propriété appartenant à un sujet anglais serait confisquée.
ANNÉE 1800. 101
sance qu'ayant été un moment tenté d'imprimer ses sermons, il les avait relus, et brûlés sans miséricorde, les trouvant trop philosophiques?
Les lectures que vous me recommandez vont toujours leur train; nous avons fini, Charles el moi, l'histoire d'Alexandre, et nous voilà dans les successeurs, ce qui est bien moins inte- ndant. Ce pauvre enfant était, pendant tout le temps qu'a duré cette lecture, d'une colère tout à lait comique à voir. Il voulait aimer Alexandre, et puis les meurtres de Glitus et de Parménion le dé- solaient, il ne savait plus à quoi se résoudre, et il aurait fini par se livrer à la haine, si je ne l'avais arrêté, par affection pour Alexandre, que vous savez bien être mon héros favori. J'ai lu à votre fils, pour le contenir un peu, la belle page de Mon- tesquieu sur ce conquérant. Il l'a très bien écoutée et s'est un peu calmé; mais il lui reste pourtant un fond de rancune dont, en conscience, je ne peux pas trop lui savoir mauvais gré '.
Au travers de nos études, nous préparons une
1. « Je me souviens parfaitement de cette lecture d'un chapitre Montesquieu, » a écrit mon père en 1857. « Ma mère me
demanda si je m'apercevais qu'une chose fut écrite avec talent. » Je crois que je lui répondis que non. J'avais du goût pour les » vers, et particulièrement pour les vers do Racine, que j'admi-
102 LETTRES DE MADAME DE REMUSAT.
petite comédie pour la fête de ma mère, que M. Des- faucherets nous a faite, et dont votre fils est le prin- cipal acteur; cela va nous occuper ici pendant la semaine, et je vous regrette encore dans tous mes préparatifs, dont je suis sûre cependant que vous vous moqueriez. Nos acteurs sont: Desfaucherets, Charles, madame de Vintimille, Constance et moi ; nous fêterons une demi-douzaine d'Adélaïdes que je veux réunir, et pour lesquelles nous avons un mot d'éloge. Je vous tiendrai au fait, parce que, hélas ! il vous est impossible de. trahir ce mys- tère. Mes Adélaïdes sont : ma mère, ma sœur, madame d'Antigny, mesdames de Labriche, Pastoret et de Souza. Cette petite attention payera toutes les politesses que je reçois des trois der- nières depuis quelques années, et ne me coûtera qu'un léger effort de mémoire, trois paravents et un rang de bougies sur une planche.
Adieu, mon bon ami; ma tète un peu malade
demande à se reposer, et je vais lui obéir; je vous
trouve bien poli d'apprendre l'allemand : il me
semble que c'est aux étrangers à apprendre le
fiançais.
» rais vive ni, mais je no. me doutais pas de ce que c'était que
» bien écrire en prose, »
ANNÉE 1806. 103
GV1.
MADAME DE REMUSAT A M. DE REMUSAT A MAYENCE
Paris, i'2 décembre 1806.
Mon cher ami, je n'ai pas voulu laisser partir madame de Lagrange1 sans lui remettre un petit paquet pour vous, et, comme c'est une occasion sûre, j'en profile pour la charger de cette lettre de votre enfant que je n'ai pas voulu confier à la poste; vous verrez si elle n'est vraiment pas originale , d'autant que je ne l'avais point vue, et qu'elle est de lui tout entière. Vous y avez répondu d'une manière toute bonne, et il ne doute pas que vous ne l'ayez reçue depuis long- temps. Vous m'en direz votre avis2.
1. Madame de Lagrange était fille de madame de Talhouët, dame du palais.
2. C'est assurément abuser de la liberté que peut prendre un éditeur de lettres que d'imprimer celle d'un enfant de neuf ans. Ou je me trompe fort cependant, ou l'intérêt qu'on peut prendre au développement de cette jeune intelligence, dès les premiers ans si distinguée et qui devait devenir si supérieure, est l'un des attraits de cette correspondance. C'est, d'ailleurs, une preuve
lui LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
Mon bon ami, je vois par tout ce que voir m'écrivez que vous vous ennuyez extrêmement^ et je m'en afflige. Je pense quelquefois que, si cela dure, je devrais demander à vous aller joindre, peut-être l'obtiendrais-je. Mais je ne vous dissimule pas que ce voyage a beaucoup de côtés par où il me serait pénible de le faire. Le plus important est l'argent qu'il me forcerait à dé- penser, et qui n'est pas en force chez moi dans
nouvelle de cet effroi qu'inspirait la polie? de l'empereur, et, dans la décision prise par ma grand'mère de ne pas envoyer cette lettre par le courrier ordinaire, on peut trouver l'explication de beaucoup de rélicences ou d'expressions qui semblent en désaccord avec ce qu'elle a écrit plus tard. Voici donedette lettre très enfantine, que j'ai d'ailleurs déjà citée dans une note des Mémoires : « Mercredi. » — Je vous demande pardon, mon cher papa, de ns pas vous » avoir écrit plus tôt. Maman a dû vous écrire l'accident de Gus- » tave, il se porte un peu mieux; nous nous portons bien tous. » i'ai été au musée, lestableaux que j'aime lemieuxsont : Jeanne » de Navarre et les tableaux de Richard. Je n'aime pas trop le » Drl âge. M. Halma est content de moi ; je travaille plus qu'à » Auteuil. Nous allons souvent chez ma tante, qui n'est pas trop « gaie, parce qu'elle est inquiète. Il parait que l'empereur a de » grands succès, et que nous entrerons à Berlin comme nous » sommes entrés à Vienne; ses conquêtes sont pires que celles » d'Alexandre et de Cyrus. On peut appliquer à Paris le vers de » Phèdre : Humiles labnrant ubi polenles dissident. J'en suis à » présent de M. Rollin à Alexandre et à Démosthènes. Je n'aime » pas Philippe, parce qu'il a trop d'ambition. Mais je vous aime » mieux qu'eux tous. Adieu, mon cher papa; je vous embrasse.
» CHARLES. »
ANN EK 1806. 105
ce moment; après cela, ]es enfants, Charles sur- tout, qui, entre nous, a besoin d'un surveillant plus sévère que ma mère, et, d'ailleurs, elle s'en- nuie avec raison du métier de précepteur; peut- être pourrais-je dire, ma santé; cependant je ne crois pas qu'elle souffrît beaucoup. Ainsi, si vous voyiez le moment où ma présence fût utile, dites un mot, et je ferai les démarches né- cessaires. L'impératrice vous en parle-t-elle quelquefois? Vous pouvez me répondre, sans entrer dans les détails ; car nous devons être bien prudents en correspondance, et, si j'ose dire, je trouve que vous vous laissez aller un peu dans la vôtre, et qu'il y a quelquefois certaines phrases philosophiques qui peuvent se prendre en mauvaise part. C'est un chagrin de plus de ne pouvoir même s'épancher en liberté à cette distance; mais il faut se résigner à tous les sa- crifices, et espérer que celui-ci nous donnera une longue paix. La paix ! On ne l'espère guère ici ; il y a un découragement et un mécontentement général, on souffre et on se plaint hautement. Celle campagne ne produit pas le quart de l'effet qu'a produit l'autre ; nulle admiration, pas même d'étonnement, parce qu'on est blasé sur le
106 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
miracles ; les bullelins sont tous reçus sans applau- dissements aux théâtres ; enfin, l'impression géné- rale est bien pénible. Je dirais même qu'elle est tout à fait injuste, car il y a des cas où les événements entraînent même les hommes les plus forts plus loin qu'ils ne le voudraient, et mon esprit se refuse à croire à ce qu'une tête supé- rieure ne veuille trouver de gloire que dans la guerre. Ajoutez à cela la conscription, et ce nouvel arrêté sur le commerce! La malveillance fait argent de tout, et juge sans raison; on ne veut voir que de la colère dans ces mesures. Je suis loin d'oser les juger, mais je sens qu'en dépit de tout ce que j'entends, j'ai besoin d'admirer et de me fier à la puissance qui traîne après elle la destinée de tout ce qui m'est cher.
Vous m'écrirez le plus tôt que vous le pourrez si vous avez reçu cette lettre; je n'ai pu résister à l'occasion qui s'offrait de pouvoir causer un peu en liberté. Mon ami, il y a quelque chose de triste dons cette manière de passer sa vie inquiets, séparés, mécontents même quelquefois, des amis qui ne partagent point des opinions que je crois raisonnables, parce qu'elles sont modérées. Tout cela me tourmente, m'attriste,
ANNÉE 1806. 107
ou me tracasse. L'avenir m'effraye, et je vous souhaite pour me remettre la tête, et me rendre à l'espérance.
CYII.
MADAME DE RÉMUSAT A M. DE RÉMUSAT, A MAYENCE.
Paris, 14 décembre 1806.
Monami, je vousdirai toujours: «Vous me gâtez!» Mais, puisque cela vous convient, je me laisserai l'aire, et ce sera, je vous l'avouerai, sans beaucoup de violence de ma part. Cependant, combien les douces assurances de votre tendresse me rendent heureuse! et quelle somme de bonheur m'a ré- servée ma destinée! Quelles que soient, après tout, les contrariétés que nous éprouvons, la première des jouissances n'est-elle pas dans la satisfaction complète du cœur 1 Et qui peut ignorer, dans le monde, le charme d'un sentiment partagé, fondé sur la plus douce confiance, la conve-. nance la plus parfaite, et dont le temps ne fait qu'augmenter l'étendue et ia vivacité? Car, mon
10"* LETTRES DE MADAME DE IlÉMUSÂT.
aimable ami, croyez-le bien, je le sens, je ne vous ai jamais mieux aimé qu'à présent, jamais je n'ai peut-être éprouvé plus de désir de vous plaire, de vous voir heureux par moi, je n'ose pas ajouter, près de moi, car cette dernière pen- sée me serre le cœur, et nous avons besoin de courage.
Eh bien, je l'ai vu enfin ce monsieur Azaïs, et, après l'avoir entendu pendant trois heures, j'étais tentée de dire comme Portalis disait de la Harpe : que j'avais mal à la gorge d'avoir tant écouté. Cet homme est assurément un fou, d'autan! plus fou qu'il a manqué son siècle, et qu'il n'aura dans celui-ci ni l'autel qu'il prétend mériter, ni la persécution à laquelle il se prépare. Figurez-vous un individu de cinquante ans, maigre, pâle, avec un air rêveur et assez froid, indifférent à toute conversation étrangère à son sujet, ignorant des événements du monde. Il ne s'anime que lors- qu'on touche sa corde sensible, c'est-à-dire son système. Alors il se lève, son visage s'illumine, il commence à le développer, rien ne l'arrête, il parle, il parle, deux, trois, quatre heures sans s'arrêter , sa facilité est remarquable , son élo- cution heureuse, sa conviction parfaite. A chaque
ANNÉE 1806. 100
objection, il ne répond que ces mots : « Vous me croirez quand vous aurez lu mes dix volumes; » et, dans ces dix volumes, il explique, dit-on, ou veut expliquer, tout ce que les savants n'ont fait que découvrir. Il combat Newton et tous les physiciens; il détruit une partie du système astronomique, il règle l'univers à sa manière, afin d'arriver a son principe favori, son unique but, qui est de prouver que l'ordre, la vertu, sont nécessaires au système organique du monde, et que l'homme jouira d'une meilleure santé d'autant qu'il aura fait plus de bonnes actions. Il prétend que celte morale, mise ainsi à la portée de chacun, remplacera d'une manière victorieuse la puissance de la religion en décadence, et l'autorité du gouvernement. En parlant toujours, il fait voir qu'il croit à un auteur qu'il appelle le grand propriétaire. Après cela, tout est matérialisme dans sa pensée : l'âme n'est que la collection des idées, les idées mêmes ne sont que des corps produits en nous mêmes par le concours de je ne sais plus quels fluides, qui marchent et forment dans notre cerveau l'image de l'objet qui nous a frappés.
Mais je sens ici que j'ai besoin de reprendre ha- leine, et je reviendrai sur cet homme dans un autre
110 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
moment. Au reste, j'ai été assez aise de l'avoir entendu, et il est bien vrai que, malgré le peu de fondement de tout ce qu'il avance, il est si ingé- nieux pour trouver des preuves, et si fécond dans ses expressions, qu'il porte avec lui une sorte d'in- térêt. Les savants le repoussent tout à fait ; il en ap- pelle à la postérité et à l'empereur, dont il soutient qu'il est l'égal dans le monde moral. Les élus du déjeuner étaient MM. Pasquier, Mole et Dorion,qui ont très bien discuté avec lui ; madame Pastoret a été fort spirituelle, et, moi, je n'osais me mêler à tout cela; mais je faisais, à part moi, toutes mes petites réflexions sur cette singulière manie de l'esprit humain, qui le porte à se perdre a la recherche de tous les mystères qui l'entourent, tandis qu'il s'ignore lui-môme dans presque toutes les occasions de la vie.
ANNÉE 1800. III
CVIII.
MADAME DE RÉTMDSAT A M. DE REMUSAT, A MAYEXCE.
Paris, 17 décembre 1800.
Mon ami, voilà trois jours que je vous ai écrit, el que ma lettre est restée dans mon écri- toire. Cela vient de l'impossibilité où je me suis trouvée d'envoyer à la posle, à cause du grand tracas que j'ai eu dans mon ménage. Je vous avais parlé de mon projet de fêle pour ma mère ; nous l'avons exécuté. C'était hier, mardi, le grand jour, et je n'ai cessé de vous regretter ici ; c'a été vrai- ment très joli. J'avais monté un petit théâtre dans ma salle à manger; nous avions à peu près qua- rante personnes, notre société habituelle, les six Adélaïdes en avant ; nous avons commencé, M. Tou- rolle ' et moi, par Défiance et malice, qui a vraiment bien été ; je pourrais même m'amuser à vous con- ter mes succès, si je n'étais pressée de vous parler
1. M. Tourolle, ancien conseiller au parlement, aimait le monde et le théâtre. Il a beaucoup joué la comédie au Marais avec mon père, chez madame Mole. Il est mort vers 1850, à plus de quatre- vingts ans.
11-2 LETTRES DE MADAME DE REMISAT.
de ceux de notre enfant. Il était réellement char- mant dans la petite pièce que Desfaucherets avait faite. Charles était un petit savoyard qu'un diseur de bonne aventure convertissait en automate pour attirer la foule. Ce petit bonhomme, après avoir pris la leçon du charlatan, confond tout ce qu'on lui a dit, commence par faire tout le con- traire, désole son maître, et finit par distribuer des raretés à trois femmes qui viennent chercher des cadeaux pour des Adélaïdes qu'elles veulenl fêler. Chacune en a deux. Le diseur de bonne aventure, qui croit que ce sont les mêmes, brouille tout cela. Après des scènes de quiproquos fort jolies, les femmes lui prennent la cassette el trouvent dedans : une vieille plume qui a appar- tenu à madame de Sévigné et qu'on remet à Adé- laïde Vergennes; des cahiers tout blancs que ma- dame de la Fayette a laissés dans son secrétaire, et qui vont à Adélaïde de Souza ; la lyre de Sac- chini pour Adélaïde Labriche ; un almanach de Philémon et Baucis qui marque les jours heureux pour Adélaïde d'Antigny ; la tire-lire de saint Vin- cent de Paul à Adélaïde Pastorel', et un manuscrit
1. Madame Pastoret, femme du sénateur, sœur de M. Piscatory, était une personne de mérite qui s'occupait beaucoup de bonnes
ANNÉE 1806. 113
trouvé dans les vieux papiers de Racine, appelé le Retour du mari, pour Adélaïde Nansouty. Ce pe!it proverbe, qui est plein de mots spirituels a été fort bien joué par Desfaucherets, madame de Yinti mille, Constance et moi. Mais je ne vous dirai jamais à quel point Charles a été intelligent et gentil. Desfau:-herets, que la qualité d'auteur ren- dait difficile, était ravi, et toute la société applau- dissait avec une sorte d'enthousiasme; ajoutez à cela cette jolie figure que le plaisir animait. Oh! mon ami, mon ami, que n'étiez-vous là, dans un petit coin! Je le regardais, et je pleurais, et je pensais à cette joie qu'il vous aurait donnée. Après quelques couplets, nous sommes repassés dans le salon, Crescentini a chanté, on a mangé des glaces, et, à minuit, chacun s'est retiré fort
œuvres. — Madame de Labriche était bonne musicienne. — La par- laite union de M et de madame d'Antigny était célèbre dans la so- ciété de ce temps. — Mon père se rappalait parfaitement cette soirée, et me chantait, il y a peu d'années, ce cmplet, que sa mère disait sur l'air d'Adélaïde (ou Dans le cœur d'une cruelle) :
Tous les sentiments ensemble, Les souvenirs les plus doux, Le nom d'Adèle les rassemble ; Sa fête est celle de tous. Ce jour doit plaire, L'amitié vient l'enchanter, Et le cœur aime à répéter Les chants que le cœur a fait faire. II. 8
114 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
content de ma petite fête, qui ne m'a coûté que quelques bougies, et un peu de peine, depuis huit jours, pour les répétitions. Madame Devaines, qui était là, vous souhaitait à tous moments, et elle m'a chargée de vous le dire; cette bonne madame d'IIoudetot aussi, qui s'est amusée comme vous savez qu'elle s'amuse. Enfin, nous avons été fort bien récompensés de nos peines.
Je n'ai pas pu porter à madame de Talleyrand la lettre à cause de tout cela, et parce qu'elle esta la campagne; mais je lui ai écrit un petit billet bien poli. Je l'ai d c j à rencontrée plusieurs fois, et elle nie fait beaucoup d'avances. Voilà donc que je vais être obligée d'aimer le mari, puisqu'il s'est avisé de vous marquer de l'attachement? Cependant, cher ami, je vous avoue que je ne puis pas savoir un gré trop grand à quelqu'un qui, en vous voyant souvent, aura découvert et apprécié toutes les aimables qualités qui vous distinguent, et je ne suis pas de celles qui pensent que votre mérite soit au nombre de ceux qu'il est difficile de dis- tinguer. Quoi qu'il en soit, j'aime M. de Talley- rand de son amitié pour vous, et du plaisir qu'il vous cause. Adieu, mon bon et bien cher; j'ai commencé ma matinée par vous écrire, j'avais be-
ANNÉE 1800. 115
soin de vous conter tout cela ; maintenant je vais ranger ma maison, et reprendre le train accou- tumé, jusqu'au jour, bien heureux jour! où je pourrai fêter pour mon compte le Retour du mari.
CIX.
MADAME DE REMUSAT A M. DE REMUSAT, A MAYENCE.
Paris, -23 décembre 1800.
On répand toujours ici que l'impératrice va re- venir, et je ne l'espère point, et je ne crois pas que j'aie, d'ici à quelques mois, le chagrin des mécomptes; car je ne prends à aucun des leurres où je vois tant de gens s'accrocher. Je vous sou- haite, mon ami, mais je n'ose pas vous attendre. Alix a reçu, hier, des nouvelles de son mari. Elle n'en avait pas depuis un mois, et elle était inquiète. Il se porte bien, il est en avant de Posen, loin du quartier général, avec lequel il paraît que les com- munications sont difficiles. Le ciel veille sur lui, et nous le ramène!
J'ai vu hier une personne qui était à Péters-
110 LETTRES DE MADAME DEHÉMUSAT.
bourg, lors de la mort de Paul Ier, et qui m'a conté des détails assez curieux. , C'est la Polo- gne qui me les rappelle, parce que c'est ce Ben- ningsen ', qui commande maintenant les Russes, qui lui a porté le premier coup. Chargé de l'expé- dition, il marchait à la Lètc des conjurés, qui éprou- vèrent un moment d'effroi, en entrant dans l'ap- partement du czar. Benningsen les rassura, et terrassa le hussard qui veillait à la porte, et dont les cris avertirent l'empereur. Effrayé, celui-ci se jeta hors de son lit, et se cacha derrière un para- vent. Les assassins entrèrent et, ne le trouvant pas, voulurent s'éloigner; leur chef ordonna de rester, chercha partout, et aperçut enfin un morceau du vêtement de l'empereur qui passait derrière le paravent. Alors, se jetant de ce côté, il le saisit par les cheveux, le traîna au milieu de la chambre, et lui porta le premier coup de poignard ; les autres l'achevèrent. Voilà quel est l'homme qui com- mande les armées d'Alexandre ! C'est vraiment un méchant homme, cruel, incapable de la moindre générosité, dur envers ses ennemis et ses infé- rieurs, et qui excitera les Russes à tous les dés-
I . Le comte de Benningsen, général russe, né en 1715, est mort en 1826.
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ordres qu'ils commettent dans leur retraite. Mais, puisque nous marchons sur lui, probablement son heure approche.
Pour ranimer un peu Paris, les princesses et l'archichancelier ont ouvert leurs maisons, et com- mencent à donner des bals. Il y en a eu un, di- manche, chez rarchichancelier; il y avait beau- coup de femmes, mais bien peu de danseurs, et, sans une provision de pages qu'on a fait venir, je ne sais pas trop ce qui serait arrivé. Les prin- cesses vont aussi donner des fêtes, mais tout cela ne sera point du plaisir. Je ne sais même si le con- traste du bruit et du mouvement qu'on y trouve, avec les pensées qu'on y apporte, n'augmente pas encore le sentiment mélancolique que tant d'ab- sences inspirent. Pour moi, je sais bien que mon cœur se serrait en voyant le fauteuil de l'em- pereur vide, en songeant à quel point il est loin de nous, exposé à tant de fatigues et de dan- gers; et que, dans cette disposition, la joie et la musique me portaient à des réflexions sérieuses, et je dirais presque à des larmes. Les princesses ont des cercles, les ministres vont faire dan- ser, enfin on s'agitera. Mais le retour, le retour seul peut nous éveiller, et nous rendre sus-
IIS LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
ceptibles de plaisir, en nous rendant le repos. J'ai trouvé chez Gambacérès quelques-unes de mes collègues, mais pourtant en petit nombre; nous sommes toutes un peu dispersées. Ma- dame de Serrant passe l'hiver dans sa terre; madame Talhouet, qui est venue ici un mo- ment, vient de retourner chez elle, et ne parle que de ses plaisirs champêtres ; madame de Luçay ne sort pas de Saint-Gratien, où M. de Luçay se plait extrêmement. Sa fille loge chez madame de Ségur1, sa belle-mère. Madame Savary est grosse, très changée et fort solitaire. Ma- dame Duchdtel est grosse et fort jolie ; elle danse et va partout. J'ai vu madame Brignole, c'est une personne aimable, et avec laquelle je m'arrangerai fort bien, si on veut que notre service se fasse en- semble. Si vous voulez que je vous dise les bêtises qu'on fait courir ici, je vous apprendrai qu'on répand que madame de la Rochefoucauld quitte sa place, et que madame de Montmorency 2 va la prendre. On ajoute que l'empereur va nommer, en
1. Madame de Ségur, femmo du comte de Ségur, était made- moiselle d'Aguesseau. Elle était donc tante de sa belle-fille, ma- dame Octave de Ségur.
t. Mademoiselle de Matignon.
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revenant ici, un gouverneur des princes, et que vous êtes sur la liste1. Je me suis mise à rire en écoutant cette dernière nouvelle. Cependant, si cela est, comme elle me paraît très vraisemblable, je vous prie d'avoir égard à ma demande, et de me mettre parmi les répétiteurs. J'acquiers tous les jours de grandes qualités pour cet emploi, et j'ose vous assurer que vous serez content de mon zèle.
CX.
MADAME DE RÉMUSAT A M. DE REMÏÏSAT, A MAYENCE. Paris, jeudi 25 décembre 1806.
Je ne sais, mon ami, si ma tète suffira à tout ce qu'on y met depuis quelque temps, et, si nous n'y prenons garde, j'ai peur, en vérité, que tu ne re- trouves à ton salon un certain air de bureau, et ;\ ma mère et à moi la figure de Catau et de Madelon. Si je me laisse faire, d'ici à huit jours, j'aurai en- tendu trois tragédies, une comédie en cinq actes,
1. Cette création d'un gouverneur des princes n'eut pis lieu.
120 LETTRES DE MADAME DE RÊMUSAT.
et un opéra-comique. Tandis que tout dort à Paris, le monde littéraire veille seul, et, à cause de vos dignités, il ne se barbouille pas la moindre feuille de papier qu'on ne se croie obligé d'obtenir votre protection par mon suffrage. Aignan ' vient de finir sa tragédie, et il est venu me demander mon jour; je dois entendre, vendredi, les Étals de Blois; M. Dorion s'avise d'avoir dans sa poche une co- médie en vers; Duval vient de finir un opéra de Joseph dont on dit le plus grand bien; jusqu'à madame Simons qui écrit encore et qui me persé- cute; j'ai beau demander grâce, je n'ose pas être impolie, et je me dévoue. Mérotte s'amuse de tout
1. Aignan, né en 1773, mort en 1824, membre de l'Académie française en 1814-, a fait quelques traductions et quelques tra- gédies. 11 est probable qu'il s'agit ici de Brunehaut ou les Suc- cesseurs de Clovis. — La tragédie des Etats de Blois, par Ray- nouard, fut représentée, à la cour seulement, en 1810, et n'a été jouée publiquement que sous la Restauration. — M. Dorion était un poète que ma grand'mère avait connu dans son voyage à Cauterets. Il est mort en 1829, à soixante et dix ans. Il n'a poin donné de comédie au théâtre, et n'a publié que deux épopées oubliées : Palmijre conquise, et la Bataille (THastings. — Alexandre Duval, mort à quatre-vingts ans en 1842, est l'au- teur fort connu d'un grand nombre de drames et de comédies. Il avait été marin, soldat, ingénieur, directeur de l'Odéon et enfin membre de l'Académie française, en 1812. L'Opéra de Joseph est celui qui est resté au répertoire, surtout sans doute pour la mu- sique de Méliul, quoique la pièce ait quelque intérêt.
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cela, et nous nous évertuons à bien tromper tous ces auteurs qui nous demandent nos conseils avec tant de désintéressement.
Les Français vont assez bien cette année, et c'est, je crois, le spectacle le plus suivi. Ils ont re- mis Venceslas avec succès; Talma a eu de beaux moments, mais le reste de la pièce a été mal joué. Lafond conlinue ses débuts comiques ; il n'a pas été aussi bien dans le Glorieux que dans les autres pièces, et le public y a été trompé, car on l'atten- dait dans ce rôle; cela m'a prouvé la vérité d'une ré- flexion que le théâtre m'a déjà fait faire plus d'une fois : c'est qu'on a tort d'espérer qu'un acteur jouera bien le défaut ou l'habitude qui se rappro- chent de son défaut ou de son habitude. Dans ce cas, il s'abandonne à son penchant, il l'exagère, et il est mauvais; Lafond, qui est par lui-même un peu empesé, a été tout à l'ait lourd dans le Glorieux, et mademoiselle Duchesnois, qui a la voix naturel- lement tendre et sensible, chante et prend de la monotonie dans les rôles qui ne sont que tou- chants.
J'ai vu hier M. Dorion, qui m'a dit que M. de Talleyrand et Maret avaient versé en Pologne, sans accident fâcheux. Il parait que les chemins sont
[1-1 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
très vilains, et le climat humide. Jusqu'à présent, tout ce que nous connaissons a bien supporté les fatigues de cette campagne. A propos de cela, avez- vous des nouvelles de M. de Caulaincourt? Je n'ai encore vu ici aucun des siens, et je n'en ai pas ouï parler. Si vous lui écrivez, dites-lui un mot de moi ; j'avais pensé, un moment, à lui écrire, mais il a bien autre chose à faire qu'à me répondre. Quant à M. de Talleyrand, je lui écrirai dès que je saurai le protocole; mais cette lettre m'embarrasse un peu, et, malgré votre indulgence, mon ami, je vous avoue que je ne sais plus écrire lorsque je n'ai pas le droit de compter sur l'intérêt de celui à qui je m'adresse, et quand je pense à ce que je dirai. Je m'arrête tout à fait, en songeant que M. de Tal- leyrand ne peut être que très indifférent à tous les sujets habituels qui remplissent mes lettres et m'occupent dans votre absence. 11 a écrit à ma- dame Devaines pour lui conter sa chute; il lui rap- pelle que, l'année dernière, il lui écrivait de Pres- bourg, celte année de Varsovie: « Dieu sait, dit-il, d'où je daterai l'année prochaine ! » Ah! mon ami, fasse le ciel que ce soit de la rue d'Anjou ' !
1. M. de Talleyrand demeurait rue d'Anjou Saînt-Honoré.
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CXI.
MADAME DE RÉMUSAT A M. DE RÉMUSAT, A MAYENCE.
Paris, 28 décembre 1806.
Eh bien, mon ami, gâte-moi, je ne dirai plus rien, et je me laisserai faire; mais crois bien que mon cœur en jouira plus que ma vanité, que j'ai bien plus de plaisir à mesurer ta tendresse par ton illusion, qu'à croire que je mérite tous tes éloges. Je suis triste, bien triste cependant, et je t'a- vouerai que ces expressions si aimables de ton affection, en excitant toute ma reconnaissance, ajoutent chaque jour quelque chose à mes regrets. De moment en moment je supporte moins ton absence ; le sentiment de mon isolement s'aug- mente, et, si je te laisse voir toute ma faiblesse, il faudra que je t'avoue que je ne passe pas un seul jour sans pleurer solitairement notre séparation. Songes-tu comme moi que cette année qui va finir, je n'ai guère passé avec toi que quatre mois? Hé- las ! je me rappelle qu'à semblable époque, au der- nier jour de l'an, loin de toi, je ne pus pas m'em- pêcher de pleurer en embrassant nos enfants, et
124 LETTRES DE MADAME DE REMISAT.
je prévois la même peine, et peut-être une in- quiétude de plus; car la jeunesse s'échappe, et, avec elle, les espérances déçues qui préparent aux mécomptes futurs. Serait-il donc bien possible que nous dussions vivre si souvent loin l'un de l'autre? Voilà, je t'assure, la plus triste inquiétude de mon avenir. Il est bien d'autres malheurs que j'ai la présomption de croire que je pourrais supporter; mais ces adieux continuels, ces longues heures si solitaires, ô mon ami, elles m'accablent. Tu penses bien, pourtant, que tu es le seul confident de ma peine; il est si peu de personnes qui voulussent me comprendre! D'ailleurs, je suis entourée de personnes dont l'absence n'est pas le premier mal- heur; et leur situation est si pénible, que je n'ai pas le droit d'exiger de l'intérêt. Je garde donc pour moi seule ce que j'éprouve, et, quand mon cœur est trop plein, il s'épanche dans le tien, qui l'entend, et qui lui répond toujours. Écris-moi, mon tendre ami, écris-moi souvent; parle-moi bien de la tendresse, qui me fait tour à tour tant de mal et tant de bien, qui fait toute la douceur et toute la peine de ma vie.
Je suis bien aise que tu aies la lettre de ton fils, et je pense que tu en es content; il doit t'écrire de-
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main; il y a longtemps qu'il forme ce projet, mais il a de la peine à l'exécuter, parce que tu lui con- nais un peu de paresse, et puis qu'il travaille da- vantage. Halma a jugé à propos de commencer à lui donner quelques idées de mathématiques, cela fait un petit tracas de plus, et puis il y a aussi de grands j'cuk dans la maison. Gustave a repris ses forces, le petit Carignan1 s'est fort lié avec Charles, il amène le soir déjeunes camarades, et cela fait un vrai bataillon, et des jeux et des exer- cices continuels; au milieu de tout cela, la santé de notre enfant est bonne. Il grandit toujours, il est fort, et point trop laid. Je lui découvre quelquefois quelque chose de fin et de tendre dans les yeux, qui me rappelle certain regard dont l'expression arrive droit à mon cœur. Quand les reverrai-je, ces yeux qui me disent si bien que je suis aimée, que je suis heureuse? Heu-
1. La princesse de Carignan, qui passait pour mariée à M. de Montléard, auditeur au Conseil d'État, habitait le premier étage de la maison du boulevard de la Madeleine. Son fils, Charles- Albert, était en effet camarade de mon père, et à peu près du même âge. Il était grand, assez laid de figure, gauche de manières, et l'objet des moqueries de ses camarades. Mon père et M. de Grasse en plaisantaient encore dans mon enfance. Il n'en a pas moins été un roi chevaleresque et patriote de 1831a 1840 etle père du fondateur du royaume d'Italie, du grand roi Victor-Emmanuel.
126 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
reuse! cher ami, combien je pourrais l'être! Nous avons entendu, hier, les États deBIoisch&z madame Pastoret; c'est Lafond qui lisait, et l'as- semblée était nombreuse. La pièce, à ce qu'il m'a paru, a été trouvée un peu froide, mais bien écrite, et les caractères bien tracés. Le duc de Guise est réellement beau, Henri III habilement sauvé; il y a un Grillon excellent, et un ligueur qui rappelle parfaitement les jacobins du commencement de la Révolution. Le rôle de Henri IV est semé de vers beaux et touchants, mais il le ramène trop à cette seule idée de l'amour des Français qui le fait tomber dans des répétitions fréquentes. Le style est soigné, toujours noble, mais un peu froid; en un mot, il me semble que l'ouvrage manque d'ac- tion, et il serait bien possible qu'il n'eût, à votre théâtre, que ce que vous appelez un succès d'estime. Mademoiselle Raucourt est revenue, et va jouer Pyrrhus. Après cela, on donnera une pièce de Le- mercier qu'il a faite en quinze jours, et donl j'enten- drai la lecture mardi. C'est une comédie ancienne, faite sur le modèle des ouvrages antiques. Il l'ap- pelle P/e<H/e citez le meunier; c'est Talma qui joue, et il va un prologue ; le comité de la Comédie en a été charmé. Je vous conteraijeudi ceque j'en pense.
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CXII.
.MADAME DE RÉMUSAT A M. DE RÉMUSAT, A MAYENCE.
Paris, 31 décembre 1806.
Quand je m'attristais tant, l'année dernière, d'être séparée de vous, je ne pensais guère, mon ami, que je dusse encore me préparer à éprouver le même regret cette année-ci, et cependant, je l'avouerai, tous les jours mon courage s'épuise, et je supporte moins les longues séparations. Aujourd'hui, j'ai bien de la peine à vaincre ma tristesse. Dans ces jours qui ont un air de fête, où l'on se rassemble , où le cœur trouve toujours des moyens de se faire reconnaître au milieu des protestations d'usage, entourée d'amis et de monde, je me trouve plus seule, plus isolée que jamais, et je sens que je regrette bien plus l'ami qui me manque, que je ne jouis de tout ce qui me reste. Aimable et cher ami, que tu m'es nécessaire ! Combien ta présence me rendrait
1-28 LETTRES DE MADAME DE DÉ MUSAT.
heureuse, et que celle maison, celte chambre, et ma vie sont solitaires sans toi ! Laisse-moi revenir sans cesse sur des plaintes qui consolent mon cœur. N'est-ce pas à toi que je dois tout mon bonheur? Et quel est, après tout, l'instant de ma vie, depuis que je me connais, que ton souvenir ne vienne embellir pour moi ?
J'ai entendu, hier, car je suis accablée de lec- tures, une comédie en trois actes, en vers, de Lemercier. 11 l'a faite en trois semaines, et on s'en aperçoit au style, comme vous le pensez bien. Cependant, cet ouvrage m'a paru moins mal écrit que de coutume; il est plein d'esprit, et je ne serais pas étonnée que cela réussît. C'est une co- médie ancienne laite sur le modèle des pièces la- tines, avec un prologue et le petit discours au public, à la Un. C'est Plante chez le meunier, trou- vant dans la famille où il sert le type des carac- tères qu'il a tracés, et Molière depuis. Il y a un avare, un valet, un jeune homme, un vieillard prêchant son (ils, un peu libertin en secret. J'aurais de la peine à vous faire un bon extrait de cette pièce, mais cela m'a beaucoup amusée; le succès dépendra de la manière dont on prendra son idée, qui est fort piquante, mais un peu fine
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pour un parterre inattentii'1. Si l'on ne veut pas comprendre que ce sont les pères des person- nages de Molière qu'il met en jeu, on croira tout bonnement qu'il a copié, et la pièce tombera. C'est Talma qui jouera Plante; la distribution est laite, et cela va se jouer promptement.
J'ai eu hier la visite de mademoiselle Henri, sœur du danseur2, et ancienne actrice de l'Opéra, réfor-
1. La comédie de Plante eut un grand succès quelque temps après, quoique le sujet en soit un peu froid, et l'intrigue trop légère. Mais il y a beaucoup d'esprit et de naturel dans le dialogue et les caractères. Lemercier disait : « Le sujet de Molière, c'est un » avare qui perd un trésor; mon sujet à moi, c'est Plaute qui » trouve un avare. »
2. Henri était danseur à l'Opéra, au temps où il y avait des danseurs. Je trouve dans une Revue des Comédiens de 1809 ce ju- gement sur sa manière et son style : « Henri a de très belles ji dispositions pour la danse grave, et quand il s'efforce à faire
des entrechats ouverts, des pirouettes et des sauts en avant, à i l'exemple de Vestris ou du petit Duport, il s'écarte imprudem- » ment de son vrai genre, il hasarde sa réputation... Ceux qui » le placent au premier rang de nos danseurs sont payés pour le » flatter aux dépens de la vérité, ou ne sont pas de vrais con- » naisseurs. Henry a de la force, de l'aplomb, de l'élévation; » mais ses développements n'ont pas encore toute la grâce dési— » rable, et l'ensemble de sa danse manque de charme. » Made- moiselle Henri, sa sœur, avait d'abord rempli les rôles de princesses à l'Opéra. Elle était mise à la retraite, comme cette lettre le prouve, et elle a joué avec quelque succès les rôles très divers des grandes coquettes, des amoureuses et des soubrettes. Le rôle qu'elle a 1»; mieux joué est, dit-on, celui de Lisette, des Folies amou- reuses.
il. 9
130 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
mée par M. de Luçay; c'est samedi dernier. Elle voudrait obtenir un ordre de début pour l'emploi des soubrettes et des grandes coquettes, dans la co- médie, afin de se rendre en province après. L'archi- chancelier m'a chargée de vous la recommander ; répondez-moi quelque chose à ce sujet, ainsi que pour mademoiselle Horde1. Voici encore une autre affaire qui m'intéresse bien vivement : Le Conser- vateur de Franche-Comté vient d'être assassiné par son fils; vous savez combien Constantin2 désire celte place, et les démarches de ma mère, cet été. L'empereur l'avait bien reçue, et l'impé- ratrice avait été remplie de bonté. Je vaism'adres- ser à M. Gandin; mais ne vous serait-il pas possible d'obtenir qu'elle vous autorise à engager le ministre à mettre mon cousin sur la liste ? Si Deschamps pouvait écrire un mot de sa part, cela ferait merveille. Enfin, si elle avait la bonté de rappeler à l'empereur les paroles bienveillantes
1. Mademoiselle Bordé a débuté, sans succès, à Versailles en 1807 et à Paris en 1810. Elle n'a joué qu'une seule fois Cléo- pâtre dans la tragédie de Roilogune et ne reparut plus.
2. Constantin de Vcrgennes obtint, en effet, la place de con- servateur des forêts dans la Haute-Saône, ou le Jura. Il y épousa, en secondes noces, mademoiselle de Reculot, remariée plus tard à M. Blondel, qui est mort récemment directeur de l'As- sistance publique, à Paris.
ANNÉE 1807. 131
qu'il a adressées à maman pour le fils de ma- dame de Vergennes, ce serait parfait.
GXIII.
MADAME DE RÉMUSAT A M. DE REMISAT, \ MAYENCÈ. Paris, dimanche, 4 janvier 1807.
Nous sommes ici dans une vive inquiétude sur les nouvelles que nous attendons ; le Moniteur et les lettres particulières annoncent une affaire! Sans doute le succès n'est pas douteux, mais il peut coûter des pertes particulières, et c'est assez pour nous tenir en alarmes '. Vous vous représentez celles de ma sœur. Elle a eu des nou- velles de son mari, du 6 décembre. A cette époque, sa santé était bonne, malgré l'humidité et le froid. J'ai vu hier une lettre de Charles de Flahault qui m'a attristée par les récits qu'il fait du pays où on est maintenant ; les chemins
1. Les Russes avaient été défaits dans plusieurs combat*, an mois de décembre. Cependant cette campagne fut très languis- sante depuis la bataille d'Iéna (11 octobre 1806) jusqu'à celle de FriedlandfU juin 1807).
13'2 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
sont très vilains, et l'air est très humide. Cepen- dant, il paraît que l'armée résiste à tout cela; la santé de l'empereur est bonne.
.le ne sais aucun détail de l'accident arrivé au maréchal Duroc : on le dit grave, et tantôt léger. Sa femme en sait-elle quelque chose ? Je la plains de bon cœur; je sens qu'en pareil cas, à sa place, je ne balancerais pas à me mettre en route, et cependant, quel voyage et quelle saison !
J'ai vu Herbaut, qui m'a remis votre lettre. 11 prétend que l'impératrice va revenir; je crois qu'il n'en sait rien, ni vous, ni elle peut-être. Les circonstances sont telles, qu'il devient impos- sible de former aucun projet; il faut attendre cl rouler avec le destin. J'ai passé tous ces derniers jours en visites de jour de l'an, et je me repose, aujourd'hui, au coin du feu. Le 1er jan- vier, les princesses ont reçu. 11 y avait un monde énorme, des files de voitures, des reculades, un train, une confusion dont je ne sais encore com- ment je me suis tirée. On arrivait chez la princesse, on lui faisait une révérence à laquelle elle répon- dait gracieusement, et puis on se hâtait de re- courir après sa voiture, qu'on ne pouvait rejoindre qu'au bout d'une heure. La maison de la prin-
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cesse Caroline était belle et magnifique, celle de la princesse Borghèse trop exiguë, et la rue du Faubourg-Saint-Honoré, certainement trop petite pour la quantité de voitures qui l'obstruait. Après ces cérémonies, je suis rentrée chez moi à onze heures, et j'ai déposé la queue et les diamants, pom- me rendre, en robe courte, au bal des cousines. J'y suis restée jusqu'à trois heures, et j'ai un peu dansé, sans en éprouver de fatigue; le vendredi, j'ai couru le matin; le soir, nous avons eu le concert du jour de l'an chez madame deLabriche; samedi, l'archichancelier, et aujourd'hui, plein repos. Charles a employé ces jours à s'amuser des présents qu'il a reçus, qui consistent en un équi- pement militaire très complet. Il a formé, avec huit ou dix jeunes gens, un régiment dont Gustave est le capitaine; tout cela est mené très sévère- ment; un jeune élève de Saint-Cyr leur fait faire l'exercice; on observe la plus rigoureuse disci- pline; il y a des arrêts, des punitions pour les moindres fautes, enfin rien n'y manque. Ils sont tous bien équipés, et ce petit corps vous -ferait plaisir à voir. Je suis sûre que vous seriez charmé de votre enfant sous les armes; il a fort bonne grâce, et le capitaine paraît content de lui. C'est aujour-
134 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
d'hui dimanche, et, au moment où je vous écris, il y a grande parade dans ma cour, malgré le froid, qui est assez vif depuis trois jours. Mérotte a brodé un drapeau qui est joli, et moi, pour les étrennes, j'ai donné le hausse-col et les épaulettes. Ce goût, tout martial, qui se développe si promp- tement dans l'enfance me fait trembler, quand je pense à l'avenir. Le besoin de se détraire est-il donc si naturel à l'homme?
J'ai fait une revue de mes collègues ces jours- ci : Madame Savary est méconnaissable, tant elle est maigre et changée de sa grossesse; madame Duchatel, au contraire, est fort embellie de la sienne; madame de Luçay, presque toujours à Saint-Gratien. Son mari plante et bâtit, et croit être devenu pastoral. La maréchale Ney mène une bonne petite vie dans la plus belle maison du monde. Madame *'* est toujours où vous savez, Mérotte vous a tout dit. Son' cousin n'a été de sa vie si aimable, et partant la belle-mère fort triste. La femme ne voit rien ; elle a juré de traverser toutes choses sans regarder à droite ni à gauche. L'un et l'autre nous voient beaucoup; et, quelque soin que nous y apportions, il résulte, de temps en temps, delà présence de toutes ces plantes hétéro-
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gènes de petites discussions, qui vont jusqu'à l'ai- greur. Nos vieux philosophes s'animent dans leurs opinions, nos jeunes magistrats s'échauffent dans leurs sentiments, et, sans l'aimable esprit de ma mère, qui ramène les hoses à la gaieté, l'affaire pourrait devenir parfois un peusérieuse. Après les grands malheurs qu'enfantent les révolutions, on souffre encore longtemps, je crois, des inconvé- nients qui viennent à la suite. Animés par la persécution , et par les passions que l'agitation générale a développées, et qui, d'ailleurs, tiennent fortement à des opinions qu'a l'ait naître le malheur ou le succès, les esprits prennent à tout, se choquent de tout; les partis, qui ont renoncé aux voies de fait, aiment à se retrouver dans la dis- cussion ; une arrière-pensée se joint à ce qu'on avance, se mêle à ce qu'on répond, et ramène, dans la dissertation la plus étrangère, le mot qui doit choquer l'adversaire. C'est ce qui nuira encore longtemps aux plaisirs de la société et de la con- versation. De là vient qu'on se jette dans les grandes assemblées, parce qu'il est plus facile de réunir des gens, en les empêchant de se com- muniquer leurs idées, que de les contenir dans les bornes d'une modération qu'on ne connaît pas.
136 LETTRES DE MADAME DE REMISAT.
CXIV.
MADAME DE 11 E MUSAT A M. HE REMUSAT, A MAYENCE. Paris, jeudi. 15 janvier 1807.
Je suis chargée, mon ami, de vous demander qu'est-ce qui fait que nous ne sommes point payées depuis deux mois de nos appointements chez l'im- pératrice? Quelques personnes prétendent ici que cela dépend de madame de la Rochefoucauld. Dans ce cas, veuillez bien la presser un peu, car cela devient fort incommode. Alix, par exemple, n'a rien reçu depuis le mois de décembre, et moi, comme dame du palais, je ne touche rien. Je vou- drais bien aussi que vous eussiez la bonté de m'en- voyer deux autorisations : l'une pour recevoir vos appointements, parce que je n'ai plus de quit- tances signées; l'autre pour le loyer de M. Cha- norier1, que nous aurons le mois prochain. Je
I. M. Chanorier était mort, laissant à madame de Vergennes sa bibliothèque, et «juclques legs à ses filles.
ANNÉE 1807. 137
renonce, vu l'état où nous sommes, à en faire quelque chose qui me convienne, et je l'em- ploierai à payer les quatre mille francs que nous devons à M. Dliuys; car, enfin, faut-il bien payer ses dettes.
Voici une heureuse nouvelle qui nous a enfin tirés d'une vive inquiétude. Cette déroute était ce qui pouvait arriver de plus heureux, et partant l'empereur avait le droit de l'attendre. Un cer- tain bruit de quartiers d'hiver se répand ici; je n'ose y prendre, et surtout espérer qu'il vous ramène. De toutes les peines de cette vie, les mécomptes sont les plus douloureuses, et celles que je voudrais m'eftorcer d'éviter.
J'ai été quelques jours sans vous écrire, cher ami, parce qu'on disait tant de choses différentes, que je ne savais sur quel ton vous parler. Les uns veulent que l'empereur reste à Berlin tout l'hiver, les autres qu'il revienne nous visiter un peu; cela doit cire décidé maintenant. Votre première lettre va être bien importante pour moi; comme elle serait reçue, celle qui m'annoncerait un retour! Et quelle douce joie votre présence causerait dans cette maison !
Voici une lettre de Bernard : il se plaint de
138 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
la manière dont mademoiselle Contât l'a reçu1; elle le renvoie à la paix générale ; le fait est qu'elle ne joue plus, et qu'elle devient un personnage fort inutile. Mademoiselle Raucourt aussi ne paraît point. Gampenon est venu me voir; il gémit sur les théâtres ; il dit que le nouvel arrêté n'a rien produit, que trois théâtres de plus sont ouverts ta Paris depuis trois mois, et que, malgré les secours, il ne donne que peu d'années à nos grands spectacles pour être à peu près perdus. Le fait est qu'il ne fait rien, que l'Opéra est endetté, que Feydeau n'attire personne, et que les Français clochent. D'ailleurs, vos acteurs vieil- lissent ou meurent, et rien ne se présente poul- ies remplacer. Pendant ce temps, tout Paris court au Pied de mouton, et aux ballets de la Porte- Saint-Martin. J'ai été, hier, au début de ma- dame Barilli, elle a eu un grand succès, et tout «à fait mérité, quant à la voix, mais, comme ac- trice, elle est froide.
J'ai revu hier mon amie madame de Mézy. Après avoir retardé son retour ici autant qu'elle a pu, il a fallu qu'elle cédât enfin à son époux qui, pour
1. M. Bernard avait remplacé par intérim M. Mahcranlt en qua- lité de commissaire du gouvernement près le Théâtre-Français.
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la satisfaire, a consenti à ne quitter la campagne qu'au 15 janvier; elle ramène à Paris une jolie petite tille qui lui tiendra lieu de ce qu'elle a perdu. Je l'ai trouvée assez bien ; mais l'isolement où elle vit la met dans une ignorance si absolue des choses de cette vie, que je suis tout étonnée de toutes les choses qu'il faut que je mette de côté avant de commencer à causer avec elle : non seulement les caquets de société, mais les intérêts de cœur même auxquels elle serait étrangère par son ignorance de ce qui les cause. Elle n'était pas faite pour prendre la vie de cette manière, et je suis convaincue qu'on risque son bon sens, et qu'on perd son bonheur, à s'écarter des routes frayées par l'expérience et l'intérêt général l.
J'ai dîné, mardi dernier, chez madame Devaines avec Suard, qui s'affaisse beaucoup, et que l'amour pourqui vous savez achèvera, car l'amour tue quand il ne fait pas vivre; Gallois, avec qui nous sommes
1. Madame de Mczy était une amie de ma grand'mère, très spirituelle dans son extrême jeunesse. La mort sanglante d'un des Trudaine qu'elle aimait, pendant la Révolution, ht jeta dans la mélancolie, et son mariage ne la consola point. Elle perdit son premier enfant, et sa douleur changea sa mélancolie en une absorption, une sauvagerie maladives. Elle a laissé une fille , madame de Nazelle, et un fils, que nous avons tous connu, qui c-tait aimable et qui est mort à cinquante ans.
iW LETTRES DE MADAME DE REMISAT.
en froid pour la vie, puisque ni lui ni nous ne paraissons nous en apercevoir, et Bertrand! Oui mon ami, Bertrand, qui s'est introduit dans cette petite chambre, dont la chaleur l'a séduit. Il y avait encore madame de Launay, la fille de Siméon, et la Polonaise, qui est heureuse de tout ce qui se passe en Pologne. On a assez bien causé, et, pen- dant le dîner, à propos de la difficulté qu'il y avait dans ce bas monde à plaire à tout le monde, madame Devaines s'est avisée de dire qu'elle n'avait jamais entendu parler de vous qu'avec éloge; alors c'a été un chorus général, et un con- cert de louanges vraies, si vraies et si aimables, que j'en ai été tout émue, et que les larmes m'ont gagnée. Au reste, vous ne reconnaîtrez plus madame Devaines. Elle a renoncé complètement aux visites, à la parure, au mouvement; elle vit solitairement, ne pense et ne parle que de sa petite maison, et, en tout, a pris une manière tout à fait convenable à son âge. Et même à tout âge, les femmes n'ont de grâce et de dignité que dans le repos.
ANNÉE 1807.
G XV.
MADAME DE RÉMUSAT A M. DE RÉMUSAT, A MAYENCE. Paris, dimanche 18 janvier 1807.
Je vous écris aujourd'hui, mon ami, de provi- sion, pour mon plaisir, pour profiter de la liberté que Charles me laisse le dimanche, et sans avoir à vous conter ni à vous dire du nouveau. Je ne sais rien, j'attends toujours, j'espère un peu. On répand de tous côtés le retour de l'empereur; je commence à y croire aussi, et à y prendre, et, si cela arrive bientôt, je n'aurai rien à souhaiter. J'ai eu, hier, de vos nouvelles. J'ai dîné chez madame de Vaudémont1 avec M. Durand, qui
I. Madame la princesse de Vaudémont était une amie de M. de Talleyrand, lequel avait voulu se faire relever de ses vœux pour épouser sa sœur. C'était une personne très aimée dans la société. Sa maison (tassait pour agréable. Elle était bonne, serviable, et l'on avait un peu là des habitudes d'ancien régime. — M. l'urand est M. Durand de Hareuil, diplomate. — M. de Lagardc, homme du monde aimable, vivait dans cette maison très familièrement. 11 aeu deux filles dont l'une, morte jeune, a épousé M. de Lapasse, très connu à Toulouse comme le dernier des al- chimistes.
U-2 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
vous a vu, le jour de l'an. Il m'a dit que vous vous portiez bien, que vous aviez àMayence mille petits tracas assez ennuyeux; il m'a encore dit que vous étiez un homme aimable et de beaucoup d'esprit. Je l'ai cru. Il prétend que mademoiselle Georges a écrit à M. de Talleyrand une lettre de plaintes sur le misérable état de ses affaires, et qu'il en a été ému jusqu'au fond de l'âme. Vous pouvez maintenant vous rassurer sur son compte, et notre propriétaire Ouvrard vient, dit-on, de se charger de réparer sa mauvaise fortune. A propos de Durand, j'ai été frappée du soin avec lequel il copie les gestes de son ministre, et de son affec- tation à l'imiter. Les hommes sont souvent bien bizarres, et, tout en s'estimanl beaucoup, ils croient quelquefois valoir bien davantage pour- tant, en cessant d'être eux-mêmes. J'ai encore vu là l'abbé Dillon, que je ne connaissais point, et que j'ai trouvé fort aimable, M. de Lava- lette que j'aime, et ce petit Lagarde que je ne sais si vous connaissez, mais qui ne me plaît guère. Vous savez comme il est bien dans la mai- son, cela lui donne une insolence et une préten- tion ridicules; il me semble que la maison de Lorraine pouvait prétendre à mieux.
ANNÉE 1807. [43
C'est donc aujourd'hui dimanche, aussi il y a grande parade; votre enfant est occupé depuis le matin à nettoyer ses armes, et savez-vous bien que ces armes ne sont pas moins qu'un véritable fusil, dont on a ôté la pierre par précaution, mais qui est fort lourd, assez grand et avec lequel il faut savoir sérieusement faire l'exercice? Il commence à le manier assez bien, et il se moque de moi parce que je ne peux le soulever. Ma mère est enrhumée, elle ne sort point, et, pour se dis- traire, elle dispute tous les soirs. Hier, nous l'avons retrouvée avec le grand disputeur en titre, M. Pasquier, et la discussion s'était établie sur les gens de lettres et les savants. On se demandait quels étaient les plus aimables, et vous vous éton- nerez probablement comme moi, de savoir que c'était le cousin qui défendait V imagination, et ma mère le bon sens. Elle s'en est enrouée, mais elle a été charmante.
Je viens de recevoir mademoiselle Contât; elle est venue me présenter sa requête : elle ne veut quitter qu'à la paix, parce qu'elle voudrait que sa représentation lui valût davantage. Elle m'a quit- tée, je crois, médiocrement contente, parce que je n'ai rien pu lui promettre, vu que je lui ai
144 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
annoncé que cela ne me regardait nullement. M. Pasquier, qui était là, dit que je m'en suis bien tirée. Voici une lettre d'elle ; vous répondrez ce qu'il vous plaira1.
Depuis ce matin, on me ballotte de la crainte à l'espérance, et je ne sais plus où j'en suis. Les uns veulent que l'empereur reste à Berlin, et que vous alliez le joindre. Les autres... Ah ! que je les aime, ces autres ! vous annoncent pour dans dix jours. Mon ami, sens-tu bien comme moi le plaisir de nous retrouver l'un près de l'autre, de reprendre cette bonne vie de ménage, ces douces conversations, ces tendres épanchements qui font tout supporter, et qui doublent le plai- sir? Depuis que l'espérance me permet de tour- ner ma pensée vers ce bon moment , je sens que je serais bien malheureuse, s'il fallait voir prolonger encore ton absence; je ne sais pas si je la supporterais encore longtemps, et il faudrait toute ma raison pour que je ne t'allasse point rejoindre.
I. Il s'agit de Louise Contât, la plus célèbre des trois actrice? de ce nom. Elle quitta la scène en 1808 et mourut en 1813, à cinquante-trois ans. Elle avait créé avec le plus grand succès le rôle de Suzanne, dans le Mariage de Figaro, en 1784.
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GXVI.
MADAME DE RÉMUSAT A M. DE RÉMUSAT, A MAYENCE. Paris, jeudi il janvier 1807.
En vérité, mon ami, je ne sais où j'en suis. L'im- pératrice revient! Tout l'annonce, je dois croire que vous l'accompagnerez, je l'espère, et cepen- dant je n'ose encore me livrer à cette espérance. L'empereur restera donc à Berlin? Irez-vous le rejoindre? vous reverrai-je? Voilà toutes les idées qui me passent et repassent sans cesse par la lèle, et, en vérité, je n'ose m' arrêter sur une seule. 0 mon ami, quelle sera donc ma joie, si bientôt ta douce présence vient remplir tout ce vide qui m'entoure! Quelle différence entre mes heures d'alors et celles d'à présent, et qu'il y aura donc longtemps que je n'aurai été aussi heureuse ! Cependant, je dois craindre de me livrer à celte h bonne attente, et le mécompte serait terrible. Hier, M. de Lavalelte m'a appris le retour dï l'impératrice, ses valets de chambre me l'ont
II. 10
146 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
assuré ce matin ; il serait donc possible que je te revisse d'ici à huit jours, dans cette chambre où je t'ai tant pleuré au coin de mon feu, si solitaire, où je veillais le soir si tristement, aussi doulou- reusement affligée que toutes les femmes que je vois séparées de leur mari, mais forcée de garder pour moi seule des regrets, qui ennuient presque toujours le monde indifférent, et auxquels il ne prête l'oreille que lorsqu'ils sont accom- pagnés d'une inquiétude vive qui réclame l'intérêt. C'est donc pour moi seule que je gardais ma peine, et c'est le soir, quand je me retirais et me renfermais, que j'aimais à te pleurer tout à mon aise, et à repasser sur cet heureux temps de ma vie, où nous ne nous séparions jamais. Combien de fois il m'est arrivé de m'abandonner à de si douces rêveries, que bientôt, perdant de vue toute ma situation présente, j'étais étonnée en revenant à moi de me trouver seule, et de ne pas te voit' là , près de moi. Hélas ! Puis-je en effet compter sur ce retour désiré, et recevrai-je bientôt une lettre qui me l'apprenne?
Je crois que je ne pourrai aujourd'hui t'en- tretenir d'autre chose ; je n'ose ni continuer pourtant un pareil sujet, ni le quitter. Dans le
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doute où je me trouve, il me semble qu'en t'atten- dant, je n'ai plus rien a te conter, et je ne sens pas en moi le courage de soutenir l'autre supposition, et, dans ce cas, de continuernotre correspondance à l'ordinaire. Combien j'aurais peu de forces pour supporter toutes ces émotions, si ma tendresse n'en était pas la cause! Mais elles viennent de toi, ainsi je dois les soutenir, et je te le dis en vérité, loin de toi, mon ami, je préfère ces agitations du cœur, et les chagrins qu'elles causent, à un bon- heur et à une tranquillité que je ne te devrais pas. J'ai appris de singuliers détails sur tout ce qui s'est passé à Mayence, par une personne qui y est restée longtemps. Je ne conçois pas la conduite de certaines personnes, et la plainte, et surtout l'humeur, me paraissent déplacées dans les occa- sions de ce genre. Au retour de l'impératrice, j'imagine, d'après tout cela, que ces dames auront mille raisons pour vouloir se reposer. Je ne sais comment s'arrangeront les services. Le mien vient de s'écouler; mais si, dans les nouveaux arrange- ments, il se trouvait à cette époque quelques- unes des voyageuses à remplacer, je serais fort heureuse que le choix tombât sur moi, et, si vous voulez le dire à Sa Majesté, la crainte seule d'être
U8 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
accusée de vouloir me mettre en avant m'empê- chera de Je demander, à moins qu'elle ne m'y autorise. Elle a été bien bonne pour vous, on me l'a dit encore, et vous soigneux pour elle. Vous voyez, cher ami, si je suis instruite.
Je n'entends pas le moindre bruit dans celte maison, que je ne croie que c'est la lettre que j'es- père qu'on m'apporte. Aussitôt qu'elle sera reçue, avec quel plaisir je commencerai tous les range- ments qui annonceront la présence du maître! Je pourrai faire ouvrir tout le côté si triste- ment fermé, que je ne visitais qu'avec un serre- ment de cœur; attendre mon ami est déjà un plaisir, et enfin te regretter n'est pas non plus sans charmes. Tu retrouveras ton lils bien portant ; car j'espère qu'il sera débarrassé d'uu rhume de cerveau qui le rend un peu souffrant dans ce moment, et qu'il a attrapé en montant la garde dimanche dernier. Je crois que tu seras content aussi de notre Albert qui fait lentement de petit s progrès; nous causons souvent ensemble de toi, et il a, comme tu le penses bien, plus d'une fois levé sa petite épaule. Mais voilà que je parle encore comme si j'étais sûre ! Je vais te quitter, parce que je ne sais que te dire; je ne fermerai
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ma lettre que ce soir, peut-être alors aurai-je reçu la tienne, et pourrai-je parler à coup sûr. Je vais dîner chez le ministre de la police, je reviendrai cacheter et envoyer mon paquet. Puissé-je bien- tôt cesser d'écrire ce triste mot d'adieu !
Ce vendredi matin.
Oui' j'ai bien fait de ne pas fermer cette lettre avant ce matin ! Cher ami, je viens de recevoir votre lettre, votre bonne lettre qui m'annonce ce retour si souhaité. Me voilà contente, et bientôt heureuse ! Charles pleurait de joie; Albert apprend à dire : Papa va revenir; enfin c'est une joie dans toute la maison. Voilà donc le temps des chagrins passés; car pour moi votre douce présence les fait dispa- raître tous ; encore quelques jours, et je n'écrirai plus, et nous causerons, et je te serrerai dans mes bras! J'ai reçu hier une visite qui m'a touchée et que je ne veux pas oublier de vous conter. C'est celle de lafamille Bourg-oing1. La mère, en entrant,
I. Il s'agit de la famille Bourgoing dont les membres ont servi dans la magistrature et dans l'armée, .le ne sais rien de l'af- faire à laquelle il est fait allusion. L'enfant qui était à l'armée était sans doute Charles de Bonrgoing, né en 1791, aide de camp du maréchal Mortier en 1811, employé dans la diplomatie sous la Restauration, pair de France en 1811, ambassadeur en Espagne sous la République, et mort sénateur du second empire en 1868.
150 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
m'a dit : « Madame, c'est une famille heureuse qui vous doit une visite. Nous savons à quel point, lorsque nous étions dans la peine et re- poussés de tous côtés, M. de Rémusat nous a té- moigné d'égards et d'intérêt. Aujourd'hui que le sort est changé pour nous, c'est un devoir que nous venons remplir, en vous l'apprenant nous- mêmes. » Ils sont d'autant plus heureux, que c'est à la bonne conduite de leur enfant à l'armée qu'ils doivent le retour des bontés de l'empe- reur. La pauvre femme pleurait en me le racon- tant, et, moi, j'élais bien émue.
CXVII.
MADAME DE RÉMUSAT A M. DE RÉMUSAT, A LA HAYE1.
Paris, jeudi 14 mai 1807.
Je vous remercie, mon ami, de votre bonne pe- tite lettre de Cambrai ; je ne l'attendais pas ; je ne pouvais espérer que vous eussiez trouvé un mo-
1. L'impératrice était revenue de Mayence au mois de février, avec la cour, et avait passé l'hiver à Paris. Mais le fils de la reine
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ment pour m'écrire. D'après cette exactitude, j'attends maintenant des nouvelles de Bruxelles, avant que vous partiez pour la Haye. Puisse cette absence ne pas se prolonger! Nous ne nous y étions pas préparés, et je n'ai pas de résigna- tion de reste. Il m'en faut une si forte dose pour le temps qui va venir! Pendant que nous gaspil- lons le mois de mai, nous allons gagner celui de juin, qui amènera le triste moment du départ. Si vous voyez Corvisart, causez un peu avec lui d'Aix- la-Chapelle, afin qu'il se décide. Maintenant qu'il m'en a donné l'espérance, je crois que je n'aurais plus le courage de mettre deux cents lieues entre vous et moi. D'après ce que vous me dites, je ne vous attends plus que l'autre semaine.
Ce v oyage doit être bien triste, l'impératrice ne verra arriver que dans bien longtemps le moment où elle commencera à se consoler. Les chagrins causés par de semblables pertes ont besoin de s'user pour s'affaiblir. Je pense souvent à celui de l'empereur : ce sont de ces coups qui
Hortense, Napoléon-Charles, héritier de l'empire, étant mort du croup à la Haye, l'impératrice s'y rendit aussitôt, accompagnée du premier chambellan. Delà cette lettre qu'il faut rapprocher de celle où la douleur de la reine est décrite, et que j'ai citée dans
les mîtes des Mémoires, p. 141, t. III.
15-2 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
nous ramènent à l'idée du néant de tout, et du peu de solidité des choses de cette vie. C'est, peut-être, la première lois que le malheur l'avertit qu'il est homme, mais l'avertissement est terrible.
Vous trouverez, mon ami, le ton de mes ré- flexions un peu sombre; mais il est vrai que je suis toute triste. Je voulais me persuader que je ne me chagrinerais point de ce petit voyage; je lâchais de me répéter que l'absence devait être trop courte pour qu'elle pût m'affliger ; mais je me suis trompée. J'ai besoin, mon ami, de te voir, ou du moins d'en avoir l'espérance. J'aime à te sentir près de ma chambre, avec ton enfant, et je retombe, loin de toi, sur mon insuffisance. Le voyage de l'année dernière m'a bien convaincue du peu que je vaux loin des objets de mes premières affec- tions. On ne peut guère se tromper vis-à-vis de soi-même, et ilfaut que j'avoue, en toute humilité, que c'est ma mère, vous, mon Charles, qui me donnez du mouvement, de la vie,*quelque chose d'animé qui me manque totalement quand je suis flans la solitude. Ne me quitte donc jamais, si lu veux que je sois un peu aimable, et suit oui bien heureuse.
J'ai dîné hier chez madame de Lalive. M. Pas-
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quier nous a assuré qu'il avait vu quelqu'un de sur qui lui avait parlé d'armistice et de médiation de l'Autriche1. On répand encore que l'empereur s<ra ici le 1er juillet. L'impératrice doit avoir des lettres en roule, et, sans doute, en sait plus que nous. Je tâcherai de voir, ce soir, M. de Lavalette. Je nie rappelle que, lorsque j'étais enfant, par un certain instinct des mécomptes de la vie, je m'ef- forçais de ne pas songer aux choses que je souhai- tais trop, de peur qu'elles ne vinssent à manquer. Il en est ainsi pour moi de la paix; je ne veux pas arrêter ma pensée sur ces heureux événements; je m'en détourne, j'attends, et n'ose pas souffler. J'ai été hier, un moment, aux Français. On donnait Gaston et Bayard, il y avait beaucoup de monde, et mademoiselleDuchesnoisabien joué les trois derniers actes que j'ai vus. Je suis chargée de vous demander les entrées de mademoiselle Loy- son ; M. Roger2 me paraît s'y intéresser beaucoup.
I . L'empereur était absent de Paris depuis le mois de septem- bre 1806. La guerre de Prusse était devenue la guerre de Russie Il avait gagné la bataille d'Eylau le 8 février 1807, et se prépa- rait à gagner celle de Friedland, au mois de juin. La paix ne se fit qu'au mois de juillet.
i. M. Roger, auteur dramatique, mort membre de l'Académie Française en 1842, était né en 1776.
154 LETTRES DE MADAME DE REM USAT.
C XVI II.
MADAME DE RÉMUSAT A M. DE RÉMUSAT, A PARIS1. Bruxelles, à trois heures, mercredi 23 juin 1807.
Me voici à Bruxelles, mon ami, et j'y ai tout le loisir de vous écrire, parce que je suis obligée de m'arrèter pour trois ou quatre heures. Je ne sais ce qu'on a fait aux roues de la voiture, mais le fait est que, depuis hier, chacun des rayons ballotte si bien dans sa case, que nous n'avons point fait route sans inquiétude. Arrivée ici, j'ai fait venir un sellier, que j'ai consulté, et qui m'a assuré que je courais risque de voir faire ce qu'il appelle le cha- pelet à mes roues ; Bernard2 le craignait aussi, et nous avons jugé plus prudent de nous arrêter et de faire arranger notre équipage. Je suis trop juste pour en vouloir à ce pays de ce désappointement, malgré le peu de goût qu'il m'inspire; mais ce
1. Comme il a été dit dans une îles lettres précédentes, ma grand'mère partait pour les eaux d'Aix-la-Chapelle i la fin du
mois de juin 1807.
2. Valet de chambre.
ANNÉE 1807. 155
que je lui pardonne moins, c'est la poussière abo- minable dont nous sommes couverts tous trois, sans pouvoir nous en garantir, sous peine d'étouf- fer; ce matin surtout, de Mons ici, il m'a été im- possible d'ouvrir les yeux un moment. A cet incon- vénient près, je suis fort bien ; la voiture est douce, et je ne souffre point du tout.
Mais, mon ami, je m'ennuie excessivement. La journée d'hier a été d'une longueur mortelle ; nous n'avons pas trouvé quatre mots à dire, Au- gustine et moi, et nous avons gardé le plus beau silence, interrompu seulement par ces agréables propos déroute: « Combien de postes? Combien à payer ? Prenez garde aux tournants, doucement sur le pavé, etc. » Je ne sais si cela tenait à mon hu- meur mélancolique, et je le croirais assez, car j'ai à peu près repris ma mine de Cauterets, mais, en- fin, le pays ne m'a pas paru si beau qu'on me l'an- nonçait, et ces énormes plaines de blés qui annon- cent tant d'abondance, un si beau terrain, une si grande sciencedeculture, m'ennuyaient à considé- rer. Mais, de l'humeur dont je suis, qui pourrait nf amuser? Cependant ma grognerie ne m'a pas empêchée d'être bien plus contente de la roule de Mons jusqu'ici, et surtout des environs de cette
156 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
ville, et je crois que, si jamais il vous prend l'ai- mable fantaisie de m'accompagner dans quelque voyage, j'admirerai les beaux lieux comme une autre.
J'ai trouvé tous ceux que je viens de parcourir pleins des traces du passage incognito de l'impé- ratrice. Tous ceux qui l'ont aperçue sont restés charmés de sa bonne grâce et de son air affable; mais, dans les auberges, on se plaint beaucoup des valets qui la suivaient, de leur violence et quel- quefois de leur brutalité. A Roye1, où j'ai passé la première nuit, pendant mon souper, la plus ba- varde des hôtesses est venue m'entretenir de ce qu'elle appelle le carnage fait dans sa maison. Elle a fini par me dire qu'après tout ce sabbat, voilà ses expressions, rien n'avait été payé, qu'elle avait dépensé vingt-huit louis, qu'on lui en avait offerl vingt-cinq, et qu'elle en avait demandé cin- quante, parce que le prince Joseph, il y a trois ans, les avait donnés, pane que le prince Louis donnait huit cents francs, « enfin, a-t-elle ajouté, parce que, autrefois, en allant à Aix-la-Chapelle, le comte d'Artois les donnait, et que l'impératrice vaut
I. Village du département de la Somme.
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mieux que tout cela ». En arrivant à Mons , mêmes jérémiades, et d'autant plus fortes qu'on m'a demandé mon nom en arrivant, et qu'on m'a reconnue pour la femme d'une excellence, qui avait passé avec Sa Majesté. L'hôtesse, ici, deman- dait deux mille francs, en appuyant sa requête des mêmes raisons que l'autre. J'ai pensé que vous pourriez faire finir tout cela, d'autant mieux que cela amène d'assez mauvais propos que ces gens mécontents tiennent assez haut, [tour se cou- iler.
Lorsque ma voiture sera raccommodée, j'irai rouiller à Louvain, et demain j'arriverai de bonne heure à Aix-la-Chapelle. J'écrirai à Mérotte, el à Alix, quand j'y serai, el que j'aurai trouvé mon gîte.
Adieu, mon ami; je vais dîner et hoire à votre >auté, et, si vous le voulez, à la mienne, à qui je sacrifie dans ce moment plus qu'elle ne vaut.
158 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
CXIX.
MADAME DE RÉMUSAT A M. DE RÉMUSAT, A PARIS. Vendredi, Aix-la-Chapelle, 26 juin 1807.
Me voici à Aix-la-Chapelle, cher ami, et je joins mon annonce d'arrivée à la petite lettre que je vous ai écrite hier. J'ai trouvé madame de ***. Elle m'avait retenu un logement fort commode et voisin du sien; j'y suis bien, il n'est pas cher, et je prévois que ma dépense sera ici moins forte qu'à Cauterets. Quant à mon plaisir, j'ai bien peur qu'il ne soit le même. Ma compagne est fort aise de me voir arriver, elle s'ennuie beaucoup, et j'ai bien peur encore de ne la récréer que fort peu. Elle m'a appris la victoire sur les Russes, que nous ne savons encore que par les bruits ar- rivés de Mayence '. Avec quelle impatience j'attends de vos nouvelles, afin de savoir des détails ! Voilà le commencement des inconvénients de l'absence, el un beau sujet de reprendre mes plaintes. Mais
1 La bataille de Friedland avait été livrée le 14 juin 1807.
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j'ai promis de ne plus vous attrister comme Tan- née dernière, et je glisserai sur tout , de mon mieux.
J'écris au milieu du désordre de mes paquets et de nos rangements, et, comme Augustine dit que, si je m'en mêle, elle ne se reconnaîtra arien, je me suis mise à mon écritoire pour occuper mon temps ; vous savez mon goût pour cette espèce de confidence. Cependant, je ne me sens pas aussi en train que l'année dernière de me livrer à la cor- respondance; et je crois que j'élaguerai tout ce qui ne sera point lettres de cœur ou absolument obligé. Dites bien à Mérotte qu'elle n'engage per- sonne à m'écrire, que je suis revenue de ce passe- temps. Elle, vous, Alix, madame de Grasse, et un petit nombre d'élus, voilà tout. Mais, pour Dieu, garantissez-moi du cousin ! Je n'en veux pas ! je n'en veux plus! Je compte sur madame de Grasse pour rue tenir au courant de ses longues visites du soir, et de ses aimables propos. Avec ses soins assidus et la solitude de Paris, vous risquez fort de ne pas vous amuser plus là-bas que moi ici. Oh ! si vous aviez pu venir, mon bon ami, quelle différence! ou, enfin, si je tenais ma bonne mère dans cette triste chambre; mais il fallait que le
160 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSA T.
sacrifice fût entier, et, pour querien n'y manquât, que je le fisse à moi-même, afin qu'il fût sans mé- rite, comme sans dédommagement.
Je vous recommande beaucoup de m'écrire sou- vent; les lettres arrivent tous les jours à quatre heures. Elles mettent trois jours et demi, et, si vous vous entendez mieux que l'année dernière, je puis en avoir une chaque jour, sans que vous vous fatiguiez beaucoup. Je me suis assez joliment conduite en route, et je mérite bien un peu de soins de votre part. Je n'ai pas trop joui des envi- rons d'Aix, parce que je suis partie des Battices ' par un brouillard épais qui m'a dérobé tout le pays. Cette ville me semble passablement, triste, mais qui pourrait me paraître gai? — Adieu, ami bien cher. Je n'ose pas écrire à ma pauvre sœur avant d'avoir des détails sur la bataille. Peut-être est-elle tranquille, tandis que je m'inquiète ; peut- être aussi... Mon Dieu! voilà une pensée qui me ramène à mon refrain ordinaire, et celle-là n'est pas de nature à pouvoir être repoussée.
I. Village de la province de Liège.
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GXX,
MADAME DE RÉMUSAT A M. DE REMISAT, A PARIS.
Aix-la-Chapelle, ce dimanche 28 juin 1807.
Voilà deux jours que je suis ici, mon ami, el deux jours sans lettres ! Vous ne vous conduisez pas comme vous me l'aviez promis, et vous n'avez pas assez bien compris le plaisir que j'aurais eu à retrouver ici un souvenir dans les premiers mo- ments de mon arrivée.. l'attends aussi, avec bien de' l'impatience, une note ou une lettre de Gorvisart, parce que le médecin d'ici me paraît un homme qui tient aux règles, et il voudrait une consultation en forme. Enfin, ce manque de lettres m'a tour- mentée à tous égards, et m'a donné hier, tout le jour, une inquiétude très vive. On savait ici, par Mayence, qu'on s'était battu à l'armée, mais on n'avail point de détails; mes comptes de jours me prouvaient que vous auriez pu m'en avoir donné, si vous m'aviez écrit ; je me suis figurée qu'il étail arrivé quelque malheur, et qu'on ne voulait
162 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
pas me le mander. Mon imagination a été aussi loin que possible, d'autant qu'on disait ici des officiers généraux tués. J'étais vraiment dans un état pénible. Enfin, hier au soir, le Moniteur est arrivé, je me le suis procuré, et j'ai été rassurée; il ne me reste donc plus qu'à être un peu fâchée contre vous, ce que je ne ferai point cependant, parce que, dans l'exil où je suis, ce serait pour moi un chagrin de plus, et je n'en ai pas besoin. A présent, si vous voulez savoir la vie que j'ai menée depuis que je suis ici, je vous dirai.qu'après avoir mis ordre à mes arrangements, vendredi, j'ai dîné à cinq heures avec madame de ***; nous nous sommes mises au môme ménage. Après le dîner, elle a été tentée du spectacle français établi dans cette ville; nous avons vu Biaise et Babet l fort mal joué, et crié, car assurément on ne peut se servir du mot chanter. Après la première pièce et pendant la seconde, M. deLnmeth2 est venu
1. Biaise et Babet est un opéra-comique de Mouvel et Dezède.
"2. Alexandre de Lameth, le plus jeune des trois frères, avait fait la guerre d'Amérique. Il avait été député aux états-géné- raux, où il poursuivit l'abolition des privilèges, notamment de ceux du clergé. En 1792, il servit sous M. de Lafayette, dont il partagea la captivité à Olmutz. 11 avait été préfet des Basses- Alpes en 180-2, de Rliin-et-Mosclle en 1805, et il était en 1807 préfet de la Roër, dont Aix-la-Cliapclle était le chef-lieu. Il a été
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nous rendre visite ; il était un peu embarrassé, pinsi que madame de ***, parce qu'on a toujours cru, dans la famille, que c'était lui qui avait fait une satire contre son oncle, au commencement de la Révolution, et sa tante avait conservé tant d'animosité à cet égard, qu'elle désirait que madame de '* ne vît pas le préfet. Vous jugez que cette disposition a mis du froid dans la conversation, d'autant que j'y apportais assez d'indiiférence. Je n'ai pas encore en moi la volonté de prendre part aux distractions. Il a été fort poli, il nous a annoncé l'arrivée de sa sœur pour cette semaine, et il nous a offert de visiter les manufactures. Après le spectacle, où je me suis ennuyée, nous nous sommes couchées. Hier, la journée a été froide et pluvieuse ; je n'ai pu me promener qu'un instant. Nous avons arrangé que nous réglerions notre journée comme ! a couvent, afin de la rendre plus courte. On se lève à sept heures, on boit, on se baigne à neuf; nous déjeunons à dix; à onze, nous nous retirons jusqu'à cinq, nous dînons, nous nous promenons, et, le soir, nous lisons du français,
député sous lu Restauration, et il est mort en l-!v2'.) à soixante- neuf ans.
1G4 LETTRES DE MADAME DE RÉMCSAT.
ou de l'italien, parce que ma compagne l'ap- prend, et veut que j'en lise avec elle. Voilà, à peu près, comment se passera notre vie. Il y a beaucoup moins de monde ici qu'on n'en avait annoncé : des Allemands et des Hollandais qui, dit-on, ne se montrent guère; je ne sais encore ce qui habite la maison; je voudrais bien vous voir dans celle où l'on m'a dit que vous aviez logé, si c'est trop de vous souhaiter dans celle-ci. En- semble, ici, en famille, nous aurions mené une vie de château, qui m'aurait fort convenu; mais je ne m'arrangerai qu'avec un peu de courage de celle d'une religieuse. Je suis fort contente de ma compagne, et nous vivons bien ensemble; elle a beaucoup de douceur et de bonhomie; elle cause, elle ne demande pas mieux que de lire et de s'occuper; enfin, elle est aimable pour moi, et je suis fort heureuse de l'avoir trouvée.
ANNÉE 1807. 165
CXXI.
MADAME DE RÉMUSAT A M. L) C RÉMOSAT, A PARIS.
Aix-la-Chapelle, ce jeudi 2 juillet 1807.
Vous me demandez, mon ami, comment je me trouve d'Aix-la-Chapelle; je vous répondrai plu- tôt comment je me trouve de l'absence; car je ne sais pas encore en quel lieu je suis. Ma compagne et moi, nous ne sortons guère; nous n'avons l'ait encore ni promenades ni visites; nous nous le- vons, nous nous occupons, nous dînons, nous causons, nous lisons, et nous nous couchons; et, si les regrets ne forçaient pas à compter les heures, je vous assure qu'elles passeraient assez bien. Je suis fort contente de madame de"*. Elle a, je vous assure, beaucoup plus d'esprit qu'on ne lui en suppose, de la douceur et de la politesse; elle aime à s'occuper, nous faisons ensemble de petites lectures qui nous conviennent; ses cor- respondances multipliées me laissent tout le temps de faire les miennes; enfin, c'est une 1res
166 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
bonne compagne de solitude. Demain, nous avons le projet d'aller voir un certain ermitage que vous avez sans doute visité, et qu'on dit dans une si- tuation charmante. M. de Lameth est venu nous proposer une course à quelques lieues d'ici pour la semaine prochaine. Nous ne nous pressons pas de voir, parce que nous n'aurons guère que cela à faire, et qu'il faut ici ménager ses plaisirs. On nous annonce le roi de Hollande1 pour le 1er juillet; un homme de la maison est déjà ar- rivé. On répand ici que l'empereur a désiré qu'il ne s'éloignât point autant de la Haye, et qu'il vient prendre les eaux d'Aix. Je n'imagine pas que la reine l'accompagne, et qu'elle puisse revoir ces lieux aussi promptement. Peut-être qu'elle ira à Saint-Gloud pendant ce temps, et l'impératrice se trouvera bien de cet arrangement.
Je conçois que ce petit bonhomme ne laisse pas de vous occuper beaucoup ; il y gagnera tout à fait, et rien, mon ami, ne lui vaudra vos soins et vos leçons. Tandis que vous avez près de lui si peu de moments à vous, je ne sais que faire ici de tous les miens. Je suis si accoutumée à le compter dans
1. Louis Bonaparte.
ANNÉE 1807. 107
l'emploi de ma journée, qu'ici je ne sais plus que faire, et que je le cherche toujours; cette assi- duité auprès d'un enfant, qui d'abord donne un peu de gêne, finit par devenir une véritable habi- tude, dont l'affection que vous me témoignez est la plus douce récompense.
J'ai eu beaucoup de peine à trouver ici quelques livres; le libraire chez lequel on s'abonne n'a guère que des romans bien sales qui ne me tentent point. Je n'aime dans ce moment que celui que je fais', qui m'amuse et m'occupe sérieusement. Quand les heures de composition sont passées, je lis les Ré- volutions d'Angleterre, que je ne connaissais point; après, je joue de ma chère guitare, et je traduis du Virgile tous les jours, bien exactement. Je crois, à la facilité avec laquelle je le lis, que les leçons de Charles m'ont été utiles ; j'entends fort joliment, et cette lecture m'amuse beaucoup. Je vous ai dit aussi que je m'étais remise à l'italien ; nous lisons PArioste, madame de *** et moi ; je suis la plus forte des deux, et c'est moi qui donne la leçon. Si vous étiez venu avec moi, cher ami, j'aurais de
1. Il s'agit sans doute de l'Ambitieux ouïes Lettres espagnoles, le seul roman un peu développé qu'elle ait fait, ut qui n'a jamais été public.
168 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
cette manière passé un été fort tranquille; mais, sans vous, il y a toujours, quelque courage que j'y mette, des moments bien pénibles, de tristes réveils, des instants de découragement dont il faut se tirer, s'il est possible ; mais i! est bien diffi- cile que la raison remporte toujours sur le cœur, et le mien ne sait que répondre à ces privations de ce qu'on aime le mieux. Ma compagne se moque de moi, elle ne regrette personne, et elle trouve que c'est pis. Elle voudrait acheter tous les liens qui m'attachent à mon ménage, au prix de mes chagrins et de mes regrets. Je crois qu'elle a rai- son ; du moins, je sens que je ne voudrais pas ne pas souffrir ce que je souffre, et que le plaisir de vous aimer vaut bien les chagrins qu'il me cause à présent.
ANNÉE 1807.
169
GXXII.
MADAME DE I! KM USAT A M. DE RE MU S AT, A TA Kl S.
Aix-la-Chapelle, i juillet 1807.
Il court ici, depuis doux jours, des bruits de paix qui nous mettent dans une extrême agita- tion; c'est une nouvelle arrivée de Dusseldorf. On assure que, après une bataille signalée, l'empe- reur de Russie et le roi de Prusse ont demande quartier, et que les préliminaires ont été signés sur-le-champ. J'espère bien que vous me man- derez promptement ce que vous saurez, et, en attendant, je tâche de prendre patience. Serait-il bien possible que nous eussions la paix, enfin ? Quand on me l'a dit, j'ai pensé à cette pauvre Alix, et j'en ai pleuré de joie; il est vrai que j'ai pleuré, après, de regret de n'être pas là pour l'embrasser, et puis vous, et Mérotte, et. tout le monde; car, enfin, ce doit être une joie universelle; et, quand nous en serons sûrs, nous regarderons derrière nous comme on l'ait dans les mauvaises routes,
17ii LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
étonnés de celle que nous venons de traverser. Dans mon premier mouvement, j'ai été tentée d'écrire à l'impératrice; mais, ensuite, j'ai pensé qu'il valait mieux attendre que nous fussions plus instruits. On débite dans cette ville deux autres nouvelles qui paraissent avoir assez de consis- tance parce qu'elles viennent par des correspon- dances de négociants. L'une est la révolte des Turcs contre leur Grand Seigneur ; on prétend que les janissaires l'ont forcé de quitter son trône, qu'ils ont mis son neveu en sa place, et que Sébastiani s'est retiré en Autriche. La seconde, qui a été écrite de Hambourg, annonce qu'une tlolle anglaise a paru sur les côtes de Hollande. J'espère encore que tout cela n'est pas vrai; mais, dans ce cas, je n'ose pas plus croire à ce que je souhaite qu'à ce que je crains, et tout cela fait une incertitude qui m'irrite encore plus contre l'absence !.
Ma vie est toujours la même, et, franchement,
I. l'n armistice ;ivait été accordé aux Russes le "21 juin, à Til- sit, et la paix fut signée le 7 juillet. Le général Sébastiani, am- bassadeur à Constantin ople, avait eu, en effet, des négociations difficiles avec la Porte; mais le sultan Sélim n'avait pas abandonné l'alliance française. Celui-ci pourtant fut, un peu plus tard, dé- trôné, et étranglé en 1808, par son successeur Mustapha II.
ANNÉE 1807. 171
quoiqu'elle ne soit pas gaie, je ne m'ennuie pas. Comme ma santé est meilleure que l'année der- nière, je résiste mieux, et je puis m'occuper davantage. J'ai commencé les eaux et les bains; je les crois plus douces que celles de Cauterets ; toutes les manières de les prendre sont plus commodes, et, enfin, la vie est ici de moitié moins chère. Je ne suis pas aussi contente du médecin que du reste ; mais je n'en ai guère besoin; vous savez que, ainsi que ce pauvre Ganay, j'aime assez à me traiter, et je me suis mise a un fort bon régime. J'ai parcouru quelques- uns des environs, et, comme vous le dites, ils sont charmants. Il y a un certain ermitage que vous devez vous rappeler, et qui m'a beaucoup plu. Malheureusement, ma compagne et moi, nous ne sommes pas marcheuses, et les chemins sont si mauvais, qu'on y éprouve en voiture d'horribles cahots; aussi je crois que nous nous bornerons à lourner dans ces jolies prairies qui sont aux portes de la ville.
Je suis toujours fort contente de ma compagne, et je vous avoue, entre nous, que j'aime mieux sa société que celle que j'avais l'année dernière. Nous faisons moins d'esprit, cependant nous eau-
172 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
sons encore assez bien, et elle est d'ailleurs tout à fait bonne enfant. Elle parait touchée de l'intérêt que je lui témoigne; peu heureuse par les affec- tions de son cœur, elle n'est pas blasée sur le plai- sir d'être aimée. Je reçois toutes les confidences qu'elle veut me faire, mais je n'en presse aucune. Je ne l'interroge point sur certaines lettres que je lui vois recevoir de l'armée, et j'attends toujours qu'elle me dise : « On m'a écrit. » Elle ne cherche point les occasions de me parler de cette correspon- dance, mais elle s'ouvre volontiers sur les chagrins de sa vie intérieure; elle hait et méprise son mari: voilà qui est bien sûr. Je doute encore de tout le reste; cependant, d'après quelques mots, je crois qu'il n'y a encore que sa vanité d'intéressée dans ce que vous savez; elle me parait un peu froide, très lière, et tout cela la défendra long- temps.
Nous causons souvent de vous; elle dit du bien de vous, elle aime à m'en entendre dire, el je ne me fais pas prier. Quand nous avons ainsi causé, nous lisons ensemble, tour à tour, et tra- vaillons. Voilà l'emploi de nos soirées, c'est-à-dire depuis six heures jusqu'à dix que je me couche. Avant-hier, nous avons fait une visite à ma-
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dame de Lameth1. Je m'arrangerais assez de cette maison; mais ma compagne a une raison, que je vous ai dite, pour ne pas trop la fréquenter, et je ne puis pas faire autrement qu'elle. Le préfet est aimable, mais ce n'est plus, à présent, cet homme élégant et recherché que vous m'annonciez. Il n'a plus l'air jeune, il est couperosé; il ne parle que de son départemeut, il s'en occupe sans cesse ; il ne sait pas un mot de ce qui se passe hors d'Aix-la- Chapelle, il n'ouvre pas un livre, et ne sait que sa place. Il paraît aimé ici; son état de maison est fort simple. Les habitants de la ville sont sans luxe, et ils n'aiment point à perdre leur temps à se ras- sembler en société. Il y a, cependant, eu un bal à La Redoute depuis notre arrivée; mais nous ne nous sommes pas souciées de nous y transporter, dans la crainte de nous fatiguer, en étant forcées d'y danser. Nous nous permettons plus volontiers le spectacle, qui n'est réellement pas très mauvais, quand on a pris le parti d'oublier qu'on en a vu d'autres. A propos de cela, dites-moi donc si nous aurons Tal ma ici, quoique je ne sache guère ce qu'on en ferait, à moins qu'il ne jouât des monologues.
I. Madame de Lameth n'était point la femme du préfet, c'était sa belle-sœur, madame Charles de Lameth.
174 LETTRES DE MADAME DE KÉMUSAT.
Je pense que mes lettres sont ennuyeuses, et cela m'ôte le goût de l'écriture ; je n'ai rien à mander, aussi n'ècrirai-je qu'à un très petit nombre. Voici, pourtant, une lettre de M. de La- valette; dites-lui bien que je le prie de tenir vis-à-vis de moi sa promesse, et de ne pas exiger de moi beaucoup d'exactitude, car je n'ai rien, rien du tout à conter. Adieu, cher et aimable; j'ai envie de finir cette lettre en disant que je ne vous aime plus, pour qu'elle renferme au moins quelque chose de piquant.
CXXIII.
MADAME DE HÉMUSAT A M. DE RÉMUSAT, A PARIS. Aix-la-Chapelle, 7 juillet 1807.
Le journal de madame de Grasse est ma conso- lation. Où en serais-jc sans elle? Et cependant je n'aime pas qu'on vous remplace; ma pauvre mère est bien moins coupable que vous, car elle a été fort souffrante. Si je ne savais pas qu'elle a tant de mal de tête depuis mon départ, je serais tentée
!
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de croire que la migraine a établi son siège à Aix- la-Chapelle. J'en ai eu quatre depuis dix jours, dont deux assez fortes pour me forcer à me coucher; il faut me soumettre à cet héritage; ma grand'- mère nous a fait à toutes deux un assez triste legs.
Je voudrais bien savoir où on en est des nou- velles'.' Madame de Grasse ne m'en dit qu'un mot ; elle a l'air de me croire instruite, et je ne sais rien qu'à moitié; on espère la paix ici. Quant à moi, cette espérance me fait peur, et je voudrais être sûre de voir arriver ce que je désire, et je n'ose me fier à tout ce qu'on dit; je vous croirais bien, vous, mais vous ne voulez pas parler.
Ma compagne a reçu une petite lettre de l'ar- mée, mais elle était du soir de la bataille; depuis, elle ne dit pas qu'elle ait rien eu. Je ne presse point ses confidences, et j'attends toujours qu'elle me parle. Elle a quelquefois des besoins subits de s'épancher, et puis tout à coup elle se contient. Je me trouve dans une position assez piquante, entre celle-ci et l'autre que vous savez, qui, en partant, m'avait recommandé de bien me mettre au fait des choses, pour l'éclairer tout à fait. Vous jugez bien qu'au retour je n'aurai rien découvert. Cependant, je vous dirai avons, à l'oreille, qu'en avançant dans
176 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
ses confidences, je commence à croire qu'il y a de ce côté-ci une préférence marquée, qu'elle s'avoue à moitié, et qu'elle colore, selon la coutume, d'un beau titre d'amitié. Elle m'entretient souvent de l'amour platonique; quelquefois, j'ai envie de lui dire que c'est la ressource des pauvres malades comme nous. Elle est flattée de la persévérance, et un peu occupée ; mais elle est bien loin de s'être monté la tète comme l'autre, et d'aimer aussi vive- ment. Aussi sera-t-elle bien plus aimée, comme il arrive toujours avec vous autres hommes. Cette petite, ou plutôt cette grande femme, a, je vous as- sure, de l'esprit, un peu de sécheresse et de fierté, le sentiment de sa beauté, qu'assurément je ne lui dispute pas, ce qui l'ait que nous vivons bien en- semble.
Voilà deux lettres dans un même jour! Ne suis- je pas cent t'ois meilleure que vous? Il est vrai que celle-ci est pour soulager ma bile. Je n'en- tends point que ce petit garçon vienne sur mes brisées, et qu'il prenne tout votre temps. Envoyez- le promener, et écrivez-moi davantage. Au lieu de cela, vous allez courir le spectacle avec lui; vous ne rentrez qu'à drs dix heures, le joli métier pour un père! et les beaux exemples que vous donnez!
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CXXIV.
MADAME DE HEM USAT A M. DE REMUSAT, A PARIS. Aix-la-Chapelle, 7 juillet 1807.
Je n'ai de consolation que dans vos lettres; vous devriez bien ne me pas priver si souvent de ce plaisir. Si j'en recevais davantage, je pren- drais mieux mon parti; je suis réellement assez contente de mon courage; je puis me servir de ce mot, quand il s'agit de vivre loin de vous. J'emploie fort bien mon temps, et il me semble qu'il marche un peu. Je sors peu, cependant, et je ne reçois aucune visite, non pas que je ferme ma porte, mais on ne nous en fait point. Hier, cependant, nous avons soupe chez le préfet, et cela n'était pas la plus amusante soirée de mon séjour ici. Pendant la saison des eaux, M. de La- meth a la coutume de rassembler, de temps en temps, toute la sociétéde la ville, ce qui fait environ cenl cinquante personnes. On a joué, j'ai fail deux rubbers de whist, et puis nous so ie~~ rentrées
il. 1-2
178 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
dans notre gîte. Celte assemblée était assez bril- lante. M. de Lameth fait très bien les honneurs de chez lui; sa belle-sœur roulait dans le salon pour donner bonne idée de sa politesse; on nous a mises à une table de jeu, et nous n'avons eu ni l'occasion ni le temps de dire quatre paroles. Il y a dans cette ville une madame K***, qui fait, comme on dit, la pluie et le beau temps. Vous vous rap- pelez d'en avoir entendu parler à Norvins. Cette madame, qui a à Paris une réputation un peu sus- pecte, est ici recherchée par tout ce qu'il y a de mieux. Elle a dû être fort belle, la parure lui sied encore bien, et elle paraît jouir de ce regain de province dont maman parle quelquefois. Sa place vaut deux cent mille francs par an à son mari, et elle tient une fort bonne maison; on as- sure que nous nous y amuserions ; mais nous n'avons pas jugé qu'il fut convenable de nous y faire présenter, à cause de notre dignité, et sur- it ml à cause de la vie que celte femme mène à Paris, el de la société qu'elle y voit. Elle était, hier, resplendissante de perles et de camées, et les toilettes simples que nous avons apportées se trouvent un peu étonnées de sa magnificence. Hier matin, j'ai été voir une exposition des pro-
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duits de l'industrie de ce département, et j'ai été dans l'admiration de tout ce qu'on y lait. J'ai vu les plus beaux draps, des velours, des satins, et beau- coupd'autres choses encore. On m'a assuré que les prix étaient moindres qu'à Paris, mais je n'ai pas pu le savoir encore. Jeudi matin, nous irons, avec M. de Lameth, visiter les manufactures de draps et d'aiguilles, dont je suis fort curieuse. Après ces courses, et quelques promenades aux environs de la ville, j'aurai tout vu, et je me tiendrai tran- quille.
Mais, mon ami, est-ce que vous ne trouvez pas qu'il y a déjà bien longtemps que je suis partie-? Pourtant, le temps du retour est si loin encore ! Quand je m'arrête sur cette pensée, mes forces diminuent un peu, et, pour ne pas perdre courage, il faut que je ne m'occupe que de la journée, et que je me détourne du lendemain. Ali! la maudite chose que l'absence! Ce sera la dernière, cher ami; une autre fois, vous viendrez avec moi, ou je ne bougerai plus; cela est bien arrêté dans ma tête, dans mon cœur; tâchez de le mettre aussi dans le vôtre.
180 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
cxxv.
MADAME DE RÉMUSAT A M. DE RÉMUSAT, A PARIS. Aix-la-Chapelle. 11 juillet 1807.
Vous ne m'écrivez pas souvent, mon ami, mais vous m'en dédommagez par la tendresse de vos lettres, et vous pensez bien qu'elles sont pour moi comme une espèce de provision de plaisir que je puis renouveler à tous les moments où je veux les relire. La dernière que j'ai reçue m'a profon- dément attendrie; elle est si aimable pour moi, si tendre pour vos enfants, si parfaite en tout, qu'il est impossible de ne pas pleurer de douces larmes en la lisant; c'est un plaisir que je me suis donné. Que Charles est heureux d'avoir un tel père! Et moi, mon ami, que je suis heureuse de faire ma route dans le monde avec vous! Combien notre enfant va gagner à tout ce temps que vous pouvez lui donner! Son cœur, son esprit se formeront près de vous, et il vous devra tout le bonheur de sa vie, du moins celui qui dépend d'un bon carac-
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tère et d'un esprit juste et droit. Et moi aussi, je dis comme vous, que je ne crois pas que l'éducation publique lui soit bonne, et que la meilleure serait celle qu'il pourrait recevoir dans la maison pater- nelle; aussi je pense que, sauf meilleur avis, il faudrait nous en tenir à ce lycée externe qui ne nous l'enlèvera pas tout à fait, et qui lui tiendra lieu de vous dans les moments où vous seriez trop occupé. Voyez, pensez-y bien, tacbez de trouver un moment pour visiter ce lycée, et puis décidez- en; car, enfin, quelque soit mon avis sur cetarticle, il est bien simple que ce soit le vôtre qui s'exécute, et j'y suis bien décidée. Quel bonbeur eût. pu se comparer au nôtre, mon aimable ami, si notre fortune avait répondu au reste, et si l'indépen- dance nous permettait d'élever en paix nos en- fants! Mais ne serait-ce pas soubaiter Irop de biens à la fois, que d'ajouter encore ceux-là à tout ce que je tiens de vous?
Plus je vais dans le monde, plus je reviens à vous, cber ami, avec empressement. Ici même, dans les entretiens que ma compagne a fréquem- ment avec moi sur les ebagrins de son intérieur, je trouve mille occasions de comparer sa situation avec la mienne, qui augmentent ma tendresse
182 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
et ma reconnaissance. Alors, je ne puis m'em- pêcher de lui parler de vous el de mon bon- heur; elle dit qu'elle aime à m'entendre, que cola la console de voir que tous les maris ne sont pas comme le sien ; elle vous admire, elle m'a chargée même de vous dire qu'elle vous aimait, et qu'elle vous décernait, ainsi que madame de Grasse, le sur- nom de merveille. Je suis toujours contente de ce voisinage, et nous nous convenons si fort, que nous avons peine à quitter nos petites chambres pour chercher l'ennuyeuse société d'Aix-la-Chapelle. Nous lisons beaucoup, toujours les Mémoires de Sully; chacune travaille et lit alternativement; nos journées sont réglées, occupées, el, franche- ment, je m'attrista quelquefois, mais je ne m'en- nuie guère. Nous allons dîner aujourd'hui chez ma" dame K*** ; il a fallu accepter, sous peine de grande impolitesse. Nous lui avons fait, hier, une visite. C'est une femme encore fort spirituelle, mais d'un assez mauvais ton, c'est-à-dire de celui de sa so- ciété, composée à Paris de beaucoup d'hommes de toutes classes, d'artistes, deguis de lettres, de fort peu de femmes. Norvins y allait beaucoup, et m'avait parlé d'elle souvent. Elle csl fort riche, clic habile la plus jolie maison de la ville, elle e-t
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excellente musicienne, elle donne ici le ton, les modes, les bons usages. Son mari gagne deux cent mille francs par an; ils passent tous les hivers à Paris, et les étés ici. Elle a été pour nous d'une extrême politesse. Quoique, au premier abord, elle ait l'air d'une mère de famille tout occupée de ses cinq petites filles qu'elle a nourries, et qu'elle soit grosse encore dans ce moment, on assure ici qu'elle a encore le temps de s'occuper de tout autre chose. On prétend qu'elle a essayé de plaire à M. deLameth, mais que, jusqu'à présent, il a résisté, à la grande édification des habitants. On croit qu'en attendant cette conquête, elle se console avec quelques-uns des jeunes gens atta- chés à la préfecture, que le préfet a amenés avec lui.Yoilàles mauvais propos qu'on tient dans cette ville, et que nous savons déjà, quoique nous con- naissions fort peu les habitants, tant le mal est prompt à circuler et à se répandre !
Mon ami, vous devez savoir où me prendre. Vous connaissez probablement cette maison de madame Brammer, où je loge. C'était celle où l'impératrice se baignait, vis-à-vis du grand hôtel que vous habitiez. Si vous voulez me voir, vous me trouverez au second, sur la rue,
181 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
dans une assc : vilaine chambre, mais pourtant commode. A coté, se trouve une autre pièce dont nous avons fait un salon. Les meubles en sont un peu sales, la tenture un peu déchirée; mais, il y a un vieux canapé sur lequel nous passons une grande partie de nos journées. Le premier de la maison est assez joli, mais il nous aurait coûté fort cher, et nous n'en avons pas voulu. Il est habité par une famille hambourgeoise fort honnête. Au-rez-de chaussée demeure un vieil Anglais très infirme, qu'on porte au bain tous les jours, à côté de nous. Depuis deux jours est arrivé le duc de ***, sur lequel nous ne comptons guère comme ressource. Je ne l'ai point encore vu. Avant-hier,j'ai couru les manufactures; celle d'épingles m'a fort amusée, et j'ai visité avec beaucoup d'intérêt celle de drap d'un M. Vemonten, que vous avez dû voir aussi. Il habite à Tune des extrémités de la ville une belle maison, il est riche, il a dix enfants, un grand nombre d'ouvriers. Avant la guerre, leur nombre allai! à deux mille. Ils ont l'air heureux, de ce bonheur solide et doux que j'aimerais.
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GXXVI.
MADAME DE REMUSAT A M. DE REMUSAT, A PARIS. Aix-la-Chapelle, 15 juillet 1807.
Je ne sais, mon ami, si vous avez à Paris la même chaleur que nous avons ici; mais le fait est que, depuis cinq ou six jours, on étouffe; et que, si je sors de la paresse où cette température me met, c'est parce que je ne vous ai écrit ni hier ni avant- hier,et que je crois que vous vous souciez de moi, quoique vous ne me le disiez guère. 11 faut que je m'en prenne à ce coquin de Charles de votre si- lence, et que je le lui pardonne, sans qu'il se sou- cie guère de mon mécontentement, ni de ma résignation. Voilà comme il arrive toujours aux pauvres mères! Comme je ne prévois pas que le retour de l'empereur vous donne beaucoup plus de liberté, je vous prie de recommander à madame de Grasse d'être bien exacte à cette époque1. Vous
1. L'empereur revint à Paris le 27 juillet 1807, après dix mois d'absence.
i8C LETTRES DE MADAME DE REMISAT.
lui conterez les choses, et elle me les dira. Je suis bien lâchée de ne pas me trouver à Paris dans ce moment; cette rentrée sera bien glorieuse et, en même temps, bien touchante. Je compte écrire demain à l'impératrice.
Nous avons ici, depuis dimanche, le duc de ***. 11 a paru fort scandalisé, le premier jour, de trouver le whist établi à trois sols la fiche; il a demandé grâce. Pour lui plaire, on a monté sa partie à trente; et, hier, chez le préfet, il a obtenu le petit écu, prétendant qu'il était déshonoré s'il descen- dait à des pièces si médiocres. Vous conviendrez qu'il a singulièrement placé l'honneur de son nom. Je me suis assez amusée à le voir jouer; il est si sûr de son fait, si fier de son succès, si heureux de son gain, qu'il pourrait, un moment, faire envie, si ce n'est pourtant pitié.
On se rassemble ici, tous les lundis, chez le pré- fet, et on joue toute la soirée; madame de*" et moi, nous n'osons nous en dispenser, mais, lorsque nous sommes à cette triste table carrée, nous regrettons notre petite chambre, et nos Mémoires de Sully. Le dimanche, l'assemblée se lient chez madame R*"; nous y paraîtrons de temps en temps. Le mercredi, il y a bal à la Redoute, niais nous n'y
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avons pas encore paru; le reste de la semaine se passe tranquillement. Il y a encore dans cette ville le préfet d'Anvers, qui est venu prendre les eaux avec sa fille. Vous savez que c'est Cochon1. Nous avons beaucoup causé ensemble de madame De- vaines, et d'autres personnes de connaissance. Quand on est loin, il y a un grand plaisir à entendre au moins prononcer le nom de ses amis, ou même des gens que l'on connaît; c'est une sorte de rapprochement momentané qui console; il semble que le cœur se trouve moins isolé, et qu'il con- sente à se tromper soi-même. Après tout, les illusions d'affections sont, bien souvent, les plai- sirs les plus réels de la vie.
Dites-moi, cher ami, si vous avez quelques nou- velles de J***. Je pense quelquefois à lui, au temps qui s'écoule, et à cet avenir qui devien- dra tout à l'heure le présent. Je voudrais que vous déterminassiez quelque chose, et que vous pussiez faire pour votre neveu ce que vous croyez devoir,
I. M. Cochon, comte de Lapparent.né en 1749 et mort en 1825, avait été membre de la Convention, et avait voté la mort du roi. Mus tard, il remplaça Merlin de Douai comme ministre de la po- lice. 11 fut déporté au 18 fructidor et délivré au 18 brumaire. 11 a été préfet de la Vienne en 1800, des Deux-Nethcs en 1X0."). .-;<'•- dateur en 1800, et exilé en 1815.
188 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
sans que votre extrême bonté de caractère se résignât à une présence pénib'e pour tous. S'il était possible de profiter du moment du retour des puissants, ou bien si, en le laissant chez lui, on pouvait lui envoyer un peu d'argent avec quelques mots qui adoucissent son exil, nous serions tous mieux. Pensez-y un peu, cela sera utile à tous!
CXXVII.
MADAME DE RÉMUSAT A M. DE RÉMUSAT, A PARIS. Aix-la-Chapelle, 17 juillet 1807.
Si cela continue, il faudra que je m'en re- tourne à Paris pour prendre du repos, et la \ie dissipée que nous menons ici finira par être très fatigante. Il est vrai qu'elle est, à peu près, sans plaisir, ce qui fait qu'aujourd'hui, par exemple, nous sommes dans la joie de notre âme, parce que nous devons passer le jour en tête-à-tête. On nous assomme de dîners et de parties de whist, et on désobligerait extrêmement si on refusait.
ANNÉE 1807. 18!)
Hier, celait chez M. de Lameth, demain chez madame K*", qui nous fait tant d'avances et de poli- tesses qu'il faut absolument y répondre, et pren- dre son parti de s'y faire écrire, une fois de re- tour à Paris. Sa maison, sa loge, ses chevaux, sa calèche, tout est à nos ordres; elle vient elle-même tout offrir. Jusqu'à présent, nous nous étions assez défendues; mais, depuis l'arrivée de M. Adrien de M***, il n'y a plus moyen d'échapper. [1 nous met en avant. Il demande, il nous revient, et il faut finir par accepter. Je ne sais si vous cou- naissez cet Adrien? Il a plus d'esprit qu'il n'est aimable, mais nous n'avons pas le droit de choisir. J'aimerais assez le préfet, qui a unepolilesse noble et de bon goût, mais il est trop froid et trop préfet; il ne parle que de son département, et paraît n'avoir plus que son administration dans la tète. Il est assez mal avec madame K***.On dit ici qu'elle lui a fai beaucoup d'avances; mais, pour ne pas déplaire aux bonnes Allemandes, que les manières un peu libres de ladite dame choquaient, il a résisté à tout. On ajoute qu'elle ne le lui a pas pardonné. Vous voyez que ce n'est pas là le Lamel h d'autrefois. Il l'est encore dans certaines opinions constituantes qu'il se plaît à mettre en avant. Mais
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ce qui est remarquable, c'est qu'il ramène tou- jours la conversation sur les scènes passées, et qu'il aime à rappeler ses liaisons avec l'ancienne cour et la faveur qu'on lui témoignait. Quand il parle ainsi, on le regarde, et on ne trouve rien à répondre. Au reste, il n'a pas l'air de savoir mau- vais gré du silence. Madame de ** a bien de la peine à le traiter comme un autre ; elle a peur de déplaire à sa tante, qui lui écrit de temps en temps des lettres pleines d'aigreur à ce sujet. Pour moi, qui n'ai pas les mêmes raisons pour lui savoir mauvais gvè d'une satire contre l'arche- vêque, je ne me montre pas si sévère. Aussi cause- t-il plus volontiers avec moi. En somme, tout cela n'est pas très amusant, et ne m'empèchepasde répéter fréquemment mon refrain favori : « Je vou- drais bien m'en aller. »
J'ai lu dans mon oisiveté, avec un grand intérêt, les Révolutions d'Angleterre; j'étais peu au l'ait de cette histoire, et j'ai été fort contente d'avoir eu cette idée. Je vais tâcher de retrouver ici quelques autres mémoires; les livres sont assez raies, excepté les romans, que je suis trop raison- nable pour me permettre. On m'en a offert un de madame K*'*, que, malgré ses politesses, je n'ai pas
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encore eu le courage d'accepter. Il est vrai qu'il esl, dit-on, fort mauvais. Il en paraîtra un inces- samment qui commence à m'épouvanter par son volume. Chaque jour, il s'augmente de quelques pages, et, comme vous l'aviez prévu, les flots d'écriture coulent abondamment. Que faire en un gîte, à moins qu'on n'y écrive? Celte occupation nuit un peu aux correspondances, qui m'en- nuient décidément cette année. Cependant, j'ai jugé convenable d'écrire une fois à toutes les personnes à qui je le devais ; mais je ne recom- mencerai guère quand je serai au bout de ma liste, excepté pour quelques personnes cependant, entre autres M. de Lavalette, qui m'a écrit la plus aimable lettre. J'en ai reçu une de madame de Yin- timille; mais, comme la mienne aura croisé la sienne, je me regarde comme quitte. Elle me dit qu'elle ne quitte pas Mérotte, qu'elle n'aime plus que nous et notre famille, que nous sommes l'esprit, la grâce par excellence, etc., etc., enfin son engouement me paraît complet ; il durera tant que cela pourra. Je suis inquiète de madame d'Houde- tot. Je vous assure que je serais sensiblement af- fligée de sa perte; les personnes bonnes sont rares, et j'aime celle-là tendrement. A propos de bonnes,
19-2 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
madame de *" est tout étonnée, en vivant avec moi; elle dit que je le suis beaucoup, et qu'on lui avait dit que j'étais méchante. Je voudrais savoir où on m'a donné cette réputation- là, car, lorsque je m'examine consciencieusement, en vérité, je trouve que ni moi, ni la tournure de mon esprit, ne le sont le moins du monde, et, quand j'entends dire qu'on le pense de moi, cela me fait toujours un petit chagrin.
GXXVIII.
MADAME DE RÉMUSAT A M. DE RÉMUSAT, A l'A RI S. Aix-la-Chapelle, 20 juillet 1807.
Mon ami, je commence à m'ennuyer passable- ment; j'ai assez bien supporté ce premier mois, mais je ne conçois pas ce que je ferai du second. Notre société ne m'amuse guère, je vous re- grette tous de plus en plus. Cet Adrien de M" m'assomme de ses longues et oisives visites. Il ;i dans une perfection désolante ce ton léger de nos jeunes gens de Paris, et celte manière libre avec
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les femmes, à laquelle je suis fort étrangère; aussi dit-il que je suis prude et cérémonieuse. Rien de si ordinaire que de le voir, étendu sur une chaise, sortir tout à coup d'une suite de phrases toutes médiocres, toutes terre à terre, pour s'écrier qu'il déteste le vulgaire, qu'il n'aime que le chevaleresque, qu'il est fou de l'illusion, qu'il n'y a de réel au monde que le prestige, etc. La so- ciété de madame de Staël lui a fait entrer tous ces mots dans la tête, qu'il place à tort et à travers, sans jamais écouter une réponse, ou paraître y joindre une idée. Les deux ou trois premières fois j'y ai été prise. 11 fallait bien causer, je le voyais se lancer dans le galimatias, je rne décidais à m'y mettre. Mais point du tout : un moment après, je découvrais que je voyageais seule ; mon homme s'était arrêté je ne sais où. Après cette découverte, je me suis tenue tranquille. Quand il parle main- tenant, je l'écoute du regard, et, si je puis, je pense à autre chose. Gomme je suis en train de lire l'his- toire, quelquefois celle de ses grands-pères me revient dans la tête, et c'est cela qui est certaine- ment autre chose.
J'aimerais bien mieux M. de Lameth, mais je vous ai déjà dit que madame de "** ne veut guère
13
194 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
le fréquenter; je fais comme elle. Vous ne vous faites aucune idée de la douceur de son caractère, dans cette vie d'indifférence. Hier, elle me disait : « Je vous crois un peu faible. » Ce reproche m'a charmée, d'autant que je suis accoutumée à m'en- tendre traiter par vous et Mérotte de loup garou. Apparemment que je ne suis mauvaise et querel- leuse qu'avec les gens que j'aime, et, dans ce cas, vous ne devez pas vous plaindre; car, clans la pro- portion, j'aurais dû vous étrangler déjà plusieurs fois. Enfin, je trouve donc le préfet plus aimable; il vient quelquefois me faire de petites visites du matin. Au bout de quelques moments, il trouve le moyen de mettre la conversation sur les commen- cements de la Révolution, sur l'Assemblée consti- tuante, sur les idées de régénération, sur ses es- pérances de réforme. Il arrange tout cela de son mieux, il fait des contes que j'ai l'air d'adopter, et qu'au fond, je ne repousse pas entièrement, parce que je trouve en moi une disposition naturelle, fort utile dans ce siècle-ci, à excuser une bonne pailie des erreurs publiques. Hier, je lui ai fait raconter les circonstances de sa captivité, et, après avoir d'abord pensé que le roi de Prusse avait eu assez raison d'arrêter ce trio, cependant j'ai trouvé
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qu'on avaitété bien dur1. Je crois que je les ai pres- que plaints, mais surtout cette pauvre madame de Lameth, la mère, qui partageait la prison de son iils dans les derniers temps, et qui avait six cents marches à monter pour arriver au donjon. Il conte bien ce qu'il a souffert. J'ai été surtout frappée d'une obligation de danser tous les jours, qu'il s'était imposée pour faire de l'exercice. Pendant trente-neuf mois, à la même heure, il sautait en chantant une contredanse, et il m'a avoué qu'il s'était souvent surpris à répandre des larmes, au milieu de ce triste rigodon. C'est à la fin d'une pareille contredanse, qu'une fois il s'est déterminé à se couper la gorge avec un rasoir, et qu'il en a été empêché par un domestique qui l'a surpris.
Je reviens à mon ami. Je ne sais, je vous le ré- pète, comment se passeront les semaines qui me restent. Quelquefois, il m'est d'autant plus difficile de répondre de mon courage, que je suis obligée
1. Je crains fort que M. de Lafayette ne soit compris dans ce trio, et l'on trouvera peut-êlre le rapprochement assez piquant, si l'on veut bien se souvenir que mon père a épousé sa petite-fille. On voit, d'ailleurs, dans cette lettre, les premiers symptômes de la conversion de l'auteur aux vérités constitutionnelles, de sorte que nous n'avons eu, ni mon père ni moi, l'embarras de faire un choix entre les opinions de nos parents et grands-parents.
196 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
de dissimuler ce qu'il me coûte. A qui parler ici? Madame de *** m'écoute bien avec complai- sance, mais comment pourrait-elle m'entendre? Elle n'a plus de mère, son mari lui déplaît, ses enfants sont ceux de son mari, et ne l'occupent guère, et son cœur est bon, mais un peu froid; ses affections jusqu'à ce jour n'ont point été vives. Une petite pointe de vanité satisfaite, et un petit mouvement de préférence lui suffisent dans ce moment. Avec tout cela, l'absence ne peut guère lui peser; elle s'amuse des distrac- tions qui se présentent, tandis que je préfère à tout mes petites rêveries solitaires qui raccourcis- sent les distances. Mon ami, je suis faite pour une vie d'affections. Il faut que mon cœur se mêle à tout ce que je fais, qu'il anime mes actions, qu'il s'unisse à mes projets. J'aimerais encore mieux les chagrins qui me viendraient de lui que son inaction, et j'ai besoin de vivre toujours auprès de vous, pour qu'il soit toujours occupé.
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CXXIX.
MADAME DE R ÉMU S AT A M. DE REM USAT, A PARIS. Aix-la-Chapelle, 24 juillet 1807.
Je vais avoir bien besoin de lettres , et je serai tourmentée d'une terrible curiosité. C'est une étrange affaire que d'être loin de ces grands événements, de tant d'intérêts importants. Le- marrois ' a passé hier ici, pour aller prendre les eaux de Spa. En changeant de chevaux, il nous a fait faire ses compliments; j'aurais bien voulu le voir, et je suis un peu piquée de cette rapidité de course. Ma voisine a reçu une lettre de l'armée d'une écriture inconnue, sans signature, qui lui rendait compte des principales conditions de la paix. Nous avons fort bien deviné d'où cela venait. Je pense que vous serez au courant de tout quand cette lettre arrivera, et je ne m'aviserai pas de vous rien apprendre.
1. Le gt-néral Lemarrois venait d'être nommé gouverneur de Varsovie. Il est mort en 1836.
193 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
J'ai passé la soirée, hier, chez un riche négociant qui m'a fort parlé de vous. Vous accompagniez, dit-il, l'empereur dans une visite qu'il a faite à sa manufacture. Il s'appelle M. Yemouten, il est riche, il reçoit fort bien. Ces assemblées chez les négociants se multiplient beaucoup, et il n'y a pas moyen de les éviter, pour ne pas passer pour des impertinentes de cour. Je m'y conduis fort bien, j'y joue avec beaucoup de courage, je deviendrai habile au whist. Heureusement, mes matinées sont à moi, et, en vérité, elles ne sont pas aussi longues que je le craignais. Je les passe aussi solitairement qu'à Gaulerets, mais je les emploie mieux. Là-bas, les eaux sont plus fortes, elles me portaient à la tête, les orages continuels me faisaient mal aux nerfs; j'étais fatiguée des remèdes, abattue, agitée, et, mon pauvre ami, nous sommes toujours, quoi que nous fassions, un peu machines; mes tristes lamentations se ressentaient de tout cela. Cette année, ma santé est vraiment meilleure; j'éprouve du bien des eaux, je n'ai point d'attaques de nerfs, de rêveries creuses; je puis lire, travailler, écrire, faire de la musique, et mon temps passe mieux, parce qu'il s'emploie; je vous regrette au milieu de tout cela, je vous désire, mais je ne manque à
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rien vis-à-vis de mon propre cœur, en occupant mes journées, parce que j'envisage le plaisir de vous retrouver comme la récompense de mon cou- rage; oui, courage, c'est le mol, car ne suis-je pas loin de ce que j'aime le mieux au monde?
Ma sœur me conte encore la plus jolie histoire du monde au sujet d'une petite version du grec en latin par Charles. Son récit est très drôle, et il m'a fait rire un peu à vos dépens. Ah! ah! vous vous laissez aller à de petits moments d'enthou- siasme pour cet enfant; mais prenez-y donc garde, c'est bon pour nous autres folles ! Ce n'est qu'un enfant fort ordinaire, point du tout beau, médio- crement bon et aimable, avec une dose très com- mune d'intelligence, et qu'on élève aussi fort mal. Eniin, vous ferez comme moi, je vous le prédis; vous reviendrez de cet engouement.
200 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSA T.
cxxx.
MADAME DE RÉMUSAT A M. DE RÉMUSAT, A PARIS. Aix-la-Chapelle, 26 juillet 1807.
Je pense que l'empereur est maintenant à Paris. J'ai rêvé, cette nuit, que je le voyais, et que je lui sautais au col en pleurant. Quel poids de moins sur le cœur que de le savoir à Paris, et la paix laite ! Vraiment, c'est à présent qu'on regarde der- rière soi, et qu'on est étonné d'avoir marché si longtemps au-dessus de cet effrayant précipice. Nous en voilà quittes, et, avec nous, on pourrait dire une petite partie de l'univers qui s'appelle la terre, car tout lient à cette seule vie. Il y a déjà ici quelques militaires qui viennent arroser leurs rhumatismes; vous devriez bien nous envoyer quelques revenants. A propos d'estropiés, on m'a conté hier que le général Loyson, qui a perdu son bras, l'année dernière, non pas à Austcrlitz, où il avait été Tort exposé, mais dans une partie de chasse, s'est imaginé de le faire embaumer et re-
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placer à son épaule à l'aide d'une machine. Il ne veut, dit-il, rien perdre de ce que la nature lui a donné, et il aime mieux un bras mort que rien, à son côté. Songez-vous à l'impression de cette main pâle et froide, lorsqu'on s'avisera de la lui prendre, et concevez-vous une plus étrange idée? Ni mis disons, ici, qu'il fera main morte à tout le monde. 11 a fallu cette mauvaise plaisanterie pour me remettre sur cette fantaisie, car j'avais pris au tragique cette espèce de revenant de bras. Il y a ici un petit jeune homme, de la plus jolie figure du monde, qui a aussi perdu le bras à la bataille d'Eylau. Celui-là ne le cache point ; il a sa manche en écharpe, mais il n'en danse que plus gaiement; il valse, il saute, il tourne; on le re- marque, on le soigne, on le recherche, et, s'il ne lui manquait rien, peut-être qu'on ne le regar- derait point. Nous avons toujours les M"*. Le père s'ennuie à périr, parce qu'il ne trouve plus de joueurs, et qu'il cause une frayeur mor- telle. Le fils passe sa journée à oisiviler. J'ai fait le mot pour lui, pardonnez-le-moi. Il va, il vient, il sort, il rentre, il parle, il questionne, il dérange, il commence une phrase, et, comme ce qu'il hait le plus c'est le vulgaire, il s'empêtre
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dans l'indéfinissable, et il ne se tire pas plus de son idée qu'on ne se tire de sa présence.
J'aime bien mieux la famille Lametb; la mère est bonne femme, la fille aussi, et le gendre est excellent. Tout cet intérieur est fort uni; ils ont l'air heureux, et je suis toujours tentée de savoir gré du bonheur. Celui de madame de Nicolaï ' est la suite d'un mariage d'amour; il est quelquefois bon à quelque chose, ce coquin d'amour, et je ne trouve pas qu'il fasse si mal au mariage. N'êtes- vous pas un peu de mon avis. Le préfet est aimable aussi; il a plus d'esprit que le reste, mais il n'est pas si bon homme. Au reste, il est fort poli. Il m'a parlé d'un ancien militaire qu'il a vu à Digne, qui est de vos parents, qui vous aime beaucoup, qui s'appelle Salves ou Salles-, ou enfin je ne sais comment; il a entendu dire du bien de vous. Où diable a-t-il pris cela, que vous étiez un homme d'esprit et fort aimable? 11 m'a aussi parlé de mon père, qu'il a beaucoup connu; de ma mère, qui avait la réputation d'une femme d'un esprit supé- rieur. Je ne sais où cet homme a vécu. On l'aime ici autant que possible, car on n'est pas encore
1. M. de Nicolaï était gendre de madame de Lameth.
2. M. de Salve-Villedieu.
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trop Français; il faut de l'adresse et du temps.
Savez-vous bien que je suis à la fin du quatrième chant de Virgile, à l'avant -dernière lettre de mon roman , à la fin de mon fauteuil de tapisserie ? Avec tout cela, je fais des progrès sur ma guitare et je deviens un petit duc de Laval, au whist. Il n'y a qu'en tendresse pour vous que je ne puis plus avancer; mais, pour cela, je n'en suis cependant pas près de la lin.
J'ai rouvert ma lettre pour vous dire des nou- velles. Que dites-vous de cette impertinence? Voyez si nous sommes instruites! Voilà ce que nous di- sons ici : Le prince Jérôme, roi de Westphalie ; le prince Murât, roi de Pologne, sous la protection de la Russie; le grand-duc Constantin, roi de Serbie et des Monténégrins. Voilà, monsieur, les dernières nouvelles d'Aix-la-Chapelle. Sur ce, je vous aime tendrement, ce qui n'est pas une nou- velle.
204 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
CXXXI.
MADAME DE RÉMUSAT A M. DE RÉMUSAT, A PARIS. Aix-la-Chapelle 28 juillet 1807.
Madame de *** a trouvé, l'autre jour, dans une lettre de sa femme de chambre à son amoureux, cette propre phrase : « Eh quoi! le soleil se cou- chera et se relèvera encore vingt- sept fois avant que je puisse espérer de te revoir ! » Vous voyez que Racine avait deviné cette fille1. Je dis comme elle, mon ami, ou comme Bérénice, et je me dé- sole de cette maudite absence. Savez-vous bien que j'ai cru le mois de juillet interminable? Ces derniers dix jours m'ont paru les plus longs du monde; maintenant, je vais compter par août, il me semble que c'est commencer le retour. La belle et laide chose que l'imagination! Si nous étions de nos peines et de nos joies tout ce que nous en
1. Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous, Seigneur, que tant de mers me séparent de vous? Que le jour recommence et qui le jour finisse, Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice, Sans que de tout le jour, je puisse voir Titus?
Bérénice acte IV, scène V.
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rêvons, que resterait-il? Pour moi, je ne suis guère embarrassée de le dire : il me resterait un bon et très aimable mari, ce qui est une fort douce réalité. Je ne vous dirai point de caquets aujour- d'hui, vous voilà bien à plaindre. Depuis trois jours, je n'ai vu personne, j'ai eu beaucoup d'affaires qui m'ont empêchée de sortir. Un homme et une femme de ma connaissance, qui vous sont assez étrangers et qui cependant me tiennent de près, m'ont donné du mal. ils se trouvaient dans une position embar- rassante, je ne savais comment les en tirer, et ce- pendant on ne peut pas laisser la vertu des femmes exposée trop longtemps. Malgré tous mes soins, si mon héroïne vivait un peu plus dans le monde, on aurait tenu d'assez mauvais propos ; mais heureuse- ment qu'elle aime la retraite. Entre nous, je la crois en piteux état ;elle ne passera pas deux à trois jours. J'ai dans la tête qu'elle va faire une belle mort, quoique décidée à ne pas prononcer une parole, contre l'usage ordinaire de ces conteurs qui ne par- lent jamais tant que lorsqu'il ne leur reste presque plus de vie1. Quant à l'homme, ilne s'en porte que mieux; on ne meurt plus pour si peu /le chose.
1. On comprend qu'il s'agit des personnages du roman V Ambi- tieux.
206 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
Je m'amuse à relire la Bruyère et la Rochefou- cauld. Si je le pouvais, j'essayerais de les comparer ; mais je ne suis pas de force, quoique je sente bien la différence. Je trouve quantité de petites raisons éparses, difficiles à ranger; tout ce qu'il me semble, c'est qu'en quittant la Bruyère, j'aime encore les hommes, et. que, après avoir lu l'autre, je serais tentée de détester l'humanité. Je me trouve assez en train de lectures, et je profite de cette bonne veine; je suis sûre, cher ami, que vous vous ar- rangeriez de cette disposition. Hier, je prétendais que vous ne vous ennuieriez point avec nous; ma- dame de *** trouvait que j'avais bien de l'orgueil; j'ai répondu que non, mais c'est que vous aviezbien de la tendresse. Est-ce que vous ne mourez pas de chaud? Nous en étouffons tout à fait; point de vent, on ne sait ce que c'est que la pluie. Le soir, le ciel se couvre un peu, on se flatte d'un orage ; le lendemain, le soleil se relève plus brûlant que jamais.
Il n'y a pas plus de monde ici, au contraire, il en part, et notre maison est vide. Quelques-uns nous restent, j'aimerais mieux la solitude. Adrien passe toutes ses soirées avec nous. S'il voulait être simple, il vaudrait mille fois mieux; mais la crainte de se
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servir du mot propre, et la difficulté d'en trouver un juste, fait qu'il n'achève pas une seule phrase. Son esprit bégaye comme sa langue. Cependant, je suis une ingrate, car il me fait mille compliments; ce sont de ces louanges de grand seigneur aux- quelles je préférerais quelquefois une bonne sottise. Il m'a demandé de venir me voir à Paris, vous pen- sez de quel ton j'ai dit oui, mais je ne l'en ai pas moins dit.
J'ai appris hier que Norvins a la gale ; voilà qui sera inquiétant, cet hiver. M. de Caulaincourt lésait, demandez-le-lui de ma part; je serai d'une belle colère, si je ne reçois pas un mot de lui pendant mon voyage; car enfin j'ai quelques raisons de croire qu'il n'est pas manchot. J'attends bien impatiem- ment des nouvelles de la cour. Vous entendez toutes mes questions : Gomment est l'empereur? Que vous a-t-il dit? Je saurai tout cela la semaine prochaine; mais que la patience est peu à l'usage du cœur, et que le mien maudit l'absence! Celle-ci sera la dernière. Je ne sais où je prendrais des forces pour une troisième, et je sens que je n'aimerais plus tant à vivre s'il fallait gaspiller si souvent loin de vous des jours et des mois entiers. Pour gagner le temps, je passe le mien à parler de vous, et j'aime
208 LETTRES DE MADAME DE KÉMUSAT.
ma compagne de la manière dont elle m'écoute. Hier, nous disions que nous ne connaissions que vous de bon mari ; nous regardions à droite et à gauche, et c'était toujours vous qui vous trouviez le plus aimable, le plus tendre, le plus soigneux, et aussi le plus aimé. Ah! mon bien-aimé, que tout le reste est loin de la place où vous êtes dans mon cœur!
CXXXII.
MADAME DE RÉMUSAT A M. DE RÉMUSAT, A PARIS. Aix-la-Chapelle, 5 août 1807.
Depuis que vous redevenez homme de cour, vous négligez un peu les pauvres provinciales comme moi, et je pourrais bien vous faire une petite querelle, si je n'étais vraiment une bonne femme, ou plutôt si vous ne m'aviez accoutumée à croire tellement que je suis présente à votre tendresse, que tout naturellement, lorsque vous ne m'écrivez pas, je pense que vous n'avez pas pu le faire, et je m'attriste, sans vous accuser. La douce chose, mon aimable ami, que cette con-
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fiance que tu as su m'inspirer! et qu'elle est né- ccssaireaux sentiments durables ! Je ne puis m'em- pêcher quelquefois d'admirer ton habileté, ou, ce qui vaut mieux, d'être touchée de ton affection, qui semble avoir pris plaisir à me dérober les épines qui environnent trop souvent les jouis- sances du cœur; car, enfin, je sais fort bien que je n'étais pas disposée à cette tranquillité d'à me qui n'exclut pas la vivacité du sentiment. En entrant dans ma jeunesse, en éprouvant pour la première et unique fois les émotions de l'affection la plus vive, je voyais poindre en moi toutes les disposi- tions inquiètes et un peu soupçonneuses qui ne troublent que trop celle qui les éprouve, comme celui qui les inspire. Je ne sais 'comment tu t'es rendu maître de tout cela; mais il semble que tu aies pu refaçonner mon cœur, et n'y laisser que ce qui devait me rendre heureuse. Tu m'as appris à aimer sans jalousie, tu m'as inspiré une confiance que rien ne peut ébranler, et je compte sur ta ten- dresse comme sur un bien qui, s'il ne m'est pas dû dans celte perfection, m'est du moins complè- tement acquis. Va, mon ami, avec ce fonds de bonheur, on a bien des moyens de supporter les contradictions de la vie, et, quelles que soient
H. 11
210 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
celles auxquelles le reste de ma vie est peut-être destiné, je ne vois pas dans tout le monde un autre sort préférable au mien. Il y a toujours à dire à tous les autres maris; plus j'avance, plus je le trouve, et cette comparaison que je me plais à faire souvent, à part moi, et dont tu sors toujours plus aimable et plus aimé, cette comparaison me faisait faire hier solitairement une petite réflexion sur l'imprudence des femmes. En effet, si elles sont assez malheureuses pour ne pas aimer ce qu'elles devraient aimer, et pas assez fortes dans ce cas pour n'aimer rien, elles cherchent au de- hors des consolations qui le plus souvent sont bien peu dignes de leurs sentiments, et, après, les voilà perdues sans ressource; car je suis convaincue qu'il est encore plus facile de trouver un bon mari, non pas comme toi, mais enfin assez bon encore, qu'un amant toujours tendre et délicat, qu'on ne se repente jamais d'avoir écouté. Il y a dans le ménage tant d'intérêts qui rappro- chent, qu'il est presque impossible, avec un peu de raison, qu'on ne finisse pas par s'entendre; mais, dans cet autre lien, tout volontaire, quel garant peut inspirer assez de confiance, pour qu'une femme ne regrette souvent le sacrifice qu'elle
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a fait? Ce sujet de méditation pourrait nous mener loin, si je ne songeais pas que tu es beaucoup trop occupé pour me suivre dans toutes les petite rêveries qu'a faites mon oisiveté; aussi je coupe court à tout cela, et je reprends mon refrain : c'est que tu es le plus aimable du monde, et le plus tendrement aimé.
Je ne sais si toutes ces pensées de ménage ne me sont pas inspirées par la mésintelligence que je vois régner dans celui de ma voisine ; elle m'en parle assez souvent, avec une sorte d'indifférence qui me surprend quelquefois; après en avoir souffert, elle s'est tout à fait endurcie, et, au fond, son mari ne méritait guère qu'elle s'amusât à pleurer sur ses infidélités; mais je connais cer- taines bonnes têtes qui n'auraient pas si bien pris leur parti. Le sien est irrévocablement arrêté; elle méprise trop son mari pour lui revenir jamais, et l'estime se regagne encore moins que l'amour. Mais la voilà seule, et bien exposée, et défendue seulement par un grand fond de fierté que vous admirez beaucoup, et qui ne me paraît pas une barrière insurmontable. D'ailleurs, elle s'engage peu à peu, moitié par entraînement, moitié par force; je suis quelquefois embarrassée, quand elle
212 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
me demande des conseils à ce sujet, ce qu'elle fait volontiers. Dans ce cas, je ne puis mentir à ma raison, et puis j'ai peur que, là-bas, on ne me sache mauvais gré d'un trop sévère sermon; aussi j'évite plutôt que je ne cherche ces sortes d'en- tretiens. Ce qu'il y a de bon, c'est que je crois que votre ami est un peu inquiet des deux confi- dences que je reçois en même temps.
Mais, mon ami, voilà pourtant l'absence qui approche de sa fin. Dans quinze jours, je partirai; dans vingt, je serai auprès de vous; c'est dans ce moment que je sens toute la différence de la distance de l'année dernière à celle de cette année. Je me rappelle que, le jour même de mon départ de Gauterets, je n'osais pas encore penser à celui de l'arrivée. Aujourd'hui, il me semble que je le louche; j'irai si vite, le pays est si beau, la route si commode, qui pourrait m' arrêter? Comme cette petite voiture roulera! Quel plaisir j'aurai à la sentir courir. Mon bon ami, je pleure un peu en y songeant. Ah! que cette vie a de bons mo- ments!
J'ai reçu une petite lettre toute latine de Charles; il me dit aussi en très bon français qu'il est fort, triste de ne plus vous voir, et qu'il vous re-
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grette de tout son cœur; à quoi va-t-il s'amuser de penser à vous? Est-ce que cela est convenable? Vraiment voilà un bel emploi de son temps! et nous faisons, lui et moi, un joli métier. Ma mère m'écrit qu'il est plein d'esprit, je crains pourtant qu'il ne la fatigue beaucoup; c'est même ce qui me talonne ; je prenais mieux patience quand je vous savais avec lui. Quel dommage, mon ami, que vous ne puissiez pas faire tranquillement cette petite éducation! Comme elle tournerait bien ! Il n'au- rait plus besoin de rien.
GXXXIII.
MADAME DE RÉMUSAT A M. DE RÉMUSAT, A SAINT-CLOUD.
Aix-la-Chapelle, 10 août 1807.
Il est bien vrai, mon ami, que je trouvais que vous étiez un peu longtemps sans m'écrire, et que ce silence, dont j'expliquais bien la cause, m'attristait tout à fait. Cependant, je pourrais dire au sujet de vjs lettres comme Montesquieu l'ail direàArsace dans le petit conte d'Aminé: « Mon àuie s'apaise en
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m'occupant de toi. » — « Allons, direz-vous, la voilà qui cite Montesquieu! Mais, dans sa retraite, elle touche à tout! » Oui, mon ami, c'est le mot; je me suis abonnée chez un libraire, et je lis presque tout le jour; c'est ce qui me distrait le mieux, et je ne me sens jamais si bien que lorsque je suis tout à fait détournée de moi. Comme il faut pourtant être vraie, je vous avouerai que j'y reviens à présent beaucoup plus volontiers. Depuis que le jour du départ approche, je ne crains plus tant de m'ap- pesantir sur toutes mes privations; il me semble que je jouirai mieux des plaisirs du retour, ety quand je compare cette petite chambre solitaire au mouvement que je retrouverai dans quinze jours, je me sens le cœur serré par quelque chose qui tient de la joie presque autant que de la tristesse. Je crois, mon ami, que je partirai de samedi en huit, ce qui sera le 23. J'espère que vous serez à Saint-Gloud. Cependant j'ai une cer- taine inquiétude de Rambouillet, depuis hier; j'ai reçu une lettre de M. de Caulaincourt, qui me parle de voyages ; il serait bien triste de se trouver à quinze lieues l'un de l'autre, et cette contrariété serait de trop, après deux mois d'absence.
J'apprends que cette bonne Mérotte s'évertue à
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Paris pour vous remplacer auprès de Charles, et que, tout en jouissant de ses aimables soins, il vous regrette toujours. Je plains ce pauvre enfant, et je comprends terriblement cette privation et son regret; rien de complet dans ce bas inonde, tou- jours un mais, toujours un point noir à toutes choses : un bon mari qu'il faut quitter, une mau- vaise santé qui dérange, un enfant qu'on élèverait bien et qu'on ne peut suivre, une fortune détraquée qui tourmente. Mais avec tout cela des cœurs amis, des affections qui consoleraient des mécomptes qui ne les toucheraient pas; et ce dédommagement est tel, que la somme de toutes ces choses réunies compose encore ce qu'on appelle une douce et heureuse vie. Ma santé est toujours assez bonne, les eaux commencent à me fatiguer; mais celles de l'année dernière me faisaient le même effet, et, après, m'ont procuré un hiver tranquille. J'ai reçu une lettre de Corvisart. Au travers de mille plai- santeries, je démêle fort bien qu'il désire que je reste un peu de temps. D'après cela, si l'em- pereur n'était pas revenu, je crois que j'aurais eu le courage de pousser un peu dans le mois de septembre; mais cela devient impossible, et je crois agir raisonnablement en me conduisant
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comme je le fais. Il m'est impossible de laisser à ma mère, si longtemps, la charge de nos enfants.
Que vous dirai-je encore, cher ami? Vous êtes trop ahuri pour que je vous conte les petites niai- series qui remplissent mes journées. En quittant la ville, vous avez laissé tous les caquets qu'on me mande, et je suis peut-être plus au courant que vous ; il faut donc encore se rabattre sur le cœur, beau chapitre à traiter vraiment avec un homme de cour! Cependant, certains passages de votre dernière lettre m'assurent que vous entendez encore quelque chose à cette langue. Imaginez- vous que je me suis avisée d'être émue de la manière dont vous me peignez votre émotion, en revoyant M. de Talleyrand! N'est-ce pas une folie que d'avoir toujours en soi une corde prête à ré- pondre à tout ce que vous sentez? Ah ! mon ami, vous pouvez plus sur moi, quelque éloigné que vous soyez, que toutes les présences du monde.
La famille Laineth est revenue de Spa ; leur récit a achevé de më détourner de ce voyage. Les routes sont affreuses, le village désert, et les environs beaucoup moins jolis que ceux de cette ville; je m'en liens donc au bois d'Aix, que vous vous rap- pelez sans doute, et qui est vraiment délicieux, et
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je ne prendrai la poste que pour retrouver mon cher boulevard.
GXXXIV.
MADAME DE RÉMUSAT A M. DE RÉMUSAT, A SAINT-CLOUD.
Aix-la-Chapelle, 14 août 1807.
Sais-tu bien, mon ami, que c'est de demain en huit que je pars pour t' aller retrouver? As-tu un peu pensé à cette toute petite joie que j'éprouve, en préparant mes arrangements de fugue? En vérité, je ne dois plus songer à me plaindre, ni du peu de jours qui me restent à passer ici, ni même peut-être de l'absence. Il y a quelque chose de si doux dans cette pensée de retour, quelque chose de si vif dans le retour lui-même, que je me sens tentée d'aimer les émotions qui ont précédé celle-ci. Mon ami, je te reverrai donc bien- tôt, et nos enfants, et tout ce que j'aime ! Je te rapporte une meilleure santé, une vraie joie du cœur ; la satisfaction d'avoir supporté avec courage
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cet exil, et de ne l'avoir employé qu'à en recueillir le fruit que tu voulais que j'en tirasse : voilà les compagnons de route qui me tiendront compagnie, jusqu'à ce que je trouve dans les bras la réponse et la récompense de tous ces sentiments.
Ma mère m'a écrit qu'Esope n'avait pas réussi à la cour, je ne m'en étonne guère; cet ouvrage, tout bien écrit qu'il est, m'a toujours paru en- nuyeux. Vous voilà retombé dans les tribulations des plaisirs ; c'est quelque chose d'assez difficile que d'avoir à amuser un maître, et surtout un maître vainqueur, qui, depuis longtemps, semble avoir pris la gloire et la fortune pour ministres de ses plaisirs. Je m'imagine toujours que l'em- pereur doit trouver la vie de Saint-Gloud bien fade, après de si grands événements, et qu'il y a toute une moitié de lui-même qui ne sait à quoi s'oc- cuper. Ce sont ces moments de langueur et d'ennui des grands de la terre qui consolent les médiocres comme nous. A propos de grands, je viens de lire un chapitre de Montaigne qui me plaît fort; s'il vous tombait sous la main, relisez-le. C'est celui intitulé De la constance. Il est plein de choses dont on l'ail l'application à ces vingt dernières années qui viennent de s'écouler : « Ceux qui donnent le
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branle à un État, dit-il, sontvolontiers lespremiers absorbés en sa ruine; » et puis: e Le fruit du trouble ne demeure guère à celui qui l'a semé ; » et puis en- core ceci : « Le meilleur prétexte de nouvelleté est dangereux. >> J'ai montré cette dernière maxime à M. de Lameth; il m'a avoué qu'il pensait que Montaigne avait raison, ,1e vous en prie, relisez ce cbapitre. J'ai été bien beureusedes bontés de l'em- pereur pour M. de Xansouty. Il y a quelque chose d'élevé et de grand dans toutes ces récompenses qui va fort bien avec le gigantesque des événements. Assurément la victoire est un assez beau parchemin. J'ai été un moment tentée d'écrire à M. de Talley- rand pour le complimenter; mais mon ignorance de ses nouveaux titres m'a embarrassée, dites-le- lui et présentez-lui mes hommages. Savez-vous que je commence à l'aimer beaucoup de vous apprécier comme il le fait?
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GXXXY.
MADAME DE RÉMUSAT A M. DE RÉMUSAT, A PARIS1.
Aix-la-Chapelle, ce 1-2 juillet 1808.
Je me suis arrangée ici pour une vie qui me fait assez bien passer le temps. Je me lève à huit heures, je bois jusqu'à dix, je me baigne en-
1. Au commencement de l'année 1808, les souffrances de ma- dame de Vergennes s'étaient aggravées et elle succomba le 17 jan- vier 1808 à un mal de gorge gangreneux. Ce l'ut une grande douleur dans la famille et un grand changement dans la vie de mes grands-parents. La situation de madame de Vergennes était assez considérable dans le monde noir que M. Suard lui ait con- sacré un arlicle nécrologique dans le Publiciste, éloge moins banal alors qu'il ne serait en ce temps-ci. D'un autre côté, la situation de mon grand-père s'était améliorée. Il était devenu surintendant des spectacles, et l'empereur lui donna, comme à ses collègues, une subvention pour tenir sa maison sur un pied moins modeste; ce qu'il ne fit point, précisément à cause de son deuil. L'empereur en l'ut irrité, ainsi que cela est raconté dans les Mé- moires. Mes parents étaient alors dans un état de demi-disgrâce, et de demi-mécontentement. L'empereur se séparait de M. de Tallcyrand, et entreprenait la guerre d'Espagne. C'est au mois de juillet de cette année 1808, que ma grand'mère partit pour Aix- la-Chapelle, accompagnée de madame de Crasse.
Voici l'article adressé par M. Suard aux rédacteurs du Publiciste, et publié dans le numéro du mercredi 20 janvier 1808 : « Vous » avez annoncé, messieurs, la mort de madame de Vergennes; » permettez-moi d'ajouter à cette annonce trop succincte quel-
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suite, puis je viens me recoucher, et déjeuner, et paresser jusqu'à midi. Je me lève tout à fait ensuite; je lis, j'écris, je chante; M. Aidini1 ar- rive, il veut bien lire de l'italien avec moi, et,
» qucs détails sur une perte qui laisse de si légitimes regrets. 11
» me semble que c'est acquitter une dette que d'honorer par quel-
» qucs mots d'éloges la mémoire des personnes qui ont embelli la
iété par des qualités aimables et intéressantes; c'est
adoucir la douleur de ceux qui pleurent un parent ou un ami; » c'est peut-être encore encourager ceux qui restent à mériter un » jour pour eux-mêmes ces honorables témoignages d'estime et » de regret.
n Adélaïde Bastard, fille de M. Bas tard, conseiller d'État et » chancelier de M. le comte d'Artois, était veuve de M. de Ver- » gennes, neveu du ministre de ce nom. Son mari avait été une » des plus innocentes victimes de la tyrannie révolutionnaire; en « le perdant, elle perdit en même temps une fortune considé- » rablc dont elle jouissait avec noblesse, et dont elle supporta la »i privation avec une résignation sans effort.
» Douée d'un esprit naturel, piquant, cultivé par l'instruction, » elle fut dans la société constamment gaie, spirituelle, bonne, et » parfaitement raisonnable. Son esprit plaisait à tous les esprits, » sou caractère convenait à tous les caractères.
» Elle laisse deux filles, l'une mariée à M. de Rémusat, premier » chambellan de S. M. l'empereur, et surintendant des quatre » grands théâtres de la capitale; l'autre mariée à M. le général » Nansouty. Comme elle fut la meilleure des mères, elle mérita » d'eu être la plus heureuse. Yne réunion rare de qualités ai- » mables, de talents et de vertus dans ses enfants, la récompensa » de toute la tendresse qu'elle leur avait prodiguée, et elle trouva i dans ses deux gendres deux véritables fils, qui partagent en ce » moment tous les sentiments de deux filles tendres et désolées. »
l. M. le comte Aidini, ministre secrétaire d'État pour le royaume d'Italie, a laissé la réputation d'un homme très distingué.
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par parenthèse, il est fort content de ma pronon- ciation; après cela m'arrive un maître d'anglais que j'ai pris pour m'occuper. Nous dînons à cinq heures. Le soir, nous nous promenons, nous re- cevons quelques visites, et, à dix heures, chacune est couchée dans notre réduit. Voilà, mon ami, comment j'emploie le temps loin de toi, afin de le passer de mon mieux. Ma collègue, qui court beaucoup, vient souvent me réclamer pour aller avec elle; mais je m'y refuse le plus que je puis sans la désobliger : mon deuil me fait élaguer les bals, et ma santé me sert d'excuse pour les grandes courses. D'ailleurs, madame de *''* s'est fort associée à madame K*** cette année, et cela n'entre point dans mes arrangements. Je crois bien que ces dames me trouvent un peu sauvage et pas trop amusante; mais, si je leur cédais, je gâterais tout l'effet de mon voyage, et il me coûte assez cher pour que je ne m'occupe qu'à l'utiliser, comme disait M. Pasquier.
Ce que tu me dis de ta solitude me fait une vraie peine, et c'est un chagrin très vif pour moi de te savoir ainsi isolé, loin de tout ce qui t'est cher. Hélas ! les autres fois, ma pauvre mère le restait, je la savais près de toi, et je me trou-
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vais la seule à plaindre; niais l'absence, dont je sens si bien tout le poids, est tout aussi pénible pour toi cette année, et, par cela même, je souffre de tous mes regrets et de tous les tiens. Oh ! que je ne voudrais jamais te quitter, mon ami, et que la vie est douce à ton côté! Que je t'aime, que lu me rends heureuse, et par combien de liens tu m'attaches à des jours que tu me fais si beaux et si bons ! Comment veux-tu que je ne m'afflige pas souvent des dérangements que ma santé apporte dtins une union qui serait si douce sans eux? Puis-je ne pas aimer la vie, quand ta ten- di esse sait si bien m'en embellir tous les mo- ments? Sois moins aimable, et je serai moins in- quiète ; donne-moi le moyen d'oublier tes douces caresses, dont il faut que je me prive; enseigne- moi à moins compter sur un avenir paisible que ta tendresse me prépare, et alors je serai patiente et résignée. Va, qui m'assurerait de vivre tous tes jours me rendrait au repos, et me calmerait ma pauvre tête; je ne voudrais que celte certi- tude : Mon ami, mon excellent ami, faire la route ensemble, et la quitter au même moment!
Si tu écris à M. de Talleyrand, parle-lui de moi, dis-lui que la vie que je mène est trop en-
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nuyeuse pour que je risque de lui écrire d'ici, que je le prie de ne pas m'oublier, et de me savoir gré de mon silence. Je n'ai vraiment rien à dire. La vie est courte ici, et les heures fort longues; il faut y boire, s'y taire, et s'en aller dès qu'on le peut. C'est bien ce que je compte faire aussitôt que j'en aurai le congé.
CXXXVI.
MADAME DE RÉMUSAT A M. DE REMUSAT, A PARIS. Aix-la-Chapelle, ce 15 juillet 1808.
Si tu avances, mon ami, toutes tes affaires arriérées, tu ne nous mets pas dans ce nombre, car tu n'écris pas très souvent. Voilà trois jours que nous n'entendons parler de personne, ni sœur, ni mari, ni Gustave, enfin on nous délaisse tout à fait, et pourtant nous aurions besoin de. quel- ques distractions, car notre vie n'est pas très variée. Il fait une chaleur extrême; nous n'en per- dons rien, parce que nous sommes au couchant sans volets; aussi cette pauvre madame de Grasse
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est étendue parterre (1rs le malin, et elle ne bouge plus. Je prendrai mieux mon parti qu'elle, parce que j'aime la chaleur, que je la crois saine, et qu'en faveur de la médecine, je lui pardonne son incommodité, .le me porte réellement bien ici. Je ne puis guère attribuer ce bien-être aux eaux dont je n'ai pris encore que trois bains; mais je crois le devoir au repos de ma vie, et tout cela me prouve davantage à quel point je suis faite maintenant pour ce train de campagne dont nous avons tant parlé ensemble. Il faudra bien que nous nous arrangions pour m'élablir aux champs quelque jour; je le souhaite de plus en plus, et je me sens la disposition d'avoir un goût très vif pour cette oisiveté champêtre.
Nous en sommes loin encore, et surtout toi, qui vas reprendre ton train de cour si l'empereur1 revient, comme on l'annonce. Aldini, qui craint d'être bientôt rappelé à Paris, nous quitte aujour- d'hui, pour aller prendre les eaux de Spa. Je regrette extrêmement sasociétéet sa conversation, qui me paraissait instructive et agréable; nous
1. L'empereur, revenu d'Italie au mois de janvier, était reparti en avril pour un voyage à Bayonne, d'où il revint, par Toulouse, l« 15 août.
n. 15
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causions fort bien l'italien ensemble, et il était fort aimable pour moi. Si tu le vois là-bas, tu lui parleras, j'espère, de mes remercîments et de mes regrets. J'ai trouvé ici un ménage hollandais qui m'est aussi une bonne ressource; le mari et la femme sont bons musiciens, nous chantons ensemble, et cela occupe un peu le temps. Je remplis le reste comme je puis; le préfet nous vient voir souvent; madame de Grasse s'y est ap- privoisée; elle l'aime assez, mais c'est le seul à qui elle veuille parler; les Allemands l'ennuient. Ma- dame K*** lui déplaît, et elle a pris ma collègue à tic. Il est vrai que je ne l'ai jamais vue si évaporée que cette année, et qu'il y a quelque chose de sin- gulier dans le ton qu'elle a pris, et dans les prin- cipes qu'elle affiche. Elle parle très légèrement de son mari, et amène volontiers la conversation sur ce sujet ; elle semblerait même vouloir aller au delà; mais je repousse doucement les ouver- tures, et ne me soucie guère des confidences.
Il y a ici une pauvre femme bien malade, et qui me fait une vraie pitié, c'est madame de Mirbel '. Elle souffre des douleurs de tête exces-
1. Madame de Mirbel devait être la première femme de M. de Mirbel, le botaniste, qui épousa seulement en 1823 Aimée-Zoé
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sives. Elle est seule, inquiète, fort abattue, en- lin dans un état misérable; j'y vais quelquefois. Dans les premiers moments, j'ai souffert de ce triste spectacle qu'elle m'offrait; ce mal de tète, ces souffrances, la manière de se plaindre, me faisaient mal, et me donnaient de tristes sou- venirs; mais, comme j'ai vu que nos visites lui faisaient du bien, madame de Grasse et moi nous nous sommes déterminées à surmonter cette pé- nible impression, et nous allons lui tenir com- pagnie. Cette pauvre femme est toute reconnais- sante de nos soins, et quand je la vois si malade, et d'un mal auquel la faculté ne connaît rien, je n'ose plus me plaindre, et je demande pardon à Dieu de mon peu de patience pour mes incom- modités.
C'est aujourd'hui jeudi, je pense que tu es dans ce moment au collège auprès de notre enfant1. Il doit avoir bien chaud, dans sa cour sans arbres,
Lizinska Rue, célèbre par sou talent de peintre de miniatures. 1. Malgré ce qui a été dit plus haut des avantages de l'éducation de famille, mon père avait été mis au collège dans le courant du mois de septembre 1807. On avait choisi le lycée Napoléon, sur- tout parce qu'il y devait retrouver l'ainé des fils de madame Pas- toret, Amédée Pastoret, plus âgé que lui et déjà rhétoricien, et le second. Maurice, beaucoup plus jeune. Amédée Pastoret est mort vers 1860, sénateur du second empire.
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et je me représente que vous vous êtes collés l'un à l'autre en vous embrassant. Que je voudrais que ce petit fût près de toi! Je vous aime assez l'un et l'autre, pour désirer que les vacances se fussent en partie passées pendant mon absence; il me semble que cette petite compagnie t'aurait très bien convenu, et que ta sauvagerie s'en serait arrangée. Mais, à propos de sauvagerie, comme elle va s'augmenter dans mon absence! Je suis bien sûre que tu ne t'avises de voir personne, et qu'à mon retour tous mes amis me demande- ront de tes nouvelles; aussi, je ne te demande aucun détail sur eux, et j'attends les lettres d'Alix, pour être au fait des caquets. 11 n'y a que madame deVannoise qui ira te voir, et dont tu me donneras des nouvelles; les malheureux sont bien sûrs de te trouver, mais tu fuis comme la peste ceux qui ne le donneraient que du plaisir et de la consi- dération.
Tandis que je suis seule, je rêve éducation, je lis des ouvrages qui en parlent; j'ai relu Adèle et TJiéodore1 que je n'avais point rouvert depuis ma première jeunesse, et j'y ai vraiment trouvé
1. Adèle et Théodore ou Lettres sur V éducation, par madame de Genlis, 3 vol. in-8. Paris, 1782.
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de lies bonnes choses. En le feuilletant j'ai re- marqué un paragraphe que je veux te soumettre,
el tu me diras si tu en peux faire l'application :
« Un enfant qui n'aime à parler qu'avec les per- » sonnes qui ont sa confiance, celui qui se tait » devant les étrangers, qui ne bavarde qu'avec ses 9 parents et ses compagnons, et qui trouve en y même temps un grand plaisir à écouter les » autres, cet enfant aura certainement beaucoup ■ d'esprit. » Qu'en dit Votre Excellence? Il me semble qu'elle rit, Votre Excellence, qu'elle se moque de moi, et puis, ensuite, qu'elle trouve que j'ai raison.
Hier, madame de Lameth me disait : « Vous avez laissé votre mari au milieu de toutes ces actrices, et vous n'êtes point inquiète? — Non, lui ai-je répondu. — Gomment, point jalouse? — Non! — Et pourquoi? — Ah! pourquoi? ah! pourquoi? je n'en sais rien; mais... mais le fait est que je ne suis point inquiète. » Et toi, mon bon ami, dis-moi donc le pourquoi ?
230 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
CXXXVII.
MADAME DE RÉMUSAT A M. DE RÉMUSAT, A PARIS. Aix-la-Chapelle, ce 17 juillet 1808.
C'est aujourd'hui surtout que j'aurais besoin de ta douce et aimable présence; mon cœur est tout serré, tout oppressé de souvenirs. Aujour- d'hui 17, précisément un dimanche, aujourd'hui, il y a six mois que nous avons perdu cette bonne mère, et il faudrait quitter notre deuil. J'éprouve une sorte de douceur de m'être arrangée de ma- nière à le garder tout le temps que je resterai ici; mais que je suis triste, et que ces six mois ont apporté peu de changement à mes regrets! Si elle vivait encore, elle serait là avec moi; peut-être ces eaux lui auraient fait du bien ; peut-être lui en eussent-elles fait plus tôt, et c'est pour nous, pour notre enfant qu'elle n'y a pas été! Voilà une pensée qui me poursuit ici, et qui, vraiment, quelquefois m'accable. Hélas! tu n'es pas là pour que je te la dise, pour que je m'en afflige avec toi, et que
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je trouve ensuite, dans ta tendresse, une réponse et une consolation à ma douleur! Laisse-moi donc l'écrire tristement; pardonne-moi si je t'afflige, mais ne m'as-tu pas accoutumée à te voir partager tous mes sentiments, et n'as-tu pas, de ton côté, éprouvé tout ce que j'éprouve?
Au milieu de ma peine, j'ai eu hier une pensée bien douce, c'est que ton fils est dans ce moment près de toi. Pauvre cher enfant! je voudrais pour lui que cette journée se prolongeât plus que de coutume, et moi, qui aime tant à voir arriver la lin de celles que je passe ici, je ne presse point mes heures aujourd'hui, et il me semble que j'éprouve une sorte de repos, en me répétant que vous êtes ensemble. Cher ami, qu'il est pé- nible de vivre loin de toi, et que c'est bien toi qui me fais aimer mon existence! Conserve-loi bien, soigne-toi, mon ami, aime-moi, dis-le-moi, écris- le-moi; enfin, ne perdons aucun de ces moments si courts qui nous sont accordés pour nous aimer. Ma santé est bonne, je prends toujours ces eaux doucement; elles me font du bien, et je suis fort contente de mon médecin, qui paraît m'entendre comme je le souhaite. Je crois bien que le repos contribue autant que les remèdes à ce mieux ; tu
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ne peux imaginer une vie plus rangée que la mienne; tout est réglé, fout mesuré; madame de Grasse est excellente, et ce calme, cette absence de douleur, cette bonté de nia compagne, et le petit nombre des occupations que je me suis faites, tout cela fait que je ne m'ennuie pas. Je m'attriste de ne pas te voir, je m'afflige quelquefois, comme aujourd'hui; mais, je te le répète, je ne m'ennuie pas, et je ne rêve plus que liberté et campagne. Nous sommes aussi fort soignées par le préfet ; il est d'une politesse tout aimable pour nous. Ce sont des attentions journalières qui ajoutent des commodités à notre petit ménage, et qui ravissent madame de Grasse. Il cause bien, il nous soigne, il nous trouve aimables, i\ dit du bien de toi; enfin, il faut bien qu'il nous plaise. Je m'arrangerais fort de ne voir que lui; et je mets toute mon ha- bileté à éviter les rassemblements bruyants que ma collègue recherche beaucoup plus cette année que l'année dernière. Sa santé paraît très bonne; elle l'a mise à des épreuves dont elle se tire mer- veilleusement, et qui me feraient, à moi, beaucoup de mal. Elle veille, elle danse, elle court sans cesse, je la laisse faire; quand elle se soucie de moi, elle me trouve, et, à présent, elle est toute
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rangée à ma vie solitaire. L'année dernière, je me dévouais un peu plus à ses fanlaisies ; mais d'abord j'étais seule, et je ne puis laisser madame de Grasse; et puis je me rappelle toujours qu'elle m'a, à peu près, plantée là, à la lin du dernier voyage, et qu'elle ne m'a guère vue cet hiver, et j'ai renoncé avec elle au métier de dupe. Je vais la voir tous les jours, je cause avec elle tant qu'elle veul ; mais, quand elle sort, je rentre, et je reviens auprès de mon excellente compagne, qui me soigne avec une tendresse qui me touche jusqu'au fond du cœur.
Afin de m'occuper, je me suis mise à l'an- glais, et je t'assure que je l'apprends sérieuse- ment. M. de Lameth prétend que je m'accable de travail, comme si j'avais dit qu'il fallait abso- lument que j'avale Aix-la-Chapelle, soit en bols, soit en pilules. Il a bien un peu raison, mais ce moyen me réussit. J'ai trouvé ici un bon maître; c'est un Anglais qui ne sait guère qu'un petit nombre de mots français, et encore les prononce- t-il d'une manière si inintelligible, qu'il est encore plus facile, avec de l'attention, de l'entendre dans -a langue. Il me fait parler, il me parle, il me casse la tête, et je crois bien qu'il doit finir par
-m LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
très bien montrer. Il a quelque envie d'aller à Paris, et, si cela lui arrivait, je continuerais de prendre ses leçons que je trouve bonnes. Cette étude ne laisse pas que de me prendre du temps, et, ici, je le jette à qui veut le prendre. Oh! le temps, le temps, qu'il va lentement dans le détail, etcependant comme il nous entraîne rapidement! Je le pousse, je le presse follement, et tout cela pour arriver peut-être à des chagrins qui m'attendent, et ensuite à la fin de tout. Et pourtant, mon ami, la vie est si douce avec toi! Tiens, je te l'ai déjà dit, tu me fais trop aimer la vie.
CXXXVIII.
MADAME DE RÉMUSAT A M. DE RÉMUSAT, A PARIS. Aix-la-Chapelle, ce 20 juillet 1808.
Je ne t'ai écrit hier qu'un mot, mon aimable ami; il était six heures du soir, il fallait que les lettres partissent, et, ce qui t'étonnera peut-être, je n'avais pas eu un moment à moi dans ma jour- née. Tu sais que M. de Lamcth prétend que je
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prends Aix-la-Chapelle en pilules, et le fait esl que la peur de m'ennuyer, ou plutôt de m'at- trister, me porte à multiplier mes occupations, d'une manière presque folle. J'ai un peu l'air d'une petite fille qui commence son éducation, et je ne suis plus guère d'âge à apprendre du nou- veau. Peut-être serait-il plus sage de travailler sur ce que je crois savoir; mais, enfin, le nouveau m'applique et m'occupe davantage. L'important est de presser l'absence, et de la finir s'il est pos- sible; ainsi, je continuerai comme j'ai commencé, je ferai des gammes et des roulades, je me casse- rai la tète sur l'anglais, et je t'écrirai après, pour mon repos et ma récompense.
J'ai reçu, hier, ta lettre du 44; elle m'a tout attristée de ta tristesse. Tu t'ennuies, mon ami, et j'en suis fâchée; je n'ai jamais besoin de cette preuve de ta tendresse. Tu sais bien qu'il ne serait pas maintenant en ton pouvoir de me faire douter de ton cœur, et on pourrait m'écrire de tous côtés que tu te divertis du matin au soir, en mon absence, sans que je fusse, un moment, tentée de craindre un peu de refroidissement. Mais cette douce confiance que tu m'inspires, lu dois me la rendre de ton côté; il est bien vrai que
236 LETTRES Dt! MADAME DE RÉMUSAT.
je t'aime tous les jours davantage, et tous mes sentiments sont dans mon cœur bien loin de celui que tu m'inspires. Je te l'ai déjà Lien dit, je te l'ai écrit, j'aime à te le répéter sans cesse ; j'aime à te trouver dans mes pensées, dans mes regrets, dans mes désirs, dans ce que j'ai de bon dans l'esprit, de mauvais dans la tète que j'ai gar- dé, parce que tu m'as supportée telle que j'étais, et dans cet abandon avec lequel j'aime à te ré- péter que je te dois tout. Je sens qu'il me plaît de me livrer ainsi tout entière à toi, en avouant qu'il ne me resterait aucune excuse, si jamais le plus léger nuage venait obscurcir les jours si doux et si purs que tu me fais.
J'ai écrit à notre enfant hier, j'ai craint que ma lettre ne fût un peu grave; il me semble que j'étais en train de faire la mère; tu liras cette ('pitre, et tu la donneras si tu veux, ou tu trouve- ras moyen qu'il la lise devant toi, afin que tu sois sûr qu'il la comprenne. Il y a de la gaieté et du naturel dans ses lettres; elles m'amusent, el elles auraient bien amusé sa pauvre grand'mère. Qu'il est dur de ne l'avoir plus pour témoin des progrès de cet enfant! Quelle perte j'ai faite, et que je la sens! Pardonne-moi si je reviens sans
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cesse sur ce triste sujet ; je sens bien qu'il faut lâcher de briser ces tristes pensées, mais le moyen, et surtout avec toi, qui partages si bien ce que j'éprouve? Eh bien, n'en parlons plus, m;iis pensons-y souvent, et que notre enfant ne l'oublie jamais !
Ne me loue pas tant du silence de madame "*, car il n'a pas duré; je n'ai rien fait pour le rompre, peut-être même, au contraire, avais-jetrop l'air de repousser la confidence. Le hasard, un mot, a amené une confession entière, et, quoique tu en dises et que le monde en juge, il y a plus de malheur que de tort, dans cette affaire. Elle avoue ses imprudences, elle sent le danger de sa posi- tion, mais il y a eu des scènes affreuses. Le mari lui-même demande le divorce, la famille l'ap- prouve, et dit bien qu'il n'y a pas de moyen d'ac- commodement. L'avenir, ajoute-t-elle, la justifiera peut-être; elle vivra retirée, seule. Elle n'a pas pu penser, un moment, au mariage; elle ne s'étonne pas que le monde l'ait cru; elle était affligée que je pensasse comme d'autres, elle craignait ma sévérité. Mais, cependant, elle me prie de ne pas juger les autres par moi: je suis trop heureuse pour n'être pas indulgente, et il serait généreux
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à moi de ne pas retirer un appui à une personne, imprudente peut-être, mais bien malheureuse, et qui n'a pas une faute grave à se reprocher. Mon ami, elle a raison, ma vertu me coûte trop peu de peine pour me rendre vaine; je te la dois peut- être aussi comme tout le reste, et je plains celles qui n'ont pas eu, comme moi, le plus aimable ami dans le compagnon de leur vie. J'ai répondu à tout cela comme je devais; j'ai toujours blâmé le divorce, j'ai paru attristée qu'on l'ait cru in- dispensable, mais j'ai hasardé un conseil. J'ai dit : « Quand une femme est assez malheureuse pour » être forcée de braver les préjugés reçus, il faut » encore qu'il paraisse qu'il lui en a coûté. Pour ne » point paraître humiliée, vous prenez quelquefois » le langage de l'audace; et ce langage ne va jamais » aux femmes. Permettez-moi de le dire: il faudrait » que vos regards, vos paroles, vos actions fussent » encore plus retenus que dans une autre femme. » On ne nous pardonne point de braver l'opinion; » et malheur à celle qui, après avoir commis une » faute grave, s'aviserait de vouloir la soutenir » par de faux principes! » Elle m'a écoutée avec douceur, et elle m'a dit que, peut-être, j'avais rai- son, mais qu'elle avait une fierté naturelle qui
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l'entraînait. Enfin, mon ami, j'ai été contente de cette conversation, et de la douceur avec laquelle elle se soumettait à ma censure : « Je sais bien, » m'a-t-elle dit, « que, dans le monde, vous ne » pourrez pas me défendre, mais promettez-moi » de ne croire que ce que je vous dirai. » — « En » essayant de vous défendre, lui ai-je répondu, ce » serait un moyen de vous faire attaquer encore. » Mais je puis ne pas souffrir qu'on parle de vous » devant moi, et le moyen m'en sera doux et facile, » puisqu'il ne sera nécessaire que de laisser voir » mon amitié pour vous. » Elle a paru touchée, elle m'a embrassée. Je la crois vraie, cher ami, et j'aime mieux être trompée de cette manière, si tant est que je le sois, que de me défier d'une confiance que je n'ai point cherchée. Je crois qu'elle a envie d'être sage; mais je n'ose pas, comme elle, ré- pondre de l'avenir; elle est bien violente, bien jeune, bien belle, et sa route est trop glissante.
240 LETTRES DE MADAME DE RÉML'SAT.
G XXXIX.
MADAME DE KÉMUSAT A M. DE REM USAT, A TARIS. Aix-la-Chapelle, 24 juillet 1808.
S'il ne m'arrive point de malencontre, j'ai toujours le projet de partir d'ici le 20 d'août, c'est-à-dire dans moins d'un mois. A peine si j'ose m'arrêter sur cette idée; il me semble qu'il est plus difficile de sortir de ce lieu que d'un autre, non point assurément que le plaisir y retienne. M. de Lameth a beau être le plus aimable, le plus poli du monde, la vie est assez ennuyeuse, et précisément ce qu'on invente pour se divertir est presque toujours ce qui y dérange le plus. Ce sont ces concerts donnés par de pauvres diables qui profitent du séjour des étran- gers; c'est la musique, la plus ennuyeuse; c'est un assez mauvais spectacle, des courses dans les environs dans de mauvaises calèches bien dures, des parties de dîner sur l'herbe fort mal à l'aise avec des personnes que je ne connais guère, ou que je ne veux pas connaître, etc., etc. ;
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des rassemblements avec d'éternelles parties de wisht. Ce que je préfère assurément, c'est de rester chez moi. Je ne suis pas de force aux grandes courses, et je ne m'ennuie point du tout avec madame de Grasse, qui me soigne, qui me gale, qui m'écoute dans ma tristesse, dans mes inquiétudes, dans mes affections, dans tout ce qui fracasse ma tète ou occupe mon cœur.
Cette manière de vivre me donne ici une petite réputation de sauvagerie qu'on attribue au chagrin que je porte avec moi. Elle surprend cependant madame ***, qui est à l'autre bout de la corde; elle ne pose point à terre, fait tous les jours des par- ties, court après tout ce qui porte ici le nom de plaisir, et se fâche quelquefois de ne pouvoir m'entrainer à rien. Cette jeune femme me met dans une position étrange ; tu vas dire : « Ma chère amie, je te le répète encore, elle ne te convient pas; » et j'avouerai que tu as raison. Mais ce n'est pas par sa conduite dans les événements impor- tants de sa vie; ce n'est point par ses torts, par l'éclat qu'elle va faire ; c'est par la couleur que son caractère donnera à tout cela. Elle est légère et imprudente; oisive, et par conséquent un peu médisante; sa conversation estime suite
il. 16
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d'anecdotes scandaleuses sur la société, et, pour n'en pas perdre l'habitude, elle s'informe, même ici, de toutes les petites intrigues, vraies ou fausses, des femmes de la ville. Tout cela me déplaît; aussi, par goût, ne la rechercherai-je jamais, tandis que sa position, les larmes très sincères que je lui ai vu répandre, la franchise avec laquelle elle m'a parlé, la douceur qu'elle a mise à m'entendre, tout cela m'a inspiré de l'intérêt pour elle, et me gène dans un autre sens. Je crois ne me tromper ni sur ce qu'elle a de bon, ni sur ce qu'elle a de mal ; mais le bon est tel, que je ne dois pas pa- raître l'abandonner; car il m'est clair qu'elle recherche mon appui, et le mal qui, après tout, n'en serait peut-être point avec une autre, m'est une preuve que jamais cette liaison ne me con- viendra. Elle partira, je crois, plus tôt que moi, et je l'avouerai que je ne serai point fâchée de la voir s'éloigner. Madame de Grasse, qui l'a prise en grippe, dit qu'elle n'arrive jamais que pour nous déranger, ce qui est un peu vrai.
Je travaille toujours l'anglais, et mon maître est réellement content de moi; cela m'amuse assez. Ce qui m'amuse encore plus, c'est la corres- pondance de Voltaire, que j'ai retrouvée ici. A
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son aigreur près contre la religion et tout ce qui y tient, qui défigure quelquefois son style par l'àcreté el l'indécence de ses expressions, je trouve que ses lettres sont un vrai modèle, et mes lectures très amusantes; et même elles me rac- commodent, avec lui. Je lisais, hier, cette phrase sur la vie, qui m'a paru jolie : « La vie, dit-il, est un enfant qu'il faut bercer doue ement jusqu'à ce qu'il s'endorme. » Ne touves-tu pas que ce temps-ci est assez plein de gens qui, au lieu d'agiter doucement leur enfant, passent leur temps à le culbuter, dans la crainte, peut-être, qu'il ne s'endorme trop vite?
GXL.
MADAME DE P.ÉMUSAT A M. DE RÉMUSAT, A PARIS. Aix-la-Chapelle, 30 juillet 1808.
Tu vas avoir ce soir ton garçon; je m'en réjouis dans mon coin, et ce samedi et ce dimanche me font plaisir à passer. Après cela, tu l'auras pour plus longtemps. Mais pourquoi t'inquiètes-tu de ce
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petit? Aussitôt son arrivée, c'est-à-dire dans la huitaine, que ne fais-tu avertir M. Capdeville1? Que ne l'établis-tu avec ton fils dans ta chambre à coucher, où ils liront et travailleront? Après cela, on lui laissera de l'ouvrage pour l'après-midi, et puis tu trouveras bien une heure dans le jour pour vous promener ensemble. Je pense qu'il est im- portant qu'il ne perde pas l'habitude du travail, et, si on lui en donne beaucoup, on pourrait le faire lever de bonne heure, comme au collège. Il mangerait, en s'éveillant, un morceau de pain, travaillerait, déjeunerait avec toi à onze heures, et dînerait comme à l'ordinaire. Vois, mon ami, si cela te convient, et cause un peu avec ce Cap- deville. Il n'y a que dans le cas où l'empereur re- viendrait et irait quelque part que je ne sais ce que notre pauvre enfant ferait. Encore, sauf meil- leur avis, je crois que j'aimerais mieux qu'il restât à la maison avec ce Capdeville, auquel on le re- commanderait, en ayant soin de régler son régime, parce que, chez ma sœur, il y aurait du désordre dans les repas; elle aurait seulement la bonté de venir le prendre ou de l'envoyer chercher, après
1. M. Capdeville était un ancien abbé que mon père eut pour répétiteur pendant les vacances de 1808.
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les études, pour l'amuser et le distraire un peu. Arrange tout cela, cher ami, jusqu'à mon retour, que je hâterai le plus que je pourrai. Je pense toujours au 20 août ; mais je n'ose encore rien fixer de si loin, et j'attends avec le plus de pa- tience que je puis.
Dans ce moment, je ne me porte pas mal. Le pauvre préfet d'ici n'en peut pas dire au- tant. Sa santé est dans un triste état : il a la fièvre tous les jours, et de grandes douleurs dans le l'oie ; il garde même la chambre depuis cette semaine, et nous allons tous les soirs jouer au quinze auprès de son fauteuil de malade. Ils ont beau dire là-bas, il est aimable, cet homme, et très bon homme, à présent. Je ne ré- ponds point du passé, mais son présent me plaît fort. Je crois que notre nouvel engouement pour lui fait dire dans le faubourg Saint-IIonoré de beaux vers à notre louange. Le cousin ' a déjà
I. Voici une note de mon père qui éclaircira ce passage : n M. de Lameth était un des hommes les plus mal vus dans notre société, généralement contre-révolutionnaire, quoique très im- prégnée des idées de la Révolution. Ma mère, en ayant sur les personnes et les faits de la Révolution toutes les préventions d'une fille de condamné de 1793, avait un fond de libéralisme naturel et d'impartialité qui la rendait plus indulgente et plus juste, sur- tout quand elle rencontrait de l'esprit. »
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écrit des injures à madame de Grasse ; je crois bien qu'Alix se moque aussi de nous; mais nous sommes décidées à tout braver, et à aimer à tort et à travers, au mépris des difficiles, tout ce qui nous paraîtra aimable et nous aimera. Au reste, comme ceci ne se passera pas tranquillement, tu peux te figurer d'avance de belles disputes, qui feront le pendant de celles de ce printemps, au sujet d'une autre de mes affections l. A propos de celle-là, est-ce que tu ne lui écris pas? est-ce que tu n'en entends point parler? est-ce qu'elle ne sortira pas de son château? Ce qu'on avait répandu là-bas est venu jusqu'ici, mais je n'en crois rien.
Il pleut horriblement ici ; cela me contrarie beaucoup, parce que cela dérange mon goût pour la promenade; aussi, je me console en passant dans mon lit la moitié de ma matinée; il est vrai que j'en faisais à peu près autant, la semaine der- nière, par le beau temps. Mais, enfin, je voyais le soleil qui m'égayait, et, quand il pleut, Aix-la-Cha- pelle est d'une tristesse mortelle. Ce sont tout de suite des airs du mois de décembre, du vent, du
I. M. de Tallevrand.
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froid, un ciel bas et gris, et pas un chai hors de la maison. Quand l'horizon s'éclaircit, et que les chats sortent, cela n'est guère plus amusant. Mon enfant, je ne veux point de préfecture; tu me pardonneras ce dégoût, mais je vois qu'elle m'en- nuierait extrêmement. Les assemblées, les bavar- dage-, l'oisiveté des femmes, la nullité des hommes, tout cela est mortel ; non, je ne veux point de préfecture, mais bien d'une belle et bonne terre à vingt lieues de Paris, où nous passerons six à sept mois de l'année, quelquefois avec du monde, le plus souvent seuls, toi, mon fils, madame de Grasse, Alix allant et venant, Bertrand, ou quel- ques autres garçons. Si je me porte mieux, je me promènerai; sinon, j'ai déjà dans la tête un modèle de fauteuil roulant dans lequel on me traînera partout; je planterai mon jardin, j'aurai des fleurs, et une petite chaumière, une jolie vue, avec un canapé et mon écritoire; j'irai voir traire mes vaches, et dénicher mes œufs; je vous ferai du bon beurre; je ferai dans le village une petite école pour les petites filles; j'aurai ma pharmacie pour les malades ; je visiterai tout cela ; je ren- trerai pour dîner; après le dîner, nous ferons de la tapisserie pour le salon; vous vous promènerez
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avec Charles et Gustave; j'irai chez moi visiter les chers manuscrits, et, le soir, nous lirons et nous jouerons, parce que je veux me mettre à aimer le jeu. Eh bien , que dites-vous de mon projet? Est- ce que cela n'est pas très bien arrangé? Allons, mon ami, vite une terre, afin qu'à mon retour, je ne fasseque traverser Paris, pour aller vous joindre tous. Je suis bien sûre que vous m'attendrez, au moins, au bout de l'avenue. Adieu, cher ami ; je t'embrasse, et j'aurai bien du plaisir à le re- trouver, même sur mon boulevard.
GXLI.
MADAME DE RÉMUSAT A M. DE RÉMUSAT.. A PARIS Aix-la-Chapelle, 3 août 1808.
11 m'a pris une folie de musique qui ne me sert pas mal à remplir mes journées ; et j'ai été fort secondée dans cette fièvre par deux jeunes élèves du Conservatoire qui nous sont tombés ici, et donl l'un a le plus beau talent sur le piano. Il accom- pagne de plus parfaitement; et, avec son camarade
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qui ch.inlc, madame K***, un Hollandais tics fort, et votre servante, nous avons fait de très bonne musique. Je suis très fâchée que ces jeunes gens soient engagés pour Hambourg, cet hiver; j'aurais beaucoup aimé à les retrouver à Paris ; il est vrai que ma mélomanie serait peut-être finie, car elle ne tient pas contre ma souffrance. C'est vous dire, cher ami, que ma santé est assez bonne; je suis contente des eaux, je commence, à ne pas espérer d'elles grand'chose pour l'avenir ; mais il m'est bien prouvé qu'elles me soulagent dans le moment où je les prends, et je leur en sais gré, car l'ab- sence et le mal, ce serait trop !
Quand je ne joue point, et que je ne fais point de musique, je paresse dans ma chambre, ou je lis et je travaille à mon anglais, qui m'amuse comme la nouveauté. Je n'écris guère. «Quoi! madame, pas le plus petit manuscrit? » Non, monsieur; j'ai les bras et les jambes coupés par cette pensée que vous tenez maintenant dans vos mains mes pau- vres œuvres que Joséphine a honorées de ma- roquin; j'en ai du regret, parce que je suis sûre que cette grande écriture, et cette dorure éclai- reront toutes les fautes que mon griffonnage me dérobait, et qu'après avoir subi votre juste et trop
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éclairée censure, je voudrai tout recommencer.
J'ai fini la correspondance de Voltaire, c'est-à- dire que je l'ai plantée là, aux Calas et aux Sirven, qui m'ennuyaient. Je lis maintenant Gulliver, par le conseil de madame de Vintimille, et, après ne l'avoir lu, autrefois, que comme un conte l'ait pour amuser les enfants, je suis confondue, à présent, qu'on ait osé imprimer une censure aussi violente de toutes les institutions humaines, et surtout du gouvernement du pays dans lequel il a été fait. Si M. Bertrand ne l'a pas ouvert depuis longtemps, dis-lui que je l'engage à refaire cette lecture, qui est vraiment amusante. L'abbé Morellet a quelque raison d'être si attaché à Swift; j'ai découvert que c'était un homme de beaucoup d'esprit.
Ce qui m'a divertie dans la correspondance de Voltaire, c'est de retrouver là tous les débats de ces vieux philosophes, maintenant si déchus de leur folle vanité. Cependant, cet excès d'imprudence avec laquelle on voit qu'ils s'efforcent de creuser l'abîme où nous avons roulé avec eux, fait quel- quefois serrer le cœur, quand on sait à quels mal- heurs ils nous ont conduils. Ah ! comme ils se trompaient dans leur orgueil et dans leur vaine science! Dans une lettre à un de ses enrôlés, Vol-
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taire écrit : « Instruisons le peuple, el nous ser- virons tous les pays. Grâce à nous, Cromwcll ne réussirait plus en Angleterre, et le cardinal de lîetz ne pourrait plus faire supporter les barri- cades. » Et la Révolution a [trouvé à quel point nous savons nous défendre des barricades !
Je reçois une lettre de madame Devaines, fort gaie, mais où elle se donne trop beau jeu sur ce qu'elle appelle mes folies et sa raison. Elle méri- terait que je me permisse un jour de lui dire son fait; car, enfin, elle prend sans cesse l'indifférence pour la sagesse, et la modération devient facile et peu méritoire à qui ne se soucie de rien. Elle me mande que M. de Talleyrand est fort triste à Valençay, et qu'il regrette toujours son neveu; si cela est, je regrette encore plus de n'être pas près de lui; peut-être aurais-tu dû lui proposer d'aller le voir. Je suis bien sûre que ta visite lui aurait fait du bien el du plaisir; il me semble qu'il y a long- temps qu'il n'a vu figure humaine. S'il est mal- heureux, voilà que j'ai quelque envie de lui écrire; mais j'ai peur qu'il ne soit trop tard, el que ma lettre n'arrive au moment du retour de l'empe- reur. Toutes réflexions faites, je n'écrirai point, et, à mon retour, je le querellerai un peu.
LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
CXLII.
MADAME DE R ÉMU G AT A M. DE RÉMUSAT, A PARI?. Aix-la-Chapelle, 12 août 1808.
Il faut convenir que je suis une bien bonne personne. Je t'ai un peu grondé avant-hier, et cela m'a mise mal àl'aise toute la journée d'hier, et cependant j'avais raison d'être mécontente, el, mon ami, c'était mal à loi de m' avoir causé ce petit chagrin. Après tout, c'est toi qui m'as rendue si difficile, qui m'as habituée à tant de délicatesse dans l'amour, à tant de confiance. Dans une union comme la nôtre, tout est senti, tout est appré- cié; et les légers nuages qui s'élèvent entre nous seraient, à coup sûr, le beau temps de tous les autres. Je suis bien contente de ce que tu me dis de notre enfant, et de ce qu'en pense Muzine; il a raison sur cette sorte de timidité qui nuit un peu à ses succès; je ne sais si l'éducation de collège doit l'augmenter, ou la diminuer; je n'ai aucune idée là-dessus, et je suis prête à me
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soumettre à ce que tu en penseras. Je ne compte guère sur un prix pour lui ; mais je vois qu'il Ta à peu près mérité, et c'est bien assez pour moi ; j'ai une grande joie dans le cœur, quand je me dis que je vais le revoir bientôt, et que nous avons gagné ce temps des vacances, après lequel je* sou- pirais tant. Mon ami, sais-tu bien que je compte partir de lundi prochain en huit, c'est-à-dire dans dix jours? Je n'ose presque pas le dire tout haut, de peur que quelque malin génie ne m'entende, et ne m'envoie quelque retard comme l'année der- nière; jusqu'à présent je me porte bien, et j'es- père rapporter un peu plus de santé à Paris. Paris! si tu savais avec quel plaisir je prononce ce nom! Comme j'aime à me représenter mon retour dans cette grande ville, et près de toi! Je ne crois pas avoir jamais tant désiré la fin de l'absence que cette année. Avant le malheur que nous avons éprouvé, je supportais mieux encore, ou moins mal, cet éloignement de tout ce que j'aime; mais, à présent, le fond de mon àme est trop triste pour que je n'aie pas besoin de voir et de jouir de tout ce qui me reste, et ce qui me reste est si bon, si aimable et si aimé!
Nous commençons ici nos préparatifs pour la
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fête de l'empereur. M. de Lamelh, dont la santé
s'est un pou raffermie, orne sa maison, et va nous donner un bal. Tu auras aussi de ton côté quel- que fête, car tout annonce que l'empereur sera revenu à cette époque. J'espère qu'alors tu verras .M. de Talleyrahd, et que tu lui parleras un peu de moi. Je t'assure qu'il est Lien dans le nombre des personnes que j'aimerai à retrouver.
J'ai reçu une grande lettre de M. Bertrand, la plus aimable du monde. Si nous étions plus sou- vent loin l'un de l'autre, nous ferions à nous deux des correspondances énormes. Avec mon goûf pour récriture, el le nombre d'idée- que la moindre chose fournit à sa très féconde imagination, nous ne finirions plus. Il me parait dans le ravis- sement delà Comédie-Française. Il ne veut plus aller qu'au spectacle; il m'y donne rendez-vous; on y est bien, la comédie est excellente, les acteurs parfaits, les pièces charmantes; enfin, c'est une vraie passion, avec toute la vivacité de la nou- veauté. Si on nous laisse un peu tranquilles à mon retour, je ne demanderai pas mieux que d'aller y passer mes soirées avec lui. Mais ce que j'aimerais encore plus que tout cela, e'esl mon cher château, où je viendrais bien passer cet automne. Ce
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malin, on m'a apporté deux œufs frais ; madame de Grasse el moi, non- nous sommes écriées en même temps: < Ah! si nous étions dans notre château, nous aurions été chercher nos œufs dans notre hasse-cour ! i J'aurais besoin que tu me dises si tu me conseilles d'acheter des moutons d'Espagne; madame de tirasse veut absolument que non- ayons un troupeau; crois-tu que ce soit encore une bonne spéculation?
CXLIII.
MADAME DE RÉMUSAT A M. DS RÉMUSAT, A ERFURT ».
P.uis. dimanche, -•*> septembre v -
Je t'écris, mon ami, à >i\ heures du matin, de mon lit : je vois mare enfant qui ne s'est pas encore réveillé, el je soupe, avec une douleur que je ne puis l'exprimer, que, dans huit jours, il ne
sera plus là, et que je me retrouverai toute seule
I. Ha grand'mère était revenue à Paris à la lin d'août, el un mois après, le îi septembre, l'empereur parlait pour Erfurt, ave» s. «a premier chambellan, chargé d'organiser dans celle ville les célèbres représentations île la Comédie-Francaisejqui y réunissaient. :i dit. un parterre de rois Tout 1>' monde connaît le mot de cel insolent qui disait: • Ce a'estpas un parterre, niais une plate-
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pour soutenir le chagrin que va me faire cette sé- paration. Le pauvre enfant en souffre autant que moi. On ne nomme pas son collège que les larmes ne lui viennent aux yeux, et il me caresse avec une tendresse qui m'attriste et me désole. La vie d'une pauvre mère se compose de bien des sacri- fices. Dès que nos enfants ne sont plus des enfants, il faut renoncer à tout pour nous autres, et mar- cher en avant avec eux, sans nous compter pour rien. Je tâcherai d'être assez forte pour im- poser à des larmes dont je n'ai nul besoin; mais tu peux te faire une idée de ce que j'éprouverai, en le remettant dans cette maison, et en rentrant dans la mienne. Hélas! mon Dieu, elle sera pour moi tout à fait vide. L'année dernière, j'étais sûre au moins que mes faiblesses maternelles y seraient entendues et partagées! Cet automne-ci est bien triste pour moi; il est marqué par des souvenirs douloureux qui me désolent, et je suis si triste dans certains moments, que, quelque bonne que me fût ta présence, je ne suis pas
bamle. » 11 semble que l'empereur imposât à tout le monde son infatigable activité, car, entre le -8 septembre et le 13 octobre, en quinze jours, on a représenté à Erfurt : China, Andromaqur, Britannica*, Zaïre, Mithridate, (Eilipe, Jphigénie, Phèdre, la Mort de César, Rodogune, Hhadamiste, le Cid, Manlius et Bajazet.
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fâchée que le hasard t'ait éloigné de moi ; tu as trop d'affaires maintenant, pour que nous puissions nous entretenir ensemble des regrets que nous conservons tous deux, et je souffrirais encore de penser que j'attriste le peu de moments que tu peux me donner.
Je me suis assez bien portée hier; c'est ainsi, je crois, qu'il faut que je donne de mes nouvelles, et je m'accoutume assez à ne plus compter sur ma santé, c'est-à-dire sur une bonne santé, que pour {]o< moments. Ils disent tous que mon état n'a point de danger, mais qu'il ne peut guère chan- ger; il faut donc s'habituer à toutes ces petites douleurs, et prendre son parti sur toutes les pri- vations qu'elles m'imposent. Je suis assez contente d:> moi sur cet article, et je commence à ne plus souhaiter autre chose que ce que je puis faire. La nécessité est le meilleur professeur de la grande université.
Je n'ai pas grand'chose à te conter depuis ton départ-; les heures se sont passées assez lentement, et sans beaucoup d'intérêt. Les théâtres vont. Trajan a fait plus de sept mille francs ; mademoiselle Leverd a joué deux fois. On dit Fleury malade, et se retirant à la campagne. J'ai été voir Scarmen
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258 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
tado1; c'est bien la plus mauvaise rhapsodie, et la plus ennuyeuse. Je ne crois pas que l'Odéon me voie beaucoup; on peut trouver de l'ennui plus près de chez soi.
Charles est réveillé maintenant; il saute autour de moi; il compose en faisant des culbutes sur son lit. Il vient de faire un assez joli couplet sur Molière, dont il avait eu l'idée, hier, en sortant de Scarmentado. Dans la voiture, il chantait entre ses dents, sans vouloir qu'on lui parlât; et, rentré à la maison, il n'était pas possible de lui per- suader de se coucher, tant le feu de la compo- sition le tourmentait! Enfin, il s'est endormi sur un hémistiche dont il m'a saluée tout à l'heure, en s'éveillant.
CXI.
MADAME DE REMUSAT A M. DE RÉMUSAT, A ERFURT. Paris, ce mardi 27 septembre 1808.
Si je ne craignais que lu ne fusses inquiet de nous, mon ami, en ne recevant point de lettres,
1. Comédie de Lemercier.
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je crois que je ne t'écrirais pas, jusqu'à ce que le jour de la rentrée au collège fût passe. Je suis si triste, que je ne puis guère te parler d'autre chose que de ma tristesse, et c'est avec une sorte de re- mords que je t'envoie mon chagrin, au travers de tout ton tracas. C'est donc lundi prochain que nous nous séparons; vraiment, je ne comprends pas comment je supporterai cette séparation, com- ment je verrai la porte se retourner sur lui, et comment je rentrerai chez moi. La vie est bien courte pour tant de chagrins et de contradictions, et les mères sont bien faibles pour tant d'efforts ! Je voudrais pouvoir te parler d'autre chose, mais mon cœur est trop plein pour que je quitte ce sujet; je crois que je n'ai jamais tant aimé mon fils que celte année; jamais aussi il n'a été si ca- ressant pour moi; enfin, rien n'y manque pour que je souffre par tous les points sensibles de mon cœur.
Que veux-tu encore? Je ne mène pas une vie qui puisse me distraire, ni me fournir quel- que autre chose à te dire. Je reste beaucoup chez moi, je ne vois que les personnes que tu sais, et les jours passent assez lentement, sans que j'ose souhaiter de voir arriver le lendemain. Je ne sens
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plus en moi ces désirs de campagne qui m'ani- maient cet été, pendant mon exil. Je ne fais pas un projet, je ne souhaite pas de quitter Paris. Il me semble que je tiens, avant tout, à ces murs qui vont renfermer mon fils, et, si ma pauvre santé ne me permet pas d'aller souvent le voir, toute mon ambition se bornera, je crois, à avoir un petit en- tresol auprès du lycée, pour ne plus voir entre nous un grand espace qu'il me serait quelque- fois impossible de franchir. Tu vois que me voilà encore revenue sur ce sujet ; il y a quelque chose de plus fort que moi qui m'y ramène toujours. Tu vas me trouver bien faible, j'en conviendrai avec toi; tout ce que je puis, c'est de ne rien témoigner à Charles de mes regrets, et je le fais avec le plus grand soin. Je crains ses larmes, et j'évite tout attendrissement.
La pauvre madame de Grasse a bien de la peine à envoyer son fils à la mer; le ministre de la marine m'a refusé net ce que je lui avais demandé. Gustave est vraiment irrité des obstacles qu'il ren- contre, et, en effet, il devrait être plus tacite d'ob- tenir d'aller se faire tuer.
J'ai été avant-hier à Tivoli, assister au dîner qu'on y donne aux troupes chaque jour; je m'y
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suis amusée1. Les tables sont bien servies, les soldats sont gais et pourtant paisibles ; des femmes, des enfants, se promenaient au milieu d'eux, sans qu'il se passât le moindre accident; on entendait des cris de : « Vive l'empereur! » d'une table à l'autre, et tout cela avait l'air fort joyeux. Charles s'est fort amusé de ce spectacle et des diver- tissements qu'on leur a donnés, après le repas.
J'ai été aussi, hier, à la première représentation de Ninon'. Cette petite pièce a réussi, et le méri- tait; il y a un peu de manière et de recherche dans le style, mais c'est joli et passablement joué.
Voilà presque les deux seules fois que je suis sortie. Ce matin, je vais à la Malmaison, où l'on dit que l'impératrice se porte bien et s'amuse; j'espère qu'on en fait de même là-bas. Fais-moi donner des nouvelles de ta santé. Tu verras M. Edmond de Périgord, qui te donnera des miennes ; il a eu la bonté d'envoyer chez moi, et je l'ai vu hier chez sa sœur, au moment où il partait. J'ai donné à dîner, vendredi, à madame de Vinti- niille, M. Pasquier, Bertrand, l'abbé Morellet et
1. On donnait successivement des fêtes et des banquets aux régiments qui passaient à Paris.
2. Xinonchez madame de Sévigné, opéra-comique de Dupaty.
262 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
Picard. Je ne pense pas que vous vous amusiez là- bas, à passer vos après-midi comme nous avons passé celle-là; c'a été un feu roulant de dispute.- M. Pasquier était en verve, tout lui était bon. Enfin, nous avons fini par la discussion ordinaire sur la Rochefoucauld et la Bruyère. Tu sais comme elle anime toujours madame de Vintimille; l'abbé criait comme à vingt ans; moi, comme je pouvais; M. Bertrand disait de temps en temps : « Permettez ! permettez ! » Mais nous ne permet- tions pas ; Picard riait et pouvait assurément pré- parer une scène de comédie. Le lendemain matin, M. Bertrand est venu pour me dire son opinion qu'on n'avait pas écoutée. 11 me contait, à propos de la Bruyère, qu'il l'avait lu plusieurs fois dans sa jeunesse, avant d'oser se livrer au plaisir qu'il lui faisait. « Il me semblait, me disait-il, qu'en vançant dans ce livre, après l'avoir vu se moquer des autres, je trouverais aussi qu'il se moquerait de moi; je n'osais pas penser, parce que je croyais que je ne lui échapperais pas; enfin, il me parais- sait le Talleyrand des écrivains. »
Adieu, mon ami ; je vais me lever et partir. Pour toi, tu es déjà depuis longtemps hors de ta chambre et trottant et rôdant pour les affaires; je te vois
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au milieu de tes comédiens, ayant bien du mal et disant bien des paroles, avant de leur faire entendre raison. Mais, quelque peine que tu aies, je crois que, dans ce moment, je t'aime mieux où tu es qu'ici. Ta maison est trop triste, je suis trop faible, je t'aurais chagriné et tracassé. Tout se passera sans toi ; tu auras une peine de moins, et ta douce présence viendra, après, me consoler.
GXLV.
MADAME DE RÉMUSAT A M. DE RÉMUSAT, A ERFURT. Paris, ce 28 septembre 1808.
J'ai fait vingt visites ce soir, mon ami; et je reviens maintenant me dédommager de l'ennui de ma soirée en la terminant avec toi. Me voici, auprès démon feu, les pieds sur les tisons, lisant, rêvant, écrivant depuis deux heures, et m'amusant à rêver cette bonne petite vie de repos à laquelle tu sais que je prends chaque jour davantage. En vérité, je crois que ma paresse s'augmente tous les jours, et que, si j'étais maîtresse de mon temps, la vie se
264 LETTRES DE MADAME DE KÉMUSAT.
resserrerait beaucoup pour moi, c'est-à-dire le mouvement de la vie. Il me semble que, pour les femmes, il y a quelque cliose de bien et de convenable dans le repos. Tu diras que je cherche à parer ma disposition naturelle, pour me dissi- muler les privations que m'impose ma mauvaise santé; mais, enfin, quel que soit mon motif, arran- ge-toi, si jamais tu es riche, pour acheter quelque jolie campagne, où nous nous retirerons une partie de l'année, après avoir fait convenablement les honneurs d'une bonne maison pendant l'hiver. Ce sera à condition, cependant, que tu me per- mettras d'emmener mon fils. .Le coin de mon feu est fort bien soigné depuis ton départ par les cinq ou six personnes que tu sais. Hier, j'ai été pourtant seule tout le jour; mais, à neuf heures, mon cousin et madame de Vintimille sont venus, et nous avons très bien causé jusqu'à onze heures. Ils m'ont conté la société d'autrefois, les jolis soupers, la bonne conversation, la politesse des jeunes gens envers les femmes. Nous avons un peu déploré la perte de tout cela; mais nous avons dit que la géné- ration que nous élevions à présent vaudrait beau- coup, et j'ai cru sans beaucoup de peine qu'un
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jour mon fils serait charmant. Au reste, je pense que cette absence de politesse, de galanterie, je dirais presque d'amour , dans les jeunes gens d'à présent, trouve sa principale cause dans la pri- vation totale d'instruction. L'étude des auteurs, la lecture continuelle des beaux vers de Virgile, d'Ovide, et ensuite des écrivains du siècle de Louis XIV, doivent avoir de l'influence, non seu- lement sur les manières, mais encore sur les sen- timents. L'exercice de l'esprit raffine nos sensa- tions, et l'amour, tel que les femmes l'entendent, est certainement l'enfant de la plus parfaite civili- sation. D'après cette idée, mon ami, la maîtresse de Charles te devra quelque jour des remercî- ments ; j'espère bien qu'elle me saura quelque gré aussi de lui avoir fait les plus beaux yeux du monde. Nous avons, lui et moi, causé beaucoup, ce matin, de son collège; nous étions tous deux fort raisonnables; il y met de la résignation, et prend fort bien aux motifs qui font qu'il y retourne.
J'ai employé ma solitude d'hier à lire tout un volume de Tacite. Celte lecture, avec laquelle tu m'as laissée, me fait un extrême plaisir; mais sais- tu pour qui elle excite mon admiration surtout? C'est pour Racine. J'admire comme, dans Britan-
266 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
nicus, il était plein de son sujet, comme il a tra- duit fidèlement, sans laisser échapper aucun des traits qui pouvaient ajouter à la vérité des por- traits. Je vais avoir fini mes trois volumes; dis-moi donc ce que je lirai après. Je tourne dans la bibliothèque, sans savoir à quoi m'arrêter.
J'ai été hier à la Malmaison ; le parc est singu- lièrement embelli. L'impératrice se porte mieux; elle jouit en vrai propriétaire, se promène tout le jour, malgré la pluie, et m'a paru heureuse et tranquille. Elle avait des nouvelles de l'empereur; elle pense que vous êtes arrivés hier; peut-être l'empereur de Russie aujourd'hui, et, demain, je te vois dans tout le tripot de la Comédie. Si ta tète ne se rompt pas de toutes les minuties obligées qui vont la remplir, il faudra qu'elle soit bien bonne; je te vois toujours au milieu de tous ces acteurs criant autour de toi. Les théâtres vont assez bien ici; je m'occupe de Numa, et je fais comme la mouche. Enfin, j'ai vu Gardel, qui ré- pond des ballets. Paër répète tous les deux jours, et m'a dit que, le 25, on pourait représenter l'opéra; Isabey presse les décorations.
J'ai reçu deux très aimables lettres de l'ôvèque d'Alais. Il est fort reconnaissant du choix de
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l'empereur; il a accepté, quoiqu'il craigne de ne pouvoir remplir les fonctions qu'on exige de lui. Dans ce moment, il a une telle attaque de goutte, qu'il ne peut même marcher avec des bé- quilles; mais Fontanes lui a écrit qu'on ne lui demanderait que sa correspondance. Il me parle beaucoup de cette vie de Bossuet ; il dit qu'il faut quatre ans de lectures avant de penser à prendre la plume; enfin, il parait effrayé de cette immense entreprise1.
GXLYI.
MADAME DE RÉMUSAT A M. DERÉMUSAT, A ERFURT.
Paris, 7 octobre 1808.
J'ai passé toute la journée d'hier à la Malmaison ; il y avait assez peu de monde. L'impératrice a le cou tout à fait dégagé, mais ses maux de tète re- commencent à présent, et cela l'attriste. On tra-
1. M. de Bausset, ancien évêque d'Alais, venait d'achever son Histoire de Fénelon. il avait été nommé conseiller de l'Université, établie en cette même année 1808. Il n'a public son Histoire de Bossuet qu'en 1814, et il est mort en 1824, après avoir recule cha- peau de cardinal en 1817.
268 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
vaille toujours partout, et ce lieu devient vérita- blement enchanté. Quand je vois ainsi la campagne de temps en temps, comme par une fenêtre, elle réveille tous mes désirs champêtres, et je rentre dans cette grande ville avec un sentiment assez triste. Aujourd'hui, j'attends Duval, qui doit nous lire sa comédie1. Tu trouveras que c'est chez moi un feu roulant de lectures, et, en effet, je suis à la troisième. J'espère bien me reposer un peu, après; mais Duval le désirait, et j'y ai consenti. Comme je me suis mise à ne guère sortir le soir, mon salon se remplit plus que dans les com- mencements; le petit nombre d'oisifs qui ne sont ni aux champs, ni à l'armée, ni en voyage, viennent se chercher au coin de mon feu. Avant-hier, il y avait très bonne compagnie : M. Delambre, M. Oli- vier, mademoiselle de Meulan-, M. Bertrand, madame Devaines, qui criait un peu haut, mais qui cependant a été aimable. Je suis fort contente de M. Delambre; il est bon et simple comme la vé- ritable science. Je crois, cependant, à Cuvier plus
1. Il est probable qu'il s'agit du Chevalier d'industrie, comédie en cinq actes, en vers, représentée en 1809.
2. Delambre et Cuvier sont connus. Mademoiselle Pauline de Meulan, une des personnes les plus distinguées de son temps, est devenue plus tard madame Guizot.
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de ce qu'on appelle esprit dans le monde; sa con- versation est bien plus piquante, mais un peu rail- leuse. Nous avons beaucoup causé lycée. Ils sont effrayés de la quantité de choses à faire, et de tous les obstacles qui se présentent; ils disent qu'ils seraient tentés d'élever tous les professeurs avant de leur confier des élèves.
On ne parle ici que de départs ; les militaires s'en vont et les adieux recommencent. Nous aurons de la peine à égayer Paris, cet hiver, à moins que la promptitude avec laquelle l'em- pereur devance toujours la prévoyance humaine ne fasse que tout soit fini avant la mauvaise saison. Tu penses bien qu'on cause ici beaucoup sur la nouvelle capitulation; il me semble qu'on la trouve belle et honorable à nos armes. On y ajoute aussi beaucoup de circonstances particu- Mères auxquelles je ne crois pas un mot. C'est encore là un des ennuis de la ville dans ce mo- ment-ci. À la campagne, on ne voit que les jour- naux, on ne sait que les faits; ici, il faut sans cesse repousser les on dit, inventés par l'oisiveté et quelquefois par la malveillance.
Je ne compte guère sur tes lettres, et je vois bien que j'ai raison ; ton valet de chambre donne
270 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
de tes nouvelles à Laure ; je sais que lu te portes bien, et cela me suffit. Il dit que tu es dans un mouvement continuel, accablé de demandes, de monde, de lettres, de listes, et qu'il ne conçoit pas comment tu y tiens. Puisse au moins toute cette peine que tu prends avoir un heureux succès, et les spectacles et ton service aller bien et réussir ! On dit que la salle d'Erfurt était fort mauvaise et dans un grand désordre; ton activité provençale se sera joliment démenée au milieu de tout cela, et je suis, à présent, bien loin du tourbillon où tu t'agites, car je n'ai jamais été plus reposée, ni plus paresseuse. Cette oisiveté du corps convient à ma santé, et lui réussirait encore mieux, si elle pouvait s'étendre jusqu'à ma pauvre tête; tu n'as pas le temps d'écouter tout ce qui la traverse, et quelque- fois la tracasse, pendant que je suis dans cette so- litude. Des pensées de toutes les couleurs, des souvenirs parfois pénibles, des inquiétudes, des espérances, que sais-je enfin? tout ce qui peut passer par l'imagination un peu vive d'une pauvre femme oisive et rêveuse.
J'ai fini Tacite, car je ne rêve pas toujours. En cherchant quelque chose, je suis tombée sur Emile. et me voilà le lisant. Mais, mon ami, je vieillis, car
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je n'aime plus tant Rousseau. Ses paradoxes me frappent et me choquent bien plus qu'autrefois; je me surprends disant quelquefois lout haut : « Mais cela est faux, mais il nient! » Et puis, après, je suis tentée de m'affliger d'être devenue plus dif- ficile; car il faut presque toujours renoncera un plaisir en perdant une illusion. Heureusement que ta tendresse et le bonheur qu'elle me cause sont de très douces vérités qui m'accompagneront toujours dans ma route, et que je pourrai toujours me consoler avec tout cela des découvertes que la triste expérience me prépare sur tous les autres biens de la vie.
GXLVII.
MADAME DE RÉ MU S AT A M. DE H ÉMU S AT, A ERFURT.
Paris, 12 octobre 1808.
J'ai passé hier, mon ami, une terrible journée. Il m'a fallu, enfin, ramener ce pauvre enfant dans son collège. Après avoir employé une partie de la nuit à le calmer, car son agitation l'empêchait de
272 LETTRES DE MADAME DE REMUSAT.
dormir, je me suis fait effort toute la matinée, pour soutenir son courage par ma gaieté. Enfin, à midi, nous avons quitté la maison ; Albert jetait les hauts cris, il avait fort bien compris que son frère nous quittait. Mon pauvre Charles s'efforçait de retenir ses larmes; pour moi, j'étouffais. Notre voyage n'a pas été gai, comme tu peux bien le penser. Nous sommes arrivés à cette triste maison, j'y suis restée quelque temps, et, quand j'ai senti que mon courage était à sa fin, je me suis enfuie. Tu comprendras ce que j'ai souffert en ren- trant dans ma maison, où je ne devais plus rien retrouver. Il y a quelques jours, je me félicitais de ce que ton éloignemcnt t'empêcherait d'être témoin de mes larmes; mais, hier, je t'avoue que je te souhaitais de tout mon cœur; j'aurais eu besoin de te serrer dans mes bras, de m'appuyer contre ta tendresse, dans l'isolement où je me trouvais. J'étais oppressée de mes souvenirs, je regrettais mon fils, je pleurais ma pauvre mère, qui aurait si bien entendu mes regrets. Toute ma douleur était renouvelée, et peut-être n'ai-je ja- mais plus souffert du sentiment de la perte que j'ai faite! A quels déchirements de cœur nos affec- tions nous destinent! Qu'est-ce donc qu'il faut
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souhaiter dans cette vie quelquefois si triste, et toujours si mêlée? Que j'ai besoin de te revoir! et que je t'attends avec impatience! Ta douce et ai- mable présence me tiendra lieu de ce que je perds et de ce que je quitte; toi seul, il est bien vrai, peux me tout remplacer.
Au travers de tout le mal que me faisait ce collège, il a bien fallu m'occuper de tous les petits arrangements à prendre pour nos enfants. On les a mieux logés, toujours au midi, à un étage plus bas. Ils ont une jolie chambre, leur maître est de bonne humeur; enfin, tout est bien; les études recommencent, voilà qui est fini; tu l'as souhaité, mon ami, et je l'ai fait. Je n'ai pas douté que ce parti ne fût le plus raisonnable, puisque tu voulais le prendre ; mais je ne puis pas dire que, pour cette fois, la raison ne m'ait beaucoup coûté.
Tandis que j'emploie ici mon temps à me tour- menter et me consoler tour à tour, par des senti- ments qui sont tous en moi ou autour de moi, et que ma vie semble en quelque sorte s'être toute serrée dans mon cœur, la tienne se passe d'une bien autre manière ; je souhaite fort que ce voyage finisse avant que tu sois trop fatigué. C'est un beau spectacle que celui dont tu es le témoin,
il. 18
-274 LETTRES DE MADAME DE REMISAT.
et ce peuple de rois tous en mouvement par une seule personne, et par une seule et même volonté, est un beau sujet de réflexions profondes et d'ob- servations curieuses. J'aime l'empereur Alexandre de son admiration pour le nôtre, et j'espère quelque chose de cette grande amitié; mais je l'avoue que mes inquiétudes recommenceront, si, au retour, nous voyons partir l'empereur pour l'Espagne. L'imagination ne supporte pas les dangers qu'il y va courir. Ceux de la guerre sont peut-être les moindres. Je voudrais qu'il fût possible de lui barrer le chemin. Je suis bien sûre que, quelles que soient les opinions d'un petit nombre, toute la France se mettrait entre lui et l'Espagne. S'il n'est point à Paris cet hiver, nous pouvons nous préparer à le passer fort tristement. A propos d'hiver, j'ai pensé qu'à ton retour, il fau- drait songer sérieusement à recevoir plus de monde, et à remplir les intentions de notre maître. Nos malheurs, ma tristesse, l'état de ma santé et l'absence que je viens de faire ne nous ont pas permis d'exécuter les ordres que nous avions reçus, mais, enfin, voici le moment d'y songer. Qu'en crois-tu? Dans le cas contraire, il faudrait se ré- duire à une vie fort simple, car les dépenses
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augmenteront beaucoup cet hiver, ou, du moins, le prix de chaque chose. Il est remarquable comme toutes les consommations de la vie deviennent, plus chères de jour en jour, et je mets en fait qu'on ne ferait pas aujourd'hui avec cent mille livres de rente ce qu'on faisait autrefois avec la moitié. Il csi vrai que les besoins de luxe se sont fort mul- tipliés. Nous ne sommes plus au temps où on met- tait dans un dîner une histoire de plus, pour un rôti de moins; dans les repas d'à présent, tout notre esprit est en entrées et en vin de Madère. Une bonne conversation qui doit avoir lieu au milieu de trente bougies, dans un salon somptueusement orné, est une chose fort chère, et, à ce prix, n'a pas de l'esprit qui veut '.
Je me rappelle avoir vu ma mère recevoir ses amis dans une petite chambre éclairée d'une seule lampe. A neuf heures, on apportait une cafetière d'eau bouillante; elle faisait du thé, on en buvait en causant, et, de la sorte, on veillait et on
1. J'ai conservé ces détails d'intérieur et d'argent qui peuvent présenter quelque intérêt. On peut rapporter ce passage à ce qui est dit dans les Mémoires, t. I, p. 1:26, sur l'embarras où l'em- pereur mit mes grands-parents en leur retirant, à cause de leur deuil, les traitements et les promesses accjrdés quelques mois auparavant.
276 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
s'oubliait quelquefois bien avant dans la nuit. Il serait bien difficile d'attirer du monde aujour- d'hui de cette manière ; il est vrai qu'il est bien difficile aussi d'être aimable comme ma mère.
CXLVIII.
MADAME DE RÉMUSAT A M. DE REMUSAT, A F 0 N TAINEBLEAU1.
Paris, ce vendredi soir, novembre 1809.
Voilà M. Pasquier qui va demain à Fontaine- bleau, mon ami, et qui me demande mes commis- sions. Je comptais envoyer votre neveu; mais la réponse de M. Laborie, que je joins à mon paquet et que vous montrerez à M. de Talleyrand, a rendu cette course inutile. Voici une lettre de la prin- . cesse de Bénévent . J'avais envoyé chez elle. En
1. Une année tout entière s'est écoulée entre la lettre précé- dente et celle-ci. Au moment où s'ouvre cette correspondance, l'empereur était en Allemagne. Il avait quitté Paris le 24 avril 180'J, et il avait livré la bataille d'Essling le "21 et le 22 mai, et la bataille de Wagram le 6 juillet. Il n'était revenu à Fontai- nebleau que le 16 octobre. Malgré ses victoires, la situation de
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voici unedeladuchessedeCourlande1, chez laquelle j'avais aussi envoyé. J'espère que M. de Talleyrand sera content de moi. A présent, à nos affaires. J'ai écrit à l'impératrice; je crois que ma lettre n'est pas mal, quoiqu'un peu longue. En la lui donnant, veuillez bien lui en faire des excuses de ma part, et puis remettez-la en quelque état que soit son ménage; à moins d'une grosse querelle, elle trou- vera toujours le moyen d'en faire usage.
J'ai vu Corvisart, il ne veut rien me faire :
l'Empire s'était très aggravée, et on le sentait même à la cour. Je trouve, à plusieurs reprises, dans des billets de ma grand'- mère, trop courts pour être imprimés, celte phrase toute nou- velle : « L'avenir se noircit horriblement. » Mes grands-paients s'apercevaient d'autant plus de ce déclin que leur liaison crois- sante avec M. de Talleyrand leur ouvrait les yeux. Cette liai- son leur donnait même une situation politique qui pour eux, à cette époque, avait plus d'inconvénients que d'avantages. De plus, en devenant surintendant des spectacles, mon grand- père avait été destiné à exercer dans la société de Paris une sorte de patronage des lettres. Quoiqu'il tint celte situation de l'empereur lui-même, il devenait en même temps plus suspect à celui-ci, dont la défiance et les défauts augmentaient. Il résultait de tout cela une position particulière et difficile à expliquer, et tandis qu'il était considéré par bien des gens, et qu'il se consi- dérait lui-même comme dans une demi-disgràce, on parlait de lui pour le ministère de l'intérieur, qui avait été quelque temps vacant, et auquel M. de Montalivet avait été nommé le 2 octobre. Le divorce tirs prochain ajoutait encore à ces complications.
1. La duchesse de Courlande était une amie de M. de Talley- rand.
•278 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
« C'est, dit-il, un rhumatisme qu'il faut soigner et tenir chaudement; voilà tout. » Je n'ai point de fièvre, je suis un peu faible; mais, comme je n'ai pas besoin de forces, je m'arrange assez de cet étal et je jouis délicieusement de ma chambre, de mon lit et de mon repos. Hier, pour passer mon temps, j'ai envoyé chercher Charles. Après ses classes, on me l'adonné; il était frais et le plus joli du monde; nous nous sommes baisés et rebaisés, nous avons bien causé. On est content de lui, sa classe est très forte. Auvray1 dit que les septième et huitième places sont très bonnes. 11 aurait été beaucoup plus près, s'il n'avait pas cru que le verbe après le mot la plupart dût être toujours au singulier, et en parlant de plusieurs il écrivait : « La plupart avait..., etc. » Muzine le tarabuste toujours un peu, et il lui fait faire beaucoup de grec; il traduit des morceaux d'Isocrate, il en est tout fier. Il m'a conté tout cela, en gambadant avec son frère sur mon lit. Ensuite, il a été se parer de son habit neuf pour me le montrer; vous savez cethabit que jene voulais pas qu'il mît, de peur qu'il ne lui allât mal. Mais, mon ami, que j'étais bête! Quelque chose
1. M. Auvray était professeur au lycée Napoléon. 11 a été plus tard inspecteur de l'Université.
ANNÉE 1809. 279
aller malàCharles! Il est charmanl avec cet liabil ; j'étais désolée de n'avoir à qui le dire, el j'ai juré que je vous l'écrirais. A huit heures, tout ce petit train m'a quittée; Bertrand est verni. Il est bien jaune et bien triste; nous avonsparlé de nos maux, il causait jaunisse, moi rhumatisme. Il me trouvait bonne compagnie. J'ai vu madame de Rumford, mon cousin, et voilà tout. On dit ici que le roi de Saxe1 n'arrivera que lundi. M. de Talleyrand sera à Meaux bien gaiement. On le nomme (ce n'est pas le roi de Saxe) pour présider le Corps législatif ; d'autres parlent de l'archichancelier. On annonce le pape à Saint-Denis, on cbange tous les rois, on sait un peu les aventures galantes de Fontaine- bleau, on les arrange, on me questionne, et à tout cela je fais ma réponse favorite : « Je ne sais pas. »
J'ai vu Picard, il vous a écrit le triste état de l'Opéra, tout est malade; vous aurez pourtant Corlei et Orphée'2. A propos : j'ai pensé dans ma sagesse que vous ne deviez pas donner Athalie à
1. M. de Talleyrand était envoyé à Meaux, au-devant du roi de Saxe, qui arriva à Paris le 13 novembre.
•1. 11 s'agit de Fernand Cortez-, opéra de Spoutiui, et probablement d'une reprise de VOrphée de Gluck.
280 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
la cour; il y a bien des applications religieuses, des rompez tout pacte avec l'impiété, tout cela vous gâterait votre besogne1. On vous saurait mauvais gré de s'être senti blessé, sans avoir le droit de se plaindre, et cela devant un roi religieux ! Voilà un petit avis que je vous soumets; vous savez que je pousse loin la prudence.
Mon ami, à la joie que j'ai éprouvée à me retrouver dans ma robe de chambre, au coin de mon feu, pour ne rien faire que me reposer, je me suis encore bien mieux persuadée que je suis tout à fait vieille, et, si j'étais assez sage pour prendre vraiment l'allure de mon âge véritable2, je vous assure que je ferais fort bien : « Mais la tête? direz-vous, mais le cœur? » Ah! j'aime bien encore un peu à remuer tout cela; mais on fait bien du chemin dans son fauteuil avec de certains sentiments et de certaines affections, et, quoique je n'aie pas bougé du coin du feu, je vous jure que je n'ai pas été du tout endormie. Je me suis amusée à repasser ma vie; je vous retrouvais partout, cela me mettait de bonne humeur; aussi ai-je osé tou-
1 . Depuis le mois de juin, la rupture entre l'empereur et le pape en était venue aux dernières extrémités.
2. Elle avait alors vinet-neuf ans.
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cher à l'avenir; vous étiez dans tous mes projets comme dans mes souvenirs, et pourtant j'ai eu de douces rêveries. Un grand repos de corps, un peu d'agitation, ou plutôt d'émotion dans le cœur, voilà ce qu'il me faudrait. Mais, pauvre moi ! jr suis lancée dans un autre tourbillon, et je ne puis ni m'arrêter ni supporter le mouvement qui m'emporte.
Adieu, cher et aimable, je vous souhaite une bonne nuit, et je vais me coucher, parce qu'il est déjà dix heures. Vous êtes bien aimable de m'avoir écrit ce matin; je ne m'y attendais pas, vous êtes si occupé! M. Pasquier me rapportera de vos nouvelles lundi, et de celles de notre ami1. Il faut qu'il me passe ce titre, il ne nuit en rien aux sentimenls que je lui dois. Parlez-lui de moi. S'il était là avec son grand papier, je lui dirais tout ce que j'ai senti, à part moi, car il était aussi pour quelque chose dans mes rêveries solitaires; il rédigeait tout cela, et cela avait fort bonne mine. Son Gourville m'amuse toujours, quoiqu'il soit un peu embrouillé; je m'en vais relire le cardinal de Retz, pour rentrer un peu dans ce bon temps
1. M. de Talleyrond.
-28-2 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
d'où je suis trop sortie. Me voilà remise en train de mémoires. Adieu encore; je cause beaucoup, et vous aurez bien autre choseà faire, dimanche, que de lire mon bavardage.
GXLIX.
MADAME DE REMUSAT A M. DE REMUSAT, A TRIA NON.
Paris, dimanche soir, décembre 1809.
Bonsoir, mon ami, voilà ma journée finie, et, avant de me coucher, je viens te dire un petit mot. Je t'ai regretté aujourd'hui ; nous avons passé un bon jour avec ton fils, et j'ai été bien contente de lui. 11 faut que je te dise qu'hier, madame Pastoret m'avait dit que le censeur Dumas lui disait, le malin, que Charles était un des enfants du collège qui donnaient le plus d'espérances pour cette année. Cela m'avait fort bien disposée. Ce bon petit est venu là-dessus, et il a été fort gentil. Ce soir, j'ai vu un moment M. de Talleyrand, il m'a paru triste de n'être pas à Trianon. « Autrefois, m'a-
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l-il dit, quand l'empereur avait un chagrin, il me demandait. » J'ai compris l'amertume de cette réflexion, j'ai cherché à le détourner, à causer avec lui d'autre chose, mais il était réellement affligé l. J'ai bien peur que vous n'ayez Là-bas bien du mauvais temps comme ici; il pleut à verse, et la campagne doit être fort triste. J'irai, demain, à la Mal maison. J'ai pleuré, ce matin, en lisant le Mo- niteur; tous ces discours sont bien faits, et font un bon effet. Je n'ai vu aujourd'hui et hier que des personnes touchées. On répète beaucoup que l'empereur pleurait. Cela nous plaît, à nous autres femmes; les larmes des hommes et surtout des rois ne manquent guère leur effet, et vous le savez bien, messieurs.
I. Le divorce approchait, et l'empereur, après une scène violente avec l'impératrice, était venu àTrianon. Cette scène avait été ra- contée dans le Moniteur. Tous deux, en présence de la famille im- périale, avaient déclaré renoncer à leur mariage. Ce qui s'était passé à Fontainebleau avait préparé l'événement, mais la situation ne devint publique que par le sénatus-consulte du 16 décembre 18U9,etpar le départ de L'empereur pour Trianon,où il resta jus- qu'au 25 décembre .
284 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
CL.
MADAME DE REMUSAT A M. DE REMUSAT, A TRIANON.
La Malmaison, décembre 1809.
J'avais espéré un moment, mon ami, que tu accompagnerais l'empereur hier, et que je te ver- rais. Indépendamment du plaisir de te voir, je voulais causer avec toi. J'espère qu'il y aura ici quelque occasion pour Trianon aujourd'hui, et je vais tenir ma lettre prête. J'ai été reçue ici avec une vraie affection ; on y est bien triste, comme tu peux le supposer. L'impératrice, qui n'a plus besoin d'efforts, est très abattue; elle pleure sans cesse, et fait réellement mal à voir. Ses enfants sont pleins de courage ; le vice-roi est gai, il la soutient de son mieux ; ils lui sont d'un Grand secours.
Hier, j'ai eu une conversation avec la reine de Hollande que je te raconterai le plus succinctement que je pourrai. «L'impératrice, m'a-t-elle dit, a été vivement touchée de l'empressement que vous
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lui avez témoigné à partager son sort; moi, je ne m'en étonne pas; mais, ensuite, par amitié pour vous, je vous engage à réfléchir encore. Votre mari étant placé près de l'empereur, tous vos instincts ne doivent-ils pas être de ce côté? Votre position ne sera-t-elle pas souvent fausse et em- barrassante? Pouvez-vous vous permettre de re- noncer aux avantages attachés au service d'une impératrice régnante et jeune? Songez-y bien, je vous donne un conseil d'amie, et vous devez y ré- fléchir. » Je l'ai beaucoup remerciée; je lui ai répondu que je ne voyais, pour moi seule, nul inconvénient à prendre ce parti, qu'il me parais- sait le seul convenable pour moi; que, si l'impé- ratrice voyait des difficultés à garder près d'elle la femme d'un homme attaché à l'empereur, alors je me retirerais, mais (pie, sans cela, je prêterais de beaucoup de rester avec elle; que je pensais bien qu'il y aurait peut-être quelques avantages pour les personnes attachées à la grande cour, mais que cette perte était fort compensée pour moi par l'idée de remplir un devoir, et de soigner l'impé- ratrice, dans le cas où elle mettrait quelque prix, à mes soins; qu'enfin je ne pensais pas que l'empe- reur put être mécontent de ma conduite, etc., etc.
286 LETTRES DE MADAME DE RÉMGSÀT.
« Il n'y a, madame, lui ai-je dit encore, qu'une seule considération pour moi qui pourrait me porter, un moment, à regretter ma démarche; je vais vous la dire bien franchement : 11 est impos- sible qu'il n'y ait pas dans l'intérieur de cette petite cour-ci quelque indiscrétion de commise, quelque petit bavardage, je ne sais quel propos* qui, redit à l'empereur, pourra amener un moment de mécontentement. L'impératrice, toute bonne qu'elle est, quelquefois est défiante; je ne sais si la preuve de dévouement que je lui donne à pré- sent me mettra complètement à l'abri d'un soup- çon passager qui m'affligerait beaucoup. Je vous avoue que, s'il arrivait une fois qu'on soupçonnât mon mari et moi d'avoir commis, d'un côté ou de l'autre, une indiscrétion, je quitterais sur-le-champ l'impératrice. » La reine m'a répondu que j'avais raison, qu'elle espérait que sa mère serait prudente. Elle m'a embrassée, m'a dit qu'elle savait que l'impératrice désirait, au fond, me garder près d'elle. 11 n'en faut guère plus, de l'humeur dont tu me connais, pour me décider. Vois cependant, mon ami, ce que tu penses. Je sais bien que ma position sera souvent embarrassante; mais, enfin, avec de la prudence et du véritable attachement,
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ne peut-on pas tout arranger? Madame de la Ro- chefoucauld1 me parait vouloir quitter, elle en a même déjà dit, je crois, quelque chose à l'empe- reur. Mais la situation est différente; elle rendra les mêmes soins à l'impératrice, mais sans titre. Dans sa position, cela peut lui convenir, mais je trouve que je dois agir autrement, et vraiment, plus je m'interroge, plus je sens que ma place est ici. Combine tout cela, réfléchis et puisdécide. Au reste, nous avons du temps, puisqu'on nous donne jusqu'au 1 r janvier.
Il faudrait bien du bonheur pour que cette ha- bitation fût gaie dans cette saison. 11 fait un vent abominable, et toujours de la pluie. Cela n'a pas empêché qu'il n'y eût ici un inonde énorme toute la journée; chaque visite renouvelle ses larmes. Cependant il n'y a pas de mal que toutes ses impressions se renouvellent ainsi coup sur coup ; le repos viendra après. Je crois que je resterai ici jusqu'à samedi. Je voudrais bien que tu revinsses aussi à cette époque; car, entin, il faudrait se revoir, et être un peu ensemble. Je n'ai pas besoin d'être privée de ta présence pour en
1. Madame do la Rochefoucauld, tlamc d'honneur, fut eu effet remplacée par madame d'Àrberg.
288 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
sentir le prix, et, en vérité, plus je vois autour de moi d'agitation et de troubles de toute espèce, plus je sens que tu m'es cher, et que j'aime le repos et le bonheur que je te dois.
Ce vendredi.
Je n'ai pu trouver ce matin une occasion d'en- voyer ma lettre. J'espère qu'il yen aura ce soir. L'impératrice a passé une matinée déplorable. Elle reçoit des visites qui renouvellent sa douleur, et puis, chaque fois qu'il arrive quelque chose de l'empereur, elle est dans des états terribles. Il fau- drait trouver le moyen d'engager l'empereur, soit par le grand-maréchal, soit par le prince de Neu- chatel, à modérer les expressions de ses regrets et de son affliction, quand il lui écrit; car, lorsqu'il lui témoigne ainsi d'une manière trop vive sa tris- tesse, elle tombe dans un vrai désespoir, et alors réellement sa tète semble s'égarer. Je la soigne de mon mieux ; elle me fait un mal affreux, elle est douce, souffrante, affectueuse, enfin tout ce qu'il faut pour déchirer le cœur. En l'attendrissant, l'empereur augmente cet état. Au milieu de tout cela, il ne lui échappe pas un mot de trop, pas une
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plainte aigre; elle est réellement douce comme un ange. Je l'ai fait promener ce matin; je voulais essayer de fatiguer son corps, pour reposer son esprit. Elle se laissait faire; je lui parlais, je la questionnais, je l'agitais en tous sens, elle se prê- tait à tout, comprenait mon intention, et semblait m'en savoir gré, au milieu de ses larmes. Au bout d'une heure, je t'avoue que je mlétais fait un tel effort, que je me suis presque sentie défaillir, et je me suis trouvée, un moment, presque aussi faible qu'elle : « Il me semble quelquefois, me disait-elle, que je suis morte, et qu'il ne me reste qu'une sorte de faculté vague de sentir que je ne suis plus. »
Tâche, si tu peux, de faire arriver à l'empereur qu'il lui écrive de manière à l'encourager, et pas le soir, parce que cela lui donne des nuits affreuses et terribles. Elle ne sait comment supporter ses regrets;sans doute, elle supporterait encore moin; sa froideur; mais il y a un milieu à tout cela. Je l'ai vue hier dans un tel état, après la dernière lettre de l'empereur, que j'ai été au moment d'é- crire moi-même à Trianon.
Adieu, cher ami ; je ne te dispasgrand'chosc de
ma santé, tu sais comme elle est faible; tout ceci
lébranle un peu; après cette semaine, j'aurai il. 10
290 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
besoin d'un peu de repos près de toi. Pour éprouver quelque chose de doux, il faut toujours que je revienne à mon ami.
CLI
MADAME DE REMUSAT A M. DE RÉMUSAT, A TRI A NON.
Paris, lundi matin, décembre 1809.
Je te remercie mille fois, mon ami, de ta lettre, qui est venue me réveiller ce matin. Je suis bien aise de ce que tu me dis ; je ne pense pas que quelques jours de retard dérangent beaucoup te« affaires, et je suppose que le grand-maréchal, sachant que ta présence est nécessaire ici, l'ai- dera à obtenir, après, le congé dont tu aurais besoin. 11 est impossible que, dans la solitude de Trianon, tu ne trouves pas un instant pour pouvoir entrer avec l'empereur dans quelques détails qui doivent servir à te rendre sa con- fiance, et tu ne dois rien négliger pour tenter une justification nécessaire aux autres parties d'adnii-
ANNÉE 1809. 291
nistration dont tu es charge. Mon aimable mari doit toujours gagner quelque chose à être en- tendu; je me livre donc à l'espoir, si on veut t'écouter.
Je t'engage aussi à causer un peu, si cependant lu le crois convenable, avec le grand-maréchal, de ta position vis-à-vis de M. de Montesquiou. Dis-lui (et tu diras vrai) que tu te refuses à croire aux soupçons qu'en général on veut te donner dans le monde, de sa bonne foi vis-à-vis de toi, mais que tu as bien observé, cependant, que la tournure d'esprit, un peu retrécie et un peu in- quiète, du grand-chambellan, le porte à prendre des précautions qui tournent au désavantage de toute chose, par le peu d'entente qu'elles mettent entre vous deux. Je donnerais bien des choses pour que M. de Montesquiou eût une âme à l'égal de la tienne, et alors tout s'arrangerait, et mon ami mènerait une plus douce vie. Je le répète, mon cher ami, si l'empereur veut t'écouter, tu re- trouveras des heures paisibles; mais, si le temps des faveurs est passé pour nous, sois cependant sans inquiétude pour moi; je saurai prendre une autre vie que la nôtre, avec toute la résignation que tu peux souhaiter. L'âge de la raison est ar-
292 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
rivé pour moi; tous les jours, je sens fortifier en mon esprit des goûts plus raisonnables, et je te jure, dans la sincérité d'un cœur tout à toi, que, partout où je te verrais paisible, je vivrais heu- reuse. Il a été un temps où je n'eusse pas cru que je pusse être contente loin de Paris; mais j'ai le sentiment secret de voir encore des jours sereins pour moi dans ma retraite, si nous deve- nions les victimes des petites intrigues qu'on peut former contre nous. Le ciel nous en préserve C2pendant ! En attendant, avec du courage et de la prudence, tu sauras éviter et supporter les chagrins qui peut-être nous sont encore préparés. J'ai passé, hier, une journée assez douce, quoi- que le fond de mon cœur fût triste d'être séparée de toi. Je n'ai vu personne, nous avons causé une partie de la soirée; Charles a été aimable; il m'a fait rire et pleurer ; il voulait soutenir à madame de Gra-se, qu'on ne pouvait être heureux qu'avec un peu de personnalité dans le caractère. Nous avons fait entendre qu'il y avait dans la vie des relations qui donnaient du bonheur, mais précisément parce qu'on leur sacrifiait quelque chose de son repos. Madame de Grasse lui disait que, par exemple, elle l'aimait assez pour préférer d'être malade à le voir
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lui, souffrant. Il lui a avoué qu'il serait affligé de la voir souffrante, mais qu'il aimerait mieux tout bonnement que ce fut elle que lui, et, en parlant ainsi franchement, il avait les yeux, cependant, pleinsde larmes. Alors, j'ai pris la parole. « Il y a toujours, mon enfant, lui ai-je dit, dans les af- fections, un peu de cette personnalité que tu crois inséparable, avec assez de raison, delà nature hu- maine; car, lorsque j'aime mieux ton bonheur que le mien, c'est que je souffrirais beaucoup plus de ta peine que de la mienne; et, s'il fallait que je me décidasse entre le malheur pour toi de te voir perdre ton père ou moi, je n'hésiterais pas, par la raison que ton père t'est beaucoup plus nécessaire que moi. » A cela, que penses-tu qu'il m'ait ré- pondu ? « Eh bien, si vous, maman, ou moi, étions dans la rivière, je crois que je souhaiterais que papa vous sauvât plutôt que moi, parce que vous êtes bien autrement utile que son fils ; mais je vous avoue qu'excepté lui et vous, j'aimerais mieux que tout autre pérît que moi. » En disant cela, il s'est mis à fondre en larmes, puis il s'est levé avec cette manière que lu connais, en se fâchant de son at- tendrissement, et, prenant le bras de Constance, il lui a proposé d'aller se promener ensemble pour
V2J4 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
quitter une conversation qui, disait-il, le sciait. J'ai aimé son naturel et ses larmes. En rentrant, nous avons fait une loterie avec des cartes pour l'amuser. Je me suis divertie à mettre quelques petits bijoux sur les lots. Charles nous a déclaré qu'il était heureux et qu'il gagnerait tout, et ce qui est plaisant, c'est que cela n'a pas manqué, et que, quatre fois de suite, il a eu le gros lot. Il a donné, après son jeu, de fort bonne grâce, une partie de ce qu'il avait gagné à Constance.
Je t'embrasse bien tendrement, mon bien-aimé, et, quand je pense à toi et à notre enfant, malgré les traverses de notre vie, je me dis encore, avec un sentiment de fierté et de reconnaissance, la plus heureuse entre toutes les femmes.
ANNÉE 1810. 295
GLU.
MADAME DE R ÉMUS AT A M. DE REM USAT, A COMPIÈGNEi.
Paris, avril 1810.
Je te remercie de tes nouvelles d'hier. Je com- mençais à grogner de ton silence. Je te plains du fond du cœur de la vie que tu mènes, mais je ne m'étonne pas que l'on ait dormi, ou feint de dormir, à Britannicus. La belle idée qui t'avait passé par la tête, et la belle raison pour un homme d'esprit que de dire : « On me l'avait demandé2! » Amuse-toi en sûreté de conscience avec les inno- centes du théâtre Feydeau, et prends courage. Si lu étais dévot, tu aurais bien matière à exercer ta patience dans la semaine sainte.
1. L'année 1810, celle du mariage de l'empereur (2 avril), fut une année de paix relative, car on n'était en guerre qu'avec l'Es- pagne et l'Angleterre. Après le mariage, l'empereur alla, avec sa nouvelle épouse, passer la fin du carême à Compiégne.
2. L'empereur indiquait lui-même les ouvrages qu'il voulait voir représenter à la cour. Il demanda Brit(t7inicus. On ne songea pas
296 LETTRES DE MADAME DE l'.ÉMUSAT.
J'ai eu hier des nouvelles de notre garçon ; il se porte bien. Il viendra dimanche, pour se préparer à sa première communion. Si on la lui fait faire à Pâques, et que vous ne reveniez pas de Com- piègne dans la semaine de Pâques, et que je me porte bien, je demanderai à aller à Navarre1 passer quelques jours. On veut ici que l'impératrice ne revienne plus; situ trouvais quelque occasion sûre de m'écrire s'il est question d'elle quelquefois, tu me ferais un vrai plaisir.
T'ai-je dit que Lemercier2 était nommé? Nos anciens de l'Institut sont furieux. Hier, je me suis
à certaines scènes qui, après le divorce, pouvaient donner lieu à des applications. Talma se troubla, en prononçant les vers suivants :
Non que pour Octavie un reste de tendresse M'attache à son hymen et plaigne sa jeunesse. . .
D'aucun gage, Narcisse, ils n'honorent ma couche. L'empire vainement demande un héritier.
L'auditoire sentit le même embarras, et la soirée fut glaciale. L'empereur fit semblant de dormir.
1. Le château de Navarre, en Normandie, avait été donné à l'im- pératrice Joséphine.
"2. Lemercier venait d'être élu membre delà classe de l'institut qui représentait l'Académie Française. Malgré son républicanisme, il avait fait une ode sur le mariage de l'empereur, pour rendre son élection possible. Esinénard élait un homme de lettres assez dis- tingué, qui faisait bien les vers.
ANNÉE 1810. 297
amusée à me moquer de Suard et de l'abbé; moi, j'en suis fort contente, à cause de l'argent. J'ai relu son ode qu'il m'avait dite. Ma foi ! tout bien considéré, je la trouve fort mauvaise, à quelques belles idées près, et je reviens à Esménard, ou plutôt à rien, car tout cela est très faible.
M. de Fonlanes a dîné hier chez moi, avec M. cl madame de Ganay, Bertrand, Lebreton et Norvins. Le grand-maître a été fort à l'aise et de très belle humeur; il est vrai que nous le gâtions à qui mieux mieux. Mon Dieu, qu'il est boufti en toute chose! J'ai bien fait ma gentille, et, dans le fond du cœur, il me déplaisait par sa vanité. Il est vraiment tout à fait amoureux de madame de G'**, qui ne trouve pas cela très mauvais de son côté ; nous autres femmes, cela ne nous déplaît guère, n'est-ce pas? Ne sommes-nous pas, la plupart du temps, de drôles de corps? Nous faisons les co- quettes, nous voyons venir les choses, nous faisons ce qu'il faut pour qu'elles germent, nous nous en divertissons, etpuis, quandréclat arrive, et que la déclaration se fait, nous voilà en colère, montées sur notre dignité, et très difficiles à apaiser ; nonobstant ce, monsieur, vous pourrez me faire votre déclaration quand vous voudrez.
298 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
Je l'envoie une lettre de M. de Lezay-Marnesia.
On m'a apporté, hier, deux grandes boîtes qu'on voulait que j'envoyasse, sur-le-champ, à Saint- Cloud. Je ne savais comment m'y prendre; j'ai ouvert la lettre de M. de Lezay, et j'ai vu que nous avions le temps de respirer. Dis-moi ce que tu veux que je fasse des boîtes, et si tu réponds à M. de Lezay, ou si tu veux que je lui écrive l.
Bonjour, cher et aimable ami, je ne me porte pas mal; à la tête et au cou près, le reste est en assez bon état. Joséphin n'est pas mal non plus. Je crois qu'il se décide à aller en Provence avec M. de Villeneuve2 qui part le 5 mai. Il est d'assez douce humeur, et la maison est fort tranquille. Lebrelon vient me voir tous les jours ; c'est un bon et excellent ami, dont le caractère vaut mieux cent fois que l'esprit. Je dis cela afin que tu ne dises pas que c'est l'esprit qui m'enjôle; il t'est sincèrement attaché, ainsi qu'à moi. Hier, on a montré quelques-uns de tes livres; c'a été une occa-
1. M. de Lezay-Marnesia, préfet, avait imaginé de faire fabriquer un costume île fantaisie pour le futur roi de Rome qui ne devait naître qu'un an plus tard, et c'est cet habit qu'il envoyait dans ces caisses. Ce n'était pas pressé, en effet.
"2. M. de Villeneuve-Bargemont, référendaire à la cour des comptes, a été préfet et directeur général sous la Restauration.
ANNKE 1810. 299
sion de parler de toi, et j'étais fortconlenle delà manière dont notre ami disait à Fontanes sur ton compte, et tu sais si je suis difficile.
CLIII.
MADAME DE REMUSAT A M. DE REMUSAT, A COMPIÈGNE.
Ce mardi, avril 1810.
Je disais, hier, comme si je ne disais rien : « Moi, je connais un homme qui serait encore celui que j'estime le plus, même quand il ne serait pas ce que j'aime le mieux; un homme parfaitement exempt de préjugés, dont l'esprit est sans préven- tions, qui sait compatir aux faiblesses humaines, et qui, pourtant, n'en est guère susceptible; qui sait excuser la conduite des autres, et qui ne juge pas les hommes seulement par telle ou telle action de leur vie. Cet homme-là a le caractère tout naturel- lement philosophique; il est égal sans être froid, sage sans être sévère; il a toutes les qualités de la vie intérieure. S'il était à marier, je dirais à
31)0 LETTRES DE MADAME DE I1EMUSAT.
toutes : « C'est celui-là qu'il faut épouser. » Si je connaissais sa femme, je lui dirais : « Aimez-le mieux que tous, car le bonheur est pour vous dans cet amour. » Enfin, si elle avait la folie de n'être pas de mon avis : « Confiez-vous à lui, lui dirais-je encore. Il est encore le seul ami qui puisse vous conduire et vous sauver d*un égarement complet. » Et là-dessus, madame de Grasse d'applaudir, et de me demander le nom de cet aimable individu; j'ai promis de le lui présenter quelque jour. Youdras- tu bien me le permettre, mon ami ?
J'ai vu hier M. de Talleyrand, revenant de Compiègne après avoir passé deux nuits, tout aussi frais que s'il sortait de son lit1. Il m'a donné de les nouvelles, il espérait qu'il me rapporterait une lettre de toi, mais je vois que tu n'as guère le temps. Je suis contrariée de la durée de ce voyage. Encore trois semaines sans te voir, cher ami ; c'est une longue et ennuyeuse privation. Tu ne poux assez te figurer à quel point elle me déplaît. Il y avait longtemps que nous ne nous étions sé- parés, et celte douce habitude de te voir avait repris tout son empire sur moi; ta société me de-
1. M. tic Talleyrand avait alors cinquante-six ans.
ANNEE 1810. 301
vient tous les jours plus nécessaire. Il me semble que mon esprit s'entend mieux avec le tien, que nos opinions sont plus souvent pareilles, et que nous connaissons maintenant tout le charme de la vie intime. Dans la jeunesse, la différence de goûts et d'avis, qui se fait sentir plus fortement, ne nuit pas trop à l'amour, et môme le sert, en offrant les occasions d'un sacrifice; mais, lorsque les années arrivent, on préfère des jouissances plus paisibles et plus sûres, et c'est par l'accord et l'union qu'on sait alors être heureux.
Tu conviendras bien que, cette fois, je t'écris pour le plaisir de t'écrirc, et, en effet, je n'ai rien à te mander de Paris, ni même de mon petit train de société; mais je suis paresseusement dans mon lit, le temps est froid, je n'éprouve aucune tenta- tion de sortir, et je me trouve fort bien avec mon écritoire sur mes genoux, te racontant tout ce qui me passe par la tète, ou plutôt par le cœur.
Madame de Vintimille est mieux; cette crise est à peu près finie, mais il reste toujours pour elle un avenir inquiétant. Au reste, pour qui ne l'est- il pas? Je me sens souvent disposée à sourire, lorsque j'entends parler de telle disposition du corps qui donne de l'inquiétude pour la suite de
302 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
la vie ; moi-même, je me raille, assez tristement à la vérité, sur mes propres craintes. Nous craignons que tel mal ne nous mène à la mort; nous nous entourons de précautions ; nous cherchons de tous côtés une garantie contre notre inquiétude, et, pauvres insensés que nous sommes ! cette mort que nous voulons repousser, la pente naturelle des choses ne nous y conduit-elle pas plus sûre- ment que tout? La vie, à elle seule, n'est-elle pas la première cause de la mort? Eh ! mon Dieu, la raison serait peut-être de ne rien prévoir, et de ne rien éviter.
CLIY.
MADAME DE REMUSAT A M. DE REMUSAT, A COMPIÈGNE.
Pari*, mercredi saint, 18 avril 1810.
Voici, mon ami, une petite chose qui te fera plaisir : c'est que Charles est le premier de sa classe. Je t'envoie les deux lettres que j'ai reçues hier, tu verras qu'il a signé Charles Ier, et que
ANNÉE 1810. 30:j
M. de Vailly ' est content delni. J'ai écrit à Fontanes pour obtenir qu'il sorte celte semaine, parce que je veux lui faire un peu suivre les offices, et le curé. Je l'aurai donc demain matin, ce bon petit; il priera Dieu avec moi-, il se promènera, il travaillera; enfin, nous tacherons de bien passer noire temps, et nous écrirons un peu à Com- piègne. Si tu as quelques moments, écris-lui un mot à ton tour, pour le remercier de cette pre- mière place, et puis dis-moi donc quelque chose,
1. .M. de Vailly était proviseur du lycée Napoléon.
2. Ma grand'inère parle assez souvent dans ces lettres de sa tendance à une dévotion un peu vague, et pourtant plus accentuée que celle de la plupart des contemporains. Il est peut-être à propos d'imprimer ici ce que pensait mon père des croyances de ses parents : « Ma mère, » a-t-il écrit, « n'avait pas été entourée » dès son enfance de personnes d'une vive piété. Elle avait » été élevée dans les croyances générales du christianisme ra- » mené à une pratique simple et facile, soigneusement dégagé » de tevus les accessoires qu'on cherchait à en élaguer de plus en » plus depuis le XVIIe siècle, et préservé de toute difficulté par » une recommandation générale de ne pas s'en occuper. Ce « qu'elle éprouvait donc surtout, plutôt que la ferveur de la foi, » c'était l'aversion pour l'incrédulité, décriée d'ailleurs par la Ré- » volution, et une préférence pour la religion qui allait à la fois » à son cœur et à son imagination. Elle était de ces personnes » pour qui le livre d'il Génie du Christianisme était venu fort à » propos, et elle avait pris vivement à cet ouvrage. Mais elle » était peu faite pour la dévotion proprement dite, et c'était, au n temps 'le sa jeunesse, une chose inconnue dans le monde où » l'Ile vivait. La religion courue avec modération, pratiquée sui-
301 LETT ES DE MADAME DE RÉMUSAT.
à moi. Je m'ennuie d'être si longtemps sans un souvenir de toi; je commence à n'avoir plus de patience, et à penser que, dans un salon de ser- vice, sur quelque coin de table, il y a toujours une feuille de papier et un peu d'encre, pour écrire à son amie qu'on l'aime et qu'on se porte bien.
Pour moi, j'ai souffert hier tout le jour; nous étions chez moi une collection de malades : ma- dame de Vintimille, convalescente; M. Pasquier,
» vant le sens commun, ne ressemblait nullement à cette doctrine » d'esprit de parti, toute hérissée de superstitions puériles, de » paradoxes historiques et de calculs politiques, qu'on appelle « aujourd'hui de ce nom. En avançant un peu plus en âge, et » même sous l'influence de la conversation de mon père, qui » n'avait pas la foi, unis qui avait été élevé à l'Oratoire dans un i) esprit de religion solide, ma mère, dont l'esprit se plongeait de » plus en plus dans le commerce des écrivains du XVIIe siècle, « s'initia un peu davantage à la connaissance de la doctrine chré- tienne, et sentit en outre quelques mouvements de piété dont » elle donne la description exacte dans ses lettres. Sa pratique » s'était bornée longtemps à aller à la messe, le dimanche, cl même » avec une assez grande inexactitude motivée par sa santé. C'est » dans l'automne de 1811 que, ayant un peu fatigué sa poitrine à » jouer Elmire dans le Tartuffe, au Marais, chez madame de La- » briche, dont la fille, madame Mole, aimait avec passion cette » sorte d'amusement, elle commença à souffrir un peu de cet or- » gane, jusque-là épargné par ses autres maux, et elle eut même, » au mois d'octobre, une péripneumonie qui, sans être très grave, » prit toutes les formes d'una maladie en règle. Elle eut alors les » pensées que la maladie inspire naturellement aux personnes
ANNÉE 1810. 305
qui a un catarrhe ; madame Chéron, prise d'un mal de gorge; Lcbreton avec une courbature, et moi malingre; plus, Bertrand, qui a toujours quelques petits maux au service de ses amis. Nous nous sommes tous étalés, et dans cet air d'hôpital, nous avons causé jusqu'à dix heures que ces poules mouillées se sont couchées.
J'ai assez bien dormi, mais je suis encore souf- frante et je vais bien profiter de ce saint temps pour me reposer tout à fait. Je me flatte toujours,
» chrétiennes, et, après une certaine rechute, après seize ansd'inter- » ruption, elle se confessa, et communia le mardi de Pâques 1812. » C'est ainsi, comme elle l'a raconté dans quelques pages, qu'elle » revint à plus de régularité pratique. L'exactitude stricte, non » plus que la sévérité d'orthodoxie, ne pouvait lui aller. Par ses « lumières propres, par sa sérieuse sincérité, par ses affections » les plus chères, elle ne pouvait parvenir à regarder comme un » devoir d'une universalité rigoureuse de croire et d'observer de » certaines choses particulières qui ne résultent pas nécessairc- i ment de la nature, mais accidentellement de l'histoire de » l'humanité. C'est dans cette mesure qu'elle fut chrétienne, » avec des sentiments vrais, et, plus tard même, avec cette indé- » pendance que donne à la piété, lorsqu'il s'y joint, le libéralisme p philosophique. Par un effet contraire, dont les exemples sont in- » nombrables, la Révolution avait contribué à la ranger du côté » de la religion; la Restauration servit à l'écarter du parti de » l'Église. Au fond, elle différait moins qu'elle ne croyait de l'état » d'esprit du Vicaire Savoyard, si l'on y ajoute le goût des écri- » vains religieux du xvne siècle, par conséquent du jansénisme, » et une préférence marquée pour la religion positive sur le pan— » théisme. »
il. 20
306 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
un petitpeu, que tu pourras l'échapper un instant. Dis-m'en donc quelque chose ; ou toi ou une lettre, il me faut l'un des deux, je t'en avertis; ou bien tu seras responsable de toutes les distractions que je vais porter à l'office.
Je t'envoie quelques papiers d'Opéra, que j'ai trouvés par hasard sur la table de l'antichambre. Pour moi, mon ami, je suis tout entière aux plus sérieuses méditations. J'ai lu hier un admirable sermon de Massillon sur la mort, qui m'a tour à tour troublée et consolée; on devrait vous le lire là-bas plutôt que cette passion de l'abbé de Rauzan ' qui, dit-on, est très médiocre. Il est bon de parler de la mort aux heureux de la terre, et ces mots de poussière, de tombeau, de néant de la vie, auraient fort bonne grâce prononcés dans le palais des rois. Le ministre de la police a dit hier, en revenant, que l'ode de Lemercier avait fort réussi à Com- piègne. En as-tu entendu dire quelque chose? Dans ce cas, mande-le-moi, je t'en prie, parce que cela fera plaisir à qui tu sais. Constance n'est pas très bien portante; ce printemps est désastreux
1. L'abbé de Rauzan, aumônier de l'empereur, se fit plus tard connaître sous la Restauration par son ardeur pour les missions prêchées en France.
ANNÉE 1810. 307
pour les santés faibles. Conserve la tienne; elle est ma consolation, et mon premier bien. Après vien- nent les joues fraîches de Charles; mais, je le dis du fond du cœur, c'est après. Je ne suis pas encore arrivée à ce point de maternité où on préfère ses enfants à tout. Quand j'étais jeune, on me disait : « Cela viendra. » Je ne le suis plus guère, et je sens que cela ne vient pas davantage; la faute à qui, à votre avis?
CLV.
MADAME DE REMUSAT A M. DE REMUSAT, A COMPIÈGNE.
Paris, avril 1810.
Je vais donc t'attendre la semaine prochaine, et, par conséquent, rester à Paris. Je suis dans une grande indécision pour Navarre, non pas à cause de ma santé , car je commence à m'accoutumer à ne la pas compter pour grand'chose ; mais, préci- sément, je n'ai point de dormeuse ici, et je ne sais dans quelle voiture aller. J'ai écrit, hier, à l'im-
308 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
pératrice pour rn'informer de ses nouvelles. J'agi- rai d'après sa réponse, et puis, si tu viens ici, nous causerons ensemble.
J'espère que je t'ai envoyé une jolie lettre de Charles! Elle m'est arrivée hier soir; je me suis donné le plaisir de la lire. Pendant ce temps M. de Talleyrand est arrivé, je la lui ai montrée ; elle l'a fort amusé, parce qu'elle est vraiment naïve.
On fait ici des histoires sur la cour et sur la vie que vous menez là-bas. En général, toutes ces inven- tions sont peu bienveillantes; elles tendent toutes à démontrer la hauteur des manières de l'impéra- trice et la sécheresse de son caractère, et puis on rappelle Vautre après, et tout cela rendra sa si- tuation difficile. On veut qu'elle ne soit plus que duchesse de Navarre, qu'elle soit reléguée dans le duché de Berg, que la Malmaison lui soit rachetée, que noire nouvelle souveraine ait témoigné un grand éloignement pour la voir si près d'elle, et, à l'appui de cette assertion, on cite des mots in- ventés visiblement, parce qu'il n'est pas possible qu'ils aient été répétés. J'attends ton retour pour savoir la vérité.
ANNÉE 181.) 30J
CLVI.
MADAME DE REMUSAT A M. DE REMUSAT, A COMPIÈGNE.
Paris, avril 1810.
On dit que les Françaisvonl à Compiègne, mon ami; ainsi donc, plus de voyage de Saint-Quentin, et plus de retour. Me voilà fort désappointée, car je m'amusais à t'espérer cette semaine, et je vois qu'il faut encore revenir de cette espérance. Je m'ennuie pourtant assez passablement de celte absence et de tout ce côté de mon appartement fermé.
Après avoir mené une vie retirée toute la se- maine, je me suis décidée, hier, à aller en- tendre le début de madame Gorria. C'est une grosse femme, tout à fait mal bâtie, avec une jolie tète. Elle a une belle voix, de la fermeté et assez de mouvement; mais elle me paraît chanter un peu lourdement, et je crois que la nature de son talent doit mieux convenir à l'opéra séria qu'aux
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BoufTons. Je l'aime moins que madame Barilli. Elle a eu du succès, et elle a débuté dans un opéra charmant, qui attirera beaucoup. Madame de Yau- démont, à qui j'avais donné une place dans ma loge, dit que sa voix a perdu de son étendue depuis qu'elle est venue ici ; mais je trouve qu'elle a un bel accent, et je parierais que les journaux vont, en la louant, se servir de cette expression, une manière large, que je déteste tout à fait.
Je suppose que, dans ce moment, tu te lèves; il est sept heures, et tu commences ton ennuyeuse journée. Tu verras aujourd'hui notre ami l, qui est bien aimable pour moi dans ton absence, et que je vois presque tous les jours. Il m'a trouvée, ven- dredi, dans l'enchantement d'un sermon de Mas- sillon, qui est tout à fait à la portée de notre pauvre faiblesse humaine. Il tire de nos propres défauts des conséquences pour nos vertus à venir1. Plus vous avez été vain et ambitieux, plus vous servirez noblement et hautement le Seigneur; plus vous avez aimé la nature, plus vous vous attacherez à Dieu ; un cœur tendre et sensible est un pas vers la Divinité. J'ai dit à M. de Talleyrand
I. M. .le Talleyrand.
ANNÉE 1810. 311
que j'étais bien aise de voir que l'amitié qu'il in- spirait était un des échelons qui pouvaient amener à l'amour de Dieu, et je l'ai forcé à me lire beau- coup de passages de ce sermon, qu'il était plaisant de lui entendre réciter. Après sa visite, j'ai eu celle de Savary *, qui m'a beaucoup questionnée sur notre petite cour de Navarre, et, ensuite, sur l'avenir de mon fils, qui lui paraissait être en état de prendre le mousquet. Pendant que je recevais ces visites, on était à Longchamps, qui était, dit- on, très brillant et dont je ne me suis pas doutée. La paresse nie prend dès qu'il fait beau, et les pieds me démangent quand il pleut. Voilà ce qui s'appelle être organisée pour la saison !
Le butor veut toujours que je le nomme; il a été hier à l'enterrement de ce pauvre Chaudet, qui est mort au retour de Compiègne, de chagrin d'avoir été appelé pour faire le buste de l'impé- ratrice en commun avec un autre2. Il était malade,
1. Savary, duc de Rovigo, n'était pas encore ministre de la police. Il ne fut nommé que le 2 juin 1810.
"1. Je ne sais quel est ce butor. — Chaudet, sculpteur et peintre, avait une grande réputation. 11 est l'auteur de la statue de l'empereur qui surmontait la colonne Vendôme avant 1814-, de la statue de Dugommier à Versailles, et surtout d'œuvres gracieuses telles que Œdipe enfant, l'Amour séduisant Vâme, Paul et Vir- ginie, etc. Il était né en 1763.
31-2 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
le sang lui a porté à la poitrine, et il est mort. A propos d'artistes, ils te souhaitent tous. Hier, Cherubini, que j'ai vu à l'Odéon, voulait que tu revinsses, pour l'aider à faire un concert de sa messe. On assure que cette messe est superbe; je l'ai prié de la faire dire chez moi, et il me l'a promis. Si elle est réellement si remarquable, peut-être pourrait-on la faire exécuter dans quel- que cérémonie. Cependant, il n'en a pas paru tenté, et il me semble très revenu de faire delà musique pour les grandes dignités de la terre. Il l'ait un opéra-comique1, et ne me paraît pas encore penser à son grand opéra.
CLVII.
MADAME DE REMUSAT A M. DE REMUSAT, A COMPIÈGNE.
Paris, 25 avril 1840.
Je t'écris, mon ami, sans savoir si cette lettre partira, si l'empereur est à Saint-Quentin, si tu
1. Cet opéra-comique de Cherubini est sans doute le Cres- cendo qui ne réussit pas à Feydeau.
A.N.NEE 1810. 313
l'accompagnes, si tu reviens, si tu restes. Cette in- certitude est très ennuyeuse, et me gâte ce malin tout le plaisir de l'écriture. Mon Dieu, que j'aime- rais à voir rentrer cette voiture, et qu'il y a donc de plaisir à vivre avec toi, et à te revoir ! Le reste m'amuse, ou me plaît plus ou moins ; mais ce qu i me convient réellement, c'est toi, c'est ton affec- tion, c'est ton aimable esprit, c'est ce caractère unique dont je ne retrouve le modèle nulle part. Laisse-moi te répéter ces douces vérités; je les pense, je les sens, j'ai du plaisir à te les dire.
Il fait un beau temps, et ma santé s'en arrange assez. Je me promène, je sors assez, sans en éprou- ver beaucoup de fatigue. Quand tu reviendras, je garderai plus volontiers la maison, ou, si je me sens en force, nous pourons faire quelques-unes de ces petites courses matinales que tu sais.
Les départs commencent. Madame d'IIoudetot est à Sannois. Le temps court, et je m'attriste un peu quand je pense qu'il faudra que je m'en aille à mon tour. Mais où? mais comment? Toute celte incertitude m'ennuie, et je m'ar- range de mon mieux pour ne pas regarder plus loin que la (in de la journée. Je me trouverais passablement de celle-ci, si elle te ramenait ce
314 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
soir; je m'en flatte un peu, et puis je me sais mau- vais gré de me flatter. Que nous sommes de faibles créatures; bien peu faites pour le bien, agitées si facilement, jamais en proportion des choses, et moi, mon ami, plus faible et plus imparfaite que toutes ! Ah ! c'est en toute humilité que je le dis. Ce que je vaux, je te le dois ; c'est toi qui m'as ga- rantie, soutenue, guidée; sans ta raison, ta ten- dresse, le bonheur que je te dois, j'eusse peut-être valu bien peu de chose, et c'est en toi seul, mon ami, que je puis mettre tout mon orgueil.
Amédée1 est revenu tout ravi de l'Italie, ils font à eux deux des élégies sur la France. L'amour du pays n'est pas le sentiment à la mode. Que te dirai-je encore? Rien de nouveau ici, pas grand'- chose des spectacles. La semaine sainte m'en a un peu séparée. Je saisqu'on s'étouffait aux Français, pour voir Talma dans Manlius. Madame Corria ne prend pas beaucoup; on la met au-dessous des deux autres, et on a raison; mais elle a pourtant du talent. La graisse étouffe sa voix, c'est une masse énorme qui roule sur le théâtre. Le roman de M. de Forbin2 fait des querelles dans la société;
1. Amédée Pastoret.
2. M. Auguste de Forbin, peintre amateur, qui a été directeur
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on lui redit les opinions, il s'en irrite tout à fait, et voudrait, dit-il, que, lorsqu'un homme de bonne c ompagnie prend la peine de faire un livre, cette bonne compagnie, par esprit de corps, le défendît. Lemercier a été voir l'abbé Morellet. « Monsieur, lui a-t-il dit en entrant, ceci n'est point une visite de reconnaissance. — Oh! pour ça, je vous en dispense, a répondu l'abbé; car, si j'avais été écouté vous n'auriez jamais été de l'Académie. — Et pourquoi, monsieur? — Ah ! parce qu'il faut par- ler français avant tout. — Mais quels sont ceux demes ouvrages qui vous ont donné cette opinion? — Tous ceux auxquels j'ai malheureusement touché, votre ode entre autres; elle renferme qua- rante fautes de français. — Monsieur, c'est ce- pendant le jour qu'elle a paru, qu'on m'a nommé l'un des quarante; cela n'est-il pas piquant? — Oh ! je sais que vous avez de l'esprit, et beaucoup; mais encore deux ou trois choix pareils, et la langue est perdue. »
C'est Lemercier qui m'a conté cela, avec bonne grâce, et une sorte de naïveté qui n'était pourtant pas humble en tout.
'du Musée pendant la Restauration, avait fait un roman appelé Charles Barimore. Il est mort en 1811, à soixante-deux ans.
313 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT
CLVIII.
MADAME DE RÉMUSAT A M. DE RÉMUSAT, A PARIS. Avallon, vendredi 21 juin 1810'.
Oh ! la belle et agréable chose que de courir la poste, et les aimables distractions que d'attendre les postillons, d'enrayer, de grimper, de casser les traits, et enfin d'arriver dans l'auberge d'Avallon, après avoir passé une journée entière dans un tel nuage de poussière, qu'on pourrait dessiner un jardin anglais sur toute ma personne !
Je voudrais bien savoir, mon ami, ce que dirait ici madame Pastoret, avec tout sonesprit , et quelles balles émotions elle aurait retirées de la route que je viens de faire? Une chaleur, un vent étouffant, une poussière telle que je n'en avais point vu, enfin tant de malaise et d'ennui, que je n'ai pres-
!. L'empereur et l'impératrice Marie-Louise étaient revenus à S liut-Cloud le 31 mai, après un voyage à Saint-Quantin, Anvers, Rruxclles, Gand, Ostende, Lille, le Havre et Rouen. Ma grand' mère partit, peu de jours après, pour rejoindre l'impératrice José- phine aux eaux d'Aix en Savoie.
ANNÉE 1810. 317
que pas eu le temps de penser à qui que ce fût. Ajoutez à tout cela la douce réflexion que tout ce plaisir m'éloigne de loi, et tu as une idée de ma journée! J'avais cependant été saisie ce malin d'un petit attendrissement patriotique1, et je m'étais émue en me trouvant en Bourgogne ; mais, ce soir, la poussière natale m'a un peu refroidie, et j'ai vu avec calme Auxcrre et tous les bords de l'Yonne. Pour Augustine, elle est dans un ravissement con- tinuel. Quoique fort loin du Val-de-Suzon, elle retrouve ici la langue de son pays, les coiffures de son temps, les maisons semblables, et elle s'at- tendrit perpétuellement.
Je nesuis point trop fatiguée jusqu'ici. Demain, je serai à Autun de bonne heure, et je t'écrirai dimanche, ainsi qu'à ma sœur, à qui tu donneras de mes nouvelles. Parle de moi à madame de Grasse ; après toi et Charles, elle est ce que je regrette le plus, je le sens, il faut qu'elle le croie. Je dis à près que tous les moments de la journée : «Si madame de Grasse était là, voilà ce que nous ferions, et ce qu'elle dirait. » Et je me sens prèsde pleurer ! Pauvre femme! elle a passé sa soirée seule aujourd'hui.
1. La famille de M. de Verscnaea était de Bour^o-rne
318 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
Je t'ai suivi, tu es à Saint-Gloud maintenant, avec les États de Blois. Gela fait un drôle d'effet, quand on est à Avallon, les États de Blois! Je me crois d'un autre monde, et, vrai, je ne sais plus où j'en suis.
Je me suis fait, cependant, ici un petit plaisir ; on fait argent de tout quand on est loin. Je me suis rappelé que, lors de ton voyage d'Italie, les premières nouvelles que j'ai reçues de toi étaient datées d' Avallon; tu t'arrêtas ici, peut-être dans cette chambre ! J'y ai pensé tout de suite, et cela m'a fait un peu de bien. Adieu, cher ami; il est dix heures, je vais me coucher ; car, grâce aux postes des environs de Paris, hier, je ne suis ar- rivée à Sens qu'à onze heures et demie, et je ne me suis couchée qu'à une heure. J'étais levée à six, et, si ce n'était à toi que j'écrivisse, je m'en- dormirais sur ma lettre. Adieu, cher et aimable ; je t'écrirai dimanche de Visigneux, que je désire et redoute devoir. Sais-tu qu'il y a vingt-deux ans que j'y étais? Hélas! tout ce que j'y voyais alors a disparu, et, même alors, j'arrivais dans la vie, et à présent... Mon ami, pardon, voilà une réflexion triste; il faut que je me couche, ce que je ferai après l'avoir embrassé comme je le puis.
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eux.
MADAME DE REMU3AT A M. DE REM USAT, A PARIS. Autun, dimanche "2i uin 1810.
Puisque j'ai un petit moment de repos, il faut bien que j'en profite, mon ami, pour te donner de mes nouvelles. Je suis arrivée, hier, à cinq heures ici, assez fatiguée des cahots et des descentes de ce que mon cousin appelle le plus beau chemin du monde. A la dernière poste, j'ai trouvé un homme à lui qui m'attendait, et qui m'a fait aller à Autun où ces bons parents1 m'ont reçue comme tu l'ima- gines. Je me suis couchée, baignée, et, aujourd'hui, je suis dans un plein repos, comblée de soins et d'attentions; demain, je reprendrai ma route et ma poussière, et j'espère que le reste du voyage se passera bien. Je ne suis pas dans l'admiration d'Autun, mais je me garde bien de le dire. La maison de mon cousin, au reste, est jolie, mais la
1. M. et madame de Ganay. Madame de Ganay était mademoi- selle de Virieu.
320 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
maîtresse de la maison mille fois trop aimable pour s'y plaire. La pauvre femme s'ennuie, son mari aussi ; ils ont de la peine à oublier Paris.
Que veux-tu que je te dise encore, mon enfant"? Je suis triste ; mon pauvre cœur est tout comprimé; je m'efforce, je m'encourage, je suis même bien plus sévère pour moi qu'il y a quatre ans. Je m'in- terdis ce que je me permettais alors; je trouve que la vie devient plus grave, et qu'il faut se raidir contre les contradictions, pour se préparer aux vrais malheurs qu'elle déroule avec elle; mais, malgré mes efforts, je souffre encore beaucoup, et cependantje ne suis qu'à mon début d'ennui et de séparation.
J'ai été interrompue par un bonhomme qui s'ap- pelle Brochot, qui t'aime à la folie, et qui s'est mis à pleurer, et moi aussi, en parlant de toi ; tous ces Bourguignons me reçoivent à bras ouverts, et je suis tout émue à chacun d'eux que je revois. L'un me parle de mon père, de ma pauvre mère, l'autre de toi. Mon ami, je regrette Vergennes, en les écoutant. Que nous y aurions été bien reçus !
ANNÉE 1^10. 3-23
CLX.
MADAME DE RÉMUSAT A M. DE RÉMUSAT, A PARIS. Aix ca Savoie, vendredi 29 juin 1810.
Me voici arrivée, mon cher ami, et il était temps! car je suis très fatiguée. La journée d'hier a été la plus pénible, et, comme je sais qu'on aime assez à être au l'ait des événements de route de ses amis, et que je n'ai qu'à conter, écoute-moi donc. Tu sauras que le séjour de Lyon ne m'avait point reposée; j'ai couru la ville plus par respect hu- main que par curiosité. J'y étais déjà un peu souf- frante, et puis j'avais un si mauvais lit, que j'ai passé la nuit première sur un fauteuil. La se- conde, après m'être tournée et retournée de tous côtés, je me suis levée tout à coup à trois heures, et j'ai été haranguer Augustine, qui dor- mait de tout son cœur. Le résultat de mon discours a été de mettre toute la maison en mouvement de demander des chevaux et de partir. Nous voilà en route; mais, à sept ou huit lieues, voilà une chaleur
lï. t!l
324 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
étouffante, un temps couvert, le mal de tète qui nous prend, et une espèce de mouvement de nerfs fort douloureux. Nous cheminons toujours; je n'ai de ma vie été si mal à l'aise et si accablée; enfin, l'orage a éclaté ! Lorsque nous approchions des montagnes, il s'est élevé une tempête, et il tombait une grêle qui a dévasté en un moment toutes les moissons autour de nous. Heureusement que nous avons pu gagner le Pont-de-Beauvoisin; j'ai attendu à l'auberge que l'orage se dissipât; il était quatre heures, je ne voulais pas rester, je n'osais pas partir, et on me disait qu'il fallait en- core six heures pour gagner Ghambéry. Enfin, aussitôt que le tonnerre s'est un peu apaisé, nous avons repris notre route ; mais la pluie tombait toujours, et donnait à cette route des Échelles un aspect assez triste. Ce chemin, qui sera beau quand i 1 sera arrangé, est maintenant encombré de pierres pour les parapets, de charrettes et d'ouvriers qui le rendent fort incommode. Nos chevaux étaient bons, le postillon fort prudent, mais Augustine dans un tel effroi, qu'elle m'a inquiétée véritable- ment. Une fois que nous avons été sur les monta- gnes, et suspendus sur les précipices, sa peur a été telle, qu'elle s'est mise à jeter les hauts cris.
ANNÉE 18 10. 325
J ai fait mes efforts pour la calmer, mais elle avail réellement perdu La tète. Je la grondais, je la con- solais, mais rien n'y faisait. Pour moi, je n'avais aucune inquiétude, mais je souffrais beaucoup des cahots continuels. Je ne sais si tu te rappelles cette dernière montagne, après les Échelles, qu'on a tail- lée pour la route entre les rochers, et par laquelle on ne peut passer qu'avec des bœufs. Comme la pluie cessait un peu, je l'ai montée à pied, n'ayant pas d'autre moyen, pour trouver un peu de soulage- ment, que le changement de fatigue. Ce chemin est vraiment curieux; mais il faut beaucoup de santé pour aller chercher des remèdes de cette manière. Enfin, je suis arrivée à onze heures du soir à Cham- béry, abîmée de fatigue. J'y ai mieux dormi qu'à Lyon, et, ce matin, à huit heures, j'ai fait mon en- trée à Aix. Je souffre moins qu'hier, je suis dans mon lit, mais le plus singulier lit du monde : une paillasse de blé de Turquie, et je ne sais quel mate- las. Madame de Grasse, qui n'aime pas à me voir sur la plume, serait contente de ceci. Le pays que j'ai traversé m'a paru fort joli; ce village est vilain. L'impératrice habite une petite maison où elle loge avec madame d'Audenarde ''t. moi, on m'a mise dans une autre, avec MM. de Turpin et Pour-
32G LETTRES DE MADAME DE RÉMDSAT.
talés1; on ne m'attendait que dimanche. J'ai trouvé une grande chambre qui m'était destinée, mais sans le moindre meuble. Augustine s'agite pour avoir une chaise, une table, etc. Et moi, je t'écris, et je tâche de m'amuserde toutes ces contrariétés.
L'impératrice est venue me voir; elle se porte bien, elle a l'air content, elle se promène beau- coup. J'espère bien ne pas la suivre de sitôt, car j'ai réellement besoin de repos. Il n'y a personne ici, qu'elle et nous; elle a paru fort contente de me voir, et, selon sa coutume, elle aété toute bonne.
Yoilà où j'en suis, cher ami, je t'écrirai bien souvent, je prévois que ce sera mon seul plaisir. Je vais tâcher de tirer parti de ces eaux, et de réparer la fatigue de ma roule; j'ai quelque espé- rance d'avoir des lettres aujourd'hui, le courrier arrive tous les jours, soyez tous bien exacts et soignez un peu ma solitude. Je t'embrasse ten- drement.
1. Madame cl'Audenarde est la mère du général d'Âudenarde.
Elle était dame du palais. — M. de Turpin-Crissé, delà maison de l'impératrice, est connu par un agréable talent de peintre de pay-
ages, — M. Fritz Pourtalès, de la maison de l'impératrice, était de Neuchatel, Son frère aîné esl mort à P. iris, il y a quelque vingt ans. laissant un beau cabinet de tableaux et d'antiquités.
année 1810 :;-:t
CLXI.
MADAME DE R ÉMUSAT A .V. DE RÉMUSAT, A PARIS.
Aix cm Savoie, 2 juillet 1810.
Que diable faites-vous donc là-bas que vous n'é- crivez pas, surtout cette maudite femme sur laquelle je comptais, et qui me manque comme les autres? Que croyez- vous donc qu'on fasse ici de si beau, et de quoi voulez-vous que je m'oc- cupe? Vous mériteriez bien que je me misse aussi dans le silence, et je vois bien que vous comptez sur l'oisiveté de ma vie. Ne vous y trompez pas pourtant : je n'ai pas autant de temps à moi que vous pourriez bien l'imaginer. Je me baigne à huit heures; je me recouche jusqu'à dix. A onze, je vais déjeuner au palais; après, on lit, et on tra- vaille tout le reste de la matinée. Tu sais que l'im- pératrice aime à être entourée; elle ne rentre chez elle qu'à quatre ou môme quelquefois cinq heures. Alors, je me retire; je lis un peu ou j'écris-, à six, on dîne; après le dîner, on se promène. J'ai obtenu,
328 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
à cause de mes infirmités, la permission de ne pas suivre toujours. Je tâcherai d'aller le plus que je pourrai, car encore ne faut-il pas se faire trop paquet. A neuf heures, nous jouons; nous chantons un peu, après; et, à onze heures, nous nous cou- chons. Voilà, comme tu le vois, une petite vie toute rangée. L'impératrice compte, dans quinze jours, faire une tournée dans les glaciers; elle reviendra après, reprendre une seconde saison, et puis elle fera un voyage en Suisse. La fin d'août me ramè- nera vers toi. Il faut prendre patience et courage jusque-là ; je le ferais assez, si j'avais des lettres; mais ce silence complet me dérange. Je ne sais comment vous l'entendez là-bas, à vous trois, ma sœur, madame de Grasse et toi, mais vous n'êtes guère habiles, pour les absents.
Depuis mon arrivée dans cette vallée, il fait une chaleur extrême, et un temps orageux qui fait mal aux nerfs. J'ai retrouvé ici cette oppression qui me prend toujours dans les montagnes, et dont il faut que je m'arrange. Quand elle est trop forte, je viens dans ma chambre pleurer un peu, et je retourne, après, reprendre cet air délibéré que tu me connais.
Que lu te plairais dans ce pays, mon ami ! et
ANNÉE 1810. 329
que je t'y aimerais avec ce garçon dont je vois là la petite mine qui me fait plaisir et mal à regarder. Ce cher enfant a de ton sang- dans les veines, et il n'écrit pas plus que son père. Ah! que j'ai affaire à de mauvais cœurs !
CLXII.
M A 1 1 A M E D F. 1 1 É MUSAT A M . Il E Ii É M 0 S A T , A P A. R I S. Aix en Savoie, vendredi G juillet 1810.
Mon ami, voilà encore un jour de passé, et je ne vois point de ton écriture; je me répète que ta semaine de Saint-Cloud n'a pas dû te laisser grande liberté, et pourtant je souffre, et je m'in- quiète comme si cette raison ne devait pas me ras- surer. Hier, en allant nous promener à Chambéry, l'impératrice a rencontré son courrier; il portait une lettre du vice-roi, qui lui contait le désastre du bal de l'ambassade d'Autriche. Il y a, dit le vice- roi, une vingtaine de personnes blessées. J'ai frémi, j'ai écouté en tremblant le récit qu'il en fait. J'attendais ton nom, j'étais au supplice.
330 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
Quand l'impératrice a eu fini de lire, je me suis mise à fondre en larmes; je ne sais pourquoi aucune parole n'a pu me rassurer; la migraine m'a gagnée; dans cet état, j'ai fait dix lieues en voilure; il n'en fallait pas tant pour me rendre fort malade. Je suis revenue à huit heures du soir avec un mal de tête affreux, ma nuit a été agitée, et, ce matin, je suis toute brisée. Un peu de repos, et surtout quelques mots de toi, seront tout ce qui pourra me remettre; je n'ai pas la force d'écrire bien longtemps, et je ne puis écrire à personne autre. Ne t'inquiète pas cepen- dant; tout ce que j'éprouve est complètement nerveux; mais, par grâce, un mot qui me rassure et vienne consoler mon cœur; jusqu'à ce qu'il m'arrive, je n'écrirai à personne; tout me fait mal dans l'inquiétude où je suis, et les remèdes loin de toi sont une souffrance.
Yoici une lettre de madame de Grasse; elle me dit que vendredi1 tu étais à Paris, ou jeudi plutôt; elle me dit encore que tu n'étais pas gai. Elle n'a- joute rien de plus, et, si tu as quelque chagrin, ne
I. Dans une grande (èlc donnée par le prince de Schwartzen- berg le - juillet, pour le mariage de l'empereur, un incendie s'était déclaré, el un grand nombre de personnes, entre autres la princesse, avaient péri.
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pourrais-tu pas me récrire? J'ai le cœur serré de toute manière, il faudrait de loin des détails; un mot tout seul a cent manières de blesser, et je suis dans une disposition à recevoir tous les coups. Aie pitié de ta pauvre amie! Tu es tout pour elle; le reste disparaît. Quand elle se tourmente pour toi, les amis, les enfants même, tout s'efface, et jusqu'à ce que j'aie pressé sur mon cœur cette écri- ture chérie, je sens que je ne vais penser qu'à toi. Mais, bon Dieu ! de quelle manière.
GLXIII.
MADAME DE REM USAT A M. DE REM US AT, A PARIS.
Aix en Savoie, lundi 9 juillet 1810.
Enfin, mon aimable ami, voici une lettre de toi ! Mille grâces le soient rendues! Je suis heureuse; je me porte bien, ta chère écriture m'a remise tout à fait; elle me fortifie contre l'absence; elle me donne du courage, du bonheur; j'étais in- quiète, agitée de mille dragons, je comptais tris- tement les jours; cet horrible incendie me tour- mentait encore. Remercie ma sœur, ma lettre
332 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
était cachetée quand j'ai reçu la sienne. J'ai pleuré de joie en la voyant; je me doutais qu'elle était à cette fête; chaque instant de l'absence était un supplice dans cette cruelle incertitude. Ah! mon Dieu! Après de pareils événements, ce n'est plus rien d'être séparés. Vi^ez tous, soignez-vous, et ne nous plaignons plus. Je demande pardon à Dieu d'avoir si mal supporté la privation de ta douce présence. Depuis que j'ai tremblé pour tes jours, je trouve que j'étais bien coupable de tant d'impatience, et j'espère que, dorénavant, je ne t'offenserai plus par mon peu de courage. Cette agitation m'avait presque rendue malade, mais je me sens beaucoup mieux. Le médecin me soigne ; l'impératrice est parfaite pour moi ; me voilà bien, très bien; ta lettre est sur mon cœur, je la lis, je la baise dans la joie qu'elle me cause; enfin, je suis contente, et je te dois ce bien-être comme tous les autres bien-être de ma vie.
A présent, si tu veux savoir ce que nous faisons ici, je te dirai que c'est toujours à peu près la même chose. Hors quelques visites de Chambéry, nous vivons entre nous. Un peu de lecture le matin, la promenade après, le dîner à huit heures, à cause de la chaleur, le jeu ensuite, et quelque
ANNÉE 1810. 33J
peu de musique. Charles de Plahault est arrivé, puis M. et madame de Chateaubriand. Il y a aussi une madame de Sales, qui descend de saint François1. Elle paraît assez aimable, mais tu conçois que la présence de l'impératrice met toujours un peu de cérémonie dans les visites. Celle-ci se porte à mer- veille, elle est calme et douce : « Quelquefois, me dit-elle, le repos tient lieu de bonheur. » Elle se conduit avec une mesure vraiment remarquable ; si elle disait un seul mot, on lui ferait une cour assidue. Les autorités des villes environnantes voulaient la complimenter, mais elle a tout refusé, et sans effort, comme sans apparence de contrainte. On lui témoigne partout de l'empressement et du respect. Elle parle del'empereur comme il faut, et quand il le faut; enfin, il est impossible d'avoir plus de mesure et de tact. Malgré cette résigna- tion, quelquefois, quand un peu de tristesse la saisit, elle me fait un signe, et vient s'épan- cher avec moi. Je m'efforce de la distraire et de l'encourager, et elle accepte de bonne grâce toutes les consolations que la raison peut offrir. Il paraît que Charles de Flahault a laissé à Plombières la reine toujours plus malade que nous ne le croyions
1. Les parents, non les descendants directs de saint François,
334 LETTRES DE MADAME DE RÉMDSAT.
ici l. L'impératrice ne s'en inquiète pas ; elle la croit mieux, c'est une corde que je n'ose toucher. On attend le vice-roi ici. Le bruit s'est répandu que l'impératrice était grosse 2; je puis dire avec vérité que j'ai été témoin d'une joie sincère à cette nouvelle, et, en effet, cet événementserait la récom- pense d'un grand sacrifice.
GLXIV.
MADAME DE RÉMUSAT A M. DE RÉMUSAT, A PARIS. Aix en Savoie, Il juillet 1810.
Nous sommes en solitude, aujourd'hui. L'im- pératrice est allée à Genève voir sa belle-fille, qui s'y est arrêtée, trop fatiguée pour venir jusqu'ici; elle ne reviendra que demain. Elle a emmené MM. Pourtalès et de Flahault, et madame d'Au-
étaient nombreux en Savoie. Le mari de celle-ci était sans doute le comte de Sales, né en 1 77S et mort en 1850, qui a été am- bassadeur en France sous la Restauration.
1. La reine llmtense.
2. L'impératrice .Marie-Louise. Ce bruil de grossesse parait un peu prématuré, Pourtant le mi de Rome étant né le 20 mars 1811, un ne peut qu'admirer la rapidité avec laquelle les bonnes nou- velles se répandent.
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denarde. Le vice-roi, que nous avons vu hier, nous a donné de bien tristes détails sur ce malheureux bal. Quel bonheur qu'Alix s'en soit tirée, et que tu n'y sois point allé ! Quel danger nous coulions tous ! Le ciel soit béni! Mais, mon Dieu, tenez- vous tranquilles tous, et laissez là les plaisirs.
Je ne sais où vous en êtes là-bas, mais nous avons ici une chaleur mortelle et des orages assez violents. Ils me font bien un peu mal aux nerfs, mais je supporte tout cela très bien; et tu peux dire à madame de Grasse, que je suis fort sage. Je prends doucement la petite vie rangée que je mène, je travaille beaucoup plus que je ne fais autre chose, parce que nous restons beaucoup auprès de l'im- pératrice; nous lisons tout haut d'assez mauvais romans ;mais, quand ilsm'ennuient,jen'écoute pas, et, tout en faisant aller mon aiguille, je laisse courir mon imagination où elle veut, et elle veut ordi- nairement me transporter dans ton cabinet; je la laisse faire, et je m'en trouve bien.
Notre société est douce; Charles de Flahault y mel assez de mouvement; il est plus de ressource cl d'une meilleure conversation que je ne l'aurais cru : d'ailleurs, il est gai, il chante bien, et nous en sommes contentes. Le pays est réellement beau ; il
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faudrait plus de jambes que je n'en ai pour le par- courir, mais ce que j'en connais me plaît, et, d'ailleurs, on dit que j'en verrai une très belle partie en allant à Genève.
Vousêtes bien aimable, monsieur le comte, de me parler des ressources de mon esprit, mais cet esprit, puisque esprit il y a, est, je vous l'avoue, le plus sin- gulier du monde. Il ne me sert jamais à rien, lors- que je suis agitée ou seulement triste, et je ne sais rien faire loin de ceux que j'aime. Cela n'est pas trop commode, mais je l'ai déjà ('prouvé souvent; c'est une affaire faite. Je travaille, je cause, je rêve, j'écris bien des petites lettres, je lis un peu. J'ai lu, par exemple, les lettres d'Héloïse; le latin m'aparu parfois difficile, mais j'avais une traduction qui m'aidait. Je lis maintenant le Tasse, avec un plaisir extrême. Je suis frappée de mille beautés qui m'avaient échappé, et je voudrais pouvoir en causer un petit quart d'heure avec notre ami Bertrand. De- mandez-lui, de ma part, où il en estdeBourdaloue et de Bossuet.
Madame Chéron me mande qu'on croit que ce sera Saint-Ange1 qui sera de l'Institut. Madame de
1. Saint-Ange, traducteur d'Ovide, a remplacé en effet Domergue à l'Acadé» ie .11 était malade, et il est mort peu de temps après,
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Grasse me parle aussi d'une commission pour les prix, et me parait un peu inquiète pour Spontini. Est-il vrai ? A propos de lui, qu'est-ee donc qui est arrivé à madame Festa1, et comment avez-vous eu le cœur de lui l'aire recommencer [aMolinara? Où étais-je pour crier? Eu vérité, tu es généreux de me regretter,car j'aurais fait un beau train. Le Journal de Paris dit assez de mal de celte pauvre femme. Voici trois petites romances que je me suis amusée à faire dans les montagnes de Savoie, pour me dédommager; je les aime assez. Fais-moi le plaisir de les donner à Spontini, et de le prier, de ma part, dans un moment perdu, d'y faire un peu de musique, pour les mettre ensuite dans un gros livre à moi, qu'il sait bien, et que je lui ai laissé. Malgré sa bonne volonté pour moi, dis-lui cepen- dant que je n'exige pas qu'il les fasse toutes trois, si elles ne lui conviennent pas, et que je le remercie de celle que j'ai emportée avec moi. Celle-là était une romance de départ et de séparation, dont les paroles et la musique sont si tristes, que j'ai pleuré
dans celte même année 1810: « L'ombre île l'académicien que je remplace attend la mienne, » a-t-il dit dans son discours de ré- ception.
I. Cantatrice italienne. La Molinara est, comme on sait, un opéra de Pacsiello.
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à chaudes larmes en la chantant ici; aussi l'ai-je bien serrée pour ne plus la revoir qu'à côté de toi. D'ailleurs, elle est toute dédiée à votre excel- lence1
CLXV.
MADAME DE RÉMUSAT A M. DE RÉMUSAT, À PARIS. Aix en Savoie, juillet 1810.
Je crois que je t'ai un peu grondé hier, mon ami; mais, en conscience, conviens que lu le méri- tais un peu. Les hommes se ressemblent tous, plus ou moins; il y a certains traits généraux qui se retrouvent. Quand, soit par leur faute, soit un peu par hasard, ils ont quelques légers torts, ils prennent vite le parti du reproche; seulement, les uns le font avec brusquerie et humeur, les autres avec des formes et une certaine finesse que je ne
1. Ma grand'mère a fait plusieurs romances que Spontini met- tait en musique. Elle (Hait bonns musicienue,et chantait avec goût et peu île voix. Elle prenait des leçons de Cresccntini, de Blan- gieri.et Garai venait chanter avec elle.
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passe pas davantage. Dans ta petite lettre d'hier tu me prêches sur cette facilité, dont je conviens, à laisser un peu vaguer mon imagination. J'ac- cepte le sermon, quoique, en vérité, mon ami, si jamais elle a été excusable d'un mouvement de tristesse, c'est cette fois où j'étais toute fraîche- ment émue de tant de séparations nouvelles, seule, malade, et cruellement inquiète. Je con- viens pourtant qu'une autre aurait moins cédé à tant de pénibles impressions; mais tu convien- dras à ton tour que la phrase qui termine ton sermon est singulière. Tu sais fort bien quelles étaient les causes de cette disposition que je laissais voir à madame de Grasse, et tu dis pour- tant : Il me semble que..., si je ne savais pas... Tout autant de petites formes, pour que ma femme, dorénavant, se contienne mieux; pour qu'elle craigne de m'inquiéter une autre fois, et qu'elle sache éviter de se livrer à une disposition qui peut inspirer, même à moi, de singulières pensées. — Mais, pour que cela fît effet, cher ami, il faudrait que je te connaisse un peu moins, que je puisse supposer qu'il te fût jamais possible de penser qu'il existe en moi, je ne dis pas un senti- ment, mais seulement une impression qui le dé-
II. 22
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plût. Or, comme il faudrait bien des paroles avant que j'en vinsse là, si le reste de ton sermon n'a- vait été raisonnable, il courait risque de manquer son effet, avec cette belle Heur de rhétorique qui le terminait. Elle m'a pourtant affligée d'abord, ce n'est pas sûrement ce que tu voulais; après, elle m'a un peu piquée; mais voilà qui est fait, et je t'embrasse de tout mon cœur. Quant à madame de Grasse, je vais la gronder de la bonne façon, et pourquoi s'avise-t-elle de montrer si exactement mes lettres? Il y a des petites faiblesses féminines qu'il faut cacher aux merveilles mêmes, parce que ces merveilles ont aussi quelques petits moments moins parfaits, et que, toutes bonnes qu'elles sont, je n'aime pas du tout la mine avec laquelle elles écoutent les complaintes d'une pauvre solitaire. En vérité, mes amis, vous ne me devez que des compliments, cette année. J'étais bien au- trement folle à Cauterets! Vous ne vous en douteriez peut-être pas, mais je suis cependant très contente de moi. Je n'ennuie personne de mes petits tracas, de mes secrets chagrins. Je suis gaie, animée ; tout le monde vient à moi comme mettant en train ; je chante quand on le veut,je me promène même en souffrant ; je lis tout haut tout ce qu'on
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m'ordonne de lire, je travaille depuis midi jusqu'à cinq heures, je n'ai pas un moment pour m'écou- ter moi-même. Quand il m'arrive un Iriste et doux souvenir, je le repousse avec une brusquerie qui doit fort l'étonner. Je ne m'amuse point à m'é- chauffer de mes propres écritures, car je n'ai que le temps de faire vite deux ou trois petites lettres ; enfin, je suis sage et sotte, autant que vous pouvez le désirer.
Il est vrai, s'il faut tout dire, qu'il est impossible d'être longtemps auprès de l'impératrice sans avoir le besoin de lui rendre, par des soins, la dou- ceur qu'elle met dans la vie habituelle, et si je me renfermais dans ma chambre pour m'occupe r souvent, ou, si je m'abandonnais à ma mélancolie naturelle, je serais vraiment trop personnelle. Elle aime à être entourée, elle s'amuse des contes que je lui fais; c'est moi,entendez-vous?qui la fais rire. Elle me témoigne le plaisir qu'elle a à me voir, de mille manières; enfin, elle est réellement charmante, et d'une douceur angélique, tellement que je suis bien sûre de ne la quitter qu'avec un serrement de cœur, lorsque je serai cependant si contente de retourner vers toi.
Ce retour arrivera probablement d'ici à un
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mois. Les projets de l'impératrice sont de quitter Aix du 45 au 20 d'août. Elle loue dans ce moment une petite maison sur les bords du lac de Genève, où elle établira son quartier-général, pour visiter la Suisse. Elle désire que je l'accompagne à Genève, et que je ne la quitte que lors de son dé- part pour les montagnes. Comme elle n'aura pas un grand temps pour ce qu'elle veut faire, je ne pense pas qu'elle demeure longtemps sur les bords du lac, et que je tarde alors beaucoup à vous aller voir. Je trouverai, je pense bien, des forces à ce moment du retour. Vous, monsieur le comte, qui avez si bien le secret de deviner les motifs cachés des dispositions où l'on se trouve, pensez-vous avoir assez de finesse, cette fois, pour comprendre la raison qui me rendra alors assez forte pour tout supporter? Je vous laisse à ce travail, et je vous embrasse, sur ce, bien tendrement.
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GLXVI.
MADAME DE RÉ MUSAT A M. DE RÉMUSAT, A PARIS. Aix en Savoie, 18 juillet 1810.
Tu me gronderas, tu me battras, tu me tueras si tu veux, mais il me sera impossible, mon ami, de n'être pas émue vivement, et par ton silence et ensuite par tes lettres. Que veux-tu que je fasse? Laisse-moi pleurer loin de toi, c'est mon lot, c'es mon métier ; mais crois que je suis assez forte pour toutes ces émotions quelles qu'elles soient. Celles d'aujourd'hui sont douces : j'ai des lettres; mais elles sont si tendres, si bonnes, que, n'en déplaise à ta raison, je ne puis les recevoir d'un œil sec. Ton inquiétude pour moi a été extrême, tu as bien eu quelque raison, car j'ai beaucoup souffert, mais tout cela est passé. Ne parlons plus de cet horrible événement, ni de mon malaise; parlons de toi, de ta tendresse, de mon bonheur d'être aimée de cette manière, et d'aimer comme je le fais. Mon bien bon, que la vie est douce en somme, quand
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elle est embellie par des sentiments si doux! Que celle qu'on mène près de toi est charmante ! Et que d'excuses pour une pauvre femme ainsi gâtée, et livrée, après, à elle-même ! Je reçois les plus tendres sermons : madame de Grasse, Lebreton l, toi, vous vous entendez tous pour me prêcher; mais, cependant, le moyen d'être tranquille avec une pareille terreur? Les malheurs arrivent si promptement, la perte d'un individu est un point, un rien dans une si Iriste catastrophe, et cette perte est pourtant, pour un cœur comme le mien, la fin, la mort de toutes choses. Conserve- toi, soigne-toi; ta vie est plus ma vie que la mienne propre, et, quelque idée que tu aies de ma tendresse, tu ne sais pas quelle influence encore tu exerces sur moi. Je la sens, je la touche presque, je suis en quelque sorte éteinte ou animée par toi. Cette impression me paraît vrai- ment comme matérielle, tant elle est en moi. Je
1. M. Lebreton, membre de l'Institut et secrétaire de la classe «les beaux-arts, était un prêtre marié, homme d'esprit et d'un commerce agréable. 11 était établi dans la maison de mes grands-parents sur un pied d'intimité, et on le traitait comme un ami. Il disparut assez subitement, et il est mort au Brésil, où il s'était retiré après la Restauration. Safdle a épousé le docteur Jules Cloquet
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ne puis trouver d'expression pour la rendre, et j'aurais besoin de te la peindre de- cent ma- nières.
Vous nous parlerez longtemps de ce malheu- reux événement, sans que nous trouvions que vous en parlez trop; je suis bien sûre que nous en sommes encore ici plus fortement émus, frappés, que vous autres, entraînés par le tourbillon. L'impératrice en a élé fortement émue, bien des liens allaient l'attacher à la princesse do Leyen, qui, d'ailleurs, était une excellente personne. Le danger de l'empereur lui a fait beaucoup de mal; elle pleurait, et ses larmes me faisaient peine : « Quelle singulière situation! me disait- elle. Un lien encore si fort, et des intérêts deve- nus si différents ! » Son fils lui a fait une bonne distraction; elle attend sa fille, qui vient passer ici la saison. On la dit encore faible et soutirante. L'impératrice est bien aise que je sois ici; tu sais que la reine a de l'amitié pour moi, et je la soi- gnerai de tout mon cœur. Je suis sûre même que cette occupation me fera du bien; je ne puis me consoler d'être loin de toi, qu'en me voyant un peu utile, et cette aimable et intéressante personne m'est réellement chère. Lebreton m'écrit une
34i LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
lettre toute triste; il me paraît bien malheureux de la moj"t de la princesse. Il a pensé aussi aller à cette lugubre fête. Mon Dieu, laissez là tout le plaisir, vivotez doucement, et attendez-moi; nous reprendrons notre petit train de vie, et Dieu sait comme j'en jouirai!
Madame Ghéron m'écrit que nos enfants travail- lent avec Auvray ' ; s'ils pouvaient lui resterl'année prochaine, nous ferions une bonne affaire. Je ne compte pas sur grand' chose pour les prix, il me semble que le petit s'est un peu ralenti; je n'aurai pas le courage de le gronder de si loin. Tu prêches si bien, que je te laisse mes pouvoirs. Je pense qu'en approchant de l'époque de sa première communion, tu lui feras quelque exhortation pater- nelle. Je serai bien fâchée de ne pas assister à cette cérémonie; je me rappelle comme ma pauvre mère pleurait lorsque je fis la mienne; ce tendre souvenir m'aurait accompagnée en conduisant mon fils. A propos, et tu vas voir que c'est bien à propos, j'ai trouvé le moyen, au milieu du tracas
I. M. Auvray était alors professeur de cinquième au lycée Na- poléon, et donnait des répétitions. 11 a été plus tard proviseur, et inspecteur d'Académie. Je l'ai connu quand j'allais au concours général. Il nous surveillait pendant les compositions, et il m'a sou- vent parlé de l'enfance de mon père.
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de vie que je mène, de mettre une lecture sérieuse qui m'intéresse tout à fait. M. Pourtalès m'a prêté une vie de Zwingle faite par un Suisse1, qui me paraît un assez bon livre; je n'y vois qu'un incon- vénientj c'est qu'il me donne un peu de penchant pour le protestantisme. Madame de Grasse fré- mira, mais, en vérité, ces gens-là, du moins à cette époque, me paraissent assez raisonnables. Si je continue, je t'aiderai forl bien dans tes disputes avec elle, et je la bâtirai à coups de conciles.
CLXYIi.
MADAME DE RÉMUSAT A M. DE RÉMUSAT, A PARIS Aix en Savoie, vendredi 20 juillet 1810.
Plus je vais, plus je te souhaite dans ce pays, que lu aimerais sûrement beaucoup, et où tu te pro- mènerais, Dieu saiteomme! avec ton enfant. Il est vraiment charmant. Les montagnes sont moins
I. Celle vie de Zwingle, l'auteur de la réformation en Suis-*'.
doit être l'ouvrage de Hess, publié en ellet en 1810.
346 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
élevées et moins sévères que les Pyrénées, et la vallée, plus ouverte, est d'une fraîcheur mer- veilleuse. Hier, j'ai fait une jolie petite course à ma portée, qui nous a conduits à une cascade très remarquable : trois chutes d'eau à côté, et en même temps l'une sur l'autre, des masses de rochers qui font de jolies cascades, et, au fond, un petit torrent qui fuit au travers des plus beaux arbres. On n'est pas surpris ici comme à Cauterets, mais on est plus content. L'horizon n'est point si resserré, et je trouve, pour mon compte, que j'y respire mieux. La ville d'Aix est fort vilaine, et je suis tristement logée dans une espèce de cul-de-sac, vis-à-vis d'un grand mur qui rend ma chambre assez noire. Si je revenais ici, je tâcherais de m'établir du côté de la campagne, ne pouvant beaucoup marcher; mais, cette année, cet inconvénient est peu de chose, parce que je suis beaucoup chez l'impératrice, qui est logée un peu hors du village. Quand il fait beau, je m'y transporte de pied ; quand il pleut, on me vient chercher dans une belle chaise à glaces et toute dorée, qui avait appartenu autrefois au roi de Sardaigne ; et, dans cet équipage, quand je suis en toilette, je fais l'amusement des petits enfants du
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pays, qui nie suivent, comme on suitl'archichance- lierau Palais-Royal. Tu imagines bien que, lorsque l'impératrice sort, elle est encore bien mieux suivie que moi. C'est un peu là l'inconvénient de nos promenades. Nous ne pouvons faire un pas sans attirer les buveurs et les habitants ; il est vrai que c'est un événement assez important pour des gens assez pauvres et des goutteux, de nous posséder ici. La jolie calèche, les beaux chevaux, les livrées, nos parures, tout cela fait un grand effet, et, au milieu de tout cela, la figure douce et toujours bien- veillante de ma patrone. On vient de Chambéry, de Genève, de Turin, de Grenoble, pour la voir seule- ment; on lui témoigne un extrême intérêt. Ce qui me fait plaisir, c'est qu'on n'a pas l'air de supposer qu'elle soit devenue étrangère à l'empereur, car on lui remet beaucoup de pétitions pour lui, et on a l'air de croire encore qu'elle est un intermédiaire entre le malheur et lui. Elle accueille tout avec une bonté remarquable, et elle fait beaucoup de bien autour d'elle, sans aucune apparence d'osten- tation. A Genève, elle a échappé de son mieux à un empressement vraiment embarrassant, et je suis toujours frappée de l'habileté avec laquelle elle rend toute simple une situation qui d'abord paraît
348 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
embarrassante; c'est qu'elle n'a aucune vanité, qu'elle ne cherche point du tout l'effet. Elle parle de l'empereur comme d'un frère; de l'impératrice nouvelle, comme de celle qui doit donner des enfants à la France, et, si les bruits de grossesse qui se répandent sont vrais, je suis sûre qu'elle en sera contente.
GLXVIII.
.MADAME DE RÉMUSAT A M. DE RÉMUSAT, A PARIS. Aix en Savoie, il juillet 1810.
Dis-moi donc un peu ce que devient mon curé? Le vois-tu? Est-il content? Resle-t-il? Le retrou- verai-je? Je suis un peu fâchée contre lui; je n'en entends point parler; il ne pense plus à moi. Je lui ai écrit, il y a déjà longtemps; je ne compte guère sur une réponse, et certainement je ne lui dirai plus rien1.
Il fait ici un temps horrible depuis quatre jours, une pluie, une grêle, un vrai froid. Il neigeait
1. Ce curé n'est pas moins que M. de Talleyrand.
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avant-hier sur les montagnes, et nous faisions du feu. Pendant ce mauvais temps, j'ai fini ma vie de Zwingle. Les anabaptistes m'ont un peu refroidie sur le protestantisme. J'ai vu qu'il avait aussi ses inconvénients; mais je suis contente du livre. Je lis à présent les Mémoires du prince Eu- gène. C'est une singulière prétention, et bien mal soutenue, que celle du prince de Ligne. A la seconde page, on s'aperçoit bien vite que c'est une inven- tion. Cela est écrit avec le style de la conversation d'un salon d'il y a trente ans l.
Tu vois que je lis un peu. Quand je rentre chez moi, je prends sur-le-champ un livre; je ne veux point penser ni rêver. Les frères prêcheurs me l'ont défendu; je lis dans le bain, et un petit moment, de sept à huit heures, avant dîner, quand je puis être seule. Il y a des moments où je sou- pire après ce plaisir d'être seule, sans pouvoir trouver un moyen de m'en aller ou de m'enfermer. La manière dont je suis logée est assez incommode pour cela. Il faut sortir de la maison et faire un petit bout de rue pour arriver à ma chambre; j'ai
1. Le prince de Ligne venait de publier la Vie du prince Eu- gène, écrite pur lui-même. Il s'agit, bien entendu, du prince Eu- gène de Savoie, et non du prince Eugène de Beauliarnais.
350 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
raison de dire ma chambre, car elle est exactement sur la rue, l'escalier en dehors comme un escalier de comédie, aussi dans la rue, et un simple loquet pour fermer tout cela. Je n'y suis pas plus tôt réfu- giée, que voilà mes compagnons qui viennent m'y trouver : l'un se met au piano et veut me faire chanter, l'autre feuillette mes livres ou dérange mes papiers; je cours après toutes ces pauvres feuilles, je gronde, je demande qu'on s'en aille; mais il faut l'avoir dit vingt fois, avant de l'obtenir une, et alors le temps est passé, et il faut retourner là-bas. Enfin, je ne sais comment nous faisans, mais nous gaspillons tellement le temps sans pou- voir parvenir à l'occuper, que, n'ayant pu trouver un moment pour t'écrire,il y a quelques jours, et ne sentant nulle envie de dormir, je me suis relevée à trois heures, et je t'ai écrit. A présent, il en est cinq, et c'est ordinairement avant mon lever que je fais toutes mes petites lettres ; je ne louche plu- une plume de la journée; aussi tous les cahiers, tous les petits livres chôment. Mais, comme je profite des sermons, je te réponds que personne ne s'aperçoit quand je suis contrariée, et qu'hier un de ces messieurs me disait : « Que serions-nous devenus sans vous? Vous avez un fond de gaielé
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réellement inépuisable. » Je te prie de répéter cela à madame de Grasse.
Ah ! mon Dieu ! et moi qui allais oublier le meil- leur. Ah! ah! mon révérend père, vous vous in- quiétez donc aussi? On est trois jours sans vous écrire, et vous dites que, si cela dure un seul jour en- core, votre tête partira ! .Madame de Grasse parle déjà démonter en voiture, et tout cela se terminait, j'en suis bien sûre, par dire un peu de mal de moi. Elle a une si mauvaise tète, elle aura pleuré, elle aura eu des attaques de nerfs, elle se sera mise dans un état horrible, sans vouloir rien entendre, sans prendre à aucune raison ; le diable emporte les imaginations de femme ! Non, mesdames, vous vous amusez à vous exalter sur tout, vous passez votre temps à vous monter la tète, le mot raison vous paraît une insulte; et, là-dessus, madame de Grasse disait son mot. « Ah ! je vous conseille de parler, vous êtes encore une bonne tète ! » N'est- ce pas comme cela, et cependant le prédicateur, tout en prêchant, se tourmentait à part lui, et m'é- crivait une lettre qui n'irait pas mal en pendant avec celle qu'on m'a reprochée. Tiens, mon ami, en fait d'affection et de toutes les faiblesses qui s'ensui- vent, nous n'avons pas à nous reprendre sur grand'-
352 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
chose, et, n'en déplaise à ta dignité masculine, je dirai comme Nicole : Queussi queumi, et queumi
queussi '.
GLXIX.
MADAME DE RÉMUSAT A M. DE RÉMUSAT, A PARIS. Aix en Savoie, ce 25 juillet 1810.
L'impératrice veut s'établir à Genève, une di- zaine de jours, et faire son voyage de Suisse A cette époque, je prendrai mon vol. On me con- seille fort de revenir par Lausanne, Neuchatel et Besançon; on m'assure que cela n'est pas beau- coup plus long, et que j'évite de mauvais chemins ; je verrais de cette manière les bords du lac de Genève, ce qui me tente assez; j'y retrouverais quelques souvenirs de mon enfance, et peut-être me déciderai-je. Je verrai à Genève, et, à celle époque, je te dirai le parti que j'aurai pris. Si
1. Ce n'est point Nicole, c'est Covielle, qui, dans le Bourgeois gentilhomme, emploie cette expression, (Act. III, scène 10).
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noire amie1 venait, je ferais celte tournée avec elle. Si elle ne vient pas, qu'elle écrive tou- jours, je tâcherai de lui obtenir une réponse qui pourra peut-être lui servir de garantie. Sa position me tourmente beaucoup; je voudrais être auprès d'elle, parce que, si lu es pris par quelque accès de dignité conjugale, je suis sûre que lu te désoles, en lui donnant tort. Ces maudits maris se croient toujours obligés de se tenir, et l'honneur du corps !... Tiens, mon ami, en général, ce corps n'est point aimable. Reste à part, et ne leur fais point la grâce de te joindre à eux. il y a trop de différence, et je déclare que, la vertu dût-elle s'en fâcher, je n'en aurais jamais aimé un autre comme je t'aime. Hier, l'impératrice m'a demandé qui j'aimais mieux, de toi ou de Charles : « Mon mari, ma- dame, » ai-je répondu, du ton dont tu sais que je réponds. Madame d'Audenarde a levé la tête : «Oh! mon Dieu! a-t-elle dit, peut-on répondre d'un air si déterminé ! — - Madame, je réponds comme je le sens. — M. de Rémusat est donc
bien aimable? — Aimable! oh! madame »
Et puis, je ne savais par où commencer, et un
1. Madame de Grasse.
il. 23
3'4 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
moment après, je ne savais comment finir. « Si cela est ainsi, que vous êtes heureuse! » Oui, ai-je pensé dire; mais aussi qu'il y a de souf- frances à être loin l'un de l'autre ! Je me suis retenue; cependant, les larmes me gagnaient les yeux, et j'ai fait je ne sais quelle mauvaise plai- santerie, pour me tirer de là. Je te promets que, sur cet article, ta raison serait contente de la mienne. Personne ne se doute que je soulîre de cette séparation de toi et de mes enfants. A mesure que je vois approcher l'époque des va- cances, mon cœur se serre d'autant plus, mais il ne mettra personne dans mon secret. Il est ridicule d'ennuyer les autres de soi-même ; et puis, cette pauvre impératrice est assez triste par elle-même. Les affaires de Hollande la tour- mentent, et l'avenir de sa fille, la situation de ses petits-enfants ' ! Elle est fort agitée ; je la calme de mon mieux. Je l'engage fort à se fier à l'empereur, et, d'ailleurs, à ne pas aller plus vite que le temps. A des époques aussi fécondes en événements singuliers, l'excès de la pré-
1. Louis Bonaparte venait de rompre avec sa femme et avec l'empereur, et la Hollande avait été, le 9 juillet 1810, réunie à l'Empire.
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voyance est presque un inconvénient. II faut se soumettre et attendre, et je le dis à l'impé- ratrice comme je le pense : « L'empereur ne fera pas retomber sur ses petits-neveux les torts de leur père. C'est une position pénible que celle qui vous place hors du mouvement de la cour, en vous obligeant encore à en ressentir les agi- tations. » Il faut vraiment une grande douceur et une extrême raison pour se conserver in- tact au milieu de tout cela. Elle est fort touchée des soins que je lui rends, elle est bien ais.' de me voir auprès d'elle; elle m'appelle et me cherche sans cesse ; je l'écoute, je la console, et puis je la distrais en lui parlant d'autres choses, car on finit par s'inquiéter trop, et perdre ses moyens de juger, en s' appesantissant trop sur le même sujet; et puis la raison est ici à attendre, ne pas beaucoup prévoir, et se fier à une auto- rité supérieure et à coup sûr bienveillante.
356 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
CLXX.
MADAME DE RÉMUSAT A M. DE RÉMUSAT, A TARIS. Aix en Savoie, 27 juillet 1810.
Je ne comprends rien à ce que t'a dit M. de Tal- leyrand. Il prétend qu'il m'a écrit; mais, comme je reçois toutes mes lettres, je ne suppose pas que les siennes fussent les seules qui n'arrivassent point, et j'en conclus qu'il s'est enveloppé dans sa paresse. Je te prie de le lui dire, et que je la lui pardonne.
Nous avons été, hier, faire une longue course, qui n'a pas été trop fatigante, parce qu'elle était en partie sur l'eau, à deux lieues d'Aix, de l'autre côté d'un lac qu'on appelle le Bourget, et qui est assez étendu. On y trouve les ruines d'une ancienne abbaye qui appartenait à des moines de l'ordre de Cîteaux. La situation de cette abbaye est fort pittoresque; elle s'avance sur une pointe, au milieu du lac qui est entouré de tous côtés par des mon- tagnes arides et à pic. On ne découvre aucune vé-
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gétation; mais, tout autour, il règne un si profond silence, il y a une si grande solitude dans cet aspect, que je conçois assez que des gens qui vou- laient rompre avec le monde eussent choisi cette retraite. Celte abbaye s'appelle Haute-Combe ; deux papes en sont sortis; elle remonte à une date fort ancienne, et les restes de l'église sont fort beaux. A un quart de lieue de ce monument, on va visiter un fontaine intermittente, qui donne de l'eau avec abondance plusieurs heures dans la journée, à des époques variées, sans qu'on puisse concevoir la cause de cette singularité. Nous sommes restés une heure et demie auprès du rocher; mais l'eau n'a point paru, et la naïade a été sourde à nos sol- licitations1. En revenant ici, nous avons trouvé un chambellan de la reine qui nous a annoncé son arrivée pour demain; cette nouvelle fait grand plaisir à l'impératrice.
1. Dans ce récit de la course de l'impératrice à l'abbaye de Haute-Combe, est omise, à dessein, la tempête essuyée sur le lac, et qui lit grand bruit alors. Ma grand'mère ne voulut pas d'abord parler de ce danger qui fut très réel; puis, sachant que d'autres avaient écrit, elle se ravisa et écrivit un récit détaillé de cette journée. Cette lettre a été perdue, mais on retrouve la t'-ace de ses émotions dans les lettres suivantes.
358 LETTRES DE MADAME DE REMISAT.
CLXXI.
MADAME DE RÉMl'SAT A M. DE RÉML'SAT, A PARIS. Aix en Savoie, 29 juillet 1810.
« Voilà de récriture de ma femme, donc elle n'est pas noyée, donc elle a ses bras et sa tête, donc elle se porte bien, etc., etc. » Veuillez bien, mon cher ami, faire ce petit raisonnement, et ne pas vous inquiéter le moins du monde. La co- lonie est remise, j'ai été un peu des traînards, mais maintenant tout est bien. Nous l'avons, par ma foi, échappé belle! Mais, mon Dieu! sans se trouver au milieu d'un incendie ou d'un lac agité, ne pourrait-on pas souvent dire la même chose? Un jour de plus n'est-il pas, après tout, une espèce de conquête, et celte maudite Ca- marde, comme disait ce pauvre M. Chanorier, ne lourne-t-elle pas toujours autour de nous? « Ma femme, tout cela est bel et bon, mais je vous prie cependant de vous ménage:, de ne point affronter
ANNÉE 1810. 359
les orages, et de me revenir en bon état. » Mon ami, ainsi ferai-je, car, enfin, malgré mes belles réflexions philosophiques, je sens que je liens à la vie. Si vous n'en savez pas la raison, je vous prie, seigneur, de vous appliquer à la de- viner.
Ah ! que madame de Grasse va faire de beaux hélas! a Mais pourquoi courir ainsi ? Que ne se tient-elle tranquille ?Que ne l'ai-je accompagnée?» Cette pauvre amie! J'ai pensé aussi à elle dans cette angoisse, et encore à quelques autres de mes amis, mais j'aurais voulu vous chasser tous de mon souvenir. C'est un singulier composé que celui d'une tête de femme; car je ne veux pas croire qu'un cerveau masculin fût susceptible de tant d'incohérence. Je t'amuserai quelque jour par le récit de tout ce qui a traversé ma tête, au milieu du danger. Je ne parle pas du cœur, tu ne t'en étais que trop emparé, et je te repoussais vainement, toi, mes enfants, ma sœur! Mais mille choses venaient croiser tout cela, et ce qu'il y a de piquant, c'est que toutes n'étaient pas tristes. Des souvenirs sont étonnés de se trouver là, des inquiétudes de l'avenir, des confessions interrompues par l'espérance qui renaissait tout à
360 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
coup, un peu la crainte de la douleur, et puis je ne sais quel embarras de la manière dont on tom- berait, et dont on serait repêché, et alors un sou- venir de Paul et Virginie. Ce qui est plaisant, c'est que nous avons eu toutes trois la même idée, et que nous nous sommes avoué, depuis, que nulle d'entre nous n'aurait eu le courage de sa modeste résistance. Enfin, Charles de Flahault chantait, et, par une sorte d'imitation machinale, je chantais aussi intérieurement, et je recommandais mon âme à Dieu sur tout cet accompagnement. Ah! que nous sommes de pauvres machines !
Mon ami, il est charmant d'arriver à terre après de semblables émotions. On se ressaisit avec délices de la vie et de tout ce qui vous la rend chère. Pour moi, le plus tôt que j'ai pu, je' suis venue me renfermer dans ma chambre, pour me livrer au plaisir de penser à tout ce que j'aime. Je regar- dais ton portrait, je lisais tes lettres, je pleurais, mais de si douces larmes ! Un pareil instant paye tout.
Gel ouragan est le plus violent que l'on ait vu s'élever ici depuis quinze ans. Il a déraciné des ar- bres, et, un quart d'heure plus tard, il tourbillonnait avec une telle violence, qu'on assure que nous étions
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perdus. Mais, grâce au ciel, nous voilà sauvés! Je te jure bien d'aller te rejoindre par la terre ferme.
Ce lundi.
J'ai passé une fort bonne nui t. Ne parlons plus de santé ni d'ouragan. Celui-là est passé; il faut songer à ceux que l'avenir amènera et que la vie déroule avec elle; ou plutôt cessons de nous occuper d'orages, et disons un mot du calme, c'est-à-dire de la fin de l'absence. J'ai bien raison de dire le calme, car il n'y a pour moi de véritable repos qu'auprès de toi. Séparée, j'éprouve toujours une secrète agita- tion que ta présence fait disparaître; heureuse ou tourmentée, souffrante ou en bonne santé, j'ai toujours besoin de te voir. Aussi, ne me rappelé- je pas un seul instant, une seule occasion de ma vie, où je n'aie éprouvé un mouvement de joie en te voyant revenir près de moi. Dans un mo- ment de dissertation, on pourrait demander peut-être quel est le plus aimé de celui dont la présence agite, ou de celui qui apporte un doux repos avec lui? Mais je te réponds que la dis- cussion serait bien oiseuse : le plus aimé c'est, et ce sera toujours, toi. Adieu, cher ami, je m'attriste,
862 LETTRES DE MADAME DE REM USAT.
en pensant que, mercredi, tu éprouveras une triste impression de mes récits. Si madame d'Aude- narde n'avait pas écrit à son fils, et si l'impéra- trice n'avait pas désiré que tu fusses en état de répondre à l'empereur, en cas que cela arrive à son oreille, j'aurais gardé pour le retour tout ce détail. N'en parlons plus, n'y pensons plus. Je le répète encore. Je me porte bien, et si tu veux que je te dise une bonne petite nouvelle, c'est que nous allons entrer dans ce cher mois d'août qui ne se finira pas sans que je me retrouve au- près de toi.
CLXXII.
MADAME DE RÉMUSAT A M. DE RÉMUSAT, A PARIS. Aix en Savoie, 30 juillet 1810.
Eli ! pourquoi ne reviendrais-je pas causer avec toi? Je t'ai écrit ce matin? La belle raison! Je n'en connais pas pour me priver d'un plaisir qui m'est offert ce soir. L'impératrice s'est promenée
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longtemps, elle est fatiguée, elle nous a donné congé, et nous voilà retirés. Il est neuf heures, il fait une pluie horrible, je suis seule, je reviens à toi. Dieu sait ce que tu fais! Pour moi je suis dans ma chambre. Mais, à propos de ma chambre, il faut que je te la conte un peu. Elle est grande, plus grande que celle que j'ai à Paris, deux grands lits y paraissent à peine; quand j'y suis arrivée, il n'y avait pas un meuble; je me suis agitée pour la remplir, il fallait couper tout ce vide; à force de harangues, j'ai trouvé deux commodes, une grande table énorme; c'est un monde que cette table : tes lettres, mon écritoire, mes livres, tout est dessus. Je trouve que la vie que je mène ici ressemble à cette chambre. Je mets de grands meubles, j'invente des moyens de la remplir, et il y a toujours des vides. De mes fenêtres... Mais ne t'attends pas à une belle description, j'ai fermé les volets, j'ai allumé un peu de feu, je suis dans un grand fauteuil, une sorte d'escabeau sous mes pieds, je t'écris, me voilà bien, très bien. Mon ami, d'où vient que mon cœur se serre en écrivant? Je te laisse à en deviner les raisons; mes lettres sont pleines d'énigmes, il faut que je compte bien sur
364 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
Ion esprit. Est-ce ton esprit que je voulais dire ? Qu'en dis-tu?
J'ai passé une heure sans rien faire dans cette grande solitude; cette heure a été douce. Grâce à qui? Encore une énigme. J'ai rêvé dans ce fauteuil; je suis revenue sur ce danger que j'ai couru, je me suis encore placée sur ce lac. Eu vérité, je suis presque bien aise d'avoir vu la mort de si près; je me ressaisis de la vie, de toi, avec un plaisir tout nouveau ; je pense à toi, je te nomme, tout le reste est bien derrière, mais il a sa place aussi. Pauvres humains que nous sommes, il faut tout acheter!
Que j'ai rêvé de choses depuis une heure! C'est comme une vie tout entière, et toi, cependant toujours toi, je te trouve partout. Je m'examine aussi, je me trouve de bonnes choses, mais un peu par sauts et par bonds. Gela n'est pas égal, droit comme ta manière; je suis active, animée, et après, tout à coup, éteinte, abattue. La raison voltige autour de tout cela, mais n'est pas tou- jours assez forte pour bien ordonner les choses. Il nie semble que ceux qui ne font que passer me regardent, et disent: « C'est bien. » Ceux qui s'arrêtent un moment disent : « Ah! ah! mais
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non, cela n'est pas si bien, voilà une faute, voilà un tort, une imprudence; où diantre va- t-elle? Que veut-elle faire? Elle se trompe peut- être. » Et puis on passe, on juge, on blâme. En- fin, viennent ceux qui regardent davantage; ils regardent mieux, ils attendent, ils vont jusqu'au bout, et je pense qu'ils approuvent. Alors, c'est alors que l'on m'aime, parce qu'alors on me devine, et que je n'ai pas un sentiment, une pen- sée que je doive cacher, je ne dis pas aux indif- férents, mais aux amis, aux véritables amis. Je vais encore te demander : « Qu'en dis-tu? Y a-t-il trop de vanité dans cette opinion? » Tu es de ceux qui regardent pour juger. « Mais, me diras- tu, il faut prendre garde même à ceux qui jugent en passant. » Pour quoi faire, mon ami? On se prive de si bonnes choses ! Quand j'étais plus jeune, j'aurais voulu plaire à tout le monde; les années courent maintenant, voilà qui est fait. J'ai des amis, tu me connais, tu me comprends, et ce que je veux, c'est toi seul. J'aurais volon- tiers crié par les toits : « Mais attendez donc que je n'aie pas tort! » Ils ont continué leur route. A la bonne heure ! Ils m'ont crue intrigante, ambi- tieuse? A la bonne heure encore! Tu me connais,
366 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
tu m'aimes, cela me suffit. Je les défierais dé trouver une opinion que j'aimasse mieux que la tienne.
Mais j'admire à quel sujet je me suis laissée entraîner. Oh! le beau pouvoir de l'oisiveté, de la solitude, et aussi d'une tempête! Car il y a de tout cela dans ma lettre. Tu en concluras que je suis en vie, et que je me porle bien, car je doute que, dans l'autre monde, on me donne le temps d'écrire tant de niaiseries. Je t'écris, je bavarde, je t'aime, donc je vis. Il me prend, cependant, envie de retourner la phrase : Je vis, donc je t'aime! Cela n'est-il pas mieux? Qu'en pense Votre Solidité?
Tu auras donc Charles, dimanche? J'en suis charmée; je voudrais être auprès de vous et cependant je ne voudrais pas que les vacances commençassent plus lard; je vous aime tous deux ensemble; tu auras bien des affaires, mais tu auras bien des moyens de te retrouver. Ce bon petit m'a écrit une fort jolie lettre, qui finit par un couplel charmant; demande-lui ce couplet. Je pense, vanité maternelle à pari, qu'il est fort bien ; je voudrais l'avoir fait, mais je ne suis pas digne. Oh! le petit coquin! qu'il a d'esprit et que je
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l'aime! Gomme il va être content de se trouver sous le même toit, dans la même chambre! Que vous allez dire de belles choses, de belles paroles ! Je rêve qu'une belle nuit, je tomberai au milieu de vous deux, ce sera un beau train : « Ah! mon Dieu! c'est maman. — Eh oui ! c'est ma femme, la voilà! » Et Dieu sait le reste.
Pauvre que tu es! Tu vas donc nous donner toutes ces pièces dont on a parlé ' ? Est-ce que cela ne dérangera pas l'ordonnance de tes théâtres? Sémiramis* va troubler les Bayadères. Quant à la Vestale, je ne crois pas que rien l'effraye. Je n'en dirais pas autant de la tête de son auteur3 ; elle me paraît un peu désordonnée, par ma foi. Fi du Talma ! il s'achète trop cher, et les tètes de ces messieurs sont difficiles à ranger. Quant aux Templiers, où en es-tu? Donnera-t-on les anciens ou ceux qui sont retouchés? Le cas me paraîtrait assez embarrassant. Ce serait bien pis, s'il fallait décider entre Andromaque ou Cinna. Le ciel a pitié de nous, et nous sommes à
I. On était occupé des prix décennaux, et il était question do jouer tous les ouvrages désignés pour le prix. i. Opéra de Catel. ;!. Sponlini.
368 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
l'abri d'une pareille difficulté. Pourquoi ne pas dire un mot du Génie du Christianisme, et puis Monlano et Stéphanie? Me voilà comme le Journal de V empire. Mon ami, je le disais hier à madame de Grasse, tout cela est comme la queue du chien d'Alcibiade, et c'est bien fait. Feu les Athéniens nous ressemblaient beaucoup.
Revenons, mais à quoi? car je ne m'écarte guère, quoiqu'au premier abord tout cela pa- raisse un peu décousu. Sais-tu oe que je lis main- tenant? Les Mémoires de Commines; mais dans un si vieux langage, que je ne l'entends pas tou- jours. 11 me semble cependant que je me rac- commode avec Louis XL II ne me manque plus que de devenir protestante. J'aurai l'ait un beau voyage; ce sera bien le cas de dire : « Qu'allais-tu l'aire dans cette galère? »
La reine est ici, pale, maigre, fort abattue, toujours prèle à pleurer sans savoir trop pour- quoi. <* Madame, lui ai-je dit, ayez du courage et soignez votre santé ; votre malheur n'est point du malheur, votre cœur ne soufire pas; l'em- pereur a reçu vos enfants parfaitement. Il les soigne, il les veille; ils sont en France, vous les reverrez cet hiver; vous voilà près de voire
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» mère; il faul songer à lout cela, il faut dormir, » manger, et laisser à Dieu et à l'empereur le - ivsle. » Elle a souri de ma petite harangue, el je pense qu'elle trouve que j'ai raison. Eh! mon Dieu, n'ayons que les maux que nous avons. « Dieu nous garde de nos amis! » dit le proverbe portugais. J'ajouterai : « Dieu nous garde de nous- mômes ! » J'ai bien mes raisons pour dire cela; il va des moments où je voudrais me fuir, à condition pourtant que c'est toi qui me trouverais.
Bonsoir, mon ami, je vais me coucher, et finir une de ces journées passées loin de toi, dont je ne me sourie guère. Encore quelques- unes, et je serai près de ce que j'aime le mieux au monde. Il me faudrait un autre mol pour te dire ce que tu m'inspires; car j'aime bien mes enfants, ma sœur, mes amis, et, cependant, je sens tout autre chose quand il s'agit de te dire un mot. C'est une espèce de mouvement, de trouble, d'agitation qui est presque ridicule, après tant d'années; et cependant, pourquoi?Tanl de bonheur, une vie, une vie tout entière! Toi ou rien, voilà où j'en suis, voilà tous mes souvenirs.
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370 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
CLXXIII.
MADAME DE Et ÉMU S AT A M. DE RÉMUSAT, A PARIS. Aix en Savoie, vendredi 10 août 1810.
Voilà qui est l'ait. Je partirai d'aujourd'hui en huit: il n'est plus question de Genève et de Suisse. J irai par le plus court, le Jura, Dijon, Troyes et Paris. Je serai cinq ou six jours en route, fais ton compte, et attends-moi; ne m'écris pas à Dijon, j'y arriverai lard, et la poste serait fermée. Je suis charmée de l'arrangement de Trianon ', parce que tu pourras me donner quelques mo- ments; je craignais que lu n'y fusses établi. Tout est pour le mieux, le ciel bénira cette fin de voyage. Ma joie est trop naturelle pour qu'elle ne soit point approuvée là-haut, et je sens que je mérite le bonheur qui m'attend. Fais ce que tu voudras pour ma cousine, je t'approuve en tout. Tu es excellent, ta bonté me charme, sans jamais me
1. L'empereur s'était établi à Trianon.
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surprendre. Tu as je ne sais quel secret qui fait que je m'attends toujours ta ce qu'il y a de mieux de toi, et pourtant je jouis comme si j'étais sur- prise. Bon et aimable ami de mon cœur, conserve- toi, tu es vraiment la vie de ma vie.
M. et madame de Tascher sont arrives ici hier; la pauvre petite femme, triste et parlant sou- vent de sa mère. Tu ne doutes pas que je ne l'entende. Le jeune mari a été pris de la goutte en route, mais tellement pris, que ses deux pieds ne peuvent poser à terre, et qu'il souffre horri- blement. Le bonheur a bien du mal à s'établir complètement quelque part. L'impératrice est grasse, et mieux que je ne l'ai jamais vue; elle me voit partir avec un chagrin fort aimable, et moi-même je sens que j'aurai le cœur serré en l'embrassant, car elle est bien bonne pour moi. Sa tille est toujours fort languissante, mais elle ne crache plus le sang, et le repos d'esprit et le mou- vement d'un voyage en Suisse qu'elle projette lui feront beaucoup de bien. Elles partiront d'ici le 25, et elles ne reviendront qu'au mois d'octobre. De cette manière, tu vois que je passerai le mois de septembre dans un plein repos. Dieu sait à quelle douce paresse je l'emploierai! Le train d'ici ne
372 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
laisse pas que d'être un petit mouvement continuel; on va, on vient on se remue, on est toujours ensemble, on s'habille, on joue, enfin, peu ou prou on s'agite toujours, et celte chère paresse dont tu sais que je fais tant de cas se plaint du peu d'égards que j'ai pour elle. Je suis étonnée d'avoir encore trouvé le temps d'écrire autant que je l'ai fait, carmes heures sont toutes rompues.
La société d'ici a été aimable pour moi: Madame d'Audenarde est une bonne compagne; la petite de Mackau, douce et gracieuse ; les deux jeunes gens, attentifs et soigneux; Charles de Flahault, gai et causant; enfin c'est un bon petit monde, qui me plaît et qui est assez content de moi ; il ne tien- drait qu'à moi de dire qu'on me regrette. Tu sais comme je suis gaie on prétend qu'on ne rira plus quand je serai partie. Qu'en dis-tu? Ce sera à votre tour, là-bas, de me soigner et de me gâter; je me laisserai faire, et ce sera moi qu'on entou- rera.
Le cœur me bat bien fort, quand je songe que je serai, d'aujourd'hui en quinze sûrement, près de toi. C'est lama chanson habituelle; il faut que tu m'écoutes dire cela sur tous les tons, car je ne puis sortir de cette pensée. Je n'ose quelque-
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fois la prononcer tout haut, de peur d'attirer quelque accident sur moi ; je crains toujours le bonheur qui fait du bruit; le mien est au fond de mon cœur : c'est comme ces respirations étouffées qu'on ne peut prendre entièrement; on est op pressé par tout ce qui émeut fortement. Le remède à tout cela, c'est de t'embrasser mille fois. Je compte en user bientôt,1 si tu ne l'y opposes point.
C'est demain la veille de ma fête; la reine a la bonté de donner à déjeuner chez elle à cette occa- sion. Tu penseras à moi, j'en suis sûre, et Charles boira à ma santé. Je n'espère pas les prix, et je n'y veux pas compter, et je sens tant de plaisir à revoir ce bon petit, que je ne m'occupe guère de cette couronne. Tu es content de lui, il est heureux, tout est bien.
374 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
CLXXIV.
MADAME DE RÉMUSAT A M. DE RÉMUSAT, A PARIS. Aix en Savoie, 12 août 1810.
Tu es en vérité bien bon de tant aimer mes lettres, et je pense, cher ami, que tu me gâtes un peu quand tu m'en dis tant de bien. Hors le tendre sentiment que tu m'inspires, et sur lequel je reviens sans cesse, je les trouve, moi, si vides de toutes choses, que je pense qu'elles ne t'arrivent que comme le refrain d'un même air qu'apparem- ment tu aimes à entendre chanter. Voilà madame Chéron qui m'écrit aussi des douceurs sur ce qu'elle appelle mon naturel, et le plaisir que lui donne ma correspondance. Vous êtes tous trop polis ; mais, par ma foi! je t'avoue que je suis lasse d'écrire, et je crois que ma conversation, quand je serai heureuse près de toi, vaudra beaucoup mieux que ces éternelles litanies sur
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l'absence. Yoilà qui est l'ail : Aujourd'hui fini, je ne toucherai plus à ma plume, si ce n'est un in- stant, mercredi, pour t'annoncer que mes. paquets sont faits. Je partirai toujours jeudi ; je crois que je ne reviendrai plus par Troyes, parce qu'on dit que cette route de Bourgogne est mauvaise, mais par Moutbard et Joigny. .le te remercie de me permettre cette course en Suisse: il faudrait faire cinquante lieues de plus, eî, le chemin le plus court, quand il faut l'aller retrouver, eslle meilleur pour moi. Je serai cinq, six ou sept jours en route, selon mes forces. A dater du 21, lu peux m'atlendre tous les jours. Je n'en fixe aucun pour ne point t'inquiéter. Mais songe que je veux le trouver, toi, Charles, mon lit et ma baignoire préparés.
C'était hier ma fête; y as-tu pensé avec noire enfant? Ici, on a eu la bonté d'en faire un jour à part. La reine a voulu me donner un très joli déjeuner chez elle. Nous sommes montées à sa maison, qui est hors de la ville, dans une position charmante; nous avons trouvé une table fort bien servie dans son jardin. Elle avait fait faire des couplets et préparer une petite scène de proverbe fort aimable; on a bu à ma santé el à
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la sienne de bien bon cœur. L'impératrice m'a donné un joli petit collier; la mère et la fille oui été charmantes pour moi, et je me trouvais toute honteuse et tout émue de leurs aimables soins Je les aurais bien mieux remerciées encore, si je n'avais eu le cœur serré de mille souvenirs ; mais leur bonté s'est fait jour au milieu des sentiments que cette époque ranimait encore.
Toutes les lettres que j'ai reçues aujourd'hui sont tristes. Norvins m'écrit des lamentations sur mon silence; je vais lui répondre; il me paraît assez mécontent de ses affaires. Madame Chéron est toute dolente ; ma bonne madame de Grasse gémit toute seule. Mon premier acte d'autorité sera de la rappeler près de moi. Madame de Vinti- mille est tout altérée des larmes qui l'entourenl. Mon Dieu, que les accidents nous serrent de près, et que la vie est mêlée d'une étrange manière! Il faut toujours un peu trembler en la dévidant, et ne guère remuer quand on est bien. Mais le moyen d'éviter les chances qui nous menacent? On trouve sur son chemin des incendies, des fenêtres pour tuer les enfants, des lacs, des séparations, des inquiétudes qui vous froissent, des craintes qui vous oppressent, et encore mille autres chagrins.
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presque sans fondement, qui ne laissent pas souvent que de faire un mal réel. La Providence sème la route de lout cela, pour qu'on n'oublie pas trop la fin où nous courons, et qu'on ne s'en- dorme pas dans une sécurité qui fait qu'on la néglige; et vraiment, à voir la peine qu'on a à prendre à tous ces avertissements, on n'ose plus trouver qu'elle ait tort de les multiplier.
On m'a, pendant toute la semaine, fortbien tenue au fait des prix décennaux. A présent, voici le procès du notaire qui est le sujet des lettres que je reçois. Ce qu'il y a de bon, c'est que je ne sais pas du lout ce que c'est que le procès du notaire. M. Bertrand doit être un peu ennuyé de ces éter- nelles répétitions. A propos de lui, hier, en me promenant, j'ai trouvé sur le bord d'une assez vilaine mare une pauvre tille qui lavait d'assez sales torchons : « Voilà Nausicaa, ai -je dit. à M. de Flahault. Où est notre ami Bertrand pour s'irriter de cette comparaison, qui, je parie, est cependant juste? — Qu'est-ce donc que ce M. Ber- trand, a demandé l'impératrice, dont vous parlez si souvent entre vous deux? » Fais-lui remarquer cette phrase, par parenthèse, parce qu'elle est vraie. « Madame, ai-je répondu, c'est un de mes
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amis, qui, s'il s'était trouvé à la place d'Ulysse, en présence de la fille d'Alcinoùs , sans s'amuser comme lui à considérer ses charmes, aurait com- mencé, toute affaire cessante, par lui demander tout d'abord son jupon. — Comment, a-t-elle repris, il est donc bien entreprenant votre ami? — Oh! mon Dieu, non, madame; c'est seulement dans la crainte de s'enrhumer; il s'en serait fait un bon manteau. » Cette mauvaise plaisanterie nous a remis à parler un peu de notre ami, et, sur ce que nous disions, elle s'est rappelé qu'elle l'avait vu à la Malmaison, et elle a ajouté : « Vous êtes une heureuse personne; tous ceux que vous avez à aimer sont aimables.»
Il me semble que tes théâtres ne laissent pas que de te donner quelque peine, mon ami. Tu l'entends en plaisirs comme en bonheurs; tu sais fort bien mener à fin les uns et les autres. Je vou- drais que tu fusses aussi savant en fait de fortune ; mais on ne peut pas tout avoir, et, quoi qu'il arrive, mon lot sera toujours le meilleur. Hier malin, je n'ai pas pu m'empêcher de prononcer le nom de Cbarles,dans les réjouissances de sainte Claire. On me disait : « Mais il a donc beaucoup d'esprit? — Oui, madame. — Mais est-il si beau? — Oui, ma-
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dame. » Je n'y mettais aucune modestie. Fallait-il donc signaler ma fête par des mensonges? « Et avec tout cela, me demandait-on, vous aimez mieux son père que lui? — Ah! mon Dieu, oui, madame. » Et là-dessus : « Quel mari donc est le vôtre? » Mon bien cher, à cette question, je n'ai rien répondu; il y a des chapitres que je n'aime point à étrangler, et, comme je ne serais pas sûre de conserver les yeux secs, quand on vient ainsi découvrir mes secrètes pensées au fond de mon cœur, je me con- tente de sourire, d'un sourire que tu comprends, et je romps la conversation. Dis-moi, crois-tu que ce soit un signe qu'elle me fatigue? Mais non, ne me dis rien ; je serais très fâchée que tu répondisses à ceci autrement qu'en m'embrassanl, et je t'a- vertis que je ne veux plus de tes lettres.
380 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
GLXXV.
MADAME DE RÉ M US AT A M. DE P. EMU S AT, A RAMBOUILLET.
Aix en Savoie, 13 août 1810.
Je ne sais pas trop faire de paquet pour Paris, mon cher ami, sans revenir à toi. Je n'ai pas voulu commencer par t'écrire, parce qu'alors je sais bien ce qui m'arrive : je ne finis plus, et le temps me manque. J'ai donc écrit d'abord ces trois petites lettres que je t'envoie, et puis je te reviens pour ma récompense. Mes amis ne se plaindront pas; encore quelques jours, et j'aurai rempli toutes mes pro- messes. Je n'ai pas ici autant de temps qu'on pourrait le croire; nous ne déjeunons qu'à midi, mais le tripotage des eaux, les bains, la toilette, prennent une grande partie de la matinée ; ensuite nous demeurons au château jusqu'à cinq ou même six heures. On y cause, on y travaille, on lit de mauvais romans qu'on n'écoute guère et qu'on ne finit pas; les journaux et les lettres arrivent sur
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ces entrefaites, ces messieurs dorment un peu, et, à six heures, on va faire sa toilette pour sortir en calèche jusqu'à huit. Tu te représentes facilement l'effet que doivent faire dans une misérable ville comme celle-ci la calèche, les chevaux, l'élégant équipage de l'impératrice, et, en surplus, nos pa- rures toujours assez soignées. Les buveurs d'eau, les habitants, sortent tous pour nous voir passer, etl'autre jour, l'impératrice me disait : « Xousvoilà comme Cambacérès ! » parce qu'en effet nous étions bien suivis d'une quarantaine de petits polissons. A huit heures, on dîne. Après le dîner le Casino, et la musique; cela nous mène à onze heures, et qui sait une de nos journées les sait toutes. Tu vois donc bien que je n'ai guère à moi qu'une heure avant celle où je commence à boire, quand je me réveille à six heures, le temps où je suis dans l'eau pendant lequel je lis, et les deux heures de la promenade quand je ne me porte pas assez bien pour la faire.
Nous avons passé deux jours solitairement. Elle était partie avant-hier pour Genève, elle en arrive dans le moment. Elle a couru toute la nuit; il est six heures, on me fait dire qu'elle va se baigner et se coucher. Elle a été toute bonne pour moi en
382 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
se séparant pour celle courte absence ; elle regret- tait de ne pouvoir m'emmener. En tout, il est impossible d'être plus aimable; elle me témoi- gne d'une manière charmante le plaisir qu'elle a à me voir près d'elle, et je suis bien aise, malgré le chagrin d'être séparée de toi, d'avoir eu le courage et la force de lui donner cette preuve de dévoue- ment. Si elle eût été dans une situation plus heu- reuse, j'aurais balancé et plus consulté ma santé; mais son isolement ne permettait pas d'hésiter, et, jusqu'à présent, je ne me repens point; car je me trouve assez bien de ce voyage et du régime que je suis ici. Tu imagines bien que je fais de mon mieux pour égayer cette petite vie intérieure; je garde pour moi mes regrets, mes chagrins, quel- ques inquiétudes secrètes que j'éprouve; je sais qu'il faut éviter d'ennuyer de soi-même, et je par- viens si bien à être tout autre dans le salon que dans ma chambre, qu'hier M. de Turpin me témoigna la plus grande surprise, en m'entendant soupirer, de ce qu'une personne aussi gaie que moi connais- sait le besoin de soupirer. Je lui ai répondu que je n'étais pas si gaie qu'il le croyait ; il m'a soutenu le contraire; j'ai continué la discussion en riant, et cependant je pourrais dire que j'avais alors des
ANNÉE 1810. 383
larmes au fond du cœur; car, en parlant de gaieté et de vraie gaieté, j'étais ramenée à un souvenir douloureux dont j'ai gardé toute l'impression au dedans de moi.
CLXXVI.
MADAME DE R EMU S AT A M. DE RE MUSAT, A FONTAINEBLEAU.
Paris, 13 octobre 1810.
Mon ami, je te prie de ne pas mettre en doute que tu désires de me voir près de toi, et de t'arranger pour m'y appeler le plus tôt que tu pourras. Puisqu'on a pensé à moi, je trouve qu'il ne serait pas convenable de ne pas montrer de l'empressement. D'ailleurs, une fois notre enfant parti, je serais seule et triste dans ce grand Paris, toute seule; là-bas, je te serai bonne à quelque chose, et je veux que tu me veuilles. Demande donc à madame la duchesse de Monlebello ma pré- sentation ' pour dimanche prochain, à condition
1. La cour était à Fontainebleau, et il ét;iit question de pré- senter à l'impératrice Marie-Louise les dames île l'impératrice Josépbine, apiès le voyage d'Aix.
3S4 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
qu'on me gardera après ; car je ne suis pas de santé à aller, revenir, pour retourner encore. Si on pouvait simplifier la chose, et me nommer seulement, alors je n'irais que le dimanche même, ou le lundi. Sans cela, je partirai toujours samedi, si je n'ai point de contre-ordre, si j'avais une chambre, et que le grand-maréchal ait donné sa sanction à tout cela. Je t'écrirai plus longue- ment ce soir. Réponds-moi promptement; car, enfin, si on ne voulait plus de moi, il faudrait que je fusse avertie. Alix n'a point de nouvelles de son mari, elle se tracasse et ne sait quel parti prendre; je la crois plus près de prendre la route de Semur que celle de Fontainebleau. Adieu, cher ami, je me vantais en disant que je souhaite de rester ici tranquille sans toi ; je m'en- nuie déjà de cette séparation. J'en ai déjà tant souffert cette année, que je t'assure que je désire sincèrement ne plus être ce mois d'octobre loin de mon ami.
ANNÉE 1810. 385
CLXXYII.
MADAME DE REM USAT A M. DE REM US AT, A FONTAINEBLEAU.
Paris, ce mardi, octobre 1810.
Je n'ai point fait partir la lettre que j'ai écrite hier, parce que Alix devait s'en aller ce matin et s'en chargeait. Aujourd'hui, elle change d'avis parce qu'elle croit que son mari arrivera dans la journée. Je me. servirai du courrier, qui est plus sûr qu'elle, pour te dire, mon cher ami, que, si je ne te joins pas plus tôt, ce sera ta faute. Mes petits préparatifs sont prêts, je puis partir samedi, si on veut bien me présenter dimanche ; s'il suffisait de me nommer, en passant, à l'impératrice, ce que j'aimerais mieux, je ne partirais que lundi pro- chain ; mais je trouve qu'il y a peu d'empressement à attendre encore quinze jours. D'ailleurs, à me- sure que la saison s'avance, ma santé est bien plus mauvaise. Je suis beaucoup plus sûre de mon mois d'octobre que de celui de novembre, et
II. 25
386 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
j'aime mieux être à la cour quand je suis en état d'en supporter le mouvement. Je pense que je pourrai m'y faire une bonne petite vie; au milieu des devoirs à remplir et des plaisirs qui s'y prépa- rent, on peut toujours trouver quelques heures de repos, que j'emploierai à causer avectoi,ouàm'oc- cuper seule. Je porterai, comme dit la Gonstan- tineSmes livres, mon écritoire et mon ouvrage, et, si je me porte bien, le temps ira pour moi beau- coup mieux qu'à Paris, où je serais longtemps sans toi. Je m'y ennuie à mourir; je me couche à huit heures et demie. Je jouis mal des derniers jours de Charles, et toi seul peux me consoler de la privation de mon iils.
Il se porte fort bien, il travaille sérieusement; il a pris, depuis deux jours, un goût pour jouer au sabot, que j'entretiens fort, parce qu'il me paraît un vrai plaisir de collège. Je ne le mène point au spectacle, pour que le contraste soit moins vif entre la vie de cette semaine et celle qui l'attend; et pour ne pas lui faire de peine, je n'y vais pas non plus ; je le laisse un peu s'ennuyer; enfin, je me conduis bien, je cause classe et lycée, et je le dispose de mon mieux. Il m'a fait faire dimanche
1 . Madame Constantin de Veri,renncs.
ANNÉE 1810. 387
une course maudite. Lui, ma sœur et M. Lebreton se sont persuadé qu'il y avait encore une fête à Saint-Cloud; nous y avons été; nous sommes des- cendus à une mauvaise auberge de Sèvres, la pluie a commencé. Alix, Charles et Lebreton se sont promenés solitairement dans le parc, et je suis restée toute seule au coin du feu à m'ennuyer et à souffrir. Ce bon Érard1, qui a su que j'étais là, est venu me supplier de dîner chez lui; j'ai refusé; nous avons fait le plus mauvais repas du monde. Après, nous avons été remercier Érard, que mon refus affligeait; je suis revenue à huit heures, et, une demi-heure après, nous dormions, Charles et moi, profondément.
Hier matin, aussitôt que j'ai reçu ta lettre, j'ai envoyé chercher Spontini, et, sans lui laisser le temps de parler, je l'ai grondé un peu fort; car j'étais réellement en colère. Le pauvre diable est si peu accoutumé à me voir sérieusement en colère et fâchée, qu'il était prêt à pleurer. Je lui disais que, lorsqu'on était assez heureux pour avoir un supé- rieur qui eût de l'intérêt et presque de l'amitié pour vous, c'était bien le moins de suivre ses avis.
1. Érard, fabricant de pianos, avait une maison de campagne à Sèvres. Sa fille allait épouser Spontini.
388 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
Il m'a, enfin, priée de l'entendre, il m'a protesté qu'il n'avait pas eu la moindre intention de faire ce voyage, qu'il t'avait écrit quatre pages qui prouvaient le contraire, qu'il était bien décidé à ne mettre les pieds hors des barrières que sur un ordre de toi ; et, là-dessus, sa bonne tête a supposé un complot pour le perdre dans ton esprit, puis- qu'on le calomniait là-bas. Il a fallu s'occuper de lui remettre l'esprit; je lui ai promis de l'écrire. Je te réponds, en effet, qu'il n'a pas la moindre envie de quitter Paris. Si tu as occasion de lui donner quelque ordre, dis-lui que tu le crois, parce que sa cervelle est aux champs.
Le voilà qui m'écrit, dans le moment, une lettre que je t'adresse. Erard était venu hier me donner celte pétition, je devais la porter, mais il me semble qu'il n'y a pas de temps à perdre. Cause un peu avec M. Maret, et vois si on ne pourrait pas empêcher à temps celte vente1.
Deschamps sort de chez moi. L'impératrice lui a dit de me voir, de me remercier; elle a compris
1. Spontini avait eu l'un des prix décennaux, qu'd méritait assurément. Mais mon grand'père, qui l'aimait, comme on l'a vu, lui avait donné la direction de YOpera-Buffa, dont il se tira fort mal, et qui valut beaucoup d'ennuis à son chef.
ANNÉE 1810. 389
que tous mes conseils venaient d'un attachement sincère; elle allait venir quand ma lettre est arrivée*. C'est ma lettre qui a arrêté le retour; elle a chargé Deschamps de savoir de moi si elle devait décidément rester; il croit que la reinedellollandc aura reçu aussi sa commission. Le plan de sa mère est de rester à Genève, d'aller à Milan, de revenir à Aix, et de ne reparaître à Navarre qu'au mois de septembre. Tout ce qui est là-bas est tour- menté, on m'écrit pour me demander conseil; je n'en puis donner. Parle au grand-maréchal. Je ne suppose pas, cependant, que j'aie quelque chose à faire, puisque la reine est ici.
1. L'impératrice passa l'hiver à Genève, ce qui lui fut conseillé par ma grand'mère sur l'ordre de l'empereur.
390 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
CLXXVIII.
MADAME DE REMUSAT A M. DE RÉMUSAT, A FONTAINEBLEAU.
Paris, octobre 1810.
Il faut que je te dise toutes les bonnes choses que j'ai faites depuis hier, mon ami. J'ai arrangé les afîairesde nos enfants dans la perfection. Hier, je pensais avec douleur qu'il fallait remettre aujourd'hui Charles au collège, avec ce Muzine l, qui est revenu en assez bonne santé, mais plus colère et plus bizarre que jamais Nos enfants s'inquiélaient fort aussi : « Mais, dis-je à Charles, qui pourrait-on mettre près de vous à sa place? » Charles tourne dans sa tète. « Les professeurs sont tous externes, me dit-il, et trop bien payés pour s'assujettir à ce que nous voulons. Il y a un maître de quartier qui s'appelle Leclerc, qui nous conviendrait bien. » Sur cette parole, j'en-
1. Mon père avait conservé un mauvais souvenir de la brutalité de ce Muzine, qui était devenu malade et un peu fou ; mais il lui savait gré de ses leçons excellentes de syntaxe latine. Il croyait lui devoir une bonne part de ses succès universitaires.
ANNÉE 18 10. 391
voie chercher Amédée Pastoret; il vient, me con- seille forl ce Leclerc1, qui est nommé professeur en second de je ne sais quelle classe. Il a vingt-trois ans, il a été camarade de collège d'Araédée ; il a eu deux prix d'honneur et vingt-cinq prix dans une année; il sait le grec parfaitement, ne sort jamais du collège; il aime les vers à la folie; il a traduit Eschyle ; il sait de plus l'anglais et l'italien. Je me transporte au collège avec Amédée, je fais venir Leclerc dans ma voiture; il est petit, fort 'timide ; je lui fais une peur horrible. Il me dit que M. de Wailly lui avait proposé le matin de se charger du petit Thibaudeau, mais qu'il connaît nos enfants, et qu'il consentira à tout ce que je voudrai. Je demande M. de Wailly, il n'y était point ; nous nous concertons avec madame Ghéron ; elle avait une peur effroyable de Muzine ; elle pensait qu'il ne voudrait pas déloger; elle m'acca- blait de ces paroles que tu sais; je la prie de ne
1. Ce petit Leclerc est M. Joseph-Victor Leclerc, mort en 1865, membre de l'Académie des Inscriptions, doyen de la Faculté des lettres de Paris, auteur de travaux célèbres sur l'histoire litté- raire de la France. Il a été longtemps professeur et répétiteur de mon père, et il est toujours resté l'un des meilleurs amis de son élève, qui avait été, presque dès le collège, son collaborateur pour la traduction de Cicéron.
392 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
se mêlerde rien; nous nous couchons. Ce matin, à sept heures et demie, j'étais au collège, j'aborde franchement M. de Wailly sur Muzine; il convient de beaucoup de choses, et entend fort bien que je n'en veux plus. Je lui demande un remplaçant. Le premier qu'il m'offre, c'est ce petit Leclerc ! Il me répond de ses mœurs, de son exactitude, de sa science; je le charge de tout arranger, de me l'ame- ner à dîner, jeudi prochain. En sortant, Amédée, qui était avec moi, écrit à Leclerc d'avoir l'air de tout apprendre de M. de Wailly, et voilà notre affaire faite ; nos enfants sont enchantés, et moi, je t'avoue, fort contente de les avoir débarrassés de Muzine. Tu vois que j'ai bien mené cette affaire. Si tuviens jeudi, tu verras ton enfant et notre petit homme, et nous nous en irons vendredi. Mainte- nant, j'attends M. Portalis, et je vais me débattre avec lui. Je suis en bonne veine, j'espère que tout cela ira bien. Ce matin, on m'a conté mille folies de ce Muzine, qui prouvent que j'ai bien fait. J'espère que tu seras de mon avis. Puisqu'on me répond des mœurs de ce jeune homme, je ne trouve pas que ce soit un inconvénient pour Charles, parce qu'ils s'entendront mieux; il aime à causer, ils causeronl ; d'ailleurs, mon fils m'a dit
ANNÉE 1811. 303
qu'il l'avait vu quelquefois au quartier, et qu'il savait être sévère avec les élèves. Je suis charmée d'avoir cette épine hors du pied, car j'étais fort tourmentée. Ce pauvre enfant s'ait ri- te par grada- tion, en approchant du moment de la réclusion ; en le quittant, j'aurai besoin d'être auprès de toi, car il me manquera beaucoup. Nous avons causé ensemble, depuis que nous sommes seuls, et nous nous convenons fort. Hier, il a été fort aimable pour M. Lebreton. Je lui demandais quel était, de toute ma société, l'homme qu'il aimait le plus, le mieux. 11 m'a répondu que c'était Lebreton, parce qu'il était celui qui avait le pius de bontés pour lui. Lebreton l'a embrassé, les larmes aux yeux. Il est aimable; j'en suis à peu près folle.
CLXX1X.
MADAME DE RÉMUSAT V M. DE REMISAT, A PARIS.
Navarre, janvier 1811 '.
J'espère aujourd'hui, mon ami, une petite let- tre de toi. Alix m'a écrit un mol qui m'a déjà
1. L'année 1811 fui l'une dos plus paisibles <lc l'Empire, et. au mois do mars, la naissance du mi de Rome diminua bien desap-
39i LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
fait un peu de bien, mais j'ai besoin d'être entiè- rement rassurée par toi, ou ton secrétaire, madame de Grasse. Tandis que j'en suis aux transes de jeudi, tu te trouves peut-être tourmenté de mille autres soucis; voilà l'absence et tous ses agréments !
Je me porte toujours assez bien, hors une petite douleur de rhumatisme, qui m'est une bonne raison de garder le coin du feu. Cette habita- lion n'est vraiment tenable que pour un proprié- taire royal; c'est à force de précautions fort chères qu'on y échappe aux inconvénients de la saison. Mais, en été, elle doit être charmante, et, moi qui ne suis guère curieuse, je me sens pourtant l'en- vie de la revoir dans la belle saison. Au reste, l'impératrice est ici fort bien entourée; la société est douce et bonne comme elle, et la ville d'Evreux n'est pas sans ressources : la meilleure est
préhensions. Les gens éclairés, cependant, et M. de Talleyrand surtout, persistaient à tout craindre du caractère de l'empereur, et, sans être absolumeut désespérés, n'avaient ni sécurité, ni con- fiance. C'est le temps où le duc Decrès disait au maréchal Mar- mont : « Tenez pour certain que nous sommes perdus, et que l'empereur est fou. » Durant cette année, la séparation de M. et de madame de Rémusat fut très courte, et il ne reste que quelques lettres de celle-ci écrites du château de Navarre (Eure), où elle avait rejoint l'impératrice Joséphine, sans qu'il me soit possible de fixer exactement la date.
ANNÉE 181 1. 395
l'Évêque '. C'est un homme de quatre-vingts ans, aimable, gai, fort instruit, et qui cause de tout. Nous nous entendons fort bien, lui et moi, et quand, le soir, les parties sont arrangées cl qu'il ne joue pas, nous faisons une bonne petite conversation qui finit bien la soirée. Je ne la pro- longe pas très loin. Tu sais comme j'aime à me coucher de bonne heure, et l'impératrice, qui aime à veiller en jouant, n'a nul besoin de moi, et me laisse toute liberté. Nous avons ici la duchesse d'Arenberg, mesdames d'Arberg, de Vielcastel, d'Audenarde, Ducrest, trois ou quatre jeunes filles, MM. de Turpin, de Monaco, de Yielcastel, Pour- talès, et Deschamps qu'on admet dans le salon, et qui y fait fort bien. On dessine et l'on travaille, le matin, pendant la lecture; on se visite, après, jus- qu'au dîner, ou bien on vient l'écrire dans sa chambre, comme je le fais. A six heures, on se sé- pare, car il faut toujours un peu de toilette; le soir, on joue et on fait de la musique. Tu vois que le temps doit assez bien passer de cette manière; je m'en arrangerais comme les autres, sans les soucis que j'ai mis avec moi dans mon sac de nuit, dont
1. M. Dourlier, évèiiue d'Évreux, était très lié avec M. de Tal- leyrand, et logeai! chez lui, quand il venait à Paris.
396 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
j'espère que peu à peu tes lettres me tireront. Je trouve bien encore un peu de temps à donner à ma lecture favorite, et je vois dans les jardins des fontaines construites par Lenôtre, et dans la maison de vieux portraits qui s'accordent merveil- leusement avec les livres que j'ai apportés. Je crois te l'avoir déjà dit, mon ami, je me sens toute rac- commodée avec l'idée d'un hiver passé à la cam- pagne. Ta présence n'y nuirait pas, car je suis sûre d'avance que cette tranquillité te plairait beau- coup, et je trouve même que, dans la mauvaise sai- son, l'aspect de la campagne est moins triste que celui des rues de Paris. Il y a toujours ici un peu de vert par-ci par-là, et le moindre rayon de soleil donne aux champs une apparence de prin- temps.
J'ai eu ici quelques petites causeries fort rai- sonnables avec l'impératrice. Elle me paraît dans la meilleure disposition du monde; elle veut du repos et de l'aisance pour pouvoir continuer à mettre ses goûts à la place de ses souvenirs; elle ne souhaite point d'habiter Paris, mais elle tient fortement à la Malmaison dans la saison la plus ri- goureuse, et il y aurait en effet du danger à renou- veler tous les hivers l'essai qu'elle a fait, assez heu-
A N N É K 18 11. 397
reusement, celui-ci. Son plan est de quitter ce lieu au printemps, d'y revenir l'été, de s'en retourner l'automne, et peut-être de passer l'hiver prochain en Italie. Elle dit qu'elle n'aurait point accepté cette habitation si elle l'eût connue d'avance ; elle est effrayée des dépenses presque indispensables où elle sera entraînée. En effet, le château est en ruine et fort incommode, et, quelque danger qu'il y ait pour elle à se jeter dans les projets de bâtir, elle est si mal, que la raison ne peut essayer de la détourner. Elle est vraiment bonne dans la joie qu'elle a de me voir auprès d'elle, et, quand je la retrouve si affectueuse et si caressante, je m'ap- plaudis toujours des légers sacrifices de vanité que j'ai faits à la reconnaissance que je crois lui devoir. Nous causons souvent, entre nous, de l'em- pereur; elle aime à parler de lui, à se persuader qu'elle lui tient encore, et tout cela avec un tact et une modération qu'on ne saurait trop admirer. Mon ami, le cœur d'une femme renferme mille bonnes choses, et il est plusieurs points sur les- quels nous valons toujours mieux que vous.
39.S LETTRES D E MADAME DE R ÉMU S AT.
CLXXX.
MADAME DE RÉMUSAT A M. DE RÉMUSAT, A PARIS. Navarre, ce vendredi, février 1811.
J'avais juré que, si je ne recevais pas de lettre aujourd'hui, je ne t'écrirais plus; mais c'est un vrai serment d'ivrogne ou d'amoureux que j'ai fait là. La poste est venue, point de paquet pour moi, et me voilà encore à ma table, et le pis, c'est que tu ne dois pas m'en savoir gré; car vraiment c'est mon plaisir qui m'y ramène.
Je suis toute de bonne humeur ce matin ; il fait le plus beau temps du monde; j'irai à Paris pour retrouver l'hiver. Nous avons une journée de printemps, le plus beau soleil, des prairies toutes vertes. Je t'écris, non au coin de mon feu, mais auprès de ma fenêtre ouverte, et ma chambre est parfumée de jacinthes et de lilas. Enfin, je me porte bien, et si je te tenais dans ma chambre, cette journée serait pour moi une de celles où, sans avoir une raison de plus pour nous tranquilliser,
ANNÉE 1811. 399
nousnous trouvons plus disposés à nous fier à la vie, àlasenlir doucement, sans s'affliger de la veille, ni se tourmenter du lendemain. Ces douces situations de l'esprit me sont assez rares, et ne se trouvent guère à la ville, où il arrive toujours quelque petit incident qui vient tout bouleverser, ou seulement un importun qui vous dérange. Je te le disais, ce matin, je suis vieillie, j'ai besoin du soleil, il me réchauffe, il me fait du bien, et, s'il brille toujours dans la Provence comme je le sens aujourd'hui, je crois que je me raccommoderais avec elle.
Je lis dans les journaux de grands éloges de Pirro1; on nous écrit de là-bas que madame Festa et Grivelli ramènent la bonne méthode du chant. Quand tu verras Spontini fais-lui mon compliment; il me semble qu'il doit être content, et que le voilà dans une bonne veine.
Je me suis promenée ce matin en calèche ; ce pays est fort joli et très gai. J'y veux revenir dans la belle saison et t'y ramener; car, pour bien en jouir il faut y être avec toi; je ne pense pas que
1. La date de la première représentation de ce Pirro ou Pyrrhus, opéra italien de Paesiello, i[ue Spontini venait de rajeunir en y ajoutant des récitatifs, peut servir à fixer à peu près la date de cette lettre. M. Régnier, qui a bien voulu me donner tant d'utiles renseignements pouî les notes de cette publication, m'assure que cette reprise eut lieu le 30 janvier.1811. Spontini conduisait l'or- chestre, et ce fut un des premiers succès de son administration.
400 LETTRES DE MADAME DE HÉMUSAT.
ta présence megate monbeau soleil. En qualité de vieille, je m'amuse de mes souvenirs. Il me semble que, dans mon beau temps, il faisait plus souvent des journées pareilles à celle-ci, et je retrouve dans l'air des impressions de celui que je respirais à Saint-Gralien. Mon ami, que nous y étions heureux et que j'y ai glissé cependant sur de doux mo- ments! Le temps de la jeunesse est un temps de vrai gaspillage; on y presse trop le présent, tant on se croit certain de l'avenir. Combien les années et un peu dévie de cour vous corrigent vite de cette douce imprudence, etqueje suis devenue tristement habile dans l'art de craindre et de ménager les heures et, en vérité, quelquefois, les minutes!
Le temps passe ici d'une singulière manière; on est toujours ensemble, on ne fait pas grand'- chose, on ne cause guère, et pourtant on ne s'ennuie pas. Tu connais mon goût pour l'unifor- mité; elle m'explique la rapidité des jours; les mômes heures ramènent aux mêmes occupations, et on ne sait plus si on est à hier ou à demain. Ah! si on voulait, la vie ne serait ni si pesante, ni si difficile qu'on la fait; c'est un peu notre faute. Le bonheur, le repos, sont Là tout à côté, on tourne autour, on les voit, et le plus souvent on les
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fuit. Tout ce que je te dis là n'est pas bien neuf; mais il faut que tu l'entendes, parce que je le sens si fortement, que j'ai besoin de le crier tout haut. D'ailleurs, je sais à qui je parle.
Veux-tu savoir où me prendre ? Il me semble que je suis en train de te le conter. Je m'éveille à huit heures ; j'écris mille petites lettres, et puis, ensuite, beaucoup de petites pages ; je me lève à dix heures ; à onze, nous déjeunons ; après, on va, on vient, je chante, je joue aux échecs, je travail le un peu, on se promène s'il fait beau ; à deux heures, on lit. Si c'est quelque mauvais roman, je n'écoute point, et je pense à qui me plaît; entendez-vous, seigneur? A quatre heures, on nous rend no Ire li- berté; alors, je m'étends paresseusement dans un bon fauteuil et je lis mon cardinal, qui m'amuse. A six heures, la toilette; on dîne, on joue, on chante, et la paresseuse est dans son lit à dix heures et demie. On pourrait faire plus mauvais train, n'est-ce pas? Nous sommes ici sept femmes qui vivent dans la meilleure intelligence; il n'y en a qu'une seule vraiment jolie, on lui permet de le savoir et d'en être contente; quelques-unes sont aimables, on leur accorde de plaire à leur manière. Pourmoi, on veut bien que je sois oisive,
402 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
quelquefois distraite, et même un peu triste, si cela me convient; enfin, liberté tout entière. Les hommes sont polis et assez soigneux ; ils pour- raient ne pas l'être qu'on ne s'en plaindrait pas; ils rendent assez, parce qu'oD n'exige point, et la maîtresse du lieu donne l'exemple de cette douceur et de cette facilité. Quand je nous regarde, j'ai envie de croire que l'espèce humaine est com- posée de bonnes gens; mais, quand je lève les yeux plus loin, et que je songe à toi et à quelques autres, je pense... En vérité, je pense tant de choses que je ne dis plus rien.
Voilà qu'on m'appelle; j'avais fait, une petite fugue hors du salon pour venir causer avec toi ; je vais rentrer. Adieu, mon ami; en me traînant hors de ma chambre, on te prive du plaisir d'entendre encore bien des pauvretés. J'étais dans un bon train. Adieu donc ; mais, voilà qui est décidé, je n'écris plus; c'est une vraie duperie de ne rêver jamais que des absents.
ANNÉE 1811. 403
GLXXXI.
MADAME DE REM US AT A H. DE RÉ M US AT, A PARIS.
Navarre, février 1811.
Il doit l'arriver, mon ami, une muliitude de pe- tites lettres de moi, car je ne perds guère les occa- sions d'en écrire. Madame Gazzani1 part demain, et me promet que celle-ci sera chez toi, le soir même. La poste ira beaucoup plus lentement. Je t'écri- 1 vais, ce matin, de prendre chez madame de la Rochefoucauld le paquet que tu y avais envoyé ; elle est malade, et n'arrivera peut-être qu'après mon départ, et les lettres seraient perdues. J'en ai reçu une, ce matin, de madame Chéron, qui est dans le ravissement dePirro. Les journaux ne cessent d'en parler, toutes les correspondances ici en sont pleines ; enfin, c'est un brillant succès dont je vou-
1. Madame Gazzani, femme «l'un receveur général en Italie, d'une beauté rare, avait été lectrice à la cour. Elle s'attacha à l'impératrice Joséphine, et resta près d'elle après le divorce.
4M LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
drais bien qu'il retombât quelque chose sur toi. Mais faire bien et n'être pas apprécié, voilà, à peu près, ton habitude. Je n'ose pas dire que le con- traire est ce qui fait réussir ; mais, en vérité, je commence à le penser.
Je retourne donc à Paris jeudi, mon ami. En vérité, je crois que je serais lâchée de m'en aller d'ici, n'était toi. Ma santé est bonne, tu le vois; le repos serait un grand remède ; quand je dis le repos, c'est aussi celui de l'esprit. Il est trop facile de m'a- giter et de me faire du mal, et tout ce qui te tour- mente m'arrive trop directement, sans compter ce qui m'est personnel. On cherche le mouvement et les émotions dans la vie; hélas! j'ai bien peur que cenesoitle négatif qui en fasse le bonheur. Tu me trouveras dans une disposition plus mélancolique que l'autre jour; mais, ici, je n'ai rien à faire que de me laisser aller à l'influence de l'atmosphère. Je suis devenue un véritable ami du soleil. 11 n'a point brillé de la journée, le ciel a été un peu né- buleux, mes lilas sont fanés, et je me sens assez grave. Je me dispose à reprendre la préoccupation de Paris, et les aimables agitations de ces journées où je passe mon temps à forger dans ma tête tous les motifs de tracas que la rentrée de certains
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lieuxl\a me rapporter. Je voulais écrire à madame de Grasse, mais je n'en ai pas le temps, parce qu'il est tard et qu'il faut s'habiller. Dis-lui que j'ai bien arrangé les affaires de l'équipement de Gustave2; je ne sais si je ne le l'ai pas déjà dit.
CLXXXII.
MADAME DE RÉMUSAT A M. DE RÉ MUSAT, A PARIS. Aix-la-Chapelle, 21 juin 18123.
Ceci devient par trop mélancolique, mon ami, et le noir commence à nous gagner. 11 pleut à verse, il fait un froid de chien, il faut faire du feu avec un vilain charbon de terre qui nous enfume,
1. La cour devenait de plus en plus intolérable, l'empereur étant de plus en plus morne, inégal et désobligeant.
2. Gustave de Grasse venait de quitter l'École militaire, et en- trait dans les dragons.
3. Ma grand'mère était partie pour Aix-la-Chapelle avec sa sœur, madame de Nansouty, et son fils cadet, Albert, au commen- cement de juin 1812. Elle avait, comme la plupart des personnes de son temps, même les médecins, des idées très fausses sur la médecine, et il parait probable, en lisant attentivement ses lettres, que les eaux qu'elle allait prendre tous les ans, au prix de
406 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
et du soleil pas un mot ! Ce mauvais temps m'a rendu des douleurs de rhumatisme, et je souffre un peu de la poitrine. Je vois qu'il faudra que je prenne les eaux avec bien plus de pré- caution que les autres années. Elles sont de- meurées actives, et moi, je suis devenue plus faible. Albert ne partage pas l'ennui de sa mère et de sa tante. Il ne veut pas entendre à retourner à Paris. Je ne sais comment ce pauvre enfant se plaît tant ici, car il y est fort seul. Je l'amuse de mon mieux; mais, quand je suislasse ou souffrante, je le renvoie, et alors il n'a plus rien à faire. Si jamais le beau temps lui permet de se promener, il trouvera Aix-la-Chapelle un lieu de délices. Alix se porte bien, les bains guérissent son rhume, elle a raison de se fier à sa force, et de se moquer de mes précautions.
Nous sommes en petite guerre avec le préfet ; quand la maréchale Ney et madame de Lavalette sont arrivées, il a été les voir, etil a jugé à propos de ne pas même se faire écrire pour nous. Nous
tant defatigues, de regrets et de souffrances morales et physiques, lui ont été mauvaises. Sa correspondance est pleine de détails et de plaintes à ce sujet, qu'il n'eût pas été séant de publier. C'est ce qui explique comment ses lettres sont ici plus rares et plus courtes que dans les premières années.
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attendions sa carte pour aller chez sa femme; mais nous ne voulons point faire toutes les avances; il vient, ce matin, de nous inviter à passer la soirée chez lui, demain. Alix opine pour n'y pas aller ; je ferai ce qu'elle voudra, et je la laisse maîtresse de régler le cérémonial. Je me soucie peu, tu le sais, des nouvelles connaissances, et celle-là, comme toutes les autres, ne ferait rien à ton absence1.
C'est aujourd'hui dimanche, et Charles est avec toi. J'espère que ce déluge n'esi point universel, et qu'il aura pu monter à cheval; j'ai prié Dieu pour qu'il ne se cassât pas le cou. Dis-lui, quand tu le verras, que mon second plaisir est de pensera lui; toi et lui, vous devinerez le premier, si vous pouvez.
En vérité, mon ami, quand je t'ai parlé de la pluie, je ne sais plus guère que te dire; nos journées sont un peu décousues; Alix va et vient, Albert veut que je sois de ses jeux, et le pauvre en- fant prend l'air si triste quand je le renvoie, que je me dévoue volontiers à son plaisir, bien sûre de parvenir à lui en procurer, et fort dans le doute
!. Le préfet du département de la R.oër n'était plus M. de La- nieth : c'était M. le baron de Ladoucelte, né en 1770 et mort en 1848. U a été député en 1834.
408 LETTRES DE MADAME DE REMUSAT.
sur mes propres amusements. Cette petite douleur dans la poitrine qui m'est arrivée depuis deux jours m'empêche d'écrire longtemps et de travail- ler; je n'ai que la ressource délire, et j'avale le bavardage de Mademoiselle l, qui m'amuse encore, parce qu'elle me nomme tous mes amis; mais la pauvre fille les défigure terriblement! Elle ne sa- vait guère ce qu'elle racontait. Je suis bien plus au fait qu'elle de tout ce qu'elle prétend qu'elle a vu. Je me sens quelquefois tentée de lui dire : « Ma- demoiselle, avec tout le respect que je dois à votre Altesse Royale, vous vous trompez tout à fait. Ces gens-là ne pensaient pas un mot de ce que vous leur faites penser, et je puis vous répondre qu'ils ne faisaient pas le moindre cas de vous. » Enfin, pour ne pas en perdre l'habitude, je m'amuse à disputer avec elle ; mais la chère princesse est fort, têtue, et je crois que je ne pourrai réussir à la convaincre.
J'ai vu, hier, le maire delà ville; d'après ce qu'il dit, on regrette fort mon ami Lameth; et moi, pour mapartje suis désappointée de ne le pas retrouver
I. 11 s'ayît de mademoiselle de Montpensier, ou la grande Made- moiselle, morte en 1G9Î5, et dont les Mémoires ont été publiés pourla première fois en 1720. Ma grand'mère avait pris un grand enthousiasme pour Louis XIV et son temps.
A.KNÉE 1812. 109
ici. L'Assemblée constituante étail un fonds mer- veilleux, et que nous n'avions pas épuisé. On aime toujours à parler du temps où on a été quelque chose, même quelque chose de mal, et la vanité et la «'onscience font qu'on n'a jamais fini de se van- ter et de se justifier. Faute de cette ressource, nous épuisons le voyage d'Italie de M. Frizell '. Quelque- fois, quand il parle de ce beau ciel et de ces grands monuments, je me surprends avec une sorte de désir d'en aller jouir quelque jour, et puis je pense à toi et à Charles, et je rêve des plans que je n'exé- cuterai jamais. Alix est plus conséquente, et soutient que les monuments de la rue de Lille lui suffisent. Au bout du compte, ce qui me suffira tou- jours, ce qui doit remplir ma vie entière, c'est le plaisir de la passer avec toi, et, si je m'étais bien portée, n'en déplaise aux événements et à tous les mécomptes du dehors, j'eusse été trop heureuse dans ce bas monde. Tout est donc bien, puisque tu me pardonnes ma mauvaise santé, et que tu veux bien m'aimer, maussade que je suis.
1. M. Frizell était un des rares Anglais restés en France pendant la guerre. 11 était lié avec M. de Chateaubriand et avait écrit une brochure sur la constitution anglaise.
410 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
CLXXXIII.
MADAME DE REMUSAT A M. DE RÉMUSAT, A PARIS. Aix-la-Chapelle, mardi 23 juin 1812.
J'ai tant de plaisir à recevoir une lettre de toi, mon ami, que, sitôt qu'elle arrive, il faut, toute affaire cessante, que je t'en remercie. Je suis vrai- ment édifiée de cette ardeur de visites dont tu te trouves saisi, et j'ai un petit plaisir, un peu per- sonnel, à penser que, puisque tu te décides facile- ment à rentrer dans le monde, c'est moi qui suis la principale cause de ta paresse, et le motif de la vie sédentaire que tu préfères. Va, mon ami, quoique la route que nous suivons ne soit pas pré- cisément celle de la fortune, cependant je pense toujours que nous aurons choisi la meilleure part, et que nous pourrons nous dire, à la fin de toute chose, que nous avons connu le bonheur. Du moins, pour moi, il est bien sûr que rien n'aurait remplacé celui que je te dois. Regarde un peu ce que je serais devenue sans toi, avec
ANN1ÏE 1812. 411
mes goûts, ma disposition de caractère, et ma mauvaise santé, si en opposition avec l'activité de toutes les personnes de ce temps-ci ! Quel autre homme eût supporté comme toi l'ennui d'une femme malade, retirée par obligation, et man- quant de cette manière à presque tous les de- voirs, si ce n'est de son état, au moins de sa si- tuation! Je sais bien quelles paroles tendres tu répondrais sur tout cela, mais je n'en sais pas moins, et ce qui me manque, et ce que je te dois; et, si tu ne veux pas de ma reconnaissance, je la reporterai vers Dieu, qui m'avait destinée de toute éternité au bonheur de t'aimer et de te de- voir tout. Tu penses bien que je n'écris pas ceci sans répandre quelques larmes, mais elles sont si douces, que mille des distractions que je puis trou- ver ici ne vaudront pas le bien qu'elles me font.
Nous n'avons guère encore de ces distractions, qu'à la vérité je ne cherche pas beaucoup. La reine1 est souffrante des eaux, et triste du mauvais temps ; elle regrette la Savoie, et trouve qu'avec la pluie Saint-Leu lui vaudrait mieux que les rues de cette ville. Nous nous mettons, comme tu le penses bien,
1. L;i reine Hortensc était à Aix-la-Chapelle.
412 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
assez à l'unisson de ce ton, et nous finissons nos soirées chez elle par des élégies sur l'absence. Le reste du jour, nous demeurons au logis, et, ce matin, qu'il a plu au soleil de se montrer, nous nous sommes promenées jusqu'au moment où l'orage nous a forcées de rentrer.
Eh bien, mon ami, ne va point à Lafitte l, puisque tes affaires ne te le permettent pas. J'ai de l'humeur contre Spontini de l'ennui qu'il te donne : c'est le cas d'être très ferme, et de le mener assez vertement, pour que les autres voient bien que tu es juste en tout. 11 a besoin d'une bonne leçon ; ne crains pas de la lui donner. Tes motifs d'argent t'empocheront de même de venir ici ; cependant, mon ami, la santé avant tout. Songe à l'hiver, songe à moi. Je n'ai juste de force que pour supporter mes maux ; les tiens seraient au-dessus de mon courage.
Nous sommes raccommodées avec le préfet. Il est venu, et il nous a invitées à souper chez lui, ce soir. Alix ira, et moi, je me coucherai, parce que je ne suis point entrain de me parer. Demain mat in, j'irai faire une visite à sa femme, cette politesse acquit-
1. La terre de Lafitte (Haute-Garonne) avait été rachetée par mon grand-père à la succession de M. de Bas tard, en 1809, et notre famille songeait à s'y établir.
AHNÉE 1812. 413
tera tout. Nous avons dîné, hier, chez la reine avec M. Frizell, qu'elle reçoit et qui lui plaît comme à nous; il a mille petites incommodités qui en font une très bonne compagnie pour les femmes, et je m'accorde merveilleusement d'un homme qui a mal aux reins, qui craint l'humidité et le soleil, et qui compatit à des maux auxquels il n'est point étranger. Nous jouons au whist à deux ; c'est une bonne manière de l'apprendre, et je deviendrai une petite Laval cadette. Nous attendons l'aîné ici; malgré ma science, je ne crois pas que je me risque à jouer avec lui autrement que gratis.
Fleury n'est pas encore ici; je l'ai rencontré au château de Laken, le jour que j'y étais. Il m'a dit qu'il restait encore à Bruxelles ; je crois qu'il y joue la comédie. Il peut y demeurer tant qu'il voudra; je ne sais ce que nous en ferions ici.
414 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
GLXXXIV.
MADAME DE H ÉMU S AT A M. DE RÉMUSAT, A PARIS. Aix-la-Chapelle, lundi 29 juin 1812.
Il pleut toujours, il fait froid, je me chauffe et j'étouffe du charbon de terre. Un de mes plaisirs de Paris sera de voir une bûche; je saluerai aussi le soleil ; apparemment qu'il reste sur ma terrasse. S'il faut que je ne retrouve ce qui me plaît qu'avec vous, à la bonne heure; j'y consens de bon cœur; peut-être cela me guérira-t-il de mon goût passionné pour les voyages.
J'ai été, hier, au spectacle. Albert et moi nous y sommes fort amusés; on donnait la Petite Ville, assez bien jouée, et un vaudeville où j'ai retrouvé beaucoup des airs de Charles, ce qui m'a fait plaisir. A propos de lui, j'espère qu'il fera une chanson sur les ballons de M. Deghen1 (est-ce là
1. Deghen avait occupé un moment Paris par l'annonce d'une expérience aérostatique. Il prétendait s'élever avec des ailes.
ANNÉE 1812. 415
le nom?) et sur la 'difficulté de se diriger dans ce bas inonde; il nie semble qu'il y a des couplets là-dedans.
Pendant que nous étions à la comédie, nous avons perdu la présentation de madame de Salm1 (Pipelet) chez la reine; elle leur a apporté un album en deux volumes, plein de vers de Lemer- cier, Ghénier, Lalande et compagnie. Elle a dé- bité les siens; elle s'était installée dans le fau- teuil de la reine, et lui étalait toutes ses richesses. On dit que la scène était fort plaisante; je regrette fort de ne m'y être pas trouvée. M. Frizell nous a fort bien conté cette soirée. A propos de lui, je crois que je commence à l'aimer fort. Nous par- lions, ce soir, des hommes de ma société, nous les passions en revue : « Mais vous ne me parlez pas, dit-il, de l'homme de votre salon qui a le plus d'esprit, et cet homme n'est autre chose que le maître du logis. D'abord, il est plus instruit que
1. Constance de Théis, née en 17G7, était fille d'un littérateur distingué, et avait montré, dès sa jeunesse, quelques dispositions pour la poésie. Elle avait fait, à dix-huit ans, la célèbre romance Bouton de rose. Elle épousa M. Pipelet de Leury en 1789, et fit, peu d'années après, représenter un opéra, Sapho, qui eut un grand succès, puis un drame en vers, Camille, qui n'en eut aucun. Elle avait épousé en 1802 le prince de Salm-Dyck. Ses œuvres ont été réunies eu 1842, en quatre volumes in-8". Elle est morte en 1845.
il G LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
qui que ce soilde vos connaissances; ensuite, ilest gai, naturel, il ne se jette point à la tête, et ré- pond à toutes choses. » Me voici le cœur gagné parlai, comme s'il y avait quelque mérite à t'ai- mer! Mais nous sommes habitués dans ce monde à estimer les gens qui disent vrai. Ces paroles m'ont réveillée; j'ai parlé de toi, mon ami, j'ai dit qu'on ne savait pas encore tout, et que la vie près de toi ressemblait au ciel de Nice; cette compa- raison me plaît, je la crois fort juste, et M. Fri- zell, qui aime le Midi, a trouvé que je disais bien. Je suis toujours avec Mademoiselle. Elle me dit quelques mots de Louis XIY que je recueille soi- gneusement; mon petit livre sera joli, ce sera là mon véritable album ; il vaudra bien celui delà comtesse de Salin. Elle est bien moins médiocre cette demoiselle quand elle arrive à M. de Lauzun. Les femmes ont toujours de l'esprit, quand elles parlent du cœur, et puis j'ai un certain petit faible pour l'amour, qui fait que je la trouve aimable dès qu'elle commence à aimer. C'est bien dommage que lu ne m'aies jamais pu rien inspirer; j'au- rais bien mieux valu, si je n'avais pas été si mal partagée. Plaisanterie à part, sais-tu bien que je crois qu'une passion fondée, mais qui n'a pas le
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mérite, ou le malheur de la légitimité, développe beaucoup les qualités d'une femme? Si madame de Grasse lisait cela, elle dirait: « Allons, voilà une des idées bizarres qui lui passent tout à coup; il faut la laisser dire. » Et cependant, quand on n'a jamais été contrariée, sait-on ce qu'on aurait valu? Avec loi, mon ami, ouest tout bonnement lieureuse, sans mérite, sans effort, et par consé- quent, sans récompense là-haut. C'est cette pensée qui me faisait soutenir tout à l'heure à ma sœur que je n'étais pas ce qu'on appelle une femme ver- tueuse; elle a pensé me manger. Tu sais bien que c'est ma vieille chanson que, depuis longtemps, je te dois tout. Pour comble de malheur, il a fallu que je fusse la mère de Charles. Voudra-t-on en conclure, après, que je sois une bonne mère? Et puis madame de Grasse approche! Y a-t-il aussi beau- coup de mérite à vous aimer ? En vérité, mon ami, malgré les maux et tout le reste, je le ré- pète, je suis une petite personne bien gâtée.
il. '27
118 LETTRES DE MADAME DE REMUSAT.
CLXXXV.
MADAME DE RÉMUSAT A M. DE RÉMUSAT, A PARIS. Aix-la-Chapelle, 3 juillet 181-2.
Je m'éveille, mon ami, je regarde par la fenêtre, je trouve qu'il pleut à verse, je fais un grand sou- pir, et je me renfonce dans mon lit, mais le som- meil ne vient pas. Alors, je tire doucement ma table près de moi pour l'écrire, et me voilà reli- sant d'abord la plus aimable lettre que j'ai reçue hier, et puis causant avec toi. Que tu es bon, mon ami, de m'écrire de la manière que tu le fais ! Gomme tes paroles sont douces à mon cœur, et comme elles remplissent par mille pensées bien chères les longues heures qu'il faut passer loin de toi! Ali! je le répète avec reconnais- sance, il ne m'appartient pas de me plaindre de quoi que ce soit.
.le crois qu'il n'a jamais tant plu que depuis trois jours. Avant, nous avions quelques moments
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de soleil; mais, à présent, c'est un temps gris établi
depuis sept heures du matin jusqu'à onze du soir, et un froid du mois de novembre. Je pense bien que les eaux sont mauvaises avec cette pluie; les réservoirs ici sont en mauvais état et mal cou- verts, la pluie y pénètre et refroidit beaucoup. Albert va bien, il prend la douche raisonnable- ment; à présent, elle ne lui plaît pas plus, mais il se soumet; j'en suis toujours contente; il va tous les matins jouer avec les princes. Comme l'aîné aime beaucoup à faire le cocher, il s'entend très bien avec klbert.Le monseigneur ne le gène plus du tout, et il s'amuse et se développe un peu dans tous ces petits jeux. Avant-hier, il s'est avisé de donner une tape au petit prince Louis l, qui le contrariait;
1. Voici une note de mon père qui se rapporte à cet incident, et qui peut offrir quelque intérêt historique : « Je nie rap- » pelle qu'au temps de la candidature de Louis Bonaparte à la » présidence, en 1818, un dimanche que j'étais allé dîner chez « Odilon Barrot à Bôugival, il arriva, comme à l'improviste, avec » son cousin, le fils de Jérôme, et Abbatucci, au commencement a du dîner. 11 prit naturellement ma place auprès de madame » Barrot, et l'ut entre elle et moi. Un peu contrarié de sa visite, » et n'étant point de ses partisans, je me contins dans les limites » d'une froide politesse. 11 voulut aller au delà, et me dit que » j'étais une de ses plus anciennes connaissances, en France, et qu'il » m'avait vu à Aix-la-Chapelle. Je lui dis que ce n'était pas moi,
mais mon frère. Il insista, j'insistai, et il me parut penchera a croire que j'inventais un moyen de n'avoir pas de lien parti-
420 LETTRES DE MADAME DE ÎIÉMUSAT.
comme cet enfant avait tort, la reine n'a pae voulu que je grondasse Albert; celui-ci me regar- dait après, pour voir ce que je dirais; à mon re- tour, je lui ai fait une petite leçon qu'il a en- tendue.
Nous avons ici quelques nouveaux arrivés : ma- dame de Bartillac, qui s'est fait écrire chez moi, qu'Alix connaît un peu, et que je n'ai point encore vue; madame Rapp'avec sa sœur, qui malheu- reusement pour elles sont logées vis-à-vis de nous, et qui voulaient garder l'incognito; elles se cachent sans cesse derrière leurs rideaux, et vont mener ici une triste vie ; M. de L***, qui a déjà visité le tripot où on le reçoit en cérémonie. Le banquier lui donne son fauteuil, tout le monde se lève pour lui faire honneur, et il y est tout établi. Mais la fleur des pois, c'est madame de Salm. Mal- heureusement, elle n'est ici qu'en passant; j'avoue qu'elle m'amuserait beaucoup. Je l'ai vue avant- hier, chez la reine. Elle a réellement de l'esprit, et puis une telle confiance, un si grand empres-
» culier avec lui, ce qui jeta un peu de froid entre nous pendant » le dîner. »
1. Le général Rapp, aide de camp de l'empereur, avait épousé, en premières noces, mademoiselle Vanlcrberghe.
ANNÉE 181-2. iil
sèment de dire ses vers, un moi si continuel et en môme temps si renaissant, qu'elle est très diver- tissante. Elle est fort liée avec toute cette petite littérature secondaire de l'Institut, et cite à chaque instant Lemercier, Arnaud, Laya, etc. Elle ne marche pas sans son album ; au beau milieu du salon, elle chante des paroles qu'elle a faites, et, au travers de tout cela, elle paraît fort bonne femme et très naturelle. Tout ce train fatigue un peu la douce simplicité de la reine ; mais, moi qui ne suis pas obligée de tenir tête à sa conversation, j'avoue que je m'en amuse, et que je regretterai cette Sapho.
En parlant de la reine, je ne puis assez te dire quel charme je trouve à l'intimité de sa société. C'est vraiment un caractère angélique et une per- sonne complètement différente de ce qu'on croit. M. Frizell,qui était arrivé avec les mêmes impres- sions défavorables, est tout à fait séduit. Elle est si vraie, si pure, si parfaitement ignorante du mal ; il y a dans le fond de son âme une si douce mélan- colie, elle paraît si résignée à l'avenir, qu'il est im- possible de ne pas emporter d'elle une opinion toute particulière. Sa santé n'est pas mauvaise ; elle s'ennuie de celte pluie, parce qu'elle aime à raar-
422 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
cher ; elle lit beaucoup, et paraît vouloir réparer les torts de son éducation à certains égards. L'insti- tuteur de ses enfants la fait travailler sérieusement. Puisqu'elle s'amuse du mal qu'elle prend, elle a raison ; cependant, je voudrais que quelqu'un de plus éclairé dirigeât ses études. Il y a un âge où il faut plutôt apprendre pour penser que pour savoir, et l'histoire ne doit pas se montrer à vingt- cinq ans comme à dix.
Adieu, cher ami; je te remercie detebienporte/, ainsi que mon fils. J'espère que, ce mois d'août, nous serons en bon état. Je pense que si madame de Vintimille voulait te prêter un petit recueil de chan- sons de Charles, en me l'adressant par M. de Lava- lette, je le montrerais à la reine, qui en a envie ; ou bien Charles pourrait m'envoyer son cahier que je lui rapporterais, mais il faudrait bien le re- commander.
VNNÉE 1812. m
GLXXXVI.
.MADAME DE RÉMUSAT A M. DE RÉMUSAT, A PARIS. Aix-la-Chapelle, 8 juillet 181-2.
Nous avons un peu d'inquiétude depuis hier, mon cher ami, pour le prince Napoléon. Il s'est levé le matin avec de la fièvre et un grand mal de cœur. La fièvre dure encore; M. de la Serre ne lui trouve pas un caractère grave ; il soupçonne, sans l'assurer encore, une maladie éruptive. La pauvre reine est dans une inquiétude qui fait mal. Tout le monde s'efforce delarassurer, mais les mères ne se rassu- rent guère. Dans tous les cas, je tiendrai Albert loin delà maison, et je n'entrerai point dans la chambre du malade. Ne parle point de cela à Paris, à cause de l'impératrice Joséphine. Je ne sais pas si sa fille voudrait qu'elle fût avertie si tôt ; d'ail- leurs, cela peut n'être rien, et il vaut mieux n'avoir pas parlé. Le malheur habituel de la reine frappe
424 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
davantage de l'état de son fils, qui, après tout, n'a que ce que beaucoup d'autres enfants ont comme lui, mais il y a des êtres presque exclusive- ment faits pour la douleur, et celle-ci me paraît appelée sur la terre à cette sorte d'épreuve. Puisse ma crainte m'abuser!
J'ai écrit, hier, à madame de Grasse qui se plaint de nous dans sa dernière lettre. Si je vous envoyais le compte de mes lettres depuis que nous sommes ici, cela t'effrayerait. J'en reçois beaucoup aux- quelles il faut répondre, et cela me fatigue un peu ; et puis, entre nous, cela m'ennuie. J'aimais à écrire quand j'étais plus jeune ; mais, à présent, je n'aime mes correspondances qu'avec toi et deux ou trois encore, et ensuite je ne voudrais écrire que pour moi. Dans la jeunesse, on aime à déborder son es- prit de tous les côtés, si je puis me servir de cette expression; mais, ensuite, on se calme, on se replie peu à peu, et on ne voudrait pas plaire à ceux que le cœur ne met pas au premier rang. C'est bien ce que j'éprouve. Mon indifférence pour le inonde croit chaque jour. Mes amis sont d'un côté, et un grand vide de l'autre, dont je vais toujours me sou- ciant moins.
J'ai été, avant-hier, ici, pleurer plus de six
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larmes à Oniasis1; ce n'est pas mal pour des comédiens de province, comme dit madame de Se vigne. Dans cette salle enfumée et sombre, pleine de gros Allemands sentant la pipe, madame S*** étalait la plus jolie parure et toutes les grâces qu'on apporte à une première représentation de l'Opéra. Gela m'a amusée. Au reste, il n'y a rien de mieux que de faire banqueroute pour avoir toutes ses aises.
CLXXXVII.
MADAME DE REMISAT A M. DE RÉMUSAT, A PARIS.
Aix-la-Chapelle, 16 juillet 1812.
J'avais toujours dil que tu étais un mauvais mari, etje trouve tous les jours de nouvelles raisons de soutenir cette vérité à la pointe de mon élo- quence. Ce matin, j'étais chez madame de La- valetle". Elle recevait ses lettres, et je la félicitais
1. Omasis, ou Joseph en Egypte, tragédie de Baour-Lormian, fut représentée pour ht première fois en 1806.
2. Madame de Lavalette (mademoiselle Tascher) est celle-là
126 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
d'en avoir une de M. de Lavalette. Elle m'a ré- pondu qu'il ne passait pas un jour dans son ab- sence sans lui écrire, et que, depuis plusieurs années, il n'y avait pas manqué une l'ois. Vous voyez donc, monsieur, que, sur cet article, il est bien plus merveille que vous; et, quant aux autres, je sais bien ce que j'en pense ! Il faut cependant se résigner, car où la chèvre est attachée,... etc. Mais laissons là la chèvre, et venons à nos moutons, c'est-à-dire au départ; je crois qu'il arrivera le 25, c'est-à-dire de samedi en huit; nous avons bien fait d'attendre un peu. Je me porte à mer- veille ; ces eaux, que le beau temps a réchauf- fées, prises doucement, ne me font plus de mal, et encore faut-il bien être venue ici pour quelque chose.
J'ai d'autant meilleure grâce, mon ami, à te gronder sur l'article de la correspondance, que voici un gros paquet de toi qu'on m'apporte; je vais m'interrompre pour le lire. Attendez donc. Ah! ah! de l'humeur où je te vois, Dieu sait comme lu vas prendre la iausse nouvelle de notre retour, et cependant, je ne crois pas que ce retard
même qui s'est distinguée par son dévouement à son mari, con- damné à mort sous la Restauration.
ANNÉE 1812. 427
ait été une folie. L'envie que tu as de nous revoir fait qu'à présent tu ne peux plus entendre aux. eaux (jue si elles me font un grand bien. Eh! mon ami, que veux-tu qui me fasse un grand bien, si ce n'est le plaisir de te voir, qui a réellement de l'influence sur ma santé?
Aix-la-Chapelle commence à devenir brillant. Nous le quitterons au beau moment, el pourtant sans regrets; ily arrive beaucoup d'étrangers, mais on ne se voit qu'en cérémonie. Nous vivons assez seules. Je n'ai point vu la reine depuis huit jours. Je ne vais même pas chez la maréchale ' par excès de prudence; le matin, nous nous promenons, nous écrivons, et tout cela nous mène à six heures. Nous nous couchons de bonne heure, et un peu de travail et une ou deux visites remplissent la soirée. Je crois bien, entre nous, que, sans moi, Alix mènerait une autre vie ; je ne la gêne pas cependant ; mais, comme je reste, elle reste; je ne m'ennuie point avec elle, je pense bien qu'elle s'ennuie un peu avec moi. Elle m'aime beaucoup mieux que je ne lui conviens ; garde pour toi ce que je te dis là, et, si tu m'écris encore, après cette
1. Madame la maréchale Ney (mademoiselle Àuguié) avait été élevée avec la reine Hortense, chez madame Campan.
1-28 LETTRES DE MADAME DE RÉMOSAT.
lettre, ne me réponds rien à ce sujet. Adieu, mon ami; je te quitte pour dîner; j'ai écrit tous les jours depuis jeudi dernier; si Albert y consent, je garderai cette bonne habitude jusqu'au départ. J'ai reçu l'argent et les chansons *; reçois mes plus tendres caresses.
1. Voici plusieurs fois qu'il est question dans ces lettres des chansons de mon père. Ce goût de chanter et de composer des chansons, qu'il avait dès la première enfance, s'était en effet fort augmenté et perfectionné au collège, où il était partagé par plu- sieurs de ses camarades plus âgés que lui : Amédée Pastoret, Scribe, Naudet, etc. Il n'a conservé qu'un bien petit nombre de ses œuvres de ce temps-là, quoiqu'il ait souvent songé à publier un recueil de celles qu'il a faites plus tarJ, après sa sortie du collège. Pour montrer pourtant qu'il n'y a pas seulement dans ces lettres les illusions d'une mère si tendre, il me parait à propos d'en citer au moins une, non de celles qu'il envoyait à Aix-la-Chapelle, mais des premières qu'il avait gardées et qui est de novembre 1813. Il avait alors seize ans et faisait sa philosophie au lycée Napoléon, devenu plus tard le collège Henri IV.
LE REVE, OU MON" HOROSCOPE. AIR : Vaudeville du Jaloux malade.
lin dit qu'il *'si un Dieu drs songes Qui s'éveille toutes les nuits, Et qui, par de vagues mensonges, Du soiiini. il charme les ennuis, liés que j'' ferme la paupière, 11 vient de pavots couronne : Grâce à lui, j'ai, la nuit dernière, Rêvé que je n'i lais pa< né, lllis.)
ANNÉE 1812. 429
Je n'ai pas besoin de vous dire Comment "ii est, quand on n'est pas; Dans sa nullité, l'on respire Plus à son aise qu'ici-bas. Le néant est un lieu tranquille Qu'aucun bruil jamais n ■ troubla.. . Mais le détail est inutile: Vous avez tous passé par là.
Or, voilà que mon bon génie, Un matin, se met dans l'esprit De m'envoyer en celte vie ; II ouvre son livre, et me dit : «< Mince effet d'une grande cause, d Demain, sans faute, tu naîtras, » M, lis, avant d'être quelque chose, « Viens -avuir ce que tu seras.
» Etre futur, c'est une femme
» Qui te poitera dans son sein;
» En attendant, voici ton âme
» Que j'ai prise au grand magasin.
» Ne crains rien, je l'ai bien choisie,
» C'est une âme de ma façon:
» J'ai mis deux doses de folie,
» Pour une dose de raison.
d Ecoute-moi bien, je t'en prie! » Ce registre-ci te promet » La France et Paris pour patrie. » Veux-tu savoir ce qu'on y fait? x Guide par la mode et les femmes, » En guerre, en procès, en amours, » Heureux, on fait des épigrammes, » Et malheureux, des calembours.
» Là, tu viendras à la lumière,
» Et tu crîras incessamment.
d N'importe, ton père et ta mère
» Diront : C'est un enfant charmant'.
» Mérite leur amour extrême
» Quant à moi, je te réponds d'eux :
430 LETTRES DE MADAME DE RÊMCSAT.
» Tu les aurais choisis toi-même, » Que tu n'aurais pas trouve mieux.
» Après une sereine enfance, » Au collège tu passeras. » Pcrséculé par la science, » De la science lu riras. » En faisant ta philosophie, » Tu chanteras sur ton pipeau » L'amour, sans avoir une amie, » Et le vin, en buvant de l'eau.
» Pendant quinze ans, ta gaité full ■
» Par des chansons aura fêté
» Les jours d'un âge qui s'envole...
» Mais adieu chansons ot gaîté !
» Bercé d'une vague espérance,
» Ton cœur qui semblera s'ouvrir
» Avec ta première romance,
» Laisse éclore un premier soupir.
» Vois-tu, le banquet de la vie » Cesse parfois d'être joyeux. » Si l'on n'y goûtait qu'ambroisie, » On deviendrait l'égal des dieux. » Pour toi, sous l'aile de ta mère, » Auprès de ceux que tu chéris, » Tâche d'attraper sur la terre » Quelques moments du Paradis. »
Ainsi disait mon bon génie, Lorsqu'à grand bruit, notre tambour Vint annoncer l'heure ennemie Où, pour le collège, il fait jour. Le réveil à l'erreur m'enlève ; Revenu d'un premier émoi, Je n'ai rien perdu de mon rêve, Car j'ai trouvé que j'étais moi. [Bis.)
ANNÉE 1813,. 131
GLXXXVIII.
MADAME DE RÉMUSAT A M. DK RÉMUSAT, A PARIS1. Vichy, vendredi 18 juin 1*13.
Qu'on ne me dise plus du mal du vendredi, mon ami! C'est un jour que je vais aimer à la folie; le soleil el des lettres sont arrivés ce malin, et l'un et les autres ont été fort bien reçus. Madame de Grasse m'en annonçait une de toi; je n'en ai point vu, mais je ne gronde point. Tes comédiens t'auront donné de la besogne, et notre aimable amie m'a si bien appris ce que tu as fait jusqu'au mardi, qu'il me semble à présent t'avoir un peu moins quitté, ou du moins ne pas être dans un pays [tordu. Ces bonnes petites lettres m'ont ressus-
1. Corvisart avait ordonné, en 1813, les eaux de Vichy à ma grand'mère, à laquelle les eaux d'Aix-la-Chapelle avaient été fu- nestes. Durant tout l'hiver, elle avait été tout à l'ait souffrante, et elle prenait les habitudes d'une personne malade. Elle avait pour- tant encore fait un service de dame du palais à la Malmaison, près de l'impératrice Joséphine, et elle était partie pour Vichy le 1-2 juin 1813.
13'2 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
citée; j'étais réellement engourdie et hébétée; je pensais le moins possible, je me tenais, comme dit madame de Yannoise; je n'osais regarder ni der- rière ni devant, et hors le petit travail d'Abert, qui me réveillait un peu, j'étais comme dans un som- meil pénible. Madame de Grasse m'a fait un bien extrême; j'ai lu vile d'abord, puis ensuite douce- ment son aimable journal; j'ai un peu pleuré, j'ai vu toutes tes agitations, et Charles se promenant dans la maison, et l'arrivée de madame de Grasse venant dîner tard, et le vaudeville, et le message de l'archichancelier; j'ai mis en voilure made- moiselle Mars et compagnie1; enfin, je me suis perdue de vue, et je me sens bien mieux. Mes bons amis, ayez pitié de moi ! C'est vous qui sou- tiendrez mon courage dans cette solitude.
Je suis tout arrangée, et je mène une vie de cénobite. Comme nous avons beaucoup de temps, je me suis fait un principe d'en perdre un peu. Nous cueillons, le matin, des tleurs dans un petit jardin tenant à la maison. A onze heures, nous
i . L'empereur avait gagné la bataille de Lutzen le 2 mai de cette année, et, après avoir conclu un armistice au commence- ment de juin, il s'était établi à Dresde. Il y avait appelé les comé- diens du Théâtre-Français.
ANNÉE 18 J 3. 433
déjeunons, et, après, nous allons nous promener. J'ai découvert d'assez bons petits chemins. Ce pays n'est ni beau ni laid. C'est un bassin assez étendu, entouré de montagnes vertes. Dans ce temps-ci, tout est épanoui et riant ; il y a du blé, des arbres fruitiers, de la vigne. Ici, tout comme ailleurs, est un coteau qui me rappelle un peu la vallée de Mont- morency; enfin, nous avons de quoi nous pro- mener, et nullement besoin de chevaux. Vers midi, nous rentrons; cet enfant est excellent, il m'atten- drit vingt fois par jour, quand il est, comme dans ce moment, l'unique but de tous mes mouvements. A deux heures, je l'envoie promener avec sa bonne. Ils ont fait hier près de deux lieues, et sans nulle fatigue. Pendant ce temps, je travaille, j'écris, je lis, je prie Dieu, je me repasse, je me dévide, je meraisonne; enfin, j'emploiemon temps. A quatre heures, je reprends Albert, nous lisons Cendrillon et nous attendons notre dîner. Après le dîner, je me promène, et puis, hier, j'ai été faire quelques visites ; ces heures de la journée seront données à la société. A huit heures, je rentre, je joue aux dominos avec mon petit garçon, il se couche, je veille jusqu'à dix heures, et alors je me mets dans mon lit. Voilà, mon ami, comment se sont
il. 28
4:J4 LETTRES DE MADAME DE RÉMCSAT.
passées mes journées depuis lundi, et comment elles se passeront, si ma santé ne vient pas déranger tout cela. Le monde ne me gênera pas; on est assez malade ici, et chacun vit de son côté. J'ai donc été faire des visites hier; j'ai trouvé madame Ducayla1, la mère, aimable, douce, avec un air souffrant qui m'a touchée. Elle voudrait que M. de Jaucourt accompagnât lareine, qui arrive aujourd'hui. Sa fille était en courses. Je me suis écrite chez madame de Ghoiseul, et chez madame d'Aumont, qu'on appelle ici la duchesse. J'ai trouvé la femme d'un receveur, madame Jars, qui est ma voisine, et qui m'a conté ses inquiétudes sur la mauvaise nourriture qu'on donne ici aux chevaux, et sur l'inutilité dont ils sont, à cause des mauvais chemins. Il y a encore madame d'Orvil- liers, que je ne n'ai pas trouvée. Et puis c'est tout. Je n'ai encore parlé à aucun homme. J'en vois passer à cheval et a pied, sous mes fenêtres; ils ne paraissent pas pressés de me voir, ni moi eux. Ou attend toujours madame Regnaull ; j'aime autant qu'elle tarde un peu. Voilà un compte bien
1. Madame Ducayla était sœur de M. de Jaucourt. Sa fille, ou mieux sa belle-fille, est arrivée .sous la Restauration à la célébrité (lue l'on sait. Madame Jars, de Lyon, divorça peu de temps après pour épouser l'acteur Elleviou.
ANNÉE 1813. «5
ddèle, mon ami, et qui ne sérail guère piquant, sans L'intérêt qu'on prend à tous les faits el gestes de ceux qu'on aime. Je me suis assez bien portée celle semaine. Le médecin1 est si occupé, que je n'ai l'ail encore que l'entrevoir; on en dit un grand bien de tous les côtés, il est aimé el habile. Je vais tout à l'heure aller le chercher chez lui, pour lui l'aire une petite visite, et convenir de nos faits. J'ai reçu une aimable lettre de ma sœur, je lui ai écrit hier. Elle me mande qu'on n'a pas eu encore de mes nouvelles, et c'est le mardi qu'elle m'écrit ! Samedi soir, j'avais mis un mot à la poste à Mon- tâtes, il aura été perdu, un orage considérable m'avait forcée de m'arrèter six heures dans une chaumière; sans cela, j'aurais facilement gagné Briare, malgré le mauvais service des postillons des environs de Paris. Pendant cet orage, je me suis amusée des amours d'une fille de cabaret et d'un garçon d'écurie que ma présence ne gênait guère, et qui mettait à profit l'orage et l'absence des parents de la fille. Il y avait dans l'entretien beaucoup plus de gestes que de dialogue, et je pensais, en les regardant, à la différence que
!. M. Lucas.
436 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
certaines habitudes apportent à ce même fond sur lequel chacun brode à sa façon. Ici, cela était peint à la grosse brosse, dit ma chère amie l; mais aussi, j'y trouvais quelque chose de plus franc et de plus naturel, et encore l'instinct féminin qui se retrouve partout faisait que la petite fille avait encore son manège et sa coquetterie. Je serais portée à croire que l'éducation apporte plus de changements chez les hommes que chez les femmes. 11 n'est pas une classe où nous ne sachions qu'il faut un peu faire acheter ce que nous voulons accorder à la fin.
L'orage fini, j'ai quitté mon couple amoureux, et je suis arrivée à Montargis à huit heures. Le lendemain, j'ai traversé ce beau pays dont je t'ai parlé et commencé le marché de mon château, où je veux m'arranger pour revenir coucher à mon retour, c'est-à-dire chez mon ami le maître de poste, dans le cas où tu aurais mis quelque lenteur à envoyer ta procuration. C'est quatre lieues après Briare 2 en venant de Paris. Nevers estime vilaine
1. Madame de Sévigné.
'i. Briare est une petite ville du département du Loiret. D;m> une lettre supprimée, un joli château de ce pays était décrit avec en\i', ce qui donna lieu à cette plaisanterie.
ANNÉE 1813. 137
ville où on est assez mal; Moulins est plus joli, et Vichy est fort laid.
Tu penses bien que j'ai déjà eu recours plus d'une lois à madame de Sévigné; je la cherche ici; je demande sa maison. Peu s'en faut, si je la trouvais, que je ne m'y allasse faire écrire; mais, quand je parle d'elle, on ne sait que me répondre, et je suis déjà plus au fait qu'eux.
J'ai lu ce fatras de Grimm * en voiture; cela est précisément bon pour prendre et quitter dans une journée de voyage. Je pensais que nous étions bien fous de mettre tant d'importance au présent, qui est si peu de chose quand il est devenu le passé. Tous ces extraits de pièces, ces petites anecdotes du jour, ces vers de circonstance, ces petites passions de chacun sur mille pauvretés, sont fastidieuses à retrouver, et, cependant, c'est à peu près tout ce qui compose la vie des gens riches d'une grande ville, et ce qui remplit la grande partie de nos journées. Il y a à tout cela quelque chose de pitoyable. Heureuse celle qui peut consacrer sa vie à te voir et à t'aimer! Alors, mon ami, c'est bien un peu la peine de
I. La Correspondance de Grimm venait d'être publiée, pour la première fois, dans les années 1812 et 1813.
438 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
xivi-e, et d'aller à Vichy pour tacher de se con- server.
Voilà bien delà prose, que tu liras à ton aise, et qui m'a amusée ta écrite ; tout ce beau récit de ma petite vie amusera l'un de vos après-dîners. Au reste, ne commentez point trop, je vous en prie, le ton de mes lettres; ne croyez pas que je suis découragée quand elles seront tristes, ni que je m'avise de vous oublier si elles sont plus gaies. J'écrirai selon l'humeur où je me trouverai dans le moment ; cela me gênerait de me con- traindre. Un peu de migraine, d'oppression à la poitrine, de sombre dans le ciel, me rendront quelquefois moins forte; mais je sais bien que je ne puis espérer d'être deux mois sans quelque chiffonnaçe, et vous le savez bien aussi là-bas. Ne vous en inquiétez donc pas. Quand je dirai : « Je souffre» c'est comme si je le disaisà Paris, et cela ne voudrarien dire de plus. J'ai un assez bon lond> de raison cette année, que j'ai appuyé sur un brin de dévotion qui me sera d'un secours merveilleux; je crois que celte solitude me sera utile pour mille choses auxquelles il fallait que je retouchasse, et qui avaient besoin d'être remises en état, quand ce ne sciait quede prendre l'habitudede se modérer
NNÉE 1813. 439
sur les besoins du cœur, et surtout sur ceux de l'esprit, d'essayer do se suffire, de détourner la vue de ce que fait le prochain, etc. Enfin, j'ai apporté de la besogne et je saurai m'occuper. Adieu, mon aimable ami ; mon papier finit et non mon envie de causer, mais il faut une raison à tout.
CLXXXIX.
MADAME DE RÉMUSAT A M. DE RÉMUSAT, A PARIS. Vichy, dimanche 20 juin 1813.
C'est la joie de mon cœur que de t'écrire. L'absence disparaît, et, tant que je suis avec ma petite écritoire sur mes genoux, je me trouve bien, et je ne m'aperçois pas que tu me manques. Mais, quand je veux me tirer de là et voir quelqu'un, enfin regarder à côté, je suis tout isolée, et, si je m'en croyais, le noir me gagnerait. Cette humeur-là s'augmente beaucoup des pluies qu'il fait; il n'y a pas moyen de mettre un pied dehors, il fait un froid extrême et j'ai le petit agré- ment de ne pouvoir pas faire de feu sans être dans
440 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
une fumée abominable. Albert et moi, nous nous couvrons de toutes les redingotes que j'ai ap- portées, nous nous chauffons avec une chaufferette, et nous lisons pour ne pas pleurer. J'ai commencé, hier, à boire les eaux, j'en ai pris deux verres et ce matin encore; mais le froid, ou je ne sais quoi, m'a donné mal à la gorge. Il est dimanche: j'ai été à la messe; lareine1 y est venue comme tout le monde, elle m'a démêlée, est venue à moi et m'a témoigné de la bonté. A mon retour, j'ai rencontré les bu- veurs à qui j'ai fait des politesses; j'ai été voir une grosse princesse de Rohan qui est ici, qui a l'air d'une bonne femme, qui a connu toute ma famille et qui m'a fait mille avances; dites-moi donc, vous autres, quelle est cette princesse ? J'ai vu M. de Boisgelin et M. d'Harcourt, M. et madame d'Or- villiers 2. Tu ne te soucies guère de tout cela, ni moi non plus; et je suis rentrée pour gagner mon écri- toire. Madame de Sévigné prétend qu'il faudrait être spensierata, pour bien prendre les eaux ; tu
1. La reine dont il s'agit est la reine d'Espagne, femme de Jo- seph Ronaparte. Elle était à Vichy avec sa sœur la maréchale Rernadotte, princesse, puis reine de Suède.
2. M. deRoisgelin et M. d'Harcourt, plus tard le duc d'Harcourt, étaient un peu parents. M. d'Orvilliers était fils d'un valet de chambre du roi Louis XVI. Il est mort pair de France.
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dis comme elle, en me recommandant de tout oublier; mais avoue, mon pauvre ami, que cela n'est point facile. Au reste, j'y travaille de mon mieux, et j'ai recours à toute la provision de raison et de patience qui est à ma disposition.
Tu m'étouffes par le récit du mouvement que lu as pris pour ta Comédie. Il me semble que ces plai- sirs sont de bon augure pour la paix. Charles m'é- crit qu'il a peur qu'on ne te mande aussi ; je ne sais si je le désire, qu'en dis-tu? Je vois ton voyage au diable1, j'en ai quelque chagrin, et je conçois pourtant que tu restes; il faut se soumettre et at- tendre, et prendre la vie dans ce temps-ci à peu près comme je la prends à Vichy, c'est-à-dire ne pas regarder plus loin que la journée. Madame de Yintimille m'a écrit le gain de son procès. Mon cousin2 m'a écrit aussi une espèce de certificat d'amitié. Il m'atteste de toutes façons qu'il m'aime , qu'il me regrette plus que tout le monde, et qu'il va mener la plus triste vie. Je lui accorde qu'il m'aime, et qu'il aimerait mieux que je n'eusse pas quitté Paris; mais, pour entretenir dispute, je
la II s'agit d'un voyage à Lafittc, qui ne se fit pas. 2. M. Pasquier. 11 était alors préfet de police.
442 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
ne lui céderai pas sur le dernier article, et je lui dirai que je crois qu'il y a des personnes qui m'ai- ment encore mieux que lui. J'ai ri de ta soirée avec madame de Y... Te voilà donc suppléant, mon pauvre enfant, et cela au clair de la lune? En vérité, si on n'était pas parti, je ne sais où cela t'aurait mené.
Ce lundi.
Il ne pleut pas aujourd'hui, mon ami, et je suis de meilleure humeur; il faut que tu te résignes à m'entendre te signaler aussi souvent la pluie et le beau temps. Premièrement, parce que le soleil est chose fort importante ici ; en second lieu, parce que le médecin nous interdit les eaux lorsqu'il fait hu- mide, sous peine de la fièvre, et qu'un jour sans eaux est compté dans l'absence sans l'être dans le traitement. Enfin, il ne pleut pas, mais il fait froid et je suis toujours dans ma fumée. Hier, j'ai donc été faire ma visite à l'hôpital qui est situé dans le vieux Vichy. C'est une grande et propre maison tenue par des sœurs de la charité. Quand je suis arrivée, elles étaient à vêpres, j'y suis re-
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tournée ce matin, elles mouraient d'envie de me voir, et étaient déjà fort bonnes amies avec Albert. Os bonnes sœurs m'ont charmée par leur air, leur mine reposée; leurs paroles sont ton les pleines delà Providence, et tout l'accueil qu'elles m'onl l'ait était excellent. Elles ont d'abord imaginé de me recevoir dans la pbarmacie; lu penses bien que je m'y suis trouvée à merveille. Elles m'ont conduite dans leurs salles; elles en ont quatre fort grandes pour les hom- mes, les enfants et les femmes; elles ont des bains, elles nourrissent les pauvres, tandis qu'elles sont près de l'être elles-mêmes; car elles n'ont qu'une petite ferme qui leur vaut près de quatre mille francs, etla quête du temps des eaux; aveceela, elles soula- gent une infinité de souffrances. Dieu les assiste, disent-elles, et jamais elles ne se trouvent obligées de refuser une aumône. Il y en a deux ou trois jeunes, une réellement fort belle, et le reste est an- cien. La supérieure m'a dit qu'elle s'était bien en- nuyée pendant le temps où elle avait vécu en liberté, pendant la Révolution, et qu'elle avait repris son habit et les devoirs qu'il impose avec beaucoup de joie; et, quand je lui parlais de ma vénération pour son état, elle me répondait avec une extrême sim- plicité : «Ah! madame, vous entre/, dans lemonde
44i LETTRES DE MADAME DE REMISAT.
avec bien plus de devoirs et d'embarras que nous, et bien un autre mérite aux yeux de Dieu! Vous êtes continuellement troublées, etnous, nous avons bien un peu de peine, mais tant de repos intérieur, que nous devons craindre qu'il ne nous soit compté un jour. » Je t'avoue que ces paroles m'ont touchée jusqu'à me mouiller les yeux. Elles m'ont menée dans leur chapelle, j'y ai prié de bon cœur, et je leur ai promis d'y venir entendre la messe avec elles. Je vois qu'elles auront souvent ici ma visite. En sortant, j'ai rencontré cette jolie sœur dont je l'ai parlé ; elle est souffrante, elle vient de Nevers, m'a-t-elle dit, pour prendre les eaux. En entendant nommer Nevers, j'ai souri, j'ai pensé à Vert-Vert; je suis revenue en rapportant dans ma tête ce mé- lange de réflexions bien profondes, et de pensées un peu gaies qui ont intéressé et amusé ma pro- menade.
La comtesse Laure ' est arrivée hier soir, avec deux voitures, un courrier, bien du train; la mai- son en a été toute bouleversée ; on lui a fait tous les honneurs; elle est bien la véritable comtesse de la maison, et moi, je passe sans bruit au travers
1. Madame Regnault de Saint- Jean-d'Angely était, en son nom, mademoiselle Laure de Ronneuil. Elle passait pour très belle.
ANNÉE 1813. 145
de tout celui qu'elle fait. Elle a amené avec elle une dame et je ne sais quel homme ; peut-être a-t-elle pris au pied de la lettre quelque billet pa- reil à celui que j'avais reçu de M. Lucas. T'en sou- viens-tu? Je veux parler de la bougie, du chocolat et du dévoué serviteur. J'ai vu, un moment, la reine et la princesse de Suède à la promenade; elles ne sont pas comtesses, et par conséquent ne font aucun bruit. Madame de Magnitot les accom- pagne et M. de Jaucourt l, avec qui j'ai passé hier une partie de la soirée et que tu sais que j'aime; sa sœur est fort aimable, et me reçoit bien; les hommes ne me cherchent guère encore. Est-ce un bon ou un mauvais signe? Je le demanderai la pre- mière fois à mes bonnes petites sœurs, car je suis tentée maintenant de les consulter sur tout.
1. Le comte François de Jaucourt, neveu de celui qui travaillait avec tant d'ardeur et de succès à l'Encyclopédie de Diderot et D'Alembert, était né on 1757. C'était un homme distingué et très aimable. Il avait un poste à la cour du roi d'Espagne. Ancien membre de l'Assemblée législative, grand ami de M. de Talleyrand, il a été membre du gouvernement provisoire de 1814, ministre de la marine du roi Louis XVIII, enfin pair de France sous la Res- tauration et sous le gouvernement de Juillet. Il est mort en 1852. C'était le véritable chef des protestants en France.
4iG LETTRES DE MADAME DE DEMI' S AT.
CXG.
MADAME DE IiÉMUSAT V SON FILS CHARLES, A PARIS.
Vichy, mardi 22 juin 1813.
Vous êtes un fripon, monsieur Charles, appro- chez queje vous le dise. Vous êtes d'une mauvaise foi insigne, quand vous venez me conter que vous craignez de m'écrire parce que vous avez peur que votre prose ne m'ennuie. Vous mériteriez bien que je vous laissasse croire tout ce qu'il y a de pire sur cet article, pour vous punir. Mais, malheureu- sement, je ne sais pas mentir à la vérité de cette manière; et puis, en second lieu, vous ne me croi- riez pas. Ainsi donc, mon cher enfant, je vous dirai
I. Mon père avait conservé un grand nombre de billets que sa mère lui avait écrits, dans son enfance, et où la tendresse mater- nelle était exprimée avec grâce ou gaieté. 11 m'a paru que celte tendresse et cette constante préocùpation étaient suffisamment prouvées par les lettres de ma grand'mèfe à son mari. Mais, eu 1813, mon père avait seize ans, quelques-unes îles lettres qu'elle lui écrit méritent d'être rapportées. Il devait devenir, dans les années qui suivent, son correspondant le plus actif. Je n'imprime ici qu'une seule de ses réponses où l'on trouvera, je crois, les preuves d'un développement bien rare à cet âge.
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lout bonnement que votre lettre m'a fort divertie, et que si vous voulez me faire prendre en patience ma retraite, vous m'écrirez souvent. Je vous per- mets les p à deux jambes, les traits d'union, etc., etc., et je recevrai tout avec joie et reconnaissance. J'ai bien moins à vous conter de mon côté. J'aurais bien un certain chapitre qui ne finirait pas ; mais 1° vous n'aimez pas à vous attendrir; 2° je ne veux pas, moi, m'attendrir, et je ne sais, si je l'entamais, comment cela finirait. Pour moi, c'est une assez rude chose que l'ab- sence, et l'isolement complet où je suis. Affection à pari, si tant est que celle de ces sottes mères puisse se mettre de côté, on ne trouve guère à remplacer le plaisir de vous voir, vous et monsieur votre père. Je ne le cherche mêmepas; mes souvenirs, et une légère teinte d'espérance sur laquelle je n'ose guère encore appuyer, vu qu'elle est éloignée, me soutiennent assez bien; je me promène, je rêve un peu, je fais des châteaux qui ne sont point en Espagne, mais bel et bien près de Paris et de moi, pour votre jeunesse; je prie Dieu qu'il vous con- serve; je lis, je fais d'Albert un petit savant, et le temps se passe; car, heureusement ou malheureu- sement, il ne s'arrête guère.
118 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
Mais savez-vous ce que je lis? A peu près, n'est- ce pas? Ma chère madame de Sévigné. Cette lec- ture que je n'avais jamais si bien faite me charme. Mais savez-vous, mon enfant, ce qui m'arrive? C'est qu'il me prend honte et quelque paresse d'é- crire après cela; je voudrais copier ses lettres et vous les envoyer à tous. En effet, les tendresses qu'elle adresse à sa fille, je pourrais bien les si- gner et vous les envoyer, sans embarras. Cette chère et aimable atout dit, tout senti, et, si je ne la copie pas, je me bornerai à vous assurer tout bonnement que je vous aime de tout mon cœur, ce qui ne sera ni bien neuf, ni bien piquant. Je ne sais pas pourquoivous n'êtes pas content des cita- tions de M. Villemain1; il y en a que j'aime; mais, au inoins, je pense comme vous sur la prose de ce jeune professeur. Je trouve qu'elle n'est point jeune du tout, et qu'elle a une certaine couleur de ce temps si éloigné et qui me plaît tant. Vous nie direz peut-ùlre : « Mais, si vous aimez tant celle
l- M. Villemain, né en 1790, était déjà professeur au lycée Charlemagne et maître de conférences à l'École normale. 11 venait d'obtenir un prix à l'Académie pour son Éloge de Montaigne. 11 est devenu plus tard le grand écrivain que l'on sait, et il est mort en 18(17. Quant à l'écrivain du Désert, il me parait probable que c'est M. de Chateaubriand, qui venait de publier l'Itinéraire de Paris à Jérusalem.
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prose, comment eslimez-vous aussi celle de l'écri- vain du Désert, qui ne lui ressemble guère? » Mon cher ami, c'est qu'il faut aimer tout le plus qu'on peut, et que bien souvent tout n'est pas trop dans ce bas monde, en fait de ce qui plaît.
Je reçois tous les jours des éditions nouvelles de !a mort de celte pauvre madame de Broc1, et des ré- flexions qu'elle inspire ; chacun se croit obligé, en me la mandant, de me faire un petit morceau sur l'habileté avec laquelle celte camarde nous atteint, et Dieu sait comme j'accueille ici toutes ces tris- tesses ! Il est pourtant bien vrai qu'il faut y penser quelquefois, à cette fin inévitable, et, en attendant, bien vivre et vivre bien, ce qui n'est point du tout la même chose, et ce qui peut s'allier cependant.
Vous avez rejeté mes madrigaux bien loin; je vous jure qu'on pourrait faire un très joli couplet sur chacune de ces gravures. Je veux en référer à M. Leclerc, et cela en évitant la fadeur. Puisque cela ne vous plaît pas, il faudra m'en tenir à ce chant d'Homère que vous m'avez promis, et à votre morale amusante, dont je voudrais bien l'aire la copie. A propos de tout cela, ne man-
1. Madame de Broc, amie do la reine Hortense, s'était noyée; en visitant avec elle une cascade à Aix en Savoie.
il. 29
450 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
quez point de me dire où vous en êles pour les places et quelles espérances vous avez pour le concours, et puis si M. Leclerc a parlé à M. de Wailly ; et puis engagez votre père à donner à dîner un dimanche à M. Villemain. Je le prie de me mitonner ce petit monde, afin que je ne le re- trouve pas tout dépaysé à mon retour.
Madame Chéron m'écrit que son fils Ta rendue bien heureuse, en lui écrivant une bonne lettre le jour qu'il a eu dix-sept ans. Diles-le à Henri; ce petit retour du plaisir qu'il a procuré à sa mère, lui en fera à son tour; il est aussi un excellent fils. Mais dites-moi, je vous prie, d'où me vient cet aussi? Quelle est cette liaison d'idées? Si vousnele savez pas, vousle demanderez à votre père, qui asenti jusqu'au fond de son cœur mille petits soins que vous avez eus de lui depuis mon départ. Ah ! vous vous avisez de vouloir le consoler de mon absence? Ceci est un peu fort. Il faudra que je me dépêche de revenir, car vous pourriez si bien vous arranger ensemble, que je ne trouverais plus la moindre pe- tite place entre vous deux.
Adieu, mon aimable et cher enfant. Portez-vous bien sur toutes choses, aimez-moi après, et, moi, je vais boire et me baigner pour être un peu plus
ANNÉE 1813. 451
Validé cet hiver. Je ne demande à Dieu que la force de vous regarder vivre et être heureux. Adieu en- core, mon fils ; me voilà sur la route du tendre, les larmes me gagnent, et je m'enfuis.
GXGI.
MADAME DE R KM USAT A M. DE RÉMUSAT, A TARIS. Vichy, dimanche 27 juin 1813.
Il est bien vrai que je t'ai écrit hier, mon ami, et que le courrier ne partira que demain ; mais il me prend envie de t'écrire encore aujourd'hui, de provision, et je ne vois aucune raison pour me refuser ce plaisir. Je suis peut-être la seule per- sonne en repos dans Vichy. C'est un dimanche; il fait un temps superbe, tous les galoubets et toutes les musettes sont dehors, les paysans dansent des bourrées sous mes fenêtres; le beau monde est en toilette, et, moi, je suis restée dans ma robe de chambre, paisiblement, parce que j'ai un assez bon petit mal de gorge qui me force d'interrompre les eaux. Ce matin, je disais à M. Lucas : « Mon-
4-52 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
sieur, ces eaux me guériront-elles? — Madame, je n'en sais rien. — Monsieur, me conviennent- . elles? — Oui, madame, en prenant des précau- tions. — Enfin, monsieur, me feront-elles du bien? — Oui, madame, et vous vous en apercevrez cet automne, d Voilà notre dialogue, mot pour mot; ce médecin est un fort honnête homme, il a dans sa manière une petite pointe de Corvisart qui ne me déplaît pas. Il m'a dit qu'il était venu chez moi avec quelque gène, que M. Moreau lui avait paru si attaché à ma personne et lui avait si bien parlé de l'amitié de Corvisart pour moi, qu'il s'était dit sur-le-champ que j'étais apparem- ment une bonne femme, puisque j'étais aimée de deux esprits si différents ; qu'il avait craint de se prendre aussi, et qu'il craignait assez de se prendre d'affection pour ses malades; qu'il avait été un peu froid chez nous, pour nous éprouver, et qu'il n'avait mis que sa conscience enjeu ; que, ce- pendant, nous lui avions plu, et qu'il m'avouait qu'il avait été flatté que je fusse venue sur sa pa- role, et que, maintenant, il se trouvait intéressé à me conserver à mes amis et au sincère attache- ment qu'il me vouait; qu'il était un original, un peu singulier mais bon dans le fond, fou de la
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médecine, qu'il avail toujours faite avec indépen- dance et fermeté ; du reste, que j'étais dans de très bonnes mains, que M. Moreau n'avail qu'un dé- faul, qu'il faisait trop sa médecine avec son cœur, et que cela devait le gêner quand'il me soignait, maisqu'il commençaitàcomprendrequ'il étaitfort difficile de faire autrement. Tu vois que tout cela est aimable, et dit avec une certaine rondeur brusque qui a bonne grâce. Cet homme m'inspire de la confiance, il me paraît fort bien entendre ce qui dérange ma machine; après cela, la remonte- ra-l-il? Voilà le secret.
J'ai reçu, hier, une bonne et aimable lettre de toi. Tu es singulier, mon ami, de dire qu'avec un aulre emploi de ton temps, tu vaudrais mieux, et que tu serais meilleur pour moi. C'est plus heu- reux que tu veux dire, et je le crois. Quant à ce que lu es pour moi, j'ose te défier de valoir davan- tage. Dans ces contrariétés si souvent renaissantes et si doucement supportées, lu es au delà de tout ce qu'on peut imaginer, en perfection, et, tôt ou tard, tu en recevras le prix, si lu ne l'as pas déjà trouvé dans l'eslime générale qu'on te porte, el dans le prix qu'on met aux moindres choses que tu fais pour les autres. Je ne crois pas être sans
45i LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
aucune espèce de valeur; mais je t'assure que je te trouve, en tout, bien supérieur à moi, et cela, je le dis sans aucune fausse modestie, et, j'en ré- ponds, sans illusions. Tu m'es parfaitement cher, il est vrai; mais j'ai bien mes raisons pour te pré- férer comme je le fais, et, malgré mon respect pour le devoir, j'aurais été sa très humble servante sur bien des points, s'il m'eût fallu toujours le consul- ter pour t'aimer par-dessus tout, comme je le fais. Je suis bien aise qu'on soit content de toi là-haut, et j'ai aussi, entre nous, un petit plaisir de ce com- mencement de pas de M. Mole1, dans la carrière où il aurait dû être depuis longtemps. Je pense que le cousin est loin d'être aussi content que moi. A propos de lui il ne me paraît pas trop aimé par ma voisine, ni lui, ni M. Mole. Elle s'amuse beaucoup de le voir en robe rouge, croit qu'il ne s'en tirera pas, dit qu'il ne ferait pas mieux le ministère de l'intérieur, qu'au reste son mari n'en voudrait pas dans l'état de démembre- ment où on l'a mis maintenant. Je lui laisse débiter tout ce qui lui plaît, et je m'amuse d'une con-
1. Celait une opinion, très répandue alors, que M. Mole, parce qu'il s'appelait Mole, devait être à la tète de la magistrature. Ses goûts, ses habitudes, la nature de son esprit et de son mérite ne l'y portaient point. Mais l'empereur le nomma pourtant (jratul
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versation, d'abord d'assez bonne femme1, et ensuite loute dillërenle de celle dont j'ai l'habitude. Nous parlons beaucoup musique, je me montre fort modérée sur tous les points, je prends mes opinions de très haut, j'ai l'air de tout approuver et de vouloir tout protéger, et je te cite souvent comme ayant rintenlion de toujours servir tout ce qui a une certaine valeur. Ce qui est assez plaisant, c'est quelle est maintenant fort échauffée pour le musicien caché2. Il est au Val, ne se plaignant point de nous ; mais il conte ses affaires du mieux qu'il peut; j'ai rétabli quelques faits, et la dame a fort bien paru m'entendre. Mais ce qui est assez plaisant, mon enfant, c'est qu'entre nous deux, elle me parle beaucoup plus de son mari que moi du mien. Quand il n'a pas écrit, ce sont des désespoirs auxquels je suis déglace. Il est si bon, si tendre, si soigneux, si malheureux loin d'elle! Eh ! que veux- tu que je réponde? Je ne puis pas en conscience compromettre et toi et notre intimité, en prenant
juge. M. Pasquier, qui avait été magistrat avant la Révolution et qui avait les mêmes litres de famille, croyait que c'était à Inique la place convenait. De là venait entre eux quelque rivalité.
1. Madame Regnault de Saint-Jean-d'Angelv.
1. Il s'agit de Spontini qui se cachait, pour éviter les créanciers de son théâtre, au Val, chez M. Regnault de Saint-Jeau-d'Angely.
456 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
le second dessus de cet étrange langage. Il y a donc bien des manières d'aimer? Je crois toujours que la nôtre est la bonne.
J'aime mieux, si tant est que j'aime ici quelque chose, le voisinage Ducayla; nous paraissons mu- tuellement contents les uns des autres, sans nous gêner. Pourtant, je ne vois pas beaucoup M. de Jaucourt, qui est obligé de rester beaucoup chez la reine, et, comme elle demeure dans le grand Vichy, c'est une vie toute séparée. Je la vois, tous les matins, à la fontaine, cette bonne et simple reine, qui vient à pied boire ses verres d'eau, sans bruit, sans suite, avec une petite robe de taf- fetas gris et son parasol à la main. La princesse de Suède est ici, pour essayer de rafraîchir son sang et son teint qui est tout gâté ; cela la rend triste et assez solitaire. Je leur vais faire de petites visites, de temps en temps, dans ma robe du matin, et puis c'est tout. En vérité, quand j'y pense, si tu me de- mandes ce que je fais le plus, je crois que c'est marcher; aussi, à neuf heures, je suis tout en- dormie. Dis bien à madame Chéron et à madame de Grasse qu'elles se tranquillisent, et qu'ici je n'ai point d'esprit du tout. Je ne touche une plume que pour écrire mes lettres, et, excepté les tien-
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Des, je les fais le plus courtes que je puis; les eaux me servent dr prétexte. Elles m'ennuient à écrire, il faut toujours parler de moi, redire les mêmes choses, et, quand je sors de causer avec toi ou madame de Grasse, ce qui est encore un peu toi, j'ai tout dit. Bonsoir.
Ce lundi '28
Après l'avoir écrit hier,j'ai passé une heure avec la jeune madame Ducayla, qui est une aimable et bonne femme. Nous avons fort bien causé ; elle a envie comme moi d'être un peu dévote, elle aime et voit souvent l'abbé Duval '; tu vois que nous avions un bon fonds. Je lui ai dit les inquiétudes que me causait quelquefois cette grande part de bonheur que je te dois, et dont il faudra bien trou- ver quelque part la compensation. C'était un moyen d'arriver à parler de toi, et, une fois ce cha- pitre entamé, je n'ai pas fini promptemerit, et puis un mot de Charles, enfin tout mon bien. Mais à propos décela, il me semble que tu crains un peu
1. L'abbé Legris-Duval était un homme d'esprit, d'une piété ai- mable, en grande faveur dans le faubourg Saint-Germain.
458 LETTRES DE MADAME DE REMUSAT.
que je ne me laisse aller à un excès incommode, pour toi, en dévotion. Eh! mon Dieu, rassure-toi. Je suis bien loin de valoir quelque chose encore. J'ai de bonnes intentions, mais un rien me dé- tourne et me refroidit, et, par je ne sais quelle dis- position, mon imagination, qui joue quelquefois un rôle dans certains sentiments ou certaines ac- tions de ma vie, ne s'exalte point en matière de religion. Au contraire, le peu de méditations que je fais à ce sujet me porte à des réflexions sérieu- ses et calmes; ainsi, tranquillise-toi; je suis bien loin encore de devenir une bonne carmélite.
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CXGII.
MADAME DE RÉMUSAT A SON FILS CHARLES, A PARIS.
Vichy, 7 juillet 1813.
Je vous aurais déjà écrit une seconde fois, mon • lier enfant, n'était la monotonie de mes journées, qui ne me laisse rien à vous conter. Je pourrais bien vous entretenir sur un certain sujet qui ne tarirait point sitôt, mais je sais que vous n'aimez point à être ému le moins du monde, et, d'ailleurs, le vœu de patience que j'ai fail en arrivant ici s'en trouverait mal, si je touchais à ces matières. Ainsi donc, je coupe court à tous mes regrets et à toutes mes tendresses, et je demeure en face de mon écritoire, sans oser y toucher. Me voici cependant, car encore faut-il bien ne pas se montrer mère ingrate, et vous dire que vos aimables lettres font le plus grand plaisir de ma solitude.
Il a raison, votre père, quand il dit que je ne veux point de votre cahier de philosophie. Vous
460 LETTRES DE MADAME DE K ÉMU S A T.
saurez que, depuis queje suis ici, je ne me soucie plus d'écrire. Hors quelques 'lettres par-ci par- là, je ne touche pas une plume; cela me fatigue, déplaît à mon docteur, et vous savez mon res- pect pour la Faculté. Que dites-vous de cette nouvelle passion qu'on vous aura peut-être dit que j'avais prise pour le médecin de Vichy? Grâce au ciel, nous voilà trois médecins dans la maison. Si du moins nous ne nous portons pas bien, nous sommes sûrs de mourir dans les règles. Celui-ci, au reste, est fort aimable ; il m'entend très bien sur mon siècle favori, ilme lit des morceaux de Massil- lon quand je le lui demande, il a un portrait de ma- dame de Sévigné dans sa chambre. Le moyen de résistera tout cela? Il est assurément la meilleure compagnie que j'aie trouvée ici, et la seule que j'y recherche un peu, car je vous avoue qu'avec le reste je suis un peu sauvage, et j'aime mieux me promener avec Albert, pensera vous, relire vos lettres et celles de ma chère amie (sans ou avec comparaison) que d'aller parler des eaux et de leurs eifets avec tous les visages que je rencontre à mes fontaines.
Je vous vois menanl aussi de votre côté une petite vie assez posée. Votre père a pris un goût
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pour son métier qui ne vous gagnera pas, ce dont nous rirons à mon retour; car, enfin, nous rirons, puisque vous trouvez que ma soi-fjtisant mélancolie s'entend assez bien avec votre aimable humeur. Je vous jure que je vois que cette gaieté que vous m'avez surprise est une sorte de reflet de la vôtre, car ici je n'en trouve guère. Votre vue, vos discours, votre caractère et tout ce qui lui échappe appa- remment me mettent dans une disposition qui dis- paraît avec vous. Il est peut-être un peu honteux que l'humeur d'une mère dépende ainsi de celle de son fils, mais, enfin, cela est, et je ne veux pas approfondir jusqu'où j'offense par là la dignité maternelle.
Si je n'écris point, si je ne travaille point à ma tapisserie, je ne lis guère non plus : « Mais, maman, que faites-vous donc? » Mon fils, je bois, je me bai- gne, je mange et je dors, que voulez-vous de mieux? J'ai cependant commencé votre Discours sur /' his- toire universelle. Je ne sais pourquoi il m'ennuie un peu ; gardez-moi le secret. C'est qu'ici je suis réellement tout hébétée. Je ne comprends pas comment on peut ne pas faire une confusion de tout cet ordre admirable. J'y ai déjà pensé, et je me perds dans les accolades. Vous me redresserez là-
462 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
dessus. La lecture favorite1 est la seule qui aille réellement son train ; je suis toute triste de la mort du duc de la Rochefoucauld que j'ai apprise hier. A propos de lui, il disait en maxime : Nous n'avons point assez de force pour suivre toute notre raison, et madame de Grignan disait: Nous n'avons point assez de rai son pour suivre notre force. Qu'en pensez- vous ? Qui est-ce qui disait le mieux? Si vous êtes pour madame de Grignan, je le ferai savoir à sa mère, qui en sera charmée, et comme M. de la Rochefoucauld est mort, il ne s'en blessera point.
J'ai apporté ici un volume de morceaux choisis de Massillon que je veux vous faire parcourir. Ce sont de vrais modèles, et pour les pensées et pour le style. Je voudrais, cher enfant, que vous aimas- siez Massillon, et qu'il vous aidât à être un bon chrétien. Vos amis du siècle deLouisXIV l'étaient, et n'en ont pas été de moins grands hommes pour cela.
Pour revenir àce temps-ci, dites-moi quels mou- vements on se donne à l'Institut depuis la mort de Cailhava2. Vous mettez-vous sur les rangs? En vérité,
1. Les lettres do madame de Sévigné.
2. Cailhava, membre de l'Académie française et auteur dramatique venait de mourir, le 20 juin, à quatre-vingt-deux ans.
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je vous donnerais ma voix. Parlez-moi des prix et tachez d'en avoir, pour mon plaisir, si ce n'est pour le votre. Je n'aime pas à vous voir cette philosophie; elle n'est pas de votre âge. Rien avant le temps. Celui où vous ne vous en soucierez pas viendra assez tôt. Pour moi, je sens un grand fonds d'ambition à votre sujet. Vous m'avez fait intri- gante ; peu s'en faut que, par vous et pour vous, je ne devienne envieuse. Voyez les beaux vices que je vous devrai.
Faites donc des chansons et me les envoyez; et surtout, que j'en trouve une pour le jour de sainte Glaire, soit que je sois avec vous, ou encore ici. Adieu, mon cher enfant; le soleil se couche, et je n'y vois plus; je vais me coucher aussi. Adieu, cher et aimable fils, il faut que je vous dise sincèrement que vous faites les délices de mon cœur, et en vérité aussi de mon esprit. Aussi, je crois que je suis folle, et je finirai par faire un ingrat de vous, à force de vous aimer.
461 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
CXCIII.
MADAME DE RÉMUSAT A SON FILS CHARLES, A PARIS.
Vichy, 10 juillet 1813.
Vous êtes, mon cher ami, le plus aimable fils du monde. Voilà une vérité que je soutiendrai à la pointe de mon éloquence, ou plutôt je n'aurai nul besoin de l'employer pour cela, parce que je ne rencontrerai personne qui vienne me disputer ce point. En attendant, je le sens dans le plus tendre de mon cœur, et je vous avoue que je re- mercie la Providence de l'enfant qu'elle m'a donné. Il faut cependant que je vous dise encore que, malgré toutes ces bonnes qualités que j'aime tant, il me semble que vous êtes un tant soit peu fripon avec votre mère. Vous la louez beaucoup, cette pauvre mère; vous sentez que vous avez besoin de la gagner un peu, pour corriger l'anti- pathie naturelle qu'elle a pour vous, et, en attendant mieux, vous lui dites dubien de ses lettres. Hélas! mon enfant, je ne sais trop ce qu'il peut y avoir
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de bon dans ce que je vous écris; il me semble que je suis si dépouillée dans ma solitude, qu'il ne me passe guère d'idées dans la tète, et, quant à mes sentiments, vous savez que j'ai juré de leur imposer silence. Enfin, tant mieux pour moi si je vous plais dans cette viduité.
Il y a quelque chose de vrai dans ce que vous dites sur la facilité avec laquelle les femmes écrivent. La raison, je ne la sais guère, si ce n'est cependant qu'elle vient de cette habitude qui fait que nous met- tons plus d'importance que les hommes à mille peti- tes choses journalières qui nous donnent plus d'é- motions qu'à vous, nous conduisent à en parler ave c plus de mouvement et d'intérêt, sans cependant devenir pesantes, parce que la légèreté féminine effleure tout et ne s'arrête guère. Remarquez le tour piquant qu'une femme de Paris bien élevée sait donner à la conversation dans le monde, comme elle évite la dissertation qui l'embarras- serait, et comme elle parvient à réunir dans une même causerie un bon nombre d'hommes qui auraient envie de parler, et qui, retenus par je ne sais quoi, n'auraient souvent rien dit, si on ne les avait mis en train, et si on n'avait éveillé leur intérêt et leur vanité par je ne sais quelle paroi '
II. 30
466 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
dite à propos! C'est là le grand art des femmes, et ce qui fait qu'il n'y a réellement de société que dans les pays où elles sont quelque chose. On dit bien qu'il en résulte parfois des inconvénients ; mais c'est à vous, messieurs, à vous en défendre, et à nous de profiter du besoin que vous avez de nos petits moyens de vous plaire. Pour en revenir aux lettres, je vous assure que les vôtres me plaisent aussi extrêmement. Vous écrivez très bien, parce que vous êtes naturel et gai. Ce que vous écrivez vous ressemble tout à fait ; il y a dans une lettre de vous mille choses diverses comme dans votre tête, et une petite couleur de seize ans sur le tout, qui est fraîche et animée. Je vous/ remercie de m'appeler votre meilleure amie. Souvenez-vous, cher enfant, que vous m'avez donné ce titre, et que je ne le lâcherai plus. A vous dire le vrai, j'y comp- tais un peu, mais j'aime à en recevoir l'assurance. Vous allez entrer dans le monde d'ici à quelques années; vous y ferez des liaisons qui vous seront personnelles, vous y trouverez des plaisirs et des chagrins quelquefois. Dans ces derniers cas sur- tout, je veux que vous pensiez à moi, que vous ayez le besoin de venir m'en apporter laconfidence.Nous ne pourrons peut-être pas toujours les l'aire dispa-
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rallie, ces chagrins, car la peine en ce bas monde est un peu tenace; mais nous serions bien mala- droits si nous ne parvenions pas à adoucir un peu les choses. D'ailleurs, il y a une jouissance très douce, que vous connaîtrez un jour, à s'épancher avec une personne qui vous entend, et qui même vous devine, La confiance est un des meilleurs présents qui nous aient été faits ; la vôtre sera la récompense de ma tendresse.
La pensée que vous allez m'aimer à présent comme votre amie, après m'avoir aimée dans votre enfance comme votre mère, éclaire ma vie, et la rend pour moi tout aimable et toute sereine. Voilà encore un sujet sur lequel il faut que je coupe court. Qu'on a de la peine à ne pas fourrer ce diantre de cœur dans la conversation, en écrivant à son enfant ! Or sus, verbalisons : Vous trouvez que M. Fercoc » vous demande trop dans sa morale, et que votre jeunesse vous demande aussi quelque chose que vous ne pouvez vous refuser d'écouler '? Vous auriez tort de ne pas l'en-
1. M. Fercoc était un disciple de Laromiguièro et professait la philosophie au lycée. Mon père était alors en seconde, et, dans ce temps-là, on faisait une philosophie supplémentaire dans les
classes àe\ seconde et de rhétorique.
408 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
tendre; il faut être poli avec tout le monde, et ne point trop éconduire cette pauvre jeunesse qui, d'ailleurs, se présente de si bonne grâce. Elle veut que vous cherchiez le plaisir? Eh ! mon en- fant, qui est-ce qui s'aviserait de le trouver mau- vais ? M. Fercoc, ou plutôt la saine philosophie, permet assurément d'égayer cette courte vie; mais, seulement, elle vous avertit d'avance qu'il faut éviter les plaisirs qui flétriraient l'âme et qui s'opposeraient à ce contentement intérieur qui sait résister à tout, et qui fait la véritable indé- pendance de l'âme. « Mais, me direz-vous,je ne me soucie pas beaucoup d'être indépendant de l'âme. » Entendons-nous : Il y a fagots et fagots. Dépendez quelquefois, j'y consens, d'un amusement qui vous plaît, d'un sentiment qui vous intéresse, d'un joli visage qui vous regarde ; mais réservez-vous les moyens de vous passer de tout cela, au moment où cela vous manquerait, et de ne pas, dans ce cas, vous croire obligé de vous pendre; et, pour arriver à conserver cette force, ne vous épuisez pas trop tût en épuisant le plaisir, et habituez- vous à vous le refuser quelquefois, en le remplaçant par la satisfaction d'avoir énervé votre force. C'est un petit dédommagement assez
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bien inventé par la raison, et peut-être aussi par la vanité humaine, pour nous consoler dans la priva- lion. Les hommes qui ont vécu, et qui sont sages, vous enseignent les moyens, non d'être toujours content dans telle ou telle occasion, mais de rendre la masse de la vie heureuse. Croyez les dans leui théorie, et prenez dans la pratique ce que vous pourrez, en n'adoptanl rien exclusivement, pas même la raison. Vous voyez que ma philosophie est assez facile. Vous aimez peut-être mieux mon jargon que celui de Fercoc, mais je sais à qui ji1 parle, et votre tête est très bonne et fort capable d'entendre tout, sans abuser de rien.
Je suis charmée que vous alliez au concours. J'ai des espérances que je soigne en cachette, et des consolations toutes prêtes en cas de revers. C'est, mon enfant, un singulier composé que celui d'une mère, mais qui, en vérité, a du bon.
170 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
GXGIV.
MADAME DE REMUSAT A SON FILS CHARLES1,
V l'A H I S.
Vichy, 15 juillet 18)3.
J'ai été assez souffrante d'un violent mal de gorge depuis quelques jours, et je me suis fort ennuyée, mon enfant; aujourd'hui, je me trouve un peu mieux, et je veux m'amuser à vous écrire. Aussibien,vousme grondez de mon silence, et vous mu jetez à la tête vos quatre, lettres depuis trop longtemps. Je ne veux plus être en reste avec vous, et celle-ci, je crois, me mettra en état de vous ré- pondre à mon tour, si l'occasion s'en présente.
Mon cher ami, je vous suis pas à pas dans vos travaux, et je vous vois bien occupé dans ce mois de juillet, tandis que je mène une vie si mono- tone. Je sais aussi, à peu près, tout ce que vous dites et faites les jeudis et les dimanches. Madame de Grasse nie raconte ses petites causeries avec vous,
1 . J'ai cité cette lettre dans la préface des Mémoires, t. I,p. 59.
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et m'amuse de tout cela. Par exemple, elle m'a conté que, l'autre jour, vous lui aviez dit du bien de moi, et que, lorsque nous causons ensemble, vous êles quelquefois tenté de me trouver trop d'esprit. En vérité, ce n'est pas cette crainte qui doit vous arrêter, parce que vous avez assurément au moins, cher enfant, autant d'esprit que moi. Je vous le dis franchement, parce que cet avantage, tout avantage qu'il est, a besoin ordinairement d'être appuyé sur beaucoup d'autres choses, et que, dans ce cas, en vous le disant, c'est plutôt vous aver- tir que vous louer. Si ma conversation tourne sou- vent avec vous un peu gravement, prenez-vous- en à mon métier de mère que j'achève encore avec vous, à quelques bonnes pensées que je crois dé- couvrir dans ma tête, et que je veux faire passer dans la vôtre; au bon emploi que je veux faire du temps que je vois courir et prêt à vous emporter loin de moi. Quand je croirai être arrivée au mo- ment de l'abdication de tous les avertissements, alors nous causerons mieux ensemble, l'un et l'au- tre pour notre plaisir, échangeant nos réflexions, nos remarques, nos opinions sur les uns et les autres, et ceia franchement, sans craindre de se fâcher mutuellement, enfin dans toutes les
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formes d'une amitié fort sincère et tout unie de part et d'autre; car je me figure qu'elle peut très bien exister entre une mère et son fils. Il n'y a pas entre votre âge et le mien un assez long es- pace, pour que je ne comprenne pas votrejeunesse, et que je ne partage quelques-unes de vos impres- sions. Les têtes de femme demeurent longtemps jeunes, et, dans celles des mères, il y a toujours un côté qui se trouve avoir justement l'âge de leur enfant.
Madame de Grasse m'a dit aussi que vous aviez quelque envie, pendant ces vacances, de vous amu- ser à écrire quelques-unes de vos impressions sur bien des choses. Je trouve que vous avez raison; cela vous divertira à revoir dans quelques années. Votre père dira que je veux vous rendre écrivas- sier comme moi, car il est sans façon, monsieur votre père; mais cela m'est égal. Il me semble qu'il n'y a nul mal à s'accoutumer à rédiger ses idées, à écrire seulement pour soi, et que le goût et le style se forment de celle manière. Parce qu'il est, lui, un maudit paresseux qui ne m'écrit qu'une lettre en huit jours... il est vrai qu'elle est bien ai- mable, mais enlin, c'est peu... Suffit! qu'il ne me fasse pas parler.
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Dans ma retraite, j'ai eu, moi, la fantaisie de tâ- cher de faire votre portrait, et, si je n'avais pas eu
mal à la gorge, je ramais essayé. Je crois qu'en y pensant, et en trouvant que, pour n'être point, fade et enfin pour être vraie, il fallait bien indiquei quelques défaut s, le mal que j'étais obligée de dire de vous m'a prise au gosier, et que c'est là ce qui m'a donné mon esquinancie, parce que je n'ai ja- mais pu le mettre au dehors. En attendant ce por- trait, et en vous dévidant avec soin, je vous ai trouvé bien des qualités tout établies, quelques- unes qui commencent à poindre, et puis de petits engorgements qui empêchent certains biens de pa- raître. Je vous demande pardon de me servir d'un style de médecine : c'est que je suis dans un pays où il n'est question que d'engorgements, et du moyen de les faire passer. Je vous défilerai tout cela un jour que je serai en train, et seulement aujourd'hui je ne loucherai qu'à un point. Voici ce qu'il me semble par rapporl avec ce que vous êtes vis-à-vis des autres : Vous avez de la politesse, même plus qu'on n'en a souvent à votre âge, et beaucoup de bonne grâce dans l'accueil, dans les formes, dans la manière d'écouter. Conservez cela . Madame de Sévignô dit que le silence approbatif
Ï7 1 LETTRES HE MADAME DE RÉMUSAT.
annonce toujours beaucoup d'esprit dans la jeu- nesse. « Mais, manière, où en voulez-vous venir? Vous m'avez promis un défaut, et, jusqu'à présentée ne vois rien qui y ressemble. Tout père frappe à côté. Allons donc, ma mère, au fait ! » Eh ! un moment, mon fils, m'y voici. Vous oubliez que j'ai mal à la gorge, et que je ne puis parler que doucement. Enfin, vous êtes donc poli. Si on vous invite à sai- sir l'occasion défaire quelque chose qui doive plaire à ceux que vous aimez, vous y consentez volontiers. Si on vous montre cette occasion, une certaine paresse, un certain amour de vous-même vous fait un peu balancer, et enfin, à vous tout seul, vous ne cherchez guère cette occasion, parce que vous craignez de vous gêner. Entendez-vous bien ces subtilités? Tant que vous êtes un peu sous ma main, je vous pousse, je vous parle; mais bientôt il faudra que vous vous parliez tout seul, et je voudrais que vous vous parlassiez un peu des au- tres, malgré le bruit que vous fait votre jeunesse qui, en effet, a bien le droit de crier un peu haut. Je ne sais si ce que je vous ai dit est clair. Comme mes idées passent au travers d'un mal de tête, de quatre cataplasmes dont je suis entourée, et que je n'ai point aiguisé mon esprit avec Albert depuis quatre
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jours, il se pourrait qu'il y eût un peu d'esqui- nancie dans mes discours. Vous vous en tirerez comme vous pourrez. Enfin, le fait est que vous êtes fort poli extérieurement, que je voudrais que vous le fussiez aussi intérieurement, c'est-à-dire bienveillant; la bienveillance est la politesse du cœur. Mais en voilà assez.
Savez-vous que je suis bien mécontente de la manière dont on traite mon pauvre Cainpenon * dans les journaux. Il pourrait dire, comme Junie : <r Je n'ai mérité ni cet excès d'honneur, ni cette in- dignité. » Je vous remercie de la place que vous m'offrez à l'Institut. Les feuilletons des journaux me font peur. M. Regnault me paraît embarrassé du choix à faire maintenant. Cesmessieursmeurenl trop vile ; on n'a réellement pasle temps de respirer, et il faudra finir par prendre quelque grand parti. Mon voisin relit les œuvres de l'abbé Delille, pour se préparer au discours qu'il faudra qu'il fasse. Je
1. Campenon, né en 1772, auteur de poèmes, de traductions et d'essais historiques, était commissaire impérial près l'Opéra-Co- mique, et clief-adjoint de l'Université. Il venait de succéder, comme académicien, à l'abbé Delille, mort le mois précédent. 11 devait être reçu par Regnault de Saint-Jean-d'Angely, nommé assez singulièrement de l'Académie en 1803. La réception n'eul lieu qu'en 18M, pendant la première Restauration.
47(3 LETTRES DE MADAME Ht REMISAT.
ne le plains guère d'avoir à commencer parce travail, c'est-à-dire cette lecture. Mais, en arrivant, il a été pris d'un accès de goutte fort inch il qui lui fait crier les grands cris au-dessus de ma cham- bre. Lui et moi donnons à notre maison un certain air d'hôpital qui ne me surprend guère. Pendant ce temps, la comtesse chante tout le jour, et Isabey grimpe et descend les escaliers comme un vérita- ble écureuil, étant tout seul, parce qu'il ne trouve personne avec qui il puisse rire; si vous étiez ici, il ne serait plus embarrassé. Le soir , on danse des bourrées devant mes fenêtres, et cela avec le plus triste accompagnement de musette; c'est un sot instrument, n'en déplaise à toutes les idylles passées et à venir. Votre petit frère figure joliment dans ce bal, il devient tout champêtre ici. 11 pêche le matin, se promène, connaît mieux que vous les arbres et les différentes cultures, et, le soir, il ligure avec de grosses bergères d'Au- vergne auxquelles il fait toutes les petites mines que vous savez.
Adieu, cher enfant; je vous quitte, parceque mon papier finit, car je m'amusais de toutes ces pau- vretés qui me tirent un peu de mon ennui; mais il faut cependant ne pas vous assommer en vous en
ANNÉE 1813. 177
donnant trop à la fois. Veuillez bien présenter mes hommages respectueux à Griffon '; faites bien tous mes compliments à M. Leclerc.
GXCV.
MADAME DE II E. M CSAT A M. DE RÈMUSAT, A PARIS.
Vicli y, 17 juillet 1813.
Je me porte mieux aujourd'hui, mon ami. Mets- toi bien dans la cervelle que je ne suis point ma- lade, ni tracassée, que je suis venue ici pour me secouer, souffrir, et, après cela, me mieux porter en hiver. Mon chancelier te dira le reste, c'est-à-dire M. Lucas, qui écrit à M. Moreau, qui va m'envoyer sa lettre, et que tu liras et commenteras avec noire pelitdocteur. Ma chère, ma bonne dame de Grasse, ne pensez pas trop de mal des eaux, ne croyez pas que je sois mal, parce que je m'avise de vous sou- haiter dans la journée. Vous êtes si bien dans les premières habitudes de mon cœur, que je n'ai nul
1 . Petit < liicn.
HH LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
besoin de Y extremis, pour vous aimer auprès de mon lit ; il est tout simple que, lorsqu'on m'or- donne d'y rester, que j'ai mal à la tète et que j'étrangle; que je vois par ma fenêtre un gros nuage noir, qu'Albert regarde tristement, cloué sur sa chaise, il est tout simple que je dise de ma- nière que vous l'entendiez : « Ah! ma chère bonne, pourquoi n'êtes-vous pas là? »
Mais , le lendemain je suis levée, je parle mieux, je puis agir, le temps est beau, Albert va à la pêche; alors je reprends toutes mes plain- tes, la raison revient, et je vous laisse à votre ménage, à vos affaires, à votre fille, qui peut avoir besoin de vous, et je me contente de compter le plaisir de vous revoir avec tous les autres plaisirs que me promet le mois d'août. Ne me dites pas que vous êtes tourmentée; car c'est alors que la bonne tête tournerait, et que, toute boisson cessante, je prendrais la poste pour aller vous montrer que cette petite bonne femme vit encore.
Parlons d'autre chose : « Un grand de la cour du roi de ne je sais quel pays voyageait avec sa femme; ce grand voulait se montrer affable et simple; aussi, en arrivant au lieu où il devait faire
ANNÉE 1813. 47'J
sa résidence, il ordonna à tout son monde de ne point effaroucher personne de ses titres, et de l'appeler, tout bonnement, seulement par sa di- gnité. Il fut enjoint aux gens de la maison où il logeait de ne point se perdre dans le monseigneur ni les excellence, mais de dire tout uniment le ministre.Touile monde fut surpris de cet incognito et de celte façon de simplicité. Ce grand seigneur paraissait aimer sa femme. Dès qu'il l'avait quittée pour quelques jours, il fondait en larmes en la re- voyant; elle, de son côté, avait toujours été malade et triste pendant son absence. Le jour qui devait les réunir, elle était levée avec le jour, et sur le chemin pour épier le moment où elle apercevrait le char de cet époux adoré. On ne peut se figurer la vivacité de leurs embrassemenls, en se retrou- vant ensemble. Ils étaient si heureux, que les as- sistants disparaissaient pour eux, et ils ne pouvaient contraindre leurs caresses. Le grand seigneur fut malade! Oui n'eût point été touché des anxiétés de cette épouse passionnée, de ses inquiétudes, de ses soins? Elle demeurait une grande partie du jour auprès du lit de son mari, il ne rece- vait rien que de sa main. Si, quelquefois, elle le quittait, c'était à la vérité pour aller faire de la
480 LETTIîES DE MADAME DE RÉMUSAT.
musique avec une société brillante, à qui elle ra- contait sans doute, pendant la ritournelle des airs qu'elle chantait, les peines que les souf- frances de celui qu'elle aimait tant lui causaient. Fortifiée par cette légère distraction, elle allai! re- prendre son poste, et n'en sortait plus qu'au mo- ment où le malade allait essayer, vers dix heures du soir, de prendre un peu de repos. Le lendemain, l'aurore voyait encore cette épouse troublée la devancer, aller à la porte du malade, épier son ré- veil, entrer chez lui, le presser dans ses bras, et, lorsqu'il fut mieux, l'aider à se promener, lui prê- ter son appui, et marcher serrée contre son sein, à peu près comme Anligone. En les voyant passer, chacun les admirait. On se récriait sur la popula- rité du mari, qui ne voulait pas souffrir qu'on se dé- couvrît devantlui, et sur la sensibilité conjugale de sa moitié. Il y avait dans leur voisinage une pauvre petite femme isolée, triste de beaucoup de sépara- tions, un peu affaissée sous le poids de l'absence, qui les regardait, et qui se disait tout bas : « Il y a donc dans ce monde deux manières d'aimer. » J'ai trouvé ce petit conte dans un vieux livre qu'on m'a prêté ici. Si vous trouvez qu'il v< us amuse, je verrai à vous en dire encore un autre par le prochain courrier.
ANNÉE 1813. 481
Voilà le cousin qui m'écrit de me garer des liaisons qui se prolongeraient au dehors des eaux. Ma sœur lui a soufflé sa crainte; ras- sure-les. Je ne me jette guère à la tète, en général, et je reviendrai aussi libre que je suis partie. Le comte se porte bien maintenant; je ne le vois guère. Il entre chez moi, y cause fort bien , un moment,de l'Institut, de la littérature, et puis il sort, et c'est fini. Hier matin, on a joué chez une dame de leur connaissance trois actes frlp/iir/énie. Madame Regnault faisait Iphigénie. Elle s'était costumée avec une grande sévérité qui allait à son beau visage. Elle a un joli son de voix ; cela suffit, quand on est soutenue de Racine et d'un nez grec; le reste des acteurs ne la valait pas. Dans le troi- sième acte, lorsqu'elle a débité la belle tirade, son mari pleurait, et il n'a pu s'empêcher, à la fin, d'aller l'embrasser à la face de vingt personnes qui le regardaient. Le reste de la troupe était un peu vêtu en mardigras.Cettemadamcde Lalour',dontjet'ai parlé, dit bien les vers. L' Achille était un monsieur assez ridicule, chargeant La fond, avec un habit tabac d'Espagne, recouvert d'un châle jaune qui
l. Madame de Latour était une demoiselle Buflaut, tante de madame Regnault.
n 31
482 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
drapait son pantalon. VÉriphile était médiocre; YAgamemnon,M. de Bernis, gendre de la princesse de Rohan; il a l'habitude de dire les vers, mais il est gros, il avait une redingote, des bottes, et tou- jours le châle sur l'épaule, et le livre à la main, parce qu'il ne savait pas. Tout cela, auvis-à-visdu soleil, à trois heures; mais, vers quatre heures et demie, les cloches de tous les dîners ont sonné, et, la famille des Atrides et nous, nous avons été dîner. Ce soir, on nous annonce des proverbes. Gomme il ne faut pas parler pour tout cela, je suis de très bonne mise à ces sortes de choses. J'en- tends à côté de moi le mouvement des préparatifs et des répétitions, l'agitation des costumes; je me gargarise pendant ce temps-là, je fais écrire Albert, je t'écris, et, ce soir, je descendrai à huit heures, pour assister à ce petit spectacle.
ANNÉE 1813. 483
CXCVI.
CHARLES DE REMUSAT A MADAME DE RÉMDSAT, A VICHY.
Paris, mardi 24 juillet 1813.
J'ai reçu, ma chère mère, votre lettre avec autant de plaisir que de surprise de vous voir devenue si empressée à remplir vos devoirs épistolaires. C'est un morceau que cette lettre, et voilà comme je les aime. Madame de Grasse n'a pas, je^ crois, bien entendu ce que je lui ai dit. D'abord, si j'ai dit que vous aviez trop d'esprit pour moi, je n'entendais pas que votre conversation fût trop élevée ou trop sérieuse; mais, seulement, que, lorsqu'on cause avec vous et que vous prenez vraiment part à la conversation, vous avez une manière si brillante e1 si originale d'envisager les choses, qu'il est difficile, surtout pour moi, de vous suivre et de vous répon- dre.
484 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
Secondement, pour les écritures de ces vacan- ces , il faut que vous me conseilliez. J'ai beau analyser, je ne sais quelle méthode, synthétique ou autre, employer. Il s'agit de raisonner, ou de dé- raisonner sur la nature, les hommes en général, les personnes en particulier, les conventions et les rapports de la société, les ouvrages de littérature, et, ne voulant pas faire un in-folio, cela devient embarrassant. Yoici mon idée : Je voudrais pren- dre, dès à présent, des notes confuses et mélangées sur mes opinions et mes sentiments d'aujourd'hui, que j'ai arrêtés hier, et qui changeront demain; dire toutes les variations qu'ils ont subies par les circonstances ou les années jusqu'à ce moment, et ainsi préparer des matériaux pour un grand ou- vrage que je ferai dans plusieurs années. C'est une histoire, un roman, ou ce que vous voudrez, qui pourrait avoir pour titre : « Les métamorphoses, ou mémoires d'un jeune homme placé dans ce qu'on nomme la haute société, depuis sa naissance jusqu'à l'âge de vingt ans. » Vous sentez qu'il n'y aurait là ni aventures, ni événements; il m'en se- rait arrivé qu'il faudrait les retrancher. Ce serait la vie ordinaire d'un homme, surtout sa vie morale, que je voudrais peindre, les diverses manières
ANNÉE 1813. 480
dont scs parents, ses amis, ses relations, tontes les circonstances extérieures Vinfluencent dans ses premières années. Que dites-vous d'influencer? Le, mot esta la mode; mais, certes, il n'est point du siècle de Louis XIV. Je reviens. Je prendrais donc mes notes dès aujourd'hui; car, non seulement je n'aurai pas, dans trois ans, quatre ans, les mômes idées, je ne penserai pas comme je pense; mais, même, je ne pourrai pas m'imaginer que j'aie ja- mais pensé autrement que je ne penserai alors. J'ai déjà assez de peine à me persuader que je n'ai pas toujours été comme je suis, au mois de juillet 1813, et à retrouver mes pensées des années passées. Il y a donc urgence. Plus je vais, plus ce souvenir s'affaiblit, et les traces de l'enfance dis- paraissent. Que dites-vous de mon projet? Il me semble qu'il doit vous plaire. M. Fercoc ne faitque nous exhortera faire un traité sur l'imagination. Je lui obéis à souhait : une histoire de la jeunesse n'est-elle pas un traité sur l'imagination?
Je suis sûr qu'à présent vous vous grattez la tête, et vous vous dites : « Qu'il est heureux! Que de papier à noircir! » Vous voudriez avoir seize ans, pour en faire autant. Mais écoutez : Faites les mémoires d'une mère. Racontez comme, à mesure
486 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
que le temps passe, ses sentiments pour et sur son fils se transforment. La matière est peut-être moins riche que la mienne. N'importe, nous travaille- rons en même temps, nous ne nous communique- rons rien. Quand je ferai le fils de quinze ans, vous ferez la mère de trente; et, ensuite, nous comparerons. Gomme nous aurons nécessairement parlé des mêmes choses, il sera piquant de con- naître les différents points de vue qui dans le même objet se seront montrés à l'une et à l'autre. Réfléchissez sur cela, et répondez-moi catégori- quement.
Je passe à la partie historique de ma lettre : J'ai composé vendredi dernier en version grecque. J'ai donné la mienne à M. de Wailly et à M. Leclerc. Ni l'un ni l'autre ne m'en ont parlé. Hier, je suis resté depuis huit heures du matin jusqu'à sept heures et demie du soir sur une chaise de paille, pour monter Pégase, c'est-à-dire pour composer en vers latins. J'en ai fait quarante-huit, et mal- heureusement je ne puis dire courte et bonne. Nous ne faisons plus rien, absolument rien ici. M. Pot- licr',ne sachant comment remplir les classes, passe
1. M. Pottier était professeur de seconde.
ANNÉE 1813. 487
le temps à nous lire Vert-Vert, ce qui n'est pas une occupation bien laborieuse. Nous recommencerons demain la composition en thème, et, vendredi, concours en philosophie. Après cela, plus de con- cours. Deux compositions en thème et en version latine au lycée; et puis, fouette cocher!
Revenez, je vous prie, le plus tôt possible tirer papa de son célibat; car, franchement, quoi que vous disiez, madame de Grasse ne peut lui suffire. Ma tante a eu son mari quelques jours; il est ar- rivé jeudi dernier, et doit être parti hier lundi. Il est vraiment bien, et je souhaite que vos eaux vous fassent un aussi bon effet. Nous avons été dîner dimanche chez ma tante, avec M, Pasquier, ma- dame Chéron, madame de Grasse, où nous avons bavardé au mieux. Le dîner a commencé par une dispute qui est depuis peu à la mode. C'est sur mademoiselle Gosselin, laquelle, jusqu'à présent, n'a contre elle que ma tante et Geoffroy. En vain le cher baron, en vain mon oncle ont fait les plus beaux discours. Ma tante a été comme un roc, et madame Gardel ne peut trouver un champion plus opiniâtre1. Ce n'est pas tout : Madame Chéron, qui
1. Mademoiselle Gosselin, jeune danseuse que Geoffroy appelait désossée, avait alors un grand succès. Mais les classiques préfé- raient madame Gardel.
488 LETTRES .DE MADAME DE KÉMUSAT.
apparemment ne se connaît pas en danse et qui gémissait intérieurement de n'avoir pas dit un mol depuis le commencement du diner, c'est-à-dire depuis trois quarts d'heure, s'avise de sortir de son silence par un éloge pompeux de la manière admirable et surtout nouvelle dont mademoiselle Leverd avait joué le Tartuffe la veille) et de sa supériorité sur son ennemie1. Pouh ! quelle pomme de discorde! Exclamations de ma tante. Mon oncle fait écho, en jurant qu'il ne les a vues ni l'une ni l'autre. M. Pasquier supplie, demande en grâce qu'on ne touche pas une pareille corde, et verse un verre d'eau à ma tante, qui étrangle. Mon père attend vainement le silence pour parler raison, et, moi, je me tais, en répétant mentalement : « Ana- lysez, analysez. » Mais bah ! pas plus d'analyse que dessus ma main. Madame Chéron abuse conti- nuellement des mots, et accumule ses sophismes pour prouver le plus grand des sophismes : c'est qu'elle avait raison. Au reste, cela ne m'étonne pas. Figurez-vous qu'elle avait eu la force de sortir après le Tartuffe, pour aller voir deux farces aux
1. Cette ennemie était mademoiselle Mars, dont le talent était alors comparé et point toujours préféré à celui de mademoiselle Leverd .
ANNÉE 1813. 489
Variétés! Et l'on veut, après cela, juger de la ma- nière de jouer Molière. Faire passer El m ire à la censure qui a prononcé sur M. Dumollet1! C'est
bien; d'ailleurs, je ne savais, sans cela, comment finir ma lettre, et il faut que vous la preniez telle qu'elle est. Adieu.
CXCVII.
MADAME DE RÉMUSAT A M. DE REMISAT, A PARIS.
Vichy, 27 juillet 1813.
Je respire maintenant, parce que je pense que les lettres d'hier vous auront tous tranquillisés, et qu'après les avoir lues, le mari et la femme se seront remis à leur métier, en se disant: « La pauvre chérie n'a pas mal souffert ; mais, enfin, voilà qui est fait ! Elle est bien maintenant, elle a repris cou- rage ; le temps avance; allons, prenons patience et travaillons. » Et chacun de se rasseoir, et ma- dame de Grasse de dire: « Ces eaux-là sont trop fortes pour elle, je l'avais bien prévu. — Mais vous voyez bien que son médecin croit
1 . Vaudeville de Désaugiers et Genlil.
490 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
qu'elles lui seront bonnes. — Ah! c'est qu'il veut la garder Là-bas. — Ali! vous voilà bien, de croire toujours à une autre intention que celle qu'on montre. — Mon Dieu !ai-je tort?Les hommes sont si menteurs ! Qui sait si celui-là ne ment pas comme les autres? — Vous voulez dire: iNe se trompe pas comme les autres. — Ah bah! c'est la même chose. — Mais non, autre chose est mentir ou se tromper. — Enfin j'avais bien dit que ces eaux lui feraient mal. » N'est-ce pas comme cela que se passera la causerie de mardi, et puis de longs silences?
Pour moi, j'ai passé ma journée d'hier assez doucement. J'ai demeuré toute la matinée dans ma chambre; il pleuvait réellement à torrents; j'ai fait de la tapisserie, j'ai écrit à madame de Vintimille, j'ai lu un peu de la Bruyère; à quatre heures, j'ai fait une petite visite au comte et à la comtesse, qui m'avaient fait inviter à dîner et que j'avais refusés, sous prétexte de régime. Nous avons causé de bien des choses, un peu du musi- cien l, dont le comte m'a dit qu'il croyait l'affaire finie. J'ai dit que «j'en étais bien aise, que lui et
1. Spontini.
ANNÉE 1813. 491
sa famille méritaient de l'intérêt; que, quant à lui, il payera fort cher d'assez fortes sottises; que tu l'avais placé de manière à vivre honorablement; que le désir de gagner davantage et de couvrir de folles dépenses l'avait entraîné dans de mauvai- ses affaires, et dans des torts que tout autre que toi lui aurait difficilement pardonnes, mais qu'il fallait les oublier au moment du malheur, et que c'était ce que tu avais fait ». Le comte m'a ré- pondu, « qu'il ne savait nullement le fond de l'af- faire, qu'Erard était venu lui demander de soute- nir son gendre, que c'était à cause de cela qu'il l'avait lait, que les adversaires lui paraissaient d'assez mauvaises gens, qu'il fallait remettre le pau- vre diable en état de tirer parti de son talent, etc. » Nous avons parlé ensuite opéras, poèmes, vers, Institut, etc. Nous ne nous entendions pas sur grand'chose, mais je glissais sur tout, et ne tenais à rien. Je faisais de temps en temps de petits com- pliments. C'était une causerie charmante, sans épanchements, sans naturel, où chacun se voyait venir, et suivait ses paroles, du moins moi. En- suite, je suis rentrée dans m a petite cellule, et, à huit heures, j'ai été chez madame Ducayla, où tout le monde s'est réuni : la comtesse, les
492 LETTRES DE MADAME DE RÉMUSAT.
autres personnes de la société, guelfes et gibelins. On a chanté, travaillé, j'ai joué au whist, la soirée s'est bien passée, et, à dix heures, le couvent s'est fermé.
Mais, mon Dieu! que j'ai lu de beaux morceaux de Massillon! Que je suis contente de la Bruyère ! Que tous les écrivains de ce temps-là sont pleins et nourris! Que de choses on y trouve, quand on les lit doucement et en les écoutant bien ! On cause réellement avec eux, on les questionne et ils ré- pondent admirablement; ils vous questionnent à leur tour , mais on ne répond pas si bien, surtout quand c'est. Bourdaloue ou Massillon. On est debout devant eux, on baisse les yeux, on hésite, et on leur demande du temps, qu'ils n'ont pas l'air de beau- coup se soucier d'accorder.
Madame Devaines a écrit le mariasrc de son fils à M. de Jaucourt1, qui en est content, sur ma parole; j'ai écrit à Ja mère et au fils, j'ai écrit hier aussi «à madame de Rumford. Je suis d'une exactitude ad- mirable de correspondance; je tiens tête à bien du monde. Entre nous, cela ne m'amuse pas toujours, mais, enfin, il faut répondre et n'être point gron-
l.M. Devaines venait d'épouser madame Dillon, Henriette de Mculan, sœur de la première madame Guizot.
ANNÉE 1813. 493
dée. J'ai reçu une lettre assez triste de Corvisart. Trouve le moyen de lui donner une marque d'in- térêt. Si Lu allais le voir, peut-être en serait-il flatté. Charles me conte fort gaiement cette séance où tu ne dormais pas, où il suait à grosses gouttes, et où M. Bertrand se plaignait du vent. Il m'amuse beaucoup; ses lettres sont aimables et gaies, et quelquefois tendres; mais, dès qu'il s'en aperçoit, il lait une plaisanterie pour couper court à l'atten- drissement. 11 en finissait une, il y a quelques jours, en me disant qu'il m'aimait et m'embrassait comme... et puis il hésitait, et reprenant ensuite : comme une mère aime à embrasser son enfant, ajoutant qu'il ne pouvait pas dire mieux. Il m'as- sure quejeserai toujours sa meilleure amie; enfin, il veut arriver à me tourner la tête; j'ai peur qu'il n'y parvienne.
FIN Dl TOME DEUXIÈME
TABLE
DU TOME DEUXIÈME
1806.
Tages
LXXXIV. — G janvier 1
LXXXV. — 10 janvier 7
LXXXY1. — 25 septembre 12
LXXXVII. — 28 septembre 18
LXXXYIII. — -1 octobre 24
LXXXIX. — 6 octobre 29
XC. — 10 octobre 30
XC.I . — 20 octobre 40
XCII. — 27 octobre 44
XCIII. — 28 octobre 17
XCIV. — le novembre 51
XCV. — 2 novembre 57
XCVI. — 5 novembre 01
XCVII. — 9 novembre 65
XCVIII. — 10 novembre 69
XCIX. — 15 novembre 73
C. — 18 novembre 77
CI. — 20 novembre 83
Cil . — 24 novembre 87
CIII. — 2G novembre 92
CIV. — 29 novembre 05
CV. — 5 décembre 97
496 TABLE.
Pa£63
CVI. — 12 décembre 103
CVII. — 14 décembre 107
CVIII. — 17 décembre 111
CIX. — 23 décembre 115
CX. — 25 décembre 119
CXI. — 28 décembre 123
CXII. — 31 décembre 127
1807.
CXIII. — 4 janvier 131
CXIV. — 15 janvier 136
CXV. — 18 janvier 141
CXVI. — 22 janvier 145
CXVII. — 14 mai 151
CXVIII. — 23 juin 154
CXIX. — 26 juin 158
CXX. — 28 juin 101
CXXI. — 3 juillet 165
CXXII. — 4 juillet 169
CXXIII. — 7 juillet 174
CXXIV. -- 8 juillet 177
CXXV. — 1 1 juillet 180
CXXVI. — 15 juillet 185
GXXVIl. — 17 juillet 188
CXXVIII. — 20 juillet 193
CXXIX. — 21 juillet 197
CXXX. — 26 juillet 201
CAXX1. — 28 juillet 207
CXXXIl. — 5 août 208
CXXX1II. — 10 août 213
CXXX1Y. — Il août 217
T A 15 L E. 497
ISIIS.
Pag -
CXXXY. — 1-2 juillet 220
CXXXVI. — 15 juillet 221
CXXXVII. — 17 juillet 230
CXXXVHI. — 20 juillet 234
CXXXIX. — 21 juillel 240
CXL. — 30 juillet 243
CXL1 . — 3 août 248
CXLII. — 12 août 252
CXLIII. — -25 septembre 257
CXLIV. — 27 septembre 260
CXLV. — 28 septi mbre 265
CXLVI. — 7 octobre 269
CXLYII. — 12 octobre 272
1809.
CXLVIII. — Novembre 278
CXLIX. — Décembre 234
CL. — Décembre 286
CLI . — Décembre 292
1810.
CLII. —Avril 297
II. 111. — Avril 301
CUV. - 18 avril 304
Cl. Y. — Avril 3 19
CLVI. — Avril 311
CLV1I. — 25 avril 314
CL VIII. — 21 juin 318
CLIX. — 21 juin 321
CIA. — 2.1 juin ooi
il. 32
498 TABLE.
Pages
CLXI. — 2 juillet 327
CLXII. — 6 juillet 329
CLXIII. — 9 juillet 331
CLXIV. — 11 juillet 363
CLXV. — Juillet 338
CLXVI. — 18 juillet ... 341
CLXVII. — 20 juillet 315
CLXVIII. — 21 juillet 348
CLXIX. — 25 juillet 352
C.LXX. — 27 juillet 356
CLXXI. — 29 juillet 358
CLXXII. — 30 juillet 362
CLXXIII. — 10 août 370
CLXXlV. — 12 août 374
CLXXV. — 13 août 380
CLXXVI. — 13 octobre 383
CLXXVII. — Octobre.... 385
CLXXVIII. — Octobre 390
181 1.
CLXXIX. — Janvier 393
CLXXX. — Février 398
CLXXXI. — Février -403
8 ri.
(.1 XXXII. — 21 juin 405
CLXXXIII. — 23 juin 410
CLXXXIV. — 29 juin -il-*
CLXXXV. — 3 juillet *18
CLXXXVI. — 8 juillet 423
CLXXXVII. — 16 juillet 425
TABLE. iO'.l
813.
Pages
CLXXXVIII. — 18 juin 431
CLXXXIX. — 20 juin 43(J
CXC. — A Charles de Rémusat 22 juin 446
GXCI. — A M. de Rémusat 27 juin 451
CXCII. — A. Charles de Rémusat 7 juillet 459
CXCIII. — — 10 juillet 461
CXGIV. — 15 juillet 170
CXCV. - A M. de Rémusat 17 juillet 177
CXCVI. — Charles de Kémusat à madame de Rému- sat, 24 juillet 483
CXCVII. — A M. de Rémusat 27 juillet 489
FIN DE LA TABLE hV TOME DEUXIEME.
PARIS.— IMPRIMERIE EMILE MARTINET, RUE MIGNON, 2
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