m

■;-

m m & ' m m m M » *

* m m

m m m

m :** <*

m m

WÊBM

M y&*

:;:

- •'■

r-r^.'-r^^ ...

LETTRES INEDITES

Sainte-Beuve

à Collombet

PUBLIEES

C. LATREILLE et M, ROUSTAN

\nu;

Digitized by the Internet Archive

in 2010 with funding from

University of Ottawa

http://www.archive.org/details/lettresinditesOOsain

Xb<\

s:jf

LETTRES INEDITES

SAINTE-BEUVE A COLLOMBET

LETTRES INÉDITES

DE

Sainte-Beuve

à Collombet

PUBLIEES

C. LATREILLE et M. ROUSTAN

„e S^fo? y

PARIS

SOCIÉTÉ FRANÇAISE D'IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE

ANCIENNE LIBRAIRIE LECÈNE, OUDIN ET Cie 15, RUE DE CLUNY, 15

1903

A M. OCTAVE GREARD

DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

Hommage très respectueux.

C. L. et M. H.

AVANT-PROPOS

En 1883, M. Brunetière, dénonçant, avec sa vigueur accoutumée, la fureur de Vinédil, débutait par ces lignes empruntées à Sainte- Beuve :

« II ne se passe pas de jour sans qu'on nous annonce une découverte ; chacun veut faire la sienne, chacun s'en vante et fait va- loir sa marchandise sans contrôle. On attribue une importance et une valeur littéraire dis- proportionnée à des pages jusqu'ici incoiir nues. On est fier de simples trouvailles curieu- ses, quand elles le sont, qui n'exigent aucune méditation, aucun effort d'esprit, mais seu- lement la peine d'aller et de ramasser (I). »

«

(1) Causeriesdu Lundi, t. XV. p. 376.

vi AVANT-PROPOS

M. Brunetière, qui s'empressait de sous- crire à ces déclarations pour décrier l'inédit, a pourtant négligé de nous rappeler en quelle circonstance Sainte-Beuve les avait pronon- cées. Il parlait alors devant ses auditeurs de l'Ecole normale, et il les entretenait de la tradition en littérature. Aussi a-t-il pris soin de formuler plus tard ses réserves : « Je considérais, dit-il, mon devoir de professeur comme très distinct du rôle de critique; le critique s'inquiétant avant tout de chercher le nouveau et de découvrir le talent, le pro- fesseur de maintenir la tradition et de con- server le goût. »

Voilà pourquoi Sainte-Beuve avait, ce jour- là, des défiances et des sévérités dont les Causeries ne portent pas la moindre trace: respectueux du décret ministériel qui l'insti- tuait conservateur de la tradition, il mettait ses élèves en garde contre le mouvement d'in- vestigation qui déjà, en ce temps-là, renou vêlait l'histoire littéraire; après avoir poussé

AYANT-PROPOS vu

tant de pointes sur des territoires inex- plorés, il allait jusqu'à condamner à priori les livres qui affichaient a ces promesses et ces engagements publics de découvertes, tel ou tel personnage d'après des documents inédits ».

« Qui nous délivrera de l'inédit ? » s'é- tait écrié déjà Silvestre de Sacy ; mais ces cris hostiles furent poussés inutilement, car le xixe siècle s'est clos avant que le sauveur parût, et le xxe semble avoir accepté sur ce point l'héritage de son prédécesseur.

En critique, l'inédit triomphe ; une thèse de doctorat ne manque jamais d'afficher et de justifier la prétention d'apporter quelques documents nouveaux ; les brillants essayistes, dont l'esprit plus mûr ou plus original se hausse jusqu'à l'histoire des idées, ne négli- gent aucune des sources d'informations que de modestes érudits leur ont signalées : leur synthèse s'appuie sur des analyses minu- tieuses et sur les découvertes de détail faites

mu AVANT-PROPOS

autour d'eux ; ils sont donc tributaires de l'inédit.

Sainte-Beuve critique, et non plus pro- fesseur, n'avait pas cru rabaisser l'histoire littéraire, en la mettant à la remorque de l'é- rudition. Pour faire sortir l'inédit des recoins obscurs les circonstances l'ont enfoncé, il déploya une stratégie savante, et il y a si bien réussi, qu'il n'a pour ainsi dire parlé d'aucun grand écrivain, sans avoir découvert et lu soit ses essais de jeunesse, qui ne sont la plupart du temps que de Yinêdit impri- mé, soit ses correspondances, soit enfin le journal intime de ses sentiments et de ses actions.

Quand Y médit écrit faisait défaut,- il avait recours à Yinédit parlé : il interrogeait les contemporains, leur demandait des souvenirs ou des impressions sur l'écrivain qu'il se préparait à peindre ; et le portrait, complété par ces traits plus précis, mieux accusés, prenait le relief et la vérité même de la vie.

AVANT-PROPOS ix

Une publication d'inédit était-elle annoncée pour un écrivain qu'il avait mis déjà dans sa galerie de portraits, il était inquiet ; il avait hâte de voir si le personnage n'allait pas surgir du nouveau livre avec une nouvelle physionomie ; mais quel soulagement, lors- qu'il pouvait maintenir les conclusions de l'article précédemment paru !

Ainsi, en 1850, il avait consacré une cau- serie à Vauvenargues ; voilà qu'en 1857, un érudit publie les Correspondances inédites de cet écrivain ; Sainte-Beuve ne respire que lorsqu'il peut se donner à lui-même ce témoi- gnage : « Le premier article que j'ai donné avant les découvertes dernières n'est pas encore trop faux ; et les aperçus qu'on vient de lire sur le caractère et la vocation du personnage ont été plutôt confirmés que con- trariés (1). »

D'où vient ce respect de l'inédit chez un

(1) Causeries du Lundi, t. III, p. 143.

AVANT-PROPOS

critique, dont on ne contestera pas les facul- tés d'artiste, ni même celles de penseur, puis- qu'un maître de la pensée moderne, Hipp. Taine, trouvait dans l'œuvre de Sainte-Beuve des « vues générales sur la nature et la con- dition de l'homme (1) » ? La raison en est que Sainte-Beuve et les nombreux disciples qui relèvent de lui ont cru que la critique scien- tifique n'était possible qu'au prix de l'obser- vation et de l'analyse, et qu'il fallait trans- porter dans l'histoire littéraire les procédés de l'histoire naturelle : or, l'inédit, c'est le phénomène nouveau que révèle une recherche attentive, ou même le hasard: et si dans la science la découverte ne commence à propre- ment parler qu'avec « l'idée neuve qui sur- gi! à propos d'un fait (2) », il n'en esl pas moins juste de prétendre que l'inédit, ou le fait nouveau, est comme le substra-

(1) Derniers Essais de critique el d'histoire, p. 55.

(2) Cl. Bernard, Introd, à V étude de la médecine expéri- mentale, t. II, p. 7, 1865.

AVANT-PROPOS xi

tum de Vidée, qui ne peut naître qu'à son propos.

L'inédit, en critique, ne donne ni le goût ni le jugement : on pourrait avoir compulsé tous les manuscrits d'un écrivain, la série de ses diverses correspondances, le fouillis de ses papiers les plus intimes, sans être capable de fixer pour la postérité l'image nette de son talent.

Et pourtant, le critique doit se munir, dans la mesure du possible, de tout ce bagage d'i- nédit ; Yhistoire naturelle des esprits, ou, si l'on aime mieux, la philosophie de la littéra- ture, a pour auxiliaire indispensable l'érudi- tion ; les chercheurs n'aspirent qu'au rôle elîacé de préparer les matériaux du monu- ment durable que les penseurs saurontédifier; mais les uns et les autres, les ouvriers comme les architectes, ont leur utilité pour l'ensem- ble de l'œuvre : la critique scientifique est née de leur collaboration.

On nous saura peut-<Mre quoique gré d'of-

xii AVANT-PROPOS

frir au public des lettres inédites de Sainte- Beuve (1).

Nous y avons joint une longue introduc- tion pour essayer de mettre un lien entre elles, de les rattacher à un centre commun, de les grouper dans des chapitres différents autour d'une question particulière. Il nous a semblé, à tort ou à raison, que cette vue d'ensemble aiderait à mieux saisir l'intérêt de cette publication.

Est-il nécessaire de « faire valoir notre marchandise » ? Alors que les héritiers de Sainte-Beuve n'avaient pas encore recueilli sa correspondance, un bon juge en la ma- tière, M. J. Levallois, en signalait, déjà la

(1) plus grand nombre de ces lettres a élé découvert dans une maison de campagne, nommée Pavillon Saint- Nicolas, à Saint-Rambert-l'Ile-Barbe, près Lyon ; elles ne représentent qu'une petite partie de celles qui furent adressées par l'illustre critique à un modeste érudit lyon- nais, F.-Z-*1 Collombet, dont nous retraçons la carrière Laborieuse dans notre ouvrage intitule : Le Romantisme à Lyon ; F.-Z. Collorrtbet% (Storck, Lyon). Nous avons accru notre; collection à la suite de recherches dans les biblio- thèques particulières de Lyon et d'ailleurs.

AYANT-PROPOS xiu

valeur: « Sainte-Beuve, disait-il, ne soigna il pas ses lettres à la façon de Paul-Louis Courier, mais il ne se restreignait pas au billet banal, emphatiquement et vaguement louangeur, dont se montrent trop prodigues quelques-uns de nos plus illustres écrivains, à ce que l'on peut appeler le billet grand homme. L'auteur des Causeries n'aimait pas à écrire des riens. Pour qu'il se décidât à quitter le travail et à correspondre, il fallait que le mo- tif lui parût pressant, la cause suffisamment sérieuse (1). »

Les trois volumes de Lettres de Sainte-Beuve qu'on a publiés jusqu'ici {Correspondance 2 vol., iïffli Nouvelle Correspondance, 1 vol., 1880) ont confirmé cette appréciation : sans doute on y trouve des billets griffonnés à la hâte, des réponses banales, tout ce bagage de lettres insignifiantes auxquelles la vie de société oblige chacun de nous, et surtout celui

i Sainte-Beuve, par J. Levallois, 1872, p. 190.

AVANT-PROPOS

que son talent expose davantage aux sollici- tations des inconnus ou des importuns. Il faudrait avoir le courage de laisser perdre ces miettes de l'esprit des grands hommes ; car nous n'avons pas besoin de preuves pour admettre qu'ils savaient accepter ou refuser une invitation à dîner, et qu'à l'occasion ils tournaient de la meilleure grâce un compli- ment sans portée.

Mais heureusement la Correspondance de Sainte-Beuve est riche en documents de pre- mier ordre sur sa biographie, sur sa con- ception de la critiqua, sur l'évolution de ses sentiments. Connaît-on la fierté, la pro- bité intransigeante de Sainte-Beuve, lors- qu'on n'a pas lu les nombreuses lettres adressées'à la comtesse Christine de Fonta- nes/qui l'avait chargé d'éditer les œuvres de son père ? Les lettres de Sainte-Beuve à l'abbé Barbe ne sont-elles pas précieuses pour qui veut étudier les variations de la pensée du critique à l'égard de la reli-

AVANT-PROPOS xv

gion (1)? Il suffit de se demander ce que l'é- tude de M. d'Haussonville sur Sainte-Beuve doit à cette dernière correspondance, pour apprécier l'intérêt de pareils documents.

Nous voudrions apporter une modeste con- tribution à l'enquête ouverte sur Sainte- Beuve ; pas plus que JVf. le vicomte de Spoelberch de Lovenjoul, dans un iivre récent, nous n'avons l'ambition de révéler un Sainte-Beuve nouveau. Mais le futur bio- graphe du grand critique trouvera peut-être ici quelques faits et quelques idées, puisés à la source même, et nous nous tiendrons pour satisfaits, nous qui n'avons eu que la peine « d'aller et de ramasser ».

(1) M. L. Derùme, qui est très dédaigneux pour le talent t'pistolaire de Sainte-Beuve {Causeries d'un ami des livres, [)■ 294, note), reconnaît pourtant que les lettres à l'abbé' Barbe peuvent être consultées avec fruit (p. 290, note). Ces lettres ont été publiées en 1872 par Fr. Morand, sous le titre de: Les jeunes années de Sainte-Beuve ; elles se re- trouvent dans la Nouvelle Correspondance.

CORRESPONDANCE INEDITE

DE

SAINTE-BEUVE AVEC COLLOMBET

INTRODUCTION

CHAPITRE PREMIER

SAINTE-BEUVE ET LYON

Les Lyonnais et Sainte-Beuve. Correspondance avec Collombet (1834-1853). Voyages à Lyon. Boitel, Péricaud, Greppo. Services réciproques. Té- moignages d'affection.

Le 21 mai I80G, Sainte-Beuve écrivait à Mme Blanchecotte : « Lyon est une ville je suis allé souvent (1). » Les biographes du cé- lèbre écrivain paraissent avoir ignoré jusqu'ici

(1) Lettre publiue par M. J. Levallois, Sainte-Beuve \s'.2\ p. 2.-i8.

SAINTE-BEUVE. 1

2 INTRODUCTION

ces voyages fréquents : ils ne nous ont pas dit quels motifs amenèrent Sainte-Beuve à Lyon ; ils ne se sont pas demandé si Lyon avait exercé quelque influence sur l'esprit du cri- tique, et pouvait revendiquer une part dans l'inspiration de cette longue série d'oeuvres sorties de sa plume. En réalité, les Lyonnais ont eu un goût particulier pour le talent de Sainte-Beuve, et ce talent leur doit, sinon quel- que chose de sa fécondité, du moins un peu de cette aide matérielle, qui permet aux plus grands de développer toutes leurs énergies : un humble littérateur, perdu dans l'obscurité de la cité lyonnaise, a été, non pas le collabo- rateur attitré du maître, le terme est trop am- bitieux et aurait répugné à sa modestie, mais l'ami toujours prêt à soutenir l'écrivain de sa sympathie et parfois de ses conseils, le cher- cheur obligeant et infatigable qui, au moindre signe de son illustre confrère, puisait pour lui être utile, dans les trésors immenses et variés de sa mémoire et de ses cartons ; cet ignoré s'appelait François-Zénon Collombet (1).

1 Nicolardot, mal renseigné, a écril de Sainte-Beuve : « Il ne parlait d'une ville qu'à l'occasion des hommes qu'il

SAINTE-BEUVE ET LYON 3

Au cours de sa longue production littéraire, Sainte-Beuve n'a mentionné qu'accidentelle- ment le nom de ce Lyonnais (1). Il n'a pas pris soin de recommander son ami à la posté- rité ; nulle part, il n'a dit quelle était, à son égard, sa dette de reconnaissance.

Est-ce ingratitude ? Nous ne le croyons pas ; Sainte-Beuve, comme nous le verrons, a sou- vent exprimé ses sentiments pour Gollombet en termes très sincèrement affectueux, et il a précieusement conservé dans ses papiers un certain nombre de lettres de Collombet (2).

y avait connus. Ainsi pour lui Rome c'était l'abbé Gerbet ; Lyon s'appelait l'abbé Noirot » [Confession de Sainte-Beuve, p. 115). C'est seulement en 1849 que Sainte-Beuve rencontra pour la première fois l'abbé Noirot, le fameux professeur de philosophie du lycée de Lyon (Cf. lettre du 11 août 184S).

(1) La table des Causeries du Lundi, celle de Port-Royal, celle des Premiers Lundis se bornent à signaler une Notice écrite par Collombet sur Guy-Marie de Place, suivie de lettres inédites de Joseph de Maistre, et à laquelle Sainte- Beuve a emprunté les éléments d'un appendice sur l'auteur du l'upe. 11 est encore question de Collombet, Premiers Lundis, t. II, p. -2~Ù ; Portr. conl., t. V, p. 2 ; nous verrons que diverses poésies de Sainte-Beuve ont été adressées à Collombet tout seul, ou à Collombet et à son collabo- rateur dévoué Grégoire.

(2) Ces lettres sont dans les archives de M. le Vicomte de Spoelberch de Lovenjoul, qui, avec sa parfaite obligeance, a bien voulu nous les communiquer, et nous permettre de

4 INTRODUCTION

A-t-il craint l'indiscrétion de ses futurs bio- graphes ? Voulait-il ne pas les mettre sur la piste d'une liaison, qui ne fut pas un simple échange de politesses, et qui se traduisit par des services effectifs ? Mais après avoir divul- gué tant de secrets, pouvait-il s'imaginer que les siens ne seraient jamais dévoilés? Lui, le grand curieux, il aurait prévoir ces retours du sort.

Loin de nous la pensée de nuire, par cette publication, à la mémoire de Sainte-Beuve. Ces lettres éclairciront quelques détails de sa bio- graphie, contiendront de nombreuses confi- dences sur ses travaux, sur sa vie quotidienne, sur ses pensées intimes, et nous le montreront dans la période de préparation de quelques-uns de ses articles ; mais il se révélera toujours à nous comme un écrivain respectueux des let- tres, comme un critique consciencieux, comme un homme dont la volonté eut peut-être des défaillances, mais dont l'intelligence fut d'une finesse et d'une perspicacité merveilleuses, et dont la probité, ce qui n'est pas à dédaigner,

les publier. Elles s'intercaleront pâmai les lettres de Sainte- Beuve, suivant l'ordre des dates.

SAINTE-BEUVE ET LYON 5

même chez un écrivain, mérite une admira- tion sans réserve. Sainte-Beuve a honoré la littérature, à laquelle il a consacré sa vie, et c'est pourquoi il resta jusqu'à la fin, malgré tout, l'ami de ce catholique fervent, de cet homme de bien que fut Collombet.

La correspondance de Sainte-Beuve et de Collombet a duré dix-neuf ans, de 1834 à 1853.

Leur liaison date de l'année 1833. C'est à Paris qu'ils firent connaissance : Collombet, comme un grand nombre de débutants provin- ciaux, porta à Paris l'un de ses premiers li- vres, une traduction de Salvien, et s'empressa d'en faire hommage aux célébrités de l'époque : Chateaubriand, Lamennais et Sainte-Beuve, entre autres, reçurent la visite du jeune tra- ducteur. Dans un volume antérieur, ses Mélo- dies poétiques, Collombet avait fait un bel éloge de Joseph Delormc, « cette délicieuse et suave biographie », et avait répété sur le poète des Consolations le mot de Lamar-

6 INTRODUCTION

tine : « Sainte-Beuve le plus intime de nos poètes (1). »

Les relations prirent aussitôt le tour le plus amical ; Sainte-Beuve fit passer dans la Re- vue des Deux-Mondes (15 janvier 1834) une longue note sur la traduction des Œuvres de Salvien, publiée en 1833 par Grégoire (2) et Collombet. En voici un extrait : « Salvien est un des plus éloquents témoins de cette période (le ve siècle) qui s'abîma dans l'invasion des barbares; il la peint avec des traits de dou- leur et d'âpre indignation contre la corruption et la lâcheté de l'empire, avec des accents de prophétie lamentable qui l'ont fait surnommer le Jérémie de son siècle. Son célèbre traité du Gouvernement de la Providence est le tableau le plus fidèle de ce grand et unique moment dans l'histoire du monde. Le Bossuet rude de

(1) Tome 111, p. 2SG. L'une des pièces de Sainte-Beuve citée par Collombet était cette pièce bizarre des Rayons Jaunes, pour laquelle l'auteuravait une prédilection avouée, parce quelle caractérisait le mieux, dans son prosaïsme voulu, l'originalité de sa tentative.

(2) Grégoire était un camarade d'études de Collombet, qui l'avait connu au séminaire de Helley ; il fut son collabora- teur constant durant de longues années, et resta sou ami le plus intime jusqu'à ses derniers jours.

SAINTE-BEUVE ET LYON 7

cet âge y justifie en traits sublimes la Provi- dence des succès qu'elle accorde à toutes ces nations barbares, dont elle use comme des fléaux. On n'a jamais mieux compris qu'en li- sant la corruption et l'imbécillité du vieux monde dénoncées par Salvien, la nécessité de cette infusion de sang barbare pour tout re- tremper et tout rajeunir (1). »

Quelques mois après, Collombet dédiait à Sainte-Beuve sa traduction des Œuvres de saint Eucher de Lyon ; l'amitié allait naître entre ces deux hommes d'une nature si diffé- rente, et dont l'horizon intellectuel paraissait ne jamais devoir se confondre. Dans l'étude de leurs relations, nous abandonnerons désor- mais l'ordre chronologique ; nous étudierons d'abord les voyages de Sainte-Beuve à Lyon, puis nous exposerons ce que cette correspon- dance nous apprend sur la vie, le talent et l'âme même du grand critique.

(1) P. 23G. Ce morceau de Sainte-Beuve n'a pas été re- produit dans les Premiers Lundis; l'article dont il fait partie est intitulé Chronique de la Quinzaine, et le reste n'est pas de Sainte-Beuve.

INTRODUCTION

Antérieurement à cette liaison de Sainte- Beuve et de Collombet, le nom du critique était connu à Lyon ; le Lyonnais Ernest Fal- connet (1), que nous retrouverons plus d'une fois au cours de cette étude, publia, en 1834, une brochure intitulée </<? l'Influence de la litté- rature allemande sur la littérature française; il y parlait de Sainte-Beuve, dont le style, ai- mable de douceur et d'intimité, lui rappelait Fénelon et Schiller : « Il a remué, disait-il, les sentiments les plus mystérieux ; il a dé- chiré le voile des plus secrètes émotions ; il a traduit les larmes et les soupirs, la volupté de la tristesse, le bonheur de pleurer... Il a une certaine magie, un charme qui évoque tou- jours l'expression la plus intime, la plus vraie pour l'objet le plus obscur. M. Sainte-Beuve pense son style. »

(1) Ernest Falconnet, magistrat et écrivain, Lyonnais pai le cœur et par les relations, avant de l'être réellement par le séjour (il fut plus tard avocat général à Lyon\ 11 était oousin d'Ozanam, et son nom se trouve ilans toutes les publications lyonnaises du temps. Parmi ses écrits a<se/. nombreux, signalons : Alphonse <le Lamartine, Etudes biographiques, littéraires et politiques (1840).

SAINTE-BEUVE ET LYON 9

A-t-on jamais mieux apprécié l'art de Sainte-Beuve, sa langue imagée, flexible, ri- che en nuances, d'un coloris varié, d'une har- monie toujours caressante ?

Les Lyonnais avaient ainsi reconnu Sainte- Beuve comme un maître, avant qu'il eût honoré un des leurs de son amitié ; ils étaient prêts à l'accueillir avec sympathie et respect, lorsqu'il viendrait chez eux. Les avances amicales de Gollombet déterminèrent cette visite, qui, nous espérons le prouver, eut des suites dont l'importance ne saurait être contestée.

En 1837, Sainte-Beuve fit le projet d'un voyage en Suisse ; Lyon étant sur la route de Genève, il promettait sa visite à Collombet. (Cf. Lettre du 21 mars 1837.)

Collombet, fier de servir de cicérone à son illustre ami, réitérait ses invitations, et lui pro- mettait de lui apprendre son « Lyon sur le bout du doigt ». (Lettre du 14 avril.)

Sainte-Beuve, cette fois, ne fit que passer à Lyon, tant il avait hâte d'arriver en Suisse ; mais à son retour il visita de nouveau ses hô- tes. (Lettre du 23 août, datée de Genève.)

Collombet et ses amis reçurent le critique

r

10 INTRODUCTION

avec cette hospitalité courloise, large, aisée, dont les Lyonnais ont gardé la tradition à l'é- gard de leurs hôtes de marque, en faveur des- quels ils savent faire fléchir leur froideur pro- verbiale (1). Sainte-Beuve s'aperçut sans aucun doute que la Bresse, avec ses volailles, et le Beaujolais, avec ses vins, commencent aux portes mêmes de Lyon. On lui fit admirer les souvenirs et les monuments du Lyon ancien et moderne que Collombet et ses amis avaient plus d'une fois décrit avec une pieuse et en- thousiaste érudition. Sainte-Beuve vint aussi, avec ses hôtes, s'asseoir chez le libraire Sau- vignet, se réunissait volontiers l'élite des lettrés lyonnais (2). Comme Chateaubriand, ce ne fut pas sans regret qu'il s'arracha « aux dé-

(1) Chateaubriand écrivait de Lyon à Joubert : « Nous resterons à Lyon, l'on nous fait si prodigieusement man- ger que j'ai à peine le courage de sortir de cette excellente ville. » Mém. d'Outre- Tombe, édit. Biré, t. 11. p. 486.

(2) Ces réunions dans les boutiques de libraire étaient une sorte de tradition lyonnaise : au début du siècle, l'im- primeur Ballanche, père du célèbre écrivain, recevait chez lui Ampère, Dugas-Montbel, de Montmorency, Bredin (élève de Bourgelat), etc. A la boutique de Sauvignet suc- céda, comme salon littéraire, celle de M. Auguste Brun, encore vivant, et dont les souvenirs sur les Lyonnais de 1850 sont du plus haut intérêt,

SAINTE-BEUVE ET LYON 11

lices de Gapoue ». On lira la jolie lettre de remerciements qu'il écrivait à Gollombet (10 septembre) (1).

Sainte-Beuve garda un vif souvenir de Lyon et de ses habitants ; à Lausanne, il revivait par la pensée les épisodes de cet agréable sé- jour :

« Lyon, écrivait-il à Gollombet, tient une bonne place à jamais dans mes impressions de voyage. Quand le reverrai-je? Quand rever- rons-nous l'Ile-Barbe, par un soleil plus bril- lant, mais non sous une impression plus douce? Quand nous asseoirons-nous, le soir, dans la docte boutique de vos dignes amis? » (Lettre du 24 décembre 1837.)

En 1839, Sainte-Beuve fit un voyage en Suisse, il allait chercher le repos et l'in- spiration. Il séjourna de nouveau à Lyon, et cette fois il y fit, grâce à Collombet, la con~ naissance du poète Victor deLaprade.

Enfin, en 18i9, il vint deux fois à Lyon,

(1) La Revue du Lyonnais publia cet entrefilet (t. VI, p. 240) : « Sainte-Beuve, le consciencieux critique, le chaste poète, a passé trois jours à explorer notre cité. 11 venait de Genève et allait à Paris livrera son éditeur, M. Benduel, un nouveau volume de poésies, les Pensées d'Août. »

12 INTRODUCTION

comme en témoigne cette lettre à Mrae Blan- checotte, que nous avons déjà citée :

« Les deux dernières fois que j'y suis allé, à peu de mois de distance, c'était pour y voir Mme ***, malade de la maladie dont elle devait mourir, et ma meilleure amie alors, mais une amie qui n'a pas su l'être, hélas ! comme il le faut au cœur pour qu'il soit entièrement rem- pli et satisfait, heureux d'un plein bonheur, puis uniquement désolé. J'avais déjà passé l'âge de ces bonheurs qu'on ne mérite jamais, mais qu'on obtient sous le rayon de la jeu- nesse (1). »

Les biographes de Sainte-Beuve nous ont révélé qu'il s'agit de Mm9 d'Arbouville, femme du général de ce nom, et petite-fille de Mme d'Houdetot, auteur de poésies et de cinq nouvelles publiées dans la Revue des Deux- Mondes (2). Sainte-Beuve a dit lui-même de Mme d'Arbouville : « Elle a été pendant dix ans ma meilleure amie, j'ai été son meilleur ami. »

(1) J. Levallois, op. cit., p. 238.

2 Voir un article de Ch. Labitte, le Roman dans le Monde {Revue des Deux-Mondes, 15 mai 1843), qui précède la publication d'une nouvelle de M"" d'Arbouville.

SAINTE-BEUVE ET LYON 13

Quelle fut la nature des relations qu'entretint Sainte-Beuve avec cette femme distinguée, nous ne le savons pas. Comment prendre parti entre l'ancien secrétaire de Sainte-Beuve , A.-J. Pons, dont le témoignage est suspect, car il appelle l'innocence et la chasteté « des ver- tus de moine, si négatives, si infécondes (1) », et M. d'Haussonville, à qui des communications bienveillantes faisaient en quelque sorte un de- voir de célébrer la pureté et la délicatesse de cette affection?

En tout cas, Sainte-Beuven'enparleà Collom- bet que sur un ton d'extrême réserve, et la mé- disance la plus éveillée n'y trouverait rien à glaner.

C'est au mois d'avril 1849 que Sainte-Beuve lit son premier voyage auprès de Mrae d'Arbou- ville; celte année-là Sainte-Beuve faisait son cours de Liège ; il l'avait suspendu pendant quelques jours, et s'était empressé d'accourir à Paris, amasser notes et matériaux. Néanmoins, à la nouvelle que la situation de Mme d'Arbou- ville était dangereuse , il abandonna tout ;

(1) Sainte-Beuve et ses inconnues, p. 190.

14 INTRODUCTION

mais il ne fit que passer à Lyon (lettre du 18 avril 1849), car il lui fallait reprendre le collier peu de temps après.

A.-J. Pons a dit qu'après la rupture et dans ses derniers jours, Mmc d'Arbouville refusa de recevoir son ancien ami (2). Gela est faux. D'abord Sainte-Beuve n'était pas à Lyon, le 22 mars 1850, quand mourut Mme d'Arbouville ; ensuite, à ce voyage d'avril 1849, il fut reçu par la malade, comme le prouve ce fragment d'une lettre à Gollombet :

« Je pense que l'aimable dame si souffrante qui a quitté Lyon momentanément, vous aura rendu par La Prade les Pères de l'Eglise lyon- naise que je lui avais laissés.» (Lettre du 18 mai 1849.)

Au mois d'août, Sainte-Beuve revint à Lyon il s'arrêta fort peu ; mais cette fois encore il put voir Mme d'Arbouville. Jusqu'à la fin. Sainte-Beuve parla à Collombet de celle amie qui se mourait d'un cancer au sein. .Mais il ne fut pas témoin des derniers jours de cette femme, à laquelle il avait voué une si profonde affection.

(1) Sainte-Beuve et ses incoimues, p. 195.

SAINTE-BEUVE ET LYON 15

On voit la force des liens qui unissaient Sainte-Beuve à cette ville de Lyon, et l'on comprendra mieux, après ce qui précède, la sincérité et la profondeur du sentiment qu'il exprimait à Gollombet (14 juin 1851) :

« Lyon est pour moi l'un des lieux non pas j'ai passé, mais j'ai vécu: c'est ainsi qu'il se retrouve et se peint au fond de ma mémoire; et vous y êtes pour beaucoup, mon cher ami et mon cher hôte. »

Fier d'avoirfréquenté ce monde de Lyon, qui passe avec raison pour un monde fermé, il se ris- quait, un jour, à définir le caractère lyonnais; nous laissons aux compatriotes de Collombet le soin de nous dire si ce portrait est ressem- blant: « Un certain fonds de croyances, de sentiments, d'habitudes morales, de patriotisme local, de religiosité et (ïaffectuosité qui se main- tient au milieu de l'effacement et du dessè- chement général des âmes (1). »

III

Grâce à Collombet, Sainte-Beuve trouva à

(1) Nouv. Lundis, t. XII, p. 237 (article sur Camille Jordan, écrit en 1868).

16 INTRODUCTION

Lyon des admirateurs qui furent en même temps ses amis.

Au cours de ses lettres, il a plus d'une fois prononcé le nom de Boitel. Fondateur de la Bé- vue du Lyonnais, poète aimable et inspiré, vaudevilliste fécond, imprimeur dégoût, Boitel fit, à Lyon, des efforts inouïs pour inspirer à ses compatriotes l'amour de la littérature. Saintc- Beuve tient en grande estime ce lettré fervent; il l'appelle d'ordinaire: « notre ami Boitel (1). » En retour, Boitel ne manquait jamais de lui adresser les brochures lyonnaises sorties de ses presses, et qu'il supposait pouvoir arrêter l'at- tention d'un critique parisien.

Le bibliothécaire de Lyon, Péricaud, était, de son côté, en relations avec Sainte-Beuve.

Un autre Lyonnais, l'abbé Greppo, fit aussi, par l'intermédiaire de Collombet, parvenir des notes inédites à Sainte-Beuve, et celui-ci les utilisa dans l'un de ses articles. Combien d'autres encore furent consultés par Collombet, à l'intention d'obliger Sainte- Beuve! Nous verrons en détail Collombet met-

(1) Dans ses lettres à Collombet, il n'oublie jamais non plus la « charmante » Mœo Boitel (lettre du 14 octobre 1842 .

SAINTE-BEUVE ET LYON 17

tant à la disposition de son ami sa science, ses loisirs, ses notes personnelles; il lui écrivait : « Usez et abusez de moi pour toutes les recher- ches où je pourrai vous être utile. Notre bi- bliothèque a des richesses passables. » (Lettre du 8 février 1837.)

En retour, Sainte-Beuve tenait ses amislyon- nais au courant de ses travaux. Ainsi, en 1837, passant à Lyon, il fit voir à Collombet le futur Livre d'amour, comme en témoigne ce passage d'un article paru au Courrier de Lyon sur les Pensées d'Août :

« M. Sainte-Beuve tient un autre volume en réserve pour une époque éloignée. Lorsque, au mois d'août, revenant de visiter la Suisse, il passa quelques jours à Lyon, avec deux ou trois amis qui l'attendaient là, nous vîmes ce volume entre ses mains, et nous savons qu'il est d'un genre bien différent de ceux qu'il a publiés jusqu'à ce jour (1). »

Collombet était-il mieux renseigné encore qu'il ne le dit? Remarquons, en tous cas, l'in- convenance qu'il y avait pour Sainte-Beuve à

(1) Courrier de Lyon, 24 décembre 1837.

18 INTRODUCTION

entr'ouvrir ce livre scandaleux devant ses gra- ves amis de Lyon ; la blessure était encore si vive dans son cœur, qu'il criait ainsi sa douleur violente, comme si de telles souffrances ne grandissaient pas davantage l'homme qui les supporte sans un murmure, avec un silence héroïque et délicat.

Rien cependant ne nous autorise à affirmer qu'il ait répandu à Lyon, en 1843, ce coupable Livre d'amour.

Pour s'acquitter de ses dettes envers ces mo- destes savants de Lyon, il en nomma plusieurs avec éloges dans un article sur Louise Labé. Il disait:

« Un imprimeur de Lyon, connaisseur et lit- térateur distingué lui-même, M.Léon Boitel, vient de faire pour sa tendre compatriote, la Sapho du xvie siècle, ce que M. Victor Pavie faisait, il y a peu d'années, à Angers, pour J. du Bellay : il vient d'en publier une char- mante édition de luxe, tirée à 200 exemplaires, avec notice de M. Collombet... En ne craignant pas de s'occuper à son tour des œuvres de l'aimable élégiaque, M. Collombet, le sérieux traducteur de Salvicn et de saint Jérôme, a

SAINTE-BEUVE ET LYON 19

fait preuve de patriotisme et de bon esprit; il n'a pas eu plus de faux scrupule que n'en eu- rent en de telles matières ces érudits du bon temps, l'abbé Goujet, INiceron et autres; les vrais catholiques, à bien des égards, sont les plus tolérants (1). »

Dans une note de ce même article, Péricaud est appelé le « docte bibliothécaire de la ville de Lyon » ; et les savantes études d'un autre Lyonnais, Breghot du Lut , sont également rappelées par Sainte-Beuve. On le voit, Sainte- Beuve soldait d'un coup son arriéré de recon- naissance à l'égard des lettrés de Lyon.

Pendant que Sainte-Beuve rendait hommage aux Lyonnais, Collombet citait à tout propos, et même hors de propos, le nom de Sainte-Beuve.

Il faisait servir ce nom à des desseins que celui-ci aurait réprouvés s'il les avait connus. Dans la lutte contre l'Université, Collombet col- labora à un pamphlet anonyme très violent, inti- tulé Catéchisme de l'Université, et il abritait une de ses attaques sous l'autorité de Sainte-Beuve :

« Au mois de juillet dernier, écrivait-il, la

[i)Portr. cont., t. V, p. 2.

20 INTRODUCTION

Revue des Deux-Mondes , par l'organe de M. Sainte-Beuve, représentait la vie de la ma- jeure portion des lettrés à la mode comme n'é- tant qu'un épicuréisme pratique. Le mot n'a pas été déguisé. Or, on sait que c'est parmi ces aimables épicuriens que se trouvent les plus violents détracteurs des mœurs du clergé et de la morale relâchée : Hypocrites (1) ! »

Gollombet fit un meilleur usage des articles et des livres de Sainte-Beuve, quand il le prit pour guide dans son Cours de littérature profane et sacrée. Publiant en 1852 une seconde édition de cet ouvrage, il disait dans la préface :

« Pour beaucoup de jugements qui contredi- ront peut-être certaines opinions courantes, nous avons suivi les critiques les plus habiles. Dans ce nombre, nous aimons surtout à citer M. Sainte-Beuve, qui a promené sa docte et fine critique sur tant de points de notre littérature et révélé tant de curieux horizons. »

Cette remarque offre quelque intérêt, car Sainte-Beuve, grâce à Gollombet, devint l'in- stituteur d'une partie de la jeunesse française;

(1) 3eédit., 1855, p. 217.

SAINTE-BEUVE ET LYON 21

il pénétra dans les maisons religieuses, et même dans les séminaires. Nous n'exagérons rien ; voici en quels termes l'abbé Monfat, professeur au petit séminaire de Meximieux, jugeait ce Cours de littérature :

« Si je ne craignais pas de recourir à une phrase dont la banalité a depuis longtemps amoindri la valeur, je vous dirais d'abord que le besoin d'un pareil livre, d'un ouvrage élé- mentaire en littérature, écrit avec un parfait sentiment chrétien, une véritable science, un goût pur, des détails clairs, se faisait sentir de- puis longtemps. J'appelle donc votre Cours de littérature une bonne œuvre, et je vous félicite de toute mon âme d'avoir interrompu vos grands travaux pour mettre une doctrine irré- prochable à tous les points de vue à la portée de lajeunesse (i). »

En attendant que l'abbé Monfat exprimât tout au long son admiration pour le même ou- vrage dans les colonnes de Y Univers, il regret- tait que l'auteur, à propos de VElégie, n'eût pas « flétri ce malheureux genre qui énerve

(1) Lettre du 2 novembre 1852.

22 INTRODUCTION

tant de jeunes âmes, et donne cours à tant défausse sensibilité » ; et il ajoutait cette ré- flexion curieuse : « Il me semble que les égards que vous devez à Sainte-Beuve retiennent un peu votre plume sur Ghénier. »

Donc Sainte-Beuve dut à Collombet l'honneur inattendu d'enseigner les élèves d'un clergé vivement hostile à l'enseignement universi- taire: à leur insu, l'Université façonnait encore leurs esprits.

IV

En échange de tant d'obligations, Sainte- Beuve s'appliqua, de son côté, à mettre au service de Collombet l'influence dont il jouissait dans le monde littéraire.

Nous l'avons déjà vu publiant dans la Revue des Deux-Mondes une page sur la traduction des Œuvres de Salvieii ; quelques mois après, la publication des Œuvres de saint Vincent de Lérins et de saint Eucher, par Grégoire et Col- lombet, était également signalée aux lecteurs de la Revue (1).

(1) Article du décembre 1834, reproduit dans les Premiers Lundis. t. 11, p. 270.

SAINTE-BEUVE ET LYON 23

Le 1er février 1837, Sainte-Beuve appelait encore une fois l'attention sur nos modestes et savants traducteurs, qui ont, disait-il, « conti- nué leurs publications à tant de titres intéres- santes, et qui font entrer dans une circulation et une lecture plus accessibles, des ouvrages jusqu'à présent réservés à la seule érudi- tion (1) » ; et le critique louait successivement la traduction de Sidoine Apollinaire, une Vie de sainte Thérèse et la traduction des Hymnes de Synésius.

La même année, Grégoire et Collombet eurent l'honneur de se voir dédier une pièce des Pensées d'Août, et ce n'est pas la plus faible de ce recueil qui en contient tant d'insigni- fiantes.

Sainte-Beuve avait pour le talent de son ami la plus sincère estime, et constamment il s'informait de ses travaux. Mais on cher- cherait en vain dans ses lettres la moindre

(1) Cet article a échappé aux investigations de M. Trou- bat. En 1839, la Revue publia une note sur Y Histoire des Lettres latines de Collombet .mais cllen'était pas de Sainte- Beuve. (Lettre de Collombet, 21 décembre 1839.)

(2) Elle est à la page 330 de Ledit. Charpentier, Poésies complètes. (Lettre du 10 septembre 1837.)

24 INTRODUCTION

trace de fades compliments. Il sait trop ce que valent ces jugements, qui sont comme la menue monnaie de l'amitié, et il évite les formules banales, qui ne trompent que la vanité des médiocres. Mais Marceline Desbordes-Yal- more était tenue à moins de réserve, et, dans une lettre à Collombet, elle trahit l'opinion de Sainte-Beuve sur lui, de la plus agréable ma- nière :

« Que M. Sainte-Beuve vous écrive ou qu'il aille à Lyon, vous saurez par lui que votre nom revient toujours entre nous, tantôt comme une gratitude, tantôt comme une espérance... Je salue votre nom partout il signe de hautes et dignes choses, qui sentent Virgile, dit M. Sainte-Beuve (1). »

Après cela, faut-il s'étonner qu'une lettre de recommandation, signée de Collombet, ait tou- jours été favorablement accueillie par Sainte- Beuve? Beaucoup de Lyonnais n'ont été reçus ou loués par le grand critique, que parce qu'ils avaient l'avantage de connaître Collombet.

« Quant à M. Sainte-Beuve, écrivait à Col-

(1) Lettre inédite, 30 avril I8i:>. L'original autographe est dans les papiers de Collombet.

SAINTE-BEUVE ET LYON 25

lombet le Lyonnais Glaudius Hébrard, j'ai été enchanté de faire sa connaissance ; il m'a reçu comme l'ami d'un de ses meilleurs amis ; nous avons parlé de vous comme vous le méritez, c'est-à-dire avec une affection sincère et des éloges motivés (1). »

Plusieurs livres ont à Collombet le pri- vilège d'être mentionnés par Sainte-Beuve. Aimé de Loy, Ozanam, Victor de Laprade res- sentirent les bons effets de l'amitié de Collom- bet. (Lettre du 21 décembre 1839.)

Cette liaison de Collombet et de Sainte- Beuve fut plus qu'une liaison littéraire ; elle alla jusqu'à la sympathie, disons le mot, jus- qu'à la véritable affection (2).

Les deuils, les inévitables deuils, fournissent

(1) Lettre inédite, 20 janvier 1847. L'original autographe est dans les papiers de Collombet.

(2) Comme on le verra dans la correspondance, Collom- bet lui envoyait naïvement de petits cadeaux, des cravates» qu'il accompagnait de quelques phrases touchantes par leur simplicité ; cet homme austère avait des délicatesses un peu gauches, mais qui devaient plus vivement encore tou- cher son ami.

SAINTE-BEUVE. 1**

26 INTRODUCTION

à chacun des deux amis l'occasion de témoi- gner son attachement à celui qui souffre. Col- lombet, fidèle au devoir de l'amitié, plaignit Sainte-Beuve quand il perdit sa mère, cette mère qui, au dire de Sainte-Beuve, était aussi touchée que lui-même des témoignages d'admi- ration reçus par son fils. L'affection jalouse de cette mère, qui, peut-être, contribua à détourner Sainte-Beuve du mariage, a été beaucoup ad- mirée par Marceline Desbordes-Yalmore : « Vous n'imaginez pas, écrivait-elle à Collom- bet, la grâce de celte sainte vieillesse : on comprend mieux encore Joseph Delorme en connaissant sa mère. Je l'aime beaucoup (I). »

De son côté, Sainte-Beuve s'unissait à, son ami éprouvé par les deuils. Il prit part à sa douleur, quand il perdit une jeune personne, qu'il avait pour ainsi dire élevée, et dont il avait formé le cœur et l'esprit. (Lettre du 27 sep- tembre 1853.)

Collombet, déjà affaibli par des labeurs opi-

(1) Lettre inédite, 19 juillet 18i3. M. d'IIaussonville avait-il raisonde nous montrer Sainte-Beuve >< trait.uil.i-si/. rudement sa mère, quand la pauvre Femme s'avisail d'é- mettre une opinion sur quelque question littéraire qui n'était point de sa compétence » (p. 6 '.'

SAINTE-BEUVE ET LYON 27

niâtres, ne put pas supporter le chagrin de cette perte, et il mourut moins de six mois après sa jeune amie. Sainte-Beuve fut ému à la nouvelle de cette mort, et sur la lettre de Collombet, datée du 12 septembre 1853, il a écrit de sa main cette mention pieuse : « Der- nière lettre de ce pauvre Collombet, mort le 18 octobre suivant. »

Dans Collombet, Sainte-Beuve avait aimé le travailleur énergique, toujours sur la brèche, se dérobant aux distractions môme les plus légitimes, et l'homme de lettres digne, probe, désintéressé. Il enviait sa fécondité, ses longs loisirs, sa vie indépendante: « Votre manière d'être dans cette vie, disait à Collombet Mm0 Desbordes-Valmore, lui plaît et le calme de beaucoup d'affections agitées. » Dans la même lettre, Marceline ajoutait : « Il vous aime, et pour vous la louange de son esprit passe par son cœur. »

Nous nous arrêterons sur ce mot délicat, trouvé par la tendre Marceline, mais inspiré par celui qu'on s'est trop habitué à traiter d'é- goïste. Sainte-Beuve eut des amis, il sut les aimer, et s'en faire aimer.

CHAPITRE II

QUELQUES DÉTAILS SUR LA BIOGRAPHIE DE SAINTE- BEUVE

Sainte-Beuve et Joseph Delorme. Le départ pour Lausanne. Le cours sur rort-Royal. Sainte- Beuve en Suisse, en Italie, à Paris. Labeur acharné. L'exil à Liège : succès môles. Le lundiste du Constitutionnel. La situation matérielle de Sainte-Beuve. Sa tristesse. Sainte-Beuve et le mariage. Sainte-Beuve et Amaury.

Nous avons dit que cette correspondance contenait quelques détails sur la biographie de Sainte-Beuve ; nous allons tâcher de les grouper dans ce chapitre, car si la vie du cri- tique fut après tout assez calme et dénuée de tout intérêt romanesque, en revanche la psy- chologie d'Amaury otïYe un champ toujours nouveau à la réflexion ; ne négligeons aucun des traits qui peuvent l'éclairer.

Gomme beaucoup de ses contemporains, Gollombet avait cru que Sainte-Beuve se

QUELQUES DÉTAILS BIOGRAPHIQUES 29

racontait lui-même exactement dans son Jo- seph Delo?'me, et que la fiction n'apparaissait qu'au dénouement avec la mort du héros. Sainte-Beuve prit la peine de le renseigner avec plus de précision. (Lettre du 25 septembre 1834.)

Ce n'est pas la vanité qui dictait à Sainte- Beuve cette rectification ; mais, avec son be- soin ordinaire de vérité, il n'admet que les biographies exactes ; plus tard", ne prendra-t-il pas soin de consigner lui-même, par écrit, les « faits de sa vie littéraire » (1)?

On sait les motifs qui ont déterminé Sainte- Beuve à s'exilera Lausanne ; lui-même a sou- levé un coin du voile, quand il a parlé pour justifier son dépari de « tristesse et de retran- chement en lui » (2). Ce demi-aveu devient plus confidentiel dans une lettre à Marmiér (29 décembre) : « L'amour est ajourné, le re- prendrai-je jamais ? Ai-je passé le temps d'aimer? Attendons, oublions surtout, ou-

(1) Ma biographie, dans Souvenirs et Indiscrétions, 1872.

(2) Lettre à Mme Claire Brunne, dans d'Haussonville, Stiinli'-Beuve, p. 156.

1***

30 INTRODUCTION

blions ce que nous avoDs cru éternel. Voyez- vous, c'est à jamais fini de ce côté, que vous savez ; je ne reverrai ni n'écrirai jamais ; j'ai été si blessé dune telle indifférence ! mais blessé, cela veut dire que j'en souffre en- core (1). »

Sur cette blessure de son cœur, Sainte-Beuve s'est tu devant le pieux et austère Collombet ; cependant nous voyons dans une lettre du 10 septembre que l'écrivain était à peu près décidé à partir ; Collombet le pressait vi- vement de saisir cette occasion de converser plus à son aise avec les solitaires de Port- Royal. Quoi qu'on ait dit, il est certain que ce projet précéda l'apparition des Pensées d'Août, et que Sainte-Beuve ne s'est pas expatrié par dépit quand il vit la critique s'acharner contre son nouveau volume de vers.

Sainte-Beuve nous a dit bien des fois quel labeur écrasant et quelle tension d'esprit exigea son fameux cours de Lausanne. Pendant deux mois il cessa complMennMit d'écrire à ses amis; Collombet fut le premier à recevoir de ses

(1) Correspondance, p. il.

QUELQUES DÉTAILS BIOGRAPHIQUES 31

nouvelles (24 décembre 1837), et à partir de ce momentil le tint assez exactement au courant de ses occupations. (Lettres du 25 janvier 1838 et du 22 février.) Sainte-Beuve constatait avec plaisir que la besogne avançait ; malgré son habitude du travail et les satisfactions qu'il trouvait dans l'attention de ses auditeurs, il n'était pas fâché de songer au moment il recouvrerait sa liberté, et reprendrait sa vie studieuse et indépendante de critique parisien. Néanmoins, il professait son cours avec une conscience admirable ; il allait jusqu'à se mettre, avant de parler, dans l'étal d'esprit qui convenait à la gravité de ses solitaires. Le 22 février, il termine ainsi sa lettre à Collombet : <( Je vais aller faire ma leçon dans une demi- heure, ce qui vous explique cette espèce de ferveur je suis, et dont il faut pourtant que je réserve une portion pour mes auditeurs. » Sainte-Beuve fut toujours le contraire d'un faiseur ; qu'il parlât ou qu'il écrivit pour son public, il se donnait tout entier à sa tâche, avec toute son intelligence et toute son âme : pou- vait-il mieux honorer l'auditoire d'élite qui se pressait à ses leçons?

32 INTRODUCTION

A Lausanne, Sainte-Beuve trouva non seu- lement des méthodistes convaincus et des poètes aimables, mais aussi d'intrépides al- pinistes ; son ami, Je pasteur Juste Olivier, essaya de l'entraîner à ces courses de montagnes qui sont dans les mœurs des habitants de ce pays.

Revenu à Lausanne en 1839, Sainte-Beuve parcourut une partie delà Suisse et fit part de ses impressions à Collombet. (Lettre du 23 juil- let 1839).

Néanmoins Sainte-Beuve ne fut jamais qu'un médiocre voyageur. 11 eût quitté Athènes pour écouter Socrate, mais il n'aurait pas dépassé les rives de Tllissos; comme le maître de Pla- ton, il ne trouvait d'enseignement ni sous les arbres des vallons ni sur les sommets des mon- tagnes, mais « parmi les hommes de la ville », et surtout parmi les livres que ceux-ci nous ont laissés.

lia pourtant fait le classique voyage d'Italie ; les impressions qu'il en a rapportées sont si ternes, que l'un de ses biographes, M. d'IIaus- sonville, en a conclu qu'il n'avait senti au- cune émotion chrétienne dans la capitale du

QUELQUES DÉTAILS BIOGRAPHIQUES 33

catholicisme. Il est certain, en effet, que s'il fit le pèlerinage de Rome, ce ne fut pas en catholique, mais en Latin, en classique épris des mâles et sévères beautés de cette littéra- ture, qu'il a défendue avec chaleur :

Les Latins, les Latins, it n'en faut pas médire ; C'est la chaîne, l'anneau, c'est le cachet de cire, Odorant, et par où, bien que si tard venus, A l'art savant et pur nous sommes retenus (1).

Collombet fit, en 1842, le voyage de Rome; Sainte-Beuve lui écrivait le 14 octobre : « Je vous remercie bien, mon cher ami, de votre affectueux souvenir. J'ai souvent pensé à vous durant votre voyage... Quand on est revenu et qu'on a secoué ses puces, le voyage d'Italie est fort joli : on en rapporte toutes sortes de belles et bonnes vues sur tous sujets. Les La- tins, nos vrais ancêtres, ont vécu là. »

Nous soulignons cette dernière phrase, parce qu'elle est la traduction d'un état d'esprit, que l'on peut regretter, certes, mais sur lequel il est vain de se faire illusion : Sainte-Beuve, devant la ville de saint Pierre, est resté païen ;

(1 Pensées d'Août, M. Patin.

34 INTRODUCTION

il n'y a cherché que les souvenirs aimés d'Ho- race et de Virgile.

La Suisse elle-même, qu'il semble avoir su- bie plus que désirée, et il put rafraîchir à de nouvelles sources sa faculté poétique, pré- maturément desséchée, la Suisse lui parut bientôt dans un lointain inaccessible ; il deve- nait en vieillissant « plus sédentaire et plus difficile émouvoir que jamais». (7 septem- bre 1843.)

Après cet aveu, ne doit-on pas qualifier d'héroïque la tentative que Sainte-Beuve lit. en 1848, pour trouver une situation à Londres (1)? Quant à son prétendu projet de s'exiler aux Etats-Unis, comme en témoigne une lettre de l'historien Ticknor(2), il nous paraît invrai- semblable, et semble dépasser la capacité d'hé- roïsme qui fut départie à Sainte-Beuve : « Sans ma mère, a-t-il écrit en marge de cette lettre, j'y serais allé. » C'est le geste, le môme beau

(1) Cf. une Lettre publiée par le Dr Cabanes, Sainte-Beuve à l'étranger, dans la Revue des Revues, 15 septembre

1898.

(2) Lettre traduite par M. Troub.it, et insérée dans la Vie de Sainte-Beuve, placée en tète du Tableau de la litté- rat. franc. au xvic siècle, p. xxmy-xxw.

QUELQUES DÉTAILS BIOGRAPHIQUES 3b

geste qu'il a immortalisé dans son duel au parapluie ; mais Liège, beaucoup plus rappro- ché que Boston, lui fut déjà un déplacement très pénible.

Paris était bien la ville qui convenait aux goûts et aux travaux de Sainle-Beuve. Assez souvent, il gémit sur les obligations dont il y sent peser le poids sur lui ; il rêve alors d'autres cieux et d'autres climats; mais ces regrets ne sont vifs qu'aux heures de labeur écrasant; et la plupart du temps il porte allègrement sa tache.

donc, mieux qu'à Paris, Sainte-Beuve aurait-il pu se livrer à l'étude, passion con- stante de sa vie, et qui fut le lien le plus solide qui l'attacha au laborieux Gollombet ? Sainte- Beuve désirerait même, au sein de Paris, pou- voir s'isoler plus encore, et au milieu des res- sources uniques qui lui sont offertes par les grandes bibliothèques, jouir de l'indépendance que son ami goûte au fond de sa province.

Il est charmant de les entendre parler de leur goût favori, le travail ; seule la santé arrête parfois ces bénédictins au milieu de leur écra- sante besogne : « ÏSous travaillons trop, écrit

36 INTRODUCTION

Sainte-Beuve. Ce remède de l'étude devient notre mal. » (Lettre du 5 novembre 1849.)

Ce mal, il l'accepte dans la suite avec une tristesse résignée, quand il lui est devenu comme familier : « Moi, écrit-il en 1816, je reste très souvent couché, ou assis, assez dolent et tâchant pour tout but de mener à fin mes gros livres. Après quoi, je resterai plus assis, plus couché que jamais. » (28 septembre.)

La Révolution de 1848 allait secouer cette lassitude, et imposer encore à Sainte-Beuve des changements et des pérégrinations. Cette Ré- volution troublait des habitudes qui lui étaient chères ; il ne cacha pas à son ami son désappoin- tement et ses angoisses. (Lettre du 7 juin 1848.)

Il lui fallut se résoudre à un nouvel exil ; heureusement une place de professeur de litté- rature française à Liège fut vacante, et le con- seil des Ministres de Belgique agréa Sainte- Beuve. Celui-ci s'éloigna, plein d'appréhension en face de cette vie nouvelle qui s'ouvrait de- vant lui, mais réconforté par l'espoir de revenir bientôt, par la satisfaction de ne plus être « dépendant », c'est-à-dire « fonctionnaire ». (19janv. 1849.)

QUELQUES DÉTAILS BIOGRAPHIQUES 37

Il recommença comme à Lausanne des pro- diges de travail, donnant trois leçons par se- maine, deux conférences et un cours public. Comme on sait, il se fatigua au point qu'il lui devint difficile de tenir la plume. (Lettre du 25 février 1849.) Mais ce qui lui fut surtout pénible, ce fut de ne pas trouver à Liège les satisfactions attendues; plus d'amis affectueux comme Vinct et les Olivier à Lausanne ; plus de conversations élevées ou poétiques ; il a beau nous dire qu'il eut « dans M. Borgnet, recteur, un homme équitable et juste, dans le public et dans la jeunesse une disposition à l'écouter et à le juger (1) », il est certain que l'accueil de ses étudiants, de la société de Liège et de la presse de Belgique le blessa dans son amour-propre. Il exprimait plus tard ce dépit au ministre Rogier (16 août 1849): « L'opi- nion dans son ensemble m'a été défavorable, sinon injurieuse. Les compensations de sympa- thie auxquelles j'aurais m'attendre ont été froides, réservées... Dans cette jeunesse pai- sible et calme que je viens d'enseigner durant

(l)Cité par leD' Cabanes, ici.

SAINTE-BEUVE. 2

38 INTRODUCTION

un an sous toutes les formes, pas un ne m'a dit en me voyant venir : Nous sommes charmés de vous avoir. Pas un ne me dira en me voyant partir : Nous sommes fâchés de vous perdre (1). »

La désillusion commença dès les premiers jours, et l'impression fâcheuse ne fit que s'ac- centuer. Les lettres qu'il écrit à Gollombet du- rant cette période sont d'un homme qui souffre, qui a besoin d'amitié, qui s'attriste du présent et qui fait sans entrain une besogne pénible. (Lettres du 19 janvier et du 25 février 1849.)

Le travail lui-même était impuissant à combler le vide de cette âme meurtrie; Joseph Delorme allait renaître ; qui sait si le dénoue- ment du livre, cette fois, ne serait pas celui de la réalité ? Une amère résignation, apprise à l'austère école de Port-Royal et surtout à la rude école de la vie, semblait faire désormais le fond de sa nature : quelle lettre désolée que celle qu'il écrit le 11 août 1849, au retourd'un voyage de Lyon !

Le hasard allait enfin bien servir Sainte- Beuve et l'arracher à cette accablante mélan-

(1) Lettre publiée par le D' Cabanes, id.

QUELQUES DÉTAILS BIOGRAPHIQUES 39

colie. Il rentrait de son exil, non pas amoin- dri, certes, mais au contraire grandi si l'on peut dire, plus en vue et plus sûr de lui-même. Du premier coup, il conquit dans le journa- lisme une position brillante; il allait commen- cer au Constitutionnel sa longue et célèbre cam- pagne des Causeries du Lundi.

Ce fut une besogne vraiment surhumaine, à laquelle Sainte-Beuve résista parce qu'il était d'une santé robuste et parce que son inlassa- ble curiosité lui avait déjà fait faire le tour des littératures anciennes et modernes ; les années de Lausanne et de Liège avaient merveilleu- sement grossi ce bagage de science, auquel chaque jour apportait sa contribution, mais qui dans la vie calme de l'étranger s'était succes- sivement enrichi de documents sur toutes les œuvres et sur tous les écrivains.

Il néglige ses amis, il n'a plus le loisir de leur écrire, fût-ce môme pour leur demander des renseignements, car de Lyon à Paris les documents mettraient plusieurs jours avant d'arriver, et les lecteurs du Constitutionnel ne sauraient plus se passer de leur feuilleton du Lundi.

40 INTRODUCTION

Rien n'est capable de distraire Sainte-Beuve de sa tâche hebdomadaire, ni le plaisir d'obli- ger ses amis, quand ils le consultent sur un point de littérature, ni môme la mort de sa mère (1).

En vain ses amis l'engageaient à prendre quelque repos, et à ménager une santé qui leur était chère, Sainte-Beuve ne s'arrêtait jamais. (Lettre du 24 juin 1852.)

Deux raisons l'enchaînèrent à ce labeur sans trêve. D'abord il lui fallait assurer son exis- tence ; il n'était pas riche, et même il était resté très longtemps dans une situation plus que modeste; vers 1840, il « vivait au qua- trième sous un nom supposé, dans deux cham- bres d'étudiant (2). » Plus tard, bibliothécaire à la Mazarine,il eut son logement à l'Institut, mais ses revenus n'augmentèrent pas beau- coup. L'âge vint, il fit des réflexions sé- rieuses :

« J'aspire à me créer, disait-il en 18o3, par

(1) La mère de Sainte-Hcuvc mourut le 17 novembre 1850 ; le Constitutionnel du 18 publia un article du critique sur Vauvenargues, et il reprit la série de ses articles le 2 dé- cembre en parlant de Frédéric le Grand.

(2j Souvenirs et Indiscrétions, ma Biographie, p. .'i-_\

QUELQUES DÉTAILS BIOGRAPHIQUES 41

mon travail et mon économie (toutes choses auxquelles j'ai songé trop tard), une médiocre et modeste indépendance pour les années de l'inertie et de la vieillesse. J'ai rabaissé tous mes horizons (1). »

Tant que sa mère habita avec lui, il n'eut pas à s'inquiéter de la vie matérielle. Samèremorte, il fut contraint de prendre une détermination : il se retira dans la petite maison de sa mère, et il confia à une personne amie le soin de son intérieur.

L'avenir devait être assez doux à cette vie longtemps ballottée au gré des événements ; Sainte-Beuve vécut désormais dans le calme ; rallié à l'Empire, il vit venir à lui les faveurs officielles, jusqu'au jour il conquit la popu- larité par sa résistance aux projets rétrogrades du gouvernement impérial.

L'autre motif qui fit considérer à Sainte- Beuve le feuilleton du Constitutionnel comme la planche de salut, c'est qu'il espérait trouver dans cette besogne sans cesse renaissante l'oubli, ou au moins la distraction. L'oubli de

(1) Lettre inédite, 2 mai 1853.

42 INTRODUCTION

quoi? Il serait assez difficile de le dire, si Jo- seph Delorme ne nous avait analysé l'ennui incurable qui pesait sur lui. Sa vie fut, pour ainsi dire, empoisonnée dès la jeunesse, et jamais elle ne s'illumina d'un vif rayon, soit d'amour, soit de gloire, soit de bonheur. « Je l'ai toujours connu foncièrement triste, sou- riant rarement, fermé à la plaisanterie gauloise et nu franc rire » ; tel le dépeignait l'un de ses secrétaires, M. Jules Levallois (1), tel il était en effet.

Il ne nous a pas beaucoup parlé de son en- fance; cependant, quand il y songe, sa pensée lui représente aussitôt le foyer de bonne heure manqua son père :

Car je naquis en deuil, Et mon berceau d'abord posa sur un cercueil (2).

Lapassion qui l'unit pour un temps à Mme Vic- tor Hugo lui procura peut-être quelques heu- res d'enivrement, si le Livre d'amour n'a pas menti ; cependant elle portait avec elle sa pu-

(1) Préface, p. xxxix.

(2) Co?isolations, à M. A. le Prévost, p. iMS. édit. Char- pentier.

QUELQUES DÉTAILS BIOGRAPHIQUES Y.',

nition, parce qu'elle le détourna de se marier, à l'âge la nature nous pousse à rechercher ces pures tendresses du foyer conjugal. Il s'in- terroge tristement :

Quand par pauvreté, Malheur, faute (oh! je sais plus d'un sort arrêt'';. Tout espoir de choisir la chaste jeune fille Et de recommencer sa seconde famille Dont il sera le chef, à l'homme est refusé, se prendre (1) ?

Il n'a même pas su porter le poids de sa misère morale, et dans sa franchise il nous a fait cet aveu déchirant : « A un certain âge de la vie, si votre maison ne se peuple point d'en- fants, elle se remplit de manies ou de vi- ces (2). » Ce vieux garçon, qui fait ainsi son douloureux mea culpa, s'applaudit de savoir que son ami Collombet se montre, lui aussi, rebelle au mariage, et il le lui écrit avec un sourire attristé. (Lettre du 7 septembre 1847.)

Il a donc vieilli solitaire, moins égoïste qu'on ne l'a prétendu, car il n'a pas voulu associer une autre âme à la tristesse incurable dont il se

(1) Pensées d'Août, p. 294, id.

(2) Cf. d'Haussonville, op. cit., p. 199,

44 INTRODUCTION

sentait la proie. Le refuge qu'il avait cherché dans la religion lui manqua de bonne heure, comme nous le verrons bientôt; le travail lui- môme, les plaisirs de l'intelligence ne purent pas combler cet abîme intérieur qu'Amaury avait sondé autrefois avec une clairvoyance si aiguë. Cernai, le mal du siècle, Sainte Beuve en ressentit les affres, même à l'époque des Cause- ries du Lundi, « car il trouve moyen de se glisser à travers tout. » (Lettre du 1 4 juin 1851.) Ainsi Sainte-Beuve a souffert, moins par les hommes eux-mêmes, ou par les événements auxquels il a été mêlé, que par la tournure naturelle de son esprit, amoureux du nouveau, de l'inconnu, de l'inaccessible. Quelques âmes tendres avaient pris au sérieux la désespérance de Joseph Delorme, et lui avaient offert un peu d'amour pour consoler cette détresse ; mais le poète lui-même prit soin de détromper aussitôt ses lecteurs, ou mieux ses lectrices sympa- thiques, et un an après Joseph Delorme, il publia les Consolations, qui disaient sa blessure guérie et son âme rassérénée par la religion et par l'amour, Kn réalité, le mal ne tit que couver ; il reparut plus déchirant, presque au lendemain

QUELQUES DÉTAILS BIOGRAPHIQUES 45

des Consolations ; et rien ne put l'atténuer, ni le commerce avec ses graves amis de Port-Royal, nilessuccès mondains, ni la vie de « manœuvre» du Constitutionnel. Soyons indulgents à cette grande douleur: accusons moins l'égoïsme de Joseph Delorme ; pardonnons-lui d'avoir jalousé tous les bonheurs qui s'étalaient sous ses yeux, ceux delà gloire, ceux de la puissance, ceux de la famille ; ce cœur irrémédiablement triste n'a trouvé nul repos parmi les hommes.

2*

CHAPITRE III

SAINTE-BEUVE CR1TH.ILE

Indépendance de Sainte-Beuve. Conscience de sa critique. —Reproche de M. Faguet. Sainte-Beuve, historien du romantisme. Les défauts : les potins dans Sainte-Beuve. Immensité de la tâche.

Articles sur Joseph de Maistre. Les recherches; les déceptions. J. de Maistre et Guy Marie de Place: leur correspondance. Puhlication de Collombet.

Port-Royal. Les Observations sur les Provinciales de Collombet. Pascal et l'Université. Les Mémoires de Collombet. Collaboration efficace.

L'œuvre critique de Sainte-Beuve compte, aujourd'hui, autant d'admirateurs que de lec- teurs; mais, à ses débuts, les mérites de cet écrivain furent discutés, et môme après ses pre- mières campagnes à la Revue de Paris et à la Revue des Deux-Mondes, il ne lui fut pas inutile, pour s'imposer à l'opinion, de partir à l'élran-

SAINTE-BEUVE CRITIQUE 47

ger. A son retour de Lausanne, Sainte-Beuve ne devait pas tarder à connaître le prestige des positions officielles : ses titres de bibliothécaire à la Mazarine, et d'académicien, en firent un personnage d'importance, et le placèrent défi- nitivement au rang des critiques, dont le juge- ment faisait alors autorité : Villemain, G. Plan- che, D. Nisard, Saint-Marc Girardin, Jules Janin.

Collombet n'avait pas attendu si longtemps pour apprécier la valeur des Critiques et Por- traits de Sainte-Beuve; le 3 mars 1836, alors que l'œuvre du futur Lwidiste était bornée à trois volumes récemment réimprimés, il lui écrivait:

« J'ai remarqué dans vos portraits une exac- titude de procès-verbal, qui sait tout faire pas- ser sous les lois de la poésie et du coup d'œil philosophique. »

Cet éloge, venu de l'un des maîtres de la cri- tique provinciale, avait son prix. Collombet s'efforçait, à la même époque, d'apporter dans la traduction des grandes œuvres d'apologé- tique chrétienne les mêmes qualités de préci- sion, le sens historique, et, à défautde la poésie qui jamais ne se fit jour dans ses productions,

48 INTRODUCTION

la probité d'un chercheur et la conviction d'un savant.

En Sainte-Beuve, il goûtait encore le critique consciencieux, trop ami de la vérité pour s'abaisser aux complaisances des coteries ; le Lyonnais indépendant que sa vie isolée mettait à l'abri des dangers de la cainaradcvic, qui refusait obstinément de poser sa candidature aux académies de sa province, pour ne rien aliéner de sa liberté, admirait la franchise de ce cri- tique parisien, que les tentations venaient, pour ainsi dire, chercher d'elles-mêmes, et qui savait en triompher: « Il n'a guère abordé jusqu'ici, disait Collombet, que des noms qui appartien- nent à l'avenir, et, sauf quelques rares conces- sions faites à des amitiés, il n'a étudié des auteurs vivants que ceux qui se sont placés en dehors de la foule (1). »

Chargé, en 1837, de présenter au public une édition des œuvres de Fontanes, Sainte-Beuve défendit vigoureusement les droits de la cri-

(I) Courrier de Lyon, 24 décembre 1837. On a reconnu dans ces concessions signalées p&r Collombet une modeste allusion aux bienveillants articles que Sainte-Beuve lui avait consacrés dans la Revue des Dbucc- Mondes.

SAINTE-BEUVE CRITIQUE 49

tique impartiale; bien qu'il travaillât sous la direction de Roger, ardent royaliste, classique impénitent, et qu'il eût à satisfaire la piété filiale de M1Ic de Fontanes et le souvenir en quelque sorte religieux de Chateaubriand, Sainte-Beuve traversa tous les écueils, donna un juste tribut d'admiration à la mémoire de Fontanes, sans jamais compromettre l'indépen- dance de son jugement, et en se gardant des menues complaisances auxquelles sont sujettes ces publications posthumes.

Les lettres de Sainte-Beuve à Collombet vont, par des témoignages positifs, nous déiinir les théories critiques dont s'inspirait Sainte-Beuve dans cette période, décisive pour l'avenir de son talent et de son autorité.

Le 29 février 1836, il écrivait à Collombet:

« Voilà un service que je vous demande... c'est au sujet de cette brochure de Ballanche. Pourriez-vous me l'envoyer? ou au moins sa date, son titre et quelques passages. Mais je la préférerais en personne.

« On réimprime précisément les portraits : Ballanche doit passer bientôt, et je n'ai pas de temps à perdre pour cette réédition. Si vous

50 INTRODUCTION

pouvez m'envoyer la brochure, faites-le, s'il vous plaît, tout directement (1). »

L'obligeant Gollombet envoya la brochure; quelques jours après, Sainte-Beuve l'en remer- ciait en ces termes (Lettre du 25 mars 1836) :

« J'ai mis à profit la brochure que vous m'avez bien voulu envoyer ; elle m'a servi à ajouter deux phrases exactes au lieu d'une, qui l'était peu, sur les dispositions de M. Ballan- che lors du rétablissement du culte. »

Cette citation démontre mieux que tous les commentaires jusqu'à quel point l'esprit de Sainte-Beuve était avide d'exactitude: n'ou- blions pas qu'il s'agit d'une réimpression deux ans après la publication de l'article, alors que l'article original est encore dans toutes les mains, et que les contemporains n'iront proba- blement jamais remarquer ces menus change- ments (2) ; mais la conscience du critique avait

(1) 11 s'agit de la brochure intitulée : Lettres d'un Lyonnais à un de ses amis. (Cf. Portraits contemporains, t. Il, p. 14.)

(2) Ainsi cette édition de 1836 contenait sur Chateau- briand, pour la première fois, la fameuse note relative au « parfum d'oranger voilé », el que personne en ce temps ne paraît avoir remarquée

SAINTE-BEUVE CRITIQUE 51

des exigences impérieuses, et l'auteur pouvait, à bon droit, s'écrier, dans la même lettre à Collombet :

« Oh! que la biographie littéraire est une chose difficile et minutieuse, quand on veut être exact, ne dire en rien le contraire du vrai ! » Enfin, il ajoutait :

« Le démon de l'exactitude et du détail litté- raire est un démon aussi harcelant qu'aucun; je ne m'y puis dérober jusqu'à ce que les malheureux volumes soient imprimés; j'irais au bout du monde pour une minutie, comme un géologue maniaque pour un caillou. »

Cette passion du vrai, qui est comme l'arma- ture de la critique de Sainte-Beuve, aurait, dit-on, dans certains cas, été corrompue par quelque autre sentiment moins noble, la ran- cune, la jalousie, toutes les petitesses qui peu- vent affaiblir l'amour de la vérité, môme chez les plus scrupuleux.

« Onattendaitd'nn tel homme, dit M. Faguct, une histoire littéraire au jour le jour d'une

52 INTRODUCTION

moitié du xixe siècle, et c'est cette partie de sa tâche qu'il a le moins bien faite. Les grandes gloires littéraires du xixe siècle ne sont pas dans ses écrits à leur vraie place, à leur vrai rang, parce qu'il a toujours quelque raison person- nelle de ne pas leur donner ce rang et cette place (1). »

Il est vrai que cette Histoire littéraire d'une moitié du XIXe siècle n'a pas été faite par Sainte- Beuve, mais seulement parce que les circon- stances l'ont détourné des projets qu'il avait formés à Liège, et l'ont ramené à ce genre de portraits ou de causeries, dans lequel son esprit d'analyse patiente et de délicate minutie le ser- vait merveilleusemenl ; du moins a-t-il écrit, dans son cours sur Chateaubriand, une fort belle introduction à cette histoire. Et même. il serait facile de recueillir dans ses Portraits contemporains et dans ses Causeries les éléments d'une histoire littéraire du xixe siècle, à laquelle nous apporterions aujourd'hui beaucoup de correctifs, cela va sans dire,' mais qui pourtant resterait juste dans ses lignes essentielles. Qui

(1) Politiques et moralistes du \i\- siècle, 3e série, p. 187.

SAINTE-BEUVE CRITIQUE 53

donc, par exemple, a, d'une touche plus fine, esquissé la physionomie du premier Cénacle? A-ton jamais mieux discerné les étapes de l'évo- lution qui à la Muse française a fait succéder le second Cénacle, pour aboutir à la dispersion des talents après la Révolution de juillet? Sur Victor Hugo, il a gardé le silence après les Chants du crépuscule , mais par convenance, et non par hostilité. L'un de ses secrétaires, J. Levallois, nous a dit combien il admirait les Contemplations, la Lècjende des Siècles et les Châtiments.

Dans cette ruine de l'ancienne affection, de cette amitié « si grande, et dont tous parle- ront » (1), l'estime avait survécu ; et, bien loin de dénigrer Victor Hugo, Sainte-Beuve se hâte de l'excuser auprès de Collombet, qui se plai- gnait d'avoir écrit deux articles sur les Chants du crépuscule, sans obtenir un mot de remer- ciement. (Lettre du 21 mars 1837.) Dans d'autres circonstances, pour parler de l'ami d'autrefois, il prend un ton dégagé et indifférent, mais sans la moindre amertume. (Lettre du 8 juin 1841.)

1 Pensées d'Août. [En revenant du convoi de Gabrielle p. 371.)

54 INTRODUCTION

On reproche à Sainte-Beuve d'autres mé- faits : on dit qu'il a injustement jugé Lamar- tine ; mais est-ce le Lamartine des Méditations ou celui des Confidences ?

Il fut un temps les admirateurs intransi- geants de Musset accusaient le critique d'avoir rabaissé le génie de leur poète préféré ; mais nous ne faisons plus de Musset le premier poète du siècle ; nous l'avons remis à sa place, encore bien glorieuse, et il ne nous semble pas que Sainte-Beuve l'ait méconnu.

Le blâmerait-on d'avoir dénigré Béranger, après l'avoir loué avec excès ? Des deux juge- ments portés par le critique sur le « chanson- nier national », est-ce au dernierseulement que nous trouverions à reprendre?

Sur les rapports de Sainte-Beuve avec Cha- teaubriand, il y aurait beaucoup à dire, bien que la question ait été récemment soulevée, et traitée en détail (1).

S'il n'a pas compris Balzac et Michelet, la

(1) M. Léon Séché a récemment consacré un chapitre de son Vign>/ aux rapports de Vigny avec Sainte-Beuve. Quel- ques-uns des reproches faits à Sa iule Beuve nous parais- sent très discutables : voir un article de M. C. Latreille dans la Revue d'histoire littéraire, avril-juin 1902,

SAINTE-BEUVE CRITIQUE 55

cause en est moins dans son amour-propre froissé que dans des divergences de tempé- rament ; le critique aurait s'y soustraire sans doute, mais lequel d'entre ses successeurs pourrait lui jeter la première pierre ? Balzac et Michelet ne faisaient d'ailleurs, eux aussi, aucun effort pour comprendre la manière de Sainte-Beuve, et dans la guerre qu'ils enga- gèrent avec le critique, les pointes malicieuses, les boutades épigrammatiques, même les bru- talités de plume ne partirent pas d'un seul côté.

Ce qu'il faut dire, c'est que Sainte-Beuve cessa un jour d'être X avocat des romantiques et qu'il s'établit leur juge. Il ne s'est pas piqué à leur égard d'une fidélité qui prouverait la constance de ses sympathies littéraires, mais qui diminuerait la valeur de sa critique. En 1835, analysant, à propos de Bayle, le génie critique, il disait de ses pareils : « L'infidélité est un trait de ces esprits divers et intelli- gents.... Ils ne se font pas faute de se réfuter eux-mêmes et de retourner la tablature (1). »

(1) Portr. littér., t. I, p. 371.

56 INTRODUCTION

Sainte-Beuve a passé son temps à se réfuter lui-même : son impartialité n'a pu qu'y ga- gner.

Il est heureux, au contraire, que Sainte- Beuve n'ait pas conservé les engouements candides et les naïves admirations du début de sa carrière. Sait-on comment il envisage le rôle du critique en 1831 ? Amaury, qui n'est au fond que son propre portrait, fait quelque part cet aveu : « Comme j'enviais à mon tour d'être le secrétaire et le serviteur des grands hommes (1) ! » C'est avec une sorte d'adoration pieuse que jusque-là Sainte-Beuve avait sa- crifié sur les autels du Cénacle : « Je les ai tous connus ! Ils étaient grands et bons (2)*, el surtout Victor Hugo, le plus grand de tous et le meilleur; c'est avec un éblouissement juvénile qu'il avait essayé de fixer pour la poslérilé les radieux souvenirs de l'Abbaye-aux-Bois ; Béranger, Lamennais, A. Carrel, toutes les gloires et toutes les espérances de cette époque, féconde en esprits d'élite, il les avait faites siennes, pour ainsi dire, il les porta

(1) Volupté, ch. xxi.

(2) Le Cénacle, p. 65, Poésies complètes.

SAINTE-BEUVE CRITIQUE 51

religieusement dans son cœur; il eut l'orgueil de ces enthousiastes adorations, il voua un culte à ces héros et leur consacra sans réserve toute l'activité de son talent.

Certes, cette ardeur est généreuse : mais de- vons-nous regretter que le critique de 1834 ait eu ses repentirs ? Au lieu de le blâmer pour ses trahisons, comme on dit, n'hésitons pas à nous féliciter que Sainte-Beuve se soit sous- trait à ce charme, qui pouvait émousser son goût et enchaînera jamais son indépendance ; avec le désenchantement, commença une pé- riode de critique sans doute agressive, mais infiniment plus clairvoyante. G. Planche fait remarquer très justement que « Sainte-Beuve a perdu sa bienveillance en perdant sa jeu- nesse », et qu'il « n'a pas su garder la sérénité de sa pensée » ; mais il ajoute aussitôt qu'en démentant les éloges prodigués jadis à ses contemporains, il l'a fait, « non par injustice, mais plutôt par amour exagéré de la jus- tice (1). »

Collombet, qui avait manifesté son étonne-

(1) Article écrit en 1851, et recueilli dans le? Nouveaux Portraits, t. I, p. 353-402.

58 INTRODUCTION

ment de voir Sainte-Beuve si sévère pour ses contemporains, en reçut cette réponse :

« Il m'est pénible d'avoir à me prononcer si rudement parfois sur des hommes que j'admire et que j'ai connus. Mais faisant un métier, je ne puis que le faire honnêtement et en toute droiture. » (Lettre du 4 juillet 1850.)

Sainte-Beuve n'avait donc pas à rougir devant le plus consciencieux de ses amis ; il restait fidèle à cet apostolat de la critique, exercé avec une autorité dont l'impartialité était la plus sûre garantie.

Cette méthode de critique avait ses défauts, qui, avec le temps, s'accusèrent davantage ; Sainte-Beuve avait toujours été avide d'anec- dotes, de menus faits, de détails infimesde bio- graphie, et, pour les recueillir, nous l'avons vu décidé à faire mille recherches, à interroger, à solliciter, à ruser; un de ses ennemis disait plai- samment qu' « il aurait gratté la terre avec ses ongles pour son article (I). » 11 eut toujours un goût très vif pour le potin. (Cf. Lettre du i oc- tobre 1842.)

1 Barbey d'Aurevilly, cité par Pons, p. lin.

SAINTE-BEUVE CRITIQUE 59

Déjà, de 1843 à 1845, il avait, sous le voile de l'anonyme, mené, dans la Revue suisse, une campagne de médisances spirituelles, et criblé ses contemporains d'épigrammes finement ajustées. Un jour vint il se mit à dire tout haut et à signer de son nom ces menues vérités, qu'il croyait relever de l'histoire littéraire, et qui sont tout au plus dignes de défrayer la chronique.

L'auteur des Causeries du Lundi fit, certes, consciencieusement son métier ; mais ce mé- tier, il le plaça trop dans la découverte de petits faits inédits, d'anecdotes contées sous le manteau. On peut même dire qu'autour de 1860, il traversa une véritable crise de po- tinage. A cette époque, il met en appendice à son Chateaubriand quelques pages des mé- moires de Mme de Saman (Horlense Allart de Méritens), et répond à ceux que choquait l'indélicatesse du procédé : « L'auteur n'est point coupable de les avoir publiées, c'est moi seul qui l'ai pris sur moi (1). r>

Il fréquentait alors la société qui se réunissait

(1) Lettre à M. P. Saulnier, Corresp. I, p. 217 (20 août 1861).

60 INTRODUCTION

autour de Mm° de Solms à Aix-les-Bains (1). C'est lui qui fit donner à la gracieuse princesse le feuilleton du Constitutionnel, lorsque Ed- mond About cessa d'en être le titulaire ; il cor- rigeait lui-môme les épreuves de ces chroniques hebdomadaires, parues sous la signature du baron Stock (2). Ce courrier de Paris était « fort cancanier », comme nous le lisons dans une note de la Correspondance de Sainte- Beuve (3) ; et là, dans cette quasi-collaboration avec une femme d'esprit, qui ne s'est jamais piquée de discrétion, se développa cette manie qu'avait Sainte-Beuve de juger les écrivains par leurs petits côtés, de croire qu'il avait

(1) Il écrivait à Ponsard, le 23 octobre 1860, afin de le tenir au courant des tentatives faites pour réconcilier Mme de Solms avec l'Empereur : « J'ai passé, vous l'avez su, trois jours délicieux, sous le toit de votre belle amie : il ne se peut de soins plus charmants que ceux dont j'ai été environné, et j'ai appris à la mieux apprécier encore. J'ai rapporté la lettre capitale, assez longue, et approuvée par les plus sages conseillers, pour être remise ici. Elle l'est, je l'espère, à l'heure qu'il est ; nous attendons l'effet. Je saurais bien ce qui en est.... etc.» Collection François Ponsard, Lettre inédite.

(2) Cf. Petite Revue internationale. -Jl et 2S août 1S98. M™6 de Solms, devenue Mmc de Rute, y a publié plusieurs lettres inédites de Sainte-Beuve.

(3) Tome I, p. 297.

SAINTE-BEUVE CRITIQUE 01

réellement trouvé la formule d'un talent, quand il avait avec finesse analysé un tempé- rament ou dépeint avec vraisemblance un caractère.

En 1862, il fait explicitement la théorie de cette manière, qu'on ne peut pas dire absolu- ment nouvelle chez Sainte-Beuve, mais qu'il n'avait pas encore élevée à la dignité de système:

« On ne saurait, dit-il alors, s'y prendre de trop de façons e^ par trop de bouts pour connaître un homme, c'est-à-dire autre chose qu'un pur esprit. Tant qu'on ne s'est pas adressé, sur un auteur, un certain nombre de questions et qu'on n'y a pas répondu, on n'est pas sûr de le tenir tout entier... Que pensait-il en religion ? Comment était-il affecté du spec- tacle de la nature ? Gomment se comportait-il sur l'article des femmes? Quelle était sa manière journalière de vivre ? Aucune des réponses à ces questions n'est indifférente pour juger l'auteur d'un livre et le livre lui-même (1). »

Heureusement ces détails biographiques, sou- vent inattendus, étaient mis en œuvre par un

(1) Nouveaux Lundis, t. III.

SAINTE-HECYE. '2*'

62 INTRODUCTION

homme de goût, et c'est pourquoi l'œuvre immense des Causeries est autre chose qu'un recueil d'Indiscrétions sur les morts et sur les vivants. La touche poétique y est encore, aussi légère que dans la période précédente ; il y manque la grâce, cette fleur de sympathie et de bienveillance, qu'il a si joliment définie dans son Port-Royal, et qui s'était flétrie pré- maturément dans l'âme du critique. Il écrivait à Collombet, le 27 septembre 1853 :

« Mon seul plaisir est dans mon travail quand je m'y suis enfoncé tête baissée, comme on s'enfonce dans un puits. Je me compare quel- quefois à un graveur (le plus triste des métiers de l'artiste), qui passe ses journées devant la planche de cuivre qu'il s'applique à rendre plus exacte et plus fidèle : ainsi fais-je pour ces images littéraires qui se succèdent. »

Heureusement ce «graveur » était doué d'une énergie indomptable ; dans son travail patient et minutieux, il était soutenu par une activité surprenante et que rien ne pouvait affaiblir. Le môme homme qui avait écrit les Portraits littéraires et les Portraits contemporains, pou- vait, tout en achevant ses beaux livres sur

SAINTE-BEUVE CRITIQUE 63

Port-Royal, se condamner pendant vingt ans à son article hebdomadaire. Quelle faculté mer- veilleuse de renouvellement !

Néanmoins d'obligeants lecteurs lui soumet- taient parfois des objections, qu'il n'avait pas le loisir de discuter ; il était souvent obligé d'accepter sans contrôle des faits rapportés par des biographes antérieurs ; d'une semaine à l'autre, il lui eût été impossible d'établir par des recherches personnelles la vérité sur des points contestes, ou insuffisamment établis.

Voici, par exemple, une lettre qu'il écrivait le 3 décembre 1853 au bibliothécaire de Lyon, M. Péricaud, dont il avait reçu quelques re- marques à propos de son article sur Mas- sillon :

« Je vous remercie bien de vos obligeantes attentions et de vos remarques. Celle qui porte sur l'oraison funèbre de l'archevêque de Vil- leroi me laisse de l'incertitude. En effet, cet archevêque, en 1606, selon Moreri, meurt à 92 ans, non en 1093, mais en 1698. C'est la date qu'assignent à sa mort Moreri et Bou- gcrel [Mémoires pour servir à l'histoire des hommes illustres de Provence, se trouve un

64 INTRODUCTION

article fort exact sur Massillon;. Je pense donc que 1G93 est une faute d'impression, le 8 ayant été pris pour un 3.

« Sur Catinat, il me semble bien que vous avez raison. Je dois au reste laisser ces discus- sions biographiques à ceux qui auront le loisir de les débrouiller : ainsi sur la date de la re- traite de Massillon à l'abbaye de Septfonls, je vois des divergences dans Bougerel, dans une lettre de Chaudon à Barbier ; mon idée est que le plus exact et le plus sûr des noticiers de Massillon est Bougerel ; par malheur il est sec et entre peu dans les anecdotes (1). »

Nous voyons quelles sont les limites de cette ardeur pour l'exactitude, si justement admirée dans Sainte-Beuve ; elle ne va pas jusqu'à prétendre apporter sur tous les points des solutions vraiment scientifiques ; l'écrivain ne néglige aucune des recherches compatibles avec la rapidité de sa production ; mais dans la cri- tique des sources, il se laisse guider par son érudition acquise, et aussi, faute de temps, par des impressions que la science ne sau-

1 lettre inédite collection Péricaud).

SAINTE-BEUVE CRITIQUE 65

rait accepter sans réserve. Des érudits de profession pourront rectifier quelques dates, rétablir l'orthographe de certains noms (1) ; mais ces légères infidélités étaient le prix dont devait se payer cette œuvre si vaste, l'une des plus étendues, et, somme toute, l'une des plus solides, qui honorent l'histoire de la critique : ce n'était pas la payer trop cher.

III

Pour montrer avec quelle conscience Sainte- Beuve écrivait, et comment il trouva en Col- lombet un ami obligeant, un érudit toujours empressé à le servir, il nous a paru intéressant d'utiliser quelques fragments de nos lettres inédites, et d'y joindre les renseignements né- cessaires afin d'éclairer complètement cette sorte de démonstration.

Sainte-Beuve publia dans la Revue des Dcu.r- Mo?ides, en 1843 (15 juillet et 1er août), deux

(1) Voir, par exemple, une lettre de Collombet, 12 -t-|,- tembre 1833t.

2***

66 INTRODUCTION

articles sur Joseph de Maistre (t). L'idée pre- mière de cette étude remonte à une date bien plus lointaine, et cet exemple nous servira, si nous ne nous abusons, à déterminer avec préci- sion la méthode de travail de Sainte-Beuve, avant la période des Causeries. Dans le Con- stitutionnel,\q critique, obligé en quelque sorte de suivre l'actualité, fournit, sans retard, ses réflexions sur les livres et sur les hommes ; ici, au contraire, il médite longuement le sujet qu'il a choisi ; il sollicite de tous côtés des renseignements, et il ne met au jour son arti- cle, qu'après l'avoir consciencieusement éla- boré, dût-il attendre plusieurs années avant sa publication.

Lorsqu'il écrivit (1er mai 1839) le portrait de Xavier de Maistre (2), il promettaitde parler prochainement de son frère, le « grand théori- cien théocratique *. En réalité, l'auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg , qui d'ailleurs était le frère aîné, avait passer avant l'auteur du Lépreux, comme nous l'apprenons par ce

il II les a insérés au tome TI des Portraits littéraires, payes 387-467.

(2) Cf. Portraits contemporains, tome 111, page 33.

SAINTE-BEUVE CRITIQUE 67

fragment d'une lettre de Gollombet à Sainte- Beuve :

« Après Joseph, viendra, je pense, l'auteur du Lépreux ; les deux frères ne sont pas sépa- rables, quoique si différents l'un de l'autre (1).»

Sainte-Beuve chercha d'abord quelques bro- chures écrites par Joseph de Maistre à ses débuts. Il les demanda à son correspondant de Lyon, qui se mit tout de suite à la recherche de ces documents ; la poursuite fut longue et difficile (lettre du 8 février 1837); mais Sainte- Beuve apportait une tenace persévérance ; fidèle à sa méthode, il voulait à tout prix éclairer les origines intellectuelles de cet écri-

(1) Lettre du 8 février 1831. Collombet ajoutait : « Il y a quelque cinq ans que l'on inséra ici, dans une Revue tout à fait Provinciale, j'ai commis mes premiers péchés littéraires, une pièce de vers signée Xavier de Maistre. Elle est bonne ; si vous faites l'article Xavier, je tâcherai de sa- voir comment on avait eu cette pièce, etje vous en enverrai une copie. » Cette pièce de vers, c'était le Papillon, citée tout au long par Sainte-Beuve ; celui-ci écrivait d'ailleurs à Collombet, le 5 novembre 1S40 : « Je vous suis très re- connaissant pour vos additions sur le comte Xavier ; le passage sur les poètes est fort joli, et digne de l'auteur du Voyage autour de ma chambre, ce que ne sont pas toujours ses conversations et ses lettres. 11 y est faible d'ordinaire. J'en profiterai, en réimprimant, je ai quand. »

68 INTRODUCTION

vain, le saisir dans sa période de « tâtonne- ment et d'apprentissage ».

Gomme nous le voyons par son article, il eut en mains le pamphlet de Jean-Claude Téta, la quatrième des Lettres d'un Royaliste savoisien à ses compatriotes, et un Mémoire sur les préten- dus émigrés savoisiens.

Les investigations de Sainte-Beuve, en môme temps qu'elles étaient dirigées vers les petits écrits, précurseurs des grands-, se portaient de préférence vers l'inédit. encore, Gollombct lui fut d'un secours précieux, pour le rensei- gner sur le « bagage posthume » de Joseph de Maistre, c'est-à-dire sur ses œuvres laissées en manuscrit (Lettres sur les Jésuites, Eloge de Costa). Il lui indiquait comme une source précieuse la correspondance qui était entre les mains de la fille de Joseph, Mme de Mont- morency, etc. (Lettre du 8 fév. 1837.) Aux demandes faites par Sainte-Beuve, la duchesse de Montmorency répondait d'abord par des promesses, et finissait par ne rien envoyer : Sainte-Beuve s'en plaignait avec dépit, (o novembre 1840.)

Après la famille, Collombet signalait encore

SAINTE-BEUVE CRITIQUE 69

à Sainte-Beuve quelques amis de Joseph de Maistre : le comte de Virieu pouvait fournir au critique des documents intimes ; Sainte- Beuve se hâtait de frapper à cette nouvelle porte, et attendait vainement, avant de com- mencer son article, une réponse favorable qui ne vint pas. (8 juin 1841.)

Surtout Collombet avait eu la bonne fortune de trouver à Lyon un littérateur qui, disait-il, avait été en relation et en intimité avec Joseph de Maistre. C'est lui qui avait fait la préface du Pape, lui qui avait travaillé à ce livre et en avait corrigé les épreuves ; il avait été un réel collaborateur pour Joseph de Maistre, duquel il exigeait, nous le verrons dans une lettre citée plus bas, des « adoucissements » quand il retouchait ses ouvrages. Il s'appelait Guy- Marie de Place (1) ; son nom même est aujour- d'hui complètement oublié : mais ceux qui ont pratiqué les livres de ce savant trop mo- deste ne peuvent qu'admirer l'étendue de ses

(1) Les opuscules qu'il a signés portent : G. M. Déplace ; mais la famille était noble ; beaucoup de familles avaient supprimé la particule à la fin du xvui0 siècle, ou l'avaient rattachée à leur nom ; nous croyons bon de rétablir la vé- ritable orthographe.

•70 INTRODUCTION

connaissances, la justesse et la sévérité de son goût, l'élévation de son âme. Une correspon- dance fut échangée entre J. de Maistre et de Place; comme nous le verrons tout à l'heure, elle honore à la fois Fauteur et l'éditeur du Pape.

Sainte-Beuve désirait, avec quelle ardeur, on le devine ! écrire l'histoire de cette collabo- ration ; ah ! s'il avait pu, grâce à l'obligeant Gollombet, tenir en mains cette correspondance! Le voilà décidé à écrire à de Place une lettre renfermant des interrogations précises. (23 juillet 1839).

Cette lettre, il l'envoya de Paris, et chargea Collombet de la présenter à son destinataire :

« Je viens, disait-il, demander de nouveau des documents à M. de Place qui a déjà été si obligeant dans son accueil. » (25 septembre 1839.)

Sainte-Beuve ne devait pas obtenir les let- tres convoitées. (Lettre du 5 novembre 1840.) Mais il n'avait jamais mené avec pareille ar- deur la chasse aux documents ; jamais il n'avait poursuivi l'exactitude avec pareille ténacité : du côté des de Maistre, rien ne lui avait

SAINTE-BEUVE CRITIQUE 71

réussi jusque-là ; n'avait-il pas été accusé de mensonge par Xavier de Maistre, pour avoir interprété faussement une de ses confiden- ces (1) ?

Cependant l'article sur J. de Maistre parut (1843) ; Sainte-Beuve avait-il appris par Col- lombet que de Place était sérieusementmalade, et avait-il voulu prévenir une publication des lettres de J. de Maistre ? Quoi qu'il en soit, il ne craignait pas de se compromettre, en parais- sant le premier ; car s'il ne connaissait pas le texte exact de la correspondance, le sens général lui en avait été indiqué par Collombet.

Le lendemain même du jour avait paru le premier article de Sainte-Beuve, de Place mou- rait, et, comme il fallait s'y attendre, sa famille

(1) « Avez-vous lu ma biographie par Sainte-Beuve ? écri- vait Xavier de Maistre, le 18 juillet 1839, à la vicomtesse de Marcellus. J'avais dit une fois à cet indiscret que personne, à la cité d'Aoste, ne craignait de voir le lépreux, et que je lui avais fait plusieurs visites avec une dame à laquelle je faisais la cour. Mais je n'ai point parlé de rendez-vous qui n'existèrent jamais... C'était une jeune veuve, indépendante, la plus belle de la ville d'Aoste et y jouissant. d'une assez jolie fortune Je lui avais fait la cour pendant trois ou quatre ans dans l'espoir d'en faire ma femme, mais elle en préféra un autre ; voilà en quoi consiste une bonne fortune que l'on publie dans les deux mondes ». Cf. Pailhcs, Chateaubriand, sa femme et ses amis, p. 569.

12 INTRODUCTION

permit l'impression de quelques-unes des let- tres de Joseph de Maistre.

Rapprochement piquant! C'est Gollombet qui fut chargé de faire cette publication, que précédait un bel éloge de Guy-Marie de Place. L'opuscule fut imprimé dans la Revue du Lyonnais ; et Sainte-Beuve, aussitôt prévenu, tirait parti de cette notice et de cet inédit, pour insérer, dans la Revue des Deux-Mondes (1er dé- cembre 1843), quelques pages en appendice à ses articles sur J. de Maistre.

Avec une parfaite bonne grâce, Sainte Beuve rendit hommage aux qualités de G. M. de Place, « cet homme de bien et de bon conseil », il loua sans réserves la biographie due à Gol- lombet, « un écrivain lyonnais, dit-il, bien connu par ses utiles et honorables travaux. » Il dut cependant regretter vivement les traits précieux dont ses articles auraient pu s'enri- chir, s'il avait pu puiser à souhait dans cette correspondance inédite.

Quoi de plus gracieux, par exemple, que ce fragment d'une lettre du 11 décembre 1820, adressée par de Maistre à son ami lyonnais :

« Vous ni aimez tout bas, dites-vous^ depuis

SAINTE-BEUVE CRITIQUE 13

trente ans. Vous ne sauriez croire à quel point cette charmante expression m'a touché. Je ne puis vous la renvoyer, puisque je n'avais pas l'honneur de vous connaître. Ce que je puis bien vous assurer, c'est que mes premières relations m'ont inspiré pour vous une confiance sans bornes. »

L'érudition théologique de G. M. de Place fut d'un grand secours à l'auteur du Pape, comme en témoigne ce passage d'une lettre de J. de Maistre :

« Rien de mieux pensé que de substituer les citations diverses tirées des œuvres de Bossuet à celles que j'ai empruntées à M. deBausset. Lorsque vous pouvez le faire nullo neyotio, vous me ferez plaisir. Mais ne vous fatiguez pas trop, parce que enfin cet objet est très secondaire. Par une inconcevable bizarrerie, en composant mon ouvrage, j'ai constamment manqué de livres, et maintenant encore j'en manque, ce qui vous paraîtra fort extraordi- naire ; cependant rien n'est plus vrai. Toutes les bibliothèques pourtant me sont ouvertes. D'ailleurs, je n'ai plus le temps de consulter, et mon fils me manque. » (7 septembre 1819.)

SAINTE-BEUVE 3

74 INTRODUCTION

Sur la portée du livre du Pape, selon son auteur, Sainte-Beuve n'aurait eu qu'à transcrire cette déclaration de J. de Maistre : « Il n'est ni gallican, ni ultramontain ; il n'est que logi- que et historique. » (3 avril 1820.)

Enlin Sainte-Beuve, toujours à l'affût des diatribes échangées entre gens de lettres, eût été ravi, s'il eût pu, en 1843, nous dire qui était visé dans le post-scriptum cavalier de J. de Maistre, qu'il a reproduit : « Je laisse subsister tout exprès quelques phrases imper- tinentes sur les myopes. Il en faut (j'entends de V impertinence) dans certains ouvrages, comme du poivre dans les ragoûts. » J. de Maistre continuait: « Si le Pair les prend pour lui, nous verrons ce qu'il dira. » Cette malice à l'adresse du comte Ferrand, alors mintres, a son prix.

C'est aussi par l'intermédiaire de Collombet que Sainte-Beuve connut un ouvrage publié à Lyon en 1843 par J.-B. Nolhac, sous ce titre : Les soirées de liot/uival, ou Réflexions sur les intempérances philosophiques <ln comte J. de Maistre (2 vol. in-8). Sainte-Beuve qualifiait l'auteur d' « esprit droit, scrupuleux et lent », d1 « homme religieux et instruit » ; mais il

SAINTE-BEUVE CRITIQUE 75

lui reprochait de n'opposer aux paradoxes de J. de Maistre que des truismes (1).

Tels qu'ils sont, les articles que Sainte- Beuve a consacrés à J. de Maistre témoi- gnent une fois de plus de son indépendance et de sa souplesse: analyste consciencieux, préoc- cupé du document intime, il fit un effort méri- toire pour comprendre J. de Maistre. Son juge- ment put satisfaire un catholique aussi con- vaincu que Collombet : ce dernier, rappelant plus tard ce portrait, louait avec raison « le critique sérieux et fin, dont les affections ne sont pas précisément de ce côté-là, mais qui est respectueux envers son adversaire (2). »

C'est surtoutpour son Port-Royal que Sainte- Beuve mit à contribution l'érudition inépui- sable de F.-Z. Collombet.

Un des grands projets de notre Lyonnais fut

(1) En 1844, J.-B. Nolhac publia de Nouvelles Soirées, ou Réflexions... ; comme dans le livre précédent, Nolhac y re- levait les intempérances philosophiques du L'ope et de l'JS- g lise gallicane.

(2) Chateaubriand, sa vie et ses écrits, p. 59.

16 INTRODUCTION

une réfutation des Provinciales, dont il pré- para les matériaux à son entrée dans la vie lit- téraire. En parlant des nombreux traités em- pilés successivement contre les Jésuites par les successeurs de Pascal, Sainte-Beuve a écrit qu'ils lui faisaient l'effet « du gros train et des fourgons, qui, en traversant le champ de ba- taille, achèvent les blessés et broient sous leurs roues les morts (1). » Collombet, lui, prépara son fourgon contre l'armée des Jansé- nistes, depuis longtemps à la débandade : il y engouffra des documents toujours accrus, des extraits toujours plus volumineux, des réfu- tations toujours plus pressantes. Il allait, au gré de ses lectures, cueillant çà et de nou- velles citations, et préparait avec une patience infatigable l'œuvre immense qui justifierait ses amis les Jésuites, d'une façon définitive. Et quel ressentiment l'anime contre les Jan- sénistes ! Au milieu du xix8 siècle, il parle comme un contemporain de Montalte ; il revit cette époque disparue, il voit ses adversaires en face, et fond sur eux, avec l'ardeur qu'on

l Port-Royal, t. III, i>. lit'» ilr'' édit.).

SAINTE-BEUVE CRITIQUE 17

met dans une polémique toute personnelle 1 . Mais des luttes plus immédiates absorbèrent l'activité de Collombet : sur le signal de Ville- main, les partisans de 1 Université venaient de crier : Sus aux Jésuites ! Collombet se jeta dans la mêlée ; et cependant, même alors, c'est con- tre les jansénistes, contre Pascal «choyé» des universitaires, Yillemain, Cousin, Guizot, que Collombet porte ses coups les plus violents. Dans sa pensée, combattre l'hérésie janséniste, c'est combattre l'athéisme ou le scepticisme universitaire; réfuter Montalte, c'est réfuter

(1) Un de ses amis félicitait en ces termes Collombet d'a- voir refait, après Arnaud d'Andilly, une traduction de sainte Thérèse : « 11 vous restera toujours la gloire devant Dieu et devant les hommes d'avoir le premier protesté contre ce vieux factura janséniste d'Arnaud, et d'avoir le pre- mier ébranlé sur sa' base antique cette idole vermoulue, ce je ne sais quoi qui a la proportion d'un cadavre et son contact glacé, et son poison interne, mais qui n'a poinl les nobles formes de la vie humaine. Que pendant deux siècles cette traduction ait régné, que pas une voix ne se soit élevée contre, je l'avoue, c'est un mystère pour

moi Pour en finir avec cet homme et son œuvre et ses

admirateurs, le plus court sera de rédiger un petil travail d'extraits l'on montrerait clairement ses droits à l'Index. L'"ii\ rage une fois condamné à Home, il faudra bien qu'a- près deux siècles de silence ou d'approbation de la part de la France savante et catholique, on ouvre enfin les yeux ! » Arnaud à l'Index vers 18 40 I Sainte-Beuve avait bien raison: la plaie des Provinciales est toujours prête à se rouvrir.

78 INTRODUCTION

le Cousinisme et ses adeptes. Les hommes ont changé, les arguments sont restés les mêmes : Pascal est toujours l'inspirateur des ennemis du catholicisme, c'est-à-dire de la Société de Jésus. Voilà pourquoi, dans son pamphlet contre Villemain, dans la 111e partie du Caté- chisme de r Université , dans V Histoire de la sup- pression des Jésuites, Collombet a dirigé une polémique fougueuse contre les Provi?iciaies et le jansénisme. Mais ces emprunts, faits à l'œu- vre en préparation, la modifiaient nécessaire- ment : il fallait chaque fois combler ces vides, garnir à nouveau le fourgon.

Pourtant, deux extraits des Observations sut les Provinciales de Pascal parurent dans une revue lyonnaise, l'Institut Catholique. (Décem- bre 1814 et janvier 1845.)

Dans le premier, Collombet réfutait celle as- sertion de Pascal, que les Jésuites ont négligé les Pères de l'Eglise; il dressait une liste for- midable de Jésuites et d'ouvrages de Jésuites pour démentir les conclusions de Montaltc : que de noms sont là, pressés en foule sur le papier, inondant les notes elles-mêmes, sans ordre de dates, pêle-mêle! Le lecteur se lasse-

SAINTE-BEUVE CRITIQUE "9

rait de suivre plutôt que l'auteur de citer, et quand celui-ci est au bout de rénumération, on sent qu'il s'écrierait volontiers avec le poète : « J'en passe, et des meilleurs. » Sainte-Beuve pouvait venir : les textes étaient rassemblés. Quelle mine d'érudition théologique il aurait à sa disposition ! Les moindres infidélités d'Ar- naud sont dépistées ; avec quel dédain Collom- bet parle du « faste des citations d'Arnaud et de son appel à l'autorité des Pères » ! 11 traduit à nouveau les passages que les Jansénistes ont sollicités, et il conclut triomphalement comme si lui-môme eût été infaillible : voilà comment ces grands docteurs lisaient et interprétaient les Pères de l'Eglise !

Le deuxième article contenait quelques frag- ments des Préliminaires de l'œuvre future. Il y pose son idée favorite : tout homme qui se déclare ennemi des Jésuites n'est qu'un épicu- rien déguisé. Le Pascal des Provinciales, c'est le petit-maître, vain, léger, frivole « qui des- cendait (l'expression est pittoresque après l'ac- cident deNcuilly) d'un carrosse à six chevaux », et qui, du coup, se transformait en censeur austère des casuistes et en sévère docteur!

80 INTRODUCTION

D'ailleurs il mentait, quand il disait qu'il était seul. Enfin, il est l'ennemi des Jésuites, pour

les mêmes raisons que... La Fontaine et

Eugène Sue !

Les courts extraits de ce livre firent sensa- tion dans le parti catholique. Audin, l'auteur d'une vie de Léon À' et d'une Histoire de Luther, écrivait à l'auteur (mars 184o) : « J'ai lu vos articles dans l'Institut Catholique. Je vous le dis, en secret, je ne me doutais pas le moins du monde de ce qu'était Pascal. C'est à peine si j'ose croire à ce que vous en dites, et à moins de nier l'évidence, il faut bien croire à vos chiffres, car ce sont des chiffres que vos citations (1). »

(1) En 18S0, un Jésuite, le P. Leroux (dont Crétineau-Joly cite une pièce de vers latins dans son histoire de la Compa- gnie de Jésus), le félicitait de ces articles, et ajoutait : « Puissiez-vous compléter au plus toi une réfutation, encore si nécessaire après tant d'autres I Dans une matière déjà si rebattue, vous avez des aperçus neufs, et puisque Dieu vous l'inspire, vous me paraissez l'homme appelé à cette bonne

œuvre Ce que je désirerais surtout, c'est de voir bien

ressortir tous les mensonges, tantôt grossiers, tantôt per- fides, dont abonde ce chef-d'œuvre de Satan... .Merci encore de vos observations sur Sainte Beuve. J'ai parcouru il y a longtemps les deux premiers volumes, qui m'ont laissé le vif désir d'aller jusqu'au bout. Connaissez-vous un autre ouvrage, d'un meilleur aloi pour le fond, Vérité sur les Ar- naud, par M. Varin... ? »

SAINTE-BEUVE CRITIQUE 81

Enfin ce livre était terminé, quand l'auteur fut enlevé parla mort (1853). Un de ses amis, l'abbé Christophe, nous affirme que le manus- crit était achevé, et il engageait les héritiers de Collombet à le publier. Il semble qu'un sort malheureux se soit acharné sur cette œuvre, si longuement et si patiemment construite : elle a disparu complètement, sans que nous ayons pu en trouver la moindre trace. On ne saurait trop le regretter. N'eût-il pas été piquant de fixer avec exactitude dans quelle mesure l'auteur de YHistoire de la suppression des Jésuites avait collaboré à Port-Royal ?

Car Collombet a aidé Sainte-Beuve, cela est indiscutable. Depuis 1837, il avait parlé à l'il- lustre critique de son projet de réfuter les « célèbres menteuses », et lui avait demandé en retour des confidences sur son histoire litté- raire de Port-Royal ; Sainte Beuve lui donnait satisfaction le 21 mars 1837.

Dès l'apparition du premier volume de Port- Royal, Collombet promettait à son ami d'en parler au Courrier de Lyon ; en 1842, Renduel édita le second volume ; puis les mois se pas- sèrent, et Collombet se mit à batailler contre

82 INTRODUCTION

l'Université, ses grands maîtres, ses profes- seurs et ses journalistes. Cependant Sainte- Beuve croyait au prochain achèvement d'un livre, son ami pouvait puiser ainsi des dé- veloppements tout prêts contre le jansénisme ; il était retardé par ses affaires académiques, par les querelles religieuses et universitaires ; il voulait être modéré, il serait donc lent, et il disait à son ami : « Vous passerez, d'abord, et je profiterai de vous. » (30 septembre 1844.)

Je veux être modéré, Sainte-Beuve l'avait déjà dit à l'abbé Barbe, quelques mois auparavant ; il le répétera encore dans sa préface du tome TU (1848), quand il affirmera son intention de ne parler des Jésuites « qu'hisloriquement, froidement, comme d'une chose déjà morte et déjà lointaine». « Et voilà, continuait-il, qu'ils faisaient semblant de revivre et qiion faisan semblant d'en avoir peur... Je m'étais cru dans un cloître, et je me trouvais dans un car- refour (1). »

Puisqu'il s'agissait, comme nous le lisons dans la lettre à L'abbé Barbe, de « redoubler de

(1) Prcfucc. p. v.

SAINTE-BEUVE CRITIQUE 83

prudence et d'impartialité » , Sainte-Beuve ne de- vait-il pas être tenté de s'adresser à Collombet ? Il aurait là, non pas certes une œuvre de se- reine et impartiale critique, mais une œuvre de combat, un vaste factum bourré de faits, de dates, de noms, de discussions théologiques, d'interprétations de textes, qui l'aiderait à porter sur la question un jugement plus éclairé et plus complet. Collombet avait condensé dans son volume la matière de presque tous les pamphlets parus en faveur des Jésuites : il vivait dans une intimité absolue avec les mem- bres de la congrégation ; il avait profité des richesses infinies de leurs bibliothèques ; il s'était mis enfin lui-même tout entier dans cette réfutation volumineuse, luttant contre les Jan- sénistes avec le même emportement que contre les Universitaires, car ils étaient pour lui et au même titre les ennemis communs de la religion catholique.

En conséquence, Sainte-Beuve s'empresse de demander l'appui de Collombet. (Lettre du 30 septembre 1844.)

Quelle aubaine pour le « bénédictin laïc » que l'érudition théologique de celui que ses

84 INTRODUCTION

adversaires dans la question de l'enseignement appelaient « un évêque laïc » ! « Nous sommes en style de controverse théologique, écrit Sainte-Beuve à un moment ; le mentiris va et vient des deux côtés (1). » Collombet devait dans certains cas aider Sainte-Beuve à arrêter le mentiris de tel côté ou de tel autre.

Aussi, pour la continuation de ce livre frappé par l'Index, c'est au pieux Collombet que Sainte-Beuve va avoir recours. 11 lui de- mande sans détour de lui communiquer ses Observations sur les Provinciales ; il lui dit très nettement qu'il veut les mettre à profit. (Lettre du 8 juillet 1845).

Collombet ne savait pas refuser à un ami ; à diverses reprises, il envoya des chapitres de son ouvrage en préparation. On verra, par les remerciements de Sainte-Beuve dans les lettres que nous publions, l'étendue du service que lui rendit Collombet. (Lettres du 16 juillet et du 28 septembre 1846.)

Désireux d'être sincèrement impartial, de faire connaître ses personnages, comme il dit,

(1) Port-Royal, t. III, p. 17.

SAINTE-BEUVE CRITIQUE 85

« historiquement et sous l'aspect moral », Sainte-Beuve eut sous la main, grâce à Gol- lombet, tout ce que l'on pouvait alléguer de vrai, de spécieux ou de douteux en faveur des Jésuites. 11 entendit les deux parties tour à tour, et Collombet fut en quelque sorte l'avo- cat de la congrégation.

Nous aurions voulu indiquer avec une exactitude peut-être minutieuse, mais assuré- ment intéressante, ce que l'auteur de Port- Royal puisa directement dans les Mémoires que lui soumit le défenseur des Jésuites. Tous nos efforts pour retrouver ces Observations si mal- encontreusement égarées ont été vains, et nous en serions réduits, pour éclairer ce point, à prendre les deux fragments publiés dans F Institut Catholique, à y joindre les développe- ments contre Pascal et le jansénisme épars dans les œuvres de Collombet, et par nous pourrions peut-être nous faire une idée de ce qu'aurait été son grand ouvrage.

On conçoit que nous n'arriverions qu'à des hypothèses. Car sommes-nous sûrs que les . passages déjà employés ailleurs par Collombet auraient reparu sans changement dans l'œuvre

86 INTRODUCTION

définitive ? que ceux-ci n'auraient pas été modifiés, ceux-là peut-être supprimés ? Enfin la lecture même de Port-Royal n'aurait-elle pas déterminé certains changements, au moins de détails, dans l'œuvre de Collombet? Sans doute Sainte-Beuve n'était pas « dans ses eaux » , mais Collombet n'avait-il pas pour son talent et pour ses idées la plus vive admiration?

Un ami de Collombet, l'abbé Gorini, lui écrivait à propos de Port-Royal : « Que de choses douloureuses ; que de choses admira- bles dans ce livre! Je m'étonne que Sainte- Beuve n'ait pas saisi, ou du moins qu'il ait craint d'exposer au net la pensée de Pascal sur la certitude en matière religieuse ! Je suis convaincu que pour Pascal, sur les sujets reli- gieux et métaphysiques, il n'y a point de cer- titude (1). »

Que de choses douloureuses ! Et en première ligne, la sympathie de Sainte-Beuve pour ses amis, pour ses dignes amis, les Jansénistes. Des hommes comme Collombet devaient bondir devant cette affirmation du Port-Royal que les

(1) Lettre inédite, 12 novembre L850.

SAINTE-BEUVE CRITIQUE 87

Jésuites étaient morts, que les curés de Rouen et de Paris avaient été stupéfaits de trouver tant d'exactitude dans les citations des Provin- ciales, que chez les défenseurs de la congré- gation se voit « une sorte de mauvaise foi, non pas cette mauvaise foi méditée et du cœur, mais celle qui se glisse dans le torrent des pa- roles, et qui serpente dans les intervalles des lignes qu'on écrit (1) ». Ne pourrait-on pas trouver, dans les lignes suivantes, une leçon directe à Collombet et à tous ceux qui prati- quent l'art fâcheux de compromettre leurs adversaires par des extraits habilement choisis et détournés de leur sens : « Si j'étais bien fort janséniste, j'appellerais cette mutilation de texte une falsification ; mais comme je sais que chacun, en pareille matière, tire à soi (môme les plus honnêtes), j'appelle cela sim- plement une inexactitude (2). » Collombet, après avoir tant lutté contre ces Universitaires, qui prétendaient dégager l'idée chrétienne des « possessions et des exorcismes », ne devait-il pas trouver douloureux] que Sainte-Beuve vît

(1) Port-Royal, t. III, p. 175. (2) Id., p. 161.

88 INTRODUCTION

dans le miracle de la sainte Epine « l'humilia- tion de l'esprit humain (1) ? »

Mais d'autre part ne devait-il pas juger admirable l'éloquence avec laquelle Sainte- Beuve, « non par précaution, mais parjustice », célébrait les services rendus par les Jésuites? JNous savons que Gollombet avait dressé des sortes de tableaux synoptiques de leurs mis- sionnaires, de leurs érudits, de leurs savants ; Sainte-Beuve ne les avait-il pas consultés ?

Il avait vu Collombet revenir avec insistance sur cette idée que Pascal était l'homme élégant, courant Paris dans un carrosse à six chevaux, que Pascal mentait quand il prétendait être seul, et, sans oser affirmer que Sainte-Beuve aurait eu besoin de Collombet pour s'en aper- cevoir, — ce qui serait ridicule, nous ne doutons pas que son attention ait été attirée sur ces points par le livre de son ami.

Car il lui arrive souvent de reprendre des faits énoncés par Gollombet, pour les expliquer soit dans une note, soit dans un dévelop- pement. Il explique, par exemple, comment ce

(1) Port-Royal, t. 111, p. 109.

SAINTE-BEUVE CRITIQUE 8'J

luxe de six chevaux était moins extraordinaire à cette date, comment il est vrai que Pascal n'appartenail pas à Port-Royal, bien qu'il y eût dans ses paroles c< un sens quelque peu jésui- tique », comment il faut entendre le mot de Pascal disant qu'il ferait les Provinciales « plus fortes, ce qui ne veut pas dire plus franches », etc., etc.

Gollombet, sans le vouloir, indiquait à Sainte- Beuve les poinls sur lesquels il était nécessaire encore de réfuter les attaques des Jésuites.

Quant aux textes, Sainte-Beuve n'eut presque aucune recherche personnelle à faire. Parle-t-il des apologies des Jésuites « qu'il a lues et auxquelles il trouve du vrai » ? Nul doute qu'il n'ait aussi sous les yeux celle de Gollombet ; voilà pourquoi, après avoir signalé les ou- vrages du P. Daniel, il ajoute : « Je sais toutes ces choses, et j'en pourrais ajouter d'autres dans le même sens, n'était la peur de paraître tomber dans le dossier (I). » Oui, le dossier était prêt : il était constitué en majeure partie par les observations dont Gollombet envoyait

(1) Port-Royal, t. III, p. G2.

90 INTRODUCTION

si obligeamment les différents chapitres, comme les Jansénistes envoyaient jadisleurs mémoires à Pascal.

Ce dernier a écrit dans sa seconde Provin- ciale : « Je trouvai à la porte un de mes bons amis, grand Janséniste, car j'en ai de tous les partis » ; Sainte-Beuve aurait pu en dire au- tant, et dans le parti jésuite il eut un ami qui le servit à merveille.

« J'aime mon sujet, je le révère, mais j'y habite depuis des années et j'ai eu le temps d'en faire le tour : j'en sais les côtés faibles et bornés, et comme rien ne m'oblige à les dissi- muler, je les dénonce. » Ainsi s'exprime l'au- teur de Port-Royal dans les premières pages du tome III (1). Il serait puéril de prétendre que Collombet fut pour Sainte-Beuve un guide indispensable, quand ce dernier faisait le tour de son sujet ; mais du moins nous pourrons conclure que Collombet fut un guide précieux, même sa passion le rendait moins clair- voyant, et que Sainte-Beuve lui dut plus d'une fois de bien connaître les « côtés faibles et I mi- nés ».

(1) Page 29.

CHAPITRE IV

SAINTE-BEUVE POÈTE : LES « PElNSÉES d'aOLT »

Les recueils de vers de Sainte-Beuve. La poésie de sa critique.

La critiqueet les PensécscVAoût. Sainte-Beuve juge de Sainte-Beuve. Sa théorie poétique. Les humbles et les intimités. La forme, les rythmes. Luttes contre lalangue. Sainte-Beuve janséniste en poésie.

Après avoir débuté par la critique littéraire dans le Globe, Sainte-Beuve, gagné par cette ferveur poétique dont les disciples du Cénacle étaient tous embrasés, sentit naître en lui le poète, et, s'abritant derrière la personnalité factice de Joseph Delorme, il publia ses premiers vers (1829). Deux autres recueils vinrent en- suite : les Consolations (1830), les Pensées dAoïit (1837). C'est la portion de l'œuvre de Sainte- Beuve la plus ignorée ; et ce fut certes un éton- nemcnt pour les auditeurs de M. Brunetière, de le voir, dans une histoire en seize leçons de

92 INTRODUCTION

Y Evolution de la poésie lyrique en France au XIX* siècle, en consacrer une entière à Y Œuvre poétique de Sainte-Beuve. Ce n'est pas que M. Brunetière ait tenté une résurrection de ces livres aujourd'hui si peu lus ; mais il a cru qu'ils ont exercé sur le développement du genre une influence réelle et digne d'être si- gnalée {{).

Cet hommage inattendu aurait vengé Sainte- Beuve de bien des critiques, et aurait justiiié à ses yeux cette contiance qu'il ne cessa d'avoir en son talent de poète. Ne nous a-t-on pas dit que, dans ses dernières années, il dédiait en ces termes à R. de Chantelauze son recueil de vers: Amico... hœc juvenilia senex, nec tamen pœnitens (2) ?

Assurément il mit longtemps avant de pré- férer ses Portraits de la lievue de Paris et de la Revue des Deux-Mondes aux essais poétiques,

(1) « En vérité, disait-il vers la fin de sa leçon, dans une Histoire de la poésie lyrique au \ix' siècle, en pourrait presque passer Sainte-Beuve sous silence, ou du moins il suffirait del'avoir nommé ; mais, dans l'Evolution du genre, c'est autre chose ; el j'espère vous avoir montré la réelle importance des Consolations et de Joseph Delorme. » (T. I. p. 253.)

(2) J. Levallois, Sainte-Beuve, préface, p. CXLI.

SAINTE-BEUVE POETE 93

sur lesquels il comptait surtout pour fonder sa gloire (1). L'érudition ne le conquit que lente- ment; son «tiroir à élégies » lui était l'écrin pré- cieux dans lequel il enfermait les produits les pluschersde son imaginationet de sa vervecréa trice. Si donc Sainte-Beuve avait eu assez de fortune pour travailler à loisir, il eût sans doute incliné définitivement vers la poésie et entre- tenu la flamme divine que les nécessités de l'existence l'obligèrent à étouffer.

Ces conflits de la muse et de l'érudition trou- blaient encore en 1830 l'àme de Sainte-Beuve, quand, parlant à Collombet de la réimpression de ses Portraits, il ajoutait : « La poésie chôme en attendant: la biographie, l'histoire littéraire est son ennemie mortelle, c'est la fourmi sur le fraisier et qui le ronge. Puissé-je encore avoir quelques fraises rares à quelque printemps ! w (Lettre du 25 mars.)

La biographie devait l'emporter; ce deuil de sa musc, Sainte-Beuve l'a mené avec un atten-

(1) » J'ai fait assez, de vers durant cette saison... Au fond, voyez-vous, c'est nia prédilection secrète, mon courant caché > : lettre à Béranger, 3 septembre 1835, dans J'mir. contemp.tt. 1, p. L41.

94 INTRODUCTION

drissement pieux et une touchante mélancolie. Dans une belle pièce des Pensées d'Août dédiée à Mme A. Tastu,il décrit la blessure intérieure, que chacun porte en soi, souffrance d'amitié ou d'amour, rêve de gloire arrêté dans son essor, ambitions de l'orgueil déçues : mais plus pro- fonde est la blessure de ceux qui ont fait le sacrifice d'immoler en eux-mêmes le poètr :

Plus d'un, crois-le pourtant, a sa tâche qui l'use, Et sa roue à tourner et son crible à remplir, Et ce labeur pesant, meurtrier de la muse Qu'il doit ensevelir.

Sans plus chercher au bout la pelouse rêvée, Acceptons ce chemin qui se brise au milieu ; Sans murmurer, aidons à l'humaine corvée, Car le maître, c'est Dieu (1) !

Il renouait, d'ailleurs, si volontiers avec ce cher passé de poésie, qu'il écoutait, frémissant, les appels de ses amis, et qu'à la moindre invi- tation il se remettait à chauler. A l'occasion, il s'engageait même pour un avenir plus ou moins lointain à répondre eu vers aux vers qu'il rece- vait. (Letlre du 24 décembre 1837.)

(1) Poésies complètes, p. 330.

SAINTE-BEUVE POETE 95

Le poète en lui ne mourut jamais. Il se re- trouvait dans les articles de biographie et de littérature : sa critique garda toujours ce rayon de poésie qui, projeté sur les hommes et sur les œuvres, en illumine les contours, descend juqu'aux profondeurs les plus mystérieuses, donne à ce qu'il pénètre plus de vie et plus de clarté. 11 dira plus tard : « Ce que j'ai voulu en critique, c'a été d'y introduire une sorte de charme et en même temps plus de réa- lité qu'on n'en mettait auparavant, en un mot, delà poésie à la fois et quelque physiologie (1).» Telle a été, en effet, l'originalité de Sainte-Beuve; nul ne conteste la part de physiologie, ou, si le mot est déplaisant, de science qu'il a mise dans la critique ; on peut même trouver qu'il a fait quelquefois à l'homme une place prédominante au détriment de l'écrivain. Quant à la poésie, qui donc ne serait pas heureux de la rencontrer dans un genre devenu si triste, si austère entre les mains de quelques-uns de ses successeurs ? N'est-elle pas plus vivante et plus intelligente à la fois, celte critique de Sainte-Beuve qui

(lj Portr. littér., t. III, p. 546.

-96 INTRODUCTION

doit à la poésie une sorte de divination, un vif instinct de la beauté, une réelle puissance créa- trice, qui lui donne un « charme » si original ?

Dans la correspondance que nous publions, on lira une longue lettre de Sainte-Beuve sur les Pensées d'Août. C'est pourquoi nous nous arrêterons sur ce recueil de vers, non pas le meilleur, mais le plus significatif de Sainte- Beuve, parce qu'il résume admirablement les qualités et les défauts de sa manière.

De plus, ce livre parait à une époque la destinée poétique de Sainte-Beuve est, pour ainsi dire, en jeu : il a résolument dégagé son talent des influences diverses, il a mûri ses théories d'art, et il s'imagine de bonne foi avoir écrit ses vers les plus originaux. Le jugement que le public portera sur cette œuvre peut en- gager Sainte-Beuve plus avant dans cette voie, ou peut-être le déterminer à faire ses adieux à la muse.

Le public le reçut fort mal. Ci. Planche écrivit à la Revue des Deux-Mondes un article le parti [iris d'indulgence éclatait à chaque ligne malgré quelques sévérités ; mais d'autres criti- ques qui n'étaient pas retenus par les mêmes

SAINTE-BEUVE POÈTE 97

motifs de confraternité, déployèrent contre les Pensées d Août une animosité telle, qu'elle se traduisit par d'« inconvenantes parodies », des « citations tronquées », des « images maligne- ment séparées du cadre elles peuvent rece- voir la lumière (1) ».

Ce pauvre recueil tant moqué par la critique parisienne, trouva dans Collombetun juge plus impartial.

« Je serai heureux, lui écrivait Sainte-Beuve, le 24 décembre 1837, d'en recevoir votre juge- ment, si j'ose appeler jugement ce qui vient si près de l'amitié. »

Collombet avait devancé le désir de son ami, car ce même jour paraissait son article sur les Pensées d'Août. JNous allons en citer le passage essentiel, et l'on sera frappé de la justesse des observations, en même temps qu'on admirera la franchise de cette critique, incapable de s'abaisser aux éloges de complaisance :

« Les Pensées d'Août, qui sont bien de la fa- mille des Poésies de Joseph Delorme et des Con-

1) Ainsi s'exprime une note anonyme (due à Ch. Labitte1! parue dans la Revue des Deux-Mondes, le Ier novembre 18:n, un mois après l'article de G. Planche.

SAINTE-BEUVE 3**

98 INTRODUCTION

solutions, mais qui exagèrent certains vices que l'on remarquait dans ces deux pre- miers volumes, n'en continuent pas toutes les beautés. C'est assez dire que nous croyons ce volume-ci inférieur aux autres... Poèmes, élé- gies, méditations, épîtres familières et sonnets, tout cela s'y trouve, mais avec un sans-façon que l'on regrette, car ce vers heurté et brisé, cette périphrase enchevêtrée, ces coups de plumes donnés à la grammaire et à la rime ne déconcertent pas médiocrement, lorsqu'on sort de quelques pièces gracieuses et pures, telles que M. Sainte-Beuve sait en faire. C'est un écart un peu systématique, et nous voudrions qu'une autre fois le poète revînt à ses habitudes, des Consolations, en les fortiiiant de tout ce qu'il y a de nouvelle puissance et de maturité acquise (1). »

Sainte-Beuve fut, comme il le dit, « touché de ce jugement si favorable» ; cependant, Col- lombet ayant insisté pour avoir sur les Pensées

(l; Courrier de Lyon, 21 décembre lS:n. Nous ne saurions donner une meilleure preuve ilu goût de Gollombet, que de dire qu'avant Viuet, il voyait dans les Larmes de Racine li' chef-d'œuvre des Consolations.

SAINTE-BEUVE POÈTE 99

d'Août l'opinion de leur auteur, Sainte-Beuve répondit par un plaidoyer en faveur de ce nouveau volume qu'il ne croit pas si loin de ses aînés (22 février 1838).

Cette apologie nous invite à nous arrêter sur les théories poétiques de Sainte-Beuve.

Nous n'avons aucun effort à faire pour dé- gager ces théories de l'œuvre de l'écrivain, car celui-ci nous les a longuement et clairement exposées : qui, mieux que lui, aurait pu nous définir son idéal ?

II

Remarquons tout de suite que l'infériorité de cette poésie vient de ce qu'elle est d'abord une théorie ; parmi les poètes de l'Ecole ro- mantique, le jugement n'était pas une qualité fort répandue ; Hs ont eu, les plus grands sur- tout, plus de génie que de goût; si par hasard ils se sont appliqués à la critique, ils ne nous ont pas donné de chefs-d'œuvre; la faculté créa- trice esta ce prix : elle produit la beauté, lais- sant à d'autres le soin de l'apprécier.

100 INTRODUCTION

Sainte-Beuve, au contraire, était pour être le critique de la nouvelle école ; sa pre- mière campagne au Globe, ses articles reten- tissants sur les Odes et Ballades, son Tableau de la poésie française au XVIe siècle semblaient lui marquer sa voie. A cette époque, les vrais poètes n'attendaient pas d'avoir vingt ans pour être célèbres, Sainte-Beuve à vingt-cinq ans n'avait pas encore écrit de vers ; mais on ne respirait pas impunément l'atmosphère poé- tique du premier Cénacle ; au milieu de ces jeunes gens, grisés par toutes les ivresses du rythme et de la couleur, l'imagination prenait feu, et toutes les lèvres chantaient (\ ).

Sainte-Beuve fit des vers distingués, qui ajou- tèrent à l'opinion qu'on avait déjà conçue de lui ; Joseph Delorme obtint des suffrages de choix.

Ensuite vinrent les années radieuses de la passion conçue et partagée ; Sainte-Beuve, sou- levé en quelque sorte au-dessus de lui-même,

(1) « La conversation de Victor Hugo, a dil Sainte-Beuve, m'ouvrit des jours sur l'art et nie révéla les secrets du mé- tier, le doigté, si je puis dire, de la nouvelle méthode.» [Cau- l . XI, Notes et pensées.

SAINTE-BEUVE POÈTE 101

fit un nouveau rêve de poésie, et passa «six mois célestes de sa vie » à écrire les Consola- tions (1).

Son roman de Volupté témoigne encore de ce même état d'esprit : c'est une âme curieuse d'amour que Sainte-Beuve y étudie ; les pre- miers troubles du cœur, les délices intimes de la passion y sont tour à tour décrits' avec un style enchanteur. Cette prose imagée, harmo- nieuse et riche, donnait souvent la sensation même du vers; les thèmes lyriques interrom- paient l'action à chaque instant ; il ne leur avait manqué « qu'un rayon pour éclore en poésie» (2).

Les Pensées d'Août furent comme l'aboutis- sement de cette production poétique, sur la- quelle Sainte-Beuve avait d'ailleurs placé le meilleur de sa gloire ; mais l'heure divine de l'inspiration semble passée ; le poète écoute en lui moins la voix du cœur que les exigences de l'esprit ; on dirait qu'il écrit pour appliquer

(1) Lettre à Ulrich Guttinguer, 14 mai 1862, Corresp., t. I, p. 293.

(2) Poésies, 2e partie, 1863, p. 126. Ainsi on peut lire dans Volupté (p. 340, édit. Charpentier, 1890) un dévelop- pement semblable à celui que Sainte-Beuve dédiait à son ami Barbe, dans les Pensées d'Août (p. 390).

102 INTRODUCTION

un système (1) ; ce système, il l'a caractérisé dans son Epître à Villemain, qui est comme Y A ri poétique de la poésie des humbles el de? intimités.

Elle s'ouvre par une histoire de la poésie en France depuis André Ghénier ; l'esprit critique de Sainte-Beuve le sert à merveille pour caractériser celui dont on faisait alors L'an- cêtre de l'école, André Ghénier, et sa brillante postérité, Lamartine, Hugo, Vigny :

Larmartine ignorant, qui ne sait que son âme, Hugo puissant et fort, Vigny soigneux et fin.

Vigny, qui,

Comme en sa tour d'ivoire avant midi rentrait.

Sainte-Beuve a-t-il l'ambition de prendre place à côté de ces génies sublimes, qui paraissent avoir envahi tout l'empire poétique et se l'être partagé ?Non; c'est au-dessous d'eux, dans un coin discret, parfumé d'humbles fleurs,

(1) De Lomcnic condamnait déjà dans Joseph Deloitne « tout ce qui se présentait bien moins comme l'expression d'un sentiment que comme la solution d'un problème de facture ou de rythme ». [Galerie des Coniemp. ill., t. IX, p. 29.)

SAINTE-BEUVE POÈTE 103

borné par un horizon tout proche, au sein des existences cachées et simples, que notre poète rêve d abriter sa muse,

Rachetant l'idéal par le vrai des douleurs.

On voit s'affirmer ici l'idée d'une poésie familière etdomestique, c'est-à-dire d'un genre peu connu jusque-là parmi nous, mais dont les Anglais avaient donné déjà des modèles, avec William Gowper, et avec Wordsworth, par exemple.

Cette poésie, que Sainte-Beuve est fier d'avoir introduite en France, laissera de côté les orages de la passion, les sentiments éner- giques ou profonds, les rêveries métaphysi- ques, tout ce qui ébranle fortement l'imagi- nation ou bouleverse le cœur. Elle s'attachera à peindre les petits avecleurs souffrances, leurs joies, vulgaires peut-être, mais bien réelles ; elle fera revivre tout un ordre de sentiments moyens, dédaignés jusque-là par les coryphées de la poésie, et qui cependant ont leur place légitime dans l'existence et par suite dans Fart. Le Jocclyn de Lamartine est certes un modèle de celte poésie intime et privée, de cette poésie

104" INTRODUCTION

de curé de campagne, dira Sainte-Beuve ; mais l'œuvre est trop grandiose, le cadre en est trop élégant, la grandeur de l'expression y masque la simplicité des personnages ; et Sainte-Beuve veut faire autrement : « Il m'a semblé, dit- il, qu'il était bon peut-être de replacer la poésie domestique, et familière, et réelle, sur son terrain nu, de la transporter plus loin, plus haut, même sur les collines pierreuses et hors d'atteinte de tous les magnifiques om- brages (1). »

On remarquera ce qu'on pourrait appeler le jansénisme de cette poésie ; c'est la rhétorique même de Port-Royal que Sainte-Beuve trans- porte dans les vers. A l'éclat des couleurs, au ruissellement des images, à la hardiesse par- fois inquiétante des sentiments, qui caracté- risaient les maîtres brillants, Sainte-Beuve oppose un art volontairement sobre, terne, maigre et nu. De devait naître une poésie, d'un genre inférieur, assurément, mais qui néanmoins arrive à l'originalité à force de con- science, poésie à mi-côte comme il l'a lui-même

(1) Note au poème intitulé : Monsieur Jean, maître d'école (p. 306 .

SAINTE-BEUVE POETE 105

appelée, dont le charme n'est sensible qu'à une lecture attentive, charme doux et discret qui s'insinue lentement dans l'àme du lecteur.

Elle choisit des sujets familiers ; elle chante Monsieur Jean, maître, d'école ; Marèze, le bon frère ; Doudun, le bon fils ; le vieux prêtre de l'infirmerie Marie-Thérèse, si joyeux d'officier une dernière fois aux fêtes de Noël ; la pauvre veuve qui vient s'installer à Paris avec ses deux enfants ; le pauvre joueur d'orgue, etc., toute la famille des cœurs simples, des âmes modiques, pour reprendre au poète sa propre expression.

Souvent, de ce milieu, le poète a dégagé le par- fum discret de beauté qui s'exhale comme d'un intérieur hollandais. Une lumière égale et claire dessine les moindres détails ; les contours du vers se fondent dans une ligue pure et harmo- nieuse ; les sentiments des personnages ont cette probité, cette franchise, cette vérité, que Terburg et Metzu ont répandues sur leurs toiles : l'esprit involontairement se laisse gagner à cet art d'une séduction pénétrante. Relisons quelques vers de la pièce à laquelle nous faisions allusion plus haut :

106 INTRODUCTION

La voilà, pauvre mère, à Paris arrivée, Avec ses deux enfants, sa fidèle couvée... Elle les a, seize ans, élevés sous ses yeux, En province, en sa ville immense et solitaire, Déserte à voir, muette autant qu'un monastère, croît l'herbe au pavé, la triste fleur au mur, Au cœur, le souvenir long, sérieux et sur.

Jamais artiste a-l-il mieux évoqué la poésie des existences banales, des logis pauvres, des choses communes de la vie ?

Ces sujets, qui semblent d'eux-mêmes ap- peler la platitude, Sainte Beuvc s'est flatté de les relever par l'art de la forme ; il l'a dit dans cette même Epître à Villemain :

Plus est simple le vers et côtoyant la prose, Plus pauvre de belle ombre et d'haleine de rose, Et plus la forme étroite a lieu de le garder.

Les vers de Sainte-Beuve, en effet, si peu qu'il y paraisse, sont extrêmement travaillés ; ses maîtres en poésie, ce sont des écrivains moins réputés pour la hardiesse de leur inspi- ration que pour le soin avec lequel ils l'ont réglée, et comme disciplinée : c'est Théocrite s'exerçant à ressaisir la nature à force de con- science et d'érudition ; c'est Virgile, qui réalisa

SAINTE-BEUVE POETE 107

ce miracle de la parfaite simplicité dans la recherche la plus laborieuse ; c'est Boileau, enhn, qui sut donner du prix aux idées les plus banales pour avoir connu tous les secrets de la forme. Seuls les poètes dont les vers aspirent à toucher le cœur plus qu'à plaire à l'intelligence ont le droit de négliger ce pouvoir subtil du rythme et des mois ; ceux-là peuventlaisser dé- border l'« urne de poésie », parce que leur âme, qu'ils épanchent en même temps, est d'essence si rare qu'elle suffit à parfumer le vers ; comme Sainte-Beuve l'a dit à son ami Du Clésieux, les grandes pensées et les bonnes actions ont leur prix par elles-mêmes,

Et je sépare mal vos vers de votre vie,

Vie austèrement belle, et beaux vers négligents.

Mais il en est à qui la beauté de leurs senti- ments n'accorde pas le privilège de chanter ainsi, « à pleine àme » ; ceux-là sont les ser- viteurs de l'art, les ouvriers diligents, qui lâchent à ranger leur miel en « parfaits rayons » ; Sainte-Beuve le dit avec force :

L'art existe pourtant ; il a ses soins sacrés; Il réclame toute œuvre, il la presse et châtie,

108 INTRODUCTION"

Gomme fait un chrétien son âme repentie ; Il rejette vingtfois un mot et le reprend, De nos tyrans humains ce n'est pas le moins

[grand (1).

Collombet s'affligeait de voir son poète aimé rechercher les coupes bizarres, et il lui écri- vait : « Toujours je m'entête, malgré le miel qui est au fond de vos vers, à me fâcher contre cet alexandrin brisé » ; Sainte-Beuve, ému de ce reproche, répondit par ce sonnet curieux :

Oui, cher Zenon, ma lyre est bizarre, Je le sais trop ; d'un étrange compas Hlle est taillée, et ne s'arrondit pas D'un beau contour sous le bras du Pindare.

Le chant en sort à peine et comme avare ; Nul groupe heureux n'y marierait ses pas ; Mais écoutez et dites-vous tout bas Quel son y gagne en sa douceur plus rare.

Demandez-vous si ce bois inégal,

Ce fût boiteux qu'un coup d'oeil juge mal,

N'est pas voulu par la corde secrète,

Dernière corde, et que nul avant moi

N'avait serrée et réduite à sa bu.

Fibre arrachée au cœur seul du Poète (2) !

(1) A Achille du Clésieux, p. 333.

(2) Réponse à mon ami 1.-7... p. 139,

SAINTE-BEUVE POÈTE 109

N'en croyons pas Sainte-Beuve sur parole; ces secrets d'oreille qu'il se flatte de connaître ne font sur ses lecteurs que l'impression d'un rythme mou, pénible et languissant ; si pré- venu que l'on soit en sa faveur, il est im- possible de le ranger parmi les maîtres de l'harmonie ; ni les rejets, ni les coupes n'ont dans ses vers la grâce aisée ou la piquante saveur; nés d'un effort évident, ils ont gardé delà raideur et comme de la gêne.

Sainte-Beuve avouait lui-même à Gollombet (Lettre du 22 février 1838) son impuissance à vaincre parfois la difficulté que les mots lui opposaient, quand il voulait traduire une im- pression subtile et trop personnelle. Mais il nie les prétendues fautes contre la langue, que certains de ses ennemis lui reprochaient. « Mes grammaires, dit-il, quand j'écris, c'est le souvenir d'André Chénier, de Boileau (oui de Boileau, à qui Gondillac a reproché tant de fautes de grammaire), " de Racine même , à qui d'Olivct en a tant reproché aussi. »

Quoi qu'en dise Sainte-Beuve, il a travesti ses modèles plus qu'il ne les a suivis : est-ce

SMXTE-HELVE 4

110 INTRODUCTION

André Chénier qui lui fournissait des exem- ples d'inversion comparables à celui-ci :

De Talma, les matins, pour Saùl, accueilli (1).

Est-ce dans Boileau qu'il trouvait des coupes aussi dures que celle de ce vers :

Mais si son fils, dehors qu'appelle quelque étud

Est ce Racine, dont la muse industrieuse aurait imaginé des constructions aussi inso- lites que celle-ci :

De retour à Paris, après sept ans, je crois,

De soleils de Toscane ou d'ombre sous tes bois (3),

ou encore cette autre très familière à Sainte- Beuve, et dont on pourrait contester l'aisance, et même la correction :

Tout causant au hasard du salon je sortis (4).

Ce n'est pas en torturant ainsi une langue, qu'il faut la forcer à exprimer une pensée

1 Vers à Lamartine, p. 282. (2 Page 351.

I) I Lamartine p. 280.

i Page 302. Il disait à Y. Pavie dans les Consola-

p. 267. A mes pieds, tout voyant trembler les flols dormants.

SAINTE-BEUVE POETE 111

neuve ; il est des limites que l'art ne doit pas franchir, même sous prétexte de parcourir des sentiers nouveaux.

Sainte-Beuve, qui se flattait de relever ses vers par « quelque secret de grammaire », ne peut être excusé. Vinet l'a dit avec bonheur : « Ses négligences sont savantes, ses excès mé- dités ; mais qu'importe si l'usage est pourtant le maître, si l'usage marque le pas? Qu'im- porte encore, car il faut tout dire, si le goût est essentiellement dans la mesure, et si le pro- blème de l'artiste est de se mouvoir avec force et avec grâce dans une étroite enceinte, sans en raser la barrière, et de faire beaucoup de chemin dans un espace borné (1) ? »

Sainte-Beuve a regardé par dessus l'enceinte, et il a mis le pied dans les loca ignota de la langue ; il savait qu'il marchait hors des en- droits permis; mais les solécismes voulus n'en sont pas moins des solécismes ; les négligences ne changent pas de nature, pour être réflé- chies (2). Il est vraiment trop rare que cette re-

(1 Article sur les Pensées d'Août, recueilli dans les Etudes sur la lilte'r. franc, au xi.\e siècle, t. III, p. 24. - Un ami de Gollombet, l'abbé Gorini, lui écrivait (12

112 INTRODUCTION

cherche d'expression aboutisse à des formules infiniment originales etcurieuses, comme dans ces vers :

L'ennui s'émeut parfois d'une compagne absent''. EL l'habitude aimée agite son lien (1).

Il sera cependant beaucoup pardonné à Sainte-Beuve, parce qu'il a aimé l'art d'un amour passionné ; il en a eu le culte, et cette religion de l'art, nul ne l'a célébrée avec une conviction plus chaleureuse. L'art, dit-il,

L'art est cher à qui l'aime, et plus qu'on ose dire ;

Il rappelle qui fuit, et, sitôt qu'il inspire,

Il console de tout ; c'est la chimère enfin.

Pour les restes épars de son banquet divin.

Pour sa moindre ambroisie et l'une de ses miettes,

On verrait à la file arriver les poètes.

J'irais à Rome à pied pour un sonnet de lui (2).

Cet amour de l'art fut le bouclier derrière lequel Sainte-Beuve s'abrita, quand les cri- novembre 1850) : « Sainte-Beuve respecte-t-il bien la syn- taxe ? que de locutions dans son Port-Royal j'ai crues forl insolites ? Par exemple : un système fondé à l'Ecriture... Ce ne sont pas peut-être ses propres paroles, mais c'est bien sa syntaxe. »

(1) Page 351.

(2) A Villemain, p. 382.

SAINTE-BEUVE POÈTE 113

tiques lancèrent contre les Pensées d'Août une nuée d'articles en général malveillants. Ce ta- page, mené autour de son livre, il l'entendit de Lausanne, et il ne se troubla pas outre me- sure. 11 terminait ainsi le long plaidoyer que nous le verrons écrire à Gollombet :

« Tout ceci est pour vous dire, cher ami, que je suis un entêté, janséniste même en poé- sie, et que j'en appelle et en r<?'-appelle au fu- tur concile, lequel concile d'ordinaire ne vient jamais (1). »

(1) Lettre inédile, 22 février 1838. En 1860, il parlait à Mme Lilanchecotte d'une lettre qu'il avait reçue de Lamar- tine : « 11 me met une couronne sur la tête et je ne me considère sacré comme poète que depuis ce moment-là ! C'était la plus ancienne et la plus douce de mes chimères, etpuisqueM.de Lamartine ne trouve pas que c'est une chimère, ce sera désormais ma gloire. » ^ J . Levallois, Sainle- Beuve, p. 21 i,

CHAPITRE V

LA CRISE RELIGIEUSE DE SAINTE-BEUVE

La sincérité de Sainte-Beuve. Sa formation intel- lectuelle et morale. Les étapes avant la crise reli- gieuse. — Des Consolations (1830) aux Pensées d'Août (1837). L'amour et la religion : les deux délectations. Volupté. Sainte-Beuve, Collombet, Vinet. Retraite intellectuelle à Port-Royal. Le dénoue- ment de la crise. Le testament moral de Sainte- Beuve. Influence de cette crise sur le talent du critique.

Avec la poésie, tout un ordre de sentiments auquel on avait pu croire Sainte-Beuve ferme- ment attaché, disparut de son âme : les senti- ments religieux, ou ce que lui-môme a plus exactement appelé « sa sensibilité chrétienne ». Lorsqu'il mourut (1869), refusant môme cette « messe basse le matin à huit heures », qu'il avait souvent demandée pour ses funérailles. on aurait surpris beaucoup de ceux qui lui firent cortège au cimetière Montparnasse, en

LA CRISE RELIGIEUSE DE SAINTE-REUVE 115

leur parlant de la crise religieuse subie par ce Jibre penseur, à l'âge de la maturité.

La plupart ne connaissaient que les opinions de Sainte-Beuve, durant les dernières années de son existence : pour ceux-là, le moindre soupçon de croyance religieuse ne pouvait être attaché à la mémoire de l'écrivain. Si quelques-uns, mieux renseignés, se souvenaient de l'esprit qui anime les Consolations, ils n'hésitaient pas à prétendre que Sainte-Beuve avait usé autre- fois « de fourberie et de tactique dans les choses de la conscience (1). » L'un même de ses secrétaires, M. Jules Levallois, dans une étude écrite en l'honneur du maître, soutenait que l'inspiration religieuse des Consolations était factice et artificielle, et il regrettait la « religiosité parasite », qui traverse et gâte ce livre, ainsi que Volupté et les premiers volumes de Port-Royal (2).

M. d'Haussonville, dont nous aurions pour- tant excusé les sévérités en pareille matière, a, par un effort loyal de sa haute intelligence, revendiqué pour Sainte-Beuve la sincérité de

(1) Ed.'Fournier, la Patrie, 19 novembre 1871.

(2) Op. cit., p. 13.

116 INTRODUCTION

l'inspiration religieuse. Les pages qu'il a con- sacrées à l'étude de cet état dame sont les plus pénétrantes de son livre sur Sainte-Beuve : « Sans doute, a-t-il conclu, la flamme s'est éteinte avec les aliments qui l'entretenaient : mais elle n'en a pas moins brûlé quelque temps sur l'autel (1). »

M. d'Haussonville a pris au pied de la lettre la déclaration même que Sainte-Beuvii faisait en 1869, lorsqu'il esquissait ainsi l'histoire de sa pensée : « Ma première jeunesse, du moment que j'avais commencé à réfléchir, avait été toute philosophique, et d'une philo- sophie positive en accord avec les études physiologiques et médicales auxquelles je me destinais. Mais une grave affection morale, un grand trouble de sensibilité était intervenu vers 1829, et avait produit une vraie déviation dans l'ordre de mes idées. Mon recueil de poésies, les Consolations, et d'autres écrits qui suivirent, notamment Volupté, et les premiers volumes de Port-Royal, témoignaient assez de cette disposition inquiète et émue qui admel-

(1 Page 74.

A CRISE RELIGIEUSE DE SAINTE-BEUVE 117

taitune part notable de mysticisme (1). » Sainte- Beuve méritait d être cru sur parole : nous n'avons d'autre ambition que de produire, à notre tour, quelques témoignages recueillis auprès de nos Lyonnais, et plus spécialement de ce catholique militant que fut F.-Z. Col- lombet. Ils pourront fortifier la thèse de M. d'Haussonville, et prouver que Vinet et les âmes pieuses de Lausanne ne furent pas les seuls à croire Sainte-Beuve sinon converti, du moins convaincu.

Pour bien saisir cette évolution de Sainte- Beuve, il est indispensable de rappeler dans ses grandes lignes l'histoire de sa formation intellectuelle et morale.

Dans une pièce touchante des Consolations, Sainte-Beuve a évoqué le souvenir de ses pre- mières années, pieuses et douces :

Car je l'avais, Seigneur, cette vérité sainte :

Nourri de ta parole, élevé clans l'enceinte

croissent sous ton œil tes enfants rassemblés,

Mes plus jeunes désirs furent par toi réglés ;

Ton souflle de mon cœur purifia l'argile ;

Tu le mis sur l'autel comme un vase fragile,

(1) Note ajoutée à la fin d'un article sur La Rochefoucauld, Portr. dt femmes, p. 321.

US INTRODUCTION

Et les grands jours , au bruit des concerts frémissants, Tu l'emplissais de fleurs, de parfums et d'encens (1) !

Les impressions de cette enfance, semblable à toutes celles qu'ont guidées des mères chré- tiennes, persistèrent de longues années encore. Uncompatriote de Sainte-Beuve, M. F. Morand, nous l'a montré, à l'âge d'ordinaire les jeunes gens ont oublié la leçon apprise dès le berceau, cherchant dans les pratiques reli- gieuses une consolation à ses chagrins (2).

L'année il étudiait la philosophie au collège de Bourbon, il s'émancipa (3). Tracy initia cette jeune intelligence à la connaissance du xvme siècle. Sainte-Beuve lut les œuvres

(1) Page 211.

(2 Les jeunes années de Sainte-Beuve ( 1872), notice pré- liminaire, p. xv, et Lettre à l'abbé Barbe 11 janvier 1819): « La religion est ce qui contribue beaucoup aussi à me con- soler. » (Nouv. Corresp., p. ?>. Cependant, en lStiS, Sainte- Beuve se défendait avec énergie d'avoir jamais respire l'air « des oratoires, des chapelles mystérieuses, ni di cristies ». (Causeries, table, p. 37-39) ; mais le long plai- doyer qu'il opposealors aux affirmations récentes d'un jour- naliste du Pas-de-Calais est un plaidoyer de circonstance; I, Eugène de Mirecourt disait de Sainte-Beuve en- fant que « fort chrétiennes l'une et l'autre, sa mère et sa tante en avaient fait une sorte de petit séraphin. » Le temporains, 42e livr.)

(3) Souven. et Indiscret., p. 28.

LA CRISE RELIGIEUSE DE SAINTE-BEUVE 119

de Lamarck et de Cabanis, et du premier coup il alla jusqu'au matérialisme (1) : en conséquence, il résolut de s'adonner à la physiologie (1824), et il suivit pendant trois ans les cours de l'Ecole de médecine.

Dès 1824, il fut attaché par son ancien maître Dubois à la rédaction du Globe. Dans ce jour- nal, que son libéralisme portait vers les nova- teurs littéraires, Sainte-Beuve loua Chateau- briand, Victor Hugo, Alfred de Vigny, avec enthousiasme, mais sans pourtant donner son adhésion, en termes formels, à la jeune école poétique de la Muse française et du premier Cénacle : « J'y étais assez antipathique, a-t-il dit, à cause du royalisme et de la mysticité que je ne partageais pas (2). » Cependant, ayant écrit en 1827 deux articles sur les Odes et Ballades, Sainte-Beuve se lia avec Victor Hugo et, à dater de ce jour, commença son a initiation à l'école romantique des poètes » :

(1) L'Amaury de Volupté, qui ressemble tant à Sainte- Beuve, suit les cours de Lamarck, et il a même l'honneur d'assister à l'un des diners philosophiques de la société d'Auteuil, aux côtés de Garât, de Cabanis, de Chénier, etc. (p. 136-139).

(2) Souvenij's, p. 33.

120 INTRODUCTION

cette conversion intellectuelle fut le prélude de son retour aux idées religieuses.

Assurément le second Cénacle avait aban- donné le programme monarchique et catho- lique de son aîné : toutefois, encore, le matérialisme de Sainte-Beuve ne dut pas être goûté : lui-même d'ailleurs n'avait rien d'un apôtre, il aimait mieux accepter les convic- tions de son entourage que lui imposer les siennes. 11 se laissa donc prendre à cette philosophie spiritualiste, dont l'imagination romantique portait encore le pli profond.

A cette époque, le spiritualisme n'était pas seulement prêché par les poètes ; les philo- sophes officiels, les maîtres de la pensée eux aussi, menaient contre le sensualisme du xvnie siècle une campagne fort vive et très applaudie. JoufTroy, et surtout Cousin, ébran- lèrent dans l'âme de Sainte-Beuve le premier fond de matérialisme. La prédication discrète, ésotérique pour ainsi dire, de Jouffroy (i),

(1) Sur les rapports de Sainte-Beuve et de Jouffroy, voir Po>ir. litlér., tome I, p. 320, et Joseph Delonne : le Soir de la Jeunesse, et p. 87. la pièce qui commence ainsi : 0 vous qui, lorsque seul et la tête baissée, Je suivais mon chemin,

LA CRISE RELIGIEUSE DE SAINTE-BEUVE 121

était puissamment secondée par la parole élo- quente de Victor Cousin : l'un façonnait sans bruit l'âme de quelques disciples d'élite, l'autre poussait devant le grand public des charges brillantes contre l'armée philosophique du xvme siècle (1). A ce double enseignement, l'incrédule Joseph Delorme sentait s'accomplir en lui une transformation profonde : son esprit était mûr sinon pour être converti, du moins pour changer d'orientation. Ses néga- tions d'autrefois, ses doutes, ses audaces, il va les enfermer dans Joseph Delorme, comme pour les chasser définitivement de son âme. C'était son adieu au passé : déjà pointait l'aube de la croyance ; six mois après, les Consola- tions étaient nées. A ceux qui s'étonnaient de la soudaineté de la crise, Sainte-Beuve répon- dait : « La plupart des chants que les âmes malades nous ont transmis sur elles-mêmes, datent déjà de l'époque de convalescence (2) » ;

Tout d'abord sur mon front avez lu ma pensée, Et m'avez pris la main...

(1) Correspondance, tome I, p. 10. (Lettre à Loudierre, 6_ décembre 1828.)

(2) Préface des Consolations.

122 INTRODUCTION

cette théorie, qui n'est pas rigoureusement vraie pour tous les artistes, s'applique bien à Sainte-Beuve, que sou tour d'esprit porte à l'analyse, mais qui ne définit ses impressions que le jour elles ont cessé d'agiter son fonds intérieur.

D'ailleurs sur la mer orageuse fit naufrage l'âme désemparée de Joseph Delorme, la brise par instants chantait sa chanson consolante et attendrie. Laguérison prochaine de Sainte-Beuve y est comme entrevue : un ravissant paysage, au sein duquel s'ébauche un vague roman d'a- mour, rattache son âme à la vie, et le poète, renaissant à l'espoir, s'écrie :

Je sens et je me dis que je suis jeune encore,

Que j'ai le cœur bien tendre et bien prompt à guérir,

Pour m' ennuyer de vivre et pour vouloir mourir (1).

Le rêve platonicien, que les Méditations avaient réintroduit dans la poésie française, et que Joufïroy, à défaut de Cousin, trop ab- sorbé par sa poursuite de l'éclectisme, réta- blissait dans la philosophie, venait bercer l'àme môme de Joseph Delorme : plus d'observations

(1) Promenade, p. 19.

LA CRISE RELIGIEUSE DE SAINTE-BEUVE 123

pessimistes sur les hommes ni de sombres dé- fiances devant l'avenir. Le môme cri d'espé- rance, qui avait traversé la tristesse de René, retentit à l'oreille de Sainte-Beuve : « On ne hait les hommes et la vie que faute de voir assez loin ». Etendez un peu plus votre regard, et vous « serez bientôt convaincu que tous ces maux dont vous vous plaignez sont de purs néants (1) ». Réconcilié avec la vie, il fit un pas de plus : il se dirigea vers Dieu, comme l'attestait, au début du nouveau livre, cette phrase de Pé- trarque : « Credo ego generosum animum, praeter Deum ubi finis est noster, nusquam acquiescere. » Joseph Delorme succombait à la maladie morale dont il souffrait ; au contraire, le poète des Consolations accepte « Dieu et toutes ses conséquences : Dieu, l'immortalité, la rémunération et la peine : dès ici-bas, le devoir, et l'interprétation du visible par l'invisible. » L'amour ne fut pas étranger à cette transfor- mation : le critique a aimé à cette époque, et la postérité, dont il a lui-même tant de fois encouragé l'indiscrétion, sait presque tout sur

(1 Epigraphe des Consolations, tirée de René.

124 INTRODUCTION

cette passion de Sainte-Beuve. Mais l'amour a des ailes ; il s'unit étroitement à l'amour divin, dont il n'est qu'un délicieux reflet : c'est la théorie platonicienne, avec un accent peut-être plus discret, plus intime : Lamartine a passé par là. Comme le poète d'Elvire, c'est le culte de la femme aimée qui le conduit à Dieu. Aimer, dit-il à Dieu,

Aimer, c'est croire en toi, c'est prier avec larmes Pour l'angélique fleur éclose en notre nuit, C'est veiller quand tout dort, etrespirer ses charmes, Et chérir sur son front la grâce qui reluit (1).

Ce foyer d'amour rayonne sur tous les sen- timents, les illumine en quelque sorte, leur communique quelque chose de sa flamme éthérée et divine. L'amitié, c'est le bien qui attache l'âme aux âmes pures, nobles et géné- reuses, et Sainte-Beuve s'adresse en ces termes à Victor Hugo, si digne d'afl'ection par loules ses rares qualités du cœur et de l'esprit :

Oh! garde-les toujours, jeune homme au chaste cœur, Garde-les sur ton fronl ces auréoles pures,

El ne les ternis point par d'humaines souillures (2)1

h I mon ami Ulrich Guttinguer, p. 218. 2 Page240.

LA CRISE RELIGIEUSE DE SAINTE-BEUVE 12S

L'art est un sacerdoce : il n'a de véritable grandeur que s'il est au service de la vertu ; il est le révélateur sublime de l'œuvre de Dieu, et Chateaubriand lui-même aurait applaudi cette définition spiritualiste qu'en donne le poète :

Oui, le plaisir s'envole, La passion nous ment, la gloire est une idole, Non pas l'Art : l'Art sublime, éternel et divin, Luit comme la vertu : le reste seul est vain (1) !

L'inspiration qui avait fait éclore le Génie du Christianisme était renouvelée : entré dans le second Cénacle en matérialiste, Sainte-Beuve en sortait, vers 1830, profondément modifié, vivement préoccupé des vérités religieuses, auxquelles il accordait, en attendant peut-être une adhésion définitive, toutes les marques d'un sincère respect.

Dans les années qui suivent et qui vont des Consolations (1 830) aux Pensées a"Aoùt ( 1 837),

(1 .1 mon ami Leroux, p. 245.

Î26 INTRODUCTION

Sainte-Beuve ne cesse de se rapprocher de son idéal religieux.

D'abord, il se lie avec l'abbé de Lamennais, et, en compagnie de l'abbé Gerbet et de Lacor- daire, il assiste aux fameuses lectures de Juilly. M. d'Haussonville a finement analysé l'influence que la parole rêveuse et tendre du prêtre breton exerça sur l'âme réceptive de Sainte-Beuve.

Lamennais introduisit Sainte-Beuve dans ce monde de la jeunesse catholique, qui se groupa autour de l'Avenir, et crut préparer la conquèle religieuse du siècle.

Un Lyonnais, vivant à Paris, qui devait se signaler par son ardeur dans la propagande catholique, Frédéric Ozanam, renseigne son cousin et ami Ernest Falconnet sur le mouve- ment des esprits ; le nom de Sainte-Beuve revient plusieurs fois sous sa plume :

« Ce qui est le plus doux et le plus conso- lant pour la jeunesse chrétienne, écrit-il le 10 février 1832, ce sont les conférences établies à notre demande par M. l'abbé Gerbet... Il n'a donné encore que trois séances, et la salle est pleine, pleine d'hommes célèbres et de jeunes

LA CRISE RELIGIEUSE DE SAINTE-BEUVE 127

gens avides. J'y ai vu MM. de Potter, de Sainte-Beuve, x\mpère fils recevant avec trans- port les enseignements du jeune prêtre (1). » Et encore le 15 janvier 1833 :

« Il y a tous les dimanches des soirées pour les jeunes gens chez M. de Montalembert ; on y cause beaucoup et d'une manière variée ; on prend du punch et des petits gâteaux, et l'on s'en revient tout joyeux par bandes de quatre ou cinq... Dimanche passé, j'y vis MM. de Coux, d'Ault-Dumesnil, Mickiewich, célèbre poète lithuanien, Félix de Mérode que la nation belge voulait se donner pour roi; Sainte-Beuve y est aussi venu. Victor Hugo doit y venir. Il res- pire dans ces réunions un parfum de catholi- cisme et de fraternité (2). »

La ferveur du jeune Ozanam ne l'aveugle pas sur la nature des sentiments qui animent une partie de l'auditoire ; il sait bien qu'à côté des champions de l'école catholique, ces réunions attirent « des hommes d'une autre école, qui viennent, comme des pèlerins d'un autre empire, contempler quelques instants l'esprit

(1) Lettres de F. Ozanam, I, p. 53.

(2) A Falconnet, id., p. 10.

128 INTRODUCTION

d'union et de douceur qui règne parmi leurs adversaires (1). » Cependant, il ne faudrait pas croire que Sainte-Beuve assistât aux séances en spectateur désintéresse, en dilettante. Il a dit plus tard des réunions de la rue Tait- bout et des Saint-Simoniens : « Je suis allé comme on va partout quand on est jeune, à tout spectacle qui intéresse, et voilà tout (2). »

Il revenait de Juilly avec des sentiments bien différents : la preuve, nous la trouvons dans une pièce des Pensées d'Août, dont l'au- teur a dit « quelle aurait pu être imprimée à la fin de Volupté (3) » ; ces vers font revivre la physionomie des soirées de Juilly, pendant l'hiver de 1833 : le rôle que le poète s'y attri- bue n'est pas uniquement passif. Si le projet de « faire lleurir Port-Royal à Juilly » n'a pas eu de suite, l'esprit versatile de Sainte-Beuve s'en console aisément ; pourtant, il n'a pas traversé ce milieu sans en recevoir l'em-

(1) A Falconnet, 19 mars 1833, p. 79.

(2) Souven. et Indiscret., p.

(3) L'indication qui y est jointe : « Prêcy, octobre », doit nous la l'aire placer en 1831 : cette année -là, le s octobre, il écrivait <\r Préoy a son ami Ampère (Cf. Corresp., 1, p. 2-'J), tandis qu'en 1835 il n'alla pas à Pfécy Cf. Nouv. Corresp., p. 31.)

LA CRISE RELIGIEUSE DE SAINTE-REUVE 129

preinte : « croyant » de désir, il a rapporté de Juilly

Quelque chose de bon, de confiant au ciel, De tolérant à tous, écoutant, laissant dire, N'ignorant rien du mal et corrigeant le fiel, Religion clémente à tout ce qui soupire, Christianisme universel.

Il croit au progrès social accompli par la religion, et aussi à l'amélioration du sort des humbles, à la nécessité de renseignement gé- néral, et il salue l'avènement d'une époque de paix et d'union, la misère sera moins dure et le bonheur plus répandu.

Toutefois, au moment décisif il se dérobe : il se contentera du ci cloître intérieur » ; il créera un Port-Royal pour sa conscience, et son ima- gination n'aura pas à faire le sacrifice su- prême, celui des émotions que la vue ou l'a- mour de la femme excitent dans nos cœurs et dans nos sens.

Nous touchons ici à la vérité sur « l'état d'àme » de Sainte-IJeuvc : l'amour l'a rappro- ché do la religion ; mais dans la religion il voudra toujours sauver ce qu'il a lui-même

130 INTRODUCTION

appelé dans sa langue poétique « le parfum d'oranger voilé » :

Oh ! oui, qu'on laisse encore à nos rares loisirs, Ces choix d'objets aimés et de touchants plaisirs, Quelque couvert d'ombrage l'on se réfugie.

Avec son doigté habituel, le poète exprime discrètement sa pensée, mais on sent qu'elle est subtilement imprégnée d'un parfum fémi- nin. Il évoque le souvenir d'âmes chrétiennes, sans les séparer de leur cortège de passions profanes : Racine et Ghariclée, Huet et Zaïde, l'abbé Prévost et Manon Lescaut. Il semble que pour s'élever à l'émotion religieuse, il ait be- soin de partir de la femme, de l'émotion char- nelle et mystique à la fois qu'elle fait naître en nous. Mélange peu chrétien assurément ! Mais Sainte-Beuve rêvera toujours d'un Eden, la prière et l'élégie d'amour uniraient leurs accents, car le souvenir et même la présence de la femme,

Des purs amours en nous ravivenl la saveur !

Ainsi l'ancien sensualisme de Sainte-Beuve se retrouvait au sein même du mysticisme de

LA CRISE RELIGIEUSE DE SAINTE-BEUVE 131

l'heure présente, le dénaturait en quelque sorte, l'altérait par des éléments païens : cette âme soulevée par l'élan des effusions spiri- tuelles, retombait sous le poids des désirs des sens : il n'adora Dieu qu'à travers la femme, et, le jour il lui fallut prendre parti entre la femme et Dieu, il recula devant l'effort à tenter pour terrasser ce que les jansénistes appelaient la libido sentiendi. Ces dignes « amis » de Sainte-Beuve considéraient la vie morale comme le combat incessant de deux délecta- tions, l'une divine, l'autre terrestre : c'est la dernière qui l'emporte dans ce conflit qui avait eu pour théâtre l'âme de l'auteur de Port- Royal.

III

Mais nous sommes loin encore de ce dénoue- ment : la crise a persisté plus longtemps qu'on ne l'a dit ; nous demanderons ici nos preuves à nos Lyonnais.

D'abord, dans l'article sur les Œuvres de Sal- vie?i, auquel nous avons déjà emprunté une citation, Sainte-Beuve exprime le vif intérêt qu'il porte au nouveau mouvement catholique :

132 INTRODUCTION

« M\I. Grégoire et Collombet, dans cette publication estimable, n'ont pas été mus seu- lement par des raisons d'étude, et de choix historique et littéraire ; un sentiment reli- gieux, qui est celui d'une si notable partie des jeunes générations de notre temps, les a pous- sés à cette entreprise utile dont ils se sont ac- quittés avec élégance et bonheur... Ainsi les études religieuses renaissent de toutes parts, et il se manifeste un mouvement non douteux de restauration du christianisme par la science (1). »

Quelques mois après, nos traducteurs chré- tiens lui dédient les Œuvres de saint Bûcher ;, substituant son nom à celui de Lamennais qu'ils avaient écrit d'abord à la première page de leur livre. Sainte-Beuve les en remercie cha- leureusement : (Lettre du 15 août 1834.)

« Rien ne pouvait m'ètre plus doux qu'une telle marque de bienveillance, qui n'a pas à mes yeux un caractère littéraire, mais un caractère moral et religieux, bien autrement précieux, je vous assure... »

(1) Revue des Deux-Mondes, 15 janv. 1834. Article non reproduit dans les Premiers Lundis.

LA CRISE RELIGIEUSE DE SAINTE-BEUVE 133

C'est l'époque paraissait Volupté, ce livre étrange, sorte de demi-confession, l'auteur s'est peint à nous, sous le nom d'Amaury. L'inspiration religieuse y est profonde, au point que plusieurs pages du livre sur la vie du séminaire et les premières impressions qu'elle fait éprouver, dues à la plume du P. Lacor- daire, ne détonnent en rien dans l'ensemble de l'ouvrage. Collombet, fort difficile et fort méfiant pour tout ce qui touche au christia- nisme, Collombet qui sera plus tard à ce point de vue si sévère pour Chateaubriand, admire sans restriction le côté religieux de Volupté ; il s'écrie ;

« Comment le poète, sceptique d'abord, est- il devenu si chrétien ? donc un jeune homme du monde a-t-il puisé cette morale si pure et si sainte?... Ceci va tout à fait se placera côté des Confessions de saint Augustin ; on dirait que l'auteur a vécu toujours avec les livres du plus tendre ascétisme... En vérité, si j'apprenais un jour que M. Sainte-Beuve s'est acheminé vers quelque chartreuse, le bâton de pèlerin à la main, je n'en serais pas surpris. Celui qui a composé Volupté n a. plus

SAINTE-BEUVE 4**

134 INTRODUCTION

guère de liens, ce me semble, qui le rattachent à la terre (1). » De nos jours, M. Huysmans, dont l'âme, comme celle de Sainte-Beuve, fut livrée aux assauts contraires du mysticisme et du sensualisme, a fini par secouer « les chaînes du siècle » ; Sainte-Beuve, lui, ne réalisa pas l'hypothèse de Gollombet. Son roman de Volupté n'en reste pas moins la traduction lyrique d'un état d'âme religieux, traduction écrite dans une langue toute chrétienne.

Un autre Lyonnais, Ernest Falconnet, appe- lait Volupté le « seul roman d'utilité spirituelle qui ait paru en France ». Il rendait compte du livre, dans la Revue du Lyonnais, et il disait :

« Joseph Delorme n'a d'abord saisi du monde que la surface sombre ou dorée ; puis il est descendu plus avant dans le mystère des souffrances ou des plaisirs. Il a demandé à Dieu des Consolations... il a retracé dans Volupté un nouveau progrès de sa pensée reli- gieuse... Amaury, l'enfant du siècle, moins fataliste qu'Oberman, plus intelligent que

(1) Coutrier de Lyon, 2o août 1834.

LA CRISE RELIGIEUSE DE SAINTE-BEUVE 135

René, a demandé la paix du cœur au chris- tianisme, celte grande aumône faite à une grande misère... M. Sainte-Beuve n'a point voulu mettre un nom plus décisif en tête de son volume, parce qu'il n'est encore qu'une pierre milliaire de sa grande marche à travers les idées (1). »

Falconnet prit texte de ce même roman, pour adresser à Sainte-Beuve des vers em- preints du plus vif sentiment d'admiration à l'égard du romancier chrétien, dont il excu- sait les anciens « blasphèmes » , à présent qu'ils lui apparaissaient gros de repentirs. Nous citerons quelques strophes de cette pièce, l'élévation de la pensée rachète quelques défaillances de style :

Sur les mots murmurés dans l'ivresse des rondes, Sur les désirs mauvais et sur les beautés blondes, Dont votre cœur ardent était trop enflammé, Vous avez bien poussé des sanglots solitaires, Et vous vous êtes dit des paroles austères : « Seigneur, Seigneur, j'ai trop aimé !

« Seigneur, Seigneur, mon âme est une pécheresse, « Stérile en repentir et féconde en tendresse ;

(1) Revue du Lyonnais, 1834, p. 246-247.

136 INTRODUCTION

« Inspirez-lui, Seigneur, de célestes soupirs, « Les douleurs du cilice etles forces du jeûne ; « Refaites-la, Seigneur, et vierge et toute jeune. « Se répandant en saints désirs ! »

Plus tard, ayant compris cet exil nous sommes, Pour attendre et souffrir, et qu'hélas ! tous leshommes Payent en longs sanglots leur part d'humanité, Vous avez déploré notre amère impuissance, Et vous avez lutté, martyr de la science, Durant les jours de votre été !

Et vous avez voulu, pèlerin solitaire, Féconder, pour nous tous, vos douleurs sur la terre : Armant notre pudeur contre la volupté, Vous avez fait plus fort notre moule fragile, Et vous avez rempli notre vase d'argile, Des parfums de la chasteté (1).

Telle fut l'impression produite par Volupté sur les catholiques lyonnais ; tous les amis que Sainte-Beuve avait à Lyon, Collombet, Fal- connet et les autres, furent enchantés par cette histoire d'une àme, que son évolution porte de Lamarck et de Cabanis, à Saint-Martin < le philosophe inconnu », et à Saint-Cyran. Ils n'arrêtèrent même pas leurs regards surcer-

(1) Ce Poétique hommage à M. Sainte-Beuve ne fut public qu'en 1837. [Reçue du Lyonnais, I, p. 375.)

LA CRISE RELIGIEUSE DE SAINTE-BEUVE 137

tains passages du livre qui auraient les inquiéter et qui peignaient sous son vrai jour la nature ondoyante et mobile de Sainte- Beuve. Au lieu de ne voir dans certaines déclarations de l'auteur qu'un dernier regard jeté sur un passé à jamais anéanti, ils auraient les méditer et y pressentir cette incon- stance d'humeur qui empêcha Sainte-Beuve de se fixer. Lors même qu'il paraît le plus éper- dument épris d'une idée, prenez-y garde : il en fait le tour, il la sonde, il veut la connaître jusqu'au bout, « sauf à la juger, à la secouer au loin, une fois comprise (1). » La véritable conclusion du livre, ce n'était pas le départ de Sainte-Beuve pour un cloître mystérieux : il y avait au fond une décevante et capricieuse inquiétude, qu'il dépeignait en ces termes :

« Et qu'était devenue ma foi aux choses de Dieu, la foi qui tout précédemment en mon cœur s'annonçait comme renaissante ? Quelle était loin, en fuite et au néant, chassée sans plus de bruit qu'une ombre ! A certains moments d'intervalle paisible ou morne dans

(1) Volupté, édit. Charpentier, p. 110.

138 . INTRODUCTION

la vie, il n'est pas rare qu'il s'élève et se forme autour de nous comme une atmosphère reli- gieuse, et qu'une espèce de nuage nourricier s'assemble et s'abaisse aux environs. On y baigne, on le sent déjà qui arrose ; les jeunes rameaux s'ouvrent et boivent aux sucs invi- sibles. Mais que vienne la tempête, ou seule- ment une bouffée trop hardie du printemps, un flot plus ardent du soleil, et voilà la nuée dissoute et balayée. Ainsi mes sentiments avaient fui (1). »

Tel devait être le dénouement de celte crise religieuse. Pourtant, au lendemain de Volupté, les velléités chrétiennes de Sainte-Beuve ont de la consistance, et Collombet s'efforce de l'entraîner plus loin dans cette route il hésitait après les premières étapes. Il fit part à son ami de l'étude qu'il écrivait sur sainte Thérèse ; il lui parla d'un sonnet et d'un cantique de la sainte, qui, mis en vers fran- çais, seraient lus avec plaisir (voir lettres de Collombet, 3 mars et 11 avril 1836 ; et lettres de Sainte-Beuve, 29 février et 25 mars 183G).

(I) l'aire 231.

LA CRISE RELIGIEUSE DE SAINTE-BEUVE 139

Dans les Pensées d'Août, parut la traduction du sonnet de sainte Thérèse.

Auparavant, il avait signalé à ses lecteurs de la Revue des Deux-Mondes les nouvelles publications religieuses de Gollombet, « Si- doine Apollinaire, cet écrivain si considérable par le rôle politique qu'il a joué et par les renseignements inappréciables qu'il contient sur l'état de la société d'alors», « une fort bonne Vie de sainte Thérèse, composée sur les ouvrages originaux », et « la traduction des Hymnes de Si/nésius, que chacun peut lire dorénavant clans une traduction élégante (1). »

Ainsi donc, sans aider directement au mou- vement de renaissance religieuse, Sainte- Beuve le proclamait à chaque occasion et en parlait avec une respectueuse sympathie.

IV

Les Pensées d Août devaient affirmer encore, aux yeux des juges sérieux, les dispositions religieuses de Sainte-Beuve : le poète, sans

(1) Article du 1er fév. 1837 (p. 38"), non reproduit dans les Premiers Lundis,

140 INTRODUCTION

doute, ne prononçait pas encore le credo espéré, mais on pouvait supposer qu'arrêté sur le seuil des croyances religieuses, il ne tarderait pas à le franchir : catholiques, protestants, jan- sénistes escomptaient les uns et les autres, au profit de leur chapelle particulière, la conver- sion prochaine du poète des Pensées d'Août et du futur historien de Port- Royal (1).

Gollombet terminait comme il suit l'article sincère qu'il avait consacré au premier de ces deux ouvrages :

« Si l'on est en droit de reprocher à M. Sainte- Beuve plusieurs choses du côté littéraire, on devra reconnaître que son but est moral, que son ton est grave et religieux. Quand la prose et la poésie s'ingénient si souvent à flétrir tout ce qu'il y a de sacré, il fait bon rencontrer un écrivain qui se respecte, et en toutes cir- constances l'auteur des Consolations ne s'est pas moins honoré par sa vie que par son talent (2). »

(1) Les solitaires de Port-Royal avaient inspiré à Sainte- Beuve un beau mouvement lyrique dans Volupté, et il y avait esquissé une conciliation île la grâce avec le libre arbitre ; en 1835, il écrivait a l'abbé Barbe Xouv. Corresp.^ p. 21) qu'il avait l'ait le plan d'une « histoire littéraire de Port-Royal et des solitaires qui s'y rattachent ».

(2) Courrier de Lyon, 24 décembre 1837.

LA CRISE RELIGIEUSE DE SAINTE-BEUVE 141

De son côté, Vinet ne doutait pas de l'adhé- sion imminente de Sainte-Beuve à la religion : auditeur assidu du cours de Lausanne, confi- dent des pensées intimes du conférencier, Vinet, dans les longues causeries du soir, mesurait les progrès religieux de son ami : il mettait à sonder ce cœur toute son expérience de moraliste, à le convaincre, toute son ar- deur d'apôtre. i\ul doute qu'à ce confesseur laïque, d'une ouverture d'esprit si remarqua- ble, Sainte-Beuve n'ait accordé la confiance la plus entière, et n'ait pour ainsi dire livré son âme malléable, avec le plus affectueux aban- don.

La prédilection avec laquelle le poète recher- chait les idées chrétiennes, et s'attachait, en pensée du moins, à la règle morale du chris- tianisme, faisait croire à Vinet que Sainte- Beuve, déjà parvenu à triompher du doute, Luttait encore « non plus contre un obstacle vivant et vivace, mais contre un obstacle mort, contre l'impression subsistante d'une vie entière, contre des habitudes qui ne sont plus suivies, mais dont le pli est resté ; contre tout le poids dupasse, du passé qui est notre vrai

142 INTRODUCTION

présent, et qui s'accumule tout entier sur le point même nous vivons (1) ».

Les Pensées a" Aoiit, au jugement de Vinet, inauguraient dans notre littérature la vraie poésie chrétienne ; ce n'est pas qu'il oubliât Victor Hugo, A. de Vigny, et surtout Lamar- tine, avec la longue théorie des poètes reli- gieux formés à son école ; mais avant Sainte- Beuve, dit-il, on avait « parlé en vers des choses divines et des perspectives éternelles » ; Sainte-Beuve « est le seul qui ait nommé, tantôt par leur nom, tantôt par leur substance et leurs effets, les éléments distinctifs du chris- tianisme, le seul chez qui la conscience, la grâce et l'humilité apparaissent comme condi- tions d'une religion vraie, le seul par consé- quent dont l'accent soit véritablement sérieux et pénétrant (2). »

La retraite intellectuelle que Sainte-Beuve commençait alors à Port-Royal encourageait encore les espérances qu'on fondait sur sa con-

(1) Article du Semeur sur les Pensées d'Août, publié dans les Etudes sur la lillérature française au XIXe siècle, t. 111, p. 5.

(2)Id., p. 13.

LA CRISE RELIGIEUSE DE SAINTE-BEUVE 143

version définitive : en lui, le cœur et l'imagina- tion étaient déjà séduits, la raison elle-même cessait d'élever des objections ; la volonté seule résistait encore, par habitude ancienne. Le premier volume de Port-Royal, paru en 1840, donna satisfaction à toutes les âmes pieuses qui suivaient avec un intérêt passionné les péripéties de cette crise religieuse. Quel respect recueilli pour parler des solitaires, quel esprit chrétien pour les juger ! On s'en convaincra par cette unique citation :

« Bien des jours de la vie des saints, comme de celle des heureux, se ressemblent ; ce sont des labeurs tout réels, arides, épineux, sans cesse recommençant sur cette terre, qui ont bien leur secrète joie, qui ont surtout leur lutte obscure. C'est par l'étude suivie, réfléchie et presque contrite, par une étude plutôt mêlée de prière, non point dans ce genre d'exposition sérieuse, mais extérieure et trop littéraire, l'imagination et la curiosité ont tant de part, qu'il les faudrait aborder (1). »

Aussi Vinet reconnait-il à l'auteur de Port-

l Page I89(édit. 1840).

144 INTRODUCTION

Royal « l'intelligence du christianisme» ; « une pensée chrétienne, disait-il, chrétienne départ en part, a présidé au travail dont l'ouvrage de M. Sainte-Beuve nous livre les résultats (1). » Mais n'allons point trop avant, et, pour le plaisir de suivre à la trace ces manifestations d'une pensée religieuse chez Sainte-Beuve, n'oublions pas que l'écrivain s'est dit lui-même « le plus rompu aux métamorphoses (2) ». C'est une déception d'amour qui l'avail rendu janséniste, comme il l'a avoué lui-même à Tur- quéty (3). Ce jansénisme d'occasion cadrait

(1) Op. cit., p. K>.

(2) Il faut prendre au pied de la lettre cet aveu de Sainte- Beuve : « Je comprenais si bien les choses ei les gens que je donnaisles plus grandes espérances aux sincères qui voulaient me convertir et qui me croyaient déjà à eux. » [Portr. lit ter., III. 545.)

(3) C'est le sens des vers qu'il lui adressait :

Il esl un jour aride et triste, meurt le rêve du bonheur : Voltaire y devient ricaneur, l'.t moi, j'y devins janséniste !

La pièce non datée, qui est une réponse à des vers de Turquéty, doit avoir été faite en 1841, comme le pense M. Saulnier, le biographe si bien informé de Turquéty. « Gardez-moi le secret de mes plaintes », écrivait Sainte- Beuve à Turquéty, en lui envoyant cette réponse en vers.

« Turquéty, nous écrivait M. Saulnier, n'a imprimé dan- aucune édition de ses œuvres ni la poésie du critique ni

LA CRISE RELIGIEUSE DE SAINTE-BEUVE 145

admirablement avec la sensibilité chrétienne de Sainte-Beuve, attendri et comme incliné à croire par « une vie sobre, un ciel voilé, quel- que mortification dans les désirs, une habitude recueillie et solitaire » (1). Mais ces dispositions allaient-elles passer de la sensibilité dans la volonté? La conversion toujours différée allait- elle enfin se produire ?

Sainte-Beuve n'était pas homme à commettre l'hypocrisie suprême, celle des choses reli- gieuses. Il s'est demandé s'il était autre chose qu'un amateur, pris en quelque sorte au piège des discussions théologiques. IN'a-t-il pas été poussé vers les pieux solitaires, moins par dé- sir d'amélioration morale, que par simple curiosité littéraire ? Par démangeaison du sa- voir, par cette « libido sciendi » si durement maudite par les jansénistes, il s'est approché de ces âmes pieuses et austères ; il les a étudiées avec scrupule et môme avec dévotion ; mais voulait-il franchement conjurer cet écroule- la sienne. On lui demandait le secret, il l'a gardé. Sainte- Beuve n'a pasvouln que la postérité fût privée de cet échan- tillon de son talent poétique, et il l'a inséré dans son édi- tion de 1845. »

1) Portraits littéraires, t. HT, p. 5*3.

3AINTE-BEUVK. a

\id INTRODUCTION

ment intérieur de ses croyances ? .Ne se com- plaisait-il pas dans son « péché », pauvre âme à la dérive, condamnée à

Toucher toujours l'autel sans jamais l'embrasser (lj '.'

En 1869, Sainte-Beuve affirme que son ar- ticte sur La Rochefoucauld, écrit le 13 janvier 1840, « indique une date et un temps, un re- tour décisif dans sa vie intellectuelle », un abandon complet de son mysticisme: « L'étude sur La Rochefoucauld annonce la guérison el marque la fin de cette crise, le retour à des idées plus saines dans lesquelles les années el la réflexion n'ont fait que m'affermir (2). »

Nous ne croyons pas que la volte-face ait été subite : en tout cas, la date nous parait arbi- trairement choisie ; dans cet article, Saintc- Reuve se range derrière Vinet pour juger la philosophie des Maximes; c'est à ce moraliste qu'il emprunte une expression pour parler de la mort du noble duc, qui mourut, dit-il, « avec

(1) P. 440, édit. Charpentier: sonnet en réponse à son ami A. do Latour, qui l'avait interrogé sur ses héros et sur l'enseignement qu'il fallait leur demander.

(2) Portraits de femmes, p. 321, noie.

LA CRISE RELIGIEUSE DE SAINTE-BEUVE 147

bienséance. » Rien de décidément rationnel dans la pensée, rien d'anticatholique ou d'anti- mystique : rien en définitive qui prouve cette soudaine conversion à rebours, dont Sainte- Beuve nous a parlé.

Ne craignons pas de le répéter: en 1810, Sainte-Beuve n'est pas encore détaché des idées religieuses. G est vers cette époque qu'il écrit à J. L. Tremblai, l'auteur d'un volume de vers : Maladie et gue'rison, retour d'un en- fant du siècle au catholicisme (1); « La religion seule donne ce calme qui n'est pas le bonheur peut-être, mais qui suffit après la première jeunesse, etc. (2). »

C'est en 1840 aussi que le docteur Reuchlin rêvait d'appeler Sainte-Beuve dans un humble

(1) Ce livre ne parut qu'en 1843 Moulin, Desrosiers Paris, Chamerot Lyon. Allard et Cie.. A propos de ce livre, l'Institut calholit/ue de Lyon écrivait : « La reli- giosité est une voie de retour donnée par la Providence, elle deviendra la religion. » (T. II, p. 336.] Sur Tremblai, voir F. Saulnier, Edouard Turquéty, p. 254.

■l Correspond., tome I, p. 96 ; la lettre porte en datef 1"' juin 1843.

148 INTRODUCTION

presbytère de la Forêt-Noire, et de l'y garder quelques mois d'été, dans une sorte, de « petit Port-Royal » : « La mortification et l'ascétique, lui disait-il, n'y auraient pas manqué 1 . Enfin, son confident Collombet gardait, avec son amitié fidèle pour le poète des Consolations. un secret espoir de voir Sainte-Beuve revenir un jour à la foi. Avait-il à présenter au public dans une nouvelle édition le Pape de Joseph de Maistre, il abritait son jugement derrière l'autorité de Sainte-Beuve (1844); et celui-ci lui répondait ces lignes curieuses : « J'ai déjà vu combien vous avez été aimable pour moi dans le volume du Pape ; j'en suis fier, tenant plus qu'à tout à être cité de ce côté catholique comme un écrivain le plus sincèrement respec- tueux (2). » La crise avait cessé, mais elle avait laissé sa marque.

En 1846. quand parut le troisième volume de Port-Royal, le critique ne nous cache pas qu'il est détaché de ses solitaires ; cependant, à la lin de sa vie, écrivant à son confrèiv en

(1) Lettre du 2 mars 1840. (Zeitsckrift fur franz. Spr. und Litter., XIII, 1891.

(2) Lettre inédite, 1844.

LA CRISE RELIGIEUSE DE SAINTE-BEL YE 149

Port-Royal, le docteur Reuchlin, il se donnait à lui-même ce témoignage : « Je vois qu'en somme nous n'avons pas trop dérogé ni l'un ni l'autre à notre qualité d'anciens amis de Mes- sieurs de Port-Royal (1). » Tel Renan, lorsqu'il s'interrogeait au soir de la vie, sur la façon dont il avait observé les règles sulpiciennes : tant il est vrai que certains milieux marquent l'homme d'un signe ineffaçable ! L'âme de Sainte-Beuve avait respiré la poésie austère qui s'exhalait du christianisme de Port-Royal, et le parfum dura, malgré les souffles con- traires !

En môme temps, les liens se relâchaient peu à peu, qui avaient paru unir Sainte-Beuve au catholicisme ; il arriva au déclin de l'âge, sans avoir ouvert son être intérieur à l'influence de

1 Lettre du 2 mars 1865. Après sa réception àl'Académie, il écrivait le 3 mars 1845 au même Reuchlin : « Vous qui m'avez vu dans mon petit galetas que je regrette, vous m'au- riez à peine reconnu ce jour-là dans l'habit de cérémonie auquel s'ajoutait L'épéé, et tout un air de cour que j'ai vite tâché de me rendre familier. Qu'aurait dit M. Singlin d'un pareil déguisement ? M. Royer-Collard pourtant assistait à cette cérémonie, et n'a point paru mécontent ; mais les Jansénistes de notre temps, même les plus directs et les plus purs de race, sont tellement sécularisés ! »

L50 INTRODUCTION

la grâce. Du moins, dans sa correspondance avec Collombet, aux heures des méditations profondes, il tourne parfois ses regards vers la religion : alors, tout en marquant la limite qu'il n'a pas franchie, il se plaît encore à con- templer de loin l'horizon autrefois souhaité.

Le spectacle troublant des révolutions ra- mena plus d'une fois l'écrivain aux confins de la pensée religieuse. (Lettres du 7 juin 1848 et du 18 avril 1849.)

Dans son discours de réception à l'Académie française, Jules Janin, dont la critique ne se garde pas des hypothèses hasardées, crut ingé- nieux de prétendre que « Sainte-Beuve se se- rait converti à la foi catholique, s'il avait été témoin des effroyables événements de 1871 (1). » Outre que cette idée était singulièrement dé- placée dans la circonstance elle fut expri- mée, elle est tout à fait inexplicable, d'après ce que nous avons dit. Assurément Sainte Beuve fut violemment ému par les grands bouleversements politiques et sociaux dont il

I Lettre de M. Troubat à M. J. Levallois, dans le s,nn!c- Beuve i]<- celui-ci : M. Troubal proteste, ri. avec beau- coup de raison, conhv cette ■■ banalité » de Jules Janin.

LA CRISE RELIGIEUSE DE SAINTE-BEUVE loi

fut le témoin ; la sérénité de sa foi philoso- phique dut être sans doute un instant ébranlée : mais rien de plus. Sainte-Beuve ne fit pas un retour en arrière. Il se contentait de laisser échapper un regret, dans une lettre à Collom- bet (4 juillet 1850).

A mesure que les années agrandissaient l'intervalle que la vie avait creusé entre Ja pensée des deux amis, Sainte-Beuve sentait le besoin de s'épancher plus complètement dans le cœur de Collombet. Le 27 septembre 1853, il lui écrivait une lettre qui est comme le vé- ritable testament de sa pensée, hantée à cer- taines heures par les rêves religieux de jadis, mais décidément orientée vers un idéal de raison pure, vers une foi philosophique dont rien ne pouvait plus le détacher (p. 269).

VI

Ces plaintes mélancoliques vont se placer à coté de celles que Joseph Delorme faisait chan- ter à la Muse de sa jeunesse ; c'est le même découragement, la même lassitude, les mêmes

152 INTRODUCTION

regrets. Mais cette fois Sainte-Beuve n'avait plus à espérer un renouveau de ses croyances éteintes ; le poète des Consolatio?is ne revivrait plus. En 1839 près d'Aigues-Mortes, dans un accès de tristesse et de découragement, Sainte- Beuve avait noté cette plainte solitaire : « Mon âme est pareille à ces plages l'on dit que saint Louis s'est embarqué : la mer et la foi se sont depuis longtemps, hélas ! retirées, et c'est tout si, parfois, à travers les sables, sous l'aride chaleur ou le froid mistral, je trouve un instant à m'asseoir à l'ombre d'un rare tamarin (1). » Cet aveu, qui jaillissait du cœur après une déception d'amour, était prématuré à cette date; à partir de 18'i3, le tamarin lui- même a disparu du morne paysage : Sainte- Beuve se raidit dans une attitude virile : il accepte l'inévitable présent avec noblesse et énergie ; les illusions morales et religieuses, dont il s'était enchanté quelque temps, ne pas-

il Portr. lillci.A. III, p. 540. On trouvera aussi ce p avec d'autres, également significatifs, dans le chapitre des Extraits de Sainte-Beuve par M. G. Lanson (Paris. Garni er), intitulé : Notes, Pensées et Confidences de Sainte-Beuve.

L'introduction de ce livre est une biographie documentée el ingénieuse du grand critique.

LA CRISE RELIGIEUSE DE SAINTE-BEUVE 153

saient plus à tire d'aile sur son horizon désolé.

Cette crise cependant ne fut pas stérile pour le talent de Sainte-Beuve.

Imaginons lecritiqueresté à l'école de Tracy, de Daunou, de Lamarck : il eût, sans doute, admirablement glorifié notre xvme siècle ; il n'aurait rendu justice ni au xvne ni au xixe. Jamais il n'aurait écrit Port-Royal ; jamais non plus, il n'aurait goûté impartialement l'art que renouvelait Chateaubriand, et toute cette iloraison de poésie religieuse, née sur les lèvres de Lamartine et de Hugo, et recueillie par leurs humbles disciples, les Beauchesne, les Gultinguer, les Turquéty, les Victor Pavie. En 1831, il écrivait à l'abbé Barbe qu'il com- mençait à accepter de Bonald et Joseph de Maistre (1). Combien d'autres écrivains n'au- raient retenu son attention qu'en passant, ou tout juste pour mériter ses dédains, s'il n'avait pas eu son heure d'évolution vers les idées religieuses! Grâce à cette évolution, il a donc complété l'éducation de son goût ; il s'est rap proche davantage de l'école romantique; puis,

(1) Lettre du 11 décembre 1831.

154 INTRODUCTION

quand le romantisme, délaissant ses origines, ne professa plus qu'une religiosité vague et s'atténuant encore avec les années, Sainte- Beuve s'en éloigna, et, mis en présence du vrai classicisme, de celui du xvii0 siècle, il fut mieux préparé pour le comprendre et l'ap- précier.

Il y a donc eu dans la vie de Sainte- Beuve autre chose qu'un simple accident : d'abord ses velléités religieuses lui ont in- spiré les Consolations, Volupté, les Pensées d'Août, les deux premiers volumes de Port- Royal ; ensuite, elles ont duré plus longtemps qu'on ne l'a dit, et que lui-même, vers la fin de sa vie, ne se plaisait à le dire et sans doute à le croire; enlin et surtout, en abordant le chris- tianisme avec sincérité, il pénétra du même coup tout un ordre de sentiments et de beautés esthétiques auxquels son goût si fin, si délié, risquait pourtant d'être insensible. De cette crise religieuse Sainte-Beuve n'est pas sorti chrétien, mais du moins plus grand critique, plus prompt à toutes les métamorphoses qu'exige cette fonction de juger les œuvres littéraires. 11 n'y a pas trouvé le calme du

LA CRISE RELIGIEUSE DE SAINTE-BEUVE 153

cœur, il y a trouvé l'aliment de l'intelligence.

Les âmes pieuses regretteront avec Collom- bet que le charme de Port-Royal ait un jour cessé d'agir et que le biographe des solitaires ne se soit pas agenouillé au pied de la croix : le biographe de Sainte-Beuve ne pourra s'em- pêcher d'être ému de l'émotion et de la dignité avec laquelle l'écrivain dit adieu à ses jansé- nistes :

« Cette religion, il m'a été impossible d'y entrer autrement que pour la comprendre, pour l'exposer. J'ai plaidé pour elle devant les incrédules et les railleurs ; j'ai plaidé la grâce, j'ai plaidé la pénitence; j'en ai dit le côté élevé austèrement vénérable, ou même ten- drement aimable; j'ai cherché à en mesurer les degrés, j'ai compté les degrés de l'échelle de Jacob. s'est borné mon rôle, mon fruit (1). »

(1) Port Royal, t. VI, p. 213 (août 1857 ,

CORRESPONDANCE

DE

Sainte-Beuve et François-Zénon Collombet

/o août 1834.

Monsieur,

Je reçois avec un grand sentiment de re- connaissance le volume dans lequel mon nom a l'honneur, grâce à vous, de se trouver en tète du traité d'Eucher ; rien ne pouvait m'être plus doux, Monsieur, qu'une telle marque de bienveillance qui n'a pas à mes yeux un ca- ractère littéraire, mais un caractère moral et religieux bien autrement précieux, je vous assure. Veuillez agréer, M. Grégoire et vous, tout ce que je sens si bien et que je vous exprime si mal à ce sujet. J'ai regretté le retrait du nom de M. de La Mennais, mais

158 LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE

je conçois votre scrupule délicat et la crainte d'une allusion épigrammatique. Je tâcherai d'annoncer convenablement, par une note à la Revue des Deux -Mondes, votre publication nou- velle et cette série promise qui tend à remettre en circulation parmi la jeunesse les plus saines leclures (1).

Recevez. Monsieur, l'assurance* de mes sen- timents d'obligation et de considération.

Sainte-Beuve.

Ce 15 août.

Paris, 25 septembre 1834-

MoN SIEUR,

A peine vous ai-je remercié d'une première obligation que je vous ai, que je suis lié en- vers vous par un nouveau et amical témoi- gnage qui achevé de me combler. J'ai lu. Monsieur, avec une reconnaissance émue les pages que vous m'avez consacrées dans le Cour-

1) Voir Introduction, p. \'*rl.

LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE 159

rier de Lyon ; ma mère n'en a pas été moins touchée que moi, et me charge de vous dire combien elle en a été pénétrée.

J'ai oublié de vous prévenir dans le temps je vous ai vu ici qu'il y avait dans la notice des Mélodies (1) sur Joseph Déforme, deux ou trois légères inexactitudes qui tiennent à ce que vous avez appliqué trop littéralement à moi ce qui est dit du pseudonyme. Je ne suis pas à Amiens, mais à Boulogne-sur-Mer, et je suis un peu plus jeune que Joseph. Ainsi mon prix du concours est de 1822 et je suis en décembre 1 80 i ; mais ce sont des vétilles. J'ai fait naître Joseph près d'Amiens pour dé- payser un pou le personnage, et aussi parce que mon père et mon grand-père sont nés près d'Amiens, à Moreuil.

Recevez, Monsieur, l'assurance de mes sen- timents bien distingués et affectueusement reconnaissants.

Sainte-Beuve.

N. B. Je n'ai pas encore fait la note

(1) Mélodies poétiques de la jeunesse, parF.-Z. Collombet, 4 vol. 1833.

160 LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE

sur saint Vincent de Lérins et sur l'aimable Eucher^l) ; mais je l'écrirai au premier matin.

Ce 25.

20 février 1836 (2).

Mille et mille remerciements, Monsieur, pour tant d'envois obligeants que je ne sais en vérité comment reconnaître. J'étais fort en tort avec vous, n'ayant pas répondu à vos Saints de Lyon et m'étant aussi laissé adresser un Anacréon en six langues (3) sans en avoir une seule pour vous remercier. Je n'ai rien fait sur ce dernier, par suite d'accablement de travail et par embarras

(1) Cf. Introduction, p. 22.

-2 Celte lettre a été trouvée dans un exemplaire de la traduction de Sidoine Apollinaire, faite par Grégoire el Collombet : elle était collée à la couverture du livre.

3) 11 s'agit de l'Édition polyglotte publiée sous la direc- tion de Monfalcon, Paris, 1833 : Odes d' Anacréon traduites en français el en prose par MM. Grégoire el Collombet : en vers français par M. Saint-Victor, etc.: en vers latins par 11. Etienne, etc...., en vers anglais par Fowkes, etc .. : çn vers allemands par Degen; en vers italiens par Rogati; en ver- espagnols par 1). Joseph, etc.. ; précédées de 1 histoire delà vie et des ouvrages il Anacréon, etc.; par J.-b. Mon- falcon.

LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE 161

aussi de louer autre chose qu'Anacréon même ; car pourquoi ces six langues? Ce sont là, à mon sens, de pures curiosités et presque des manies typographiques plutôt que littéraires.

Ce Sidoine, lui, m'ira au cœur comme vous pensez avec raison ; Ampère doit parler de lui à son cours, avant une quinzaine, je le lirai alors et en ferai une page pour la Revue. Quant aux sonnets de sainte Thérèse et à son cantique, je voudrais pouvoir vous être agréable en me mettant à la finaux pieds de la sainte, dont j'ai lu au reste et admiré les ouvrages par d'Andilly.

Je ne sais pas l'espagnol, mais une traduction interlinéaire avec le texte, me permettrait de le bien sentir. Je ne vous promets pas expressé- ment, tant je crains de ne pouvoir tenir, étant obéré d'engagements au-dessus de tout ce que je puis dire. Mais voilà un service que je vous demande plus précis que mes promesses : c'est au sujet de cette brochure de Ballanche (1). Pour- riez-vous me l'envoyer? ou au moins sa date, son titre et quelques passages. Mais je la pré- férerais en personne.

(1 Voir Introduction, p. I9et:j0.

162 LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE

On réimprime précisément les Portraits: Bal- lanche doit passer bientôt, et jen'ai pas de temps à perdre pour cette réédition. Si vous pouvez m'envoyer la brochure, faites-le, s'il vous plaît, tout directement. Je me remets encore à voire obligeance bien éprouvée et vous prie d'en recevoir mes remerciements, ajoutés à tous ceux que je vous dois déjà.

Croyez-moi votre bien dévoué, et remercie/ aussi M. Grégoire, je vous prie.

Sainte Beuve. Ce 29 février.

A M. Sainte-Beuve,

rue Mont-Parnasse, Paris.

3 mars 1836 (timbre de la poste).

Votre lettre me confond, Monsieur, car je sens bien que je suis un importun et que vous êtes obéré de travaux, comme aussi de deman- des. Quant aux Vies des Saints, je vous les ai offertes seulement parce que je no ferai rien

LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE 163

imprimer sans l'adresser rue Mont-Parnasse; mais c'est un volume de nnlle valeur à mes yeux ; je L'ai bâclé pour de bonnes âmes, et je leur ai épargné les miracles. Quant à YAna- créon polyglotte, quoique je sois dans la galère pour ma collaboration à la version, et pour les notes tout entières, ce qui est un rude péché, je suis de votre avis, et je ne vous adressais ma requête qu'en vue de M. Monfalcon (1). A son Horace, il joint un Virgile et une Imitation, qui sont sous presse ; il pourrait être rôti avec ses polyglottes, me disait un jour Grégoire. Nous pourrions avoir quelque jour pareille destinée avec nos versions.

Si je savais qu'un exemplaire de Sidoine pût être agréable à M. Ampère, je le lui ferais parvenir par votre entremise, car je n'ai pas son adresse et je ne le connais pas. J'ai lu avec grand plaisir son Discours d'ouverture, qui avait le défaut d'èlre ,bien rapide, et d'o- meltie beaucoup.

J'ai envoyé les 3 vol. à M. de Chateaubriand,

(1) Bibliothécaire delà ville de Lyon, auteur d'une raulti- Im le d'ouvrages, parmi lesquels Y Histoire monumentale de la ville de Lyon.

164 LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE

et au noble solitairede la Chênaie. Ils m'ont ho- noré l'un et l'autre de la plus aimable réponse.

Si je vous ai parlé de la brochure de Ballan- che, ce n'est pas qu'elle me semble vous devoir paraître d'une haute valeur littéraire ; mais, comme j'ai remarqué dans vos portraits une exactitude de procès-verbal, qui sait tout faire passer sous les lois de la poésie et du coup d'œil philosophique, j'ai pensé que vous seriez bien aise de signaler tout au moins cet opus- cule. On vend ici une bibliothèque très riche : le volume s'y trouve ; je vais me le faire prê- ter; vous pourrez le garder quelques jours. Après cela, veuillez me Je renvoyer, et, dès qu'il aura passé à la vente, dont on ne vou- drait pas le distraire à cause du Catalogue et du public, je l'aurai à moi, et vous l'adresse- rai pour que vous puissiez le garder. Je re- grette de ne pas trouver un exemplaire à vous céder à l'instant.

J'ose croire que vous trouverez une diffé- rence entre Thérèse traduite par nous, et Thé- rèse traduite par Arnauld d'Andilly. Puisque vous voulez bien me faire espérer les vers que je vous demande, voici d'abord le sonnet.

LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE 16E

No me mueve, mi Dios, para querelle El cielo que me tienes prometido, Ni me mueve el infierno tan temido Para dejar por eso de ofenderte.

Il ne m'excite pas, ô mon Dieu, à t'aimer, Le ciel que tu m'as promis ; Il ne m'excite pas non plus l'enfer si redouté A cesser pour lui de t'ofîenser.

Tu me mueves, mi Dios ; mueveme el verte Clavado en esa cruz y escarnecido ; Mueveme ver tu cuerpo tan herido ; Mueven me las angustias de tu muerte.

C'est toi qui me touches, mon Dieu ; ce qui me tou- Cloué à cette croix et bafoué ; [che, c'est de te voir Ce qui me touche, c'est de voir ton corps si déchiré; Elles me touchent, les angoisses de ta mort.

Mueveme en fin tu amor de tal manera Que aunque no huhiera cielo, yo te amara, Y, aunque no hubiera infierno, te temeria.

Il me touche enfin ton amour'de telle manière Que lors même qu'il n'y aurait pas de ciel, je t'ai-

[merais. Et que, lors même qu'il n'y aurait pas d'enfer, jeté

[craindrais.

Ï66 LETTRES INEDITES DE SAINTE BEU^ E

No nie tienes que dar porque te quiera, Porque, si cuanto espero no esperaia, Lo mismo que te quiero te quisiera.

Tu n'as rien à me donner pour que je t'aime.

Parce que, si même autant que j'espère je n'espérais

Autant que je t'aime, je t'aimerais encore). [pas.

Voilà tout à fait un mot à mot dont vous n'auriez, certes, pas eu besoin, car ceci est du latin tout pur (1).

J'ai trop de plaisir à recevoir vos lettres pour que vous preniez la peine de les faire

l ; A ce mol à mol, on pourra comparer les vers de Sainte- Beuve :

Ce qui m'excite à t'aimer, ô taon Dieu, Ce n'e~t pas L'heureux ciel que mon espoir devance,

Ce qui m'excite à t'épargner l'offense, Ce n'est pas l'enfer sombre et l'horreur de son feu '

Cest toi, mon Dieu, toi par ton libre vœu Cloué sur cette croix t'atteint l'insolence :

C'est ton saint corps sous l'épine et la lance, tous les aiguillons de la mort sont en jeu.

Voilà ce qui m'éprend, et d'amour si suprême, o mon Dieu, que, sans ciel môme, je t'aimerais, Que, même sans enfer, encor je te craindrais :

Tu n'as rien à donner, mon Dieu, pour que je t'aime : Car, si profond que soit mon espoir, en tant,

Mon amour irait seul, et t'aimerait autant !

LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE 167

affranchir; permettez-moi de vous imiter cette fois, et

Agréez, Monsieur, l'assurance de mes senti- ments d'estime les plus profonds.

F. Z. COLLOMBET.

Il y a près de trois mois que j'adressai à votre illustre ami, M. Victor Hugo, deux arti- cles sur ses Chants du crépuscule, mais sans lui écrire; je serais flatté d'apprendre qu'ils lui ont été agréables.

25 mars 183G.

Monsieur,

J'ai mis à profit la brochure que vous m'avez bien voulu envoyer ; elle m'a servi à ajouter deux phrases exactes au lieu d'une qui Tétait peu, sur les dispositions de M. Ballanche lors du rétablissement du culte. Oh! que la biogra- phie littéraire est une chose difficile et minu- tieuse, quand on veut être exact, ne dire en rien le contraire du vrai ! « Qu'un homme est difficile

168 LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE

à connaître, môme quand cet homme n'est pas nous-même et qu'il est tout simplement un autre (1) ! »

Merci du sonnet de sainte Thérèse, il est beau etje tâcherai, à quelque jour d'ennui et de poésie sans inspiration personnelle, de vous satisfaire en le rimant de mon mieux.

Ampère a eu votre livre par M. de Chateau- briand qui lui a prêté son exemplaire : il vous est bien reconnaissant de votre offre dont je lui ai parlé : allez au delà si vous le voulez, en le lui envoyant, mais au cas seulement vous auriez beaucoup d'exemplaires. J'attends tou- jours que Sidoine passe à son cours, ce qui ne peut tarder; il a fait Cassien, et en estàSalvien. Je suis ici dans ma réimpression des Portraits qui m'occupe plus qu'on ne croirait : le démon de l'exactitude et du détail littéraire est un démon aussi harcelant qu'aucun ; je ne m'y puis dérober, jusqu'à ce que ces mal- heureux volumes soient imprimés ; j'irais au bout du monde pour une minutie, comme un

Il En marge, de la main de Sainte-Heuvc : Préface des Nouveaux Portraits.

LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE 169

géologue maniaque pour un caillou. Merci de m'avoir envoyé votre caillou . Par faut-il que je le renvoie; veuillez m'en indiquer le moyen: au pire nous aurons toujours la poste, mais vous devez avoir des libraires et des occasions.

La poésie chôme en attendant : la biographie, l'histoire littéraire est son ennemie mortelle, c'est la fourmi sur le fraisier qui le ronge. Puissé-je encore avoir quelques fraises rares à quelque printemps !

Vous faites bien de vous livrer à toutes ces études, même profanes. Après tout l'étude est le meilleur des cloîtres en ce temps-ci et a toujours été la meilleure chose dans les cloîtres au temps il y en avait. La vie est longue pour le studieux, et les jours sont courts. En province, on peut étudier ; à Paris, c'est dune difficulté,... il faut soutenir un siège perpé- tuel contre les distractions, et après huit jours de défense pour la forme, ou trois semaines au plus, on capitule toujours.

Recevez tous mes compliments et assurance de sentiments dévoués et obligés.

Sainte-Beuve. Ce 23 Mars.

SAINTE-BEL' VE. 0**

170 LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE

A Monsieur Sainte-Beuve.

Lyon, 11 avril 1836.

Le Sonnet appelle le cantique, Abyssus abys- sum invocat, si bien, Monsieur, qu'après un premier acte de haute complaisance, il vous en restera un second. Vous aurez bien mérité de la bonne Thérèse, que je me trouve aimer, à présent, comme Ducis aimait La Vallière.

Ma Vie de la belle et sainte Espagnole esl sous presse, pour paraître à la fin de juin : quand j'aurai vos deux pièces imprimées, je vous en enverrai une épreuve préalable. Je prends à Turqucty une pièce qui est dans les Vies de Saint es.

C'est un grand plaisir pour des lecteurs comme moi de voir vos cailloux amassés, et je suis du nombre de ceux qui attendent Port- Royal ; je sens bien de loin ce qu'il y a de séductions à Paris, mais la province a bien d'autres misères, et vous n'y tiendriez pas. Elle vous sait gré, la province, de vous dérober à ces coteries parisiennes, dont nous voyons

LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUTE 171

admirablement d'ici la petitesse et le ridicule. On ne fait pas grand cas des bons habitants de la province, mais ils prennent en beaucoup de choses leur revanche.

Je dois publier, au premier jour, une traduc- tion des Hymnes de Synesius, avec le grec en regard ; elle s'imprimera probablement chez Didot, et mon ami Falconnet sera charge de vous en faire hommage.

Peut-être aurez-vous remis la brochure de Ballanche à M. Dupasquier ; dans le cas con- traire, veuillez la donner à Falconnet, qui me la fera passer.

Agréez, Monsieur, l'expression de mes senti- ments les plus dévoués.

F. Z. Collombet.

M. Falconnet, revenu de voyage, aura l'hon- neur de présenter ses devoirs à M. Sainte- Beuve.

172 LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE

À Monsieur Sainte-Beuve, rue Mont-Parnasse, 1 ter, Paris.

Lyon, 8 février 1837. Rue Saint-Dominique, 11.

Hier, 7 février, je reçus votre lettre, Mon- sieur, dans une missive de mon ami Falcon- net, et je m'occupai des brochures en ques- tion (1). Je n'ai pas été fort heureux; voici toutefois le résultat de mes recherches.

Les successeurs de Rusand n'ont rien de ce que vous désirez ; ils m'ont dit connaître un libraire du midi qui leur a offert Jean' Claude Tria : je les ai priés de le faire venir sans retard ; ainsi je pense qu'il m'arrivera incessamment et que j'aurai le plaisir de vous l'adresser. J'ai demandé aussi les autres bro- chures.

J'ai vu ici un littérateur (2), qui a été en

il) Il s'agil d'opuscules de J. de Maistre : cf. Introduc- tion, p. 65 et sqq.

_ Guy Mûrie de Place (voir Introduction, p. 60).

LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE 173

relation et en intimité avec Joseph de Maistre ; mais ce brave homme, qui a eu dans les mains le manuscrit de ces diverses brochures, n'en a plus aucune. Il m'a dit qu'elles ont peu de portée, et qu'elles présentent de l'exagération en politique. De Maistre, suivant lui, a tou- jours eu la mauvaise habitude d'immoler la France, et de ne nous voir que dans les stupi- dités et les infamies de nos chers gouvernants. Il pense que la réimpression de ces écrits serait peu flatteuse pour le nom de Joseph.

Mon littérateur, qui a écrit quelques opus- cules, entre autres un petit volume pour la dé- fense des Martyrs (M. de Chateaubriand le citerne s'est jamais nommé en rien, et avait peur de se compromettre dans les petits dé- tails qu'il m'a donnés. Je lui ai dit à quelle fin je venais le trouver, et pour qui. Son nom com- mence par un D..., je ne voudrais pas, s'il vous était connu, que vous le désignassiez autrement, parce qu'il parait tenir beaucoup à n'être pas nommé. C'est lui qui a fait la Pré- face <ïu Pape ; il a môme travaillé à ce livre et en a revu les épreuves ; il devait avoir quelque part à d'autres ouvrages de Joseph, mais, avec

174 LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE

des idées fort religieuses et fort absolues, il ne tombait pas toujours dans celles de Joseph. Je n'ai su que par lui que la Préface des Soirées est de M. Saint-Victor.

Joseph a laissé en manuscrit des Lettres sur les Jésuites, et en leur faveur, lesquelles forme- raient un volume de l'épaisseur des Considéra- tions sur la France ; il a laissé encore un éloge de son ami de Costa, officier piémontais ; cet éloge visait à l'imitation de l'Eloge dWgrico/a, par Tacite, et était en français. Tout ce bai:;iu<' posthume et un bon nombre de lettres (souvent relatives au livre du Pape) sont maintenant la possession de Mme de Montmorency, fille de Joseph. Mon susdit littérateur en a aussi quel- ques-unes, qu'il n'a pu me communiquer, parce qu'elles se trouvent à sa campagne, très loin de Lyon ; il y en a une sur les derniers moments du comte de Maistre. Depuis long- temps Joseph souffrait d'une maladie de peau, et cette espèce de dartre le tuait peu à peu : il mourut bon chrétien, et se lit lire, à ses der- niers instants, quelques versets de saint Jean l'Evangéliste.

Un des lilsde de Maistre est aujourd'hui gou-

LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE 175

verneur de Gênes ; l'autre a été évêque de Pignerol (1). Sa fille, Mme de Montmorency, a publié, en 1836, une Réponse à la Critique publiée contre l'ouvrage posthume du Comte de Maistre, dans les ?ios de V Ami de la Religion des 14 et 19 juillet 1SS6. C'est un in-8° de 10 pages, imprimé chez Rusand, et non vendu. A la pre- mière page, M"ledeM*** appelle Joseph « le vail- lant champion de l'Eglise Romaine », le « pa- ladin de la souveraineté, le Platon chrétien de notre siècle ». Je vous cite ces lignes parce que le mot Platon est le terme qu'elle em- ploie souvent pour désigner son père. Le reste de cette brochure, signée à la fin : M. M., n'est qu'un ramas de passages de Bacon, lesquels tendent à prouver que ses doctrines philoso- phiques et religieuses ne méritaient pas que ['Ami delà Religion le traita (sic) si bien, au préjudice de Joseph, et combattît ['Examen de la philosophie de Bacon.

Outre les manuscrits dont je vous ai parlé, il doit rester du comte de Maistre des pages

(I) C'est une erreur; J. de Maistre eut un (ils, Rodolphe, et deux filles, Adèle et Constance. Un frère de l'écrivain, André, mourut évêque d'Aoste ( 1 818).

176 LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE

nombreuses sur le code, sur les institutions de son pays.

Après Joseph, viendra, je pense, l'auteur du Lépreux ; les deux frères ne sont pas sépara- bles, quoique si différents l'un de l'autre. 11 y a quelque cinq ans que 1 on inséra ici, dans une Revue tout à fait provinciale, j'ai com- mis mes premiers péchés littéraires, une pièce de vers signée Xavier de Maistre. Elle est bonne ; si vous faites l'article Xavier, je tâ- cherai de savoir comment on avait eu cette pièce, et je vous en enverrai une copie.

Votre note sur Sidoine, etc., est par trop obli- geante et gracieuse. Grand merci ! Nous lirons avec plaisir l'essai sur M. Ampère ; veuillez, quand vous en serez là, m'envoyer une épreuve de cette étude littéraire, pour que je la fasse reproduire dans quelque journal lyonnais.

J'ai à vous offrir le tome I des Lettres de saint Jérôme (1), et deux volumes de sainte Thérèse ; mais mon libraire tarde beaucoup à l'aire brocher ces ouvrages.

Nous travaillons, mon ami et moi, à un livre

1 Cette publication ne sera terminée qu'on 1812. et com- prendra "1 volumes in-s°.

LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE 117

qui aura pour titre : le Livre de Marie, et for- mera 2 gr. in-18. Il présentera, siècle par siècle, avec des notices sur chaque auteur, ce que les Pères de l'Eglise, les auteurs ascétiques, les orateurs chrétiens, les poètes grecs, latins, français, italiens, espagnols, anglais et alle- mands ont écrit de plus beau sur la sainte Vierge. Le travail est avancé, et nous avons de grands noms, de poétiques pages. Danle, Pétrarque, Tasse, Manzoni, Gœthe, Schiller, Werner, JNovalis, Byron, Cowley, Chateau- briand, La Mennais, etc. Rapatriez-vous avec la muse, ou bien tâchez de nous trouver deux ou trois pages de la prose de Volupté.

Je viens devoir M. le comte de Virieu, qui, je pense, pourra vous donner quelques docu- ments intimes sur de Maistre. Il a de lui une grammaire grecque de Gail annotée ; Joseph savait donc le grec, ou tout au moins du grec ; je crois avoir lu, quelque part, le contraire. Toutefois, il y a dans les notes des choses qui ne sont pas toujours exactes. Par exemple : YvtoptÇw l'ait au futur atlique : Yvwpiw, et de Mais- tre, voyant ce yvcopiu), écrit : qu'est-ce que ce monstre ! Il savait bien le latin, cl l'avait sur-

178 LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE

tout appris dans les latinistes modernes ; c'est aussi par que M. Grégoire et moi avons appris le peu que nous savons de cette langue. De Maistre avait encore étudié, avec les plus purs auteurs, ceux que l'on appelle écrivains de la basse latinité.

Le bibliothécaire de Lyon, M. Péricaud, vous adresse, à côté de ma lettre, un Père de l'Eglise par lui traduit. Usez et abusez de moi pour toutes les recherches je pourrai vous être utile. Notre bibliothèque a des richesses passables.

Défendez-vous bien de la grippe, et priez votre excellente mère d'agréer mes devoirs.

Recevez, Monsieur, l'expression de mes sen- timents affectueux et dévoués. J'espère vous voir dans deux ou trois mois.

F. Z. COLLOMBET.

Le paquet est déposé chez M. Mottct, mar- chand gantier, galerie Deperres, côté de la rue de Richelieu, près M Inlande ('?), Joseph changeur. M. de Sainte-Beuve est prié de l'y faire prendre en disant son nom.

LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE 179

21 mars 1837.

Mille remerciements, monsieur et ami, de tous vos bons soins et offices. Je vais tâcher d'a- voir à Toulouse le Claude Têtu, par M. de La- vergne que j'y connais (1). Je ne vous avais pas envoyé les épreuves de l'article Ampère, parce q;e l'article lui-même paraissait dans la Revue à huit jours de (2). Mais, puisque vous le désirez, voilà un numéro de cette revue.

J'ai reçu les deux volumes, \e Pater et VOc- tavius ; veuiller remercier de celui-ci M. le bibliothécaire de Lyon (3).

La renommée, qui n'est que grossisseuse et pas toujours menteuse, vous a dit trop vrai sur mon peu de relations actuelles avec Hugo : il y a déjà longtemps de cela, et quand vous me parliez un jour de mon article sur ses Chants du crépuscule, vous ne vous doutiez pas que cela précisément me brouillait net avec lui (i).

(1 Jean-Claude Têtu, maire de Montagnole, brochure piquante, parue en 1"' .">. 2 L'article est du 15 février 1837 : cî.Portr. liltér., I, 325.

(3) En marge, de la main de Sainte-Beuve : « Je tâcherai d'en glisser la note à la Renie. »

(4) L'article est du lei novembre 1835.

180 LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE

Il y avait, il est vrai, déjà de nombreux dé- chirements : mais l'entière rupture est de là. Silence et paix, s'il se peut, à l'amitié morte ! Son silence sur vos articles et envois ne prouve aucune rigueur, mais seulement la tiédeur d'un homme envahi et sur-occupé !

J'ai, en effet, de nombreuses recherches sur une histoire littéraire de Port- Royal ; mais elle est promise à Renduel, mon patron ordi- naire en matière de livres. Et de plus, hélas ! je ne suis pas près d'avoir payé ma dette sur cepoint et d'avoir écrit le mot fin ; j'en suis très loin vraiment, et aux remords dès qu'on touche cette corde qui m'a tout l'air de vou- loir me pendre.

Je vous verrai peut-être moi-même avant mai ; j'espère passer à Lyon. Je compte aller à Genève. Je m'arrêterai deux ou trois jours au passage, et aurai le plaisir de vous saluer dans vos belles contrées le printemps commencera en ce moment. Je verrai l'île Barbe, j'entrever- rai le mont d'Or et les horizons de Poleymieu.

J'attendrai, pour memettre définitivement à de Maislre, que M. de Yirieu m'ait envoyé ce qu'il m'a laissé espérer, ou qu'il m'ait dit île ne

LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE 181

pas y compter. Son renseignement m'est trop

précieux pour que je ne saisisse pas toutes les

chances d'en profiter.

Mille amitiés, Monsieur, et remercîments du

fond du cœur.

Sainte-Beuve. Ce 2t.

1 ter, rue du Mont-Parnasse (1).

A Monsieur Sainte-Beuve, rue Mont-Parnasse, n°l tert à Paris.

Lyon, 14 avril (1837)

Monsieur et Ami,

Je désire bien votre prompte venue ; tâchez d'être ici avant le 2o avril ; je partirai pour Paris ce jour-là, et je serai heureux de vous faire les honneurs de notre ville, avant mon voyage. Vous saurez votre Lyon sur le bout

( 1 On lit au-dessus de l'adresse :

Sainte-Beuve a remis chez moi une Revue, que je vous enverrai par occasion, avec autres sublimes niaiseries lit- téraires, dans huit jours. Faites passer l'article ci-joint au

Courrier de Lyon.

Ernest Falconnet.

lAINTE-BEUVE.

182 LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE

du doigt ; vous goûterez nos saucissons, nos pâtisseries, nos Mont-d'Or, et vous verrez quelques amis inconnus, qui vous aiment beaucoup, vous et vos livres. Si vous ne pouvez venir, au moins que nous ne sentions pas la diligence nous heurter l'un contre l'autre, et que je vous trouve à Paris du 2o au 30.

Tout à vous,

F. Z. COLLOMUET.

Genève, Mardi (timbre de la poste, 23 aoûtl837).

Mon cher Monsieur Collombet,

Cette lettre ne me précédera guère que de 2i heures; je serais heureux de vous trouver à Lyon, je resterai bien peu de temps sans doute ; mais ce serait trop long encore si je ny voyais aucun visage ami. M. Falconnet, je le crains, sera en course ; mais je me dédom- magerai avec vous. J'ai été à plusieurs reprises à Genève sans y séjourner précisément , e( j'ai fait plusieurs pointes à l'intérieur de la

LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE 183

Suisse qui m'ont ouvert de grandes perspec- tives. Nous causerons de tout cela. Je m'aper- çois que si je continue à vous écrire avec ma mauvaise plume, je vais devenir tout à fait illisible. Je renvoie donc le reste au plaisir de la conversation.

Bonjour, et à bientôt.

Sainte-Beuve.

Ce 10 septembre 1837.

Mon cher Monsieur Collombet,

Depuis mon retour ici, j'ai songé bien des fois à vous écrire pour vous dire à vous, à M. Boitel, à vos autres amis, combien vivement j'avais été et je restais touché de l'accueil si amical que j'ai reçu à Lyon. Dites-leur toute ma reconnaissance et gardez-en la plus grande part.

Aussitôt ici, je me suis mis au travail dimpression, et me voilà au grand milieu des épreuves de ce volume de vers entièrement achevé de mon côté, et que l'imprimeur pro-

184 LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE

met de confectionner en moins de quinze jours. Je me suis permis d'y mettre votre nom avec celui de M. Grégoire entête d'une pièce qui était vacante, et dont le sujet précisément religieux ne messeyait pas trop au caractère des traducteurs des Pères (1).

J'ai remis la lettre de M. Boitel à M"" Val- more quej'ai revue ainsi avec un vrai bonheur, et que je vais cultiver pendant le temps que je serai ici.

Il serait très possible, en effet, que je retour- nasse passer l'hiver en Suisse, à Lausanne : mais ce n'est pas encore fait. Chut! donc, je vous dirai bientôt, et vous savez de reste cela.

Je n'ai pas encore remis la lettre pour Emile Deschamps qu'on m'a dit encore absent. J'ai vu M. de Chateaubriand chez Mme Uécamieret lui ai fait part des souvenirs de M. l'abbé de Bonnevie (2). Il y a été très sensible. On y a causé de Fontancs ; il avait reçu votre notice et m'en parla.

(1) Voiries Pensées d'Août, p. 183.

(•J) Cf. Revue d'Histoire de Lyon, janvier 1902 : C. La- treille et M. Roustan : Le Romantisme à Lyon : 1. Ch briand et L'abbé de Bonnevie, 51 sq.

LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE 185

Mme Duvivier n'a-t-clle pas écrit dans le temps pour M. Grégoire une longue notice sur Fontanes, et M. Grégoire Taurait-il con- servée ? Je dois au reste causer au long la semaine prochaine avec M1116 Duvivier à ce sujet.

Vous êtes-vous entièrement remis à vos travaux, dont voire amitié hospitalière vous avait tout à fait distrait ?

Je vous assure que je garde de Lyon, de tout ce que j'y ai vu par vous, un vif et dura- ble souvenir ! J'ai rencontré Mérimée à qui j'ai parlé de l'église d'Ainai ; il ne la juge pas si ancienne qu'on le dit, et la croit rebâtie du xie au xii° siècle, mais par quelqu'un qui tâcha d'observer le style ancien. Falconnet est- il revenu à Lyon ? Lui seul manquait à tout l'amiable et cordial plaisir que j'y ai goûté.

J'ai reçu encore, grâce à vous, toutes les lettres qui sont survenues après mon départ. Ma route par la Saône a été un peu morne et fatigante : il y manquait du soleil, et j'ai peu joui, même celte seconde fois, de l'île Barbe et des pentes du Mont-d'Or.

Adieu, offrez mes compliments respectueux

186 LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE

à la famille de monsieur votre frère, à Mme Boi- tel, et mes cordialités à MM. Boitel, Grégoire, sans oublier l'hospitalier M. Sauvignet chez qui j'allais aisément m'habituer comme vous, pour peu que je fusse demeuré.

A vous encore toutes mes gratitudes de cœur et amitiés.

Sainte-Beuve.

J'ai reçu de jolis vers de M. de Saint- Mars (1), très touchants adieux à la poésie. Je les ai donnés à Mme Yalmore et je lui réponds, à lui, ce mot, que vous seriez bien bon de lui faire tenir.

(I) 11 nous a été assez difficile de nous procurer des détails sur ce poète. Selon l'aimable bibliothécaire de la ville de Lyon, M. Aimé Vihgtrinier, ce poète mort, très jeune, habitait un château près do Montluel Ain) : pa- ralytique, il compbsail des ver- douloureux et touchants, avec assez d habileté. Certaines de ses poésies ont paru dans VAlbum de l'Ain : il ue nous paraîl pas que ces v< rs aient été publics en volume.

LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE 181

A MoiNsieur Sainte-Beuve. Rue Mont-Parnasse, 1 ter, Paris.

Lyon, 19 septembre \ S'il.

Mon cher Poète,

Je vois d'ici grossir vos Pensées d'Août, qui feront des feuilles d'octobre, et n'auront pas pour tout cela moins de verdeur. Nous sommes très reconnaissants, Grégoire et moi, de la place que vous nous réservez. Vous en avez une grande dans notre souvenir.

Quant au séjour de Lausanne, bien vous avez fait de l'accepter. Cela vous sortira de Paris ; vous vous en porterez mieux, vous pourrez plus à votre aise converser avec les solitaires de Port-Royal, sans interrompre vos apparitions aimées dans la Revue des Deux- Mondes.

Je viens de lire Vinet, qui me rappelle que vous devez faire passer Fontanes. Pourquoi M. de Chateaubriand ne se décide-t-il point à publier une édition complète des œuvres de

188 LE I TRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE

son ami? C'est le moment (1). Pourquoi ne la publieriez-vous pas, M. de Chateaubriand faisant défaut ? L'abbé Pavy arrive à l'instant même de la Suisse ; il a vu, à Genève, Mme de Fontanes, qui regrettait bien de ne pas vous avoir rencontré avant votre départ ; elle eût conféré avec vous sur une édition des œuvres de son père, car elle est toute décidée à la seconder.

Voyez, je vous prie, ce que veut faire M. de Chateaubriand ; voyez si la chose vous irait. Il y a ici un imprimeur, celui de Synésius, qui

(11 En 1837, avait paru à Lyon, sans l'autorisation des héritiers de Fontanes, une édition de ses Discours et poèmes c'est l'édition frauduleuse dont parh Roger dans une lettre à Mmc de Fontanes, Il septembre 1837, pub] par M. Pailhès, Dv Nouveau sur Joubert, p. UO).

Gollombef écrivit à ce propos des Notes critiques sur cette édition mal disposée et incomplète : « 11 fallait, disait-il. dans le classement des œuvres, adopter l'ordre chrono- logique, qui était aus.i l'ordre rationnel. Il fallail enfin ne pas faire les graves omissions qui déparent ce recueil ». Et lui-même signalail à l'éditeur des lacunes importantes. Pour décider Mmc de Fontanes à la publication des œuvres de sou père, Sainte-Beuve lui écrivait (26 août 1837 : En passant à Lyon, un de mes amis, M. Collombet, m'offre le petit écrit dont je vous adresse un exemplaire, el qui, en vous apprenant ce que M. de Chateaubriand a déjà écrit sur .M. de Fontanes, vous prouvera aussi le juste intérêt qui s'attache toujours à ces productions si senties el si pures » (Pailhès, p les .

LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE 189

ferait les frais de l'édition. Il me chargeait de réunir, en deux petits volumes, ce qui était connu, mais il ne s'était pas assuré auparavant de la législation sur la propriété littéraire, qui n'expire qu'au bout de 20 années, lorsque l'auteur laisse des enfants. J'ai eu même la bêtise, en adressant à Chateaubriand, par une occasion, le vol. de Jérôme, de lui parler de cette entreprise ; j'aurais voulu retirer ma lettre, qui ne lui est peut-être pas encore arrivée, le porteur ayant été malade, je ne sais (1).

C'était pour moi que M. Duvivier devait écrire à sa tille ; nous n'avons rien reçu.

M. Roger, de l'Académie française, est chargé de l'article Fontanes pour la Biographie universelle ; il m'a écrit dernièrement au sujet des députés lyonnais à la Convention ; je lui ai adressé quelques petits détails qui pourront

1 Chateaubriand lui répondit par ce court billet iné- dit : « Paris, 1-' octobre 1S37:

« Je vous demande mille pardons, Monsieur, de ne vous avoir pas répondu sur-le-champ ; j'étais et je suis encore souffrant, et je garde une malade, Mm0 de Chateau- briand J'ai lu votre morceau sur mon ami Fontanes avec grand plaisir ; M. Roger s'occupe de la biographie de cet excellent homme. »

190 LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE

compléter les Notes critiques. A moins que vous ne demandiez ces détails à M. Roger, il me serait facile de vous lesdonner pour votrenotice.

Je vais écrire à Mma de Fontanes, au nom de notre imprimeur ; l'édition, si elle le veut, pourra se publier ici, et en beaux volumes, qui que ce soit qu'elle charge de réunir les œuvres. Si vos occupations ne vous le permettent pas, du moins votre notice pourrait orner l'édition.

Le Livrede Marieesi imprimé. A la première occasion, je vous Tenverrai et vous prierai d'en remettre deux exemplaires à A!me Yalmore, puis un autre à M. de Chateaubriand. L'envoi, je pense, vous parviendra dans 15 jours.

M. et Mrae Boi-tel, M. Sauvignet, la famille de mon frère, sont bien sensibles à votre souve- nir. Grégoire et moi vous saluons cordialement.

Plût à Dieu que vous puissiez interrompre souvent mes pauvres occupations ! Au mois de novembre je reprendrai le travail, et m'oc- cuperai de mon volume du Panthéon, que je porterai à Paris en avril 1838. Tout à vous,

F. Z. COLLO.MHET.

Hue Saint-Dominique, il.

LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE 191

Monsieur Sainte-Beuve, Rue Mont-Parnasse, 1 ter, Paris.

Lyon, 28 septembre 1837.

Mon cher Ami,

Dans quelques jours, M. Debécourt, libraire, rue des Saints-Pères, 69, recevra un ballot qui renferme un petit paquet à votre adresse. J'ose vous prier de remettre l'exemplaire du Livre de Marie à M. de Chateaubriand, que vous voyez, sans doute, quelquefois, et de donner les deux autres exemplaires à Mme Yal- more. C'est son fils qui vous porte cette lettre. Bien que le Livre de Marie soit insignifiant pour vous, agréez-le comme souvenir affec- tueux. Mon excellent ami Grégoire vous pré- sente ses cordiales et respectueuses saluta- tions.

en est le projet de la publication des Œuvres de Fontanes ? Vous m'aviez parlé d'un article pour la Revue, mais non pas de l'édition des Œuvres ; sans cela je n'eusse

192 LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE

point écrit à Mme de Fontanes la lettre qu'elle vous a adressée, me dit-elle. Puisqu'enlin la voici décidée, réalisez le projet, si M. de Cha- teaubriand y renonce. C'est un travail qui vous va très bien et qui ne peut que vous faire honneur.

Mme Duvivier a réellement écrit des noies qui sont maintenant chez Mme Saint-Olive, et que je dois voir prochainement à sa campagne. Je pense que Mme Duvivier les mettrait à votre disposition. Vous savez peut-être que Beuchot possède un exemplaire du Verger, avec des notes de la main de Fontanes.

Les deux volumes destinés à la jeunesse, que M. Rossary devait imprimer, ne se feront pas; M. Kossary croyait que le droit de pro- priété expirait au bout de loans.

J'avais cherché çà et pour ces deux volumes ; vous trouverez quelques lignes rela- tives à Fontanes, dans la Vie de Pie 17/, par M. Allant ; le Jour des morts et les Tombeaux de Saint-Denis sont traduits en vers latins, mais en vers médiocres, dans V Hermès Romanits de Barbier Weimar. J'avais traduit Le quatrain sur les victimes des Brotteaux, je vous le

LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE 193

transcris, pour vous servir à telle fin qu'il vous piaira, ou pour ne pas vous servir du tout.

Votre dévoué,

F. Z. GOLLOMBET.

0 graviora diu perpessi praelia campi, Hincvestro monumenta solo sublimia surgent. Heu pietas et prisca fides ! heu ! funu acerhum ! Exiguo quam multa Iatet sub pulvere virtus (1).

(1) Voici les quatre vers attribués à Fontanes (cf. Delan- dine, Tableau des prisons de Lyon, et Arnault, Souvenirs d'un sexagénaire, t. Il :

Champ ravagé par une horrible guerre, Tu porteras un jour d'immortels monuments ! Hélas '■ que de valeur, de vertus, de talents Sont cachés sous un peu de terre !

Plus tard. Collombet jugeait ainsi cette édition de 1839 : "Pendant que l'auteur des Portraits littéraires déployait dans la biographie de cet honorable écrivain les richesses de son esprit varié et ingénieux, .M. de Chateaubriand élevait comme une espèce de sublime portique à ce pieux mauso- lée. La lettre qu"il adressait à Mme ae Fontanes sur le ca- ractère et les écrits de son père, est pleine de grandeur et de cette mélancolie familière à l'auteur du Génie. » Chateau- hriand, sa vie et ses œuvres, p. 347, ÎS'JO.)

194 LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE

Lausanne, le 24 décembre 183"

J'ai bien pensé à vous écrire depuis que je suis ici, mon cher ami, et je l'eusse fait assu- rément pour répondre à votre ancienne lettre qui me cherchait à Paris, si je n'étais entré dans toute la profondeur de ma nouvelle car- rière, au point de n'avoir pas eu à lever la tète depuis deux mois. Le jour de l'an qui s'approche me donne quelques jours de répit, et j'en profite.

Je ne m'ennuie pas trop, en effet, et je suis trop occupé pour cela. L'étude (vous le savez) a de grands charmes, et les jours avec elle ne comptent pas. Quand on a trois leçons à faire par semaine, et qu'on était accoutumé jus- qu'alors à la rêverie libre et à la paresse de là-bas, on subit une brusque métamorphose. Je ne m'en trouve pas mal. Mon cours va : j'ai trouvé ici un intérêt à la fois bienveillant et sérieux, qu'en vérité je n'eusse rencontré, je crois, à ce degré nulle part ailleurs. On s'y intéresse à ces matières, et je puis y pénétrer

LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE 195

en détail sans chercher de digressions et sans les dissimuler.

J'écris toutes mes leçons, et pourtant j'im- provise ou du moins je fais une demi-impro- visation en présence de mes papiers que je ne suis que pour le sens et le gros. Comme pour- tant tout est écrit, j'y gagne d'avance, sinon la rédaction définitive, du moins les matériaux de mon livre. Si la santé tient bon ces cinq derniers mois qui me restent, je ne me repen- tirai certes pas de ma campagne. Je trouve de plus de bien bons amis qui, sans me faire ou- blier les autres, méritent que je leur rende témoignage auprès de tous ceux qui me veulent du bien.

Falconnet m'a fait arriver ici un discours sur le barreau dont je vous prie de le remer- cier s'il est à Lyon, ou si vous lui écrivez à Paris. J'aurais bien voulu répondre dans mes Pensées d Août aux aimables et poétiques strophes qu'il m'a adressées : mais le volume était déjà à peu près clos. Je voudrais qu'il sût que ce n'est qu'une intention ajournée, si toutefois la poésie me visite encore, et si je ne suis pas trop effarouché du tapage qui s'est

196 LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE

fait autour de ces pauvres Pensées. Ma mère a vous en faire passer un volume par Fal- connet Cela a-t-il été fait ?

Je serais heureux d'en recevoir votre juge- ment, si j'ose'appeler jugement ce qui vient si près de l'amitié. Nous nous re verrons. j'espère bien, à Paris, vers juin ; n'est-ce pas l'époque vous devez y apporter votre volume pour le Panthéon ?

Offrez mes amitiés bien cordiales à M. Gré- goire, à M. Boite), et mes respects à Mme Boitel, ainsi qu'à Mme votre belle-sœur, mes souve- nirs à votre frère, à tous enfin. Car Lyon tient une bonne place à jamais dans mes impressions de voyage. Quand le reverrai-je ? Quand rever- rons-nous l'ile Barbe par un soleil plus brillant, mais non sous une impression plus douce ? Quand nous asseoirons-nous encore le soir dans la docte boutique de vos dignes amis ?

J'ai beaucoup vu, dans les derniers temps, à Paris, MMU' Valmore, mais n'ai pas lu de ses nouvelles depuis que je suis ici : j'en voudrais bien.

Adieu, mille cordiales amitiés.

Sain rE-BsuvE.

LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE 197

Lausanne, le 25 janvier 1838.

Je ne veux, mon cher ami, que vous envoyer un léger bonjour et surtout un remer- ciement pour cet aimable article que j'ai reçu le lendemain du jour je vous répondais. J'ai été touché et de votre jugement si favo- rable à l'auteur et de ce choix de citations si appropriées.

Je suis toujours attelé sans désemparer à mon labourage; je compte les sillons, ce que j'en ai fait et ce qui me reste à faire. J'attein- drai bientôt la moitié de ma glèbe.

J'ai abordé Pascal, et je fais à ce propos (dans une longue parenthèse) Montaigne. Je ne perds aucune occasion d'élargir mon sujet et de lui donner tout son développement. Quand je serai sorti de là, j'aurai couru bien des bordées dans toute la longueur de notre littérature, et je me féliciterai de ce dont je ne me repens pas aujourd'hui, mais qui pour- tant me pèse.

Ecrivez-moi de temps en temps sur ce que vous faites, sur nos amis de Lyon. J'ai

198 LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE

reçu de Mme Valmore une bonne lettre avec des vers qui sont de ses plus délicieux.

S'il vous revenait par raprès coup [sic] quel- que chose sur De Maistre, je me recommande toujours à M. Grégoire et à vous.

Pour Fontanes, il est ajourné en juin (1), et jusque-là je n'aurai pas le loisir d'intercaler une ligne étrangère à mes religieux et à mes solitaires.

C'est tout au plus si je vous griffonne ce billet entre la leçon d'hier et celle de demain : lisez-y surtout ma pensée reconnaissante et mes amitiés à nos amis MM. Grégoire, Boitel et votre frère. A vous,

Sainte-Beuve.

(1) Le 27 mars 1838, il écrivait à la comtesse de Fontanes ;

«< Mon cours ne finit ici que le 31 mai ; c'est le terme pour les cours de l'Académie. Je ne serai donc à Paris que dans les premiers jours de juin ; mais à coup sûr, à cette date, j'y volerai bien vite, et je serai alors tout à vos ordres.» {Correspondance, t. I, p. 49.)

LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE I

Lausanne, 22 février 1838. Ce mercredi.

Mon cher Ami,

J'ai un peu tardé à vous répondre, parce qu'il a fallu du temps pour avoir la réponse môme d'Ampère (1). Il consent avec reconnaissance; je coupe de sa lettre et joins ici la phrase qui concerne ce point du saint Paulin. Voudriez - vous seulement dire que cela est tiré de son cours ou de la Revue des Deux-Mondes?

Je vais toujours pic chant, fatigué mais seu- lement de parler et soufflant des poumons ; je me ménage pourtant fort ; me voilà plus qu'à mi-terme, et dans trois mois ce sera quasi fait.

Je suis de même à mi-chemin de mon sujet ; je viens de finir les Provinciales, et Saint-Cyran,

1 II s'agissait pour Collombet d'utiliser dans son His- toire des Lettres latines la notice d'Ampère sur saint Pau- lin. Il lil demander cette autorisation par Sainte-Beuve. Ce dernier a collé dans la lettre que nous reproduisons ici le passage suivant, découpé dans la lettre même qu'Ampère lui avait adressée :

« Je suis charmé que M. Collombet publie saint Paulin mon favori, et fort honoré de sa dédicace. Il peut faire de ma notice tout ce que bon lui semhlera. »

200 LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE

Jansénius, Lemaître, Sacy, une portion d'Ar- nauld sont faits, sans compter ce que j'y ai joint par manière d'adjudication, saint Fran- çois de Sales, Montaigne, etc.

Je serai obligé d'être un peu plus sobre dans ma seconde moitié, pour finir.

Vous me faites dans votre lettre de fran- ches observations dont je vous remercie, et une question aussi qui m'embarrasse. Que pensai-je de ce volume des Pensées d'Août ? Vous touchez mes entrailles de père, droit au nombril, comme on dit.

Franchement, dussé-je vous paraître trois fois père et auteur, je vous avouerai que y ne suis nullement ému ni ébranlé de toul ce tapage de là-bas : quelques paroles d'amis comme vous feraient plus que des torrents d'encre d'ennemis.

Je ne crois pas ce volume si loin de ses aînés ni si dérogeant. Je crois que ceux qui sont si sévères n'ont pas relu de quelque temps ces aînés aujourd'hui trop pardonnes.

On m'a cru plus repentant de ce qu'on a appelé mes excès poétiques que je ne l'ai été. Au fond, et quelques détails à part que je suis

LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE 201

loin de défendre (non plus dans les Pensées cl Août que dans Joseph Delonne), je ne me suis jamais repenti.

Les Consolations ont plus réussi par une cer- taine unité, par des tons peut-être plus larges comme vous dites, mais il y a une bonne moi- tié des Consolations qui pourraient être dans ce volume, et vice versa, et la moitié qui plaît à quelques-uns je ne l'aurais jamais produite sans la moitié qui leur déplaît. Qu'il y ait des défauts et de clarté et de couleur, je le sais, etmoi-même jeles note en plus d'un endroit du livre, confessant mon effort et mon désir; mais je crois qu'on se fait illusion sur beau- coup de poésies privées des anciens. Je doute qu'Horace et que ïibulle fussent si clairs, même de leur vivant, à cause des mille allu- sions de ce genre de poésie.

on m'accuse d'être inintelligible pour cause de style, il y a simplement peut-être un détail personnel à l'ami à qui la pièce est adres- sée, et qu'un demi-mot de note éclaircirait. Je n'ai pu mettre la note, il faut être plus vieux [unir avoir droit de se commenter. J'attends toujours des exemples de ces fautes de français

-202 LETTRES INÉDITES DE SAINTE -BEUVE

et de ces endroits inintelligibles, et personne, pas même Planche, ne m'en a cité.

Quant aux grammaires, je suis incorrigible là-dessus. J'ai, je l'avoue, pour Girault-Duvi- vier que je ne connais pas le moins du monde, le dédain le plus absolu. Mes grammaires, quand j'écris, c'est le souvenir d'André Chénier, de Boileau (oui, de Boileau à qui Gondillac a reproché tant de fautes de grammaire), de Racine même à qui d'Olivet en a tant reproché aussi, et je suis toujours assez peu orthodoxe pour aller m'inquiéter plus de Ronsard que de Bertaut.

Tout ceci est pour vous dire, cher ami, que je suis un entêté, janséniste même en poésie, et que j'en appelle et en appelle au futur con- cile, lequel concile d'ordinaire ne vient jamais.

Je vais aller faire ma leçon dans une demi- heure, ce qui vous explique cette espèce de ferveur je suis et dont il faut pourtant que je réserve une portion pour mes auditeurs.

Amitiés à M. Grégoire, à M. Boitel, à Falcon- net, et à vous de tout cœur.

Sainte-Beuve.

LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE 203

Lausanne, le 23 juillet 1839.

J'ai bien tardé, mon cher ami, à vous renou- veler les adieux qui sont restés si avant dans mon souvenir, et à vous exprimer combien j'ai été touché de ces témoignages d'affection auxquels Lyon par vous m'a déjà tant accou- tumé.

En arrivant ici j'ai senti d'abord un immense besoin de repos physique après tant de re- muements et aussi un besoin de travail d'esprit ; je n'avais rien écrit jusque-là de tout ce que j'avais senti durant le voyage, et je commen- çais à avoir le mal de la poésie rentrée. Je me suis donc occupé ici en me reposant : je ne suis pas resté pourtant tout à fait immobile, et quelques courses nouvelles sont venues encore me rendre fatigue et émotions.

Je suis allé faire avec mes excellents amis Olivier une course de trois jours dans les hautes montagnes du canton de Yaud : ces en- droits d'une grandiose beauté sont encore vierges de voyageurs à la mode, et j'y ai trouvé un charme de plus, celui d'y savoir les mœurs

204 LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE

analogues aux lieux. Enfin, plus j'ai vu et revu le si joli canton de Vaud avec son cadre si su- blime, et plus j'ai dit : mihiprseter omnes an- gulus ridet ; ce qui m'en plaît aussi et s'y môle, c'est qu'il n'est pas trop loin de Lyon, c'est que l'un mène ou ramène à l'autre, c'est que ces deux souvenirs sont liés en moi.

Je vous charge bien expressément, mon cher Gollombet, de faire mes reconnaissantes amitiés à tous nos cordiaux amis, à Mmc Boitel, avec toutes sortes de respects, à Boitel, Gré- goire, M. le beau -père de votre frère, à nos aimables convives du dernier soir, M. de la Prade et les autres.

J'espère que M. Yalmore va toujours bien; je n'ai pas encore écrit à Mma Valmore, mais je vais le faire. Et puis je ne serai plus bien long à rejoindre Paris, les amis de et aussi les misères et le collier armé de pointes. Ce n'est décidément qu'après m'ètre remis à mes notes sur de Maistre que je pourrai écrire h M. de Place une leltre qui contienne des ques- tions précises : ce n'est que de Paris aussi que j'écrirai à M'"e de Montmorency.

Adieu, mon cher Gollombet, gardez-moi

LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE 205

toujours vos bonnes affections, et donnez-moi un peu de vos nouvelles ici encore, et des nouvelles de tous.

A vous de cœur,

Sainte-Beuve.

Lausanne,

chez M. le professeur Olivier, rue Marterav.

Pari*, le 25 septembre 1839.

Mon cher Ami,

Qu'êtes-vous devenu depuis bien du temps? Je suis revenu à Paris après un assez long repos à Lausanne: j'ai repris ma chaîne; et pour l'alléger je la multiplie en tous sens. Oulre Porl-Royal que je pousse, je suis à la piste du comte de Maistre. J'ai vu ici Madame sa fille; j'ai reçu des documents de Chambéry. J'en viens de nouveau demander à M. de Place qui a déjà été si obligeant dans son accueil. Voici la lettre pour lui : veuillez la lui faire

SAINTE-BEUVE.

206 LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE

tenir. Vous possédez à Lyon Mme Valmore; j'espère que toute cette chère famille est heu- reuse de la réunion. Nous avons ici Quinet, mais nous ne le possédons pas encore : nous voudrions bien vous le disputer toutefois. Il nous a beaucoup parlé de vous tous qu'il ap- précie bien, il a regretté après coup le dîner du pavillon Nicolas Failes nos amitiés à tous les chers convives, Grégoire, Boilel avant tous; et à nos autres convives de l'île Barbe. Ne tra- vaillez pas trop; quand on s'y laisse aller, cela devient lièvre, je l'ai senti déjà depuis mon re- tour ici : j'avais pris le mors aux dents, et il me faut déjà enrayer. M. de Chateaubriand va à merveille, et son esprit se rassérène de plus en plus, comme la cime des grands monts dans les beaux soirs. Oifrez tous mes hommages à Mme Boitel et à Mmc Valmore.

Adieu, et gardez-moi votre bonne amitié.

Sainte-Beuve

LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE 207

A Monsieur Sainte-Beuve, Rue Mont-Parnasse, t ter, Paris.

Lyon, 21 décembre 1839.

Mon cher Sainte-Beuve,

Je cachetais pour vous une lettre quand la vôtre m'a été remise. Gela change un peu la face des choses.

Votre billet sera porté à M. de Place ; je re- grette de ne pas aller moi-même chez lui, mais je suis enfermé et souffrant. J'ai été pris ainsi tout l'été par des fluxions à la joue et des an- gines. La patience est à bout.

On a imprimé dans notre Revue du Lyonnais une notice sur un chanoine de la Primatiale, l'abbé Michel de Servan, frère de l'avocat gé- néral. Il est dit que Jos. de Maistre n'impri- mait rien sans montrer ses manuscrits à l'abbé de Servan. Cette bribe vous mettrait-elle sur la voie de la moindre chose (1)?

I) Ci 'llombet se trompe ; il s'agissait de Xavier de Maistre, et non de Joseph.

20S LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE

Saint-Victor est ici pour l'impression d'une Théorie du Pouvoir.

Quinet s'ennuie, et voudrait Paris, ou plu- tôt l'Allemagne, avec quelques 10,000 fr. de renie, le vœu de bien des mortels. On prétend qu'à Paris il nous habillait assez mal, ce qui ne m'clonnerait pas, car je ne lui vois, soil dit entre nous, ni beaucoup de cœur ni grande franchise.

Je croyais que la note sur les Lettres la- tines ri) était de votre main ; je vous en ai la môme reconnaissance, car c'est toujours par vous que cela m'est venu. Voici un petit mot, non pressé, pour M. Albitte.

Boitcl vous adresse un ouvrage posthume de ce pauvre Aimé de Loy,le deuxiômcjuif errant de notre planète sublunaire. Il l'a imprimé à ses frais, et k ceux d'un ami. Arrangez-vous avec un ami aussi pour en dire un mot à la lievue. Cela vous sera facile, et lui servira, à lui, éditeur (2).

l; Histoire civile et religieuse des Le/Ires latines aux iv* ci v* siècles, Lyon, 1839, in-8°.

2) Sainte-Beuve s'occupe des Feuilles aua vents d Limé de Loy, dans la, Revue des Deux-Mondes (15 juin L 840), mais il n'enfla pas la voix, cl même railla discrètement l'enthou

LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE 2u9

Ozanam, ami d'Ampère, me charge de vous demander semblable office pour son Dante. Il l'a fait remettre au bureau de la Revue à votre adresse ; s'il ne vous est pas arrivé, faites-en demander deux exemplaires chez le libraire Debécourt. Ozanam a quelques raisons pour que l'annonce de son livre ne tarde pas trop longtemps.

Me voilà donc solliciteur perpétuel, pour moi et pour tous. Reboul m'a écrit par son compatriote, l'abbé Sibour, nommé à Digne. Il est à peu près content, et trouve que j'ai élé un peu pointilleux pour le Dernier Jour. J'avais adressé la brochure et un Syné- sius à Béranger ; il m'a répondu par une toute belle et toute charmante lettre, il juge bien Reboul, et il lance des bonnes malices con- tre les poètes catholiques qui n'ont pas pour

siasme des Lyonnais pour le poète que les circonstances avaient amené dans leur ville : « La province, disait-il, re- vendique de Loy avec une sorte d'orgueil que l'on conçoit, mais qu'il serait mieux de réduire. La province, certes, possède mille dons d'étude, de sensibilité, de vertu ; mais le goût, il faut le dire, y est chose plus rare et plus cachée qu'à Paris, où, du reste, on le paye si cher. » Portr. ton- temp., 1. 111, p. 303.)

g***

210 LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE

excuse, dans leurs hérésies, d'être nés sous ce ciel d'Aristippe.

J'ai vu, il n'y a pas longtemps, qu'un P. Brun mourut ici, laissant des manuscrits. C'est dans le Mém. de l'Acaà. des lnscript. Peut-être est-ce le même que le vôtre. Je ne pense pas qu'il reste rien de lui ; 93 a tout balayé. jNous avons eu un fouilleur, l'abbé Faillon,qui est aujourd'hui à Saint-Sulpice ; il pourrait savoir cela. Je m'enquerrai du reste. Certainement, il y aurait des trouvailles à faire.

Adieu, et ménagez pourtant la marche.

Si vous avez trouvé chez vous mon volume d'Etudes sur les historiens du Lyonnais, les notes renferment quelques lettres inédiles de Brosselte à Boileau.

Pourquoi n'avez-vous pas fait mourir votre pauvre Christel un jour plus tôt ou plus tard? Le dénouement est bien brusque.

LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE 111

A Monsieur Sainte-Beuve, Rue Mont- Parnasse, 1 ter, Paris.

(Sans date. Chiffre postal indéchiffrable. 1840.

Mon cher Ami,

Il ne m'a pas été possible de rencontrer tout aussitôt M. de Place, et, de là, ce retard. Vous auriez eu déjà une réponse, mais il a été bien longtemps et très douloureusement malade; les yeux et la tête ne vont pas, en sorte qu'il a tout laissé, même ses affaires propres. Ce- pendant, il a revu des lettres pour vous cher- cher quelques notes, et m'a dit qu'il vous écri- rait, dès qu'il pourrait vous adresser ses re- marques.

M. Péricaud, notre bibliothécaire, m'assure que M. de Place est Fauteur du livre de Y Eglise ç/allicane ; qu'il lui en fit l'aveu autrefois, et qu'il en riait beaucoup. Je l'ai mis là-dessus par voie détournée; mais il m'affirme que ce livre est bien de M. de Maistre ; que lui, seule- ment, a soumis de nombreuses observations,

212 LETTRES INÉDITES DE SAIXTE-BEUV

tempéré des jugements sur plusieurs de nos écrivains, et que beaucoup de ses observations sont entrées dans l'ouvrage, mais que voilà tout.

Merci de la transmission à Mme Sand, et de la réponse sous le pli. J'avais bien hésité à envoyer Synésius, qui me semblait devoir lui aller cependant. Je vois, par une nouvelle Revue, qu'elle prend intérêt à des noms cachés, et je vous adresserai, en me recommandant en- core à votre obligeante main (cela ne presse pas), un Reboul, que vous lui feriez tenir. Je suis très reconnaissant et flatté de sa lettre: ceci sera une carte de politesse.

Votre volume de vers(Charpentier) fera plai- sir, ainsi compact. Je veux essayer une appré- ciation, compacte aussi, de toutes vos œuvres, dans la Revue du Lyonnais, mais il faudra que je vous relise tout entier, même le fût!... Avant cela, je parlerai au Courrier de Lyon de votre Port-Royal, que je n'ai pas eu encore le loisir de lire, parce que j'avais entamé Hugo, Ampère et d'autres nouveautés. Attendez-vous à une tartine sur votre premier volume.

Je travaille, il est vrai ; moins qu'on ne pense, toutefois. Vous savez qu'il est difficile

LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE 213

d'enrayer par cette douce pente, la car- casse s'en va toute seule.

Mes respects affectueux à M. Yalmore et mes compliments empressés à Madame, quand vous irez à la maison aimée.

Vous ferez bien de songer un peu à de Loy ; les éditeurs ont fait cela à leurs frais, et vous leur seriez utile.

Adieu, et épanouissez-vous bien dans la solitude.

Tout à vous.

F. Z. COLLO.MBET.

Mercredi, » novembre 1840.

Mon cher Collomblt,

Je reçois à ma Bibliothèque votre aimable envoi par mon confrère Chasles, qui a reçu le premier le volume que vous lui destiniez, et qui me transmet le mien.

Vous ne me donnez dans votre lettre aucune nouvelle de votre santé que Mme Yalmore me disait pourtant toujours assez instable : vous travaillez trop. Ce remède de l'étude devient

214 LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE

notre mal. Au moins vous, vous produisez, vous achevez vos entreprises : moi je traîne et n'en finis pas. Je vous suis très reconnaissant pour vos additions sur le comte Xavier : le passage sur les poètes est fort joli, et digne de l'auteur du Voyage autour de ma chambre, ce que ne sont (pas) toujours ses conversations ni ses lettres. Il y est faible d'ordinaire. J'en profiterai en réimprimant, je ne sais quand.

Pour ce qui est du grand de Maistre (Joseph' . je suis toujours coi. La duchesse de Montmo- rency sa fille n'a pas répondu mot à deux lettres de moi qui réclamaient poliment d'elle une communication presque promise. M. de Place ne m'a rien envoyé du tout: je suis donc en panne, et ne lèverai l'ancre que lorsqu'il me viendra un souflle de vos côtés. S'il vous semblait utile de voir encore M. de Place sans l'importuner, ce serait peut-être utile : oh ! comme la vieillesse est temporisante ! Devien- drons-nous un jour ainsi?

Adieu, mon cher ami; amitiés à ceux de là- bas, à M. Grégoire, à Boitel, à tous et à vous.

Saime-Beuve.

LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE 215

Veuillez remercier particulièrement M. Péri- caud pour son aimable envoi de savante et fine bibliographie (1) : tout son confrère que j'ai l'honneur d'être maintenant, je suis honteuse- ment ignorant en ces points spéciaux du métier.

J'y mordrai peut-être en avançant.

S juin 1841, mercredi.

J'ai reçu avec bien de la reconnaissance, mon cher ami, votre lettre si amicale et le joli présent lyonnais : il est à mon cou depuis ce jour-là, et vous me liez de tous les nœuds.

J'apprends avec bien du plaisir que les désastres de la jolie maison si hospitalière se réparent, et que le printemps prochain aura tout caché sous son feuillage nouveau. Pourquoi n'en est-il pas ainsi de tous les maux du dedans et des ruines de nos cœurs ? On a trouvé à

(1) II s'agit de Noies et documents pour servir à l'his- toire de L>ion, parus en divers fascicules, et précieux pour étudier l'histoire littéraire, administrative et politique de Lyon.

216 LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE

M. de Laprade un éditeur pour son poème : c'était le point le plus difficile. Il était à la récep- tion de Victor Hugo; vous aurez pu y assister, presque comme nous, à l'aide des discours et des commentaires qui n'ont cessé depuis ce jour-là. Sauf la longueur de la séance qui m'a fait un peu mal, c'était très intéressant, et les visages des auditeurs ne contrastaient pas moins en impressions que les discours des deux orateurs.

Je travaille assez peu, étant fort épuisé ei 1res envahi par cette vie d'ici : je pousse labo- rieusement mon second volume, inquiet de ne pas m'en tirer plus lentement.

Je ne suis pas plus avancé pour do Maistre : pas un document de ceux que j'attendais ne m'est venu. Tout a dormi, et je suis tenté de croire que comme ce pauvre M. de Virieu, tout est mort. Un beau jour, de guerre lasse, je dé- crocherai; mais il n'y a pas de presse.

Je vous dois un remerciement encore pour les notes de M. Greppo. Dois-je lui en écrire ? ou est-ce à vous seulement que j'en suis rede- vable, comme do tant de bonnes cl doctes oll'randes?

LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE 217

Rappelez-moi, mon cher ami, au bon souve- nir de M. et Mme Boitel, de M. Grégoire, de M. votre frère.

Et croyez à tous mes sentiments dévoués.

Sainte-Beuve.

Paris, 14 octobre 1842.

Je vous remercie bien, mon cher ami, de votre affectueux souvenir. J'ai souvent pensé à vous durant votre voyage ; je ne dis pas que j'aurais voulu être de la partie, car je com- mence à trouver tout déplacement pénible, et j'en suis pour le repos final. Mais quand on est revenu et qu'on a secoué ses puces, le voyage d'Italie est fort joli : on en rapporte toutes sortes de belles et bonnes vues sur tous sujets. Les Latins nos vrais ancêtres ont vécu là.

Ne parlez jamais au moins de toutes les anecdotes académiques intimes et priez Boitel de n'en souffler mot jamais ; se divertir ainsi des augures, ce serait se fermer le sanctuaire pour la vie. J'ai déjà bien assez de difficultés

SAINTE-BEUVE: 1

218 LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE

comme cela. Si jamais il y a vacance, que je me représente ou non, veuillez ne jamais écrire dans aucun journal un mot en ma faveur ; ces moyens extérieurs nuisent plus que tout. L' Académie est une honnête femme qu'il faut violer de près, dans le tête à tète, et sans être indiscret.

Je suis bien sensible à vos promesses de Saint Jérôme (1). Dans un déménagement de livresque je fais, j'ai retrouvé tous vos dons et j'ai été confus de voir combien, depuis des années, vous m'avez comblé de bonnes et fruc- tueuses œuvres. En revoyant le Saint Jérôme, il m'a été impossible jusqu'ici de remettre la main sur un tome troisième (2) Si je ne pouvais absolument le ressaisir, je vous demanderais s'il n'y aurait pas moyen, par votre protection,

(ly L'Histoire de saint Jérôme, père de l'Eglise, au IV' siè- cle : sa vie, ses écrits et ses doctrine.':, n'a paru qu'en 1844, 2 vol. in S', Paris. C'est peut-être l'mn rage le plus parfait de Collonibet. Le livre eut du retentissement même à l'étran- ger, en Italie, en Allemagne, il fut traduit en L847. Nous étudions dans le Romantisme à Lyon la polémique de Col- lombet avec le Journal des Débals à celte occasion.

2 11 s'agit non pas de ['Histoire de saint Jérôme, mais de Lettres de saint Jérôme, par Grégoire et Gollombel 1 volumes, 1837-1812 .

LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE 219

de l'avoir du libraire, en achetant ce volume isolé.

Je ne vois jamais Chasles, quoique collègue; il ne fait presque jamais son service, nous met tout sur le corps; donc nous vivons en frères ennemis.

Offrez bien mes amitiés à vos parents, à M. Grégoire, aux excellents amis Boitel et à sa charmante femme ; elle a être bien fati- guée de son séjour d'ici, trop surchargé de cour- ses pour une mauvaise saison. Je crains que Paris ne lui revienne pas; qu'elle y revienne pourtant.

A vous, mon cher ami, de tout cœur.

Sainte-Ijelve.

Ce i février 1843.

Mon cher Ami,

Depuis longtemps, j'ai un petit volume à vous envoyer, ainsi qu'à Boitel et à votre docte bibliothécaire, et je ne sais par quel canal le faire. Voudricz-vous m'en indiquer un ? C'est

220 LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE

une bagatelle, mais qui ne se vend pas et poul- ies amis seuls (1).

J'espère que vous êtes bien et que vous ruminez Rome. Ici, rien de bien. Les astres poétiques continuent leurs ellipses ou paraboles. Lamartine s'en donne. Hugo prépare un drame. De Vigny tire parles cheveux des poèmes dits philosophiques.

Nous en sommes tous à la troisième décoc- tion du café.

Chateaubriand, qui écrit une vie de l'abbé de Rancé, est encore le premier et le dernier.

A vous de tout cœur, mon cher Collombet. et à nos bons amis d'auprès de vous.

P. S. Mmo Valmore ne va pas mal, et elle a donné un volume il y a de bien jolies et touchantes choses.

;1 11 s'agit du petit volume intitulé : La Bruyère et La Rochefoucauld, Mme de La Fayette et Mm* de Longueville, Paris, 1842. Sainte-Beuve y avait joint une nouvelle, écrite en 1839, Christel. Le livre est rare.

LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE 221

Ce 7 septembre 1843.

Mon cher Ami,

Voudriez-vous bien faire passer ce petit mot à M. Péricaud ; et vous-même, dites-moi, je vous prie, comment vous êtes, ce que vous devenez. J'ai à vous prier de me donner l'indi- cation exacte d'un de l'Institut Catholique de ces derniers mois a été insérée, me dit-on, une lettre de M. de Maistre. Je voudrais pou- voir l'indiquer à une réimpression (1). Je deviens en vieillissant plus sédentaire et plus difficile à mouvoir que jamais : les voyages de Suisse m'effrayent et je cours risque de ne plus dîner à l'île Barbe ou au pavillon Saint-Nicolas. C'est donc à vous à nous venir voir un peu plus souvent.

ensontvostravauxd'antiquitéchrétienne? A quel Père de l'Eglise vous attaquez-vous

(1) L'Institut Catholique avait, en effet, publié août 1843 des extraits de deux lettres de Joseph de Maistre sur {'Education publique en Russie. Une autre lettre y parut encore, en février 1844 : enfin en juillet ['Institut inséra une lettre de M. le comte de Maistre à Mm'' la marquise de Costa : celle-ci, Sainte-Beuve la connaissait.

222 LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE

maintenant ? M. de Chateaubriand est allô à la Trappe et en a rapporté le désir de terminer son Rancé. Je vois assez souvent l'excellente Mme Valmore.

Bonjour, mon cher Collombet, faites nos amitiés à nos amis Boitel, à vos parents, à M. Grégoire, et croyez-moi votre

Sainte-Beuve.

Ce 2o (probablement avant septembre] 1844.

Mon cher Ami,

Je reçois vos beaux présents. Je lirai avec bien de l'intérêt cette vie de saint Jérôme le pèlerin d'Italie aura semé des souvenirs et se réfléchiront quelques rayons de la ville éternelle ; j'ai déjà vu combien vous avez été aimable pour moi dans le volume du Pape (t) ; j'en suis fier, tenant plus qu'à tout à être cité de ce côté catholique comme un écrivain le plus sincèrement respectueux.

(1) 11 s'agit d'une réimpression du Pape faite à Lyon en 184 i : la préface esl de Collombet.

LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE 223

Maintenant que j'ai de la place pour ranger mes livres, je vais mettre en ordre tous vos dons ; il y a un volume manquant du Saint Jérôme (des lettres, je crois) pour lequel je vous demanderai protection auprès du libraire, afin de l'acheter séparément.

Je vous demanderai plus de renseignements sur ce Dagier, maître de Fauriel (car je ferai d'ici à quelques mois un article) ; vous me direz bien l'endroit, s'il vous plaîl, et s'il y a quelque chose d'un peu étendu.

Je ne vous ai point parlé de celte conspira- tion Didier que j'ai reçue par vous ; il me serait impossible même delà critiquer : ce livre m'a l'air d'être fait par quelqu'un de parfaitement étranger à la connaissance de ces temps, et qui s'est prêté son insu, je le crois) à être l'organe d'un parti. Les gens qui ont pris part à ces affaires sont encore trop vivants pour qu'on puisse nous faire accroire là-dessus ce qu'il plaisait à M. Donnadieu d'en vouloir accréditer. Laissons ce vilain sujet (1).

(I, 11 s'agit d'un livre de Auguste Ducoin, ami de Col- lombet, paru en 1844, sous ce titre : Paul Didier, Histoire de la conspiration de 1816 (Paris, in-S°, 320 p.). L'auteur

224 LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE

Je ne serai reçu à l'Académie que cet hiver, vers novembre ou décembre. Malgré l'influence du fauteuil (dans lequel du reste je ne siège pas encore), je suis assez en train de travail : c'est notre cloître à nous, mon cher Collombet : je voudrais m'y enfoncer de plus en plus, et le monde est souvent pour moi une distraction que je voudrais supprimer.

Offrez, mon cher cénobite, mes amitiés à nos amis de là-bas, à M. et Mmc Boitel, et à vos parents.

Je parlerai ce soir de Lyon, chez les excel- lents Valmore.

A. vous de cœur.

Sainte-Beuve.

rattachait l'affaire de Grenoble à un vaste réseau de con- spirations ourdies parles ministres de Louis XVIII eux- mêmes pour appeler au trône la famille d'Orléans. A. Ducoin, dit Rochas, dans sa Hiot/rap/tie du Dauphiné, « s'emparant avec une grande habileté des mille incidents de l'affaire, de toutes les révélations, de tous les documents qui ont surgi des débats du général Donnadieu et du duc Decazes, est parvenu à mettre cette opinion hors de doute •> (t. I, p. 315). Qui a raison, de Sainte-Beuve ou de Rochas ? Il se peut que l'ardeur légitimiste d'A . Ducoin donne à sa thèse un air de partialité ; mais ce qu'il faut reconnaître, c'est le talent avec lequel il l'a soutenue. Vaulabelle s'esl large- ment inspiré de ce livre dans son Histoire des Deux Restau- rations.

LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE 225

Je ne connaissais pas quand j'ai écrit sur de Maistre la biographie de M. de Bonald par son fils Henri de Bonald. La connaissez-vous? On y trouve de belles lettres de de Maistre.

Ce 30 septembre 1844.

Mon cher Collombet,

J'ai reçu votre aimable souvenir par La Prade, mais je n'ai pu atteindre votre poète au passage ; il a changé de logement et ne m'a point laissé d'adresse.

Non, cher ami, je ne serai pas prêt sur les Provinciales avant vous, et vous passerez d'a- bord, et je profiterai de vous.

Mes affaires académiques m'ont fort retardé, puis aussi ces querelles religieuses, univer- sitaires ; je veux être modéré, je le serai, et pour cela je suis lent.

Je m'occupe en ce moment d'un travail à fond sur Fauricl ; je n'ai jamais reçu que la pre- mière partie de vos Etudes sur les Historiens

226 LETTRES INÉDITES DE SAJNTE-BEUYE

Lyonnais (1) ; soyez assez bon pour me faire envoyer le volume ouest l'article en question. Je suis avide de tout ; et comme je suis un peu pressé, pourquoi ne me le feiïez-vous pas arri- ver par la poste sous bande; on ne paye, je crois, que peu par feuille. Enfin, je m'en re- mets à votre bonne amitié.

Si vous pouviez savoir autre chose encore sur les anciens temps de Fauriel de quelqu'un de Lyon, car il était de vos pays, bien qu'il n'ait entretenu guère de communication de ce côté. Enfin vous me diriez ce que vous sauriez. 11 avait fait ses études au collège de Tournon, aux Oratoriens.

Je suis allé rue du Pot-de-Fer pour le Saint Jérôme, mais M. Lecoffre était en voyage. Il me manque un volume des Lettres et les trois der- niers volumes de ses œuvres. Je retournerai chez M. Lccolïre pour ce volume des Lettres, qui paraît plus difficile à se procurer isolé- ment.

Jusqu'à présent j'ai eu peu d'ordre dans mes

(1)2 vol. in-8», 1™ série, 1839 ; 2<> série, 1844. Toutes ces études, sauf une, avaient paru dans la Revue du Lyon- nais.

LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE 227

livres, faute de place et de position assise ; maintenant, je répare comme je puis.

Bonjour, mon cher Sage, faites vite votre livre sUr les Provi?iciales (minutolo...) et aidez- moi ici comme en tant d'occasions.

A vous et à nos amis de là-bas.

Sainte-Beuve.

Ce 31 octobre 1844.

Mon cher Ami,

En écrivant enfin sur Fauricl et en profitant de votre excellente indication, il me parait pour- tant impossible que le fait mentionné par vous d'après le Bulletin de Saint-Etienne soit de la date Acmars 179 i. N'y a-t il pas eu dans votre copie erreur d'une année ? N'est-ce pas 1795 qu'il fautlire? Comment, en effet, avait-on osé à Saint-Etienne chasser les terroristes avant la chute de Robespierre et sous la Teneur même? Cette épuration de la municipalité doit être postérieure à la chute de Robespierre et de son

228 LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE

régime, et par conséquent d'une date autre que mars 1794.

Je viens donc vous prier sans façon, cher ami, de vouloir bien vérifier sur le Bulletin de Saint-Etienne ce détail et de me l'écrire. Je vous serai bien reconnaissant. Tout à vous,

Sainte-Beuve. Et Pascal ?

Ce 17 noccmbre 18*1.

Merci, cher Collombet, de tous vos dons ; ils m'arrivent très à point. La note sur Faune! doit être exacte. Il était alors jeune et très avancé ; il est resté toujours républicain au fond du cœur, bien qu'assagi par la philosophie et par l'expérience.

Ce M. Clerc qui vous adonné ces renseigne- ments doit avoir été un de ses camarades d'é- tudes : ne pourrait-on l'interroger sur ces pre- miers tempo ?M. Clerc n'était-il pas de la pe-

LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE 229

tite société de Chambaraud qu'ils avaient for- mée tous jeunes gens et camarades, et dans la- quelle on lisait les Ruines de Volney ?

Une autre question que je vous adresse : on m'indique que Faur'el fit ses études aux Ora- toriens de Tournon : y avait-il en effet bien cer- tainement un collège d'Oratoriens à Tournon ? Pourriez-vous me fixer sur ce point ?

Vous avez raison d'aller ferme sur les Pro- vinciales ! La vérité avant tout ! Le fait est que Pascal, lorsqu'il entreprit ce travail, ne savait pas le premier 'mot de ces matières théologi- ques, et qu'il écrivit avec les notes de Nicole et d'Arnaud.

Il varie lui-même sur la question du droit et du fait dans le courant des Provinciales, si je ne me trompe.

Il est vrai encore que Pascal a toujours dé- claré qu'il ne se repentait pas d'avoir écrit les Provinciales ; mais, en parlant ainsi, il songeait moins à l'exactitude de telle ou telle opinion qu'il y impute aux Jésuites, qu'à l'ensemble de leurs procédés, et on ne peut nier qu'à cette époque, ceux-ci n'aient employé tous les moyens contre les Jansénistes, lesquels, de leur côté, le

230 LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE

leur rendaient bien, sinon en adresse, du moins en haine.

Il n'est point d'ailleurs de casuistes de ce temps (fin du xvie siècle et commencement du xvne siècle) chez lesquels on ne retrouvât sans doute les examens et solutions que Pascal a voulu imputer aux seuls Jésuites. Mon homo- nyme, M. de Sainte-Beuve lui-même, le docteur janséniste, ne doit pas en avoir été exempt : voyez ses Cas de conscience.

A vous, cher Gollombet, de tout cœur.

SaintistBiïuye.

Mon discours est fait, mais Hugo n'est pas prêt encore. Amitiés à nos amis, Boitel, la Prade, etc.

Ce s juillet 1845.

M<>n cher Collombet,

C'est toujours dans les grandes circonstances que j'ai recours à vous: je me remets à Pascal

LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE 231

aux Provinciales, et je viens vous demander quand vous paraissez ; et, si vous ne paraissiez pas de sitôt, je vous demanderais la faveur de voir quelques-unes de vos épreuves ou bonnes feuilles, pour me faire idée de votre genre de discussion et réfutation. Vous seriez bien aimable de me mettre à même d'en profiter. Vous aurez vu que j'ai profité de vous sur Fauriel.

J'ai toutes sortes de remerciements à faire à notre ami Boitel pour tout ce qui m'arrive de sa part, un livre sur la peinture par M. Antoine Fleury, une épître ' sur le bonheur par M. Benoît. Notre ami Boitel serait-il assez aimable pour transmettre aux auteurs de ces ouvrages mes remerciements ? Et vous, cher, que faites-vous? J'ai vu l'autre jour M. de Cha- teaubriand revenu de Venise à merveille (1) ; l'avez-vous saisi à Lyon au passage? Y avez-

1 Chateaubriand avait voulu voir une dernière l'ois son jeune roi, le comte de Chambord. Il partit à la fin de mai 1845 ; et son séjour se prolongea quelque temps : « J'al- lais partir, écrit-il Venise, juin 1845) ; les cmbrassements et les prières du jeune prince me retiennent, mes jours sont à lui, el quand il ne demande qu'un sacrifice de vingt-quatre heures, sont mes droits pour le refuser ? » Ci'. Ihré, Mémoires d'Outre-Tombe, t. VI. p. 562.

232 LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE

vous vu Ampère? Moi, je ne sais si j'irai jamais encore. Mais je n'ai pas besoin de cela pour être tout à vous et aux vôtres.

S \inte-Belvl.

Ce \& juiiletlSbS.

Mon chek Gollombet,

Ce que vous voulez bien m'envoycr répond beaucoup mieux que votre modestie ne le pense à mon dessein ; c'est bien par de telles re- marques qu'on peut remettre la question sur ses larges bases et rétablir l'équilibre après deux siècles. Bien que je sois d'avis que Pascal ait raison sur un point fondamental et vital que je dirai, je suis tout à fait convaincu qu'il a cédé à la circonstance sur tout le reste et obéi à la nécessité (jus bclli). Ce que je voudrais donc encore de vous, mon cher Collombet, c'est que vous eussiez la bonté de m'envoyer encore d'autres Mémoires, comme Pascal en recevait de Port-Royal (je l'ai déjà relevé sur cette

LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE 233

équivoque qu'il n'en est pas et qu'il est seul).

Si donc vous pouviez (tout simplement par la poste, en cachetant bien) m'adresser les parties que vous jugeriez les plus utiles, celles qui relèvent des textes inexactement cités, vous seriez bien bon, comme toujours. C'est surtout ce qui porte sur les Provinciales IV, Y, VI, etc., jusqu'à la 16°, en un mot, ce qui peut le faire prendre en faute sur certaines allégations de détail et certains textes concernant la morale des Jésuites, qu'il me serait utile d'avoir sous les yeux. J'en suis précisément à cette portion de mon travail, et je tiens à être aussi vrai qu'il me sera possible.

Vous me parlez, mon cher ami, d'une nou- velle qui a fait grand tapage ici, et qui, je le vois, a pris des ailes pour aller jusque chez vous. Hélas ! Nous autres poètes modernes, nous avons peine à consentir à vieillir, à être graves, sérieux au moins : c'est le vice de l'Ecole moderne, en n'en exceptant pas l'il- lustre auteur de Iiancé.

Il y a bien de l'épicurisme au fond de tous ces grands mouvements lyriques etde cet appa- reil sentimental.

234 LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE

M. de Chateaubriand est revenu assez bien portant de cette caravane dernière, sauf les jambes qui ne comptent plus.

Je dois bien aussi quelques remerciements au savant M. Péricaud, pour un opuscule qu'il m'a adressé [Journal des événements, elc), et pour la plus gracieuse note à mon sujet pour du Bartas. Soyez assez aimable pour lui dire à la rencontre combien, tout silencieux que je suis, j'y demeure sensible.

Surtout amitiés à votre aimable couple Boitel et aux vôtres, mon cher Collombet.

Sainte-Beuve.

Ainsi un paquet par la poste sans a/franchir, bien cacheté. C'est le plus prompt, le plus sûr.

Paris, ce 2s septembre 1846.

Mon cher Ami,

One devenez-vous ? Que devenons-nous à ces distances et à ces intervalles de temps ?

LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE 235

Vous ne nous visitez plus. J'ai amplement usé, il y a quelque temps, des pièces que vous m'aviez communiquées sur les Provinciales. Je ne suis pas arrivé aux mêmes conclusions que vous, mais j'ai tenu compte des graves inci- dents de détail qui entachent un peu la vic- toire de Montalte. Je vais bientôt passer à une autre partie de mon sujet, qui traitera des Eco- les et Méthodes de Port-Royal. Je me souviens que dans le temps vous m'avez indiqué une re- marquable Préface de Guyot, l'un des maîtres de Port-Royal. Barbier en parle, mais vous m'avez donné envie de lire toute la préface, et je n'ai jamais pu me procurer ici aucune des petites traductions de ce maître Guyot. Les au- riez-vous dans votre bibliothèque ? Y aurait-il moyen, si vous ne les aviez pas, de se les pro- curer dans quelque vieille librairie de Lyon plus facilement qu'à Paris ? Si c'était ce der- nier cas, auriez-vous la bonté de les acheter pour moi? Voilà bien des questions et de bons offices que je vous demande : je n'en ai pas honte, sachant vos anciens et bons sentiments pour moi.

INous vieillissons ici : Chateaubriand, vous

236 LETTRES INEDITES DE SAINTE BEUVE

l'aurez vu par les journaux, est tombé l'autre jour en montant en voiture (1). Chacun tombe ou glisse à sa manière : moi je reste très sou- vent couché ou assis, assez dolent et tâchant pour tout but de mener à lin mes gros livres. Après quoi je resterai plus assis, plus couché que jamais. Heureux ceux qu'on oublie, quand ce n'est pourtant pas l'oubli des amis ! Je voyais l'autre jour cette dernière pensée très délicatement exprimée dans les lettres de Rancé.

Amitiés aux aimables Boitel, à votre fa- mille, — à ceux qui n'oublient pas.

A vous de tout cœur, mon cher Collombet.

Sainte-Beuve.

La pauvre Mme Valmore est en train de per- dre sa seconde tille, la pauvre petite Inès qui se meurt.

(li Cet accident est du 16 août 1846. Cf. Biré, Mémoires d'Outre-Tombe, t. VI, 567.

LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE 231

Ce 7 septembre 1847.

Mon chkk Ami,

J'ai reçu, au retour de la campagne j'é- tais allé depuis deux mois, votre petit billet et une note de M. le capitaine Billot. Mais j'ai lui répondre que je n'avais aucun aboutissant à M.deChavigny et que je ne t'avais jamais vu de loin ni de près. Dans le militaire ces croix sont aussi difficiles qu'elles sont banales etprodiguées dans le civil. J'aurais bien voulu pouvoir faire quelque chose dans cette circonstance, mais je n'ai, avec ce ministère-ci, aucune espèce de re- lations comme dans d'autres temps j'ai pu en avoir avec d'autres hommes.

Je suis comme vous, cher ami, je reste dans mon coin, je voudrais ne plus remuer du tout. Qui bene laiuit^ bene vixit. C'est de plus en plus ma devise. Avec ce qu'on voit se passer dans le monde, on est continué dans cette humble et silencieuse sagesse.

J'ai reçu la Vapeur. Se trouve qu'après avoir

238 LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE

concouru, la P rade a eu tort de décliner toute connexion avec le concours, c'est dire qu'on ne voulait concourir qu'à coup sûr. Au reste, per- sonne ici ne s'est aperçu de tout cela. Mais de sa part je trouve qu'il y a eu de la petite lactique et indigne de son beau et franc talent.

Pourquoi se marier, mon cher ami ? Si la chair ne le demande pas, si le cœur ne le dit pas, à quoi bon cette complaisance pour je ne sais quoi et je ne sais qui ? A quelle terrible loterie on met sa tranquillité dernière ? Vieillissons, mon cher ami, vieillissons, moi entre Théo- crite etPort-l{oyal, vous entre Saint Jérôme et Synésius.

Chateaubriand est plus muet que jamais : il est dans les songes. Sa bouche fine^sourit en- core, ses yeux pleurent, son large front au repos a toute sa majesté. Mais qu'y at-il dedans et dessous ? Et ya-t-il quelque chose ?

J'achève lentement le IIIe volume de Port- Royal, mais je n'ai plus la rapidité des jeunes années, et si je parviens à terminer cette œuvre, je n'en entreprendrai plus que de celles dont on aperçoit la lin dès le commencement.

LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE 239

Aimez-moi toujours, mon cher ami. A vous,

Sainte-Beuve. Mes amitiés à Boitel.

Ce 7 juin 1848.

Cher Ami,

Pourtant, à la longue, c'est trop être inquiet de vous et des amis de là-bas? En peu de mots, comment êtes-vous ? Que de crises, quel cau- chemar immense et prolongé ! Que de secous- ses sur notre poitrine à tous ! Nous réveillerons- nous enfin, et retrouverons-nous la vie légère? Pour vous, chrétiens, le malheur est plus facile à porter ; vous avez l'Eternité devant vous, et vous prenez tous les maux dïci-bas comme les inconvénients d'un court voyage en diligence.

Pourtant c'est trop. Comment êtes-vous ? Trouvez-vous quelque loisir d'étudier ?

Ici, nous sommes mal, mais moins mal que vous.

240 LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEOVE

Chateaubriand est comme en un sommeil continuel, il dit à peine des monosyllabes. Pour- tant il disait à Béranger l'autre jour : « Eh bien! vous avez votre république « Oui, jel'ai, répondit Béranger, mais j'aimerais mieux encore la rêver que la voir. »

Bonjour, cher ami, et ne m'oubliez pas. ni auprès de M. et Mme Boitel.

Sainte-Beuve.

Liège, h L9 janviei 1^ fc9.

Cher Ami.

Je ne voulais plus rester dépendant, ni avoir le plus léger lien avec nos gouvernants. De ma résolution, je reviendrai à Paris, mais après avoir fait le grand tour, m'ètre aguerri dans l'étude, et pour ne plus dépendre comme fonctionnaire.

Je vous écrirais mieux si un mal au bras droit

rhumatisme ou autre chose) ne me gênait et

ne donnait une grande difficulté de tenir la

LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE 2 il

plume. D'ailleurs je travaille ici énormé- ment : je donne trois leçons par semaine, deux tout universitaires, et une publique. J'en sor- tirai avec des masses de matériaux que ma vie ne suffira pas à raffiner el à mettre en œuvre.

Merci, cher ami, de votre bon souvenir. J'y compte à travers les années et les dislances.

Vous, vous suivez yotre voie et marchez dans votre sentier. Hélas ! le mien n'est pas encore trouvé. Le sera-t-il jamais ? Qu'il est pénible d'avoir à recommencer toujours ?

Merci encore : gardez-moi une bonne pensée. Dites mes amitiés à nos amis, à M. et à Mme Boitel, à la Prade, dont j'ai reçu un Bal- lanche avec d'aimables mentions de moi.

A vous de cœur.

Sainte-Beuve. Quand nous serrerons-nous la main ?

SAINTE-BEUVE. 1**

242 LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE

Liège, le 2b février 1849.

Mon cher Ami,

C'est un manchot qui vous écrit : je suis toujours affligé d'un mal au bras droit qui est une furieuse gêne pour un homme condamné à écrire. Je serai donc très court. C'est pour un service à vous demander que je vous écris.

Dans mon cours sur Chateaubriand, je ren- contre, en venant aux Martyrs, la brochure de M. de Place (1). Je la voudrais bien lire. Y au- rait-il moyen de se la procurer ? Si vous pouviez ni'» l'avoir, voudriez-vous me la faire parvenir à Paris, rue Mont-Parnasse, 1 ter, chez ma mère. J'y serai dans cinq semaines. Si, d'ici là, le livre pouvait y être parvenu, je le prendrais alors. S'il n'y avait d'autre moyen que de l'ache- ter, vous pourriez me le faire tenir par les Pé- risse. Au reste, je laisse le tout à votre amitié.

Comment êtes-vous dans ce foyer ar-

(1) 11 s'agil de sept articles, publiés en 1809 au Bulletin de Lyon, journal hebdomidaire rédigé par Ballaxiche.

LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE 243

dent? est la paix, est le cloître? J'ai trouvé ici le silence, la vue des champs ; mais le cœur y est bien morne et bien désolé, et le travail aussi est un peu accablant. Ce n'est pas tout à fait le cloître que je m'étais rêvé dans les jours de la jeunesse. Mais tout est rêve, et bercés ou heurtés, nous approchons chaque jour du grand réveil! Je voudrais y croire comme vous.

A vous de cœur, cher Zenon, et à nos amis Boitcl et à la Prade.

Sainte-Beuve.

Liège, rue des Anges, 19.

Paris, le mercredi 18 avril 184-9.

Mon cueu Hôte,

Il ne faut pourtant pas que je quitte Paris sans vous dire combien je suis touché de toutes vos amabilités et amitiés pour moi du- rant ce trop court séjour. Vous m'avez comblé, vous m'avez gâté. J'avais avec moi dans le

244 LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE

coupé deux sœurs de Saint-Yincent-de-Paul (ou novices;, et j'ai pu durant le voyage les traiter comme des Yisitandines et moi-même me traiter comme Vert- Vert ! J'emporte de Lyon un bien doux et renouveau souvenir ; redites-le aussi à nos amis, à Boitel, à la Prade, rediles-vous-Ie surtout à vous-même. Je vais aller reprendre mon collier ; j'emploie ici mes derniers jours à ramasser notes et matériaux. Le volume du Bulletin sera prêt dans deux jours. J'aimerais mieux vous l'envoyer par une occasion que par la diligence, à cause des trans- vasements de Paris à Lyon. Je ferai tenir le vo- lume bien empaqueté chez ma mère, et j'atten- drai vos derniers ordres à son sujet. J'espère avoir enfin trouvé le fameux discours de Ré- ception, mais je n'en serai bien sûr que quand je le verrai de mes yeux. Avc/.-vous souvenir, dans Donald, d'une belle page dans laquelle il compare son livre de la Législation primitive, je crois, avec le Génie du Christianisme ? Lui est comme un guerrier rude et armé de fer, l'autre est comme une Reine un jour de fête <'t dans sa pompe ? Je recherche la belle page sans pouvoir la retrouver. Cependant, ce qui luil

LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE 245

chez Bonald doit sauter aux yeux, car il est plutôt fort et sombre. Je retrouve ici Paris en assez mauvais état : on fait bien des fautes. L'assemblée joue à la Constitution tous les méchants tours qu'elle peut, et le ministère honnête est bien gauche. Nous ne sommes pas au port. Mais y a-t-il ici-bas un port, m'allez- vous dire? Adieu, continuez de vivre en sage au pied de la croix. Gardez-moi fidèle ami- tié. — J'offre mes humbles regrets à Mrae votre hôtesse et à sa gracieuse fille (1). A vous de cœur.

Saiiste-Be[:ve. Ma mère vous dit mille choses, de mère.

(1) Mme Mercier, femme d'un instituteur, louait rue Saint-Dominique, 11, une chambre modeste à Collombet. Sa fille était chérie de Collombet, qui l'avait élevée en quelque sorte. (Voir Introduction, p. '2(5. :

246 LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE

Liège, te 18 mail8b9, rue des Anges, 19.

Mon cher solitaike,

Avez-vous reçu le volume du Bulletin ? Il me sera agréable, à cette occasion, de savoir com- ment vous allez, ainsi que nos amis. Il paraît que Lyon, depuis que j'y ai passé, a été moins sage ; et j'ai entendu d'ici l'odieux écho d'un certain tapage qui aurait eu lieu devant les fenêtres mêmes de cette chambre nous cau- sions si paisiblement.

Le sanglier furieux se rue donc partout : qui nous dira encore une source pure et igno- rée ?

Je pense que l'aimable Dame si souffrante qui a quitté Lyon momentanément, vous aura rendu par la Prade les Pères de l'Église Lyon- naise quejù lui avais laissés (1).

Dites bien des amitiés à cet excellent la Prade, et à Boitel. Et à travers toutes les

(1 M"ie d'Arbouville : voir Introduction, p. 12

LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE 247

distances et les interruptions, croyez-moi tout à vous de cœur et de reconnaissance.

Sainte-Beuve.

Je ne connais de lettres de Leibnitz à Ni- caize (1) que celles qui sont imprimées dans les Œuvres complètes. Quel correspondant intrépide que ce jNicaise ! Connaissez-vous sa dissertation sur les sirènes qu'il avait fait lire à Hancé ?

Les sirènes à la Trappe !

J'offre mes respects à vos aimables hôtesses.

Troues, ce samedi, il août 1849.

Mon cher Ami,

Je veux vous remercier de ces jours si courts de Lyon. En vous quittant j'ai marché avec lenteur : j'étais si fatigué que j'ai coucher à

(1) En 18u0, Gollombel lit paraître des Lettres inédites de Leibniz à l'abbé Xicaise (1693-1699). (Lyon, 80 p.) La bro- chure est d'une importance médiocre, caria plupart de ces lettres étaient déjà connues.

248 LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE

Châlons, puis à Dijon, puis à Troyes, d'où je serai demain à Paris. J'ai voyagé Je Chàlons à Dijon avec l'abbé Xoirot, l'ancien maître de la Prade, homme instruit et distingué que j'ai eu plaisir à connaître. J'ai vu à Dijon M. Fanlin. Ici j'ai revu aussi des amis et je vais, furetant dans la bibliothèque très riche en manuscrits de Port-Royal. Mais rien ne vaut pour moi Lyon. Je suis bien triste au fond, et je ne vou- drais plus que l'étude, un cloître, et le soir, sous de grands arbres, l'entretien de quelques graves amis. Est-ce Paris qui va me donner tout cela ? Certainement ce n'est pas Liège. Ainsi j'essaierai encore d'asseoir cette triste vie, quoique je sente bien que le dernier et sombre idéal que je cherche, je ne l'atteindrai pas plus que je n'ai atteint le premier. Enfin il faut aller jusqu'à ce qu'on tombe.

Adieu, cher ami, je vous serre la main ainsi qu'à M. Grégoire. Je salue respectueusement M,nc et MUe Mercier.

A vous de cœur.

Sainte-Beuve.

LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE 249

Ce 10 octobre 1849.

CUER ET EXCELLENT Ami,

Me voilà en effet en pleine eau, comme le poisson ; mais j'ai à nager un peu pins qu'il ne me reste de nageoires. J'avais besoin et de m'étourdir parle travail, et aussi de me suf- fire. Véron s'est offert en toute bonne grâce, et j'en ai profité.

Les Débats n'ont jamais su user de mon zèle, et j'en avais toujours trop pour ce qu'ils désiraient de moi. Je vais faire encore une cam- pagne, — encore un épisode, jusqu'à ce que la plume ou l'épée me tombent des mains.

Je vous remercie de vos bonnes notes. Sur un point, celui de la Harpe (p. 233 des Por- traits,11), il me semble que j'ai dit que ce cri- tique était favorable, en effet, au merveilleux chrétien.

Je joins ici la partie du programme de l'Académie sur l'indare (1).

1) L'Académie avait mis au concours l'éloge de Pindare ; Collombet songeait à concourir.

250 LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE

Je suis toujours dans les mômes inquiétudes sur cette santé si chère (t) dont vous m'avez vu préoccupé. Le mal marche lentement, et en laissant par ci par quelques bonnes jour- nées, mais il marche d'une manière sourde et fatale.

Ma mère va bien, et vous est bien reconnais- sante des tendres soins dont vous m'avez com- blé. J'ai mis l'autre jour pour la première fois l'écharpe-cravate ; j'étais éblouissant.

Adieu, mon cher Gollombet, amitiés à la Prade, à Grégoire, et offrez mes affectueux hommages à Mme et à M"e Mercier.

A vous de cœur.

Sainte-Beuve. Ecrivez-moi de temps en temps, je vous prie.

1; En marge, de récriture de Collombet : « Mme d'Arbou- ville, femme du général de ce nom et auteur de Résignation, dans la Revue des Deux-Mondes. Elle se mourait d'un can eer au sein. i>

LETTRES INÉDITES DE SAINTE BEUVE 251

Ce \ juillet 1850.

Mon ciieu Ami,

Que de bontés ! Que de soins pour un absent qui a l'air d'être un muet, mais je vous assure qu'il n'est pas un ingrat. J'ai tant à faire que je ne trouve que le temps juste de suffire à ma be- sogne, et que tout le reste est suspendu.

De plus j'ai eu ma bonne mère malade ; elle l'était encore quand votre lettre et vos présents sont venus la réjouir, car elle est heureuse dès qu'elle voit qu'on pense à moi. Elle, va mieux heureusement, et voilà encore un écueil de tourné. Hélas! chaque jour de plus en est un.

Je vais lire avec intérêt ces lettres à Nicaise ; il y est souvent question de Iluet.

Vous avez su les douleurs de cette triste perte, si prévue (1).

J'ai bien pensé à votre dernière lettre, si je n'y ai pas répondu. Faites toujours votre tra-

1) La mort Je Mmc d'ArbouvilIe.

252 LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE

vail, remettez-le à point et publiez-le, quoi que décide votre Académie (1).

11 m'est pénible d'avoir à me prononcer si rudement parfois, sur des hommes que j'ad- mire et que j'ai connus ; mais faisant un mé- tier, je ne puis que le faire honnêtement et en toute droiture.

Oh! que je vous envie d'être philosophe, d'être religieux, et d'avoir le pain sur la table cam chiplice (2)

Aimez-moi toujours.

Les écharpes ou cravates sont charmantes. Priez Mlle Mercier d'agréer nos remerciements les plus touchés et les plus respectueux, ainsi que sa digne mère.

Amitiés à M. Grégoire, et aux Boitel. J'entre bien dans les inquiétudes de cet excel- lent ami.

A vous de cœur, cher Collombet.

Saime-Beuve. P. S. Un nouvel ouvrage sur Pascal en

1 L'Académie de Lyon avait mis au concours Péloge d< Chateaubriand ; le Mémoire de Collombet fut couronne, mais après bien des difficultés.

2 i d mol illisible;

LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE 253

deux volumes par l'abbé Maynard? Connaissez- vous cela? L'auteur me semble un peu être entré dans vos eaux.

Ce 22 décembre 1850. Mon cher Ami,

J'ai reçu vos bonnes paroles et votre beau présent trop appropriés à la circonstance (1)!

J'ai remis au Secrétariat de l'Institut votre manuscrit de Pindare : comme M. Pingard aîné n'était pas le jour je l'ai remis, je ne sais pas encore le d'inscription qui est le vôtre; je crois que c'est le 2e. Mais je vous le dirai plus sûrement.

Vous avez vu que je me suis remis au travail avec acharnement : c'est nécessité encore pour le moment, à bien des égards, et aussi pour m'absorber l'esprit qui sans cela se retourne- rait contre lui-même. Me voilà bien seul. Je n'ai pas encore d'idée bien arrêtée sur l'arran- gement de mon petit avenir ; d'ici à peu de mois, il faudra que je me fasse une solution, et

(1) Allusion à la mort du la mère de Sainte-Beuve que celui-oi perdit, le 17 novembre 1850, à l'âgé de su ans.

SAINTE-BEUVE. S

2o4 LETTRES INÉDITES DE SA.LNTE-BEUVE

que je me mette en lieu fixe de manière à n'en plus sortir que quand on m'emportera comme on a emporté ma pauvre mère.

Je compte bien sur votre bonne et vieille sympathie. Présentez mes respects à vos ai- mables hôtesses et croyez-moi, mon cher ami,

Tout à vous de reconnaissance et d'amitié.

Sainte-Beuve.

Ce i't juin 1851.

Mon cher et bon Collombet,

Je reçois de la Bibliothèque Richelieu le vo- lume de Chateaubriand qui y arrive par M. Bernard (1). Merci de votre bon souvenir : le mien va souvent vers vous; si ma plume ne vous le dit pas, occupée et excédée qu'elle est de trop écrire pour le public, le cœur doit vous dire que le mien n'est pas silencieux pour vous.

Lyon est pour moi l'un des lieux non pas j'ai passé, mais j'ai vécu : c'est ainsi qu'il

(1)11 s'agit du Mémoire dont nous avons parlé plus haut lettre du 4 juillet 18Î30).

LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE 285

se retrouve et se peint au fond de ma mé- moire ; et vous y êtes pour beaucoup, mon cher ami et mon cher hôte. Je poursuis ma tâche, el continue de tracer (?) mon sillon. Pas une minute à moi ; un travail fini, l'autre commence : ainsi j'échappe aux tourments de l'âme qui se dévore elle-même.

C'est ainsi que j'ai besoin de toule l'indul- gence de mes bons amis à qui je ne donne aucun signe direct de vie, mais à qui je pense dans les intervalles de ma besogne et de mon en- nui. Car il trouve moyen de se glisser à travers tout, et le travail, en effet, auquel je suis soumis, est un peu excessif : il se sent trop du péché d'Adam.

Mon bon ami, je vais profiter à mon lour de votre Chateaubriand. Vous vous êtes bien moqué dans votre Préface des foudres de M. Bonnardet (1) ; je m'en moque comme vous. Cela a-t-il été imprimé?

Je comple, vers la fin de l'année, donner mon propre volume sur Chateaubriand, mon cours

(1 .M. Bonnardet, rapporteur, avait égratigné Collombet, qui lui répondit avec vivacité dans la Préface de son Cha- teaubriand.

256 LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE

de Liège tel quel : mais le temps d'y mettre la dernière main m'a toujours manqué jusqu'ici.

Ne viendrez -vous pas à Paris passer quel- ques jours, mon cher ami? Nous dînerions en- semble, c'est ma seule heure ; elle me devien- drait bien agréable, si vous y étiez.

Offrez, cher ami, mes humbles respects à vos aimables et gracieuses hôtesses : vous ne m'en dites rien, et je m'en plains.

Amitiés à Grégoire, à Boitel.

A vous de cœur, de loin comme de près.

Sainte-Beuve. Rue Mont-Parnasse, 11.

Paris, i\ juin 1852.

Mon cher Ami,

C'est comme si c'était moi qui vous écris, et ne faites pas attention à la main. Savez-vous bien que j'ignore tout à fait le nom de la dame aux pieds de laquelle on raconte que Gibbon s'était ainsi oublié; il se pourrait bien que ce fût une légende, encore plus qu'une histoire, de ces choses dont on dit : Se non e vero. henc trovato

Je suis si absorbé par cette besogne hebdo-

LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE 251

madaire que je n'ai pas le temps d'aller à la chasse sur ce point particulier. Ma vie est maintenant celle-ci : je suis retiré dans la petite maison qu'habitait ma mère, d'où je compte bien ne plus déloger que quand on m'emportera les pieds en avant. J'y vis seul, ou du moins sans locataires, et avec une per- sonne amie qui veut bien tenir ma maison et me dispenser des soins domestiques ; je ne vais pas dans le monde et ne sors que par nécessité, pour aller aux livres, aux fourrages, comme je dis.

Toute la vie est employée à lire, puis, à écrire, puis à corriger les épreuves. Ce n'est pas à vous d'ailleurs qu'il faut apprendre ce que c'est que ce régime de travailleur ; seulement ce en quoi le mien diffère du bénédictin, c'est que j'y introduis la machine à vapeur et que tout s'y fait à grande vitesse.

La littérature du Constitutionnel commence à se grossir de quelques noms, et je n'y suis plus seul ; mais tout cela ne fait pas une rédaction littéraire comme celle que vous vous figurez ; on se connaît peu et on ne se voit pas. Je ne suis au journal, pour mon compte, que

258 LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE

dans mon emploi des Lundis, ni plusni moins; j'ai môme remarqué que les petites notes qu'on fait glisser dans le journal étaient sujettes à difficultés; car il y a régime industriel, régie, comme partout, d'annonces, réclames, etc.

Le plus sérieux des rédacteurs littéraires est M. Marty-Lavaux. Mais je ne sais si une Histoire de la Papauté (1) serait dans ses eaux, qui me paraissent plutôt universitaires. Le rédacteur en chef M. Cucheval-Clarigny, ancien universitaire lui-môme, est un homme très instruit, très capable, et je pourrais toujours lui recommander le livre.

Quant à moi-môme, vous voyez comme je procède: cJest un cours de littérature à bâtons rompus que je fais. Je concerte tous mes sujets avec M. Yéron qui, du reste, entre très bien dans les miens, et nous allons ainsi, de semaine en semaine, depuis trois ans tout à l'heure.

Voilà, mon cher ami, une réponse bien sèche et que j'aimerais mieux vous faire tout

(1) Un ami de Collombet, L'abbé Christophe, avail écril une Histoire de lu Papauté pendant /•■ xiv8 siècle Cf. la lettre de Collombel du il mai ls.">:'0 Collombet intervienl ici eu sa faveur.

LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE 259

en nous promenant en Bellecour ou assis au pavillon Nicolas. J'espère toujours que vous pousserez un matin jusqu'à Paris, maintenant que cela est si facile ; nous réparerons alors le temps perdu.

Agréez mes bonnes amitiés ; dites bien des choses à M. Grégoire, et offrez mes hommages à Mme Mercier et à Mademoiselle.

Gardez-moi fidèle souvenir et croyez-moi Tout à vous.

Sainte-Beuve.

P. S. JNe sauriez-vous l'adresse à Lyon de M. Noéli, ancien distillateur, homme riche, très aimable, de 48 ans environ? Ce n'est pas pour moi que je la demande.

Ce 2 mai 1853.

Bonjour, mon cher ami : vous pensez bien que malgré mon silence je ne vous oublie pas. Ma vie est celle de l'homme qui tourne la meule. Vous en voyez la farine. Puisse-t-elle vous paraître de bonne et louable nature !

J'ai eu bien du regret que votre savant

260 LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE

abbé (1) n'ait pas fait comme il faut faire à Paris, qu'il ne m'ait pas donné quelques jours pour lui assigner rendez-vous. Xous nous sommes cherches inutilement : il est venu un mardi quand j'étais déjà dans mon feu de travail hebdomadaire, et le samedi d'après, il était parti. Excusez-moi auprès de lui, je vous prie : et remerciez-le de son beau et pré- cieux cadeau.

J'ai pour vous, mon cher ami, six petits volumes de Causeries du Lundi, qu'on vient de réimprimer : je voudrais vous offrir cette édition, non comme compensation à tous vos dons et à toutes vos bontés, mais comme marque de bon souvenir. Comment et par quel canal vous les faire passer ? J'ai vu un moment laPrade à son dernier passage à Paris.

Ma vie est sévère, un peu accablante : je trompe le plus que je puis les réflexions, les souvenirs, les ennuis de l'âge qui vient et des années dont il est dit minus placent . J'aspire à me créer par mon travail et mon économie (toutes choses auxquelles j'ai songé trop tard)

(1) L'abbé Christophe.

LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE 261

une médiocre et modeste indépendance poul- ies années de l'inertie et de la vieillesse. J'ai rabaissé tous mes horizons.

Gardez-moi, mon cher ami, vos anciennes

et cordiales bontés.

Sainte-Beuve.

AmitiésàM. Grégoire, aux Boitel, à Mesdames vos hôtesses, y compris la jeune dame.

A Monsiedb Sainte-Beuve

de l'académie française,

rue Mont-Parnasse, à Paris.

/ / mai 1853. (Timbre de la poste.)

Mon cher Ami,

Il est peu de Causeries que je n'aie pas lues ; mais voire présent ne m'en sera pas moins agréable, et je vous prie d'y ajouter encore votre nom, au Ier volume. C'est l'opinion géné- rale, et très souvent manifestée devant moi, que vous êtes ici d'une allure fort dégagée, sans cesser d'être aussi savant que par le passé ; on aime les Causeries à cause surtout de ce caractère facile, et tout à la fois ingé-

8*

262 LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE

nieux et abondant. prenez-vous le temps seulement pour écrire ou dicter ?

Mon abbé, qui a regretté beaucoup de ne vous avoir pas rencontré dans ce court séjour à Paris, désirerait bien que quelque heureux hasard vous ramenât par ici ; nous irions dîner à son ermitage, auquel on arrive par un charmant vallon, et le presbytère est fort hos- pitalier, le curé très bon et très aimable. Quelque opinion que vous ayez de sa Papauté, je m'assure que vous lui feriez plaisir en le lui disant. (Son adresse :

M. Christophe, curé de N.-D.-dc-Fonlaines, près Lyon).

Vous savez que la Pradc recueille des pièces ou en compose quelques-unes, pour un qua- trième recueil ; on réimprimera ce qui a déjà paru, et il signera ainsi en un seul volume Charpentier. Je crois que le poète est à la veille d'avoir un second enfant ; mais lui, il n'a pas une santé des plus florissantes. J'ai dit un mot de ses Poèmes évangéliques,dsiTLS VUnivers ; ils ont été assez goûtés par ici.

Ma pauvre petite tille, qu'on maria l'an dernier, et qui lient V Hôtel de Gênes, place de

LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE 263

la Charité, nous donne les plus vives alarmes : elle est au lit, fort malade. C'est un peu moi qui l'ai faite au moral ce qu'elle est ; je n'ai cessé de la gâter, et ce nie serait un profond chagrin de la perdre. Elle est encore plus né- cessaire à ses vieux parents qu'à ma constante amitié. 11 n'est rien comme ces pertes-là pour donner la mesure de la vie et des attachements.

Dans deux mois d'ici, il paraîtra d'un autre abbé de mes meilleurs amis, curé d'une petite paroisse aux environs de Bourg (1), deux forts volumes de solide réfutation des principales erreurs de Thierry, de Guizot, d'Ampère, etc. Le livre est très calme et très étudié. On aurait peine à se figurer tout ce qu'il y a de méprises, de textes môme altérés, dans Augustin Thierry. La réfutation est échelonnée par siècles et par noms propres.

Moi qui vous parle, j'arrange un Guide de l'étranger à Lyon ; ce sera un volume assez fort, qui contiendra ce que j'ai pu ramasser

(1) Il s'agit de l'abbé Gorini, dont nous possédons la volumineuse correspondance avec Collombet. Gorini, sa- vant modeste, érudit consciencieux, travailleur infati- gable, était curé à In Tranelière, puis à Saint-Denis près Dourg.

264 LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE

de plus curieux sur nos monuments et nos institutions.

J'oubliais de vous dire que vous pouvez faire déposer les Causeries chez Sagnier et Bray, 65, rue des Sts-Pères, en un paquet, à l'adresse de M. Bauchu, libe. à Lyon, pour M. Collombet. Cet envoi me parviendra sûrement, un peu plus tôt, un peu plus tard.

Adieu, mon cher critique. Suspendez lorsque vous pourrez ; c'est trop faire pour y tenir sans fatigue sensible. Si au moins cela ne revenait que tous les quinze jours !

J'ai fait vos compliments. Grégoire est de ceux qui vous ont lu avec enthousiasme.

Votre dévoué. F. Z. Gollomhet.

A Monsieuk Sainte-Beuve.

Lyon, 1"2 septembre 1853.

De la main de Sainte-Beuve : « Dernière lettre de ce pauvre Collombet, mort le 18 oc- tobre suivant 1853 . »

Mon cher Sainte-Beuve,

Ces charmantes Causeries me sont bien arrivées, il y a déjà du temps ; j'ai fort tardé à

LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE 265

vous dire combien je vous remercie de ce joli cadeau.

Quand vous réimprimerez, vous pourrez corriger l'orthographe de deux noms de ces pays-ci (tom. IV, p. 55), et écrire Rochetaillèe tout d'un mot, en supprimant La. C'est un village, à deux lieues au-dessus de Lyon, sur la rive gauche de la Saône ; il avait jadis pour curé un abbé Nayer, qui figura, avec l'abbé Maury, aux Etats généraux, et qui fut son ami intime, son secrétaire.

Nous disons LÎArg entière, dans ce dépar- tement, et non pas Largentière.

P. 339, note 2 du môme volume. La réponse de Bonald concerne un envoi du Pape, envoi fait au moyen de la première pièce de Catulle, un peu retournée. J'ai donné à la Revue du Lyonnais (qui n'a pu encore la faire passer) une lettre inédite de J. de Maistre, qui éclaircit ce fait, et c'est à propos de votre article Bonald que ma note a été écrite. Je vous l'adresserai imprimée (1).

Ii Collombet ne devait pas adresser à son ami cette lettre inédite, imprimée. Elle parut, après sa mort, dans la Revue Lyonnais (2a série, t. VI11, p. 529 sq.). Voici

266 LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE

Je compte mettre aussi une longue lettre inédite du comte sur le livre publié par Necker en 1784, les Administrations des Finances. La pièce a du cachet, comme tout ce qui sort de la même plume, el c'est un mien ami de Lyon qui l'a éditée, dans l'Echo du Mont-Blanc, à Annecy.

Je vous envoie, pour la fin de votre deuil, une petite cravate que j'ai choisie autant que pos-

la lettre destinée, disait Collombet dans une notice expli- cative, à montrer comment de Maistre citait du Catulle au rigide et sévère Bonald. (Sainte-Beuve, Portraits litté- raires, II, 507.) De Maistre avait pris la pièce d'envoi de Catulle à Cornélius.

Quoi dono lepidum novum libellum... et se l'était appropriée pour un hommage de son livre du

Pape :

Turin, 3 janvier 1820.

Monsieur,

Voici trois notes que je vous prie de joindre à trois exem- plaires de l'ouvrage en question. 11 y en a une pour M. de Bonald qui est singulière. Si vous prenez la peine d'ouvrir un Catulle, à la première page, vous verrez comme je l"ai forcé à me céder son envoi : il ne s'en doutaii guère en l'écrivant. Le volume de M. de Bonald et celui de M. de Marcellus peuvent èlre mis sous une même enveloppe. Quant à celui de M. le duc d'Escars, il doit être séparé ; pour ces deux envois, je me recommande à M. Busand. Cette commission ne doit point être faite dlcis ratissa ; je le prie d'y mettre tout le zèle imaginable, afin qu'il n'ar- rive pas à mes livres ce qui arriva à une certaine lettre pour M. de Bonald, don! le sort lit tant rire. Je me recom- mande aussi avons, Monsieur, pour veiller à la direction de ces trois volumes, .le devrai encore en envoyer un égal

LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE 2(17

sible selon vos goûts, c'est-à-dire simple, non éclatante, ni joyeuse ni triste. Ce sera presque encore du deuil. Je souhaite que cet échantillon de notre industrie lyonnaise vous soit agréable. Si ma pauvre petite défunte était de ce monde, elle aurait voulu orner cette cravate; mais cette

nombre et tout sera dit. Vous voyez que je ne serai pas indiscret. 11 serait inutile de vous observer combien il serait ridicule d'attendre mes livres ici pour les réexpédier à Paris.

II faut bien, Monsieur, que vous ayez la bonté de prendre la plume pour m'instruire de l'état des choses, dont je ne sais plus rien depuis un siècle. Aurons-nous un ou deux volumes ? Mon ami est-il arrivé à temps pour l'épigraphe ? J'ai une peur mortelle de ce grec pur et simple, sans tra- duction. Un petit mot, s'il vous plaît, après quoi nous pen- serons à la suite. Tenez note, je vous prie, de tous les adoucissements que vous désirez ; sur ce point vous serez servi incessamment ; quant aux changements considé- rables, il n'y faut pas penser, le temps nous manque.

Bonjour, Monsieur, et bon an, à vous et à Yaulre moitii du concile œcuménique qui me tient rigueur d'une manière cruelle depuis un siècle Tabbé Besson, alors curé de Saint- Nizier, mort depuis évêque de Metz : note de Collombet).

Je suis pour la vie, Monsieur, avec l'attachement le plus sincère et la considération la plus distinguée,

Votre très humble et très obéissant serviteur.

Lf. c. de Maistre,

P. S. Les adresses doivent être placées simplement au revers de la première feuille, sauf aux personnes de les coller ou de les retenir ad libitum.

Nous avons cru devoir reproduire cette lettre à G.-M. de Place, qui n'a pas été publiée dans l'édition ne varie fur de .1. de Maistre. (Lyon, Vitte et Perrussel, li vol. in 8°.)

268 LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE

chère enfant, qui m'était si attachée, et dont l'absence fait un si grand vide dans ma vie, repose là-haut, sur la montagne de Fourvière, depuis bientôt quatre mois. Elle a souffert beau- coup en ses vingt-quatre ans d'existence, et la mort a été pour elle une faveur de Dieu ; mais je n'ai plus qui gâter, et on ne se refait pas une amiecomme celle-là, que j'avais en quelque sorte vue au berceau. C'est par moi que lui sont venues ses plus grandes joies, et ses dernières pa- roles ont été pour l'ami qui lui fermait les yeux. Peut-être vous ai-je déjà conté cette douleur.

Voudrez-vous bien prendre, ou faire prendre, ce petit envoi chez M. Maison, libraire, rue Christine, 3 ?

L'abbé Christophe a trouvé dans une maison il dînait ce jour-là, le Moniteur, qui faisait si aimablement mention de lui ; il a été fort sensible à ce gracieux éloge.

Adieu, cher ami. Ménagez-vous. Je vois aujourd'hui même dans nos journaux la mort d'Ozanam.

Adieu encore. Votre dévoué,

V. Z. CoLLOMBET.

LETTRES INÉDITES DE SAINTE-BEUVE 269

Paris, 27 septembre 1853.

Mon cher Ami,

J'ai voulu attendre pour vous écrire et pour vous remercier, d'avoir reçu votre beau pré- sent. Je n'ai la cravate que depuis hier et elle me paraît des plus jolies.

J'ai bien pris part à votre douleur en apprenant la maladie, puis la mort de cette pauvre jeune dame que j'avais vue si bien- veillante et si pleine de vertus gracieuses. Ce sont de ces coups que votre esprit de reli- gion est plus propre à supporter et à com- prendre que ne le feraient beaucoup d'autres. Ma vie est tellement monotone et marquée par mon travail périodique qu'il n'y a place pour rien autre chose. Je travaille et puis je tra- vaille encore. J'ai reconnu votre attention à l'envoi si opportun de cette notice sur Gibbon. M. Maison le libraire me disait hier qu'un article surYHistoire de la Papauté, de M. Chris- tophe, n'avait pu passer au Moniteur, à cause du sujet môme. On évite, en effet, ces sujets qui amènent volontiers de la controverse ;

270 LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE

vous voyez que l'article de Sacy sur ce livre en a provoqué une.

La mort d'Ozanam est une perte, quoi- qu'il fût déjà hors de combat depuis quelques années : il est universellement regretté. Je crois qu'Ampère est chargé de mettre ordre à ses papiers et qu'il en tirera la matière d'un Portrait, sinon d'une statue.

En vieillissant, je n'arrive point à la quié- tude ; je trompe par le travail les heures et les soins, et encore trouvent-ils moyen de se glisser dans les courts intervalles. lime semble que j'ai manqué la vie ; mon idéal était quelque petite retraite à portée de la ville, comme qui dirait l'île Barbe, et quelques vers, quel- que beau travail de choix, non sans la con- versation, de temps en temps, des poètes, des solitaires comme moi et des amis. Au lieu de cela, je suis à presque cinquante ans, obligé de ramer sans interruption pour arriver à la petite et stricte indépendance dont j'aurai à peine le temps de jouir si j'y atteins. Il faudrait à une vie si pleine de corvées, pour la consoler et la vivifier, quelque pensée d'en haut, le rayon qui tombe dans la cellule des solitaires et jus-

LETTRES INEDITES DE SAINTE-BEUVE 271

qu'à travers Jes barreaux du prisonnier, l'es- pérance du ciel, une vue d'au delà : et voilà ce qui me manque. J'ai donc le chemin, la fatigue et la poussière de la route, et point le soleil, pas même ce mélange de soleil et d'ombre qui égayé le regard et qui diversifie les horizons. Mon seul plaisir est dans mon travail, quand je m'y suis enfoncé tête baissée comme on s'en- fonce dans un puits. Je me compare quelque- fois à un graveur (le plus triste des métiers de l'artiste) qui passe ses journées devant la planche de cuivre qu'il s'applique à rendre plus exacte et plus fidèle : ainsi fais-je pour ces images litté- raires qui se succèdent.

Je cause, mon cher Collombet, comme avec un vieil ami.

Amitiés et respects auprès de vous, et à tous ceux qui se souviennent de moi, notamment à M.Grégoire.

Sainte-Beuve.

TABLE DES MATIERES

Avant-propos )

Introduction.

Chapitre I. Sainte-Beuve et Lyon. Chapitre II. Quelques détails sur

la biographie de Sainte-Beuve. . . ± Chapitre III. Sainte-Beuve critique. 4i Chapitre IV. Sainte-Beuve poète.

Les Pensées d'Août 0

Chapitre V. La crise religieuse de

Sainte-Beuve Il

Correspondance inédite de Sainte-Beuve et de f.-z. collomret 15'

Poitiers. - Société française d'Imprimerie et de Librairie.

En vente à la même Librairie

Collection a 3 fr. 50 le Volume.

Nouveautés

EMILE FAGUET, de l'Académie française. Le Libéralisme. Propos littéraires.

MAURICE ALBERT

Les Théâtres des Boulevards [i789-1848).

DELFOUR

La Religion des Contemporains Quatrième série).

H. D'ALMÉRAS

Avant la Gloire.

Leurs Débuts Deuxième sein').

Rappel de Nouveautés

JULES LEMAITRE, de l'Académie fra

Opiniom Ire.

M. BERTHELOT, de l'Académie françj

Science et Education.

X. TORAU-BAYLE

République <

N.-M. BERNARDIN

Devant le Rideau.

G. STIEGLER

■n Monde en 63

m m

•** (L,

.-,*-•

«

»' «•

* m m 1

; W p* rjipV*V :#» * « * «p m m ■.- p* » J.

» «B i *

jpf pp p*' m m * 1

p) Pi pi «

_HB» «■ -^ »

M Ht* <dr * - "||rap> » « »

Pi * P* < «

„W " <P>

P>

"-'-■.. #'

I

'«i

*

H

i «

i r k Mi

> t t

» t t

» t » * i «

t « I. m 1 I t *■ f

t t'"t£

r r. t f I f'

P » r

t* tt H

' <■!**,■

i H| Vt i I

t

I

*«■«*-

tfc -M:

m: ér:

■H

ML

H

*/| «