Digitized by the Internet Archive

in 2011 with funding from

University of Toronto

http://www.archive.org/details/lettrespersanesgOOmont

Montesquieu.

' LETTRES PERSANES

GRANDEUR ET DÉCADENCE

DES ROMAINS

POLITIQUE DES ROMAINS

LUTETIA

Introduction par

EMILE FAGUET

DE. l'académie française

Paris Nelson, Editeurs

189, rue Saint - Jacques

Londres, K!dimbourg et New-York

■^3

ÉDITION LUTETIA

Publiée sous la direction de

EMILE FAGUET de l'Académie française

INTRODUCTION

Montesquieu est considéré généralement, et il doit l'être en effet, comme le créateur de la littérature politique en France. La littérature politique est la littérature qui s'occupe des conditions d'existence et des conditions de développement des peuples. En tant que science, elle s'appelle la sociologie. Mon- tesquieu est un sociologue qui en même temps, ce qui arrive quelquefois, est un grand écrivain.

Il a écrit trois ouvrages, à ne tenir compte que de ceux qui sont importants : les Lettres Persanes, les Considérations sur les causes de la grandeur des Ro- mains et de leur décadence, V Esprit des Lois.

Les Lettres Persanes sont des satires en prose sur la France du commencement du xviii® siècle, sur ses mœurs, sur ses préjugés, sur ses sottises. C'est un livre analogue aux Caractères de La Bruyère et qui, souvent, semble les continuer. Il est extrêmement spirituel, piquant, divertissant et aigu. Les tableaux et plus encore les portraits y sont vifs et extrême-

V

INTRODUCTION.

ment divertissants. Mais il faut ajouter que ce livre, déjà, ne laisse pas d'être profond. Les idées princi- pales y sont déjà qui seront développées et mises en toute leur lumière dans VEsprit des Lois. Montes- quieu repense; il creuse, mais il n'évolue pas. Ses idées directrices n'ont pas changé depuis sa jeunesse jusqu'à la fin de sa vie.

La grandeur et la décadence des Romains était destinée, dans la pensée de Montesquieu, à être un chapitre de VEsprit des Lois. Montesquieu a donné ce chapitre à part à cause de son importance. C'est un ouvrage qui ressortit à ce qu'on a appelé depuis « la philosophie de l'histoire » ; autrement dit c'est un ouvrage d'histoire l'auteur s'attache à ce qu'il y a de plus général dans l'histoire, c'est-à-dire à l'enchaînement des causes probables et des pro- bables effets. Montesquieu y fait preuve de pénétra- tion, de sagacité, d'une grande intelligence des mœurs et des caractères des hommes. Il y montre admirablement les effets de l'avidité, de « l'avarice » incoercible d'un peuple que ses succès ont enivré et comme déchaîné à travers le monde et qui a su tout vaincre excepté lui-même ; et son ouvrage est ainsi, en même temps qu'un grand tableau, une grande leçon sur laquelle, à toutes les époques de l'humanité, les grandes nations doivent méditer.

La pensée complète de Montesquieu est dans VEsprit des Lois. VEsprit des Lois est une sociologie complète. C'est comme un élargissement du précé-

VI

INTRODUCTION.

dent livre. Si les Considérations étaient un examen des causes de la grandeur des Romains et des causes de leur décadence, V Esprit des Lois est un examen des causes de la grandeur et des causes de la décadence de tous les peuples. Au fond V Esprit des Lois est une pathologie sociale. Ce qui y est surtout étudié ce sont les maladies qui s'attaquent à la complexion des peuples et qui les font peu à peu ou rapidement périr. Chez tel peuple c'est la démagogie, chez tel autre c'est l'aristocratie trop fermée et trop égoïste, chez tel autre c'est le despotisme, qui est l'élément initial et permanent de ruine et de mort. Et c'est une chose admirable comme Montesquieu saisit et isole le principe du mal et en suit pas à pas les dé- veloppements et les progrès.

C'est ce qu'on pourrait appeler la partie des- criptive et proprement historique du livre. Il y a, non pas à part, mais répandu et disséminé dans tout son cours, une partie didactique, c'est-à-dire Montes- quieu indique au moins et souvent affirme ce qu'il veut, ce qu'il croit bon, ce qu'il recommande. A cet égard le principe ou plutôt le sentiment devenu idée d'où part Montesquieu n'est pas autre chose que l'horreur du despotisme. De ce sentiment les Lettres Persanes étaient déjà toutes pleines. Montes- quieu était à la vie intellectuelle sur la fin du règne de Louis XIV, et du superbe despote il avait gardé une idée et un souvenir dominaient l'indigna- tion et l'horreur.

.INTRODUCTION.

Aussi le fond de Montesquieu a toujours été la haine du despotisme, c'est-à-dire du gouvernement d'un seul, et, en tant qu'auteur didactique, ce qu'il s'est toujours demandé c'est : «Que faut-il pour éviter le gouvernement d'un seul ? »

Ce qu'il faut, selon lui, ce sont les différentes choses suivantes :

Des pouvoirs intermédiaires entre le chef de l'État et le peuple, c'est-à-dire des groupes dépendant du chef de l'État ; mais ayant une certaine autonomie et un certain pouvoir (noblesse, clergé, magistrature), et c'est en cela que Montesquieu est et reste aristo- crate.

La séparation des pouvoirs dirigeants, c'est-à-dire la séparation du pouvoir qui fait les lois, du pouvoir qui les exécute et du pouvoir judiciaire. Il ne faut pas que le roi soit législateur ; il ne faut pas que le pouvoir législatif exécute les lois ; et il ne faut pas que le pouvoir qui juge fasse les lois. Il faut, en un mot, pour que l'autorité ne soit pas despotique, qu'elle soit divisée.

C'est la théorie du gouvernement complexe. Il n'est pas douteux que Montesquieu ne l'ait trouvée dans Aristote et aussi dans Cicéron ; mais il est évident aussi qu'il l'a trouvée, suffisamment précise, dans la constitution anglaise et dans la pratique du gouvernement anglais. Montesquieu est un admirateur et un élève libre et indépendant de l'Angleterre.

Tous ses ouvrages sont pénétrés de l'amour de la

.INTRODUCTION.

liberté. Montesquieu est le père du libéralisme en France. Il a cru, peut-être trop, que l'individu est un principe de force nationale qu'il faut le plus possible laisser indépendant et autonome pour que, pour le plus grand bien de la collectivité, il mette en jeu tout ce qu'il a en lui de puissances. Montes- quieu est profondément individualiste avec, de plus, cette conviction que l'individu doit s'encadrer dans des agrégations naturelles, dans des groupements volontaires qui multiplient ses forces en même temps qu'ils les disciplinent.

Rien de plus juste. Ce qui restait à faire après Montesquieu, c'était reconnaître, tout en les limitant, les droits aussi et les autorités légitimes et nécessaires du pouvoir central, et c'est ce que les successeurs et héritiers de Montesquieu, Benjamin Constant par exemple, se sont appliqués à faire.

Les talents littéraires de Montesquieu sont de premier ordre. Élève, cela se sent, des hommes du xvii^ siècle qui n'ont pas visé à l'éloquence, élève des Saint-Évremont et des La Bruyère, il a d'abord l'esprit, le trait, la pointe (dans le bon sens du mot), quelque chose de pénétrant et d'aigu. Il écrit en épigrammes sans presque y songer ou du moins sans le chercher et il est comme naïvement ingénieux. Il a de plus et comme par suite le style à formules, vigoureusement ramassé et contracté et qui semble frapper la sentence comme une médaille. Une sen- tence est comme une épigramme grave. Montes-

.INTRODUCTION.

quieu y excelle. Son style est rarement imagé et Montesquieu n'est pas un poète, mais il a la force, la vigueur et l'autorité. Montesquieu était magistrat : il a le style d'un magistrat réfléchi, autoritaire, un peu hautain et aussi qui se souvient d'avoir été avocat agressif et spirituel, et souvent aussi il s'élève facilement et sans effort à la plus haute et à la plus libre éloquence.

Le retentissement de son œuvre a été immense. Dès son apparition V Esprit des Lois occupa tous les esprits. Voltaire l'admira et aussi prétendit le réfuter en partie. Jean- Jacques Rousseau en fut si ému qu'il écrivit le Contrat social avec, on peut le dire, les yeux continuellement fixés sur l'ouvrage de Mon- tesquieu. Le Contrat social est l'antithèse et l'anta- goniste de V Esprit des Lois. Au libéralisme il oppose l'omnipotence de l'État, à l'aristocratisme la dé- mocratie presque pure, à la pondération et à l'équi- libre des pouvoirs un pouvoir unique qui, seulement, au lieu du pouvoir royal, sera la souveraineté du peuple ; à la constitution anglaise analysée avec éloge et évidemment recommandée par Montesquieu, une constitution analogue à l'antique constitution athénienne. A partir du Contrat social il y eut en France deux écoles politiques principales : l'école libérale dérivant de Montesquieu, l'école démocra- tique procédant de Jean- Jacques Rousseau.

Sous la Révolution française l'influence de Mon- tesquieu est très grande encore et inspire plusieurs

INTRODUCTION.

lois, notamment de l'Assemblée nationale. Elle inspire particulièrement la Déclaration des droits de r homme et du citoyen.

Plus tard on sait assez que l'influence de Jean- Jacques Rousseau prévalut et que la souveraineté du peuple devint chez les Français une espèce de dogme. Cependant le parti libéral, qui n'a jamais cessé d'exister en France, est resté Adèle aux pensées directrices de Montesquieu et a toujours cherché à maintenir la séparation et la pondération des pouvoirs et les droits de l'individu, c'est à savoir les deux choses qui sont la garantie même de la liberté politique.

Toute politique à part, Montesquieu reste un des plus grands hommes de la littérature française et de la pensée française. Il a fait entrer la sociologie dans la littérature comme les Pascal et les Bossuet y avaient fait entrer la théologie. Il a revêtu d'une forme nette, précise et éclatante des idées jusqu'à lui abstraites et comme enveloppées en elles-mêmes. Il a comme rendu vivantes des théories sèches jusqu'à lui et comme inanimées dans leur dessin maigre et aride. Il a surtout compris que les théories politiques sont sans portée sur les esprits et sans efficace si elles ne sortent pas de l'histoire ou ne s'appuient pas sur l'histoire, et jamais il n'a cessé ni omis d'être tout à la fois un théoricien qui suit des idées et un historien qui les montre vivantes et palpables dans les faits soit anciens soit contemporains. Il est un théoricien historien et un historien à qui l'histoire

INTRODUCTION.

donne des idées générales. Il y a dans cela toute .' une méthode que l'on fera toujours bien de suivre ; il y a de plus un génie qui lui était particulier et qu'il garde, mais dont on peut s'inspirer du moins et recevoir la salutaire et forte influence. Comme savant, comme homme de pensée, comme homme d'imagination dans les idées, comme écrivain enfin ingénieux et puissant, Montesquieu est un des plus grands esprits de l'humanité.

EMILE FAGUET.

LETTRES PERSANES

Pages

Quelques réflexions sur les Lettres Persanes . 19 Introduction ....... 23

Lettres Persanes ...... 25

GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS

I. Commencements de Rome. Ses guerres 333

II. De l'art de la guerre chez les Romains 342

III. Comment les Romains purent s'agrandir 348

IV. Des Gaulois. De Pyrrhus. Parallèle de

Carthage et de Rome. Guerre d'Annibal . . . . . «352

V. De l'état de la Grèce, de la ^^lacédoine, de la Syrie et de l'Egypte, après l'abaissement des Carthaginois . . 364

INTRODUCTION.

donne des idées générales. Il y a dans cela toute une méthode que l'on fera toujours bien de suivre ; il y a de plus un génie qui lui était particulier et qu'il garde, mais dont on peut s'inspirer du moins et recevoir la salutaire et forte influence. Comme savant, comme homme de pensée, comme homme d'imagination dans les idées, comme écrivain enfin ingénieux et puissant, Montesquieu est un des plus grands esprits de l'humanité.

EMILE FAGUET.

zn

'm^mmf^>.

Pages 19

LETTRES PERSANES

Quelques réflexions sur les Lettres Persanes . Introduction ....... 23

Lettres Persanes 25

GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS

I. Commencements de Rome. Ses guerres 333

II. De l'art de la guerre chez les Romains 342

III. Comment les Romains purent s'agrandir 348

Des Gaulois. De Pyrrhus. Parallèle de Carthage et de Rome. Guerre d'Annibal ......

V. De l'état de la Grèce, de la Macédoine, de la Syrie et de l'Egypte, après l'abaissement des Carthaginois .

352

364

14 TABLE

Pages

VI. De la conduite que les Romains tinrent

pour soumettre tous les peuples . 375

VIL Comment Mithridate put leur résister 387

VI IL Des divisions qui furent toujours dans

la ville 390

IX. Deux causes de la perte de Rome . 397

X. De la corruption des Romains . . 403

XL De Sylla. De Pompée et César . 406

XII. De l'état de Rome après la mort de

César . . . . . .419

XIII. Auguste ..... . 425

XIV. Tibère 434

XV. Des empereurs depuis Caïus Caligula

jusqu'à Antonin .... 440

XVI. De l'état de l'empire depuis Antonin

jusqu'à Probus . . . «451

XVII. Changement dans l'État . . . 463

XVIII. Nouvelles maximes prises par les

Romains ..... 472

XIX. Grandeur d'Attila. Cause de l'établisse- ment des barbares. Raisons pourquoi l'empire d'Occident fut le premier abattu 479

TABLE 15

Pages

XX. Des conquêtes de Justinien. De son gouvernement ....

XXL Désordes de l'empire d'Orient .

XXIL Faiblesse de l'empire d'Orient .

XXIIL Raison de la durée de l'empire d'Orient Sa destruction

488 498

504

S16

Dissertation sur la Politique des Romains

DANS LA Religion 525

LETTRES PERSANES

QUELQUES REFLEXIONS SUR LES LETTRES PERSANES

Rien n'a plu davantage dans les Lettres Persanes que d'y trouver, sans y penser, une espèce de roman. On en voit le commencement, le progrès, la fin : les divers personnages sont placés dans une chaîne qui les lie. A mesure qu'ils font un plus long séjour en Europe, les mœurs de cette partie du monde prennent dans leur tête un air moins merveilleux et moins bizarre ;.et ils sont plus ou moins frappés de ce bizarre et de ce merveilleux, suivant la dif- férence de leurs caractères. D'un autre côté, le désordre croît dans le sérail d'Asie à proportion de la longueur de l'absence d'Usbek, c'est-à-dire à mesure que la fureur augmente, et que l'amour diminue.

D'ailleurs ces sortes de romans réussissent ordinairement, parce que l'on rend compte soi- même de sa situation actuelle ; ce qui fait plus sentir les passions que tous les récits qu'on en pour- rait faire. Et c'est une des causes du succès de quelques ouvrages charmants qui ont paru depuis les Lettres Persanes.

Enfin, dans les romans ordinaires, les digressions ne peuvent être permises que lorsquelles forment elles-mêmes un nouveau roman. On n'y saurait mêler de raisonnements, parce que, aucuns des

30

20 LETTRES PERSANES

personnages n'y ayant été assemblés pour raisonner, cela choquerait le dessein et la nature de l'ouvrage. Mais, dans la forme de lettres, les acteurs ne sont pas choisis, et les sujets qu'on traite ne sont dépendants d'aucun dessein ou d'aucun plan déjà formé, l'auteur s'est donné l'avantage de pouvoir joindre de la philosophie, de la politique et de la morale à un roman, et de lier le tout par une chaîne secrète et en quelque façon inconnue.

Les Lettres Persanes eurent d'abord un débit si prodigieux, que les libraires mirent tout en usage pour en avoir des suites. Ils allaient tirer par la manche tous ceux qu'ils rencontraient : « Monsieur, disaient-ils, faites-moi des Lettres Persanes. »

Mais ce que je viens de dire sufht pour faire voir qu'elles ne sont susceptibles d'aucune suite, encore moins d'aucun mélange avec des lettres écrites d'une autre main, quelque ingénieuses qu'elles puissent être.

Il y a quelques traits que bien des gens ont trouvés bien hardis ; mais ils sont priés de faire attention à la nature de cet ouvrage. Les Persans qui doivent y jouer un si grand rôle se trouvaient tout à coup transplantés en Europe, c'est-à-dire dans un autre univers. Il y avait un temps il fallait nécessairement les représenter pleins d'igno- rance et de préjugés : on n'était attentif qu'à faire voir la génération et le progrès de leurs idées. Leurs premières pensées devaient être singulières : il semblait qu'on avait rien à faire qu'à leur donner l'espèce de singularité qui peut compatir avec de l'esprit ; on n'avait à peindre que le sentiment qu'ils avaient eu à chaque chose qui leur avait paru extraordinaire. Bien loin qu'on pensât à intéresser quelque principe de notre religion, on ne se soupçonnait pas même d'imprudence. Ces

LETTRES PERSANES 21

traits se trouvent toujours liés avec le sentiment de surprise et d'étonnement, et point avec l'idée d'examen, et encore moins avec celle de critique. En parlant de notre religion, ces Persans ne doivent pas paraître plus instruits que lorsqu'ils parlaient de nos coutumes et de nos usages ; et, s'ils trouvent quelquefois nos dogmes singuliers, cette singularité est toujours marquée au coin de la parfaite igno- rance des liaisons qu'il y a entre ces dogmes et nos autres vérités.

On fait cette justification par amour pour ces grandes vérités, indépendamment du respect pour le genre humain, que l'on n'a certainement pas voulu frapper par l'endroit le plus tendre. On prie donc le lecteur de ne pas cesser un moment de regarder les traits dont je parle comme des effets de la sur- prise de gens qui devaient en avoir, ou comme des paradoxes faits par des hommes qui n'étaient pas même en état d'en faire. Il est prié de faire attention que tout l'agrément consistait dans le contraste éternel entre les choses réelles et la manière sin- guHère, naïve ou bizarre, dont elles étaient aperçues. Certainement la nature et le dessein des Lettres Persanes sont si à découvert qu'elles ne tromperont jamais que ceux qui voudront se tromper eux- mêmes.

INTRODUCTION

Je ne fais point ici d'épître dédicatoire, et je ne demande point de protection pour ce livre : on le lira, s'il est bon ; et, s'il est mauvais, je ne me soucie pas qu'on le lise.

J'ai détaché ces premières lettres pour essayer le goût du public : j'en ai un grand nombre d'autres dans mon portefeuille, que je pourrai lui donner dans la suite.

Mais c'est à condition que je ne serai pas connu : car, si l'on vient à savoir mon nom, dès ce moment je me tais. Je connais une femme qui marche assez bien, mais qui boite dès qu'on la regarde. C'est assez des défauts de l'ouvrage, sans que je présente encore à la critique ceux de ma personne. Si l'on savait qui je suis, on dirait : Son livre jure avec son caractère ; il devrait employer son temps à quelque chose de mieux, cela n'est pas digne d'un homme grave. Les critiques ne manquent jamais ces sortes de réflexions, parce qu'on les peut faire sans essayer beaucoup son esprit.

Les Persans qui écrivent ici étaient logés avec moi ; nous passions notre vie ensemble. Comme ils me regardaient comme un homme d'un autre monde, ils ne me cachaient rien. En effet, des gens transplantés de si loin ne pouvaient plus avoir de secrets. Ils me communiquaient la plupart de leurs lettres; je les copiai. J'en surpris même quelques- unes, dont ils se seraient bien gardés de me faire

24 LETTRES PERSANES

confidence, tant elles étaient mortifiantes pour la vanité et la jalousie persane.

Je ne fais donc que l'office de traducteur : toute ma peine a été de mettre l'ouvrage à nos mœurs. J'ai soulagé le lecteur du langage asiatique autant que je l'ai pu, et l'ai sauvé d'une infinité d'expressions sublimes qui l'auraient ennuyé jusque dans les nues.

Mais ce n'est pas tout ce que j'ai fait pour lui. J'ai retranché les longs compliments, dont les Orientaux ne sont pas moins prodigues que nous ; et j'ai passé un nombre infini de ces minuties qui ont tant de peine à soutenir le grand jour, et qui doivent toujours mourir entre deux amis.

Si la plupart de ceux qui nous ont donné des recueils de lettres avaient fait de même, ils auraient vu leur ouvrage s'évanouir.

Il y a une chose qui m'a souvent étonné ; c'est de voir ces Persans quelquefois aussi instruits que moi-même des mœurs et des manières de la nation, jusqu'à en connaître les plus fines circonstances, et à remarquer des choses qui, je suis sûr, ont échappé à bien des Allemands qui ont voyagé en jFrance. J'attribue cela au long séjour qu'ils y ont fait : sans compter qu'il est plus facile à un Asiatique de s'instruire des mœurs des Français dans un an, qu'il ne l'est à un Français de s'instruire des mœurs des Asiatiques dans quatre ; parce que les uns se livrent autant que les autres se communiquent peu.

L'usage a permis à tout traducteur, et même au plus barbare commentateur, d'orner la tête de sa version ou de sa glose du panégyrique de l'original, st d'en relever l'utiHté, le mérite et l'excellence. Je ne l'ai point fait : on en devinera facilement les raisons. Une des meilleures est que ce serait une chose très ennuyeuse, placée dans un lieu déjà très ennuyeux de lui-même, je veux dire une préface.

LETTRES PERSANES

Lettre I. Usbek a son ami Rustan. A Ispahan.

NOUS n'avons séjourné qu'un jour à Com. Lorsque nous eûmes fait nos dévotions sur le tombeau de la vierge^ qui a mis au monde douze prophètes, nous nous remîmes en chemin ; et hier, vingt-cinquième jour de notre départ d'Ispahan, nous arrivâmes à Tauris.

Rica et moi sommes peut-être les premiers parmi les Persans quej/envie de savoir ait fait sortir de leur pays, et qui aient renoncé aux douceurs d'une vie tranquille gour aller chercher laborieusement la_sagesse.

Nous sommes nés dans un ro3'aume florissant ; mais nous n'avons pas cru que ses bornes fussent celles de nos connaissances, et que la lumière orientale dût seule nous éclairer.

Mande-moi ce que Ton dit de notre vo^-age ; ne me flatte point. Je ne compte pas sur un grand nombre d'approbateurs. Adresse ta lettre à Erzeron, je séjournerai quelque temps. Adieu, mon cher Rustan. Sois assuré qu'en quelque lieu du monde je sois, tu as un ami fidèle.

De Tauris, le 15 de la lune de saphar, 1711, 1 Fatime, fille de Mahomet.

26 LETTRES PERSANES

Lettre IL Usbek au premier eunuque

NOIR.

A son sérail d'Ispahan.

Tu es le gardien fidèle des plus belles femmes de Perse ; je t'ai confié ce que j'avais dans le monde de plus cher : tu tiens en tes mains les clefs de ces portes fatales qui ne s'ouvrent que pour moi. Tandis que tu veilles sur ce dépôt précieux de mon cœur, il se repose et jouit d'une sécurité entière. Tu fais la garde dans le silence de la nuit comme dans le tumulte du jour. Tes soins infatigables soutiennent la vertu lorsqu'elle chancelle. Si les femmes que tu gardes voulaient sortir de leur devoir, tu leur en ferais perdre l'espérance. Tu es le fléau du vice et la colonne de la fidélité.

Tu leur commandes et leur obéis. Tu exécutes aveuglément toutes leurs volontés, et leur fais exécuter de même les lois du sérail ; tu trouves de la gloire à leur rendre les services les plus vils ; tu te soumets avec respect et avec crainte à leurs ordres légitimes ; tu les sers comme l'esclave de leurs esclaves. Mais, par un retour d'empire, tu commandes en maître comme moi-même, quand tu crains le relâchement des lois de la pudeur et de la modestie.

Souviens- toi toujours du néant d'où je t'ai fait sortir, lorsque tu étais le dernier de mes esclaves, pour te mettre en cette place et te confier les délices de mon cœur : tiens-toi dans un profond abaisse- ment auprès de celles qui partagent mon amour ; mais fais-leur en même temps sentir leur extrême dépendance. Procure-leur tous les plaisirs qui peuvent être innocents ; trompe leurs inquiétudes ;

LETTRES PERSANES 27

amuse-les par la musique, les danses, les boissons délicieuses ; persuade-leur de s'assembler souvent. Si elles veulent aller à la campagne, tu peux les y mener : mais fais faire main-basse sur tous les hom- mes qui se présenteront devant elles. Exhorte-les à la propreté, qui est l'image de la netteté de l'âme : parle-leur quelquefois de moi. Je voudrais les re- voir dans ce Heu charmant qu'elles embellissent. Adieu.

De Tauris, le i8 de la lune de saphar, 1711.

Lettre IIL Zachi a Usbek. A Tauris.

Nous avons ordonné au chef des eunuques de nous mener à la campagne ; il te dira qu'aucun accident ne nous est arrivé. Quand il fallut traverser la rivière et quitter nos litières, nous nous mîmes, selon la coutume, dans des boîtes : deux esclaves nous portèrent sur leurs épaules, et nous échap- pâmes à tous les regards.

Comment aurais-je pu vivre, cher Usbek, dans ton sérail d'Ispahan ; dans ces lieux qui, me rap- pelant sans cesse mes plaisirs passés, irritaient tous les jours mes désirs avec une nouvelle violence? J'errais d'appartements en appartements, te cher- chant toujours, et ne te trouvant jamais, mais rencontrant partout un cruel souvenir de ma féUcité passée. Tantôt je me voyais en ce Heu où, pour la première fois de ma vie, je te reçus dans mes bras ; tantôt dans celui tu décidas cette fameuse querelle entre tes femmes. Chacune de nous se prétendait supérieure aux autres en beauté : nous nous présentâmes devant toi, après avoir épuisé

28 LETTRES PERSANES

tout ce que l'imagination peut fournir de parures et d'ornements : tu vis avec plaisir les miracles de notre art ; tu admiras jusqu'où nous avait em- portées l'ardeur de te plaire. Mais tu fis bientôt coder ces charmes empruntés à des grâces plus naturelles ; tu détruisis tout notre ouvrage : il fallut nous dépouiller de ces ornements qui t'étaient devenus incommodes ; il fallut paraître à ta vue dans la simplicité de la nature. Je comptai pour rien la pudeur ; je ne pensai qu'à ma gloire. Heureux Usbek ! que de charmes furent étalés à tes yeux ! Nous te vîmes longtemps errer d'enchantements en enchantements : ton âme incertaine demeura long- temps sans se fixer ; chaque grâce nouvelle te demandait un tribut ) nous fûmes en un moment toutes couvertes de tes baisers ; tu portas tes curieux regards dans les lieux les plus secrets ; tu nous fis passerenun instant dans mille situations différentes; toujours denouveaux commandements, et une obéis- sance toujours nouvelle. Je te l'avoue, Usbek, une passion encore plus vive que l'ambition me fit sou- haiter de te plaire. Je me vis insensiblement devenir la maîtresse de ton cœur ; tu me pris, tu me quittas ; tu revins à moi, et je sus te retenir : le triomphe fut tout pour moi, et le désespoir pour mes rivales. Il nous sembla que nous fussions seuls dans le monde : tout ce qui nous entourait ne fut plus digne de nous occuper. Plût au ciel que mes rivales eussent eu le courage de rester témoins de toutes les marques d'amour que je reçus de toi ! Si elles avaient bien vu mes transports, elles auraient senti la différence qu'il y a de mon amour au leur; elles auraient vu que, si elles pouvaient disputer avec moi de charmes, elles ne pouvaient pas disputer de sensibilité... Mais suis- je ? m'emmène ce vain récit ? C'est un malheur de n'être point aimée ; mais c'est

LETTRES PERSANES 29

un affront de ne l'être plus. Tu nous quittes, Usbek, pour aller errer dans des climats barbares. Quoi ! tu comptes pour rien Tavantage d'être aimé ! Hélas ! tu ne sais pas même ce que tu perds ! Je pousse des soupirs qui ne sont point entendus ! mes larmes coulent, et tu n'en jouis pas ! il semble que l'amour respire dans le sérail, et ton insen- sibilité t'en éloigne sans cesse ! Ah ! mon cher Usbek, si tu savais être heureux !

Du sérail de Fatmé, le 21 de la lune de maharram, 1711.

Lettre IV. Zéphis a L^sbek.

A Erzeron.

Enfin ce monstre noir a résolu de me désespérer. Il veut à toute force m'ôter mon esclave Zélide, ZéHde qui me sert avec tant d'affection, et dont les adroites mains portent partout les ornements et les grâces. Il ne lui suffit pas que cette séparation soit douloureuse, il veut encore qu'elle soit dés- honorante. Le traître veut regarder comme criminels les motifs de ma confiance ; et parce qu'il s'ennuie derrière la porte, je le renvoie toujours, il ose supposer qu'il a entendu ou vu des choses que je ne sais pas même imaginer ! Je suis bien malheureuse ! Ma retraite ni ma vertu ne sauraient me mettre à l'abri de ses soupçons extravagants : un vil esclave vient m'attaquer jusque dans ton cœur, et il faut que je m'y défende ! Non, j'ai trop de respect pour moi-même pour descendre jusqu'à des justifications : je ne veux d'autre garant de ma conduite que toi- même, que ton amour, que le mien, et, s'il faut te le dire, cher Usbek, que mes larmes.

Du sérail de Fatmé, le 29 de la lune de maharram, 1711.

30 LETTRES PERSANES

Lettre V. Rustan a Usbek.

A Erzeron.

Tu es le sujet de toutes les conversations dlspahan ; on ne parle que de ton départ. Les uns l'attribuent à une légèreté d'esprit, les autres à quelque chagrin : tes amis seuls te défendent, et ils ne persuadent personne. On ne peut comprendre que tu puisses quitter tes femmes, tes parents, tes amis, ta patrie, pour aller dans des climats in- connus aux Persans. La mère de Rica est incon- solable ; elle te demande son fils, que tu lui as, dit- el'le, enlevé. Pour moi, mon cher Usbek, je me sens naturellement porté à approuver tout ce que tu fais : mais je ne saurais te pardonner ton absence ; et quelques raisons que tu m'en puisses donner, mon cœur ne les goûtera jamais. Adieu. Aime-moi toujours.

D'Ispahan, le 28 de la lune de rebiab i, 1711.

Lettre VT. Usbek a son ami Nessir. A Ispahan.

A une journée d'Érivan nous quittâmes la Perse pour entrer dans les terres de l'obéissance des Turcs. Douze jours après nous arrivâmes à Erzeron, nous séjournerons trois ou quatre mois.

Il faut que je te l'avoue, Nessir ; j'ai senti une douleur secrète quand j'ai perdu la Perse de vue et que je me suis trouvé au milieu des perfides Osmanhns. A mesure que j'entrais dans les pays de ces profanes, il me semblait que je devenais profane moi-même.

LETTRES PERSANES 31

Ma patrie, ma famille, mes amis, se sont présentés à mon esprit ; ma tendresse s'est réveillée ; une certaine inquiétude a achevé de me troubler, et m'a fait connaître que, pour mon repos, j'avais trop entrepris.

Mais ce qui afflige le plus mon cœur, ce sont mes femmes. Je ne puis penser à elles que je ne sois dé- voré de chagrin.

Ce n'est pas, Nessir, que je les aime : je me trouve à cet égard dans une insensibilité qui ne me laisse point de désirs. Dans le nombreux sérail j 'ai vécu, j'ai prévenu l'amour, et l'ai détruit par lui-même : mais, de ma froideur même, il sort une jalousie secrète qui me dévore. Je vois une troupe de femmes laissées presque à elles-mêmes ; je n'ai que des âmes lâches qui m'en répondent. J'aurais peine à être en sûreté si mes esclaves étaient fidèles : que serait-ce s'ils ne le sont pas ? Quelles tristes nouvelles peuvent m'en venir dans les pays éloignés que je vais parcourir ! C'est un mal mes amis ne peuvent porter de remède : c'est un lieu dont ils doivent ignorer les tristes secrets; et qu'y pour- raient-ils faire ? N'aimerais-je pas mille fois mieux une obscure impunité qu'une correction éclatante ? Je dépose en ton cœur tous mes chagrins, mon cher Nessir : c'est la seule consolation qui me reste dans l'état je suis.

D'Erzeron, le lo de la lune de rebiab 2, 1711.

Lettre VIL Fatmé a Usbek.

A Erzeron.

Il y a deux mois que tu es parti, mon cher Usbek, et, dans l'abattement je suis, je ne puis pas me

"32

LETTRES PERSANES

le persuader encore. Je cours tout le sérail comme si tu y étais; je ne suis point désabusée. Que veux- tu que devienne une femme qui t'aime, qui était accoutumée à te tenir dans ses bras, qui n'était occupée que du soin de te donner des preuves de sa tendresse, libre par l'avantage de sa naissance, esclave par la violence de son amour ?

Quand je t'épousai, mes yeux n'avaient point encore vu le visage d'un homme : tu es le seul en- core dont la vue m'ait été permise ; car je ne compte point au rang des hommes ces eunuques affreux dont la moindre imperfection est de n'être pou?*^ vhommes. Quand je compare la beauté de ton visMii» avec la difformité du leur, je ne puis m'empêcj^- de m'estimer heureuse. Mon imagination ne fournit point d'idée plus ravissante que les char enchanteurs de ta personne. Je te le jure, Usbe > quand il me serait permis de sortir de ce lieu < je suis enfermée par la nécessité de ma conditic". quand je pourrais me dérober à la garde qui m'ei vironne ; quand il me serait permis de choisir pann tous les hommes qui vivent dans cette capital des nations ; Usbek, je te le jure, je ne choiôiraib que toi. Il ne peut y avoir que toi dans le monde qui mérites d'être aimé.

Ne pense pas que ton absence m'ait fait négligi une beauté qui t'est chère. Quoique je ne doiv- être vue de personne, et que les ornements dont ' me pare soient inutiles à ton bonheur, je cherche cependant à m'entretenir dans l'habitude de plaire ; je ne me couche point que je ne me sois parfumée des essences les plus délicieuses. Je me rappelle ce temps heureux tu venais dans mes bras ; un songe flatteur qui me séduit me montre ce cher objet de mon amour ; mon imagination se perd dans ses désirs, comme elle se flatte dans ses espé-

rancÉS. Je P

pâ;:'- pas veille:: il me >

rappelic :.... animée... Tn a possible '■ - m ve:: senîsi;, "çpé: .]ne:a:- I ;,.sers,

-■'rpeu:

khi, ! ) fUê ',

mî'at jJafè, èaij,

'M êtes ?ie nous : '^îai'tezcor ^m bier

■;erontirnî„ ^ïe aimer- «mpéramer- ''érite,

teedefo;-

?3:^^

LETTRES PERSANES

33

ïni comme :.ÇiieveiLx- X m ét?J;.

M iiâiiSûT.C 1

avant p:: i es le seul ^

ir)etiecomi

:ina

.i inre, l'six deceliett"

(ieclioisiipi|nn tte capital

lenedoiv

-;::;ioiit ."■e riercb

-ocedia

rances. Je pense quelquefois que, dégoûté d'un pénible voyage, tu vas revenir à nous ; la nuit se passe dans des songes qui n'appartiennent ni à la veille ni au sommeil : je te cherche à mes côtés, et il me semble que tu me fuis ; enfin le feu qui me dévore dissipe lui-m.ême ces enchantements et rappelle mes esprits. Je me trouve pour lors si animée... Tu ne le croirais pas, Usbek; il est im- possible de vivre dans cet état : le feu coule dans mes veines. Que ne puis-je t'exprimer ce que je sens si bien ! et comment sens- je si bien ce que je "e puis t'exprimer ? Dans ces moments, Usbek, je i^nnerais l'empire du monde pour un seul de tes .Jsers. Qu'une femme est malheureuse d'avoir sifr^ désirs si violents, lorsqu'elle est privée de celui éî^/ïi peut seul les satisfaire ; que, livrée à elle- :-fcèriie, n'ayant rien qui puisse la distraire, il faut ..Qu'elle vive dans l'habitude des soupirs et dans la ;'— eur d'une passion irritée ; que, bien loin d'être -ieureuse^ elle n'a pas même l'avantage de servir h la félicité d'un autre : ornement inutile d'un 3Èrail, gardée pour l'honneur, et non pas pour àh bonheur de son époux !

Vous êtes bien cruels, vous autres hommes ! '\^ous êtes charmés que nous ayons des désirs T^e nous ne puissions pas satisfaire ; vous nous t3raitez comme si nous étions insensibles, et vous ocriez bien fâchés que nous le fussions ; vous *^,royez que nos désirs, si longtemps mortifiés, ' .eront irrités à votre vue. Il y a de la peine à se éaire aimer ; il est plus court d'obtenir de notre .empérament ce que vous n'osez espérer de votre mérite.

Adieu, mon cher Usbek, adieu. Compte que je ne vis que pour t' adorer : mon âme est toute pleine de toi ; et ton absence, bien loin de te faire 2

;tl#

32 LETTRES PERSANES

le persuader encore. Je cours tout le sérail comme si tu y étais; je ne suis point désabusée. Que veux- tu que devienne une femme qui t'aime, qui était accoutumée à te tenir dans ses bras, qui n'était occupée que du soin de te donner des preuves de sa tendresse, libre par l'avantage de sa naissance, esclave par la violence de son amour ?

Quand je t'épousai, mes yeux n'avaient point encore vu le visage d'un homme : tu es le seul en- core dont la vue m'ait été permise ; car je ne compte point au rang des hommes ces eunuques affreux dont la moindre imperfection est de n'être poi??^ Jiommes. Quand je compare la beauté de ton visaii» avec la difformité du leur, je ne puis m'empêcj;-:^ de m'estimer heureuse. Mon imagination ne fournit point d'idée plus ravissante que les char enchanteurs de ta personne. Je te le jure, Usbt quand il me serait permis de sortir de ce lieu - je suis enfermée par la nécessité de ma conditic^ quand je pourrais me dérober à la garde qui m'ei vironne ; quand il me serait permis de choisir parm tous les hommes qui vivent dans cette capital des nations ; Usbek, je te le jure, je ne choidraiï, que toi. Il ne peut y avoir que toi dans le monde qui mérites d'être aimé.

Ne pense pas que ton absence m'ait fait négligi une beauté qui t'est chère. Quoique je ne doiv être vue de personne, et que les ornements dont i me pare soient inutiles à ton bonheur, je cherclu cependant à m'entretenir dans l'habitude de plaire . je ne me couche point que je ne me sois parfumé^ des essences les plus délicieuses. Je me rappelle ce temps heureux tu venais dans mes bras ; un songe flatteur qui me séduit me montre ce cher objet de mon amour ; mon imagination se perd dans ses désirs, comme elle se flatte dans ses espé-

LETTRES PERSANES 33

rances. Je pense quelquefois que, dégoûté d'un pénible voyage, tu vas revenir à nous ; la nuit se passe dans des songes qui n'appartiennent ni à la veille ni au sommeil : je te cherche à mes côtés, et il me semble que tu me fuis ; enfin le feu qui me dévore dissipe lui-m.ême ces enchantements et rappelle mes esprits. Je me trouve pour lors si animée... Tu ne le croirais pas, Usbek; il est im- possible de vivre dans cet état : le feu coule dans mes veines. Que ne puis- je t 'exprimer ce que je sens si bien ! et comment sens- je si bien ce que je "e puis t'exprimer ? Dans ces moments, Usbek, je

i^nnerais l'empire du monde pour un seul de tes

,users. Qu'une femme est malheureuse d'avoir sifT» désirs si violents, lorsqu'elle est privée de celui Tr:>ftï peut seul les satisfaire ; que, livrée à elle- ^îlériie, n'ayant rien qui puisse la distraire, il faut i;oi'elle vive dans l'habitude des soupirs et dans la 7'- eur d'une passion irritée ; que, bien loin d'être ■lEureuse, elle n'a pas même l'avantage de ser\'ir il la félicité d'un autre : ornement inutile d'un ■sÊrail, gardée pour l'honneur, et non pas pour à'e bonheur de son époux !

Vous êtes bien cruels, vous autres hommes !

rous êtes charmés que nous ayons des désirs •^e nous ne puissions pas satisfaire ; vous nous traitez comme si nous étions insensibles, et vous 3çriez bien fâchés que nous le fussions ; vous <^xoyez que nos désirs, si longtemips mortifiés, 'feront irrités à votre vue. Il y a de la peine à se éaire aimer ; il est plus court d'obtenir de notre

.empérament ce que vous n'osez espérer de votre mérite.

Adieu, mon cher Usbek, adieu. Compte que je ne vis que pour t' adorer : mon âme est toute pleine de toi ; et ton absence, bien loin de te faire 2

34 LETTRES PERSANES

oublier, animerait mon amour s'il pouvait devenir plus violent.

Du sérail d'Iapahan, le 13 de la lune de rebiab i, 1711.

Lettre VIII. Usbek a son ami Rustan. A Ispahan.

Ta lettre m'a été rendue à Erzeron, Je suis. Je m'étais bien douté que mon départ ferait du bruit ; je ne m'en suis point mis en peine. Que veux-tu que je suive, la prudence de mes ennemis, ou la mienne ?

Je parus à la cour dès ma plus tendre jeunesse ; je puis le dire, mon cœur ne s'y corrompit point : je formai même un grand dessein, j'osai y être vertueux. Dès que je connus le vice, je m'en éloi- gnai ; mais je m'en approchai ensuite, pour le démasquer. Je portai la vérité jusqu'au pied du trône; j'y parlai un langage jusqu'alors inconnu; je déconcertai la flatterie, et j'étonnai en même temps les adorateurs et l'idole.

Mais quand je vis que ma sincérité m'avait fait des ennemis ; que je m'étais attiré la jalousie des ministres sans avoir la faveur du prince ; que, dans une cour corrompue, je ne me soutenais plus que par une faible vertu, je résolus de la quitter. Je feignis un grand attachement pour les sciences ; et, à force de feindre, il me vint réellement. Je ne me mêlai plus d'aucunes affaires ; et je me retirai dans une maison de campagne. Mais ce parti même avait ses inconvénients : je restais toujours exposé à la malice de mes ennemis, et je m'étais presque ôté les moyens de m'en garantir. Quelques

LETTRES PERSANES 35

avis secrets me firent penser à moi sérieusement : je résolus de m'exiler de ma patrie, et ma retraite même de la cour m'en fournit un prétexte plausible. J'allai au roi ; je lui marquai l'envie que j'avais de m'instruire dans les sciences de l'Occident ; je lui insinuai qu'il pourrait tirer de l'utilité de mes voyages : je trouvai grâce devant ses yeux ; je partis, et je dérobai une victime à mes ennemis.

Voilà, Rustan, le véritable motif de mon voyage. Laisse parler Ispahan ; ne me défends que devant ceux qui m'aiment. Laisse à mes ennemis leurs interprétations malignes : je suis trop heureux que ce soit le seul mal qu'ils me puissent faire.

On parle de moi à présent : peut-être ne serai- je que trop oublié, et que mes amis... Non, Rustan, je ne veux point me livrer à cette triste pensée : je leur serai toujours cher ; je compte sur leur fidélité comme sur la tienne.

D'Erzeron, le 20 de la lime de gemmadi 2, 1711.

Lettre IX. Le premier eunuque a Ibbi. A Erzeron,

Tu suis ton ancien maître dans ses voyages ; tu parcours les provinces et les royaumes ; les chagrins ne sauraient faire d'impression sur toi : chaque instant te montre des choses nouvelles ; tout ce que tu vois te récrée et te fait passer le temps sans le sentir.

Il n'en est pas de même de moi qui, enfermé dans une affreuse prison, suis toujours environné des mêmes objets, et dévoré des mêmes chagrins. Je gémis accablé sous le poids des soins et des

36 LETTRES PERSANES

inquiétudes de cinquante années ; et, dans le cours d'une longue vie, je ne puis pas dire avoir eu un jour serein et un moment tranquille.

Lorsque mon premier maître eut forme le cruel projet de me coniïer ses femmes, et m'eut obligé, par des séductions soutenues de mille menaces, de me séparer pour jamais de moi-même, las de servir dans les emplois les plus pénibles, je comptai sacrifier mes passions à mon repos et à ma fortune. Malheureux que j'étais ! mon esprit préoccupé me faisait voir le dédommagement et non pas la perte : j'espérais que je serais délivré des atteintes de l'amour par l'impuissance de le satisfaire. Hélas ! on éteignit en moi l'effet des passions sans en éteindre la cause ; et, bien loin d'en être soulagé, je me trouvai environné d'objets qui les irritaient sans cesse. J'entrai dans le sérail, tout m'inspirait le regret de ce que j'avais perdu : je me sentais animé à chaque instant ; mille grâces naturelles semblaient ne se découvrir à ma vue que pour me désoler ; pour comble de malheurs, j'avais toujours devant les yeux un homme heureux. Dans ce temps de trouble, je n'ai jamais conduit une femme dans le Ht de mon maître, je ne l'ai jamais déshabillée, que je ne sois rentré chez moi la rage dans le cœur, et un affreux désespoir dans l'âme.

Voilà comme j'ai passé ma misérable jeunesse. Je n'avais de confident que moi-même. Chargé d'ennuis et de chagrins, il me les fallait dévorer : et ces mêmes femmes que j'étais tenté de regarder avec des yeux si tendres, je ne les envisageais qu'avec des regards sévères ; j'étais perdu si elles m'avaient pénétré «quel avantage n'en auraient- elles pas pris !

Je me souviens qu'un jour que je mettais ime

LETTRES PERSANES 37

femme dans le bain, je me sentis si transporté que je perdis entièrement la raison, et que j'osai porter ma main dans un lieu redoutable. Je crus à la première réflexion que ce jour était le dernier de mes jours. Je fus pourtant assez heureux pour échapper à mille morts ; mais la beauté que j'avais faite confidente de ma faiblesse me vendit bien cher son silence ; je perdis entièrement mon auto- rité sur elle ; et elle m'a obhgé depuis à des con- descendances qui m'ont exposé mille fois à perdre la vie.

Enfin les feux de la jeunesse ont passé ; je suis vieux ; et je me trouve, à cet égard, dans un état tranquille ; je regarde les femmes avec indif- férence, et je leur rends bien tous leurs mépris, et tous les tourments qu'elles m'ont fait souffrir. Je me souviens toujours que j'étais pour les commander ; et il me semble que je redeviens homme dans les occasions je leur commande encore. Je les hais depuis que je les envisage de sens froid, et que ma raison me laisse voir tou.tes lem's faiblesses. Quoique je les garde pour un autre, le plaisir de m.e faire obéir me donne une joie se- crète ; quand je les prive de tout, il me semble que c'est pour moi, et il m'en revient toujours une satisfaction indirecte : je me trouve dans le sérail comme dans \m petit empire ; et mon ambition, la seule passion qui me reste, se satisfait un peu. Je vois avec plaisir que tout roule sur moi, et qu'à tous les instants je suis nécessaire ; je me charge volontiers de la haine de toutes ces femmes, qui m'affermit dans le poste je suis. Aussi n'ont- elles pas affaire à un ingrat : elles me trouvent au-devant de tous leurs plaisirs les plus innocents ; je me présente toujours à elles comme une bar- rière inébranlable ; elles forment des projets, et

38 LETTRES PERSANES

je les arrête soudain ; je m'arme de refus ; je me hérisse de scrupules ; je n'ai jamais dans la bouche que les mots de devoir, de vertu, de pudeur, de modestie. Je les désespère, en leur parlant sans cesse de la faiblesse de leur sexe, et de l'autorité du maître ; je me plains ensuite d'être obligé à tant de sévérité ; et je semble vouloir leur faire entendre que je n'ai d'autre motif que leur propre intérêt, et un grand attachement poiu elles.

Ce n'est pas qu'à mon tour je n'aie un nombre infini de désagréments, et que tous les jours ces femmes vindicatives ne cherchent à renchérir sur ceux que je leur donne. Elles ont des revers ter- ribles. Il y a entre nous comme un flux et un reflux d'empire et de soumission : elles font toujours tomber sur moi les emplois les plus humi hauts ; elles affectent un mépris qui n'a point d'exemple ; et, sans égard pour ma vieillesse, elles me font lever, la nuit, dix fois pour la moindre bagatelle ; je suis accablé sans cesse d'ordres, de commande- ments, d'emplois, de caprices ; il semble qu'elles se relayent pour m' exercer, et que leurs fantaisies se succèdent. Souvent elles se plaisent à me faire redoubler de soins ; elles me font faire de fausses confidences ; tantôt on vient me dire qu'il a paru un jeune homme autour de ces murs ; une autre fois qu'on a entendu du bruit, ou bien qu'on doit rendre une lettre : tout ceci me trouble ; et elles rient de ce trouble ; elles sont charmées de me voir ainsi me tourmenter moi-même. Une autre fois elles m'attachent derrière leur porte, et m'y en- chaînent nuit et jour. Elles sa\Tnt bien feindre des maladies, des défaillances, des frayeurs : elles ne manquent point de prétexte pour me mener au point elles veulent. 11 faut, dans ces occasions, une obéissance aveugle et une complaisance sans

LETTRES PERSANES 39

bornes : un refus dans la bouche d'un homme comme moi serait une chose inouïe, et si je balançais à leur obéir, elles seraient en droit de me châtier. J'aimerais autant perdre la vie, mon cher Ibbi, que de descendre à cette humiliation.

Ce n'est pas tout : je ne suis jamais sûr d'être un instant dans la faveur de mon maître, j'ai autant d'ennemies dans son cœiu", qui ne songent qu'à me perdre : elles ont des quarts d'heure je ne suis point écouté, des quarts d'heure Ton ne refuse rien, des quarts d'heure j'ai toujours tort. Je mène dans le lit de mon maître des femmes irritées : crois-tu que l'on y travaille pour moi, et que mon parti soit le plus fort ? J'ai tout à cramdre de leurs larmes, de leurs soupirs, de leurs embrassements, et de leurs plaisirs même : elles sont dans le lieu de leurs triomphes ; leurs charmes me deviennent terribles : les services présents effacent dans un moment tous mes services passés ; et rien ne peut me répondre d'un maître qui n'est plus à lui-même.

Combien de fois m'est-il arrivé de me coucher dans la faveur, et de me lever dans la disgrâce ! Le jour que je fus fouetté si indignement autour du sérail, qu'avais-je fait ? Je laisse une femme dans les bras de mon maître : dès qu'elle le vit enflammé, elle versa un torrent de larmes ; elle se plaignit, et ménagea si bien ses plaintes, qu'elles augmen- taient à mesure de l'amoiu: qu'elle faisait naître. Comment aurais- je pu me soutenir dans un mo- ment si critique ? Je fus perdu lorsque je m'y attendais le moins ; je fus la victime d'une négo- ciation amoureuse, et d'un traité que les soupirs avaient fait. Voilà, cher Ibbi, l'état cruel dans lequel j'ai toujours vécu.

Que tu es heureux î tes soins se bornent unique-

40 LETTRES PERSANES

ment à la personne d'Usbek. Il t'est facile de lui plaire et de te maintenir dans sa faveur jusques au dernier de tes jours.

Du sérail d'Ispahan, le deruicr de la lune de saphar, 1711.

Lettre X. Mirza a son a:\ii Usbek. A Erzeron.

Tu étais le seul qui pût me dédommager de l'ab- sence de Rica ; et il n'y avait que Rica qui pût me consoler de la tienne. Tu nous manques, Usbek : tu étais l'âme de notre société. Qu'il faut de violence pour rompre les engagements que le cœur et l'esprit ont formés !

Nous disputons ici beaucoup ; nos disputes rou- lent ordinairement sur la morale. Hier on mit en question si les hommes étaient heureux par les plaisirs et les satisfactions des sens ou par la pratique de la vertu. Je t'ai souvent ouï dire que les hommes étaient nés pour être vertueux, et que la justice est une qualité qui leur est aussi propre que l'existence. Explique-moi, je te prie, ce que tu veux dire.

J'ai parlé à des moUaks, qui me désespèrent avec leurs passages de l'Alcoran : car je ne leur parle pas comme vrai croyant, mais comme homme, comme citoyen, comme père de famille. Adieu.

D'Ispahan, le dernier de la lune de saphar, 1711.

LETTRES PERSANES 41

Lettre XL Usbek a Mirza. A Ispahan.

Tu renonces à ta raison pour essayer la mienne ; tu descends jusqu'à me consulter ; tu me crois capable de t'instruire. ^lon cher Mirza, il y a une chose qui me flatte encore plus que la bonne opinion que tu as conçue de moi : c'est ton amitié qui me la procure.

Pour remplir ce que tu me prescris, je n'ai pas cru devoir employer des raisonnements fort ab- straits. Il y a de certaines vérités qu'il ne suffit pas de persuader, mais qu'il faut encore faire sentir ; telles sont les vérités de morale. Peut-être que ce morceau d'histoire te touchera plus qu'une philo- sophie subtile.

Il y avait en Arabie un petit peuple, appelé Troglodyte, qui descendait de ces anciens Troglo- dytes qui, si nous en croyons les historiens, ressem- blaient plus à des bétes qu'à des hommes. Ceux-ci n'étaient point si contrefaits ; ils n'étaient point velus comme des ours, ils ne sifflaient point, ils avaient deux yeux ; mais ils étaient si méchants et si féroces, qu'il n'y avait parmi eux aucun prin- cipe d'équité ni de justice.

Ils avaient un roi d'une origine étrangère, qui, voulant corriger la méchanceté de leur naturel, les traitait sévèrement ; mais ils conjurèrent contre lui, le tuèrent, et exterminèrent toute la famille royale.

Le coup étant fait, ils s'assemblèrent pour choisir un gouvernement ; et, après bien des dissensions, ils créèrent des magistrats. ]Mais à peine les eurent- ils élus, qu'ils leur devinrent insupportables ; et ils les massacrèrent encore. 2a

42 LETTRES PERSANES

Ce peuple, libre de ce nouveau joug, ne consulta plus que son naturel sauvage. Tous les particuliers convinrent qu'ils n'obéiraient plus à personne ; que chacun veillerait uniquement à ses intérêts, sans consulter ceux des autres.

Cette résolution unanime flattait extrêmement tous les particuliers. Ils disaient : « Qu'ai- je affaire d'aller me tuer à travailler pour des gens dont je ne me soucie point ? Je penserai uniquement à moi. Je vivrai heureux ; que m'importe que les autres le soient ? Je me procurerai tous mes besoins ; et, pourvu que je les aie, je ne me soucie point que tous les autres Troglod^i;es soient misérables. &

On était dans le mois l'on ensemence les terres; chacun dit : « Je ne labourerai mon champ que pour qu'il me fournisse le blé qu'il me faut pour me nour- rir ; une plus grande quantité me serait inutile : je ne prendi-ai point de la peine pour rien. t>

Les terres de ce petit royaume n'étaient pas de même nature ; il y en avait d'arides et de mon- tagneuses ; et d'autres qui, dans un terrain bas, étaient arrosées de plusieurs ruisseaux. Cette année la sécheresse fut très grande, de manière que les terres qui étaient dans les lieux élevés manquèrent absolument, tandis que celles qui purent être ar- rosées furent très fertiles : ainsi les peuples des montagnes périrent presque tous de faim par la dureté des autres, qui leur refusèrent de partager la récolte.

L'année d'ensuite fut très pluvieuse : les lieux élevés se trouvèrent d'une fertilité extraordinaire, et les terres basses furent submergées. La moitié du peuple cria une seconde fois famine ; mais ces misérables trouvèrent des gens aussi durs qu'ils l'avaient été eux-mêmes.

Un des principauj-: liabitants avait une femme fort

LETTRES PERSANES 43

belle ; son voisin en devint amoureux, et l'enleva : il s'émut une grande querelle ; et, après bien des injures et des coups, ils convinrent de s'en re- mettre à la décision d'un Troglodyte qui, pendant que la république subsistait, avait eu quelque crédit. Ils allèrent à lui, et voulurent lui dire leurs raisons. « Que m'importe, dit cet homme, que cette femme soit à vous, ou à vous ? J'ai mon champ à labourer ; je n'irai peut-être pas employer mon temps à terminer vos différends et à travailler à vos affaires, tandis que je négh gérai les miennes. Je vous prie de me laisser en repos, et de ne m' im- portuner plus de vos querelles. » Là-dessus il les quitta, et s'en alla travailler ses terres. Le ravisseur, qui était le plus fort, jura qu'il mourrait plutôt que de rendre cette femme ; et l'autre, pénétré de l'injustice de son voisin et de la dureté du juge, s'en retournait désespéré, lorsqu'il trouva dans son chemin une femme jeune et belle, qui revenait de^ la fontaine : il n'avait plus de femme, celle-là lui' plut ; et elle lui plut bien davantage lorsqu'il apprit que c'était la femme de celui qu'il avait voulu prendre pour juge, et qui avait été si peu sensible à son malheur. Il l'enleva, et l'emmena dans sa maison.

Il y avait un homme qui possédait un champ assez fertile, qu'il cultivait avec grand soin : deux de ses voisins s'unirent ensemble, le chassèrent de sa maison, occupèrent son champ ; ils firent entre eux une union pour se défendre contre tous ceux qui voudraient l'usurper ; et effectivement ils se soutinrent par pendant plusieurs mois. Mais un des deux, ennuyé de partager ce qu'il pouvait avoir tout seul, tua l'autre, et devint seul maître du champ. Son empire ne fut pas long : deux autres Troglodytes vinrent l'attaquer; et il se

44 LETTRES PERSANES

trouva trop faible pour se défendre, et il fut massacre.

Un Troglodyte presque tout nu vit de la laine qui était à vendre : il en demanda le prix ; le mar- chand dit en lui-même : « Naturellement je ne devrais espérer de ma laine qu'autant d'argent qu'il en faut pour acheter deux mesures de blé ; mais je la vais vendre quatre fois davantage, afin d'avoir huit mesures. » Il fallut en passer par et payer le prix demandé. «Je suis bien aise, dit le marchand ; j'aurai du blé à présent. Que dites- vous? reprit l'acheteur : vous avez besoin de blé ? J'en ai à vendre : il n'y a que le prix qui vous éton- nera peut-être ; car vous saurez que le blé est extrêmement cher, et que la famine règne presque partout : mais rendez-moi mon argent, et je vous donnerai une mesure de blé, car je ne veux pas m'en défaire autrement, dussiez-vous crever de faim. &

Cependant une maladie cruelle ravageait la contrée. Un médecin habile y arriva du pays voisin, et donna ses remèdes si à propos, qu'il guérit tous ceux qui se mirent dans ses mains. Quand la maladie eut cessé, il alla chez tous ceux qu'il avait traités demander son salaire; mais il ne trouva que des refus : il retourna dans son pays, et il y arriva accablé des fatigues d'un si long voyage. Mais bientôt après il apprit que la même maladie se faisait sentir de nouveau, et affligeait plus que jamais cette terre ingrate. Ils allèrent à lui cette fois, et n'attendirent pas qu'il vînt chez eux. « Allez, leur dit-il, hommes injustes, vous avez dans l'âme un poison plus mortel que celui dont vous voulez guérir ; vous ne méritez pas d'occuper une place sur la terre, parce que vous n'avez point d'humanité, et que les règles

LETTRES PERSANES 45

de l'équité vous sont inconnues : je croirais offenser les dieux, qui vous punissent, si je m'opposais à la justice de leur colère. !>

D'Erzeron, le 3 de la lune de gemmadi 2, 1711.

Lettre XIL Usbek au même.

A Ispahan.

Tu as vu, mon cher Mirza, comment les Troglo- dytes périrent par leur méchxanceté même, et furent les victimes de leurs propres injustices. De tant de familles, il n'en resta que deux qui échappèrent aux malheurs de la nation. Il y avait dans ce pays deux hommes bien singuliers : ils avaient de l'humanité ; ils connaissaient la justice ; ils aimaient la vertu ; autant liés par la droiture de leur cœur que par la corruption de celui des autres, ils voyaient la désolation générale, et ne la ressentaient que par la pitié : c'était le , motif d'une union nouvelle. Ils travaillaient avec une sollicitude commune pour l'intérêt commun ; ils n'avaient de différends que ceux qu'une douce et tendre amitié faisait naître ; et, dans l'endroit du pays le plus écarté, séparés de leurs compa- triotes indignes de leur présence, ils menaient une \ie heureuse et tranquille : la terre semblait pro- duire d'elle-même, cultivée par ces vertueuses mains.

Ils aimaient leurs femmes, et ils en étaient tendrement chéris. Toute leur attention était d'élever leurs enfants à la vertu. Ils leur repré- sentaient sans cesse les malheurs de leurs com- patriotes, et leur mettaient devant les yeux cet

46 LETTRES PERSANES

exemple si touchant ; ils leur faisaient surtout sentir que l'intérêt des particuliers se trouve toujours dans l'intérêt commun ; que vouloir s'en séparer, c'est vouloir se perdre ; que la vertu n'est point une chose qui doive nous coûter ; qu'il ne faut point la regarder comme un exercice pénil)le ; et que la justice pour autrui est une charité pour nous.

Ils eurent bientôt la consolation des pères ver- tueux, qui est d'avoir des enfants qui leur res- semblent. Le jeune peuple qui s'éleva sous leurs yeux s'accrut par d'heureux mariages : le nombre augmenta, l'union fut toujours la même; et la vertu, bien loin de s'affaibHr dans la multitude, fut fortifiée au contraire par un plus grand nombre d'exemples.

Qui pourrait représenter ici le bonheur de ces Troglodytes? Un peuple si juste devait être chéri des dieux. Dès qu'il ouvrit les yeux pour les connaître, il apprit à les craindre; et la religion vint adoucir dans les mœurs ce que la nature y avait laissé de trop rude.

Ils instituèrent des fêtes en l'honneur des dieux. Les jeunes filles, ornées de fleurs, et les jeunes garçons, les célébraient par leurs danses et par les accords d'une musique champêtre ; on faisait ensuite des festins, la joie ne régnait pas moins que la frugalité. C'était dans ces assemblées que parlait la nature naïve ; c'est qu'on apprenait à donner le cœur et à le recevoir ; c'est que la pudeur virginale faisait en rougissant un aveu surpris, mais bientôt confirmé par le consentement des pères ; et c'est que les tendres mères se plaisaient à prévoir de loin une union douce et fidèle.

On allait au temple pour demander les faveurs

LETTRES PERSANES 47

des dieux : ce n'était pas les richesses et une onéreuse abondance ; de pareils souhaits étaient indignes des heureux Troglodytes ; ils ne savaient les désirer que pour leurs compatriotes. Ils n'étaient au pied des autels que pour demander la santé de leurs pères, l'union de leurs frères, la tendresse de leurs femmes, l'am.our et l'obéissance de leurs enfants. Les filles y venaient apporter le tendre sacrifice de leur cœur, et ne leur demandaient d'autre grâce que celle de pouvoir rendre un Troglodyte heureux.

Le soir, lorsque les troupeaux quittaient les prairies, et que les bœufs fatigués avaient ramené la charrue, ils s'assemblaient ; et, dans un repas frugal, ils chantaient les injustices des premiers Troglodytes, et leurs malheurs; la vertu renaissante avec un nouveau peuple, et sa félicité : ils chan- taient ensuite les grandeurs des dieux, leurs faveurs toujours présentes aux hommes qui les implorent, et leur colère inévitable à ceux qui ne les craignent pas ; ils décrivaient ensuite les délices de la vie cham.pêtre, et le bonheur d'une condition toujours parée de l'innocence. Bientôt ils s'abandonnaient à un sommeil que les soins et les chagrins n'in- terrompaient jamais.

La nature ne fournissait pas moins à leurs désirs qu'à leurs besoins. Dans ce pays heureux la cupidité était étrangère; ils se faisaient des présents, celui qui donnait croyait toujours avoir l'avan- tage. Le peuple troglodyte se regardait comme une seule famille : les troupeaux étaient presque toujours confondus ; la seule peine qu'on s'épar- gnait ordinairement, c'était de les partager.

D'Erzeron, le 6 de la lune de gemmadi 2, 1711,

46

LETTRES PERSANES

exemple si touchant ; ils leur faisaient surtout sentir que l'intérêt des particuliers se trouve toujours dans l'intérêt commun ; que vouloir s'en séparer, c'est vouloir se perdre ; que la vertu n'est point une chose qui doive nous coûter ; qu'il ne faut point la regarder comme un exercice pénible ; et que la justice pour autrui est une charité pour nous.

Ils eurent bientôt la consolation des pères ver- tueux, qui est d'avoir des enfants qui leur res- semblent. Le jeune peuple qui s'éleva sous leurs yeux s'accrut par d'heureux mariages : le nombre augmenta, l'union fut toujours la même; et la vertu, bien loin de s'affaibHr dans la multitude, fut fortifiée au contraire par un plus grand nombre d'exemples.

Qui pourrait représenter ici le bonheur de ces Troglodytes? Un peuple si juste devait être chéri des dieux. Dès qu'il ouvrit les yeux pour les connaître, il apprit à les craindre; et la religion vint adoucir dans les mœurs ce que la nature y avait laissé de trop rude.

Ils instituèrent des fêtes en l'honneur des dieux. Les jeunes filles, ornées de fleurs, et les jeunes garçons, les célébraient par leurs danses et par les accords d'une musique champêtre ; on faisait ensuite des festins, la joie ne régnait pas moins que la frugalité. C'était dans ces assemblées que parlait la nature naïve ; c'est qu'on apprenait à donner le cœur et à le recevoir ; c'est que la pudeur virginale faisait en rougissant un aveu surpris, mais bientôt confirmé par le consentement des pères ; et c'est que les tendres mères se plaisaient à prévoir de loin une union douce et fidèle.

On allait au temple pour demander les faveurs

LETTRES PERSANES

AI

des dieux : ce n'était pas les richesses et une onéreuse abondance ; de pareils souhaits étaient indignes des heureux Troglodj'tes ; ils ne savaient les désirer que pour leurs compatriotes. Ils n'étaient au pied des autels que pour demander la santé de leurs pères, l'union de leurs frères, la tendresse de leurs femmes, l'amour et l'obéissance de leurs enfants. Les filles y venaient apporter le tendre sacrifice de leur cœur, et ne leur demandaient d'autre grâce que celle de pouvoir rendre un Troglodyte heureux.

Le soir, lorsque les troupeaux quittaient les prairies, et que les bœufs fatigués avaient ramené la charrue, ils s'assemblaient ; et, dans un repas frugal, ils chantaient les injustices des premiers Troglodytes, et leurs malheurs; la vertu renaissante avec un nouveau peuple, et sa félicité : ils chan- taient ensuite les grandeurs des dieux, leurs faveurs toujours présentes aux hommes qui les implorent, et leur colère inévitable à ceux qui ne les craignent pas ; ils décrivaient ensuite les délices de la vie cham.pêtre, et le bonheur d'une condition toujours parée de l'innocence. Bientôt ils s'abandonnaient à un sommeil que les soins et les chagrins n'in- terrompaient jamais.

La nature ne fournissait pas moins à leurs désirs qu'à leurs besoins. Dans ce paj^s heureux la cupidité était étrangère; ils se faisaient des présents, celui qui donnait croyait toujours avoir l'avan- tage. Le peuple troglodyte se regardait comme une seule famille : les troupeaux étaient presque toujours confondus ; la seule peine qu'on s'épar- gnait ordinairement, c'était de les partager.

D'Erzeron, le 6 de la lune de gemmadi 2, 1711.

\jlm

48 LETTRES PERSANES

Lettre XIIL Usbek au même.

Je ne saurais assez te parler de la vertu des Troglodytes. Un d'eux disait un jour : « Mon père doit demain labourer son champ ; je me lèverai deux heures avant lui ; et, quand il ira à son champ, il le trouvera tout labouré. »

Un autre disait en lui-même : «Il me semble que ma sœur a du goût pour un jeune Troglodyte de nos parents; il faut que je parle à mon père, et que je le détemiine à faire ce mariage. »

On vint dire à un autre que des voleurs avaient enlevé son troupeau : « J'en suis bien fâché, dit-il, car il y avait une génisse toute blanche que je voulais offrir aux dieux. »

On entendait dire à un autre : « Il faut que j'aille au temple remercier les dieux ; car mon frère, que mon père aime tant, et que je chéris si fort, a recouvré la santé. »

Ou bien : « Il y a un champ qui touche celui de mon père, et ceux qui le cultivent sont tous les jours exposés aux ardeurs du soleil ; il faut que j'aille y planter deux arbres, afin que ces pauvres gens puissent aller quelquefois se reposer sous leur ombre. »

Un jour que plusieurs Troglodytes étaient assemblés, un vieillard parla d'un jeune homme qu'il soupçonnait d'avoir commis une mauvaise action, et lui en fit des reproches. « Nous ne croyons pas qu'il ait commis ce crime, dirent les jeunes Troglodytes ; mais, s'il Fa fait, puisse-t-il mourir le dernier de sa famille ! »

On vint dire à un Troglodyte que des étrangers avaient pillé sa maison et avaient tout emporté. « S'ils n'étaient pas injustes, répondit-il, je souhai-

LETTRES PERSANES 49

terais que les dieux leur en donnassent un plus long usage qu'à moi. »

Tant de prospérités ne furent pas regardées sans envie : les peuples voisins s'assemblèrent ; et, sous un vain prétexte, ils résolurent d'enlever leurs troupeaux. Dès que cette résolution fut con- nue, les Troglodytes envoyèrent au-devant d'eux des ambassadeurs, qui leur parlèrent ainsi :

« Que vous ont fait les Troglodytes ? Ont-ils enlevé vos femmes, dérobé vos bestiaux, ravagé vos campagnes? Non : nous sommes justes, et nous craignons les dieux. Que voulez-vous donc de nous ? Voulez-vous de la laine pour vous faire des habits ? Voulez-vous du lait de nos troupeaux, ou des fruits de nos terres ? Posez bas les armes ; venez au milieu de nous, et nous vous donnerons de tout cela. Mais nous jurons, par ce qu'il y a de plus sacré, que, si vous entrez dans nos terres comme ennemis, nous vous regarderons comme un peuple injuste, et que nous vous traiterons comme des bêtes farouches. »

Ces paroles furent renvoyées avec mépris ; ces peuples sauvages entrèrent armés dans la terre des Troglodytes, qu'ils ne croyaient défendus que par leur innocence.

Mais ils étaient bien disposés à la défense. Ils avaient mis leurs femmes et leurs enfants au milieu d'eux. Ils furent étonnés de l'injustice de leurs ennemis, et non pas de leur nombre. Une ardeur nouvelle s'était emparée de leur cœur : l'un voulait mourir pour son père, un autre pour sa femme et ses enfants, celui-ci pour ses frères, celui-là pour ses amis, tous pour le peuple troglo- dyte ; la place de celui qui expirait était d'abord prise par un autre, qui, outre la cause commune, avait encore une mort particulière à venger.

50 LETTRES PERSANES

Tel fut le combat de l'injustice et de la vertu. Ces peuples lâches, qui ne cherchaient que le butin, n'eurent pas honte de fuir; et ils cédèrent à la vertu des Troglodytes, même sans en être touchés.

D'Erzeron, le 9 de la lune de gemmadi 2, 1711.

Lettre XIV. Usbek au même.

Comme le peuple grossissait tous les jours, les Troglodytes crurent qu'il était à propos de se choisir un roi : ils convinrent qu'il fallait déférer la couronne à celui qui était le plus juste ; et ils jetèrent tous les yeux sur un vieillard vénérable par son âge et par une longue vertu. Il n'avait pas voulu se trouver à cette assemblée; il s'était retiré dans sa maison, le cœur serré de tristesse.

Lorsqu'on lui envoya des députés pour lui apprendre le choix qu'on avait fait de lui : «A Dieu ne plaise, dit-il, que je fasse ce tort aux Troglodytes, que l'on puisse croire qu'il n'y a personne parmi eux de plus juste que moi ! Vous me déférez la couronne ; et, si vous le voulez absolument, il faudra bien que je la prenne ; mais comptez que je mourrai de douleur d'avoir vu en naissant les Troglodytes libres, et de les voir aujourd'hui assujettis. » A ces mots il se mit à répandre un torrent de larmes. « Malheureux jour ! disait-il ; et pourquoi ai- je tant vécu ? » Puis il s'écria d'une voix sévère : « Je vois bien ce que c'est, ô Troglodytes ! votre vertu commence à vous peser. Dans l'état vous êtes, n'ayant point de chef, il faut que vous soyez vertueux malgré vous ; sans cela vous ne sauriez subsister, et vous

LETTRES PERSANES 51

tomberiez dans le malheur de vos premiers pères. Mais ce joug vous paraît trop dur : vous aimez mieux être soumis à un prince, et obéir à ses lois moins rigides que vos mœurs. Vous savez que pour lors vous pourrez contenter votre ambition, acquérir des richesses et languir dans une lâche volupté ; et que, pourvu que vous évitiez de tomber dans les grands crimes, vous n'aurez pas besoin de la vertu. » Il s'arrêta un moment, et ses larmes coulèrent plus que jamais. « Et que pré- tendez-vous que je fasse ? Comment se peut-il que je commande quelque chose à un Troglodyte ? Voulez-vous qu'il fasse une action vertueuse, parce que je la lui commande, lui qui la ferait tout de même sans moi, et par le seul penchant de la nature? O Troglodj^tes ! je suis à la fin de mes jours, mon sang est glacé dans mes veines, je vais bientôt revoir vos sacrés aïeux : pourquoi voulez- vous que je les afflige, et que je sois obligé de leur dire que je vous ai laissés sous un autre joug que celui de la vertu, »

D'Erzeron, le lo de la lune de gemmadi 2, 1711.

Lettre XV. Le premier eunuque A Jarox, eunuque noir.

A Erzeron.

Je prie le ciel qu'il te ramène dans ces lieux, et te dérobe à tous les dangers.

Quoique je n'aie guère jamais connu cet engage- ment qu'on appelle amitié, et que je me sois enveloppé tout entier dans moi-même, tu m'as cependant fait sentir que j'avais encore un cœur ;

52 LETTRES PERSANES

et, pendant que j'étais de bronze pour tous ces esclaves qui vivaient sous nies lois, je voyais croître ton enfance avec plaisir.

Le temps vint mon maître jeta sur toi les yeux. Il s'en fallait bien que la nature eût encore parlé lorsque le fer te sépara de la nature. Je ne te dirai point si je te plaignis, ou si je sentis du plaisir à te voir élevé jusqu'à moi. J'apaisai tes pleurs et tes cris. Je crus te voir prendre une seconde naissance, et sortir d'une servitude tu devais toujours obéir, pour entrer dans une servitude tu devais commander. Je pris soin de ton éducation. La sévérité, toujours inséparable des instructions, te fit longtemps ignorer que tu m'étais cher. Tu me l'étais pourtant ; et je te dirai que je t'aimais comme un père aime son fils, si ces noms de père et de fils pouvaient convenir à notre destinée.

Tu vas parcourir les pays habités par les chré- tiens, qui n'ont jamais cru. Il est impossible que tu n'y contractes bien des souillures. Comment le prophète pourrait-il te regarder au milieu de tant de millions de ses ennemis ? Je voudrais que mon maître fît à son retour le pèlerinage de la Mecque : vous vous purifieriez tous dans la terre des anges. Du sérail d'Ispahan, le lo de la luae de gemmadi 2, 171 1.

Lettre X\T. Usbek au mollak Méhémet-Ali, gardien des trois tombeaux.

A Co7n.

Pourquoi vis-tu dans les tombeaux, di\ân mollak.? Tu es bien plus fait pour le séjour des

LETTRES PERSANES 53

étoiles. Tu te caches sans doute de peur d'ob- scurcir le soleil : tu n'as point de taches comme cet astre ; mais, comme lui, tu te couvres de nuages.

Ta science est un abîme plus profond que l'océan ; ton esprit est plus perçant que Zufagar, cette épée d'Hah, qui avait deux pointes ; tu sais ce qui se passe dans les neuf chœurs des puissances célestes ; tu lis l'Alcoran sur la poitrine de notre divin prophète ; et, lorsque tu trouves quelque passage obscur, un ange, par son ordre, déploie ses ailes rapides, et descend du trône pour t'en révéler le secret.

Je pourrais par ton moyen avoir avec les séra- phins une intime correspondance : car enfin, treizième iman, n'es-tu pas le centre le ciel et la terre aboutissent, et le point de communica- tion entre l'abîme et l'empyrée ?

Je suis au milieu d'un peuple profane : permets que je me purifie avec toi ; souÔre que je tourne mon visage vers les lieux sacrés que tu habites ; distingue-moi des méchants, comm.e on distingue, au lever de l'aurore, le filet blanc d'avec le filet noir ; aide-moi de tes conseils ; prends soin de mon âme ; enivre-la de l'esprit des prophètes ; nourris-la de la science du paradis, et permets que je mette ses plaies à tes pieds. Adresse tes lettres sacrées à Erzeron, je resterai quelques mois. D'Erzeron, le ii de la lune de gemmadi 2, 1711.

Lettre XYll. Usbek au même.

Je ne puis, divin mollak, calmer mon im- patience : je ne saurais attendre ta subhme réponse.

54 LETTRES PERSANES

J'ai des doutes, il faut les fixer : je sens que ma raison s'égare ; ramène-la dans le droit chemin ; viens m 'éclairer, source de lumière ; foudroie avec ta plume divine les difficultés que je vais te pro- poser ; fais-moi pitié de moi-même, et rougir de la question que je vais te faire.

D'où vient que notre législateur nous prive de la chair de pourceau, et de toutes les viandes qu'il appelle im.mondes ? D'où vient qu'il nous défend de toucher un corps mort, et que, pour purifier notre âme, il nous ordonne de nous laver sans cesse le corps ? Il me semble que les choses ne sont en elles-mêmes ni pures ni impures : je ne puis concevoir aucune qualité inhérente au sujet qui puisse les rendre telles. La boue ne nous parait sale que parce qu'elle blesse notre vue, ou quel- que autre de nos sens ; mais, en elle-même, elle ne l'est pas plus que l'or et les diamants. L'idée de souillure, contractée par l'attouchement d'un cadavre, ne nous est venue que d'une certaine répugnance naturelle que nous en avons. Si les corps de ceux qui ne se lavent point ne blessaient ni l'odorat ni la vue, comment aurait-on pu s'imaginer qu'ils fussent impurs ?

Les sens, divin mollak, doivent donc être les seuls juges de la pureté ou de l'impureté des choses. Mais, comme les objets n'affectent point les hommes de la même manière ; que ce qui donne une sensation agréable aux uns, en produit une dégoûtante chez les autres, il suit que le témoi- gnage des sens ne peut servir ici de règle, à moins qu'on ne dise que chacun peut à sa fantaisie déci- der ce point, et distinguer, pour ce qui le concerne, les choses pures d'avec celles qui ne le sont pas.

Mais cela même, sacré mollak, ne renverserait-il pas les distinctions établies par notre divin

LETTRES PERSANES 55

prophète, et les points fondamentaux de la loi qui a été écrite de la main des anges ?

D'Erzeron, le 20 de la lune de gemmadi 2, 171 1.

Lettre XVIIL Méhémet-Ali, serviteur des prophètes, a usbek.

A Erzeron.

Vous nous faites toujours des questions qu'on a faites mille fois à notre saint prophète. Que ne lisez-vous les traditions des docteurs ? que n'allez- vous à cette source pure de toute intelligence? vous trouveriez tous vos doutes résolus.

Malheureux ! qui toujours embarrassés des choses de la terre, n'avez jamais regardé d'un œil fixe celles du ciel, et qui révérez la condition des mollaks sans oser ni l'embrasser ni la suivre !

Profanes ! qui n'entrez jamais dans les secrets de l'Éternel, vos lumières ressemblent aux ténèbres de l'abîme, et les raisonnements de votre esprit sont comme la poussière que vos pieds font élever lorsque le soleil est dans son midi, dans le mois ardent de chahban.

Aussi le zénith de votre esprit ne va pas au nadir de celui du moindre des immaums^ YotiQ vaine philosophie est cet éclair qui annonce l'orage et l'obscurité : vous êtes au milieu de la tempête, et vous errez au gré des vents.

Il est bien facile de répondre à votre difficulté : il ne faut pour cela que vous raconter ce qui arriva un jour à notre saint prophète, lorsque tenté par les chrétiens, éprouvé par les juifs, il confondit également les uns et les autres.

1 Ce mot est plus en usage chez les Tiurcs que chez les Persans.

56 LETTRES PERSANES

Le juif Abdias Ibesalon^ lui demanda pourquoi Dieu avait défendu de manger de la chair de pourceau. « Ce n'est pas sans raison, reprit le prophète : c'est un animal immonde ; et je vais vous en convaincre. » Il fit sur sa main, avec de la boue, la figure d'un homme ; il le jeta à terre, et lui cria : « Levez-vous. » Sur-le-champ un homme se leva, et dit : «Je suis Japhet, fils de Noé. Avais-tu les cheveux aussi blancs quand tu es mort ? lui dit le saint prophète. Non, répondit-il : mais, quand tu m'as réveillé, j'ai cru que le jour du jugement était venu ; et j'ai eu une si grande frayeur, que mes cheveux ont blanchi tout à coup. Or çà, raconte-moi, lui dit l'envoyé de Dieu, toute l'histoire de l'arche de Noé. » Japhet obéit, et détailla exactement tout ce qui s'était passé les premiers mois ; après quoi il parla ainsi :

« Nous mîmes les ordures de tous les animaux dans un côté de l'arche ; ce qui la fit si fort pencher que nous en eûmes une peur mortelle, surtout nos femmes, qui se lamentaient de la belle manière. Notre père Noé ayant été au conseil de Dieu, il lui commanda de prendre l'éléphant, et de lui faire tourner la tête vers le côté qui penchait. Ce grand animal fit tant d'ordures, qu'il en naquit un cochon.» Croyez-vous, Usbek, que depuis ce temps-là nous nous en soyons abstenus, et que nous l'ayons re- gardé comme un animal immonde !

« Mais, comme le cochon remuait tous les jours ces ordures, il s'éleva une telle puanteur dans l'arche, qu'il ne put lui-même s'empêcher d'éter- nuer ; et il sortit de son nez un rat, qui allait ron- geant tout ce qui se trouvait devant lui : ce qui devint si insupportable à Noé, qu'il crut qu'il était à propos de consulter Dieu encore. Il lui or-

^ Tradition mahométane.

LETTRES PERSANES 57

donna de donner au lion un grand coup sur le front, qui éternua aussi, et fit sortir de son nez un chat.» Croyez- vous que ces animaux soient encore immondes ? Que vous en semble ?

Quand donc vous n'apercevez pas la raison de l'impureté de certaines choses, c'est que vous en ignorez beaucoup d'autres, et que vous n'avez pas la connaissance de ce qui s'est passé entre Dieu, les anges et les hommes. Vous ne savez pas l'histoire de l'éternité ; vous n'avez point lu les livres qui sont écrits au ciel ; ce qui vous en a été révélé n'est qu'une petite partie de la biblio- thèque divine ; et ceux qui, comme nous, en ap- prochent de plus près, tandis qu'ils sont en cette vie, sont encore dans l'obscurité et les ténèbres. Adieu, Mahomet soit dans votre cœur !

De Com, le dernier de la lune de chahban, 1711.

Lettre XIX. Usbek a son ami Rustan. A Ispahan.

Nous n'avons séjourné que huit jours à Tocat : après trente-cinq jours de marche nous sommes arrivés à Smyrne.

De Tocat à Smyrne on ne trouve pas une seule ville qui mérite qu'on la nomme. J'ai vu avec étonnement la faiblesse de l'empire des Osmanlins. Ce corps malade ne se soutient pas par un régime doux et tempéré, mais par des remèdes violents, qui l'épuisent et le minent sans cesse.

Les bâchas, qui n'obtiennent leurs emplois qu'à force d'argent, entrent ruinés dans les provinces et les ravagent comme des pays de conquête. Une milice insolente n'est soumise qu'à ses caprices. Les places sont démantelées, les villes désertes, les

58 LETTRES PERSANES

campagnes désolées, la culture des terres et le com- merce entièrement abandonnés.

L'impunité règne dans ce gouvernement sévère : les chrétiens qui cultivent les terres, les juifs qui lèvent les tributs, sont exposés à mille violences.

La propriété des terres est incertaine, et par conséquent l'ardeur de les faire valoir ralentie : il n'y a ni titre ni possession qui vaille contre le caprice de ceux qui gouvernent.

Ces barbares ont tellement abandonné les arts, qu'ils ont négligé jusques à l'art militaire. Pendant que les nations d'Europe se raffinent tous les jours, ils restent' dans leur ancienne ignorance, et ils ne s'avisent de prendre leurs nouvelles inventions qu'après qu'elles s'en sont servies mille fois contre eux.

lis n'ont nulle expérience sur la mer, nulle habi- leté dans la manœuvre. On dit qu'une poignée de chrétiens sortis d'un rocher ^ font suer tous les Ottomans, et fatiguent leur empire.

Licapables de faire le comm.erce, ils souffrent presque avec peine que les Européens, toujours laborieux et entreprenants, viennent le faire : ils croient faire grâce à ces étrangers de permettre qu'ils les enrichissent.

Dans toute cette vaste étendue de pays que j'ai traversée, je n'ai trouvé que Smyrne qu'on puisse regarder comme une ville riche et puissante. Ce sont les Européens qui la rendent telle, et il ne tient pas aux Turcs qu'elle ne ressemble à toutes les autres.

Voilà, cher Rustan, une juste idée de cet empire, qui, avant deux siècles, sera le théâtre des triomphes de quelque conquérant.

De Smyrne, le 2 de la lune de rhamazan, 1711. ^ Les chevaliers de Malte.

LETTRES PERSANES 59

Lettre XX. Usbek a Zachi, sa femme. Au sérail d'Ispahan.

Vous m'avez offensé, Zachi ; et je sens dans mon cœur des mouvements que vous devriez craindre, si mon éloignement ne vous laissait le temps de changer de conduite et d'apaiser la violente ja- lousie dont je suis tourmenté.

J'apprends qu'on vous a trouvée seule avec Nadir, eunuque blanc, qui payera de sa tête son infidélité et sa perfidie. Comment vous êtes-vous oubliée jusqu'à ne pas sentir qu'il ne vous est pas permis de recevoir dans votre chambre un eunuque blanc, tandis que vous en avez de noirs destinés à vous servir ? Vous avez beau me dire que des eunu- ques ne sont pas des hom.mes,et que votre vertu vous met au-dessus des pensées que pourrait faire naître en vous une ressemblance imparfaite, cela ne sufîit ni pour vous ni pour moi : pour vous, parce que vous faites une chose que les lois du sérail vous défen- dent ; pour moi, en ce que vous m'ôtez l'honneur, en vous exposant à des regards ; que dis-je, à des regards ? peut-être aux entreprises d'un perfide qui vous aura souillée par ses crimes, et plus encore par ses regrets et le désespoir de son impuis- sance.

Vous me direz peut-être que vous m'avez été toujours fidèle. Eh! pouviez-vous ne l'être pas? Comment auriez-vous trompé la vigilance des eunuques noirs, qui sont si surpris de la vie que vous menez ? Comment auriez-vous pu briser ces verrous et ces portes qui vous tiennent enfermée ? Vous vous vantez d'une vertu qui n'est pas libre; et peut-être que vos désirs impurs vous ont ôté

6o LETTRES PERSANES

mille fois le mérite et le prix de cette fidélité que vous vantez tant.

Je veux que vous n'ayez point fait tout ce que j'ai lieu de soupçonner ; que ce perfide n'ait point porté sur vous ses mains sacrilèges ; que vous ayez refusé de prodiguer à sa vue les délices de son maître ; que, couverte de vos habits, vous ayez laissé cette faible barrière entre lui et vous ; que, frappé lui-même d'un saint respect, il ait baissé les yeux ; que manquant à sa hardiesse, il ait tremble sur les châtiments qu'il se prépare : quand tout cela serait vrai, il ne l'est pas moins que vous avez fait une chose qui est contre votre devoir. Et, si vous l'avez violé gratuitement sans remplir vos inclinations déréglées, qu'eussiez- vous fait pour les satisfaire ? Que feriez-vous encore si vous pouviez sortir de ce lieu sacré, qui est pour vous une dure prison, comme il est pour vos compagnes un asile favorable contre les atteintes du vice, un temple sacré votre sexe perd sa faiblesse, et se trouve invin- cible, malgré tous les désavantages de la nature ? Que feriez-vous si, laissée à vous-même, vous n'aviez pour vous défendre que votre amour pour moi, qui est si grièvement offensé, et votre devoir, que vous avez si indignement trahi ? Que les m.œurs du pays vous vivez sont saintes, qui vous arrachent à l'attentat des plus vils esclaves ! Vous devez me rendre grâce de la gêne je vous fais vivre, puis- que ce n'est que par que vous méritez encore de vivre.

Vous ne pouvez souffrir le chef des eunuques, parce qu'il a toujours les yeux sur votre conduite, et qu'il vous donne ses sages conseils. Sa laideur, dites-vous, est si grande que vous ne pouvez le voir sans peine ; comme si, dans ces sortes de postes, on mettait de plus beaux objets. Ce qui

LETTRES PERSANES 6i

vous afflige est de n'avoir pas à sa place l'eunuque blanc qui vous déshonore.

Mais que vous a fait votre première esclave ? Elle vous a dit que les familiarités que vous preniez avec la jeune Zélide étaient contre la bienséance : voiià la raison de votre haine.

Je devrais être, Zachi, un juge sévère ; je ne suis qu'un époux qui cherche à vous trouver innocente. L'amour que j'ai pour Roxane, ma nouvelle épouse, m'a laissé toute la tendresse que je dois avoir pour vous, qui n'êtes pas moins belle. Je partage mon amour entre vous deux ; et Roxane n'a d'autre a\^antage que celui que la vertu peut ajouter à la beauté.

De Siiiyme, le 12 de la lune de zilcadé, 1711.

Lettre XXI. Usbek au premier eunuque

BLANX.

Vous devez trembler à l'ouverture de cette lettre, ou plutôt vous le de^4ez lorsque vous souf- frîtes la perfidie de Nadir. Vous qui, dans une vieil- lesse froide et languissante, ne pouvez sans crime lever les yeux sur les redoutables objets de mon amour ; vous à qui il n'est jamais permis de mettre un pied sacrilège sur la porte du lieu terrible qui les dérobe à tous les regards, vous souffrez que ceux dont la conduite vous est confiée aient fait ce que vous n'auriez pas la témérité de faire, et vous n'apercevez pas la foudre toute prête à tomber sur eux et sur vous ?

Et ciui êtes-vous, que de vils instruments que je puis briser à ma fantaisie ; qui n'existez qu'autant que vous savez obéir ; qui n'êtes dans le monde que pour vivre sous mes lois, ou pour mourir dès

62 LETTRES PERSANES

que je l'ordonne ; qui ne respirez qu'autant que mon bonheur, mon amour, ma jalousie môme, ont besoin de votre bassesse ; et enfin qui ne pouvez avoir d'autre partage que la soumission, d'autre âme que mes volontés, d'autre espérance que ma félicité ?

Je sais que quelques-unes de mes femmes souffrent impatiemment les lois austères du devoir ; que la présence continuelle d'un eunuque noir les ennuie ; qu'elles sont fatiguées de ces objets affreux, qui leur sont donnés pour les ramener à leur époux ; je le sais : mais vous qui vous prêtez à ce désordre, vous serez puni d'une manière à faire trembler tous ceux qui abusent de ma confiance. *

Je jure par tous les prophètes du ciel, et par Hali, le plus grand de tous, que, si vous vous écartez de votre devoir, je regarderai votre \'ie comme celle des insectes que je trouve sous mes pieds.

De Sm^Trne, le 13 de la lune de zilcadé, 1711.

Lettre XXIL Jaron au premier eunuque.

A mesure qu'Usbek s'éloigne du sérail, il tourne sa tête vers ses femmes sacrées ; il soupire, il verse des larmes ; sa douleur s'aigrit, ses soupçons se fortifient. Il veut augmenter le nombre de leurs gardiens. Il va me renvoyer, avec tous les noirs qui l'accompagnent. Il ne craint plus pour lui ; il craint pour ce qui lui est mille fois plus cher que lui- même.

Je vais donc \âvre sous tes lois, et partager tes soins. Grand Dieu ! qu'il faut de choses pour rendre un seul homme heureux !

La nature semblait avoir mis les femmes dans

LETTRES PERSANES 63

ia dépendance, et les en avoir retirées : le désordre naissait entre les deux sexes, parce que leurs droits étaient réciproques. Nous sommes entrés dans le plan d'une nouvelle harmonie : nous avons mis entre les femmes et nous la haine ; et, entre les hommes et les femmes, l'amour.

Mon front va devenir sévère. Je laisserai tomber des regards sombres. La joie fuira de mes lèvres. Le dehors sera tranquille, et l'esprit inquiet. Je n'attendrai point les rides de la vieillesse pour en montrer les chagrins.

J'aurais eu du plaisir à suivre mon maître dans l'Occident ; mais ma volonté est son bien. Il veut que je garde ses femmes ; je les garderai avec fidélité. Je sais comment je dois me conduire avec ce sexe qui, quand on ne lui permet pas d'être vain, com- mence à devenir superbe, et qu'il est moins aisé d'humilier que d'anéantir. Je tom_be sous tes re- gards.

De Siii\Tae, le 12 de la lune de zilcadé, 1711,

Lettre XXIîL L^sbek a son ami Ibben. A Smyrne,

Nous sommes arrivés à Livoume dans quarante joirrs de navigation. C'est une ville nouvelle ; elle est un témoignage du génie des ducs de Toscane, qui ont fait d'un village marécageux la ville dltalie la plus florissante.

Les femmes y jouissent d'une grande liberté : elles peuvent voir les hommes à travers certaines fenêtres qu'on nomme jalousies ; elles peu\'ent sortir tous les jours avec quelques vieilles qui les

64 LETTRES PERSANES

accompagnent ; elles n'ont qu'un \'oile \ Leurs beaux-frères, leurs oncles, leurs neveux peuvent les voir sans que le mari s'en formalise presque jamais.

C'est un grand spectacle pour un mahométan de voir pour la première fois une ville chrétienne. Je ne parle pas des choses qui frappent d'abord tous les yeux, comme la différence des édifices, des habits, des principales coutumes : il y a, jusque dans les moindres bagatelles, quelque chose de singulier que je sens, et que je ne sais pas dire.

Nous partirons demain pour Marseille : notre séjour n'y sera pas long. Le dessein de Rica et le mien est de nous rendre incessamment à Paris, qui est le siège de l'empire de l'Europe. Les voya- geurs cherchent toujours les grandes villes, qui sont une espèce de patrie commune à tous les étrangers. Adieu; sois persuadé que je t'aimerai toujours.

De Livourne, le 12 de la lune de saphar, 1712.

Lettre XXIV. Rica a Ibben.

Nous som.mes à Paris depuis un mois, et nous avons toujours été dans un mouvement continuel. Il faut bien des affaires avant qu'on soit logé, qu'on ait trouvé les gens à qui on est adressé, et qu'on se soit pourvu des choses nécessaires, qui man- quent toutes à la fois.

Paris est aussi grand qu'Ispahan : les maisons y sont si hautes qu'on jurerait qu'elles ne sont habitées que par des astrologues. Tu juges bien qu'une ville bâtie en l'air, qui a six ou sept maisons les unes sur les autres, est extrêmement peuplée ;

1 Les Persanes en ont quatre.

LETTRES PERSANES 65

et que, quand tout le monde est descendu dans la rue, il s'y fait un bel embarras.

Tu ne le croirais pas peut-être, depuis un mois que je suis ici, je n'y ai encore vu marcher per- sonne. Il n'y a point de gens au monde qui tirent mieux parti de leur m.achine que les Français ; ils courent ; ils volent : les voitures lentes d'Asie, le pas réglé de nos chameaux, les feraient tomber en syncope. Pour moi, qui ne suis point fait à ce train, et qui vais souvent à pied sans changer d'allure, j'enrage quelquefois comme un chrétien : car encore, passe qu'on m'éclabousse depuis les pieds jusqu'à la tête, mais je ne puis pardonner les coups de coude que je reçois réguhèrement et périodiquement. Un homme qui vient après moi et qui me passe me fait faire un demi-tour ; et un autre qui me croise de l'autre côté me remet soudain le premier m'avait pris ; et je n'ai pas fait cent pas, que je suis plus brisé que si j'avais fait dix lieues.

Ne crois pas que je puisse, quant à présent, te parler à fond des mioeurs et des coutumes euro- péennes : je n'en ai moi-même qu'une légère idée, et je n'ai eu à peine que le temps de m'étonner.

Le roi de France est le plus puissant prince de l'Europe. Il n'a point de mines d'or comme le roi d'Espagne son voisin ; mais il a plus de richesses que lui, parce qu'il les tire de la vanité de ses sujets, plus inépuisable que les mines. On lui a vu entreprendre ou soutenir de grandes guerres, n'ayant d'autres fonds que des titres d'honneur à vendre ; et, par un prodige de l'orgueil humain, ses troupes se trouvaient payées, ses places munies, et ses flottes équipées.

D'ailleurs ce roi est un grand magicien : il exerce son empire sur l'esprit même de ses sujets ; il les 3

66 LETTRES PERSANES

fait penser comme il veut. S'il n'a qu'un million d'écus dans son trésor, et qu'il en ait besoin de deux, il n'a qu'à leur persuader qu'un écu en vaut deux, et ils le croient. S'il a une guerre difficile à soutenir, et qu'il n'ait point d'argent, il n'a qu'à leur mettre dans la tête qu'un morceau de papier est de l'argent, et ils en sont aussitôt convaincus. Il va même jusqu'à leur faire croire qu'il les guérit de toutes sortes de maux en les touchant, tant est grande la force et la puissance qu'il a sur les esprits.

Ce que je dis de ce prince ne doit pas t 'étonner : il y a un autre magicien plus fort que lui, qui n'est pas moins maître de son esprit qu'il l'est lui-même de celui des autres. Ce magicien s'appelle le pape : tantôt il lui fait croire que trois ne sont qu'un; que le pain qu'on mange n'est pas du pain, ou que le vin qu'on boit n'est pas du vin, et mille autres choses de cette espèce.

Et pour le tenir toujours en haleine et ne point lui laisser perdre l'habitude de croire, il lui donne de temps en temps pour l'exercer de certains ar- ticles de croyance. Il y a deux ans qu'il lui envoya un grand écrit qu'il appela constitution'^, et voulut obliger, sous de grandes peines, ce prince et ses sujets de croire tout ce qui y était contenu. Il réussit à l'égard du prince, qui se soumit aussitôt et donna l'exemple à ses sujets ; mais quelques-uns d'entre eux se révoltèrent, et dirent qu'ils ne vou- laient rien croire de tout ce qui était dans cet écrit. Ce sont les femmes qui ont été les motrices de toute cette révolte, qui divise toute la cour, tout le royaume et toutes les familles. Cette constitution leur défend de lire un livre que tous les chrétiens disent avoir été apporté du ciel : c'est proprement

^ La bulle UnigefvUus.

LETTRES PERSANES 67

leur Alcoran. Les femmes, indignées de l'outrage fait à leur sexe, soulèvent tout contre la constitu- tion : elles ont mis les hommes de leur parti, qui, dans cette occasion, ne veulent point avoir de pri\'ilège. Il faut pourtant avouer que ce moufti ne raisonne pas mal ; et, par le grand Hali ! il faut qu'il ait été instruit des principes de notre sainte loi : car, puisque les femmes sent d'une création inférieure à la nôtre, et que nos prophètes nous disent qu'elles n'entreront point dans le paradis, pourquoi faut-il qu'elles se m.êlent de lire un livre qui n'est fait que pour apprendre le chemin du paradis ?

J'ai ouï raconter du roi des choses qui tiennent du prodige, et je ne doute pas que tu ne balances à les croire.

On dit que, pendant qu'il faisait la guerre à ses voisins, qui s'étaient tous ligués contre lui, il avait dans son royaume un nombre innom.brable d'en- nemxis invisibles qui l'entouraient ; on ajoute qu'il les a cherchés pendant plus de trente ans, et que malgré les soins infatigables de certains dervns qui ont sa confiance, il n'en a pu trouver un seul. Ils vivent avec lui : ils sont à sa cour, dans sa capi- tale, dans ses troupes, dans ses tribunaux ; et ce- pendant on dit qu'il aura le chagrin de mourir sans les avoir trouvés. On dirait qu'ils existent en général, et qu'ils ne sont plus rien en particuher : c'est un corps, mais point de membres. Sans doute que le ciel veut punir ce prince de n'avoir pas été assez modéré envers les ennemis qu'il a vaincus, puisqu'il lui en donne d'invisibles, et dont le génie et le destin sont au-dessus du sien.

Je continuerai à t 'écrire, et je t'apprendrai des choses bien éloignées du caractère et du génie persan. C'est bien la même terre qui nous porte

68 LETTRES PERSANES

tous deux ; mais les hommes du pays je vis, et ceux du pays tu es, sont des hommes bien différents.

De Paris, le 4 de la lune de rebiab 2, 1712.

Lettre XXV. Usbek a Ibben. A Smyrne.

J'ai reçu une lettre de ton neveu Rhédi : il me mande qu'il quitte Smyrne, dans le dessein de voir l'Italie ; que l'unique but de son voyage est de s'instruire, et de se rendre par plus digne de toi. Je te félicite d'avoir un neveu qui sera quelque jour la consolation de ta vieillesse.

Rica t'écrit une longue lettre ; il m'a dit qu'il te parlait beaucoup de ce pays-ci. La vivacité de son esprit fait qu'il saisit tout avec promptitude ; pour moi, qui pense plus lentement, je ne suis pas en état de te rien dire.

Tu es le sujet de nos conversations les plus tendres : nous ne pouvons assez parler du bon accueil que tu nous as fait à Smyrne, et des ser- vices que ton amitié nous rend tous les jours. Puisses-tu, généreux Ibben, trouver partout des amis aussi reconnaissants et aussi fidèles que nous !

Puissé-je te revoir bientôt, et retrouver avec toi ces jours heureux qui coulent si doucement entre deux amis ! Adieu !

De Paris, le 4 de la lune de rebiab 2, 1712.

LETTRES PERSANES 69

Lettre XXVL Usbek a Roxane.

, Alt sérail d'Ispahan.

Que vous êtes heureuse, Roxane, d'être dans le doux pays de Perse, et non pas dans ces climats empoisonnés Ton ne connaît ni la pudeur ni la vertu ! Que vous êtes heureuse ! Vous vivez dans mon sérail comme dans le séjour de l'innocence, in- accessible aux attentats de tous les humains ; vous vous trouvez avec joie dans une heureuse impuis- sance de faillir ; jamais homme ne vous a souillée de ses regards lascifs ; votre beau-père même, dans la Hberté des festins, n'a jamais vu votre belle bouche : vous n'avez jamais manqué de vous at- tacher un bandeau sacré pour la couvrir. Heureuse Roxane ! quand vous avez été à la campagne, vous avez toujours eu des eunuques qui ont marché devant vous pour donner la mort à tous les témé- raires qui n'ont pas fui votre vue. Moi-même, à qui le ciel vous a donnée pour faire mon bonheur, quelle peine n'ai-je pas eue pour me rendre maître de ce trésor, que vous défendiez avec tant de con- stance ! Quel chagrin pour moi, dans les premiers jours de notre mariage, de ne pas vous voir ! Et quelle impatience quand je vous eus vue ! Vous ne la satisfaisiez pourtant pas ; vous l'irritiez au con- traire par les refus obstinés d'une pudeur alarmée : vous me confondiez avec tous ces hommes à qui vous vous cachez sans cesse. Vous souvient-il de ce jour je vous perdis parmi vos esclaves, qui me trahirent, et vous dérobèrent à mes recherches ? Vous souvient-il de cet autre où, voyant vos larmes impuissantes, vous employâtes l'autorité de votre mère pour arrêter les fureurs de mon amour ? Vous

70 LETTRES PERSANES

souvient-il, lorsque toutes les ressources vous man- quèrent, de celles que vous trouvâtes dans votre courage ? Vous mîtes le poignard à la main, et menaçâtes d'immoler un époux qui vous aimait, s'il continuait à exiger de vous ce que vous chérissez plus que votre époux même. Deux mois se passèrent dans ce combat de l'amour et de la vertu. Vous poussâtes trop loin vos chastes scrupules : vous ne vous rendîtes pas même après avoir été vaincue ; vous défendîtes jusqu'à la dernière ex- trémité une virginité mourante : vous me regar- dâtes comme un ennemi qui vous avait fait un outrage, non pas comme un époux qui vous avait aimée ; vous fûtes plus de trois mois que vous n'osiez me regarder sans rougir : votre air confus semblait me reprocher l'avantage que j'avais pris. Je n'avais pas même une possession tranquille ; vous me dérobiez tout ce que vous pouviez de ces charmes et de ces grâces ; et j 'étais enivré des plus grandes faveurs sans avoir obtenu les moindres.

Si vous aviez été élevée dans ce pays-ci, vous n'auriez pas été si troublée. Les femmes y ont perdu toute retenue : elles se présentent devant les hommes à visage découvert, comme si elles vou- laient demander leur défaite ; elles les cherchent de leurs regards ; elles les voient dans les mosquées, les promenades, chez elles même ; l'usage de se faire servir par des eunuques leur est inconnu. Au lieu de cette noble simplicité et de cette aimable pudeur qui règne parmi vous, on voit une impudence brutale à laquelle il est impossible de s'accoutumer.

Oui, Roxane, si vous étiez ici, vous vous sen- tiriez outragée dans l'affreuse ignominie votre sexe est descendu ; vous fuiriez ces abominables lieux, et vous soupireriez pour cette douce retraite, vous trouvez l'innocence, vous êtes sûre de

LETTRES PERSANES 71

vous-même, nul péril ne vous fait trembler, enfin vous pouvez m'aimer sans craindre de perdre jamais Tamour que vous me devez.

Quand vous relevez l'éclat de votre teint par les plus belles couleurs ; quand vous vous parfumez tout le corps des essences les plus précieuses ; quand vous vous parez de vos plus beaux habits ; quand vous cherchez à vous distinguer de vos com- pagnes par les grâces de la danse et par la douceur de votre chant ; que vous combattez gracieusement avec elles de charmes, de douceur et d'enjouement, je ne puis pas m'imaginer que vous ayez d'autre objet que celui de me plaire ; et quand je vous vois rougir modestement, que vos regards cherchent les miens, que vous vous insinuez dans mon cœur par des paroles douces et flatteuses, je ne saurais, Roxane, douter de votre amour.

Mais que puis-je penser des femmes d'Europe ? L'art de composer leur teint, les ornements dont elles se parent, les soins qu'elles prennent de leur personne, le désir continuel de plaire qui les occupe, sont autant de taches faites à leur vertu et d'outrages à leurs époux.

Ce n'est pas, Roxane, que je pense qu'elles poussent l'attentat aussi loin qu'une pareille con- duite devrait le faire croire, et qu'elles portent la débauche à cet excès horrible, qui fait frémir, de violer absolument la foi conjugale. Il y a bien peu de femmes assez abandonnées pour porter le crime si loin : elles portent toutes dans leur cœur un cer- tain caractère de vertu qui y est gravé, que la naissance donne, et que l'éducation affaiblit, mais ne détruit pas. Elles peuvent bien se relâcher des devoirs extérieurs que la pudeur exige ; mais, quand il s'agit de faire les derniers pas, la nature se révolte. Aussi, quand nous vous enfermons si

72 LETTRES PERSANES

étroitement, que nous vous faisons garder par tant d'esclaves, que nous gênons si fort vos désirs lorsqu'ils volent trop loin, ce n'est pas que nous craignions la dernière infidélité, mais c'est que nous savons que la pureté ne saurait être trop grande, et que la moindre tache peut la corrompre.

Je vous plains, Roxane. Votre chasteté, si long- temps éprouvée, méritait un époux qui ne vous eût jamais quittée, et qui pût lui-même réprimer les désirs que votre seule vertu sait soumettre.

De Paris, le 7 de la luue de rhégeb, 1712.

Lettre XX VIL Usbek a Nessir. A Ispahmi.

Nous sommes à présent à Paris, cette superbe rivale de la ville du soleil \

Lorsque je partis de Smyrne, je chargeai mon ami Ibben de te faire tenir une boite il y avait quelques présents pour toi : tu recevras cette lettre par la même voie. Quoique éloigné de lui de cinq ou six cents lieues, je lui donne de mes nouvelles et je reçois des siennes aussi facilement que s'il était à Ispahan et moi à Com. J'envoie mes lettres à Marseille, d'où il part continuellement des vais- seaux pour Smyrne ; de il envoie celles qui sont pour la Perse par les caravanes d'Arméniens qui partent tous les jours pour Ispahan.

Rica jouit d'une santé parfaite : la force de sa constitution, sa jeunesse et sa gaieté naturelle, le mettent au-dessus de toutes les épreuves.

Mais, pour moi, je ne me porte pas bien : mon

1 Ispahan.

LETTRES PERSANES ^-x

corps et mon esprit sont abattus ; je me livre à des réflexions qui deviennent tous les jours plus tristes ; ma santé, qui s'affaiblit, me tourne vers ma patrie, et me rend ce pays-ci plus étranger.

Mais, cher Nessir, je te conjure, fais en sorte que mes femmes ignorent l'état je suis. Si elles m'aiment, je veux épargner leurs larmes ; et, si eUes ne m. 'aiment pas, je ne veux point augmenter leur hardiesse.

Si mes eunuques me croyaient en danger, s'ils pouvaient espérer l'impunité d'une lâche com- plaisance, ils cesseraient bientôt d'être sourds à la voix flatteuse de ce sexe qui se fait entendre aux rochers et remue les choses inanimées.

Adieu, Nessir. J'ai du plaisir à te donner des marques de ma confiance.

De Paris, le 5 de la luae de chahban, 1712.

Lettre XXVIIL Rica a *=^*.

Je vis hier une chose assez singulière, quoiqu'elle se passe tous les jours à Paris.

Tout le peuple s'assemble sur la fin de l'après- dînée, et va jouer une espèce de scène que j'ai entendu appeler comédie. Le grand mouvement est sur une estrade qu'on nomme le théâtre. Aux deux côtés on voit, dans de petits réduits qu'on nomme loges, des hommes et des femmes qui jouent ensemble des scènes muettes, à peu près comme celles qui sont en usage en notre Perse.

Tantôt c'est une amante affligée qui exprime sa

langueur ; tantôt une autre, avec des yeux vifs

et un air passionné, dévore des yeux son amant,

qui la regarde de même : toutes les passions sont

74 LETTRES PERSANES

peintes sur les visages, et exprimées avec une éloquence qui n'en est que plus vive, pour être muette. les actrices ne paraissent qu'à demi- corps, et ont ordinairement un manchon, par modestie, pour cacher leurs bras. Il y a en bas une troupe de gens debout qui se moquent de ceux qui sont en haut sur le théâtre, et ces derniers rient à leur tour de ceux qui sont en bas.

Mais ceux qui prennent le plus de peine sont quelques gens qu'on prend pour cet effet dans un âge peu avancé pour soutenir à la fatigue. Ils sont obligés d'être partout ; ils passent par des en- droits qu'eux seuls connaissent, montent avec une adresse surprenante d'étage en étage; ils sont en haut, en bas, dans toutes les loges; ils plongent pour ainsi dire ; on les perd, ils reparaissent ; souvent ils quittent le lieu de la scène et vont jouer dans une autre. On en voit même qui, par un prodige qu'on n'aurait osé espérer de leurs béquilles, marchent, et vont comme les autres. Enfin on se rend à des salles l'on joue une comédie particulière : on commence par des révérences ; on continue par des embrassades. On dit que la connaissance la plus légère met un homme en droit d'en étouffer un autre : il semble que le lieu inspire de la tendresse. En effet, on dit que les princesses qui y régnent ne sont point cruelles ; et, si on excepte deux ou trois heures par jour, elles sont assez sauvages, on peut dire que le reste du temps elles sont traitables, et que c'est une ivresse qui les quitte aisément.

Tout ce que je te dis ici se passe à peu près de même dans un autre endroit qu'on nomme l'Opéra : toute la différence est que l'on parle à l'un et chante à l'autre. Un de mes amis me mena l'autre jour dans la loge se déshabillait une des prin-

LETTRES PERSANES 75

cipales actrices. Nous fîmes si bien connaissance que le lendemain je reçus d'elle cette lettre :

« Monsieur,

« Je suis la plus malheureuse fille du monde ; j'ai toujours été la plus vertueuse actrice de l'Opéra. Il y a sept ou huit mois que j'étais dans la loge vous me vîtes hier : comme je m'habil- lais en prêtresse de Diane, un jeune abbé vint m'y trouver ; et, sans respect pour mon habit blanc, mon voile et mon bandeau, il me ravit mon innocence. J'ai beau lui exagérer le sacrifice que je lui ai fait, il se met à rire, et me soutient qu'il m'a trouvée très profane. Cependant je suis si grosse que je n'ose plus me présenter sur le théâtre : car je suis, sur le chapitre de l'honneur, d'une délicatesse inconcevable; et je soutiens toujours qu'à une fille bien née il est plus facile de faire perdre la vertu que la modestie. Avec cette dé- licatesse, vous jugez bien que ce jeune abbé n'eût jamais réussi, s'il ne m'avait promis de se marier avec moi : un motif si légitime me fit passer sur les petites formalités ordinaires, et commencer par j'aurais finir. Mais, puisque son in- fidélité m'a déshonorée, je ne veux plus vivre à l'Opéra, où, entre vous et moi, l'on ne me donne guère de quoi vivre : car, à présent que j'avance en âge, et que je perds du côte des charmes, ma pension, qui est toujours la même, semble diminuer tous les jours. J'ai appris par un homme de votre suite que l'on faisait un cas infini, dans votre pays, d'une bonne danseuse, et que, si j'étais à Ispahan, ma fortune serait aussitôt faite. Si vous vouliez m'accorder votre protection, et m'emmener avec vous dans ce pays-là, vous auriez l'avantage de faire du bien à une fille qui, par sa vertu et sa

76 LETTRES PERSANES

conduite, ne se rendrait pas indigne de vos bontés. Je suis... »

De Paris, le 2 de la lune de chalval, 1712.

Lettre XXIX. Rica a Ibben. A Smyrne.

Le pape est le chef des chrétiens. C'est une vieille idole qu'on encense par habitude. Il était autrefois redoutable aux princes mêmes, car il les déposait aussi facilement que nos magnifiques sultans dé- posent les rois d'Irimette et de Géorgie. Mais on ne le craint plus. Il se dit successeur d'un des premiers chrétiens, qu'on appelle saint Pierre : et c'est certainement une riche succession, car il a des trésors immenses et un grand pays sous sa domination.

Les évêques sont des gens de loi qui lui sont subordonnés, et ont sous son autorité deux fonc- tions bien différentes. Quand ils sont assemblés, ils font, comme lui, des articles de foi ; quand ils sont en particulier, ils n'ont guère d'autre fonction que de dispenser d'accomplir la loi. Car tu sauras que la religion chrétienne est chargée d'une infinité de pratiques très difficiles ; et, comme on a jugé qu'il est moins aisé de remplir ses devoirs que d'avoir des évêques qui en dispensent, on a pris ce dernier parti pour l'utilité publique : de sorte que, si on ne veut pas faire le rhamazan, si on ne veut pas s'assujettir aux formalités des mariages, si on veut rompre ses vœux, si on veut se marier contre les défenses de la loi, quelquefois môme si on veut revenir contre son serment, on va à l'évêque ou au pape, qui donne aussitôt la dispense.

LETTRES PERSANES 77

Les évêques ne font pas des articles de foi de leur propre mouvement. Il y a un nombre infini de docteurs, la plupart dervis, qui soulèvent entre eux mille questions nouvelles sur la religion : on les laisse disputer longtemps, et la guerre dure jusqu'à ce qu'une décision vienne la terminer.

Aussi puis-je t'assurer qu'il n'y a jamais eu de royaume il y ait eu tant de guerres civiles que dans celui du Christ.

Ceux qui mettent au jour quelque proposition nouvelle sont d'abord appelés hérétiques. Chaque hérésie a son nom, qui est, pour ceux qui y sont engagés, comme le mot de ralliement. 5lais n'est hérétique qui ne veut : il n'y a qu'à partager le différend par la moitié, et donner une distinction à ceux qui l'accusent d'hérésie ; et, quelle que soit la distinction, intelligible ou non, elle rend un homme blanc comme de la neige, et il peut se faire appeler orthodoxe.

Ce que je te dis est bon pour la France et l'Alle- magne : car j'ai ouï dire qu'en Espagne et en Portugal il y a de certains dervis qui n'entendent point raillerie, et qui font brûler un homme comme de la paille. Quand on tombe entre les mains de ces gens-là, heureux celui qui a toujours prié Dieu avec de petits grains de bois à la main, qui a porté sur lui deux morceaux de drap attachés à deux rubans, et qui a été quelquefois dans une province qu'on appelle la Galice ! sans cela un pauvre diable est bien embarrassé. Quand il jurerait comme un païen qu'il est orthodoxe, on pourrait bien ne pas demeurer d'accord des qualités, et le brûler comme hérétique : il aurait beau donner sa distinction; point de distinction ; il serait en cendres avant que l'on eût seulement pensé à l'écouter.

Les autres juges présument qu'un accusé est

j^ LETTRES PERSANES

innocent; ceux-ci le présument toujours coupable. Dans le doute, ils tiennent pour règle de se détermi- ner du côté de la rigueur : apparemment parce qu'ils croient les hommes mauvais ; mais, d'un autre côté, ils en ont si bonne opinion, qu'ils ne les jugent jamais capables de mentir ; car ils reçoivent le témoignage des ennemis capitaux, des femmes de mauvaise vie, de ceux qui exercent une profession infâme. Ils font dans leur sentence un petit compli- ment à ceux qui sont revêtus d'une chemise de soufre, et leur disent qu'ils sont bien fâchés de les voir si mal habillés, qu'ils sont doux, qu'ils ab- horrent le sang, et sont au désespoir de les avoir condamnés ; mais, pour se consoler, ils confisquent tous les biens de ces malheureux à leur profit.

Heureuse la terre qui est habitée par les enfants des prophètes ! Ces tristes spectacles y sont incon- nus. La sainte religion que les anges y ont apportée se défend par sa vérité même ; elle n'a point besoin de ces moyens violents pour se maintenir.

De Paris, le 4 de la lune de chalval, 1712.

Lettre XXX. Rica au même.

A Smyrne.

Les habitants de Paris sont d'une curiosité qui va jusqu'à l'extravagance. Lorsque j'arrivai, je fus regardé comme si j'avais été envoyé du ciel : vieil- lards, hommes, femmes, enfants, tous voulaient me voir. Si je sortais, tout le monde se mettait aux fenêtres ; si j'étais aux Tuileries, je vo3^ais aussitôt un cercle se former autour de moi ; les femmes mêmes faisaient un arc-en-ciel nuancé de mille

LETTRES PERSANES 79

couleurs, qui m'entourait. Si j'étais aux spectacles, je voyais aussitôt cent lorgnettes dressées contre ma figure : enfin, jamais homme n'a tant été vu que moi. Je souriais quelquefois d'entendre des gens qui n'étaient presque jamais sortis de leur chambre, qui disaient entre eux : « Il faut avouer qu'il a l'air bien persan. » Chose admirable ! je trouvais de mes portraits partout ; je me voyais multiplié dans toutes les boutiques, sur toutes les cheminées, tant on craignait de ne m 'avoir pas assez vu.

Tant d'honneurs ne laissent pas d'être à charge : je ne me croyais pas un homme si curieux et si rare ; et, quoique j'aie très bonne opinion de moi, je ne me serais jamais imaginé que je dusse trou- bler le repos d'une grande ville je n'étais point connu. Cela me fit résoudre à quitter l'habit persan, et à en endosser un à l'européenne, pour voir s'il resterait encore dans ma physionomie quelque chose d'admirable. Cet essai me fit connaître ce que je valais réellement. Libre de tous les ornements étrangers, je me vis apprécié au plus juste. J'eus sujet de me plaindre de mon tailleur, qui m'avait fait perdre en un instant l'attention et l'estime publique ; car j'entrai tout à coup dans un néant affreux. Je demeurais quelquefois une heure dans une compagnie sans qu'on m'eût regardé et qu'on m'eût mis en occasion d'ouvrir la bouche ; mais, si quelqu'un par hasard apprenait à la compagnie que j'étais Persan, j'entendais aussitôt autour de moi un bourdonnement : « Ah ! ah ! monsieur est Persan ! C'est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être Persan ? »

De Paris, le 6 de la lune de chalval, 1712.

8o LETTRES PERSANES

Lettre XXXI. Rhédi a Usbek. A Paris.

Je suis à présent à Venise, mon cher Usbek. On peut avoir vu toutes les villes du monde, et être surpris en arrivant à Venise : on sera tou- jours étonné de voir une ville, des tours et des mosquées sortir de dessous l'eau, et de trouver un peuple innombrable dans un endroit il ne devrait y avoir que des poissons.

Mais cette ville profane manque du trésor le plus précieux qui soit au monde, c'est-à-dire d'eau vive : il est impossible d'y accomplir une seule ablution légale. Elle est en abomination à notre saint prophète, et il ne la regarde jamais du haut du ciel qu'avec colère.

Sans cela, mon cher Usbek, je serais charmé de vivre dans une ville mon esprit se forme tous les jours. Je m'instruis des secrets du com- merce, des intérêts des princes, de la forme de leur gouvernement ; je ne néglige pas même les superstitions européennes ; je m'applique à la médecine, à la physique, à l'astronomie ; j'étudie les arts ; enfin je sors des nuages qui couvraient mes yeux dans le pays de ma naissance.

De Venise, le i6 de la lune de chalval, 1712.

Lettre XXXIL Rica a ***.

J'allai l'autre jour voir une maison l'on entre- tient environ trois cents personnes assez pauvre- ment. J'eus bientôt fait, car l'égUse ni les bâtiments

LETTRES PERSANES 8i

ne méritent pas d'être regardés. Ceux qui sont dans cette maison étaient assez gais ; plusieurs d'entre eux jouaient aux cartes, ou à d'autres jeux que je ne connais point. Comme je sortais, un de ces hommes sortait aussi ; et m'ayant entendu demander le chemin du Marais, qui est le quartier le plus éloigné de Paris : « J'y vais, me dit-il, et je vous y conduirai ; suivez-moi ! » Il me mena à merveille, me tira de tous les embarras, et me sauva adroitement des carrosses et des voitures. Nous étions prêts d'ar- river, quand la curiosité me prit. « Mon bon ami, lui dis-je, ne pourrais-je point savoir qui vous êtes? Je suis aveugle, monsieur, me répondit-il. Comment ! lui dis-je, vous êtes aveugle ! Et que ne priiez- vous cet honnête homme qui jouait aux cartes avec vous de nous conduire ? Il est aveugle aussi, me répondit-il : il y a quatre cents ans que nous sommes trois cents aveugles dans cette maison vous m'avez trouvé. Mais il faut que je vous quitte ; voilà la rue que vous demandiez ; j e vais me mettre dans la foule ; j'entre dans cette éghse, où, je vous jure, j'embarrasserai plus les gens qu'ils ne m'embarrasseront. »

De Paris, le 17 de la lune de chalval, 1712.

Lettre XXXIII. Usbek a Rhédi. A Venise.

Le vin est si cher à Paris, par les impôts que l'on y met, qu'il semble qu'on ait entrepris d'y faire exécuter les préceptes du divin Alcoran, qui défend d'en boire.

Lorsque je pense aux funestes effets de cette hqueur, je ne puis m'empêcher de la regarder

821 LETTRES PERSANES

comme le présent le plus redoutable que la nature ait fait aux hommes. Si quelque chose a flétri la vie et la réputation de nos monarques, c'a été leur intempérance ; c'est la source la plus empoi- sonnée de leurs injustices et de leurs cruautés.

Je le dirai, à la honte des hommes : la loi interdit à nos princes l'usage du vin, et ils en boivent avec un excès qui les dégrade de l'humanité même ; cet usage au contraire est permis aux princes chrétiens, et on ne remarque pas qu'il leur fasse faire aucune faute. L'esprit humain est la contradic- tion même. Dans une débauche licencieuse, on se révolte avec fureur contre les préceptes ; et la loi faite pour nous rendre plus justes ne sert souvent qu'à nous rendre plus coupables.

Mais quand je désapprouve l'usage de cette liqueur qui fait perdre la raison, je ne condamne pas de même ces boissons qui l'égayent. C'est la sagesse des Orientaux de chercher des remèdes contre la tristesse avec autant de soin que contre les maladies les plus dangereuses. Lorsqu'il arrive quelque malheur à un Européen, il n'a d'autre ressource que la lecture d'un philosophe qu'on appelle Sénèque ; mais les Asiatiques, plus sensés qu'eux et meilleurs physiciens en cela, prennent des breuvages capables de rendre l'homme gai, et de charmer le souvenir de ses peines.

Il n'y a rien de si affligeant que les consolations tirées de la nécessité du mal, de l'inutilité des remèdes, de la fatalité du destin, de l'ordre de la Providence, et du malheur de la condition hu- maine. C'est se moquer de vouloir adoucir un mal par la considération que l'on est misérable : il vaut bien mieux enlever l'esprit hors de ses réflexions, et traiter l'homme comme sensible, au lieu de le traiter comme raisonnable.

LETTRES PERSANES 83

L'âme, unie avec le corps, en est sans cesse tyrannisée. Si le mouvement du sang est trop lent, si les esprits ne sont pas assez épurés, s'ils ne sont pas en quantité suffisante, nous tombons dans î'accablem.ent et dans la tristesse ; mais, si nous prenons des breuvages qui puissent changer cette disposition de notre corps, notre âme redevient capable de recevoir des impressions qui l'égayent, et elle sent un plaisir secret de voir sa machine reprendre, pour ainsi dire, son mouvem.ent et sa vie.

De Paris, le 25 de la lune de zilcadé, 1713.

Lettre XXXH'. Usbek a Ibben. A Smyrne.

Les femmes de Perse sont plus belles que celles de France, mais celles de France sont plus jolies. Il est difficile de ne point aimer les premières, et de ne se point plaire avec les secondes : les unes sont plus tendres et plus modestes, les autres sont plus gaies et plus enjouées.

Ce qui rend le sang si beau en Perse, c'est la vie réglée que les femmes y mènent : elles ne jouent ni ne veillent, elles ne boivent point de vin, et ne s'exposent presque jamais à l'air. Il faut avouer que le sérail est plutôt fait pour la santé que pour les plaisirs : c'est une vie unie, qui ne pique point; tout s'y ressent de la subordination et du devoir ; les plaisirs mêmes y sont graves, et les joies sévères, et on ne les goûte presque jamais que comme des marques d'autorité et de dépendance.

Les hommes mêmes n'ont pas en Perse la même gaieté que les Français : on ne leur voit point

84 LETTRES PERSANES

cette liberté d'esprit et cet air content que je trouve ici dans tous les états et dans toutes les conditions.

C'est bien pis en Turquie, l'on pourrait trouver des familles où, de père en fils, personne»n'a ri depuis la fondation de la. monarchie.

Cette gravité des Asiatiques vient du peu de commerce qu'il y a entre eux : ils ne se voient que lorsqu'ils y sont forcés par la cérémonie. L'amitié, ce doux engagement du cœur, qui fait ici la douceur de la vie, leur est presque inconnue ; ils se retirent dans leurs maisons, ils trouvent toujours une compagnie qui les attend ; de manière que chaque famille est, pour ainsi dire, isolée des autres.

Un jour que je m'entretenais là-dessus avec un homme de ce pays-ci, il me dit : « Ce qui me choque le plus de vos mœurs, c'est que vous êtes obligés de vivre avec des esclaves dont le cœur et l'esprit se sentent toujours de la bassesse de leur condition. Ces gens lâches affaiblissent en vous les sentiments de la vertu que l'on tient de la nature, et ils les ruinent depuis l'enfance qu'ils vous obsèdent.

« Car enfin, défaites- vous des préjugés : que peut- on attendre de l'éducation qu'on reçoit d'un misé- rable qui fait consister son honneur à garder les femmes d'un autre, et s'enorgueiUit du plus vil emploi qui soit parmi les humains ; qui est mépri- sable par sa fidélité même, qui est la seule de ses vertus, parce qu'il y est porté par envie, par jalousie et par désespoir ; qui, brûlant de se venger des deux sexes dont il est le rebut, consent à être tyrannisé par le plus fort, pourvu qu'il puisse déso- ler le plus faible ; qui, tirant de son imperfection, de sa laideur et de sa difformité tout l'éclat de sa condition, n'est estimé que parce qu'il est indigne de l'être ; qui enfin, rivé pour jamais à la porte il est attaché, plus dur que les gonds et les verrous

LETTRES PERSANES 85

qui la tiennent, se vante de cinquante ans de vie dans ce poste indigne, où, chargé de la jalousie de son maître, il a exercé toute sa bassesse ? »

De Paris, le 14 de la lune de zilhagé, 1713.

Lettre XXXV. Usbek a Gemchid, son cousin,

DERVIS DU BRILLANT MONASTÈRE DE TAURIS.

Que penses-tu des chrétiens, sublime dervis ? Crois-tu qu'au jour du jugement ils seront comme les infidèles Turcs, qui serviront d'ânes aux juifs, et seront menés par eux au grand trot en enfer ? Je sais bien qu'ils n'iront point dans le séjour des prophètes, et que le grand Kali n'est point venu pour eux. Mais, parce qu'ils n'ont pas été assez heureux pour trouver des mosquées dans leur pays, crois-tu qu'ils soient condamnés à des châtiments éternels, et que Dieu les punisse pour n'avoir pas pratiqué une religion qu'il ne leur a pas fait connaître ? Je puis te le dire : j'ai souvent examiné ces chrétiens ; je les ai interrogés pour voir s'ils avaient quelque idée du grand Hali, qui était le plus beau de tous les hommes ; j'ai trouvé qu'ils n'en avaient jamais ouï parler.

Ils ne ressemblent point à ces infidèles que nos saints prophètes faisaient passer au fil de l'épée parce qu'ils refusaient de croire aux miracles du ciel : ils sont plutôt comme ces malheureux qui vivaient dans les ténèbres de l'idolâtrie avant que la divine lumière vînt éclairer le visage de notre grand prophète.

D'ailleurs, si on examine de près leur religion, on y trouvera comme une semence de nos dogmes.

86 LETTRES PERSANES

J'ai souvent admiré les secrets de la Providence, qui semble les avoir voulu préparer par à la conversion générale. J'ai ouï parler d'un livre de leurs docteurs, intitulé la Polygamie triomphante, dans lequel il est prouvé que la polygamie est or- donnée aux chrétiens. Leur baptême est l'image de nos ablutions légales ; et les chrétiens n'errent que dans l'efficacité qu'ils donnent à cette première ablution, qu'ils croient devoir suffire pour toutes les autres. Leurs prêtres et leurs moines prient comme nous sept fois le jour. Ils espèrent de jouir d'un paradis ils goûteront mille déhces par le moyen de la résurrection des corps. Ils ont, comme nous, des jeûnes marqués, des mortifications avec lesquelles ils espèrent fléchir la miséricorde divine. Ils rendent un culte aux bons anges, et se méfient des mauvais. Ils ont une sainte crédulité pour les miracles que Dieu opère par le ministère de ses serviteurs. Ils reconnaissent, comme nous, l'insuffisance de leurs mérites, et le besoin qu'ils ont d'un intercesseur auprès de Dieu. Je vois par- tout le mahométisme, quoique je n'y trouve point Mahomet. On a beau faire, la vérité s'échappe et perce toujours les ténèbres qui l'environnent. Il viendra un jour l'Éternel ne verra sur la terre que de vrais croyants. Le temps, qui consume tout, détruira les erreurs mêmes. Tous les hommes seront étonnés de se voir sous le même étendard : tout, jusques à la loi, sera consommé ; les divins exem- plaires seront enlevés de la terre, et portés dans les célestes archives.

De Paris, le 20 de la lune de zilhagé, 171 3.

LETTRES PERSx\NES ^y

Lettre XXXVL Usbek a Rhédi. A Venise.

Le café est très en usage à Paris : il y a un grand nombre de maisons publiques on le distribue. Dans quelques-unes de ces maisons, on dit des nouvelles ; dans d'autres, on joue aux échecs. Il y en a une l'on apprête le café de telle manière qu'il donne de l'esprit à ceux qui en prennent : au moins, de tous ceux qui en sortent, il n'y a per- sonne qui ne croie qu'il en a quatre fois plus que lorsqu'il y est entré.

Mais ce qui me choque de ces beaux esprits, c'est qu'ils ne se rendent pas utiles à leur patrie, et qu'ils amusent leurs talents à des choses puériles. Par exemple, lorsque j'arrivai à Paris, je les trouvai échauffés sur une dispute la plus mince qui se puisse imaginer : il s'agissait de la réputation d'un vieux poète grec dont, depuis deux mille ans, on ignore la patrie, aussi bien que le temps de sa mort. Les deux parties avouaient que c'était un poète excellent : il n'était question que du plus ou du moins de mérite qu'il fallait lui attribuer. Chacun en voulait donner le taux ; mais, parmi ces distribu- teurs de réputation, les uns faisaient meilleur poids que les autres : voilà la querelle. Elle était bien vive, car on se disait cordialement de part et d'autre des injures si grossières, on faisait des plaisanteries si amères, que je n'admirais pas moins la manière de disputer que le sujet de la dispute. Si quelqu'un, disais-je en moi-même, était assez étourdi pour aller devant l'un de ces défenseurs du poète grec attaquer la réputation de quelque honnête citoyen, il ne serait pas mal relevé ; et je crois que ce zèle si

88 LETTRES PERSANES

délicat sur la réputation des morts s'embraserait bien pour défendre celle des vivants ! Mais, quoi qu'il en soit, ajoutais-je, Dieu me garde de m'attirer jamais l'inimitié des censeurs de ce poète, que le séjour de deux mille ans dans le tombeau n'a pu garantir d'une haine si implacable ! Ils frappent à présent des coups en l'air : mais que serait-ce si leur fureur était animée par la présence d'un ennemi ? Ceux dont je te viens de parler disputent en langue vulgaire ; et il faut les distinguer d'une autre sorte de disputeurs qui se servent d'une langue barbare qui semble ajouter quelque chose à la fureur et à l'opiniâtreté des combattants. Il y a des quartiers l'on voit comme une mêlée noire et épaisse de ces sortes de gens ; ils se nourrissent de distinctions ; ils vivent de raisonnements obscurs et de fausses conséquences. Ce métier, l'on devrait mourir de faim, ne laisse pas de rendre. On a vu une nation entière chassée de son pays, traverser les mers pour s'établir en France, n'emportant avec elle, pour parer aux nécessités de la vie, qu'un redoutable talent pour la dispute. Adieu.

De Paris, le dernier de la lune de zilhagé, 171 3.

Lettre XXXVII. Usbek a Ibben.

A Smyrne.

Le roi de France est vieux. Nous n'avons point d'exemple dans nos histoires d'un monarque qui ait si longtemps régné. On dit qu'il possède à un très haut degré le talent de se faire obéir : il gouverne avec le même génie sa famille, sa cour, son Etat. On lui a souvent entendu dire que, de tous les gou- vernements du monde, celui des Turcs, ou celui de

LETTRES PERSANES 89

notre auguste sultan, lui plairait le mieux : tant il fait de cas de la politique orientale.

J'ai étudié son caractère, et j'y ai trouvé des contradictions qu'il m'est impossible de résoudre : par exemple, il a un ministre qui n'a que dix-huit ans 1, et une maîtresse qui en a quatre-vingts ^ ; il aime sa religion, et il ne peut souffrir ceux qui disent qu'il la faut obser\^er à la rigueur ; quoiqu'il fuie le tumulte des villes, et qu'il se communique peu, il n'est occupé depuis le matin jusqu'au soir qu'à faire parler de lui ; il aime les trophées et les victoires, mais il craint autant de voir un bon général à la tête de ses troupes qu'il aurait sujet de le craindre à la tête d'une armée ennemie. Il n'est, je crois, jamais arrivé qu'à lui d'être en même temps comblé de plus de richesses qu'un prince n'en saurait espérer, et accablé d'une pauvreté qu'un particulier ne pourrait soutenir.

Il aime à gratifier ceux qui le servent ; mais il paye aussi libéralement les assiduités, ou plutôt l'oisiveté de ses courtisans, que les campagnes labo- rieuses de ses capitaines ; souvent il préfère un . homme qui le déshabille, ou qui lui donne la ser- viette lorsqu'il se met à table, à un autre qui lui prend des villes ou lui gagne des batailles : il ne croit pas que la grandeur souveraine doive être gênée dans la distribution des grâces ; et, sans exa- miner si celui qu'il comble de biens est homme de mérite, il croit que son choix va le rendre tel ; aussi lui a-t-on vu donner une petite pension à un homme qui avait fui deux lieues, et un beau gou- vernement à un autre qui en avait fui quatre.

Il est magnifique, surtout dans ses bâtiments : il y a plus de statues dans les jardins de son palais

^ Barbezieux. ^ ^ime de Mainteaon.

90 LETTRES PERSANES

que de citoyens dans une grande ville. Sa garde est aussi forte que celle du prince devant qui tous les trônes se renversent ; ses armées sont aussi nom- breuses, ses ressources aussi grandes, et ses finances aussi inépuisables.

De Paris, le 7 de la lune de maharram, 1713.

Lettre XXXVIII. Rica a Ibben.

A Smyrne.

C'est une grande question parmi les hommes de savoir s'il est plus avantageux d'ôter aux femmes la liberté que de la leur laisser. Il me semble qu'il y a bien des raisons pour et contre. Si les Européens disent qu'il n'y a pas de générosité à rendre mal- heureuses les personnes que l'on aime, nos Asia- tiques répondent qu'il y a de la bassesse aux hommes de renoncer à l'empire que la nature leur a donné sur les femmes. Si on leur dit que le grand nombre des femmes enfermées est embarrassant, ils répondent que dix femmes qui obéissent em- barrassent moins qu'une qui n'obéit pas. Que s'ils objectent à leur tour que les Européens ne sauraient être heureux avec des femmes qui ne leur sont pas fidèles, on leur répond que cette fidéhté qu'ils van- tent tant n'empêche point le dégoût qui suit tou- jours les passions satisfaites ; que nos femmes sont trop à nous ; qu'une possession si tranquille ne nous laisse rien à désirer ni à craindre ; qu'un peu de coquetterie est un sel qui pique et prévient la corruption. Peut-être qu'un homme plus sage que moi serait embarrassé de décider : car, si les Asia- tiques font fort bien de chercher des moyens

LETTRES PERSANES 91

propres à calmer leurs inquiétudes, les Européens font fort bien aussi de n'en point avoir.

Après tout, disent-ils, quand nous serions mal- heureux en qualité de maris, nous trouverions toujours moyen de nous dédommager en qualité d'amants. Pour qu'un homme pût se plaindre avec raison de l'infidélité de sa femme, faudrait qu'il n'y eût que trois personnes dans le monde ; ils seront toujours à but quand il y en aura quatre.

C'est une autre question de savoir si la loi natu- relle soumet les femmes aux hommes. « Non, me disait l'autre jour un philosophe très galant : la nature n'a jamais dicté une telle loi. L'empire que nous avons sur elles est une véritable tyrannie : elles ne nous l'ont laissé prendre que parce qu'elles ont plus de douceur que nous, et par conséquent plus d'humanité et de raison. Ces avantages, qui devaient sans doute leur donner la supériorité si nous avions été raisonnables, la leur ont fait perdre, parce que nous ne le sommes point. »

Or, s'il est vrai que nous n'avons sur les femmes qu'un pouvoir tyrannique, il ne l'est pas moins qu'elles ont sur nous un empire naturel, celui de la beauté, à qui rien ne résiste. Le nôtre n'est pas de tous les pays ; mais celui de la beauté est universel. Pourquoi aurions-nous donc un privilège ? Est-ce parce que nous sommes les plus forts ? Mais c'est une véritable injustice. Nous employons toutes sortes de moyens pour leur abattre le courage. Les forces seraient égales si l'éducation l'était aussi. Éprouvons-les dans les talents que l'éducation n'a point affaibhs, et nous verrons si nous sommes si forts.

Il faut l'avouer, quoique cela choque nos mœurs : . chez les peuples les plus polis les femmes ont tou- jours eu de l'autorité sur leurs maris ; elle fut

92 LETTRES PERSANES

établie par une loi chez les Égyptiens en l'honneur d'Isis, et chez les Babyloniens en l'honneur de Sémiramis. On disait des Romains qu'ils comman- daient à toutes les nations, mais qu'ils obéissaient à leurs femmes. Je ne parle point des Sauromates, qui étaient véritablement dans la servitude de ce sexe ; ils étaient trop barbares pour que leur exem- ple puisse être cité.

Tu verras, mon cher Ibben, que j'ai pris le goût de ce pays-ci, l'on aime à soutenir des opinions extraordinaires et à réduire tout en paradoxe. I,e prophète a décidé la question, et a réglé les droits de l'un et de l'autre sexe. «Les femmes, dit- il, doivent honorer leurs maris : leurs maris les doivent honorer ; mais ils ont l'avantage d'un degré sur elles. »

De Paris, le 26 de la lune de gemmadi 2, 1713-

Lettre XXXIX. Hagi i Ibbi au juif Ben Josué, prosélyte mahométan.

A Smyrne.

Il me semble, Ben Josué, qu'il y a toujours des signes éclatants qui préparent à la naissance des hommes extraordinaires ; comme si la nature souffrait une espèce de crise, et que la puissance céleste ne produisît qu'avec effort.

Il n'y a rien de si merveilleux que la naissance de Mahomet. Dieu, qui par les décrets de sa Pro- \idence avait résolu dès le commencement d'en- voyer aux hommes ce grand prophète pour enchaî- ner Satan, créa une lumière deux mille ans avant Adam, qui, passant d'élu en élu, d'ancêtre en an-

1 Hagi est un homme qui a fait le pèlerinage de la Mecque.

LETTRES PERSANES 93

cêtre de Mahomet, parvint enfin jusques à lui, comme un témoignage authentique qu'il était descendu des patriarches.

Ce fut aussi à cause de ce même prophète que Dieu ne voulut pas qu'aucun enfant fût conçu que la nature de la femme ne cessât d'être immonde, et que le membre viril ne fût livré à la circoncision.

Il vint au monde circoncis, et la joie parut sur son \asage dès sa naissance ; la terre trembla trois fois, comme si elle eût enfanté elle-même ; toutes les idoles se prosternèrent ; les trônes des rois furent renversés ; Lucifer fut jeté au fond de la mer ; et ce ne fut qu'après avoir nagé pendant quarante jours qu'il sortit de l'abîme, et s'enfuit sur le mont Cabès, d'où, avec une voix terrible, il appela les anges.

Cette nuit. Dieu posa un terme entre l'homme et la femme, qu'aucun d'eux ne put passer. L'art des magiciens et nécromans se trouva sans vertu. On entendit une voix du ciel qui disait ces paroles : « J'ai envoyé au monde mon ami fidèle. »

Selon le témoignage d'Isben Aben, historien arabe, les générations des oiseaux, des nuées, des vents, et tous les escadrons des anges, se réunirent pour élever cet enfant, et se disputèrent cet avan- tage. Les oiseaux disaient dans leurs gazouillements qu'il était plus commode qu'ils relevassent, parce qu'ils pouvaient plus facilement rassembler plu- sieurs fruits de divers lieux. Les vents murmuraient et disaient : « C'est plutôt à nous, parce que nous pouvons lui apporter de tous les endroits les odeurs les plus agréables. Non, non, disaient les nuées, non ; c'est à nos soins qu'il sera confié, parce que nous lui ferons part à tous les instants de la fraî- cheur des eaux. & Là-dessus les anges indignés s'écriaient : « Que nous restera- t-il donc à faire ? ô

94 LETTRES PERSANES

Mais une voix du ciel fut entendue, qui termina toutes les disputes : « Il ne sera point ôté d'entre les mains des mortels, parce que heureuses les mamelles qui l'allaiteront, et les mains qui le toucheront, et la maison qu'il habitera, et le lit il reposera ! »

Après tant de témoignages si éclatants, mon cher Josué, il faut avoir un cœur de fer pour ne pas croire sa sainte loi. Que pouvait faire davantage le ciel pour autoriser sa mission divine, à moins que de renverser la nature et de faire périr les hommes même qu'il voulait convaincre ?

De Paris, le 20 de la lune de rhégeb, 171 3.

Lettre XL. Usbek a Ibben. A Smyrne.

Dès qu'un grand est mort, on s'assemble dans une mosquée, et l'on fait son oraison funèbre, qui est un discours à sa louange, avec lequel on serait bien embarrassé de décider au juste du mérite du défunt.

Je voudrais bannir les pompes funèbres. Il faut pleurer les hommes à leur naissance, et non pas à leur mort. A quoi servent les cérémonies et tout l'attirail lugubre qu'on fait paraître à un mourant dans ses derniers moments, les larmes même de sa famille, et la douleur de ses amis, qu'à lui exagérer la perte qu'il va faire ?

Nous sommes si a\^eugles que nous ne savons quand nous devons nous affliger ou nous réjouir : nous n'avons presque jamais que de fausses tris- tesses ou de fausses joies.

Quand je vois le Mogol, qui toutes les années va sottement se mettre dans une balance et se faire peser comme un bœuf ; quand je vois les peuples se

LETTRES PERSANES 95

réjouir de ce que ce prince est devenu plus matériel, c'est-à-dire moins capable de les gouverner, j'ai pitié, Ibben, de l'extravagance humaine.

De Paris, le 20 de la lune de rhégeb, 1713.

Lettre XLL Le premier eunuque noir

A USBEK.

Ismaël, un de tes eunuques noirs, vient de mourir, magnifique seigneur ; et je ne puis m'empêcher de le remplacer. Comme les eunuques sont extrême- ment rares à présent, j'avais pensé de me servir d'un esclave noir que tu as à la campagne ; mais je n'ai pu jusqu'ici le porter à souffrir qu'on le con- sacrât à cet emploi. Comme je vois qu'au bout du compte c'est son avantage, je voulus l'autre jour user à son égard d'un peu de rigueur ; et, de concert avec l'intendant de tes jardins, j'ordonnai que mal- gré lui on le mît en état de te rendre les services qui flattent le plus ton cœur, et de vivre comme moi dans ces redoutables lieux qu'il n'ose pas même regarder ; mais il se mit à hurler comme si on avait voulu l'écorcher, et fit tant qu'il échappa de nos mains, et évita la fatal couteau. Je viens d'appren- dre qu'il veut t' écrire pour te demander grâce, soutenant que je n'ai conçu ce dessein que par un désir insatiable de vengeance sur certaines railleries piquantes qu'il dit avoir faites de moi. Cependant je te jure par les cent mille prophètes que je n'ai agi que pour le bien de ton service, la seule chose qui me soit chère, et hors laquelle je ne regarde rien. Je me prosterne à tes pieds.

Du sérail de Fatmé, le 7 de la luiae de niaharram, 1713.

96 LETTRES PERSANES

Lettre XLIL Pharan a Usbek, son

SOUVERAIN seigneur.

Si tu étais ici, magnifique seigneur, je paraîtrais à ta vue tout couvert de papier blanc ; et il n'y en aurait pas assez encore pour écrire toutes les in- sultes que ton premier eunuque noir, le plus méchant de tous les hommes, m'a faites depuis ton départ.

Sous prétexte de quelques railleries qu'il prétend que j'ai faites sur le malheur de sa condition, il exerce sur ma tête une vengeance inépuisable ; il a animé contre moi le cruel intendant de tes jardins, qui depuis ton départ m'oblige à des tra- vaux insurmontables, dans lesquels j'ai pensé mille fois laisser la vie sans perdre un moment l'ar- deur de te servir. Combien de fois ai- je dit en moi- même : « J'ai un maître rempli de douceur, et je suis le plus malheureux esclave qui soit sur la terre ! »

Je te l'avoue, magnifique seigneur, je ne me cro- yais pas destiné à de plus grandes misères : mais ce traître d'eunuque a voulu mettre le comble à sa méchanceté. Il y a quelques jours que, de son auto- rité privée, il me destina à la garde de tes femmes sacrées, c'est-à-dire à une exécution qui serait pour moi mille fois plus cruelle que la mort. Ceux qui en naissant ont eu le malheur de recevoir de leurs cruels parents un traitement pareil, se consolent peut-être sur ce qu'ils n'ont jamais connu d'autre état que le leur ; mais qu'on me fasse descendre de l'humanité et qu'on m'en prive, je mourrais de dou- leur si je ne mourais pas de cette barbarie.

J'embrasse tes pieds, sublime seigneur dans une Immilité profonde. Fais en sorte que je sente les effets de cette vertu si respectée, et qu'il ne soit pas

LETTRES PERSANES 97

dit que par ton ordre il y ait sur la terre un maJ- heureux de plus.

Des jardins de Fatmé, le 7 de la lune de maharram, 171 3.

Lettre XLIIL Usbek a Pharax.

Aux jardins de Fatmé.

Recevez la joie dans votre cœur, et reconnaissez ces sacrés caractères ; faites-les baiser au grand eunuque et à l'intendant de mes jardins. Je leur défends de mettre la main sur vous jusqu'à mon retour ; dites-leur d'acheter l'eunuque qui manque. Acquittez-vous de votre devoir comme si vous m'aviez toujours devant les yeux ; car sachez que plus mes bontés sont grandes, plus vous serez puni si vous en abusez.

De Paris, le 25 de la lune de rhégeb, 1713.

Lettre XLIV. Usbek a Rhédi. A Venise.

Il y a en France trois sortes d'états : l'Église, l'épée et la robe. Chacun a un mépris souverain pour les deux autres ; tel, par exemple, que i on devrait mépriser parce qu'il est un sot ne l'est sou- vent que parce qu'il est homme de robe.

Il n'y a pas jusqu'aux plus vils artisans qui ne disputent sur l'excellence de l'art qu'ils ont choisi ; chacun s'élève au-dessus de celui qui est d'une pro- fession différente, à proportion de l'idée qu'il s'est faite de la supériorité de la sienne.

Les hommes ressemblent tous, plus ou moins, à cette femme de la province d'Érivan, qui, ayant 4

98 LETTRES PERSANES

reçu quelque grâce d'un de nos monarques, lui souhaita mille fois, dans les bénédictions qu'elle lui donna, que le ciel le fît gouverneur d'Erivan.

J'ai lu, dans une relation, qu'un vaisseau français ayant relâché à la côte de Guinée, quelques hommes de l'équipage voulurent aller à terre acheter quel- ques moutons. On les mena au roi, qui rendait la justice à ses sujets sous un arbre. Il était sur son trône, c'est-à-dire sur un morceau de bois, aussi fier que s'il eût été assis sur celui du grand Mogol ; il avait trois ou quatre gardes avec des piques de bois ; un parasol en forme de dais le couvrait de l'ardeur du soleil ; tous ses ornements et ceux de la reine sa femme consistaient en leur peau noire et quelques bagues. Ce prince, plus vain encore que misérable, demanda à ces étrangers si l'on parlait beaucoup de lui en France. Il croyait que son nom devait être porté d'un pôle à l'autre ; et, à la diffé-- rence de ce conquérant de qui on a dit qu'il a^iait fait taire toute la terre, il croyait, lui, qu'il devait faire parler tout l'univers.

Quand le kan de Tartarie a dîné, un héraut crie que tous les princes de la terre peuvent aller dîner, si bon leur semble ; et ce barbare, qui ne mange que du lait, qui n'a pas de maison, qui ne vit que de bri- gandage, regarde tous les rois du monde comme ses esclaves, et les insulte réguHèrement deux fois par jour.

De Paris, le 28 de la luue de rhégeb, iJ'^Z-

Lettre XLV. Rica a Usbek.

Hier matin, comme j'étais au lit, j'entendis frap- per rudement à ma porte, qui fut soudain ouverte

LETTRES PERSANES 99

ou enfoncée par un homme avec qui j'avais lié quelque société, et qui me parut tout hors de lui- même.

Son habillemient était beaucoup plus que mo- deste ; sa perruque de travers n'avait pas même été peignée ; il n'avait pas eu le temps de faire recoudi-e son pourpoint noir, et il avait renoncé pour ce jour- aux sages précautions avec lesquelles il avait coutume de déguiser le délabrement de son équipage.

« Levez- vous, me dit-il; j'ai besoin de vous tout aujourd'hui ; j'ai mille emplettes à faire, et je serai bien aise que ce soit avec votis : il faut première- ment que nous allions à la rue Saint-Honoré parler à un notaire qui est chargé de vendre une terre de cinq cent mille li\Tes ; je veux qu'il m'en donne la préférence. En venant ici, je me suis arrêté un mo- ment au faubourg Saint-Gennain, j'ai loué un hôtel deux mille écus, et j'espère passer le contrat aujourd'hui. &

Dès que je fus habillé, ou peu s'en fallait, mon homme me lit précipitamment descendre : « Com- mençons par aller acheter un carrosse, et établissons d'abord l'équipage. » En effet, nous achetâmes non seulement un carrosse, mais encore pour cent mille francs de marchandises en moins d'une heure ; tout cela se fit promptement, parce que mon homme ne marchanda rien, et ne compta jamais : aussi ne dé- plaça-t-il pas. Je rêvais sur tout ceci ; et, quand j'examinais cet hom.m.e, je trouvais en lui une com- plication singulière de richesses et de pauvreté : de manière que je ne savais que croire. Mais enfin je rompis le silence, et le tirant à quartier je lui dis : « Monsieur, qui est-ce qui payera tout cela ? Moi, me dit-il ; venez dans ma chambre ; je vous montrerai des trésors immenses et des richesses enviées des plus grands monarques; mais elles ne le

100 LETTRES PERSANES

seront pas de \^ous, qui les partagerez toujours avec moi. » Je le suis. Nous grimpons à son cinquième étage, et par une échelle nous nous guindons à un sixième qui était un cabinet ouvert aux quatre vents, dans lequel il n'y avait que deux ou trois douzaines de bassins de terre remplis de diverses liqueurs. « Je me suis levé de grand matin, me dit-il, et j'ai fait d'abord ce que je fais depuis vingt-cinq ans, qui est d'aller visiter mon œuvre : j'ai vu que le grand jour était venu qui devait me rendre plus riche qu'homme qui soit sur la terre. Voyez-vous cette liqueur vermeille ? elle a à présent toutes les qualités que les philosophes demandent pour faire la transmutation des métaux. J'en ai tiré ces grains que vous voyez, qui sont de vrai or par leur couleur, quoique un peu imparfait par leur pesanteur. Ce secret, que Nicolas Flamel trouva mais que Ray- mond Lulle et un million d'autres cherchèrent toujours, est venu jusques à moi, et je me trouve aujourd'hui un heureux adepte. Fasse le ciel que je ne me serve de tant de trésors qu'il m'a communi- qués, que pour sa gloire ! »

Je sortis et je descendis, ou plutôt je me pré- cipitai par cet escalier, transporté de colère, et laissai cet homme si riche dans son hôpital. Adieu, mon cher Usbek. J'irai te voir demain, et, si tu veux, nous reviendrons ensemble à Paris.

De Paris, le dernier de la luue de rhégeb, 171 3.

Lettre XL\T. Usbek a Rhédi.

A Vejiise.

Je vois ici des gens qui disputent sans fin sur la religion ; mais il semble qu'ils combattent en même temps à qui l'observera le moins.

LETTRES PERSANES loi

Non seulement ils ne sont pas meilleurs chré- tiens, mais même meilleurs citoyens ; et c'est ce qui me touche : car, dans quelque religion qu'on vive, l'observation des lois, l'amour pour les hom- mes, la piété envers les parents, sont toujours les premiers actes de religion.

En effet, le premier objet d'un homme religieux ne doit-il pas être de plaire à la Divinité qui a établi la religion qu'il professe ? Mais le moyen le plus sûr pour y parvenir est sans doute d'observer les règles de la société et les devoirs de l'humanité. Car, en quelque religion qu'on vive, dès qu'on en suppose une, il faut bien que l'on suppose aussi que Dieu aime les hommes, puisqu'il établit une re- ligion pour les rendre heureux ; que, s'il aime les hommes, on est sûr de lui plaire en les aimant aussi ; c'est-à-dire en exerçant envers eux tous les devoirs de la charité et de l'humanité, et en ne violant point les lois sous lesquelles ils vivent.

On est bien plus sûr par de plaire à Dieu qu'en observant telle ou telle cérémonie : car les cérémonies n'ont point un degré de bonté par elles- mêmes ; elles ne sont bonnes qu'avec égard et dans la supposition que Dieu les a commandées ; mais c'est la matière d'une grande discussion : on peut facilement s'y tromper, car il faut choisir celles d'une religion entre celles de deux mille.

Un homme faisait tous les jours à Dieu cette prière : « Seigneur, je n'entends rien dans les dis- putes que l'on fait sans cesse à votre sujet ; je voudrais vous servir selon votre volonté ; mais chaque homme que je consulte veut que je vous serve à la sienne. Lorsque je veux vous faire ma prière, je ne sais en quelle langue je dois vous parler. Je ne sais pas non plus en quelle posture je dois me mettre : l'un dit que je dois vous prier

102 LETTRES PERSANES

debout ; l'autre veut que je sois assis ; l'autre exige que mon corps porte sur mes genoux. Ce n'est pas tout : il y en a qui prétendent que je dois me laver tous les matins avec de l'eau froide ; d'autres soutiennent que vous me regarderez avec horreur si je ne me fais pas couper un petit mor- ceau de chair. Il m'arriva l'autre jour de manger un lapin dans un caravansérail : trois hommes qui étaient auprès de me firent trembler ; ils me soutinrent tous trois que je vous avais grièvement offensé : run\ parce que cet animal était immonde ; l'autre-, parce qu'il était étouffé; l'autre enfin ^ parce qu'il n'était pas poisson. Un brachmane qui passait par là, et que je pris pour juge, me dit : « Ils ont tort, car apparemment vous n'avez pas « tué vous-même cet animal. Si fait, lui dis-je. « Ah ! vous avez commis une action abo- « minable, et que Dieu ne vous pardonnera jamais, « me dit-il d'une voix sévère : que savez- vous si « l'âme de votre père n'était point passée dans « cette bête ? » Toutes ces choses, Seigneur, me jettent dans un embarras inconcevable : je ne puis remuer la tête que je ne sois menacé de vous offenser ; cependant je voudrais vous plaire, et employer à cela la vie que je tiens de vous. Je ne sais si je me trompe ; mais je crois que le meilleur moyen pour y parvenir est de vivre en bon citoyen dans la société vous m'avez fait naître, et en bon père dans la famille que vous m'avez donnée. >

De Paris, le S de la lune de chahban, 1713- 1 Un juif. ^ Un Turc. ^ jj^ Arménien.

LETTRES PERSANES 103

Lettre XLVIL Zachi a Usbek. A Parts.

J'ai une grande nouvelle à t' apprendre : je me suis réconciliée avec Zéphis ; le sérail, partagé entre nous, s'est réuni. Il ne manque que toi dans ces lieux, la paix règne : viens, mon cher Usbek, viens y faire triompher l'amour.

Je donnai à Zéphis un grand festin, ta mère, tes femmes, et tes principales concubines, furent invitées ; tes tantes et plusieurs de tes cousines s'y trouvèrent aussi ; elles étaient venues à cheval, couvertes du sombre nuage de leurs voiles et de leurs habits.

Le lendemain nous partîmes pour la campagne, nous espérions être plus hbres ; nous mon- tâmes sur nos chameaux, et nous nous mîm.es quatre dans chaque loge. Comme la partie avait été faite brusquement, nous n'eûmes pas le tem.ps d'envoyer à la ronde annoncer le courrouc ; mais le premier eunuque, toujours industrieux, prit une autre précaution : car il joignit à la toile qui nous empêchait d'être vues un rideau si épais que nous ne pouvions absolument voir personne.

Quand nous fûmes arrivées à cette rivière qu'il faut traverser, chacune de nous se mit, selon la coutume, dans une boîte, et se fit porter dans le bateau ; car on nous dit que la rivière était pleine de monde. Un curieux, qui s'approcha trop près du lieu nous étions enfermées, reçut un coup mortel qui lui ôta pour jamais la lumière du jour ; un autre, qu'on trouva se baignant tout nu sur le rivage, eut le même sort ; et tes fidèles eunuques sacrifièrent à ton honneur et au nôtre ces deux infortunés.

104 LETTRES PERSANES

Mais écoute le reste de nos aventures. Quand nous fûmes au milieu du fleuve, un vent si impé- tueux s'éleva et un nuage si affreux couvrit les airs que nos matelots commencèrent à déses- pérer. Effrayées de ce péril, nous nous évanouîmes presque toutes. Je me souviens que j'entendis la voix et la dispute de nos eunuques, dont les uns disaient qu'il fallait nous avertir du péril et nous tirer de notre prison ; mais leur chef soutint toujours qu'il mourrait plutôt que de souffrir que son maître fût ainsi déshonoré, et qu'il enfon- cerait un poignard dans le sein de celui qui ferait des propositions si hardies. Une de mes esclaves, toute hors d'elle, courut vers moi déshabillée, pour me secourir; mais un eunuque noir la prit brutalement, et la fit rentrer dans l'endroit d'où elle était sortie. Pour lors je m'évanouis, et ne revins à moi que lorsque le péril fut passé.

Que les voyages sont embarrassants pour les femmes ! Les hommes ne sont exposés qu'aux dangers qui menacent leur vie ; et nous sommes à tous les instants dans la crainte de perdre notre vie ou notre vertu. Adieu, mon cher Usbek. Je t'ado- rerai toujours.

Du sérail de Fatmé, le 2 de la lune de rhamazan, 171 3-

Lettre XLVIIL Usbek a Rhédi.

A Venise.

Ceux qui aiment à s'instruire ne sont jamais oisifs. Quoique je ne sois chargé d'aucune affaire importante, je suis cependant dans une occupa- tion continuelle. Je passe ma vie à examiner; j'écris le soir ce que j'ai remarqué, ce que j'ai vu.

LETTRES PERSANES 105

ce que j'ai entendu dans la journée : tout m'in- téresse, tout m'étonne; je suis comme un enfant dont les organes encore tendres sont vivemxent frappés par les moindres objets.

Tu ne le croirais pas peut-être : nous sommes reçus agréablement dans toutes les compagnies et dans toutes les sociétés. Je crois devoir beaucoup à l'esprit vif et à la gaieté naturelle de Rica, qui fait qu'il recherche tout le monde, et qu'il en est également recherché. Notr^e air étranger n'offense plus personne ; nous jouissons m.ême de la surprise l'on est de nous trouver quelque pohtesse : car les Français n'imaginent pas que notre climat produise des hommes. Cependant, il faut l'avouer, ils valent la peine qu'on les détrompe.

J'ai passé quelques jours dans une maison de campagne auprès de Paris, chez un homme de considération qui est ravi d'avoir de la compagnie chez lui. Il a une femme fort aimable, et qui joint à une grande modestie une gaieté que la vie re- tirée ôte toujours à nos dames de Perse.

Étranger que j'étais, je n'avais rien de mieux à faire que d'étudier, selon ma coutume, sur cette foule de gens qui y abordaient sans cesse, dont les caractères me présentaient toujours quelque chose de nouveau. Je remarquai d'abord un homme dont la sim.phcité me plut ; je m'attachai à lui, il s'at- tacha à moi : de sorte que nous nous trouvions toujours l'un auprès de l'autre.

Un jour que, dans un grand cercle, nous nous entretenions en particulier, laissant les conver- sations générales à elles-même : « Vous trouverez peut-être en moi, lui dis- je, plus de cturiosité que de politesse ; mais je vous supplie d'agréer que je vous fasse quelques questions : car je m'ennuie de n'être au fait de rien, et de vivre avec des gens que 4a

io6 LETTRES PERSANES

je ne srairais démêler. Mon esprit travaille depuis deux jours ; il n'y a pas un seul de ces hommes qui ne m'ait donné la torture plus de deux cents fois ; et cependant je ne les devinerais de mille ans : ils me sont plus invisibles que les femmes de notre grand monarque. Vous n'avez qu'à dire, me répondit-il, et je vous instruirai de tout ce que vous souhaiterez ; d'autant mieux que je vous crois homme discret, et que vous n'abuserez pas de ma confiance.

« Qui est cet homme, lui dis-je, qui nous a tant parlé des repas qu'il a donnés aux grands, qui est si familier avec vos ducs, et qui parle si souvent à vos ministres, qu'on me dit être d'un accès si difficile ? Il faut bien que ce soit un homme de qualité ; mais il a la physionomie si basse, qu'il ne fait guère honneur aux gens de qualité ; et d'ailleurs je ne lui trouve point d'éducation. Je suis étranger ; mais il me semble qu'il y a en général une certaine politesse commune à toutes les nations ; je ne lui trouve point de celle-là : est-ce que vos gens de qualité sont plus mal élevés que les autres ? Cet homme, me répondit-il en riant, est un fermier; il est autant au-dessus des autres par ses richesses qu'il est au-dessous de tout le monde par sa naissance ; il aurait la meilleure table de Paris, s'il pouvait se résoudre à ne manger jamais chez lui. Il est bien imper- tinent, comme vous voyez ; mais il excelle par son cuisinier : aussi n'en est-il pas ingrat, car vous avez entendu qu'il l'a loué tout aujoiud'hui.

« Et ce gros homme vêtu de noir, lui dis-je, que cette dame a fait placer auprès d'elle, com- ment a-t-il un habit si lugubre avec un air si gai et un teint si fleuri ? Il sourit gracieusement dès qu'on lui parle ; sa parure est plus modeste, mais

LETTRES PERSANES 107

plus arrangée que celle de vos femmes. C'est, me répondit-il, un prédicateur, et, qui pis est, un directeur. Tel que vous le voyez, il en sait plus que les maris ; il connaît le faible des femmes : elles savent aussi qu'il a le sien, Comment ! dis- je, il parle toujours de quelque chose qu'il appelle la grâce ? Non pas toujours, me répondit-il : à l'oreille d'une jolie femme, il parle encore plus volontiers de sa chute ; il foudroie en pubhc, mais il est doux comme un agneau en particuhen Il me sem.ble, dis-je pour lors, qu'on le dis- tingue beaucoup, et qu'on a de grands égards pour lui. Comment ! si on le distingue ! C'est un homme nécessaire ; il fait la douceur de la vie retirée : petits conseils, soins officieux, visites marquées ; il dissipe un mal de tête mieux qu'homme du monde : c'est un homme excellent.

« Mais, si je ne vous importune pas, dites- moi qui est celui qui est vis-à-vis de nous, qui est si mal habillé, qui fait quelquefois des gri- maces, et a un langage différent des autres ; qui n'a pas d'esprit pour parler, mais parle pour avoir de l'esprit ? C'est, me répondit-il, un poète, et le grotesque du genre humain. Ces gens-là disent qu'ils sont nés ce qu'ils sont; cela est vrai, et aussi ce qu'ils seront toute leur vie, c'est-à-dire presque toujours les plus ridicules de tous les hommes : aussi ne les epargne-t-on point; on verse sur eux le mépris à pleines mains. La famine a fait entrer celui-ci dans cette maison ; et il y est bien reçu du maître et de la maîtresse, dont la bonté et la politesse ne se démentent à l'égard de personne ; il fît leur épithalame lorsqu'ils se marièrent : c'est ce qu'il a fait de mieux en sa vie ; car il s'est trouvé que le mariage a été aussi heureux qu'il l'a prédit.

io8 LETTRES PERSANES

« Vous ne le croiriez pas peut-être, ajouta-t-il, entêté comme vous êtes des préjugés de l'Orient : il y a parmi nous des mariages heureux, et des femmes dont la vertu est un gardien sévère. Les gens dont nous parlons goûtent entre eux une paix qui ne peut être troublée ; ils sont aimés et estimés de tout le monde ; il n'y a qu'une chose, c'est que leur bonté naturelle leur fait recevoir chez eux toute sorte de monde : ce qui fait qu'ils ont quelquefois mauvaise compagnie. Ce n'est pas que je les dés- approuve ; il faut vivre avec les gens tels qu'ils sont : les gens qu'on dit être de bonne compagnie ne sont souvent que ceux dont le vice est plus raffiné ; et peut-être qu'il en est comme des poi- sons, dont les plus subtils sont aussi les plus dan- gereux.

« Et ce vieux homme, lui dis-je tout bas, qui a l'air si chagrin ? Je l'ai pris d'abord pour un étranger ; car, outre qu'il est habillé autrement que les autres, il censure tout ce qui se fait en France, et n'approuve pas votre gouvernement. C'est un vieux guerrier, me dit-il, qui se rend mémorable à tous ses auditeurs par la longueur de ses exploits. Il ne peut souffrir que la France ait gagné des batailles il ne se soit pas trouvé, ou qu'on vante un siège il n'ait pas monté à la tranchée ; il se croit si nécessaire à notre his- toire, qu'il s'ima.gine qu'elle finit il a fini; il regarde quelques blessures qu'il a reçues comme la dissolution de la monarchie ; et, à la différence de ces philosophes qui disent qu'on ne jouit que du présent, et que le passé n'est rien, il ne jouit au contraire que du passé, et n'existe que dans les campagnes qu'il a faites ; il respire dans les temps qui se sont écoulés, comme les héros doivent vivre dans ceux qui passeront après eux. Mais pour-

LETTRES PERSANES 109

quoi, dis-je, a-t-il quitté le service? Il ne l'a point quitté, me répondit-il; mais le service l'a quitté; on Ta employé dans une petite place il racontera ses aventures le reste de ses jours : mais il n'ira jamais plus loin : le chemin des honneurs lui est fermé. Et pourquoi cela? lui dis-je. Nous avons une maxime en France, me répondit-il ; c'est de n'élever jamais les ofhciers dont la patience a langui dans les emplois subalternes ; nous les regardons comme des gens dont l'esprit s'est comme rétréci dans les détails, et qui, par une habitude de petites choses, sont devenus inca- pables des plus grandes. Nous croyons qu'un homme qui n'a pas les qualités d'un général à trente ans ne les aura jamais ; que celui qui n'a pas ce coup d'œil qui montre tout d'un coup un terrain de plusieurs lieues dans toutes ses situations diffé- rentes, cette présence d'esprit qui fait que dans une victoire on se sert de tous ses avantages, et dans un échec de toutes ses ressources, n'acquerra jamais ces talents : c'est pour cela que nous avons des emplois brillants pour ces hommes grands et sublimes que le ciel a partagés non seulement d'un cœur, mais aussi d'un génie héroïque, et des em- plois subalternes pour ceux dont les talents le sont aussi. De ce nombre sont ces gens qui ont vieilli dans une guerre obscure : ils ne réussissent tout au plus qu'à faire ce qu'ils ont fait toute leur vie ; et il ne faut point commencer à les charger dans le temps qu'ils s'affaiblissent. &

Un moment après, la curiosité me reprit, et je lui dis : « Je m'engage à ne vous plus faire de ques- tions si vous voulez encore souffrir celle-ci. Qui est ce grand jeune homme qui a des cheveux, peu d'esprit et tant d'impertinence ? D'où vient qu'il parle plus haut que les autres, et se sait si bon

no LETTRES PERSANES

gré d'être au monde ? C'est un homme à bonnes fortunes, » me répondit-il. A ces mots des gens entrèrent, d'autres sortirent, on se leva, quelqu'un vint parler à mon gentilhomme, et je restai aussi peu instruit qu'auparavant. Mais, un moment après, je ne sais par quel hasard ce jeune homme se trouva auprès de moi ; et, m' adressant la parole : « Il fait beau ; voudriez- vous, monsieur, faire un tour dans le parterre ? » Je lui répondis le plus civilement qu'il me fut possible, et nous sor- tîmes ensemble. « Je suis venu à la campagne, me dit-il, pour faire plaisir à la maîtresse de la maison, avec laquelle je ne suis pas mal. Il y a bien cer- taine femme dans le monde qui pestera un peu, mais qu'y faire ? Je vois les plus jolies femmes de Paris ; mais je ne me fixe pas à une, et je leur en donne bien à garder : car, entre vous et moi, je ne vaux pas grand' chose. Apparemment, mon- sieur, lui dis-je, que vous avez quelque charge ou quelque emploi qui vous empêche d'être plus assidu auprès d'elles. Non, monsieur : je n'ai d'autre emploi que de faire enrager un mari, ou déses- pérer un père ; j'aime à alarmer une femme qui croit me tenir, et la mettre à deux doigts de sa perte. Nous sommes quelques jeunes gens qui partageons ainsi tout Paris, et l'intéressons à nos moindres démarches. A ce que je comprends, lui dis-je, vous faites plus de bruit que le guerrier le plus valeureux, et vous êtes plus considéré qu'un grave magistrat. Si vous étiez en Perse, vous ne jouiriez pas de tous ces avantages : vous deviendriez plus propre à garder nos dames qu'à leur plaire. » Le feu me monta au visage ; et je crois que pour peu que j'eusse parlé, je n'aurais pu m' empêcher de le brusquer.

Que dis-tu d'un pays l'on tolère de pareilles

LETTRES PERSANES m

gens, et l'on laisse vivre un homme qui fait un tel métier ? l'infidélité, la trahison, le rapt, la perfidie et l'injustice conduisent à la con- sidération ? l'on estime un homme parce qu'il ôte une fille à son père, une femme à son mari, et trouble les sociétés les plus douces et les plus saintes ? Heureux les enfants d'HaU qui défendent leurs familles de l'opprobre et de la séduction î La lumière du jour n'est pas plus pure que le feu qui brûle dans le cœur de nos femmes ; nos filles ne pensent qu'en tremblant au jour qui doit les priver de cette vertu qui les rend semblables aux anges et aux puissances incorporelles. Terre natale et chérie, sur qui le soleil jette ses premiers regards, tu n'es point souillée par les crimes hor- ribles qui obligent cet astre à se cacher dès qu'il paraît dans le noir Occident !

De Paris, le 5 de la lune de rhamazan, 1713-

Lettre XLIX. Rica a Usbek.

Étant l'autre jour dans ma chambre, je vis entrer un dervis extraordinairement habillé. Sa barbe descendait jusqu'à sa ceinture de corde ; il avait les pieds nus ; son habit était gris, grossier, et en quelques endroits pointu. Le tout me parut si bizarre, que ma première idée fut d'envoyer chercher un peintre pour en faire ime fantaisie.

Il me fit d'abord un grand compliment dans lequel il m'apprit qu'il était homme de mérite, et de plus capucin. « On m'a dit, ajouta-t-il, monsieur, que vous retournez bientôt à la cour de Perse, vous tenez un rang distingué. Je viens vous de-

112 LETTRES PERSANES

mander votre protection, et vous prier de nous obtenir du roi une petite habitation auprès de Casbin pour deux ou trois religieux. Mon père, lui dis- je, vous voulez donc aller en Perse ? Moi, monsieur 1 me dit-il ; je m'en donnerai bien de garde. Je suis ici provincial, et je ne troquerais pas ma condition contre celle de tous les capucins du monde. Et que diable me demandez-vous donc ? C'est, me répondit-il, que si nous avions cet hospice, nos pères d'Italie y enverraient deux ou trois de leurs religieux. Vous les connaissez apparemment, ces religieux? Non, monsieur, je ne les connais pas. Eh morbleu ! que vous importe donc qu'ils aillent en Perse ? C'est un beau projet de faire respirer l'air de Casbin à deux capucins 1 cela sera très utile et à l'Europe et à l'Asie ! il est fort nécessaire d'intéresser dedans des monarques ! voilà ce qui s'appelle de belles colonies ! Allez ; vous et vos semblables n'êtes point faits pour être transplantés, et vous ferez bien de continuer à ramper dans les endroits vous vous êtes engendrés. »

De Paris, le 15 de la lune de rhainazan, 171 3-

Lettre L. Rica a ***.

J'ai vu des gens chez qui la vertu était si natu- relle, qu'elle ne se faisait pas même sentir ; ils s'attachaient à leur devoir sans s'y plier, et s'y portaient comme par instinct ; bien loin de relever par leurs discours leurs rares qualités, il semblait qu'elles n'avaient pas percé jusqu'à eux. Voilà les gens que j'aime ; non pas ces gens vertueux qui semblent être étonnés de l'être, et qui regardent

LETTRES PERSANES 113

une bonne action comme un prodige dont le récit doit surprendre.

Si la modestie est une vertu nécessaire à ceux à qui le ciel a donné de grands talents, que peut-on dire de ces insectes qui osent faire paraître un orgueil qui déshonorerait les plus grands hommes ?

Je vois de tous côtés des gens qui parlent sans cesse d'eux-mêmes ; leurs conversations sont un miroir qui présente toujours leur impertinente figure ; ils vous parleront des moindres choses qui leur sont arrivées, et ils veulent que l'intérêt qu'ils y prennent les grossisse à vos yeux ; ils ont tout fait, tout vu, tout dit, tout pensé : ils sont un modèle universel, un sujet de comparaisons iné- puisable, une source d'exemples qui ne tarit jamais. Oh ! que la louange est fade lorsqu'elle réfléchit vers le heu d'où elle part !

Il y a quelques jours qu'un homme de ce carac- tère nous accabla pendant deux heures de lui, de son mérite et de ses talents ; mais, comme il n'y a point de mouvement perpétuel dans le monde, il cessa de parler. La conversation nous revint donc, et nous la prîmes.

Un homme qui paraissait assez chagrin com- mença par se plaindre de l'ennui répandu dans les conversations. « Quoi ! toujours des sots qui se peignent eux-mêmes, et qui ramènent tout à eux ? Vous avez raison, reprit brusquement notre discoureur ; il n'y a qu'à faire comme moi : je ne me loue jamais ; j'ai du bien, de la naissance, je fais de la dépense, mes amis disent que j'ai quelque esprit ; mais je ne parle jamais de tout cela : si j'ai quelques bonnes qualités, celle dont je fais le plus de cas, c'est ma modestie. »

J'admirais cet impertinent ; et, pendant qu'il parlait tout haut, je disais tout bas : « Heureux

114 LETTRES PERSANES

celui qui a assez de vanité pour ne dire jamais de bien de lui, qui craint ceux qui l'écoutent, et ne compromet point son mérite avec l'orgueil des autres ! »

De Paris, le 20 de la lune de rhamazan, 171 3.

Lettre LL Nargum, envoyé de Perse en moscovie, a usbek.

A Paris.

On m'a écrit d'Ispahan que tu avais quitté la Perse, et que tu étais actuellement à Paris. Pour- quoi faut-il que j'apprenne de tes nouvelles par d'autres que par toi ?

Les ordres du roi des rois me retiennent depuis cinq ans dans ce pays-ci, j'ai terminé plusieurs négociations importantes.

Tu sais que le czar est le seul des princes chré- tiens dont les intérêts soient mêlés avec ceux de la Perse, parce qu'il est ennemi des Turcs comme nous.

Son empire est plus grand que le nôtre : car on compte deux mille lieues depuis Moscou jusqu'à la dernière place de ses Etats du côté de la Chine.

Il est le maître absolu de la vie et des biens de ses sujets, qui sont tous esclaves, à la réserve de quatre familles. Le lieutenant des prophètes, le roi des rois, qui a le ciel pour marchepied, ne fait pas un exercice plus redoutable de sa puissance.

A voir le climat affreux de la Moscovie, on ne croirait jamais que ce fût une peine d'en être exilé : cependant, dès qu'un grand est disgracié, on le relègue en Sibérie.

Comme la loi de notre prophète nous défend de boire du vin, celle du prince le défend aux Mos- covites.

LETTRES PERSANES 115

Us ont une manière de recevoir leurs hôtes qui n'est point du tout persane. Dès qu'un étranger entre dans une maison, le mari lui présente sa femme, l'étranger la baise, et cela passe pour une politesse faite au mari.

Quoique les pères, au contrat de mariage de leurs filles, stipulent ordinairement que le mari ne les fouettera pas, cependant on ne saurait croire combien les femmes moscovites aiment à être bat- tues : elles ne peuvent comprendre qu'elles possè- dent le cœur de leur mari s'il ne les bat comme il faut. Une conduite opposée de sa part est une marque d'indifférence impardonnable. Voici une lettre qu'une d'elles écrivit dernièrement à sa mère :

« Ma chère mère,

« Je suis la plus malheureuse femme du monde ; il n'y a rien que je n'aie fait pour me faire aimer de mon mari, et je n'ai jamais pu y réussir. Hier, j'avais mille affaires dans la maison ; je sortis, et je demeurai tout le jour dehors : je crus, à mon retour, qu'il me battrait bien fort ; mais il ne me dit pas un seul mot. Ma sœur est bien autrement traitée : son mari la roue de coups tous les jours ; elle ne peut pas regarder un homme, qu'il ne l'assomme soudain : ils s'aiment beaucoup aussi, et ils vivent de la meilleure intelligence du monde.

« C'est ce qui la rend si fière : mais je ne lui don- nerai pas longtemps sujet de me mépriser. J'ai résolu de me faire aimer de mon mari à quelque prix que ce soit : je le ferai si bien enrager, qu'il faudra bien qu'il me donne des marques d'amitié. Il ne sera pas dit que je ne serai pas battue, et que je vivrai dans la maison sans que l'on pense à moi. La moindre chiquenaude qu'il me donnera, je

ii6 LETTRES PERSANES

crierai de toute ma force, afin qu'on s'imagine qu'il y va tout de bon ; et je crois que si quelque voisin venait au secours, je l'étranglerais. Je vous supplie, ma chère mère, de vouloir bien représenter à mon mari qu'il me traite d'une manière indigne. Mon père, qui est un si honnête homme, n'agissait pas de même ; et il me souvient, lorsque j'étais petite fille, qu'il me semblait quelquefois qu'il vous ai- mait trop. Je vous embrasse, ma chère mère. »

Les Moscovites ne peuvent point sortir de l'em- pire, quand ce serait pour voyager. Ainsi, séparés des autres nations par les lois du pays, ils ont con- servé leurs anciennes coutumes avec d'autant plus d'attachement qu'ils ne croyaient pas qu'il fût possible qu'on en pût avoir d'autres.

Mais le prince qui règne à présent a voulu tout changer ; il a eu de grands démêles avec eux au sujet de leur barbe : le clergé et les moines n'ont pas moins combattu en faveur de leur ignorance.

Il s'attache à faire fleurir les arts, et ne néglige rien pour porter dans l'Europe et l'Asie la gloire de sa nation, oubliée jusqu'ici et presque unique- ment connue d'elle-même.

^ Inquiet et sans cesse agité, il erre dans ses vastes États, laissant partout des marques de sa sévérité naturelle.

Il les quitte comme s'ils ne pouvaient le contenir, et va chercher dans l'Europe d'autres provinces et de nouveaux royaumes.

Je t'embrasse, mon cher Usbck. Donne-moi de tes nouvelles, je te conjure.

De Moscou, le 2 de la lune de chalval, 1713.

LETTRES PERSANES 117

Lettre LIL Rica a Usbek.

J'étais l'autre jour dans une société je me divertis assez bien. Il y avait des femmes de tous les âges : une de quatre-vingts ans, une de soixante, une de quarante, laquelle avait une nièce qui pouvait en avoir vingt ou vingt-deux. Un certain instinct me fit approcher de cette der- nière, et elle me dit à l'oreille : « Que dites-vous de ma tante, qui à son âge veut avoir des amants, et fait encore la jolie ? Elle a tort, lui dis-je : c'est un dessein qui ne convient qu'à vous. » Un moment après, je me trouvai auprès de sa tante, qui me dit : « Que dit es- vous de cette femme qui a pour le moins soixante ans, qui a passé aujourd'hui plus d'une heure à sa toilette ? C'est du temps perdu, lui dis-je ; il faut avoir vos charmes pour devoir y songer. » J'allai à cette malheureuse femme de soixante ans, et la plaignais dans mon âme, lors- qu'elle me dit à l'oreille : « Y a-t-il rien de si ridicule? voyez cette femme qui a quatre-vingts ans, et qui met des rubans couleur de feu ; elle veut faire la jeune, et elle y réussit : car cela approche de l'en- fance. » Ah ! bon Dieu, dis-je en moi-même, ne sentirons-nous jamais que le ridicule des autres? C'est peut-être un bonheur, disais- je ensuite, que nous trouvions de la consolation dans les faiblesses d'autrui. Cependant j'étais en train de me divertir, et je dis : Nous avons assez monté ; descendons à présent, et com.mençons par la vieille qui est au sommet. « Madame, vous vous ressemblez si fort, cette dame à qui je viens de parler et vous, qu'il semble que vous soyez deux sœurs ; et je ne crois pas que vous soyez plus âgées l'une que l'autre.

ii8 LETTRES PERSANES

Eh ! vraiment, monsieur, me dit-elle, lorsque l'une mourra, l'autre devra avoir grand' peur : je ne crois pas qu'il 3^ ait d'elle à moi deux jours de différence.» Quand je tins cette femme décrépite, j'allai à celle de soixante ans ; « Il faut, madame, que vous dé- cidiez un pari que j'ai fait; j'ai gagé que cette dame et vous, lui montrant la femme de quarante ans, étiez de même âge. Ma foi, dit-elle, je ne crois pas qu'il y ait six mois de différence. » Bon, m'y voilà ; continuons. Je descendis encore, et j'aDai à la femme de quarante ans : « Madame, faites-moi la grâce de me dire si c'est pour rire que vous ap- pelez cette demoiselle, qui est à l'autre table, votre nièce. Vous êtes aussi jeune qu'elle ; elle a même quelque chose dans le visage de passé que vous n'avez certainement pas ; et ces couleurs vives qui paraissent sur votre teint... Attendez, me dit- elle : je suis sa tante ; mais sa mère avait pour le moins vingt-cinq ans plus que moi ; nous n'étions pas de même lit; j'ai ouï dire à feu ma sœur que sa ûUe et moi naquîmes la même année. Je le disais bien, madame ; et je n'avais pas tort d'être étonné. » Mon cher Usbek, les femmes qui se sentent finir d'avance par la perte de leurs agréments voudraient reculer vers la jeunesse. Eh 1 comment ne cher- cheraient-elles pas à tromper les autres ? Elles font tous leurs efforts pour se tromper elles-mêmes, et se dérober à la plus affligeante de toutes les idées.

De Paris, le 3 de la lune de chalval, 1713.

Lettre LIIL Zélis a Usbek.

A Paris.

Jamais pas?ion n'a été plus forte et plus vive que ■celle de Cosrou, eunuque blanc, pour mon esclave

LETTRES PERSANES 119

Zélide ; il la demande en mariage avec tant de fureur que je ne puis la lui refuser. Et pourquoi ferais-] e de la résistance lorsque sa mère n'en fait pas, et que Zélide elle-m.ême paraît satisfaite de ridée de ce mariage imposteur et de l'ombre vaine qu'on lui présente ?

Que veut-elle faire de cet infortuné, qui n'aura d'un mari que la jalousie ; qui ne sortira de sa froideur que pour entrer dans un désespoir inutile ; qui se rappellera toujours la mémoire de ce qu'il a été, pour la faire souvenir de ce qu'il n'est plus; qui, toujours prêt à se donner, et ne se donnant jamais, se trompera, la trompera sans cesse, et lui fera essuyer à chaque instant tous les malheurs de sa condition ?

Et quoi ! être toujours dans les images et dans les fantômes ! ne vivre que pour imaginer ! se trouver toujours auprès des plaisirs, et jamais dans les plaisirs ! languissante dans les bras d'un mal- heureux, au lieu de répondre à ses soupirs, ne ré- pondre qu'à ses regrets !

Quel mépris ne doit-on pas avoir pour un homme de cette espèce, fait uniquement pour garder, et jamais pour posséder ! Je cherche l'amour, et je ne le vois pas.

Je te parle librement, parce que tu aimes ma naïveté, et que tu préfères mon air libre et ma sen- sibihté pour les plaisirs à la pudeur feinte de mes compagnes.

Je t'ai ouï dire mille fois que les eunuques goûtent avec les fem.mes une sorte de volupté qui nous est inconnue ; que la nature se dédommage de ses pertes ; qu'elle a des ressources qui réparent le désa.vantage de leur condition; qu'on peut bien ces- ser d'être homme, mais non pas d'être sensible ; et que, dans cet état, on est comme dans un troisième

120 LETTRES PERSANES

sens, l'on ne fait pour ainsi dire que changer de plaisirs.

Si cela était, je trouverais Zélide moins à plaindre. C'est quelque chose de vivre avec des gens moins malheureux.

Donne-moi tes ordres là-dessus, et fais-moi savoir si tu veux que le mariage s'accomplisse dans le sérail. Adieu.

Du sérail d'Ispahan, le 5 de la lune de chalval, 171 3.

Lettre LIV. Rica a Usbek. y^ ***^

J'étais ce matin dans ma chambre, laquelle, comm.e tu sais, n'est séparée des autres que par une cloison fort mince, et percée en plusieurs endroits ; de manière qu'on entend tout ce qui se dit dans la chambre voisine. Un homme, qui se promenait à grands pas, disait à un autre : « Je ne sais ce que c'est, mais tout se tourne contre moi ; il y a plus de trois jours que je n'ai rien dit qui m'ait fait hon- neur; et je me suis trouvé confondu pêle-mêle dans toutes les conversations sans qu'on ait fait la moindre attention à moi, et qu'on m'ait deux fois adressé la parole. J'avais préparé quelques saillies pour relever mon discours ; jamais on n'a voulu souffrir que je les fisse venir. J'avais un conte fort joli à faire ; mais, à mesure que j'ai voulu l'ap- procher, on l'a esquivé comme si on l'avait fait exprès. J'ai quelques bons mots qui depuis quatre jours vieillissent dans ma tête sans que j'en aie pu faire le moindre usage. Si cela continue, je crois qu'à la fin je serai un sot ; il semble que ce soit mon étoile, et que je ne puisse m'en dispenser. Hier

LETTRES PERSANES 121

j'avais espéré de briller avec trois ou quatre vieilles femmes qui certainement ne m'imposent point, et je devais dire les plus jolies choses du monde : je fus plus d'un quart d'heure à diriger ma conversation ; mais elles ne tinrent jamais un propos suivi, et elles coupèrent, comme des parques fatales, le fil de tous mes discours. Veux-tu que je te dise ? la réputation de bel esprit coûte bien à soutenir. Je ne sais comment tu as fait pour y parvenir. Il me vient dans l'idée une chose, reprit l'autre : travaillons de concert à nous donner de l'esprit ; associons-nous pour cela. Nous nous dirons chacun tous les jours de quoi nous devons parler ; et nous nous secourrons si bien que, si quelqu'un vient nous interrompre au milieu de nos idées, nous l'attire- rons nous-mêmes ; et, s'il ne veut pas venir de bon gré, nous lui ferons violence. Nous conviendrons des endroits il faudra approuver, de ceux il faudra sourire, des autres il faudra rire tout à fait et à gorge déployée. Tu verras que nous don- nerons le ton à toutes les conversations, et qu'on admirera la vivacité de notre esprit et le bonheur de nos réparties. Nous nous protégerons par des signes de tête mutuels. Tu y brilleras aujourd'hui, demain tu seras mon second. J'entrerai avec toi dans une maison, et je m'écrierai en te montrant : « Il faut que je vous dise une réponse bien plaisante «que monsieur vient de faire à un homme que «nous avons trouvé dans la rue. ?> Et je me tour- nerai vers toi : « Il ne s'y attendait pas ; il a été « bien étonné. » Je réciterai quelques-uns de mes vers, et tu diras : « J'y étais quand il les fit ; c'était « dans un souper, et il ne rêva pas un moment. » Souvent même nous nous raillerons toi et moi ; et l'on dira : « Voyez comme ils s'attaquent, comme «ils se défendent; ils ne s'épargnent pas; voyons

122 LETTRES PERSANES

« comme il sortira de ; à merveille I quelle pré- « sence d'esprit I voilà une véritable bataille. & Mais on ne dira pas que nous nous étions escar- mouches la veille. Il faudra acheter de certains livres, qui sont des recueils de bons mots, composés à l'usage de ceux qui n'ont pas d'esprit, et qui en veulent contrefaire ; tout dépend d'avoir des modèles. Je veux qu'avant six mois nous soyons en état de tenir une conversation d'une heure toute remplie de bons mots. Mais il faudra avoir une attention ; c'est de soutenir leur fortune : ce n'est pas tout que de dire un bon mot, il faut le répandre et le semer partout ; sans cela, autant de perdu ; et je t'avoue qu'il n'y a rien de si désolant que de voir une jolie chose qu'on a dite, mourir dans l'oreille d'un sot qui l'entend. Il est vrai que sou- vent il y a une compensation, et que nous disons aussi bien des sottises qui passent incognito ; et c'est la seule chose qui peut nous consoler dans cette occasion. Voilà, mon cher, le parti qu'il nous faut prendre. Fais ce que je te dirai, et je te promets avant six mois une place à l'Académie : c'est pour te dire que le travail ne sera pas long ; car pour lors tu pourras renoncer à ton art ; tu seras homme d'es- prit, malgré que tu en aies. On remarque en France que, dès qu'un homme entre dans une compagnie, il prend d'abord ce qu'on appelle l'esprit du corps : tu en seras de même ; et je ne crains pour toi que l'embarras des applaudissements. »

De Paris, le 6 de la lune de zilcadé, 1714.

LETTRES PERSANES 123

Lettre LV. Rica a Ibben.

A Smyr}ie.

Chez les peuples d'Europe, le premier quart d'heure du mariage aplanit toutes les difficultés ; les dernières faveurs sont toujours de même date que la bénédiction nuptiale : les femmes n'y font point comme nos Persanes, qui disputent îe ter- rain quelquefois des mois entiers ; il n'y a rien de si plénier : si elles ne perdent rien, c'est qu'elles n'ont rien à perdre. Mais on sait toujours, chose honteuse î le moment de leur défaite ; et, sans consulter les astres, on peut prédire au juste l'heure de la nais- sance de leurs enfants.

Les Français ne parlent presque jamais de leurs femmes : c'est qu'ils ont peur d'en parler devant des gens qui les connaissent mieux qu'eux.

Il y a parmi eux des hommes très malheureux que personne ne console : ce sont les maris jaloux ; il y en a que tout le monde hait : ce sont les maris jaloux ; il y en a que tous les hommes méprisent : ce sont encore les maris jaloux.

Aussi n'y a-t-il point de pays ils soient en si petit nombre que chez les Français. Leur tran- quillité n'est pas fondée sur la confiance qu'ils ont en leurs femmes ; c'est au contraire sur la mauvaise opinion qu'ils en ont. Toutes les sages précautions des Asiatiques, les voiles qui les couvrent, les prisons elles sont détenues, la vigilance des eunuques, leur paraissent des moyens plus propres à exercer l'industrie de ce sexe qu'à la lasser. Ici les maris prennent leur parti de bonne grâce, et regardent les infidélités comme des coups d'une étoile inévitable. Un mari qui voudrait seul pos- séder sa femme serait regardé comme im pertur-

124 LETTRES PERSANES

bateiir de la joie publique, et comme im insensé qui voudrait jouir de la lumière du soleil à l'exclusion des autres hommes.

Ici un mari qui aime sa femme est un homme qui n'a pas assez de mérite pour se faire aimer d'une autre ; qui abuse de la nécessité de la loi pour sup- pléer aux agréments qui lui manquent ; qui se sert de tous ses avantages au préjudice d'une société entière ; qui s'approprie ce qui ne lui avait été donné qu'en engagement, et qui agit autant qu'il est en lui pour renverser une convention tacite qui fait le bonheur de l'un et de l'autre sexe. Ce titre de mari .d'une jolie femme, qui se cache en Asie avec tant de soin, se porte ici sans inquiétude. On se sent en état de faire diversion partout. Un prince se console de la perte d'une place par la prise d'une autre : dans le temps que le Turc nous prenait Bagdad, n'enlevions-nous pas au Mogol la forte- resse de Candahar ?

Un homme qui en général souffre les infidéhtés de sa femme n'est point désapprouvé ; au con- traire, on le loue de sa prudence : il n'y a que les cas particuliers qui déshonorent.

Ce n'est pas qu'il n'y ait des dames vertueuses, et on peut dire qu'elles sont distinguées ; mon con- ducteur me les faisait toujours remarquer : mais elles étaient toutes si laides, qu'il faut être un saint pour ne pas haïr la vertu.

Après ce que je t'ai dit des mœurs de ce pays-ci, tu t'imagines facilement que les Français ne s'y piquent guère de constance. Ils croient qu'il est aussi ridicule de jurer à une femme qu'on l'aimera toujours que de soutenir qu'on se portera toujours bien, ou qu'on sera toujours heureux. Quand ils promettent à une femme qu'ils l'aimeront toujours, ils supposent qu'elle, de son côté, leur promeL d'être

LETTRES PERSANES 125

toujours aimable ; et, si elle manque à sa parole, ils ne se croient plus engagés à la leur.

De Paris, le 7 de la lune de zilcadé, 1714.

Lettre L\T. Usbek a Iebex. A Smyrne.

Le jeu est très en usage en Europe : c'est un état que d'être joueur ; ce seul titre tient lieu de nais- sance, de bien, de probité ; il met tout homme qui le porte au rang des honnêtes gens, sans examen, quoiqu'il n'y ait personne qui ne sache qu'en jugeant ainsi il s'est trompé très souvent; mais on est convenu d'être incorrigible.

Les femmes y sont surtout très adonnées. Il est vrai qu'elles ne s'y livrent guère dans leur jeu- nesse que pour favoriser une passion plus chère; mais, à mesure qu'elles vieillissent, leur passion pour le jeu semble rajeunir, et cette passion rempHt tout le vide des autres.

Elles veulent ruiner leurs maris; et, pour y parvenir, elles ont des moyens pour tous les âges, depuis la plus tendre jeunesse jusqu'à la vieil- lesse la plus décrépite : les habits et les équipages commencent le dérangement, la coquetterie l'au- gmente, le jeu l'achève.

J'ai vu souvent neuf ou dix femmes, ou plutôt neuf ou dix siècles, rangées autour d'une table ; je les ai vues dans leurs espérances, dans leurs craintes, dans leurs joies, surtout dans leurs fu- reurs : tu aurais dit' qu'elles n'auraient jamris le temps de s'apaiser, et que la vie allait les quitter avant leur désespoir ; tu aurais été en doute

126 LETTRES PERSANES

si ceux qu'elles payaient étaient leurs créanciers ou leurs légataires.

Il semble que notre saint prophète ait eu princi- palement en vue de nous priver de tout ce qui peut troubler notre raison : il nous a interdit T usage du vin, qui la tient ensevelie ; il nous a, par un précepte exprès, défendu les jeux de hasard; et, quand il lui a été impossible d'ôter la cause des passions, il les a amorties. L'amour parmi nous ne porte ni trouble ni fureur ; c'est une passion languissante qui laisse notre âme dans le calme : la pluralité des femmes nous sauve de leur empire ; elle tempère la violence de nos désirs.

De Paris, le i8 de la lune de zilhagé, 1714.

Lettre LVïL Usbek a Rhédi. A Venise.

Les libertins entretiennent ici un nombre infini de filles de joie, et les dévots un nombre innom- brable de dervis. Ces dervis font trois vœux, d'obéissance, de pauvreté et de chasteté. On dit que le premier est le mieux observé de tous ; quant au second, je te réponds qu'il ne l'est point : je te laisse à juger du troisième.

Mais, quelque riches que soient ces dervis, ils ne quittent jamais la qualité de pauvres ; notre glorieux sultan renoncerait plutôt à ses ma- gnifiques et sublimes titres : ils ont raison, car ce titre de pauvres les empêche de l'être.

Les médecins, et quelques-uns de ces dervis qu'on appelle confesseurs, sont toujours ici ou trop estimés ou trop méprisés ; cependant on dit que

LETTRES PERSANES 127

les héritiers s'accommodent mieux des médecins que des confesseurs.

Je fus l'autre jour dans un couvent de ces dervis. Un d'entre eux, vénérable par ses cheveux blancs, m'accueillit fort honnêtement ; et après m' avoir fait voir toute la maison, il me mena dans le jaxdin nous nous mîmes à discourir, a Mon père, lui dis-je, quel em^ploi avez-vous dans la communauté? Monsieur, me répondit-il avec un air très content de ma question, je suis casuiste, Ca- suiste ! repris- je : depuis que je suis en France, je n'ai pas ouï parler de cette charge. Eh quoi 1 vous ne savez pas ce que c'est qu'un casuiste ? Eh bien ! écoutez, je vais vous en donner une idée qui ne vous laissera rien à désirer. Il y a deux sortes de péchés : de mortels, qui excluent absolument du paradis ; de véniels, qui offensent Dieu à la vérité, mais ne l'irritent pas au point de nous priver de la béatitude. Or, tout notre art consiste à bien dis- tinguer ces deux sortes de péchés ; car, à la réserve de quelques libertins, tous les chrétiens veulent gagner le paradis ; m.ais il n'y a guère personne qui ne le veuille gagner à meilleur marché qu'il est possible. Quand on connaît bien les péchés mortels, on tâche de ne pas commettre de ceux-là, et l'on fait son affaire. Il y a des hommes qui n'as- pirent pas à une si grande perfection ; et, comme ils n'ont point d'ambition, ils ne se soucient pas des premières places : aussi ils entrent en paradis le plus juste qu'ils peuvent ; pourvu qu'ils y soient, cela leur sufht : leur but est de n'en faire ni plus ni moins. Ce sont des gens qui ravissent le ciel plutôt qu'ils ne l'obtiennent, et qui disent à Dieu : « Seigneur, j'ai accompli les conditions à la rigueur ; « vous ne pouvez vous empêcher de tenir vos pro- « messes ; comme je n'en ai pas fait plus que vous

128 LETTRES PERSANES

« n'en avez demande, je vous dispense de m'en « accorder plus que vous n'en avez promis. &

« Nous sommes donc des gens nécessaires, mon- sieur. Ce n'est pas tout pourtant ; vous allez bien voir autre chose. L'action ne fait pas le crime, c'est la connaissance de celui qui la commet : celui qui fait un mal, tandis qu'il peut croire que ce n'en est pas un, est en sûreté de conscience ; et comme il y a un nombre infini d'actions équivoques, un casuiste peut leur donner un degré de bonté qu'elles n'ont point, en les qualifiant telles ; et, pourvu qu'il puisse persuader qu'elles n'ont pas de venin, il le leur ôte tout entier.

«Je vous dis ici le secret d'un métier j'ai vieilli ; je vous en fais voir les raffinements : il y a un tour à donner à tout, m.ême aux choses qui en paraissent le moins susceptibles. Mon père, lui 'dis~je, cela est fort bon; mais comment vous accommodez-vous avec le ciel ? Si le grand sophi avait à sa cour un homme qui fît à son égard ce que vous faites contre votre Dieu, qui mît de la difté- rence entre ses ordres, et qui apprît à ses sujets dans quel cas ils doivent les exécuter, et dans quel autre ils peuvent les violer, il le ferait empaler sur l'heure. ï> Je saluai mon dervis, et le quittai sans attendre sa réponse.

De Paris, le 23 de la lune de maharram, 1714.

Lettre L\Tn. Rica a Rhédi.

A Venise.

A Paris, mon cher Rhédi, il y a bien des métiers. Là, un homme obligeant vient, pour im peu d'ar- gent, vous offrir le secret de faire de l'or.

LETTRES PERSANES 129

Un autre vous promet de vous faire coucher avec les esprits aériens, pourvu que vous soyez seule- ment trente ans sans voir de femmes.

Vous trouverez ensuite des devins si habiles, qu'ils vous diront toute votre vie, pourvu qu'ils aient seulement eu un quart d'heure de conversa- tion avec vos domestiques.

Des femmes adroites font de la virginité une fleur qui périt et reneât tous les jours, et se cueille la centième fois plus douloureusement que la première.

Il y en a d'autres qui, réparant par la force de leur art toutes les injures du temps, savent rétablir sur un visage une beauté qui chancelle, et même rappeler une femme du sommet de la vieillesse pour la faire redescendre jusqu'à la jeunesse la plus tendre.

Tous ces gens-là vivent ou cherchent à vivre dans une ville qui est la mère de l'invention.

Les revenus des citoyens ne s'y afferment point : ils ne consistent qu'en esprit et en industrie ; chacun a la sienne, qu'il fait valoir de son mieux.

Qui voudrait nombrer tous les gens de loi qui poursuivent le revenu de quelque mosquée, aurait aussitôt compté les sables de la mer et les esclaves de notre monarque.

Un nombre infini de maîtres de langues, d'arts et de sciences, enseignent ce qu'ils ne savent pas ; et ce talent est bien considérable, car il ne faut pas beaucoup d'esprit pour montrer ce qu'on sait ; mais il en faut infiniment pour enseigner ce qu'on ignore.

On ne peut mourir ici que subitement : la mort

ne saurait autrement exercer son empire ; car il

y a dans tous les coins des gens qui ont des remèdes

infaillibles contre toutes les maladies imaginables,

5

I30 LETTRES PERSANES

Toutes les boutiques sont tendues de filets in- visibles où se vont prendre tous les acheteurs. L'on en sort pourtant quelquefois à bon marché : une jeune marchande cajole un homme une heure entière pour lui faire acheter un paquet de cure- dents.

Il n'y a personne qui ne sorte de cette ville plus précautionné qu'il n'y est entré : à force de faire part de son bien aux autres, on apprend à le con- server ; seul avantage des étrangers dans cette ville enchanteresse.

De Paris, le lo de la lime de saphar, 1714.

Lettre LIX. Rica a Usbek. ^ ***

J'étais l'autre jour dans une maison il y avait un cercle de gens de toute espèce ; je trouvai la conversation occupée par deux vieilles femmes qui avaient en vain travaillé tout le matin à se rajeunir. « Il faut avouer, disait une d'entre elles, que les hommes d'aujourd'hui sont bien différents de ceux que nous voyions dans notre jeunesse : ils étaient polis, gracieux, complaisants ; mais à présent je les trouve d'une brutalité insupportable. Tout est changé, dit pour lors un homme qui paraissait accablé de goutte ; le temps n'est plus comme il était : il y a quarante ans tout le monde se portait bien, on marchait, on était gai, on ne de- mandait qu'à rire et à danser ; à présent tout le monde est d'une tristesse insupportable. » Un moment après, la conversation tourna du côté de la^ politique. « î^Iorbleu ! dit un vieux seigneur, l'État n'est plus gouverné : trouvez-moi à présent

LETTRES PERSANES 131

un ministre comme M. Colbert. Je le conn?Jssais beaucoup, ce M. Colbert ; il était de mes amis ; il me faisait toujours psiyev de mes pensions avant qui que ce fût : le bel ordre qu'il y avait dans les finances ! tout le monde était à son aise ; mais au- jourd'hui je suis ruiné. Monsieur, dit pour lors un ecclésiastique, vous parlez du temps le plus miraculeux de notre invincible monarque ; y a-t-il rien de si grand que ce qu'il faisait alors pour dé- truire l'hérésie ? Et comptez-vous pour rien l'abolition des duels ? dit d'un air content un autre homme qui n'avait point encore parlé. La re- marque est judicieuse, me dit quelqu'un à l'oreille, cet hom-me est charmé de l'édit, et il l'obser^^e si bien, qu'il y a six mois qu'il reçut cent coups de bâton pour ne le pas \ioler. &

Il me semble, Usbek, que nous ne jugeons jamais des choses que par un retour secret que nous faisons sur nous-mêmes. Je ne suis pas surpris que les nègres peignent le diable d'une blancheur éblouis- sante, et leurs dieux noirs comme du charbon ; que la Vénus de certains peuples ait des mamelles qui lui pendent jusques aux cuisses ; et qu'enfin tous les idolâtres aient représenté leurs dieux avec une figure humaine et leur aient fait part de toutes leurs inchnations. On a dit fort bien que, si les tri- angles faisaient un dieu, ils lui donneraient trois côtés.

Mon cher Usbek, quand je vois des hommes qui rampent sur un atome, c'est-à-dire la terre, qui n'est qu'un point de l'univers, se proposer directe- ment pour modèles de la Providence, je ne sais comment accorder tant d'extravagance avec tant de petitesse.

De Paris, le 14 de la lune de saphar, 1714.

132 LETTRES PERSANES

Lettre LX. Usbek a Ibben. A Smyrne.

Tu me demandes s'il y a des juifs en France : sache que partout il y a de l'argent il y a des juifs. Tu me demandes ce qu'ils y font : précisément ce qu'ils font en Perse ; rien ne ressemble plus à un juif d'Asie qu'un juif européen.

Ils font paraître chez les chrétiens, comme parmi nous, une obstination invincible pour leur religion, qui va jusqu'à la fohe.

La rehgion juive est un vieux tronc qui a produit deux branches qui ont couvert toute la terre : je veux dire le mahométisme et le chris- tianisme : ou plutôt c'est une mère qui a engendré deux filles qui l'ont accablée de mille plaies ; car, en fait de religion, les plus proches sont les plus grandes ennemies. Mais, quelque mauvais traite- ments qu'elle en ait reçus, elle ne laisse pas de se glorifier de les avoir mises au monde ; elle se sert de l'une et de l'autre pour embrasser le monde entier, tandis que d'un autre côté sa vieillesse vénérable embrasse tous les temps.

Les juifs se regardent donc comme la source de toute sainteté et l'origine de toute religion ; ils nous regardent au contraire comme des hérétiques qui ont changé la loi, ou plutôt comme des juifs rebelles.

Si le changement s'était fait insensiblement, ils croient qu'ils auraient été facilement séduits ; mais, comme il s'est fait tout à coup et d'une ma- nière violente, comme ils peuvent marquer le jour et l'heure de l'une et de l'autre naissance, ils se scandalisent de trouver en nous des âges, et se

LETTRES PERSANES 133

tiennent fermes à une religion que le monde même n'a pas précédée.

Ils n'ont jamais eu dans l'Europe un calme pareil à celui dont ils jouissent. On commence à se défaire parmi les chrétiens de cet esprit d'in- tolérance qui les animait : on s'est mal trouvé en Espagne de les avoir chassés, et en France d'a- voir fatigué des chrétiens dont la croyance différait un peu de celle du prince. On s'est aperçu que le zèle pour les progrès de la religion est différent de l'attachement qu'on doit avoir pour elle, et que, pour l'aimer et l'observer, il n'est pas nécessaire de haïr et de persécuter ceux qui ne l'observent pas.

Il serait à souhaiter que nos musulmans pensas- sent aussi sensément sur cet article que les chré- tiens, que l'on pût une bonne fois faire la paix entre Hali et Abubeker, et laisser à Dieu le soin de décider des mérites de ces saints prophètes. Je voudrais qu'on les honorât par des actes de vénération et de respect, et non pas par de vaines préférences ; et qu'on cherchât à mériter leur faveur, quelque place que Dieu leur ait marquée, soit à sa droite, ou bien sous le marchepied de son trône.

De Paris, le 1 8 de la lune de saphar, 1714.

Lettre LXL Usbek a Rhédi.

A Venise.

J'entrai l'autre jour dans une église fameuse qu'on appelle Notre-Dame; pendant que j'admi- rais ce superbe édifice, j'eus occasion de m'entre- tenir avec un ecclésiatique que la curiosité y avait

134 LETTRES PERSANES

attiré comme moi. Lca conversation tomba sur la tranquillité de sa profession. « La plupart des gens, me dit-il, envient le bonheur de notre état ; et ils ont raison : cependant il a ses désagréments; nous ne sommes point si séparés du monde, que nous n'y soyons appelés en mille occasions ; là, nous avons un rôle très difficile à soutenir.

« Les gens du monde sont étonnants ; ils ne peu- vent souffrir notre approbation ni nos censures : si nous les voulons corriger, ils nous trouvent ri- dicules ; si nous les approuvons, ils nous regardent comme des gens au-dessous de notre caractère. Il n'y a rien de si humiliant que de penser qu'on a scandalisé les impies mêmes. Nous sommes donc obligés de tenir une conduite équivoque, et d'im- poser aux libertins, non pas par un caractère décidé, mais par l'incertitude nous les mettons de la manière dont nous recevons leurs discours. Il faut avoir beaucoup d'esprit pour cela ; cet état de neutrahté est difficile : les gens du monde, qui hasardent tout, qui se livrent à toutes leurs saillies, qui, selon le succès, les poussent ou les abandon- nent, réussissent bien mieux.

« Ce n'est pas tout : cet état si heureux et si tranquille, que l'on vante tant, nous ne le con- servons pas dans le monde. Dès que nous y parais- sons, on nous fait disputer ; on nous fait entre- prendre, par exemple, de prouver l'utilité de la prière à un homme qui ne croit pas en Dieu, la nécessité du jeûne à un autre qui a nié toute sa vie l'immortalité de l'âme : l'entreprise est labo- rieuse, et les rieurs ne sont pas pour nous. Il y a plus : une certaine envie d'attirer les autres dans nos opinions nous tourmente sans cesse, et est pour ainsi dire attachée à notre profession. Cela est aussi ridicule que si on voyait les Européens

LETTRES PERSANES 135

travailler, en faveur de la nature humaine, à blanchir le visage des Africains. Xous troublons l'État, nous nous tourmentons nous-mêmes pour faire recevoir des points de religion qui ne sont point fondamentaux : et nous ressemblons à ce conquérant de la Chine, qui poussa ses sujets à une révolte générale pour les avoir voulu obliger à se rogner les cheveux ou les ongles.

« Le zèle même que nous avons pour faire rem- plir à ceux dont nous sommes chargés les devoirs de notre sainte religion est souvent dangereux, et il ne saurait être accompagné de trop de prudence. Un empereur nommé Théodose ht passer au fil de l'épée tous les habitants d'une ville, même les femmes et les petits enfants : s'étant ensuite pré- senté pour entrer dans une église, un évêque nommé Ambroise lui fit fermer les portes comme à un meurtrier et un sacrilège ; et en cela il fit une action héroïque. Cet empereur, ayant ensuite fait la péni- tence qu'un tel crime exigeait, ayant été admis dans l'éghse, alla se placer parmi les prêtres. Le même évêque l'en fit sortir ; et en cela il commit l'action d'un fanatique et d'un fou : tant il est vrai que l'on doit se défier de son zèle. Qu'im.por- tait à la religion ou à l'État que ce prince eût ou n'eût pas une place parmi les prêtres ? »

De Paris, le i" de la lune de rebiab i, 171 4.

Lettre LXÏL Zélis a Usbek.

A Paris.

Ta fille ayant atteint sa septième année, j'ai cru qu'il était temps de la faire passer dans les appartements intérieurs du sérail, et de ne point

136 LETTRES PERSANES

attendre qu'elle ait dix ans pour la confier aux eunuques noirs. On ne saurait de trop bonne heure priver une jeune personne des libertés de l'en- fance, et lui donner une éducation sainte dans les sacrés murs la pudeur habite.

Car je ne puis être de l'avis de ces mères qui ne renferment leurs filles que lorsqu'elles sont sur le point de leur donner un époux ; qui, les condam- nant au sérail plutôt qu'elles ne les y consacrent, leur font embrasser violemment une manière de vie qu'elles auraient leur inspirer. Faut-il tout attendre de la force de la raison, et rien de la douceur de l'habitude ?

C'est en vain que l'on nous parle de la subordina- tion où la nature nous a mises : ce n'est pas assez de nous la faire sentir, il faut nous la faire prati- quer, afin qu'elle nous soutienne dans ce temps critique les passions commencent à naître et à nous encourager à l'indépendance.

Si nous n'étions attachées à vous que par le devoir, nous pourrions quelquefois l'oublier ; si nous n'y étions entraînées que par le penchant, peut-être un penchant plus fort pourrait l'affaiblir. Mais, quand les lois nous donnent à un homme, elles nous dérobent à tous les autres, et nous met- tent aussi loin d'eux que si nous en étions à cent mille lieues.

La nature, industrieuse en faveur des hommes, ne s'est pas bornée à leur donner des désirs ; elle a voulu que nous en eussions nous-mêmes, et que nous fussions des instruments animés de leur félicité ; elle nous a mises dans le feu des passions, pour les faire vivre tranquilles : s'ils sortent de leur insensibilité, elle nous a destinées à les y faire rentrer sans que nous puissions jamais goûter cet heureux état nous les mettons.

LETTRES PERSANES 137

Cependant, Usbek, ne t'imagine pas que ta situation soit plus heureuse que la mienne; j'ai goûté ici mille plaisirs que tu ne connais pas. Mon imagination a travaillé sans cesse à m'en faire connaître le prix ; j'ai vécu et tu n'as fait que lan- guir.

Dans la prison même tu me retiens, je suis plus libre que toi. Tu ne saurais redoubler tes attentions pour me faire garder, que je ne jouisse de tes inquiétudes ; et tes soupçons, ta jalousie, tes chagrins, sont autant de marques de ta dépen- dance.

Continue, cher Usbek ; fais veiller sur moi nuit et jour, ne te fie pas même aux précautions ordi- naires ; augmente mon bonheur en assurant le tien, et sache que je ne redoute rien que ton indifférence.

Du sérail d'Ispahan, le 2 de la lune de rebiab i, 1714.

Lettre LXIII. Rica a Usbek.

Je crois que tu veux passer ta vie à la campagne. Je ne te perdais au commencement que pour deux ou trois jours ; et en voilà quinze que je ne t'ai vu ! Il est vrai que tu es dans une maison char- mante ; que tu y trouves une société qui te con- vient ; que tu y raisonnes tout à ton aise : il n'en faut pas davantage pour te faire oublier tout l'univers.

Pour moi, je mène à peu près la même vie que tu m'as vu mener; je me répands dans le monde, et je cherche à le connaître : mon esprit perd in- sensiblement tout ce qui lui reste d'asiatique, et

138 LETTRES PERSANES

se plie sans effort aux mœurs européennes. Je ne suis plus si étonné de voir dans une maison cinq ou six femmes avec cinq ou six hommes, et je trouve que cela n'est pas mal imaginé.

Je le puis dire, je ne connais les femmes que depuis que je suis ici ; j'en ai plus appris dans un mois que je n'aurais fait en trente ans dans un sérail.

Chez nous les caractères sont tous uniformes, parce qu'ils sont forcés : on ne voit point les gens tels qu'ils sont, mais tels qu'on les oblige d'être : dans cette servitude du cœur et de l'esprit on n'en- tend parler que la crainte, qui n'a qu'un langage, et non pas la nature, qui s'exprime si différemment, et qui paraît sous tant de formes.

La dissimulation, cet art parmi nous si pratiqué et si nécessaire, est ici inconnue ; tout parle, tout se voit, tout s'entend ; le cœur se montre comme le visage : dans les mœurs, dans la vertu, dans le vice même, on aperçoit toujours quelque chose de naïf.

Il faut pour plaire aux femmes un certain talent différent de celui qui leur plaît encore davantage : il consiste dans une espèce de badinage dans l'es- prit, qui les amuse en ce qu'il semble leur pro- mettre à chaque instant ce qu'on ne peut tenir que dans de trop longs intervalles.

Ce badinage, naturellement fait pour les toilettes, semble être venu à former le caractère général de la nation : on badine au conseil ; on badine à la tête d'une armée ; on badine avec un ambassadeur. Les professions ne paraissent ridicules qu'à propor- tion du sérieux qu'on y met : un médecin ne le serait plus si ses habits étaient moins lugubres, et s'il tuait ses malades en badinant.

De Paris, le lo de la Ivine de rebiab i, 171 4.

LETTRES PERSANES 139

Lettre LXIV. Le chef des eunuques noirs

A USBEK.

A Paris.

Je suis dans un embarras que je ne saurais t'exprimer, magnifique seigneur; le sérail est dans un désordre et une confusion épouvantable ; la guerre règne entre tes femmes, tes eunuques sont partagés ; on n'entend que plaintes, que murmures, que reproches ; mes remontrances sont méprisées ; tout semble permis dans ce temps de licence ; je n'ai plus qu'un vain titre dans le sérail.

Il n'y a aucune de tes femmes qui ne se juge au- dessus des autres par sa naissance, par sa beauté, par ses richesses, par son esprit, par ton amour, et qui ne fasse valoir quelques-uns de ces titres-là pour avoir toutes les préférences : je perds à chaque instant cette longue patience avec laquelle néanmoins j'ai eu le malheur de les mécontenter toutes ; ma prudence, ma complaisance même, vertu si rare et si étrangère dans le poste que j'occupe, ont été inutiles.

Veux-tu que je te découvre, magnifique seigneur, la. cause de tous ces désordres ? Elle est toute dans ton cœur et dans les tendres égards que tu as pour elles. Si tu ne me retenais pas la main ; si au lieu de la voie des remontrances tu me laissais celle des châtiments ; si sans te laisser attendrir à leurs plaintes et à leurs larmes tu les envoyais pleurer devant moi, qui ne m'attendris jamais, je les façon- nerais bientôt au joug qu'elles doivert porter, et je lasserais leur humeur impérieuse et indépendante.

Enlevé dès l'âge de quinze ans du fond de l'Afri- que, ma patrie, je fus d'abord vendu à un maître

140 LETTRES PERSANES

qui avait plus de vingt femmes ou concubines. Ayant juge à mon air grave et taciturne que j'étais propre au sérail, il ordonna que l'on achevât de me rendre tel, et me fit faire une opération pénible dans les commencements, mais qui me fut heureuse dans la suite, parce qu'elle m'approcha de l'oreille et de la confiance de mes maîtres. J'entrai dans ce sérail, qui fut pour moi un nouveau monde. Le premier eunuque, l'homme le plus sévère que j'aie vu de ma vie, y gouvernait avec un empire absolu. On n'y entendait parler ni de divisions, ni de querelles ; un silence profond régnait partout ; toutes ces femmes étaient couchées à la même heure d'un bout de l'année à l'autre, et levées à la même heure ; elles entraient dans le bain tour à tour, elles en sortaient au moindre signe que nous leur en faisions : le reste du temps elles étaient presque toujours enfermées dans leurs chambres. Il avait une règle, qui était de les faire tenir dans une grande propreté, et il avait pour cela des atten- tions inexprimables : le moindre refus d'obéir était puni sans miséricorde. « Je suis, disait-il, esclave : mais je le suis d'un homme qui est votre maître et le mien, et j'use du pouvoir qu'il m'a donné sur vous : c'est lui qui vous châtie, et non pas moi, qui ne fais que prêter ma main. » Ces femmes n'entraient jamais dans la chambre de mon maître qu'elles n'y fussent appelées : elles recevaient cette grâce avec joie, et s'en voyaient privées sans se plaindre. Enfin moi, qui étais le dernier des noirs dans ce sérail tranquille, j'étais mille fois plus respecté que je ne le suis dans le tien, je les commande tous. Dès que ce grand eunuque eut connu mon génie, il tourna les yeux de mon côté ; il parla de moi à mon maître, comme d'un homme capable de travailler selon ses vues, et de lui succéder dans le

LETTRES PERSANES 141

poste qu'il remplissait ; il ne fut point étonné de ma grande jeunesse ; il crut que mon attention me tiendrait lieu d'expérience. Que te dirai-je ? je fis tant de progrès dans sa confiance, qu'il ne faisait plus difficulté de me confier les clefs des lieux terribles qu'il gardait depuis si longtemps. C'est sous ce grand maître que j'appris l'art difficile de commander, et que je me formai aux maximes d'un gouvernement inflexible : j'étudiai sous lui le cœur des femmes ; il m'apprit à profiter de leurs faiblesses et à ne point m' étonner de leurs hauteurs. Souvent il se plaisait de me les faire exercer même, et de me les faire conduire jusqu'au dernier retran- chement de l'obéissance ; il les faisait ensuite revenir insensiblement, et voulait que je parusse pour quelque temps plier moi-même. ]\Iais il fallait le voir dans ces moments il les trouvait tout près du désespoir, entre les prières et les reproches ! il soutenait leurs larmes sans s'émouvoir. « Voilà, disait-il d'un air content, comment il faut gouverner les femmes : leur nombre ne m'embarrasse pas ; je conduirais de même toutes celles de notre grand monarque. Comment un homme peut-il espérer de captiver leur cœur, si ses fidèles eunuques n'ont commencé par soumettre leur esprit ? »

Il avait non seulement de la fermeté, mais aussi de la pénétration. Il lisait leurs pensées et leurs dissimulations : leurs gestes étudiés, leur visage feint, ne lui dérobaient rien. Il savait toutes leurs actions les plus cachées et leurs paroles les plus secrètes. Il se servait des unes pour connaître les autres, et il se plaisait à récompenser la moindre confidence. Comme elles n'abordaient leur mari que lorsqu'elles étaient averties, l'eunuque y appelait qui il voula.it, et tourna.it les yeux de son maître sur celles qu'il avait en vue ; et cette

142 LETTRES PERSANES

distinction était la récompense de quelque secret révélé. Il avait persuadé à son maître qu'il était du bon ordre qu'il lui laissât ce choix, afin de lui donner une autorité plus grande. Voilà comme on gouvernait, magnifique seigneur, dans un sérail qui était, je crois, le mieux réglé qu'il y eût en Perse.

Laisse-moi les mains libres ; permets que je me fasse obéir : huit jours remettront l'ordre dans le sein de la confusion : c'est ce que ta gloire demande et que ta sûreté exige.

De ton sérail d'Ispahan, le 9 la lune de rebiab 1, 1714.

Lettre LXV. Usbek a ses femmes. Ati sérail d'Ispahan.

J'apprends que le sérail est dans le désordre, et qu'il est rempli de querelles et de divisions intes- tines. Que vous recommandai-je en partant, que la paix et la bonne intelligence ? Vous me le pro- mîtes : était-ce pour me tromper ?

C'est vous qui seriez trompées si je voulais suivre les conseils que me donne le grand eunuque, si je voulais employer mon autorité pour vous faire vi\Te comme mes exhortations le demandaient de vous.

Je ne sais me servir de ces moyens violents que loi-sque j'ai tenté tous les autres. Faites donc en votre considération ce que vous n'avez pas voulu faire à la mienne.

Le premier eunuque a grand sujet de se plaindre ; il dit que vous n'avez aucun égard pour lui. Com- ment pouvez-vous accorder cette conduite avec la modestie de votre état ? N'est-ce pas à lui

LETTRES PERSANES 143

que pendant mon absence votre vertu est confiée ? C'est un trésor sacré dont il est le dépositaire. Mais ces mépris que vous lui témoignez font voir que ceux qui sont chargés de vous faire vivre dans les lois de l'honneur vous sont à charge.

Changez donc de conduite, je vous prie, et faites en sorte que je puisse une autre fois rejeter les propositions que l'on me fait contre votre liberté et votre repos.

Car je voudrais vous faire oublier que je suis, votre maître, pour me souvenir seulement que je suis votre époux.

De Paris, le 5 de la lune de chahban, 1714.

Lettre LXW. Rica a ***.

On s'attache ici beaucoup aux sciences ; mais je ne sais si on est fort savant. Celui qui doute de tout comme philosophe, n'ose rien nier comme théologien : cet homme contradictoire est toujours content de lui, pourvu qu'on convienne des qua- lités.

La fureur de la plupart des Français, c'est d'avoir de l'esprit ; et la fureur de ceux qui veulent avoir de l'esprit, c'est de faire des livres.

Cependant il n'y a rien de si mal imaginé : la nature semblait avoir sagement pourvu à ce que les sottises des hommes fussent passagères, et les livres les immortalisent. Un sot devrait être content d'avoir ennuyé tous ceux qui ont vécu avec lui ; il veut encore tourmenter les races futures ; il veut que sa sottise triomphe de l'oubli dont il aurait pu jouir comme du tombeau ; il veut 'que la postérité soit informée qu'il a vécu, et qu'elle sache à jam.ais qu'il a été un sot.

144 LETTRES PERSANES

De tous les auteurs il n'y en a point que je mé- prise plus que les compilateurs, qui vont de tous côtés chercher des lambeaux des ouvrages des au- tres, qu'ils plaquent dans les leurs comme des pièces de gazon dans un parterre : ils ne sont point au- dessus de ces ouvriers d'imprimerie qui rangent des caractères, qui, combinés ensemble, font un livre ils n'ont fourni que la main. Je voudrais qu'on respectât les livres originaux ; et il me semble que c'est une espèce de profanation de tirer les pièces qui les composent du sanctuaire elles sont, pour les exposer à un mépris qu'elles ne méritent point.

Quand un homme n'a rien à dire de nouveau, que ne se tait-il ? Ou'a-t-on affaire de ces doubles emplois? Mais je veux donner un nouvel ordre. Vous êtes un habile homme : c'est-à-dire que vous venez dans ma bibliothèque et vous mettez en bas les livres qui sont en haut, et en haut ceux qui sont en bas ; et vous avez fait un chef-d'œuvre !

Je t'écris sur ce sujet, ***, parce que je suis outré d'un livre que je viens de quitter, qui est si gros qu'il semblait contenir la science universelle ; mais il m'a rompu la tête sans m'avoir rien appris. Adieu.

De Paris, le 8 de la lune de chahban, 1714.

Lettre LX\n:L Ibben a Usbek. A Paris.

Trois vaisseaux sont arrivés ici sans m'avoir apporté aucune de tes nouvelles ! Es-tu malade ? ou te plais-tu à m'inquiéter ?

Si tu ne m'aimes pas dans un pays tu n'es lié

LETTRES PERSANES 145

à rien, que sera-ce au milieu de la Perse, et dans le sein de ta famille ? Mais peut-être que je me trompe ; tu es assez aimable pour trouver partout des amis ; le cœur est citoyen de tous les pays : comment une âme bien faite peut-elle s'empêcher de former des engagements ? Je te l'avoue, je res- pecte les anciennes amitiés ; mais je ne suis pas fâché d'en faire partout de nouvelles.

En quelque pays que j'aie été, j'y ai vécu comme si j'avais y passer ma vie : j'ai eu le même empressement pour les gens vertueux, la même compassion ou plutôt la même tendresse pour les malheureux, la même estime pour ceux que la prospérité n'a point aveuglés. C'est mon caractère, Usbek ; partout je trouverai des hommes, je me choisirai des amis.

Il y a ici un Guèbre qui, après toi, a, je crois, la première place dans mon cœur : c'est l'âme de la probité même. Des raisons particulières l'ont obligé de se retirer dans cette ville, il vit tran- quille du produit d'un trafic honnête avec une femme qu'il aime. Sa^ie est toute marquée d'ac- tions généreuses ; et, quoiqu'il cherche la vie ob- scure, il y a plus d'héroïsme dans son cœur que dans celui des plus grands monarques.

Je lui ai parlé mille fois de toi ; je lui montre toutes tes lettres ; je remarque que cela lui fait plaisir, et je vois déjà que tu as un ami qui t'est inconnu.

Tu trouveras ici ses principales aventures : quelque répugnance qu'il eût à les écrire, il n'a pu les re- fuser à mon amitié, et ie les confie à la tienne.

HISTOIRE D APHERIDON ET D ASTARTE.

Je suis parmi les Guèbres, d'une rehgion qui est peut-être la plus ancienne qui soit au monde.

146 LETTRES PERSANES

Je fus si malheureux que l'amour me vint avant la raison. J'avais à peine six ans, que je ne pouvais vivre qu'avec ma sœiu* ; mes yeux s'attachaient toujours sur elle ; et lorsqu'elle me quittait un moment, elle les retrouvait baignés de larmes : chaque jour n'augmentait pas plus mon âge que mon amour. Mon père, étonné d'une si forte sympathie, aurait bien souhaité de nous marier ensemble, selon l'ancien usage des Guèbres intro- duit par Cambyse ; mais la crainte des mahomé- tans, sous le joug desquels nous vivons, empêche ceux de notre nation de penser à ces alliances saintes que notre religion ordonne plutôt qu'elle ne permet, et qui sont des images si naïves de l'union déjà formée par la nature.

Mon père, voyant donc qu'il aurait été dangereux de suivre mon inclination et la sienne, résolut d'éteindre une flamme qu'il croyait naissante, mais qui était déjà à son dernier période : il pré- texta un voyage, et m'emmena avec lui, laissant ma sœur entre les mains d'une de ses parentes ; car ma mère était morte dépuis deux ans. Je ne vous dirai point quel fut le désespoir de cette séparation : j'embrassai ma sœur toute baignée de larmes ; mais je n'en versai point, car la douleur m'avait rendu comme insensible. Nous arrivâmes à Téflis ; et mon père, ayant confié mon éducation à un de nos parents, m'y laissa et s'en retourna chez lui.

Quelque temps après, j'appris qu'il avait, par le crédit d'un de ses amis, fait entrer ma sœur dans le beiram du roi, elle était au service d'une sultane. Si l'on m'avait appris sa mort, je n'en aurais pas été plus frappé ; car, outre que je n'espérais plus de la revoir, son entrée dans le beiram l'avait rendue mahomctane ; et elle ne pouvait plus, suivant le

LETTRES PERSANES 147

préjugé de cette religion, me regarder qu'avec horreur. Cependant, ne pouvant plus vivre à Téflis, las de moi-même et de la vie, je retournai à Ispahan. Mes premières paroles furent amères à mon père ; je lui reprochai d'avoir mis sa fille en un lieu l'on ne peut entrer qu'en changeant de religion. « Vous avez attiré sur votre famille, lui dis- je, la colère de Dieu et du soleil qui vous éclaire : vous avez plus fait que si vous aviez souillé les éléments, puisque vous avez souillé l'âme de votre fille, qui n'est pas moins pure : j'en mourrai de dou- leur et d'amour ; mais puisse ma mort être la seule peine que Dieu vous fasse sentir ! )> A ces mots, je sortis ; et pendant deux ans je passai ma vie à aller regarder les murailles du beiram, et considérer le lieu ma sœur pouvait être, m'exposant tous les jours mille fois à être égorgé par les eunuques qui font la ronde autour de ces redoutables lieux.

Enfin mon père mourut ; et la sultane que mxa sœur servait, la voyant tous les jours croître en beauté, en devint jalouse, et la maria avec un eunuque qui la souhaitait avec passion. Par ce moyen, ma sœur sortit du sérail, et prit avec son eunuque une maison à Ispahan.

Je fus plus de trois mois sans pouvoir lui parler ; l'eunuque, le plus jaloux de tous les hommes, me remettant toujours, sous divers prétextes. Enfin j'entrai dans son beiram, et il me lui fit parler au travers d'une jalousie. Des yeux de lynx ne l'au- raient pas pu découvrir, tant elle était enveloppée d'habits et de voiles ; et je ne la pus reconnaître qu'au son de sa voix. Quelle fut mon émotion quand je me vis si près et si éloigné d'elle ! Je me contrai- gnis, car j'étais examiné. Quant à elle, il me parut qu'elle versa quelques larmes. Son mari voulut me faire quelques mauvaises excuses ; mais je le traitai

148 LETTRES PERSANES

comme le dernier des esclaves. Il fut bien embar- rassé quand il vit que je parlai à ma sœur une langue qui lui était inconnue : c'était l'ancien persan, qui est notre langue sacrée. « Quoi ! ma sœur, lui dis- je, est-il vrai que vous avez quitté la religion de vos pères ? Je sais qu'entrant au beiram vous avez faire profession du mahométisme; mais, dites-moi, votre cœur a-t-il pu consentir, comme votre bouche, à quitter une religion qui me permet de vous aimer ? Et pour qui la quittez-vous, cette religion qui doit nous être si chère ? pour un misé- rable encore flétri des fers qu'il a portés, qui, s'il était homme, serait le dernier de tous. Mon frère, dit-elle, cet homme dont vous parlez est mon mari ; il faut que je l'honore, tout indigne qu'il vous paraît ; et je serais aussi la dernière des femmes si... Ah ! ma sœur, lui dis-je, vous êtes Guèbre ; il n'est ni votre époux, ni ne peut l'être : si vous êtes fidèle comme vos pères, vous ne devez le regarder que comme un monstre. Hélas ! dit-elle, que cette rehgion se montre à moi de loin ! à peine en savais-je les préceptes, qu'il les fallut oublier. Vous voyez que cette langue que je vous parle ne m'est plus familière, et que j'ai toutes les peines du monde à m'exprimer ; mais comptez que le souvenir de notre enfance me charme toujours ; que, depuis ce temps-là, je n'ai eu que de fausses joies ; qu'il ne s'est pas passé de jour que je n'aie pensé à vous; que vous avez eu plus de part que vous ne croyez à mon mariage, et que je n'y ai été déterminée que par l'espérance de vous revoir. Mais que ce jour qui m'a tant coûté va me coûter encore ! Je vous vois tout hors de vous-même ; mon mari frémit de rage et de jalousie : je ne vous verrai plus ; je vous parle sans doute pour la dernière fois de ma vie : si cela

LETTRES PERSANES 149

était, mon frère, elle ne serait pas longue. s> A ces mots elle s'attendrit; et, se voyant hors d'état de tenir la conversation, elle me quitta le plus désolé de tous les hommes.

Trois ou quatre jours après je demandai à voir ma sœur : le barbare eunuque aurait bien voulu m'en empêcher ; rnais, outre que ces sortes de maris n'ont pas sur leurs femmes la même autorité que les autres, il aimait si éperdument ma sœur, qu'il ne savait rien lui refuser. Je la vis encore dans le même lieu et dans le même équipage, accompagnée de deux esclaves ; ce qui me fit avoir recours à notre langue particulière. « Ma sœur, lui dis-je, d'où vient que je ne puis vous voir sans me trouver dans une situation affreuse ? Les murailles qui vous tien- nent enfermée, ces verrous et ces grilles, ces misé- rables gardiens qui vous obser^^ent, me mettent en fureur. Comment avez-vous perdu la douce liberté dont jouissaient vos ancêtres? Votre mère, qui était si chaste, ne donnait à son mari, pour garant de sa vertu, que sa vertu même : ils vivaient heu- reux l'un et l'autre dans une confiance mutuelle ; et la simplicité de leurs mœurs était pour eux une richesse plus précieuse mille fois que le faux éclat dont vous semblez jouir dans cette maison somp- tueuse. En perdant votre rehgion, vous avez perdu votre liberté, votre bonheur, et cette précieuse égahté qui fait l'honneur de votre sexe. Mais ce qu'il y a de pis encore, c'est que vous êtes, non pas la femme, car vous ne pouvez pas l'être, mais l'esclave d'un esclave qui a été dégradé de l'humanité. Ah ! mon frère, dit-elle, respectez mon époux, res- pectez la religion que j'ai embrassée : selon cette religion, je n'ai pu vous entendre ni vous parler sans crime. Quoi ! ma sœur, lui dis-je, tout transporté, vous la croyez donc véritable cette religion ?

150 LETTRES PERSANES

Ah ! dit-elle, qu'il me serait avantageux qu'elle ne le fût pas ! Je fais pour elle un trop grand sacrifice pour que je puisse ne la pas croire ; et si mes doutes... » A ces mots elle se tut. « Oui, vos doutes, ma sœur, sont bien fondés, quels qu'ils soient. Qu'attendez- vous d'une religion qui vous rend malheureuse dans ce monde-ci, et ne vous laisse point d'espérance pour l'autre ? Songez que la nôtre est la plus ancienne qui soit au monde ; qu'elle a toujours fleuri dans la Perse, et n'a pas d'autre origine que cet empire, dont les commence- ments ne sont point connus ; que ce n'est que le hasard qui y a introduit le mahométisme; que cette secte y a été établie, non par la voie de la per- suasion, mais de la conquête. Si nos princes naturels n'avaient pas été faibles, vous verriez régner en- core le culte de ces anciens mages.Transportez-vous dans ces siècles reculés : tout vous parlera du magis- me, et rien de la secte mahométane, qui, plusieurs milliers d'années après, n'était pas même dans son enfance. Mais, dit-elle, quand ma rehgion serait plus moderne que la vôtre, elle est au moins plus pure, puisqu'elle n'adore que Dieu ; au heu que vous adorez encore le soleil, les étoiles, le feu, et même les éléments. Je vois, ma sœur, que vous avez appris parmi les musulmans à calomnier notre sainte religion. Nous n'adorons ni les astres ni les éléments, et nos pères ne les ont jamais adorés ; jamais ils ne leur ont élevé des temples ; jamais ils ne leur ont offert des sacrifices. Ils leur ont seulement rendu rm culte religieux, mais inférieur, comme à des ouvrages et des manifestations de la Divinité. Mais, ma sœur, au nom de Dieu qui nous éclaire, recevez ce livre sacré que je vous porte : c'est le livre de notre législateur Zoroastre; lisez-le sans prévention; rece- vez dans votre cœur les rayons de lumière qui vous

LETTRES PERSANES 151

éclaireront en le lisant ; souvenez-vous de vos pères, qui ont si longtemps honoré le soleil dans la ville sainte de Balk ; et eniin souvenez-vous de moi, qui n'espère de repos, de fortune, de vie, que de votre changement. » Je la quittai tout transporté, et la laissai seule décider la plus grande affaire que je pusse avoir de ma vie.

J'y retournai deux jours après. Je ne lui parlai point ; j'attendis dans le silence l'arrêt de ma vie ou de ma mort. «Vous êtes aimé, mon frère, me dit-elle, et par une Guèbre. J'ai longtemps combattu; mais, dieux ! que l'amour lève de difficultés ! que je suis soulagée ! Je ne crains plus de vous trop aimer ; je puis ne mettre point de bornes à mon amour ; l'excès même en est légitime. Ah ! que ceci convient bien à l'état de mon cœur ! Mais vous, qui avez su rompre les chaînes que mon esprit s'était forgées, quand romprez-vous celles qui me lient les mains ? Dès ce mom.ent je me donne à vous : faites voir, par la promptitude avec laquelle vous m'accepterez, combien ce présent vous est cher. Mon frère, la pre- mière fois que je pourrai vous embrasser, je crois que je mourrai dans vos bras. » Je n'exprimerais jamais bien la joie que je sentis à ces douces paroles : je me crus et je me vis en effet, en un instant, le plus heureux de tous les hommes ; je vis presque accomplir tous les désirs que j'avais formés en vingt-cinq ans de vie, et évanouir tous les chagrins qui me l'avaient rendue si laborieuse. Mais, quand je me fus un peu accoutumé à ces douces idées, je trouvai que je n'étais pas si près de mon bonheur que je m'étais figuré tout à coup, quoique j'eusse surmonté le plus grand de tous les obstacles. Il fallait surprendre la vigilance de ses gardiens ; je n'osais confier à personne le secret de ma vie ; il fallait que nous fissions tout elle et moi : si je man-

152 LETTRES PERSANES

quais mon coup je courais risque d'être empalé ; mais je ne voyais pas de peine plus cruelle que de le manquer. Nous convînmes qu'elle m'enverrait demander ime horloge que son père lui avait laissée, et que j'y mettrais dedans une lime pour scier les jalousies d'une fenêtre qui donnait dans la rue, et une corde nouée pour descendre ; que je ne la ver- rais plus dorénavant, mais que j'irais toutes les nuits sous cette fenêtre attendre qu'elle pût exécu- ter son dessein. Je passai quinze nuits entières sans voir personne, parce qu'elle n'avpjt pas trouvé le temps favorable. Enfin, la seizième, j'entendis une scie qui travaillait ; de temps en temps l'ouvrage était interrompu ; et dans ces intervalles ma frayeur était inexprimable. Enfin, après une heure de tra- vail, je la vis qui attachait la corde ; elle se laissa aller, et glissa dans mes bras. Je ne connus plus le danger, et je restai longtemps sans bouger de ; je la conduisis hors de la ville, j'avais un cheval tout prêt ; je la mis en croupe derrière moi, et m'éloignai, avec toute la promptitude imagina- ble, d'un lieu qui pouvait nous être si funeste. Nous arrivâmes avant le jour chez un Guèbre, dans un lieu désert il était retiré, vivant frugalement du travail de ses mains ; nous ne jugeâmes pas à propos de rester chez lui ; et, par son conseil, nous entrâmes dans une épaisse forêt, et nous nous mîmes dans le creux d'un vieux chêne, jusqu'à ce que le bruit de notre évasion se fût dissipé. Nous vivions tous deux dans ce séjour écarté, sans témoins, nous répétant sans cesse que nous nous aimerions tou- jours, attendant l'occasion que quelque prêtre guèbre pût faire la cérémonie du mariage prescrite par nos livres sacrés. « Ma sœur, lui dis-je, que cette union est sainte ! la nature nous avait unis, notre sainte loi va nous unir encore. » Enfin un prêtre vint

LETTRES PERSANES 153

calmer notre impatience amoureuse. Il fit dans la maison du paysan toutes les cérémonies du mariage; il nous bénit, et nous souhaita mille fois toute la vigueur de Gustaspe et la sainteté de THchoraspe. Bientôt après nous quittâmes la Perse, nous n'étions pas en sûreté, et nous nous retirâmes en Géorgie. Nous y vécûmes un an, tous les jours plus charmés l'un de l'autre. Mais comme mon argent allait finir, et que je craignais la misère pour ma sœur, non pas pour moi, je la quittai pour aller chercher quelque secours chez nos parents. Jamais adieu ne fut plus tendre. Mais mon voyage me fut non seulement inutile, mais funeste : car, ayant trouvé d'un côté tous nos biens confisqués, de l'autre mes parents presque dans l'impuissance de me secourir, je ne rapportai d'argent précisément que ce qu'il fallait pour mon retour. Mais quel fut mon désespoir ! je ne trouvai plus ma sœur. Quel- ques jours avant mon arrivée, desTartares avaient fait une incursion dans la ville elle était : et, comme ils la trouvèrent belle, ils la prirent, et la vendirent à des juifs qui allaient en Turquie, et ne laissèrent qu'une petite fille dont elle était accou- chée quelques mois auparavant. Je suivis ces juifs, et les joignis à trois lieues de : mes prières, mes larmes, furent vaines ; ils me demandèrent tou- jours trente tomans, et ne se relâchèrent jamais d'un seul. Après m'être adressé à tout le monde, avoir imploré la protection des prêtres turcs et chrétiens, je m'adressai à un marchand arménien ; je lui vendis ma fille, et me vendis aussi, pour trente-cinq tomans. J'allai aux juifs; je leur donnai trente tomans, et portai les cinq autres à ma sœur, que je n'avais pas encore vue. « Vous êtes libre, lui dis-je, ma sœur, et je puis vous embrasser : voilà cinq tomans que je vous porte ; j'ai du

154 LETTRES PERSANES

regret qu'on ne m'ait pas acheté davantage. Quoi ! dit-elle, vous vous êtes vendu ? Oui, lui dis- je. Ah ! malheureux ! qu'avez- vous fait ? N'étais-je pas assez infortunée, sans que vous tra- vaillassiez à me le rendre davantage ? Votre liberté me consolait, et votre esclavage va me mettre au tombeau. Ah ! mon frère, que votre amour est cruel ! Et ma fille ? je ne la vois point. Je l'ai vendue aussi, » lui dis- je. Nous fondîmes tous deux en larmes, et n'eûmes pas la force de nous rien dire. Enfin j'allai trouver mon maître, et ma sœur y arriva presque aussitôt que moi ; elle se jeta à ses genoux. « Je vous demande, dit-elle, la servitude comme les autres vous demandent la liberté ; prenez-moi : vous me vendrez plus cher que mon mari. » Ce fut alors qu'il se fit un combat qui ar- racha les larmes des yeux de mon maître. « Mal- heureux ! dit-elle, as-tu pensé que je pusse accepter ma liberté aux dépens de la tienne ? Seigneur, vous voyez deux infortunés qui mourront si vous nous séparez. Je me donne à vous, payez-moi ; peut- être que cet argent et mes services pourront quel- que jour obtenir de vous ce que je n'ose vous demander. Il est de votre intérêt de ne nous point séparer; comptez que je dispose de sa vie. » L'Ar- ménien était un homme doux, qui fut touché de nos malheurs. « Servez-moi l'un et l'autre avec fidé- lité et avec zèle, et je vous promets que dans un an je vous donnerai votre liberté. Je vois que vous ne méritez, ni l'un ni l'autre, les malheurs de votre condition. Si, lorsque vous serez libres, vous êtes aussi heureux que vous le méritez, si la fortune vous rit, je suis certain que vous me satisferez de la perte que je souffrirai. » Nous embrassâmes tous deux ses genoux, et le suivîmes dans son voyage. Nous nous soulagions l'un et l'autre dans les

LETTRES PERSANES 155

travaux de la servitude, et j'étais charmé lorsque j'avais pu faire l'ouvrage qui était tombé à ma sœur.

La fin de l'année arriva : notre maître tint sa parole, et nous délivra. Nous retournâmes à Téflis : je trouvai un ancien ami de mon père, qui exer- çait avec succès la médecine dans cette ville ; il me prêta quelque argent avec lequel je fis quelque négoce. Quelques affaires m'appelèrent ensuite à Smyrne, je m'établis. J'y vis depuis six ans, et j'y jouis de la plus aimable et de la plus douce société du monde : l'union règne dans ma famille, et je ne changerais pas ma condition pour celle de tous les rois du monde. J'ai été assez heureux pour retrouver le marchand arménien à qui je dois tout, et je lui ai rendu des services signalés.

De SmjTTue, le 27 de la lune de gemmadi 2, 1714.

Lettre LXVTIL Rica a Usbek.

J'allai l'autre jour dîner chez un homme de robe qui m'en avait prié plusieurs fois. Après avoir parlé de bien des choses, je lui dis : « Monsieur, il me paraît que votre métier est bien pénible. Pas tant que vous vous imaginez, répondit-il : de la manière dont nous le faisons, ce n'est qu'un amuse- ment. — Mais comment ! n'avez- vous pas toujours la tête remplie des affaires d'autrui ? n'êtes-vous pas toujours occupé de choses qui ne sont point intéressantes ? Vous avez raison ; ces choses ne sont point intéressantes, car nous nous y intéressons si peu que rien ; et cela même fait que le métier n'est pas si fatigant que vous dites. » Quand je vis

156 LETTRES PERSANES

qu'il prenait la chose d'une manière si dégagée, je continuai, et lui dis : « Monsieur, je n'ai point vu votre cabinet. Je le crois, car je n'en ai point. Quand je pris cette charge, j'eus besoin d'argent pour payer mes provisions ; je vendis ma biblio- thèque ; et le libraire qui la prit, d'un nombre pro- digieux de volumes, ne me laissa que mon livre de raison. Ce n'est pas que je les regrette : nous autres juges ne nous enflons point d'une vaine science. Qu'avons-nous à faire de tous ces volumes de lois ? Presque tous les cas sont hypothétiques et sortent de la règle générale. ^lais ne serait-ce pas, mon- sieur, lui dis-je, parce que vous les en faites sortir ? Car eniin pourquoi cliez tous les peuples du monde y aurait-il des lois si elles n'avaient pas leur appli- cation, et comment peut-on les appliquer si on ne les sait pas ? Si vous connaissiez le Palais, reprit le magistrat, vous ne parleriez pas comme vous le faites : nous avons des livres vivants, qui sont les avocats ; ils travaillent pour nous et se chargent de nous instruire. Et ne se chargent-ils pas aussi quelquefois de vous tromper ? lui repartis-je. Vous ne feriez donc pas mal de vous garantir de leurs embûches. Ils ont des armes avec lesquelles ils atta- quent votre équité : il serait bon que vous en eussiez aussi pour la défendre, et que vous n'allassiez pas vous mettre dans la mêlée, habillés à la légère, parmi des gens cuirassés jusqu'aux dents. »

De Paris, le 13 de la lune de chahban, 1714-

Lettre LXIX. Usbek a Rhédi.

A Venise.

Tu ne te serais jamais imaginé que je fusse devenu plus métaphysicien que je ne l'étais : cela est pour-

LETTRES PERSANES 157

tant ; et tu en seras convaincu quand tu auras essuyé ce débordement de ma philosophie.

Les philosophes les plus sensés qui ont réfléchi sur la nature de Dieu ont dit qu'il était un être sou- verainement parfait; mais ils ont extrêmement abusé de cette idée. Ils ont fait une énumération de toutes les perfections différentes que l'homme est capable d'avoir et d'imaginer, et en ont chargé l'idée de la Divinité, sans songer que souvent ces attributs s'entr'empêchent, et qu'ils ne peuvent subsister dans un même sujet sans se détruire.

Les poètes d'Occident disent qu'un peintre^ ayant voulu faire le portrait de la déesse de la beauté, as- sembla les plus belles Grecques, et prit de chacune ce qu'eUe avait de plus gracieux, dont il fit un tout pour ressembler à la plus belle de toutes les déesses. Si un homme en avait conclu qu'elle était blonde et brune, qu'elle avait les yeux noirs et bleus, qu'elle était dcuce et hère, il aurait passé pour ridicule.

Souvent Dieu manque d'une perfection qui pour- rait lui donner une grande imperfection ; mais il n'est jamais limité que par lui-même : il est lui- même sa nécessité. Ainsi, quoique Dieu soit tout- puissant, il ne peut pas violer ses promesses, ni tromper les hommes. Souvent même l'impuissance n'est pas dans lui, mais dans les choses relatives ; et c'est la raison pourquoi il ne peut pas changer les essences.

Ainsi il n'y a point sujet de s'étonner que quel- ques-uns de nos docteurs aient osé nier la prescience infinie de Dieu, sur ce fondement, qu'elle est in- compatible avec sa justice.

Quelque hardie que soit cette idée, la métaphy- sique s'y prête merveilleusement. Selon ses prin- cipes, il n'est pas possible que Dieu prévoie les

1 Zeuxls.

158 LETTRES PERSANES

choses qui dépendent de la détermination des causes libres, parce que ce qui n'est point arrivé n'est point, et par conséquent ne peut être connu ; car le rien, qui n'a point de propriétés, ne peut être aperçu : Dieu ne peut point lire dans une volonté qui n'est point, et voir dans l'âme une chose qui n'existe point en elle ; car, jusqu'à ce qu'elle se soit déterminée, cette action qui la détermine n'est point en elle.

L'âme est l'ouvrière de sa détermination ; mais il y a des occasions elle est tellement indéter- minée qu'elle ne sait pas même de quel côté se déterminer. Souvent même elle ne le fait que pour faire usage de sa liberté ; de manière que Dieu ne peut voir cette détermination par avance ni dans l'action de l'âme, ni dans l'action que les objets font sur elle.

Comment Dieu pourrait-il prévoir les choses qui dépendent de la détermination des causes libres ? Il ne pourrait les voir que de deux manières : par conjecture, ce qui est contradictoire avec la prescience infinie ; ou bien il les verrait comme des effets nécessaires qui suivraient infailliblement d'une cause qui les produirait de même, ce qui est encore plus contradictoire ; car l'âme serait libre par la supposition ; et, dans le fait, elle ne le serait pas plus qu'une boule de billard n'est libre de se remuer lorsqu'elle est poussée par une autre.

Ne crois pas pourtant que je veuille borner la science de Dieu. Conome il fait agir les créatures à sa fantaisie, il connaît tout ce qu'il veut connaître. Mais, quoiqu'il puisse voir tout, il ne se sert pas toujours de cette faculté ; il laisse ordinairement à la créature la faculté d'agir ou de ne pas agir, pour lui laisser celle de mériter ou de démériter : c'est

LETTRES PERSANES 159

pour lors qu'il renonce au droit qu'il a d'agir sur elle, et de la déterminer. Mais quand il veut savoir quelque chose, il la sait toujours, parce qu'il n'a qu'à vouloir qu'elle arrive comme il la voit, et déterminer les créatures conformément à sa volonté. C'est ainsi qu'il tire ce qui doit arriver du nombre des choses purement possibles, en fixant par ses décrets les déterminations futures des esprits, et les privant de la puissance qu'il leur a donnée d'agir ou de ne pas agir.

Si l'on peut se servir d'une comparaison dans une chose qui est au-dessus des comparaisons, un monarque ignore ce que son ambassadeur fera dans une affaire importante : s'il le veut savoir, il n'a qu'à lui ordonner de se comporter d'une telle manière, et il pourra assurer que la chose arrivera comme il la projette.

L'Alcoran et les livres des juifs s'élèvent sans cesse contre le dogme de la prescience absolue : Dieu y paraît partout ignorer la détermination future des esprits ; et il semble que ce soit la pre- mière vérité que Moïse ait enseignée aux hommes.

Dieu met Adam dans le paradis terrestre, à condition qu'il ne mangera pas d'un certain fruit : précepte absurde dans un être qui connaîtrait les déterminations futures des âmes ; car enfin un tel être peut-il mettre des conditions à ses grâces sans les rendre dérisoires ? C'est comme si un hom- me qui aurait su la prise de Bagdad avait dit à un autre : « Je vous donne mille écus si Bagdad n'est pas pris. » Ne ferait-il pas une bien mauvaise plaisanterie ?

Mon cher Rhédi, pourquoi tant de philosophie ? Dieu est si haut que nous n'apercevons pas même ses nuages. Nous ne le connaissons bien que dans ses préceptes. Il est immense, spirituel, infini. Que

i6o LETTRES PERSANES

sa grandeur nous ramène à notre faiblesse. S'hu- milier toujours, c'est l'adorer toujours.

De Paris, le dernier de la lune de chahban, 1714.

Lettre LXX. Zélis a LTsbek.

A Paris.

Soliman, que tu aimes, est désespéré d'un affront qu'il vient de recevoir. Un jeune étourdi, nommé Suphis, recherchait depuis trois mois sa fille en mariage : il paraissait content de la figure de la fille sur le rapport et la peinture que lui en avaient faits les femmes qui l'avaient vue dans son en- fance ; on était convenu de la dot, et tout s'était passé sans aucun incident. Hier, après les pre- mières cérémonies, la fille sortit à cheval, accom- pagnée de son eunuque, et couverte, selon la cou- tume, depuis la tête jusqu'aux pieds. Mais, dès qu'elle fut arrivée devant la maison de son mari prétendu, il lui fit fermer la porte, et il jura qu'il ne la recevrait jamais si on n'augmentait la dot. Les parents accoururent, de côté et d'autre, pour accommoder l'affaire ; et, après bien de la résis- tance, ils firent convenir Soliman de faire un petit présent à son gendre. Enfin, les cérémonies du mariage accomplies, on conduisit la fille dans le lit avec assez de violence ; mais une heure après cet étourdi se leva furieux, lui coupa le visage en- plusieurs endroits, soutenant qu'elle n'était pas vierge, et la renvo3^a à son père. On ne peut pas être plus frappé qu'il l'est de cette injure. Il y a des personnes qui soutiennent que cette fille est innocente. Les pères sont bien malheureux d'être

LETTRES PERSANES i6i

exposés à de tels affronts î Si pareil traitement arrivait à ma fille, je crois que j'en mourrais de douleur. Adieu.

Du sérail de Fatmé, le 9 de la liine de gemmadi i, 1714.

Lettre LXXI. Usbek a Zélis.

Je plains Soliman, d'autant plus que le mal est sans remède, et que son gendre n'a fait que se servir de la liberté de la loi. Je trouve cette loi bien dure d'exposer ainsi l'honneur d'une famille aux caprices d'un fou. On a beau dire que l'on a des indices certains pour connaître la vérité ; c'est une vieille erreur dont on est aujourd'hui revenu parmi nous ; et nos médecins donnent des raisons invincibles de l'incertitude de ces preuves. Il n'y a pas jusqu'aux chrétiens qui ne les regar- dent comme chimériques, quoiqu'elles soient clairement établies par leurs livres sacrés, et que leur ancien législateur en ait fait dépendre l'inno- cence ou la condamnation de toutes les filles.

J'apprends avec plaisir le soin que tu te donnes de l'éducation de la tienne. Dieu veuille que son mari la trouve aussi belle et aussi pure que Fatima ; qu'elle ait dix eunuques pour la garder ; qu'elle soit l'honneur et l'ornement du sérail elle est destinée ; qu'elle n'ait sur sa tête que des lambris dorés, et ne marche que sur des tapis superbes ! Et, pour comble de souhaits, puissent mes yeux la voir dans toute sa gloire !

De Paris, le 5 de la lune de chalval, 1714.

i62 LETTRES PERSANES

Lettre LXXIL Rica a Usbek.

Je me trouvai l'autre jour dans une compagnie je vis un homme bien content de lui. Dans un quart d'heure, il décida trois questions de morale, quatre problèmes historiques, et cinq points de physique. Je n'ai jamais vu un décisionnaire si universel ; son esprit ne fut jamais suspendu par le moindre doute. On laissa les sciences : on parla des nouvelles du temps : il décida sur les nouvelles du temps. Je voulus l'attraper, et je dis en moi- même : «Il faut que je me mette dans mon fort ; je vais me réfugier dans mon pays. » Je lui parlai de la Perse ; mais à peine lui eus- je dit quatre mots, qu'il me donna deux démentis, fondés sur l'autorité de MM. Tavernier et Chardin. « Ah ! bon Dieu ! dis- je en moi-même, quel homme est-ce ? Il connaîtra tout à l'heure les rues d'Ispahan mieux que moi ! » Mon parti fut bientôt pris : je me tus, je le laissai parler, et il décide encore.

De Paris, le 8 de la lune de zilcadé, 1715.

Lettre LXXIII. Rica a ***»

J'ai ouï parler d'une espèce de tribunal qu'on appelle l'Académie française. Il n'y en a point de moins respecté dans le monde : car on dit qu'aus- sitôt qu'il a décidé, le peuple casse ses arrêts, et lui impose des lois qu'il est obligé de suivre.

Il y a quelque temps que, pour fixer son autorité, il donna un code de ses jugements. Cet enfant de tant de pères était presque vieux quand il naquit ;

LETTRES PERSANES 163

et, quoiqu'il fût légitime, un bâtard, qui avait déjà paru, l'avait presque étouffé dans sa naissance.

Ceux qui le composent n'ont d'autre fonction que de jaser sans cesse ; l'éloge va se placer comme de lui-même dans leur babil étemel ; et sitôt qu'ils sont initiés dans ses mystères, la fureur du pané- gyrique vient les saisir, et ne les quitte plus.

Ce corps a quarante têtes, toutes remplies de figures, de métaphores et d'antithèses ; tant de bouches ne parlent presque que par exclamation : ses oreilles veulent toujours être frappées par la cadence et l'harmonie. Pour les yeux, il n'en est pas question : il semble qu'il soit fait pour parler, et non pas pour voir. Il n'est point ferme sur ses pieds ; car le temps, qui est son fléau, l'ébranlé à tous les instants, et détruit tout ce qu'il a fait. On a dit autrefois que ses mains étaient avides ; je ne t'en dirai rien, et je laisse décider cela à ceux qui le savent mieux que moi.

Voilà des bizarreries, ***, que l'on ne voit point dans notre Perse. Nous n'avons point l'esprit porté à ces établissements singuliers et bizarres : nous cherchons toujours la nature dans nos coutumes simples et nos manières naïves.

De Paris, le 27 de la lune de zilhagé, 1715.

Lettre LXXIV. Rica a Usbek.

Il y a quelques jours qu'un homme de ma con- naissance me dit : « Je vous ai promis de vous produire dans les bonnes maisons de Paris ; je vous mène à présent chez un grand seigneur qui

i64 LETTRES PERSANES

est un des hommes du royaume qui représentent le mieux.

« Que cela veut-il dire, monsieur? est-ce qu'il est plus poli, plus affable qu'un autre ? Ce n'est pas cela, me dit-il. Ah ! j'entends : il fait sentir à tous les instants la supériorité qu'il a sur tous ceux qui l'approchent ; si cela est, je n'ai que faire d'y aller ; je prends déjà condamnation, et je la lui passe tout entière. »

Il fallut pourtant marcher ; et je vis un petit homme si fier, il prit une prise de tabac avec tant de hauteur, il se moucha si impitoyablement, il cracha avec tant de flegme, il caressa ses chiens d'une manière si offensante pour les hommes, que je ne pouvais me lasser de l'admirer : « Ah ! bon Dieu! dis-je en moi-même, si, lorsque j'étais à la cour de Perse, je représentais ainsi, je représen- tais un grand sot ! » Il aurait fallu, Usbek, que nous eussions eu un bien mauvais naturel pour aller faire cent petites insultes à des gens qui venaient tous les jours chez nous nous témoigner leur bien- veillance. Ils savaient bien que nous étions au- dessus d'eux ; et, s'ils l'avaient ignoré, nos bien- faits le leur auraient appris chaque jour. N'ayant rien à faire pour nous faire respecter, nous faisions tout pour nous rendre aimables ; nous nous com- muniquions aux plus petits : au milieu des gran- deurs, qui endurcissent toujours, ils nous trou- vaient sensibles ; ils ne voyaient que notre cœur au-dessus d'eux ; nous descendions jusqu'à leurs besoins. Mais lorsqu'il fallait soutenir la majesté du prince dans les cérémonies publiques, lorsqu'il fallait faire respecter la nation aux étrangers, lorsque enfin, dans les occasions périlleuses, il fallait animer les soldats, nous remontions cent fois plus haut que nous n'étions descendus ; nous

LETTRES PERSANES 165

ramenions la fierté sur notre visage, et l'on trouvait quelquefois que nous représentions assez bien.

De Paris, le lo de la lune de saphar, 1715-

Lettre LXXV. Usbek a Rhédi.

A Venise.

Il faut que je te l'avoue, je n'ai point remarqué chez les chrétiens cette persuasion vive de leur religion qui se trouve parmi les musulmans. Il y a bien loin chez eux de la profession à la croyance, de la croyance à la conviction, de la conviction à la pratique. La religion est moins un sujet de sancti- fication qu'un sujet de disputes qui appartient à tout le monde. Les gens de cour, les gens de guerre, les femm.es même, s'élèvent contre les ecclé- siastiques, et leur demandent de leur prouver ce qu'ils sont résolus de ne pas croire. Ce n'est pas qu'ils se soient déterminés par raison, et qu'ils aient pris la peine d'examiner la vérité ou la faus- seté de cette religion qu'ils rejettent : ce sont des rebelles qui ont senti le joug, et l'ont secoué avant de l'avoir connu. Aussi ne sont-ils pas plus fermes dans leur incrédulité que dans leur foi ; ils vivent dans un flux et reflux qui les porte sans cesse de l'un à l'autre. Un d'eux me disait un jour : «Je crois l'immortalité de l'âme par semestre ; mes opinions dépendent absolument de la constitu- tion de mon corps ; selon que j'ai plus ou moins d'esprits animaux, que mon estomac digère bien ou mal, que l'air que je respire est subtil ou gros- sier, que les viandes dont je me nourris sont lé- gères ou solides, je suis spinosiste, socinien, catho-

i66 LETTRES PERSANES

lique, impie ou dévot. Quand le médecin est auprès de mon lit, le confesseur me trouve à son avantage. Je sais bien empêcher la religion de m' affliger quand je me porte bien ; mais je lui permets de me consoler quand je suis malade : lorsque je n'ai plus rien à espérer d'un côté, la religion se pré- sente et me gagne par ses promesses ; je veux bien m'y livrer, et mourir du côté de l'espérance. »

Il y a longtemps que les princes chrétiens affran- chirent tous les esclaves de leurs États, parce, disaient-ils, que le christianisme rend tous les hom- mes égaux. Il est vrai que cet acte de religion leur était très utile : ils abaissaient par les sei- gneurs, de la puissance desquels ils retiraient le bas peuple. Ils ont ensuite fait des conquêtes dans des pays ils ont vu qu'il leur était avantageux d'avoir des esclaves ; ils ont permis d'en acheter et d'en vendre, oubliant ce principe de rehgion qui les touchait tant. Que veux-tu que je te dise ? Vérité dans un temps, erreur dans im autre. Que ne faisons-nous comme les chrétiens ? Nous sommes bien simples de refuser des établissements et des conquêtes faciles dans des climats heureux ^ parce que l'eau n'est pas assez pure pour nous laver selon les principes du saint Alcoran !

Je rends grâces au Dieu tout-puissant, qui a envoyé Hali son grand prophète, de ce que je professe une religion qui se fait préférer à tous les intérêts humains, et qui est pure comme le ciel, dont elle est descendue.

De Paris, le 13 de la lune de saphar, 171 5.

^ Les mahométans ne se soucient point de prendre Venise, parce qu'ils n'y trouveraient point d'eau pour leurs purifications.

LETTRES PERSANES 167

Lettre LXXM. Usbek a son ami Ibben. A Smyrne,

Les lois sont furieuses en Europe contre ceux qui se tuent eux-mêmes. On les fait mourir, pour ainsi dire, une seconde fois ; ils sont traînés indigne- ment par les rues ; on les note d'infamie ; on con- fisque leurs biens.

Il me paraît, Ibben, que ces lois sont bien in- justes. Quand je suis accablé de douleur, de misère, de mépris, pourquoi veut-on m'empêcher de mettre fin à- mes peines, et me priver cruellement d'un remède qui est en mes mains ?

Pourquoi veut-on que je travaille pour une société dont je consens de n'être plus ; que je tienne malgré moi une convention qui s'est faite sans moi ? La société est fondée sur un avantage mutuel ; mais lorsqu'elle me devient onéreuse, qui m'em- pêche d'y renoncer ? La vie m'a été donnée comme une faveur ; je puis donc la rendre lorsqu'elle ne l'est plus : la cause cesse, l'effet doit donc cesser aussi.

Le prince veut-il que je sois son sujet quand je ne retire point les ava.ntages de la sujétion ? Mes concitoyens peuvent-ils demander ce partage inique de leur utilité et de mon désespoir ? Dieu, différent de tous les bienfaiteurs, veut-il me con- damner à recevoir des grâces qui m'accablent ?

Je suis obligé de suivre les lois quand je vis sous les lois; mais, quand je n'y vis plus, peuvent-elles me lier encore ?

Mais, dira-t-on, vous troublez l'ordre de la Pro- vidence. Dieu a uni votre âme avec votre corps, et vous l'en séparez : vous vous opposez donc à ses desseins, et vous lui résistez.

i68 LETTRES PERSANES

Que veut dire cela? Troublé-je l'ordre de la Providence lorsque je change les modifications de la matière, et que je rends carrée une boule que les premières lois du mouvement, c'est-à-dire les lois de la création et de la conservation, avaient faite ronde? Non, sans doute : je ne fais qu'user du droit qui m'a été donné ; et, en ce sens, je puis troubler à ma fantaisie toute la nature sans que l'on puisse dire que je m'oppose à la Providence.

Lorsque mon âme sera séparée de mon corps, y aura-t-il moins d'ordre et moins d'arrangement dans l'univers ? Croyez- vous que cette nouvelle combinaison soit moins parfaite et moins dépen- dante des lois générales, que le monde y ait perdu quelque chose, et que les ouvrages de Dieu soient moins grands, ou plutôt moins immenses ?

Croyez-vous que mon corps, devenu un épi de blé, un ver, un gazon, soit changé en un ouvrage de la nature moins digne d'elle, et que mon âme, dégagée de tout ce qu'elle avait de terrestre, soit devenue moins sublime ?

Toutes ces idées, mon cher Ibben, n'ont d'autre source que notre orgueil. Nous ne sentons point notre petitesse ; et, malgré qu'on en ait, nous vou- lons être comptés dans l'univers, y figurer, et y être un objet important. Nous nous imaginons que l'anéantissement d'un être aussi parfait que nous dégraderait toute la nature ; et nous ne con- cevons pas qu'un homme de plus ou de moins dans le monde, que dis-je? tous les hommes ensemble, cent millions de terres comme la nôtre, ne sont qu'un atome subtil et délié que Dieu n'aperçoit qu'à cause de l'immensité de ses connaissances.

De Paris, le 15 de la lune de saphar, 1715.

LETTRES PERSANES 169

Lettre LXXVIL Ibben a Usbek. A Paris.

Mon cher Usbek, il me semble que, pour un vrai musulman, les malheurs sont moins des châti- ments que des menaces. Ce sont des jours bien pré- cieux que ceux qui nous portent à expier les offenses. C'est le temps des prospérités qu'il fau- drait abréger. Que servent toutes ces impatiences, qu'à faire voir que nous voudrions être heureux, indépendamiment de celui qui donne les félicités, parce qu'il est la félicité m.ême ?

Si un être est composé de deux êtres, et que la nécessité de conserver l'union marque plus la sou- mission aux ordres du Créateur, on en a pu faire une loi religieuse ; si cette nécessité de conserver l'union est un meilleur garant des actions des hommes, on en a pu faire une loi civile.

De Smyme, le dernier jour de la lune de saphar, 1715.

Lettre LXXVIIL Rica a Usbek. j ^,^^

Je t'envoie la copie d'une lettre qu'un Fran- çais qui est en Espagne a écrite ici ; je crois que tu seras bien aise de la voir.

«Je parcours depuis six mois l'Espagne et le Portugal, et j e vis parmi des peuples qui, méprisant tous les autres, font aux seuls Français l'honneur de les haïr.

<i La gravité est le caractère brillant des deux 6a

170 LETTRES PERSANES

nations : elle se manifeste principalement de deux manières, par les lunettes et par la moustache.

« Les lunettes font voir démonstrativement que celui qui les porte est un homme consommé dans les sciences et enseveli dans de profondes lectures, à un tel point que sa vue s'en est affaiblie ; et tout nez qui en est orné ou chargé peut passer, sans con- tredit, pour le nez d'un savant.

« Pour la moustache, elle est respectable par elle-même, et indépendamment des conséquences ; quoique pourtant on ne laisse pas d'en tirer souvent de grandes utilités pour le service du prince et l'honneur de la nation, comme le fit bien voir un fameux général portugais dans les Indes ^ ; car, se trouvant avoir besoin d'argent, il se coupa une de ses moustaches, et envoya demander aux habitants de Goa vingt mille pistoles sur ce gage : elles lui furent prêtées d'abord, et dans la suite il retira sa moustache avec honneur.

« On conçoit aisément que des peuples graves et flegmatiques comme ceux-là peuvent avoir de la vanité ; aussi en ont-ils. Ils la fondent ordinaire- ment sur deux choses bien considérables. Ceux qui vivent dans le continent de l'Espagne et du Portugal se sentent le cœur extrêmement élevé, lorsqu'ils sont ce qu'ils appellent de vieux chré- tiens, c'est-à-dire qu'ils ne sont pas originaires de ceux à qui l'inquisition a persuadé dans ces derniers siècles d'embrasser la religion chrétienne. Ceux qui sont dans les Indes ne sont pas moins flattés lorsqu'ils considèrent qu'ils ont le sublime mérite d'être, comme ils disent, hommes de chair blanche. Il n'y a jamais eu dans le sérail du Grand-Seigneur de sultane si orgueilleuse de sa beauté que le plus

* Jean de Castro.

LETTRES PERSANES 171

\'ieux et le plus vilain mâtin ne Test de la blancheur olivâtre de son teint, lorsqu'il est dans une ville du Mexique, assis sur sa porte, les bras croisés. Un homme de cette conséquence, une créature si parfaite ne travaillerait pas pour tous les trésors du monde, et ne se résoudrait jamais, par une vile et mécanique industrie, de compromettre l'hon- neur et la dignité de sa peau.

« Car il faut savoir que lorsqu'un homme a un certain mérite en Espagne, comme, par exemple, quand il peut ajouter aux qualités dont je viens de parler celle d'être le propriétaire d'une grande épée, ou d'avoir appris de son père l'art de faire jurer une discordante guitare, il ne travaille plus : son honneur s'intéresse au repos de ses membres. Celui qui reste assis dix heures par jour obtient précisément la moitié plus de considération qu'un autre qui n'en reste que cinq, parce que c'est sur les chaises que la noblesse s'acquiert.

« Mais quoique ces invincibles ennemis du travail fassent parade d'une tranquillité philosophique, ils ne l'ont pourtant pas dans le cœur; car ils sont toujours amoureux. Ils sont les premiers hommes du monde pour mourir de langueur sous la fenêtre de leurs maîtresses ; et tout Espagnol qui n'est pas enrhumé ne saurait passer pour galant.

«Ils sont premièrement dévots, et secondement jaloux. Ils se garderont bien d'exposer leurs femmes aux entreprises d'un soldat criblé de coups, ou d'un magistrat décrépit ; mais ils les enfermeront avec un novice fervent qui baisse les yeux, ou un robuste franciscain qui les élève.

«Ils connaissent mieux que les autres le faible des femmes; ils ne veulent pas qu'on leur voie le talon, et qu'on les surprenne par le bout des pieds : ils savent que l'imagination va toujours.

172 LETTRES PERSANES

que rien ne l'amuse en chemin ; elle arrive, et on était quelquefois averti d'avance.

« On dit partout que les rigueurs de l'amour sont cruelles ; elles le sont encore plus pour les Espagnols. Les femmes les guérissent de leurs peines ; mais elles ne font que leur en faire changer, et il leur reste souvent un long et fâcheux souvenir d'une passion éteinte.

«Ils ont de petites politesses qui en P^rance paraîtraient mal placées : par exemple, un capi- taine ne bat jamais son soldat sans lui en demander permission ; et l'inquisition ne fait jamais brûler un juif sans lui faire ses excuses.

« Les Espagnols qu'on ne brûle pas paraissent si attachés à l'inquisition, qu'il y aurait de la mau- vaise humeur de la leur ôter. Je voudrais seulement qu'on en établît une autre, non pas contre les hérétiques, mais contre les hérésiarques qui attri- buent à de petites pratiques monacales la même efficacité qu'aux sept sacrements, qui adorent tout ce qu'ils vénèrent, et qui sont si dévots qu'ils sont à peine chrétiens.

« Vous pourrez trouver de l'esprit et du bon sens chez les Espagnols ; mais n'en cherchez point dans leurs livres. Voyez une de leurs bibliothèques, les romans d'un côté, et les scolastiques de l'autre : vous diriez que les parties en ont été faites et le tout rassemblé par quelque ennemi secret de la raison humaine.

« Le seul de leurs livres qui soit bon est celui qui a fait voir le ridicule de tous les autres.

«Ils ont fait des découvertes immenses dans le nouveau monde, et ils ne connaissent pas leur pro- pre continent : il y a sur leurs rivières tel port qui n'a pas encore été découvert, et dans leurs mon- tagnes des nations qui leur sont inconnues.

LETTRES PERSANES 173

« Ils disent que le soleil se lève et se couche dans leur pays : mais il faut dire aussi qu'en faisant sa course il ne rencontre que des campagnes ruinées et des contrées désertes. »

Je ne serais pas fâché, Usbek, de voir une lettre écrite à Madrid par un Espagnol qui voyagerait en France ; je crois qu'il vengerait bien sa nation. Quel vaste champ pour un homme flegmatique et pensif ! Je m'imagine qu'il commencerait ainsi la description de Paris :

« Il y a ici une maison l'on met les fous : on croirait d'abord qu'elle est la plus grande de la ville ; non : le remède est bien petit pour le mal. Sans doute que les Français, extrêmement décriés chez leurs voisins, enferment quelques fous dans une maison, pour persuader que ceux qui sont dehors ne le sont pas. »

Je laisse mon Espagnol. Adieu, mon cher Usbek.

De Paris, le 17 de la lune de saphar, 1715.

Lettre LXXIX. Usbek a Rhédi. A Venise.

La plupart des législateurs ont été des hommes bornés que le hasard a mis à la tête des autres, et qui n'ont presque consulté que leurs préjugés et leurs fantaisies.

Il semble qu'ils aient méconnu la grandeur et la dignité même de leur ouvrage : ils se sont amusés à faire des institutions puériles, avec lesquelles ils se sont à la vérité conformés aux petits esprits, mais décrédités auprès des gens du bon sens.

174 LETTRES PERSANES

Ils se sont jetés dans des détails inutiles ; ils ont donné dans les cas particuliers : ce qui marque un génie étroit qui ne voit les choses que par parties, et n'embrasse rien d'une vue générale.

Quelques-uns ont affecté de se servir d'une autre langue que la vulgaire ; chose absurde pour un fai- seur de lois : comment peut-on les observer, si elles ne sont pas connues ?

Ils ont souvent aboli sans nécessité celles qu'ils ont trouvé établies, c'est-à-dire qu'ils ont jeté les peuples dans les désordres inséparables des changements.

Il est vrai que, par une bizarrerie qui vient plutôt de la nature que de l'esprit des hommes, il est quelquefois nécessaire de changer certaines lois. Mais le cas est rare ; et, lorsqu'il arrive, il n'y faut toucher que d'une main tremblante : on y doit observer tant de solennité, et apporter tant de précautions, que le peuple en conclue naturelle- ment que les lois sont bien saintes, puisqu'il faut tant de fonnalités pour les abroger.

Souvent ils les ont faites trop subtiles, et ont suivi des idées logiciennes plutôt que l'équité naturelle. Dans la suite elles ont été trouvées trop dures ; et, par un esprit d'équité, on a cru devoir s'en écarter ; mais ce remède était un nouveau mal. Quelles que soient les lois, il faut toujours les suivre, et les regarder comme la con- science publique, à laquelle celle des particuliers doit se conformer toujours.

Il faut pourtant avouer que quelques-uns d'entre eux ont une attention qui marque beaucoup de sagesse ; c'est qu'ils ont donné aux pères une grande autorité sur leurs enfants : rien ne soulage plus les magistrats, rien ne dégarnit plus les tribunaux, rien enfin ne répand plus de tranquilhté dans un

LETTRES PERSANES 175

État, les mœurs font toujours de meilleurs citoyens que les lois.

C'est de toutes les puissances celle dont on abuse le moins ; c'est la plus sacrée de toutes les magistratures ; c'est la seule qui ne dépend pas des conventions, et qui les a même précédées.

On remarque que, dans les pays l'on met dans les mains paternelles plus de récompenses et de punitions, les familles sont mieux réglées : les pères sont l'image du Créateur de l'univers, qui, quoi- qu'il puisse conduire les hommes par son amour, jie laisse pas de se les attacher encore par les motifs de l'espérance et de la crainte.

Je ne finirai pas cette lettre sans te faire remar- quer la bizarrerie de l'esprit des Français. On dit qu'ils ont retenu des lois romaines un nombre infini de choses inutiles, et même pis ; et ils n'ont pas pris d'elles la puissance paternelle, qu'elles ont établie comme la première autorité légitime.

De Paris, le i8 de la lune de saphar, 1715.

Lettre LXXX. Le grand eunuque

A USBEK.

A Paris.

Hier des Arméniens menèrent au sérail une jeune esclave de Circassie, qu'ils voulaient vendre. Je la fis entrer dans les appartements secrets, je la déshabillai, je l'examinai avec les regards d'un juge; et plus je l'examinai, plus je lui trouvai de grâces. Une pudeur virginale semblait vouloir les dérober à ma vue; je vis tout ce qu'il lui en coûtait pour obéir : elle rougissait de se voir nue.

176 LETTRES PERSANES

même devant moi, qui, exempt des passions qui peuvent alarmer la pudeur, suis inanimé sous l'em- pire de ce sexe, et qui, ministre de la modestie dans les actions les plus libres, ne porte que de chastes regards, et ne puis inspirer que l'innocence.

Dès que je l'eus jugée digne de toi, je baissai les yeux, je lui jetai un manteau d'écarlate, je lui mis au doigt un anneau d'or, je me prosternai à ses pieds, je l'adorai comme la reine de ton cœur. Je payai les Arméniens; je la dérobai à tous les yeux. Heureux Usbek ! tu possèdes plus de beautés que n'en enferment tous les palais d'Orient. Quel plaisir pour toi de retrouver à ton retour tout ce que la Perse a de plus ravissant, et de voir dans ton sérail renaître les grâces à mesure que le temps et la possession travaillent à les détruire !

Du sérail de Fatmé, le jer de la lune de rebiab i, 1715.

Lettre LXXXL Usbek a Rhédi. A Venise,

Depuis que je suis en Europe, mon cher Rhédi, j'ai vu bien des gouvernements. Ce n'est pas comme en Asie, les règles de la politique se trouvent partout les mêmes.

J'ai souvent pensé en moi-même pour savoir quel de tous les gouvernements était le plus conforme à la raison. Il m'a semblé que le plus parfait est celui qui va à son but à moins de frais, et qu'ainsi celui qui conduit les hommes de la manière qui convient le plus à leur penchant et à leur inclination est le plus parfait.

Si, dans un gouvernement doux, le peuple est

LETTRES PERSANES 177

aussi soumis que dans un gouvernement sévère, le premier est préférable, puisqu'il est plus conforme à la raison, et que la sévérité est un motif étranger.

Compte, mon cher Rhédi, que dans un État les peines plus ou moins cruelles ne font pas que l'on obéisse plus aux lois. Dans les pays les châti- m.ents sont modérés, on les craint comme dans ceux ils sont tyranniques et affreux.

Soit que le gouvernement soit doux, soit qu'il soit cruel, on punit toujours par degrés, on inflige un châtiment plus ou moins grand à un crime plus ou moins grand. L'imagination se plie d'elle-même aux mœurs du pays l'on vit : huit jours de prison, ou une légère amende, frappent autant l'esprit d'un Européen nourri dans un pays de douceur que la perte d'un bras intimide un Asiatique. Ils attachent un certain degré de crainte à un certain degré de peine, et chacun la partage à sa façon : le désespoir de l'infamie vient désoler un Français qu'on vient de condamner à une peine qui n'ôterait pas un quart d'heure de sommeil à un Turc.

D'ailleurs, je ne vois pas que la police, la justice et l'équité soient mieux observées en Turquie, en Perse, chez le Mogol, que dans les républiques de Hollande, de Venise, et dans l'Angleterre même ; je ne vois pas qu'on y commette moins de crimes, et que les hommes, intimidés par la grandeur des châtiments, y soient plus soumis aux lois.

Je remarque au contraire une source d'injustice et de vexations au miheu de ces mêmes États.

Je trouve même le prince, qui est la loi même, moins maître que partout ailleurs.

Je vois que, dans ces moments rigoureux, il y a toujours des mouvements tumultueux, personne n'est le chef, et que, quand une fois l'autorité vio-

178 LETTRES PERSANES

lente est méprisée, il n'en reste plus assez à per- sonne pour la faire revenir ;

Que le désespoir même de l'impunité confirme le désordre, et le rend plus grand ;

Que, dans ces États, il ne se forme point de petite révolte, et qu'il n'y a jamais d'intervalle entre le murmure et la sédition ;

Qu'il ne faut point que les grands événements y soient préparés par de grandes causes ; au contraire, le m.oindre accident produit une grande révolution, souvent aussi imprévue de ceux qui la font que de ceux qui la souffrent.

Lorsque Osman, empereur des Turcs, fut déposé, aucun de ceux qui com.mirent cet attentat ne son- geait à le commettre ; ils demandaient seulement en suppliant qu'on leur fît justice sur quelque grief : une voix, qu'on n'a jamais connue, sortit de la foule par hasard ; le nom de Mustapha fut prononcé, et soudain Mustapha fut empereur.

De Paris, le 2 de la lune de rebiab i, 1715.

Lettre LXXXII. Nargum, envoyé de Perse en moscovie, a usbek.

A Paris,

De toutes les nations du monde, mon cher Us- bek, il n'y en a pas qui ait surpassé celle des Tartares ni en gloire ni dans la grandeur des con- quêtes. Ce peuple est le vrai dominateur de l'uni- vers ; tous les autres semblent être faits pour le servir : il est également le fondateur et le destruc- teur des empires ; dans , tous les temps il a donne sur la terre des marques de sa puissance ; dans tous les âges il a été le fléau des nations.

LETTRES PERSANES 179

Les Tartares ont conquis deux fois la Chine, et ils la tiennent encore sous leur obéissance.

Ils dominent sur les vastes pays qui forment l'empire du Mogol.

Maîtres de la Perse, ils sont assis sur le trône de Cyrus et de Gustaspe. Ils ont soumis la Mos- covie. Sous le nom de Turcs, ils ont fait des con- quêtes immenses dans TEurope, l'Asie et l'Afrique ; et ils dominent sur ces trois parties de l'univers.

Et, pour parler de temps plus reculés, c'est d'eux que sont sortis presque tous les peuples qui ont renversé l'empire romain.

Qu'est-ce que les conquêtes d'Alexandre en comparaison de celles de Gengiskan ?

Il n'a manqué à cette victorieuse nation que des historiens pour célébrer la mémoire de ses mer- veilles.

Que d'actions immortelles ont été ensevelies dans l'oubli ! que d'empires par eux fondés, dont nous ignorons l'origine ! Cette belliqueuse nation, uniquement occupée de sa gloire présente, sûre de vaincre dans tous les temps, ne songeait point à se signaler dans l'avenir par la mémoire de ses conquêtes passées.

De Moscou, le 4 de la lune de rebiab i, 1715.

Lettre LXXXIII. Rica a Ibben.

A Smyrne.

Quoique les Français parlent beaucoup, il y a cependant parmi eux une espèce de dervis taci- turnes qu'on appelle chartreux. On dit qu'ils se coupent la langue en entrant dans le couvent; et

i8o LETTRES PERSANES

on souhaiterait fort que tous les autres dervis se retranchassent de même tout ce que leur profession leur rend inutile.

A propos de gens taciturnes, il y en a de bien plus singuliers que ceux-là, et qui ont un talent bien extraordinaire : ce sont ceux qui savent parler sans rien dire, et qui amusent une conversation pendant deux heures de temps sans qu'il soit possible de les déceler, d'être leur plagiaire, ni de retenir un mot de ce qu'ils ont dit.

Ces sortes de gens sont adorés des femmes : mais ils ne le sont pourtant pas tant que d'autres qui ont reçu de la nature l'aimable talent de sou- rire à propos, c'est-à-dire à chaque instant, et qui portent la grâce d'une joyeuse approbation sur tout ce qu'elles disent.

Mais ils sont au comble de l'esprit lorsqu'ils sa- vent entendre finesse à tout, et trouver mille petits traits ingénieux dans les choses les plus communes.

J'en connais d'autres qui se sont bien trouvés d'introduire dans les conversations les choses ina- nimées, et d'y faire parler leur habit brodé, leur per- ruque blonde, leur tabatière, leur canne et leurs gants. Il est bon de com^mencer de la rue à se faire écouter par le bruit du carrosse, et du marteau qui frappe rudement la porte : cet avant-propos pré- vient pour le reste du discours ; et quand l'exorde est beau, il rend supportables toutes les sottises qui viennent ensuite, mais qui par bonheur arri- vent trop tard.

Je te promets que ces petits talents, dont on ne fait aucun cas chez nous, servent bien ici ceux qui sont assez heureux pour les avoir, et qu'un homme de bon sens ne brille guère devant ces sortes de gens.

De Paris, le 6 de la lune de rebiab 2, 1715.

LETTRES PERSANES i8i

Lettre LXXXIV. L'sbek a Rhédi. A Venise.

S'il y a un Dieu, mon cher Rhédi, il faut néces- sairement qu'il soit juste : car, s'il ne l'était pas, il serait le plus mauvais et le plus imparfait de tous les êtres.

La justice est un rapport de convenance qui se trouve réellement entre deux choses ; ce rapport est toujours le même, quelque être qui le considère, soit que ce soit Dieu, soit que ce soit un ange, ou enfin que ce soit un homme.

Il est vrai que les hommes ne voient pas toujours ces rapports ; souvent même lorsqu'ils les voient, ils s'en éloignent, et leur intérêt est toujours ce qu'ils voient le mieux. La justice élève sa voix ; mais elle a peine à se faire entendre dans le tu- multe des passions.

Les hommes peuvent faire des injustices, parce qu'ils ont intérêt de les commettre, et qu'ils aiment mieux se satisfaire que les autres. C'est toujours par un retour sur eux-mêmes qu'ils agissent : nul n'est mauvais gratuitement; il faut qu'il y ait une raison qui détermine, et cette raison est toujours une raison d'intérêt.

^lais il n'est pas possible que Dieu fasse jamais rien d'injuste ; dès qu'on suppose qu'il voit la justice, il faut nécessairement qu'il la suive; car, comme il n'a besoin de rien, et qu'il se suffit à lui- même, il serait le plus méchant de tous les êtres, puisqu'il le serait sans intérêt.

Ainsi, quand il n'y aurait pas de Dieu, nous devrions toujours aimer la justice; c'est-à-dire faire nos efforts pour ressembler à cet être dont

i82 LETTRES PERSANES

nous avons une si belle idée, et qui, s'il existait, serait nécessairement juste. Libres que nous serions du joug de la religion, nous ne devrions pas l'être de celui de l'équité.

Voilà, Rhédi, ce qui m'a fait penser que la justice est éternelle, et ne dépend point des conventions humaines ; et, quand elle en dépendrait, ce serait une vérité terrible qu'il faudrait se dérober à soi-même.

Nous somme entourés d'hommes plus forts que nous : ils peuvent nous nuire de mille manières différentes ; les trois quarts du temps ils peuvent le faire impunément. Quel repos pour nous de savoir qu'il y a dans le cœur de tous ces hommes un principe intérieur qui combat en notre faveur, et nous met à couvert de leurs entreprises !

Sans cela nous devrions être dans une frayeur continuelle ; nous passerions devant les hommes comme devant les lions ; et nous ne serions jamais assurés un moment de notre vie, de notre bien, ni de notre bonheur.

Toutes ces pensées m'animent contre ces doc- teurs qui représentent Dieu comme un être qui fait un exercice tyrannique de sa puissance ; qui le font agir d'une manière dont nous ne voudrions pas agir nous-mêmes, de peur de l'offenser ; qui le chargent de toutes les imperfections qu'il punit en nous ; et, dans leurs opinions contradictoires, le représentent tantôt comme un être mauvais, tan- tôt comme un être qui hait le mal et le punit.

Quand un homme s'examine, quelle satisfaction pour lui de trouver qu'il a le cœur juste ! Ce plaisir, tout sévère qu'il est, doit le ravir : il voit son être autant au-dessus de ceux qui ne l'ont pas qu'il se voit au-dessus des tigres et des ours. Oui, Rhédi, si j'étais sûr de suivre toujours inviolablement cette

LETTRES PERSANES 183

équité que j'ai devant les j^eux, je me croirais le premier des hommes.

De Paris, le i^r de la lune de gemmadi i, I7i5'

Lettre LXXXV. Rica a ***.

Je fus hier aux Invalides : j'aimerais autant avoir fait cet établissement, si j'étais prince, que d'avoir gagné trois batailles. On y trouve partout la main d'un grand monarque. Je crois que c'est le lieu le plus respectable de la terre.

Quel spectacle que de voir dans un même lieu rassemblées toutes ces victimes de la patrie, qui ne respirent que pour la défendre, et qui, se sentant le même cœur et non pas la même force, ne se plaignent que de l'impuissance elles sont de se sacrifier encore pour elle !

Quoi de plus admirable que de voir ces guerriers débiles, dans cette retraite, observer une discipline aussi exacte que s'ils y étaient contraints par la présence d'un ennemi, chercher leur dernière sa- tisfaction dans cette image de la guerre, et par- tager leur cœur et leur esprit entre les devoirs de la religion et ceux de l'art militaire !

Je voudrais que les noms de ceux qui meurent pour la patrie fussent écrits et conservés dans les temples, dans des registres qui fussent comme la source de la gloire et de la noblesse.

De Paris, le 15 de la lune de gemmadi i, 171 5.

i84 LETTRES PERSANES

Lettre LXXXVL Usbek a Mirza. A Ispahan.

Tu sais, Mirza, que quelques ministres de Cha- Soliman avaient formé le dessein d'obliger tous les Arméniens de Perse de quitter le royaume, ou de se faire mahométans, dans la pensée que notre em- pire serait toujours pollué tandis qu'il garderait dans son sein ces infidèles.

C'était fait de la grandeur persane si dans cette occasion l'aveugle dévotion avait été écoutée.

On ne sait comme la chose manqua. Ni ceux qui firent la proposition, ni ceux qui la rejetèrent, n'en connurent les conséquences : le hasard fit l'office de la raison et de la politique, et sauva l'empire d'un péril plus grand que celui qu'il aurait pu courir de la perte de trois batailles et de la prise de deux villes.

En proscrivant les Arméniens, on pensa dé- truire en un seul jour tous les négociants et presque tous les artisans du royaume. Je suis sûr que le grand Cha-Abas aurait mieux aimé se faire couper les deux bras que de signer un ordre pareil, et qu'en envoyant au Mogol et aux autres rois des Indes ses sujets les plus industrieux, il aurait cru leur donner la moitié de ses États.

Les persécutions que nos mahométans zélés ont faites aux Guèbres les ont obligés de passer en foule dans les Indes, et ont privé la Perse de cette laborieuse nation, si appliquée au labourage, qui seule, par son travail, était en état de vaincre la stérilité de nos terres.

Il ne restait à la dévotion qu'un second coup à faire : c'était de ruiner l'industrie ; moyennant quoi

LETTRES PERSANES 185

l'empire tombait de lui-même, et avec lui, par une suite nécessaire, cette même religion qu'on voudrait rendre si florissante.

S'il faut raisonner sans prévention, je ne sais, Mirza, s'il n'est pas bon que dans un Etat il y ait plusieurs religions.

On remarque que ceux qui vivent dans des re- ligions tolérées se rendent ordinairement plus utiles à leur patrie que ceux qui vivent dans la religion dominante, parce que éloignés des hon- neurs, ne pouvant se distinguer que par leur opulence et leurs richesses, ils sont portés à en acquérir par leur travail, et à embrasser les emplois de la société les plus pénibles.

D'ailleurs, comme toutes les religions contiennent des préceptes utiles à la société, il est bon qu'elles soient observées avec zèle. Or, qu'y a-t -il de plus capable d'animer ce zèle que leur multiplicité ?

Ce sont des rivales qui ne se pardonnent rien. La jalousie descend jusqu'aux particuliers : chacun se tient sur ses gardes, et craint de faire des choses qui déshonoreraient son parti, et l'exposeraient aux mépris et aux censures impardonnables du parti contraire.

Aussi a-t-on toujours remarqué qu'une secte nou- velle, introduite dans un État, était le moj^en le plus sûr pour corriger tous les abus de l'ancienne.

On a beau dire qu'il n'est pas de l'intérêt du prince de souffrir plusieurs religions dans son État : quand toutes les sectes du monde viendraient s'y rassembler, cela ne lui porterait aucun préjudice, parce qu'il n'y en a aucune qui ne prescrive l'obéis- sance et ne prêche la soumission.

J'avoue que les histoires sont remplies des guer- res de religion ; mais qu'on y prenne bien garde, ce n'est point la multiplicité des religions qui a

i86 LETTRES PERSANES

produit ces guerres, c'est l'esprit d'intolérance qui animait celle qui se croyait la dominante.

C'est cet esprit de prosélytisme que les Juifs ont pris des Égyptiens, et qui d'eux est passé comme une maladie épidémique et populaire aux maho- métans et aux chrétiens.

C'est enfin cet esprit de vertige dont les progrès ne peuvent être regardés que comme une éclipse entière de la raison humaine.

Car enfin, quand il n'3^ aurait pas de l'inhumanité à affliger la conscience des autres, quand il n'en résulterait aucun des mauvais effets qui en germent à milliers, il faudrait être fou pour s'en aviser. Celui qui veut me faire changer de religion ne le fait sans doute que parce qu'il ne changerait pas la sienne quand on voudrait l'y forcer : il trouve donc étrange que je ne fasse pas une chose qu'il ne ferait pas lui-même peut-être pour l'empire du monde.

De Paris, le 26 de la lune de gemmadi i, i7i5-

Lettre LXXXVIL Rica a ***.

II semble ici que les familles se gouvernent toutes seules. Le mari n'a qu'une ombre d'autorité sur sa femme, le père sur ses enfants, le maître sur ses esclaves. La justice se mêle de tous leurs différends ; et sois sûr qu'elle est toujours contre le mari jaloux, le père chagrin, le maître incommode.

J'allai l'autre jour dans le Heu se rend la justice. Avant que d'y arriver, il faut passer sous les armes d'un nombre infini de jeunes marchandes qui vous appellent d'une voix trompeuse. Ce spectacle d'abord est assez riant; mais il devient lugubre lorsqu'on entre dans les grandes salles,

LETTRES PERSANES 187

l'on ne voit que des gens dont l'habit est encore plus grave que la figure. Enfin on entre dans le lieu sacré se révèlent tous les secrets des familles, et les actions les plus cachées sont mises au grand jour.

Là, une fille modeste vient avouer les tourments d'une virginité trop longtemps gardée, ses combats, et sa douloureuse résistance : elle est si peu fière de sa victoire, qu'elle menace toujours d'une défaite prochaine ; et, pour que son père n'ignore plus ses besoins, elle les expose à tout le peuple.

Une femme effrontée vient ensuite exposer les outrages qu'elle a faits à son époux, comme une raison d'en être séparée.

Avec une modestie pareille, une autre vient dire qu'elle est lasse de porter le titre de femme sans en jouir : elle vient révéler les mystères cachés dans la nuit du mariage ; elle veut qu'on la livre aux regards des experts les plus habiles, et qu'une sentence la rétablisse dans tous les droits de la virginité. Il y en a même qui osent défier leurs maris, et leur de- mander en public un combat que les témoins ren- dent si difficile : épreuve aussi flétrissante pour la femme qui la soutient que pour le mari qui y succombe.

Un nombre infini de filles ravies ou séduites font les hommes beaucoup plus mauvais qu'ils ne sont. L'amour fait retentir ce tribunal ; on n'y entend parler que de pères irrités, de filles abusées, d'a- mants infidèles et de maris chagrins.

Par la loi qui y est observée, tout enfant pen- dant le mariage est censé être au mari : il a beau avoir de bonnes raisons pour ne pas le croire, la loi le croit pour lui, et le soulage de l'examen et des scrupules.

Dans ce tribunal, on prend les voix à la majeure ;

i88 LETTRES PERSANES

mais on a reconnu par expérience qu'il vaudrait mieux les recueillir à la mineure ; et cela est bien naturel, car il y a très peu d'esprits justes, et tout le monde convient qu'il y en a une infinité de faux.

De Paris, le i" de la lune de gemmadi 2, 1715.

Lettre LXXXVIIL Rica a ***.

On dit que l'homme est un animal sociable. Sur ce pied-là, il me paraît que le Français est plus homme qu'un autre, c'est l'homme par excellence ; car il semble être fait uniquement pour la société.

Mais j'ai remarqué parmi eux des gens qui non seulement sont sociables, mais sont eux-mêmes la société universelle. Ils se multiplient dans tous les coins, et peuplent en un instant les quatre quartiers d'une ville : cent hommes de cette espèce abondent plus que deux mille citoyens ; ils pourraient ré- parer aux yeux des étrangers les ravages de la peste ou de la famine. On demande dans les écoles si un corps peut être en un instant en plusieurs lieux : ils sont une preuve de ce que les philosophes met- tent en question.

Ils sont toujours empressés, parce qu'ils ont l'affaire importante de demander à tous ceux qu'ils voient ils vont et d'où ils viennent.

On ne leur ôterait jamais de la tête qu'il est de la bienséance de visiter chaque jour le public en détail, sans compter les visites qu'ils font en gros dans les lieux l'on s'assemble ; mais, comme la voie en est trop abrégée, elles sont comptées pour rien dans les règles de leur cérémonial.

Ils fatiguent plus les portes des maisons à coups de marteau que les vents et les tempêtes. Si l'on allait examiner la liste de tous les portiers, on y

LETTRES PERSANES 189

trouverait chaque jour leur nom estropié de mille manières en caractères suisses. Ils passent leur vie à la suite d'un enterrement, dans des compliments de condoléance, ou dans des félicitations de ma- riage. Le roi ne fait point de gratification à quelqu'un de ses sujets qu'il ne leur en coûte une voiture pour lui en aller témoigner leur joie. Enfin, ils reviennent chez eux, bien fatigués, se reposer pour pouvoir reprendre le lendemain leurs pénibles fonctions.

Un d'eux mourut l'autre jour de lassitude, et on mit cette épitaphe sur son tombeau : « C'est ici que repose celui qui ne s'est jamais reposé. Il s'est promené à cinq cent trente enterrements. Il s'est réjoui de la naissance de deux mille six cent quatre- vingts enfants. Les pensions dont il a féhcité ses amis, toujours en des termes différents, montent à deux millions six cent mille livres ; le chemin qu'il a fait sur le pavé, à neuf mille six cents stades ; celui qu'il a fait dans la campagne, à trente-six. Sa conversation était amusante ; il avait un fonds tout fait de trois cent soixante-cinq contes ; il possédait d'ailleurs, depuis son jeune âge, cent dix- huit apophthegmes tirés des anciens, qu'il em- ployait dans les occasions brillantes. Il est mort enfin à la soixantième année de son âge. Je me tais, voyageur ; car comment pourrais- je achever de te dire ce qu'il a fait et ce qu'il a vu ? )>

De Paris, le 3 de la lune de gemmadi 2, 1715.

Lettre LXXXIX. Usbek a Rhédi.

A Venise.

A Paris règne la liberté et l'égalité. La naissance, la vertu, le mérite même de la guerre, quelque

190 LETTRES PERSANES

brillant qu'il soit, ne sauve pas un homme de la foule dans laquelle il est confondu. La jalousie des rangs y est inconnue. On dit que le premier de Paris est celui qui a les meilleurs chevaux à son carrosse.

Un grand seigneur est un homme qui voit le roi, qui parle aux ministres, qui a des ancêtres, des dettes et des pensions. S'il peut avec cela cacher son oisiveté par un air empressé, ou par un feint attache- m_ent pour les plaisirs, il croit être le plus heureux de tous les hommes.

En Perse, il n'y a de grands que ceux à qui le monarque donne quelque part au gouvernement. Ici, il y a des gens qui sont grands par leur nais- sance ; mais ils sont sans crédit. Les rois font com- me ces ouvriers habiles qui, pour exécuter leurs ouvrages, se servent toujours des machines les plus simples.

La faveur est la grande divinité des Français. Le ministre est le grand prêtre, qui lui offre bien des victimes. Ceux qui l'entourent ne sont point ha- billés de blanc : tantôt sacrificateurs, et tantôt sacrifiés, ils se dévouent eux-mêmes à leur idole avec tout le peuple.

De Paris, le 9 de la lune de geimnadi 2, 1715.

Lettre XC. Usbek a Ibben.

A Smyrne.

Le désir de la gloire n'est point différent de cet instinct que toutes les créatures ont pour leur con- servation. Il semble que nous augmentons notre être lorsque nous pouvons le porter dans la mé-

LETTRES PERSANES 191

moire des autres : c'est une nouvelle vie que nous acquérons, et qui nous devient aussi précieuse que celle que nous avons reçue du ciel.

Mais comme tous les hommes ne sont pas égale- ment attachés à la vie, ils ne sont pas aussi égale- ment sensibles à la gloire. Cette noble passion est bien toujours gravée dans leur cœur ; mais l'ima- gination et l'éducation la modifient de mille manières.

Cette différence, qui se trouve d'homme à hom- me, se fait encore plus sentir de peuple à peuple.

On peut poser pour maxime que dans chaque État le désir de la gloire croit avec la liberté des sujets, et diminue avec elle : la gloire n'est jamais compagne de la servitude.

Un homme de bon sens me disait l'autre jour : « On est en France, à bien des égards, plus libre qu'en Perse ; aussi y aime-t-on plus la gloire. Cette heureuse fantaisie fait faire à un Français, avec plaisir et avec goût, ce que votre sultan n'obtient de ses sujets qu'en leur mettant sans cesse devant les yeux les supplices et les récompenses.

«Aussi, parmi nous, le prince est-il jaloux de l'honneur du dernier de ses sujets. Il y a pour le maintenir des tribunaux respectables : c'est le trésor sacré de la nation, et le seul dont le souverain n'est pas le maître, parce qu'il ne peut l'être sans choquer ses intérêts. Ainsi, si un sujet se trouve blessé dans son honneur par son prince, soit par quelque préférence, soit par la moindre marque de mépris, il quitte sur-le-champ sa cour, son emploi, son service, et se retire chez lui.

« La différence qu'il y a des troupes françaises aux vôtres, c'est que les unes, composées d'esclaves naturellement lâches, ne surmontent la crainte de la mort que par celle du châtiment, ce qui produit

192 LETTRES PERSANES

dans Fâme un nouveau genre de terreur qui la rend comme stupide ; au lieu que les autres se présen- tent aux coups avec délice, et bannissent la crainte par une satisfaction qui lui est supérieure.

« Mais le sanctuaire de l'honneur, de la répu- tation et de la vertu, semble être établi dans les républiques, et dans les pays l'on peut pro- noncer le mot de patrie. A Rome, à Athènes, à Lacédémone, l'honneur payait seul les services les plus signalés. Une couronne de chêne ou de laurier, une statue, un éloge, était une récompense im- mense pour une bataille gagnée ou une ville prise.

« Là, un homme qui avait fait une belle action se trouvait suffisamment récompensé par cette action même. Il ne pouvait voir un de ses compatriotes qu'il ne ressentît le plaisir d'être son bienfaiteur ; il comptait le nombre de ses services par celui de ses concitoyens. Tout homme est capable de faire du bien à un homme ; mais c'est ressembler aux dieux que de contribuer au bonheur d'une société entière.

« Mais cette noble émulation ne doit-elle point être entièrement éteinte dans le cœur de vos Per- sans, chez qui les emplois et les dignités ne sont que des attributs de fantaisie du souverain ? La réputation et la vertu y sont regardées comme ima- ginaires, si elles ne sont accompagnées de la faveur du prince, avec laquelle elles naissent et meurent de même. Un homme qui a pour lui l'estime publique n'est jamais sûr de ne pas être déshonoré demain. Le voilà aujourd'hui général d'armée ; peut-être que le prince le va faire son cuisinier, et qu'il n'aura plus à espérer d'autre éloge que celui d'avoir fait un bon ragoût. »

De Paris, le 15 de la lune de gemmadi 2, 1715.

LETTRES PERSANES 193

Lettre XQ. Usbek au même. A Smyrne,

De cette passion générale que la nation française a pour la gloire, il s'est formé dans Tesprit des par- ticuliers un certain je ne sais quoi qu'on appelle point d'honneur : c'est proprement le caractère de chaque profession ; mais il est plus marqué chez les gens de guerre, et c'est le point d'honneur par excellence. Il me serait bien difficile de te faire sentir ce que c'est : car nous n'en avons point pré- cisément d'idée.

Autrefois les Français, surtout les nobles, ne suivaient guère d'autres lois que celles de ce point d'honneur : elles réglaient toute la conduite de leur vie ; et elles étaient si sévères qu'on ne pouvait, sans une peine plus cruelle que la mort, je ne dis pas les enfreindre, mais en éluder la plus petite disposition.

Quand il s'agissait de régler les différends, elles ne prescrivaient guère qu'une manière de décision, qui était le duel, qui tranchait toutes les difficultés ; mais, ce qu'il y avait de mal, c'est que souvent le jugement se rendait entre d'autres parties que celles qui y étaient intéressées.

Pour peu qu'un homme fût connu d'un autre, il fallait qu'il entrât dans la dispute, et qu'il pa3^ât de sa personne, comme s'il avait été lui-même en colère. Il se sentait toujours honoré d'un tel choix et d'une préférence si flatteuse ; et tel qui n'aurait pas voulu donner quatre pistoles à un homme pour le sauver de la potence, lui et toute sa famille, ne faisait aucune difficulté d'aller risquer pour lui mille fois sa vie.

Cette manière de décider était assez mal ima- 7

194 LETTRES PERSANES

ginée ; car, de ce qu'un homme était plus adroit ou plus fort qu'un autre, il ne s'ensuivait pas qu'il eût de meilleures raisons.

Aussi les rois l'ont-ils défendue sous des peines très sévères ; mais c'est en vain ; l'honneur, qui veut toujours régner, se révolte, et il ne reconnaît point de lois.

Ainsi les Français sont dans un État bien violent ; car les mêmes lois de l'honneur obligent un hon- nête homme de se venger quand il a été offensé ; m.ais, d'un autre côté, la justice le punit des plus cruelles peines lorsqu'il se venge. Si l'on suit les lois de l'honneur, on périt sur un échafaud ; si l'on suit celles de la justice, on est banni pour jamais de la société des hommes : il n'y a donc que cette cruelle alternative, ou de mourir ou d'être indigne de vivre.

De Paris, le i8 de la lune de gemmadi 2, 1715.

Lettre XCII. Usbek a Rustan. A Ispahan,

Il paraît ici un personnage travesti en ambassa- deur de Perse, qui se joue insolemment des deux plus grands rois du monde. Il apporte au monarque des Français des présents que le nôtre ne saurait donner à un roi d'Imirette ou de Géorgie ; et, par sa lâche avarice, il a flétri la majesté des deux empires.

11 s'est rendu ridicule devant un peuple qui pré- tend être le plus poli de l'Europe ; et il a fait dire en Occident que le roi des rois ne domine que sur des -barbares.

11 a reçu des honneurs qu'il semblait avoir

LETTRES PERSANES 195

voulu se faire refuser lui-même ; et, comme si la cour de France avait eu plus à cœur la grandeur persane que lui, elle l'a fait paraître avec di- gnité devant un peuple dont il est le mépris.

Ne dis point ceci à Ispahan : épargne la tête d'un malheureux. Je ne veux pas que nos ministres le punissent de leur propre imprudence et de l'indigne choix qu'ils ont fait.

De Paris, le dernier de la luae de gemmadi 2, 1715,

Lettre XCIIL Useek a Rkédî. A Venise.

Le monarque qui a si longtemps régné n'est plus^ Il a bien fait parler des gens pendant sa vie ; tout le monde s'est tu à sa mort. Ferme et courageux dans ce dernier moment, il a paru ne céder qu'au destin. Ainsi mourut le grand Cha-Abas, après avoir rempli toute la terre de son nom.

Ne crois pas que ce grand événement n'ait fait faire ici que des réflexions morales. Chacun a pensé à ses affaires, et à prendre ses avantages dans ce changement. Le roi, arrière-petit-fils du monarque défunt, n'ayant que cinq ans, un prince son oncle a été déclaré régent du royaume.

Le feu roi avait fait un testament qui bornait l'autorité du régent. Ce prince habile a été au parle- ment ; et, y exposant tous les droits de sa naissance, il a fait casser la disposition du monarque, qui, voulant se survivre à lui-même, semblait avoir prétendu régner encore après sa mort.

^ Louis XIV moiorut le 1^^ septembre 1715.

196 LETTRES PERSANES

Les parlements ressemblent à ces ruines que l'on foule aux pieds, mais qui rappellent toujours l'idée de quelque temple fameux par l'ancienne religion des peuples. Ils ne se mêlent guère plus que de rendre la justice ; et leur autorité est toujours languissante, à moins que quelque con- joncture imprévue ne vienne lui rendre la force et la vie. Ces grands corps ont suivi le destin des choses humaines : ils ont cédé au temps, qui détruit tout ; à la corruption des mœurs, qui a tout affaibli ; à l'autorité suprême, qui a tout abattu.

Mais le régent, qui a voulu se rendre agréable au peuple, a paru d'abord respecter cette image de la liberté publique ; et, comme s'il avait pensé à relever de terre le temple et l'idole, il a voulu qu'on les regardât comme l'appui de la monarchie et le fondement de toute autorité légitime.

De Paris, le 4 de la lune de rhégeb, 1715.

Lettre XCIV. Usbek a son frère, santon Au monastère de Cashin.

Je m'humilie devant toi, sacré santon, et je me prosterne ; je regarde les vestiges de tes pieds comme la prunelle de mes yeux. Ta sainteté est si grande, qu'il semble que tu aies le cœur de notre saint prophète ; tes austérités étonnent le ciel même ; les anges t'ont regardé du sommet de la gloire, et ont dit : « Comment est-il encore sur la terre, puisque son esprit e^^t avec nous, et vole autour du trône qui est soutenu par les nuées ? »

Et comment ne t'honorerais- je pas, moi qui ai

LETTRES PERSANES 197

appris de nos docteurs que les dervis, même infi- dèles, ont toujours un caractère de sainteté qui les rend respectables aux vrais croyants ; et que Dieu s'est choisi dans tous les coins de la terre des âmes plus pures que les autres, qu'il a séparées du monde impie, afin que leurs mortifications et leurs prières ferventes suspendissent sa colère, prête à tomber sur tant de peuples rebelles ?

Les chrétiens disent des merveilles de leurs premiers santons, qui se réfugièrent à milliers dans les déserts affreux de la Thébaïde, et eurent pour chefs Paul, Antoine et Pacôme. Si ce qu'ils en disent est vrai, leurs vies sont aussi pleines de prodiges que celles de nos plus sacrés immaums. Ils passaient quelquefois dix ans entiers sans voir un seul homme ; mais ils habitaient la nuit et le jour avec des démons : ils étaient sans cesse tourmentés par ces esprits malins ; ils les trou- vaient au lit, ils les trouvaient à table ; jamais d'asile contre eux. Si tout ceci est vrai, santon vénérable, il faudrait avouer que personne n'aurait jamais vécu en plus mauvaise compagnie.

Les chrétiens sensés regardent toutes ces his- toires comme une allégorie bien naturelle, qui nous peut servir à nous faire sentir le malheur de la condition humaine. En vain cherchons-nous dans le désert un état tranquille, les tentations nous suivent toujours ; nos passions, figurées par les démons, ne nous quittent point encore ; ces monstres du cœur, ces illusions de l'esprit, ces vains fantômes de l'erreur et du mensonge, se montrent toujours à nous pour nous séduire, et nous attaquent jusque dans les jeûnes et lescilices, c'est-à-dire jusque dans notre force même.

Pour moi, santon vénérable, je sais que l'envoyé de Dieu a enchaîné Satan, et l'a précipité dans les

198 LETTRES PERSANES

abîmes : il a purifié la terre, autrefois pleine de son empire, et l'a rendue digne du séjour des anges et des prophètes.

De Paris, le 9 de la lune de chahban, 1715.

Lettre XCV. Usbek a Rhédi. A Venise.

Je n'ai jamais ouï parler du droit public qu'on n'ait commencé par rechercher soigneusement quelle est l'origine des sociétés ; ce qui me paraît ridicule. Si les hommes n'en formaient point, s'ils se quittaient et se fuyaient les uns les autres, il faudrait en demander la raison, et chercher pour- quoi ils se tiennent séparés ; mais ils naissent tous liés les uns aux autres ; un fils est auprès de son père, et il s'y tient : voilà la société et la cause de la société.

Le droit public est plus connu en Europe qu'en Asie ; cependant on peut dire que les passions des princes, la patience des peuples, la flatterie des écrivains, en ont corrompu tous les principes.

Ce droit, tel qu'il est aujourd'hui, est une science qui apprend aux princes jusqu'à quel point ils peuvent violer la justice sans choquer leurs in- térêts. Quel dessein, Rhédi, de vouloir, pour en- durcir leur conscience, mettre l'iniquité en sys- tème, d'en donner des règles, d'en former des principes, et d'en tirer des conséquences !

La puissance illimitée de nos sublimes sultans, qui n'a d'autre règle qu'elle-même, ne produit pas plus de monstres que cet art indigne qui veut faire plier la justice, tout inflexible qu'elle est.

LETTRES PERSANES 199

On dirait, Rhédi, qu'il y a deux Justices toutes différentes : l'une qui règle les affaires des par- ticuliers, qui règne dans le droit civil ; l'autre qui règle les différends qui surviennent de peuple à peuple, qui tyrannise dans le droit public ; comme si le droit public n'était pas lui-même un droit civil, non pas à la vérité d'un pays particulier, mais du monde.

Je t'expliquerai dans ime autre lettre mes pen- sées là-dessus.

De Paris, le i^^ de la lune de zilhagé, 1716.

Lettre XC\T. Usbek au même.

Les magistrats doivent rendre la justice de citoyen à citoyen : chaque peuple la doit rendre lui-même de lui à un autre peuple. Dans cette seconde distribution de justice, on ne peut em- ployer d'autres maximes que dans la première.

De peuple à peuple, il est rarement besoin de tiers pour juger, parce que les sujets de disputes sont presque toujours clairs et faciles à terminer. Les intérêts de deux nations sont ordinairement si séparés, qu'il ne faut qu'aimer la justice pour la trouver : on ne peut guère se prévenir dans sa propre cause.

Il n'en est pas de même des différends qui arri- vent entre particuliers. Comme ils vivent en société, leurs intérêts sont si mêlés et si con- fondus, il y en a de tant de sortes différentes, qu'il est nécessaire qu'un tiers débrouille ce que la cupidité des parties cherche à obscurcir.

Il n'y a que deux sortes de guerres justes : les unes qui se font pour repousser un ennemi qui

200 LETTRES PERSANES

attaque, les autres pour secourir un allié qui est attaqué.

Il n'y aurait point de justice de faire la guerre pour des querelles particulières du prince, à moins que le cas ne fût si grave qu'il méritât la mort du prince ou du peuple qui l'a commis. Ainsi un prince ne peut faire la guerre parce qu'on lui aura refusé un honneur qui lui est dû, ou parce qu'on aura eu quelque procédé peu convenable à l'égard de ses ambassadeurs, et autres choses pa- reilles ; non plus qu'un particulier ne peut tuer celui qui lui refuse le pas. La raison en est que, comme la déclaration de guerre doit être un acte de justice, dans laquelle il faut toujours que la peine soit proportionnée à la faute, il faut voir si celui à qui on déclare la guerre mérite la mort : car, faire la guerre à quelqu'un, c'est vouloir le punir de mort.

Dans le droit public, l'acte de justice le plus sévère, c'est la guerre ; puisqu'elle peut avoir l'effet de détruire, son but est la destruction de la société.

Les représailles sont du second degré : c'est une loi que les tribunaux n'ont pu s'empêcher d'ob- server, de mesurer la peine par le crime.

Un troisième acte de justice est de priver un prince des avantages qu'il peut tirer de nous, proportionnant toujours la peine à l'offense.

Le quatrième acte de justice, qui doit être le plus fréquent, est la renonciation à l'alliance du peuple dont on a à se plaindre. Cette peine répond à celle du bannissement établie par les tribunaux, qui retranche les coupables de la société. Ainsi, un prince à l'alliance duquel nous renonçons est retranché par de notre société, et n'est plus un de nos membres.

LETTRES PERSANES 201

On ne peut pas faire de plus grand affront à un prince que de renoncer à son alliance, ni lui faire de plus grand honneur que de la contracter. Il n'y a rien parmi les hommes qui leur soit plus glorieux et même plus utile que d'en voir d'autres toujours attentifs à leur conser^^ation.

Mais pour que l'alliance nous He, il faut qu'elle soit juste : ainsi une alliance faite entre deux nations pour en opprimer une troisième n'est pas légitime, et on peut la violer sans crime.

Il n'est pas même de l'honneur et de la dignité du prince de s'allier avec un tyran. On dit qu'un monarque d'Egypte fit avertir le roi de Samos de sa cruauté et de sa tyrannie, et le somma de s'en corriger : comme il ne le fit pas, il lui envoya dire qu'il renonçait à son amitié et à son alliance.

La conquête ne donne point un droit par elle- même. Lorsque le peuple subsiste, elle est un gage de la paix et de la réparation du tort ; et, si le peuple est détruit ou dispersé, elle est le monu- ment d'une tyrannie.

Les traités de paix sont si sacrés parmi les hommes, qu'il semble qu'ils soient la voix de la nature qui réclame ses droits. Ils sont tous légi- times lorsque les conditions en sont teUes que les deux peuples peuvent se conserver ; sans quoi, celle des deux sociétés qui doit périr, privée de sa défense naturelle par la paix, la peut chercher dans la guerre.

Car la nature, qui a établi les différents degrés de force et de faiblesse panni les hommes, a encore souvent égalé la faiblesse à la force par le déses- poir.

De Paris, le 4 de la lune de zilhagé, 1716.

202 LETTRES PERSANES

Lettre XCVIL Le premier eunuque a Usbek. A Paris.

Il est arrivé ici beaucoup de femmes jaunes du royaume de Visapour : j'en ai acheté une pour ton frère le gouverneur de Mazenderan, qui m'en- voya, il y a un mois, son commandement sublime et cent tomans.

Je me connais en femmes, d'autant mieux qu'elles ne me surprennent pas, et qu'en moi les yeux ne sont point troublés par les mouvements du cœur.

Je n'ai jamais vu de beauté si singulière et si parfaite : ses yeux brillants portent la vie sur son visage, et relèvent l'éclat d'une couleur qui pourrait effacer tous les charmes de la Circassie.

Le premier eunuque d'un négociant d'Ispahan la marchandait avec moi ; mais elle se dérobait dédaigneusement à ses regards, et semblait cher- cher les miens, comme si elle avait voulu me dire qu'un vil marchand n'était pas digne d'elle, et qu'elle était destinée à un plus illustre époux.

Je te l'avoue, je sens dans moi-même une joie secrète quand je pense aux charmes de cette belle personne : il me semble que je la vois entrer dans le sérail de ton frère ; je me plais à prévoir l'étonne- ment de toutes ses femmes, la douleur impérieuse des unes, l'affliction muette mais plus douloureuse des autres, la consolation maligne de celles qui n'espèrent plus rien, et l'ambition irritée de celles qui espèrent encore.

Je vais d'un bout du ro3^aume à l'autre faire changer tout un sérail de face. Que de passions je vais émouvoir ! que de craintes et de peines je prépare !

LETTRES PERSANES 203

Cependant, dans le trouble du dedans, le dehors ne sera pas moins tranquille ; les grandes révolu- tions seront cachées dans le fond du cœur ; les chagrins seront dévorés, et les joies contenues ; l'obéissance ne sera pas moins exacte, et les règles moins inflexibles ; la douceur, toujours contrainte de paraître, sortira du fond même du déses- poir.

Nous remarquons que plus nous avons de femjnes sous nos yeux, moins elles nous donnent d'embarras. Une plus grande nécessité de plaire, moins de facilité de s'unir, plus d'exemples de soumission, tout cela leur forme des chaînes. Les unes sont sans cesse attentives sur les dé- marches des autres : il semble que, de concert avec nous, elles travaillent à se rendre plus dé- pendantes ; elles font presque la moitié de notre office, et nous ouvrent les yeux quand nous les fermons. Que dis-je? elles irritent sans cesse le maître contre leurs rivales ; et elles ne voient pas combien elles se trouvent près de celles qu'on punit.

Mais tout cela, magnifique seigneur, tout cela n'est rien sans la présence du maître. Que pouvons- nous faire avec ce vain fantôme d'une autorité qui ne se communique jamais tout entière? Nous ne représentons que faiblement la moitié de toi- même ; nous ne pouvons que leur montrer une odieuse sévérité. Toi, tu tempères la crainte par les espérances : plus absolu quand tu caresses, que tu ne l'es quand tu menaces.

Reviens donc, magnifique seigneur, reviens dans ces lieux porter partout les marques de ton em- pire. Viens adoucir des passions désespérées ; \-iens ôter tout prétexte de faillir ; viens apaiser l'amour qui murmure, et rendre le devoir même

204 LETTRES PERSANES

aimable ; viens enfin soulager tes fidèles eunuques d'un fardeau qui s'appesantit chaque jour.

Du sérail d'Ispahan, le 8 de la lune de zilhagé, 1716,

Lettre XCVHL Usbek a Hassein, dervis de

LA MONTAGNE DE JaRON.

O toi, sage dervis, dont l'esprit curieux brille de tant de connaissances, écoute ce que je vais te dire.

Il y a ici des philosophes qui, à la vérité, n'ont point atteint jusqu'au faîte de la sagesse orientale ; ils n'ont point été ravis jusqu'au trône lumineux ; ils n'ont ni entendu les paroles ineffables dont les concerts des anges retentissent, ni senti les formidables accès d'une fureur divine ; mais, laissés à eux-mêmes, privés des saintes merveilles, ils suivent dans le silence les traces de la raison humaine.

Tu ne saurais croire jusqu'où ce guide les a conduits. Ils ont débrouillé le chaos, et ont ex- pliqué, par une mécanique simple, l'ordre de l'architecture divine. L'auteur de la nature a donné du mouvement à la matière : il n'en a pas fallu davantage pour produire cette prodigieuse variété d'effets que nous voyons dans l'univers.

Que les législateurs ordinaires nous proposent des lois pour régler les sociétés des hommes, des lois aussi sujettes au changement que l'esprit de ceux qui les proposent et des peuples qui les observent ; ceux-ci ne nous parlent que des lois générales, immuables, étemelles, qui s'observent sans aucune exception, avec un ordre, une régu- larité et une promptitude infinie, dans l'im- mensité des espaces.

LETTRES PERSANES 205

Et que crois-tu, homme divin, que soient ces lois ? Tu t'imagines peut-être qu'entrant dans le conseil de l'Étemel, tu vas être étonné par la sublimité des mystères ; tu renonces par avance à comprendre ; tu ne te proposes que d'admi- rer.

Mais tu changeras bientôt de pensée : elles n'éblouissent point par un faux respect ; leur simplicité les a fait longtemps méconnaître, et ce n'est qu'après bien des réflexions qu'on en a vu toute la fécondité et toute l'étendue.

La première est que tout corps tend à décrire une ligne droite, à moins qu'il ne rencontre quel- que obstacle qui l'en détourne ; et la seconde, qui n'en est qu'une suite, c'est que tout corps qui tourne autour d'un centre tend à s'en éloigner, parce que, plus il en est loin, plus la ligne qu'il décrit approche de la Hgne droite.

Voilà, sublime dervis, la clef de la nature ; voilà des principes féconds dont on tire des con- séquences à perte de vue, comme je te le ferai voir dans une lettre particuHère.

La connaissance de cinq ou six vérités a rendu leur philosophie pleine de miracles, et leur a fait faire plus de prodiges et de merveilles que tout ce qu'on nous raconte de nos saints prophètes.

Car enfin je suis persuadé qu'il n'y a aucun de nos docteurs qui n'eût été embarrassé, si on lui eût dit de peser dans une balance tout l'air qui est autour de la terre, ou de mesurer toute l'eau qui tombe chaque année sur sa surface ; et qui n'eût pensé plus de quatre fois avant de dire combien de lieues le son fait dans une heure ; quel temps un rayon de lumière emploie à venir de soleil à nous ; combien de toises il y a d'ici à Saturne ; quelle est la courbe selon laquelle un

2o6 LETTRES PERSANES

vaisseau doit être taillé pour être le meilleur voilier qu'il soit possible.

Peut-être que si quelque homme divin avait orné les ouvrages de ces philosophes de paroles hautes et sublimes, s'il y avait mêlé des figures hardies et des allégories mystérieuses, il aurait fait un bel ouvrage qui n'aurait cédé qu'au saint Alcoran.

Cependant, s'il te faut dire ce que je pense, je ne m'accommode guère du style figuré. Il y a dans notre Alcoran un grand nombre de choses puériles qui me paraissent toujours telles, quoi- qu'elles soient relevées par la force et la vie de l'expression. Il semble d'abord que les livres inspirés ne sont que les idées divines rendues en langage humain ; au contraire, dans nos livres saints, on trouve le langage de Dieu et les idées des hommes : comme si, par un admirable caprice. Dieu y avait dicté les paroles, et que l'homme eût fourni les pensées.

Tu diras peut-être que je parle trop librement de ce qu'il y a de plus saint parmi nous ; tu croiras que c'est le fruit de l'indépendance l'on vit dans ce pays. Non ; grâces au ciel, l'esprit n'a pas corrompu le cœur; et, tandis que je vivrai, Hali sera mon prophète.

De Paris, le 15 de la lune de chahban, 171 6.

Lettre XCIX. Usbek a Ibben.

A Smyrne.

Il n'y a point de pays au monde la fortune soit si inconstante que dans celui-ci. Il arrive tous

LETTRES PERSANES 207

les dix ans des révolutions qui précipitent le riche dans la misère, et enlèvent le pauvre avec des ailes rapides au comble des richesses. Celui-ci est étonné de sa pauvreté, celui-là l'est de son abon- dance. Le nouveau riche admire la sagesse de la Providence ; le pauvre, l'aveugle fatalité du destin.

Ceux qui lèvent les tributs nagent au miheu des trésors : parmi eux il y a peu de Tantales. Ils commencent pourtant ce mxétier par la dernière m.isère. Ils sont méprisés comme de la boue pendant qu'ils sont pauvres ; quand ils sont riches, on les estime assez : aussi ne négligent-ils rien pour acquérir de l'estime.

Ils sont à présent dans ime situation bien terrible. On vient d'établir une chambre qu'on appelle de justice, parce qu'elle va leur ravir tout leur bien. Ils ne peuvent ni détourner ni cacher leurs effets ; car on les obhge de les déclarer au juste, sous peine de la vie : ainsi on les fait passer par un défilé bien étroit, je veux dire entre la vie et leur argent. Pour comxble d'infortune, il y a un mûnistre connu par son esprit, qui les honore de ses plaisanteries, et badine sur toutes les délibérations du conseil. On ne trouve pas tous les jours des ministres disposés à faire rire le peuple ; et l'on doit savoir bon gré à celui-ci de l'avoir entrepris.

Le corps des laquais est plus respectable en France qu'ailleurs : c'est un séminaire de grands seigneurs ; il remplit le vide des autres états. Ceux qui le composent prennent la place des grands m.alheureux, des magistrats ruinés, des gentils- hommes tués dans les fureurs de la guerre ; et, quand ils ne peuvent pas suppléer par eux-mêmes, ils relèvent toutes les grandes maisons par le moyen de leurs filles, qui sont comme une espèce de fumier qui engraisseles terres montagneuses et arides.

2o8 LETTRES PERSANES

Je trouve, Ibben, la Providence admirable dans la manière dont elle a distribué les richesses. Si elle ne les avait accordées qu'aux gens de bien, on ne les aurait pas assez distinguées de la vertu, et on n'en aurait plus senti tout le néant. Mais, quand on examine qui sont les gens qui en sont les plus char- gés, à force de mépriser les riches, on vient enfin à mépriser les richesses.

De Paris, le 26 de la lune de maharram, 1717.

Lettre C. Rica a Rhédi, A Venise.

Je trouve les caprices de la mode, chez les Fran- çais, étonnants. Ils ont oublié comment ils étaient habillés cet été ; ils ignorent encore plus comment ils le seront cet hiver ; mais surtout on ne saurait croire combien il en coûte à un mari pour mettre sa femme à la mode.

Que me servirait de te faire une description exacte de leur habillement et de leurs parures? une mode nouvelle viendrait détruire tout mon ouvrage, comme celui de leurs ouvriers ; et avant que tu eusses reçu ma lettre, tout serait changé.

Une femme qui quitte Paris pour aller passer six mois à la campagne en revient aussi antique que si elle s'y était oubHée trente ans. Le fils méconnaît le portrait de sa mère, tant l'habit avec lequel elle est peinte lui paraît étranger ; il s'imagine que c'est quelque Américaine qui y est représentée, ou que le peintre a voulu exprimer quelqu'une de ses fantaisies.

Quelquefois les coiffures montent insensiblement.

LETTRES PERSANES 209

et une révolution les fait descendre tout à coup. Il a été un temps que leur hauteur immense mettait le visage d'une femme au milieu d'elle- même ; dans un autre, c'étaient les pieds qui oc- cupaient cette place ; les talons faisaient un piédestal qui les tenait en l'air. Qui pourrait le croire ? les architectes ont été souvent obligés de hausser, de baisser et d'élargir leurs portes, selon que les parures des femmes exigeaient d'eux ce changement ; et les règles de leur art ont été asser- vies à ces fantaisies. On voit quelquefois sur un visage une quantité prodigieuse de mouches, et elles disparaissent toutes le lendemain. Autrefois les femmes avaient de la taille et des dents; aujourd'hui il n'en est pas question. Dans cette changeante nation, quoi qu'en dise le critique, les filles se trouvent autrement faites que leurs mères.

Il en est des manières et de la façon de vivre comme des modes : les Français changent de mœurs selon l'âge de leur roi. Le monarque pourrait même parvenir à rendre la nation grave, s'il l'avait entrepris. Le prince imprime le caractère de son esprit à la cour, la cour à la ville, la ville aux provinces. L'âme du souverain est un moule qui donne la forme à toutes les autres.

De Paris, le 8 de la lune de saphar, 1717.

Lettre CI. Rica au même.

Je te parlais l'autre jour de l'inconstance prodi- gieuse des Français sur leurs modes. Cependant il est inconcevable à quel point ils en sont entêtés : c'est la règle avec laquelle ils jugent de tout ce qui se fait chez les autres nations ; ils y rappellent

2IO LETTRES PERSANES

tout ; ce qui est étranger leur paraît toujours ridi- cule. Je t'avoue que je ne saurais giière ajuster cette fureur pour leurs costumes avec l'inconstance avec laquelle ils en changent tous les jours.

Quand je te dis qu'ils méprisent tout ce qui est étranger, je ne te parle que des bagatelles ; car, sur les choses importantes, ils semblent s'être méfiés d'eux-mêmes jusqu'à se dégrader. Ils avouent de bon cœur que les autres peuples sont plus sages, pourvu qu'on convienne qu'ils sont mieux vêtus ; ils veulent bien s'assujettir aux lois d'une nation rivale, pourvu que les perruquiers français décident en législateurs sur la forme des perruques étran- gères. Rien ne leur paraît si beau que de voir le goût de leurs cuisiniers régner du septentrion au midi, et les ordonnances de leurs coiffeuses portées dans toutes les toilettes de l'Europe.

Avec ces nobles avantages, que leur importe que le bon sens leur vienne d'ailleurs, et qu'ils aient pris de leurs voisins tout ce qui concerne le gouverne- ment politique et civil ?

Qui peut penser qu'un ro3^aume, le plus ancien et le plus puissant de l'Europe, soit gouverné, depuis plus de dix siècles, par des lois qui ne sont pas faites pour lui ? Si les Français avaient été conquis, ceci ne serait pas difficile à comprendre ; mais ils sont les conquérants.

Ils ont abandonné les lois anciennes, faites par leurs premiers rois dans les assemblées générales de la nation ; et, ce qu'il y a de singulier, c'est que les lois romaines, qu'ils ont prises à la place, étaient en partie faites et en partie rédigées par des empe- reurs contemporains de leurs législateurs.

Et afin que l'acquisition fût entière, et que tout le bon sens leur vînt d'ailleurs, ils ont adopté toutes les constitutions des papes, et en ont fait une

LETTRES PERSANES 211

nouvelle partie de leur droit : nouveau genre de servitude.

Il est vrai que, dans les derniers temps, on a rédigé par écrit quelques statuts des villes et des provinces ; mais ils sont presque tous pris du droit romain.

Cette abondance de lois adoptées, et, pour ainsi dire, naturalisées, est si grande qu'elle accable également la justice et les juges. Mais ces volumes de lois ne sont rien en comparaison de cette armée effroyable de glossateurs, de commentateurs, de compilateurs, gens aussi faibles par le peu de justesse de leur esprit qu'ils sont forts par leur nombre prodigieux.

Ce n'est pas tout : ces lois étrangères ont intro- duit des formalités qui sont la honte de la raison humaine. Il serait assez difficile de décider si la forme s'est rendue plus pernicieuse, lorsqu'elle est entrée dans la jurisprudence, ou lorsqu'elle s'est logée dans la médecine ; si elle a fait plus de ravages sous la robe d'un jurisconsulte que sous le large chapeau d'un médecin ; et si dans l'une elle a plus ruiné de gens qu'elle n'en a tué dans l'autre.

De Paris, le 12 de la lune de saphar, 171 7.

Lettre CIL Usbek a *'^=*.

On parle toujours ici de la constitution. J'entrai l'autre jour dans une maison je vis d'abord un gros homme avec un teint vermeil, qui disait d'une voix forte : « J'ai donné mon mandement ; je n'irai point répondre à tout ce que vous dites ; mais lisez- le ce mandement, et vous verrez que j'y ai résolu tous vos doutes. Il m'a fallu bien suer pour le faire.

212 LETTRES PERSANES

dit-il en portant la main sur le front : j'ai eu besoin de toute ma doctrine ; et il m'a fallu lire bien des auteurs latins. Je le crois, dit un homme qui se trouva là, car c'est un bel ouvrage ; et je défie ce jésuite qui vient si souvent vous voir d'en faire un meilleur. Eh bien, lisez-le donc, reprit-il, et vous serez plus instruit sur ces matières dans [un quart d'heure que si je vous en avais parlé deux heures. » Voilà comme il évitait d'entrer en conversation et de commettre sa suffisance. Mais, comme il se vit pressé, il fut obligé de sortir de ses retranchements; et il commença à dire théologiquement force sottises, soutenu d'un dervis qui les lui rendait très respec- tueusement. Quand deux hommes qui étaient lui niaient quelque principe, il disait d'abord : « Cela est certain, nous l'avons jugé ainsi ; et nous sommes des juges infaillibles. Et comment, lui dis-je pour lors, êtes-vous des juges infaillibles ? Ne voyez-vous pas, reprit-il, que le Saint-Esprit nous éclaire ? Cela est heureux, lui répondis- je, car, de la manière dont vous avez parlé tout aujourd'hui, je reconnais que vous avez grand besoin d'être éclairé. »

De Paris, le 1 8 de la lune de rebiab i, 171 7.

Lettre CIII. Usbek a Ibben.

A Smyrne.

Les plus puissants États de l'Europe sont ceux de l'empereur, des rois de France, d'Espagne et d'Angleterre. L'Italie et une grande partie de l'Allemagne sont partagées en un nombre infini de petits États, dont les princes sont, à proprement parler, les martyrs de la souveraineté. Nos glorieux

LETTRES PERSANES 213

sultans ont plus de femmes que la plupart de ces princes n'ont de sujets. Ceux d'Italie, qui ne sont pas si unis, sont plus à plaindre ; leurs Etats sont ouverts comme des caravansérails, ils sont obligés de loger les premiers qui viennent : il faut donc qu'ils s'attachent aux grands princes, et leur fassent part de leur frayeur plutôt que de leur amitié.

La plupart des gouvernements d'Europe sont monarchiques, ou plutôt sont ainsi appelés ; car je ne sais pas s'il y en a jamais eu véritablement de tels ; au moins est-il impossible qu'ils aient subsisté longtemps dans leur pureté. C'est un État violent qui dégénère toujours en despotisme ou en répubhque. La puissance ne peut jamais être également partagée entre le peuple et le prince ; l'équilibre est trop difficile à garder : il faut que le pouvoir diminue d'un côté pendant qu'il augmente de l'autre ; mais l'avantage est ordinairement du côté du prince, qui est à la tête des armées.

Aussi le pouvoir des rois d'Europe est-il bien grand, et on peut dire qu'ils l'ont tel qu'ils le veu- lent : mais ils ne l'exercent point avec tant d'éten- due que nos sultans ; premièrement, parce qu'ils ne veulent point choquer les mœurs et la religion des peuples ; secondement, parce qu'il n'est pas de leur intérêt de le porter si loin.

Rien ne rapproche plus les princes de la condition de leurs sujets que cet immense pouvoir qu'ils exercent sur eux ; rien ne les soumet plus aux revers et aux caprices de la fortune.

L'usage ils sont de faire mourir tous ceux qui leur déplaisent, au moindre signe qu'ils font, ren- verse la proportion qui doit être entre les fautes et les peines, qui est comme l'âme des États et l'har- monie des empires ; et cette proportion, scrupu-

214 LETTRES PERSANES

leusement gardée par les princes chrétiens, leur donne un avantage infini sur nos sultans.

Un Persan qui, par imprudence ou par malheur, s'est attiré la disgrâce du prince, est sûr de mourir : la moindre faute ou le moindre caprice le met dans cette nécessité. Mais, s'il avait attenté à la vie de son souverain, s'il avait voulu livrer ses places aux ennemis, il en serait quitte aussi pour perdre la vie : il ne court donc pas plus de risque dans ce dernier cas que dans le premier.

Aussi, dans la moindre disgrâce, voyant la mort certaine, et ne voyant rien de pis, il se porte naturel- lement à troubler l'État, et à conspirer contre le souverain, seule ressource qui lui reste.

Il n'en est pas de même des grands d'Europe, à qui la disgrâce n'ôte rien que la bienveillance et la faveur. Ils se retirent de la cour, et ne songent qu'à jouir d'une vie tranquille et des avantages de leur naissance. Comme on ne les fait guère périr que pour le crime de lèse-majesté, ils craignent d'y tomber, par la considération de ce qu'ils ont à perdre, et du peu qu'ils ont à gagner ; ce qui fait qu'on voit peu de révoltes, et peu de princes morts d'une mort violente.

Si, dans cette autorité illimitée qu'ont nos princes, ils n'apportaient pas tant de précautions pour mettre leur vie en sûreté, ils ne vivraient pas un jour ; et s'ils n'avaient à leur solde un nombre innombrable de troupes pour tjTanniser le reste de leurs sujets, leur empire ne subsisterait pas un mois.

Il n'y a que quatre ou cinq siècles qu'un roi de France ^ prit des gardes, contre l'usage de ces temps- là, pour se garantir des assassins qu'un petit prince d'Asie^ avait envoyés pour le faire périr ; jusque-

^ Philippe Auguste. - Le Vieux de la Montagne.

LETTRES PERSANES 215

les rois avaient vécu tranquilles au milieu de leurs sujets, comme des pères au milieu de leurs enfants.

Bien loin que les rois de France puissent de leur propre mouvement ôter la vie à un de leurs sujets, comme nos sultans, ils portent au contraire tou- jours avec eux la grâce de tous les criminels : il suffit qu'un homme ait été assez heureux pour voir l'auguste visage de son prince, pour qu'il cesse d'être indigne de \'ivre. Ces monarques sont comme le soleil, qui porte partout la chaleur et la vie.

De Paris, le 8 de la lune de rebiab 2, 1717.

Lettre CIV. Usbek au même.

Pour suivre l'idée de ma dernière lettre, voici à peu près ce que me disait l'autre jour un Européen assez sensé :

«Le plus mauvais parti que les princes d'Asie aient pu prendre, c'est de se cacher comme ils font. Ils veulent se rendre plus respectables ; mais ils font respecter la royauté, et non pas le roi ; et attachent l'esprit des sujets à un certain trône, et non pas à une certaine personne.

«Cette puissance invisible qui gouverne est tou- jours la même pour le peuple. Quoique dix rois, qu'il ne connaît que de nom, se soient égorgés l'un après l'autre, il ne sent aucune différence : c'est comme s'il avait été gouverné successivement par des esprits.

«Si le détestable parricide de notre grand roi Henri IV avait porté ce coup sur un roi des Indes, maître du sceau royal et d'un trésor immense qui aurait semblé amassé pour lui, il aurait pris tran-

2l6 LETTRES PERSANES

quillement les rênes de l'empire, sans qu'un seul homme eût pensé à réclamer son roi, sa famille et ses enfants.

«On s'étonne de ce qu'il n'y a presque jamais de changement dans le gouvernement des princes d'Orient ; et d'où vient cela, si ce n'est de ce qu'il est tyrannique et affreux ?

« Les changements ne peuvent être faits que par le prince ou par le peuple ; mais là, les princes n'ont garde d'en faire, parce que dans un si haut degré de puissance ils ont tout ce qu'ils peuvent avoir : s'ils changeaient quelque chose, ce ne pourrait être qu'à leur préjudice.

«Quant aux sujets, si quelqu'un d'eux forme quelque résolution, il ne saurait l'exécuter sur l'État ; il faudrait qu'il contre-balançât tout à coup une puissance redoutable et toujours unique ; le temps lui manque comme les moyens; mais il n'a qu'à aller à la source de ce pouvoir ; et il ne lui faut qu'un bras et qu'un instant.

« Le meurtrier monte sur le trône pendant que le monarque en descend, tombe, et va expirer à ses pieds.

«Un mécontent en Europe songe à entretenir quelque intelligence secrète, à se jeter chez les enne- mis, à se saisir de quelque place, à exciter quelques vains murmures parmi les sujets. Un mécontent en Asie va droit au prince, étonne, frappe, renverse : il en efface jusqu'à l'idée ; dans un instant, l'esclave et le maître ; dans un instant, usurpateur et légitime.

« Malheureux le roi qui n'a qu'une tête 1 il semble ne réunir sur elle toute sa puissance que pour indiquer au premier ambitieux l'endroit il la trouvera tout entière. »

De Paris, le 17 de la lune de rebiab 2, 171 7.

LETTRES PERSANES 217

Lettre CV. Usbek au même.

Tous les peuples d'Europe ne sont pas également soumis à leurs prince'S : par exemple, l'humeur impatiente des Anglais ne laisse guère à leur roi le temps d'appesantir son autorité. La soumission et l'obéissance sont les vertus dont ils se piquent le moins. Ils disent là-dessus des choses bien extra- ordinaires. Selon eux, il n'y a qu'un lien qui puisse attacher les hommes, qui est celui de la gratitude : un mari, une femme, un père et un hls, ne sont liés entre eux que par l'amour qu'ils se portent, ou par les bienfaits qu'ils se procurent ; et ces motifs divers de reconnaissance sont l'origine de tous les royaumes et de toutes les sociétés.

Mais si un prince, bien loin de faire vivre ses sujets heureux, veut les accabler et les détruire, le fonde- ment de l'obéissance cesse ; rien ne les lie, rien ne les attache à lui ; et ils rentrent dans leur liberté naturelle. Ils soutiennent que tout pouvoir sans bornes ne saurait être légitime, parce qu'il n'a jamais pu avoir d'origine légitime, « Car nous ne pouvons pas, disent-ils, donner à un autre plus de pouvoir sur nous que nous n'en avons nous-mêmes : or, nous n'avons pas sur nous-mêmes un pouvoir sans bornes ; par exemple, nous ne pouvons pas nous ôter la vie : personne n'a donc, concluent-ils, sur la terre un tel poTivoir. »

Le crime de lèse-majesté n'est autre chose, selon eux, que le crime que le plus faible commet contre le plus fort en lui désobéissant, de quelque manière qu'il lui désobéisse. Aussi le peuple d'Angleterre, qui se trouva le plus fort contre un de leurs rois, déclara-t-il que c'était un crime de lèse-majesté à un prince de faire la guerre à ses sujets. Ils ont donc

2i8 LETTRES PERSANES

grande raison quand ils disent que le précepte de leur Alcoran, qui ordonne de se soumettre aux puissances, n'est pas bien difficile à suivre, puisqu'il leur est impossible de ne le pas observer ; d'autant que ce n'est pas au plus vertueux qu'on les oblige de se soumettre, mais à celui qui est le plus fort.

Les Anglais disent qu'un de leurs rois qui avait vaincu et pris prisonnier un prince qui s'était révolté et lui disputait la couronne, ayant voulu lui reprocher son infidélité et sa perfidie : « Il n'y a qu'un moment, dit le prince infortuné, qu'il vient d'être décidé lequel de nous deux est le traître. »

Un usurpateur déclare rebelles tous ceux qui n'ont point opprimé la patrie comme lui ; et, croyant qu'il n'y a pas de loi il ne voit point de juges, il fait révérer comme des arrêts du ciel les caprices du hasard et de la fortune.

De Paris, le 20 de la lune de rebiab 2, 1717.

Lettre CVL Rhédi a Usbek. A Paris.

Tu m'as beaucoup parlé dans une de tes lettres des sciences et des arts cultivés en Occident. Tu me vas regarder comme un barbare ; mais je ne sais si l'utilité que l'on en retire dédommage les hommes du mauvais usage que l'on en fait tous les jours.

J'ai ouï dire que la seule invention des bombes avait ôté la liberté à tous les peuples d'Europe. Les princes ne pouvant plus confier la garde des places aux bourgeois, qui, à la première bombe, se seraient rendus, ont eu un prétexte pour entre-

LETTRES PERSANES 219

tenir de gros corps de troupes réglés avec les- quelles ils ont dans la suite opprimé leurs sujets.

Tu sais que depuis l'invention de la poudre il vJy a plus de places imprenables, c'est-à-dire, Usbek, qu'il n'y a plus d'asile sur la terre contre l'injustice et la violence.

Je tremble toujours qu'on ne parvienne à la fin à découvrir quelque secret qui fournisse une voie plus abrégée pour faire périr les hommes, détruire les peuples et les nations entières.

Tu as lu les historiens ; fais-y bien attention : presque toutes les monarchies n'ont été fondées que sur l'ignorance des arts, et n'ont été détruites que parce qu'on les a trop cultivés. L'ancien em- pire de Perse peut nous en fournir un exem.ple domestique.

Il n'y a pas longtemps que je suis en Europe ; mais j'ai ouï parler à des gens sensés des ravages de la chimie. Il semble que ce soit un quatrième fléau qui ruine les honmies et les détruit en détail, mais continuellement, tandis que la guerre, la peste, la famine, les détruisent en gros, mais par interv^alles.

Que nous a servd l'invention de la boussole et la découverte de tant de peuples, qu'à nous com- muniquer leurs maladies plutôt que leurs richesses ? L'or et l'argent avaient été établis par une conven- tion générale pour être le prix de toutes les mar- chandises et un gage de leur valeur, par la raison que ces métaux étaient rares et inutiles à tout autre usage : que nous importait-il donc qu'ils devinssent plus communs, et que, pour marquer la valeur d'une denrée, nous eussions deux ou trois signes au lieu d'un ? Cela n'en était que plus incommode.

Mais, d'un autre côté, cette invention a été bien

220 LETTRES PERSANES

pernicieuse aux paj^s qui ont été découverts. Les nations entières ont été détruites ; et les hommes qui ont échappé à la mort ont été réduits à une servi- tude si rude que le récit en a fait frémir les musul- mans.

Heureuse l'ignorance des enfants de Mahomet ! Aimable simplicité si chérie de notre saint pro- phète, vous me rappelez toujours la naïveté des anciens temps, et la tranquillité qui régnait dans le cœur de nos premiers pères.

De Venise, le 2 de la lune de i-hamazan, 171 7.

Lettre CVIL Usbek a Rhédi. A Venise.

Ou tu ne penses pas ce que tu dis, ou bien tu fais mieux que tu ne penses. Tu as quitté ta patrie pour t'instruire, et tu méprises toute instruction : tu viens pour te former dans un pays l'on cultive les beaux-arts, et tu les regardes comme pernicieux. Te le dirai-je, Rhédi ? Je suis plus d'accord avec toi que tu ne l'es avec toi-même.

As-tu bien réfléchi à l'état barbare et mal- heureux où nous entraînerait la perte des arts ? Il n'est pas nécessaire de se l'imaginer, on peut le voir. Il y a encore des peuples sur la terre chez lesquels un singe passablement instruit pourrait vivre avec honneur ; il s'y trouverait à peu près à la portée des autres habitants, on ne lui trouve- rait point l'esprit singulier ni le caractère bizarre ; il passerait tout comme un autre, et serait distin- gué même par sa gentillesse.

Tu dis que les fondateurs des empires ont presque

LETTRES PERSANES 221

tous ignoré les arts. Je ne te nie pas que des peuples barbares n'aient pu, comme des torrents impétueux, se répandre sur la terre, et couvrir de leurs armées féroces les royaumes les mieux policés. Mais prends-y garde, ils ont appris les arts, ou les ont fait exercer aux peuples vaincus ; sans cela leur puissance aurait passé comme le bruit du tonnerre et des tempêtes.

Tu crains, dis-tu, que l'on invente quelque ma- nière de destruction plus cruelle que celle qui est en usage. Non : si une fatale invention venait à se découvrir, elle serait bientôt prohibée par le droit des gens : et le consentement unanime des nations ensevelirait cette découverte. Il n'est point de l'intérêt des princes de faire des conquêtes par de pareilles voies : ils- doivent chercher des sujets, et non pas des terres.

Tu te plains de l'invention de la poudre et des bombes : tu trouves étrange qu'il n'y ait plus de place imprenable : c'est-à-dire que tu trouves étrange que les guerres soient aujourd'hui ter- minées plus tôt qu'elles ne l'étaient autrefois.

Tu dois avoir remarqué, en lisant les histoires, que, depuis l'invention de la poudre, les batailles sont beaucoup moins sanglantes qu'elles ne l'é- taient, parce qu'il n'y a presque plus de mêlée.

Et, quand il se serait trouvé quelque cas parti- culier où un art aurait été préjudiciable, doit-on pour cela le rejeter ? Penses-tu, Rhédi, que la religion que notre saint prophète a apportée du ciel soit pernicieuse, parce qu'elle servira quelque jour à confondre les perfides chrétiens ?

Tu crois que les arts amollissent les peuples, et par sont cause de la chute des empires. Tu parles de la mine de celui des anciens Perses, qui fut l'effet de leur mollesse : mais il s'en faut bien

222 LETTRES PERSANES

que cet exemple décide, puisque les Grecs, qui les subjuguèrent, cultivaient les arts avec infiniment plus de soin qu'eux.

Quand on dit que les arts rendent les hommes efféminés, on ne parle pas du moins des gens qui s'y appliquent, puisqu'ils ne sont jamais dans l'oisiveté, qui, de tous les vices, est celui qui amollit le plus le courage.

Il n'est donc question que de ceux qui en jouis- sent. Mais, comme dans un pays policé ceux qui jouissent des commodités d'un art sont obligés d'en cultiver un autre, à moins que de se voir réduits à une pauvreté honteuse, il s'ensuit que l'oisi- veté et la mollesse sont incompatibles avec les arts.

Paris est peut-être la ville du monde la plus sen- suelle, et l'on raffine le plus sur les plaisirs ; mais c'est peut-être celle l'on mène une vie plus dure. Pour qu'un homme vive délicieusement, il faut que cent autres travaillent sans relâche. Une femme s'est mis dans la tête qu'elle devait paraître à une assemblée avec une certaine parure : il faut que dès ce moment cinquante artisans ne dorment plus, et n'aient plus le loisir de boire et de manger ; elle commande, et elle est obéie plus prompte- ment que ne serait notre monarque, parce que l'intérêt est le plus grand monarque de la terre.

Cette ardeur pour le travail, cette passion de s'enrichir, passe de condition en condition, depuis les artisans jusqu'aux grands. Personne n'aime à être plus pauvre que celui qu'il vient de voir immé- diatement au-dessous de lui. Vous vo5^ez à Paris un homme qui a de quoi vivre jusqu'au jour du jugement, qui travaille sans cesse, et court risque d'accourcir ses jours pour amasser, dit-il, de quoi vivre.

LETTRES PERSANES 223

Le même esprit gagne la nation ; on n'y voit que travail et qu'industrie. est donc ce peuple efféminé dont tu paries tant ?

Je suppose, Rliédi, qu'on ne souffrit dans un royaume que les arts absolument nécessaires à la culture des terres, qui sont pourtant en grand nom- bre, et qu'on en bannît tous ceux qui ne servent qu'à la volupté ou à la fantaisie, je le soutiens, cet Etat serait le plus misérable qu'il y eût au monde.

Quand les habitants auraient assez de courage pour se passer de tant de choses qu'ils doivent à leurs besoins, le peuple dépérirait tous les jours; et l'État deviendrait si faible, qu'il n'y aurait si petite puissance qui ne fût en état de le con- quérir.

Je pourrais entrer ici dans un long détail, et te faire voir que les revenus des particuliers ces- seraient presque absolument, et par conséquent ceux du prince. Il n'y aurait presque plus de rela- tion de facultés entre les citoyens ; cette circu- lation de richesses, et cette progression de revenus qui \àent de la dépendance sont les arts les uns des autres, cesseraient absolument ; chacun ne tirerait de revenu que de sa terre, et n'en tirerait précisément que ce qu'il lui faut pour ne pas mourir de faim. Mais, comme ce n'est pas la cen- tième partie du revenu d'un royaume, il faudrait que le nombre des habitants diminuât à propor- tion, et qu'il n'en restât que la centième partie.

Fais bien attention jusqu'où vont les revenus de l'industrie. Un fonds ne produit annuellement à son maître que la \'ingtième partie de sa valeur ; mais, avec une pistole de couleur, un peintre fera un tableau qui lui en vaudra cinquante. On en peut dire de mêmes des orfèvres, des ouvriers en laine, en soie, et de toutes sortes d'artisans.

224 LETTRES PERSANES

De tout ceci il faut conclure, Rhédi, que, pour qu'un prince soit puissant, il faut que ses sujets vivent dans les délices ; il faut qu'il travaille à leur procurer toutes sortes de superfluités avec autant .d'attention que les nécessités de la vie.

De Paris, le 14 de la lune de chalval, 171 7.

Lettre CVIIL Rica a Ibben. A Smyrne.

J'ai vu le jeune monarque. Sa vie est bien pré- cieuse à ses sujets ; elle ne l'est pas moins à toute l'Europe par les grands troubles que sa mort pour- rait produire. Mais les rois sont comme les dieux ; et, pendant qu'ils vivent, on doit les croire immor- tels. Sa physionomie est majestueuse, mais char- mante : une belle éducation semble concourir avec un heureux naturel, et promet déjà un grand prince.

On dit que l'on ne peut jamais connaître le caractère des rois d'Occident jusqu'à ce qu'ils aient passé par les deux grandes épreuves de leur maîtresse et de leur confesseur. On verra bientôt l'un et l'autre travailler à se saisir de l'esprit de celui-ci ; et il se livrera pour cela de grands com- bats. Car, sous un jeune prince, ces deux puis- sances sont toujours rivales ; mais elles se con- cilient et se réunissent sous un vieux. Sous un jeune prince, le dervis a un rôle bien difficile à soutenir : la force du roi fait sa faiblesse ; mais l'autre triomphe également de sa faiblesse et de sa force.

Lorsque j'arrivai en France, je trouvai le feu

LETTRES PERSANES 225

roi absolument gouverné par les femmes ; et cependant, clans l'âge il était, je crois que c'était le monarque de la terre qui en avait le moins de besoin. J'entendis un jour une femme qui disait : « Il faut que Ton fasse quelque chose pour ce jeune colonel ; sa valeur m'est connue ; j'en par- lerai au ministre. » Une autre disait : « Il est sur- prenant que ce jeune abbé ait été oublié ; il faut qu'il soit évêque ; il est homme de naissance, et je pourrais répondre de ses mœurs. » Il ne faut pas pourtant que tu t'imagines que celles qui te- naient ces discours fussent des favorites du prince ; elles ne lui avaient peut-être pas parlé deux fois en leur vie : chose pourtant très- facile à faire chez les princes européens. Mais c'est qu'il n'y a personne qui ait quelque emploi à la cour, dans Paris, ou dans les provinces, qui n'ait une femme par les mains de laquelle passent toutes les grâces et quelquefois les injustices qu'il peut faire. Ces femmes ont toutes des relations les unes avec les autres, et forment une espèce de république dont les membres toujours actifs se secourent et se servent mutuellement : c'est comme un nouvel État dans l'État ; et celui qui est à la cour, à Paris, dans les provinces, qui voit agir des ministres, des magistrats, des prélats, s'il ne connaît les femmes qui les gouvernent, est comme un homme qui voit bien une machine qui joue, mais qui n*'en connaît point les ressorts.

Crois-tu, Ibben, qu'une femme s'avise d'être la maîtresse d'un ministre pour coucher avec lui ? Quelle idée ! c'est pour lui présenter cinq ou six placets tous les matins ; et la bonté de leur naturel paraît dans l'empressement qu'elles ont de faire du bien à une infinité de gens malheureux qui leur procurent cent mille livres de rente. 8

226 LETTRES PERSANES

On se plaint en Perse de ce que le royaume est gouverné par deux ou trois femmes : c'est bien pis en France, les femmes en général gouvernent, et prennent non seulement en gros, mais même se partagent en détail toute l'autorité.

De Paris, le dernier de la lune de chalval, 171 7.

Lettre CIX. Usbek a ***.

Il y a une espèce de livres que nous ne connais- sons point en Perse, et qui me paraissent ici fort à la mode : ce sont les journaux. La paresse se sent flattée en les lisant ; on est ravi de pouvoir par- courir trente volumes en un quart d'heure.

Dans la plupart des livres, l'auteur n'a pas fait les compliments ordinaires, que les lecteurs sont aux abois : il les fait entrer à demi-morts dans une matière noyée au milieu d'une mer de paroles. Celui- ci veut s'immortaliser par un in-douze ; celui-là, par un in-quarto : un autre, qui a de plus belles inclinations, vise à l'in-folio ; il faut donc qu'il étende son sujet à proportion; ce qu'il fait sans pitié, comptant pour rien la peine du pauvre lecteur, qui se tue à réduire ce que l'auteur a pris tant de peine à amplifier.

Je ne sais», ***, quel mérite il y a à faire de pareils ouvrages : j'en ferais bien autant si je voulais ruiner ma santé et un libraire.

Le grand tort qu'ont les journalistes, c'est qu'ils ne parlent que des livres nouveaux : comme si la vérité était jamais nouvelle ! Il me semble que, jusqu'à ce qu'un homme ait lu tous les livres an- ciens, il n'a aucune raison de leur préférer les nouveaux.

LETTRES PERSANES 227

Mais lorsqu'ils s'imposent la loi de ne parler que des ouvrages encore tout chauds de la forge, ils s'en imposent une autre, qui est d'être très ennu- 3-eux. Ils n'ont garde de critiquer les livres dont ils font les extraits, quelque raison qu'ils en aient ; et, en effet, quel est l'homme assez hardi pour vouloir se faire dix ou douze ennemis tous les mois ?

La plupart des auteurs ressemblent aux poètes, qui souffriront une volée de coups de bâton sans se plaindre, mais qui, peu jaloux de leurs épaules, le sont si fort de leurs ouvrages, qu'ils ne sauraient soutenir la moindre critique. Il faut donc bien se donner de garde de les attaquer par un endroit si sensible ; et les journalistes le savent bien. Ils font donc tout le contraire : ils commencent par louer la matière qui est traitée : première fadeur ; de ils passent aux louanges de l'auteur : louanges forcées, car ils ont affaire à des gens qui sent en- core en haleine, tout prêts à se faire faire raison, et à foudroyer à coups de plume un téméraire journaliste.

De Paris, le 5 de la liine de zilcadé, 1718.

Lettre CX. Rica a ***.

L'université de Paris est la hlle aînée des rois de France, et très aînée, car elle a plus de neuf cents ans : aussi rêve-t-elle quelquefois.

On m'a conté qu'elle eut, il y a quelque temps, un grand démêlé avec quelques docteurs à l'occa- sion de la lettre Q \ qu'elle voulait que l'on pro- nonçât comme un K. La dispute s'échauffa si fort

1 II veut parler de la querelle de Ramus.

228 LETTRES PERSANES

que quelques-uns furent dépouillés de leurs biens : il fallut que le parlement terminât le différend ; et il accorda permission, par un arrêt solennel, à tous les sujets du roi de France de prononcer cette lettre à leur fantaisie. Il faisait beau voir les deux corps de l'Europe les plus respectables occupés à décider du sort d'une lettre de l'alphabet !

Il semble, mon cher ***, que les têtes des plus grands hommes s'étrécissent lorsqu'elles sont assemblées, et que il y a plus de sages, il y ait aussi moins de sagesse. Les grands corps s'atta- chent toujours si fort aux minuties, aux formalités, aux vains usages, que l'essentiel ne va jamais qu'après. J'ai ouï dire qu'un roi d'Aragon ^ ayant assemblé les États d'Aragon et de Catalogne, les premières séances s'employèrent à décider en quelle langue les délibérations seraient conçues : la dispute était vive, et les États se seraient rompus mille fois, si l'on n'avait imaginé un expédient, qui était que la demande serait faite en langage catalan, et la réponse en aragonais.

De Paris, le 25 de la lune de zilhagé, 1718.

Lettre CXI. Rica a ***.

Le rôle d'une jolie femme est beaucoup plus grave que l'on ne pense. Il n'y a rien de plus sérieux que ce qui se passe le matin à sa toilette, au milieu de ses domestiques : un général d'armée n'emploie pas plus d'attention à placer sa droite ou son corps de réserve, qu'elle en met à poser une mouche qui peut manquer, mais dont elle espère ou prévoit le succès.

^ Philippe IV. C'était en 1610.

LETTRES PERSANES 229

Quelle gêne d'esprit, quelle attention, pour con- cilier sans cesse les intérêts de deux rivaux, pour paraître neutre à tous les deux, pendant qu'elle est livrée à Tun et à l'autre, et se rendre média- trice sur tous les sujets de plainte qu'elle leur donne.

Quelle occupation pour faire venir parties de plaisirs sur parties, les faire succéder et renaître sans cesse, et prévenir tous les accidents qui pour- raient les rompre !

Avec tout cela, la plus grande peine n'est pas de se divertir, c'est de le paraître. Ennuyez-les tant que vous voudrez, elles vous le pardonneront, pour\^ que l'on puisse croire qu'elles se sont bien réjouies.

Je fus, il y a quelques jours, d'un souper que des femmes firent à la campagne. Dans le chemin, elles disaient sans cesse : « Au moins il faudra bien rire et bien nous divertir. »

Nous nous trouvâmes assez mal assortis, et par conséquent assez sérieux. « Il faut avouer, dit une de ces femmes, que nous nous divertissons bien : il n'y a pas aujourd'hui dans Paris une partie si gaie que la nôtre. » Comme l'ennui me gagnait, une femme me secoua, et me dit : « Eh bien ! ne sommes-nous pas de bonne humeur ? Oui, lui répondis- je en bâillant : je crois que je crèverai à force de rire. » Cependant la tristesse triomphait toujours des réflexions ; et, quant à moi, je m.e sentis conduit de bâillement en bâillement dans un sommeil léthargique qui finit tous mes plaisirs.

De Paris, le ii de la lune de maharram, 1718.

Lettre CXIL Usbek a ***.

Le règne du feu roi a été si long, que la fin en avait fait oubher le commencement. C'est au-

230 LETTRES PERSANES

jourd'hui la mode de ne s'occuper que des événe- ments arrivés dans sa minorité ; et on ne lit plus que les mémoires de ces temps-là.

Voici le discours qu'un des généraux de la ville de Paris prononça dans un conseil de guerre ; et j'avoue que je n'y comprends pas grand'chose.

« Messieurs, quoique nos troupes aient été re- poussées avec perte, je crois qu'il nous sera facile de réparer cet échec. J'ai six couplets de chanson tout prêts à mettre au jour, qui, je m'assure, remet- tront toutes choses dans l'équilibre. J'ai fait choix de quelques voix très nettes, qui, sortant de la cavité de certaines poitrines très fortes, émouvront merveilleusement le peuple. Ils sont sur un air qui a fait jusqu'à présent un effet tout particulier.

« Si cela ne suffit pas, nous ferons paraître une estampe qui fera voir Mazarin pendu.

« Par bonheur pour nous, il ne parle pas bien français ; et il l'écorche tellement, qu'il n'est pas possible que ses affaires ne déclinent. Nous ne man- quons pas de faire bien remarquer au peuple le ton ridicule dont il prononce. Nous relevâmes, il y a quelques jours, une faute de grammaire si gros- sière, qu'on en fit des farces par tous les carrefours.

« J'espère qu'avant qu'il soit huit jours le peuple fera du nom de Mazarin un mot générique pour exprimer toutes les bêtes de somme, et celles qui servent à tirer.

« Depuis notre défaite, notre musique l'a si fu- rieusement vexé sur le péché originel, que, pour ne pas voir ses partisans réduits à la moitié, il a été obligé de renvoyer tous ses pages.

« Ranimez- vous donc, reprenez courage ; et soyez sûrs que nous lui ferons repasser les monts à coups de sifflets. »

De Paris, le 4 de la lune de chahban, 1718.

LETTRES PERSANES 231

Lettre CXIIL Rhédi a Usbek. A Paris.

Pendant le séjour que je fais en Europe, je lis les historiens anciens et modernes ; je compare tous les temps ; j'ai du plaisir à les voir passer, pour ainsi dire, devant moi ; et j'arrête surtout mon esprit à ces grands changements qui ont rendu les âges si différents des âges, et la terre si peu semblable à elle-même.

Tu n'as peut-être pas fait attention à une chose qui cause tous les jours ma surprise. Comment le monde est-il si peu peuplé, en comparaison de ce qu'il était autrefois ? Comment la nature a-t-elle pu perdre cette prodigieuse fécondité des premiers temps ? serait-elle déjà dans sa vieillesse, et tom- berait-elle de langueur ?

J'ai resté plus d'un an en Italie, je n'ai vu que le débris de cette ancienne Italie, si fameuse autrefois. Quoique tout le monde habite les villes, elles sont entièrement désertes et dépeuplées : il semble qu'elles ne subsistent encore que pour marquer le lieu étaient ces cités puissantes dont l'histoire a tant parlé.

Il y a des gens qui prétendent que la seule ville de Rome contenait autrefois plus de peuple qu'un grand royaume de l'Europe n'en a aujourd'hui. Il y a eu tel citoyen romain qui avait dix, et même vingt mille esclaves, sans compter ceux qui travail- laient dans les maisons de campagne ; et, comme on y comptait quatre ou cinq cent mille citoyens, on ne peut fixer le nombre de ses habitants sans que l'imagination ne se révolte.

Il y avait dans la Sicile de puissants royaumes et

232 LETTRES PERSANES

des peuples nombreux qui en ont disparu depuis : cette île n'a plus rien de considérable que ses volcans.

La Grèce est si déserte qu'elle ne contient pas la centième partie de ses anciens habitants.

L'Espagne, autrefois si remplie, ne fait voir au- jourd'hui que des campagnes inhabitées ; et la France n'est rien en comparaison de cette ancienne Gaule dont parle César.

Les pays du Nord sont fort dégarnis ; et il s'en faut bien que les peuples y soient, comme autrefois, obligés de se partager, et d'envoyer dehors, com- me des essaims, des colonies et des nations entières chercher de nouvelles demeures.

La Pologne et la Turquie en Europe n'ont presque plus de peuples.

On ne saurait trouver dans l'Amérique la deux- centième partie des hommes qui y formaient de si grands empires.

L'Asie n'est guère en meilleur état. Cette Asie Mineure qui contenait tant de puissantes monar- chies, et un nombre si prodigieux de grandes villes, n'en a plus que deux ou trois. Quant à la grande Asie, celle qui est soumise au Turc n'est pas plus pleine : et pour celle qui est sous la domination de nos rois, si on la compare à l'état florissant elle était autrefois, on verra qu'elle n'a qu'une très petite partie des habitants qui y étaient sans nombre du temps des Xerxès et des Darius.

Quant aux petits États qui sont autour de ces grands empires, ils sont réellement déserts : tels sont les royaumes dlmirette, de Circassie et de Guriel. Ces princes, avec de vastes États, comptent à peine cinquante mille sujets.

L'Egypte n'a pas moins manqué que les autres pays.

LETTRES PERSANES 233

Enfin je parcours la terre, et je n'y trouve que délabrement : je crois la voir sortir des ravages de la peste et de la famine.

L'Afrique a toujours été si inconnue, qu'on ne peut en parler si précisément que des autres parties du monde ; mais, à ne faire attention qu'aux côtes de la Méditerranée connues de tous temps, on voit qu'elle a extrêmement déchu de ce qu'elle était province romaine. Aujourd'hui ses princes sont si faibles, que ce sont les plus petites puissances du monde.

x\près un calcul aussi exact qu'il peut l'être dans ces sortes de choses, j'ai trouvé qu'il y a à peine sur la terre la dixième partie des hommes qui y étaient du temps de César. Ce qu'il y a d'étonnant, c'est qu'elle se dépeuple tous les jours ; et si cela continue, dans dix siècles elle ne sera qu'un désert.

Voilà, mon cher Usbek, la plus terrible catas- trophe qui soit jamais arrivée dans le monde. Mais à peine s'en est-on aperçu, parce qu'elle est arrivée insensiblement et dans le cours d'un grand nombre de siècles ; ce qui marque un vice intérieur, un venin secret et caché, une maladie de langueur, qui afflige la nature humaine.

De Venise, le lo de la lune de rhégeb, 1718.

Lettre CXIV. Usbek a Rhédi.

A Venise.

Le monde, mon cher Rhédi, n'est point incor- ruptible ; les cieux mêmes ne le sont pas : les as- tronomes sont des témoins oculaires de tous les changements, qui sont les effets bien naturels du mouvement universel de la matière. 8fl

234 LETTRES PERSANES

La terre est soumise, comme les autres planètes, aux mêmes lois des mouvements ; elle souffre au dedans d'elle un combat perpétuel de ses principes : la mer et le continent semblent être dans une guerre éternelle ; chaque instant produit de nouvelles combinaisons.

Les hommes, dans une demeure si sujette aux changements, sont dans un état aussi incertain : cent mille causes peuvent agir, dont la plus petite peut les détruire, et à plus ïorte raison augmenter ou diminuer leur nombre.

Je ne parlerai pas de ces catastrophes particu- lières, si communes chez les historiens, qui ont détruit des villes et des royaumes entiers : il y en a de générales, qui ont mis bien des fois le genre humain à deux doigts de sa perte.

Les histoires sont pleines de ces pestes univer- selles qui ont tour à tour désolé l'univers. Elles pa,rlent d'une, entre autres, qui fut si violente, qu'elle brûla jusqu'à la racine des plantes, et se fit sentir dans tout le monde connu, jusqu'à l'empire du Catay : un degré de plus de corruption aurait, peut-être en un seul jour, détruit toute la nature humaine.

Il n'y a pas deux siècles que la plus honteuse de toutes les maladies se fit sentir en Europe, en Asie et en Afrique ; elle fit dans très peu de temps des effets prodigieux : c'était fait des hommes si elle avait continué ses progrès avec la même furie. Accablés de maux dès leur naissance, incapables de soutenir le poids des charges de la société, ils auraient péri misérablement.

Qu'aurait-ce été si le venin eût été un peu plus exalté ? et il le serait devenu sans doute, si l'on n'avait été assez heureux pour trouver un remède aussi puissant que celui qu'on a découvert. Peut-

LETTRES PERSANES 235

être que cette maladie, attaquant les parties de la génération, aurait attaqué la génération même.

Mais pourquoi parler de la destruction qui au- rait pu arriver au genre humain ? n' est-elle pas arrivée en effet, et le déluge ne le réduisit-il pas à une seule famille ?

Ceux qui connaissent la nature, et qui ont de Dieu une idée raisonnable, peuvent-ils comprendre que la matière et les choses créées n'aient que six mille ans ? que Dieu ait différé pendant toute l'éternité ses ouvrages, et n'ait usé que d'hier de sa puissance créatrice ? Serait-ce parce qu'il ne l'au- rait pas pu, ou parce qu'il ne l'aurait pas voulu ? Mais, s'il ne l'a pas pu dans un temps, il ne l'a pas pu dans l'autre. C'est donc parce qu'il ne l'a pas voulu. Mais, comme il n'y a point de succession dans Dieu, si l'on admet qu'il ait voulu quelque chose une fois, il l'a voulu toujours, et dès le com- mencement.

Il ne faut donc pas compter les années du monde ; le nombre des grains de sable de la mer ne leur est pas plus comparable qu'un instant.

Cependant tous les historiens nous parlent d'un premier père ; ils nous font voir la nature humaine naissante. N'est-il pas naturel de penser qu'Adam fut sauvé d'un malheur commun, com.me Noé le fut du déluge, et que ces grands événements ont été fré- quents sur la terre depuis la création du monde ?

Mais toutes les destructions ne sont pas violentes. Nous voyons plusieurs parties de la terre se lasser de fournir à la subsistance des hommes : que savons- nous si la terre entière n'a pas des causes générales, lentes et imperceptibles, de lassitude ?

J'ai été bien aise de te donner ces idées générales avant de répondre plus particulièrement à ta lettre sur la diminution des peuples, arrivée depuis dix-

236 LETTRES PERSANES

sept à dix-huit siècles. Je te ferai voir dans une lettre suivante, qu'indépendamment des causes physiques, il y en a de morales qui ont produit cet effet.

De Paris, le 8 de la lune dechahban, 1718.

Lettre CXV. Usbek au même.

Tu cherches la raison pourquoi la terre est moins peuplée qu'elle ne l'était autrefois ; et, si tu y fais bien attention, tu verras que la grande différence vient de celle qui est arrivée dans les mœurs.

Depuis que la religion chrétienne et la mahomé- tane ont partagé le monde romain, les choses sont bien changées ; il s'en faut bien que ces deux re- ligions soient aussi favorables à la propagation de l'espèce que celle de ces maîtres de l'univers.

Dans cette dernière, la polygamie était défendue ; et en cela elle avait un très grand avantage sur la religion mahométane ; le divorce y était permis ; ce qui lui en donnait un autre non moins considérable sur la chrétienne.

Je ne trouve rien de si contradictoire que cette pluralité des femmes permise par le saint Alcoran, et Tordre de les satisfaire ordonné dans le même livre. « Voyez vos femmes, dit le prophète, parce que vous leur êtes nécessaires comme leurs vête- ments, et qu'elles vous sont nécessaires comme vos vêtements. » Voilà un précepte qui rend la vie d'un véritable musulman bien laborieuse. Celui qui a les quatre femmes établies par la loi, et seulement au- tant de concubines et d'esclaves, ne doit-il pas être accablé de tant de vêtements ?

« Vos femmes sont vos labourages, dit encore le prophète ; approchez- vous donc de vos labourages :

LETTRES PERSANES 237

faites du bien pour vos âmes, et vous le trouverez un jour. »

Je regarde un bon musulman comme un athlète destiné à combattre sans relâche, mais qui, bien- tôt faible et accablé de ses premières fatigues, languit dans le champ même de la victoire, et se trouve, pour ainsi dire, enseveli sous ses propres triomphes.

La nature agit toujours avec lenteur et pour ainsi dire avec épargne : ses opérations ne sont jamais violentes. Jusque dans ses productions elle veut de la tempérance ; elle ne va jamais qu'avec règle et mesure : si on la précipite, elle tombe bientôt dans la langueur ; elle emploie toute la force qui lui reste à se conserver, perdant absolument sa vertu pro- ductrice et sa puissance générative.

C'est dans cet état de défaillance que nous met toujours ce grand nombre de femmes, plus propres à nous épuiser qu'à nous satisfaire. Il est très ordinaire parmi nous de voir un homme dans un sérail prodigieux avec un très petit nombre d'en- fants ; ces enfants même sont la plupart du temps faibles et malsains, et se sentent de la langueur de leur père.

Ce n'est pas tout : ces femmes, obligées à une con- tinence forcée, ont besoin d'avoir des gens pour les garder, qui ne peuvent être que des eunuques; la re- ligion, la jalousie, et la raison même, ne permettent pas d'en laisser approcher d'autres : ces gardiens doivent être en grand nombre, soit afin de maintenir la tranquillité au dedans parmi les guerres que ces femmes se font sans cesse, soit enfin pour empêcher les entreprises du dehors. Ainsi un homme qui a dix femmes ou concubines n'a pas trop d'autant d'eunuques pour les garder. Mais quelle perte pour la société que ce grand nombre d'hommes morts

238 LETTRES PERSANES

dès leur naissance ! quelle dépopulation ne doit-il pas s'ensuivre !

Les filles esclaves qui sont dans le sérail pour servir avec les eunuques ce grand nombre de fem- mes, y vieillissent presque toujours dans une affli- geante virginité : elles ne pouvent pas se marier pendant qu'elles y restent ; et leurs maîtresses, une lois accoutumées à elles, ne s'en défont presque jamais.

Voilà comment un seul homme occupe lui seul tant de sujets de l'un et l'autre sexe à ses plaisirs, les fait mourir pour l'État, et les rend inutiles à la propagation de l'espèce.

Constantinople et Ispahan sont les capitales des deux plus grands empires du monde : c'est que tout doit aboutir, et que les peuples, attirés de mille manières, se rendent de toutes parts. Cepen- dant elles périssent d'elles-mêmes, et elles seraient bientôt détruites, si les souverains n'y faisaient venir, presque à chaque siècle, des nations entières pour les repeupler. J'épuiserai ce sujet dans une autre lettre.

De Paris, le 13 de la lune de chahban, 1718.

Lettre CXVI. Usbek au même.

Les Romains n'avaient pas moins d'esclaves que nous : ils en avaient même plus ; mais ils en fai- saient un meilleur usage.

Bien loin d'empêcher par des voies forcées la multiplication de ces esclaves, ils la favorisaient au contraire de tout leur pouvoir ; ils les associaient le plus qu'ils pouvaient par des espèces de mariages. Par ce moyen, ils remplissaient leurs maisons de

LETTRES PERSANES 239

domestiques de tous les sexes, de tous les âges ; et l'État, d'un peuple innombrable.

Ces enfants, qui faisaient à la longue la richesse d'un maître, naissaient sans nombre autour de lui : il était seul chargé de leur nourriture et de leur éducation. Les pères, libres de ce fardeau, suivaient uniquement le penchant de la nature, et multi- pliaient sans craindre une trop nombreuse famille.

Je t'ai dit que parmi nous tous les esclaves sont occupés à garder nos femmes, et à rien de plus ; qu'ils sont, à l'égard de l'État, dans une perpé- tuelle léthargie : de manière qu'il faut restreindre à quelques hommes libres, à quelques chefs de famille, la culture des arts et des terres, lesquels même s'y donnent le moins qu'ils peuvent.

Il n'en était pas de même chez les Romains. La république se ser\^ait avec un avantage infini de ce peuple d'esclaves. Chacun d'eux avait son pécule, qu'il possédait aux conditions que son maître lui imposait ; avec ce pécule il travaillait, et se tournait du côté le portait son industrie. Celui-ci faisait la banque ; celui-là se donnait au commerce de la mer ; l'un vendait des marchandises en détail ; l'autre s'appliquait à quelque art mécanique, ou bien affermait et faisait valoir des terres : mais il n'37 en avait aucun qui ne s'attachât de tout son pouvoir à faire profiter ce pécule, qui lui procurait en même temps l'aisance dans la servitude présente, et l'espérance d'une hberté future : cela faisait un peuple laborieux, animait les arts et l'industrie.

Ces esclaves, devenus riches par leurs soins et leur travail, se faisaient affranchir et devenaient citoyens. La république se réparait sans cesse, et recevait dans son sein de nouvelles familles, à mesure que les anciennes se détruisaient.

J'aurai peut-être, dans mes lettres suivantes,

240 LETTRES PERSANES

occasion de te prouver que plus il y a d'hommes dans un État, plus le commerce y fleurit; je prou- verai aussi facilement que plus le commerce y fleurit, plus le nombre des hommes y augmente : ces deux choses s'entr'aidcnt et se favorisent nécessairement.

Si cela est, combien ce nombre prodigieux d'es- claves, toujours laborieux, devait-il s'accroître et s'augmenter? L'industrie et l'abondance les fai- saient naître ; et eux, de leur côté, faisaient naître l'abondance et l'industrie.

De Paris, le i6 de la lune de chaliban, 1718.

Lettre CXVIL Usbek au même.

Nous avons jusqu'ici parlé des pays mahométans, et cherché la raison pourquoi ils étaient moins peuplés que ceux qui étaient soumis à la domination des Romains : examinons à présent ce qui a pro- duit cet effet chez les chrétiens.

Le divorce était permis dans la religion païenne, et il fut défendu aux chrétiens. Ce changement, qui parut d'abord de si petite conséquence, eut insen- siblement des suites terribles, et telles qu'on peut à peine les croire.

On ôta non seulement toute la douceur du ma- riage, mais aussi l'on donna atteinte à sa fin : en voulant resserrer ses nœuds, on les relâcha ; et au lieu d'unir les cœurs, comme on le prétendait, on les sépara pour jamais.

Dans une action si libre, et le cœur doit avoir tant de part, on mit la gêne, la nécessité, et la fatalité du destin môme. On compta pour rien les dégoûts, les caprices et l'insociabilité des hu-

LETTRES PERSANES 241

meurs ; on voulut fixer le cœur, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus variable et de plus inconstant dans la nature : on attacha sans retour et sans espérance des gens accablés l'un de l'autre, et presque toujours mal assortis ; et l'on fit comme ces tyrans qui fai- saient lier les hommes vivants à des corps morts.

Rien ne contribuait plus à l'attachement mutuel que la faculté du divorce : un mari et une femme étaient portés à soutenir patiemjnent les peines domestiques, sachant qu'ils étaient maîtres de les faire finir ; et ils gardaient souvent ce pouvoir en main toute leur vie sans en user, par cette seule considération qu'ils étaient Hbres de le faire.

Il n'en est pas de m^ême des chrétiens que leurs peines présentes désespèrent pour l'avenir. Ils ne voient dans les désagréments du mariage que leur durée, et, pour ainsi dire, leur éternité : de vien- nent les dégoûts, les discordes, les mépris ; et c'est autant de perdu pour la postérité. A peine a-t-on trois ans de mariage, qu'on en néglige l'essentiel ; on passe ensemble trente ans de froideur : il se forme des séparations intestines aussi fortes et peut-être plus pernicieuses que si elles étaient publiques : chacun vit et reste de son côté, et tout cela au préjudice des races futures. Bientôt un homme, dégoûté d'une femme étemelle, se livrera aux filles de joie : commerce honteux et si con- traire à la société, lequel, sans remphr l'objet du mariage, n'en représente tout au plus que les plaisirs.

Si de deux personnes ainsi liées il y en a une qui n'est pas propre au dessein de la nature et à la propagation de l'espèce, soit par son tempérament, soit par son âge, elle ensevelit l'autre avec elle, et la rend aussi inutile qu'elle l'est elle-même.

Il ne faut donc pas s'étonner si l'on voit chez les

242 LETTRES PERSANES

chrétiens tant de mariages fournir un si petit nom- bre de citoyens. Le divorce est aboli ; les mariages mal assortis ne se raccommodent plus ; les femmes ne passent plus, comme chez les Romains, suc- cessivement dans les mains de plusieurs maris, qui en tiraient, dans le chemin, le meilleur parti qu'il était possible.

J'ose le dire : si dans une republique comme Lacédémone, les citoyens étaient sans cesse gênés par des lois singulières et subtiles, et dans laquelle il n'y avait qu'une famille, qui était la république, il avait été établi que les maris chan- ge?A,ssent de femmes tous les ans, il en serait un peuple innombrable.

Il est assez difficile de faire bien comprendre la raison qui a porté les chrétiens à abolir le divorce. Le mariage, chez toutes les nations du monde, est un contrat susceptible de toutes les conventions, et on n'en a bannir que celles qui auraient pu en affaiblir l'objet ; mais les chrétiens ne le regardent pas dans ce point de vue : aussi ont-ils bien de la peine à dire ce que c'est. Ils ne le font pas consister dans le plaisir des sens ; au contraire, comme je te l'ai déjà dit, il semble qu'ils veulent l'en bannir au- tant qu'ils peuvent ; mais c'est une image, une figure, et quelque chose de mystérieux que je ne comprends point.

De Paris, le 19 de la lune de chahban, 1718.

Lettre CXVIII. Usbek au même.

La prohibition du divorce n'est pas la seule cause de la dépopulation des pays chrétiens : le grand nombre d'eunuques qu'ils ont parmi eux n'en est pas une moins considérable.

LETTRES PERSANES 243

Je parle des prêtres et des dervis de l'un et de l'autre sexe, qui se vouent à une continence éter- nelle : c'est chez les chrétiens la vertu par excel- lence ; en quoi je ne les comprends pas, ne sachant ce que c'est qu'une vertu dont il ne résulte rien.

Je trouve que leurs docteurs se contredisent manifestement quand ils disent que le mariage est saint, et que le célibat, qui lui est opposé, l'est encore davantage, sans compter qu'en fait de préceptes et de dogmes fondamentaux le bien est toujours le mieux.

Le nombre de ces gens faisant profession de célibat est prodigieux. Les pères y condamnaient autrefois les enfants dès le berceau ; aujourd'hui ils s'y vouent eux-mêmes dès l'âge de quatorze ans : ce qui revient à peu près à la même chose.

Ce métier de continence a anéanti plus d'hommes que les pestes et les guerres les plus sanglantes n'ont jamais fait. On voit dans chaque maison religieuse une famille étemelle il ne naît per- sonne, et qui s'entretient aux dépens de toutes les autres. Ces maisons sont toujours ouvertes comme autant de gouffres s'enseveHssent les races fu- tures.

Cette politique est bien différente de celle des Romains, qui étabhssaient des lois pénales contre ceux qui se refusaient aux lois du mariage, et voulaient jouir d'une liberté si contraire à l'utilité publique.

Je ne te parle ici que des pays catholiques. Dans la religion protestante, tout le monde est en droit de faire des enfants : elle ne souffre ni prêtres ni der- vis ; et si, dans l'établissement de cette rehgion qui ramenait tout aux premiers temps, ses fondateurs n'avaient été accusés sans cesse d'intempérance, il ne faut pas douter qu'après avoir rendu la prati-

244 LETTRES PERSANES

que du mariage universelle, ils n'en eussent encore adouci le joug, et achevé d'ôter toute la barrière qui sépare, en ce point, le Nazaréen et Mahomet.

Mais, quoi qu'il en soit, il est certain que la reli- gion donne aux protestants un avantage infini sur les cathohques.

J'ose le dire : dans l'état présent est l'Europe, il n'est pas possible que la religion catholique y subsiste cinq cents ans.

Avant l'abaissement de la puissance d'Espagne, les catholiques étaient beaucoup plus forts que les protestants. Ces derniers sont peu à peu parvenus à un équilibre, et aujourd'hui la balance commence à l'emporter de leur côté. Cette supériorité augmen- tera tous les jours : les protestants deviendront plus riches et plus puissants, et les catholiques plus faibles.

Les pays protestants doivent être, et sont réelle- ment plus peuplés que les catholiques : d'où il suit, premièrement, que les tributs y sont plus considéra- bles, parce qu'ils augmentent à proportion de ceux qui les payent ; secondement, que les terres y sont mieux cultivées ; enfin, que le commerce y fleurit davantage, parce qu'il y a plus de gens qui ont une fortune à faire, et qu'avec plus de besoins on a plus de ressources pour les remplir. Quand il n'y a que le nombre de gens suffisants pour la culture des terres, il faut que le commerce périsse ; et, lorsqu'il n'y a que celui qui est nécessaire pour entretenir le commerce, il faut que la culture des terres manque, c'est-à-dire il faut que tous les deux tombent en même temps, parce que l'on ne s'attache jamais à l'un que ce ne soit aux dépens de l'autre.

Quant aux pays catholiques, non seulement la culture des terres y est abandonnée, mais même l'industrie y est pernicieuse ; elle ne consiste qu'à

LETTRES PERSANES 245

apprendre cinq ou six mots d'une langue morte. Dès qu'un homme a cette provision par devers lui, il ne doit plus s'embarrasser de sa fortune : il trouve dans le cloître une vie tranquille, qui dans le monde lui aurait coûté des sueurs et des peines.

Ce n'est pas tout : les dervis ont en leurs mains presque toutes les richesses de l'État ; c'est une société de gens avares qui prennent toujours, et ne rendent jamais ; ils accumulent sans cesse des revenus pour acquérir des capitaux. Tant de richesses tombent, pour ainsi dire, en paralysie; plus de circulation, plus de commerce, plus d'arts, plus de manufactures.

Il n'y a point de prince protestant qui ne lève sur ses peuples beaucoup plus d'impôts que le pape n'en lève sur ses sujets; cependant ces derniers sont misérables, pendant que les autres vivent dans l'opulence. Le comxmerce ranime tout chez les uns, et le monachisme porte la mort partout chez les autres.

De Paris, le 26 de la lune de chahban, 1718.

Lettre CXIX. Usbek au même.

Nous n'avons plus rien à dire de l'Asie et de l'Europe ; passons à l'Afrique. On ne peut guère parler que de ses côtes, parce qu'on n'en connaît pas l'intérieur.

Celles de Barbarie, la religion mahométane est établie, ne sont pas si peuplées qu'elles l'étaient du temps des Romains, par les raisons que nous avons déjà dites. Quant aux côtes de la Guinée, elles doivent être furieusement dégarnies depuis deux cents ans que les petits rois, ou chefs des

246 LETTRES PERSANES

villages, vendent leurs sujets aux princes d'Europe, pour les porter dans leurs colonies en Amérique.

Ce qu'il y a de singulier, c'est que cette Amérique, qui reçoit tous les ans tant de nouveaux habitants, est elle-même déserte, et ne profite point des pertes continuelles de l'Afrique. Ces esclaves, qu'on trans- porte dans un autre climat, y périssent à milliers ; et les travaux des mines l'on occupe sans cesse et les naturels du pays et les étrangers, les exhalai- sons malignes qui en sortent, le vif-argent dont il faut faire un continuel usage, les détruisent sans ressource.

Il n'y a rien de si extravagant que de faire périr un nombre innombrable d'hommes pour tirer du fond de la terre l'or et l'argent, ces métaux d'eux- mêmes absolument inutiles, et qui ne sont des richesses que parce qu'on les a choisis pour en être les signes.

De Paris, le dernier de la lune de chahban, 1718.

Lettre CXX. Usbek au même.

La fécondité d'un peuple dépend quelquefois des plus petites circonstances du monde ; de manière qu'il ne faut souvent qu'un nouveau tour dans son imagination pour le rendre beaucoup plus nom- breux qu'il n'était.

Les Juifs, toujours exterminés et toujours renaissants, ont réparé leurs pertes et leurs destruc- tions continuelles par cette seule espérance, qu'ont parmi eux toutes les familles, d'y voir naître un roi puissant qui sera le maître de la terre.

Les anciens rois de Perse n'avaient tant de milliers de sujets qu'à cause de ce dogme de la rehgion des mages, que les actes les plus agréables à Dieu que

LETTRES PERSANES 247

les hommes puissent faire, c'était de faire un enfant, labourer un champ, et planter un arbre.

Si la Chine a dans son sein un peuple si prodigieux, cela ne vient que d'une certaine manière de penser ; car, comme les enfants regardent leurs pères comme des dieux, qu'ils les respectent comme tels dès cette vie, qu'ils les honorent après leur mort par des sacrifices dans lesquels ils croient que leurs âmes, anéanties dans le Tyen, reprennent une nouvelle vie, chacun est porté à augmenter une famille si soumise dans cette vie et si nécessaire dans l'autre.

D'un autre côté, les pays des mahométans devien- nent tous les jours déserts, à cause d'une opinion qui, toute sainte qu'elle est, ne laisse pas d'avoir des effets très pernicieux lorsqu'elle est enracinée dans les esprits. Nous nous regardons comme des voya- geurs qui ne doivent penser qu'à une autre patrie ; les travaux utiles et durables, les soins pour assurer la fortune de nos enfants, les projets qui tendent au delà d'une vie courte et passagère, nous paraissent quelque chose d'extravagant. Tranquilles pour le présent, sans inquiétude pour l'avenir, nous ne prenons la peine ni de réparer les édifices publics, ni de défricher les terres incultes, ni de cultiver celles qui sont en état de recevoir nos soins : nous vivons dans une insensibilité générale, et nous lais- sons tout faire à la Providence.

C'est un esprit de vanité qui a établi chez les Européens l'injuste droit d'aînesse, si défavorable à la propagation, en ce qu'il porte l'attention d'un père sur un seul de ses enfants, et détourne ses yeux de tous les autres ; en ce qu'il l'oblige, pour rendre solide la fortune d'un seul, de s'opposer à l'établissement de plusieurs ; enfin en ce qu'il détruit l'égalité des citoyens, qui en fait toute l'opulence. De Paris, le 4 de la lune de rhamazan, 1718.

248 LETTRES PERSANES

Lettre CXXL Usbek au :\iême.

Les pays habités par les sauvages sont ordinaire- ment peu peuplés, par l'éloignement qu'ils ont presque tous pour le travail et la culture de la terre. Cette malheureuse aversion est si forte que, lors- qu'ils font quelque imprécation contre quelqu'un de leurs ennemis, ils ne lui souhaitent autre chose que d'être réduit à labourer un champ, croyant qu'il n'y a que la chasse et la pêche qui soient un exercice noble et digne d'eux.

Mais, comme il y a souvent des années la chasse et la pêche rendent très peu, ils sont désolés par des famines fréquentes ; sans compter qu'il n'y a pas de pays si abondant en gibier et en poisson qui puisse donner la subsistance à un grand peuple, parce que les animaux fuient toujours les endroits trop habités.

D'ailleurs, les bourgades de sauvages, au nombre de deux ou trois cents habitants, isolées les unes des autres, ayant des intérêts aussi séparés que ceux de deux empires, ne peuvent pas se soutenir, parce qu'elles n'ont pas la ressource des grands États, dont toutes les parties se répondent et se secourent mutuellement.

Il y a chez les sauvages une autre coutume qui n'est pas moins pernicieuse que la première : c'est la cruelle habitude sont les femmes de se faire avorter, afin que leur grossesse ne les rende pas désagréables à leurs maris.

Il y a ici des lois terribles contre ce désordre ; elles vont jusqu'à la fureur. Toute fille qui n'a point été déclarer sa grossesse au magistrat est punie de mort si son fruit périt : la pudeur et la honte, les accidents mêmes, ne l'excusent jamais.

De Paris, le 9 de la lune de rhamazan, 1718.

LETTRES PERSANES 249

Lettre CXXIL Usbek au même.

L'effet ordinaire des colonies est d'affaiblir les pays d'où on les tire, sans peupler ceux on les envoie.

Il faut que les hommes restent ils sont : il y a des ma.ladies qui viennent de ce qu'on change un bon air contre un mauvais ; d'autres qui viennent précisément de ce qu'on en change.

L'air se charge, comme les plantes, des particules de la terre de chaque pays. Il agit tellement sur nous, que notre tempérament en est fixé. Lorsque nous sommes transportés dans un autre pays, nous devenons malades. Les liquides étant accoutumés à une certaine consistance, les solides à une certaine disposition, tous les deux à un certain degré de mouvement, n'en peuvent plus souffrir d'autres, et ils résistent à un nouveau pli.

Quand un pays est désert, c'est un préjugé de quelque vice particulier de la nature du clim.at : ainsi, quand on ôte les hommes d'un ciel heureux pour les envoyer dans un tel pays, on fait précisé- ment le contraire de ce qu'on se propose.

Les Romains savaient cela par expérience ; ils reléguaient tous les criminels en Sardaigne, et ils y faisaient passer des Juifs. Il fallut se consoler de leur perte : chose que le mépris qu'ils avaient pour ces misérables rendait très facile.

Le grand Cha-Abas, voulant ôter aux Turcs le moyen d'entretenir de grosses armées sur les frontières, transporta presque tous les Arméniens hors de leur pays, et en envoya plus de vingt mille familles dans la province de Guilan, qui périrent presque toutes en très peu de temps.

Tous les transports de peuples faits à Constanti- nople n'ont jamais réussi.

250 LETTRES PERSANES

Ce nombre prodigieux de nègres dont nous avons parlé n'a point rempli l'Amérique.

Depuis la destruction des Juifs sous Adrien, la Palestine est sans habitants.

Il faut donc avouer que les grandes destructions sont presque irréparables, parce qu'un peuple qui manque à un certain point reste dans le même état ; et si par hasard il se rétablit, il faut des siècles pour cela.

Que si dans un état de défaillance la moindre des circonstances dont nous avons parlé vient à concourir, non seulement il ne se répare pas, mais il dépérit tous les jours, et tend à son anéantisse- ment.

L'expulsion des Maures d'Espagne se fait encore sentir comme le premier jour : bien loin que ce vide se remplisse, il devient tous les jours plus grand.

Depuis la dévastation de l'Amérique, les Espa- gnols, qui ont pris la place de ses anciens habitants, n'ont pu la repeupler ; au contraire, par une fatalité que je ferais mieux de nommer une justice divine, les destructeurs se détruisent eux-mêmes, et se consument tous les jours.

Les princes ne doivent donc point songer à peu- pler de grands pays par des colonies. Je ne dis pas qu'elles ne réussissent quelquefois ; il y a des cli- mats si heureux, que l'espèce s'y multiplie toujours : témoin ces îles qui ont été peuplées par des malades que quelques vaisseaux y avaient aban- donnés, et qui y recouvraient aussitôt la santé.

Mais quand ces colonies réussiraient, au lieu d'augmenter la puissance, elles ne feraient que la partager, à moins qu'elles n'eussent très peu d'étendue, comme sont celles que l'on envoie pour occuper quelque place pour le commerce.

LETTRES PERSANES 251

Les Carthaginois avaient, comme les Espagnols, découvert l'Amérique, ou au moins de grandes îles dans lesquelles ils faisaient un commerce prodigieux ; mais quand ils virent le nombre de leurs habitants diminuer, cette sage répubUque défendit à ses sujets ce commerce et cette naviga- tion.

J'ose le dire, au lieu de faire passer les Espagnols dans les Indes, il faudrait faire repasser les Indiens et tous les métifs en Espagne ; il faudrait rendre à cette monarchie tous ses peuples dispersés ; et, si la moitié seulement de ces grandes colonies se conser- vait, l'Espagne deviendrait la puissance de l'Europe la plus redoutable.

On peut comparer les empires à un arbre dont les branches trop étendues ôtent tout le suc du tronc, et ne servent qu'à faire de l'ombrage.

Rien ne devrait corriger les princes de la fureur des conquêtes lointaines que l'exemple des Portu- gais et des Espagnols.

Ces deux nations ayant conquis, avec une rapidité inconcevable, des royaumes immenses, plus étonnées de leurs victoires que les peuples vaincus de leur défaite, songèrent aux moyens de les conserver, et prirent chacune pour cela une voie différente.

Les Espagnols, désespérant de retenir les nations vaincues dans la fidélité, prirent le parti de les exterminer, et d'y envoyer d'Espagne des peuples fidèles : jamais dessein horrible ne fut plus ponc- tuellement exécuté. On vit un peuple aussi nom- breux que tous ceux de l'Europe ensemble, dis- paraître de la terre à l'arrivée de ces barbares, qui semblèrent, en découvrant les Indes, avoir voulu en même temps découvrir aux hommes quel était le dernier période de la cruauté.

252 LETTRES PERSANES

Par cette barbarie ils conservèrent ce pays sous leur domination. Juge par combien les conquêtes sont funestes, puisque Ic^ effets en sont tels : car enfin ce remède affreux était unique. Comment auraient-ils pu retenir tant de millions d'hommes dans l'obéissance ? Comment soutenir une guerre civile de si loin ? Que seraient-ils devenus, s'ils avaient donné le temps à ces peuples de revenir de l'admiration ils étaient de l'arrivée de ces nouveaux dieux, et de la crainte de leurs foudres ?

Quant aux Portugais, ils prirent une voie tout opposée ; ils n'employèrent pas les cruautés : aussi furent-ils bientôt chassés de tous les pays qu'ils avaient découverts. Les Hollandais favorisèrent la rébellion de ces peuples, et en profitèrent.

Quel prince envierait le sort de ces conquérants ? Qui voudrait de ces conquêtes à ces conditions ? Les uns en furent aussitôt chassés ; les autres en firent des déserts, et rendirent de même leur propre pays.

C'est le destin des héros de se ruiner à conquérir des pays qu'ils perdent soudain, ou à soumettre des nations qu'ils sont obligés eux-mêmes de détruire : comme cet insensé qui se consumait à acheter des statues qu'il jetait dans la mer, et des glaces qu'il brisait aussitôt.

De Paris, le i8 de la lune de rhamazan, 1718.

Lettre CXXIII. Usbek au même.

La douceur du gouvernement contribue mer- veilleusement à la propagation de l'espèce. Toutes les républiques en sont une preuve constante ; et, plus que toutes, la Suisse et la Hollande, qui

LETTRES PERSANES 253

sont les deux plus mauvais pays de l'Europe, si l'on considère la nature du terrain, et qui cependant sont les plus peuplés.

Rien n'attire plus les étrangers que la liberté, et l'opulence qui la suit toujours : l'une se fait rechercher par elle-même, et les besoins attirent dans les pays l'on trouve l'autre.

L'espèce se multiplie dans un pays l'abon- dance fournit aux enfants, sans rien diminuer de la subsistance des pères.

L'égalité même des citoyens, qui produit ordi- nairement l'égalité dans les fortunes, porte l'abon- dance et la vie dans toutes les parties du corps politique, et la répand partout.

Il n'en est pas de même des pays soumis au pouvoir arbitraire : le prince, les courtisans, et quelques particuliers, possèdent toutes les richesses, pendant que tous les autres gémissent dans une pauvreté extrême.

Si un homme est mal à son aise, et qu'il sente qu'il fera des enfants plus pauvres que lui, il ne se mariera pas ; ou s'il se marie, il craindra d'avoir un trop grand nombre d'enfants, qui pourraient achever de déranger sa fortune, et qui descen- draient de la condition de leur père.

J'avoue que le rustique ou paysan, étant une fois marié, peuplera indifféremment, soit qu'il soit riche, soit qu'il soit pauvre ; cette considération ne le touche pas : il a toujours un héritage sûr à laisser à ses enfants, qui est son hoyau ; et rien ne l'empêche de suivre aveuglément l'instinct de la nature.

Mais à quoi sert dans un État ce nombre d'enfants qui languissent dans la misère ? Ils périssent presque tous à mesure qu'ils naissent ; ils ne prospèrent jamais : faibles et débiles, ils meurent en détail

254 LETTRES PERSANES

de mille manières, tandis qu'ils sont emportés en gros par les fréquentes maladies populaires que la misère et la mauvaise novirriture produisent toujours ; ceux qui en échappent atteignent l'âge viril sans en avoir la force, et languissent tout le reste de leur vie.

Les hommes sont comme les plantes, qui ne croissent jamais heureusement si elles ne sont bien cultivées ; chez les peuples misérables, l'espèce perd, et même quelquefois dégénère.

La France peut fournir un grand exemple de tout ceci. Dans les guerres passées, la crainte étaient tous les enfants de famille qu'on ne les enrôlât dans la mihce, les obligeait de se marier, et cela dans un âge trop tendre, et dans le sein de la pauvreté. De tant de mariages il naissait bien des enfants que l'on cherche encore en France, et que la misère, la famine et les maladies en ont fait disparaître.

Que si dans un ciel aussi heureux, dans un royaume aussi policé que la France, on fait de pareilles remarques, que sera-ce dans les autres États ?

De Paris, le 23 de la lune de rhamazan, 1718.

Lettre CXXIV. Usbek au mollak Méhémet-Ali, gardien des trois tombeaux.

A Com.

Que nous servent les jeûnes des immaums, et les cilices des mollahs ? La main de Dieu s'est deux fois appesantie sur les enfants de la loi. Le soleil s'obscurcit, et semble n'éclairer plus que leurs défaites : leurs armées s'assemblent, et elles sont dissipées comme la poussière.

LETTRES PERSANES 255

L'empire des Osmanlins est ébranlé par les deux plus grands échecs qu'il ait jamais reçus. Un moufti chrétien ne le soutient qu'avec peine : le grand vizir d'Allemagne est le fléau de Dieu, envoj'é pour châtier les sectateurs d'Omar ; il porte partout la colère du ciel, irrité contre leur rébellion et leur perfidie.

Esprit sacré des immaums, tu pleures nuit et jour sur les enfants du prophète que le détestable Omar a dévoyés ; tes entrailles s'émeuvent à la vue de leurs malheurs ; tu désires leur conversion, et non pas leur perte ; tu voudrais les voir réunis sous l'étendard d'Hali par les larmes des saints, et non pas dispersés dans les montagnes et dans les déserts par la terreur des infidèles.

De Paris, le i^r de la lune de chalval, 1718.

Lettre CXXV. Usbek a Rhédi. A Venise.

Quel peut être le motif de ces libéralités immen- ses que les princes versent sur leurs courtisans ? Veulent-ils se les attacher ? ils leur sont déjà acquis autant qu'ils peuvent l'être. Et d'ailleurs, s'ils acquièrent quelques-uns de leurs sujets en les achetant, il faut bien, par la même raison, qu'ils en perdent une infinité d'autres en les appauvrissant.

Quand je pense à la situation des princes, toujours entourés d'hommes avides et insatiables, je ne puis que les plaindre ; et je les plains encore davantage lorsqu'ils n'ont pas la force de résister à des demandes toujours onéreuses à ceux qui ne demandent rien.

256 LETTRES PERSANES

Je n'entends jamais parler de leurs libéralités, des grâces et des pensions qu'ils accordent, que je ne me livre à mille réflexions : une foule d'idées se présente à mon esprit : il me semble que j'en- tends publier cette ordonnance :

« Le courage infatigable de quelques-uns de nos sujets à nous demander des pensions ayant exercé sans relâche notre magnificence royale, nous avons enfin cédé à la multitude des requêtes qu'ils nous ont présentées, lesquelles ont fait jusqu'ici la plus grande sollicitude du trône. Ils nous ont représenté qu'ils n'ont point manqué, depuis notre avènement à la couronne, de se trouver à notre lever ; que nous les avons toujours vus sur notre passage, immobiles comme des bornes, et qu'ils se sont extrêmement élevés pour regarder, sur les épaules les plus hautes, notre sérénité. Nous avons même reçu plusieurs requêtes de la part de quelques personnes du beau sexe, qui nous ont supplié de faire attention qu'il était notoire qu'elles sont d'un entretien très difficile ; quelques- unes même très surannées nous ont prié, en bran- lant la tête, de faire attention qu'elles ont fait l'ornement de la cour des rois nos prédécesseurs ; et que, si les généraux de leurs armées ont rendu l'État redoutable par leurs faits militaires, elles n'ont point rendu la cour moins célèbre par leurs intrigues. Ainsi, désirant traiter les suppliants avec bonté, et leur accorder toutes leurs prières, nous avons ordonné ce qui suit :

« Que tout laboureur ayant cinq enfants retran- chera journellement la cinquième partie du pain qu'il leur donne. Enjoignons aux pères de famille de faire la diminution sur chacun d'eux aussi juste que faire se pourra.

<i Défendons expressément à tous ceux qui s'ap-

LETTRES PERSANES 257

pliquent à la culture de leurs héritages, ou qui les ont donnés à titre de ferme, d'y faire aucune ré- paration, de quelque espèce qu'elle soit.

« Ordonnons que toutes personnes qui s'exer- cent à des travaux vils et mécaniques, lesquelles n'ont jamais été au lever de notre majesté, n'achè- tent désormais d'habits, à eux, à leurs femmes et à leurs enfants, que de quatre ans en quatre ans ; leur interdisons en outre très étroitement ces petites réjouissances qu'ils avaient coutume de faire, dans leurs familles, les principales fêtes de l'année.

« Et, d'autant que nous demeurons averti que la plupart des bourgeois de nos bonnes villes sont entièrement occupés à pourvoir à l'établissement de leurs filles, lesquelles ne se sont rendues re- commandables dans notre État que par une triste et ennuyeuse modestie, nous ordonnons qu'ils attendront à les marier jusqu'à ce qu'ayant atteint l'âge limité par les ordonnances, elles viennent à les y contraindre. Défendons à nos magistrats de pourvoir à l'éducation de leurs enfants. &

De Paris, le i°^ de la lune de chalval, 1718.

Lettre CXXVI. Rica a ***.

On est bien embarrassé dans toutes les religions, quand il s'agit de donner une idée des plaisirs qui sont destinés à ceux qui ont bien vécu. On épouvante facilement les méchants par une longue suite de peines, dont on les menace ; mais, pour les gens vertueux, on ne sait que leur promettre. Il semble que la nature des plaisirs soit d'être 9

258 LETTRES PERSANES

d'une courte durée : l'imagination a peine à en représenter d'autres.

J'ai vu des descriptions du paradis capables d'y faire renoncer tous les gens de bon sens : les uns font jouer sans cesse de la flûte ces ombres heu- reuses ; d'autres les condamnent au supplice de se promener éternellement ; d'autres enfin, qui les font rêver là-haut aux maîtresses d'ici-bas, n'ont pas cru que cent millions d'années fussent un terme assez long pour leur ôter le goût de ces inquiétudes amoureuses.

Je me souviens à ce propos d'une histoire que j'ai ouï raconter à un homme qui avait été dans le pays du Mogol ; elle fait voir que les prêtres indiens ne sont pas moins stériles que les autres dans les idées qu'ils ont des plaisirs du paradis.

Une femme qui venait de perdre son mari vint en cérémonie chez le gouverneur de la ville, lui demander la permission de se brûler ; mais, comme dans les pays soumis aux mahométans on abolit tant qu'on peut cette cruelle coutume, il la refusa absolument.

Lorsqu'elle vit ses prières impuissantes, elle se jeta dans un furieux emportement. « Voyez, disait-elle, comme on est gêné ! Il ne sera seule- ment pas permis à une pauvre femme de se brûler quand elle en a envie ! A-t-on jamais vu rien de pareil ? Ma mère, ma tante, mes sœurs, se sont bien brûlées. Et, quand je vais demander per- mission à ce maudit gouverneur, il se fâche, et se met à crier comme un enragé. »

Il se trouva là, par hasard, un jeune bonze. « Homme infidèle, lui dit le gouverneur, est-ce toi qui as mis cette fureur dans l'esprit de cette femme? Non, dit-il, je ne lui ai jamais parlé ; mais, si elle m'en croit, elle consommera son

LETTRES PERSANES 259

sacrifice ; elle fera une action agréable au dieu Brania : aussi en sera-t-elle bien récompensée ; car elle retrouvera dans l'autre monde son mari, et elle recommencera avec lui un second mariage. Que dites- vous ? dit la femme surprise. Je retrouverai mon mari ? Ah ! j e ne me brûle pas. Il était jaloux, chagrin, et d'ailleurs si vieux, que, si le dieu Brama n'a point fait sur lui quelque réforme, sûrement il n'a pas besoin de moi. Me brûler pour lui !... pas seulement le bout du doigt pour le retirer du fond des enfers. Deux vieux bonzes qui me séduisaient, et qui savaient de quelle manière je vivais avec lui, n'avaient garde de me tout dire ; mais, si le dieu Brama n'a que ce présent à me faire, je renonce à cette béatitude. Monsieur le gouverneur, je me fais mahométane. Et pour vous, dit-elle en regardant le bonze, vous pouvez, si vous voulez, aller dire à mon mari que je me porte fort bien. ?>

De Paris, le 2 de la lune de chalval, 171 S.

Lettre CXXVIL Rica a Usbek.

Je t'attends ici demain : cependant je t'envoie tes lettres dlspahan. Les miennes portent que l'ambassadeur du Grand-Mogol a reçu ordre de sortir du royaume. On ajoute qu'on a fait arrêter le prince, oncle du roi, qui est chargé de son éducation ; qu'on l'a fait conduire dans un château, il est très étroitement gardé, et qu'on l'a privé de tous ses honneurs. Je suis touché du sort de ce prince, et je le plains.

Je te l'avoue, Usbek, je n'ai jamais vu couler les

26o LETTRES PERSx\NES

larmes de personne sans en être attendri : je sens de l'humanité pour les malheureux, comme s'il n'y avait qu'eux qui fussent hommes ; et les grands même, pour lesquels je trouve dans mon cœur de la dureté quand ils sont élevés, je les aime sitôt qu'ils tombent.

En effet, qu'ont-ils afiaire, dans la prospérité, d'une inutile tendresse ? elle approche trop de l'égalité. Ils aiment bien mieux du respect, qui ne demande point de retour. Mais, sitôt qu'ils sont déchus de leur grandeur, il n'y a que nos plaintes qui puissent leur en rappeler l'idée.

Je trouve quelque chose de bien naïf, et même de bien grand, dans les paroles d'un prince qui, près de tomber entre les mains de ses ennemis, voyant ses courtisans autour de lui qui pleuraient : « Je sens, leur dit-il, à vos larmes que j e suis encore votre roi. &

De Paris, le 3 de la lune de chai val, 1718.

Lettre CXXVIIL Rica a Ibben. A Smyrne.

Tu as ouï parler mille fois du fameux roi de Suède ^ Il assiégeait une place dans un royaume qu'on nomme la Norvège : comme il visitait la tranchée, seul avec un ingénieur, il a reçu un coup dans la tête, dont il est mort. On a fait sur-le- champ arrêter son premier ministre^ : les états se sont assemblés, et l'ont condamné à perdre la tête.

Il était accusé d'un grand crime : c'était d'avoir calomnié la nation, et de lui avoir fait perdre la

1 Charles XII. - Le baron de Gœrtz.

LETTRES PERSANES 261

confiance de son roi, forfait qui, selon moi, mérite mille morts.

Car enfin, si c'est une mauvaise action de noircir dans l'esprit du prince le dernier de ses sujets, qu'est-ce lorsque l'on noircit la nation entière, et qu'on lui ôte la bienveillance de celui que la Providence a établi pour faire son bonheur ?

Je voudrais que les hommes parlassent aux rois comme les anges parlent à notre saint prophète.

Tu sais que, dans les banquets sacrés le Seigneur des seigneurs descend du plus subhme trône du monde pour se communiquer à ses esclaves, je me suis fait une loi sévère de captiver une langue indocile ; on ne m'a jamais vu aban- donner une seule parole qui pût être amère au dernier de ses sujets. Quand il m'a fallu cesser d'être sobre, je n'ai point cessé d'être honnête homme ; et, dans cette épreuve de notre fidéhté, j'ai risqué ma vie, et jamais ma vertu.

Je ne sais comment il arrive qu'il n'y a presque jamais de prince si méchant, que son ministre ne le soit encore davantage ; s'il fait quelque action mauvaise, elle a presque toujours été suggérée ; de manière que l'amxbition des princes n'est jamais si dangereuse que la bassesse d'âme de ses conseillers. Mais comprends-tu qu'un homme qui n'est que d'hier dans le ministère, qui peut-être n'y sera pas demain, puisse devenir dans un moment l'ennemi de lui-même, de sa famille, de sa patrie, et du peuple qui naîtra à jamais de celui qu'il va faire opprimer ?

Un prince a des passions : le ministre les remue ; c'est de ce côté-là qu'il dirige son ministère ; il n'a point d'autre but, ni n'en veut connaître. Les courtisans le séduisent par leurs louanges ; et lui le flatte plus dangereusement par ses conseils,

262 LETTRES PERSANES

par les desseins qu'il lui inspire, et par les maximes qu'il lui propose.

De Paris, le 25 de la lune de saphar, 1719.

Lettre CXXIX. Rica a Usbek.

Je passais l'autre jour sur le Pont-Neuf avec un de mes amis : il rencontra un homme de sa connaissance, qu'il me dit être un géomètre ; et il n'y avait rien qui n'y parût, car il était dans une rêverie profonde ; il fallut que mon ami le tirât longtemps par la manche, et le secouât pour le faire descendre jusqu'à lui, tant il était occupé d'une courbe qui le tourmentait peut-être depuis plus de huit jours. Ils se firent tous deux beau- coup d'honnêtetés, et s'apprirent réciproquement quelques nouvelles littéraires. Ces discours les menèrent jusque sur la porte d'un café j'entrai avec eux.

Je remarquai que notre géomètre y fut reçu de tout le monde avec empressement, et que les gar- çons du café en faisaient beaucoup plus de cas que de deux mousquetaires qui étaient dans un coin. Pour lui, il parut qu'il se trouvait dans un heu agréable ; car il dérida un peu son visage, et se mit à rire comme s'il n'avait pas eu la moindre teinture de géométrie.

Cependant son esprit régulier toisait tout ce qui se disait dans la conversation. Il ressemblait à celui qui, dans un jardin, coupait avec son épée la tête des fleurs qui s'élevaient au-dessus des au- tres. Martyr de sa justesse, il était offensé d'une sailhe, comme une vue déhcate est offensée par

LETTRES PERSANES 263

une lumière trop vive. Rien pour lui n'était in- différent, pourvu qu'il fût vrai. Aussi sa conversa- tion était-elle singulière. Il était arrivé ce jour-là de la campagne avec un homme qui avait vu un château superbe et des jardins magnifiques ; et il n'avait vu, lui, qu'un bâtiment de soixante pieds de long sur trente-cinq de large, et un bosquet barlong de dix arpents : il aurait fort souhaité que les règles de la perspective eussent été tellement observées, que les allées des avenues eussent paru partout de même largeur ; et il aurait donné pour cela une méthode infaillible. Il parut fort satisfait d'un cadran qu'il y avait démêlé, d'une structure fort singulière ; et il s'échauffa fort contre un savant qui était auprès de moi, qui malheureusement lui demanda si ce cadran mar- quait les heures babyloniennes. Un nouvelliste parla du bombardement du château de Fon- tarabie ; et il nous donna soudain les propriétés de la ligne que les bombes avaient décrites en l'air ; et, charmé de savoir cela, il voulut en ignorer entièrement le succès. Un homme se plaignait d'avoir été ruiné l'hiver d'auparavant par une inondation. «Ce que vous me dites m'est fort agréable, dit alors le géomètre : je vois que je ne me suis pas trompé dans l'observation que j'ai faite, et qu'il est au moins tombé sur la terre deux pouces d'eau plus que l'année passée. ?>

Un moment après il sortit, et nous le suivîmes. Comme il allait assez vite, et qu'il négligeait de regarder devant lui, il fut rencontré directement par un autre homme : ils se choquèrent rudement ; et de ce coup ils rejaillirent chacun de leur côté, en raison réciproque de leur vitesse et de leurs masses. Quand ils furent un peu revenus de leur étourdissement, cet homme, portant la main sur

264 LETTRES PERSANES

le front, dit au géomètre : « Je suis bien aise que vous m'ayez heurté, car j'ai une grande nouvelle à vous apprendre : je viens de donner mon Horace au public. Comment ! dit le géomètre : il y a deux mille ans qu'il y est. Vous ne m'entendez pas, reprit l'autre : c'est une traduction de cet ancien auteur que je viens de mettre au jour; il y a vingt ans que je m'occupe à faire des tra- ductions.

« Quoi ! monsieur, dit le géomètre, il y a vingt ans que vous ne pensez pas ! Vous parlez pour les autres, et ils pensent pour vous. Monsieur, dit le savant, croyez- vous que je n'aie pas rendu un grand service au public de lui rendre la lecture des bons auteurs familière ? Je ne dis pas tout à fait cela : j'estime autant qu'un autre les sublimes génies que vous travestissez ; mais vous ne leur ressemblerez point ; car, si vous traduisez toujours, on ne vous traduira jamais.

« Les traductions sont comme ces monnaies de cuivre qui ont bien la même valeur qu'une pièce d'or, et même sont d'un plus grand usage pour le peuple ; mais elles sont toujours faibles et d'un mauvais aloi.

«Vous voulez, dites- vous, faire renaître parmi nous ces illustres morts : et j'avoue que vous leur donnez bien un corps ; mais vous ne leur rendez pas la vie : il y manque toujours un esprit pour les animer.

« Que ne vous appliquez-vous plutôt à la re- cherche de tant de belles vérités qu'un calcul facile nous fait découvrir tous les jours ? » Après ce petit conseil, ils se séparèrent, je crois, très mécontents l'un de l'autre.

De Paris, le dernier de la lune de rebiab 2, 1719.

LETTRES PERSANES 265

Lettre CXXX. Rica a ***.

Je te parlerai dans cette lettre d'une certaine nation qu'on appelle les nouvellistes, qui s'assem- blent dans un jardin magnifique, leur oisiveté est toujours occupée. Ils sont très inutiles à TÉtat, et leurs discours de cinquante ans n'ont pas un effet différent de celui qu'aurait pu produire un silence aussi long : cependant ils se croient con- sidérables, parce qu'ils s'entretiennent de projets magnifiques, et traitent de grands intérêts.

La base de leurs conversations est une curiosité frivole et ridicule : il n'y a point de cabinet si mystérieux qu'ils ne prétendent pénétrer ; ils ne sauraient consentir à ignorer quelque chose ; ils savent combien notre auguste sultan a de femmes, combien il fait d'enfants toutes les années ; et, quoiqu'ils ne fassent aucune dépense en espions, ils sont instruits des mesures qu'il prend pour humilier l'empereur des Turcs et celui des Mogols.

A peine ont-ils épuisé le présent, qu'ils se pré- cipitent dans l'avenir ; et, marchant au-devant de la Providence, ils la préviennent sur toutes les démarches des hommes. Ils conduisent un général par la main ; et, après l'avoir loué de mille sottises qu'il n'a pas faites, ils lui en préparent mille autres qu'il ne fera pas.

Ils font voler les armées comme les grues, et tomber les murailles comme des cartons ; ils ont des ponts sur toutes les rivières, des routes secrètes dans toutes les montagnes, des magasins immenses dans les sables brûlants : il ne leur manque que le bon sens.

Il y a un homme, avec qui je loge, qui reçut cette lettre d'un nouvelliste ; comme elle m'a paru singuhère, je la gardai ; la voici :

266 LETTRES PERSANES

« Monsieur,

« Je me trompe rarement dans mes conjectures sur les affaires du temps. Le i^'^ janvier 1711, je prédis que l'empereur Joseph mourrait dans le cours de l'année : il est vrai que, comme il se portait fort bien, je crus que je me ferais moquer de moi si je m'expliquais d'une manière bien claire, ce qui fit que je me servis de termes un peu énig- matiques ; mais les gens qui savent raisonner m'entendirent bien. Le 17 avril de la même année il mourut de la petite vérole.

« Dès que la guerre fut déclarée entre l'empereur et les Turcs, j'allai chercher nos messieurs dans tous les coins des Tuileries ; je les assemblai près du bassin, et leur prédis qu'on ferait le siège de Belgrade, et qu'il serait pris. J'ai été assez heureux pour que ma prédiction ait été accompHe. Il est vrai que, vers le milieu du siège, je pariai cent pistoles qu'il serait pris le 18 août ^ ; il ne fut pris que le lendemain : peut-on perdre à si beau jeu?

« Lorsque je vis que la flotte d'Espagne débar- quait en Sardaigne, je jugeai qu'elle en ferait la conquête : je le dis, et cela se trouva vrai. Enflé de ce succès, j'ajoutai que cette flotte victorieuse irait débarquer à Final pour faire la conquête du Milanès. Comme je trouvai de la résistance à faire recevoir cette idée, je voulus la soutenir glorieuse- ment : je pariai cinquante pistoles, et je les perdis encore ; car ce diable d'Albéroni, malgré la foi des traités, envoya sa flotte en Sicile, et trompa tout à la fois deux grands politiques, le duc de Savoie et moi.

« Tout cela, monsieur, me déroute si fort, que j'ai résolu de prédire toujours et de ne parier jamais.

1 1717.

LETTRES PERSANES 267

Autrefois nous ne connaissions point aux Tuileries l'usage des paris, et feu M. le comte de L... ne les souffrait guère : mais, depuis qu'une troupe de petits-maîtres s'est mêlée parmi nous, nous ne savons plus nous en sommes. A peine ouvrons- nous la bouche pour dire une nouvelle, qu'un de ces jeunes gens propose de parier contre.

«L'autre jour, comme j'ouvrais mon manu- scrit, et accommodais mes lunettes sur mon nez, un de ces fanfarons, saisissant justement l'inter- valle du premier mot au second, me dit : « Je parie « cent pistoles que non. » Je fis semblant de n'avoir pas fait attention à cette extravagance ; et, re- prenant la parole d'une voix plus forte, je dis : « M. le maréchal de *'^'^ ayant appris... Cela « est faux, me dit-il ; vous avez toujours des nou- « velles extravagantes ; il n'y a pas le sens commun « à tout cela. » Je vous prie, monsieur, de me faire le plaisir de me prêter trente pistoles ; car je vous avoue que ces paris m'ont fort dérangé. Je vous envoie la copie de deux lettres que j'ai écrites au ministre. Je suis, etc. »

LETTRES d'un NOUVELLISTE AU MINISTRE.

« Monseigneur,

« Je suis le sujet le plus zélé que le roi ait jamais eu. C'est moi qui obligeai un de mes amis d'exé- cuter le projet que j'avais formé d'un livre pour démontrer que Louis le Grand était le plus grand de tous les princes qui ont mérité le nom de Grand. Je travaille depuis longtemps à un autre ouvrage qui fera encore plus d'honneur à notre nation, si votre grandeur veut m'accorder un privilège : mon dessein est de prouver que, depuis le com- mencement de la monarchie, les Français n'ont

268 LETTRES PERSANES

jamais été battus, et que ce que les historiens ont dit jusqu'ici de nos désavantages sont de véri- tables impostures. Je suis obligé de les redresser en bien des occasions ; et j'ose me flatter que je brille surtout dans la critique. Je suis, monsei- gneur, etc. »

« Monseigneur,

« Depuis la perte que nous avons faite de M. le comte de L..., nous vous supplions d'avoir la bonté de nous permettre d'élire un président. Le désordre se met dans nos conférences, et les affaires d'État n'y sont pas traitées avec la même discus- sion que par le passé; nos jeunes gens vivent absolument sans égard pour les anciens, et entre eux sans discipline : c'est le véritable conseil de Roboam, les jeunes imposent aux vieillards. Nous avons beau leur représenter que nous étions paisibles possesseurs des Tuileries vingt ans avant qu'ils ne fussent au monde ; je crois qu'ils nous en chasseront à la fin, et qu'obligés de quitter ces lieux, nous avons tant de fois évoqué les om- bres de nos héros français, il faudra que nous allions tenir nos conférences au Jardin du Roi ou dans quelque lieu plus écarté. Je suis... »

De Paris, le 7 de la lune de'gemmadi 2, 1719-

Lettre CXXXL Rhédi a Rica.

A Paris.

Une des choses qui a le plus exercé ma curiosité en arrivant en Europe, c'est l'histoire et l'origine des répubhques. Tu sais que la plupart des Asia- tiques n'ont pas seulement d'idée de cette sorte

LETTRES PERSANES 269

de gouvernement, et que l'imagination ne les a pas servis jusqu'à leur faire comprendre qu'il puisse y en avoir sur la terre d'autre que le des- potique.

Les premiers gouvernements du monde furent monarchiques : ce ne fut que par hasard et par la succession des siècles que les républiques se formèrent.

La Grèce ayant été abîmée par un déluge, de nouveaux habitants vinrent la peupler : elle tira presque toutes ses colonies d'Egypte et des con- trées de l'Asie les plus voisines ; et, comme ces pays étaient gouvernés par des rois, les peuples qui en sortirent furent gouvernés de même. ]\lais la tyrannie de ces princes devenant trop pesante, on secoua le joug ; et du débris de tant de royaumes s'élevèrent ces républiques qui firent si fort fleurir la Grèce, seule polie au milieu des barbares.

L'amour de la liberté, la haine des rois, conserva longtemps la Grèce dans l'indépendance, et étendit au loin le gouvernement républicain. Les villes grecques trouvèrent des alliés dans l'Asie ^Mineure : elles y envoyèrent des colonies aussi libres qu'elles, qui leur servirent de remparts contre les entre- prises des rois de Perse. Ce n'est pas tout : la Grèce peupla l'Italie; l'Itahe, l'Espagne et peut-être les Gaules. On sait que cette grande Hespérie, si fa- meuse chez les anciens, était au commencement la Grèce, que ses voisins regardaient comme un séjour de félicité ; les Grecs, qui ne trouvaient point chez eux ce pays heureux, l' allèrent chercher en Italie ; ceux d'Italie, en Espagne ; ceux d'Espagne, dans la Bétique ou le Portugal : de manière que toutes ces régions portèrent ce nom chez les anciens. Ces colonies grecques apportèrent avec elles un esprit de liberté qu'elles avaient pris dans ce doux pays.

270 LETTRES PERSANES

Ainsi, on ne voit guère, dans ces temps reculés, de monarchies dans l'Italie, l'Espagne, les Gaules. On verra bientôt que les peuples du nord et d'Alle- magne n'étaient pas moins libres ; et, si l'on trouve des vestiges de quelque royauté parmi eux, c'est qu'on a pris pour des rois les chefs des armées ou des républiques.

Tout ceci se passait en Europe ; car, pour l'Asie et l'Afrique, elles ont toujours été accablées sous le despotisme, si vous en exceptez quelques villes de l'Asie Mineure dont nous avons parlé, et la république de Cartilage en Afrique.

Le monde fut partagé entre deux puissantes républiques : celle de Rome et celle de Carthage. Il n'y a rien de si connu que les commencements de la république romaine, et rien qui le soit si peu que l'origine de celle de Carthage. On ignore abso- lument la suite des princes africains depuis Didon, et comment ils perdirent leur puissance. C'eût été un grand bonheur pour le monde que l'agran- dissement prodigieux de la république romaine, s'il n'y avait pas eu cette différence injuste entre les citoyens romains et les peuples vaincus ; si l'on avait donné aux gouverneurs des provinces une autorité moins grande ; si les lois si saintes pour empêcher leur tyrannie avaient été ob- servées ; et s'ils ne s'étaient pas servis pour les faire taire des mêmes trésors que leur injustice avait amassés.

Il semble que la hberté soit faite pour le génie des peuples d'Europe, et la servitude pour celui des peuples d'Asie. C'est en vain que les Romains offrirent aux Cappadociens ce précieux trésor ; cette nation lâche le refusa, et elle courut à la servi- tude avec le même empressement que les autres peuples couraient à la liberté.

LETTRES PERSANES 271

César opprima la république romaine, et la sou- mit à un pouvoir arbitraire.

L'Europe gémit longtemps sous un gouverne- ment militaire et violent, et la douceur romaine fut changée en une cruelle oppression.

Cependant une infinité de nations inconnues sortirent du nord, se répandirent comme des torrents dans les pro\ànces romaines ; et, trouvant autant de facilité à faire des conquêtes qu'à exercer leurs pirateries, les démembrèrent, et en firent des royaumes. Ces peuples étaient libres ; et ils bor- naient si fort l'autorité de leurs rois, qu'ils n'étaient proprement que des chefs ou des généraux. Ainsi ces royaumes, quoique fondés par la force, ne sentirent point le joug du vainqueur. Lorsque les peuples d'Asie, comme les Turcs et les Tartares, firent des conquêtes, soumis à la volonté d'un seul, ils ne songèrent qu'à lui donner de nouveaux sujets, et à établir par les armes son autorité violente ; mais les peuples du nord, libres dans leur pays, s'emparant des pro\'inces romaines, ne donnèrent point à leurs chefs une grande autorité. Quelques-uns même de ces peuples, comme les Vandales en Afrique, les Goths en Espagne, dépo- saient leurs rois dès qu'ils n'en étaient pas satis- faits ; et, chez les autres, l'autorité du prince était bornée de mille manières différentes : un grand nombre de seigneurs la partageaient avec lui ; les guerres n'étaient entreprises que de leur con- sentement ; les dépouilles étaient partagées entre le chef et les soldats ; aucun impôt en faveur du prince ; les lois étaient faites dans les assemblées de la nation. Voilà le principe fondamental de tous ces États, qui se formèrent des débris de l'em- pire romain.

De Venise, le 20 de la lune de rhégeb, 1719.

272 LETTRES PERSANES

Lettre CXXXII. Rica a ***.

Je fus il y a cinq ou six mois dans un café ; je remarquai un gentilhomme assez bien mis qui se faisait écouter : il parlait du plaisir qu'il y avait de vivre à Paris ; il déplorait sa situation d'être obligé de vivre dans la province. « J'ai, dit-il, quinze mille livres de rentes en fonds de terre, et je me croirais plus heureux si j'avais le quart de ce bien-là en argent et en effets portables partout. J'ai beau presser mes fermiers, et les accabler de frais de justice, je ne fais que les rendre plus insolvables : je n'ai jamais pu voir cent pistoles à la fois. Si je devais dix mille francs, on me ferait saisir toutes mes terres, et je serais à l'hô- pital. »

Je sortis sans avoir fait grande attention à tout ce discours ; mais, me trouvant hier dans ce quar- tier, j'entrai dans la même maison ; et j'y vis un homme grave, d'un visage pâle et allongé, qui, au milieu de cinq ou six discoureurs, paraissait morne et pensif, jusques à ce que, prenant brusquement la parole : « Oui, messieurs, dit-il en haussant la voix, je suis ruiné : je n'ai plus de quoi vivre ; car j'ai actuellement chez moi deux cent mille livres en billets de banque, et cent mille écus d'argent : je me trouve dans une situation affreuse ; je me suis cru riche ; et me voilà à l'hôpital ; au moins si j'avais seulement une petite terre je pusse me retirer, je serais sûr d'avoir de quoi vivre : mais je n'ai pas grand comme ce chapeau en fonds de terre. »

Je tournai par hasard la tête d'un autre côté, et je vis un autre homme qui faisait des grimaces de possédé. « A qui se fier désormais ? s'écriait-il.

LETTRES PERSANES 273

Il y a un traître que je croyais si fort de mes amis que je lui avais prêté mon argent, et il me l'a rendu ! quelle perfidie horrible ! Il a beau faire, dans mon esprit il sera toujours déshonoré. »

Tout près de était un homme très mal vêtu qui, élevant les yeux au ciel, disait : « Dieu bénisse les projets de nos ministres ! Puissé-je voir les actions à deux mille, et tous les laquais de Paris plus riches que leurs maîtres ! » J'eus la curiosité de demander son nom. « C'est un homme extrême- ment pauvre, me dit-on ; aussi a-t-il un pauvre métier : il est généalogiste, et il espère que son art rendra, si les fortunes continuent ; et que tous ces nouveaux riches auront besoin de lui pour réformer leur nom, décrasser leurs ancêtres, et orner leurs carrosses ; il s'imagine qu'il va faire autant de gens de qualité qu'il voudra, et il tres- saillit de joie de voir multiplier ses pratiques. »

Enfin, je vis entrer un vieillard pâle et sec, que je reconnus pour nouvelliste avant qu'il se fût assis ; il n'était pas du nombre de ceux qui ont une assurance victorieuse contre tous les revers, et présagent toujours les victoires et les trophées : c'était au contraire un de ces trembleurs qui n'ont que des nouvelles tristes. « Les affaires vont bien mal du côté d'Espagne, dit-il ; nous n'avons point de cavalerie sur la frontière, et il est à craindre que le prince Pio, qui en a un gros corps, ne fasse contribuer tout le Languedoc. » Il y avait vis-à-vii de moi un philosophe assez mal en ordre qui pre- nait le nouvelliste en pitié, et haussait les épaules à mesure que l'autre haussait la voix. Je m'appro- chai de lui, et il me dit à l'oreille : « Vous voyez que ce fat nous entretient, il y a une heure, de sa frayeur pour le Languedoc ; et moi, j'aperçus hier au soir une tache dans le soleil, qui, si elle

274 LETTRES PERSANES

augmentait, pourrait faire tomber toute la nature en engourdissement ; et je n'ai pas dit un seul mot. »

De Paris, le 17 de la lune de rhamazan, 1719-

Lettre CXXXIIL Rica a ***.

J'allai l'autre jour voir une grande biblio- thèque dans un couvent de dervis, qui en sont comme les dépositaires, mais qui sont obligés d'3^ laisser entrer tout le monde à certaines heures.

En entrant je vis un homme grave qui se pro- menait au milieu d'un nombre innombrable de volumes qui l'entouraient. J'allai à lui, et le priai de me dire quels étaient quelques-uns de ces livres que je voyais mieux reliés que les autres. « Mon- sieur, me dit-il, j'habite ici une terre étrangère : je n'y connais personne. Bien des gens me font de pareilles questions ; mais vous voyez bien que je n'irai pas lire tous ces livres pour les satisfaire ; mais j'ai mon bibliothécaire qui vous donnera satisfaction, car il s'occupe nuit et jour à déchif- frer tout ce que vous voyez ; c'est un homme qui n'est bon à rien, et qui nous est très à charge, parce qu'il ne travaille point pour le couvent. Mais j'en- tends l'heure du réfectoire qui sonne. Ceux qui comme moi sont à la tête d'une communauté doivent être les premiers à tous les exercices. » En disant cela, le moine me poussa dehors, ferma la porte, et, comme s'il eût volé, disparut à mes yeux.

De Paris, le 21 de la lune de rhamazan, 1719.

LETTRES PERSANES 275

Lettre CXXXIV. Rica au même.

Je retournai le lendemain à cette bibliothèque, je trouvai tout un autre homme que celui que j'avais vu la première fois. Son air était simple, sa physionomie spirituelle, et son abord très affable. Dès que je lui eus fait connaître ma curiosité, il se mit en devoir de la satisfaire, et même, en qualité d'étranger, de m'instruire.

« Mon père, lui dis- je, quels sont ces gros volumes qui tiennent tout ce côté de bibliothèque ? Ce sont, me dit-il, les interprètes de l'Écriture. Il y en a un grand nombre ! lui repartis- je : il faut que l'Écriture fût bien obscure autrefois, et bien claire à présent. Reste-t-il encore quelques doutes ? Peut-il y avoir des points contestés ? S'il y en a, bon Dieu ! s'il y en a ! me répondit-il : il y en a presque autant que de lignes. Oui ! lui dis- je ; et qu'ont donc fait tous ces auteurs ? Ces auteurs, me repartit-il, n'ont point cherché dans l'Écriture ce qu'il faut croire, mais ce qu'ils croient eux-mêmes ; ils ne l'ont point regardée comme un livre étaient contenus les dogmes qu'ils devaient recevoir, mais comme un ouvrage qui pourrait donner de l'autorité à leurs propres idées : c'est pour cela qu'ils en ont corrompu tous les sens, et ont donné la torture à tous les passages. C'est un pays les hommes de toutes les sectes font des descentes, et vont comme au pillage ; c'est un champ de bataille les nations ennemies qui se rencontrent livrent bien des combats, l'on s'attaque, l'on s'escarmouche de bien des manières.

« Tout près de vous voyez les livres ascétiques ou de dévotion ; ensuite les livres de morale, bien

276 LETTRES PERSANES

plus utiles ; ceux de théologie, doublement inin- telligibles et par la matière qui y est traitée et par la manière de la traiter ; les ouvrages des mys- tiques, c'est-à-dire des dévots qui ont le cœur tendre. Ah ! mon père, lui dis-je, un moment ; n'allez pas si vite : parlez-moi de ces mystiques. Mon- sieur, dit-il, la dévotion échauffe un cœur disposé à la tendresse, et lui fait envoyer des esprits au cerveau qui réchauffent de même, d'où naissent les extases et les ravissements. Cet état est le délire de la dévotion ; souvent il se perfectionne, ou plutôt dégénère en quiétisme : vous savez qu'un quiétiste n'est autre chose qu'un homme fou, dévot et libertin.

« Voyez les casuistes, qui mettent au jour les secrets de la nuit, qui forment dans leur imagina- tion tous les monstres que le démon d'amour peut produire, les rassemblent, les comparent, et en font l'objet éternel de leurs pensées : heureux si leur cœur ne se met pas de la partie, et ne de- vient pas lui-même complice de tant d'égarements si naïvement décrits et si nûment peints !

« Vous voyez, monsieur, que je pense librement, et que je vous dis tout ce que je pense. Je suis naturellement naïf, et plus encore avec vous, qui êtes un étranger, qui voulez savoir les choses, et les savoir telles qu'elles sont. Si je voulais, je ne vous parlerais de tout ceci qu'avec admiration ; je vous dirais sans cesse : « Cela est divin ! cela est respectable ! il y a du merveilleux ! » Et il en arriverait de deux choses l'une, ou que je vous tromperais, ou que je me déshonorerais dans votre esprit. »

Nous en restâmes là; une affaire qui survint au der- vis rompit notre conversation jusqu'au lendemain.

De Paris, le 23 de la lune de rhamazau, 1719.

LETTRES PERSANES 277

Lettre CXXXV. Rica au même.

Je revins à l'heure marquée, et mon homme me mena précisément dans Tendroit nous nous étions quittés. « Voici, me dit-il, les grammairiens, les glossateurs et les commentateurs. Mon père, lui dis-je, tous ces gens -là ne peuvent-ils pas se dispenser d'avoir du bon sens ? Oui, dit-il, ils le peuvent ; et même il n'y parait pas ; leurs ouvrages n'en sont pas plus mauvais : ce qui est très commode pour eux. Cela est vrai, lui dis-je ; et je connais bien des philosophes qui feraient bien de s'appliquer à ces sortes de sciences-là.

« Voilà, poursuivit-il, les orateurs, qui ont le talent de persuader indépendamment des raisons ; et les géomètres, qui obligent un homme malgré lui d'être persuadé, et le convainquent avec tyrannie.

« Voici les livres de métaphysique, qui traitent de si grands intérêts, et dans lesquels l'infini se rencontre partout ; les livres de physique, qui ne trouvent pas plus de merveilleux dans l'économie du vaste univers que dans la machine la plus simple de nos artisans ; les livres de médecine, ces monu- ments de la fragilité de la nature et de la puissance de l'art, qui font trembler quand ils parlent des maladies même les plus légères, tant ils nous ren- dent la mort présente, mais qui nous mettent dans une sécurité entière quand ils parlent de la vertu des remèdes, comme si nous étions devenus immortels.

« Tout près de sont les livres d'anatomie, qui contiennent bien moins la description des parties du corps humain que les noms barbares qu'on leur a donnés : chose qui ne guérit ni le malade de son mal, ni le médecin de son ignorance.

« Voici la chimie, qui habite tantôt l'hôpital

278 LETTRES PERSANES

et tantôt les petites maisons, comme des de- meures qui lui sont également propres.

« Voici les livres de sciences, ou plutôt d'igno- rance occulte ; tels sont ceux qui contiennent quel- que espèce de diablerie : exécrables selon la plu- part des gens, pitoyables selon moi. Tels sont encore les livres d'astrologie judiciaire. Que dites-vous, mon père ? Les livres d'astrologie judiciaire ! repartis- je avec feu ; et ce sont ceux dont nous faisons le plus de cas en Perse : ils règlent toutes les actions de notre vie, et nous dé- terminent dans toutes nos entreprises ; les astro- logues sont proprement nos directeurs ; ils font plus, ils entrent dans le gouvernement de l'État. Si cela est, me dit-il, vous vivez sous un joug bien plus dur que celui de la raison : voilà ce qui s'appelle le plus étrange de tous les empires : je plains bien une famille, et encore plus une nation qui se laisse si fort dominer par les planètes. Nous nous servons, lui repartis-je, de l'astrologie, comme vous vous servez de l'algèbre. Chaque nation a sa science selon laquelle elle règle sa politique. Tous les astrologues ensemble n'ont jamais fait tant de sottises en notre Perse qu'un seul de vos algébristes en a fait ici. Croyez-vous que le con- cours fortuit des astres ne soit pas une règle aussi sûre que les beaux raisonnements de votre faiseur de système^? Si l'on comptait les voix là-dessus en France et en Perse, ce serait un beau sujet de triomphe pour l'astrologie ; vous verriez les mathé- maticiens bien humiliés : quel accablant corol- laire en pourrait-on tirer contre eux ! »

Notre dispute fut interrompue, et il fallut nous quitter.

De Paris, le 26 de la liine de rharaazan, 1719.

1 Law.

LETTRES PERSANES 279

Lettre CXXXVI. Rica au même.

Dans l'entrevue suivante, mon savant me mena dans un cabinet particulier. « Voici les livres d'his- toire moderne, me dit-il. Voyez premièrement les historiens de l'Église et des papes, hvres que je lis pour m'édifier, et qui font souvent en moi un effet tout contraire.

« Là, ce sont ceux qui ont écrit de la décadence du formidable empire romain, qui s'était formé du débris de tant de monarchies, et sur la chute duquel il s'en forma aussi tant de nouvelles. Un nombre infini de peuples barbares, aussi inconnus que les pays qu'ils habitaient, parurent tout à coup, l'inon- dèrent, le ravagèrent, le dépecèrent, et fondèrent tous les royaumes que vous voyez à présent en Europe. Ces peuples n'étaient point proprement barbares, puisqu'ils étaient libres ; mais ils le sont devenus depuis que, soumis pour la plupart à une puissance absolue, ils ont perdu cette douce liberté si conforme à la raison, à l'humanité et à la nature.

« Vous voyez ici les historiens de l'Allemagne, laquelle n'est qu'une ombre du premier empire, mais qui est, je crois, la seule puissance qui soit sur la terre que la division n'a point affaiblie ; la seule, je crois encore, qui se fortifie à mesure de ses pertes, et qui, lente à profiter des succès, devient indomp- table par ses défaites.

« Voici les historiens de France, Ton voit d'a- bord la puissance des rois se former, mourir deux fois, renaître de même, languir ensuite pendant plusieurs siècles; mais, prenant insensiblement des forces, accrue de toutes parts, monter à son dernier période : semblable à ces fleuves qui dans

28o LETTRES PERSANES

leur course perdent leurs eaux, ou se cachent sous terre ; puis, reparaissant de nouveau, grossis par les rivières qui s'y jettent, entraînent avec rapidité tout ce qui s'oppose à leur passage.

« Là, vous voyez la nation espagnole sortir de quelques montagncb ; les princes mahométans subjugués aussi insensiblement qu'ils avaient rapidement conquis ; tant de royaumes réunis dans une vaste monarchie, qui devint presque la seule, jusqu'à ce qu'accablée de sa fausse opulence elle perdit sa force et sa réputation même, et ne con- serva que l'orgueil de sa première puissance.

« Ce sont ici les historiens d'Angleterre, l'on voit la liberté sortir sans cesse des feux de la dis- corde et de la sédition ; le prince toujours chance- lant sur un trône inébranlable ; une nation impa- tiente, sage dans sa fureur même, et qui, maîtresse de la mer (chose inouïe jusqu'alors), mêle le com- merce avec l'empire.

« Tout près de sont les historiens de cette autre reine de la mer, la république de Hollande, si res- pectée en Europe et si formidable en Asie, ses négociants voient tant de rois prosternés devant eux.

«Les historiens d'Itahe vous représentent une nation autrefois maîtresse du monde, aujourd'hui esclave de toutes les autres ; ses princes divisés et faibles, et sans autre attribut de souveraineté qu'une vame poHtique.

« Voilà les historiens des républiques : de la Suisse, qui est l'image de la liberté ; de Venise, qui n'a de ressources qu'en son économie ; et de Gênes, qui n'est superbe que par ses bâtiments.

« Voici ceux du nord, et entre autres de la Pologne, qui use si mal de sa liberté et du droit qu'elle a d'éhre ses rois, qu'il semble qu'elle veuille consoler

LETTRES PERSANES 281

par les peuples ses voisins, qui ont perdu l'un et l'autre. »

Là-dessus, nous nous séparâmes jusqu'au lende- main.

De Paris, le 2 de la lune de chalval, 1719.

Lettre CXXXVIL Rica au même.

Le lendemain il me mena dans un autre cabinet. «Ce sont ici les poètes, me dit-il, c'est-à-dire ces auteurs dont le métier est de mettre des entraves au bon sens, et d'accabler la raison sous les agré- ments, comme on ensevelissait autrefois les femmes sous leurs parures et leurs ornements. \^ous les con- naissez ; ils ne sont pas rares chez les Orientaux, le soleil, plus ardent, semble échauffer les ima- ginations mêmes.

« Voici les poèmes épiques. Eh ! qu'est-ce que les poèmes épiques? En vérité, me dit-il, je n'en sais rien ; les connaisseurs disent qu'on n'en a jamais fait que deux, et que les autres qu'on donne sous ce nom ne le sont point : c'est aussi ce que je ne sais pas. Ils disent de plus qu'il est impossible d'en faire de nouveaux; et cela est encore plus surprenant.

« Voici les poètes dramatiques, qui, selon moi, sont les poètes par excellence, et les maîtres des passions. Il y en a de deux sortes : les comiques, qui nous remuent si doucement ; et les tragiques, qui nous troublent et nous agitent avec tant de violence.

«Voici les Ijnnques, que je méprise autant que je fais cas des autres, et qui font de leur art une harmonieuse extravagance.

«On voit ensuite les auteurs des idylles et des

282 LETTRES PERSANES

églogues, qui plaisent même aux gens de cour par ridée qu'ils leur donnent d'une certaine tranquillité qu'ils n'ont pas, et qu'ils leur montrent dans la condition des bergers.

« De tous les auteurs que nous avons vus, voici les plus dangereux : ce sont ceux qui aiguisent les épigrammes, qui sont de petites flèches déliées qui font une plaie profonde et inaccessible aux remèdes.

« Vous voyez ici les romans, dont les auteurs sont des espèces de poètes, et qui outrent également le langage de l'esprit et celui du cœur ; qui passent leur vie à chercher la nature, et la manquent tou- jours ; et qui font des héros qui y sont aussi étran- gers que les dragons ailés et les hippocentaures.

« J'ai vu, lui dis-je, quelques-uns de vos romans ; et, si vous vo^àez les nôtres, vous en seriez encore plus choqué. Ils sont aussi peu naturels, et d'ailleurs extrêmement gênés par nos mœurs : il faut dix années de passion avant qu'un amant ait pu voir seulement le visage de sa maîtresse. Cepen- dant les auteurs sont forcés de faire passer les lecteurs dans ces ennuyeux préliminaires. Or, il est impossible que les incidents soient variés : on a re- cours à un artifice pire que le mal même qu'on veut guérir ; c'est aux prodiges. Je suis sûr que vous ne trouverez pas bon qu'une magicienne fasse sortir une armée de dessous terre, qu'un héros, lui seul, en détruise une de cent mille hommes. Cependant voilà nos romans : ces aventures froides et souvent répétées nous font languir, et ces prodiges extra- vagants nous révoltent. »

De Paris, le 6 de la lune de chalval, 1719.

LETTRES PERSANES 283

Lettre CXXX\TIL Rica a Ibben. A Smyrne.

Les ministres se succèdent et se détruisent ici comme les saisons ; depuis trois ans j'ai \ni changer quatre fois de système sur les finances. On lève aujourd'hui, en Perse et en Turquie, les subsides de la même manière que les fondateurs de ces monarchies les levaient : il s'en faut bien qu'il en soit ici de même. Il est vrai que nous n'y mettons pas tant d'esprit que les Occidentaux. Nous croyons qu'il n'y a pas plus de différence entre l'adminis- tration des revenus du prince et de ceux d'un par- ticulier qu'il y en a entre compter cent mille tomans ou en compter cent ; mais il y a ici bien plus de finesse et de mj^stère. Il faut que de grands génies travaillent nuit et jour ; qu'ils enfantent sans cesse, et avec douleur, de nouveaux projets ; qu'ils écoutent les avis d'une infinité de gens qui travaillent pour eux sans en être priés ; qu'ils se retirent et vivent dans le fond d'un cabinet im- pénétrable aux grands et sacré aux petits ; qu'ils aient toujours la tête remphe de secrets importants, de desseins miraculeux, de systèmes nouveaux ; et qu'absorbés dans les méditations ils soient privés non seulement de l'usage de la parole, mais même quelquefois de la politesse.

Dès que le feu roi eut fermé les yeux, on pensa à établir ime nouvelle administration. On sentait qu'on était mal ; mais on ne savait comment faire pour être mieux. On s'était mal trouvé de l'autorité sans bornes des ministres précédents : on la voulut partager. On créa, pour cet effet, six ou sept con- seils ; et ce ministère est peut-être celui de tous qui a gouverné la France avec plus de sens ; la durée

284 LETTRES PERSANES

en fut courte, aussi bien que celle du bien qu'il produisit.

La France, à la mort du feu roi, était un corps accablé de mille maux : N*** ^ prit le fer à la main, retrancha les chairs inutiles, et appliqua quelques remèdes topiques ; mais il restait toujours un vice intérieur à guérir. Un étranger" est venu qui a entrepris cette cure. Après bien des remèdes violents, il a cm lui avoir rendu son embonpoint, et il l'a seulement rendue bouffie.

Tous ceux qui étaient riches, il y a six mois, sont à présent dans la pauvreté, et ceux qui n'avaient pas de pain regorgent de richesses. Jamais ces deux extrémités ne se sont touchées de si près. L'étranger a tourné l'État comme un fripier tourne un habit : il fait paraître dessus ce qui était des- sous ; et ce qui était dessus, il le met à l'envers. Quelles fortunes inespérées, incroyables même à ceux qui les ont faites ! Dieu ne tire pas plus rapide- ment les hommes du néant. Que de valets servis par leurs camarades, et peut-être demain par leurs maîtres !

Tout ceci produit souvent des choses bizarres. Les laquais qui avaient fait fortune sous le règne passé vantent aujourd'hui leur naissance : ils ren- dent à ceux qui viennent de quitter leur livrée dans une certaine rue, tout le mépris qu'on avait pour eux il y a six mois ; ils crient de toute leur fçrce : « La noblesse est ruinée ! Quel désordre dans l'État ! quelle confusion dans les rangs ! On ne voit que des inconnus faire fortune Je te promets que ceux-ci prendront bien leur revanche sur ceux qui viendront après eux, et que, dans trente ans, ces gens de qualité feront bien du bruit.

De Paris, le i^r de la lune de zilcadé, 1720. 1 Le duc de Noailles, - Law.

LETTRES PERSANES 285

Lettre CXXXIX. Rica au même.

Voici un grand exemple de la tendresse conjugale, non seulement dans une femme, mais dans une reine. La reine de Suède, voulant à toute force faire associer le prince son époux à la couronne, j)our aplanir toutes les difficultés, a envoyé aux États une déclaration par laquelle elle se désiste de la régence, en cas qu'il soit élu.

Il y a soixante et quelques années qu'une autre reine, nommée Christine, abdiqua la couronne pour se donner tout entière à la philosophie. Je ne sais lequel de ces deux exemples nous devons admirer davantage.

Quoique j'approuve assez que chacun se tienne ferme dans le poste la nature l'a mis, et que je ne puisse louer la faiblesse de ceux qui, se trouvant au-dessous de leur état, le quittent comme par une espèce de désertion, je suis cependant frappé de la grandeur d'âme de ces deux princesses, et de voir l'esprit de l'une et le cœur de l'autre supérieurs à leur fortune. Christine a songé à connaître dans le temps que les autres ne songent qu'à jouir ; et l'autre ne veut jouir que pour mettre tout son bonheur entre les mains de son auguste époux.

De Paris, le 27 de la lune de maharram, 1720.

Lettre CXL. Rica a Usbek.

Le parlement de Paris vient d'être relégué dans une petite ville qu'on appelle Pontoise. Le conseil

286 LETTRES PERSANES

lui a envoyé enregistrer ou approuver une dé- claration qui le deshonore ; et il l'a enregistrée d'inie manière qui déshonore le conseil.

On menace d'un pareil traitement quelques parlements du royaume.

Ces compagnies sont toujours odieuses ; elles n'approchent des rois que pour leur dire de tristes vérités ; et pendant qu'une foule de courtisans leur représentent sans cesse un peuple heureux sous leur gouvernement, elles viennent démentir la flatterie et apporter aux pieds du trône les gémisse- ments et les larmes dont elles sont dépositaires.

C'est un pesant fardeau, mon cher Usbek, que celui de la vérité, lorsqu'il faut la porter jusqu'aux princes ! Ils doivent bien penser que ceux qui le font y sont contraints, et qu'ils ne se résoudraient jamais à faire des démarches si tristes et si affli- geantes pour ceux qui les font, s'ils n'y étaient forcés par leur devoir, leur respect, et même leur amour.

De Paris, le 21 de la lune de gemmadi i, 1720.

Lettre CXLL Rica au même. jI ***

J'irai te voir sur la fin de la semaine. Que les jours couleront agréablement avec toi !

Je fus présenté, il y a quelques jours, à une dame de la cour qui avait quelque envie de voir ma figure étrangère. Je la trouvai belle, digne des regards de notre monarque, et d'un rang auguste dans le lieu sacré son cœur repose.

Elle me fit mille questions sur les moeurs des Persans, et sur la manière de vivre des Persanes.

LETTRES PERSANES 287

Il me parut que la vie du sérail n'était pas de son goût, et qu'elle trouvait de la répugnance à voir un homme partagé entre dix ou douze femmes. Elle ne put voir sans envie le bonheur de l'un, et sans pitié la condition des autres. Comme elle aime la lecture, surtout celle des poètes et des romans, elle souhaita que je lui parlasse des nôtres. Ce que je lui en dis redoubla sa curiosité : elle me pria de lui faire traduire un fragment de quelques-uns de ceux que j'ai apportés. Je le fis : et je lui envoyai, quelques jours après, im conte persane. Peut-être seras- tu bien aise de le voir travesti.

« Du temps de Cheik-Ali-Kan, il y avait en Perse une femme nommée Zuléma : elle savait par cœur tout le saint Alcoran ; il n'y avait point de dervis qui entendit mieux qu'elle les traditions des saints prophètes ; les docteurs arabes n'avaient rien dit de si mystérieux qu'elle n'en comprît tous les sens ; et elle joignait à tant de connaissances un certain caractère d'esprit enjoué, qui laissait à peine deviner si elle voulait amuser ceux à qui elle parlait, ou les instruire.

« Un jour qu'elle était avec ses compagnes dans une des salles du sérail, une d'elles lui demanda ce qu'elle pensait de l'autre \'ie, et si elle ajoutait foi à cette ancienne tradition de nos docteurs, que le paradis n'est fait que pour les hommes.

« C'est le sentiment commun, leur dit-elle : il n'y a rien que l'on n'ait fait pour dégrader notre sexe. Il y a même une nation répandue par toute la Perse, qu'on appelle la nation juive, qui soutient, par l'autorité de ses livres sacrés, que nous n'avons point d'âme.

« Ces opinions injurieuses n'ont d'autre origine que l'orgueil des hommes, qui veulent porter leur

288 LETTRES PERSANES

supériorité au delà même de leur vie, et ne pensent pas que, dans le grand jour, toutes les créatures paraîtront devant Dieu comme le néant, sans qu'il y ait entre elles de prérogatives que celles que la vertu y aura mises.

« Dieu ne se bornera point dans ses récompenses ; et comme les hommes, qui auront bien vécu et bien usé de l'empire qu'ils ont ici-bas sur nous, seront dans un paradisplein de beautés célestes ravissantes, et telles que, si un mortel les a\'ait vues, il se donne- rait aussitôt la mort, dans l'impatience d'en jouir, aussi les femmes vertueuses iront dans un lieu de délices, elles seront enivrées d'un torrent de voluptés, avec des hommes divins qui leur seront soimiis : chacune d'elles aura un sérail dans lequel ils seront enfermés, et des eunuques, encore plus fidèles que les nôtres, pour les garder.

« J'ai lu, ajout a-t-elle, dans un livre arabe, qu'un homme, nommé Ibrahim, était d'une jalousie in- supportable. Il avait douze femmes extrêmement belles, qu'il traitait d'une manière très dure ; il ne se fiait plus à ses eunuques ni aux murs de son sérail ; les tenait presque toujours sous la clef, enfermées dans leur chambre, sans qu'elles pussent se voir ni se parler ; car il était même jaloux d'une amitié innocente : toutes ses actions prenaient la teinture de sa brutalité naturelle ; jamais une douce parole ne sortit de sa bouche, et jamais il ne fit un moindre signe qui n'ajoutât quelque chose à la rigueur de leur esclavage.

« Un jour qu'il les avait toutes assemblées dans ime salle de son sérail, une d'entre elles, plus hardie que les autres, lui reprocha son mauvais naturel. a Quand on cherche si fort les moyens de se faire « craindre, lui dit-elle, on trouve toujours aupara- « vaut ceux de se faire haïr. Nous sommes si mal-

LETTRES PERSANES 289

<? heureuses, que nous ne pouvons nous empêcher « de désirer un changement : d'autres, à ma place, a souhaiteraient votre mort : je ne souhaite que « la mienne ; et ne pouvant espérer d'être séparée « de vous que par là, il me sera encore bien doux « d'en être séparée. » Ce discours, qui aurait le toucher, le fit entrer dans une furieuse colère ; il tira son poignard, et le lui plongea dans le sein. « Mes chères compagnes, dit-elle d'une voix mou- « rante, si le ciel a pitié de ma vertu, vous serez « vengées. » A ces mots, elle quitta cette vie infor- tunée pour aller dans le séjour des délices, les femmes qui ont bien vécu jouissent d'un bonheur qui se renouvelle toujours.

« D'abord elle vit une prairie riante dont la ver- dure était relevée par les peintures des fleurs les plus vives : \m ruisseau, dont les eaux étaient plus pures que le cristal, y faisait un nombre infini de détours. Elle entra ensuite dans des bocages char- mants, dont le silence n'était interrompu que par le doux chant des oiseaux. De magnifiques jardins se présentèrent ensuite ; la nature les avait ornés avec sa simplicité et toute sa magnificence. Elle trouva enfin un palais superbe préparé pour elle, et remph d'hommes célestes destinés à ses plaisirs.

« Deux d'entre eux se présentèrent aussitôt pour la déshabiller ; d'autres la mirent dans le bain, et la parfumèrent des plus délicieuses essences ; on lui donna ensuite des habits infiniment plus riches que les siens ; après quoi on la mena dans une grande salle, elle trouva un feu fait avec des bois odo- riférants, et une table couverte des mets les plus exquis. Tout semblait concourir au ravissement de ses sens : elle entendait d'un côté une musique d'autant plus divine qu'elle était plus tendre ; de l'autre, elle ne voyait que des danses de ces hommes 10

290 LETTRES PERSANES

divins, uniquement occupés à lui plaire. Cependant tant de plaisirs ne devaient servir qu'à la conduire insensiblement à des plaisirs plus grands. On la mena dans sa chambre ; et, après l'avoir encore une fois déshabillée, on la porta dans un lit superbe, deux hommes d'une beauté charmante la reçurent dans leurs bras. C'est pour lors qu'elle fut enivrée, et que ses ravissements passèrent même ses désirs. « Je suis toute hors de moi, leur disait-elle : \q «croirais mourir si je n'étais sûre de mon immor- « talité. C'en est trop, laissez-moi ; je succombe sous « la violence des plaisirs. Oui, vous rendez un peu le «calme à mes sens; je commence à respirer, et à « revenir à moi-même. D'où vient que l'on a ôté les «flambeaux? Que ne puis-je à présent considérer « votre beauté divine ? Que ne puis-je vois... Mais « pourquoi voir ? Vous me faites rentrer dans mes « premiers transports. O dieux ! que ces ténèbres «sont aimables! Quoi! je serai immortelle, et im- « mortelle avec vous ! je serai... Non, je vous de- « mande grâce, car je vois bien que vous êtes gens «à n'en demander jamais. »

« Après plusieurs commandements réitérés, elle fut obéie : mais elle ne le fut que lorsqu'elle voulut l'être bien sérieusement. Elle se reposa languissam- ment, et s'endormit dans leurs bras. Deux moments de sommeil réparèrent sa lassitude : elle reçut deux baisers qui l'enflammèrent soudain, et lui firent ouvrir les yeux. « Je suis inquiète, dit-elle ; je crains « que vous ne m'aimiez plus. » C'était im doute dans lequel elle ne voulait pas rester longtemps : aussi eut-elle avec eux tous les éclaircissements qu'elle pouvait désirer. « Je suis désabusée, s'écria-t-elle ; « pardon ! pardon ! je suis sûre de vous. Vous ne « m.e dites rien ; mais vous prouvez mieux que tout « ce que vous me pourriez dire : oui, oui, je vous le

LETTRES PERSANES 291

« confesse, on c'a jamais tant aimé. Mais quoi ! «vous vous disputez tous deux l'honneur de me « persuader ! Ah ! si vous vous disputez, si vous « joignez l'ambition au plaisir de ma défaite, je suis «perdue; vous serez tous deux vainqueurs, il n'y « aura que moi de vaincue, mais je vous vendrai « bien cher la \àctoire. &

«Tout ceci ne fut interrompu que par le jour. Ses fidèles et aimables domestiques entrèrent dans sa chambre, et firent lever ces deux jeunes hommes, que deux vieillards ramenèrent dans les lieux ils étaient gardés pour ses plaisirs. Elle se leva en- suite, et parut d'abord à cette cour idolâtre dans les charmes d'un déshabillé simple, et ensuite couverte des plus somptueux ornements. Cette nuit l'avait em.bellie; elle avait donné de la vie à son teint, et de l'expression à ses grâces. Ce ne fut pendant tout le jour que danses, que concerts, que festins, que jeux, que promenades ; et l'on remarquait qu'Anaïs se dérobait de temps en temps, et volait vers ses deux jeunes héros. Après quelques précieux instants d'entre\Tie, elle revenait vers la troupe qu'elle avait quittée, toujours avec un visage plus serein. Enfin, sur le soir, on la perdit tout à fait : elle alla s'enfermer dans le sérail, elle voulait, disait-elle, faire connaissance avec ces captifs im- mortels qui devaient à jamais vivre avec elle. Elle visita donc les appartements de ces lieux les plus reculés et les plus charmants, elle compta cin- quante esclaves d'une beauté miraculeuse ; elle erra toute la nuit de chambre en chambre, recevant partout des honmiages toujours différents et tou- jours les mêmes.

«Voilà comment l'immortelle Anaïs passait sa vie, tantôt dans des plaisirs éclatants, tantôt dans des plaisirs sohtaires; admirée d'une troupe brillante.

292 LETTRES PERSANES

ou bien aimée d'un amant éperdu : souvent elle quittait un palais enchanté pour aller dans une grotte champêtre ; les fleurs semblaient naître sous ses pas, et les jeux se présentaient en foule au- devant d'elle.

« Il y avait plus de huit jours (ju'elle était dans cette demeure heureuse, que, toujours hors d'elle- même, elle n'avait pas fait une seule réflexion ; elle avait joui de son bonheur sans le connaître, et sans avoir eu un de ces moments tranquilles l'âme se rend, pour ainsi dire, compte à elle-même, et s'écoute dans le silence des passions.

« Les bienheureux ont des plaisirs si vifs, qu'ils peuvent rarement jouir de cette hberté d'esprit : c'est pour cela qu'attachés invinciblement aux objets présents, ils perdent entièrement la mémoire des choses passées, et n'ont plus aucun souci de ce qu'ils ont connu ou aimé dans l'autre vie.

« Mais Anaïs, dont l'esprit était vraiment philo- sophe, avait passé presque toute sa vie à méditer ; elle avait poussé ses réflexions beaucoup plus loin qu'on n'aurait l'attendre d'une femme laissée à elle-même. La retraite austère que son mari lui avait fait garder ne lui avait laissé que cet avan- tage. C'est cette force d'esprit qui lui avait fait mépriser la crainte dont ses compagnes étaient frappées, et la mort, qui devait être la fin de ses peines et le commencement de sa félicité.

« Ainsi elle sortit peu à peu de l'ivresse des plai- sirs, et s'enferma seule dans un appartement de son palais. Elle se laissa aller à des réflexions bien douces sur sa condition passée et sur sa félicité présente ; elle ne put s'empêcher de s'attendrir sur le malheur de ses compagnes : on est sensible à des tourments que l'on a partagés. Anaïs ne se tint pas dans les simples bornes de la compassion : plus

LETTRES PERSANES 293

tendre envers ces infortunées, elle se sentit portée à les secourir.

« Elle donna ordre à un de ces jeunes hommes qui étaient auprès d'elle de prendre la figure de son mari, d'aller dans son sérail, de s'en rendre maître, de l'en chasser, et d'y rester à sa place jusqu'à ce qu'elle le rappelât.

<< L'exécution fut prompte : il fendit les airs, ar- riva à îa porte du sérail d'Ibrahim, qui n'y était pas. Il frappe, tout lui est ouvert ; les eunuques tombent à ses pieds. Il vole vers les appartements les fem- mes d'Ibrahim étaient enfermées. Il avait, en pas- sant, pris les clefs dans la poche de ce j aloux, à qui il s'était rendu invisible. Il entre, et les surprend d'abord avec son air doux et affable ; et, bientôt après, il les surprend davantage par ses em.pres- sements et par la rapidité de ses entreprises. Toutes eurent leur part de l'étonnement ; et elles l'auraient pris pour un songe, s'il y eût eu moins de réahté.

« Pendant que ces nouvelles scènes se jouent dans le sérail, Ibrahim heurte, se nomme, tempête et crie. Après avoir essuyé bien des difficultés, il entre, et jette les eunuques dans un désordre extrême. Il marche à grands pas ; mais il recule en arrière, et tombe comme des nues quand il voit le faux Ibra- him, sa véritable image, dans toutes les hbertés d'un maître. Il crie au secours : il veut que les eunuques lui aident à tuer cet imposteur ; mais il n'est pas obéi. Il n'a plus qu'une faible ressource, c'est de s'en rapporter au jugement de ses femmes. Dans une heure le faux Ibrahim avait séduit tous ses juges. L'autre est chassé et traîné indignement hors du sérail ; et il aurait reçu la mort mille fois, si son rival n'avait ordonné qu'on lui sauvât la vie. Enfin le nouvel Ibrahim, resté maître du champ de bataille, se montra de plus en plus digne d'un tel

294 LETTRES PERSANES

choix, et se signala par des miracles jusqu'alors inconnus. « Vous ne ressemblez pas à Ibrahim, « disaient ces femmes. Dites, dites plutôt que cet «imposteur ne me ressemble pas, disait le triom- « phant Ibrahim : comment faut-il faire pour être « votre époux, si ce que je fais ne sufht pas ?

« Ah ! nous n'avons garde de douter, dirent «les femmes. Si vous n'êtes pas Ibrahim, il nous « suffit que vous ayez si bien mérité de l'être : vous « êtes plus Ibrahim en un jour qu'il ne l'a été dans « le cours de dix années. Vous me promettez donc, « reprit-il, que vous vous déclarerez en ma faveur « contre cet imposteur ? N'en doutez pas, dirent- « elles d'une commune voix ; nous vous jurons une « fidéhté étemelle ; nous n'avons été que trop long- « temps abusées : le traître ne soupçonnait point « notre vertu, il ne soupçonnait que sa faiblesse ; «nous voyons bien que les hommes ne sont point « faits comme lui ; c'est à vous sans doute qu'ils « ressemblent. Si vous saviez combien vous nous le « faites haïr ! Ah ! je vous donnerai souvent de « nouveaux sujets de haine, reprit le faux Ibrahim : « vous ne connaissez point encore tout le tort qu'il « vous a fait. Nous jugeons de son injustice par « la grandeur de votre vengeance, reprirent-elles. « Oui, vous avez raison, dit l'homme divin ; j'ai « mesuré l'expiation au crime : je suis bien aise que « vous soyez contentes de ma manière de punir. « Mais, dirent ces femmes, si cet imposteur revient, « que ferons-nous ? Il lui serait, j e crois, difficile « de vous tromper, répondit-il : dans la place que «j'occupe auprès de vous, on ne se soutient guère « par la ruse ; et d'ailleurs je l'enverrai si loin, que «vous n'entendrez plus parler de lui. Pour lors je « prendrai sur moi le soin de votre bonheur. Je ne «serai point jaloux; je saurai m'assurer de vous

LETTRES PERSANES 295

« sans vous gêner ; j 'ai assez bonne opinion de mon « mérite pour croire que vous me serez fidèles : si « vous n'étiez pas vertueuses avec moi, avec qui « le seriez- vous ? & Cette conversation dura long- temps entre lui et ces femmes, qui, plus frappées de la différence des deux Ibrahim que de leur ressem- blance, ne songeaient pas même à se faire éclaircir de tant de merveilles. Enfin le mari désespéré re- vint encore les trouver : u trouva toute sa maison dans la joie, et ses femmes plus incrédules que jamais. La place n'était pas tenable pour un jaloux : il sortit furieux ; et un instant après le faux Ibrahim le suivit, le prit, le transporta dans les airs, et le laissa à quatre cents lieues de là.

« O dieux ! dans quelle désolation se trouvèrent ces femmes dans l'absence de leur cher Ibrahim ! Déjà leurs eunuques avaient repris leur sévérité naturelle ; toute la maison était en larmes ; elles s'imaginaient quelquefois que tout ce qui leur était arrivé n'était qu'un songe ; elles se regardaient toutes les unes les autres, et se rappelaient les moin- dres circonstances de ces étranges aventures. Enfin le céleste Ibrahim revint, toujours plus aimable : il leur parut que son voyage n'avait pas été pénible. Le nouveau maître prit une conduite si opposée à ceUe de l'autre, qu'elle surprit tous les voisins. Il congédia tous les eunuques, rendit sa maison ac- cessible à tout le monde ; il ne voulut pas même souffrir que ses femmes se voilassent. C'était une chose singulière de les voir dans les festins, parmi des hommes, aussi libres qu'eux. Ibrahim crut avec raison que les coutumes du pays n'étaient pas faites pour des citoyens comme lui. Cependant il ne se refusait aucune dépense ; il dissipa avec une im- mense profusion les biens du jaloux, qui, de retour trois ans après des pays lointains il avait été

296 LETTRES PERSANES

transporte, ne trouva plus que ses femmes et trente-six enfants. »

De Paris, le 26 de la lune de gemmadi i, 1720.

Lettre CXLIL Rica a Usbek.

Voici une lettre que je reçus hier d'un savant; elle te paraîtra singulière :

« Monsieur,

«Il y a six mois que j'ai recueilli la succession d'un oncle très riche, qui m'a laissé cinq ou six cent mille livres, et une maison superbement meublée. Il y a plaisir d'avoir du bien lorsqu'on en sait faire un bon usage. Je n'ai point d'ambition, ni de goût pour les plaisirs ; je suis presque toujours enfermé dans un cabinet, je mène la vie d'un savant. C'est dans ce lieu que l'on trouve un curieux ama- teur de la vénérable antiquité.

« Lorsque mon oncle eut fermé les yeux, j'aurais fort souhaité de le faire enterrer avec les céré- monies observées par les anciens Grecs et Romains ; mais je n'avais pour lors ni lacrymatoires, ni urnes, ni lampes antiques.

« Mais depuis je me suis bien pourvu de ces précieuses raretés. Il y a quelques jours que je vendis ma vaisselle d'argent pour acheter une lampe de terre qui avait servi à un philosophe stoïcien. Je me suis défait de toutes les glaces dont mon oncle avait couvert presque tous les murs de ses appartements, pour avoir un petit miroir un peu fêlé, qui fut autrefois à l'usage de Virgile : je suis

LETTRES PERSANES 297

charmé d'y voir ma figure représentée, au lieu de celle du cygne de Mantoue, Ce n'est pas tout : j'ai acheté cent louis d'or cinq ou six pièces d'une monnaie de cuivre qui avait cours il y a deux mille ans. Je ne sache pas avoir à présent dans ma maison un seul meuble qui n'ait été fait avant la décadence de l'empire. J'ai un petit cabinet de manuscrits fort précieux et fort chers : quoique je me tue la vne à les lire, j'aime beaucoup mieux m'en servir que des exemplaires imprimés, qui ne sont pas si corrects, et que tout le monde a entre les mains. Quoique je ne sorte presque jamais, je ne laisse pas d'avoir une passion démesurée de connaître tous les anciens chemins qui étaient du temps des Romains. Il y en a un qui est près de chez moi, qu'un proconsul des Gaules fit faire il y a environ douze cents ans : lorsque je vais à ma maison de cam- pagne, je ne manque jamais d'y passer, quoiqu'il soit très incommode, et qu'il m'allonge de plus d'une lieue ; mais ce qui me fait enrager, c'est qu'on y a mis des poteaux de bois de distance en distance pour marquer l'éloignement des villes voisines. Je suis désespéré de voir ces misérables indices, au lieu des colonnes milliaires qui y étaient autrefois : je ne doute pas que je ne les fasse rétablir par mes héritiers, et que je ne les engage à cette dépense par mon testament. Si vous avez, monsieur, quelque manuscrit persan, vous me ferez plaisir de m'en accommoder ; je vous le payerai tout ce que vous voudrez, et je vous donnerai, par-dessus le marché, quelques ouvrages de ma façon, par lesquels vous verrez que je ne suis point un membre inutile de la république des lettres. Vous y remarquerez, entre autres, une dissertation je preuve que la cou- ronne dont on se servait autrefois dans les triom- phes était de chêne, et non pas de laurier ; vous en 10 a

298 LETTRES PERSANES

admirerez une autre je prouve, par de doctes conjectures tirées des plus graves auteurs grecs, que Cambyse fut blessé à la jambe gauche, et non pas à la droite ; une autre, je prouve qu'un petit front était une beauté très recherchée par les Romains. Je vous enverrai encore un volume in- quarto, en forme d'explication d'un vers du VI® livre de VÊnéide de Virgile. Vous ne recevrez tout ceci que dans quelques jours ; et, quant à présent, je me contente de vous envoyer ce fragment d'un ancien mythologiste grec, qui n'avait point paru jusques ici, et que j'ai découvert dans la poussière d'une bibliothèque. Je vous quitte pour une affaire importante que j'ai sur les bras : il s'agit de res- tituer un beau passage de Pline le Naturaliste, que les copistes du siècle ont étrangement déiîguré. Je suis, etc. »

FRAGMENT D'UN ANCIEN MYTHOLOGISTE.

« Dans une île près des Orcades, il naquit un en- fant qui avait pour père Éole, dieu des vents, et pour mère une nymphe de Calédonie. On dit de lui qu'il apprit tout seul à compter avec ses doigts, et que, dès l'âge de quatre ans, il distinguait si parfaitement les métaux, que sa mère ayant voulu lui donner une bague de laiton au lieu d'une d'or, il reconnut la tromperie, et la jeta par terre.

« Dès qu'il fut grand, son père lui apprit le secret d'enfermer les vents dans une outre, qu'il vendait ensuite à tous les voyageurs ; mais, comme la marchandise n'était pas fort prisée dans son pays, il le quitta, et se mit à courir le monde en com- pagnie de l'aveugle dieu du hasard.

« Il apprit dans ses voyages que, dans la Bétique, Tor reluisait de toutes parts : cela fit qu'il y pré-

LETTRES PERSANES 299

cipita ses pas. Il y fut fort mal reçu de Saturne, qui régnait pour lors ; mais ce dieu ayant quitté la terre, il s'avisa d'aller dans tous les carrefours, il criait sans cesse d'une voix rauque : « Peuples de « Bétique, vous croyez être riches parce que vous « avez de l'or et de l'argent : votre erreur me fait « pitié. Croj'CZ-moi, quittez le pays des vils métaux ; «venez dans l'empire de l'imagination, et je vous « promets des richesses qui vous étonneront vous- « mêmes. » Aussitôt il ouvrit une grande partie des outres qu'il avait apportées, et il distribua de sa marchandise à qui en voulut.

« Le lendemain il revint dans les mêmes carre- fours, et il s'écria : « Peuples de Bétique, voulez- « vous être riches ? Imaginez- vous que je le suis « beaucoup, et que vous l'êtes beaucoup aussi ; «mettez- vous tous les matins dans l'esprit que c votre fortune a doublé pendant la nuit ; levez- « vous ensuite ; et, si vous avez des créanciers, allez « les payer de ce que vous aurez imaginé, et dites- « leur d'imaginer à leur tour. &

« Il reparut quelques jours après, et il parla ainsi : « Peuples de Bétique, je vois bien que votre « imagination n'est pas si vive que les premiers « jours ; laissez- vous conduire à la mienne ; je met- « trai tous les matins devant vos yeux un écriteau « qui sera pour vous la source des richesses : vous « n'y verrez que quatre paroles ; mais elles seront « bien significatives, car elles régleront la dot de « vos femmes, la légitime de vos enfants, le nombre « de vos domestiques. Et quant à vous, dit-il à ceux « de la troupe qui étaient le plus près de lui ; quant « à vous, mes chers enfants (je puis vous appeler de « ce nom, car vous avez reçu de moi une seconde «naissance), mon écriteau décidera de la magni- « ficence de vos équipages, de la somptuosité de

300 LETTRES PERSANES

« vos festins, du nombre et de la pension de vos « maîtresses. »

« A quelques jours de il arriva dans le carre- four, tout essoufflé ; et, transporté de colère, il s'écria : « Peuples de Bétique, je vous avais con- c seillé d'imaginer, et je vois que vous ne le faites «pas : eh bien ! à présent je vous l'ordonne. » Là- dessus, il les quitta brusquement ; mais la réflexion le rappela sur ses pas. « J'apprends que quelques- « uns de vous sont assez détestables pour conserver « leur or et leur argent. Encore passe pour l'argent ; C! mais pour de l'or... pour de l'or... Eh ! cela me met cdans une indignation!... Je jure par mes outres c sacrées que, s'ils ne viennent me l'apporter, je les « punirai sévèrement. » Puis il ajouta d'un air tout à fait persuasif : « Croyez-vous que ce soit pour «garder ces misérables métaux que je vous les c demande ? Une marque de ma candeur, c'est que, « lorsque vous me les apportâtes il y a quelques « jours, je vous en rendis sur-le-champ la moitié. ^

« Le lendemain, on l'aperçut de loin, et on le vit s'insinuer avec une voix douce et flatteuse : « Peu- «ples de Bétique, j'apprends que vous avez une « partie de vos trésors dans les pays étrangers ; je « vous prie, faites-les-moi venir ; vous me ferez «plaisir, et je vous en aurai une reconnaissance « éternelle. f>

« Le fils d'Êole parlait à des gens qui n'avaient pas grande envie de rire : ils ne purent pourtant s'en empêcher : ce qui fit qu'il s'en retourna bien confus. Mais, reprenant courage, il hasarda encore une petite prière. « Je sais que vous avez des pierres « précieuses ; au nom de Jupiter, défaites-vous-en : « rien ne vous appauvrit comme ces sortes de « choses ; défaites-vous-en, vous dis- je. Si vous ne I le pouvez pas par vous-mêmes, je vous donnerai

LETTRES PERSANES 301

« des hommes d'affaires excellents. Que de richesses « vont couler chez vous, si vous faites ce que je <i vous conseille ! Oui, je vous promets tout ce qu'il « y a de plus pur dans mes outres. s>

« Enfin il monta sur un tréteau, et, prenant une voix plus assurée, il dit : « Peuples de Bétique, j'ai <( comparé l'heureux état dans lequel vous êtes « avec celui je vous trouvai lorsque j'arrivai ici : « je vous vois le plus riche peuple de la terre ; mais, « pour achever votre fortune, souffrez que je vous « ôte la moitié de vos biens. ?> A ces mots, d'une aile légère, le fils d'Éole disparut, et laissa ses audi- teurs dans une consternation inexprimable ; ce qui fit qu'il revint le lendemain, et parla ainsi : «Je « m'aperçus hier que mon discours vous déplut ex- « trêmement ; eh bien ! prenez que je ne vous aie <i rien dit. Il est vrai, la moitié, c'est trop. Il n'y a « qu'à prendre d'autres expédients pour arriver au « but que je me suis proposé. Assemblons nos « richesses dans un même endroit ; nous le pou- « von s facilement, car elles ne tiennent pas un gros <i volume, d Aussitôt il en disparut les trois quarts. &

De Paris, le 9 de la lune de chahban, 1730.

Lettre CXLIII. Rica a Nathanaël Lévi, médecin juif.

A Livourne.

Tu me demandes ce que je pense de la vertu des amulettes et de la puissance des talismans. Pour- quoi t'adresses-tu à moi ? Tu es juif, et je suis mahométan : c'est-à-dire que nous sommes tous deux bien crédules.

Je porte toujours sur moi plus de deux mille pas-

302 LETTRES PERSANES

sages du saint Alcoran ; j'attache à mes bras un petit paquet sont écrits les noms de plus de deux cents dervis : ceux d'Hali, de Fatmé, et de tous les purs, sont cachés en plus de vingt endroits de mes habits.

Cependant je ne désapprouve point ceux qui rejettent cette vertu que l'on attribue à de cer- taines paroles. Il nous est bien plus difficile de répondre à leurs raisonnements qu'à eux de ré- pondre à nos expériences.

Je porte tous ces chiffons sacrés par une longue habitude, pour me conformer à une pratique uni- verselle ; je crois que, s'ils n'ont pas plus cle vertu que les bagues et les autres ornements dont on se pare, ils n'en ont pas moins. Mais toi, tu mets toute ta confiance sur quelques lettres mystérieuses ; et sans cette sauvegarde, tu serais dans un effroi con- tinuel.

Les hommes sont bien malheureux ! ils flottent sans cesse entre de fausses espérances et des craintes ridicules ; et, au lieu de s'appuyer sur la raison, ils se font des monstres qui les intimident, ou des fantômes qui les séduisent.

Quel effet veux-tu que produise Farrangement de certaines lettres ? quel effet veux-tu que leur dérangement puisse troubler ? quelle relation ont- elles avec les vents pour apaiser les tempêtes ? avec la poudre à canon pour en vaincre l'effort ? avec ce que les médecins appellent l'humeur peccante et la cause morbifique des maladies pour les guérir ?

Ce qu'il y a d'extraordinaire, c'est que ceux qui fatiguent leur raison pour lui faire rapporter de certains événements à des vertus occultes n'ont pas un moindre effort à faire pour s'empêcher d'en voir la véritable cause.

Tu me diras que de certains prestiges ont fait

LETTRES PERSANES 303

gagner une bataille ; et moi je te dirai qu'il faut que tu t'aveugles, pour ne pas trouver dans la situation du terrain, dans le nombre ou dans le courage des soldats, dans l'expérience des capi- taines, des causes suffisantes pour produire cet effet dont tu veux ignorer la cause.

Je te passe pour un moment qu'il y ait des pres- tiges : passe-moi à mon tour, pour un moment, qu'il n'y en ait point ; car cela n'est pas imipossible. Cette concession que tu me fais n'empêche pas que deux armées ne puissent se battre : veux-tu que, dans ce cas-là, aucune des deux ne puisse rem- porter la victoire ?

Crois-tu que leur sort restera incertain jusqu'à ce qu'une puissance invisible vienne le déterminer ? que tous les coups seront perdus, toute la prudence vaine, et tout le courage inutile ?

Penses-tu que la mort, dans ces occasions rendue présente de mille manières, ne puisse pas produire dans les esprits ces terreurs paniques que tu as tant de peine à expliquer ? Veux-tu que, dans une armée de cent mille hommes, il ne puisse pas y avoir un seul homme timide ? Crois-tu que le décourage- ment de celui-ci ne puisse pas produire le décourage- ment d'un autre ? que le second, qui quitte un troisième, ne lui fasse pas bientôt abcindonner un quatrième ? Il n'en faut pas davantage pour que le désespoir de vaincre saisisse soudain toute une armée, et la saisisse d'autant plus facilement qu'elle se trouve plus nombreuse.

Tout le monde sait et tout le monde sent que les bornâmes, comme toutes les créatures qui tendent à conserv^er leur être, aiment passionnément la vie : on sait cela en général, et on cherche pourquoi, dans une certaine occasion particulière, ils ont craint de la perdre.

304 LETTRES PERSANES

Quoique les livres sacrés de toutes les nations soient remplis de ces terreurs paniques ou sur- naturelles, je n'imagine rien de si frivole, parce que, pour s'assurer qu'un effet qui peut être pro- duit par cent mille causes naturelles est surnaturel, il faut avoir auparavant examiné si aucune de ces causes n'a agi ; ce qui est impossible.

Je ne t'en dirai pas davantage, Nathanaël ; il me semble que la matière ne mérite pas d'être si sérieusement traitée.

De Paris, le 20 de la lune de chai val, 1720.

P.S. Comme je finissais, j'ai entendu crier dans la rue une lettre d'un médecin de province à un médecin de Paris (car ici toutes les bagatelles s'impriment, se publient et s'achètent). J'ai cm que je ferais bien de te l'envoyer, parce qu'elle a du rapport à notre sujet. Il y a bien des choses que je n'entends pas ; mais toi, qui es médecin, tu dois entendre le langage de tes confrères.

LETTRE D UN MEDECIN DE PROVINCE A UN MÉDECIN DE PARIS.

«Il y avait dans notre ville un malade qui ne dormait point depuis trente-cinq jours. Son médecin lui ordonna l'opium : mais il ne pouvait se résoudre à le prendre ; et il avait la coupe à la main, qu'il était plus indéterminé que jamais. Enfin il dit à son médecin : « Monsieur, je vous demande quartier « seulement jusqu'à demain ; je connais un homme « qui n'exerce pas la médecine, mais qui a chez «lui un nombre innombrable de remèdes contre « l'insomnie : souffrez que je l'envoie quérir ; et, « si je ne dors pas cette nuit, je vous promets que < je reviendrai à vous. & Le médecin congédié , le

LETTRES PERSANES 305

malade fît fermer les rideaux, et dit à un petit laquais : « Tiens, va-t'en chez M. Anis, et dis-lui « qu'il vienne me parler. » M. Anis arrive. « Mon cher « monsieur Anis, je me meurs ; je ne puis dormir : « n'auriez- vous point, dans votre boutique, la C. du « G., ou bien quelque livre de dévotion composé « par un révérend père jésuite, que vous n'ayez « pas pu vendre, car souvent les remèdes les plus « gardés sont les meilleurs ? T^Ionsieur, dit le «hbraire, j'ai chez moi la Cour sainte du « père Caussin, en six volumes, à Jvotre service ; « je vais vous l'envoyer : je souhaite que vous « vous en trouviez bien. Si vous voulez les « œuvres du révérend père Rodriguès, jésuite « espagnol, ne vous en faites point faute. Mais, « croyez-moi, tenons-nous-en au père Caussin : «j'espère, avec l'aide de Dieu, qu'une période du « père Caussin vous fera autant d'effet qu'un « feuillet tout entier de la C. du G. » Là-dessus ]\I. Anis sortit, et courut chercher le remède à sa boutique. La Cour sainte arrive ; on en secoue la poudre ; le fils du malade, jeune écolier, commence à la lire. Il en sentit le premier l'effet ; à la seconde page il ne prononçait plus que d'une voix mal articulée, et déjà toute la compagnie se sentait affaibhe : un instant après tout ronfla, excepté le m^alade, qui, après avoir été longtemps éprouvé, s'assoupit à la fin.

« Le médecin arrive de grand matin. « Eh bien ! « a-t-on pris mon opium ? » On ne lui répond rien : la femme, la fille, le petit garçon, tous transportés de joie, lui montrent le père Caussin. Il demande ce que c'est ; on lui dit : « Vive le père Caussin ! il faut « l'envoyer reher. Qui l'eût dit ? qui l'eût cru ? c'est « un miracle ! Tenez, monsieur, voyez donc le père « Caussin : c'est ce volume-là qui a fait dormir

3o6 LETTRES PERSANES

« mon père. » Et là-dessus on lui expliqua la chose comme elle s'était passée. »

Le médecin était un homme subtil, rempli des mystères de la cabale, et de la puissance des paroles et des esprits : cela le frappa ; et, après plusieurs réflexions, il résolut de changer absolu- ment sa pratique. « Voilà un fait bien singuHer, disait-il. Je tiens une expérience ; il faut la pousser plus loin. Eh ! pourquoi un esprit ne pourrait-il pas transmettre à son ouvrage les mêmes qualités qu'il a lui-même ? ne le voyons-nous pas tous les jours ? x\u moins cela vaut-il bien la peine de l'essayer. Je suis las des apothicaires ; leurs sirops, leurs juleps, et toutes les drogues galéniques, ruinent les malades et leur santé. Changeons de méthode ; éprouvons la vertu des esprits. » Sur cette idée, il dressa une nouvelle pharmacie, comme vous allez voir par la description que je vous vais faire des principaux remèdes qu'il mit en pratique.

Tisane purgative.

Prenez trois feuilles de la logique d'Aristote en grec ; deux feuilles d'un traité de théologie scolastique le plus aigu, comme, par exemple, du subtil Scot ; quatre de Paracelse ; une d'Avicenne ; six d'Averroès ; trois de Porphyre ; autant de Plotin ; autant de Jambhque. Faites infuser le tout pendant vingt-quatre heures, et prenez-en quatre prises par jour.

Fiirgatif plus violent.

Prenez dix A. du C. concernant la B. et la C. des J. 1 ; faites-les distiller au bain-marie : mortifiez ime goutte de l'humeur acre et piquante qui en vien-

1 Dix Arrêts du Conseil concernant la Bulle et la Constitution des Jésuites.

LETTRES PERSANES 307

dra, dans un verre d'eau commune : avalez le tout avec confiance.

Vomitif.

Prenez six harangues ; une douzaine d'oraisons funèbres indifféremment, prenant garde pourtant de ne point se servir de celles de M. de N. ^ ; un recueil de nouveaux opéras ; cinquante romans ; trente mémoires nouveaux. Mettez le tout dans un matras ; laissez-le en digestion pendant deux jours ; puis faites-le distiller au feu de sable. Et si tout cela ne suffit pas,

Autre plus puissant.

Prenez une feuille de papier marbré qui ait servi à couvrir un recueil des pièces des J. F. ^ ; faites-la infuser l'espace de trois minutes ; faites chauffer une cuillerée de cette infusion, et avaJez.

Remède très simple po^tr guérir de V asthme.

Lisez tous les ouvrages du révérend père Maim- bourg, ci-devant jésuite, prenant garde de ne vous arrêter qu'à la fin de chaque période ; et vous sentirez la faculté de respirer vous revenir peu à peu, sans qu'il soit besoin de réitérer le remède.

Pour préserver de la gale, gratelle, teigne, farcin des chevaux.

Prenez trois catégories d'Aristote, deux degrés métaphysiques, une distinction, six vers de Chape- lain, une phrase tirée des lettres de M. l'abbé de Saint-Cyran : écrivez le tout sur un morceau de pa- pier que vous pherez, attacherez à un ruban, et porterez au cou.

^ Fléchier, évêque de Nîmes. 2 Jésuites français.

3o8 LETTRES PERSANES

Miracithim chimiciim, de violenta fermentatione, cum fumo, igné et fl anima.

« Misce Quesnellianam infusionem, cum infusione « Lallemaniana ; fiât fermentatio cum magna vi, « impetu et tonitni, acidis pugnantibus, et invicem « penetrantibus alcalines sales : fiet evaporatio « ardentium spirituum. Pone liquorem fermentatum « in alambico : nihil inde extrahcs, et nihil invenies, « nisi caput mortuum. »

Lenitivum.

« Recipe Molinae anodini chartas duas ; Escobaris « relaxativi paginas sex ; Vasquii emollientis folium «unum : infunde in aquse communis libras iiij, ad « consumptionem dimidias partis colentur et expri- « mantur ; et, in expressione, dissolve Bauni deter- « sivi et Tamburini abluentis folia iij.

« Fiat clyster. »

In chlorosim, quam vulgtcs pallidos colores, aut febrim amatoriam, appellat.

« Recipe Aretini figuras iv ; R. Thomae Sanchii de «matrimonio folio ij. Infundantur in aquae com- « munis libras quinque.

« Fiat ptisana aperiens. 9

Voilà les drogues que notre médecin mit en prati- que avec un succès imaginable. Il ne voulait pas, disait-il, pour ne pas ruiner ses malades, employer des remèdes rares, et qui ne se trouvent presque point : comme, par exemple, une épître dédicatoire qui n'ait fait bâiller personne ; une préface trop courte ; un mandement fait par un évêque ; et l'ouvrage d'un janséniste méprisé par un janséniste, ou bien admiré par un jésuite. Il disait que ces sortes de

LETTRES PERSANES 309

remèdes ne sont propres qu'à entretenir la charla- tanerie, contre laquelle il avait une antipathie insurmontable.

Lettre CXLIV. Rica a Usbek.

Je trouvai, il y a quelques jours, dans une maison de campagne j'étais allé, deux savants qui ont ici une grande célébrité. Leur caractère me parut admirable. La conversation du premier, bien appréciée, se réduisait à ceci : « Ce que j 'ai dit est vrai, parce que je l'ai dit. » La conversation du second portait sur une autre chose : « Ce que je n'ai pas dit n'est pas vrai, parce que je ne l'ai pas dit. »

J'aimais assez le premier : car qu'un hornm.e soit opiniâtre, cela ne me fait absolument rien ; mais qu'il soit impertinent, cela me fait beaucoup. Le premier défend ses opinions, c'est son bien : le second attaque les opinions des autres, et c'est le bien de tout le monde.

O mon cher Usbek ! que la vanité sert mal ceux qui en ont une dose plus forte que celle qui est nécessaire pour la conservation de la nature ! Ces gens-là veulent être admirés à force de déplaire. Ils cherchent à être supérieurs, et ils ne sont pas seulement égaux.

Hommes modestes, venez, que je vous embrasse : vous faites la douceur et le charme de la vie. Vous croyez que vous n'avez rien ; et moi je vous dis que vous avez tout. Vous pensez que vous n'humihez personne; et vous humiHez tout le monde. Et quand je vous compare dans mon idée avec ces hommes absolus que je vois partout, je les précipite de leur tribunal, et je les mets à vos pieds.

De Paris, le 22 de la liine de chahbaa, 1720.

310 LETTRES PERSANES

Lettre CXLV. Usbek a ***.

Un homme d'esprit est ordinairement difficile dans les sociétés. Il choisit peu de personnes ; il s'ennuie avec tout ce grand nombre de gens qu'il lui plaît appeler mauvaise compagnie ; il est impos- sible qu'il ne fasse un peu sentir son dégoût : autant d'ennemis.

Sûr de plaire quand il voudra, il néglige très souvent de le faire.

Il est porté à la critique, parce qu'il voit plus de choses qu'un autre, et les sent mieux.

Il ruine presque toujours sa fortune, parce que son esprit lui fournit pour cela un plus grand nombre de moyens.

Il échoue dans ses entreprises, parce qu'il hasarde beaucoup. Sa vue, qui se porte toujours loin, lui fait voir des objets qui sont à de trop grandes distances. Sans compter que, dans la naissance d'un projet, il est moins frappé des difficultés qui viennent de la chose, que des remèdes qui sont de lui, et qu'il tire de son propre fonds.

Il néglige les menus détails, dont dépend cepen- dant la réussite de presque toutes les grandes affaires.

L'homme médiocre, au contraire, cherche à tirer parti de tout : il sent bien qu'il n'a rien à perdre en négligences.

L'approbation universelle est plus ordinairement pour l'homme médiocre. On est charmé de donner à celui-ci ; on est enchanté d'ôter à celui-là. Pendant que l'envie fond sur l'un, et qu'on ne lui pardonne rien, on supplée tout en faveur de l'autre : la vanité se déclare pour lui.

Mais si un homme d'esprit a tant de désavan-

LETTRES PERSANES 311

tages, que dirons-nous de la dure condition des savants ?

Je n'y pense jamais que je ne me rappelle une lettre d'un d'eux à un de ses amis. La voici :

« Monsieur,

« Je suis un homme qui m'occupe toutes les nuits à regarder, avec des lunettes de trente pieds, ces grands corps qui roulent sur nos têtes ; et quand je veux me délasser, je prends mes petits micro- scopes, et j 'observe un ciron ou une mite.

«Je ne suis point riche, et je n'ai qu'une seule chambre; je n'ose même y faire du feu, parce que j'y tiens mon thermomètre, et que la chaleur étrangère le ferait hausser. L'hiver dernier je pensai mourir de froid ; et quoique mon thermo- m.ètre, qui était au plus bas degré, m'avertît que mes mains allaient se geler, je ne me dérangeai point ; et j'ai la consolation d'être instruit exacte- ment des changements de temps les plus insensibles de toute l'année passée.

« Je me communique fort peu ; et de tous les gens que je vois je n'en connais aucun. Mais il y a un homme à Stockholm, un autre à Leipsick, un autre à Londres, que je n'ai jamais vus, et que je ne verrai sans doute jamais, avec lesquels j'entretiens une correspondance si exacte, que je ne laisse pas passer un courrier sans leur écrire.

« Mais quoique je ne connaisse personne dans mon quartier, je suis dans une si mauvaise réputa- tion, que je serai à la fin obligé de le quitter. 11 y a cinq ans que je fus rudement insulté par une de mes voisines, pour avoir fait la dissection d'un chien qu'elle prétendait lui appartenir. La femme d'un boucher, qui se trouva là, se mit de la partie ; et

312 LETTRES PERSANES

pendant que celle-là m'accablait d'injures, celle-ci m'assommait à coups de pierres, conjointement avec le docteur *** qui était avec moi, et qui reçut un coup terrible sur l'os frontal et occipital, dont le siège de sa raison fut très ébranlé.

a Depuis ce temps-là, dès qu'il s'écarte quelque chien au bout de la rue, il est aussitôt décidé qu'il a passé par mes mains. Une bonne bourgeoise qui en avait perdu un petit, qu'elle aimait, disait-elle, plus que ses enfants, vint l'autre jour s'évanouir dans ma chambre ; et, ne le trouvant pas, elle me cita devant le magistrat. Je crois que je ne serai jamais délivré de la malice importune de ces femmes, qui, avec leurs voix glapissantes, m'étour- dissent sans cesse de l'oraison funèbre de tous les automates qui sont morts depuis dix ans.

« Je suis, etc. »

Tous les savants étaient autrefois accusés de magie. Je n'en suis point étonné. Chacun disait en lui-même : J'ai porté les talents naturels aussi loin qu'ils peuvent aller : cependant un certain savant a des avantages sur moi : il faut bien qu'il y ait quelque diablerie.

A présent que ces sortes d'accusations sont tombées dans le décri, on a pris un autre tour ; et un savant ne saurait guère éviter le reproche d'irréhgion ou d'hérésie. Il a beau être absous par le peuple : la plaie est faite ; elle ne se fermera jamais bien. C'est toujours pour lui un endroit malade. Un adversaire viendra, trente ans après, lui dire modestement : « A Dieu ne plaise que je dise que ce dont on vous accuse soit vrai ; mais vous avez été obligé de vous défendre. » C'est ainsi qu'on tourne contre lui sa justification même.

S'il écrit quelque histoire, et qu'il ait de

LETTRES PERSANES 313

la noblesse dans l'esprit, et quelque droiture dans le cœur, on lui suscite mille persécutions. On ira contre lui soulever le magistrat sur un fait qui s'est passé il y a mille ans ; et on voudra que sa plume soit captive, si elle n'est pas vénale.

Plus heureux cependant que ces hommes lâches qui abandonnent leur foi pour une médiocre pen- sion ; qui, à prendre toutes leurs impostures en détail, ne les vendent pas seulement une obole, qui renversent la constitution de l'empire, dimi- nuent les droits d'une puissance, augmentent ceux d'une autre, donnent aux princes, ôtent aux peu- ples, font revivre des droits surannés, flattent les passions qui sont en crédit de leur temps, et les vices qui sont sur le trône ; imposant à la postérité d'autant plus indignement qu'elle a moins de moyens de détruire leur témoignage.

^lais ce n'est point assez, pour un auteur, d'avoir essuyé toutes ces insultes ; ce n'est point assez pour lui d'avoir été dans une inquiétude continuelle sur le succès de son ouvrage : il voit le jour enfin, cet ouvrage qui lui a tant coûté ; il lui attire des que- relles de toutes parts. Et comment les éviter ? Il avait un sentiment ; il l'a soutenu par ses écrits : il ne savait pas qu'un homme à deux cents lieues de lui avait dit tout le contraire. Voilà cependant la guerre qui se déclare.

Encore s'il pouvait espérer d'obtenir quelque considération ! Non : il n'est tout au plus estimé que de ceux qui se sont appliqués au même genre de science que lui. Un philosophe a un mépris souverain pour un homme qui a la tête chargée de faits ; et il est à son tour regardé comme un vision- naire par celui qui a une bonne mémoire.

Quant à ceux qui font profession d'une orgueil- leuse ignorance, ils voudraient que tout le genre

314 LETTRES PERSANES

humain fût enseveli dans l'oubli ils seront eux-mêmes.

Un homme à qui il manque un talent se dédom- mage en le méprisant : il ôte cet obstacle qu'il ren- contrait entre le mérite et lui, et par se trouve au niveau de celui dont il redoute les travaux.

Enfin, il faut joindre à une réputation équivoque la privation des plaisirs et la perte de la santé.

De Paris, le 20 de la lune de chahban, 1720.

Lettre CXL\T. Usbek a Rhédi. A Venise.

Il y a longtemps que l'on a dit que la bonne foi était l'âme d'un grand ministre.

Un particulier peut jouir de l'obscurité il se trouve ; il ne se décrédite que devant quelques gens : il se tient couvert devant les autres ; mais un ministre qui manque à la probité a autant de témoins, autant de juges, qu'il y a de gens qu'il gouverne.

Oser ai- je le dire ? le plus grand mal que fait un ministre sans probité n'est pas de desservir son prince et de ruiner son peuple ; il y en a un autre, à mon avis, mille fois plus dangereux : c'est le mauvais exemple qu'il donne.

Tu sais que j'ai longtemps voyagé dans les Indes. J'y ai vu une nation, naturellement géné- reuse, pervertie en un instant, depuis le dernier des sujets jusqu'aux plus grands, par le mauvais exemple d'un ministre ; j'y ai vu tout un peuple, chez qui la générosité, la probité, la candeur et la bonne foi ont passé de tout temps pour les qualités

LETTRES PERSANES 315

naturelles, devenir tout à coup le dernier des peuples ; le mal se communiquer, et n'épargner pas même les membres les plus sains ; les hommes les plus vertueux faire des choses indignes, et violer, dans toutes les occasions de leur vie, les premiers principes de la justice, sur ce vain prétexte qu'on la leur avait violée.

Ils appelaient des lois odieuses en garantie des actions les plus lâches, et nommaient nécessité l'injustice et la perfidie.

J'ai vu la foi des contrats bannie, les plus saintes conventions anéanties, toutes les lois des familles renversées. J'ai vu des débiteurs avares, fiers d'une insolente pauvreté, instruments indignes de la fureur des lois et de la rigueur des temps, feindre un payement au lieu de le faire, et porter le couteau dans le sein de leurs bienfaiteurs.

J'en ai vu d'autres, plus indignes encore, acheter presque pour rien, ou plutôt ramasser de terre des feuilles de chêne pour les m^ettre à la place de la substance des veuves et des orphelins.

J'ai vu naître soudain, dans tous les cœurs, une soif insatiable des richesses. J'ai vu se former, en un moment, une détestable conjuration de s'en- richir, non par un honnête travail et une géné- reuse industrie, mais par la ruine du prince, de l'Etat et des concitoyens.

J'ai vu un honnête citoyen, dans ces temps mal- heureux, ne se coucher qu'en disant : « J'ai ruiné une famille aujourd'hui ; j'en ruinerai une autre demain. »

« Je vais, disait un autre, avec un homme noir qui porte une écritoire à la main et un fer pointu à l'oreille, assassiner tous ceux à qui j'ai de l'obli- gation. »

Un autre disait : «Je vois que j'accommode

3i6 LETTRES PERSANES

mes affaires : il est vrai que, lorsque j'allai, il y a trois jours, faire un certain payement, je laissai toute une famille en larmes, que je dissipai la dot de deux honnêtes filles, que j'ôtai l'éducation à un petit garçon : le père en mourra de douleur, la mère périt de tristesse ; mais je n'ai fait que ce qui est permis par la loi. »

Quel plus grand crime que celui que commet un ministre, lorsqu'il corrompt les mœurs de toute une nation, dégrade les âmes les plus généreuses, ternit l'éclat des dignités, obscurcit la vertu même, et confond la plus haute naissance dans le mépris universel !

Que dira la postérité lorsqu'il lui faudra rougir de la honte de ses pères ? Que dira le peuple nais- sant lorsqu'il comparera le fer de ses aïeux avec l'or de ceux à qui il doit immédiatement le jour? Je ne doute pas que les nobles ne retranchent de leurs quartiers un indigne degré de noblesse qui les déshonore, et ne laissent la génération pré- sente dans .'affreux néant elle s'est mise.

De Paris, le ii de la lune de rhamazan, 1720.

Lettre CXLVII. Le grand eunuque a Usbek. A Paris.

Les choses sont venues à un état qui ne se peut plus soutenir : tes femmes se sont imaginé que ton départ leur laissait une impunité entière ; il se passe ici des choses horribles : je tremble moi- même au cruel récit que je vais te faire.

Zélis, allant il y a quelques jours à la mosquée, laissa tomber son voile, et parut presque à visage découvert devant tout le peuple.

LETTRES PERSANES 317

J'ai trouvé Zachi couchée avec une de ses esclaves, chose si défendue par les lois du sérail.

J'ai surpris, par le plus grand hasard du monde, une lettre que je t'envoie : je n'ai jamais pu dé- couvrir à qui elle était adressée.

Hier au soir, un jeune garçon fut trouvé dans le jardin du sérail, et il se sauva par-dessus les murailles.

Ajoute à cela ce qui n'est pas parvenu à ma con- naissance : car sûrement tu es trahi. J'attends tes ordres ; et, jusqu'à l'heureux moment que je les recevrai, je vais être dans une situation mor- telle. Mais, si tu ne mets toutes ces femmes à ma discrétion, je ne te réponds d'aucune d'elles ; et j'aurai tous les jours des nouvelles aussi tristes à te mander.

Du sérail d'Ispahan, le i^r de la lune de rhégeb, 1717.

Lettre CXL\TIL Usbek au premier eunuque.

Au sérail d'Ispahan.

ReceveZ; par cette lettre, un pouvoir sans bornes sur tout le sérail ; commandez avec autant d'au- torité que moi-même ; que la crainte et la terreur marchent avec vous ; courez d'appartements en appartements portez les punitions et les châti- ments ; que tout vive dans la consternation ; que tout fonde en larmes devant vous; interrogez tout le sérail ; commencez par les esclaves ; n'épargnez pas mon amour ; que tout subisse votre tribunal redoutable ; mettez au jour les secrets les plus cachés ; purifiez ce lieu infâme, et faites-y rentrer la vertu bannie. Car, dès ce mo- ment, je mets sur votre tête les moindres fautes

3i8 LETTRES PERSANES

qui se commettront. Je soupçonne Zélis d'être celle à qui la lettre que vous avez surprise s'adres- sait : examinez cela avec des yeux de lynx.

De ***, le II de la lune de zilhagé, 1718.

Lettre CXLIX. Narsit a Usbek. A Paris.

Le grand eunuque vient de mourir, magnifique seigneur : comme je suis le plus vieux de tes esclaves, j'ai pris sa place, jusqu'à ce que tu aies fait connaître sur qui tu veux jeter les yeux.

Deux jours après sa mort on m'apporta une de tes lettres qui lui était adressée : je me suis bien gardé de l'ouvrir ; je l'ai enveloppée avec respect, et l'ai serrée jusqu'à ce que tu m'aies fait con- naître tes sacrées volontés.

Hier, un esclave vint, au milieu de la nuit, me dire qu'il avait trouvé un jeune homme dans le sérail : je me levai, j'examinai la chose, et je trouvai que c'était une vision.

Je te baise les pieds, sublime seigneur ; et je te prie de compter sur mon zèle, mon expérience et ma vieillesse.

Du sérail d'Ispahem, le 5 de la lune de genunadi i, 1718.

Lettre CL. Usbek a Narsit.

Au sérail d'Ispahan.

Malheureux que vous êtes ! vous avez dans vos mains des lettres qui contiennent des ordres

LETTRES PERSANES 319

prompts et violents ; le moindre retardement peut me désespérer ; et vous demeurez tranquille sous un vain prétexte !

Il se passe des choses horribles; j'ai peut-être la moitié de mes esclaves qui méritent la mort. Je vous envoie la lettre que le premier eunuque m'écrivit là-dessus avant de mourir. Si vous aviez ouvert le paquet qui lui est adressé, vous y auriez trouvé des ordres sanglants. Lisez-les donc, ces ordres ; et vous périrez, si vous ne les exécutez pas.

De ***, le 25 de la lune de chalval, 1718.

Lettre CLI. Solim a Usbek. A Paris.

Si je gardais plus longtem.ps le silence, je serais aussi coupable que tous ces criminels que tu as dans le sérail.

J'étais le confident du grand eunuque, le plus fidèle de tes esclaves. Lorsqu'il se vit près de sa fin, il me fit appeler, et me dit ces paroles : « Je me meurs; mais le seul chagrin que j'ai en quit- tant la vie, c'est que mes derniers regards aient trouvé les femmes de mon maître criminelles. Le ciel puisse le garantir de tous les malheurs que je prévois ! Puisse, après ma mort, mon ombre me- naçante venir avertir ces perfides de leur devoir, et les intimider encore ! Voilà les clefs de ces re- doutables lieux ; va les porter au plus vieux des noirs. Mais si, après ma mort, il manque de vigi- lance, songe à en avertir ton maître. & En achevant ces mots il expira dans mes bras.

320 LETTRES PERSANES

Je sais ce qu'il t'écrivit, quelque temps avant sa mort, sur la conduite de tes femmes. Il y a dans le sérail une lettre qui aurait porté la terreur avec elle, si elle avait été ouverte. Celle que tu as écrite depuis a été surprise à trois lieues d'ici. Je ne sais ce que c'est : tout se tourne malheureuse- ment.

Cependant tes femmes ne gardent plus aucune retenue : depuis la mort du grand eunuque, il semble que tout leur soit permis ; la seule Roxane est restée dans le devoir, et conserve de la mo- destie. On voit les mœurs se corrompre tous les jours. On ne trouve plus sur le visage de tes femmes cette vertu mâle et sévère qui y régnait autrefois : une joie nouvelle, répandue dans ces lieux, est un témoignage infaillible, selon moi, de quelque satisfaction nouvelle. Dans les plus petites choses, je remarque des libertés jusqu'alors inconnues. Il règne, même parmi tes esclaves, une certaine indolence pour leur devoir et pour l'observation des règles, qui me surprend ; ils n'ont plus ce zèle ardent pour ton service, qui semblait animer le sérail.

Tes femmes ont été huit jours à la campagne, à une de tes maisons les plus abandonnées. On dit que l'esclave qui en a soin a été gagné, et qu'un jour avant qu'elles arrivassent il avait fait cacher deux hommes dans un réduit de pierre, qui est dans la muraille de la principale chambre, d'où ils sortaient le soir lorsque nous étions re- tirés. Le vieux eunuque qui est à présent à notre tête est un imbécile à qui l'on fait croire tout ce qu'on veut.

Je suis agité d'une colère vengeresse contre tant de perfidies ; et si le ciel voulait, pour le bien de ton service, que tu me jugeasses capable de gou-

LETTRES PERSANES 321

verner, je te promets que, si tes femmes n'étaient pas vertueuses, au moins elles seraient fidèles.

Du sérail d'Ispahan, le 6 de la lune de rebiab i, 1719.

Lettre CLIL Narsit a Usbek. A Paris.

Roxane et Zélis ont souhaité d'aller à la cam- pagne ; je n'ai pas cru devoir le leur refuser. Heureux Usbek ! tu as des femmes fidèles et des esclaves vigilants : je commande en des lieux la vertu semble s'être choisi un asile. Compte qu'il ne s'y passera rien que tes yeux ne puissent soutenir.

Il est arrivé im malheur qui me met en grande peine. Quelques marchands arméniens, nouvelle- ment arrivés à Ispahan, avaient apporté une de tes lettres pour moi ; j'ai envoyé un esclave pour la chercher : il a été volé à son retour, de manière que la lettre est perdue. Écris-moi donc promptement ; car je m'imagine que, dans ce changement, tu dois avoir des choses de consé- quence à me mander.

Du sérail de Fatmé, le 6 de la lune de rebiab i, 1719.

Lettre CLIIL Usbek a Solim.

Au sérail d'Ispahan.

Je te mets le fer à la main. Je te confie ce que j'ai à présent dans le monde de plus cher, qui est ma vengeance. Entre dans ce nouvel emploi ; II

322 LETTRES PERSANES

mais n'y porte ni cœur ni pitié. J'écris à mes femmes de t 'obéir aveuglément : dans la confu- sion de tant de crimes, elles tomberont devant tes regards. Il faut que je te doive mon bonheur et mon repos. Rends-moi mon sérail comme je l'ai laissé. Mais commence par l'expier : extermine les coupables, et fais trembler ceux qui se pro- posaient de le devenir. Que ne peux-tu pas espérer de ton maître pour des services si signalés ? Il ne tiendra qu'à toi de te mettre au-dessus de ta condition même, et de toutes les récompenses que tu as jamais désirées.

De Paris, le 4 de la lune de chahban, 1719.

Lettre CLÎV. Usbek a ses femmes.

Au sérail d'Ispahan,

Puisse cette lettre être comme la foudre qui tombe au milieu des éclairs et des tempêtes ! Solim est votre premier eunuque, non pas pour vous garder, mais pour vous punir. Que tout le sérail s'abaisse devant lui. Il doit juger vos actions passées ; et, pour l'avenir, il vous fera vivre sous un joug si rigoureux, que vous regretterez votre liberté, si vous ne regrettez pas votre vertu.

De Paris, le 4 de la Ixine de chahban, 1719-

Lettre CLV. Usbek a Nessir.

A Ispahan.

Heureux celui qui, connaissant tout le prix d'une vie douce et tranquille, repose son coeur

LETTRES PERSANES 323

au milieu de sa famille, et ne connaît d'autre terre que celle qui lui a donné le jour !

Je vis dans un climat barbare, présent à tout ce qui m'importune, absent de tout ce qui m'in- téresse. Une tristesse sombre me saisit; je tombe dans un accablement alïreux : il me semble que je m'anéantis ; et je ne me retrouve moi-même que lorsqu'une sombre jalousie vient s'allumer, et enfanter dans mon âme la crainte, les soupçons, la haine et les regrets.

Tu me connais, Xessir ; tu as toujours vu dans mon cœur comme dans le tien. Je te ferais pitié, si tu savais mon état déplorable. J'attends quel- quefois six mois entiers des nouvelles du sérail ; je compte tous les instants qui s'écoulent : mon impatience me les allonge toujours ; et, lorsque celui qui a été tant attendu est près d'arriver, il se fait dans mon cœur une révolution soudaine ; ma main tremble d'ouvrir une lettre fatale ; cette inquiétude qui me désespérait, je la trouve l'état le plus heureux je puisse être, et je crains d'en sortir par un coup plus cruel pour moi que mille morts.

Mais, quelque raison que j'aie eue de sortir de ma patrie, quoique je doive ma vie à ma retraite, je ne puis plus, Nessir, rester dans cet affreux exil. Eh ! ne mourrais-je pas tout de même en proie à mes chagrins ? J'ai pressé mille fois Rica de quitter cette terre étrangère ; mais il s'oppose à toutes mes résolutions ; il m'attache ici par mille prétextes : il semble qu'il ait oublié sa patrie ; ou plutôt il semble qu'il m'ait oublié moi-même, tant il est insensible à mes déplaisirs.

Malheureux que je suis 1 je souhaite de revoir ma patrie, peut-être pour devenir plus malheureux encore ! Eh ! qu'y ferai-je ? Je vais rapporter ma.

324 LETTRES PERSANES

tête à mes ennemis. Ce n'est pas tout : j'entrerai dans le sérail ; il faut que j'y demande compte du temps funeste de mon absence ; et si j 'y trouve des coupables, que deviendrai-j e ? Et si la seule idée m'accable de si loin, que sera-ce lorsque ma présence la rendra plus vive ? que sera-ce s'il faut que je voie, s'il faut que j'entende ce que je n'ose imaginer sans frémir ? que sera-ce enfin s'il faut que des châtiments que je prononcerai moi- même soient des marques éternelles de ma con- fusion et de mon désespoir ?

J'irai m'enfermer dans des murs plus terribles pour moi, que pour les femmes qui y sont gardées ; j'y porterai tous mes soupçons; leurs empresse- ments ne m'en déroberont rien ; dans mon lit, dans leurs bras, je ne jouirai que de mes inquiétudes ; dans un temps si peu propre aux réflexions, ma jalousie trouvera à en faire. Rebut indigne de la nature humaine, esclaves vils dont le cœur a été fermé pour jamais à tous les sentiments de l'amour, vous ne gémiriez plus sur votre condition, si vous connaissiez le malheur de la mienne.

De Paris, le 4 de la lime de chahban, 1719.

Lettre CLVI. Roxaxe a Usbek.

A Paris.

L'horreur, la nuit et l'épouvante régnent dans le sérail ; un deuil affreux l'environne ; un tigre y exerce à chaque instant toute sa rage. Il a mis dans les supplices deux eunuques blancs qui n'ont avoué que leur innocence ; il a vendu une partie de nos esclaves, et nous a obligées de changer

LETTRES PERSANES 325

entre nous celles qui nous restaient. Zachi et Zélis ont reçu dans leur chambre, dans l'obscurité de la nuit, un traitement indigne ; le sacrilège n'a pas craint de porter sur elles ses viles mains. Il nous tient enfermées chacune dans notre appartement ; et, quoique nous y soyons seules, il nous y fait vivre sous le voile. Il ne nous est plus permis de nous parler ; ce serait un crime de nous écrire : nous n'avons plus rien de libre que les pleurs.

Une troupe de nouveaux eunuques est entrée dans le sérail, ils nous assiègent nuit et jour ; notre sommeil est sans cesse interrompu par leurs méfiances feintes ou véritables. Ce qui me console, c'est que tout ceci ne durera pas longtemps, et que ces peines finiront avec ma vie. Elle ne sera pas longue, cruel Usbek ! je ne te donnerai pas le temps de faire cesser tous ces outrages.

Du sérail d'Ispahan, le 2 de la lune de maharram, 1720.

Lettre CLMI. Zachi a Usbek. A Paris.

O ciel ! un barbare m'a outragée jusque dans la manière de me punir ! il m'a infligé ce châtiment qui commence par alarmer la pudeur ; ce châti- ment qui met dans l'humiHation extrême ; ce châtiment qui ramène, pour ainsi dire, à l'en- fance.

Mon âme, d'abord anéantie sous la honte, re- prenait le sentiment d'elle-même, et commençait à s'indigner, lorsque mes cris firent retentir les voûtes de mes appartements. On m'entendit de- mander grâce au plus vil de tous les humains, et tenter sa pitié à mesure qu'il était plus inexorable.

326 LETTRES PERSANES

Depuis ce temps, son âme insolente et servile s*est élevée sur la mienne. Sa présence, ses regards, ses paroles, tous les malheurs viennent m'accabler. Quand je suis seule, j'ai du moins la consolation de verser des larmes ; mais lorsqu'il s'offre à ma vue, la fureur me saisit; je la trouve impuissante, et j e tombe dans le désespoir.

Le tigre ose me dire que tu es Fauteur de toutes ces barbaries. Il voulait m'ôter mon amour, et profaner jusques aux sentiments de mon cœur. Quand il me prononce le nom de celui que j'aime, je ne sais plus me plaindre : je ne puis plus que mourir.

J'ai soutenu ton absence, et j'ai conser^^é mon amour par la force de mon amour. Les nuits, les jours, les moments, tout a été pour toi. J'étais superbe de mon amour même ; et le tien me faisait respecter ici. Mais à présent... Non, je ne puis plus soutenir l'humiliation je suis descendue. Si je suis innocente, reviens pour m'aimer ; re- viens, si je suis coupable, pour que j'expire à tes pieds.

Du sérail d'Ispahan, le 2 de la lune de maharram, 1720.

Lettre CLVIIL Zélis a Usbek. A Paris.

A mille lieues de moi, vous me jugez coupable ! à mille lieues de moi, vous me punissez !

Qu'un eunuque barbare porte sur moi ses viles mains, il agit par votre ordre : c'est le tyran qui m'outrage, et non pas celui qui exerce la tyrannie.

Vous pouvez, à votre fantaisie, redoubler vos

LETTRES PERSANES 327

mauvais traitements. Mon cœur est tranquille depuis qu'il ne peut plus vous aimer. Votre âme se dégrade, et vous devenez cruel. Soyez sûr que vous n'éifes point heureux. Adieu.

Du sérail d'Ispahan, le 2 de la lune de luaharram, 1720.

Lettre CLIX. Solim a Usbek. A Paris.

Je me plains, magnifique seigneur, et je te plains : jamais serviteur fidèle n'est descendu dans l'affreux désespoir je suis. Voici tes malheurs et les miens ; je ne t'en écris qu'en tremblant.

Je jure, par tous les prophètes du ciel, que de- puis que tu m'as confié tes femmes j'ai veillé nuit et jour sur elles ; que je n'ai jamais suspendu un moment le cours de mes inquiétudes. J'ai com- mencé mon ministère par les châtiments, et je les ai suspendus sans sortir de mon austérité naturelle.

Mais que dis-je? pourquoi te vanter ici une fidéhté qui t'a été inutile ? Oublie tous mes ser- \àces passés ; regarde-moi comme un traître, et punis-moi de tous les crimes que je n'ai pu em- pêcher.

Roxane, la superbe Roxane... ô ciel ! a qui se fier désormais ? Tu soupçonnais Zélis, et tu avais pour Roxane une sécurité entière ; mais sa vertu farouche était une cruelle imposture ; c'était le voile de sa perfidie. Je l'ai surprise dans les bras d'un jeune homme, qui, dès qu'il s'est vu dé- couvert, est venu sur moi ; il m'a donné deux coups de poignard. Les eunuques, accourus au bruit, l'ont entouré : il s'est défendu longtemps, en a

328 LETTRES PERSANES

blessé plusieurs ; il voulait même rentrer dans la chambre pour mourir, disait-il, aux yeux de Roxane. Mais enfin il a cédé au nombre, et il est tombé à nos pieds. *

Je ne sais si j'attendrai, sublime seigneur, tes ordres sévères. Tu as mis ta vengeance en mes mains ; je ne dois pas la faire languir.

Du sérail d'Ispahan, le 8 de la luue de rebiab i, 1720.

Lettre CLX. Solim a Usbek. A Paris.

J'ai pris mon parti ; tes malheurs vont dis- paraître : je vais punir.

^ Je sens déjà une joie secrète ; mon âme et la tienne vont s'apaiser : nous allons exterminer le crime, et l'innocence va pâlir.

O vous qui semblez n'être faites que pour ignorer tous vos sens et être indignées de vos désirs mêmes, éternelles victimes de la honte et de la pudeur, que ne puis-je vous faire entrer à grands flots dans ce sérail malheureux, pour vous voir étonnées de tout le sang que j 'y vais répandre !

Du sérail d'Ispahan, le 8 de la lune de rebiab i, 1720.

Lettre CLXI. Roxaxe a Usbek.

A Paris.

Oui, je t'ai trompé : j'ai séduit tes eunuques; je me suis jouée de ta jalousie, et j'ai su de ton affreux sérail faire un lieu de délices et de plaisirs.

LETTRES PERSANES 329

Je vais mourir ; le poison va couler dans mes veines : car que ferais-je ici, puisque le seul homme qui me retenait à la vie n'est plus ? Je meurs ; mais mon ombre s'envole bien accompagnée ; je viens d'envoyer devant moi ces gardiens sacri- lèges qui ont répandu le plus beau sang du monde.

Comment as-tu pensé que je fusse assez crédule pour m'imaginer que je ne fusse dans le monde que pour adorer tes caprices ; que, pendant que tu te permets tout, tu eusses le droit d'affliger tous mes désirs ! Non : j'ai pu vivre dans la servitude ; mais j'ai toujours été libre. J'ai réformé tes lois sur celles de la nature; et mon esprit s'est tou- jours tenu dans l'indépendance.

Tu devrais me rendre grâces encore du sacrifice que je t'ai fait ; de ce que je me suis abaissée jusqu'à te paraître fidèle ; de ce que j'ai lâchement gardé dans mon cœur ce que j'aurais faire paraître à toute la terre ; enfin, de ce que j'ai pro- fané la vertu en souffrant qu'on appelât de ce nom ma soumission à tes fantaisies.

Tu étais étonné de ne point trouver en moi les transports de l'amour : si tu m'avais bien connue, tu y aurais trouvé toute la violence de la haine.

Mais tu as eu longtemps l'avantage de croire qu'un cœur comme le mien t'était soumis. Nous étions tous deux heureux : tu me croyais trom- pée, et je te trompais.

Ce langage, sans doute, te paraît nouveau. Serait- il possible qu'après t 'avoir accablé de douleurs je te forçasse encore d'admirer mon courage ? Mais c'en est fait : le poison me consume ; ma force m'a- bandonne ; la plume me tombe des mains ; je sens affaiblir jusqu'à ma haine ; je me meurs.

Du sérail d'Ispahan, le 8 de la lune de rebiab i, 1720. II «

CONSIDÉRATIONS SUR LES CAUSES

DE LA

GRANDEUR DES ROMAINS

ET DE LEUR DÉCADENCE

CHAPITRE PREMIER

Commencements de Rome. Ses guerres.

IL ne faut pas prendre de la ville de Rome, dans ses commencements, l'idée que nous don- nent les villes que nous voyons aujourd'hui, à moins que ce ne soit de celles de la Crimée, faites pour renfermer le butin, les bestiaux, et les fruits de la campagne. Les noms anciens des principaux lieux de Rome ont tous du rapport à cet usage.

La ville n'avait pas même de rues, si l'on n'appelle de ce nom la continuation des chemins qui y aboutissaient. Les maisons étaient placées sans ordre et très petites ; car les hommes, toujours au travail ou dans la place publique, ne se te- naient guère dans les maisons.

Mais la grandeur de Rome parut bientôt dans ses édifices publics. Les ouvrages qui ont donné, et qui donnent encore aujourd'hui la plus haute idée de sa puissance, ont été faits sous les rois ^ On commençait déjà à bâtir la ville éternelle.

Romulus et ses successeurs furent presque tou- jours en guerre avec leurs voisins pour avoir des citoyens, des femmes, ou des terres ; ils reve- naient dans la ville avec les dépouilles des peuples vaincus ; c'étaient des gerbes de blé et des

^ Voy. l'étonnement de Denys d'Halicamasse sur les égouts faits par Tarquin. {Ant. rom., liv. III.) Ils subsistent encore.

334 GRANDEUR ET DÉCADENCE

troupeaux : cela y causait une grande joie. Voilà l'origine des triomphes qui furent dans la suite la principale cause des grandeurs cette ville parvint.

Rome accrut beaucoup ses forces par son union avec les Sabins, peuples durset belliqueux comme les Laccdémoniens, dont ils étaient descendus. Romu- lus prit leur bouclier, qui était large, au lieu du petit bouclier argien dont il s'était servi jus- qu'alors \ Et on doit remarquer que ce qui a le plus contribué à rendre les Romains les maîtres du monde, c'est qu'ayant combattu successivement contre tous les peuples, ils ont toujours renoncé à leurs usages sitôt qu'ils en ont trouvé de meil- leurs.

On pensait alors, dans les républiques d'Italie, que les traités qu'elles avaient faits avec un roi ne les obligeaient point envers son successeur; c'était pour elles une espèce de droit des gens "^ : ainsi, tout ce qui avait été soumis par un roi de Rome se prétendait libre sous un autre, et les guerres naissaient toujours des guerres.

Le règne de Numa, long et pacifique, était très propre à laisser Rome dans sa médiocrité ; et, si elle eût eu dans ce temps-là un territoire moins borné et une puissance plus grande, il y a apparence que sa fortune eût été fixée pour jamais.

Une des causes de sa prospérité, c'est que ses rois furent tous de grands personnages. On ne trouve point ailleurs, dans les histoires, une suite non interrompue de tels hommes d'État et de tels capitaines.

Dans la naissance des sociétés, ce sont les chefs des républiques qui font l'institution ; et c'est

1 Plutarque, Vie de Rôtnulus.

'■^ Cela paraît par tout© l'histoire des rois de Rome.

DES RO^IAINS 335

ensuite l'institution qui forme les chefs des ré- publiques.

Tarquin prit la couronne sans être élu par le sénat ni par le peuple \ Le pouvoir devenait héréditaire : il le rendit absolu. Ces deux ré- volutions furent bientôt suivies d'une troisième.

Son fils Sextus, en violant Lucrèce, fit une chose qui a presque toujours fait chasser les tyrans des villes ils ont commandé : car le peuple, à qui une action pareille fait si bien sentir sa servitude, prend d'abord une résolution extrême.

Un peuple peut aisément souffrir qu'on exige de lui de nouveaux tributs : il ne sait pas s'il ne retirera point quelque utilité de l'emploi qu'on fera de l'argent qu'on lui demande ; mais, quand on lui a fait un affront, il ne sent que son malheur, et il y ajoute l'idée de tous les maux qui sont possibles.

Il est pourtant vrai que la mort de Lucrèce ne fut que l'occasion de la révolution qui arriva ; car un peuple fier, entreprenant, hardi, et renfermé dans des murailles, doit nécessairement secouer le joug ou adoucir ses mœurs.

Il devait arriver de deux choses l'une : ou que Rome changerait son gouvernement, ou qu'eUe resterait une petite et pauvre monarchie.

L'histoire moderne nous fournit un exemple de ce qui arriva pour lors à Rome ; et ceci est bien remarquable : car, comme les hommes ont eu dans tous les temps les mêmes passions, les occasions qui produisent les grands changements sont diffé- rentes, mais les causes sont toujours les mêmes.

Comme Henri VII, roi d'Angleterre, augmenta le pouvoir des communes pour avilir les grands,

1 Le sénat nommait un magistrat de l'interrègne, qui élisait le roi : cette élection devait être confirmée par le peuple. Voyez Denys d'Halicamasse, liv. II, III et IV,

336 GRANDEUR ET DÉCADENCE

Servius Tullius, avant lui, avait étendu les privi- lèges du peuple pour abaisser le sénat \ Mais le peuple, devenu d'abord plus hardi, renversa l'une et l'autre monarchie.

Le portrait de Tarquin n'a point été flatté ; son nom n'a échappé à aucun des orateurs qui ont eu à parler contre la tyrannie ; mais sa conduite avant son malheur, que l'on voit qu'il prévoyait ; sa douceur pour les peuples vaincus ; sa libéralité envers les soldats ; cet art qu'il eut d'intéresser tant de gens à sa conservation ; ses ouvrages pu- blics ; son courage à la guerre ; sa constance dans son malheur ; une guerre de vingt ans, qu'il fit ou qu'il fit faire au peuple romain, sans royaumes et sans biens ; ses continuelles ressources font bien voir que ce n'était pas un homme méprisable.

Les places que la postérité donne sont sujettes, comme les autres, aux caprices de la fortune. Mal- heur à la réputation de tout prince qui est opprimé par un parti qui devient le dominant, ou qui a tenté de détruire un préjugé qui lui survit !

Rome, ayant chassé les rois, établit des consuls annuels ; c'est encore ce qui la porta à ce haut degré de puissance. Les princes ont dans leur vie des périodes d'ambition ; après quoi, d'autres passions, et l'oisiveté même, succèdent ; mais la république ayant des chefs qui changeaient tous les ans, et qui cherchaient à signaler leui: magis- trature pour en obtenir de nouvelles, il n'y avait pas un moment de perdu pour l'ambition ; ils engageaient le sénat à proposer au peuple la guerre, et lui montraient tous les jours de nouveaux ennemis.

Ce corps y était déjà assez porté de lui-même :

1 Voy. Zonare, et Denys d'Halicarnasse, liv. IV.

DES ROMAINS 337

car, étant fatigué sans cesse par les plaintes et les demandes du peuple, il cherchait à le distraire de ses inquiétudes, et à l'occuper au dehors \

Or, la guerre était presque toujours agréable au peuple, parce que, par la sage distribution du butin, on avait trouvé le moyen de la lui rendre utile.

Rome étant une ville sans commerce, et presque sans arts, le pillage était le seul moyen que les particuliers eussent pour s'enrichir.

On avait donc mis de la discipline dans la manière de piller, et on y observait à peu près le même ordre qui se pratique aujourd'hui chez les petits Tartares.

Le butin était mis en commun ^ et on le distri- buait aux soldats : rien n'était perdu, parce que, avant de partir, chacun avait juré qu'il ne dé- tournerait rien à son profit. Or, les Romains étaient le peuple du monde le plus religieux sur le ser- ment, qui fut toujours le nerf de leur discipline militaire.

Enfin, les citoyens qui restaient dans la ville jouissaient aussi des fruits de la victoire. On con- fisquait une partie des terres du peuple vaincu, dont on faisait deux parts : l'une se vendait au profit du public ; l'autre était distribuée aux pauvres citoyens, sous la charge d'une rente en faveur de la république.

Les consuls, ne pouvant obtenir l'honneur du triomphe que par une conquête ou une victoire, faisaient la guerre avec une impétuosité extrême : on allait droit à l'ennemi, et la force décidait d'abord.

^ D'ailleurs l'autorité du sénat était moins bornée dans les affaires du dehors que dans celles de la ville. ^ Voy. Polybe, liv. X, chap. xvi.

338 GRANDEUR ET DÉCADENCE

Rome était donc dans une guerre éternelle et toujours violente : or, une nation toujours en guerre, et par principe de gouvernement, devait nécessai- rement périr, ou venir à bout de toutes les autres, qui, tantôt en guerre, tantôt en paix, n'étaient jamais si propres à attaquer, ni si préparées à se défendre.

Par les Romains acquirent une profonde con- naissance de l'art militaire. Dans les guerres pas- sagères, la plupart des exemples sont perdus ; la paix donne d'autres idées, et on oublie ses fautes, et ses vertus même.

Une autre suite du principe de la guerre conti- nuelle fut que les Romains ne firent jamais la paix que vainqueurs : en effet, à quoi bon faire une paix honteuse avec un peuple pour en aller atta- quer un autre ?

Dans cette idée, ils augmentaient toujours leurs prétentions à mesure de leurs défaites : par ils consternaient les vainqueurs, et s'imposaient à eux-mêmes une plus grande nécessité de vaincre.

Toujours exposés aux plus affreuses vengeances, la constance et la valeur leur devinrent nécessaires ; et ces vertus ne purent être distinguées chez eux de l'amour de soi-m.ême, de sa famille, de sa patrie, et de tout ce qu'il y a de plus cher parmi les hommes.

Les peuples d'Italie n'avaient aucun usage des machines propres à faire les sièges ^ ; et, de plus, les soldats n'ayant point de paye, on ne pouvait

1 Denys d'Halicamasse le dit formellement, liv. IX; et cela paraît par l'histoire. Ils ne savaient point faire de galeries pour se mettre à couvert des assiégés : ils tâchaient de prendre les villes par escalade. Ephorus a écrit qu'Artémon, ingénieur, inventa les grosses machines pour battre les plus fortes murailles. Périclès s'en servit le premier au siège de Samos, dit Plutarque, Vie de Périclès.

DES ROMAINS 339

pas les retenir longtemps devant une place : ainsi peu de leurs guerres étaient décisives. On se bat- tait pour aA'oir le pillage du camp ennemi ou de ses terres ; après quoi le vainqueur et le vaincu se retiraient, chacun dans sa ville. C'est ce qui fit la résistance des peuples d'Italie, et en même temps l'opiniâtreté des Romains à les subjuguer ; c'est ce qui donna à ceux-ci des victoires qui ne les cor- rompirent point, et qui leur laissèrent toute leur pauvreté.

S'ils avaient rapidement conquis toutes les villes voisines, ils se seraient trouvés dans la décadence à l'arrivée de Pyrrhus, des Gaulois et d'Annibal ; et, par la destinée de presque tous les États du monde, ils auraient passé trop vite de la pauvreté aux richesses, et des richesses à la corruption.

Mais Rome, faisant toujours des efforts, et trou- vant toujours des obstacles, faisait sentir sa puis- sance sans pouvoir l'étendre, et, dans une circon- férence très petite, elle s'exerçait à des vertus qui devaient être si fatales à l'univers.

Tous les peuples d'Italie n'étaient pas également belliqueux : les Toscans étaient amollis par leurs richesses et par leur luxe ; les Tarentins, les Ca- pouans, presque toutes les villes de la Campanie et de la grande Grèce, languissaient dans l'oisiveté et dans les plaisirs ; mais les Latins, les Hemiques, les Sabins, les Èques et les Volsques aimaient pas- sionnément la guerre ; ils étaient autour de Rome ; ils lui firent une résistance inconcevable, et furent ses maîtres en fait d'opiniâtreté.

Les villes latines étaient des colonies d'Albe, qui furent fondées par Latinus Sylvius \ Outre une origine commune avec les Romains, elles avaient

^ Comme on le voit dans le traité intitulé : Origo gentis Ro- mancs, qu'on croit être d'Anrélius Victor. (Chap. xvii.)

340 GRANDEUR ET DÉCADENCE

encore des rites communs ; et Servius Tullius ^ les avait engagées à faire bâtir un temple dans Rome pour être le centre de l'union des deux peuples. Ayant perdu une grande bataille auprès du lac Rcgille, elles furent soumises à une alliance et une société de guerres avec les Romains ^.

On vit manifestement, pendant le peu de temps que dura la tyrannie des décemvirs, à quel point l'agrandissement de Rome dépendait de sa liberté. L'Etat sembla avoir perdu l'âme qui le faisait mouvoir ^.

Il n'y eut plus dans la ville que deux sortes de gens : ceux qui souffraient la servitude, et ceux qui, pour leurs intérêts particuliers, cherchaient à la faire souffrir. Les sénateurs se retirèrent de Rome comme d'une ville étrangère ; et les peuples voisins ne trouvèrent de résistance nulle part.

Le sénat ayant eu le moyen de donner une paye aux soldats, le siège de Véies fut entrepris : il dura dix ans. On vit un nouvel art chez les Ro- mains, et une autre manière de faire la guerre ; leurs succès furent plus éclatants ; ils profitèrent mieux de leurs victoires, ils firent de plus grandes conquêtes, ils envoyèrent plus de colonies ; enfin la prise de Véies fut une espèce de révolution.

Mais les travaux ne furent pas moindres. S'ils portèrent de plus rudes coups aux Toscans, aux Èques et aux Volsques, cela même fit que les Latins et les Herniques, leurs alliés, qui avaient les mêmes armes et la même discipline qu'eux, les abandon- nèrent : que des ligues se formèrent chez les Tos-

1 Denys d'Halicamasse, liv. IV.

2 Voy. dans Denys d'Halicamasse, liv. VI, un des traités faits avec eux.

3 Sous prétexte de donner au peuple des lois écrites, ils se saisirent du gouvernement. Voy. Denys d'Halicamasse, liv. XI.

DES ROMAINS 341

cans ; et que les Samnites, les plus belliqueux de tous les peuples de l'Italie, leur firent la guerre avec fureur.

Depuis l'établissement de la paye, le sénat ne distribua plus aux soldats les terres des peuples vaincus ; il imposa d'autres conditions : il les obligea, par exemple, de fournir à l'armée une solde pendant un certain temps, de lui donner du blé et des habits \

La prise de Rome par les Gaulois ne lui ôta rien de ses forces : l'armée, plus dissipée que vaincue, se retira presque entière à Véies ; le peuple se sauva dans les villes voisines ; et l'incendie de la ville ne fut que l'incendie de quelques cabanes de pasteurs.

1 Voy. les traités qui furent faits.

CHAPITRE II

De l'art de la guerre chez les Romains.

Les Romains se destinant à la guerre, et la regar- dant comme le seul art, ils mirent tout leur esprit et toutes leurs pensées à le perfectionner. C'est sans doute un dieu, dit Végèce \ qui leur inspira la légion.

Ils jugèrent qu'il fallait donner aux soldats de la légion des armes offensives et défensives plus fortes et plus pesantes que celles de quelque autre peuple que ce fût ^

Mais, comme il y a des choses à faire dans la guerre dont un corps pesant n'est pas capable, ils voulurent que la légion contînt dans son sein une troupe légère qui pût en sortir pour engager le com- bat, et, si la nécessité l'exigeait, s'y retirer ; qu'elle eût encore de la cavalerie, des hommes de trait et des frondeurs, pour poursuivre les fuyards et achever la victoire ; qu'elle fût défendue par toutes sortes de machines de guerre qu'elle traînait avec

1 Liv. II, chap. i.

2 Voy. dans Polybe, et dans Josèphe, De hello Judaico, liv. III, chap. VI, quelles étaient les armes du soldat romain. Il y a peu de différence, dit ce dernier, entre les chevaux rangés et les soldats romains. «Ils portent, dit Cicéron, leur nourriture pour plus de quinze jours, tout ce qui est à leur usage, tout ce qu'il faut pour se fortifier ; et, à l'égard de leurs armes, ils n'en sont pas plus embarrassés que de leurs mains. » {TuscuL, liv. II.)

i

GRANDEUR DES ROMAINS 343

elle, que chaque fois ^ elle se retranchât, et fût, comme dit Végèce, une espèce de place de guerre.

Pour qu'ils pussent avoir des armes plus pesantes que celles des autres hommes, il fallait qu'ils se rendissent plus qu'hommes : c'est ce qu'ils firent par un travail continuel qui augmentait leur force, et par des exercices qui leur donnaient de l'adresse, laquelle n'est autre chose qu'une juste dispensation des forces que l'on a.

Nous remarquons aujourd'hui que nos armées périssent beaucoup par le travail immodéré des soldats ^ ; et cependant c'était par un travail immense que les Romains se conservaient. La raison en est, je crois, que leurs fatigues étaient continuelles ; au lieu que nos soldats passent sans cesse d'un travail extrême à une extrême oisiveté : ce qui est la chose du monde la plus propre à les faire périr.

Il faut que je rapporte ici ce que les auteurs nous disent de l'éducation des soldats romains ^. On les accoutumait à aller le pas militaire, c'est-à-dire à faire en cinq heures vingt milles, et quelquefois vingt-quatre. Pendant ces marches, on leur faisait porter des poids de soixante livres. On les entre- tenait dans l'habitude de courir et de sauter tout armés ; ils prenaient dans leurs exercices des épées, des javelots, des flèches, d'une pesanteur double des armes ordinaires ; et ces exercices étaient con- tinuels \

^ Liv. n, chap. xxv. ^ Surtout par le fouillement des terres.

3 Voy. Végèce, liv. I. Voy. dans Tite-Live, liv. XXVI, chap. Li, les exerciees que Scipion l'Africain faisait faire aux soldats après la prise de Carthage la Neuve. Marius, malgré sa vieillesse, allait tous les jours au champ de Mars. Pompée, à l'âge de cinquante- huit ans, allait combattre tout armé avec les jeunes gens ; il montait à cheval, courait à bride abattue, et lançait ses javelots. (Plutarque, Vre de Marius et de Potnpée.)

■* Végèce, liv. I, chap. xi, xii et xiv.

344 GRANDEUR ET DÉCADENCE

Ce n'était pas seulement dans le camp qu'était l'école militaire : il y avait dans la ville un lieu les citoyens allaient s'exercer (c'était le champ de Mars). Après le travail, ils se jetaient dans le Tibre, pour s'entretenir dans l'habitude de nager, et nettoyer la poussière et la sueur ^

Nous n'avons plus une juste idée des exercices du corps : un homme qui s'y applique trop nous paraît méprisable, par la raison que la plupart de ces exercices n'ont plus d'autre objet que les agréments ; au lieu que, chez les anciens, tout, jusqu'à la danse, faisait partie de l'art militaire.

Il est même arrivé, parmi nous, qu'une adresse trop recherchée dans l'usage des armes dont nous nous servons à la guerre est devenue ridicule, parce que, depuis l'introduction de la coutume des com- bats singuHers, l'escrime a été regardée comme la science des querelleurs ou des poltrons.

Ceux qui critiquent Homère de ce qu'il relève ordinairement dans ses héros la force, l'adresse ou l'agilité du corps, devraient trouver Salluste bien ridicule, qui loue Pompée « de ce qu'il cou- rait, sautait et portait un fardeau aussi bien qu'homme de son temps ^ ».

Toutes les fois que les Romains se crurent en dan- ger, ou qu'ils voulurent réparer quelque perte, ce fut une pratique constante chez eux d'affermir la disci- pline militaire. Ont-ils à faire la guerre aux Latins, peuples aussi aguerris qu'eux-mêmes, Manlius songe à augmenter la force du commandement, et fait mourir son fils, qui avait vaincu sans son ordre. Sont-ils battus à Numance, Scipion Émilien les

ï Végèce, liv. I, chap. x.

2 < Cum alacribus saltu, cum velocibus cursu, cuin validis vecte certabat, > (Fragment de Salluste rapporté par Végèce, liv. I, chap. IX.)

DES ROMAINS 345

prive d'abord de tout ce qui les avait amollis ^ Les légions romaines ont-elles passé sous le joug en Xumidie, Métellus répare cette honte dès qu'il leur a fait reprendre les institutions anciennes. Marins, pour battre les Cimbres et les Teutons, commence par détourner les fleuves ; et Sylla fait si bien travailler les soldats de son armée effrayée de la guerre contre Mithridate, qu'ils lui demandent le combat comme la fin de leurs peines -.

Publius Nasica, sans besoin, leur fit construire une armée navale. On craignait plus l'oisiveté que les ennemis,

Aulu-Gelle ^ donne d'assez mauvaises raisons de la coutume des Romains de faire saigner les soldats qui avaient commis quelque faute : la vraie est que, la force étant la principale qualité du soldat, c'était le dégrader que de l'affaiblir.

Des hommes si endurcis étaient ordinairement sains. On ne remarque pas, dans les auteurs, que les armées romaines, qui faisaient la guerre en tant de climats, périssent beaucoup par les maladies ; au lieu qu'il arrive presque continuellement aujour- d'hui que des armées, sans avoir combattu, se fondent pour ainsi dire dans une campagne.

Parmi nous, les désertions sont fréquentes, parce que les soldats sont la plus vile partie de chaque nation, et qu'il n'y en a aucune qui ait ou qui croie avoir un certain avantage sur les autres. Chez les Romains, elles étaient plus rares : des soldats tirés du sein d'un peuple si fier, si orgueil- leux, si sûr de commander aux autres, ne pouvaient

1 II vendit toutes les bêtes de somme de l'armée, et fit porter à chaque soldat du blé pour trente jours, et sept pieux. {Sonim. de Florus, liv. LVII.)

2 Frontin, Stratagèmes, liv. I, chap. xi.

3 Liv. X, chap. viii.

346 GRANDEUR ET DÉCADENCE

guère penser à s'avilir jusqu'à cesser d'être Ro- mains.

Comme leurs armées n'étaient pas nombreuses, il était aisé de pourvoir à leur subsistance ; le chef pouvait mieux les connaître, et voyait plus aisé- ment les fautes et les violations de la discipline.

La force de leurs exercices, les chemins admi- rables qu'ils avaient construits, les mettaient en état de faire des marches longues et rapides \ Leur présence inopinée glaçait les esprits : ils se mon- traient surtout après un mauvais succès, dans le temps que leurs ennemis étaient dans cette négli- gence que donne la victoire.

Dans nos combats d'aujourd'hui un particulier n'a guère de confiance qu'en la multitude ; mais chaque Romain, plus robuste et plus aguerri que son ennemi, comptait toujours sur lui-même : il avait naturellement du courage, c'est-à-dire de cette vertu qui est le sentiment de ses propres forces.

Leurs troupes étant toujours les mieux disci- plinées, il était difficile que dans le combat le plus malheureux ils ne se ralliassent quelque part, ou que le désordre ne se mît quelque part chez les ennemis. Aussi les voit-on continuellement dans les histoires, quoique surmontés dans le commence- ment par le nombre ou par l'ardeur des ennemis, arracher enfin la victoire de leurs mains.

Leur principale attention était d'examiner en quoi leur ennemi pouvait avoir de la supériorité sur eux, et d'abord ils y mettaient ordre. Ils s'ac- coutumèrent à voir le sang et les blessures dans les spectacles des gladiateurs, qu'ils prirent des Étrusques ^

1 Voy. surtout la défaite d'Asdrubal, et leur diligence contre Viriatus.

2 Fragment de Nicolas de Damas, liv. X, tiré d'Athénée,

DES ROMAINS 347

Les épées tranchantes des Gaulois \ les élé- phants de Pyrrhus, ne les surprirent qu'une fois. Ils suppléèrent à la faiblesse de leur cavalerie ^, d'abord en ôtant les brides des chevaux pour que l'impétuosité n'en pût être arrêtée, ensuite en y mêlant des vélites ^. Quand ils eurent connu l'épée espagnole, ils quittèrent la leur \ Ils éludèrent la science des pilotes par l'invention d'une machine que Polybe nous a décrite. Enfin, comme dit Josèphe ^ la guerre était pour eux une méditation, la paix un exercice.

Si quelque nation tint de la nature ou de son institution quelque avantage particulier, ils en firent d'abord usage : ils n'oubhèrent rien pour avoir des chevaux numides, des archers crétois, des frondeurs baléares, des vaisseaux rhodiens.

Enfin jamais nation ne prépara la guerre avec tant de prudence, et ne la fit avec tant d'audace.

liv. IV, chap. XIII. Avant que les soldats partissent pour l'armée, on leur donnait un combat de gladiateurs. (Jules Capitolin, Vis de Maxime et de Balbin.)

1 Les Romains présentaient leurs javelots, qui recevaient les coups des épées gauloises, et les émoussaient.

2 Elle fut encore meilleiure que celle des petits peuples d'Italie. On la formait des principaux citoyens, à qui le public entrete- nait un cheval. Quand elle mettait pied à terre, il n'y avait point d'infanterie plus redoutable, et très souvent elle déter- minait la victoire.

2 C'étaient de jeunes hommes légèrement armés, et les plus agiles de la légion, qui au moindre signal sautaient sur la croupe des chevaux, ou combattaient à pied. (Valère-Maxime, liv. II, chap. m, § 3 ; Tite-Live, liv. XXVI, chap. iv.)

4 Fragment de Polybe, rapporté par Suidas au mot 31axatpa.

5 De bello Judaico, liv. III, chap. vi.

CHAPITRE III

Comment les Romains purent s'agrandir.

Comme les peuples de l'Europe ont dans ces temps-ci à peu près les mêmes arts, les mêmes armes, la même discipline et la même manière de faire la guerre, la prodigieuse fortune des Romains nous paraît inconcevable. D'ailleurs il y a aujour- d'hui une telle disproportion dans la puissance, qu'il n'est pas possible qu'un petit État sorte par ses propres forces de l'abaissement la Providence l'a mis.

Ceci demande qu'on y réfléchisse, sans quoi nous verrions des événements sans les comprendre ; et, ne sentant pas bien la différence des situations, nous croirions, en lisant l'histoire ancienne, voir d'autres hommes que nous.

Une expérience continuelle a pu faire connaître en Europe qu'un prince qui a un million de sujets ne peut, sans se détruire lui-même, entretenir plus de dix mille hommes de troupes : il n'y a donc que les grandes nations qui aient des armées.

Il n'en était pas de même dans les anciennes républiques ; car cette proportion des soldats au reste du peuple, qui est aujourd'hui comme d'un à cent, y pouvait être aisément comme d'un à huit.

Les fondateurs des anciennes répubHques avaient

GRANDEUR DES ROMAINS 349

également partagé les terres : cela seul faisait un peuple puissant, c'est-à-dire une société bien réglée ; cela faisait aussi une bonne armée, chacun ayant un égal intérêt, et très grand, à défendre sa patrie.

Quand les lois n'étaient plus rigidement obser- vées, les choses revenaient au point elles sont à présent parmi nous : l'avarice de quelques particu- liers et la prodigalité des autres faisaient passer les fonds de terre dans peu de mains, et d'abord les arts s'introduisaient pour les besoins mutuels des riches et des pauvres. Cela faisait qu'il n'y avait presque plus de citoyens ni de soldats ; car les fonds de terre, destinés auparavant à l'entretien de ces derniers, étaient employés à celui des esclaves et des artisans, instruments du luxe des nouveaux possesseurs : sans quoi l'État, qui malgré son dérèglement doit subsister, aurait péri. Avant la corruption, les revenus primitifs de l'État étaient partagés entre les soldats, c'est-à-dire les laboureurs : lorsque la république était corrompue, ils passaient d'abord à des hommes riches, qui les rendaient aux esclaves et aux artisans, d'où on en retirait, par le moyen des tributs, une partie pour l'entretien des soldats.

Or, ces sortes de gens n'étaient guère propres à la guerre : ils étaient lâches, et déjà corrompus par le luxe des villes, et souvent par leur art même ; outre que, comme ils n'avaient point proprement de patrie, et qu'ils jouissaient de leur industrie partout, ils avaient peu à perdre ou à conserver.

Dans un dénombrement de Rome fait quelque temps après l'expulsion des rois \ et dans celui que

^ C'est le dénombrement dont parle Denys d'Halicarnasse dans le liv. IX, art. 25, et qui me paraît être le même que celui qu'il rapporte à la fin de son Vl^ livre, qui fut fait seize ans après l'expulsion des rois.

350 GRANDEUR ET DÉCADENCE

Démétrius de Phalère fit à Athènes ^ il se trouva à peu près le même nombre d'habitants : Rome en avait quatre cent quarante mille, Athènes quatre cent trente et un mille. Mais ce dénombrement de Rome tombe dans un temps elle était dans la force de son institution, et celui d'Athènes dans un temps elle était entièrement corrompue. On trouva que le nombre des citoyens pubères faisait à Rome le quart de ses habitants, et qu'il faisait à Athènes un peu moins du vingtième : la puis- sance de Rome était donc à celle d'Athènes, dans ces divers temps, à peu près comme un quart est à un vingtième, c'est-à-dire qu'elle était cinq fois plus grande.

Les rois Agis et Cléomènes voyant qu'au lieu de neuf mille citoyens qui étaient à Sparte du temps de Lycurgue ^, il n'y en avait plus que sept cents, dont à peine cent possédaient des terres ^ et que tout le reste n'était qu'une populace sans courage, ils entreprirent de rétabhr des lois à cet égard ^; et Lacédémone reprit sa première puissance, et redevint formidable à tous les Grecs.

Ce fut le partage égal des terres qui rendit Rome capable de sortir d'abord de son abaissement, et cela se sentit bien quand elle fut corrompue.

Elle était une petite république, lorsque, les Latins ayant refusé le secours de troupes qu'ils étaient obligés de donner, on leva sur-le-champ dix légions dans la ville ^. « A peine à présent, dit

^ Ctésiclès, dans Athénée, liv. VI, chap. xix.

2 C'étaient des citoyens de la ville appelés proprement Spartiates. Lycurgue fit pour eux neuf mille parts; il en donna trente mille aux autres habitants. Voy. Plutarque, Vie de Ly- curgue.

2 Voy. Plutarque, Vie (TAgis et de Cléomèiies. ^ Ibid,

5 Tite-Live, I'-'" décade, liv. VII, chap. xxiv. Ce fut quelque temps après la prise de Rome, sous le consulat de L. Furius Camillus et de Ap. Claudius Crassus.

DES ROMAINS 351

Tite-Live, Rome, que le monde entier ne peut contenir, en pourrait-elle faire autant si un ennemi paraissait tout à coup devant ses murailles : marque certaine que nous ne nous sommes point agrandis, et que nous n'avons fait qu'augmenter le luxe et les richesses qui nous travaillent. ï>

« Dites-moi, disait Tibérius Gracchus aux nobles ^ qui vaut mieux, un citoj^en ou un esclave per- pétuel ; un soldat ou un homme inutile à la guerre ? Voulez- vous, pour avoir quelques arpents de terre plus que les autres citoyens, renoncer à l'espérance de la conquête du reste du monde, ou vous mettre en danger de vous voir enlever par les ennemis ces terres que vous nous refusez ? &

^ Appien, De la guerre civile, liv. I, chap. xi.

CHAPITRE IV

Des Gaulois. De Pyrrhus. Parallèle de Carthage et de Rome. Guerre d'Annibal.

Les Romains eurent bien des guerres avec les Gaulois. L'amour de la gloire, le mépris de la mort, l'obstination pour vaincre, étaient les mêmes dans les deux peuples; mais les armes étaient différentes. Le bouclier des Gaulois était petit, et leur épée mauvaise : aussi furent-ils traités à peu près comme, dans les derniers siècles, les Mexicains l'ont été par les Espagnols. Et ce qu'il y a de surprenant, c'est que ces peuples, que les Romains rencontrèrent dans presque tous les lieux et dans presque tous les temps, se laissèrent détruire les uns après les autres, sans jamais con- naître, chercher ni prévenir la cause de leurs mal- heurs.

Pyrrhus vint faire la guerre aux Romains dans le temps qu'ils étaient en état de lui résister et de s'instruire par ses victoires : il leur apprit à se retrancher, à choisir et à disposer un camp ; il les accoutuma aux éléphants, et les prépara pour de plus grandes guerres \

1 La guerre de Pyrrhus ouvrit l'esprit aux Romains : avec un ennemi qui avait tant d'expérience, ils devinrent plus industrieux et plus éclairés qu'ils n'étaient auparavant. Ils trouvèrent le moyen de se garantir des éléphants qui avaient

GRANDEUR DES ROMAINS 353

La grandeur de Pyrrhus ne consistait que dans ses qualités personnelles ^ Plutarque nous dit qu'il fut obligé de faire la guerre de Macédoine parce qu'il ne pouvait entretenir huit mille hommes de pied et cinq cents chevaux qu'il avait ^. Ce prince, maître d'un petit État dont on n'a plus entendu parler après lui, était un aventurier qui faisait des entreprises continuelles, parce qu'il ne pouvait subsister qu'en entreprenant.

Tarente, son alliée, avait bien dégénéré de l'institution des Lacédémoniens, ses ancêtres^. Il aurait pu faire de grandes choses avec les Sam- nites ; mais les Romains les avaient presque dé- truits.

Carthage, devenue riche plus tôt que Rome, avait aussi été plus tôt corrompue : ainsi, pendant qu'à Rome les emplois publics ne s'obtenaient que par la vertu, et ne donnaient d'utilité que l'honneur et une préférence aux fatigues, tout ce que le public peut donner aux particuliers se vendait à Carthage, et tout service rendu par les particuliers y était payé par le public.

La tyrannie d'un prince ne met pas un État plus près de sa ruine que l'indifférence pour le bien commun n'y met une république. L'avantage d'un État libre est que les revenus y sont mieux ad- ministrés ; mais lorsqu'ils le sont plus mal, l'avan-

mis le désordre dans les légions, au premier combat ; ils évitè- rent les plaines, et cherchèrent des lieux avantageux contre une cavalerie qu'ils avaient méprisée mal à propos. Ils apprirent ensuite à former leur camp sur celui de Pyrrhus, après avoir admiré l'ordre et la distinction de ses troupes, tandis que chez eux tout était en confusion. (Saint-É\Tremont, Réflexions sur les divers génies du peuple romain dans les différens temps de la république, chap. vi.)

1 Voy. un fragment du liv. I de Dion, dans VExtrait des vertus et des vices.

2 Vie de Pyrrhus.

3 Justin, liv. XX, chap. i.

12

354 GR.\NDEUR ET DÉCADENCE

tage d'un État libre est qu'il n'y a point de favoris ; mais quand cela n'est pas, et qu'au lieu des amis et des parents du prince il faut faire la fortune des amis et des parents de tous ceux qui ont part au gouvernement, tout est perdu ; les lois y sont éludées plus dangereusement qu'elles ne sont violées par un prince qui, étant toujours le plus grand citoyen de l'État, a le plus d'intérêt à sa conserva- tion.

Des anciennes mœurs, un certain usage de la pauvreté, rendaient à Rome les fortunes à peu près égales ; mais à Carthage des particuliers avaient les richesses des rois.

De deux factions qui régnaient à Carthage, l'une voulait toujours la paix, et l'autre toujours la guerre ; de façon qu'il était impossible d'y jouir de l'une ni d'y bien faire l'autre.

Pendant qu'à Rome la guerre réunissait d'abord tous les intérêts, elle les séparait encore plus à Carthage \

Dans les États gouvernés par un prince les divi- sions s'apaisent aisément, parce qu'il a dans ses mains une puissance coercitive qui ramène les deux partis ; mais dans une république elles sont plus durables, parce que le mal attaque ordinairement la puissance même qui pourrait le guérir.

A Rome, gouvernée par les lois, le peuple souffrait que le sénat eût la direction des affaires ; à Car- thage, gouvernée par des abus, le peuple voulait tout faire par lui-même.

Carthage, qui faisait la guerre avec son opulence

1 La présence d'Annibal fit cesser parmi les Romains toutes les divisions ; mais la présence de Scipion aigrit celles qui étaient déjà parmi les Carthaginois : elle ôta au gouvernement tout ce qui lui restait de force ; les généraux, le sénat, les grands, devin- rent plus suspects au peuple, et le peuple devint plus furieux. Voy. dans Appien toute cette guerre du premier Scipion.

DES ROMAINS 355

contre la pauvreté romaine, avait, par cela même, du désavantage : l'or et l'argent s'épuisent ; mais la vertu, la constance, la force et la pauvreté ne s'épuisent jamais.

Les Romains étaient ambitieux par orgueil, et les Carthaginois par avarice ; les uns voulaient commander, les autres voulaient acquérir ; et ces derniers, calculant sans cesse la recette et la dépense, firent toujorn^s la guerre sans l'aimer.

Des batailles perdues, la diminution du peuple, l'affaiblissement du commerce, l'épuisement du trésor public, le soulèvement des nations voisines, pouvaient faire accepter à Carthage les conditions de paix les plus dures ; mais Rome ne se conduisait point par le sentiment des biens et des maux ; elle ne se détenninait que par sa gloire ; et comme elle n'imaginait point qu'elle pût être si elle ne comman- dait pas, il n'y avait point d'espérance ni de crainte qui pût l'obliger à faire une paix qu'elle n'aurait point imposée.

Il n'y a rien de si puissant qu'une république l'on observ'e les lois, non pas par crainte, non pas par raison, mais par passion, comme furent Rome et Lacédémone ; car pour lors il se joint à la sagesse d'un bon gouvernement toute la force que pourrait avoir une faction.

Les Carthaginois se servaient de troupes étran- gères, et les Romains employaient les leurs \ Comme ces derniers n'avaient jamais regardé les vaincus que comme des instruments pour des triomphes futurs, ils rendirent soldats tous les peuples qu'ils avaient soumis ; et plus ils eurent

1 Carthage étant établie sur le commerce, et Rome fondée sur les armes, la première employait des étrangers pour ses guerres, et les citoyens pour son trafic ; l'autre se faisait des citoyens de tout le monde, et de ses citoyens des soldats. (Saint- É-vxemont.)

356 GRANDEUR ET DÉCADENCE

de peine à les vaincre, plus ils les jugèrent propres à être incorporés dans leur république. Ainsi nous voyons les Samnites, qui ne furent subjugués qu'après vingt-quatre triomphes ^ devenir les auxiliaires des Romains ; et, quelque temps avant la seconde guerre punique, ils tirèrent d'eux et de leurs alliés, c'est-à-dire d'un pays qui n'était guère plus grand que les États du pape et de Naples, sept cent mille hommes de pied, et soixante et dix mille de cheval, pour opposer aux Gaulois ^.

Dans le fort de la seconde guerre punique, Rome eut toujours sur pied de vingt-deux à vingt-quatre légions ; cependant il paraît par Tite-Live que le cens n'était pour lors que d'environ cent trente- sept mille citoyens.

Carthage employait plus de forces pour attaquer ; Rome, pour se défendre : celle-ci, comme on vient de dire, arma un nombre d'hommes prodigieux contre les Gaulois et Annibal qui l'attaquaient, et elle n'envoya que deux légions contre les plus grands rois ; ce qui rendit ses forces éternelles.

L'établissement de Carthage dans son pays était moins solide que celui de Rome dans le sien : cette dernière avait trente colonies autour d'elle, qui en étaient comme les remparts l Avant la bataille de Cannes, aucun allié ne l'avait abandonnée : c'est que les Samnites et les autres peuples d'Italie étaient accoutumés à sa domination.

La plupart des villes d'Afrique étant peu fortifiées se rendaient d'abord à quiconque se présentait pour les prendre ; aussi tous ceux qui y débarquèrent,

1 Florus, liv. I, chap. xvi.

2^ Voy. Polybe. Le Sommaire de Florus dit qu'ils levèrent trois cent mille hommes dans la ville et chez les Latins. 3 Tite-Live, liv. XXVII, chap. ix et suiv.

DES ROMAINS 357

Agathocle, Régulus, Scipion, mirent-ils d'abord Carthage au désespoir.

On ne peut guère attribuer qu'à un mauvais gouvernement ce qui leur arriva dans toute la guerre que leur fit le premier Scipion : leur ville et leurs armées même étaient affamées, tandis que les Romains étaient dans l'abondance de toutes choses ^

Chez les Carthaginois, les armées qui avaient été battues devenaient plus insolentes ; quelquefois elles mettaient en croix leurs généraux, et les punis- saient de leur propre lâcheté. Chez les Romains, le consul décimait les troupes qui avaient fui, et les ramenait contre les ennemis.

Le gouvernement des Carthaginois était très dur ^ : ils avaient si fort tourmenté les peuples d'Espagne, que, lorsque les Romains y arrivèrent, ils furent regardés comme des libérateurs ; et, si l'on fait attention aux sommes immenses qu'il leur en coûta pour soutenir une guerre ils suc- combèrent, on verra bien que l'injustice est mau- vaise ménagère, et qu'elle ne remplit pas même ses vues.

La fondation d'Alexandrie avait beaucoup diminué le commerce de Carthage. Dans les pre- miers temps, la superstition bannissait en quelque façon les étrangers de l'Egypte ; et, lorsque les Perses l'eurent conquise, ils n'avaient songé qu'à affaiblir leurs nouveaux sujets ; mais, sous les rois grecs, l'Egypte fit presque tout le comm^erce du monde, et celui de Carthage commença à dé- choir.

Les puissances établies par le commerce peuvent

ï Voy. Appien, lib. Libye, chap. xxv.

- Voy. ce que Polybe dit de leurs exactions, surtout dans le fragment du liv. IX. {Extrait des vertus et des vices.)

358 GRANDEUR ET DÉCADENCE

subsister longtemps dans leur médiocrité ; mais leur grandeur est de peu de durée. Elles s'élèvent peu à peu, et sans que personne s'en aperçoive ; car elles ne font aucun acte particulier qui fasse du bruit et signale leur puissance ; mais, lorsque la chose est venue au point qu'on ne peut plus s'em- pêcher de la voir, chacun cherche à priver cette nation d'un avantage qu'elle n'a pris, pour ainsi dire, que par surprise.

La cavalerie carthaginoise valait mieux que la romaine, par deux raisons : l'une, que les chevaux numides et espagnols étaient meilleurs que ceux d'Italie ; et l'autre, que la cavalerie romaine était m.al armée : car ce ne fut que dans les guerres que les Romains firent en Grèce qu'ils changèrent de manière, comme nous l'apprenons de Polybe \

Dans la première guerre punique, Régulus fut battu dès que les Carthaginois choisirent les plaines pour faire combattre leur cavalerie ; et dans la seconde, Annibal dut à ses Numides ses principales victoires ^.

Scipion ayant conquis l'Espagne, et fait alliance avec Massinisse, ôta aux Carthaginois cette supé- riorité. Ce fut la cavalerie numide qui gagna la bataille de Zama, et finit la guerre.

Les Carthaginois avaient plus d'expérience sur la mer, et connaissaient mieux la manœuvre que les Romains ; mais il m.e semble que cet avantage n'était pas pour lors si grand qu'il le serait aujour- d'hui.

Les anciens n'a^^ant pas la boussole ne pouvaient guère naviguer que sur les côtes ; aussi ils ne se servaient que de bâtiments à rames, petits et plats ;

1 Liv. VT, chap. xxv.

2 Des corps entiers de Numides passèrent du côté des Romains, qui dès lors commencèrent à respirer.

DES ROMAINS 359

presque toutes les rades étaient pour eux des ports ; la science des pilotes était très bornée, et leur manoeuvre très peu de chose : aussi Aristote disait-il ^ qu'il était inutile d'avoir un corps de mariniers, et que les laboureurs suffisaient poiu: cela.

L'art était si imparfait, qu'on ne faisait guère avec mille rames que ce qui se fait aujourd'hui avec cent ^

Les grands vaisseaux étaient désavantageux, en ce qu'étant difficilement mus par la chiourme, ils ne pouvaient pas faire les évolutions nécessaires. Antoine en fit à Actium une funeste expérience ^ : ses navires ne pouvaient se remuer, pendant que ceux d'Auguste, plus légers, les attaquaient de toutes parts.

Les vaisseaux anciens étant à rames, les plus légers brisaient aisément celles des plus grands, qui pour lors n'étaient plus que des machines im- mobiles, comme sont aujourd'hui nos vaisseaux démâtés.

Depuis l'invention de la boussole, on a changé de manière ; on a abandonné les rames ^ on a fui les côtes, on a construit de gros vaisseaux ; la machine est devenue plus composée, et les pratiques se sont multipliées.

L'invention de la poudre a fait une chose qu'on n'aurait pas soupçonnée : c'est que la force des armées navales a plus que jamais consisté dans

1 Politique, liv, \^I, chap. vi.

* Voy. ce que dit Perrault sur les rames des anciens, Essai de physique, tit. m, Mécanique des animaux.

3 La même chose arriva à la bataille de Salaraine. (Plutarque, Vie de Thémistocle.) L'histoire est pleine de faits pareils.

^ En quoi on peut juger de l'imperfection de la marine des anciens, puisque nous avons abandonné une pratique dans laquelle nous avions tant de supériorité sm- eux.

36o GRANDEUR ET DÉCADENCE

l'art ; car, pour résister à la violence du canon, et ne pas essuyer un feu supérieur, il a fallu de gros navires. Mais à la grandeur de la machine on a proportionner la puissance de l'art.

Les petits vaisseaux d'autrefois s'accrochaient soudain, et les soldats combattaient des deux parts ; on mettait sur une flotte toute une armée de terre. Dans la bataille navale que Régulus et son collègue gagnèrent, on vit combattre cent trente mille Ro- mains contre cent cinquante mille Carthaginois. Pour lors les soldats étaient pour beaucoup et les gens de l'art pour peu ; à présent les soldats sont pour rien, ou pour peu, et les gens de l'art pour beaucoup,

La victoire du consul Duillius fait bien sentir cette différence. Les Romains n'avaient aucune connaissance de la navigation ; une galère carthagi- noise échoua sur leurs côtes ; ils se serviront de ce modèle pour en bâtir : en trois mois de temps leurs matelots furent dressés, leur flotte fut con- struite, équipée, elle mit à la mer, elle trouva l'armée navale des Carthaginois, et la battit.

A peine à présent toute une vie suffit-elle à un prince pour former une flotte capable de paraître devant une puissance qui a déjà l'empire de la mer : c'est peut-être la seule chose que l'argent seul ne peut pas faire. Et si de nos jours un grand prince réussit d'abord ^ l'expérience a fait voir à d'autres que c'est un exemple qui peut être plus admiré que suivi ^.

La seconde guerre punique est si fameuse que tout le monde la sait. Quand on examine bien cette foule d'obstacles qui se présentèrent devant An- nibal, et que cet homme extraordinaire surmonta

1 Louis XIV.

2 L'Espagne et la Moscovie,

DES ROMAINS 361

tous, on a le plus beau spectacle que nous ait fourni Tantiquité.

Rome fut un prodige de constance. Après les journées du Tésin, de Trébies, et de Trasimène; après celle de Cannes, plus funeste encore, aban- donnée de presque tous les peuples dltalie, elle ne demanda point la paix. C'est que le sénat ne se départait jamais des maximes anciennes : il agis- sait avec Annibal comme il avait agi autrefois avec Pyrrhus, à qui il avait refusé de faire aucun accom- modement tandis qu'il serait en Italie ; et je trouve dans Denys d'Halicarnasse^ que, lors de la né- gociation de Coriolan, le sénat déclara qu'il ne violerait point ses coutumes anciennes ; que le peuple romain ne pouvait faire de paix tandis que les ennemis étaient sur ses terres ; mais que, si les Volsques se retiraient, on accorderait tout ce qui serait juste.

Rome fut sauvée par la force de son institution. Après la bataille de Cannes, il ne fut pas permis aux femmes même de verser des larmes ; le sénat refusa de racheter les prisonniers, et envoya les misérables restes de l'armée faire la guerre en Sicile, sans ré- compense ni aucun honneur militaire, jusqu'à ce qu 'Annibal fût chassé d'ItaUe.

D'un autre côté, le consul Térentius Varron avait fui honteusement jusqu'à Venouse ; cet homme, de la plus basse naissance, n'avait été élevé au consulat que pour mortifier la noblesse. Mais le sénat ne voulut pas jouir de ce malheureux triomphe ; il vit combien il était nécessaire qu'il s'attirât dans cette occasion la confiance du peuple : il alla au-devant de Varron, et le remercia de ce qu'il n'avait pas désespéré de la république.

^ Antiquités romaines, liv. VIII. 12 a

362 GRANDEUR ET DÉCADENCE

Ce n'est pas ordinairement la perte réelle que l'on fait dans une bataille (c'est-à-dire celle de quelques milliers d'hommes) qui est funeste à un État, mais la perte imaginaire et le découragement qui le privent des forces mêmes que la fortune lui avait laissées.

Il y a des choses que tout le monde dit, parce qu'elles ont été dites une fois. On croit qu'Annibal fit une faute insigne de n'avoir point été assiéger Rome après la bataille de Cannes. Il est vrai que d'abord la frayeur y fut extrême ; mais il n'en est pas de la consternation d'un peuple beUiqueux, qui se tourne presque toujours en courage, comme de celle d'une vile populace qui ne sent que sa faiblesse. Une preuve qu'Annibal n'aurait pas réussi, c'est que les Romains se trouvèrent encore en état d'en- voyer partout du secours.

On dit encore qu'Annibal fit une grande faute de mener son armée à Capoue, elle s'amollit ; mais l'on ne considère point que l'on ne remonte pas à la vraie cause. Les soldats de cette armée, devenus riches après tant de victoires, n'auraient-ils pas trouvé partout Capoue? Alexandre, qui com- mandait à ses propres sujets, prit dans une occa- sion pareille un expédient qu'Annibal, qui n'avait que des troupes mercenaires, ne pouvait pas pren- dre : il fit mettre le feu au bagage de ses soldats, et brûla toutes leurs richesses et les siennes. On nous dit que KouHkan, après la conquête des Indes, ne laissa à chaque soldat que cent roupies d'argent \

Ce furent les conquêtes mêmes d'Annibal qui commencèrent à changer la fortune de cette guerre. Il n'avait pas été envoyé en Italie par les magis- trats de Carthage ; il recevait très peu de secours,

1 Histoire de sa vie ; Paris, 1742, p. 402.

DES ROMAINS 363

soit par la jalousie d'un parti, soit par la trop grande confiance de l'autre. Pendant qu'il resta avec son armée ensemble, il battit les Romains ; mais, lorsqu'il fallut qu'il mît des garnisons dans les villes, qu'il défendît ses alliés, qu'il assiégeât les places, ou qu'il les empêchât d'être assiégées, ses forces se trouvèrent trop petites ; et il perdit en détail une grande partie de son armée. Les con- quêtes sont aisées à faire, parce qu'on les fait avec toutes ses forces ; elles sont difficiles à conserver, parce qu'on ne les défend qu'avec une partie de ses forces.

CHAPITRE V

De l'état de la Grèce, de la Macédoine, de la Syrie et de l'Egypte, après l'abaissement des Carthaginois.

Je m'imagine qu'Annibal disait très peu de bons mots, et qu'il en disait encore moins en faveur de Fabius et de Marcellus contre lui-même. J'ai du regret de voir Tite-Live jeter ses fleurs sur ces énor- mes colosses de l'antiquité : je voudrais qu'il eût fait comme Homère, qui néglige de les parer, et qui sait si bien les faire mouvoir.

Encore faudrait-il que les discours qu'on fait tenir à Annibal fussent sensés. Que si, en appre- nant la défaite de son frère, il avoua qu'il en pré- voyait la ruine de Carthage, je ne sache rien de plus propre à désespérer des peuples qui s'étaient don- nés à lui, et à décourager une armée qui attendait de si grandes récompenses après la guerre.

Comme les Carthaginois, en Espagne, en Sicile et en Sardaigne, n'opposaient aucune armée qui ne fût malheureuse, Annibal, dont les ennemis se fortifiaient sans cesse, fut réduit à une guerre dé- fensive. Cela donna aux Romains la pensée de porter la guerre en Afrique : Scipion y descendit. Les succès qu'il y eut obligèrent les Carthaginois à rappeler d'Italie Annibal, qui pleura de douleur en cédant aux Romains cette terre il les avait tant de fois vaincus.

GRANDEUR DES ROMAINS 365

Tout ce que peut faire un grand homme d'État et un grand capitaine, Annibal le fit pour sauver sa patrie : n'ayant pu porter Scipion à la paix, il donna une bataille la fortune sembla prendre plaisir à confondre son habileté, son expérience et son bon sens.

Carthage reçut la paix, non pas d'un ennemi, mais d'un maître ; elle s'obligea de payer dix mille talents en cinquante années, à donner des otages, à livTcr ses vaisseaux et ses éléphants, à ne faire la guerre à personne sans le consentement du peuple romain; et, pour la tenir toujours humihée, on augmenta la puissance de Massinisse, son ennemi éternel.

Après l'abaissement des Carthaginois, Rome n'eut presque plus que de petites guerres et de grandes victoires ; au lieu qu'auparavant elle avait eu de petites victoires et de grandes guerres.

Il y avait dans ces temps-là comme deux mondes séparés : dans l'un combattaient les Carthaginois et les Romains ; l'autre était agité par des querelles qui duraient depuis la mort d'Alexandre : on n'y pensait point à ce qui se passait en Occident ^ ; car, quoique Philippe, roi de Macédoine, eût fait un traité avec Annibal, il n'eut presque point de suite ; et ce prince, qui n'accorda aux Carthaginois que de très faibles secours, ne fit que témoigner aux Romains une mauvaise volonté inutile.

Lorsqu'on voit deux grands peuples se faire une guerre longue et opiniâtre, c'est souvent une mau- vaise politique de penser qu'on peut demeurer spectateur tranquille ; car celui des deux peuples

^ Il est surprenant, comme Josèphe le remarque dans le livre contre Appion, qu'Hérodote ni Thucydide n'aient jamais parlé des Romains, quoiqu'ils eussent fait de si grandes guerres. (Jos., liv. I, chap. iv.)

366 GRANDEUR ET DÉCADENCE

qui est le vainqueur entreprend d'abord de nou- velles guerres, et une nation de soldats va com- battre contre des peuples qui ne sont que citoyens.

Ceci parut bien clairement dans ces temps-là ; car les Romains eurent à peine dompté les Car- thaginois, qu'ils attaquèrent de nouveaux peuples, et parurent dans toute la terre pour tout envahir.

Il n'y avait pour lors dans l'Orient que quatre puissances capables de résister aux Romains : la Grèce et les royaumes de Macédoine, de Syrie et d'Egypte. Il faut voir quelle était la situation de ces deux premières puissances, parce que les Ro- mains commencèrent par les soumettre.

Il y avait dans la Grèce trois peuples con- sidérables : les Étoliens, les Achaïens et les Béo- tiens ; c'étaient des associations de villes libres, qui avaient des assemblées générales et des magis- trats communs. Les Étoliens étaient belliqueux, hardis, téméraires, avides du gain, toujours libres de leur parole et de leurs serments, enfin faisant la guerre sur la terre comme les pirates la font sur la mer. Les Achaïens étaient sans cesse fatigués par des voisins ou des défenseurs incommodes. Les Béotiens, les plus épais de tous les Grecs, prenaient le moins de part qu'ils pouvaient aux affaires générales : uniquement conduits par le sentiment présent du bien et du mal, ils n'avaient pas assez d'esprit pour qu'il fût facile aux orateurs de les agiter ; et, ce qu'il y a d'extraordinaire, leur répu- blique se maintenait dans l'anarchie même ^ .

Lacédémone avait conservé sa puissance, c'est- à-dire cet esprit belliqueux que lui donnaient les

1 Les magistrats, pour plaire à la multitude, n'ouvraient plus les tribunaux : les mourants léguaient à leurs amis leurs biens pour être employés en festins. Voy. un fragment du liv. XX de Polybe, dans l'Extrait des vertus et des vices.

DES ROMAINS 367

institutions de Lycurgue. Les Thessaliens étaient en quelque façon assenas par les Macédoniens. Les rois d'IUyrie avaient déjà été extrêmement abattus par les Romains. Les Arcamaniens et les Athamanes étaient ravagés tour à tour par les forces de la IMacédoine et de TÉtolie. Les Athéniens, sans force par eux-mêmes, et sans alliés \ n'éton- naient plus le monde que par leurs flatteries envers les rois ; et l'on ne montait plus sur la tribune avait parlé Démosthène que pour proposer les décrets les plus lâches et les plus scandaleux.

D'ailleurs la Grèce était redoutable par sa situa- tion, sa force, la multitude de ses villes, le nombre de ses soldats, sa police, ses mœurs, ses lois ; elle aimait la guerre, elle en connaissait l'art; et elle aurait été invincible si elle avait été unie.

Elle avait bien été étonnée par le premier Phi- lippe, Alexandre et Antipater, mais non pas sub- juguée ; et les rois de Macédoine, qui ne pouvaient se résoudre à abandonner leurs prétentions et leurs espérances, s'obstinaient à travailler à l'as- ser\àr.

La Macédoine était presque entourée de mon- tagnes inaccessibles ; les peuples en étaient très propres à la guerre, courageux, obéissants, indus- trieux, infatigables ; et il fallait bien qu'ils tinssent ces qualités-là du climat, puisque encore aujour- d'hui les hommes de ces contrées sont les meilleurs soldats de l'empire des Turcs.

La Grèce se maintenait par une espèce de ba- lance : les Lacédémoniens étaient pour l'ordinaire alliés des Étoliens ; et les Macédoniens l'étaient des Achaïens. Mais, par l'arrivée des Romains, tout équihbre fut rompu.

^ Ils n'avaient aucune alliance avec les autres peuples de la Grèce. (Polybe, iiv. VIII.)

368 GRANDEUR ET DÉCADENCE

Comme les rois de Macédoine ne pouvaient pas entretenir un grand nombre de troupes \ le moindre échec était de conséquence ; d'ailleurs ils pouvaient difficilement s'agrandir, parce que leurs desseins n'étant pas inconnus, on avait toujours les yeux ouverts sur leurs démarches ; et les succès qu'ils avaient dans les guerres entreprises pour leurs alliés étaient un mal que ces mêmes alliés cher- chaient d'abord à réparer.

Mais les rois de Macédoine étaient ordinaire- ment des princes habiles. Leur monarchie n'était pas du nombre de celles qui vont par une espèce d'allure donnée dans le commencement. Continuel- lement instruits par les périls et par les affaires, embarrassés dans tous les démêlés des Grecs, il leur fallait gagner les principaux des villes, éblouir les peuples, et diviser ou réunir les intérêts ; enfin ils étaient obligés de payer de leur personne à chaque instant.

Philippe, qui dans le commencement de son règne s'était attiré l'amour et la confiance des Grecs par sa modération, changea tout à coup; il devint un cruel tyran dans un temps il aurait être juste par politique et par ambition ^. Il voyait, quoique de loin, les Carthaginois et les Romains, dont les forces étaient immenses : il avait fini la guerre à l'avantage de ses alliés, et s'était réconcilié avec les ÉtoHens. Il était naturel qu'il pensât à unir toute la Grèce avec lui pour empêcher les étrangers de s'y établir ; mais il l'irrita au contraire par de petites usurpations ; et, s'amusant à discuter de vains intérêts quand il s'agissait de son existence, par trois ou quatre

^ Voy. Plutarque, Vie de Flaminius.

2 Voy. dans Polybe les injustices et les cruautés par lesquelles Philippe se décrédita.

DES ROMAINS . 369

mauvaises actions il se rendit odieux et détestable à tous les Grecs.

Les Étoliens furent les plus irrités ; et les Ro- mains, saisissant l'occasion de leur ressentiment, ou plutôt de leur folie, firent alliance avec eux, en- trèrent dans la Grèce, et l'armèrent contre Philippe.

Ce prince fut vaincu à la journée des Cynocé- phales ; et cette \4ctoire fut due en partie à la valeur des Étoliens. Il fut si fort consterné qu'il se réduisit à un traité qui était moins une paix qu'un abandon de ses propres forces : il fit sortir ses garnisons de toute la Grèce, livra ses vaisseaux, et s'obligea de payer mille talents en dix années.

Polj'be, avec son bon sens ordinaire, compare l'ordonnance des Romains avec celle des Macé- doniens, qui fut prise par tous les rois successeurs d'Alexandre. Il fait voir les avantages et les incon- vénients de la phalange et de la légion ; il donne la préférence à l'ordonnance romaine; et il y a apparence qu'il a raison, si l'on en juge par tous les événements de ces temps-là.

Ce qui avait beaucoup contribué à mettre les Romains en péril dans la seconde guerre punique, c'est qu'Annibal arma d'abord ses soldats à la romaine ; mais les Grecs ne changèrent ni leurs armes ni leur manière de combattre ; il ne leur vint point dans l'esprit de renoncer à des usages avec lesquels ils avaient fait de si grandes choses.

Le succès que les Romains eurent contre Philippe fut le plus grand de tous les pas qu'ils firent pour la conquête générale. Pour s'assurer de la Grèce, ils abaissèrent, par toutes sortes de voies, les Éto- hens, qui les avaient aidés à vaincre; de plus, ils ordonnèrent que chaque ville grecque qui avait été à Philippe, ou à quelque autre prince, se gouver- nerait dorénavant par ses propres lois.

370 GRANDEUR ET DÉCADENCE

On voit bien que ces petites républiques ne pouvaient être que dé})endantes. J.es Grecs se livrèrent à une joie stupide, et crurent être libres en effet, parce que les Romains les déclaraient tels.

Les Étoliens, qui s'étaient imaginé qu'ils domi- neraient dans la Grèce, voyant qu'ils n'avaient fait que se donner des maîtres, furent au désespoir ; et comme ils prenaient toujours des résolutions ex- trêmes, voulant corriger leurs folies par leurs folies, ils appelèrent dans la Grèce Antiochus, roi de Syrie, comme ils y avaient appelé les Romains.

Les rois de Syrie étaient les plus puissants des successeurs d'Alexandre ; car ils possédaient pres- que tous les États de Darius, à l'Egypte près ; mais il était arrivé des choses qui avaient fait que leur puissance s'était beaucoup affaiblie.

Séleucus, qui avait fondé l'empire de Syrie, avait, à la fin de sa vie, détruit le royaume de Lysimaque. Dans la confusion des choses, plusieurs provinces se soulevèrent : les royaumes de Pergame, de Cap- padoce et de Bithynie se formèrent. Mais ces petits États timides regardèrent toujours l'hu- miliation de leurs anciens maîtres comme une for- tune pour eux.

Comme les rois de Syrie \'irent toujours avec une envie extrême la félicité du royaume d'Egypte, ils ne songèrent qu'à le conquérir : ce qui fit que, néghgeant l'Orient, ils y perdirent plusieurs pro- vinces, et furent fort mal obéis dans les autres.

Enfin les rois de Syrie tenaient la haute et la basse Asie ; mais l'expérience a fait voir que dans ce cas, lorsque la capitale et les principales forces sont dans les provinces basses de l'Asie, on ne peut pas conserver les hautes ; et, que, quand le siège de l'empire est dans les hautes, on s'affaiblit en voulant garder les basses. L'empire des Perses et celui de

DES ROMAINS 371

Syrie ne furent jamais si forts que celui des Parthes, qui n'avait qu'une partie des provinces des deux premiers. Si Cyrus n'avait pas conquis le royaume de Lydie, si Séleucus était resté à Babylone et avait laissé les pro\'inces maritimes aux successeurs d'Antigone, l'empire des Perses aurait été invin- cible pour les Grecs, et celui de Séleucus pour les Romains. Il y a de certaines bornes que la nature a données aux États pour mortifier l'ambition des hommes. Lorsque les Romains les passèrent, les Parthes les firent presque toujours périr ^ ; quand les Parthes osèrent les passer, ils furent d'abord obligés de revenir ; et, de nos jours, les Turcs, qui ont avancé au delà de ces limites, ont été con- traints d'}" rentrer.

Les rois de Syrie et d'Egypte avaient dans leurs pays deux sortes de sujets : les peuples conquérants et les peuples conquis. Ces premiers, encore pleins de l'idée de leur origine, étaient très difficilement gouvernés ; ils n'avaient point cet esprit d'indé- pendance qui nous porte à secouer le joug, mais cette impatience qui nous fait désirer de changer de maître.

Mais la faiblesse principale du royaume de Syrie venait de celle de la cour régnaient des succes- seurs de Darius, et non pas d'Alexandre. Le luxe, la vanité et la mollesse, qui en aucun siècle n'ont quitté les cours d'Asie, régnaient surtout dans celle- ci. Le mal passa aux peuples et aux soldats, et devint contagieux pour les Romains mêmes, puis- que la guerre qu'ils firent contre Antiochus est la vraie époque de leur corruption.

Telle était la situation du royaume de SjTie, lorsque Antiochus, qui avait fait de grandes choses,

1 J'en dirai les raisons au chap. xv. Elles sont tirées en partie de la disposition géographique des deux empires.

372 GRANDEUR ET DÉCADENCE

entreprit la guerre contre les Romains ; mais il ne se conduisit pas même avec la sagesse que l'on emploie dans les affaires ordinaires. Annibal voulait qu'on renouvelât la guerre en Italie, et qu'on ga- gnât Philippe, ou qu'on le rendît neutre. Antiochus ne fit rien de cela : il se montra dans la Grèce avec une petite partie de ses forces ; et, comme s'il avait voulu y voir la guerre et non pas la faire, il ne fut occupé que de ses plaisirs. Il fut battu, et s'enfuit en Asie, plus effrayé que vaincu.

Philippe, dans cette guerre, entraîné par les Ro- mains comme par un torrent, les servit de tout son pouvoir, et devint l'instrument de leurs victoires. Le plaisir de se venger et de ravager l'Étolie, la promesse qu'on lui diminuerait le tribut, et qu'on lui laisserait quelques villes, des jalousies qu'il eut d'Antiochus, enfin de petits motifs, le détermi- nèrent ; et, n'osant concevoir la pensée de secouer le joug, il ne songea qu'à l'adoucir.

Antiochus jugea, si mal des affaires qu'il s'ima- gina que les Romains le laisseraient tranquille en Asie. Mais ils l'y suivirent : il fut vaincu encore ; et, dans sa consternation, il consentit au traité le plus infâme qu'un grand prince ait jamais fait.

Je ne sache rien de si magnanime que la ré- solution que prit un monarque qui a régné de nos jours ^ de s'ensevelir plutôt sous les débris du trône que d'accepter des propositions qu'un roi ne doit pas entendre : il avait l'âme trop fière pour descendre plus bas que ses malheurs ne l'avaient mis, et il savait bien que le courage peut raffermir une couronne, et que l'infamie ne le fait jamais.

C'est une chose commune de voir des princes qui savent donner une bataille. Il y en a bien peu qui

1 Louis XIV.

DES ROMAINS 373

sachent faire une guerre, qui soient également capables de se servir de la fortune et de l'attendre, et qui, avec cette disposition d'esprit qui donne de la méfiance avant que d'entreprendre, aient celle de ne craindre plus rien après avoir entrepris.

Après l'abaissement d'Antiochus, il ne restait plus que de petites puissances, si l'on en excepte rEg}"pte, qui, par sa situation, sa fécondité, son commerce, le nombre de ses habitants, ses forces de mer et de terre, aurait pu être formidable ; mais la cruauté de ses rois, leur lâcheté, leur avarice, leur imbécillité, leurs affreuses voluptés, les ren- dirent si odieux à leurs sujets, qu'ils ne se soutinrent, la plupart du temps, que par la protection des Romains.

C'était en quelque façon une loi fondamentale de la couronne d'Egypte, que les sœurs succédaient avec les frères ; et, afin de maintenir l'unité dans le gouvernement, on mariait le frère avec la sœur. Or, il est difficile de rien imaginer de plus pernicieux dans la politique qu'un pareil ordre de succession : car tous les petits démêlés domestiques devenant des désordres dans l'État, celui des deux qui avait le moindre chagrin soulevait d'abord contre l'autre le peuple d'Alexandrie, populace immense toujours prête à se joindre au premier de ses rois qui voulait l'agiter. De plus, les royaumes de Cyrène et de Chjrpre étant ordinairement entre les mains d'autres princes de cette maison, avec des droits réciproques sur le tout, il arrivait qu'il y avait presque toujours des princes régnants et des prétendants à la couronne ; que ces rois étaient sur un trône chancelant ; et que, mal établis au dedans, ils étaient sans pouvoir au dehors.

Les forces des rois d'Egypte, comme celles des autres rois d'Asie, consistaient dans leurs auxi-

374 GRANDEUR DES ROMAINS

liaires grecs. Outre l'esprit de liberté, d'honneur et de gloire, qui animait les Grecs, ils s'occupaient sans cesse à toutes sortes d'exercices du corps ; ils avaient dans leurs principales villes des jeux étal)lis, les vainqueurs obtenaient des couronnes aux yeux de toute la Grèce, ce qui donnait une émula- tion générale. Or, dans un 'temps l'on combat- tait avec des armes dont le succès dépendait de la force et de l'adresse de celui qui s'en servait, on ne peut douter que des gens ainsi exercés n'eussent de grands avantages sur cette foule de barbares pris indifféremment, et menés sans choix à la guerre, comme les armées de Darius le firent bien voir.

Les Romains, pour priver les rois d'une telle milice, et leur ôter sans bruit leurs principales forces, firent deux choses : premièrement, ils éta- blirent peu à peu, comme une maxime chez les villes grecques, qu'ils ne pourraient avoir aucune alliance, accorder du secours, ou faire la guerre à qui que ce fût, sans leur consentement ; de plus, dans leurs traités avec les rois, ils leur défendirent de faire aucunes levées chez les alliés des Romains : ce qui les réduisit à leurs troupes nationales \

^ Ils avaient déjà eu cette politique avec les Carthaginois, qu'ils obligèrent par le traité à ne plus se servir de troupes auxiliaires, conune ou le voit dans un fragment de Dion.

CHAPITRE VI

De la condttite qite les Romains tinrent pour soumettre tous les peuples.

Daxs le cours de tant de prospérités, l'on se néglige pour l'ordinaire, le sénat agissait toujours avec la même profondeur ; et, pendant que les armées consternaient tout, il tenait à terre ceux qu'il trouvait abattus.

Il s'érigea en tribunal qui jugea tous les peuples : à la fin de chaque guerre, il décidait des peines et des récompenses que chacun avait méritées. Il ôtait une partie du domaine du peuple vaincu pour la donner aux alliés ; en quoi il faisait deux choses : il attachait à Rome des rois dont elle avait peu à craindre, et beaucoup à espérer ; et il en affaiblissait d'autres dont elle n'avait rien à espérer et tout à craindre.

On se servait des alliés pour faire la guerre à un ennemi ; mais, d'abord, on détruisit les destruc- teurs. Philippe fut vaincu par le moyen des Étoliens, qui furent anéantis d'abord après pour s'être joints à Antiochus. Antiochus fut vaincu par le secours des Rhodiens ; mais, après qu'on leur eut donné des récompenses éclatantes, on les humilia pour jamais, sous prétexte qu'ils avaient demandé qu'on fît la paix avec Persée.

Quand ils avaient plusieurs ennemis sur les bras.

376 GRANDEUR ET DÉCADENCE

ils accordaient une trêve au plus faible, qui se croyait heureux de l'obtenir, comptant pour beau- coup d'avoir différé sa ruine.

Lorsque l'on était occupé à une grande guerre, le sénat dissimulait toutes sortes d'injures, et atten- dait, dans le silence, que le temps de la punition fût venu : que si quelque peuple lui envoyait les cou- pables, il refusait de les punir, aimant mieux tenir toute la nation pour criminelle, et se réserver une vengeance utile.

Comme ils faisaient à leurs ennemis des maux inconcevables, il ne se formait guère de ligues contre eux ; car celui qui était le plus éloigné du péril ne voulait pas en approcher.

Par ils recevaient rarement la guerre, mais la faisaient toujours dans le temps, de la manière et avec ceux qu'il leur convenait ; et, de tant de peuples qu'ils attaquèrent, il y en a bien peu qui n'eussent souffert toutes sortes d'injures si l'on avait voulu les laisser en paix.

Leur coutume étant de parler toujours en maîtres, les ambassadeurs qu'ils envoyaient chez les peuples qui n'avaient point encore senti leur puissance étaient sûrement maltraités : ce qui était un prétexte sûr pour faire une nouvelle guerre ^

Comme ils ne faisaient jamais la paix de bonne foi, et que, dans le dessein d'envahir tout, leurs traités n'étaient proprement que des suspensions de guerre, ils y mettaient des conditions qui commençaient toujours la ruine de l'État qui les acceptait. Ils faisaient sortir les garnisons des places fortes, ou bornaient le nombre des troupes de terre, ou se faisaient livrer les chevaux ou les éléphants ; et si ce peuple était puissant sur la mer, ils l'obligeaient

1 Un des exemples de cela, c'est leur guerre contre les Dal- mates. Voy. Polybe.

DES ROMAINS 377

de brûler ses vaisseaux, et quelquefois d'aller habiter plus avant dans les terres.

Après avoir détruit les armées d'un prince, ils ruinaient ses finances par des taxes excessives, ou un tribut, sous prétexte de lui faire payer les frais de la guerre : nouveau genre de tyrannie, qui le forçait d'opprimer ses sujets, et de perdre leur amour.

Lorsqu'ils accordaient la paix à quelque prince, ils prenaient quelqu'un de ses frères ou de ses en- fants en otage, ce qui leur donnait le moyen de troubler son royaume à leur fantaisie. Quand ils avaient le plus proche héritier, ils intimidaient le possesseur ; s'ils n'avaient qu'un prince d'un degré éloigné, ils s'en servaient pour animer les révoltes des peuples.

Quand quelque prince ou quelque peuple s'était soustrait de l'obéissance de son souverain, ils lui accordaient d'abord le titre d'allié du peuple romain ^ ; et par ils le rendaient sacré et inviolable : de manière qu'il n'y avait point de roi, quelque grand qu'il fût, qui pût un moment être sûr de ses sujets, ni même de sa famille.

Quoique le titre de leur allié fût une espèce de servitude, il était néanmoins très recherché'^, car on était sûr que l'on ne recevait d'injures que d'eux, et l'on avait sujet d'espérer qu'elles se- raient moindres. Ainsi il n'y avait point de services que les peuples et les rois ne fussent prêts de rendre, ni de bassesses qu'ils ne fissent pour l'obtenir.

Ils avaient plusieurs sortes d'alliés. Les uns leur étaient unis par des privilèges, et une participa-

^ Voy. surtout levur traité avec les Juifs, au liv. I des Macha- bées, chap. viii.

- Ariarathe fit un sacrifice aux dieux, dit Polybe, pour les remercier de ce qu'il avait obtenu cette alliance.

378 GRANDEUR ET DÉCADENCE

tion de leur grandeur, comme les Latins et les Herniques ; d'autres, par l'établissement même, comme leurs colonies ; quelques-uns par les bien- faits, comme furent Massinisse, Euménès et Attalus, qui tenaient d'eux leur royaume ou leur agrandissement ; d'autres, par des traités libres, et ceux-là devenaient sujets par un long usage de l'alliance, comme les rois d'Egypte, de Bithynie, de Cappadoce, et la plupart des villes grecques ; plusieurs enfin par des traités forcés et par la loi de leur sujétion, comme Philippe et Antiochus : car ils n'accordaient point de paix à un ennemi, qui ne contînt une alliance; c'est-à-dire qu'ils ne soumettaient point de peuple qui ne leur servît à en abaisser d'autres.

Lorsqu'ils laissaient la liberté à quelques villes, ils y faisaient d'abord naître deux factions ^ : l'une défendait les lois et la liberté du pays ; l'autre soutenait qu'il n'y avait de lois que la volonté des Romains : et, comme cette dernière faction était toujours la plus puissante, on voit bien qu'une pareille liberté n'était qu'un nom.

Quelquefois ils se rendaient maîtres d'un pays sous prétexte de succession : ils entrèrent en Asie, en Bithynie, en Libye, par les testaments d' Attalus, de Nicomède^ et d'Appion; et l'Egypte fut enchaînée par celui du roi de Cyrène.

Pour tenir les grands princes toujours faibles, ils ne voulaient pas qu'ils reçussent dans leur alliance ceux à qui ils avaient accordé la leur ; et comme ils ne la refusaient à aucun des voisins d'un prince puissant, cette condition, mise dans un traité de paix, ne lui laissait plus d'alliés.

De plus, lorsqu'ils avaient vaincu quelque prince

1 Voy. Polybe sur les villes de la Grèce. ^ Fils de Philopator.

DES ROMAINS 379

considérable, ils mettaient dans le traité qu'il ne pourrait faire la guerre pour ses différends avec les alliés des Romains (c'est-à-dire ordinairement avec tous ses voisins), mais qu'il les mettrait en arbitrage : ce qui lui ôtait pour l'avenir la puis- sance militaire.

Et, pour se la réserver toute, ils en privaient leurs alliés mêmes ; dès que ceux-ci avaient le moindre démêlé, ils envoyaient des ambassa- deurs qui les obligeaient de faire la paix. Il n'y a qu'à voir comme ils terminèrent les guerres d'Attalus et de Prusias.

Quand quelque prince avait fait une conquête qui souvent l'avait épuisé, un ambassadeur ro- main survenait d'abord, qui la lui arrachait des mains. Entre mille exemples, on peut se rappeler comment, avec une parole, ils chassèrent d'Egypte Antiochus.

Sachant combien les peuples d'Europe étaient propres à la guerre, ils établirent comme une loi qu'il ne serait permis à aucun roi d'Asie d'entrer en Europe, et d'y assujettir quelque peuple que ce fût \ Le principal motif de la guerre qu'ils firent à Mithridate fut que, contre cette défense, il avait soumis quelques barbares ^

Lorsqu'ils voyaient que deux peuples étaient en guerre, quoiqu'ils n'eussent aucune alliance, ni rien à démêler avec l'un ni avec l'autre, ils ne lais- saient pas de paraître sur la scène, et, comme nos chevaliers errants, ils prenaient le parti du plus faible. C'était, dit Denys d'Halicarnasse^ une ancienne coutume des Romains d'accorder tou-

^ La défense faite à Antiochus, même avant la guerre, de passer en Europe, devint générale contre les autres rois. - Appien, De bello Mithridatico, chap. xiii. 2 Fragment de Denys, tiré de l'Extrait des ambassades.

38o GRANDEUR ET DÉCADENCE

jours leur secours à quiconque venait l'im- plorer.

Ces coutumes des Romains n'étaient point quel- ques faits particuliers arrivés par hasard, c'étaient des principes toujours constants; et cela se peut voir aisément : car les maximes dont ils firent usage contre les plus grandes puissances furent précisément celles qu'ils avaient employées dans les commencements contre les petites villes qui étaient autour d'eux.

Ils se servirent d'Euménès et de Massinisse pour subjuguer Philippe et Antiochus, comme ils s'étaient servis des Latins et des Herniques pour subjuguer les Volsques et les Toscans ; ils se firent livrer les flottes de Carthage et des rois d'Asie, comme ils s'étaient fait donner les barques d'Antium ; ils ôtèrent les liaisons politiques et civiles entre les quatre parties de la Macédoine, comme ils avaient autrefois rompu l'union des petites villes latines \

Mais surtout leur maxime constante fut de diviser. La république d'Achaïe était formée par une association de villes libres : le sénat déclara que chaque ville se gouvernerait dorénavant par ses propres lois, sans dépendre d'une autorité commune.

La république des Béotiens était pareillement une ligue de plusieurs villes ; mais comme, dans la guerre contre Persée, les unes suivirent le parti de ce prince, les autres celui des Romains, ceux-ci les reçurent en grâce, moyennant la dissolution de l'alliance commune.

Si un grand prince^ qui a régné de nos jours avait suivi ces maximes lorsqu'il vit un de ses

1 Tite-Live, liv. VII.

2 Louis XIV.

DES ROMAINS 381

voisins détrôné, il aurait emploj'é de plus grandes forces pour le soutenir, et le borner dans Tile qui lui resta fidèle : en divisant la seule puissance qui pût s'opposer à ses desseins, il aurait tiré d'immenses avantages du malheur même de son allié \

Lorsqu'il y avait quelques disputes dans un État, ils jugeaient d'abord l'affaire ; et par ils étaient sûrs de n'avoir contre eux que la partie qu'ils avaient condamnée. Si c'étaient des princes du même sang qui se disputaient la couronne, ils les déclaraient quelquefois tous deux rois^; si l'un d'eux était en bas âge^, ils décidaient en sa faveur, et ils en prenaient la tutelle, comme pro- tecteurs de l'univers. Car ils avaient porté les choses au point que les peuples et les rois étaient leurs sujets, sans savoir précisément par quel titre ; étant établi que c'était assez d'avoir ouï parler d'eux pour devoir leur être soumis.

Ils ne faisaient jamais de guerres éloignées sans s'être procuré quelque allié auprès de l'ennemi qu'ils attaquaient, qui pût joindre ses troupes à l'armée qu'ils envoyaient ; et, comme elle n'était jamais considérable par le nombre, ils observaient toujours d'en tenir une autre dans la pro\'ince la plus voisine de l'ennemi, et une troisième dans Rome, toujours prête à marcher''. Ainsi ils n'expo- saient qu'une très petite partie de leurs forces,

1 Jacques II, roi d'Angleterre.

2 Comme il arriva à Ariarathe et Holopheme, en Cappadoce. (Appien, m Syriac, chap. xlvii.)

2 Pour pouvoir ruiner la Syrie en qualité de tuteurs, ils se déclarèrent pour le fils d'Antiochus, encore enfant, contre Démétrius, qui était chez eux en otage, et qui les conjurait de lui rendre justice, disant que Rome était sa mère, et les séna- teurs ses pères.

■* C'était une pratique constante, comme on peut voir par l'histoire.

382 GRANDEUR ET DÉCADENCE

pendant que leur ennemi mettait au hasard toutes les siennes \

Quelquefois ils abusaient de la subtilité des termes de leur langue. Ils détruisirent Carthagc, disant qu'ils avaient promis de conserver la cité, et non pas la ville. On sait comment les Étoliens, qui s'étaient abandonnés à leur foi, furent trompés : les Romains prétendirent que la signification de ces mots, s abandonner à la foi d'un ennemi, emportait la perte de toutes sortes de choses, des personnes, des terres, des villes, des temples et des sépultures même.

Ils pouvaient même donner à un traité une interprétation arbitraire : ainsi, lorsqu'ils voulurent abaisser les Rhodiens, ils dirent qu'ils ne leur avaient pas donné autrefois la Lycie comme pré- sent, mais comme amie et alliée.

Lorsqu'un de leurs généraux faisait la paix pour sauver son armée prête à périr, le sénat, qui ne la ratifiait point, profitait de cette paix, et continuait la guerre. Ainsi, quand Jugurtha eut enfermé une armée romaine, et qu'il l'eut laissée aller sous la foi d'un traité, on se servit contre lui des troupes mêmes qu'il avait sauvées ; et lorsque les Numantins eurent réduit vingt mille Romains, prêts à mourir de faim, à demander la paix, cette paix, qui avait sauvé tant de citoyens, fut rompue à Rome, et l'on éluda la foi publique en envoyant le consul qui l'avait signée^.

Quelquefois ils traitaient de la paix avec un prince sous des conditions raisonnables ; et lors- qu'il les avait exécutées, ils en ajoutaient de telles

1 Voy. comme ils se conduisirent dans la gnerre de Macédoine.

2 Ils en agirent de même avec les Samnites, les Lusitaniens et les peuples de Corse. Voy., sur ces derniers, un fragment du liv. I de Dion.

DES ROMAINS 383

qu'il était forcé de recommencer la guerre. Ainsi, quand ils se furent fait livrer par Jugurtha ses éléphants, ses chevaux, ses trésors, ses transfuges, ils lui demandèrent de livrer sa personne ; chose qui, étant pour un prince le dernier des malheurs, ne peut jamais faire une condition de paix^

Enfin ils jugèrent les rois pour leurs fautes et leurs crimes particuliers. Ils écoutèrent les plaintes de tous ceux qui avaient quelques démêlés avec Philippe ; ils envoyèrent des députés pour pourvoir à leur sûreté ; et ils firent accuser Persée deva.nt eux pour quelques meurtres et quelques querelles avec des cito^-ens des villes alliées.

Com.me on jugeait de la gloire d'un général par la quantité de l'or et de l'argent qu'on portait à son triomphe, il ne laissait rien à l'ennemi vaincu. Rome s'enrichissait toujours, et chaque guerre la mettait en état d'en entreprendre une autre.

Les peuples qui étaient amis ou alliés se rui- naient tous par les présents immenses qu'ils fai- saient pour conserver la faveur, ou l'obtenir plus grande; et la moitié de l'argent qui fut envoyé pour ce sujet aux Romains aurait suffi pour les vaincre '.

Maîtres de l'univers, ils s'en attribuèrent tous les trésors : ravisseurs moins injustes en qualité de conquérants qu'en qualité de législateurs. Ayant su que Ptolomée, roi de Chypre, avait des richesses immenses, ils firent une loi, sur la pro- position d'un tribun, par laquelle ils se donnèrent

1 Ils en agirent de même avec Viriate : après lui avoir fait rendre^ les transfuges, on lui demanda qu'il rendît les armes ; à quoi ni lui ni les siens ne purent consentir. (Fragment de Dion.)

2 Les présents que le sénat envoyait aux rois n'étaient que des bagatelles, comme une chaise et un bâton d'ivoire, ou quelque robe de magistratvure.

384 GRANDEUR ET DÉCADENCE

l'hérédité d'un homme vivant, et la confiscation d'un prince alhé^

Bientôt la cupidité des particuliers acheva d'en- lever ce qui avait échappé à l'avarice publique. Les magistrats et les gouverneurs vendaient aux rois leurs injustices. Deux compétiteurs se ruinaient à l'envi pour acheter une protection toujours douteuse contre un rival qui n'était pas entière- ment épuisé : car on n'avait, pas même cette jus- tice des brigands, qui portent une certaine pro- bité dans l'exercice du crime. Enfin les droits légitimes ou usurpés ne se soutenant que par de l'argent, les princes, pour en avoir, dépouillaient les temples, confisquaient les biens des plus riches citoyens : on faisait mille crimes pour donner aux Romains tout l'argent du monde.

Mais rien ne servit mieux Rome que le respect qu'elle imprima à la terre. Elle mit d'abord les rois dans le silence, et les rendit comme stupides. Il ne s'agissait pas du degré de leur puissance ; mais leur personne propre était attaquée. Risquer une guerre, c'était s'exposer à la captivité, à la mort, à l'infamie du triomphe. Ainsi des rois qui vivaient dans le faste et dans les délices n'osaient jeter des regards fixes sur le peuple romain ; et, perdant le courage, ils attendaient, de leur patience et de leurs bassesses, quelque délai aux misères dont ils étaient menacés^.

Remarquez, je vous prie, la conduite des Ro- mains. Après la défaite d'Antiochus, ils étaient maîtres de l'Afrique, de l'Asie et de la Grèce, sans y avoir presque de villes en propre. Il semblait

1 Florus, liv. ni, chap. ix.

2 Ils cachaient autant qu'ils pouvaient leur puissance et leurs richesses aux Romains. Voy. là-dessus un fragment du liv. I de Dion.

DES ROMAINS 385

qu'ils ne conquissent que pour donner ; mais ils restaient si bien les maîtres que, lorsqu'ils faisaient la guerre à quelque prince, ils l'accablaient pour ainsi dire du poids de tout l'univers.

Il n'était pas temps encore de s'emparer des pays conquis. S'ils avaient gardé les villes prises à Philippe, ils auraient fait ouvrir les yeux aux Grecs ; si, après la seconde guerre punique ou celle contre Antiochus, ils avaient pris des terres en Afrique ou en Asie, ils n'auraient pu conserver des conquêtes si peu solidement établies ^

Il fallait attendre que toutes les nations fussent accoutumées à obéir, comme libres et comme alliées, avant de leur comimander comme sujettes, et qu'elles eussent été se perdre peu à peu dans la république romaine.

Voyez le traité qu'ils firent avec les Latins après la victoire du lac Régille- : il fut un des principaux fondements de leur puissance. On n'y trouve pas un seul mot qui puisse faire soup- çonner l'empire.

C'était une manière lente de conquérir. On vainquait un peuple, et on se contentait de l'affai- blir ; on lui imposait des conditions qui le minaient insensiblement ; s'il se relevait, on l'abaissait en- core davantage ; et il devenait sujet sans qu'on pût donner une époque de sa sujétion.

Ainsi Rome n'était pas proprement une monar- chie ou une répubHque, mais la tête du corps formé par tous les peuples du monde.

Si les Espagnols, après la conquête du Mexique

^ Ils n'osèrent y exposer leurs colonies ; ils aimèrent mieux mettre une jalousie éternelle entre les Carthaginois et IVIassi- nisse, et se servir du secours des ims et des autres pour sou- mettre la Macédoine et la Grèce.

2 Denvs d'Halicamasse le rapporte, liv. VI, chap. xcv, édit. d'Oxford.

13

386 GRANDEUR DES ROMAINS

et du Pérou, avaient suivi ce plan, ils n'auraient pas été obligés de tout détruire pour tout con- server.

C'est la folie des conquérants de vouloir donner à tous les peuples leurs lois et leurs coutumes : cela n'est bon à rien ; car dans toute sorte de gou- vernement on est capable d'obéir.

Mais Rome n'imposant aucunes lois générales, les peuples n'avaient point entre eux de liaisons dangereuses ; ils ne faisaient un corps que par une obéissance commune; et, sans être compatriotes, ils étaient tous Romains.

On objectera peut-être que les empires fondés sur les lois des fiefs n'ont jamais été durables ni puissants. Mais il n'y a rien au monde de si con- tradictoire que le plan de^ Romains et celui des barbares ; et, pour n'en dire qu'un mot, le premier était l'ouvrage de la force, l'autre de la faiblesse ; dans l'un, la sujétion était extrême ; dans l'autre, l'indépendance. Dans les pays conquis par les nations germaniques, le pouvoir était dans la main des vassaux ; le droit seulement, dans la main du prince : c'était tout le contraire chez les Romains.

CHAPITRE \1l

Comment Mitliridate put leur résister.

De tous les rois que les Romains attaquèrent, Mithridate seul se défendit avec courage, et les mit en péril.

La situation de ses États était admirable pour leur faire la guerre. Ils touchaient au pays inac- cessible du Caucase, rempli de nations féroces dont on pouvait se servir ; de ils s'étendaient sur la mer du Pont : Mithridate la couvrait de ses vaisseaux, et allait continuellement acheter de nouvelles armées de Scythes ; l'Asie était ouverte à ses invasions ; il était riche parce que ses villes sur le Pont-Euxin faisaient un commerce avanta- geux avec des nations moins industrieuses qu'elles.

Les proscriptions, dont la coutume commença dans ces temps-là, obligèrent plusieurs Romains de quitter leur patrie. Mithridate les reçut à bras ouverts ; il forma des légions, il les fît entrer, qui furent ses meilleures troupes ^

D'un autre côté, Rome, travaillée par ses dis- sensions civiles, occupée de maux plus pressants,

1 Frontin, Stratagèmes, liv. II, chap. m, § 15, dit qu'Arché- laiis, lieutenant de Mithridate, combattant contre Sylla, mit au premier rang ses chariots à faux ; au second, sa phalange ; au troisième, les auxiliaires armés à la romaine : « Mixtis fugitivis Italiaî, quorum pervicaciœ multum fidebat. * Mithridate fit même ime alliance avec Sertorius. Voy. aussi Plutarque, V'ie de LucuUus.

388 GRANDEUR ET DÉCADENCE

négligea les affaires d'Asie, et laissa Mithridate suivre ses victoires, ou respirer après ses défaites.

Rien n'avait plus perdu la plupart des rois que le désir manifeste qu'ils témoignaient de la paix ; ils avaient détourné par tous les autres peuples de partager avec eux un péril dont ils voulaient tant sortir eux-mêmes. Mais Mithridate fit d'abord sentir à toute la terre qu'il était l'ennemi des Ro- mains, et qu'il le serait toujours.

Enfin les villes de Grèce et d'Asie, voyant que le joug des Romains s'appesantissait tous les jours sur elles, mirent leur confiance dans ce roi barbare, qui les appelait à la liberté.

Cette disposition des choses produisit trois grandes guerres, qui forment un des beaux mor- ceaux de l'histoire romaine; parce qu'on n'y voit pas des princes déjà vaincus par les délices et l'orgueil, comme Antiochus et Tigrane, ou par la crainte, comme Philippe, Persée et Jugurtha, mais un roi magnanime qui, dans les adversités, tel qu'un lion qui regarde ses blessures, n'en était que plus indigné.

Elles sont singulières, parce que les révolutions y sont continuelles et toujours inopinées ; car, si Mithridate pouvait aisément réparer ses armées, il arrivait aussi que, dans les revers, l'on a plus besoin d'obéissance et de discipline, ses troupes barbares l'abandonnaient ; s'il avait l'art de solli- citer les peuples, et de faire révolter les villes, il éprouvait à son tour des perfidies de la part de ses capitaines, de ses enfants et de ses femmes; enfin, s'il eut affaire à des généraux romains mal- habiles, on envoya contre lui, en divers temps, Sylla, Lucullus et Pompée.

Ce prince, après avoir battu les généraux ro- mains, et fait la conquête de l'Asie, de la Macé-

DES ROMAINS 389

doine et de la Grèce, ayant été vaincu à son tour par Sylla, réduit, par un traité, à ses anciennes limites, fatigué par les généraux romains, devenu encore une fois leur vainqueur et le conquérant de l'Asie, chassé par Lucullus, suivi dans son propre pays, fut obligé de se retirer chez Tigrane ; et, le voyant perdu sans ressource après sa défaite, ne comptant plus que sur lui-même, il se réfugia dans ses propres États, et s'y rétablit.

Pompée succéda à Lucullus, et Mithridate en fut accablé : il fuit de ses Etats et, passant l'Araxe, il marcha de péril en péril par le pays des Laziens ; et, ramassant dans son chemin ce qu'il trouva de barbares, il parut 'dans le Bosphore, devant son fils Maccharès, qui avait fait sa paix avec les Romains \

Dans l'abîme il était, il forma le dessein de porter la guerre en Italie, et d'aller à Rome avec les mêmes nations qui l'asservirent quelques siècles après, et par le même chemin qu'elles tinrent ^.

Trahi par Pharnace, un autre de ses fils, et par une armée effrayée de la grandeur de ses entreprises et des hasards qu'il allait chercher, il mourut en roi.

Ce fut alors que Pompée, dans la rapidité de ses victoires, acheva le pompeux ouvrage de la gran- deur de Rome. Il unit au corps de son empire des pays infinis : ce qui servit plus au" spectacle de la magnificence romaine qu'à sa vraie puissance ; et, quoiqu'il parût par les écriteaux portés à son triomphe qu'il avait augmenté le revenu du fisc de plus d'un tiers, le pouvoir n'augmenta pas, et la liberté publique n'en fut que plus exposée ^.

^ Mithridate l'avait fait roi du Bosphore. Sur la nouvelle de l'arrivée de son père, il se donna la mort.

2 Voy. Appien, De hello Mithridatico, chap. cix.

2 Voy. Piutarque, dans la Vie de Pompée ; et Zonaras, liv. IL

CHAPITRE VIII

Des divisions qui furent toujours dans la ville.

Pendant que Rome conquérait l'univers, il y avait dans ses murailles une g^uerre cachée : c'étaient des feux comme ceux de ces volcans qui sortent sitôt que quelque matière vient en augmenter la fermentation.

Après l'expulsion des rois, le gouvernement était devenu aristocratique : les familles patriciennes obtenaient seules toutes les magistratures, toutes les dignités ^ et par conséquent tous les honneurs mihtaires et civils^.

Les patriciens voulant empêcher le retour des rois cherchèrent à augmenter le mouvement qui était dans l'esprit du peuple ; mais ils firent plus qu'ils ne voulurent : à force de lui donner de la haine pour les rois, ils lui donnèrent un désir im- modéré de la liberté. Comme l'autorité royale avait passé tout entière entre les mains des consuls, le peuple sentit que cette liberté dont on voulait lui donner tant d'amour, il ne l'avait pas : il chercha

1 Les patriciens avaient même en quelque façon un caractère sacré ; il n'y avait qu'eux qui pussent prendre les auspices. Voyez dans Tite-Live, liv. VI, chap. xl et suiv., la harangue d'Appius Claudius.

2 Par exemple, il n'y avait qu'eux qui pussent triompher, puisqu'il n'y avait qu'eux qui pussent être consuls et commander les armées.

GRANDEUR DES RO:^IAINS 391

donc à abaisser le consulat, à vouloir des magistrats plébéiens, et à partager avec les nobles les magis- tratures curules. Les patriciens furent forcés de lui accorder tout ce qu'il demanda ; car, dans une ville la pauvreté était la vertu publique, les ri- chesses, cette voie sourde pour acquérir la puissance, étaient méprisées, la naissance et les dignités ne pouvaient pas donner de grands avantages. La puissance devait donc revenir au plus grand nom- bre, et l'aristocratie se changer peu à peu en un État populaire.

Ceux qui obéissent à un roi sont moins tour- mentés d'envie et de jalousie que ceux qui vivent dans une aristocratie héréditaire. Le prince est si loin de ses sujets qu'il n'en est presque pas \ti ; et il est si fort au-dessus d'eux qu'ils ne peuvent im^a- giner aucun rapport qui puisse les choquer ; mais les nobles qui gouvernent sont sous les yeux de tous, et ne sont pas si élevés que des comparaisons odieuses ne se fassent sans cesse : aussi a-t-on vu de tout temps, et le voit-on encore, le peuple détester les sénateurs. Les républiques, la naissance ne donne aucune part au gouvernement, sont à cet égard les plus heureuses ; car le peuple peut moins envier une autorité qu'il donne à qui il veut, et qu'il reprend à sa fantaisie.

Le peuple, mécontent des patriciens, se retira sur le mont Sacré : on lui envoya des députés qui l'apaisèrent ; et comme chacun se promit secours l'un à l'autre en cas que les patriciens ne tinssent pas les paroles données ^ ce qui eût causé à tous les instants des séditions, et aurait troublé toutes les fonctions des magistrats, on jugea qu'il valait mieux créer une magistrature qui

1 Zonaras, liv. II.

392 GRANDEUR ET DÉCADENCE

pût empêcher les injustices faites à un plébéien ^ Mais, par une maladie éternelle des hommes, les plébéiens, qui avaient obtenu des tribuns pour se défendre, s'en servirent pour attaquer ; ils enlevè- rent peu à peu toutes les prérogatives des patri- ciens : cela produisit des contestations continuelles. Le peuple était soutenu, ou plutôt animé par ses tribuns, et les patriciens étaient défendus par le sénat, qui était presque tout composé de patriciens, qui était plus porté pour les maximes anciennes, et qui craignait que la populace n'élevât à la tyran- nie quelque tribun.

Le peuple employait pour lui ses propres forces, et sa supériorité dans les suffrages, ses refus d'aller à la guerre, ses menaces de se retirer, la partialité de ses lois, enfin ses jugements contre ceux qui lui avaient fait trop de résistance. Le sénat se défendait par sa sagesse, sa justice et l'amour qu'il inspirait pour la patrie ; par ses bienfaits, et une sage dis- pensation des trésors de la république ; par le respect que le peuple avait pour la gloire des principales familles et la vertu des grands personnages ^ ; par la religion même, les institutions anciennes, et la suppression des jours d'assemblée, sous prétexte que les auspices n'avaient pas été favorables ; par les clients; par l'opposition d'un tribun à un autre; par la création d'un dictateur ^ les occupations

1 Origine des tribuns du peuple.

^ Le peuple, qui aimait la gloire, composé de gens qui avaient passé leur vie à la guerre, ne pouvait refuser ses suffrages à un grand homme sous lequel il avait combattu. Il obtenait le droit d'élire des plébéiens, et il élisait des patriciens. Il fut obligé de se lier les mains, en établissant qu'il y aurait toujours un consul plébéien : aussi les familles plébéiennes qui entrèrent dans les charges y furent-elles ensuite continuellement portées ; et quand le peuple éleva aux honneurs quelque homme de néant, comme Varron et Marius, ce fut une espèce de victoire qu'il remporta sur lui-même.

3 Les patriciens, pour se défendre, avaient coutmne de créer

DES ROMAINS 393

d'une nouvelle guerre, ou les malheurs qui réunis- saient tous les intérêts ; enfin par une condescen- dance paternelle à accorder au peuple une partie de ses demandes pour lui faire abandonner les autres, et cette maxime constante de préférer la conserva- tion de la république aux prérogatives de quelque ordre ou de quelque magistrature que ce fût.

Dans la suite des temps, lorsque les plébéiens eurent tellement abaissé les patriciens que cette distinction de familles devint vaine ^ et que les unes et les autres furent indifféremment élevées aux honneurs, il y eut de nouvelles disputes entre le bas peuple, agité par ses tribuns, et les principales familles patriciennes ou plébéiennes, qu'on appela les nobles, et qui avaient pour elles le sénat qui en était composé. Mais, comme les mœurs anciennes n'étaient plus, que des particuliers avaient des richesses immenses, et qu'il est impossible que les richesses ne donnent du pouvoir, les nobles résis- tèrent avec plus de force que les patriciens n'avaient fait : ce qui fut cause de la mort des Gracches et de plusieurs de ceux qui travaillèrent sur leur plan ^.

Il faut que je parle d'une magistrature qui con- tribua beaucoup à maintenir le gouvernement de Rome : ce fut celle des censeurs. Ils faisaient le dénombrement du peuple ; et de plus, comme la force de la république consistait dans la discipline, l'austérité des mœurs et l'observation constante de certaines coutumes, ils corrigeaient les abus que la

un dictateur ; ce qui leiur réussissait admirablement bien : mais les plébéiens, ayant obtenu de pouvoir être élus consuls, purent aussi être élus dictateurs : ce qvii déconcerta les patriciens. Voyez dans Tite-Live, liv. VIII, chap. xii, comment Publilius Philo les abaissa dans sa dictature : il fit trois lois qui leiir furent très préjudiciables.

1 Les patriciens ne conservèrent que quelques sacerdoces, et le droit de créer un magistrat qu'on appelait entre-roi.

2 Comme Satuminus et Glaucias.

13 «

394 GRANDEUR ET DÉCADENCE

loi n'avait pas prévus, ou que le magistrat ordinaire ne pouvait pas punir \ Il y a de mauvais exemples qui sont pires que les crimes ; et plus d'États ont péri parce qu'on a violé les mœurs que parce qu'on a violé les lois. A Rome, tout ce qui pouvait intro- duire des nouveautés dangereuses, changer le cœur ou l'esprit du citoyen, et en empêcher, si j'ose me servir de ce terme, la perpétuité, les désordres domestiques ou publics, étaient réformés par les censeurs : ils pouvaient chasser du sénat qui ils voulaient, ôter à un chevalier le cheval qui lui était entretenu par le public, mettre un citoyen dans une autre tribu, et même parmi ceux qui payaient les charges de la \àlle sans avoir part à ses privi- lèges ^.

M. Livius nota le peuple même ; et de trente-cinq tribus il en mit trente-quatre au rang de ceux qui n'avaient point de part aux privilèges de la ville ^ « Cai-, disait-il, après m'avoir condamné vous m'avez fait consul et censeur : il faut donc que vous ayez prévariqué une fois en m 'infligeant une peine, ou deux fois, en me créant consul, et ensuite cen- seur. »

M. Duronius, tribun du peuple, fut chassé du sénat par les censeurs, parce que pendant sa magis- trature il avait abrogé la loi qui bornait les dépenses des festins "*.

C'était une institution bien sage. Ils ne pouvaient ôter à personne une magistrature, parce que cela

1 On peut voir comme ils dégradèrent ceux qiu, après la bataille de Cannes, avaient été d'avis d'abandonner l'Italie ; ceux qui s'étaient rendus à Annibal ; ceux qui, par une mauvaise interprétation, lui avaient manqué de parole.

2 Cela s'appelait « ^Erarium aliquem facere, aut in coeritum tabulas referre. » On était mis hors de sa centurie, et on n'avait plus le droit de suffrage.

2 Tite-Live, liv. XXIX, chap. xxxvii. ^ Valère-Maxime, liv. II, chap. iv, § 6.

DES ROMAINS 395

aurait troublé l'exercice de la puissance publique ^ ; mais ils faisaient déchoir de l'ordre et du rang, et ils privaient pour ainsi dire un citoyen de sa noblesse particulière.

Servius Tullius avait fait la fameuse di\àsion par centuries que Tite-Live^ et Denys d'Halicarnasse" nous ont si bien expliquée. Il avait distribué cent quatre-vingt-treize centuries en six classes, et mis tout le bas peuple dans la dernière centurie, qui formait seule la sixième classe. On voit que cette disposition excluait le bas peuple du suffrage, non pas de droit, mais de fait. Dans la suite on régla qu'excepté dans quelques cas particuliers on sui- vrait dans les suffrages la division par tribus. Il y en avait trente-cinq qui donnaient chacune leur voix, quatre de la ville et trente et une de la campagne. Les principaux citoyens, tous laboureurs, entrè- rent naturellement dans les tribus de la campagne ; et celles de la ville reçurent le bas peuple ^ qui, y étant enfermé, influait très peu dans les affaires ; et cela était regardé comme le salut de la répu- bHque. Et quand Fabius remit dans les quatre tribus de la ville le menu peuple qu'Appius Claudius avait répandu dans toutes, il en acquit le surnom de très grande Les censeurs jetaient les yeux tous les cinq ans sur la situation actuelle de la république, et distribuaient de manière le peuple dans ses diverses tribus, que les tribuns et les ambitieux ne pussent pas se rendre maîtres des suffrages, et que le peuple même ne pût pas abuser de son pouvoir.

Le gouvernement de Rome fut admirable en ce que depuis sa naissance sa constitution se trouva

1 La dignité de sénateur n'était pas une magistrature.

2 Liv. I, chap. xliii.

3 Liv. IV, art. 15 et suiv.

4 Appelé « turba forensis ».

5 Voy. Tite-Live, liv. IX, chap. xlvi.

396 GRANDEUR DES ROMAINS

telle, soit par l'esprit du peuple, la force du sénat ou l'autorité de certains magistrats, que tout abus du pouvoir y pût toujours être corrigé.

Cartilage périt, parce que, lorsqu'il fallut retran- cher les abus, elle ne put souffrir la main de son Annibal même. Athènes tomba parce que ses erreurs lui parurent si douces qu'elle ne voulut pas en guérir. Et parmi nous les républiques d'Italie, qui se vantent de la perpétuité de leur gouvernement, ne doivent se vanter que de la perpétuité de leurs abus : aussi n'ont-elles pas plus de liberté que Rome n'en eut du temps des décemvirs\

Le gouvernement d'Angleterre est plus sage, parce qu'il y a un corps qui l'examine continuelle- ment, et qui s'examine continuellement lui-même ; et telles sont ses erreurs qu'elles ne sont jamais longues, et que, par l'esprit d'attention qu'elles donnent à la nation, elles sont souvent utiles.

En un mot, un gouvernement libre, c'est-à-dire toujours agité, ne saurait se maintenir s'il n'est par ses propres lois capable de correction.

1 Ni même plus de puissance.

CHAPITRE IX

Deux causes de la perte de Rome.

Lorsque la domination de Rome était bornée dans l'Italie, la république pouvait facilement sub- sister. Tout soldat était également citoyen ; chaque consul levait une armée ; et d'autres citoyens allaient à la guerre sous celui qui succédait. Le nombre de troupes n'étant pas excessif, on avait attention à ne recevoir dans la milice que des gens qui eussent assez de bien pour avoir intérêt à la conservation de la ville \ Enfin le sénat voyait de près la conduite des généraux et leur ôtait la pensée de rien faire contre leur devoir.

Mais lorsque les légions passèrent les Alpes et la mer, les gens de guerre, qu'on était obligé de laisser pendant plusieurs campagnes dans les pays que l'on soumettait, perdirent peu à peu l'esprit de citoyens ;

^ I.es affranchis et ceux qu'on appelait < capite censi », parce que, ayant très peu de bien, ils n'étaient taxés que pour leur tête, ne furent point d'abord enrôlés dans la milice de terre, excepté dans les cas pressants. Servius TuUius les avait mis dans la sixième classe, et on ne prenait des soldats que dans les cinq premières. Mais Marins, partant contre Jugurtha, enrôla indiffé- remment tout le monde. <s Milites scribere, dit Salluste, non more majorum, neque classibus, sed uti cujusque libido erat, capite censos plerosque. i {De bello JuguHh., chap. lxxxvi.) Remarquez que, dans la division par tribus, ceux qui étaient dans les quatre tribus de la ville étaient à peu près les mêmes que ceux qui, dans la division par centuries, étaient dans la sixième classe.

398 GRANDEUR ET DÉCADENCE

et les généraux, qui disposèrent des armées et des royaumes, sentirent leur force, et ne purent plus obéir.

Les soldats commencèrent donc à ne recon- naître que leur général, à fonder sur lui toutes leurs espérances, et ?. voir de plus loin la ville. Ce ne furent plus les soldats de la république, mais de S^^lla, de Marins, de Pompée, de César. Rome ne put plus savoir si celui qui était à la tête d'une armée dans une province était son général ou son ennemi.

Tandis que le peuple de Rome ne fut corrompu que par ses tribuns, à qui il ne pouvait accorder que sa puissance même, le sénat put aisément se défendre, parce qu'il agissait constamment, au lieu que la populace passait sans cesse de l'extrémité de la fougue à l'extrémité de la faiblesse. Mais quand le peuple put donner à ses favoris une for- midable autorité au dehors, toute la sagesse du sénat devint inutile, et la république fut perdue.

Ce qui fait que les États libres durent moins que les autres, c'est que les malheurs et les succès qui leur arrivent leur font presque toujours perdre la liberté ; au lieu que les succès et les malheurs d'un État le peuple est soumis confirment également sa servitude. Une république sage ne doit rien hasarder qui l'expose à la bonne ou à la mauvaise fortune : le seul bien auquel elle doit aspirer, c'est à la perpétuité de son État.

Si la grandeur de l'empire perdit la république, la grandeur de la ville ne la perdit pas moins.

Rome avait soumis tout l'univers avec le secours des peuples d'Italie, auxquels elle avait donné en différents temps divers privilèges ^ La plupart de ces

^ Jus Latii, jus Italicum.

DES ROIVL\INS

399

peuples ne s'étaient pas d'abord fort souciés du droit de bourgeoisie chez les Romains ; et quelques- uns aimèrent mieux garder leurs usages ^ Mais lorsque ce droit fut celui de la souveraineté univer- selle, qu'on ne fut rien dans le monde si l'on n'était citoyen romain, et qu'avec ce titre on était tout, les peuples d'Italie résolurent de périr ou d'être Romains; ne pouvant en venir à bout par leurs brigues et par leurs prières, ils prirent la voie des armes ; ils se révoltèrent dans tout ce côté qui regarde la mer Ionienne ; les autres alliés allaient les suivre^. Rome, obligée de combattre contre ceux qui étaient pour ainsi dire les mains avec lesquelles elle enchaînait l'univers, était perdue ; elle allait être réduite à ses murailles : elle accorda ce droit tant désiré aux alliés qui n'avaient pas encore cessé d'être fidèles ^ ; et peu à peu elle l'ac- corda à tous.

Pour lors Rome ne fut plus cette ville dont le peuple n'avait eu qu'un même esprit, un même amour pour la liberté, une même haine pour la tyrannie, cette jalousie du pouvoir du sénat et des prérogatives des grands, toujours mêlée de respect, n'était qu'un amour de l'égalité. Les peu- ples d'Itahe étant devenus ses citoyens, chaque ville y apporta son génie, ses intérêts particuliers, et

1 Les Èques disaient dans leurs assemblées : « Ceux qui ont pu choisir ont préféré leurs lois au droit de la cité romaine, qui a été une peine nécessaire pour ceux qui n'ont pu s'en défendre. > (Tite-Live, liv. IX, chap. xlv.)

2 Les Ausculans, les Marses, les Vestins, les Marrucins, les Férentans, les Hirpins, les Pompéians, les Vénusiens, les Japygcs, les Lucaniens, les Samnites, et autres. (Appien, De la guerre civile, liv. I, chap. xxxix.)

3 Les Toscans, les Ombriens, les Latins. Cela porta quelques peuples à se soumettre ; et comme on les fit aussi citoyens, d'autres posèrent encore les armes ; et enfin il ne resta que les Saniinites, qui furent exterminés.

400 GRANDEUR ET DÉCADENCE

sa dépendance de quelque grand protecteur ^ La ville déchirée ne forma plus un tout ensemble ; et comme on n'en était citoyen que par une espèce de fiction, qu'on n'avait plus les mêmes magistrats, les mêmes murailles, les mêmes dieux, les mêmes temples, les mêmes sépultures, on ne vit plus Rome des mêmes yeux, on n'eut plus le même amour pour la patrie, et les sentiments romains ne furent plus.

Les ambitieux firent venir à Rome des villes et des nations entières pour troubler les suffrages, ou se les faire donner ; les assemblées furent de véri- tables conjurations ; on appela coinices une troupe de quelques séditieux ; l'autorité du peuple, ses lois, lui-même, devinrent des choses chimériques ; et l'anarchie fut telle qu'on ne put plus savoir si le peuple avait fait une ordonnance, ou s'il ne l'avait point faite ^

On n'entend parler dans les auteurs que des divisions qui perdirent Rome ; mais on ne voit pas que ces divisions y étaient nécessaires, qu'elles y avaient toujours été, et qu'elles y devaient toujours être. Ce fut uniquement la grandeur de la répu- bhque qui fit le mal, et qui changea en guerres civiles les tumultes populaires. Il fallait bien qu'il y eût à Rome des divisions : et ces guerriers si fiers, si audacieux, si terribles au dehors, ne pouvaient pas être bien modérés au dedans. Demander, dans un État libre, des gens hardis dans la guerre, et timides dans la paix, c'est vouloir des choses impossibles ; et, pour régie générale, toutes les fois qu'on verra tout le monde tranquille dans un État qui se donne

1 Qu'on s'imagine cette tête monstrueuse des peuples d'Italie, qui, par le suffrage de chaque homme, conduisait le reste du monde.

- Voy. les Lettres de Cicéron à Aiticus, liv. IV, lettre xviii.

DES ROIMAINS 401

le nom de république, on peut être assuré que la liberté n'y est pas.

Ce qu'on appelle union, dans un corps politique, est une chose très équivoque ; la vraie est une union d'harmonie, qui fait que toutes les parties, quelque opposées qu'elles nous paraissent, concourent au bien général de la société, comme des dissonances dans la musique concourent à l'accord total. Il peut y avoir de l'union dans un État l'on ne croit voir que du trouble, c'est-à-dire une harmonie d'où résulte le bonheur, qui seul est la vraie paix. Il en est comme des parties de cet univers, éternelle- ment liées par l'action des unes et la réaction des autres.

Mais, dans l'accord du despotisme asiatique, c'est-à-dire de tout gouvernement qui n'est pas modéré, il y a toujours une division réelle. Le laboureur, l'homme de guerre, le négociant, le magis- trat, le noble, ne sont joints que parce que les uns oppriment les autres sans résistance ; et si l'on y voit de l'union, ce ne sont pas des citoyens qui sont unis, mais des corps morts ensevelis les uns auprès des autres.

Il est vrai que les lois de Rome devinrent impuis- santes pour gouverner la répubhque ; mais c'est une chose qu'on a vue toujours, que de bonnes lois, qui ont fait qu'une petite république devient grande, lui deviennent à charge lorsqu'elle s'est agrandie : parce qu'elles étaient telles que leur effet naturel était de faire un grand peuple, et non pas de le gouverner.

Il y a bien de la différence entre les lois bonnes et les lois convenables : celles qui font qu'un peuple se rend maître des autres et celles qui maintien- nent sa puissance lorsqu'il l'a acquise.

Il y a à présent dans le monde une république que

402 GRANDEUR DES ROMAINS

presque personne ne connaît \ et qui, dans le secret et le silence, augmente ses forces chaque jour. Il est certain que, si elle parvient jamais à l'état de grandeur sa sagesse la destine, elle changera nécessairement ses lois; et ce ne sera point l'ou- vrage d'un législateur, mais celui de la corruption même.

Rome était faite pour s'agrandir, et ses lois étaient admirables pour cela. Aussi, dans quelque gouvernement qu'elle ait été, sous le pouvoir des rois, dans l'aristocratie, ou dans l'État populaire, elle n'a jamais cessé de faire des entreprises qui demandaient de la conduite, et y a réussi. Elle ne s'est pas trouvée plus sage que tous les autres États de la terre en un jour, mais continuellement ; elle a soutenu une petite, une médiocre, une grande fortune, avec la même supériorité, et n'a point eu de prospérités dont elle n'ait profité, ni de malheurs dont elle ne se soit servie.

Elle perdit sa hberté parce qu'elle acheva trop tôt son ouvrage.

^ Le canton de Berne.

CHAPITRE X

De la corruption des Romains.

Je crois que la secte d'Épi cure, qui s'introduisit à Rome sur la fin de la république, contribua beaucoup à gâter le cœur et l'esprit des Romains \ Les Grecs en avaient été infatués avant eux : aussi avaient-ils été plus tôt corrompus. Polybe nous dit que de son temps les serments ne pou- vaient donner de la confiance pour un Grec, au lieu qu'un Romain en était pour ainsi dire enchaîné ^.

Il y a un fait, dans les lettres de Cicéron à Atti- cus ^ qui nous montre combien les Rom.ains avaient changé à cet égard depuis le temps de Polybe.

« Memmius, dit-il, vient de communiquer au sénat l'accord que son compétiteur et lui avaient fait avec les consuls, par lequel ceux-ci s'étaient engagés de les favoriser dans la poursuite du con- sulat pour l'année suivante ; et eux, de leur côté,

1 Cynéas en ayant discouru à la table de Pyrrhus, Fabricius souhaita que les ennemis de Rome pussent tous prendre les principes d'une pareille secte. (Plutarque, Vie de Pyrrhus.)

2 < Si vous prêtez aux Grecs un talent, avec dix promesses, dix cautions, autant de témoins, il est impossible qu'ils gardent leur foi ; mais, parmi les Romains, soit qu'on doive rendre compte des deniers publics ou de ceux des particuliers, on est fidèle à cause du serment que l'on a fait. On a donc sagement établi la crainte des enfers ; et c'est sans raison qu'on la combat aujourd'hui. » (Polybe, liv. VI, chap. LVi.)

^ Liv. IV, lettre xviii.

404 GRANDEUR ET DÉCADENCE

s'obligeaient de payer aux consuls quatre cent mille sesterces, s'ils ne leur fournissaient trois augures qui déclareraient qu'ils étaient présents lorsque le peuple avait fait la loi curiate \ quoiqu'il n'en eût point fait, et deux consulaires qui affir- meraient qu'ils avaient assisté à la signature du scnatus-consîilte qui réglait l'état de leurs pro- vinces, quoiqu'il n'y en eût point eu. » Que de malhonnêtes gens dans un seul contrat !

Outre que la religion est toujours le meilleur garant que l'on puisse avoir des mœurs des hom- mes, il y avait ceci de particulier chez les Romains, qu'ils mêlaient quelque sentiment religieux à l'amour qu'ils avaient pour leur patrie. Cette ville, fondée sous les meilleurs auspices ; ce Romulus, leur roi et leur dieu ; ce Capitole, éternel comme la ville, et la ville, éternelle comme son fondateur, avaient fait autrefois sur l'esprit des Romains une impression qu'il eût été à souhaiter qu'ils eussent conservée.

La grandeur de l'État fit la grandeur des for- tunes particulières. Mais comme l'opulence est dans les mœurs, et non pas dans les richesses, celles des Romains, qui ne laissaient pas d'avoir des bornes, produisirent un luxe et des profusions qui n'en avaient point ^. Ceux qui avaient d'abord été corrompus par leurs richesses le furent ensuite par leur pauvreté. Avec des biens au-dessus d'une condition privée, il fut difficile d'être un bon

^ La loi curiate donnait la puissance militaire, et le smatus- consulte réglait les troupes, l'argent, les officiers, que devait avoir le gouverneur : or, les consuls, pour que tout cela fût fait à leur fantaisie, voulaient fabriquer une fausse loi et un faux sénatus-consulte.

2 La maison que Cornélie avait achetée soixante et quinze mille drachmes, LucuUus l'acheta, peu de temps après, deux millions cinq cent mille. (Plutarque, V'ie de Marias.)

DES ROMAINS 405

citoyen ; avec les désirs et les regrets d'une grande fortune ruinée, on fut prêt à tous les attentats ; et, comme dit Salluste \ on vit une génération de gens qui ne pouvaient avoir de patrimoine, ni souârir que d'autres en eussent.

Cependant, quelle que fût la corruption de Rome, tous les malheurs ne s'y étaient pas introduits ; car la force de son institution avait été telle qu'elle avait conservé une valeur héroïque, et toute son application à la guerre, au milieu des richesses, de la mollesse et de la volupté ; ce qui n'est, je crois, arrivé à aucune nation du monde.

Les citoyens romains regardaient le commerce ^ et les arts comme des occupations d'esclaves ^ : ils ne les exerçaient point. S'il y eut quelques exceptions, ce ne fut que de la part de quelques affranchis qui continuaient leur première indus- trie ; mais en général ils ne connaissaient que l'art de la guerre, qui était la seule voie pour aller aux magistratures et aux honneurs **. Ainsi les vertus guerrières restèrent après qu'on eut perdu toutes les autres.

1 < Ut merito dicatior genitos esse, qui nec ipsi habere possent rcs familiares, nec alios pati. » (Fragment de V Histoire de Salluste, tiré du livre De la cité de Dieu, liv. Il, chap. xviii.)

2 Romulus ne permit que deux sortes d'exercices aux gens libres, l'agriculture et la guerre. Les marchands, les ouvriers, ceux qui tenaient une maison à louage, les cabaretiers, n'étaient pas du nombre des citoyens. (Denys d'Halicarnasse, liv. II, idem, liv. IX.)

3 Cicéron en donne les raisons dans ses Offices, liv. III.

^ Il fallait avoir servi dix années, entre l'âge de seize ans et celui de quarante-sept. Voy. Polybe, liv. \1, chap. xix.

CHAPITRE XI

De Sylla. De Pompée et César.

Je supplie qu'on me permette de détourner les yeux des horreurs des guerres de Marins et de Sylla : on en trouvera dans Appien l'épouvantable histoire. Outre la jalousie, l'ambition et la cruauté des deux chefs, chaque Romain était furieux ; les nouveaux citoyens et les anciens ne se regar- daient plus comme les membres d'une même republique ^, et l'on se faisait une guerre qui, par un caractère particulier, était en même temps civile et étrangère.

Sylla fit des lois très propres à ôter la cause des désordres que l'on avait vus : elles augmen- taient l'autorité du sénat, tempéraient le pou- voir du peuple, réglaient celui des tribuns. La fan- taisie qui lui fit quitter la dictature sembla rendre la vie à la république ; mais, dans la fureur de ses succès, il avait fait des choses qui mirent Rome dans l'impossibilité de conserver sa liberté.

Il ruina, dans son expédition d'Asie, toute la

ï Comme Marius, pour se faire donner la commission de la guerre contre Mithridate au préjudice de Sylla, avait, par le secours du tribim Sulpitius, répandu les huit nouvelles tribus des peuples d'Italie dans les anciennes, ce qui rendait les Italiens maîtres des suffrages, ils étaient la plupart du parti de Marius, pendant que le sénat et les anciens citoyens étaient du parti de Sylla.

GRANDEUR DES RO]\L\INS 407

discipline militaire ; il accoutuma son armée aux rapines \ et lui donna des besoins qu'elle n'avait jamais eus ; il corrompit une fois des soldats, qui devaient dans la suite corrompre les capitaines.

Il entra dans Rome à main année, et enseigna aux généraux romains à violer l'asile de la liberté ^

Il donna les terres des citoyens aux soldats ^, et il les rendit avides pour jamais ; car, dès ce moment, il n'y eut plus un homme de guerre qui n'attendît une occasion qui pût mettre les biens de ses concitoyens entre ses mains.

Il inventa les proscriptions, et mit à prix la tête de ceux qui n'étaient pas de son parti. Dès lors il fut impossible de s'attacher davantage à la république ; car, parmi deux hommes ambitieux, et qui se disputaient la victoire, ceux qui étaient neutres, et pour le parti de la liberté, étaient sûrs d'être proscrits par celui des deux qui serait vain- queur. Il était donc de la prudence de s'attacher à l'un des deux.

Il vint après lui, dit Cicéron •^, un homme qui, dans une cause impie, et une victoire encore plus honteuse, ne confisqua pas seulement les biens des particuliers, mais enveloppa dans la même calamité des provinces entières.

Sylla, quittant la dictature, avait semblé ne vouloir vi\Te que sous la protection de ses lois mêmes ; mais cette action, qui marqua tant de modération, était elle-même une suite de ses vio-

ï Voy., dans la Conjuration de Catilina, le portrait que Salluste nous fait de cette armée, § ii.

2 « Fugatis Marii copiis, primus urbem Romam cum armis ingressus est. » (Fragment de Jean d'Antioche, dans l'Extrait des vertus et des vices.)

3 On distribua bien au commencement une partie des terres des ennemis vaincus ; mais Sylla donnait les terres des citoyens.

•* Offices, liv. II, chap. viii.

4o8 GRANDEUR ET DÉCADENCE

lences. Il avait donné des établissements à quarante- sept légions dans divers endroits de l'Italie. « Ces gens-là, dit Appien, regardant leur fortune comme attachée à sa vie, veillaient à sa sûreté, et étaient toujours prêts à le secourir ou à le venger ^ »

La république devant nécessairement périr, il n'était plus question que de savoir comment et par qui elle devait être abattue.

Deux hommes également ambitieux, excepté que l'un ne savait pas aller à son but si directement que l'autre, effacèrent par leur crédit, par leurs exploits, par leurs vertus, tous les autres citoyens. Pompée parut le premier ; César le suivit de près.

Pompée, pour s'attirer la faveur, fit casser les lois de Sylla qui bornaient le pouvoir du peuple ; et quand il eut fait à son ambition un sacrifice des lois les plus salutaires de sa patrie, il obtint tout ce qu'il voulut, et la témérité du peuple fut sans bornes à son égard.

Les lois de Rome avaient sagement divisé la puis- sance publique en un grand nombre de magis- tratures qui se soutenaient, s'arrêtaient et se tempéraient l'une l'autre ; et, comme elles n'avaient toutes qu'un pouvoir borné, chaque citoyen était bon pour y parvenir ; et le peuple, voyant passer devant lui plusieurs personnages l'un après l'autre, ne s'accoutumait à aucun d'eux. Mais dans ces temps-ci le système de la république changea : les plus puissants se firent donner par le peuple des commissions extraordinaires, ce qui anéantit l'autorité du peuple et des magistrats, et mit toutes les grandes affaires dans les mains d'un seul ou de peu de gens ^

1 On peut voir ce qui arriva après la mort de César. ~ « Plebis opes imminutae, paucorum potentia crevit. » (Salluste, De cœijuratione CatiL, § 39.)

DES ROMAINS 409

Fallut-il faire la guerre à Sertorius, on en donna la commission à Pompée. Fallut-il la faire à Mithri- date, tout le monde cria Pompée. Eut-on besoin de faire venir des blés à Rome, le peuple croit être perdu, si on n'en charge Pompée. Veut-on détruire les pirates, il n'y a que Pompée. Et lorsque César menace d'envahir, le sénat crie à son tour, et n'espère plus qu'en Pompée.

« Je crois bien, disait Marcus ^ au peuple, que Pompée, que les nobles attendent, aimera mieux assurer votre liberté que leur domination ; mais il y a eu un temps chacun de vous avait la pro- tection de plusieurs, et non pas tous la protection d'un seul, et il était inouï qu'un mortel pût donner ou ôter de pareilles choses. »

A Rome, faite pour s'agrandir, il avait fallu réunir dans les mêmes personnes les honneurs et la puissance ; ce qui, dans des temps de trouble, pouvait fixer l'admiration du peuple sur un seul citoyen.

Quand on accorde des honneurs, on sait précisé- ment ce que l'on donne ; mais, quand on 3^ joint le pouvoir, on ne peut dire à quel point il pourra être porté.

Des préférences excessives données à un citoyen dans une répubhque ont toujours des effets néces- saires : elles font naître l'envie du peuple, ou elles augmentent sans mesure son amour.

Deux fois Pompée, retournant à Rome maître d'opprimer la république, eut la modération de congédier ses armées avant que d'}^ entrer, et d'y paraître en simple citoyen. Ces actions, qui le comblèrent de gloire, firent que dans la suite, quelque chose qu'il eût fait au préjudice des lois, le sénat se déclara toujours pour lui.

1 Fragment de V Histoire de Salluste.

410 GRANDEUR ET DÉCADE^XE

Pompée avait une ambition plus lente et plus douce que celle de César. Celui-ci voulait aller à la sou\craine puissance, les armes à la main, comme Sylla. Cette façon d'opprimer ne plaisait point à Pompée : il aspirait à la dictature, mais par les suffrages du peuple ; il ne pouvait consentir à usurper la puissance, mais il aurait voulu qu'on la lui remît entre les mains.

Comme la faveur du peuple n'est jamais con- stante, il y eut des temps Pompée vit diminuer son crédit ^ ; et, ce qui le toucha bien sensible- ment, des gens qu'il méprisait augmentèrent le leur, et s'en servirent contre lui.

Cela lui fit faire trois choses également funestes : il corrompit le peuple à force d'argent, et mit dans les élections un prix aux suffrages de chaque citoyen.

De plus, il se servit de la plus vile populace pour troubler les magistrats dans leurs fonctions, espé- rant que les gens sages, lassés de vivre dans l'anar- chie, le créeraient dictateur par désespoir.

Enfin il s'unit d'intérêts avec César et Crassus. Caton disait que ce n'était pas leur inimitié qui avait perdu la république, mais leur union. En effet, Rome était en ce malheureux état qu'elle était moins accablée par les guerres civiles que par la paix, qui, réunissant les vues et les intérêts des principaux, ne faisait plus qu'une tyrannie.

Pompée ne prêta pas proprement son crédit à César, mais, sans le savoir, il le lui sacrifia. Bientôt César employa contre lui les forces qu'il lui avait données, et ses artifices mêmes ; il troubla la ville par ses émissaires, et se rendit maître des élections : consuls, préteurs, tribuns, furent achetés au prix qu'ils mirent eux-mêmes. ^ Voy. Plut arque, Vu de Pompée.

DES ROMAINS 411

Le sénat, qui vit clairement les desseins de César, eut recours à Pompée ; il le pria de prendre la dé- fense de la république, si Ton pouvait appeler de ce nom un gouvernement qui demandait la protec- tion d'un de ses citoyens.

Je crois que ce qui perdit surtout Pompée fut la honte qu'il eut de penser qu'en élevant César, comme il avait fait, il eût manqué de prévoyance. Il s'accoutuma le plus tard qu'il put à cette idée ; il ne se mettait point en défense pour ne point avouer qu'il se fût mis en danger ; il soutenait au sénat que César n'oserait faire la guerre, et parce qu'il l'avait dit tant de fois, il le redisait tou- jours.

Il semble qu'une chose avait mis César en état de tout entreprendre : c'est que, par une mal- heureuse conformité de noms, on avait joint à son gouvernement de la Gaule cisalpine celui de la Gaule d'au delà les Alpes.

La politique n'avait point permis qu'il y eût des armées auprès de Rome ; mais elle n'avait pas souffert non plus que l'Italie fût entièrement dégarnie de troupes : cela fit qu'on tint des forces considérables dans la Gaule cisalpine, c'est-à-dire dans le pays qui est depuis le Rubicon, petit fleuve de la Romagne, jusqu'aux Alpes. Mais, pour assurer la ville de Rome contre ces troupes, on ht le célèbre sénatus-consulte que l'on voit encore gravé sur le chemin de Rimini à Césène, par lequel on dévouait aux dieux infernaux, et l'on déclarait sacrilège et parricide, quiconque, avec une légion, avec une armée, ou avec une cohorte, passerait le Rubicon.

A un gouvernement si important qui tenait la ville en échec, on en joignit un autre plus considé- rable encore : c'était celui de la Gaule transalpine, qui comprenait les pays du midi de la France,

412 GRANDEUR ET DÉCADENCE

qui, ayant donné à César l'occasion de faire la guerre pendant plusieurs années à tous les peuples qu'il voulut, fit que ses soldats vieillirent avec lui, et qu'il ne les conquit pas moins que les barbares. Si César n'avait point eu le gouvernement de la Gaule transalpine, il n'aurait point corrompu ses soldats, ni fait respecter son nom par tant de victoires. S'il n'avait pas eu celui de la Gaule cis- alpine. Pompée aurait pu l'arrêter au passage des Alpes ; au lieu que, dès le commencement de la guerre, il fut obligé d'abandonner l'Italie : ce qui fit perdre à son parti la réputation, qui dans les guerres civiles est la puissance même.

La m.ême frayeur qu'Annibal porta dans Rome après la bataille de Cannes, César l'y répandit lorsqu'il passa le Rubicon. Pompée, éperdu, ne vit, dans les premiers moments de la guerre, de parti à prendre que celui qui reste dans les affaires désespérées : il ne sut que céder et que fuir ; il sortit de Rome, y laissa le trésor public ; il ne put nulle part retarder le vainqueur ; il abandonna une partie de ses troupes, toute l'Italie, et passa la mer.

On parle beaucoup de la fortune de César ; mais cet homme extraordinaire avait tant de grandes qualités, sans pas un défaut, quoiqu'il eût bien des vices, qu'il eût été bien difficile que, quelque armée qu'il eût commandée, il n'eût été vainqueur, et qu'en quelque république qu'il fût né, il ne l'eût gouvernée.

César, après avoir défait les lieutenants de Pompée en Espagne, alla en Grèce le chercher lui-même. Pompée, qui avait la côte de la mer et des forces supérieures, était sur le point de voir l'armée de César détruite par la misère et la faim ; mais comme il avait souverainement le faible de vouloir être

DES ROMAINS 413

approuvé, il ne pouvait s'empêcher de prêter l'oreille aux vains discours de ses gens, qui le rail- laient ou l'accusaient sans cesse ^ Il veut, disait l'un, se perpétuer dans le commandement, et être, comme Agamemnon, le roi des rois. Je vous avertis, disait un autre, que nous ne mangerons pas encore cette année des figues de Tusculum. Quelques succès particuliers qu'il eut achevèrent de tour- ner la tête à cette troupe sénatoriale. Ainsi, pour n'être pas blâmé, il fit une chose que la postérité blâmera toujours, de sacrifier tant d'avantages pour aller, avec des troupes nouvelles, combattre une armée qui avait vaincu tant de fois.

Lorsque les restes de Pharsale se furent retirés en Afrique, Scipion, qui les commandait, ne voulut jamais suivre l'avis de Caton, de traîner la guerre en longueur : enflé de quelques avantages, il risqua tout, et perdit tout ; et lorsque Brutus et Cassius rétablirent ce parti, la mêm.e précipita- tion perdit la république une troisième fois -.

Vous remarquerez que dans ces guerres civiles, qui durèrent si longtemps, la puissance de Rome s'accrut sans cesse au dehors. Sous Marius, Sylla, Pompée, César, Antoine, Auguste, Rome, tou- jours plus terrible, acheva de détruire tous les rois qui restaient encore.

Il n'y a point d'État qui menace si fort les autres d'une conquête que celui qui est dans les horreurs de la guerre civile. Tout le monde, noble, bourgeois, artisan, laboureur, y devient soldat ; et lorsque par la paix les forces sont réunies, cet État a de grands avantages sur les autres qui n'ont guère que des

1 Voy. Plutarque, Vie de Pompée.

- Cela est bien expliqué dans Appien, De la guerre civile, liv. IV, chap. cviii et suiv. L'armée d'Octave et d'Antoine aurait péri de faim si l'on n'avait pas donné la bataille.

414 GRANDEUR ET DÉCADENCE

citoyens. D'aiîleurs, dans les guerres civiles, il se forme souvent de grands hommes, parce que dans la confusion ceux qui ont du mérite se font jour, chacun se place et se met à son rang ; au lieu que dans les autres temps on est placé, et on l'est souvent tout de travers. Et, pour passer de l'exem- ple des Romains à d'autres plus récents, les Français n'ont jamais été si redoutables au dehors qu'après les querelles des maisons de Bourgogne et d'Orléans, après les troubles de la ligue, après les guerres civiles de la minorité de Louis XIII, et de celle de Louis XIV. L'Angleterre n'a jamais été si respectée que sous Cromwell, après les guerres du long parle- ment. Les Allemands n'ont pris la supériorité sur les Turcs qu'après les guerres civiles d'Allemagne. Les Espagnols, sous Philippe V, d'abord après les guerres civiles pour la succession, ont montré en Sicile une force qui a étonné l'Europe ; et nous voyons aujourd'hui la Perse renaître des cendres de la guerre civile, et humilier les Turcs.

Enfin la république fut opprimée ; et il n'en faut pas accuser l'ambition de quelques particuhers, il en faut accuser l'homme, toujours plus avide du pouvoir à mesure qu'il en a davantage, et qui ne désire tout que parce qu'il possède beaucoup.

Si César et Pompée avaient pensé comme Caton, d'autres auraient pensé comme firent César et Pompée; et la répubhque, destinée à périr, aurait été entraînée au précipice par une autre main.

César pardonna à tout le monde ; mais il me semble que la modération que l'on montre après qu'on a tout usurpé ne mérite pas de grandes louanges.

Quoi que l'on ait dit de sa dihgence après Phar- sale, Cicércn l'accuse de lenteur avec raison. Il dit à Cassius qu'ils n'auraient jamais cru que le parti

DES ROMAINS 415

de Pompée se fût ainsi relevé en Espagne et en Afrique, et que, s'ils avaient pu prévoir que César se fût amusé à sa guerre d'Alexandrie, ils n'auraient pas fait leur paix, et qu'ils se seraient retirés ave(î Scipion et Caton en Afrique \ Ainsi un fol amour lui fit essuyer quatre guerres ; et, en ne prévenant pas les deux dernières, il remit en question ce qui avait été décidé à Pharsale.

César gouverna d'abord sous des titres de magis- trature, car les hommes ne sont guère touchés que des noms. Et comme les peuples d'Asie abhorraient ceux de consul et de proconsul, les peuples d'Europe détestaient celui de roi : de sorte que dans ces temps- ces noms faisaient le bonheur ou le désespoir de toute la terre. César ne laissa pas de tenter de se faire mettre le diadème sur la tête ; mais voyant que le peuple cessait ses acclamations, il le rejeta. Il fit encore d'autres tentatives-; et je ne puis comprendre qu'il pût croire que les Romains, pour le souffrir tyran, aimassent pour cela la tyrannie, ou crussent avoir fait ce qu'ils avaient fait.

Un jour que le sénat lui déférait de certains honneurs, il négligea de se lever ; et pour lors les plus graves de ce corps achevèrent de perdre patience.

On n'offense jamais plus les hommes que lors- qu'on choque leurs cérémonies et leurs usages. Cherchez à les opprimer, c'est quelquefois une preuve de l'estime que vous en faites; choquez leurs coutumes, c'est toujours une marque de mépris.

César, de tout temps ennemi du sénat, ne put cacher le mépris qu'il conçut pour ce corps, qui était devenu presque ridicule depuis qu'il n'avait

* Epîtres familières, liv. XV, lettre xv. 3 11 cassa les tribims du peuple.

4i6 GRANDEUR ET DÉCADENCE

plus do puissance : par sa clémence même fut insultante. On regarda qu'il ne pardonnait pas, mais qu'il dédaignait de punir.

Il porta le mépris jusqu'à faire lui-même les sénatus-consultes ; il les souscrivait du nom des preniiers sénateurs qui lui venaient dans l'esprit. «J'apprends quelquefois, dit Cicéron S qu'un sénatus-consulte passé à mon avis a été porté en Syrie et en Arménie, avant que j'aie su qu'il ait été fait ; et plusieurs princes m'ont écrit des lettres de remercîments sur ce que j'avais été d'avis qu'on leur donnât le titre de rois, que non seule- ment je ne savais pas être rois, mais même qu'ils fussent au monde. »

On peut voir, dans les lettres de quelques grands hommes de ce temps-là ^ qu'on a mises sous le nom de Cicéron, parce que la plupart sont de lui, l'abattement et le désespoir des premiers hommes de la république à cette révolution subite qui les priva de leurs honneurs, et de leurs occupations même ; lorsque, le sénat étant sans fonction, ce crédit qu'ils avaient eu par toute la terre, ils ne purent plus l'espérer que dans le cabinet d'un seul ; et cela se voit bien mieux dans ces lettres que dans les discours des historiens. Elles sont le chef-d'œuvre de la naïveté de gens unis par une douleur commune, et d'un siècle la fausse poli- tesse n'avait pas mis le mensonge partout ; enfin on n'y voit point, comme dans la plupart de nos lettres modernes, des gens qui veulent se tromper, mais des amis malheureux qui cherchent à se tout dire.

Il était bien difficile que César pût défendre sa vie : la plupart des conjurés étaient de son parti, ou

1 Leitra familières, liv. IX, lettre xv.

2 Voy. les Lettres dcÇicéron et de Servius Siilpitius,

DES ROIMAIXS 417

avaient été par lui comblés de bienfaits^; et la raison en est bien naturelle. Ils avaient trouvé de grands avantages dans sa victoire ; mais, plus leur fortune devenait meilleure, plus ils commen- çaient à avoir part au malheur commun ^ ; car, à un homme qui n'a rien, il importe assez peu, à certains égards, en quel gouvernement il vive.

De plus, il y avait un certain droit des gens, une opinion établie dans toutes les républiques de Grèce et d'Italie, qui faisait regarder comme un homme vertueux l'assassin de celui qui avait usurpé la souveraine puissance. A Rome surtout, depuis l'expulsion des rois, la loi était précise, les exemples reçus : la république armait le bras de chaque citoyen, le faisait magistrat pour le moment, et l'avouait pour sa défense.

Bru tus ose bien dire à ses amis que quand son père reviendrait sur la terre il le tuerait tout de même^; et, quoique par la continuation de la tyrannie cet esprit de liberté se perdît peu à peu, les conjurations, au commencement du règne d'Auguste, renaissaient toujours.

C'était un amour dominant pour la patrie qui, sortant des règles ordinaires des crimes et des vertus, n'écoutait que lui seul, et ne voyait ni citoyen, ni ami, ni bienfaiteur, ni père : la vertu semblait s'oublier pour se surpasser elle-m.ême; et l'action qu'on ne pouvait d'abord approuver, parce qu'elle était atroce, elle la faisait admirer comme divine.

En effet, le crime de César, qui vivait dans un

1 Decimus Bnitus, Caïus Casca, Trebonius, Tullius Cimber, Minutius Basillus, étaient amis de César. (Appien, De bello civili, liv. II, chap. cxiii.)

2 Je ne parle pas des satellites d'un tyran, qui seraient perdus après lui, mais de ses compagnons, dans un gouvernement libre.

8 Lettres de Brutus, dans le recueil de celles de Cicéron, lett. xvi.

14

4i8 GRANDEUR DES ROMAINS

gouvernement libre, n'était-il pas hors d'état d'être puni autrement que par un assassinat ? Et demander pourquoi on ne l'avait pas poursuivi par la force ouverte ou par les lois, n'était-ce pas demander raison de ses crimes ?

CHAPITRE XII

De Vétat de Rome après la mort de César,

Il était tellement impossible que la république pût se rétablir, qu'il arriva ce qu'on n'avait jamais encore vu, qu'il n'y eut plus de tyran, et qu'il n'y eut pas de liberté ; car les causes qui l'avaient dé- truite subsistaient toujours.

Les conjurés n'avaient formé de plan que pour la conjuration, et n'en avaient point fait pour la soutenir.

Après l'action faite, ils se retirèrent au Capitole : le sénat ne s'assembla pas ; et le lendemain, Lépi- dus, qui cherchait le trouble, se saisit avec des gens arm.és de la place romaine.

Les soldats vétérans, qui craignaient qu'on ne répétât les dons immenses qu'ils avaient reçus, entrèrent dans Rome : cela fît que le sénat approuva tous les actes de César, et que, conciliant les ex- trêmes, il accorda une amnistie aux conjurés; ce qui produisit une fausse paix.

César avant sa mort, se préparant à son expédi- tion contre les Parthes, avait nommé des magis- trats pour plusieurs années, afin qu'il eût des gens à lui qui maintinssent dans son absence la tran- quillité de son gouvernement : ainsi, après sa mort, ceux de son parti se sentirent des ressources pour longtemps.

420 GRANDEUR ET DÉCADENCE

Comme le sénat avait approuvé tous les actes de César sans restriction, et que l'exécution en fut donnée aux consuls, Antoine, qui l'était, se saisit du livre de raison de César, gagna son secrétaire, et y fit écrire tout ce qu'il voulut : de manière que le dictateur régnait plus impérieusement que pen- dant sa vie ; car, ce qu'il n'aurait jamais fait, An- toine le faisait ; l'argent qu'il n'aurait jamais donné, Antoine le donnait ; et tout homme qui avait de mauvaises intentions contre la république trouvait soudain une récompense dans les livres de César.

Par un nouveau malheur, César avait amassé pour son expédition des sommes immenses, qu'il avait mises dans le temple d'Ops : Antoine, avec son livre, en disposa à sa fantaisie.

Les conjurés avaient d'abord résolu de jeter le corps de César dans le Tibre ^ : ils n'y auraient trouvé nul obstacle ; car, dans ces moments d'éton- nement qui suivent une action inopinée, il est facile de faire tout ce qu'on peut oser. Cela ne fut point exécuté : et voici ce qui en arriva :

Le sénat se crut obligé de permettre qu'on fît les obsèques de César ; et effectivement, dès qu'il ne l'avait pas déclaré t3Tan, il ne pouvait lui refuser la sépulture. Or, c'était une coutume des Romains, si vantée par Polybe, de porter dans les funérailles les images des ancêtres, et de faire ensuite l'oraison funèbre du défunt. Antoine, qui la fit, montra au peuple la robe ensanglantée de César, lui lut son testament, il lui faisait de grandes largesses, et l'agita au point qu'il mit le feu aux maisons des conjurés.

1 Cela n'aurait pas été sans exemple : après que Tiberius Gracchus eut été tué, Lucretius, édile, qui fut depuis appelé Vespillo, jeta son corps dans le Tibre. (Aurelius Victor, De vir, illust.f chap. LXiv.)

DES ROMAINS 421

Nous avons un aveu de Cicéron, qui gouverna le sénat dans toute cette affaire \ qu'il aurait mieux valu agir avec rigueur, et s'exposer à périr, et que même on n'aurait point péri ; mais il se disculpe sur ce que, quand le sénat fut assemblé, il n'était plus temps. Et ceux qui savent le prix d'un mo- ment, dans des affaires le peuple a tan \ de part, n'en seront pas étonnés.

Voici un autre accident : pendant qu'on faisait des jeux en l'honneur de César, une comète à longue chevelure parut pendant sept jours : le peuple ciiit que son âme avait été reçue dans le ciel.

C'était bien une coutume des peuples de Grèce et d'Asie de bâtir des temples aux rois, et même aux proconsuls qui les avaient gouvernés' : on leur laissait faire ces choses comme le témoignage le plus fort qu'ils pussent donner de leur servitude ; les Romains mêmes pouvaient, dans des laraires, ou des temples particuliers, rendre des honneurs divins à leurs ancêtres ; mais je ne vois pas que, depuis Romulus jusqu'à César, aucun Romain ait été mis au nombre des divinités publiques ^.

Le gouvernement de la Macédoine était échu à Antoine ; il voulut, au lieu de celui-là, avoir celui des Gaules : on voit bien par quel motif. Décimus Brutus, qui avait la Gaule cisalpine, ayant refusé de la lui remettre, il voulut l'en chasser ; cela produisit une guerre civile, dans laquelle le sénat déclara Antoine ennemi de la patrie.

Cicéron, pour perdre Antoine, son ennemi par- ticulier, avait pris le mauvais parti de travailler

1 Lettres à Atticus, liv. XIV, lettre x.

2 Voy. là-dessus les Lettres de Cicéron à Atticus^ liv. V, et la remarque de M. l'abbé de Mongault.

2 Dioa dit que les triumvirs, qxii espéraient tous d'avoir quelque jour la place de César, firent tout ce qu'ils purent pour augmenter les honneurs qu'on lui rendait, liv. XLVII.

422 GRANDEUR ET DÉCADENCE

à l'élévation d'Octave ; et, au lieu de chercher à faire oublier au peuple César, il le lui avait remis devant les yeux.

Octave se conduisit avec Cicéron en homme habile : il le flatta, le loua, le consulta, et employa tous ces artifices dont la vanité ne se défie jamais.

Ce qui gâte presque toutes les affaires, c'est qu'ordinairement ceux qui les entreprennent, outre la réussite principale, cherchent encore de certains petits succès particuHers qui flattent leur amour-propre, et les rendent contents d'eux.

Je crois que, si Caton s'était réservé pour la république, il aurait donné aux choses tout un autre tour. Cicéron, avec des parties admirables pour un second rôle, était incapable du premier : il avait un beau génie, mais une âme souvent commune. L'accessoire, chez Cicéron, c'était la vertu; chez Caton, c'était la gloire^; Cicéron se voyait toujours le premier; Caton s'oubliait tou- jours : celui-ci voulait sauver la république pour elle-même ; celui-là, pour s'en vanter.

Je pourrais continuer le parallèle en disant que, quand Caton prévoyait, Cicéron craignait ; que Caton espérait, Cicéron se confiait ; que le premier voyait toujours les choses de sang-froid, l'autre au travers de cent petites passions.

Antoine fut défait à Modène : les deux consuls Hirtius et Pansa y périrent. Le sénat, qui se crut au-dessus de ses affaires, songea à abaisser Octave, qui de son côté cessa d'agir contre Antoine, mena son armée à Rome, et se fit déclarer consul.

Voilà comment Cicéron, qui se vantait que sa robe avait détruit les armées d'Antoine, donna à

1 < Esse quam viderî bonus malebat : itaque quominus gloriam petebat, eo magis illam assequebatur. » (Salluste, De bcllo Catil., chap. Liv.}

DES ROM.\INS 423

la république un ennemi plus dangereux, parce que son nom était plus cher, et ses droits, en appa- rence, plus légitimes \

Antoine, défait, s'était réfugié dans la Gaule trans- alpine, où il avait été reçu par Lépidus. Ces deux hommes s'unirent avec Octave, et ils se donnèrent l'un à l'autre la vie de leurs amis et de leurs enne- mis ^ Lépide resta à Rome : les deux autres allèrent chercher Brutus et Cassius, et ils les trouvèrent dans ces lieux l'on combattit trois fois pour î'em.pire du monde.

Brutus et Cassius se tuèrent avec une précipita- tion qui n'est pas excusable ; et l'on ne peut lire cet endroit de leur vie sans avoir pitié de la république, qui fut ainsi abandonnée. Caton s'était donné la mort à la fin de la tragédie ; ceux-ci la commen- cèrent en quelque façon par leur mort.

On peut donner plusieurs causes de cette cou- tume si générale des Romains de se donner la mort : le progrès de la secte stoïque, qui y encourageait ; l'établissement des triomphes et de l'esclavage, qui firent penser à plusieurs grands hommes qu'il ne fallait pas survivre à une défaite ; l'avantage que les accusés avaient de se donner la mort plutôt que de subir un jugement par lequel leur mémoire devait être flétrie et leurs biens confisqués^; une espèce de point d'honneur, peut-être plus rai- sonnable que celui qui nous porte aujourd'hui à égorger notre ami pour un geste ou pour une parole ; enfin une grande commodité pour l'héroïsme, cha-

1 II était héritier de César, et son fils par adoption.

2 Leur cruauté fut si insensée qu'ils ordonnèrent que chacun eût à se réjouir des proscriptions, sous peine de la vie. Voyez Dion.

2 « Eonim qui de se statuebant humabantur corpora, manebant testamenta, pretium festinandi. > (Tacite, Annales, liv. VI, chap,

XXIX.)

424 GRANDEUR DES ROMAINS

cun faisant finir la pièce qu'il jouait dans le monde, à l'endroit il voulait.

On pourrait ajouter une grande facilité dans l'exécution : l'âme, tout occupée de l'action qu'elle va faire, du motif qui la détermine, du péril qu'elle va éviter, ne voit point proprement la mort, parce que la passion fait sentir, et jamais voir.

L'amour-propre, l'amour de notre conservation, se transforme en tant de manières, et agit par des principes si contraires, qu'il nous porte à sacrifier notre être pour l'amour de notre être ; et tel est le cas que nous faisons de nous-mêmes, que nous consentons à cesser de vivre par un instinct naturel et obscur qui fait que nous nous aimons plus que notre vie même \

1 II est certain que les hommes sont devenus moins libres, moins courageux, moins portés aux grandes entreprises, qu'ils n'étaient lorsque, par cette puissance qu'on prenait sur soi- même, on pouvait à tous les instants échapper à toute autre puissance.

CHAPITRE Xm

Auguste,

Sextus Pompée tenait la Sicile et la Sardaigne ; il était maître de la mer, et il avait avec lui une infinité de fugitifs et de proscrits qui combattaient pour leurs dernières espérances. Octave lui fit deux guerres très laborieuses; et, après bien des mauvais succès, il le vainquit par l'habileté d'Agrippa.

Les conjurés avaient presque tous fini mal- heureusement leur vie, et il était bien naturel que des gens qui étaient à la tête d'un parti abattu tant de fois, dans les guerres l'on ne se faisait aucun quartier, eussent péri de mort violente. De cependant on tira la conséquence d'une vengeance céleste qui punissait les meurtriers de César, et proscrivait leur cause.

Octave gagna les soldats de Lépidus, et le dé- pouilla de la puissance du triumvirat ; il lui envia même la consolation de mener une vie obscure, et le força de se trouver, comme homme privé, dans les assemblées du peuple.

On est bien aise de voir l'humiliation de ce Lépidus. C'était le plus méchant citoyen qui fût dans la république, toujours le premier à commen- cer les troubles, formant sans cesse des projets funestes, il était obligé d'associer de plus habiles 14 a

426 GRANDEUR ET DÉCADENCE

gens que lui. Un auteur moderne^ s'est plu à en faire l'éloge, et cite Antoine, qui, dans une de ses lettres, lui donne la qualité d'honnête homme ; mais un honnête homme pour Antoine ne devait guère l'être pour les autres.

Je crois qu'Octave est le seul de tous les capi- taines romains qui ait gagné l'affection des soldats en leur donnant sans cesse des marques d'une lâcheté naturelle. Dans ces temps-là, les soldats fai- saient plus de cas de la libéralité de leur général que de son courage. Peut-être même que ce fut un bonheur pour lui de n'avoir point eu cette valeur qui peut donner l'empire, et que cela même l'y porta : on le craignit moins. Il n'est pas impossible que les choses qui le déshonorèrent le plus aient été celles qui le servirent le mieux. S'il avait d'abord montré une grande âme, tout le monde se serait méfié de lui ; et s'il eût eu de la hardiesse, il n'aurait pas donné à Antoine le temps de faire toutes les extravagances qui le perdirent.

Antoine, se préparant contre Octave, jura à ses soldats que deux mois après sa victoire il rétablirait la république : ce qui fait bien voir que les soldats mêmes étaient jaloux de la liberté de leur patrie, quoiqu'ils la détruisissent sans cesse, n'y ayant rien de si aveugle qu'une armée.

La bataille d'Actium se donna ; Cléopâtre fuit, et entraîna Antoine avec elle. Il est certain que dans la suite elle le trahit ^. Peut-être que, par cet esprit de coquetterie inconcevable des femmes, elle avait formé le dessein de mettre encore à ses pieds un troisième maître du monde.

Une femme à qui Antoine avait sacrifié le monde entier le trahit : tant de capitaines et tant de rois,

2 L'abbé de Saint- Real. Voy. Dion, liv. LI.

DES ROMAINS 427

qu'il avait agrandis ou faits, lui manquèrent ; et, comme si la générosité avait été liée à la servitude, une troupe de gladiateurs lui conserva une fidélité héroïque. Comblez un homme de bienfaits, la pre- mière idée que vous lui inspirez, c'est de chercher les moyens de les conserver : ce sont de nouveaux intérêts que vous lui donnez à défendre.

Ce qu'il y a de surprenant dans ces guerres, c'est qu'une bataille décidait presque toujours l'affaire, et qu'une défaite ne se réparait pas.

Les soldats romains n'avaient point proprement d'esprit de parti ; ils ne combattaient point pour une certaine chose, mais pour une certaine per- sonne ; ils ne connaissaient que leur chef, qui les engageait par des espérances immenses ; mais le chef battu n'étant plus en état de remplir ses pro- messes, ils se tournaient d'un autre côté. Les pro- vinces n'entraient point non plus sincèrement dans la querelle, car il leur importait fort peu qui eût le dessus, du sénat ou du peuple. Ainsi, sitôt qu'un des chefs était battu, elles se donnaient à l'autre ^ ; car il fallait que chaque ville songeât à se justifier devant le vainqueur, qui, ayant des promesses im- menses à tenir aux soldats, devait leur sacrifier les pays les plus coupables.

Nous avons eu en France deux sortes de guerres civiles : les unes avaient pour prétexte la rehgion ; et elles ont duré parce que le motif subsistait après la victoire ; les autres n'avaient pas proprement de motif, mais étaient excitées par la légèreté ou l'am- bition de quelques grands, et elles étaient d'abord étouffées.

Auguste (c'est le nom que la flatterie donna à

i_Il n'y avait point de garnisons dans les villes pour les con- tenir ; et les Romains n'avaient eu besoin d'assurer leur empire que par des armées ou des colonies.

428 GRANDEUR ET DÉCADENCE

Octave) établit l'ordre, c'est-à-dire une servitude durable ; car dans un État libre l'on vient d'usur- per la souveraineté, on appelle règle tout ce qui peut fonder l'autorité sans borne d'un seul ; et on nomme trouble, dissension, mauvais gouverne- ment, tout ce qui peut maintenir l'honnête liberté des sujets.

Tous les gens qui avaient eu des projets ambi- tieux avaient travaillé à mettre une espèce d'anar- chie dans la république. Pompée, Crassus et César y réussirent à merveille. Ils établirent une impunité de tous les crimes pubUcs ; tout ce qui pouvait arrêter la corruption des mœurs, tout ce qui pou- vait faire une bonne police, ils l'aboHrent; et comme les bons législateurs cherchent à rendre leurs con- citoyens meilleurs, ceux-ci travaillaient à les rendre pires : ils introduisirent donc la coutume de cor- rompre le peuple à prix d'argent ; et quand on était accusé de brigues, on corrompait aussi les juges; ils firent troubler les élections par toutes sortes de violences; et, quand on était mis en justice, on intimidait encore les juges ^; l'autorité même du peuple était anéantie : témoin Gabinius, qui, après avoir rétabli, malgré le peuple, Ptolémée à main armée, vint froidement demander le triomphe "^ .

Ces premiers hommes de la république cher- chaient à dégoûter le peuple de son pouvoir, et à devenir nécessaires en rendant extrêmes les incon- vénients du gouvernement républicain ; mais lorsque Auguste fut une fois le maître, la poHtique le fit travailler à rétablir l'ordre pour faire sentir le bon- heur du gouvernement d'un seul.

1 Cela se voit bien dans les Lettres de Ciccroti à Attiais.

2 César fit la guerre aux Gaulois, et Crassus aux Parthes, sans qu'il y eût eu aucune délibération du sénat ni aucun décret du peuple, Voy. Dion.

DES ROMAINS 429

Lorsque Auguste avait les armes à la main, il craignait les révoltes des soldats, et non pas les conjurations des citoyens ; c'est pour cela qu'il ménagea les premiers, et fut si cruel aux autres. Lorsqu'il fut en paix, il craignit les conjurations ; et ayant toujours devant les yeux le destin de César, pour éviter son sort il songea à s'éloigner de sa conduite. Voilà la clef de toute la vie d'Auguste. Il porta dans le sénat une cuirasse sous sa robe ; il refusa le nom de dictateur ; et au lieu que César disait insolemment que la république n'était rien, et que ses paroles étaient des lois, Auguste ne parla que de la dignité du sénat, et de son respect pour la république. Il songea donc à établir le gouverne- ment le plus capable de plaire qui fût possible sans choquer ses intérêts ; et il en fit un aristocratique, par rapport au civil, et monarchique, par rapport au militaire ; gouvernement ambigu, qui, n'étant pas soutenu par ses propres forces, ne pouvait subsister que tandis qu'il plairait au monarque, et était entièrement monarchique par conséquent.

On a mis en question si Auguste avait eu véri- tablement le dessein de se démettre de l'empire. Mais qui ne voit que, s'il l'eût voulu, il était impossible qu'il n'y eût réussi ? Ce qui fait voir que c'était un jeu, c'est qu'il demanda tous les dix ans qu'on le soulageât de ce poids, et qu'il le porta toujours. C'étaient de petites finesses pour se faire encore don- ner ce qu'il ne croyait pas avoir assez acquis. Je me détermine par toute la vie d'Auguste ; et, quoique les hommes soient fort bizarres, cependant il arrive très rarement qu'ils renoncent dans un moment à ce à quoi ils ont réfléchi pendant toute leur vie. Toutes les actions d'Auguste, tous ses règlements, tendaient visiblement à l'établissement de la monarchie. Sylla se défait de la dictature.

430 GRANDEUR ET DÉCADENCE

mais dans toute la vie de Sylla, au milieu de ses violences, on voit un esprit républicain ; tous ses règlements, quoique tyranniquement exécutés, tendent toujours à une certaine forme de répu- blique. Sylla, homme emporté, mène violemment les Romains à la liberté ; Auguste, rusé tyran ^ les conduit doucement à la servitude. Pendant que sous Sylla la république reprenait des forces, tout le monde criait à la tyrannie ; et, pendant que sous Auguste la tyrannie se fortifiait, on ne parlait que de liberté.

La coutume des triomphes, qui avait tant con- tribué à la grandeur de Rome, se perdit sous An- guste, ou plutôt cet honneur devint un privilège de la souveraineté^. La plupart des choses qui arrivèrent sous les empereurs avaient leur origine dans la république ^ et il faut les rapprocher ; celui- seul avait le droit de demander le triomphe, sous les auspices duquel la guerre s'était faite ^ : or, eUe se faisait toujours sous les auspices du chef, et par conséquent de l'empereur, qui était le chef de toutes les armées.

Comme, du temps de la république, on eut pour principe de faire continuellement la guerre, sous les empereurs la maxime fut d'entretenir la paix :

1 J'emploie ici ce mot dans le sens des Grecs et des Romains, qui donnaient ce nom à tous ceux qui avaient renversé la démocratie.

2 On ne donna plus aux particuliers que les ornements triom- phaux. (Dion, in Aug.)

^ Les Romains ayant changé de gouvernement, sans avoir été envahis, les mêmes coutumes restèrent après le changement du gouvernement, dont la forme même resta à peu près.

■* Dion, in Aug., liv. LIV, dit qu'Agrippa négligea par modestie de rendre compte au sénat de son expédition contre les peuples du Bosphore, et refusa même le triomphe ; et que depuis lui personne de ses pareils ne triompha ; mais c'était une grâce qu'Auguste voulait faire à Agrippa, et qu'Antoine ne fit point à Veatidius la première fois qu'il vainquit les Parthes.

DES ROMAINS 431

les victoires ne furent regardées que comme des sujets d'inquiétude, avec des armées qui pouvaient mettre leurs services à trop haut prix.

Ceux qui eurent quelque commandement crai- gnirent d'entreprendre de trop grandes choses : il fallut modérer sa gloire de façon qu'elle ne réveillât que l'attention, et non pas la jalousie du prince, et ne point paraître devant lui avec un éclat que ses yeux ne pouvaient souffrir.

Auguste fut fort retenu à accorder le droit de bourgeoisie romaine ^ ; if fit des lois - pour empêcher qu'on n'affranchît trop d'esclaves^; il recommanda par son testament que l'on gardât ces deux maximes et qu'on ne cherchât point à étendre l'empire par de nouvelles guerres.

Ces trois choses étaient très bien liées ensemble : dès qu'il n'y avait plus de guerres, il ne fallait plus de bourgeoisie nouvelle, ni d'affranchissements.

Lorsque Rome avait des guerres continuelles, il fallait qu'elle réparât continuellement ses habitants. Dans les commencements, on y mena une partie du peuple de la ville vaincue : dans la suite, plusieurs citoyens des villes voisines y vinrent pour avoir part au droit de suffrage, et ils s'y établirent en si grand nombre que, sur les plaintes des alliés, on fut souvent obligé de les leur renvoyer ; enfin on y arriva en foule des provinces. Les lois favorisèrent les mariages, et même les rendirent nécessaires. Rome fit dans toutes ses guerres un nombre d'es- claves prodigieux ; et, lorsque ses citoyens furent comblés de richesses, ils en achetèrent de toutes parts, mais ils les affranchirent sans nombre, par générosité, par avarice, par faiblesse ^ : les uns vou-

1 Suétone, in Aug., liv. II.

^ Suétone, ibid. Voy. les Institides, liv. I. 3 Dion, in Aug*

* Denys d'Halicarnasse, liv. IV.

432 GRANDEUR ET DÉCADENCE

laicnt récompenser des esclaves fidèles ; les autres voulaient recevoir en leur nom le blé que la répu- blique distribuait aux pauvres citoyens ; d'autres enfin désiraient d'avoir à leur pompe funèbre beau- coup de gens qui la suivissent avec un chapeau de fleurs. Le peuple fut presque composé d'affranchis ^ : de façon que ces maîtres du monde, non seulement dans les commencements, mais dans tous les temps, furent la plupart d'origine servile.

Le nombre du petit peuple, presque tout com- posé d'affranchis ou de fils d'affranchis, devenait incommode; on en fit des colonies, par le moyen desquelles on s'assura de la fidélité des provinces. C'était une circulation des hommes de tout l'uni- vers. Rome les recevait esclaves, et les renvoyait Romains.

Sous prétexte de quelques tumultes arrivés dans les élections, Auguste mit dans la ville un gouver- neur et une garnison ; il rendit les corps des légions éternels, les plaça sur les frontières, et établit des fonds particuliers pour les payer ; enfin il ordonna que les vétérans recevraient leur récompense en argent, et non pas en terres ^.

Il résultait plusieurs mauvais effets de cette dis- tribution des terres que l'on faisait depuis Sylla. La propriété des biens des citoyens était rendue in- certaine. Si on ne menait pas dans un même heu les soldats d'une cohorte, ils se dégoûtaient de leur établissement, laissaient les terres incultes, et devenaient de dangereux citoyens ^ : mais, si on les

ï Voy. Tacite, Annales, liv. XIII, chap. xxvn, «late fusum in corpus, > etc.

2 II régla que les soldats prétoriens auraient cinq mille drach- mes : deux après seize ans de service, et les autres trois mille drachmes après vingt ans de service. (Dion, in Av. g.)

3 Voy. Tacite, Annales, liv. XIV, chap. xxvii, sur les soldats menés à Tarante et à Antiiun.

DES ROjVIAINS 433

distribuait par léguions, les ambitieux pouvaient trouver contre la république des armées dans un moment.

Auguste fit des établissements fixes pour la marine. Comme avant lui les Romains n'avaient point eu des corps perpétuels de troupes de terre, ils n'en avaient point non plus de troupes de mer. Les flottes d'Auguste eurent pour objet principal la sûreté des convois, et la communication des diverses parties de l'empire ; car d'ailleurs les Romains étaient les maîtres de toute la Méditerra- née : on ne naviguait dans ces temps-là que dans cette mer, et ils n'avaient aucun ennemi à craindre.

Dion remarque très bien que depuis les empereurs il fut plus difficile d'écrire l'histoire : tout devint secret ; toutes les dépêches des provinces furent portées dans le cabinet des empereurs ; on ne sut plus que ce que la folie et la hardiesse des tyrans ne voulurent point cacher, ou ce que les historiens conjecturèrent.

CHAPITRE XIV

Tibère.

Comme on voit un fleuve miner lentement et sans bruit les digues qu'on lui oppose, et enfin les renverser dans un moment, et couvrir les campa- gnes qu'elles conservaient, ainsi la puissance souveraine sous Auguste agit insensiblement et renversa sous Tibère avec violence.

Il y avait une loi de majesté contre ceux qui com- mettaient quelque attentat contre le peuple romain. Tibère se saisit de cette loi et l'appliqua, non pas aux cas pour lesquels elle avait été faite, mais à tout ce qui put servir sa haine ou ses défiances. Ce n'étaient pas seulement les actions qui tombaient dans le cas de cette loi, mais des paroles, des signes, et des pensées même ; car ce qui se dit dans ces épanchements de cœur que la conversation produit entre deux amis ne peut être regardé que comme des pensées. Il n'y eut donc plus de liberté dans les festins, de confiance dans les parentés, de fidélité dans les esclaves ; la dissim.ulation et la tristesse du prince se communiquant partout, l'amitié fut regardée comme un écueil ; l'ingénuité, comme une imprudence; la vertu, comme une affectation qui pouvait rappeler dans l'esprit des peuples le bon- heur des temps précédents.

DÉCADENCE DES ROMAINS 435

Il n'3^ a point de plus cruelle tyrannie que celle que Ton exerce à l'ombre des lois, et avec les cou- leurs de la justice, lorsqu'on va pour ainsi dire noyer des malheureux sur la planche même sur laquelle ils s'étaient sauvés.

Et, comme il n'est jamais arrivé qu'un tyran ait manqué d'instruments de sa tyrannie, Tibère trouva toujours des juges prêts à condamner autant de gens qu'il en put soupçonner. Du temps de la république, le sénat qui ne jugeait point en corps les affaires des particuliers, connaissait, par une délégation du peuple, des crimes qu'on imputait aux alliés. Tibère lui renvoya de même le jugement de tout ce qu'il appelait crime de Use-majesté contre lui. Ce corps tomba dans un état de bassesse qui ne peut s'exprim.er : les sénateurs allaient au-devant de la servitude ; sous la faveur de Séjan, les plus illustres d'entre eux faisaient le métier de déla- teur.

Il me semble que je vois plusieurs causes de cet esprit de servitude qui régnait pour lors dans le sénat. Après que César eut vaincu le parti de la république, les amis et les ennemis qu'il avait dans le sénat concoururent également à ôter toutes les bornes que les lois avaient mises à sa puissance, et à lui déférer des honneurs excessifs. Les uns cher- chaient à lui plaire ; les autres, à le rendre odieux. Dion nous dit que quelques-uns allèrent jusqu'à proposer qu'il lui fût permis de jouir de toutes les femmes qu'il lui plairait. Cela fit qu'il ne se défia point du sénat, et qu'il y fut assassiné ; mais cela fit aussi que dans les règnes suivants il n'y eut point de flatterie qui fût sans exemple, et qui pût révolter les esprits.

Avant que Rome fût gouvernée par un seul, les richesses des principaux Romains étaient immenses.

436 GRANDEUR ET DÉCADENCE

quelles que fussent les voies qu'ils employaient pour les acquérir ; elles furent presque toutes ôtces sous les empereurs : les sénateurs n'avaient plus ces grands clients qui les comblaient de biens ; on ne pouvait guère rien prendre dans les provinces que pour César, surtout lorsque ses procurateurs, qui étaient à peu près comme sont aujourd'hui nos intendants, y furent établis. Cependant, quoique la source des richesses fût coupée, les dépenses sub- sistaient toujours ; le train de vie était pris, et on ne pouvait plus le soutenir que par la faveur de l'empereur.

Auguste avait ôté au peuple la puissance de faire des lois, et celle de juger les crimes publics : mais il lui avait laissé, ou du moins avait paru lui laisser, celle d'élire les magistrats. Tibère, qui craignait les assemblées d'un peuple si nombreux, lui ôta encore ce privilège, et le donna au sénat, c'est-à-dire à lui-même ^ ; or, on ne saurait croire combien cette décadence du pouvoir du peuple avilie l'âme des grands. Lorsque le peuple disposait des dignités, les magistrats qui les briguaient faisaient bien des bassesses ; mais elles étaient jointes à une certaine magnificence qui les cachait, soit qu'ils donnassent des jeux ou de certains repas au peuple, soit qu'ils lui distribuassent de l'argent ou des grains : quoique le motif fût bas, le moyen avait quelque chose de noble, parce qu'il convient toujours à un grand homme d'obtenir par des libéralités la faveur du peuple. Mais lorsque le peuple n'eut plus rien à donner et que le prince, au nom du sénat, disposa de tous les emplois, on les demanda et on les obtint par des voies indignes : la flatterie, l'infamie, les crimes, furent des arts nécessaires pour y parvenir.

1 Tacite, Annales, liv. I, chap. xv ; Dion, liv. LIV.

DES ROMAINS 437

Il ne paraît pourtant point que Tibère voulût a\ilir le sénat : il ne se plaignait de rien tant que du penchant qui entraînait ce corps à la servitude ; toute sa vie est pleine de ses dégoûts là-dessus : mais il était comme la plupart des hommes, il voulait des choses contradictoires ; sa politique générale n'était point d'accord avec ses passions particulières. Il aurait désiré un sénat libre, et capable de faire respecter son gouvernement ; mais il voulait aussi un sénat qui satisfît à tous les moments ses craintes, ses jalousies, ses haines : enfin l'homme d'État cédait continuellement à l'homme.

Nous avons dit que le peuple avait autrefois obtenu des patriciens qu'il aurait des magistrats de son corps qui le défendraient contre les insultes et les injustices qu'on pourrait lui faire. Afin qu'ils fussent en état d'exercer ce pouvoir, on les déclara sacrés et inviolables ; et on ordonna que qui- conque maltraiterait un tribun, de fait ou par paroles, serait sur-le-champ puni de mort. Or, les empereurs étant revêtus de la puissance des tribuns, ils en obtinrent les privilèges ; et c'est sur ce fonde- ment qu'on fit mourir tant de gens, que les déla- teurs purent faire leur métier tout à leur aise, et que l'accusation de lèse-majesté, ce crime, dit Pline, de ceux à qui on ne peut point imputer de crime, fut étendue à ce qu'on voulut.

Je crois pourtant que quelques-uns de ces titres d'accusation n'étaient pas si ridicules qu'ils nous paraissent aujourd'hui ; et je ne puis penser que Tibère eût fait accuser un homme pour avoir vendu avec sa maison la statue de l'empereur ; que Domi- tien eût fait condamner à mort une femme pour s'être déshabillée devant son image, et un citoyen parce qu'il avait la description de toute la terre peinte sur les murailles de sa chambre, si ces actions

438 GRANDEUR ET DÉCADENCE

n'avaient réveillé dans l'esprit des Romains que l'idée qu'elles nous donnent à présent. Je crois qu'une partie de cela est fondée sur ce que Rome ayant changé de gouvernement, ce qui ne nous paraît pas de conséquence pouvait l'être pour lors : j'en juge par ce que nous voyons aujourd'hui chez une nation qui ne peut pas être soupçonnée de tyrannie, il est défendu de boire à la santé d'une certaine personne.

Je ne puis rien passer qui serve à faire connaître le génie du peuple romain. Il s'était si fort accou- tumé à obéir, et à faire toute sa félicité de la diffé- rence de ses maîtres, qu'après la mort de Germanicus il donna des marques de deuil, de regret et de déses- poir, que l'on ne trouve plus parmi nous. Il faut voir les historiens décrire la désolation publique \ si grande, si longue, si peu modérée ; et cela n'était point joué : car le corps entier du peuple n'affecte, ne flatte, ni ne dissimule.

Le peuple romain, qui n'avait plus de part au gouvernement, composé presque d'affranchis ou de gens sans industrie, qui vivaient aux dépens du trésor public, ne sentait que son impuissance ; il s'affligeait comme les enfants et les femmes, qui se désolent par le sentiment de leur faiblesse ; il était mal : il plaça ses craintes et ses espérances sur la personne de Germanicus ; et cet objet lui étant enlevé, il tomba dans le désespoir.

Il n'y a point de gens qui craignent si fort les malheurs que ceux que la misère de leur condition pourrait rassurer, et qui devraient dire avec An- dromaque : Plût à Dieu que je craignisse .' Il y a aujourd'hui à Naples cinquante mille hommes qui ne vivent que d'herbe, et n'ont pour tout bien

i Voy. Tacite, Annales, liv. II, chap. lxxxii.

DES ROMAINS 439

que la moitié d'un habit de toile ; ces gens-là, les plus malheureux de la terre, tombent dans un abattement affreux à la moindre fumée du Vésuve : ils ont la sottise de craindre de devenir mal- heureux.

CHAPITRE XV

Des empereurs depuis Caïus Caligula jusqu'à Antonin.

Caligula succéda à Tibère. On disait de lui qu'il n'y avait jamais eu un meilleur esclave ni un plus méchant maître ; ces deux choses sont assez liées : car la même disposition d'esprit qui fait qu'on a été vivement frappé de la puissance illimitée de celui qui commande, fait qu'on ne l'est pas moins lorsque l'on vient à commander soi-même.

Caligula rétablit les comices \ que Tibère avait ôtés, et abolit ce crime arbitraire de lèse-majesté qu'il avait établi ; par l'on peut juger que le commencement du règne des mauvais princes est souvent comme la fin de celui des bons : parce que, par un esprit de contradiction sur la con- duite de ceux à qui ils succèdent, ils peuvent faire ce que les autres font par vertu ; et c'est à cet esprit de contradiction que nous devons bien de bons règlements, et bien de mauvais aussi.

Qu'y gagna-t-on ? Caligula ôta les accusations des crimes de lèse-majesté ; mais il faisait mourir militairement tous ceux qui lui déplaisaient ; et ce n'était pas à quelques sénateurs qu'il en vou-

^ Il les ôta dans la suite.

DÉCADENCE DES ROMAINS 441

lait, il tenait le glaive suspendu sur le sénat, qu'il menaçait d'exteniiiner tout entier.

Cette épouvantable tyrannie des empereurs venait de l'esprit général des Romains. Comme ils tombèrent tout à coup sous un gouvernement arbitraire, et qu'il n'y eut presque point d'inter- valle chez eux entre commander et servir, ils ne furent point préparés à ce passage par des mœurs douces : l'humeur féroce resta ; les citoj^ens furent traités comme ils avaient traité eux-mêmes les ennemis vaincus, et furent gouvernés sur le même plan. Sylla, entrant dans Rome, ne fut pas un autre homme que Sylla entrant dans Athènes : il exerça le même droit des gens. Pour les États qui n'ont été soumis qu'insensiblement, lorsque les lois leur manquent, ils sont encore gouvernés par les mœurs.

La vue continuelle des combats des gladiateurs rendait les Romains extrêmement féroces : on remarqua que Claude devint plus porté à répandre le sang, à force de voir ces sortes de spectacles. L'exemple de cet empereur, qui était d'un naturel doux et qui fit tant de cruautés, fait bien voir que l'éducation de son temps était différente de la nôtre.

Les Romains, accoutumés à se jouer de la nature humaine dans la personne de leurs enfants et de leurs esclaves \ ne pouvaient guère con- naitre cette vertu que nous appelons humanité. D'où peut venir cette férocité que nous trouvons dans les habitants de nos colonies, que de cet usage continuel des châtiments sur une malheu- reuse partie du genre humain ? Lorsque l'on est cruel dans l'état civil, que peut-on attendre de la douceur et de la justice naturelle ?

^ Voy. les lois romaines sur la puissance des pères et celle des maîtres.

442 GRANDEUR ET DÉCADENCE

On est fatigué de voir dans l'histoire des empe- reurs le nombre infini de gens qu'ils firent mourir pour confisquer leurs biens. Nous ne trouvons rien de semblable dans nos histoires modernes. Cela, comme nous venons de dire, doit être attribué à des mœurs plus douces et à une religion plus réprimante ; et de plus on n'a point à dépouiller les familles de ces sénateurs, qui avaient ravagé le monde. Nous tirons cet avantage de la médio- crité de nos fortunes, qu'elles sont plus sûres : nous ne valons pas la peine qu'on nous ravisse nos biens \

Le peuple de Rome, ce que l'on appelait plehs, ne haïssait pas les plus mauvais empereurs. De- puis qu'il avait perdu l'empire et qu'il n'était plus occupé à la guerre, il était devenu le plus vil de tous les peuples ; il regardait le commerce et les arts comme des choses propres aux seuls es- claves ; et les distributions de blé qu'il recevait lui faisaient négliger les terres : on l'avait accou- tumé aux jeux et aux spectacles. Quand il n'eut plus de tribuns à écouter, ni de magistrats à élire, ces choses vaines lui devinrent nécessaires, et son oisiveté lui en augmenta le goût. Or, Caligula, Néron, Commode, Caracalla, étaient regrettés du peuple à cause de leur folie même ; car ils aimaient avec fureur ce que le peuple aimait, et contri- buaient de tout leur pouvoir et même de leur per- sonne à ses plaisirs ; ils prodiguaient pour lui toutes les richesses de l'empire ; et, quand elles étaient épuisées, le peuple voyant sans peine dépouiller toutes les grandes familles, il jouissait des fruits de la tyrannie ; et il en jouissait purement, car il

^ Le duc de Bragance avait des biens immenses dans le Portugal : lorsqu'il se révolta, on félicita le roi d'Espagne de la riche confiscation qu'il allait avoir.

DES ROIMAINS 443

trouvait sa sûreté dans sa bassesse. De tels princes haïssaient naturellement les gens de bien : ils savaient qu'ils n'en étaient pas approuvés ^ ; indignés de la contradiction ou du silence d'un cito^'en austère, eni\Tés des applaudissements de la populace, ils parvenaient à s'imaginer que leur gouvernement faisait la félicité publique, et qu'il n'y avait que des gens malintentionnés qui pussent le censurer.

Caligula était un vrai sophiste dans sa cruauté : comme il descendait également d'Antoine et d'Auguste, il disait qu'il punirait les consuls, s'ils célébraient le jour de réjouissance établi en mé- moire de la \ictoire d'Actium, et qu'il les puni- rait, s'ils ne le célébraient pas ; et Drusille, à qui il accorda des honneurs divins, étant morte, c'était un crime de la pleurer, parce qu'elle était déesse, et de ne la pas pleurer, parce qu'elle était sa sœur.

C'est ici qu'il faut se donner le spectacle des choses humaines. Qu'on voie dans l'histoire de Rome tant de guerres entreprises, tant de sang répandu, tant de peuples détruits, tant de grandes actions, tant de triomphes, tant de politique, tant de sagesse, de prudence, de constance, de courage : ce projet d'envahir tout, si bien formé, si bien soutenu, si bien fini, à quoi aboutit-il qu'à assouvir

1 Les Grecs avaient des jeux il était décent de combattre, comme il était glorieux d'y vaincre ; les Romains n'avaient guère que des spectacles, et celui des infâmes gladiateurs leur était particulier. Or, qu'un grand personnage descendît lui- même sur l'arène, ou montât sur le théâtre, la gravité romaine ne le souffrait pas. Comment un sénateur aurait-il pu s'y ré- soudre, lui à qui les lois défendaient de contracter aucune alliance avec des gens que les dégoûts ou les applaudissements même du peuple avaient flétris ? H y parut pourtant des empereurs ; et cette folie, qui montrait en eux le plus grand dérèglement du cœur, un mépris de ce qui était beau, de ce qui était horméte, de ce qui était bon, est toujours marquée chez les historiens avec le caractère de la tyrannie.

444 GRANDEUR ET DÉCADENCE

le bonheur de cinq ou six monstres ? Quoi ! ce sénat n'a\ait fait évanouir tant de rois que pour tomber lui-môme dans le plus bas esclavage de quelques-uns de ses plus indignes citoyens, et s'exterminer par ses propres arrêts ! On n'élève donc sa puissance que pour la voir mieux renversée ! Les hommes ne travaillent à augmenter leur pouvoir que pour le voir tomber contre eux- mêmes dans de plus heureuses mains.

Caligula ayant été tué, le sénat s'assembla pour établir une forme de gouvernement. Dans le temps qu'il délibérait, quelques soldats entrèrent dans le palais pour piller; ils trouvèrent, dans un lieu obscur, un homme tremblant de peur ; c'était Claude : ils le saluèrent empereur.

Claude acheva de perdre les anciens ordres, en donnant à ses officiers le droit de rendre la justice \ Les guerres de Marins et de Sylla ne se faisaient principalem.ent que pour savoir qui aurait ce droit, des sénateurs ou des chevaliers " ; une fan- taisie d'un imbécile l'ôta aux uns et aux autres : étrange succès d'une dispute qui avait mis en combustion tout l'univers !

Il n'y a point d'autorité plus absolue que celle du prince qui succède à la république ; car il se trouve avoir toute la puissance du peuple, qui n'avait pu se limiter lui-même. Aussi voyons-nous aujourd'hui les rois de Danemark exercer le pou- voir le plus arbitraire qu'il y ait en Europe.

1 Auguste avait établi les procurateurs, mais ils n'avaient point de juridiction ; et quand on ne leur obéissait pas, il fallait qu'ils recourussent à l'autorité du gouverneur de la province ou du préteur. Mais, sous Claude, ils eurent la juridiction ordi- naire, comme lieutenants de la province; ils jugèrent encore des affaires fiscales : ce qui mit les fortunes de tout le monde entre leurs mains.

2 Voy. Tacite, Annales, liv. XII, chap. lx.

DES ROMAINS 445

Le peuple ne fut pas moins a\âli que le sénat et les chevaliers. Nous avons vu que, jusqu'au temps des empereurs, il avait été si belliqueux, que les armées qu'on levait dans la ville se dis- ciplinaient sur-le-champ, et allaient droit à l'en- nemi. Dans les guerres civiles de Vitellius et de Vespasien, Rome, en proie à tous les ambitieux, et pleine de bourgeois timides, tremblait devant la première bande de soldats qui pouvait s'en approcher.

La condition des empereurs n'était pas meil- leure : comme ce n'était pas une seule armée qui eût le droit ou la hardiesse d'en éHre un, c'était assez que quelqu'un fût élu par une armée pour devenir désagréable aux autres, qui lui nommaient d'abord un compétiteur.

Ainsi, comme la grandeur de la république fut fatale au gouvernement républicain, la grandeur de l'empire le fut à la vie des empereurs. S'ils n'avaient eu qu'un paj^s médiocre à défendre, ils n'auraient eu qu'une principale armée, qui, les ayant une fois élus, aurait respecté l'ouvrage de ses mains.

Les soldats avaient été attachés à la famille de César, qui était garante de tous les avantages que leur avait procurés la révolution. Le temps vint que les grandes familles de Rome furent tou- tes exterminées par celle de César, et que celle de César, dans la personne de Néron, périt elle- même. La puissance civile, qu'on avait sans cesse abattue, se trouva hors d'état de contre-balancer la militaire ; chaque armée voulut faire un empereur.

Comparons ici les temps. Lorsque Tibère com- mença à régner, quel parti ne tira-t-il pas du sénat ^ ! Il apprit que les armées d'IUyrie et de

^ Tacite, Anfiaks, liv. I, chap. vi.

446 GRANDEUR ET DÉCADENCE

Germanie s'étaient soulevées ; il leur accorda quel- ques demandes, et il soutint que c'était au sénat à juger des autres ^ : il leur envoya des députés de ce corps. Ceux qui ont cessé de craindre le pouvoir peuvent encore respecter l'autorité. Quand on eut représenté aux soldats comment, dans une armée romaine, les enfants de l'empereur et les envoyés du sénat romain couraient risque de la vie^ ils purent se repentir, et aller jusqu'à se punir eux-mêmes ^ ; mais, quand le sénat fut entièrement abattu, son exemple ne toucha per- sonne. En vain Othon harangue-t-il ses soldats pour leur parler de la dignité du sénat ^ ; en vain Vitellius envoie-t-il les principaux sénateurs pour faire sa paix avec Vespasien ^ : on ne rend point dans un moment aux ordres de l'État le respect qui leur a été ôté si longtemps. Les armées ne regardèrent ces députés que comme les plus lâches esclaves d'un maître qu'elles avaient déjà ré- prouvé.

C'était une ancienne coutume des Romains, que celui qui triomxphait distribuait quelques deniers à chaque soldat : c'était peu de chose*. Dans les guerres civiles, on augmenta ces dons^

^ < Caetera senatui servanda. » (Tacite Ann., liv. I, chap. xxv.) 2 Voy. la harangue de Germanicus. {Ibid., chap xlii.) ^ « Gaudebat cœdibus miles, quasi semet absolveret. > [Ihid.y chap. xLiv.) On révoqua dans la suite les privilèges extor- qués. {Ibid.)

4 Tacite, Histoires, liv. I, chap. lxxxiii et suiv, ^ Ibid., liv. m, chap. Lxxx.

6 Voy. dans Tite-Live les sommes distribuées dans divers triomphes. L'esprit des capitaines était de porter beaucoup d'argent dans le trésor public, et d'en donner peu aux soldats.

7 Paul-Émile, dans un temps la grandeur des conquêtes avait fait augmenter les libéralités, ne distribua que cent deniers à chaque soldat ; mais César en donna deux mille ; et son exemple fut suivi par Antoine et Octave, par Brutus et Cassius. Voyez Dion et Appicn.

DES RO^vIAIXS 447

On les faisait autrefois de l'argent pris sur les ennemis : dans ces temps malheureux on donna celui des citoyens ; et les soldats voulaient un partage il n'y avait pas de butin. Ces dis- tributions n'avaient lieu qu'après une guerre : Néron les fit pendant la paix. Les soldats s'y accoutumèrent ; et ils frémirent contre Galba, qui leur disait avec courage qu'il ne savait pas les acheter, mais qu'il savait les choisir.

Galba, Othon\ Vitellius ne firent que passer. Vespasien fut élu, comme eux, par les soldats ; il ne songea, dans tout le cours de son règne, qu'à rétabhr l'empire, qui avait été successivemxent occupé par six tyrans également cruels, presque tous furieux, souvent imbéciles, et, pour comble de malheur, prodigues jusqu'à la folie.

Tite, qui lui succéda, fut les délices du peuple romain. Domitien fit voir un nouveau monstre plus cruel, ou du moins plus implacable que ceux qui l'avaient précédé, parce qu'il était plus timide.

Ses affranchis les plus chers, et, à ce que quel- ques-uns ont dit, sa femme même, voyant qu'il était aussi dangereux dans ses amitiés que dans ses haines, et qu'il ne mettait aucunes bornes à ses miéfiances ni à ses accusations, s'en défirent. Avant de faire le coup, ils jetèrent les yeux sur un successeur, et choisirent Nerva, vénérable vieillard.

Nerva adopta Trajan, prince le plus accompli dont l'histoire ait jamais parlé. Ce fut un bonheur d'être sous son règne ; il n'y en eut point de si heureux ni de si glorieux pour le peuple romain. Grand homme d'État, grand capitaine, ayant un

^ « Suscepere duo manipulares imperium populi romani trans- ferendum, et transtulerunt. > (Tacite, Histoires, liv. I, chap. xxv.)

4^8 GRANDEUR ET DÉCADENCE

cœur bon qui le portait au bien, un esprit éclairé qui lui montrait le meilleur, une âme noble, grande, belle ; avec toutes les vertus, n'étant ex- trême sur aucune ; enfin l'homme le plus propre à honorer la nature humaine, et représenter la divine.

Il exécuta le projet de César, et fit avec succès la guerre aux Parthes. Tout autre aurait succombé dans une entreprise les dangers étaient toujours présents et les ressources éloignées, il fallait absolument vaincre, et il n'était pas sûr de ne pas périr après avoir vaincu.

La difficulté consistait et dans la situation des deux empires et dans la manière de faire la guerre des deux peuples. Prenait-on le chemin de l'Ar- ménie, vers les sources du Tigre et de l'Euphrate : on trouvait un pays montueux et difficile, l'on ne pouvait mener de convois ; de façon que l'ar- mée était demi-ruinée avant d'arriver en Médie\ Entrait-on plus bas, vers le midi, par Nisibe : on trouvait un désert affreux qui séparait les deux empires. Voulait-on passer plus bas encore, et aller par la Mésopotamie : on traversait un pays en partie inculte, en partie submergé ; et, le Tigre et l'Euphrate allant du nord au midi, on ne pouvait pénétrer dans le pays sans quitter ces fleuves, ni guère quitter ces fleuves sans périr.

Quant à la manière de faire la guerre des deux nations, la force des Romains consistait dans leur infanterie, la plus forte, la plus ferme et la mieux disciplinée du monde.

Les Parthes n'avaient point d'infanterie, mais une cavalerie admirable : ils combattaient de loin, et hors de la portée des armes romaines ; le javelot

1 Le pays ne fournissait pas d'assez grands arbres pour faire des machines pour assiéger les places. (Plutarque, Vie d'Antoine.)

DES ROMAINS 449

pouvait rarement les atteindre ; leurs armes étaient l'arc et des flèches redoutables ; ils assié- geaient une armée plutôt qu'ils ne la combattaient : inutilement poursuivis, parce que chez eux fuir c'était combattre, ils faisaient retirer les peuples à mesure qu'on approchait, et ne laissaient dans les places que les garnisons ; et, lorsqu'on les avait prises, on étaix obligé de les détruire ; ils brûlaient avec art tout le pays autour de l'armée ennemie, et hii ôtaient jusqu'à l'herbe même ; enfin ils faisaient à peu près la guerre comme on la fait encore aujourd'hui sur les mêmes frontières.

D'ailleurs les légions d'Illyrie et de Germanie qu'on transportait dans cette guerre n'y étaient pas propres^ : les soldats, accoutumés à manger beaucoup dans leur pays, y périssaient presque tous.

Ainsi, ce qu'aucune nation n'avait pas encore fait, d'éviter le joug des Romains, celle des Parthes le fit, non pas comme in\àncible, mais comme inaccessible.

Adrien abandonna les conquêtes de Trajan'^ et borna l'empire à l'Euphrate ; et il est admirable qu'après tant de guerres, les Romains n'eussent perdu que ce qu'ils avaient voulu quitter, comme la mer, qui n'est moins étendue que lorsqu'elle se retire d'elle-même.

La conduite d'Adrien causa beaucoup de mur- mures. On lisait dans les livres sacrés des Romains que, lorsque Tarquin voulut bâtir le Capitole, il trouva que la place la plus convenable était oc- cupée par les statues de beaucoup d'autres di\i- nités : il s'enquit, par la science qu'il avait dans les

1 Voy Hérodien, Vie (V Alexandre.

~ Voy. Eutrope, liv. VIII. La Dacie ne fut abandonnée que sous Aurélien.

15

450 DÉCADENCE DES ROMAINS

augures, si elles voudraient céder leur place à Jupiter : toutes y consentirent, à la réserve de Mars, de la Jeunesse et du dieu Terme \ Là-dessus s'établirent trois opinions religieuses : que le peuple de Mars ne céderait à personne le lieu qu'il occu- pait ; que la jeunesse romaine ne serait point sur- montée ; et qu'enfin le dieu Terme des Romains ne reculerait jamais : ce qui arriva pourtant sous Adrien.

1 Saint Augustin, De la Cité de Dùu, ]iv. IV, chap. xxiii et

XXIX.

CHAPITRE X\l

De l'étai de l'empire depuis Ardonin jusqu'à Probus.

Dans ces temps-là, la secte des stoïciens s'éten- dait et s'accréditait dans l'empire. Il semblait que la nature humaine eût fait un effort peur pro- duire d'elle-même cette secte admirable, qui était comme ces plantes que la terre fait naître dans des lieux que le ciel n'a jamais \tis.

Les Romains lui durent leurs meilleurs empe- reurs. Rien n'est capable de faire oublier le premier Antonin, que Marc Aurèle qu'il adopta. On sent en soi-même un plaisir secret lorsqu'on parle de cet empereur ; on ne peut lire sa \ie sans une espèce d'attendrissement : tel est l'effet qu'elle produit, qu'on a meilleure opinion de soi-même, parce qu'on a. meilleure opinion des hommes.

La sagesse de Nerva, la gloire de Trajan, la valeur d'Adrien, la vertu des deux Antonins, se firent respecter des soldats. Mais, lorsque de nouveaux monstres prirent leur place, l'abus du gouvernement militaire parut dans tout son excès ; et les soldats qui avaient vendu l'empire assas- sinèrent les empereurs pour en avoir un nouveau prix.

On dit qu'il y a un prince dans le monde qui travaille depuis quinze ans à r.bolir dans ses États le gouvernement civil pour y établir le gouverne-

452 GRANDEUR ET DÉCADENCE

ment militaire. Je ne veux point faire des ré- flexions odieuses sur ce dessein : je dirai seulement que, par la nature des choses, deux cents gardes peuvent mettre la vie d'un prince en sûreté, et non pas quatre- vingt mille ; outre qu'il est plus dangereux d'opprimer un peuple armé qu'un autre qui ne l'est pas.

Commode succéda à Marc Aurèle son père. C'était un monstre qui suivait toutes ses passions, et toutes celles de ses ministres et de ses courti- sans. Ceux qui en délivrèrent le monde mirent en sa place Pertinax, vénérable vieillard, que les soldats prétoriens massacrèrent d'abord.

Ils mirent l'empire à l'enchère, et Didius Julien l'emporta par ses promesses : cela souleva tout le monde ; car, quoique l'empire eût été souvent acheté, il n'avait pas encore été marchandé. Pescennius Niger, Sévère et Albin furent salués empereurs ; et Julien, n'ayant pu payer les sommes immenses qu'il avait promises, fut abandonné par ses soldats.

Sévère défit Niger et Albin. : il avait de grandes qualités ; mais la douceur, cette première vertu des princes, lui manquait.

La puissance des empereurs pouvait plus aisé- ment paraître tyrannique que celle des princes de nos jours. Comme leur dignité était un assemblage de toutes les magistratures romaines ; que, dicta- teurs sous le nom d'empereurs, tribuns du peuple, proconsuls, censeurs, grands pontifes, et, quand ils voulaient, consuls, ils exerçaient souvent la justice distributive, ils pouvaient aisément faire soupçonner que ceux qu'ils avaient condamnés, ils les avaient opprimés, le peuple jugeant ordinaire- ment de l'abus de la puissance par la grandeur de la puissance ; au lieu que les rois d'Europe, légis-

DES ROMAINS 453

lateurs, et non pas exécuteurs de la loi, princes, et non pas juges, se sont déchargés de cette partie de l'autorité qui peut être odieuse ; et, faisant eux- mêmes les grâces, ont commis à des magistrats particuliers la distribution des peines.

Il n'y a guère eu d'empereurs plus jaloux de leur autorité que Tibère et Sévère : cependant ils se laissèrent gouverner, l'un par Séjan, l'autre par Plautien, d'une manière misérable.

La malheureuse coutume de proscrire, intro- duite par Sylla, continua sous les empereurs ; et il fallait même qu'un prince eût quelque vertu pour ne la pas suivre ; car, comme ses ministres et ses favoris jetaient d'abord les yeux sur tant de confiscations, ils ne lui parlaient que de la né- cessité de punir, et des périls de la clémence.

Les proscriptions de Sévère firent que plusieurs soldats de Niger ^ se retirèrent chez les Parthes ^ ; ils leur apprirent ce qui manquait à leur art mihtaire, à faire usage des armes romxaines, et même à en fabriquer ; ce qui fit que ces peuples, qui s'étaient ordinairement contentés de se défendre, furent dans la suite presque toujours agresseurs '^.

Il est remarquable que, dans cette suite de guerres civiles qui s'élevèrent continuellement, ceux qui avaient les légions d'Europe vainquirent presque toujours ceux qui avaient les légions d'Asie-* : et

^ Hérodien, Vie de Sévère.

- Le mal continua sous Alexandre. Artaxerxès, qui rétablit l'empire des Perses, se rendit formidable aux Romains, parce que leurs soldats, par caprice ou par libertinage, désertèrent en foule vers lui. {Abrégé de Xiphilin, du livre LXXX de Dion.)

^ C'est-à-dire les Perses qui les suivirent.

■* Sévère défit les légions asiatiques de Niger ; Constantin, celles de Licinius. Vespasien, quoique proclamé par les armées de Syrie, ne fit la guerre à Vitellius qu'avec des légions de Mœsie, de Pannonie et de Dalmatie. Cicéron, étant dans son gouverne- ment, écrivait au sénat qu'on ne pouvait compter sur les levées

454 GRANDEUR ET DÉCADENCE

Ton trouve dans î'histoire de Sévère qu'il ne put prendre la ville d'Atra en Arabie, parce que les légions d'Europe s'étant mutinées, il fut obligé de se servir de celles de Syrie.

On sentit cette dii^érence depuis qu'on commença à faire des levées dans les provinces ^ ; et clic fut telle entre les légions qu'elle était entre les peuples mêmes, qui, par la nature et par l'éducation, sont plus ou moins propres pour la guerre.

Ces levées, faites dans les provinces, produisirent un autre effet : les empereurs, pris ordinairement dans la milice, furent presque tous étrangers, et quelquefois barbares ; Rome ne fut plus la maî- tresse du monde ; mais elle reçut des lois de tout l'univers.

Chaque empereur y porta quelque chose de son pays, ou pour les manières, ou pour les mœurs, ou pour la police, ou pour le culte ; et Héliogabale alla jusqu'à vouloir détruire tous les objets de la vénération de Rome, et ôter tous les dieux de leurs temples pour y placer le sien.

Ceci, indépendamment des voies secrètes que Dieu choisit, et que lui seul connaît, servit beau- coup à l'établissement de la religion chrétienne ; car il n'y avait plus rien d'étranger dans l'empire, et l'on y était préparé à recevoir toutes les cou- tumes qu'un empereur voudrait introduire.

On sait que les Romains reçurent dans leur ville les dieux des autres pays. Ils les reçurent en con- quérants : ils les faisaient porter dans des triomphes;

faites en Asie. Constantin ne vainquit Maxence, dit Zosime, quç par sa cavalerie. Sur cela voyez ci-dessous le septième alinéa du chap. XXII.

1 Auguste rendit les légions des corps axes, et les plaça dans les provinces. Dans les premiers teiaps on ne ivùsait des levées qu'à Rome, ensuite chez les Latins, après dans l'Italie, enôn dans les provinces.

DES ROMAINS 455

mais lorsque les étrangers vinrent eux-mêmes les rétablir, on les réprima d'abord. On sait de plus que les Romains avaient coutume de donner aux divinités étrangères les noms de celles des leurs qui y avaient le plus de rapport ; mais, lorsque les prêtres des autres pays voulurent faire adorer à Rome leurs di\T[nités sous leurs propres noms, ils ne furent pas soufferts ; et ce fut un des grands obstacles que trouva la religion chrétienne.

On pourrait appeler Caracalla, non pas un tyran, mais le destructeur des hommes. Cali.gula, Néron et Domitien bornaient leurs cruautés dans Rome ; celui-ci allait promener sa fureur dans tout l'uni- vers.

Sévère avait employé les exactions d'un long règne, et les proscriptions de ceux qui avaient suivi le parti de ses concurrents, à amasser des trésors immenses.

Caracalla, ayant commencé son règne par tuer de sa propre main Géta, son frère, emplox^a ses richesses à faire souffrir son crime aux soldats, qui aimaient Géta, et disaient qu'ils avaient fait serment aux deux enfants de Sévère, et non pas à un seul.

Ces trésors amassés par des princes n'ont presque jamais que des effets funestes : ils corrompent le successeur, qui en est ébloui ; et, s'ils ne gâtent pas son cœur, ils gâtent son esprit. Il forme d'abord de grandes entreprises avec une puissance qui est d'accident, qui ne peut pas durer, qui n'est pas naturelle, et qui est plutôt enflée qu'agrandie.

Caracalla augmenta la paye des soldats ; ]\Iacrin écrivit au sénat que cette augmentation allait à soixante et dix millions ^ de drachmes ^. Il y a

1 Sept mil]e myriades. (Dion, in Macrin.)

2 La drachme attique était le denier romain, la huitième partie de l'once, et la soixante-quatrième partie de notre marc.

456 GRANDEUR ET DÉCADENCE

apparence que ce prince enflait les choses ; et, si l'on compare la dépense de la paye de nos soldats d'aujourd'hui avec le reste des dépenses publiques, et qu'on suive la même proportion pour les Ro- mains, on verra que cette somme eût été énorme.

Il faut chercher quelle était la paye du soldat romain. Nous apprenons d'Oroze que Domitien augmenta d'un quart la paye établie ^ Il paraît par le discours d'un soldat, dans Tacite^, qu'à la mort d'Auguste elle était de dix onces de cuivre. On trouve dans Suétone ^ que César avait doublé la paye de son temps. Pline ^ dit qu'à la seconde guerre punique on l'avait diminuée d'un cin- quième. Elle fut donc d'environ six onces de cuivre dans la première guerre punique^, de cinq onces dans la seconde ^, de dix sous César, et de treize et un tiers sous Domitien ^. Je ferai ici quel- ques réflexions.

La paye que la république donnait aisément lors- qu'elle n'avait qu'un petit État, que chaque année elle faisait une guerre, et que chaque année elle recevait des dépouilles, elle ne put la donner sans s'endetter dans la première guerre punique, qu'elle étendit ses bras hors de l'Italie, qu'elle eut à sou-

1 II l'augmenta en raison de soixante et quinze à cent.

2 Annales, liv. I, chap. xvi et suiv.

3 Vie de César.

^ Histoire naturelle, liv. XXXIII, art. 13. Au lieu de donner dix onces de cuivre pour vingt, on en donna seize.

^ Un soldat, dans Plante, in Mostellaria, dit qu'elle était de trois as : ce qui ne peut être entendu que des as de dix onces. Mais si la paye était exactement de six as dans la première guerre punique, elle ne diminua pas dans la seconde d'un cin- quième, mais d'un sixième ; et on négligea la fraction.

6 Polybe, qui l'évalue en monnaie grecque, ne diffère que d'une fraction.

'■ Voy. Oroze et Suétone, in Domit. Ils disent la même chose sous différentes expressions. J'ai fait ces réductions en onces de cuivre, afin que pour m'entendre on n'eût pas besoin de la connaissance des monnaies romaines.

DES ROMAINS 457

tenir une guerre longue, et à entretenir de grandes armées.

Dans la seconde guerre punique, la paye fut réduite à cinq onces de cuivre ; et cette diminu- tion put se faire sans danger dans un temps la plupart des citoyens rougirent d'accepter la solde même, et voulurent servir à leurs dépens.

Les trésors de Persée, et ceux de tant d'autres rois que l'on porta continuellement à Rome, y firent cesser les tributs ^ Dans l'opulence publique et particulière, on eut la sagesse de ne point augmenter la paye de cinq onces de cuivre.

Quoique sur cette paye on fît une déduction pour le blé, les habits et les armes, elle fut suffisante, parce qu'on n'enrôlait que les citoyens qui avaient un patrimoine.

Marins ayant enrôlé des gens qui n'avaient rien, et son exemple ayant été suivi, César fut obligé d'augmenter la paye.

Cette augmentation ayant été continuée après la mort de César, on fut contraint, sous le consulat de Hirtius et de Pansa, de rétablir les tributs.

La faiblesse de Domitien lui ayant fait augmen- ter cette paye d'un quart, il fit une grande plaie à l'État, dont le malheur n'est pas que le luxe y règne, mais qu'il règne dans des conditions qui, par la nature des choses, ne doivent avoir que le nécessaire physique. Enfin, Caracalla ayant fait une nouvelle augmentation, l'empire fut mis dans cet état que, ne pouvant subsister sans les soldats, il ne pouvait subsister avec eux.

Caracalla, pour diminuer l'horreur du meurtre de son frère, le mit au rang des dieux ; et ce qu'il y a de singulier, c'est que cela lui fut exactement

1 Cicéron, Des offices, liv. II.

458 GRANDEUR ET DÉCADENCE

rendu par Macrin, qui, aj^rès l'avoir fait poi- gnarder, \^oulant apaiser les soldats prétoriens, désespérés de la mort de ce prince qui leur avait tant donné, lui lit bâtir un temple et y établit des prêtres flamines en son honneur.

Cela fit que sa mémoire ne fut pas flétrie, et que le sénat n'osant pas le juger, il ne fut pas mis au rang des tyrans, comme Commode, qui ne le méri- tait pas plus que lui ^

De deux grands empereurs, Adrien et Sévère ^ l'un établit la discipline militaire, et l'autre la relâcha. Les effets répondirent très bien aux causes. Les règnes qui suivirent celui d'Adrien furent heureux et tranquilles ; après Sévère, on vit régner toutes les horreurs.

Les profusions de Caracalla envers les soldats avaient été immenses ; et il avait très bien suivi le conseil que son père lui avait donné en mou- rant, d'enrichir les gens de guerre, et de ne s'em- barrasser pas des autres.

Mais cette politique n'était guère bonne que pour un règne ; car le successeur, ne pouvant plus faire les mêmes dépenses, était d'abord massacré par l'armée : de façon qu'on voyait toujours les em- pereurs sages mis à mort par les soldats, et les méchants, par des conspirations, ou des arrêts du sénat.

Quand un tyran qui se livrait aux gens de guerre avait laissé les citoyens exposés à leurs violences et à leurs rapines, cela ne pouvait non plus durer qu'un règne ; car les soldats, à force de détruire, allaient jusqu'à s'ôter à eux-mêmes leur solde. Il fallait donc songer à rétablir la discipline militaire,

^ /Elius Lampridius, in Vita Alex. Severi.

- Voy. V Abrégé de Xiphilin, Vie d'Adrien; et Hérodien, Vie de Sévère.

DES ROM.\IXS 459

entreprise qui coûtait toujours la vie à celui qui osait la tenter.

Quand Caracalla eut été tué par les embûches de Macrin, les soldats, désespérés d'avoir perdu un prince qui donnait sans mesure, élurent Héliogabale ^ ; et quand ce dernier, qui, n'étant occupé que de ses sales voluptés, les laissait vi\Te à leur fantaisie, ne put plus être soufïert, ils le massacrèrent. Ils tuèrent de même Alexan- dre, qui voulait rétablir la discipline, et parlait de les punir ^.

Ainsi un tyran qui ne s'assurait point la vie, mais le pouvoir de faire des crimes, périssait avec ce funeste avantage que celui qui voudrait faire mieux périrait après lui.

Après Alexandre, on élut Maximin, qui fut le premier empereur d'une origine barbare. Sa taille gigantesque et la force de son corps l'avaient fait connaître.

Il fut tué avec son fils par ses soldats. Les deux premiers Gordiens périrent en Afrique. Maxime, Balbin et le troisième Gordien furent massacrés. Philippe, qui avait fait tuer le jeune Gordien, fut tué lui-même avec son fils ; et Dèce, qui fut élu en sa place, périt à son tour par la trahison de Gallus ^.

Ce qu'on appelait l'empire romain dans ce siècle- était une espèce de république irrégulière, telle

1 Dans ce temps-là tout le monde se croyait bon pour par\^enir à l'empire. Voy. Dion, liv. LXXIX.

2 Voy. Lampridius.

2 Casaubon remarque sur l'histoire augustale que, dans les cent soixante années qu'elle contient, il y eut soixante et dix personnes qui eurent, justement ou injustement, le titre de César : « Adeo erant in illo principatu, quem tamen omnes mirantur, comitia imperii seraper incerta. » Ce qui fait bien voir la différence de ce gouvernement à celui de France, ce royaume n'a eu en douze cents ans de temps que soixante-trois rois.

46o GRANDEUR ET DÉCADENCE

à peu près que l'aristocratie d'Alger, la milice, qui a la jniissance souveraine, fait et défait un magistrat qu'on appelle le dey ; et peut-être est-ce une règle a^sez générale que le gouverne- ment militaire est à certains égards plutôt républi- cain que monarchique.

Et qu'on ne dise pas que les soldats ne prenaient de part au gouvernement que par leur désobéis- sance et leurs révoltes ; les harangues que les em- pereurs leur faisaient ne furent-elles pas à la fin du genre de celles que les consuls et les tribuns avaient faites autrefois au peuple? Et, quoique les armées n'eussent pas un lieu particulier pour s'assembler, qu'elles ne se conduisissent point par de certaines formes, qu'elles ne fussent pas ordi- nairement de sang-froid, délibérant peu et agissant beaucoup, ne disposaient-elles pas en souveraines de la fortune publique ? Et qu'était-ce qu'un em- pereur, que le ministre d'un gouvernement violent, élu pour l'utilité particulière des soldats ?

Quand l'armée associa à l'empire Philippe ^, qui était préfet du prétoire du troisième Gordien, celui- ci demanda qu'on lui laissât le commandement entier, et il ne put l'obtenir ; il harangua l'armée pour que la puissance fût égale entre eux, et il ne l'obtint pas non plus ; il supplia qu'on lui laissât le titre de César, et on le lui refusa ; il demanda d'être préfet du prétoire, et on rejeta ses prières ; enfin il parla pour sa vie. L'armée, dans ses divers jugements, exerçait la magistrature suprême.

Les barbares, au commencement inconnus aux Romains, ensuite seulement incommodes, leur étaient devenus redoutables. Par l'événement-'du monde le plus extraordinaire, Rome avait si bien

'- Voy. Jules Capitolin.

DES ROMAINS 461

anéanti tous les peuples que, lorsqu'elle fut vaincue elle-même, il sembla que la terre en eût enfanté de nouveaux pour la détruire.

Les princes des grands États ont ordinairement peu de pays voisins qui puissent être l'objet de leur ambition : s'il y en avait eu de tels, ils auraient été enveloppés dans le cours de la conquête. Ils sont donc bornés par des mers, des montagnes et de vastes déserts, que leur pauvreté fait mépriser. Aussi les Romains laissèrent-ils les Germains dans leurs forêts, et les peuples du nord dans leurs glaces ; et il' s'y conserva, ou même il s'y forma des nations qui enfin les asservirent eux-mêmes.

Sous le règne de Gallus, un grand nombre de nations, qui se rendirent ensuite plus célèbres, ravagèrent l'Europe ; et les Perses ayant envahi la Syrie, ne quittèrent leurs conquêtes que pour conserver leur butin.

Ces essaims de barbares qui sortirent autrefois de nord ne paraissent plus aujourd'hui. Les vio- lences des Romains avaient fait retirer les peuples du midi au nord : tandis que la force qui les con- tenait subsista, ils restèrent ; quand elle fut affai- blie, ils se répandirent de toutes parts ^. La môme chose arriva quelques siècles après. Les con- quêtes de Charlemagne et ses tyrannies avaient une seconde fois fait reculer les peuples du midi au nord : sitôt que cet empire fut affaibli, ils se portèrent une seconde fois du nord au midi. Et si aujourd'hui un prince faisait en Europe les mêmes ravages, les nations repoussées dans le nord, adossées aux limites de l'univers, y tiendraient ferme jusqu'au moment qu'elles inonderaient et conquerraient l'Europe une troisième fois.

1 On voit à quoi se rédmt la fameuse question, < Pourquoi le nord n'est plus si peuplé qu'autrefois ? s

463 DÉCADENCE DES ROMAINS

L'affreux désordre qui était dans la succession à l'empire étant venu à son comble, on vit paraître sur la fin du règne de Valérien, et pendant celui de Gallien son fils, trente prétendants divers, qui, s'étant la plupart entre-détruits, ayant eu un règne très court, furent nommés tyrans.

Valérien^ayant été pris par les Perses, et Gallien son fils négligeant les affaires, les barbares péné- trèrent partout ; l'empire se trouva dans cet état il fut environ un siècle après en occident ^ ; et il aurait dès lors été détruit sans un concours heu- reux de circonstances qui le relevèrent. '

Odenat, prince de Palmyre, allié des Romains, chassa les Perses, qui avaient envahi presque toute l'Asie. La ville de Rome fit une armée de ses ci- toyens, qui écarta les barbares qui venaient la piller» Une armée innombrable de Scythes, qui passaient la mer avec six mille vaisseaux, périt par les nau- frages, la misère, la faim, et sa grandeur même. Et Gahien ayant été tué, Claude, Aurélien. Tacite et Probus, quatre grands hommes qui, par un grand bonheur, se succédèrent, rétablirent l'empire prêt à périr.

1 Cent cinquante ans après, sous Honorius, les barbares l'enva- hirent.

CHAPITRE XVII

Changement dans l'Etat.

Pour prévenir les trahisons continuelles des soldats, les empereurs s'associèrent des personnes en qui ils avaient confiance ; et Dioclétien, sous prétexte de la grandeur des affaires, régla qu'il y aurait toujours deux empereurs et deux Césars. Il jugea que les quatre principales armées étant occu- pées par ceux qui auraient part à l'empire, elles s'intimideraient les unes les autres ; que les autres armées n'étant pas assez fortes pour entreprendre de faire leur chef empereur, elles perdraient peu à peu la coutume d'élire ; et qu'enfin la dignité de César étant toujours subordonnée, la puissance, partagée entre quatre pour la sûreté du gouvernement, ne serait pourtant dans toute son étendue qu'entre les m^ains de deux.

Mais ce qui contint encore plus les gens de guerre, c'est que les richesses des particuhers et la fortune piiblique a^'ant diminué, les empereurs ne purent plus leur faire des dons si considérables ; de manière que la récompense ne fut plus propor- tionnée au danger de faire une nouvelle élection.

D'ailleurs les préfets du prétoire, qui, pour le pouvoir et pour les fonctions, étaient à peu près comme les grands vizirs de ces temips-là, et fai- saient à leur gré massacrer les empereurs pour se

464 GRANDEUR ET DÉCADENCE

mettre en leur place, furent fort abaisses par Cons- tantin, qui ne leur laissa que les fonctions civiles, et en fit quatre au lieu de deux.

La vie des empereurs commença donc à être plus assurée ; ils purent mourir dans leur lit, et cela sembla avoir un peu adouci leurs mœurs ; ils ne versèrent plus le sang avec tant de férocité. Mais, comme il fallait que ce pouvoir immense débordât quelque part, on vit un autre genre de tyrannie, mais plus sourde : ce ne furent plus des massacres, mais des jugements iniques, des formes de justice qui semblaient n'éloigner la mort que pour flétrir la vie ; la cour fut gouvernée et gouverna par plus d'artifices, par des arts plus exquis, avec un plus grand silence ; enfin, au lieu de cette hardiesse à concevoir une mauvaise action, et de cette impétuosité à la commettre, on ne vit plus régner que les vices des âmes faibles et des crimes réfléchis.

Il s'établit un nouveau genre de corruption. Les premiers empereurs aimaient les plaisirs : ceux-ci, la mollesse ; ils se montrèrent moins aux gens de guerre ; ils furent plus oisifs, plus livrés à leurs domestiques, plus attachés à leurs palais, et plus séparés de l'empire.

Le poison de la cour augmenta sa force à mesure qu'il fut plus séparé : on ne dit rien, on insinua tout; les grandes réputations furent toutes attaquées, et les ministres et les officiers de guerre furent mis sans cesse à la discrétion de cette sorte de gens qui ne peuvent servir l'État, ni souffrir qu'on le serve avec gloire ^

Enfin, cette affabilité des premiers empereurs, qui seule pouvait leur donner le moyen de connaître

^ Voyez ce que les auteurs nous disent de la cour de Cons- tantin, de Valens, etc.

DES ROMAINS 465

leurs affaires, fut entièrement bannie. Le prince ne sut plus rien que sur le rapport de quelques con- fidents qui, toujours de concert, souvent même lorsqu'ils semblaient être d'opinion contraire, ne faisaient auprès de lui que l'office d'un seul.

Le séjour de plusieurs empereurs en Asie, et leur perpétuelle rivalité avec les rois de Perse, firent qu'ils voulurent être adorés comme eux ; et Dioclétien, d'autres disent Galère, l'ordonna par un édit.

Ce faste et cette pompe asiatique s'établissant, les yeux s'y accoutumèrent d'abord ; et, lorsque Julien voulut mettre de la simplicité et de la modestie dans ses manières, on appela oubli de la dignité ce qui n'était que la mémoire des anciennes mœurs.

Quoique depuis Marc Aurèle il y eût eu plusieurs empereurs, il n'y avait eu qu'un empire ; et l'auto- rité de tous étant reconnue dans la province, c'était une puissance unique exercée par plusieurs.

Mais Galère et Constance Chlore n'ayant pu s'accorder, ils partagèrent réellement l'empire ^ ; et par cet exemple, qui fut suivi, dans la suite, par Constantin, qui prit le plan de Galère et non pas celui de Dioclétien, il s'introduisit une coutume qui fut moins un changement qu'une révolution.

De plus, l'envie qu'eut Constantin de faire une ville nouvelle, la vanité de lui donner son nom, le déterminèrent à porter en Orient le siège de l'empire. Quoique l'enceinte de Rome ne fût pas à beaucoup près si grande qu'elle est à présent, les faubourgs en étaient prodigieusement étendus " : l'Italie, pleine de maisons de plaisance, n'était pro-

1 Voy. Oroze, liv. VIT ; et Aurelius Victor.

2 < Exspatiantia tecta multas addidere urbes, ^ dit Pline, Histoire naturelle, liv. III.

466 GRANDEUR ET DÉCADENCE

prement que le jardin de Rome ; les laboureurs étaient en Sicile, en Afrique, en Egypte ^ ; et les jardiniers, en Italie : les terres n'étaient presque cultivées que par les esclaves des citoyens romains. Mais, lorsque le siège de l'empire fut établi en Orient, Rome presque entière y passa, les grands y menèrent leurs esclaves, c'est-à-dire presque tout le peuple ; et l'Italie fut privée de ses habitants.

Pour que la nouvelle ville ne cédât en rien à l'ancienne, Constantin voulut qu'on y distribuât aussi du blé, et ordonna que celui d'Egypte serait envoyé à Constantinople, et celui de l'Afrique à Rome : ce qui, ce me sem.ble, n'était pas fort sensé.

Dans le temps de la république, le peuple romain, souverain de tous les autres, devait naturellement avoir part aux tributs : cela fit que le sénat lui vendit d'abord du blé à bas prix, et ensuite le lui donna pour rien. Lorsque le gouvernement fut devenu monarchique, cela subsista contre les principes de la monarchie : on laissait cet abus à cause des inconvénients qu'il y aurait eu à le chan- ger. Mais Constantin, fondant une ville nouvelle, l'}'' établit sans aucune bonne raison.

Lorsque Auguste eut conquis l'Egypte, il apporta à Rome le trésor des Ptolomées : cela y fit à peu près la même révolution que la découverte des Indes a faite depuis en Europe, et que de certains systèmes ont faite de nos jours. Les fonds doublè- rent de prix à Rome^; et, comme Rome continua

^ On portait autrefois d'Italie, dit Tacite, du blé dans les provinces reculées, et elle n'est pas encore stérile ; mais nous cultivons plutôt l'Afrique et l'Egypte, et nous aimons mieux exposer aux accidents la vie du peuple romain. {Annales, liv. XII, chap. XLni.)

- Suétone, in Augusto ; Oroze, liv. IV. Rome avait eu souvent de ces révolutions. J'ai dit que les trésors de Macédoine qu'on y apporta avaient fait cesser tous les tributs. (Cicéron, Des Offices, liv. II.)

DES ROMAINS 467

d'attirer à elle les richesses d'Alexandrie, qui rece- vait elle-même celles de l'Afrique et de l'Orient, l'or et l'argent devinrent très communs en Europe ; ce qui mit les peuples en état de payer des impôts très considérables en espèces.

Mais lorsque l'empire eut été divisé, ces richesses allèrent à Constantinople. On sait d'ailleurs que les mines d'Angleterre n'étaient point encore ouvertes^; qu'il y en avait très peu en Italie et dans les Gaules - ; que, depuis les Carthaginois, les mines d'Espagne n'étaient guère plus travaillées, ou du moins n'étaient plus si riches". L'Italie, qui n'avait plus que des jardins abandonnés, ne pouvait, par aucun moyen, attirer l'argent de l'Orient, pendant que l'Occident, pour avoir de ses marchandises, y envoj-ait le sien. L'or et l'argent devinrent donc extrêmement rares en Europe ; mais les empereurs y voulurent exiger les mêmes tributs : ce qui perdit tout.

Lorsque le gouvernement a une forme depuis longtemps établie, et que les choses se sont mises dans une certaine situation, il est presque toujours de la prudence de les y laisser, parce que les raisons, souvent compliquées et inconnues, qui font qu'un pareil état a subsisté, font qu'il se maintiendra encore ; mais, quand on change le système total, on ne peut remédier qu'aux inconvénients qui se présentent dans la théorie, et on en laisse d'autres que la pratique seule peut faire découvrir.

1 Tacite, De tnorïous Gervici7iorum, le dit formellement. On sait d'ailleurs à peu près l'époque de l'ouverture de la plupart des mines d'Allemagne. Voy. Thomas Sesréibérus, sur l'origine des mines du Hartz. On croit celles de Saxe moins anciemies.

'•^ Voy. Pline, liv. XXX VII, art. 77.

^ Les Carthaginois, dit Diodore, surent très bien l'art d'en profiter, et les Romains, celui d'empêcher que les autres a'eai profitassent.

468 CxRANDEUR ET DÉCADENCE

Ainsi, quoique l'empire ne fût déjà que trop grand, la division qu'on en fit le ruina, parce que toutes les parties de ce grand corps, depuis long- temps ensemble, s'étaient pour ainsi dire ajustées pour y rester et dépendre les unes des autres.

Constantin ^ , après avoir affaibli la capitale, frappa un autre coup sur les frontières ; il ôta les légions qui étaient sur le bord des grands fleuves, et les dispersa dans les provinces ; ce qui produisit deux maux : l'un, que la barrière qui contenait tant de nations fut ôtée ; et l'autre, que les soldats^ vécurent et s'amollirent dans le cirque et dans les théâtres ^

Lorsque Constantius envoya Julien dans les Gaules, il trouva que cinquante villes le long du Rhin ■* avaient été prises par les barba.res ; que les provinces avaient été saccagées ; qu'il n'y avait plus que l'ombre d'une armée romaine, que le seul nom des ennemis faisait fuir.

Ce prince, par sa sagesse, sa constance, son économie, sa conduite, sa valeur, et une suite con- tinuelle d'actions héroïques, rechassa les barbares^ ; et la terreur de son nom les contint tant qu'il vécut ^.

^ Dans ce qu'on dit de Constantin on ne choque point les auteurs ecclésiastiques, qui déclarent qu'ils n'entendent parler que des actions de ce prince qui ont du rapport à la piété, et non de celles qui en ont au gouvernement de l'État. (Eusèbe, Vie de Constantin, liv. I, chap. ix ; Socrate, liv. I, chap. i.)

2 Zosime, liv. VIII.

3 Depuis l'établissement du christianisme, les combats des gladiateurs devinrent rares. Constantin défendit d'en donner : ils furent entièrement abolis sous Honorius, comme il paraît par Théodoret et Othon de Frisingue. Les Romains ne retinrent de leurs anciens spectacles que ce qui pouvait affaiblir le courage et servait d'attrait à la volupté.

4 Ammien ^larcellin, liv. XVI, XVII, XVIII. s Ibid.

6 Voy. le magnifique éloge qu' Ammien Marcellin fait de ce prince, liv. XXV; voy. aussi les fragments de l'Histoire de Jean d'Antioche.

DES ROMAINS 469

La brièveté des règnes, les divers partis politi- ques, les différentes religions, les sectes particu- lières de ces religions, ont fait que le caractère des empereurs est venu à nous extrêmement défiguré. Je n'en donnerai que deux exemples. Cet Alexan- dre, si lâche dans Hérodien, paraît plein de courage dans Lampridius ; ce Gratien, tant loué par les orthodoxes, Philostorgue le compare à Néron.

Valentinien sentit plus que personne la nécessité de l'ancien plan ; il employa toute sa \'ie à fortifier les bords du Rhin, à y faire des levées, y bâtir des châteaux, y placer des troupes, leur donner le moyen d'y subsister. ]\Iais il arriva dans le monde un événement qui détermina Valens, son frère, à ouvrir le Danube, et eut d'effro3'ables suites.

Dans le pays qui est entre les Palus-Méotides, les montagnes du Caucase et la mer Caspienne, il y avait plusieurs peuples qui étaient la plupart de la nation des Huns ou de celle des Alains ; leurs terres étaient entrêmement fertiles ; ils aimaient la guerre et le brigandage ; ils étaient presque toujours à cheval, ou sur leurs chariots, et erraient dans le pays ils étaient enfermés ; ils faisaient bien quelques ravages sur les frontières de Perse et d'Arménie ; mais on gardait aisément les portes Caspiennes, et ils pouvaient difficilement pénétrer dans la Perse par ailleurs. Comme ils n'imaginaient point qu'il fût possible de traverser les Palus- Méotides \ ils ne connaissaient pas les Romains ; et, pendant que d'autres barbares ravageaient l'empire, ils restaient dans les limites que leur ignorance leur avait données.

Quelques-uns ^ ont dit que le limon que le Tanaïs avait apporté avait formé une espèce de croûte sur

^ Procope, Histoire mêlée. 2 Zosime, liv. IV.

470 GRANDEUR ET DÉCADENCE

le Bosphore Ciinmérien, sur laquelle ils a\'aient passé; d'autres ^ que deux jeunes Scythes, pour- suivant une biche qui traversa ce bras de mer, le traversèrent aussi. Ils furent étonnés de voir un nouveau monde ; et, retounmnt dans l'ancien, ils apprirent à leurs compatriotes les nouvelles terres, et, si j'ose me servir de ce terme, les Indes qu'ils avaient découvertes ^.

D'abord des corps innombrables de Huns passè- rent ; et, rencontrant les Goths les premiers, ils les chassèrent devant eux. Il semblait que ces nationâ se précipitassent les unes sur les autres, et que l'Asie, pour peser sur l'Europe, eût acquis un nou- veau poids.

Les Goths eiïrayés se présentèrent sur les bords du Danube, et, les mains jointes, demandèrent une retraite. Les flatteurs de Valens saisirent cette occasion, et la lui représentèrent comme une conquête heureuse d'un nouveau peuple qui venait défendre l'empire et l'enrichir^.

Valens ordonna qu'ils passeraient sans armes ; mais, pour de l'argent, ses officiers leur en laissèrent tant qu'ils voulurent "*. Il leur fit distribuer des terres; mais, à la différence des Huns, les Goths n'en cultivaient point "' ; on les priva même du blé qu'on

1 Jomandès, De rébus geticis ; Histoire mcUe de Procope.

2 Voy. Sozomène, liv. VI.

3 Ammien Marcellin, liv. XXIX.

* De ceux qui avaient reçu ces ordres, celui-ci conçut un amour infâme ; celui-là fut épris de la beauté d'une femme bar- bare ; les autres furent corrompus par des présents, des habits de lin, et des couvertures bordées de franges : on n'eut d'autre soin que de remplir sa maison d'esclaves, et ses fermes de bétail. {Histoire de Dexipe.)

^ Voy. l'Histoire gothique de Priscus, cette différence est bien établie.

On dem.andera peut-être comment des nations qui ne culti- vaient point les terres pouvaient devenir si puissantes, tandis que celles de l'Amérique sont si petites. C'est que les peuples

DES ROMAINS 471

leur avait promis : ils mouraient de faim, et ils étaient au milieu d'un pays riche ; ils étaient armés, et on leur faisait des injustices. Ils ravagè- rent tout depuis le Danube jusqu'au Bosphore, extenninèrent Valens et son armée, et ne repassè- rent le Danube que pour abandonner l'aftreuse solitude qu'ils avaient faite \

pasteurs ont une subsistance bien plus assurée que les peuples chasseurs.

Il paraît, par Ammien Marcellin, que les Huns dans leur pre- nfiière demeure ne labouraient point les champs ; ils ne vivaient que de leurs troupeaux dans un pays abondant en pâturages, et arrosé par quantité de fleuves, comme font encore aujourd'hui les petits Tartares, qui habitent une partie du même pays. Il y a apparence que ces peuples, depuis leur départ, ayant habité des lieux moins propres à la nourriture des troupeaux, com- mencèrent à cultiver les terres.

1 Voy Zosime, liv. IV ; voy. aussi Dexipe, dans VExtrait des ambassades de Constantin Porphyrogénète.

CHAPITRE XVIII

Nouvelles maximes prises par les Romains.

Quelquefois la lâcheté des empereurs, souvent la faiblesse de l'empire, firent que l'on chercha à apaiser par de l'argent les peuples qui menaçaient d'envahir \ Mais la paix ne peut pas s'acheter, parce que celui qui l'a vendue n'en est que plus en éta.t de la faire acheter encore.

Il vaut mieux courir le risque de faire une guerre malheureuse que de donner de l'argent pour avoir la paix ; car on respecte toujours un prince lors- qu'on sait qu'on ne le vaincra qu'après une longue résistance.

D'a.illeurs ces sortes de gratifications se chan- geaient en tributs, et, libres au commencement, deve- naient nécessaires : elles furent regardées comme des droits acquis ; et lorsqu'un empereur les refusa à quelques peuples, ou voulut donner moins, ils devinrent de mortels ennemis. Entre mille exem- ples, l'armée que Julien mena contre les Perses fut poursuivie dans sa retraite par des Arabes à qui il avait refusé le tribut accoutumé ^ ; et d'abord après, sous l'empire de Valentinien, les Alle- mands, à qui on avait offert des présents moins considérables qu'à l'ordinaire, s'en indignèrent, et

1 On donna d'abord tout aux soldats ; ensuite on donna tout aux ennemis.

2 Ammien Marcellin, liv. XXV.

DÉCADENCE DES ROMAINS 473

ces peuples du nord, déjà gouvernés par le point d'honneur, se vengèrent de cette insulte prétendue par une cruelle guerre.

Toutes ces nations \ qui entouraient l'empire en Europe et en Asie, absorbèrent peu à peu les richesses des Romains ; et, comme ils s'étaient agrandis parce que l'or et l'argent de tous les rois était porté chez eux-, ils s'affaiblirent parce que leur or et leur argent fut porté chez les autres.

Les fautes que font les hommes d'État ne sont pas toujours libres ; souvent ce sont des suites nécessaires de la situation l'on est ; et les in- convénients ont fait naître les inconvénients.

La mihce, comme on a déjà vu, était devenue très à charge à l'État ; les soldats avaient trois sortes d'avantages : la paye ordinaire, la récom- pense après le service, et les libéralités d'accident, qui devenaient très souvent des droits pour des gens qui avaient le peuple et le prince entre leurs mains.

L'impuissance l'on se trouva de payer ces charges fit que l'on prit une milice moins chère. On fit des traités avec des nations barbares qui n'a- vaient ni le luxe des soldats romains, ni le même esprit, ni les mêmes prétentions.

Il y avait une autre commodité à cela : comme les barbares tombaient tout à coup sur un pays, n'y ayant point chez eux de préparatifs après la résolution de partir, il était difficile de faire des

1 Ammien Marcellin, liv. XX\1.

2 « Vous voulez des richesses, disait un empereur à son armée qui murmurait : voilà le pays des Perses, allons en chercher. Croyez-moi, de tant de trésors que possédait la république romaine, il ne reste plus rien ; et le mal vient de ceux qui ont appris aux princes à acheter la paix des barbares. Xos finances sont épuisées, nos villes détruites, nos provinces ruinées. Un empereur qui ne connaît d'autres biens que ceux de l'âme n'a pas honte d'avouer une pauvreté honnête. » {Id., liv. XXIV.)

474 GRANDEUR ET DÉCADENCE

levées à temps dans les provinces. On prenait donc un autre corps de barbares, toujours prêt à re- cevoir de l'argent, à piller et à se battre. On était servi pour le moment ; mais dans la suite on avait autant de peine à réduire les auxiliaires que les ennemis.

Les premiers Romains ^ ne mettaient point dans leurs armées un plus grand nombre de troupes auxiliaires que de romaines; et quoique leurs alliés fussent proprement des sujets, ils ne vou- laient point avoir pour sujets des peuples plus belliqueux qu'eux-mêmes.

Mais dans les derniers temps, non seulement ils n'observèrent pas cette proportion des troupes auxiliaires, mais même ils remplirent de soldats barbares les corps de troupes nationales.

Ainsi, ils établissaient des usages tout contraires à ceux qui les avaient rendus maîtres de tout ; et comme autrefois leur politique constante fut de se réserver l'art militaire, et d'en priver tous leurs voisins, ils le détruisaient pour lors chez eux, et l'établissaient chez les autres.

Voici, en un mot, l'histoire des Romains : ils vainquirent tous les peuples par leurs maximes ; mais, lorsqu'ils y furent parvenus, leur répubhque ne put subsister ; il fallut changer de gouverne- ment, et des maximes contraires aux premières, employées dans ce gouvernement nouveau, firent tomber leur grandeur.

Ce n'est pas la fortune qui domine le monde : on peut le demander aux Romains, qui eurent une suite continuelle de prospérités quand ils se gou- vernèrent sur un certain plan, et une suite non

^ C'est une observation de Végèce ; et il paraît par Tite-Live que, si le nombre des avixiliaires excéda quelquefois, ce fut de bien peu.

DES ROMAINS 475

interrompue de revers lorsqu'ils se conduisirent sur un autre. Il y a des causes générales, soit morales, soit physiques, qui agissent dans chaque monarchie, rélèvent, la maintiennent ou la précipitent ; tous les accidents sont soumis à ces causes ; et si le hasard d'une bataille, c'est-à-dire une cause par- ticulière, a ruiné un État, il y avait une cause générale qui faisait que cet État devait périr par une seule bataille. En un mot, l'allure principale en- traîne avec elle tous les accidents particuliers.

Nous voyons que depuis près de deux siècles les troupes de terre de Danemark ont presque toujours été battues par celles de Suède. Il faut qu'indé- pendamment du courage des deux nations et du sort des armes, il y ait dans le gouvernement da- nois, militaire ou civil, un vice intérieur qui ait produit cet efiet ; et je ne le crois point difficile à découvrir.

Enfin, les Romains perdirent leur discipline militaire ; ils abandonnèrent jusqu'à leurs propres armes, ^'égèce dit que les soldats les trouvant trop pesantes, ils obtinrent de l'em^pereur Gratien de quitter leur cuirasse, et ensuite leur casque : de façon qu'exposés aux coups sans défense, ils ne songèrent plus qu'à fuir \

Il ajoute qu'ils avaient perdu la coutume de fortifier leur camp, et que, par cette négligence, leurs armées furent enlevées par la cavalerie des barbares.

La cavalerie fut peu nombreuse chez les premier^ Romains : elle ne faisait que la onzième partie de la légion, et très souvent moins; et ce qu'il y a d'extraordinaire, ils en avaient beaucoup moins que nous, qui avons tant de sièges à faire,

^ De re militari, lib. I, cap. xx.

476 GRANDEUR ET DÉCADENCE

la cavalerie est peu utile. Quand les Romains furent dans la décadence, ils n'eurent presque plus que de la cavalerie. Il me semble que, plus une nation se rend savante dans l'art militaire, plus elle agit par son infanterie ; et que, moins elle le connaît, plus elle multiplie sa cavalerie : c'est que, sans la discipline, l'infanterie pesante ou légère n'est rien ; au lieu que la cavalerie va toujours, dans son désordre même \ L'action de celle-ci consiste plus dans son impétuosité et un certain choc ; celle de l'autre, dans sa résistance et une certaine im- mobilité : c'est plutôt une réaction qu'une action. Enfin, la force de la cavalerie est momentanée : l'infanterie agit plus longtemps ; mais il faut de la discipline pour qu'elle puisse agir longtemps.

Les Romains parvinrent à commander à tous les peuples, non seulement par l'art de la guerre, mais aussi par leur prudence, leur sagesse, leur constance, leur amour pour la gloire et pour la patrie. Lorsque, sous les empereurs, toutes ces vertus s'évanouirent, l'art militaire leur resta, avec lequel, malgré la faiblesse et la tyrannie de leurs princes, ils conser- vèrent ce qu'ils avaient acquis ; mais, lorsque la corruption se mit dans la milice môme, ils devin- rent la proie de tous les peuples.

Un empire fondé par les armes a besoin de se soutenir par les arm.es. Mais comme, lorsqu'un État est dans le trouble, on n'imagine pas com- ment il peut en sortir, de même, lorsqu'il est en paix et qu'on respecte sa puissance, il ne vient point dans l'esprit comment cela peut changer : il néghge donc la milice, dont il croit n'avoir rien à

^ La cavalerie tartare, sans observer aucune de nos maximes militaires, a fait dans tous les temps de grandes choses. Voyez les relations, et surtout celle de la dernière conquête de la Chine.

DES ROMAINS 477

espérer et tout à craindre, et souvent même il cherche à l'affaibhr.

C'était une règle inviolable des premiers Romains, que quiconque avait abandonné son poste, ou laissé ses armes dans le combat, était puni de mort. Julien et Valentinien avaient à cet égard rétabli les anciennes peines. Mais les barbares pris à la solde des Romains, accoutumés à faire la guerre comme la font aujourd'hui les Tartares, à fuir pour combattre encore, à chercher le pillage plus que l'honneur \ étaient incapables d'une pareille discipline.

Telle était la discipline des premiers Romains, qu'on y avait \ai des généraux condamner à mourir leurs enfants pour avoir, sans leur ordre, gagné la victoire ; mais, quand ils furent mêlés parmi les barbares, ils y contractèrent un esprit d'indépen- dance qui faisait le caractère de ces nations ; et, si l'on lit les guerres de Bélisaire contre les Goths, on verra un général presque toujours désobéi par ses officiers.

Sylla et Sertorius, dans la fureur des guerres civiles, aimaient mieux périr que de faire quelque chose dont Mithridate pût tirer avantage ; mais, dans les temps qui suivirent, dès qu'un ministre ou quelque grand crut qu'il importait à son avarice, à sa vengeance, à son ambition, de faire entrer les barbares dans l'empire, il le leur donna d'abord à ravager ^.

^ Ils ne voulaient point s'assujettir aux travaux des soldats romains. Voy. Ammien Marcellin, liv. XVIII, qui dit, comme une chose extraordinaire, qu'ils s'y soumirent en une occasion, pour plaire à Julien, qui voulait mettre des places en état de défense.

2 Cela n'était pas étonnant dans ce mélange avec des nations qui avaient été errantes, qui ne connaissaient point de patrie, et souvent des corps entiers de troupes se joignaient à l'en- nemi qui les avait vaincus contre leur nation même. Voy. dans Procope ce que c'était que les Goths sous Vitigès.

478 DÉCADENCE DES ROMAINS

Il n'y a point d'État l'on ait plus besoin de tributs que dans ceux qui s'affaiblissent ; de sorte que l'on est obligé d'augmenter les charges à mesure que l'on est moins en état de les porter; bientôt, dans les provinces romaines, les tributs devinrent intolérables.

Il faut lire, dans Salvien, les horribles exactions que l'on faisait sur les pefiiples ^ Les citoyens» poursuivis par les traitants, n'avaient d'autre res* source que de se réfugier chez les barbares, ou de donner leur liberté au premier qui la voulait prendre.

Ceci servira à expliquer, dans notre histoire française, cette patience avec laquelle les Gaulois souffrirent la révolution qui devait établir cette différence accablante entre une nation noble et une nation roturière. Les barbares, en rendant tant de citoyens esclaves de la glèbe, c'est-à-dire du champ auquel ils étaient attachés, n'introduisi- rent guère rien qui n'eût été plus cruellement exercé avant eux '^.

1 Voy. tout le liv. V De gmhei'natione Dei ; voy. aussi, dans l'ambassade écrite par Priscus, le discours d'un Romain établi paTm.i les Huns, sur sa félicité dans ce pays-là.

2 Voy. encore Salvien, liv. V ; et les lois du Code et du Digère là-dessus.

CHAPITRE XIX

Grayideur d'Attila. Cause de rétablissement des bar- bares. Raisons pourquoi l'empire d'Occident fut le premier abattu.

Comme, dans le temps que l'empire s'affaiblissait, la religion chrétienne s'établissait, les chrétiens reprochaient aux païens cette décadence, et ceux-ci en demandaient compte à la religion chrétienne. Les chrétiens disaient que Dioclétien avait perdu l'empire en s'associant trois collègues \ parce que chaque empereur voulait faire d'aussi grandes dépenses et entretenir d'aussi fortes armées que s'il avait été seul ; que par le nombre de ceux qui recevaient n'étant pas proportionné au nombre de ceux qui donnaient, les charges devinrent si grandes, que les terres furent abandonnées par les laboureurs, et se changèrent en forêts. Les païens, au contraire, ne cessaient de crier contre un culte nouveau, inouï jusqu'alors ; et comme autrefois, dans Rome florissante, on attribuait les déborde- ments du Tibre et les autres effets de la nature à la colère des dieux, de même, dans Rome mou- rante, on imputait les malheurs à un nouveau culte et au renversement des anciens autels.

Ce fut le préfet Symmaque qui, dans une lettre

1 Lactance, De la mort des persécuteurs, chap. vu.

4So GRANDEUR ET DÉCADENCE

écrite aux cnipcrcurs au sujet de l'autel de la Victoire, lit le plus valoir contre la religion chré- tienne dos raisons populaires, et par conséquent très capables de séduire.

« Quelle chose peut mieux nous conduire à la conna.issance des dieux, disait-il, que l'expérience de nos prospérités passées ? Nous devons être fidèles à tant de siècles, et suivre nos pères, qui ont suivi si heureusement les leurs. Pensez que Rome vous parle, et vous dit : Grands princes, pères de la patrie, respectez mes années pendant lesquelles j'ai toujours observé les cérémonies de mes ancêtres : ce culte a soumis l'univers à mes lois ; c'est par qu'Annibal a été repoussé de mes murailles, et que les Gaulois l'ont été du Capitole. C'est pour les dieux de la patrie que nous deman- dons la paix ; nous la demandons pour les dieux indigènes. Nous n'entrons point dans des disputes qui ne conviennent qu'à des gens oisifs ; et nous voulons offrir des prières et non pas des combats ^ »

Trois auteurs célèbres répondirent à Symmaque. Oroze composa son histoire pour prouver qu'il y avait toujours eu dans le monde d'aussi grands malheurs que ceux dont se plaignaient les païens. Salvien fit son livre, il soutint que c'étaient les dérèglements des chrétiens qui avaient attiré les ravages des barbares ^ ; et saint A.ugustin fit voir que la cité du ciel était différente de cette cité de la terre ^ les anciens Romains, pour quelques vertus humaines, avaient reçu des récompenses aussi vaines que ces vertus.

Nous avons dit que dans les premiers temps la politique des Romains fut de di\-iser toutes les

^ Lettres de Symmaque, liv. X, lettre liv. - Du gcfuvernement de Dieu. ^ Delà, cité de Dieu.

DES ROMAINS 481

puissances qui leur faisaient ombrage ; dans la suite, ils n'y purent réussir. Il fallut souffrir qu'Attila soumît toutes les nations du nord : il s'étendit depuis le Danube jusqu'au Rhin, détruisit tous les forts et tous les ouvrages qu'on avait faits sur ces fleuves, et rendit les deux empires tributaires.

« Théodose, disait-il insolemment, est fils d'un père très noble, aussi bien que moi ; mais, en me payant le tribut, il est déchu de sa noblesse, et est devenu mon esclave : il n'est pas juste qu'il dresse des embûches à son maître, comme un esclave méchant \ »

« Il ne convient pas à l'empereur, disait-il dans une autre occasion, d'être menteur. Il a promis à un de mes sujets de lui donner en mariage la fille de Saturnilus : s'il ne veut pas tenir sa parole, je lui déclare la guerre ; s'il ne peut pas, et qu'il soit dans cet état qu'on ose lui désobéir, je marche à son secours. »

Il ne faut pas croire que ce fût par modération qu'Attila laissa subsister les Romains : il suivait les mœurs de sa nation, qui le portaient à sou- mettre les peuples, et non pas à les conquérir. Ce prince, dans sa maison de bois nous le repré- sente Priscus ^, maître de toutes les nations bar- bares, et en quelque façon ^ de presque toutes celles qui étaient policées, était un des plus grands monarques dont l'histoire ait jamais parlé.

On voyait à sa cour les ambassadeurs des Ro-

^ Histoire gothique, et Relation de V ambassade écrite par Priscus. C'était Théodose le Jeune.

2 Histoire gothique: « sedes régis barbariem totam tenentis, ha>c captis civitatibus habitacula prœponebat. » (Joniandès, De rébus geticis.)

3 II paraît, par la Relation de Priscus, qu'on pensait à la cour d'Attila à soumettre encore les Perses.

16

482 GRANDEUR ET DÉCADENTE

mains d'Orient et de ceux d'Occident, qui venaient recevoir ses lois, ou implorer sa clémence. Tantôt il demandait qu'on lui rendît les Huns transfuges, ou les esclaves romains qui s'étaient évadés ; tantôt il voulait qu'on lui livrât quelque ministre de l'empereur. Il avait mis sur l'empire d'Orient un tribut de deux mille cent livres d'or. Il recevait les appointements de général des armées romaines. Il envoyait à Constantinople ceux qu'il voulait récompenser, afin qu'on les comblât de biens, faisant un trafic continuel de la frayeur des Ro- mains.

Il était craint de ses sujets, et il ne paraît pas qu'il en fût haï \ Prodigieusement fier, et cependant rusé, ardent dans sa colère, mais sachant pardonner ou différer la punition suivant qu'il convenait à ses intérêts, ne faisant jamais la guerre quand la paix pouvait lui donner assez d'avantages, fidèle- ment servi des rois mêmes qui étaient sous sa dé- pendance, il avait gardé pour lui seul l'ancienne simplicité des mœurs des Huns. Du reste, on ne peut guère louer sur la bravoure le chef d'une nation les enfants entraient en fureur au récit des beaux faits d'armes de leurs pères, et les pères versaient des larmes parce qu'ils ne pou- vaient pas imiter leurs enfants.

Après sa mort, toutes les nations barbares se redivisèrent ; mais les Romains étaient si faibles qu'il n'y avait pas de si petit peuple qui ne pût leur nuire.

Ce ne fut pas une certaine invasion qui perdit l'empire, ce furent toutes les invasions. Depuis celle qui fut si générale sous Gallus, il sembla rétabli, parce qu'il n'avait point perdu de terrain ;

1 II faut consulter, sur le caractère de ce prince et les mœurs de sa cour, Jornandès et Priscus.

DES ROMAINS 483

mais il alla, de degrés en degrés, de ia décadence à sa chute, jusqu'à ce qu'il s'affaissa tout à coup sous Arcadius et Honorius.

En vain on avait rechassé les barbares dans leur pays : ils y seraient tout de même rentrés pour mettre en sûreté leur butin ; en vain on les extermina : les villes n'étaient pas moins saccagées, les villages brûlés, les familles tuées ou dispersées ^

Lorsqu'une province avait été ravagée, les bar- bares qui succédaient, n'y trouvant plus rien, dévoient passer à une autre. On ne ravagea au commencement que la Thrace, la Mysie, la Pan- nonie ; quand ces pa^^s furent dévastés, on ruina la Macédoine, la Thessalie, la Grèce ; de il fallut aller aux Xoriques. L'empire, c'est-à-dire le pays habité, se rétrécissait toujours, et l'Italie devenait frontière.

La raison pourquoi il ne se fit point, sous Gallus et Gallien, d'établissement de barbares, c'est qu'ils trouvaient encore de quoi piller.

Ainsi, lorsque les Normands, image des conr^ué- rants de l'empire, eurent pendant plusieurs siècles ravagé la France, ne trouvant plus rien à prendre, ils acceptèrent une province qui était entièrement déserte, et se la partagèrent ^.

La Sc}^hie dans ces temps-là étant presque toute inculte ^ les peuples y étaient sujets à des famines fréquentes ; ils subsistaient en partie par

^ C'était une nation bien destructive que celle des Goths : ils avaient détruit tous les laboureurs dans la Thrace, et coupé les mains à tous ceux qui menaient les chariots. {Histoire byzan- Une de Malchus, dans V Extrait des ambassades.)

'■^ Voy., dans les Chroniques recueillies par André du Chesne, l'état de cette province vers la fin du i.x« et le commencement du siècle. (Script. Norm. hist. veteres.)

^ Les Goths, comme nous l'avons dit, ne cultivaient point la terre. Les Vandales les appelaient Tndles, du nom d'une petite mesure, parce que, daus une famine, ils leur vencUrtnt

484 GRANDEUR ET DÉCADENCE

un commerce avec les Romains, qui leur portaient des vivres des provinces voisines du Danube '. Les barbares donnaient en retour les choses qu'ils avaient pillées, les prisonniers qu'ils avaient faits, l'or et l'argent qu'ils recevaient pour la paix. Mais lorsqu'on ne put plus leur payer des tributs assez forts pour les faire subsister, ils furent forcés de s'établir ^

L'empire d'Occident fut le premier abattu : en voici les raisons.

Les barbares, ayant passé le Danube, trouvaient à leur gauche le Bosphore, Constantinople, et toutes les forces de l'empire d'Orient, qui les arrê- taient : cela faisait qu'ils se tournoient à main droite, du côté de l'Illyrie, et se poussaient vers l'Occident. Il se fit un reflux de nations et un transport de peuples de ce côté-là. Les passages de l'Asie étant mieux gardés, tout refoulait vers l'Europe ; au lieu que dans la première invasion, sous Gallus, les forces des barbares se partagèrent.

L'empire ayant été réellement divisé, les empe- reurs d'Orient, qui avaient des alliances avec les barbares, ne voulurent pas les rompre pour secourir ceux d'Occident. Cette division dans l'ad- ministration, dit Priscus ", fut très préjudiciable aux affaires d'Occident. Ainsi les Romains d'Orient *

fort cher une pareille mesure de blé. (Olympiodore, dans la Bibliothèque de Photius, liv. XXX.)

^ On voit, dans V Histoire de Priscus, qu'il y avait des marchés établis par les traités sur les bords du Danube.

2 Quand les Goths envoyèrent prier Zenon de recevoir dans son alliance Theudéric, fils de Triarius, aux conditions qu'il avait accordées à Theudéric, fils de Balamer, le sénat consulté répondit que les revenus de l'État n'étaient pas suûîsants pour nourrir deux peuples goths, et qu'il fallait choisir l'amitié de l'un des deux. {Histoire de Malchus, dans VExtrait des ambas- sades.)

* Priscus, liv. II.

4 Ibid.

DES ROMAINS 485

refusèrent à ceux d'Occident une armée navale, à cause de leur alliance avec les Vandales. Les Wisi- goths, ayant fait alliance avec Arcadius, entrèrent en Occident, et Honorius fut obligé de s'enfuir à Ra venue ^ Enfin, Zenon, pour se défaire de Théo- .doric, le persuada d'aller attaquer l'Italie, qu'Alaric avait déjà ravagée.

Il y avait une alliance très étroite entre Attila et Genséric, roi des Vandales ^. Ce dernier craignait les Goths ^ ; il avait marié son fils avec la fille du roi des Goths, et lui ayant ensuite fait couper le nez, il l'avait renvoyée : il s'unit donc avec Attila. Les deux empires, comme enchaînés par ces deux princes, n'osaient se secourir. La situation de celui d'Occident fut surtout déplorable : il n'avait point de forces de mer ; elles étaient toutes en Orient ^, en Egypte, Ch\^re, Phénicie, lonie, Grèce, seuls pays il y eût alors quelque commerce. Les Vandales et d'autres peuples attaquaient partout les côtes d'Occident. Il vint une ambassade des Italiens à Constantinople, dit Priscus \ pour faire savoir qu'il était impossible que les affaires se sou- tinssent sans une réconciliation avec les Vandales.

Ceux qui gouvernaient en Occident ne manquè- rent pas de politique : ils jugèrent qu'il fallait sauver l'Itahe, qui était en quelque façon la tête, et en quelque façon le cœur de l'empire. On fit passer les barbares aux extrémités, et on les y plaça. Le dessein était bien conçu, il fut bien exé- cuté. Ces nations ne demandaient que la subsis- tance : on leur donnait les plaines ; on se réservait

1 Procope, Guerre des Vandales.

2 Priscus, liv. II.

3 Voy. Jornandès, De rebtis geticis, cap. xxxvi.

4 Cela parut surtout dans la guerre de Constantin et de Lici- nius.

^ Priscus, liv. II,

486 GRANDEUR ET DÉCADENCE

les pays montagneux, les passages des rivières, les défilés, les places sur les grands fleuves ; on gardait la souveraineté. Il y a apparence que ces peuples auraient été forcés de devenir Romains ; et la facilité avec laquelle ces destructeurs furent eux-mêmes détruits par les Francs, par les Grecs, par les Maures, justifie assez cette pensée. Tout ce S3^stème fut renversé par une révolution plus fatale que toutes les autres : l'armée d'Italie, com- posée d'étrangers, exigea ce qu'on avait accordé à des nations plus étrangères encore ; elle forma sous Odoacer une aristocratie qui se donna le tiers des terres de l'Italie ; et ce fut le coup mortel porté à cet empire.

Parmi tant de malheurs on cherche avec une curiosité triste le destin de la ville de Rome. Elle était pour ainsi dire sans défense ; elle pouvait être aisément affamée ; l'étendue de ses murailles faisait qu'il était très difficile de les garder. Comme elle était située dans une plaine, on pouvait aisé- ment la forcer ; il n'y avait point de ressource dans le peuple, qui en était extrêmement diminué. Les empereurs furent obligés de se retirer à Ravenne, ville autrefois défendue par la mer, comme Venise Test aujourd'hui.

Le peuple romain, presque toujours abandonné de ses souverains, commença à le devenir et à faire des traités pour sa conservation ^ : ce qui est le moyen le plus légitime d'acquérir la souveraine puissance. C'est ainsi que l'Armorique et la Bretagne com- mencèrent à \ivre sous leurs propres lois -.

1 Du temps d'Honorius, Alaric, qui assiégeait Rome, obligea cette ville à prendre son alliance même coture l'empereur, qui ne put s'y opposer. (Procope, Guerre des Goths, liv. I.) Voyez Zosime, liv. M.

^ Zosime, liv. VI.

DES ROMAINS 487

Telle fut la fin de l'empire d'Occident. Rome s'était agrandie parce qu'elle n'avait eu que des guerres successives, chaque nation, par un bonheur inconcevable, ne l'attaquant que quand l'autre avait été ruinée. Rome fut détruite parce que toutes les nations l'attaquèrent à la fois et péné- trèrent partout.

CHAPITRE XX

Des conquêtes de Justinien. De son gouvernement.

Comme tous ces peuples entraient pêle-mêle dans l'empire, ils s'incommodaient réciproquement ; et toute la politique de ces temps-là fut de les armer les uns contre les autres : ce qui était aisé, à cause de leur férocité et de leur avarice. Ils s'entre-détrui- sirent pour la plupart avant d'avoir pu s'établir ; et cela fit que l'empire d'Orient subsista encore du temps.

D'ailleurs, le nord s'épuisa lui-même, et l'on n'en vit plus sortir ces armées innombrables qui parurent d'abord ; car, après les premières inva- sions des Goths et des Huns, surtout depuis la mort d'Attila, ceux-ci et les peuples qui les suivi- rent attaquèrent avec moins de forces.

Lorsque ces nations, qui s'étaient assemblées en corps d'armée, se furent dispersées en peuples, elles s'affaiblirent beaucoup ; répandues dans les divers lieux de leurs conquêtes, elles furent elles- mêmes exposées aux invasions.

Ce fut dans ces circonstances que Justinien entreprit de reconquérir l'Afrique et l'Italie, et fît ce que nos Français exécutèrent aussi heureuse- ment contre les Wisigoths, les Bourguignons, les Lombards et les Sarrasins.

Lorsque la religion chrétienne fut apportée aux

DÉCADENCE DES ROMAINS 505

qu'aux yeux du monde elle paraît triompher, c'est le temps ordinaire de son abaissement.

Pour expliquer cet événement fameux de la con- quête de tant de pays par les Arabes, il ne faut pas avoir recours au seul enthousiasme. Les Sarrasins étaient, depuis longtemps, distingués parmi les auxihaires des Romains et des Perses ; les Osroé- niens et eux étaient les meilleurs hommes de trait qu'il y eût au monde ; Alexandre Sévère et Maximin en avaient engagé à leur service autant qu'ils avaient pu, et s'en étaient servis avec un grand succès contre les Germains, qu'ils désolaient de loin ; sous Valens, les Goths ne pouvaient leur ré- sister ^ ; enfin ils étaient dans ces temps-là la meil- leure cavalerie du monde.

Nous avons dit que, chez les Romains, les légions d'E\irope valaient mieux que celles d'Asie ; c'était tout le contraire pour la cavalerie : je parle de celle des Parthes, des Osroéniens et des Sarrasins ; et c'est ce qui arrêta les conquêtes des Romains, parce que depuis Antiochus un nouveau peuple tartare, dont la cavalerie était la meilleure du monde, s'empara de la haute Asie.

Cette cavalerie était pesante ^ et celle d'Europe était légère : c'est aujourd'hui tout le contraire. La Hollande et la Frise n'étaient point pour ainsi dire encore faites ^ ; et l'Allemagne était pleine de bois, de lacs et de marais, la cavalerie servait peu.

Depuis qu'on a donné un cours aux grands fleu- ves, ces marais se sont dissipés, et l'Allemagne a changé de face. Les ouvrages de Valentinien sur

^ Zosime, liv. IV.

2 Voy. ce que dit Zosime, liv. I, sur la cavalerie d'Aurélien et celle de Palrayre ; voy. aussi Ammien Marcellin, sur la cava- lerie des Perses.

3 C'étaient, pour la plupart, des terres submergées que l'art a rendues propres à être la demeure des hommes.

5o6 GRANDEUR ET DÉCADENCE

le Necker et ceux des Romains sur le Rhin^ ont fait bien des changements '; et, le commerce s'étant établi, des pays qui ne produisaient point de chevaux en ont donné, et on en a fait usage ^.

Constantin, fils d'Héraclius, ayant été empoisonné, et son fils Constant tué en Sicile, Constantin le Barbu, son fils aîné, lui succéda*. Les grands des provinces d'Orient s'étant assemblés, ils voulurent couronner ses deux autres frères, soutenant que, comme il faut croire en la Trinité, aussi était-il raisonnable d'avoir trois empereurs.

L'histoire grecque est pleine de traits pareils ; et le petit esprit étant parvenu à faire le caractère de la nation, il n'y eut plus de sagesse dans les entre- prises, et l'on vit des troubles sans cause et des révolutions sans motifs

Une bigoterie universelle abattit les courages et engourdit tout l'empire. Constantinople est, à proprement parler, le seul pays d'Orient la religion chrétienne ait été dominante. Or, cette lâcheté, cette paresse, cette mollesse des nations d'Asie, se mêlèrent dans la dévotion même. Entre mille exemples, je ne veux que Philippicus, général de Maurice, qui, étant près de donner une bataille, se mit à pleurer, dans la considération du grand nombre de gens qui allaient être tués ^.

Ce sont bien d'autres larmes, celles de ces Arabes qui pleurèrent de douleur de ce que leur général

^ Voy. Ammien Marcellin, liv. XXVTT.

- Le climat n'y est plus aussi froid que le disaient les anciens.

^ César dit que les chevaux des Germains étaient vilains et petits. {Guerre des Gaules, liv. IV, chap. n.) Et Tacite, Des ntcrurs des Germains, § 5, dit : < Germania pecorura foecunda, sed plera- que improcera. »

■* Zonaras, Vie de Constantin le Barbu.

^ Théophilacte, liv. II, chap. m. Histoire de V empereur Maurice.

DES ROMAINS 507

avait fait une trêve qui les empêchait de répandre le sang des chrétiens \

C'est que la différence est totale entre une armée fanatique et une armée bigote. On le vit dans nos temps modernes, dans une révolution fameuse, lorsque l'armée de Cromwell était comme celle des Arabes, et les armées d'Irlande et d'Ecosse comme celle des Grecs.

Une superstition grossière, qui abaisse l'esprit autant que la religion l'élève, plaça toute la vertu et toute la confiance des hommes dans une igno- rante stupidité pour les images ; et l'on vit des généraux lever un siège - et perdre une ville ^ pour avoir une relique.

La religion chrétienne dégénéra sous l'empire grec, au point elle était de nos jours chez les Moscovites, avant que le czar Pierre 1^^ eût fait renaître cette nation, et introduit plus de change- ments dans un État qu'il gouvernait, que les cor<« quérants n'en font dans ceux qu'ils usurpent.

On peut aisément croire que les Grecs tombèrent dans une espèce d'idolâtrie. On ne soupçonnera pas les Italiens ni les Allemands de ces temps-là d'avoir été peu attachés au culte extérieur ; cepen- dant, lorsque les historiens grecs parlent du mépris des premiers pour les reliques et les images, on dirait que ce sont nos controversistes qui s'échauf- fent contre Calvin. Quand les Allemands passèrent pour aller dans la terre sainte, Nicétas dit que les Arméniens les reçurent comme amis parce qu'ils n'adoraient pas les images. Or si, dans la manière de penser des Grecs, les Italiens et les Allemands

1 Histoire de la cotiquéte de la Syrie, de la Perse et de V Egypte par les Sarrasins, par M. Ockley. ^ Zonaras, Vie de Romain Lac-apène. ^ Nicétas, Vie de Jean Comnène.

5o8 GRANDEUR ET DÉCADENCE

ne rendaient pas assez de culte aux images, quelle devait être l'énormité du leur ?

Il pensa bien y avoir en Orient à peu près la même révolution qui arriva, il y a environ deux siècles, en Occident, lorsqu'au renouvellement des lettres, comme on commença à sentir les abus et les dérèglements l'on était tombé, tout le monde cherchant un remède au mal, des gens hardis et trop peu dociles déchirèrent l'Église au lieu de la réformer.

Léon risaurien, Constantin Copronyme, Léon son fils, firent la guerre aux images ; et après que le culte en eut été rétabli par l'impératrice Irène, Léon l'Arménien, Michel le Bègue et Théophile les abolirent encore. Ces princes crurent n'en pouvoir modérer le culte qu'en le détruisant ; ils firent la guerre aux moines qui incommodaient l'État \- et, prenant toujours les voies extrêmes, ils voulurent les exterminer par le glaive, au lieu de chercher à les régler.

Les moines "^^ accusés d'idolâtrie par les partisans des nouvelles opinions, leur donnèrent le change en les accusant à leur tour de magie ^ : et, montrant au peuple les églises dénuées d'images et de tout ce qui avait fait jusque-là l'objet de sa vénération, ils ne lui laissèrent point imaginer qu'elles pussent servir à d'autre usage qu'à sacrifier aux démons.

Ce qui rendait la querelle sur les images si vive, et fit que dans la suite les gens sensés ne pouvaient

' Longtemps avant, Valens avait fait une loi pour les obliger d'aller à la guerre, et fit tuer tous ceux qui n'obéirent pas. (Jornandès, De regn. success. ; et la loi 26, cod. De decur.)

'^ Tout ce qu'on verra ici sur les moines grecs ne porte point sur leur état ; car on ne peut pas dire qu'une chose ne soit pas bonne, parce que dans de certains temps, ou dans quelques pays, on en a abusé.

3 Léon le Grammairien, Vie de Léon V Arménien, Vie de Théo- phile. Voy. Suidas, à l'article Constantin, fils de Léon.

DES RO]\IAINS 509

pas proposer un culte modéré, c'est qu'elle était liée à des choses bien tendres : il était question de la puissance ; et les moines l'ayant usurpée, ils ne pouvaient l'augmenter ou la soutenir qu'en ajou- tant sans cesse au culte extérieur dont ils faisaient eux-mêmes partie. Voilà pourquoi les guerres contre les images furent toujours des guerres contre eux, et que quand ils eurent gagné ce point, leur pouvoir n'eut plus de bornes.

Il arriva pour lors ce que l'on vit, quelques siècles après, d?ms la querelle qu'eurent Barlaam et Acin- dyne contre les moines, et qui tourmenta cet empire jusqu'à sa destruction. On disputait si la lumière qui apparut autour de Jésus-Christ sur le Thabor était créée ou incréée. Dans le fond, les moines ne se souciaient pas plus qu'elle fût l'un que l'autre ; mais comme Barlaam les attaquait directement eux-mêmes, il fallait nécessairement que cette lu- mière fût incréée.

La guerre que les empereurs iconoclastes dé- clarèrent aux moines fît que l'on reprit un peu les principes du gouvernement, que l'on employa en faveur du public les revenus publics, et qu'enfin on ôta au corps de l'État ses entraves.

Quand je pense à l'ignorance profonde dans la- quelle le clergé grec plongea les laïques, je ne puis m'empêcher de le comparer à ces Scythes dont parle Hérodote ^, qui crevaient les j^eux à leurs esclaves, afin que rien ne pût les distraire et les empêcher de battre leur lait.

L'impératrice Théodora rétablit les images, et les moines recommencèrent à abuser de la piété publique ; ils parvinrent jusqu'à opprimer le clergé séculier même ; ils occupèrent tous les grands sièges ^ et exclurent peu à peu tous les ecclésias-

1 Liv. IV. 2 Voy. Pachymère, liv. VIII.

510 GRANDEUR ET DÉCADENCE

tiques de l'épiscopat : c'est ce qui rendit ce clergé intolérable ; et si l'on en fait le parallèle avec le clergé latin, si l'on compare la conduite des papes avec celle des patriarches de Constantinople, on verra des gens aussi sages que les autres étaient peu sensés.

Voici une étrange contradiction de l'esprit hu- main. Les ministres de la religion chez les premiers Romains, n'étant pas exclus des charges et de la société civile, s'embarrassèrent peu de ses affaires ; lorsque la religion chrétienne fut établie, les ecclé- siastiques, qui étaient plus séparés des affaires du monde, s'en mêlèrent avec modération ; mais lorsque, dans la décadence de l'empire, les moines furent le seul clergé, ces gens, destinés par une pro- fession plus particulière à fuir et à craindre les affaires, embrassèrent toutes les occasions qui pu- rent leur y donner part ; ils ne cessèrent de faire du bruit partout et d'agiter ce monde qu'ils avaient quitté.

Aucune affaire d'État, aucune paix, aucune guerre, aucune trêve, aucune négociation, aucun mariage ne se traita que par le ministère des moines : les conseils du prince en furent remplis, et les as- semblées de la nation presque toutes composées.

On ne saurait croire quel mal il en résulta. Ils affaiblirent l'esprit des princes, et leur firent faire imprudemment même les choses bonnes. Pendant que Basile occupait les soldats de son armée de mer à bâtir une église à saint Michel, il laissa piller la Sicile par les Sarrasins, et prendre Syracuse ; et Léon, son successeur, qui employa sa flotte au rnême usage, leur laissa occuper Tauroménie et l'île de Lemnos ^

Andronic Paléologue abandonna la marine, parce

^ Zonaras et Nicéphore, Vie de Basile et de Léon.

DES ROMAINS 511

qu'on l'assura que Dieu était si content de son zèle pour la paix de l'Église que ses ennemis n'oseraient l'attaquer. Le même craignait que Dieu ne lui demandât compte du temps qu'il employait à gouverner son Etat, et qu'il dérobait aux affaires spirituelles ^

Les Grecs, grands parleurs, grands disputeurs, naturellement sophistes, ne cessèrent d'embrouiller la religion par des controverses. Comme les moines avaient un grand crédit à la cour, toujours d'autant plus faible qu'elle était plus corrompue, il arrivait que les moines et la cour se corrompaient récipro- quement, et que le mal était dans tous les deux : d'où il suivait que toute l'attention des empereurs était occupée quelquefois à calmer, souvent à irriter, des disputes théologiques qu'on a toujours remarqué devenir frivoles à mesure qu'elles sont plus vives.

Michel Paléologue, dont le règne fut tant agité par des disputes sur la religion, voyant les aftreux ravages des Turcs dans l'Asie, disait en soupirant , que le zèle téméraire de certaines personnes qui, en décriant sa conduite, avaient soulevé ses sujets contre lui, l'avait obligé d'appliquer tous ses soins à sa propre conservation, et de négliger la ruine des provinces. « Je me suis contenté, disait-il, de pour- voir à ces parties éloignées par le ministère des gou- verneurs, qui m'en ont dissimulé les besoins, soit qu'ils fussent gagnés par argent, soit qu'ils appré- hendassent d'être pimis l »

Les patriarches de Constantinople avaient un pouvoir immense. Comme dans les tumultes popu- laires les empereurs et les grands de l'État se re-

1 Pachymère, liv. VII.

2 Pachymère, liv. VI, chap. xxix. On a employé la traductioa de M. le président Cousin.

512 GRANDEUR ET DÉCADENCE

tiraient dans les églises, que le patriarche était maître de les livrer ou non, et exerçait ce droit à sa fantaisie, il se trouvait toujours, quoique indirecte- ment, arbitre de toutes les affaires publiques.

Lorsque le vieux Andronic ^ fît dire au patriarche qu'il se mêlât des affaires de l'Eglise, et le laissât gouverner celles de l'empire : «C'est, lui répondit le patriarche, comme si le corps disait à l'âme: Je ne prétends avoir rien de commun avec vous, et je n'ai que faire de votre secours pour exercer mes fonctions. »

De si monstrueuses prétentions étant insuppor- tables aux princes, les patriarches furent très sou- vent chassés de leurs sièges. Mais chez une nation superstitieuse, l'on croyait abominables toutes' les fonctions ecclésiastiques qu'avait pu faire un patriarche qu'on croyait intrus, cela produisit -^^ .: schismes continuels : chaque patriarche, ran( ?iii le nouveau, le plus nouveau, ayant chacun leu'I*" sectateurs.

Ces sortes de querelles étaient bien plus tristes que celles qu'on pouvait avoir sur le dogme, parce qu'elles étaient comme une hydre qu'une nouvelle déposition pouvait toujours reproduire.

La fureur des disputes devint un état si naturel aux Grecs, que, lorsque Cantacuzène prit Constan- tinople, il trouva l'em.pereur Jean et l'impératrice Anne occupés à un concile contre quelques ennemis des moines^; et quand Mahomet II l'assiégea, il ne put suspendre les haines théologiques ^ ; et on y était plus occupé du concile de Florence que de l'armée des Turcs *. j

^ Paléologuc. Voy. l'Histoire des deux Androiiic, écrite r -il Cantacuzène, liv. I, chap. i.

2 Cantacuzène, liv. III, chap. xcix.

5 Ducas, Histoire des derniers Paléolognes. ., s,

^ On se demandait si on avait entendu la mcssr

DES ROMAINS 513

Dans les disputes ordinaires, comme chacun sent qu'il peut se tromper, l'opiniâtreté et l'obstination ne sont pas extrêmes ; mais dans celles que nous avons sur la religion, comme par la nature de la chose chacun croit être sûr que son opinion est vraie, nous nous indignons contre ceux qui, au heu de changer eux-mêmes, s'obstinent à nous faire c^ anger.

Ceux qui liront l'histoire de Pachymère conn^-

tront bien l'impuissance étaient et seront

toujours les théologiens par eux-mêmes d'accom-

lOder jamais leurs différends. On y voit un

mpereur^ qui passe sa vie à les assembler, à les

:outer, à les rapprocher ; on voit de l'autre une

ydre de disputes qui renaissent sans cesse ; et

Dn sent qu'avec la même méthode, la même

. t^ri'^nce, les mêmes espérances, la même envie de

pu 'la même simplicité pour leurs intrigues, le

..lie respect pour leurs haines, ils ne se seraient

,amais accommodés jusqu'à la fin du monde.

En voici un exemple bien remarquable. A la soUicitation de l'empereur, les partisans du patri- arche Arsène firent une convention avec ceux qui suivaient le patriarche Joseph, qui portait que les deux partis écriraient leurs prétentions chacun sur un papier ; qu'on jetterait les deux papiers dans un brasier ; que, si l'un des deux demeurait entier, le jugement de Dieu serait sui\'i, et que, si tous les deux étaient consumés, ils renonceraient à leurs différends. Le feu dévora les deux papiers : les deux partis se réunirent, la paix dura un jour; mais le -'^ndemain ils dirent que leur changement aurait

'L eût consenti à l'union : on l'aurait fui comme le feu. On 3 dait la grande église comme un temple profane. Le moine ■•dius lançait ses anathèmes sur tous ceux qui désiraient V, .^ucas, Histoire des derniers Paléologues.) Paléologue.

17

514 GRANDEUR ET DÉCADENCE

dépendre d'une persuasion intérieure et non pas du hasard, et la guerre recommença plus vive que jamais 1.

On doit donner une grande attention aux dis- putes des théologiens ; mais il faut la cacher autant qu'il est possible : la peine qu'on paraît prendre à les calmer les accréditant toujours, en faisant voir que leur manière de penser est si importante, qu'elle décide du repos de l'État et de la sûreté du prince.

On ne peut pas plus finir leurs affaires en écou- tant leurs subtilités, qu'on ne pourrait abolir les duels en établissant des écoles l'on raffinerait sur le point d'honneur.

Les empereurs grecs eurent si peu de prudence que, quand les disputes furent endormies, ils eurent la rage de les réveiller. Anastase^ Justinien^, Héra- clius^. Manuel Comnène^, proposèrent des points de foi à leur clergé et à leur peuple, qui auraient méconnu la vérité dans leur bouche quand même ils l'auraient trouvée. Ainsi, péchant toujours dans la forme, et ordinairement dans le fond, voulant faire voir leur pénétration, qu'ils auraient pu si bien montrer dans tant d'autres affaires qui leur étaient confiées, ils entreprirent des disputes vaines sur la nature de Dieu, qui, se cachant aux savants parce qu'ils sont orgueilleux, ne se montre pas mieux aux grands de la terre.

C'est une erreur de croire qu'il y ait dans le monde une autorité humaine, à tous les égards, despotique ; il n'y en a jamais eu, et il n'y en aura jamais : le pouvoir le plus immense est toujours borné par quelque coin. Que le Grand-Seigneur mette un

^ Pachymère, liv. I. 2 Évagre, liv. III.

' Procope, Histoire secrète. ** Zonaras, Vie d'Héraclius,

5 Nicétas, Vie de Manuel Contnène.

DES ROÎ^IAINS 515

nouvel impôt à Constantinople, un cri général lui fait d'abord trouver des limites qu'il n'avait pas connues. Un roi de Perse peut bien contraindre un fils de tuer son père, ou un père de tuer son fils ^ ; mais obliger ses sujets de boire du vin, il ne le peut pas. Il y a dans chaque nation un esprit général sur lequel la puissance même est fondée : quand elle choque cet esprit, elle se choque elle-même, et elle s'arrête nécessairement,

La source la plus empoisonnée de tous les mal- heurs des Grecs, c'est qu'ils ne connurent jamais la nature ni les bornes de la puissance ecclésiastique et de la séculière : ce qui fit que l'on tomba de part et d'autre dans des égarements continuels.

Cette grande distinction, qui est la base sur laquelle pose la tranquillité des peuples, est fondée non seulement sur la religion, mais encore sur la raison et la nature, qui veulent que des choses réellement séparées, et qui ne peuvent subsister que séparées, ne soient jamais confondues.

Quoique chez les anciens Romains le clergé ne fît pas un corps séparé, cette distinction y était aussi connue que parmi nous. Claudius avait consacré à la liberté la maison de Cicéron, lequel, revenu de son exil, la redemanda : les pontifes décidèrent que, si elle avait été consacrée sans un ordre exprès du peuple, on pouvait la lui rendre sans blesser la religion. « Ils ont déclaré, dit Cicé- ron ^, qu'ils n'avaient examiné que la validité de la consécration, et non la loi faite par le peuple; qu'ils avaient jugé le premier chef comme pontifes, et qu'ils jugeraient le second comme sénateurs, ô

1 Voy. Chardin.

^ Lettres à Atticus, liv, IV, lettre 11.

CHAPITRE XXIII

Raison de la durée de l'empire d'Orient. Sa destruction.

Après ce que je viens de dire de l'empire grec, il est naturel de demander comment il a pu subsister si longtemps. Je crois pouvoir en donner les raisons.

Les Arabes l'ayant attaqué, et en ayant conquis quelques provinces, leurs chefs se disputèrent le califat ; et le feu de leur premier zèle ne produisit plus que des discordes civiles.

Les mêmes Arabes ayant conquis la Perse, et s'y étant divisés ou affaiblis, les Grecs ne furent plus obligés de tenir sur l'Euphrate les principales forces de leur empire.

Un architecte, nommé Callinique, qui était venu de Syrie à Constantinople, ayant trouvé la composi- tion d'un feu que l'on soufflait par un tuyau, et qui était tel, que l'eau et tout ce qui éteint les feux .ordi- naires ne faisaient qu'en augmenter la violence, les Grecs, qui en firent usage, furent en possession pen- dant plusieurs siècles de brûler toutes les flottes de leurs ennemis, siu"tout celles des Arabes, qui venaient d'Afrique ou de Syrie les attaquer jusqu'à Constantinople.

Ce feu fut mis au rang des secrets de l'État ; et Constantin Porphyrogénète, dans son ouvrage dédié à Romain son fils sur l'administration de

DÉCADENCE DES ROMAINS 517

l'empire, l'avertit que, lorsque les barbares lui de- manderont du feu grégeois, il doit leur répondre qu'il ne lui est pas permis de leur en donner, parce qu'un ange qui l'apporta à l'empereur Constantin défendit de le communiquer aux autres nations, et que ceux qui avaient osé le faire avaient été dévorés par le feu du ciel dès qu'ils étaient entrés dans l'église.

Constantinople faisait le plus grand et presque le seul commerce du monde dans un temps les nations gothiques d'un côté, et les Arabes de l'autre, avaient ruiné le commerce et l'industrie partout ailleurs. Les manufactures de soie y avaient passé de Perse ; et depuis l'invasion des Arabes elles furent fort négligées dans la Perse même : d'ailleurs les Grecs étaient maîtres de la mer. Cela mit dans l'État d'immenses richesses, et par conséquent de grandes ressources ; et sitôt qu'il eut quelque relâche, on vit d'abord reparaître la prospérité publique.

En voici un grand exemple. Le vieux Andronic Comnène était le Néron des Grecs ; mais, comme parmi tous ses vices il avait une fermeté admirable pour empêcher les injustices et les vexations des grands, on remarqua que\ pendant trois ans qu'il régna, plusieurs provinces se rétablirent.

Enfin, les barbares qui habitaient les bords du Danube s'étant établis, ils ne furent plus si redou- tables, et servirent même de barrière contre d'autres barbares.

Ainsi, pendant que l'empire était affaissé sous un mauvais gouvernement, des causes particu- lières le soutenaient. C'est ainsi que nous voyons aujourd'hui quelques nations de l'Europe se maintenir, malgré leur faiblesse, par les trésors

^ Nicétas, Vie cV Androtvic Comnène, liv. IL

5i8 GRANDEUR ET DÉCADENCE

des Indes ; les États temporels du pape, par le res- pect que l'on a pour le souverain ; et les corsaires de Barbarie, par l'empêchement qu'ils mettent au commerce des petites nations, ce qui les rend utiles aux grandes \

L'empire des Turcs est à présent à peu près dans le même degré de faiblesse était autrefois celui des Grecs ; mais il subsistera longtemps : car, si quelque prince que ce fût mettait cet empire en péril en poursuivant ses conquêtes, les trois puis- sances commerçantes de l'Europe connaissent trop leurs affaires pour n'en pas prendre la défense sur- le-champ ^.

C'est leur félicité que Dieu ait permis qu'il y ait dans le monde des nations propres à posséder inutilement un grand empire.

Dans le temps de Basile Porphyrogénète, la puissance des Arabes fut détruite en Perse ; Mahomet, fils de Sambraël, qui y régnait, appela du nord trois mille Turcs en qualité d'auxiliaires ^. Sur quelque mécontentement, il envoya une armée contre eux ; mais ils la mirent en fuite. Mahomet, indigné contre ses soldats, ordonna qu'ils passe- raient devant lui vêtus en robes de femmes ; mais ils se joignirent aux Turcs, qui d'abord allèrent ôter la garnison qui gardait le pont de l'Araxe, et ouvrirent le passage à une multitude innom- brable de leurs compatriotes.

Après avoir conquis la Perse, ils se répandirent

1 Ils troublent la navigation des Italiens dans la Méditerranée.

2 Ainsi les projets contre le Turc, comme celui qui fut fait sous le pontificat de Léon X, par lequel l'empereur devait se rendre par la Bosnie à Constantinople ; le roi de France, par l'Albanie et la Grèce ; d'autres princes, s'embarquer dans leiurs ports ; ces projets, dis-je, n'étaient pas sérieux, ou étaient faits par des gens qui ne voyaient pas l'intérêt de l'Europe.

3 Histoire écrite par Nicéphorc Bryen7ie César, Vies de Con- stantin Ducas et de Romain Diogène.

DES ROMAINS 519

d'Orient en Occident sur les terres de l'empire ; et Romain Diogène ayant voulu les arrêter, ils le prirent prisonnier, et soumirent presque tout ce que les Grecs avaient en Asie jusqu'au Bosphore.

Quelque temps après, sous le règne d'Alexis Comnène, les Latins attaquèrent l'Orient. Il y avait longtemps qu'un malheureux schisme avait mis une haine implacable entre les nations des deux rites, et elle aurait éclaté plus tôt si les Italiens n'avaient plus pensé à réprimer les empereurs d'Allemagne, qu'ils craignaient, que les empereurs grecs, qu'ils ne faisaient que haïr.

On était dans ces circonstances, lorsque tout à coup il se répandit en Europe une opinion reH- gieuse que les lieux Jésus-Christ était né, ceux il avait souffert, étant profanés par les infidèles, le moyen d'effacer ses péchés était de prendre les armes pour les en chasser. L'Europe était pleine de gens qui aimaient la guerre, qui avaient beaucoup de crimes à expier, et qu'on leur proposait d'ex- pier en suivant leur passion dominante : tout le monde prit donc la croix et les armes.

Les croisés, étant arrivés en Orient, assiégèrent Nicée, et la prirent ; ils la rendirent aux Grecs ; et, dans la consternation des infidèles, Alexis et Jean Comnène rechassèrent les Turcs jusqu'à l'Euphrate.

Mais, quel que fût l'avantage que les Grecs pus- sent tirer des expéditions des croisés, il n'y avait pas d'empereur qui ne frémît du péril de voir passer au miheu de ses États, et se succéder, des héros si fiers et de si grandes armées.

Ils cherchèrent donc à dégoûter l'Europe de ces entreprises ; et les croisés trouvèrent partout des trahisons, de la perfidie, et tout ce qu'on peut attendre d'un ennemi timide.

Il faut avouer que les Français, qui avaient com-

520 GRANDEUR ET DÉCADENCE

mencé ces expéditions, n'avaient rien fait pour se faire souffrir. Au travers des invectives d'Andronic Comnène contre nous^ on voit, dans le fond, que chez une nation étrangère nous ne nous contrai- gnions point, et que nous avions pour lors les défauts qu'on nous reproche aujourd'hui.

Un comte français alla se mettre sur le trône de l'empereur ; le comte Baudouin le tira par le bras, et lui dit : « Vous devez savoir que, quand on est dans un pays, il en faut suivre les usages. Vrai- ment, voilà un beau paysan, répondit-il, de s'as- seoir ici, tandis que tant de capitaines sont debout ! »

Les Allemands, qui passèrent ensuite, et qui étaient les meilleures gens du monde, firent une rude pénitence de nos étourderies, et trouvèrent partout des esprits que nous avions révoltés'^.

Enfin la haine fut portée au dernier comble ; et quelques mauvais traitements faits à des marchands vénitiens, l'ambition, l'avarice, un faux zèle, dé- terminèrent les Français et les Vénitiens à se croiser contre les Grecs.

Ils les trouvèrent aussi peu aguerris que dans ces derniers temps les Tartares trouvèrent les Chinois. Les Français se moquaient de leurs habillements efféminés : ils se promenaient dans les rues de Con- stantinople, revêtus de leurs robes peintes ; ils portaient à la main une écritoire et du papier, par dérision pour cette nation, qui avait renoncé à la profession des armes ^; et, après la guerre, ils re- fusèrent de recevoir dans leurs troupes quelque Grec que ce fût.

Ils prirent toute la partie d'Occident, et y élu-

1 Histoire d'Alexis, son père, liv. X et XI.

2 Nicétas, Histoire de Manuel Comnène, liv. I.

^ Nicétas, Histoire, après la prise de Constantinople, chap. m.

DES ROMAINS 521

rent empereur le comte de Flandre, dont les États éloignés ne pouvaient donner aucune jalousie aux Italiens. Les Grecs se maintinrent dans T Orient, séparés des Turcs par les montagnes, et des Latins par la mer.

Les Latins, qui n'avaient pas trouvé d'ob- stacles dans leurs conquêtes, en ayant trouvé une infinité dans leur établissement, les Grecs repassè- rent d'Asie en Europe, reprirent Constantinople et presque tout l'Occident.

Mais ce nouvel empire ne fut que le fantôme du premier, et n'en eut ni les ressources ni la puissance.

Il ne posséda guère en Asie que les provinces qui sont en deçà du Méandre et du Sangare : la plupart de celles d'Europe- furent divisées en de petites sou- verainetés.

De plus, pendant soixante ans que Constanti- nople resta entre les mains des Latins, les vaincus s'étant dispersés, et les conquérants occupés à la guerre, le commerce passa entièrement aux villes d'Italie, et Constantinople fut privée de ses riches- ses.

Le commerce même de l'intérieur se fit par les Latins. Les Grecs, nouvellement rétablis, et qui craignaient tout, voulurent se concilier les Génois, en leur accordant la liberté de trafiquer sans payer de droits^; et les Vénitiens, qui n'acceptèrent point de paix, mais quelques trêves, et qu'on ne voulut pas irriter, n'en payèrent pas non plus.

Quoique avant la prise de Constantinople Manuel Comnène eût laissé tomber la marine, cependant, comme le commerce subsistait encore, on pouvait facilement la rétablir ; mais quand dans le nouvel empire on l'eut abandonnée, le mal fut sans re-

1 Cantacuzène, liv. IV.

17^

522 GRANDEUR ET DÊCADENCB":

mède, parce que l'impuissance augmenta tou- jours.

Cet Ëtat, qui dominait sur plusieurs îles, qui était partagé par la mer, et qui en était environné en tant d'endroits, n'avait point de vaisseaux pour y naviguer. Les provinces n'eurent plus de com- munication entre elles ; on obligea les peuples de se réfugier plus avant dans les terres, pour éviter les pirates ; et quand ils l'eurent fait, on leur ordonna de se retirer dans les forteresses, pour se sauver des Turcs \

Les Turcs faisaient pour lors aux Grecs une guerre singulière : ils allaient proprement à la chasse des hommes ; ils traversaient quelquefois deux cents lieues de pays pour faire leurs ravages. Comme ils étaient divisés sous plusieurs sultans, on ne pouvait pas, par des présents, faire la paix avec tous, et il était inutile de la faire avec quelques- uns ^ Ils s'étaient faits mahométans ; et le zèle pour leur religion les engageait merveilleusement à ravager les terres des chrétiens. D'ailleurs, comme c'étaient les peuples les plus laids de la terre, leurs femmes étaient affreuses comme eux ^ ; et dès qu'ils eurent vu des Grecques, ils n'en purent souffrir d'autres ^ Cela les porta à des enlèvements conti-

1 Pachymère, liv. VII.

2 Cantacuzène, liv. III, chap. xcvi ; et Pachymère, liv. XI, chap. IX.

3 Cela donna lieu à cette tradition du nord, rapportée par le Goth Jornandès, que Philimer, roi des Goths, entrant dans les terres gétiques, y ayant trouvé des femmes sorcières, il les chassa loin de son armée ; qu'elles errèrent dans les déserts, des démons incubes s'accouplèrent avec elles, d'où vint la nation des Huns. « Genus ferocissimum, quod fuit primum inter paludes, minutum, tetrum, atque exile, nec alia voce notum, tùsi quae humani sermonis imaginem assignabat. >

■* Michel Ducas, Histoire de Jean Manuel, Jean et Constantin, chap. IX. Constantin Porph^Togénète, au commencement de son Extrait des ambassades, avertit que, quand les barbares viennent

DES ROMAINS 523

nuels. Enfin, ils avaient été de tout temps adonnés aux brigandages ; et c'étaient ces mêmes Huns qui avaient autrefois causé tant de maux à l'empire romain.

Les Turcs, inondant tout ce qui restait à l'em- pire grec en Asie, les habitants qui purent leur échapper fuirent devant eux jusqu'au Bosphore ; et ceux qui trouvèrent des vaisseaux se réfugièrent dans la partie de l'empire qui était en Europe : ce qui augmenta considérablement le nombre de ses habitants. Mais il diminua bientôt. Il y eut des guerres ci\'iles si furieuses que les deux factions ap- pelèrent divers sultans turcs, sous cette condition ^, aussi extravagante que barbare, que tous les habi- tants qu'ils prendraient dans les pays du parti con- traire seraient menés en esclavage, et chacun, dans la vue de miner ses ennemis, concourut à détruire la nation.

Bajazet ayant soumis tous les autres sultans, les Turcs auraient fait pour lors ce qu'ils firent depuis sous Mahomet II, s'ils n'avaient pas été eux-mêmes sur le point d'être exterminés par les Tartares.

Je n'ai pas le courage de parler des misères qui suivirent ; je dirai seulement que, sous les derniers empereurs, l'empire, réduit aux faubourgs de Con- stantinople, finit comme le Rhin, qui n'est plus qu'un ruisseau lorsqu'il se perd dans l'Océan.

à Constantinople, les Romains doivent bien se garder de leur montrer la grandeur de leurs richesses ni la beauté de lemrs femmes.

1 Voy. VHistoire des empereurs Jean Paléologue et Jean Canta- cuzène, écrite par Cantacuzène.

DISSERTATION

SUR LA

POLITIQUE DES ROMAINS DANS LA RELIGION

DISSERTATION

SUR LA

POLITIQUE DES ROMAINS

DANS LA RELIGION

CE ne fut ni la crainte, ni la piété, qui établit la religion chez les Romains, mais la nécessité sont toutes les sociétés d'en avoir une. Les premiers rois ne furent pas moins attentifs à régler le culte et les cérémonies qu'à donner des lois et bâtir des murailles.

Je trouve cette différence entre les législateurs romains et ceux des autres peuples, que les premiers firent la religion pour l'État, et les autres l'État pour la religion. Romulus, Tatius et Numa asservirent les dieux à la politique : le culte et les cérémonies qu'ils instituèrent furent trouvés si sages, que. lorsque les rois furent chassés, le joug de la religion fut le seul dont ce peuple, dans sa fureur pour la liberté, n'osa s'affranchir.

Quand les législateurs romains établirent la re- ligion, ils ne pensèrent point à la réformation des mœurs, ni à donner des principes de morale ; ils ne voulurent point gêner des gens qu'ils ne con- naissaient pas encore. Ils n'eurent donc d'abord qu'une vue générale, qui était d'inspirer à un peu- ple qui ne craignait rien la crainte des dieux, et

528 POLITIQUE DES ROMAINS

de se servir de cette crainte pour le conduire à leur fantaisie.

Les successeurs de Numa n'osèrent point faire ce que ce prince n'avait point fait : le peuple, qui avait beaucoup perdu de sa férocité et de sa ru- desse, était devenu capable d'une plus grande discipline. Il eût été facile d'ajouter aux cérémonies de la religion des principes et des règles de morale, dont elle manquait ; mais les législateurs des Romains étaient trop clairvoyants pour ne point connaître combien une pareille réformation eût été dangereuse : c'eût été convenir que la religion était défectueuse, c'était lui donner des âges, et affaiblir son autorité en voulant l'établir. La sagesse des Romains leur fit prendre un meilleur parti en établissant de nouvelles lois. Les institu- tions humaines peuvent bien changer, mais les divines doivent être immuables comme les dieux mêmes.

Ainsi le sénat de Rome, ayant chargé le préteur Petilius^ d'examiner les écrits du roi Numa, qui avaient été trouvés dans un coffre de pierre quatre cents ans après la mort de ce roi, résolut de les faire brûler, sur le rapport que lui fit ce préteur, que les cérémonies qui étaient ordonnées dans ces écrits différaient beaucoup de celles qui se prati- quaient alors ; ce qui pouvait jeter des scrupules dans l'esprit des simples, et leur faire voir que le culte prescrit n'était pas le même que celui qui avait été institué par les premiers législateurs, et inspiré par la nymphe Égérie.

On portait la prudence plus loin : on ne pouvait lire les livres sibyllins sans la permission du sénat, qui ne la donnait même que dans les grandes oc-

^ Tite-Live, liv. XL, chap. xxix.

POLITIQUE DES ROIMAINS 529

casions, et lorsqu'il s'agissait de consoler les peuples. Toutes les interprétations étaient défendues ; ces livres même étaient toujours renfermés ; et, par une précaution si sage, on ôtait les armes des mains des fanatiques et des séditieux.

Les devins ne pouvaient rien prononcer sur les affaires publiques sans la permission des magis- trats ; leur art était absolument subordonné à la volonté du sénat ; et cela avait été ainsi ordonné par les livres des pontifes, dont Cicéron nous a conservé quelques fragments \

Polybe met la superstition au rang des avantages que le peuple romain avait par-dessus les autres peuples : ce qui paraît ridicule aux sages est néces- saire pour les sots ; et ce peuple, qui se met si facilement en colère, a besoin d'être arrêté par une puissance invisible.

Les augures et les aruspices étaient proprement les grotesques du paganisme ; mais on ne les trou- vera point ridicules, si on fait réflexion que, dans une religion toute populaire comme celle-là, rien ne paraissait extravagant ; la crédulité du peuple réparait tout chez les Romains : plus une chose était contraire à la raison humaine, plus elle leur paraissait divine. Une vérité simple ne les aurait pas vivement touchés : il leur fallait des sujets d'ad- miration, il leur fallait des signes de la divinité ; et ils ne les trouvaient que dans le merveilleux et le ridicule.

C'était, à la vérité, une chose très extravagante de faire dépendre le salut de la république de l'ap-

1 De leg., lib. II : « Bella disceptanto : prodigia, portenta, ad Etniscos et aruspices, si senatus jusserit, deferunto. » Et dans un autre endroit {ibid.) : « Sacerdotura duo gênera sunto : unum, quod prœsit Céeremoniis et sacris ; alterum, quod interpretetur fatidicorum et vatum eSata incognita, cum senatus populusque adsciverit. »

530 POLITIQUE DES ROMAINS

petit sacré d'un poulet, et de la disposition des entrailles des victimes ; mais ceux qui introdui- sirent ces cérémonies en connaissaient bien le fort et le faible, et ce ne fut que par de bonnes raisons qu'ils péchèrent contre la raison même. Si ce culte avait été plus raisonnable, les gens d'esprit en au- raient été la dupe aussi bien que le peuple, et par on aurait perdu tout l'avantage qu'on en pou- vait attendre : il fallait donc des cérémonies qui pussent entretenir la superstition des uns, et entrer dans la politique des autres ; c'est ce qui se trou- vait dans les divinations. On y mettait les arrêts du ciel dans la bouche des principaux sénateurs, gens éclairés, et qui connaissaient également le ridicule et l'utilité des divinations.

Cicéron dit ^ que Fabius, étant augure, tenait pour règle que ce qui était avantageux à la ré- pubHque se faisait toujours sous de bons auspices. Il pense, comme Marcellus '^, que, quoique la cré- dulité populaire eût établi au commencement les augures, on en avait retenu l'usage pour l'utilité de la république ; et il met cette différence entre les Romains et les étrangers, que ceux-ci s'en ser- vaient indifféremment dans toutes les occasions, et ceux-là seulement dans les affaires qui regardaient l'intérêt public. Cicéron ^ nous apprend que la foudre tombée du côté gauche était d'un bon augure, excepté dans les assemblées du peuple, « prœterquam ad comitia ». Les règles de l'art cessaient dans cette occasion : les magistrats y jugeaient à leur fantaisie de la bonté des auspices, et ces auspices étaient une bride avec laquelle ils

1 « Optinds auspiciis ea geri qu£D pro reipublicaî salute gereren- tur, quas contra rempublicam fierint, contra auspicia fieri. » (Df Senedute, chap. iv.)

2 De Divinatiotie, liv. II, chap. xxxv. ^ ibid.^ liv. II.

POLITIQUE DES ROMAINS 531

menaient le peuple. Cicéron ajoute : « Hoc insti- « tutum reipublicae causa est, ut comitiorum, vel « in jure legiim, vel in indiciis populi, vel in creandis « magistratibus, principes civitatis essent inter- « prêtes. » Il avait dit auparavant qu'on lisait dans les li\Tes sacrés : « Jove tonante et fulgurante, « comitia populi habere nefas esse. » Cela avait été introduit, dit-il, pour fournir aux magistrats un prétexte de rompre les assemblées du peuple ^ Au reste, il était indifférent que la victime qu'on im- molait se trouvât de bon ou de mauvais augure : car, lorsqu'on n'était pas content de la première, on en immolait une seconde, une troisième, une quatrième, qu'on appelait « hostise succedaneae ». Paul Emile, voulant sacrifier, fut obligé d'immoler vingt victimes : les dieux ne furent apaisés qu'à la dernière, dans laquelle on trouva des signes qui promettaient la victoire. C'est pour cela qu'on avait coutume de dire que, dans les sacrifices, les dernières victimes valaient toujours mieux que les premières. César ne fut pas si patient que Paul Emile : ayant égorgé plusieurs victimes, dit Sué- tone ^ sans en trouver de favorables, il quitta les autels avec mépris, et entra dans le sénat.

Comme les magistrats se trouvaient maîtres des présages, ils avaient un moyen sûr pour détourner le peuple d'une guerre qui aurait été funeste, ou pour lui en faire entreprendre une qui aurait pu être utile. Les devins qui suivaient toujours les armées, et qui étaient plutôt les interprètes du général que des dieux, inspiraient de la con- fiance aux soldats. Si par hasard quelque mauvais

^ « Hoc reipublicae causa constitutum ; comitiorum enim non habendorura causas esse voluerunt. » {De Divinatione, liv. II).

- «■ Pluribus hostiis cassis, cum litare non posset, introiit cu- riam, spreta religione. > (In Jul. Cas., liv. I, chap. lxxx.)

532 POLITIQUE DES ROMAINS

présage avait ('pouvante l'armée, un habile général en convertissait le sens et se le rendait favorable : ainsi Scipion, qui tomba en sautant de son vais- seau sur le rivage d'Afrique, prit de la terre dans ses mains : « Je te tiens, dit-il, ô terre d'Afrique ! » et par ces mots il rendit heureux un présage qui avait paru si funeste.

Les Siciliens, s'étant embarqués pour faire quelque expédition en Afrique, furent si épouvantés d'une éclipse de soleil, qu'ils étaient sur le point d'abandonner leur entreprise ; mais le général leur représenta « qu'à la vérité cette éclipse eût été de mauvais augure si elle eût paru avant leur embarquement, mais que, puisqu'elle n'avait paru qu'après, elle ne pouvait menacer que les Africains ». Par il fit cesser leur frayeur, et trouva dans un sujet de crainte le moyen d'augmenter leur cou- rage.

César fut averti plusieurs fois par les devins de ne point passer en Afrique avant l'hiver. Il ne les écouta pas, et prévint par ses ennemis, qui, sans cette diligence, auraient eu le temps de réunir leurs forces.

Crassus, pendant un sacrifice, ayant laissé tomber son couteau des mains, on en prit un mauvais augure ; mais il rassura le peuple en lui disant : « Bon courage ! Au moins mon épée ne m'est jamais tombée des mains. »

Lucullus étant près de donner bataille à Tigrane, on vint lui dire que c'était un jour malheureux. «Tant mieux, dit-il : nous le rendrons heureux par notre victoire. »

Tarquin le Superbe, voulant établir des jeux en l'honneur de la déesse ^lania, consulta l'oracle d'Apollon, qui répondit obscurément, et dit qu'il fallait sacrifier têtes pour tètes, «capitibus pro

POLITIQUE DES ROMAINS 533

« capitibus supplicandum ». Ce prince, plus cruel encore que superstitieux, fit immoler des enfants ; mais Junius Brutus changea ce sacrifice horrible ; car il le fit faire avec des têtes d'ail et de pavot, et par remplit ou éluda l'oracle \

On coupait le nœud gordien quand on ne pou- vait pas le délier : ainsi, Claudius Pulcher, voulant donner un combat naval, fit jeter les poulets sacrés à la mer, afin de les faire boire, disait-il, puisqu'ils ne voulaient pas manger l

Il est vrai qu'on punissait quelquefois un géné- ral de n'avoir pas suivi les présages, et cela même était un nouvel effet de la politique des Romains. On voulait faire voir au peuple que les mauvais succès, les villes prises, les batailles perdues, n'é- taient point l'effet d'une mauvaise constitution de l'État, ou de la faiblesse de la république, mais de l'impiété d'un citoyen, contre lequel les dieux étaient irrités. Avec cette persuasion, il n'était pas difiicile de rendre la confiance au peuple ; il ne fallait pour cela que quelques cérémonies et quel- ques sacrifices. Ainsi, lorsque la ville était menacée ou affligée de quelque malheur, on ne manquait pas d'en chercher la cause, qui était toujours la colère de quelque dieu dont on avait négligé le culte : il suffisait, pour s'en garantir, de faire des sacrifices et des processions ; de purifier la ville avec des torches, du soufre et de l'eau salée. On faisait faire à la victime le tour des remparts avant de l'égor- ger ; ce qui s'appelait « sacrificium amburbium », et « amburbiale ». On allait même quelquefois jusqu'à purifier les armées et les flottes, après quoi chacun reprenait courage.

Scévola, grand pontife, et Varron, un de leurs

^ Macrob., ScUurnal., lib. I.

2 < Quia esse nolunt, bibant. > (Val. Maxim., I, chap. iv.)

534 . POLITIQUE DES ROMAINS

grands théologiens, disaient qu'il était nécessaire que le peuple ignorât beaucoup de choses vraies, et en crût beaucoup de fausses. Saint Augustin dit ^ que Varron avait découvert par tout le secret des politiques et des ministres d'État.

Le môme Scévola, au rapport de saint Augustin "^^ divisait les dieux en trois classes : ceux qui avaient été établis par les poètes ; ceux qui avaient été établis par les philosophes ; et ceux qui avaient été établis par les magistrats, « a principibus civitatis ».

Ceux qui lisent l'histoire romaine, et qui sont un peu clairvoyants, trouvent à chaque pas des traits de la poHtique dont nous parlons. Ainsi on voit Cicéron, qui, en particulier et parmi ses amis, fait à chaque moment une confession d'in- crédulité ^, parler en public avec un zèle extra- ordinaire contre l'impiété de Verres. On voit un Clodius, qui avait insolemment profané les mys- tères de la bonne déesse, et dont l'impiété avait été marquée par vingt arrêts du sénat, faire lui-même une harangue remplie de zèle à ce sénat qui l'avait foudroyé, contre le mépris des pratiques anciennes et de la rehgion. On voit un Salluste, le plus cor- rompu de tous les citoyens, mettre à la tête de ses ouvrages une préface digne de la gravité et de l'austérité de Caton. Je n'aurais jamais fait si je voulais épuiser tous les exemples.

Quoique les magistrats ne donnassent pas dans la rehgion du peuple, il ne faut pas croire qu'ils n'en eussent point. M. Cudworth a fort bien prouvé que ceux qui étaient éclairés parmi les païens ado-

1 «Totum consilium prodidit sapientum per quod civitates et populi regerentur. » {De civit. Dei, liv. IV, chap. xxxi.)

•■^ Ibid.

2 < Adeone me delirare censés ut ista credam ? n

POLITIQUE DES ROMAINS 535

raient une divinité suprême, dont les di\'inités du peuple n'étaient qu'une participation. Les païens, très peu scrupuleux dans le culte, cro- 3^aient qu'il était indifférent d'adorer la divinité même, ou les manifestations de la divinité; d'a- dorer, par exemple, dans Vénus, la puissance passive de la nature, ou la divinité suprême, en tant qu'elle est susceptible de toute génération ; de rendre un culte au soleil ou à l'Être suprême, en tant qu'il anime les plantes et rend la terre féconde par sa chaleur. Ainsi le stoïcien Balbus dit, dans Cicéron \ « que Dieu participe par sa nature à toutes les choses d'ici-bas, qu'il est Cérès sur la terre, Nep- tune sur les mers ». Nous en saurions davantage si nous avions le livre qu'Asclépiade composa, intitulé r Harmonie de toutes les théologies. s

Comme le dogme de l'âme du monde était presque universellement reçu, et que l'on regardait chaque partie de l'univers comme un membre vivemt dans lequel cette âme était répandue, il semblait qu'il était permis d'adorer indifféremment toutes ces parties, et que le culte devait être arbitraire comme était le dogme.

XoWk d'où était cet esprit de tolérance et de douceur qui régnait dans le monde païen : on n'avait garde de se persécuter et de se déchirer les uns les autres : toutes les rehgions, toutes les théologies, y étaient également bonnes : les hérésies, les guerres et les disputes de rehgion, y étaient inconnues : pourv^u qu'on allât adorer au temple, chaque citoyen était grand pontife dans sa famiUe.

^ « Deus pertinens per naturam cujusque rei, per terras Ceres, per maria Neptunus, alii per alla, poterunt intelligi ; qui quales- que sint, quoque eos nomine consuetudo nuncupaverit, hos deos et venerari et colère debemus.» {De nai. deor. fliv. II. chap. xxviii.)

536 POLITIQUE DES ROMAINS

Les Romains étaient encore plus tolérants que les Grecs, qui ont toujours gâté tout : chacun sait la malheureuse destinée de Socrate.

Il est vrai que la religion égyptienne fut tou- jours proscrite à Rome : c'est qu'elle était intolé- rante, qu'elle voulait dominer seule, et s'établir sur les débris des autres; de manière que l'esprit de douceur et de paix qui régnait chez les Romains fut la véritable cause de la guerre qu'ils lui firent sans relâche. Le sénat ordonna d'abattre les temples des divinités égyptiennes ; et Valère Maxime ^ rap- porte à ce sujet qu'Émilius Probus donna les pre- miers coups, afin d'encourager par son exemple les ouvriers, frappés d'une crainte superstitieuse.

Mais les prêtres de Sérapis et d'Isis avaient en- core plus de zèle pour établir ces cérémonies qu'on n'en avait à Rome pour les proscrire. Quoique Auguste, au rapport de Dion ^, en eût défendu l'exercice dans Rome, Agrippa, qui commandait dans la ville en son absence, fut obligé de le défendre une seconde fois. On peut voir dans Tacite et dans Suétone les fréquents arrêts que le sénat fut obligé de rendre pour bannir ce culte de Rome.

Il faut remarquer que les Romains confon- dirent les Juifs avec les Égyptiens, comme on sait qu'ils confondirent les chrétiens avec les Juifs : ces deux religions furent longtemps regardées comme deux branches de la première, et parta- gèrent avec elle la haine, le mépris et la persécution des Romains. Les mêmes arrêts qui abolirent à Rome les cérémonies égyptiennes mettent tou- jours les cérémonies juives avec celles-ci, comme il paraît par Tacite ^, et par Suétone dans les

^ Liv. I, chap. m, art. 3. - Liv. XXXIV. 3 Annales, liv. II, chap. lxxxv.

POLITIQUE DES ROI\IAINS 537

vies de Tibère et de Claude. Il est encore plus clair que les historiens n'ont jamais distingué le culte des chrétiens d'avec les autres. On n'était pas même revenu de cette erreur du temps d'Adrien, comme il paraît par une lettre que cet empereur écrivit d^Ég5'pte au consul Servianus: «Tous ceux^ qui en Egypte adorent Sérapis sont chrétiens, et ceux mêmes qu'on appelle évêques sont attachés au culte de Sérapis. Il n'y a point de Juif, de prince de synagogue, de samaritain, de prêtre des chré- tiens, de mathématicien, de devin, de baigneur, qui n'adore Sérapis. Le patriarche même des Juifs adore indifféremment Sérapis et le Christ. Ces gens n'ont d'autre dieu que Sérapis : c'est le dieu des chrétiens, des Juifs, et de tous les peuples. » Peut-on avoir des idées plus confuses de ces trois religions, et les confondre plus grossièrement ?

Chez les Égyptiens, les prêtres faisaient un corps à part, qui était entretenu aux dépens du public : de naissaient plusieurs inconvénients; toutes les richesses de l'État se trouvaient englouties dans une société de gens qui, recevant toujours et ne rendant jamais, attiraient insensiblement tout à eux. Les prêtres d'Egypte, ainsi gagés pour ne rien faire, languissaient tous dans une oisiveté dont ils ne sortaient qu'avec les vices qu'elle pro- duit; ils étaient brouillons, inquiets, entreprenants, et ces qualités les rendaient extrêmement dange-

1 « Illi qui Serapim colunt, christiani sunt ; et devoti sunt Serapi, qui se Christi episcopos dicunt. Xemo illic archisynagogus Judœorum, nemo Samarites, nemo christianorum p'resbyter, non mathematicus, non aruspex, non aliptes, qui non Serapim colat. Ipse ille patriarcha (Judaeorum scilicet), cum ^gyptum venerit, ab aliis Serapim adorare, ab aliis cogitur Christum. Unus illis Deus est Sérapis : hune Judaei, hune christiani, hune omnes venerantur et gentes. » (Flavius Vopiscus, in Vita Saturnini. Vid. Histori(Z Augustes, scriptores, in-folio, 1620, p. 245, et in 8°, 1661, p. 959.)

538 POLITIQUE DES ROMAINS

reux. Enfin un corps dont les intérêts avaient été violemment séparés de ceux de l'État était un monstre ; et ceux qui l'avaient établi avaient jeté dans la société une semence de discorde et de guerres civiles. Il n'en était pas de môme à Rome : on y avait fait de la prêtrise une charge civile ; les dignités d'augure, de grand pontife, étaient des magistratures ; ceux qui en étaient revêtus étaient membres du sénat, et par conséquent n'avaient pas des intérêts différents de ceux de ce corps. Bien loin de se servir de la superstition pour opprimer la république, ils l'employaient utilement à la sou- tenir. «Dans notre ville, dit Cicérone les rois et les magistrats qui leur ont succédé ont toujours eu un double caractère, et ont gouverné l'État sous les auspices de la religion. &

Les duumvirs avaient la direction des choses sacrées : les quindécemvirs avaient soin des céré- monies de la religion, gardaient les livres des sibylles ; ce que faisaient auparavant les décem- \ars et les duumvirs. Ils consultaient les oracles lorsque le sénat l'avait ordonné, et en faisaient le rapport, y ajoutant leur avis ; ils étaient aussi commis pour exécuter tout ce qui était prescrit dans les livres des sibylles, et pour faire célébrer les jeux séculaires : de manière que toutes les céré- monies religieuses passaient par les mains des magistrats.

Les rois de Rome avaient une espèce de sacer- doce. Il y avait de certaines cérémonies qui ne pouvaient être faites que par eux. Lorsque les Tarquins furent chassés, on craignait que le peuple

^ « Apudveteres,quirenimpotiebantur,iidemauguriatenebaat, ut testis est nostra civitas, in qua et reges, augures, et postea privati eodem sacerdotio pracditi rempublicam religionum aucto- ritate rexemnt. » {De Divinatione, lib. I.)

POLITIQUE DES ROMAINS 539

s'aperçût de quelque changement dans la reli- gion ; cela fit établir un magistrat appelé « rex sacrorum », qui, dans les sacrifices, faisait les fonc- tions des anciens rois et dont la femme était appelée « regina sacrorum ». Ce fut le seul vestige de royauté que les Romains conservèrent parmi eux.

Les ^Romains avaient cet avantage, qu'ils avaient pour législateur le plus sage prince dont l'histoire profane ait jamais parlé : ce grand homme ne chercha pendant tout son règne qu'à faire fleurir la justice et l'équité, et il ne fit pas moins sentir sa modéra- tion à ses voisins qu'à ses sujets. Il établit les fécia- liens, qui étaient des prêtres sans le ministère desquels on ne pouvait faire ni la paix ni la guerre. Nous avons encore des formulaires de serm^ents faits par ces fécialiens, quand on concluait la paix avec quelque peuple. Dans celle que Rome conclut avec Albe, un fécialien dit, dans Tite-Live ^ : « Si le peuple romain est le premier à s'en départir, publico consilio dolove malo, qu'il prie Jupiter de le frapper comme il va frapper le co- chon qu'il tenait dans ses mains » ; et aussitôt il l'abattit d'un coup de caillou.

Avant de commencer la guerre, on envoyait un de ces fécialiens faire ses plaintes au peuple qui avait porté quelque dommage à la république. Il lui donnait un certain temps pour se consulter, et pour chercher les moyens de rétablir la bonne intelligence. Mais si on négligeait de faire l'accom- modement, le fécialien s'en retournait, et sortait des terres de ce peuple injuste, après avoir invoqué contre lui les dieux célestes et ceux des enfers : pour lors le sénat ordonnait ce qu'il croyait juste et pieux. Ainsi les guerres ne s'entreprenaient

^ Liv. I, chap. xxiv.

540 POLITIQUE DES ROMAINS

jamais à la hâte, et elles ne pouvaient être qu'une suite d'une longue et mûre délibération.

La politique qui régnait dans la religion des Romains se développa encore mieux dans leurs victoires. Si la superstition avait été écoutée, on aurait porté chez les vaincus les dieux des vain- queurs ; on aurait renversé leurs temples ; et, en établissant un nouveau culte, on leur aurait im- posé une servitude plus rude que la première. On fit mieux : Rome se soumit elle-même aux divinités étrangères ; elle les reçut dans son sein ; et par ce lien, le plus fort qui soit parmi les hommes, elle s'attacha des peuples qui la regardèrent plutôt comme le sanctuaire de la religion que comme la maîtresse du monde.

Mais, pour ne point multiplier les êtres, les Ro- mains, à l'exemple des Grecs, confondirent adroite- ment les divinités étrangères avec les leurs : s'ils trouvaient dans leurs conquêtes un dieu qui eût du rapport à quelqu'un de ceux qu'on adorait à Rome, ils l'adoptaient, pour ainsi dire, en lui donnant le nom de la divinité romaine, et lui accordaient, si j'ose me servir de cette expression, le droit de bourgeoisie dans leur ville. Ainsi, lorsqu'ils trouvaient quelque héros fameux qui eût purgé la terre de quelque monstre, ou soumis quelque peuple barbare, ils lui donnaient aussitôt le nom d'Hercule. « Nous avons percé jusqu'à l'Océan, dit Tacite \ et nous y avons trouvé les colonnes d'Hercule, soit qu'Her- cule y ait été, soit que nous ayons attribué à ce héros tous les faits dignes de sa gloire. »

Varron a compté quarante-quatre de ces domp-

^ < Ipsum quinetiam Oceanum illa tentavimus ; et superesse adhnc Herculis columnas fama vulgavit, sive adiit Hercules, sive quidquid ubique magnificum est in claritatem ejus referre cousensimus. » {De moribus Gertnanorum, chap. xxxiv.)

POLITIQUE DES ROIVIAINS 541

teurs de monstres : Cicéron ^ n'en a compté que six, vingt-deux Muses, cinq Soleils, quatre Vul- cains, cinq Mercures, quatre Apollons, trois Jupi- ters.

Eusèbe va plus loin - ; il compte presque autant de Jupiters que de peuples.

Les Romains, qui n'avaient proprement d'autre divinité que le génie de la république, ne faisaient point d'attention au désordre et à la confusion qu'ils jetaient dans la mythologie : la crédulité des peuples, qui est toujours au-dessus du ridicule et de l'extravagant, réparait tout.

1 De natura deorunt, lib. III.

2 Prœparatio evangelica, lib. III.

FIN

IMPRIMERIE NELSON, EDIMBOURG, ECOSSE

Montesquieu, G. L, de Seccaidat, PQ baron de La Brède et de 2011

.L5 Lettres persanes F3 "

en

T—

C\J

LO

G) 00

-N -CD -LO

-co

co

C\J =d

i

m

i

'^^^H

iM

I I I

8

10 1