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L'HONNÊTE HOMME,

OU

LE NIAIS.

PARIS IMPRIMERIE DE FAIIf, RUE RACINE, W.4,

FLACC DE L'OOKOir.

L'HONNETE HOMME,

on

LE NIAIS,

HISTOIRE

DE GEORGES DERCY

ET DE SA FAMILLE.

PAR L.-B. PICARD,

DE L^CADÉMIE F & ANC AISE.

TOME PREMIER.

PARIS9

BAUDOUIN FRÈRES, ÉDITEURS,

RUE DE VJUGIRARD, No.ZQ.

1825.

L'HONNÊTE HOMME,

OU

LE NIAIS.

CHAPITRE PREMIER.

PREMIERE JEUNESSE DE GEORGES. ;

E N 1802 , il y avait, à récole* centrale d'Orléans, un jeune homme de dix-sept ans, Georges Dercy, plein de bonté, sans malice, que presque tous ses camarades, quelques-uns de ses maîtres, et même les domestiques de la maison , s'étaient habi- tués à nommer le Niais. C'était le fils uni- que d'un honnête laboureur, qui avait Ton. L . X

2 l'honkete homme,

cVabord été fermier des autres , et qui , à force de travail et d'économie , était par- venu à se faire une petite propriété. En ar- rivant à récole centrale, Georges avait naïvement raconté que, dès sa plus tendre enfance, ce nom de Niais lui avait été donné par son oncle, sa tante, ses cousins, tous ses parens, excepté toutefois son père et sa mère. « Soit! » disait le père en sou- riant , lorsqu'il voyait son fils raillé par les autres; « j'aime mieux qu'on le nomme le » ^iais que le Rusé, w « Mon Georges », disait la mère en se fâchant, « ah! le vrai M nom qui lui convient , c'est celui du » Bon-Enfant, » Comment les camarades de Georges ne se seraient-ils pas fait un -jeu de lui continuer le fatal sobriquet ? A peine avait-il louché sa petite pension pour ses menus-plaisirs, qu'elle était dépensée en aumônes et en cadeaux ; et lorsqu'en- suite il s'agissait de se cotiser pour s'amu- ser, il ne lui restait pas un sou à mettre à la contribution. Vingt fois il s'était laissé

<0U LE m ATS. Ô

punir pour des fautes qu'un autre avait t^ommises , et pour n'avoir pas voulu dénon- cer le vrai coupabie.

Qtje de tours lui joua surtout un cer- tain Dauvert dont il n'était pas moins le meilleur ami! Ce Dauv«rt était le fils d'un gentilhomme tourangeau un peu intri- gant , un peu joueur, qui avait émigré, qui était rentré, qui avait abandonné la pre- mière éducation de son fils aux soins d'une vieille maîtresse , jadis sa servante. Après ia mort du père Dauvert, des parens plus soucieux que lui de l'instruction de son fils avaient envoyé le jeune homme à l'école centrale. Malgré sa niaiserie, Georges ne manquait pas de facilité , et travaillait beau- coup ; c'était un fort bon écolier. Quoique Dauvert se piquât d'être fin et spirituel , il était un écolier fort médiocre; mais comme il savait profiter de la simplicité , de la bonté de Georges, se faisant dicter ses de- voirs par le niais, lui attribuant ses pro- pres fredaines , le mettant en avant et se

l'hONKETE II0M31E

tenant en arrière dans les entreprises péril- leuses, le repoussant en arrière après le succès, et se présentant le premier pour en recueillir les fruits ! On remarquait cepen- dant que Georges qui faisait tout ce que Dauvert voulait, quand il ne fallait que s'exposer lui-même ou se nuire à lui-même, le refusait inflexiblement s'il s'agissait d'ex- poser autrui , de nuire à autrui ou de faire quelque chose qui ne lui parût pas géné- reux. Leur vieux professeur de belles-let- tres ne partageait pas Topinion générale sur Georges ; il lui témoignait beaucoup d'es- time et d'amitié , et semblait faire beaucoup moins de cas du spirituel Dauvert.

Cette année i8oa, comme toutes celles que nous avons vues depuis le commen- cement de la révolution, fut féconde en grands événemens : on faisait de la politi- que au collège , comme dans le monde , sur- tout dans les classes supérieures. Les écoliers sont en extase devant les exploits mili- taires; tous les jeunes gens de l'école cen*

ou LE NIAIS. 0

traie d'Orléans parlaient avec enthousiasme des batailles livrées par le premier consul et par ses intrépides lieutenans. Georges aussi admirait nos guerriers : « Mais, » disait-il , « je conçois que nous nous soyons » battus, quand il s'agissait de repousser » les étrangers et d'assurer notre indépen- » dance. La guerre était juste alors; mais » aujourd'hui!.... nous battre pour aller » conquérir d'autres pays! c'est injuste; et » nous en serons toujours dupes, même avec » nos victoires. » Dauvert haussait les épaules; il disait que Georges n'enten- dait rien à la politique , et ne se montrait pas assez sensible à la gloire nationale. Georges se permettait de blâmer plusieurs actes du premier consul ; il croyait y voir des abus de pouvoir contraires à la liberté. Dauvert admirait le génie du grand homme qui savait se créer de solides appuis dans les prêtres et dans ses nouveaux nobles , parmi les jacobins et parmi les émigrés. Vers la fin de la dernière année de leurs

l'honnête homme

études, Georges et Dauvert furent appelés par la conscription. La loi ne réclamait les jeunes Français qu'à Tâge de vingt ans; mais, plus nous remportions de victoires, plus nous avions besoin de soldats. Jusque- Dauvert avait paru animé d'un courage martial ; il brûlait de combattre. Il lui ar- riva tout à coup un grand malheur; vl sentit sa vue s'affaiblir : bientôt elle devint si basse qu'il fut obligé de prendre des be- sicles. Le bon Georges 'plaignait sincère- ment son cher camarade d'être contrarié dans sa vocation; car il était à craindre que, par suite de sa mauvaise vue, Dau- vert ne fût jugé incapable de servir. Quel- ques malins prétendaient que Dauvert jouait à la fois le courage militaire et la vue basse; Georges se fâchait contre ceux qui calomniaient son ami. Dauvert fut en effet réformé pour la faiblesse de sa vue. Depuis dix-huit mois, Georges avait perdu son père ; la loi l'exemptait comme fils unique d'une veuve.

ou LE NTAIS- 7

Au moment ils quittèrent Fëcole cen- trale , Georges et Dauvert se jurèrent une amitié à toute épreuve. Dauvert partit pour la Tour aine, en promettant à Georges de lui écrire ; Georges , qui retournait près de sa mère, lui fit la même promesse; il y fut fidèle. Il écrivit plusieurs lettres, ne reçut pas de réponse y et se lassa d'écrire*

A la mort du père de Georges , sa mère avait été nommée tutrice , et son oncle pa- ternel , subrogé tuteur, s'était chargé d'ad- ministrer la modique fortune du pupille. Madame Dercy, qui avait fort bien secondé son mari dans l'exploitation de leur pro- priété rurale , craignit de n'être pas en état de la faire valoir elle seule : il fallut donc chercher un fermier, et passer un bail. La famille de Georges se composait alors de sa mère, de cet oncle son subrogé tuteur, et de deux cousins, fils de deux sœurs de son père , qui n'existaient plus ; il n'avait point de parens du coté mater- nel. Son oncle, M. Guillaume Dercy de

8 l'honnête homme 5

Saint-Firmin , était un médecin fort oc- cupé dans le chef-lieu d'une sous-préfec- ture du département du Loiret que nous ne croyons pas devoir nommer par dis- crétion, et pour ne pas être accusé de personnalités; c'est un pays où, de temps immémorial , on s'est montré fort chatouil- leux, fort susceptible : on s'y permet la. médisance , et on ne veut pas la supporter. L'un des cousins, M. Thomas Dupré , était avoué au tribunal de première instance de la même ville ; il n'avait pas voulu se ma- rier. L'autre , M. Auguste de La Morinière, avait une place à la sous-préfecture , et sa femme tenaitia boutique la plus achalandée en lingerie , mercerie et parfumerie. Les deux cousins étaient plus âgés que Geor- ges; M. de La Morinière avait déjà un fils de dix ans qu'on envoya prendre la place de Georges à l'école centrale d'Or- léans.

Qu'allait-on faire de Georges ? Quoique ses professeurs eussent assuré qu'il avait

ou LE NIAIS. g

bien profité de ses études, son oncle et ses cousins trouvaient que l'esprit ne lui était pas venu au collège. Le docteur Saint- Firmin donna le conseil à sa belle-sœur d'envoyer le jeune homme étudier la méde- cine à Paris; ce fut aussi l'avis de sa femme, madame de Saint-Firmin , qui , malgré la niaiserie de Georges , semblait prendre beaucoup d'intérêt à lui. Le docteur n'a- vait pas d'enfant , et il disait avec sensi- bilité qu'il serait heureux , lorsque Georges aurait pris ses degrés, de se retirer, ou d'aller exercer dans la capitale , en cédant sa clientèle de province à son neveu. La bonne madame Dercy remercia beaucoup son beau-frère et sa belle-sœur de l'a- mitié qu'ils avaient pour son fils. Georges, suivant son habitude, était prêt à faire tout ce qu'on voulait. Sans se trouver, au fond du cœur, une vocation bien prononcée pour l'état de médecin , il ne fit aucune objection , et partit avec plusieurs lettres de recommandation adressées par son oncle

10 l'honnête homme 5

aux praticiens les plus distingués de la ca* pitale.

« Allons, Georges, mon ami », lui dirent son oncle et ses cousins, lorsqu'il leur fit ses adieux, « tâche de faire ton chemin, » déniaise-toi. » « Mon fils ! » lui dit sa mère, « sois toujours honnête homme, et j> que ta mère puisse toujours te conserver » le surnom du Bori'Enfiint, »

ou LE NIAIS. II

CHAPITRE IL

GEORGES ÉTUDIANT A PARIS.

Georges fut très-bien reçu de la plupart des docteurs à qui son oncle le recomman- dait, surtout des célèbres professeurs de Fccole. Quelques autres, fort occupés de leurs propres affaires , l'accueillirent avec indifférence, quelques-uns même avec fierté : Georges fut bien loin de s'en formaliser; mais il ne retourna plus chez ces derniers, ne se souciant ni de les importuner, ni d'être mal reçu. Parmi les docteurs avec lesquels il se lia plus particulièrement, il y en avait un,, le docteur Picot, natif de Brives-la-Gail- larde, très-vif, irès-communicatif^ un peu

la l'honnête homme,

avantageux. Encore jeune, garçon, homme de plaisir, fort élégant , ayant un cabriolet à la mode, un jokei revêtu d'une espèce de livrée , il était répandu et fort goûté dans la haute société du temps, surtout parmi les femmes de conseillers d'état, de préfets du palais, d'officiers généraux et de riches banquiers. Il avait acquis ces brillantes connaissances par le crédit d'un de ses anciens professeurs qui l'avait , pour ainsi dire, mené à sa suite. Croyant voir dans Georges, un jeune homme devant lequel il pouvait se vanter tout à son aise , et qui ne manquerait pas d'entrer en admiration de tout ce qu'il lui dirait , le docteur Picot entreprit de perfectionner l'éducation du neveu de son confrère le docteur Saint- Firmin. Tandis que le jeune Dercy étudiait avec ardeur, aux cours de la faculté , l'a- natomie, la chimie, la pathologie, la thé- rapeutique et toutes les autres sciences nécessaires à former un bon médecin , et qui concourent à en former tant de mau»

ou LE MAIS. l3

vais, son ami Picot se plaisait à lui faire des leçons et des démonstrations , sur les moyens de faire fortune. « Le premier » moyen », lui disait-il, « est de vous at- » tacher comme élève, comme admira- » teur, comme enthousiaste, à quelque w célèbre praticien qui , par reconnais- i) sance, vous aide de ses conseils, et vous » ouvre les portes des grandes maisons. » Ah ! il n'est pas donné à tout le monde » de rencontrer des circonstances heu- » reuses , et de savoir en profiter, comme j) cela m'est arrivé. » Ici , M. Picot , sans confirmer précisément certain bruit qui courait sur sa liaison avec la femme de son ancien professeur, eut la fatuité de laisser entendre que la bienveillance généreuse de la femme ne lui avait pas été tout-à-fait inutile pour gagner l'amitié du mari. Geor- ges en lui-même eut la simplicité de re- garder un tel moyen de s'avancer comme peu délicat , et il se promit de n'y avoir jamais recours. Picot continua : a Dès que

i4 l'honnête homme,

» vous serez reçu docteur, il ne faut pas j> manquer, quoique vous n'ayez pas un » seul malade, de paraître en avoir beau- )) coup : il y a mille petites recettes, qui » toutes ont été à l'usage de beaucoup de » nos grands hommes d'aujourd'hui, et » sont encore très-bonnes à employer : le » public, quoique bien au fait, s'y laisse » toujours prendre. D'abord , il vous faut » la voiture, c'est obligé ; autrefois c'était » la demi-fortune ; maintenant c'est le ca- 9 briolet. Il vous faut un appartement » au premier, des meubles élégans , une » bibliothèque. Vous n'avez pas d'argent? » faites <îes dettes : l'argent viendra. Ayez un valet qui ait l'air balourd et qui soit » fin : quand vous dînez quelque part , ji qu'il ne manque jamais d'accourir en » toute hâte, tout essoufOé, vous cher- » cher de la part de quelque baronne , de » quelque comtesse , de quelque princesse, » et alors quittez bien vite la table avant » le dessert , sauf à prendre tranquillement

ou LE NIAIS. l5

M votre café chez le limonadier voisin ; que 9 votre valet aille vous demander même » dans les maisons vous ne dînez pas ; j) qu'il aille réveiller les voisins au milieu » de la nuit, comme se trompant de porte » dans son trouble, tant il est pressé de » trouver le docteur un tel , médecin ordi- » naire de son excellence M. Tambassa- » deur, ou le ministre , ou le général en » chef d'une de nos armées. » Georges, malgré sa facilité à croire, semblait douter qu'on pût employer de tels subterfuges, a Eh, mon Dieu! » lui dit Picot, « cela » s'est fait hier, cela se fait aujourd'hui, » cela se fera demain. » Georges fut en- core bien plus surpris, lorsque le docteur Picot entra dans beaucoup d'autres détail» sur la manière de prolonger les maladie» du riche, et de brusquer celles du pau- vre, démultiplier les visites chez les hom- mes en crédit , chez les dames élégantes qui ont un rhume ou des maux de nerfs , et de se faire désirer chez les petits bour-

i6 l'hoiïnete homme,

geois , les petits marchands , même quand ils ont de grosses fièvres ou de bonnes pleu- résies. Il lui parla du secret d'acquérir une réputation d'écrivain en pillant de vieux ouvrages, et surtout en se faisant payer cher par les libraires. « C'est l'état, «disait- il, « il est le plus important de suivre » la mode. Quand il arrive une nouvelle » djécouverte , considérez sur-le-champ ce » qui peut être le plus avantageux pour » vous de vous faire son chaud partisan, ou » son antagoniste implacable. Persistez sur- » tout dans votre opinion, en bravant tous les exemples qui pourraient vous prouver 7) qu'elle est erronée. Faites du bruit, ayez » des amis, des preneurs , surtout ayez des » ennemis ; plaignez-vous d'eux , criez con- » tre eux , excitez-les à crier contre vous. »> Nous ne finirions pas si nous voulions rap- porter tous les beaux conseils que le nou- vel instituteur de Georges se permit de lui donner. Ces discours se tenaient à la fin d'un repas que Georges avait cru devoir of-

ou LE ^'tAlS. 17

frir a M. Picot. Ce docteur, qui ne man- quait pas de recommander la diète et le régime à ses malades , était lui-même assez intempérant. C'était le vin qui l'avait poussé à la franchise ; il avait voulu éblouir Georges; mais il manqua son coup. Au lieu de faire admirer son esprit, il inspira une répugnance dans laquelle il entrait un peu de mépris, a Oh ! grâce au ciel , » disait Georges , « tous les médecins ne ressem- » Lient pas à celui-ci.» En effet, il trouva parmi ses professeurs et beaucoup de ses futurs confrères des modèles de bonne conduite, d'amour pour la science, d'a- mour pour l'humanité , des hommes de bonne foi qui ne songeaient qu'à s'in- struire et à guérir leurs malades; mais, il faut bien l'avouer, il en vit beaucoup d'autres qui, sans être aussi imprudens dans leurs aveux que M. Picot, prati- quaient ses doctrines ; et , il faut bien l'a- vouer encore , à quelques exceptions près , c'étaient ceux-là qui faisaient fortune.

l8 L^HGNNÊTE HOMME,

Les confidences de son ami Picot , et le nombre de ceux qu'il voyait suivre ua si bel exemple , épouvantèrent Georges. 11 n'aspirait point à s'enrichir; mais il pensa qu'il ne pourrait arriver au petit état d'ai- sance qu'il ambitionnait, sans recourir à des moyens que son cœur repoussait, ou sans des travaux qui le tiendraient lon^ temps éloigné de sa mère. Il écrivit à cette bonne mère et à son oncle qu'il ne se sen- tait pas de goût pour la médecine, qu'il aimait mieux suivre le barreau, que peut- être alors, îm lieu de remplacer dans sa petite ville son onele le dtjcteur, A pour- rait y remplacer son cousin l'avoué; et, avec leur consentement, il cessa de suivre les cours de la focuhé de médecine, prit sa première inscription en droit, et entra en qualité de quatrième clerc, chez un avoué du tribunal de première instance du département de la Seine.

Cet avoué avait acheté sa charge fort cher; mais il venait de faire un très-grand ma»

ou LE NiAISr 19

rlage, et la dot de sa femme avait paye la moitié de sa charge. N'est-ce pas une ressource trompeuse que ces grosses dots dont nos jeunes avoués, notaires ou agens de change sont si avides? Presque tou- tes les demoiselles qui enrichissent leurs maris , n'apportent- elles pas en même temps dans leurs ménages un goût immo- déré de dépense, qu'elles regardent comme un droit? La femme de l'avoué chez le- quel venait d'entrer Georges , exerçait ce droit avec la plus impérieuse exigence. Quel luxe dans sa parure ! Que de cache- mires, que de bijoux ! Comme elle aimait à changer ses diaraans ! Son mari bien pourvu de deux vices trop communs parmi iK)us, la vanité et la cupidité ^ approuvait les dépenses de madame , et en faisait de plus fortes encore pour son compte. Oa avait à Paris un appartement magnifique; HKKlame avait un riche salon , une cham- bre à coucher élégante , un boudoir déli^ cicux. On arrivait à l'étude de monsieur

20 l'honnÊïe homme 5

par une antichambre et une vaste salle à manger; de l'étude on passait dans un pre- mier cabinet , de ce cabinet dans une bi- bliothèque où Facajou, l'albâtre, brillaient de toutes parts; c'était comme le temple des arts; il y avait des gravures avant la lettre et même des tableaux originaux. On avait aux portes de la ville une campagne charmante. L'hiver on donnait des bals à Paris ; l'été on donnait des fêtes à la mai- son de campagne ; une foule de parasites y accourait. On faisait assaut de faste avec les confrères; madame voulait éclipser tou- tes les femmes de notaires et d'avocats de sa connaissance. Quant aux femmes de ma- gistrats , c'étaient de petites bourgeoises qu'on ne voyait pas. Comment payer tant de dépenses? Oh! qu'il fallait grossoyer dans l'étude, multiplier les requêtes, sa- voir nourrir et engraisser les procès ! comme il fallait être alerte à s'emparer des inventaires, à multiplier les vacations! comme il fallait savoir conduire avec ha-

ou LE MÂTS. ât

bileté une licilation, occuper pour plu- sieurs parties , s'entendre avec l'avoué poursuivant, bâtir des procédures imagi- naires! et quelle aubaine qu'une expro- priation forcée ! avec quelle ardeur on la cherchait, on la saisissait! avec quelle in- telligence on l'exploitait ! Il s'en fallait que Georges comprît tout ce grimoire ; mais le peu qu'il en comprenait suffisait pour le révolter.

Les premiers jours, il avait été invité avec ses camarades aux bals et aux con- certs de madame ; on avait dansé, on avait fait de la musique, on avait parlé littéra- ture, spectacles, beaux-arts, bienfaisance même; monsieur et madame s'étaient ex- primés en philanthropes, en enthousiastes des belles actions. H avait conçu d'eux, et de leur société, la meilleure opinion. Lors- qu'cmployé aux manœuvres de l'étude, il avait reconnu par quels moyens on parve- nait à fournir aux frais de ces fêtes splen- dides, combien il était revenu de cette

22 l'honinete homme,

bonne opinion ! Cependant , malgré toutes les plaisanteries que , dès son enfance , il avait entendu faire contre les procureurs , il s'imaginait encore que tous ne ressem- blaient pas à son brillant avoué qu'il trou- vait un grand fripon. Il eut occasion d'al- ler au Palais, de se lier avec plusieurs jeu- nes gens, clercs d'autres maisons. Quel fut son étonnement, quand il reconnut que , dans beaucoup d'études, les choses se pas- saient comme dans la sienne , quand il sut que dans quelques-unes qui n'élifient point fastueuses, on n'en était pas moins actif à tondre et à e'corcher le plaideur, que tel vieil avoué, en faisant ce qu'ils appellent de la broutille, gagnait autant que son patron sur ses grandes affaires, quand il crut voir qu'il en était à peu près de même dans tous les états l'on s'occupe de procédures et de plaidoieriesl Certes, nous avons à Paris des avoués qui font peu de frais , des avo- cats qui vont au fait et ne plaident que lc4 causes qu'ils trouvent bonnes, des huis*

ou LE NIAIS» 23

siers qui rougiraient de souffler un exploit j mais par malheur ce ne furent pas ces hon- nêtes gens que Georges rencontra. Il ne se donna pas la peine de chercher une autre étJide, 11 pensa qu*"H n'y aurait rren à faire pour lui dans les diverses professions qui entourent les tribunaux, et il résolut de se livrer au commerce.

Il entra commis dans un magasin de nouveautés. Celait une boutique très-élé- gante ; H y avai-t une magnifique enseigne, haute de shx pieds, bien enluminée et peinte par un artiste qui avait exposé au salon. A travers de grammes glaces dépoires on voyait des rubans, des gaztis, des dentelles, des cachemires, rangés avec autant de grâce que de goût, et dans un désordre a-pparent. De longues pièces d'étoffes de diverses cou- leurs pendaient en guirlandes depuis le premier étage. Six jeunes gens étaient oc- cupés comme lui à ployer et déployer les marchandises, à satisfaire les chalands, à exécuter les ordres de la maîtresse. Célaifc

24' l'ho'NÈte homme 5

une petite femme , fort impérieuse , fort disgracieuse , fort révéche avec ses commis , fort affable, fort prévenante pour les dames qui descendaient de leurs équipages , et ve- naient faire des emplettes. Le mari ne se montrait guère au magasin; quand il y des- cendait, après son déjeuner, c'était pour aider sa femme à gronder les jeunes gens. Bientôt il disparaissait; il allait à la bourse, ou cbez quelques-uns de ses confrères pour y parler nouvelles ou faire des affaires ; il rentrait pour dîner. Plein de morgue, il semblaitavoiroubliéquelui-mêmj avait été commis. Le soir, il allait au spectacle , en so- ciété, ou dans un café qui le comptait parmi ses habitués. Il était ladre dans son maga- sin, et perdait en beau joueur de grosses sommes à la bouillotte ou à l'écarté. Il fallait que les commis se levassent de bonne heure pour ouvrir et parer la boutique; ils ne pou- vaient se coucher que fort tard, après avoir fermé ^ mis en ordre les objets de montre , et réglé les comptes avec madame. Ijs

ou LE MAIS. 23

étaient mal nourris, mangeaient rapide- ment , et la petite chambre de Georges était encore plus mesquine et à un étage plus élevé que celle qu'il avait occupée chez son avoué. Cette vie n'était pas sans doute très- agréable; Georges s'en serait pourtant fort bien accommodé. Mais ce qu'il ne pouvait supporter, c'étaient toutes les petites ruses du métier dont il était témoin , et auxquelles on lui ordonnait de prendre part. Combien il rougissait, lors- que , d'après les instructions de la maî- tresse, madame Dupuis , il était obligé de surfaire , quand il voyait que la marchande, tout en faisant ses politesses, trompait sur la quantité et sur la qualité! S'il osait se permettre quelques observations : « Eh ! » mais, monsieur, » lui disait M. Dupuis, K c'est ce que tout le monde fait. Les veilles » de paiement, ne sommes-nous pas obli- » gés de donner à bas prix , souvent à » perte ? ne faut-il pas que nous nous dé- » dommagions les autres jours ? N'ayez

TOM. I. 1

20 l'honnÊte homme,

w donc pas de ces sots scrupules , ou vous » ne serez jamais propre au commerce. » Ses camarades se moquaient de lui , et lui appliquaient le fatal sobriquet qu'on lui avait donné dans sa famille et à l'école centrale. Cependant monsieur et madame Dupuis se disaient les plus honnêtes gens du monde: ils avaient trompé, rançonné les ehalans; mais ils étaient exacts à paver leurs billets : est-ce donc en ce point seul que consiste la probité du négociant ?

M. Dupuis calomniait ses confrères en disant que tous lui ressemblaient ; mais , par malheur encore, Georges ne rencontra point ces négocians aussi intègres qu'ac- tifs et inlelligens, pleins d'honneur et de loyauté, ces petits marchands laborieux, se contentant d'un gain légitime, ne sa- chant ni surfaire, ni falsifier, qui, grâce au ciel , abondent aujourd'hui dans Paris. Georges, en jetant les yeux sur les autres branches de commerce, vit de gros négo- cians s'enrichir par le monopole et l'acca-

ou LE NIAIS. ^'J

parement, des libraires gagnant sur des contrefaçons, des marchands de bois faisant corder a leuf avantage, des marchands de vin préparant leurs lYipotages, des phar- maciens spéculant sur leurs mémoires , tant d'autres se permettant des friponneries, tous vantant leur conscience , et quelques- uns allant h confesse.

Un des confrères du marchand de nou- veautés , fit une faillite énorme. A l'instant même, voila une foule de banqueroutes plus ou moins fortes qui se succèdent et s'engendrent mutuellement. C'est une oc- casion, c'est un prétexte que beaucoup s'empressent de saisir. On perd avec ses débiteurs; on fait perdre h ses créanciers. Hier, on s'est récrié contre la friponnerie des autres; aujourd'hui, on les imite et on brave lesclameurs. Frappé soi-même, on frappe à son tour ; c'est une bataille : qîie de ruses pour en sortir avec son butin ! les magasins vidés pendant la nuit, les marchandises à l'abri chez un ami com-

28 l'homnete homme 5

plaisant à qui l'on a rendu le même service, des séparations de biens concertées entre «lari et femme, un actif grossi par des billets sans valeur, un passif encore plus grossi par de faux créanciers. Toutes ces infamies soulevaient le cœur de Georges; monsieur et madame Dupuis y trempaient; il leur fit de brusques adieux, et alla se loger dans un modeste hôtel garni. « Eh 1 grand » Dieu! » se disait-il, » serait-il donc vrai V que dans tous les étals, les honnêtes gens » fissent exception ? »

Georges était majeur; il n'avait plus de conseils à prendre que de lui-même. Il chercha quelle espèce de profession il pour- rait embrasser. N'ayant rien à faire , il allait parfois au café. Un soir, en faisant sa partie de domino, il entendit un mili- taire qui vantait ses exploits ; tous les ha- bitués l'admiraient. Georges se sentit tout à coup animé d'un beau désir de gloire : (( Qui' sait, )j se disait-il , « si je ne suis pas » pour être général ? » Le militaire ra-

ou LE MAIS. ^9

conta la part qui lui était échue dans des pillages et des contHbulions; il exprima la joie que lui causait une nouvelle guerre qui venait d'être déclarée , l'espérance qu'elle serait chaude et vive , que beau- coup de ses camarades lui feraient place ; il parla du bon vin et des jolies filles qu'il se flattait de trouver en pays conquis : Georges sentit s'éteindre son ardeur mar- tiale. Il reprit sa première répugnance pour le métier du soldat forcé d'obéir sans ré- flexion, sans volonté, mettant sa gloire à tuer ou à être tué , non pour le salut de la patrie , mais pour les intérêts si mal en- tendus des puissances de la terre.

Cependant il fallaitqu'il fit quelque chose. Cultiverait -il les arts ? Il avait appris le dessin , la musique; mais il était déjà bien tard pour en faire sa profession ; jamais il ne pourrait s'y distinguer; et quel triste métier que celui de courir le cachet !

Tout en se livrant à ses diverses études , il s'était avisé de composer une petite corné-

3o l'honnête homaie,

die mêlée de couplets. On nous a dit que ce jeune homme, traité de niais par tous les autres , avait mis du sens et de l'esprit dans sa petite pièce ; mais il était si timide, si gauche à se présenter , qu'il ne put parvenir même à obtenir que sa comédie fût soumise à un comité de lecture.

Croyant s'apercevoir que l'oisiveté n'était bonne ni à sa bourse, ni à ses mœurs , il résolut de retourner près de sa mère, de vivre comme avait vécu son père, et il quitta joyeusement Paris pour aller cultiver son champ.

ou LE MAIS.

CHAPITRE III.

GEORGES ET SA FAMILLE.

Il était nuit, lorsque Georges arriva dans la petite ville demeuraient son oncle et ses cousins. Sa mère habitait trois lieues plus loin, au village était située leur propriété. Plein d'impatience de la revoir, en descendant de la voiture publique, il alla sur-le-champ s'assurer d'un cheval pour partir le lendemain à la pointe du jour , et il courut chez son oncle le docteur.

Suivant l'habitude des médecins de pro- vince, le docteur venait de faire une lon- gue tournée sur sa petite jument pour voir plusieurs malades, à sept, huit ou dix lieues de distance. Il avait dîné dans le

32 l'honkete homme,

château de Tun d'entre eux, qui avait eu soin de faire préparer un bon repas pour son cher médecin. Georges embrassa son oncle et sa tante avec une franche cor- diahté; l'oncle et la tante ne purent s'em- pêcher d'y répondre avec amitié. M. de Saint-Firmin prit sa canne et son chapeau pour aller faire à pied ses visites dans la ville, et promit d'avertir en passant les au- tres parens que Georges était arrivé. Bien- tôt toute la famille se trouva réunie chez le docteur.

Les divers changemens d'état de Geor- ges avaient peu satisfait ses parens; aux épi- thètes de niais, de nigaud, d'imbécile, on ajoutait celles d'homme léger, inconstant, qui ne savait se fixer nulle part. « C'est un » jeune homme qui ne fera jamais rien, « se disait-on, toutes les fois qu'il était ques- tion de lui. Ce fut bien pis, lorsque Geor- ges eut la naïve simplicité de leur expliquer sans aucun déguisement, les motifs pour lesquels il avait successivement renoncé

ou LE NIAIS. 33

aux professions dont il avait commencé l'apprentissage. Tous se crurent person- nellement insultés, rt Est-ce pour moi que )> tu parles, en traitant les avoués de fri- » pons? » lui disait son cousin l'homme de loi. « T'imagines-tu que tous les mé- » decins soient des charlatans sans hunaa- )•> nité? » lui disait le docteur. « Je ne » sais comment se conduisent les mar- )) chands de Paris, » lui disait La Mori- nière, « mais j'ose certifier que ma femme j) est une marchande aussi scrupuleuse » qu'intelligente. » Georges s'aperçut de la faute qu'il venait de commettre; il se re- prit, il s'excusa: « Oh! il y a des hon- » nêtes gens dans tous le§ états, et vous )) c'tes tous du nombre. » Alors ils en- treprirent de justifier les actions mêmes qui avaient paru peu délicates à Georges. Le docteur soutenait qu'un honnête char- latanisme était nécessaire aux méde- i ins. a Eh! pourquoi ménagerais- je mes w cliens? » disait l'avoué avec un rire

34 L'HON>'ErE HOMME 5

moitié fin , moitié candide. « Qu'a-t-on à » me reprocher, si je suis en règle? Tant » pis pour ceux qui plaident. J'en ai pitié; » mais j'en profite : c'est mon état. » La marchande pensait qu'il fallait ne pas re- fuser les bonnes rencontres, et tirer parti des gens qui ne savent pas marchander. « Voilà ce que c'est, » dit le docteur aux » connaissances requises pour une profes- » sion,il faut joindre l'adresse, la finesse, » le métier; le savoir n'est rien sans le sa- » voir-faire. » Un peu surpris des aveux indiscrets qui venaient d'échapper à ses parens : « A la bonne heure, » reprit Georges; « mais moi qui n'ai aucune des » qualités que vous préconisez, ai-je eu » tort d'abandonner des états oîi vous les » croyez indispensables?» M. de Saint-Fir- min , en sa qualité d'oncle et d'ancien tu- teur, se permit de faire h Georges des re- montrances paternelles qu'il termina, en soupirant, par celte phrase : a Enfin, que » vas -tu faire? » Georges expliqua son mo-

ou LE ^'ÎAIS. 35

deste projet de cultiver le champ de son père, lorsque le bail qu'il avait passé avec Claude Lallemand , son fermier , serait ex- piré. Tous haussèrent les épaules. « Un » jeune homme qui pouvait prétendre à » tout! » « Qui pouvait faire honneur à » la famille ! » « Qui a reçu une si » belle éducation! » «Végéter dans un » village! f> « Se faire laboureur! » « Paysan! » « Allons, « continua l'on- cle , « puisqu'il le faut , puisque tu le veux, » l'occasion est favorable, et tu peux mettre » sur-le-champ ton beau projet à exécu- » tion.Ne m'avez-vous pas dit, mon neveu x> Dupré , que vous aviez fait saisir la ré- » coite de Claude Lallemand « Com^ » ment! » dit Georges qui, maigre sa douceur habituelle , était quelquefois très- prompt à s'emporter, « vous avez fait sai- » sir la récolte de mon fermier! et pour- rt quoi cela? de quel droit?» «Oh! » pourquoi cela?» reprit le docteur, «parce i) qu'il est en relard. De quel droit?... De-

36 l'honnête homme,

» puis ta majorité, ne m'as-tu pas donné M ta procuration? Moi , j'ai remis l'affaire » entre les mains du neveu Dupré. » « Le pauvre homme I » dit Georges, dans l'âme duquel la pitié succédait à la colère , « il est en retard ! il lui est donc » arrivé quelque malheur? » a Ce » qu'ils disent tous...., l'année a été mé- » diocre...., des réparations qu'il a été forcé » de faire à ses frais , parce que je m'y suis. » refusé...., il n'a pas pu vendre...., il au- » rait vendu à trop has prix.... ; que sais-je, i> moi? » ce Mauvaises excuses, dont je w ne suis jamais dupe, » dit Dupré. <c Au surplus, «ajouta le docteur, « dois-tu » t'en plaindre? Grâce à cette saisie, rien » de' plus facile, je crois, que de résilier le » bail à l'amiable. « a Ou en plaidant , » reprit l'avoué. Pendant ce coHoque, Geor- ges était resté pensif. « 11 suffit , «dit-il ; « demain je causerai avec mon honnête fer- » mier; je verrai..., je réfléchirai..., je con- » sulterai ma mère. » «Ah ! oui, ta mère!

ou LE MATS. 87

> elle s'entend à merveille en affaires ! » ( Pas plus que toi. v «Encore moins que ) toi. » « H tient d'elle, » dit l'avoué au lecteur, d'un air goguenard. Après ces nots, toute la soirée se passa un peu froi- lement, non pas que Georges cessât de faire nnitié à ses parens , même à l'avoué , mal- gré la petite rancune qu'il lui gardait pour ivoir fait saisir son fermier; mais tous ivaient de l'humeur contre lui, et ne lui variaient que pour le railler, sans trop se j;êner. Madame Saint-Firmin seule parut avoir quelques égards pour son jeune pa- l'ent. C'était une femme élégante qui se piquait de bel-esprit, de belles manières, de sensibilité. La femme d'un médecin dans une petite ville, va de pair avec la plus haute société. Madame Saint-Firmin ne cessait de répéter qu'elle n'était pas fière de cet avantage, qu'elle n'en avait pas moins une vive tendresse pour ses parens; mais ses parens se plaignaient souvent de ce qu'elle mêlait toujours quelqiie air de pro-

38 l'honnête homme 5

tection à ses politesses; ils l'accusaient de mépriser la famille de son mari. II y avait quelque chose de cet air de protection dans les égards qu'elle témoignait à Georges; on voyait qu'elle avait pour lui cette espèce de compassion qu'on ne peut refuser à un jeune homme sans esprit. Tous les autres mur- muraient entre leurs dents que ce jeune in- nocent semblait n'être revenu dans le pays que pour dire des duretés à sa famille, et pour faire des sottises.

Oh ! quelle différence entre l'accueil sec . dur, hautain, que l'oncle et les cousins de Georges lui avaient fait, et celui que le len- demain il reçut de sa mère ! La bonne ma- dame Dercy ne pouvait se lasser d'admirer son fils ; comme elle le trouvait grandi , bien fait, beau garçon! Gomme il lui rap- pelait les traits de sou pauvre père ! Geor- ges interrogeait sa mère sur sa santé, sur sa situation, sur la vie qu'elle menait. Il promettait de ne plus la quitter, il ne voulait plus respirer que pour elle. Tous

ou LE MAIS. 39

deux se regardaient , s'embrassaient , se pressaient les mains, fondaient en larmes, se répétaient vingt fois les mêmes ques- tions, et n'attendaient pas que l'autre eût répondu pour en faire de nouvelles. La joie de madame Dercy fut encore bien plus vive, (juand elle crut reconnaître, dès les pre- miers mots, que son fils était resté bonnete et bon. Je ne sais qui des deux parla le premier de Claude Lallemand , et de la sai- sie de sa récolte; mais combien madame Dercy fut aise de voir que son fils était in- digné de cet odieux procédé! elle ne l'avait appris qnç lorsqu'il avait été mis à exécu- tion. Combien Georges fut ravi de voir que sa mère n'était pour rien dans cet acte du cousin Dupré, qu'elle en était affligée et qu'elle se proposait de lui en écrire à Paris ! Georges n'eut donc pas besoin de consulter sa mère, et ils ne perdirent pas un instant pour se rendre à la ferme.

Ils trouvèrent Claude Lallemand et sa nombreuse famille dans la désolation. « Ne

4o L'HO^^ÊTE HOMME,

» pleurez plus , » s'écria madame Dercy : a voilà mon fils. Sèche tes larmes, mon pe- » litCharles, i>ajouta-t-elle, en prenant sur ses genoux le plus jeune des enfans qui pleu- rait de voir pleurer sa mère et ses sœurs ; a mon fils revient tout exprès pour finir les » chagrins de ton papa. » Claude Lalle- mand apprit à Georges que cette saisie était venue d'autant plus mal à propos , qu'il avait trouvé la veille une occasion de vendre, que, si elle lui échappait, il allait se trouver presque ruiné; tandis qu'au contraire, s'il pouvait en profiter, le mar- ché lui donnerait les moyens de se libérer, et assurerait même le paiement du terme qui s'approchait. «Vous voyez donc bien, » lui dit Georges, « qu'en vous délivrant de » la saisie, j'agis en même temps pour mes » intérêts et pour les vôtres : vous paierez » et je serai payé. »

Georges revenait au ptiys dans l'inten- tion de faire valoir lui-même. Le bail de Claude Lallemaîicl n'avait plus que deux

ou LE NIAIS. 4r

ans à courir, Georges était bien loin cVen vouloir demander la résiliation, sans in- demniser son fermier. Pour peu même que cela contrariât Claude Lallemand, il était résolu d'attendre jusqu'à l'expiration des lieux ans; mais il arriva bien autre chose. Tout en causant avec son fermier, il en- tendit celui-ci exprimer son désir de con- server la ferme encore une dizaine d'an- 'lées, jusqu'au mariage de sa troisième fdle v|ui n'avait que sept ans. Sa femme avait calculé que cet espace de temps leur était nécessaire, pour assurer un trousseau, une petite dot à chacune de leurs trois filles , "t se ménager à eux-mêmes quelques éco- nomies pour leurs vieux jours. Georges lonnaissait depuis long-temps ces braves L;ens ; il se souvenait d'avoir vu Lallemand premier garçon de charrue chez son père; au lieu de parler de résiliation et de son dessein de faire valoir, il fut le premier à proposer un renouvellement de bail. On sent avec quels transports cette propos

4a l'honnête homme,

sition fut reçue de toute la famille, quelles bénédictions on donnait à Georges ! Les enfans ne pleuraient plus, ils chantaient, ils dansaient, et la mère de Georges dan- sait et chantait avec eux. « Eh bien ! » se disait Georges, « je m'occuperai, je lirai; » je n'ai pas voulu me liyrer aux arts pour » en faire mon état ; mais ils font le char- » me de la vie, quand on les cultive en » amateur. Je suis encore jeune , je peux » attendre; je m'instruirai dans l'agricul- » turc sous mon fermier. Qui sait si , en )> joignant l'expérience de sa pratique au » peu de théorie que j'iii déjà et que » je peux perfectionner, nous ne parvien- w drons pas à faire encore plus prospérer » notre terre? Mais surtout je vivrai près » de ma mère; je veillerai avec un soin re- » ligieux à ce qu'elle soit heureuse : ah! que » Dieu me la conserve long-temps! quelles )) délices me sont réservées dans ce monde ! » Le lendemain , Georges monta dans la carriole de son fermier, et tous deux se

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ou LE NIAIS. 43

rendirent à la ville chez le notaire. Tandis qu'on rédigeait le nouveau bail , Georges alla chez son oncle. Heureusement c'était un jour de repos pour le docteur et pour ses malades de campagne ; il était en ville. Georges lui dit qu'il le remerciait de tous les soins qu'il avait bien voulu prendre de ses petits revenus, tant comme tuteur que comme fondé de pouvoir; mais qu'à présent qu'il était majeur et résolu à ne pas quitter le pays, il ne croyait pas de- voir abuser de l'amitié do son oncle, et qu'il se proposait de gérer lui-même ses affaires. « Je m'y attendais, » répondit M. de Saint-Firmin , « je devais m'y at- » tendre. Tu me retires ta procuration : » je souhaite que tu n'aies pas à t'en re- pentir. » « Mon oncle , je me ferai tou- •5 jours un devoir de prendre vos conseils. » cr Oui, pour ne pas les suivre. » « Mon » oncle, je les méditerai, et je ne les re- » pousserai jamais sans y avoir bien ré- » fléchi. »

44 l'honnête homme,

Georges alla chez son cousin l'avoué pour le prier de vouloir bien faire signi- fier la main-levée de la saisie. « Je m'y at- » tendais, » s'écria Dupré, « je devais m'y » attendre. Tu as été demander pardon à » ton fermier, et tu n'as pas manqué de )) rejeter sur moi tout l'odieux de cette mé- » chante action : nous avons bon dos, nous » autres avoués. Je m'en lave les mains; » agis à ta fantaisie ; s'il t'en arrive mal- » heur, tant pis pour toi. » Georges ré- pondit avec dbuceur, et lâcha de calmer le courr-oux de son cousin. Il allait le quitter, lorsqu'il vit entrer l'autre cousin, M. de La Morinière , employé à la sous-préfecture , qui venait apprendre à l'avoué une excel- lente nouvelle.

Une vieille servante , nommée Margue- rite, avait servi long-temps chez la grand'- mère des trois cousins , chez la mère de l'oncle et du père de Georges. Elhe était entrée ensuite au service de M. Dercy. A la mort du père de Georges, madame de

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ou LE NIAIS. 45

La Morinière l'avait prise chez elle. Mar- guerite, ne goûtant pas beaucoup le ca- ractère de cette dame, l'avait quittée de iîonne amitié. Toute la famille avait tou- jours affecté de prendre beaucoup d'inté-. rêt à cette vieille servante. On se rappelait tous les soins qu'elle avait prodigués à la grand'mère commune ; on répétait avec complaisance que c'était un devoir de ne pas l'abandonner dans ses vieux jours; mais c'étaient surtout Georges et sa mère qui s'occupaient d'elle. La bonne femme était devenue infirme, et ne pouvait plus trouver de condition. Georges, en arrivant, n'a- vait pas manqué de demander des nou- velles de Marguerite ; on lui avait répondu qu'on songeait à lui procurer une douce xistence , que c'était une dette pour toute la famille. Georges et sa mère se prépa- raient à contribuer pour leur part à l'ac- quittement de cette dette sacrée ; mais quel était le sort que ces rejetons généreux des- tinaient à l'ancienne servante de leur

46 L HONNETE HOMME,

aïeule? L'employé de la sous-préfecture ve- nait apprendre à l'avoué que, par son cré- dit, il avait enfin obtenu l'admission de Marguerite à l'hospice de la ville. « A Thos- » pice! » s'écria Georges. «Oui,» ré- pondit Dupré, en se frottant les mains , « n'est-ce pas heureux et pour elle et pour » nous? elle vivra et mourra tranquille, » sans qu'il nous en coûte un sou. » a Pas même pour son entei^ement , » re- prit Georges d'un ton ironique. Cette nou- velle , qui comblait les autres de joie , ral- luma la colère de Georges contre ses pa- rens; mais celte fois il sut la contenir.

En sortant de chez son cousin , Georges se fît enseigner la demeure de Marguerite. Il trouva, la pauvre vieille toute en lar- mes; elle savait le sort qu'on lui destinait. Elle sentait bien qu'il fallait se résigner ; mais elle y avait bien de la peine. Quello fut sa joie, lorsqu'elle vit l'un des petils- fils de son ancienne maîtresse , celui qu'elle continuait d'appeler son bon petit Georges,

ou LE NIAIS. 4?

lorsqu'elle Tentenclit lui proposer, au nom de sa mère et au sien , de vivre au village, dans leur maison, non comme une domes- tique , mais comm« une bonne et ancienne amie! Elle ne cessa pas de pleurer; mais alors ses larmes étaient de joie, et elle pro- mit que tous ses préparatifs de départ se- raient bientôt faits. Georges retourna chez le notaire.

On avait eu le temps de rédiger les ac- tes; Georges demanda pardon au notaire et à Claude Lallemand de les avoir fait at- tendre. Le notaire, qui avait d'autres cliens chez lui, chargea son maître-clerc de don- ner à Georges lecture du nouveau baik Lorsqu'on en vint au prix du fermage, Georges parut fort surpris de trouver ce prix inférieur à celui qu'il avait toujours reçu. « Mon cher fermier,» dit-il, «je suis )^ loin de vous demander une augmenta- » tion; mais, en conscience, pensez-vous V qu'il soit juste de diminuer? j^ «Non » sans doute , » reprit Claude Lallemand ;

48 l'honnête homme 5

» mais monsieur votre oncle et monsieur- » votre cousin l'avoué avaient agi de la sorte » au dernier bail. Nous n'avions mis que ce » prix-là dans l'acte notarié, afin que, les » impositions étant à votre charge, il vous » en coûtât moins ; et , par un petit acte » particulier, je m'étais engagé à payer » ce qui manque sur celui-ci. » « Je » n'entends pas cela, » dit Georges; « ce )) serait tromper. » « Mais réfléchissez » donc, monsieur Dercy, que les imposi- » tions sont déjà bien fortes, qu'elles niena- » cent plutôt d'augmenter que de dimijiuer, » et que, s'il faut en croire toutes les bon- » nés têtes de chez nous , il y a de l'excès , w il y a de l'abus. » a C'est possible, » dit Georges; «mais je ne veux pas mentir. » « Mais réfléchissez donc, monsieur n Dercy, que cela se fait tous les jours, que » ce sont de ces petites escobarderies inno- » centes que tout le monde se permet. » « Ecoutez, » reprit Georges, après avoir réfléchi quelques momens ; « si jamais je

»

J)

ou LE NIAIS. 49

» ine trouve dans la nécessité de faire un » mensonge pour rendre à un autre un ser- » vice qui , au fond , nie paraîtrait juste, je vous réponds que je ne m'y déciderai » pas avant dem'être long-temps consulté, » avant d'avoir bien pesé, bien examiné toutes les circonstances qui pourraient le » rendre excusable à mes yeux. Mais je n'ai w pas besoin de me consulter pour repous- » ser un mensonge qui ne peut être utile » qu'à moi. Ainsi , monsieur, » continua-t-il en s'adressant au clerc , « mettez dans votre » acte le prix que je dois recevoir; tant pis » si on augmente les impôts. Je prie Dieu )) qu'il en soit autrement, tant pour moi » que pour les autres propriétaires, w Le clerc avait écoulé ce dialogue la plume en Tair, la boucbe béante, et comme tout sur- pris; aux derniers mots de Georges, il se mit à écrire sans prononcer une parole; mais auparavant il avait levé les yeux au ciel, ^t fait un léger baussement d'épaules. Nous n'avons jamais pu savoir si ces signes ToM I. 3

5o l'honnête homme ,

du clerc voulaient dire : « Voilà un bien j) honnête homme, » ou s'ils voulaient dire : « Voilà un nigaud bien conditionné. »

Georges repartit dans la carriole avec Claude Lallemand et la vieille Marguerite. 11 ne s'était pas trompé en pensant que sa mère serait charmée de donner un asile à la bonne servante. On ne peut se figurer tous les soins que Georges avait pour sa mère; sa dépense pour elle allait jusqu'à la profusion; il y mettait du luxe. Il veillait à ce qu'elle eût de belles robes, une nour- riture délicate et recherchée; il ne revenait jamais de la ville sans rapporter quelques petits présens pour elle, et il était heu- reux quand il la voyait flattée du tribut qu'il lui offrait. Cette tendre mère n'osait plus avoir la moindre fantaisie, tant elle était sûre que son fils se générait , s'il le fallait, et renoncerait à ses propres fantai- sies pour la satisfaire.

Lorsque ses parens de la ville apprirent la manière dont il s'était conduit chez le

ou LE MAIS. 5r

notaire: « Quel imbécile! » dirent-ils. L'avoué se fâcha : « Vous ne voyez pas ce » qui peut résulter de cette affectation de » probité qu'il se fait une gloire de mettre » dans toutes ses actions;^ nous sommes » donc des fripons, nous autres qui ne » nous conduisons pas comme lui? » Lors- qu'ils apprirent qu'il avait emmené la vieille Marguerite: «Enfin, » dit M.. La Morinière, « nous avions fait ce que notre » devoir nous prescrivait; nous avions ob- tenu à cette femme une bonne place dans » un bon hospice : M. Georges veut payer » à lui seul les dettes de toute la famille; » à la bonne heure ! moi , j'ai un ménage , w une maison , et mes moyens ne me per-

» mettent pas n « Les. miens ne me

» le permettent pas davantage, » dit le docteur. «Ni à moi, j> dit l'avoué^ <c mais , seriez-vous encore dupes de cette » prétendue belle action? Il y a plus » d'orgueil que de charité. Croyez-moi, ces » imbéciles -là ne manquent jamais d'or-

52 l'hojnnÊïe homme ,

)• gueil. » Lorsqu'ils surent la prodigalité avec laquelle Georges volait au-devant des moindres désirs de sa mère, madame Saint- Firmin commença par s'extasier de sensi- bilité : (( Ah ! Ton ne peut nier que ce ne » soit un excellent fils. » « Qui vous dit

V le contraire?» reprit son mari. « Qu'il ait y> soin de sa mère, c'est son devoir; mais )) ne suffirait-il pas de lui donner le néces- » saire? N'y a-t-il pas de la folie à se gêner » pour lui fournir le superflu? Doit-il se » ruiner pour elle? Non content de ne pas » faire sa fortune, le voilà en train de tout » manger. » k Et vous verrez, » dit l'a- voué, u qu'un beau jour, la mère et le fils » nous retomberont sur les bras. » « Et n peut-être aussi, » reprit La Morinière, « la vieille servante que je n'aurai plus alors les moyens de faire entrer à l'hos- » pice. » « Ah ! qu'on est malheureux , » s'écria madame La Morinière, « d'avoir dans

V une famille un pareil homme! c'est un » fléau ! >i

ou LE NIAIS. 53

Cependant Thiver approchait ; Georges pensa que sa mère passerait cette saison bien tristement au village. Il se fit une fête fie lui procurer les plaisirs de la ville; il loua un joli appartement il se trouvait une chambre fort commode pour la vieille Marguerite , une petite chambre pour lui, tout le reste était pour sa mère. « Allons , » dirent ses parens, tf encore une sottise! en- » core un surcroît de dépense ! maison à la » ville , maison à la campagne ; pauvre » idiot ! Il fiiit le seigneur. »

Deux, jours avant celui oii Georges et sa mère devaient quitter leur village, le pays fut affligé d'un grand désastre. A la' suite de pluies abondantes, toutes les ri- vières avaient débordé; plusieurs écluses du canal avaient été rompues. L'inondation avait déjà gagné les premières maisons; on tremblait pour les habitans d'un moulin situé à trois cents pas du village. Le meu- nier et son garçon étaient absens; la femme était restée seule avec deux enfans en bas

54 l'honinÊte homme ,

âge. On arrivait à ce moulin par une chaussée qui s'élevait entre le canal et une prairie. Dès la veille , la prairie était sub- mergée; au point du jour, on vit avec ef- froi la chaussée déjà couverte d'un demi pied d'eau , et Ton apercevait de loin la pauvre mère à sa fenêtre, ses deux enfans à coté d'elle, élevant les bras et implorant des secours. Georges avait travaillé toute la nuit avec les gens du pays, tant à élever à la hâte quelques digues qu'à ouvrir des écoulemens aux eaux. Quel fut son déses- poir quand il vit le danger qui menaçait cette pauvre famille ! Les eaux grossissaient •presqu'à vue d'œil. Point de bateaux; un seul , ordinairement attaché près du mou- lin, avait été emporté par le courant. Tout à coup , parmi le groupe des habitans ras- semblés dans la partie de la rue qui n'était pas encore inondée, il aperçoit un voya- geur à, «li^val, qqi semblait n'éprouver d'autre chagrin que le dépit d'être arrêté dans sa route. Georges jette un coup d'oeil

ou LE NIAIS,

55

sur l'eau qui couvre la cliaussée, puis, sapprochant brusquement du voyageur : « Monsieur , » lui drt-il , « descendez de » cheval. » «Comment! que je des- » cende? » « A l'instant. » Notre bon Georges avait dans ce moment un ton si impératif, que le voyageur tout étourdi met pied à terre ; Georges saute en selle , et enfile au galop la chaussée. « Mon fils ! » mon fils! » lui criait sa mère. « N'ayez » pas peur , ma mère , il n'y a pas de dan- » ger. » On le voit arriver au pied du mou- lin ; la pauvre femme passe une corde sous les aisselles d'un de ses enfans , elle attache l'autre à un drap; Georges, debout sur la selle du cheval , les reçoit tous les deux , les place devant lui et part , en promettant à leur mère qu'il va revenir. C'est madame Dercy qui prend les deux enfans des mains de son filsu Pour cette fois, tremblante, éperdue, elle n'ose plus l'arrêter, elle sait qu'elle l'essaierait en vain , qu'il ne l'écou-

56 LHOISNETE HOMME,

terait pas; elle sent qu'il n'y a pas un ma- rnent à perdre. Georges retourne chercher la meunière; à ce second voyage, le cheval avait de l'eau jusqu'au poitrail; il semblait nager. Grâce au ciel, ce second voyage s'exécute aussi heureusement que le pre- mier. C'est la mère de Georges qui remet à l'autre mère ses deux enfans.

Georges avait été reçu aux acclamations de tous les habitans; il reconduit le cheval au voyageur. Celui-ci s'était écrié : a Cet » homme-là est-il fou? 11 va noyer mon » cheval! il va se noyer! «Ensuite, en re- prenant son cheval , il dit à Georges : tf Parbleu ! vous êtes un brave; mais j'ai M eu bien peur. Jugez-donc : d'un coté le » canal, et de l'autre , dix pieds d'eau dans » la prairie. )> « Oui , » reprit Georges, « mais rien que dvux sur la chaussée, et » je la connais si bien! je m'y promène si » souvent ! N'y a-t-il pas de loin en loin , » quelques arbres qui servaient de direction

ou LE NIAIS* 57

» à ma route? Et tFailIeurs , je sais nager, » je n'ai donc pas de mérite ; mais que j*au- » rais été malheureux , si , après avoir sauvé » les enfans , je n'étais parvenu à leur con- » server leur mère ! »

58 l'honnête homme j

CHAPITRE IV.

GEORGES DANS SA. PETITE VILLE.

Georges et sa mère s'établirent à la ville. Le bruit de la belle action de Geor- ges l'y avait précédé, et sa modestie eut beaucoup à souffrir des complimens qu'on lui adressa. Ses parens ne furent pas les derniers à le féliciter. L'intrépidité et la présence d'esprit qu'il avait déployées , l'a- vaient réconcilié avec eux , et les forçaient à reconnaître qu'il pouvait y avoir quel- ques qualités dans ce jeune homme si sim- ple , et désintéressé jusqu'à la niaiserie. Toutefois, rinfluence que cette belle action exerçait sur eux, se manifestait d'une ma- nière différente. Elle inspirait de l'envie à

I

ou LE MATS. Sg

la marchande, au docteur et à Tavoué; elle inspirait de l'orgueil à la femme du docteur et à l'employé de la sous-préfec- ture. Les premiers étaient importunés des louanges qu'on donnait à leur jeune parent et auxquelles il étaient obligés de joindre leurs éloges; ils étaient intérieurement pi- qués que la voix publique plaçât Georges au-dessus du reste de la famille. La femme du docteur au contraire et M. La Mori- nière étaient fiers d'être les parens de Georges ; il leur semblait que sa gloire re- jaillissait sur les siens. C'était par suite de son extrême sensibilité que madame Saint- Firmin s'extasiait sur le noble dévouement de son cher neveu ; il se mêlait un peu d'intérêt personnel à l'enthousiasme de M. La Morinière. Le sous-préfet, le maire, toutes les autorités de la ville avaient ho- noré Georges de leurs visites , et l'employé à la sous-préfecture se flattait que le cré- dit de son cousin pourrait lui valoir de Tavancement ou quelque petite grattfica-

6o L^HONNETE HOMME,

tion. Il résulta de cette différence d'opi- nions, d'assez fréquentes querelles. « Eh » bien ! oui, « disait l'avoué, a il s'est y> montré courageux , mais c'est un coup » de tête, une inspiration du moment; » en a-t-il plus de sens et d'esprit? » c( C'est très-beau, » disait d'un ton im- portant M. le docteur; a mais Georges » est-il le seul qui montre du courage pour » rendre service à l'humanité? et lorsque je » m'expose à des dangers , encore plus » grands peut-être, au chevet de mes ma- w lades, dans [es épidémies, dans les épi- » zooties!... » (( C'est un héros! » disait madame Saint - Firmin , en interrom- pant son mari, a Je suis douloureuse- » ment affectée, monsieur, que vous qui » avez ordinairement une si belle âme , » vous ne rendiez pas plus de justice à un » aimable et intéressant jeune homme qui » est votre neveu et qui fut votre pupille. }) Quant à moi, je me fais un plaisir, un » honneur , un devoir de le présenter à

ou LE NIAIS. 6l

» toutes les dames de ma connaissance; je » jouis délicieusement de son triomphe. » Autrefois, dans les petites villes, tous les habitans étaient divisés en trois classes. 11 y avait la haute société composée des gentilshommes, de leurs femmes et de leurs demoiselles. Il y avait la société moyenne composée des familles du subclélégué, des présidens et des conseillers du bailliage, de r^leclion et du grenier à sel, du comman- dant de la maréchaussée et de tout ce qui avait une existence honorable dans la bour- geoisie. Les marchands, les marchandes, quelques soi-disant artistes, quelques hon- nêtes artisans, tous ceux qui vivaient de leur travail ou de leur industrie, formaient une troisième classe qu'on nommait la pe- tite société. Le clergé séculier et régu- lier se partageait entre les diverses classes. Le curé, les prieurs ou gardiens des cou- vens de moines étaient les directeurs et confesseurs des dames de qualité; le vicaire et les révérends des ordres bien dotés,

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théatins, génovéfains, bénédictins, avaient pour péniterrtes les bourgeoises chez les- quelles ils allaient passer leurs soirées ; la direction des marchandes et des ouvrières était dévolue aux prêtres habitués de la paroisse, aux récollets, cordeliers, carmes ou capucins : le médecin et sa femme étaient admis partout, même dans les cou- vens de femmes. Un trait commun à toutes les classes, c'était une intarissable activité de médisance. On aurait pu croire que les événemens de la révolution auraient tout changé, tout confondu; au contraire, la médisance était restée dans toute sa force, et il était arrivé entre les différentes classes de nouvelles divisions, de nom- breuses subdivisions.

Les nobles revenus d'émigration ou res- tés dans leurs châteaux , ne tenaient plus le haut du pavé , quand ils étaient en ville ; mais ils ne se mêlaient pas aux autres ci- toyens, et même ils ne se mêlaient pas en- tre eux; ils étaient divisés en deux classes.

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y avait ceux qui étaient attachés au nou- veau gouvernement, et qui de loin solli- citaient l'honneur d'être chambellans; il y avait ceux qui s'obstinaient à regretter l'an- cien régime; chaque petite ville avait alors son faubourg St.-Germain, l'on se pronon- çait contre l'empereur Napoléon avec autant de dédain que dans les salons des ducs et des vicomtesses des rues de Varennes et (K' l'Université. Venait ensuite la classe des hauts fonctionnaires , le sous-préfet, qui faisait plus de figure qu'anciennement le subdélégué, les juges, l'officier de gen- darmerie; puis la classe des fonctionnaires dont les emplois étaient moins honorables, mais plus lucratifs, le receveur des impots directs, le cOntioleur, le receveur des droits réunis, de l'enregistrement, tous gens ve- nant de Paris , étrangers à la ville , peu recherchés par les habitans, et ne se voyant qu'entre eux. Parmi les habitans, brillaient en première ligne, le maire et les manufacturiers , les gros fabricans qui

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avaient établi leurs usines, leurs ateliers dans les anciens monastères; après eux, comme par le passé, les bourgeois de la ville toujours divisés en moyenne et basse société. Si beaucoup de Parisiens étaient venus occuper des emplois en province, presque tous les provinciaux étaient pos- sédés comme autrefois du désir d'aller faire fortune à Paris; les dames surtout regar- daient Paris comme le centre du goût, du plaisir, du vrai bonbeur. Comme par le passé, à chaque cérémonie, ^ chaque bal, à cliaque enterrement, il y avait des dis- putes de préséance qui entretenaient une petite guerre civile perpétuelle. Sous le des- potisme de l'empire, cette petite guerre n'avait point pour principe la diversité des opinions poliliquis; il n'y en avait qu'une apparente : l'enthousiasme pour le grand lipmme. Cependant, on remarquait une liaine prononcée contre tous ceux qui , depuis 1 789, avaient été philosophes, pa- triotes., républicains : quelle qu'eut été au

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temps de nos troubles leur modération ou ?ur effervescence, tous étaient signalés en 'masse , sous les noms de terroristes ou de jacobins. Plusieurs avaient été obligés de quitter le pays. En revanche , on voyait plu- sieurs patriotes qui, chassés d'autres villes ,. étaient venus s'établir dans celle-ci. Il y avait des cabinets littéraires, on ne lisait guère; mais on y fumait, on y jouait et on se disputait : il y avait une société d'ama- teurs qui jouaient la comédie, et se dispu- taient les rôles. Les prêtres étaient en petit nombre, bien soumis, bien dévoués, bien reconnaissans pour Tauguste auteur du concordat ; on prétend que ce fut le curé ou le vicaire de cette petite '.ille qui , soupçonné d'opinions uitramontaines, ré- pondit naïvement : « De quoi peut-on se » plaindre? tous les dimanches, je prêche » un quart d'heure avec simplicité sur Dieu » et sur rÉvangile, trois quarts d'heure » avec enthousiasme pour l'empereur et la » conscription. »

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Ce fut parmi les sociétés diverses de la ville que madame Saint-Firmin, avec un air de triomphe, promena Georges et sa iTière; car Georges ne voulait aller nulle part sans sa mère. Pendant quelques jours, il fut un objet de curiosité et d'admiration ; les hommes lui serraient la main , les dames s'extasiaient. On lui trouvait à la fois de la grâce et de la modestie ; on aimait jusqu'à sa timidité qui contrastait avec le' courage qu'il avait déployé: son cousin l'a- voué en séchait de dépit. Mais bientôt il Survint je ne sais quel autre sujet d'engoû- ment; Georges fut oublié. Ce ne fut pas tout : dans les sociétés qu'il fréquentait , jamais it ne disait de mal de personne; il avait même la maladresse de prendre la dé- fense des absens; il trouvait des excuses à tous les graves ridicules qu'on se reprochait tnutuellement. S'avisait-on de critiquer le grand repas donné par madame une telle? blâmait-on la parure immodeste de la veuve d'un magistrat ? soupçonnait-on quelque

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intrigue entre le substitut du procureur impérial et la femme ou la sœur du pré- sident? il échappait souvent à Georges de répéter : « Même, en n'ayant rien M à se reprocher, on doit se garder de » contrôler les actions des autres. » Le moyen de se plaire avec un homme comme celui - ! « Il ne sait pas mé- » dire. » a II ne veut point qu'on raille. » K C'est qu'il n'en a pas l'esprit. » « Pourquoi se distinguer? » <c Pourquoi » ne pas faire comme tout le monde « Il a eu un moment de courage, mais de » ce courage des sots qui n'aperçoivent » pas le danger. » Madame Saint-Flrmin et le cousin La Morinière ne furent pas les derniers à reconnaître tous les torts de leur parent. Georges donna encore bien plus de prise sur lui ; tout doucement il se re- tira de la haute société , parce que les no- bles y parlaient avec dédain des bourgeois; il ne voulut plus retourner dans la moyen- ne société , parce que les bourgeois s'y mo-

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quaient des gentilshommes. Enfin il s'éleva un terrible grief contre lui; il s'était lié avec plusieurs honnêtes gens qu'on signa- lait comme d'anciens patriotes, a Eh , mon » Dieu I » disait-on , « est-ce qu'il serait un » jacobin?»

S'il faut parler franchement, il ir avait paru dans les cercles de la ville que pour plaire à sa mère, qui toute sa vie avait eu un grand désir de fréquenter le beau inonde. Il trouva facilement le moyen de faire passer ses soirées à cette bonne mère d'une manière agréable, en lisant, à haute voix devant elle des romans et autres ou- vrages amusans, en se relayant avec la vieille Marguerite qui joiiait assez bien le piquet. Il leur survint bientôt un nou- veau passe-temps; des comédiens ambu- lans arrivèrent dans la ville. Georges ac- compagné de sa mère et de la vieille bonne ne manqua pas une seule représentation. Les voyageurs qui séjournaient dans la ville, et allaient à la comédie, s'étonnaient

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de voir ce jeune homme assis aux premiè- res loges entre deux femmes âgées, aux- (juelles il paraissait faire la cour comme à des maîtresses, s'inquiétant pour qu'elles fussent commodément placées, leur faisant apporter des petits bancs par l'ouvreuse et des rafraîchissemens par le garçon limo- nadier, leur expliquant la scène qu'elles n'avaient pas bien entendue, et paraissant jouir plus qu'elles-mêmes du plaisir que leur causait le spectacle.

Au carnaval, toujours pour plaire à sa mère, il crut devoir traiter splendidement sa famille; il invita monsieur et madame Saint- Firmin, monsieur et madame La Pio- nnière, le cousin Dupré , le fds de madame La Morinière, qui était en congé chez sa mère. Ce jour-là , les parens de Georges n'eurent garde de se moquer de lui ; au contraire, ils lui firent toute sorte d'ami-» tiés. Le docteur et l'avoué se grisèrent, ce qui fit bien rire madame Dercy. Le mardi gras, Georges conduisit sa mère et Mar-

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guerlle au bal de la comédie : c'était le rendez- vous de toute la ville; et ce jour-là, les diverses sociétés étaient confondues. Georges s'arrangea pour danser toujours en face de la banquette sur laquelle sa mère était assise. Combien elle admirait la bonne grâce et la gaieté de son fils ! Sous je ne sais quel prétexte il quitta un moment sa mère, et revint bientôt à elle , déguisé en diseur de bonne aventure. Tandis que tous les jeunes gens, tous les messieurs de la ville s'amusaient, sous le masque , à tourmenter les dames par de piquantes épigrammes, pardes méchancetés quelquefois beaucouj» trop vives, Georges sous son déguisement s'amusait , et amusait sa mère en lui disant les choses les plus agréables, les plus flat- teuses , en lui parlant du respect, de la ten- dresse, de la reconnaissance de son fils pour elle , si bieo que la bonne femme, qui n'était pas très-fine, ne tarda pas cepen- dant à le reconnaître.

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Tout ce petit train de vie était fort agréable; mais le séjour de Georges à la ville, lui avait causé beaucoup de dépenses." Il se présenta une occasion de changer sa petite fortune contre une grande.

l'honnÉte homme j

CHAPITRE V.

MADEMOISELLE DEGODET.

Il y avait dans ce chef-lieu de soui- préfeclure une demoiselle fort respecta- ble qui approchait de la quarantaine, ou plutôt, suivant les malins , Tavait déjà passée. C'était mademoiselle Alexandrine Déjjodet, fille d'un gentilhomme qui avait disparu dans les commencemens de la ré- volution, qu'on avait accusé d'émigration , et dont on avait saisi les biens. Mademoi- selle Alexandrine avait été destinée au cloî- tre. Au moment de la fuite de son père , elle venait de prendre voile de novice ; peu de temps après , il avait fallu quitter le couvent. Alors elle avait mis à profit

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quelques talens qu elle devait à sa pre- mière éducation , et sans être très-habile musicienne , elle avait vécu tant bien que mal, en donnant des leçons de chant et de piano. A peine sortie du cloître, elle avait été saisie d'une ardeur de se marier qui ne l'avait pas quittée jusqu'à l'époque nous parlons d'elle. Elle n'avait jamais été joHe; mais elle avait été jeune. Plusieurs partis s'étaient présentés, tous excellens: l'ancien organiste de la paroisse, chef d'ar- chestre des concerts d'amateurs et des troupes de comédiens qui passaient; un professeur de danse échappé des coulisses de l'Opéra , pour venir donner des leçons dans l'arrondissement. Fière de sa jeunesse, tenant encore aux anciens préjugés de sa naissance , elle les avait dédaigneusement repoussés. Les années étaient arrivées ; les adorateurs avaient disparu. La pauvre de- moiselle Dégodet devenue tant soit peu philosophe n'aurait point refusé un mari roturier ; mais ni roturiers, ni gentilshom- ToM. I. 4

^4 l'honnête homme,

mes ne se présentaient. Dans son désespoir, elle avait accueilli les vœux d'un huissier du tribunal, veuf, vieux, laid, un peu ivrogne et très-méchant^ quand il avait bu. Que voulez-vous? elle avait des talens, de l'esprit , de la littérature ; mais elle était sèche, maigre, jaune et sans fortune. L'huis- sier, quoique très-flatté d'avoir touché le cœur de la fîlle d'un ci-devant baron , hé- sitait encore à l'épouser. Un jour, en feuil- letant les papiers de famille de la demoiselle qui avait en lui beaucoup de confiance, il reconnaît , ce qu'il soupçonnait déjà , que le père de cette chère demoiselle a bien été mis sur la liste des émigrés; mais qu'il n'a jamais émigré , et qu'il est mort dans un village voisin. Aussitôt l'huissier se pro- cure l'extrait mortuaire, un acte de noto- riété constatant que le ci-devant baron Dé- godet n'a jamais quitté le pays : les biens avaient été séquestrés; mais ils n'étaient point vendus. L'huissier rédige et fait signer des pétitions à mademoiselle Dégodet pour

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le conseil d'arrondissement, pour le conseil de préfecture, pour le ministre de l'inté- rieur, pour sa majesté l'empereur et roi ; il s'adresse au sous-préfet , au préfet ; il fait plusieurs voyages à Orléans; il en fait même un à Paris. La demoiselle conti- nuait de presser le mariage ; mais l'huis- sier ne voulait rien terminer avant la décision de l'affaire qu'il avait entreprise. A force de soins, de peines, de démarches et même d'assez grosses avances , quel bonheur pour lui! ce n'est plus une pau- vre demoiselle sans fortune qu'il va épou- ser; c'est une riche héritière. Grâce à l'en- tremise d'une cousine à lui , femme du valet de chambre d'un ministre, mademoiselle Dégodet est envoyée en possession de tous les biens de sa famille. Elle avait perdu successivement deux frères et une sœur aînée; c'est à cause de cette nombreuse parenté que, jadis, on avait songé à la faire religieuse : au moment les bienô sont rendus , elle se trouve héritière de

-yÔ l'hONKÈtE HOMRIE ,

tous les siens. Tous les fruits perçus pen- dant la durée du séquestre doivent être remboursés intégralement à mademoiselle Dégodet dont le père a été faussement et à tort inscrit sur la liste des émigrés. Oh! comme cette nouvelle rajeunissait et em- bellissait l'intéressante Alexandrine aux yeux du sensible huissier! Mais quel chan- gement! quel coup de foudre pour lui ! Alexandrine est riche; les adorateurs re- viennent. Alexandrine est courtisée par tous les aimables jeunes gens de la ville , et tQus les défauts du vieil huissier frap- pent actuellement ses yeux. Elle avait vu en lui un bienfaiteur, un époux, unartiant; maintenant ce n'est plus qu'un homme de loi , un homme d'affaires , un fondé de pou- voir, un mercenaire dont elle doit sans doute reconnaître les bons offices , mais qui n'est pas fait pour épouser une fille comme elle. Ah! pourquoi le malheureux huissier a-t-il voulu retarder le mariage ? Heureu- sement pour le tendre amant qu'elle avait

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accueilli et qu elle dédaignait actuellement, il put se consoler en retournant à sa bou- teille , et à une petite grisette que le traître avait délaissée pour mademoiselle Alexan- drine.

Cette fîère beauté était déjà l'objet de Tenvie de toutes les autres femmes qui lui adressaient tout liaut les plus affectueux complimens sur son retour de fortune , mais qui en arrière lançaient sur la faite de sa jeunesse mille brocards d'autant plus acres, que plusieurs d'entre elles voyaient leurs amans déserter leurs drapeaux pour se ran- ger sous ceux de mademoiselle Dégodet. Entourée d'hommages , pressée de tendres déclarations, déjà elle n'avait plus qu'à choi- sir entre vingt soupirans qui prétendaient à sa main. Par une bizarrerie singulière , elle voulut choisir précisément celui qui ne se mettait pas sur les rangs ; c'était Geor- ges. Le courage a toujours été du goût des belles : au moment Georges avait mon- tré tant d'intrépidité, mademoiselle Dé-

y 8 l'honnÊte homme ,

godet s'était prononcée comme une de ses plus passionnées admiratrices , et son admi- ration ne s'était pas éteinte comme celle des autres personnes de la ville. Elle se souvenait avec enchantement de l'action magnanime du jeune homme. En le ren- contrant au spectacle , dans les promena- des , à l'église il conduisait sa mère , elle ne pouvait se lasser d'admirer son air de candeur, la fraîcheur de son teint , sa piété filiale et sa bonne mine. Quelque- fois ses anciens préjugés de noblesse com- battaient ses inclinations ; mais l'amour et la philosophie l'emportaient. Elle eut des réunions , elle donna des soirées , elle y in-" vita Georges et sa mère. La , tantôt grave et prude'comme une matrone, tantôt légère, étourdie , folâtre comme une jeune fille , elle cherchait à éblouir Georges par son 1 esprit et par ses grâces , à le toucher par son innocence et sa sensibilité. Elle aimait beaucoup h jouer à des petits jeux à don- ner des gages, et à imposer à Georges des

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pénitences. Bientôt voyant que le jeune liomme ne remarquait point ses tendres aga- ceries, ses langoureuses œillades, voyant que, quand elle lui ordonnait pour retirer un gage, d'embrasser une dame de la com- pagnie, il s'avisait bien rarement de songer à elle pour accomplir la pénitence , elle prit un grand parti; elle alla voir madame Saint-Flrmin , la tante de Georges.

Mademoiselle Alexandrine se garda de dire à la femme du docteur qu'elle était éprise de son neveu; elle avait trop de ver- tu , trop d'usage du monde pour se jeter à la tête des gens. Elle fît entendre, en mi- naudant, en rougissant, en baissant les yeux, qu'elle ne serait pas éloignée de ré- pondre aux vœux de M. Georges ; elle avait cru remarquer que M. Georges était fort timide, et cependant, combien M. Georges méritait d'être encouragé! C'en fut assez pour que madame Saint-Firmin vît ce qui se passait dans l'âme de la chère demoiselle, et qu'elle l'amenât avec adresse à parler

8ûF l'honnête homme ,

plus clairement. Quel bonheur pour la fem- me du docteur ! elle allait avoir à s'occu- per d'un mariage. Avec quelle sensibilité elle reçut la confidence de mademoiselle Dégodet ! Avec quelle ardeur elle lui pro- mit de se faire la négociatrice de cette af- faire! Sur-le-champ elle courut chez Geor- ges. Tl était absent ; mais elle trouva sa mère. Avec un air fort affairé, fort important, elle lui apprit la démarche et l'aveu de ma- demoiselle Dégodet; elle lui peignit, sous les couleurs les plus favorables, l'amour dont cette tendre amante se sentait éprise pour Georges ; elle lui développa tous les avantages de cette union. La bonne ma- dame Dercy fut étourdie , éblouie de la proposition; elle promit d'en parler à son fils ; madame Saint-Firmin promit de reve- nir le lendemain savoir la réponse de Georges.

Madame Saint-Firmin s'était engagée au secret. Elle avait recommandé le secret à madame Dercy; en sortant de chez Georges

ou LE NIAIS,

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elle courut chez madame La Morinière, et lui raconta la chose sous le secret; celle-ci la raconta sous le secret à son mari, celui-ci en dit deux mots sous le secret à son cousin l'avoué; le soir même, madame Saint-Firmin en parla, toujours sous le secret, au doc- teur, en sorte que toute la famille était instruite, et que le lendemain tous les pa- rens étaient réunis chez madame La Mo- rinière , dans le dessein, disaient-ils, de se réjouir de la bonne aubaine qui arrivait à un des leurs; et toutefois le sentiment qui dominait parmi eux , c'était encore l'en- vie, a Mais quel charme a donc eu ce petit » Georges , pour plaire à cette riche de- » moiselle a Voilà qui n'est pas mal- » heureux pour lui. » « Certes, je suis » enchanté du bonheur qui lui arrive, » disait l'avoué, en arrangeant sa cravate et les cheveux de son faux toupet. « Sans lui » faire tort, cependant, il me semble que » nous avons dans la ville des célibatairea a et des hommes veufs qui le valent bien.»

82 l'hon^Ète homme,

a Allons, allons, » reprit le docteur, « nous aurons une belle noce; voilà ce qui » me fait plaisir. Je vais voir mes malades.» a Et moi , je vais à mon bureau , » dit La Morinière en soupirant; « c'est pour- » tant bien triste d'être obligé de travail- » 1er, et de voir des gens sans aucune es- » pèce de capacité.... Oh! on l'a dit depuis » long-temps, il n'y a de bonheur que pour » les sots. »

Ils avaient bien tort de porter tant d'en- vie à Georges; il ne fut point du tout émerveillé de la proposition. Il refusa, et il employa toute sa rhétorique à démon- trer à sa mère combien un tel mariage lui convenait peu. Il disait que c'était la con-. formité de l'àge et des caractères et non la richesse qu'il fallait chercher en ménage, qu'il ne serait point heureux avec made- moiselle Dcgodet, et qu'il craignait de ne pointla rendre heureuse, si bien que labonne madameDercy s'étonna elle-même d'avoir pu approuver un seul instant cette union. Elle

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s'empressa d'aller trouver madame Saint- Firmin, pour la prier de ne faire aucune démarche , et se permit de lui dire sans mé- nagement que son fils , son cher Georges était trop aimable, avait trop de qualités pour ne pas trouver, quand il voudrait, un meilleur parti que mademoiselle Dégodet , c'est-a-dlre, une demoiselle qui aurait au- tant de fortune, plus de beauté , et qui ne serait pas d'un âge à être la mère d'un jeune mari.

Quel fut l'étonnement! quelle fut l'indi- gnation des parens de Georges, quand ils apprirent son refus! «Ah! je savais bien » qu'il manquait absolument de tact et » d'intelligence; mais je ne croyais pas » qu'il poussât la stupidité jusque-là. » c 11 attend apparemment qu'il lui vienne » une duchesse! » « Laissez donc! la » duchesse se présenterait qu'il n'en vou- y* drait pas. »

Georges mit les plus grands égards dans sa conduite avec mademoiselle Dégodet.

84 l'honnête homme ,

Quand il la rencontrait, il lui témoignait le plus profond respect. La fîère Alexan- drine, instruite des dispositions de Geor- ges et piquée au vif, laissait percer à son aspect le plus amer dédain;- quelquefois même, vive et sensible, comme elle Tétait, elle ne pouvait cacher son dépit. Elle con- tinua d'en agir ainsi jusqu'au moment elle eut fixé son choix sur un de ses nom- breux soupirans. Alors lair de dépit fut remplacé par un air de triomphe.

ou LE NIAIS.

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CHAPITRE VI.

PREMIÈRES AMOURS DE GEORGES.

Quel était Tlieureux mortel à qui ma- demoiselle Dégodet donnait la préférence? Depuis quelques jours,. Georges avait ren- contré son cousin donnant le bras à la ci- devant religieuse. Tous deux l'avaient salué avec un sourire moqueur. Un matin, M. Dupré vint voir Georges et sa mère. a Eh bien! mon pauvre Georges, » lui dit- il, « tu ne veux donc pas absolument » épouser mademoiselle Dégodet? C'est » fort bien, mon cher ami; je l'épouse, » moi. Je me serais fait scrupule de te l'en-

» lever; mais, puisque tu y renonces

» Au fait , pourquoi , nous autres gens ba-

86 l'honnête homme 5

» biles, ne profiterions-nous pas des folies » de vous autres bonnes gens? Oui, je viens » l'annoncer mon prochain mariage ; c'est » demain qu'on publie le premier ban, et » j'ai cru, » ajouta-t-il avec sensibilité, « ne pas devoir perdre un moment pour » donner la nouvelle de mon bonheur à ma » bonne tante Dercy et à mon cher cousin » Georges, persuadé que, loin de m'en » vouloir, vous m'en feriez votre compli- » ment bien sincère. » « Oh! bien sin- «tère, » dit Georges, en serrant affec- tueusement la main de son cousin. «Elle » est encore fort bien, cette femme-là, » reprit Dupré; u tu la trouves vieille, je la » trouve jeune; c'est tout simple, je suis » ton aînë. Et puis , tu n'aurais-su^jue faire » de cette fortune, tandis que moi.... j'en » tirerai bon parti, je t'en réponds. Je ne » suis vraiment pas à ma place dans un » petit tribunal de province; d'ailleurs, ce » que tu m!as dit sur l'état d'avoué, m'a » fait faire des réflexions. C'est une triste

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« chose , pour un cœur généreux , que cette » obligation de vivre aux dépens des pau- » vres plaideurs. Qui sait si je ne vais pas )) brillera Paris dans quelque grand em- » ploi? N*en parle pas; cela me ferait tort » dans le pays. Je vais de ce pas chez mon » oncle, le docteur, de je passe au bu- » reau de La Morinière; ils vont être en- chantés comme vous; il y a tant d'union, tant d'amitié dans notre famille , et c'est ) une si bonne parente que je vous donne! » Tu ne connais pas comme moi toute la » beauté de son âme : nous nous faisons une donation mutuelle, par contrat de » mariage, au dernier les biens. Elle y a » consenti avec une grâce.... un abandon... » Tu n'aurais pas songé à cela, toi, mon » pauvre Georges; mais moi! peste! je >} n'oublie rien. Adieu , mon cousin , adieu, » ma bonne tante. Excellens parens que )^ vous êtes! Oh! que je suis louché de » vous voir prendre une part aussi vive à » ma félicité

88 l'honîsete homme ,

Madame Dercy n'était pas d'abord aussi satisfaite de la nouvelle que son fils. «( Le » voilà bien fier! » disait-elle; « si tu avais p voulu, cependant «A la voix de Geor- ges , les regrets de sa mère furent bientôt calmés; mais il n'en fut pas de même chez les autres parens. Dans cette famille si bien unie, il ne pouvait arriver un événement heureux à l'un des membres que sur-le- champ, à l'exception de Georges, tous les autres n'en fussent jaloux. Cela ne les em- pêcha pas de multiplier les complimens au cher futur de la riche demoiselle.

La noce fut magnifique; le banquet et le bal eurent lieu à la loge des francs-ma- çons. Georges se montra si respectueux, si affectueux pour sa nouvelle cousine, qu'à travers son air conquérant et toujours dédaigneux, il échappa quelques soupirs à la mariée dont le cœur n'était peut-être pas encore tout-à-fait guéri de sa précédente incHnation; mais les soins, les attentions, les tendres empresscmens de M. Dupré

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eurent bientôt dissipé ce léger iluage. Elle était radieuse, elle était émue, toute palpi- tante de joie et d'orgueil; sa guirlande de fleurs d'orange et son bouquet virginal étaient dans un perpétuel frémissement.

11 y avait à la noce une jeune personne de dix-huit à dix-neuf ans, mademoiselle Elisa, fille de M. Berthoud, le receveur particulier des droits réunis. M. Berthoud n'habitait la ville que.depuis quelques mois. Il avait été long-temps commis à cheval à Or- léans. De fréquens accès de goutte ne lui permettant plus de monter à cheval, il avait sollicité une place plus tranquille qu'il avait* obtenue sans être forcé de quitter le département. En arrivant, il avait loué un appartement dans la maison de mademoi- selle Dégodet, qui avait cru devoir inviter à sa noce le père et la fille. Mademoiselle Elisa n'avait plus de mère. Comme on voyait M. Berthoud un peu joueur, un peu bu- veur, comme il était jovial et gaillard dan» ses propos, on se hâta de répandre qu'il

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go LHOX^ETE HOMME,

avait été dans sa jeunesse un bon compa- gnon, ami des belles, fort insouciant de son ménage, qu'il ne devait ses infirmités précoces qu'à ses fredaines, et que, s'il n'eût tout mangé, il aurait pu faire for- tune autrefois dans les fournitures des ar- mées. Si la médisance s'exerçait déjà com- plètement sur le père, elle ménageait un peu plus la fille. Mademoiselle Élisa était sans doute assez jolie pour inspirer quel- ques soucis aux jeunes demoiselles de la ville; mais on se contentait de la traiter de simple et d'ingénue. On avait bien été tenté d'abord de la croire maligne, mordante et un peu expérimentée pour son âge, car il lui écbappait des mots qui , dans la boucbe d'une personne d'esprit, auraient paru tan- tôt acres et mécbans , tantôt un peu lestes pour une jeune fille; mais elle y mettait tant d'innocence, tant de bonne foi! elle paraissait si étonnée elle-même des sourires malicieux qu'excitaient ses discours , qu'on

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ou LE NIAIS. 91

Trul qu'elle ne sentait pas la portée de ce qu'elle disait.

Mademoiselle Élisa se trouva placée à table à coté de Georges. Dès le premier coup d'oeil, ce jeune homme qui venait de résister à l'amour passionné de mademoiselle Dégodet , ne put s'empêcher de comparer sa voisine à la mariée. « Ah ! » se disait- il, « si c'était une personne comme celle-là » qu'on m'eût proposée , je n'aurais peut- V être pas été si prompt à refuser, m La con- versation de mademoiselle Elisa confirma Georges dans l'opinion avantageuse que sa charmante figure lui avait inspirée. Elle parlait de son père avec un tendre respect. Ce qui enchanta surtout Georges , c'est qu'elle ne médit de personne, et que, pen- dant tout le dîner , elle ne cessa de faire l'éloge de la bonne madame Dercy. En sortant de table, elle alla s'asseoir auprès de la mère de Georges;. elle lui prodigua les tendresses , les caressses et lui vanta beaucoup son fils. Elle dansa plusieurs fois

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avec Georges , et celui-ci était en extase de ses grâces et de sa décence. Une jolie personne comme mademoiselle Élisa ne pouvait manquer d*être l'objet de tous les hommages ; mais Georges crut remarquer qu'elle préférait les siens à ceux des att- tres, et il en était bien heureux. Le père de mademoiselle Elisa se relira de bonne heure à cause de sa goutte ; il avait prié madame Dercy et Georges de vouloir bien lui ramener sa fille qui resta. Georges , à la fin du bal , donna le bras droit à sa mère et le bras gauche à mademoiselle Elisa : quel bonheur ! Ce fut pendant ce court trajet que, malgré sa timidité, il osa de- mander à mademoiselle Elisa la permis- sion de rendre visite à son père. Cette permission lui fut accordée, et la jeune personne avec la plus aimable francbise, sollicita de son côté la permission de ve- nir quelquefois, accompagnée de sa bonne, passer la soirée chez madame Dercy , tan- dis que son père s'occuperait de ses

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comptes avec les commis des droits. On juge combien une telle demande transporta Georges ; il dormit peu le reste de la nuit , et dans tous ses rêves, il voyait mademoi- selle Élisa.

Dès le lendemain, Georges alla voir M. Berthoud : on parut lui savoir gré de son empressement. Mademoiselle Elisa , dans son vêtement simple et négligé, était encore plus jolie à ses yeux qu'avec la grande parure qu'elle avait à la noce. II causa beaucoup avec M. Berthoud qui lui sembla un bon père , un homme plein de sens , fort intègre dans ses fonctions , rempli décourage et de philosophie; car il était fort gai au milieu ses souffrances. Georges sortit de cette première visile tout rempli d'amitié pour le père, et brû- lant du plus tendre amour pour la fille.

Georges ne pouvait pas avoir de secret pour sa mère ; il lui confia l'impression qu« mademoiselle Berthoud avait faite sur lui. Madame Dercy, toujours disposée à pen-

94 l'hojNwÊte homme,

ser comme son fils, approuva beaucoup cet amour. La jeune Elisa n'était pas sans doute aussi riclie que mademoiselle Dégo- det; « Mais qu'importe la fortune! elle est » jeune, elle est aimable, elle est bonne ; » le père a une fort jolie place : c'est la » femme qu'il te faut. » « Ah ! pourvu ;) qu'elle ne me trouve pas trop indigne )) d'elle! » « Comment! indigne d'elle? » rends-toi donc justice, mon fils ; elle est )) charmante, sans doute, mais tu la vaux » bien. »

Pendant quelques jours, les visites se succédèrent. Georges allait le matin saluer M. Berthoud et sa fdle ; il ne restait que peu d'instans et se retirait discrètement , craignant d'être importun. Mademoiselle Elisa venait passer toutes les soirées chc/. madame Dercy ; Georges admirait de plus en plus la bonté, l'esprit , la candeur de la jeune personne ; sa passion devenait de jour en jour plus violente ; elle perçait dans ses moindres discours; mais il n'osait la décla-

ou LE MAIS. 95

rer, et cependant il croyait voir que made- moiselle Elisa l'avait deviné, et même n'é- tait pas insensible à sa tendresse. Déjà plu- sieurs fois, en lui donnant le bras le soir, tandis que la servante marchait devant pour les éclairer, il avait pris la résolution de parler ; il n'en avait pas eu le courage. Arrivé à la porte de M. Bertlioud , il avait salué respectueusement mademoiselle Elisa, et il était rentré plein de dépit contre lui-même. Enfin, il pria sa mère de vou- loir bien lui servir d'interprète; madame Dercy parla le soir même à mademoiselle Elisa. Oh! que Georges fut heureux ! On laissa entrevoir qu'il n'étpit pas éloigné de plaire. Pressée par madame Dercy, made- moiselle Elisa autorisa Georges à s'adresser à son père : il ne perdit pas un moment. Dès le lendemain, il s'enhardit jusqu'à de- mander à M. Berlhoud la main de sa fille. Le jovial receveur des droits réunis ac- cueillit fort bien la demande; mais il dé- clara gaillardement qu il n'avait pas un sou

96 l'honnête homme,

de dot à donner. « EIi! monsieur, » répon- dit le passionné Georges, « qui vous parle » de dot, d'argent ? Votre fille n'est-elle » pas un trésor 7 v « Ah ! sur ce pied, » répliqua le bon père, « parlons. » Georges exposa franchement sa situation ; dans ce moment, son revenu suffisait à peine à sa dépense; mais après le nouveau bail qu'il avait passé avec son fermier, quand il fe- rait valoir lui-même, il serait riche. En at- tendant , il projetait de chercher quelque place dont le traitement, si médiocre qu'il fût , le ferait vivre à son aise. « Fort bien, » fort bien, » reprit le père Berthoud , « aimez-vous, mariez-vous, mes enfans. « Il fut convenu qu'on allait écrire pour avoir l'acte de naissance da mademoiselle Elisa, l'acte de décès de sa mère , et qu'aussitôt que ces papiers seraient arrivés, on fixerait l'heureux jour. Quelle joie pour Georges ! Il va épouser la femme qu'il adore, la fille d'un homme honnête, respectable, sa chère

ou LE NIAIS. 97

et vertueuse Elisa qui a déjà pour sa mère une tendresse filiale.

« Mais il a donc tout-à-fait perdu la tête, » disaient ses parens qui avaient appris avec toute la ville les amours de Georges. « Com- » ment! se prendre de passion pour une y> petite fille qui n'a rien? » « Et une » fine matoise qui lui en fera voir de bel- » les. )) C'était la marcliande qui parlait ainsi; elle continua : « Oui! s'il faut en » croire ce que m'en ont dit certaines per- » sonnes d'Orléans qui paraissent fort bien » instruites, elle n'en est pas à son ap- » prentissage. » « Oh ! contez-moi donc » cela, je vous en prie, » dit madame Saint- Fii'min. Madame La Morinière reprit : « D'abord , il paraît que le père a été toute » sa vie, un pauvre sujet et un mauvais su- » jet. » a On sait cela , » dit l'avoué, «un » libertin , un joueur, qui a rendu sa femme » très-malheureuse. » « Parlons de la « fille, » dit madame Saint - Firmin. » « Je n'affirme rien , » répliqua madame ToM. I. 5

^ l'ho:s]sÊte homme,

La Morinière ; « mais on assure qu'elle a eu )^ une intrigue à Orléans. » « En vérité! »

<r Avec un officier de la garnison. L'a- » venture a fait beaucoup de bruit , et c'est » tout à la fois à cause de sa goutte et pour » éviter le scandale que le père a sollicité » son déplacement. On ajoute qu'il a fallu » que la fille se mêlât elle-même de solli- » citer près du directeur et de l'inspecteur » du département... Vous entendez? » « J'entends. » -^a Mais ce n'est pas tout : » ici même, dans notre ville, M. Frédéric, ce » jeune commis de la manufacture des récol- » lets, qui est parti depuis deux jours pour » une grande tournée... On dit qu'il a été fort » bien avec elle. » « Ah! Ah ! Frédéric? »

« 11 était à votre noce , cousin Dupré ; » vous savez que c'est que Georges s'est » émerveillé de la candeur de la petite Ber^ » thoud. » « Vraiment, quelle candeur! «

ir Tandis qu'elle faisait l'ingénue avec >i Georges , elle faisait la coquette avec Fré- » dcric. Georges l'a reconduite jusqu'à sa

ou LE NIAIS. 99

» porte; Frédéric suivait à quelque distance, >) et quand Georges a continué sa route, >) Frédéric s'est approché : la belle et lui ' ont causé plus d'un quart d'heure, et ne > se sont séparés que quand ils ont aper- » eu le fallot de la vieille madame d'Armin- » court qui sortait du bal. Depuis, ils se )) sont revus; elle n'a donné congé à Fré- » déric, et lui-même ne s'est décidé à » voyager que depuis le jour Georges » a parlé de mariage. » « Mais alors, » dit le docteur d'un ton paternel , « pour i> l'honneur de la famille, ne devons-nous » pas éclairer mon cher et ancien pupille » sur l'extravagance d'une pareille union « C'est mon avis, » dit madame Saint- Finnin. a Ce n'est pas le mien, » dit La Morinière, « qu'il se marie, le pauvre sot! » tant pis pour lui, tant mieux pour elle. « Je m'en lave les mains; j'aime mieux en » rire. » « Faites ce que vous voudrez , » dit l'avoué, « je ne m'en mêlerai pas : seu- » lement, en ma qualité de maître de la

lOO l'hÔNINÊtE H03IME

5

» communauté, je vais donner congé à » M. Berlhoud pour le terme prochain. En » gardant chez moi ces gens-là , j'aurais » l'air d'avoir autorisé les amours ridicules » de mon cousin. » On juge hien que les parens de Georges n'étaient pas les seuls qui le blâmassent. Dans la soirée , madame Saint-Firmin alla faire beaucoup de visites; elle vit que, depuis la noce de l'avoué , toute la ville s'égayait aux dépens de Geor- ges, et que lui seul ne s'en apercevait pas. On lui confirma toutes les aventures de la belle Elisa; on lui donna des détails nou- veaux et bien circonstanciés. Elle eut, en rentrant, une grande conférence avec son mari, et le lendemain matin, avant de par- tir pour ses courses, le docteur se trans- porta chez Georges.

Georges sortait pour aller chez le père de la belle Elisa ; il parut fort contrarié de la visite du docteur : mais que devint-il , lorsqu'en qualité d'oncle ei d'ancien tu- teur, IVL de Saint-Firmin crut devoir lui

ou LE NIAIS. lOT

adresser les remonlrances les plus fortes sur le sot mariage qu'il allait faire , et lui raconta tout ce qu'il avait appris sur la vertueuse Élisa et sur son respectable père. Le docteur pria gravement son neveu de ne point le commettre avec ces petites gens, en révélant que c'était de lui qu'il tenait ces rcnseignemens. Au surplus , ces odieuses aventurés circulaient dans toute la ville, et Georges pourrait les apprendre de la première personne qu'il interrogerait.

Chaque mot du docteur avait été un coup de poignard pour le malheureux Georges. Comment douter de ce que son oncle lui assurait si positivement? Dans son déses- poir, sans rien dire à sa mère, il résolut d'aller sur-le-chnmp reprocher à Elisa ses faussetés, ses mensonges, sa perfidie, son hypocrisie.

Il arrive, il demande à mademoiselle Elisa un entretien particulier; là, il soulage son cœur, il l'accuse, et s'échauffant à cha- que mot qu'il prononce, il lui déclare que

102 l'honnête homme 5

tout est rompu , qu'il vient lui dire un éter- nel adieu. Il veut partir; elle le retient, elle se jette h ses pieds, elle pleure, elle s'arrache les cheveux, elle défend l'hon- neur de son père avec éloquence, avec force, elle défend le sien avec tendresse, avec amour. Oui , son cœur est pur, sa con- duite est irréprochahle; Georges est le seul être qui soit parvenu à toucher son âme ; elle n'avoue qu'un seul fait, et elle le pré- sente sous le jour le plus favorahle; elle ne cache pas ses démarches, ses visites au- près de l'inspecteur, auprès du directeur des droits-réunisà Orléans; mais ces visites, ces démarches! ellcsétaient innocentes, elle s'en fait gloire. Se peut-il que la calomnie, en cherchant à la perdre, soit assez ab- surde pour s'attaquer en même temps à des fonctionnaires respectables! « En sollicitant » pour mon père, comme une fille tendre, » honnête, vertueuse, ai-jc fait un crime? j) !N'était-ce pas un devoir? Quant à Tof- » ficier de la garnison d'Orléans, et au

ou LE ÎSIAÏS. I03

rt petit commis de la manufi^cture des.ré- » collets; c'est faux, c'est de toute fausseté. » Amenez les infîimesqui vous ont trompé; )) je les confondrai. Et vous avez pu croire.. .y )> vous...! je le vois trop, jamais vous ne j m'avez aimée. Eh bien! justement indi- » gnée, c'est moi, moi, qui veux rompre » pour jamais avec vous.... Mais que dis- » je..,? Le pourrai-je...? Ingrat...! Ma vie » n'est-elle pas attachée à mon amour...! » Dercy! Dercy...! Que votre injustice me » fait de mal ! » Georges était dans le plus grand attendrissement ; il portait sur Elisa des regards se peignaient tour à tour le doute et l'amour : ses larmes la rendaient si belle ! « Ah ! que vous êtes une puissante » enchanteresse! » s'écria-t-il, «quel est » donc votre charme sur moi? Elisa, que » vous seriez coupable si vous me trom- » piez! C'en est fait; je ne veux plus rien «savoir..., je ne veux plus écouter que » mon amour..., je m'abandonne aveuglé- » ment à vous. » Il y eut de la part d'Elisa

io4 l'honkete homme ,

encore bien des protestations d'innocence pour le passé, mais surtout des sermens de tendresse et de constance pour Tavenir. Il sortit plus épris que jamais.

Georges fit confidence à sa mère de sa scène avec Elisa. La bonne madame Dercy se montra aussi indulgente que son fils; elle croyait aux sermens d'Elis. Georges persistant dans ses premiers desseins, con- tinua ses visites assidues à M. Berlhoud et à sa fille. Ses parens voulurent lui (aire de nouvelles remontrances, il ne les écouta pas. 11 était l'objet des brocards de la ville, il le savait; on ne se gênait pas pour lui adresser en face quel(|ues épigrammes fort significatives; il y répondait par le silence. Mademoiselle Berthoud avait repris sur lui tout son empire; elle l'avait subjugué.

Un ancien ami de M. Berthoud, M. Bou- det de Saint-Albe, qui avait été autrefois associé avec lui dans les fournitures, vint passer quelques jours dans la ville; il lo- geait à l'auberge; mais il avait de longs et

ou LE NTAIS. 100

fréquens entretiens avec son ami Berthoud. Georges n'avait pas fait grande attention k ce monsieur; lorsqu'il le rencontrait cliez M. Berthoud, il lui adressait des politesses cordiales. Deux ou trois fois , en présence de Georges, ce M. Boudet , encore plus jo- vial que le receveur des droits-réunis , s'é- tait avisé de plaisanter assez vivement sur les gens qui ont la sottise de rester pauvres par excès de scrupule, et M. Berthoud jusque-là si intègre dans ses discours, avait beaucoup ri des plaisanteries de son ancien associé. Ces accès de gaieté avaient surpris, avaient afïligé Georges; mais il n'avait pas osé témoigner son mécontente- ment au père de sa bien-aimée; d'ailleurs, attribuant le mal h Boudet plutôt qu'à Ber- thoud , et tout occupé de son amour, il n'a- vait attaché qu'une légère importance aux discours des deux amis; ceux-ci avaient conclu de son silence qu'il approuvait leurs épigrammes et leurs principes. L'intérêt personnel est un sentiment si naturel , si

io6 l'honnête homme,

puissant sur les âmes , si généralement ré- pandu, que ceux qui sont prêts à se per- mettre tout pour le satisfaire, sont en même temps portés à croire que tout le monde leur ressemble, et que les plus belles pro- testations de désintéressement et de vertu ne sont que de Thypocrisie. D'un autre côté, mademoiselle Elisa était plus que jamais certaine de son ascendant sur Georges, elle en était fîère ; « Bon jeune bomme, » di- sait-elle à son père, « si je lui ordonnais de » se jeter du liaut d'un clocber ou de met- » tre le feu à la ville, il m'obéirait. »

Un matin, M. Boudet et M. Berlboud étaient enfermés ensemble, Georges était près de mademoiselle Elisa; jamais elle ne s'était montrée si tendre, et, sans affecta- tion, elle avait encore su augmenter sa toute-puissance sur l'innocent jeune bomme. Déjà vingt fois il lui avait dit adieu , et il restait, tant il avait besoin de lui répéter sans cesse qu'il l'adorait; enfin, il partait : « A propos,» lui dit-elle en le retenant.

ou LE NIAIS. 107

J'allais oublier... Mon père m'a priée de » vous demander un service.... Oh! c'est » une bagatelle.... à mes yeux, du moins. » Que nous importe , a vous et à moi , un » peu plus , un peu moins de fortune ? Mais, j) puisque vos cliers parens se plaignent de )> ce que je n'ai pas de dot..., voici qui pour- )) rait m'en assurer une.... » Alors elle tira d'un secrétaire un papier; et tout en mê- lant à sa demande les discours les plus affec- tueux et même les plus passionnés, elle ex- pliqua ce dont il s'agissait.

L'ancien associé du père d'Élisa , M. Boudet de Saint-Albe, par ses connais- sances, par ses protections, s'était assuré qu'il pourrait obtenir des indemnités con- sidérables, s'il parvenait à prouver qu'à telle époque, un de leurs magasins avait été incendié par l'ennemi. Il leur fallait pour compléter les pièces à l'appui de leur réclamation , un certain nombre de signa- tures données par des témoins oculaires du fait, militaires ou employés, au bas d'un

Î08 L HONNETE HOMME,

procès verbal qui constatait rincendie, et qu'alors ils étaient certains de faire léga- liser par les autorités compétentes. M. Bou- det en avait déjà plusieurs; mais il lui en manquait deux, et il avait fait le voyage ex- près pour que M. Bertlioud les trouvât. Tout récemment établi dans la ville, Ber- thoud ne savait a qui s'adresser; il avait bien à Orléans un ami dont il était sûr moyennant un petit pot-de-vin , un hon- nête cadeau; mais la seconde signature! la trouver? Sa fille lui répondit de celle de Georges. Telle était la bagatelle, la petite complaisance que la belle Elisa de- mandait à son amant : c'était d'altester qu'il avait vu brûler le magasin.

a Dabord, » lui dit-elle après lui avoir exposé la chose, « il est certain que le » magasin a été incendié; je le tiens de » mon père; ce ne serait donc pas menlir » que de le certifier. Vous n'en avez pas » été témoin, mais vous n'en doutez pîis, >) puisque je vous l'affirme, et que d'autres

ou LE NIAIS. 109

V l'affirinent. Voyez les signatures que nous » avons déjà obtenues. » Ici elle redoubla de douces paroles, de doux regards; puis elle essaya de faire sentir à Georges qu'il ne se couiproinc tirait en aucune façon. Il avait été plusieurs années absent de son pays, il était possible qu'il eût été aux ar- mées, qu'il eût eu connaissance de l'évé- nement C'était un grand avantage pour

son père et pour elle.... Eh qu'elle serait heureuse de pouvoir apporter à son cher Dercy une fortune égale à la sienne... Elle termina son explication par de nouvelles protestations, de nouveaux sermens d'a- mour et de fidélité.

Quelle subite révolution le discours de mademoiselle Berthoud avait opérée dans l'âme de Georges ! A mesure qu'elle avait parlé , l'élonnement , le chagrin , et enfin le mépris s'étaient peints sur sa physiono- mie. Cependant incertain encore, ne pou- vant croire à ce qu'il entendait : «Je me » suis trompé sans doute, » lui dit-il , a ou

iio l'honnête homme,

w plutôt j'aime à me flatter que vous ne » comprenez pas bien ce qu'on vous a » chargée d'exiger de moi. » « Comment ! » vous croyez que je ne comprends pas ce j) que je dis? » répondit-elle en souriant avec un aimable dépit; puis, redoublant de tendresse : a Eh quoi ! hésiteriez-vous , » quand il s'agit de concourir a être utile » à mon père et à moi!.... à moi, qui n'ai » pas hésité à vous laisser voir mes senti- » mens? Réfléchissez; à qui cela peut-il » faire tort? A personne , si ce n'est au gou- » vernement ; et tous les jours les plus hon- » nêles gens ne se le permettent-ils pas ? » mon père dit que c'est une revanche. Ah! » Georges, si vous m'aimez, s'il est vrai 1) que j'ai quelque empire sur vous...» Elle lui avait pris la main , elle lui parlait d'un ton suppliant, caressant; ses yeux étaient fixés amoureusement sur lui. Georges re- tira sa main avec vivacité , et d'un ton qu'il cherchait à rendre calme, mais qui , malgré lui, annonçait combien il se sentait

ou LE NIAIS. lïl

offensé de la proposition , il lui dit : « Ma- » demoiselle , je n'avais jamais voulu m'in- )i terroger moi-même sur la confiance que » je devais accorder aux rapports qu'on » m'a faits contre vous, je voulais fermer » les yeux; en supposant que tout fût vrai, » je pardonnais tout et je continuais de » vous aimer; maintenant vous me deman-

» dez d'attester une chose que j'ignore

a C'est une bassesse que vous me proposez... » Mon amour s'éteint pour jamais : » adieu ! » Il sortit.

Mademoiselle Élisa était restée confuse, interdite ; cependant elle ne perdit pas en- core tout espoir de reconquérir son esclave. Elle n'osa pas se présenter chez madame Dercy ; elle craignait avec raison que Geor- ges n'eût instruit sa mère, il ne lui cachait rien. Elle écrivit à la mère, au fils; nous n'avons pu savoir ce que renfermaient ces lettres, elles lui furent renvoyées toutes cachetées, sous enveloppe. Georges ne par- la qu'à sa mère de son dernier entretien

112 L HONNETE HOMME,

avec mademoiselle Elisa, et en lui recom- mandant le plus profond secret. MM. Bou- dât et Berthoud furent très- contrariés; ils trouvaient que ce petit Dercy était bien sot de s'être effarouché pour une propo- sition qui leur paraissait toute simple, et qui aurait pu assurer une dot à une femme dont il était si passionnément épris.

M. Boudet repartit pour*Paris; quelque temps après , M. Berthoud obtint un nou- veau changement ; il quitta la ville avec sa fille.

ou LE NIAIS. It3

CHAPITRE VII

GEORGES EMPLOYE A LA SOUS-PREFECTURE.

DÈS le printemps, Georges, avec sa mère et Marguerite, était retourné au village. Ces fréquens déplacemens, les plaisirs de l'hiver, les soins qu'il avait pour sa mère et les courses de l'été , l'avaient entraîné dans des dépenses au-dessus de ses moyens. Ce fut alors que , pour conserver à sa mère l'aisance dont il voulait qu'elle continuât de jouir, il pensa sérieusement à solliciter une petite place, afin de suppléer par les appointemens qu'il gagnerait, à l'insuffi- sance de son revenu. Un matin , il vint à la ville. Sa première idée avait été de se faire recommander par son cousin la, Mo-

5*

ii4 l'homnete homme,

linière; mais il réfléchit qu'il valait mieux s'adresser directement au sous - préfet ; ri en était connu , connu avantageusement. IM'avait-il pas reçu de ce magistrat, tant verbalement que par écrit, d'honorables félicitations, lorsqu'il avait eu le bonlieur de sauver de Tinondalion la famille du meunier.

Ce sous-préfet était un exceilenl homme : il se vantait parfois d^avoir un vrai génie administratif, mais il ne prenait guère la peine d'en donner des preuves; il laissait aller les affaires de la sous-préfecture au gré de ses commis, ou plutôt de si femme. Depuis dix ans qu'il était marié, le bon liomme n'avait d'autres volontés que celles de madame, qui était encore fraîche, jolie, très-coquette, de plus femm^ Irès-enlen- due, menant à la fois avec une granxle ha- bileté son ménage et l'administration. Mon- sieur n'avait h bien dire qu'à donner des signatures, et, tous les matins, il signait de confiance tout ce que sa femme et son

ou LE NIAIS. Il5

premier commis lui présentaient. Il em- ployait le reste du jour à ses plaisirs, «li- mant assez la table, le jeu, et même, s'il faut en croire ce qui nous a été affirmé , les petites ouvrières qui lui adressaient des pétitions pour leurs parens ou leurs amis. On lui reconnaissait toutefois un véritable talent, c'était celui d'amateur, presque de première force, au billard : on prétend même qu'indépendamment des visites de Madame à de hauts personnages, il devait sa nomination à la courtoisie avec la- (|uelle, à la suite d'un grand dîner, il s'é- tait laissé gagner à ce noble jeu par un ministre auquel il aurait pu rendre des points.

Au moment Georges se présenta, M. le sous-préfet jouait au billard avec un de ses commis qui était encore plus fort (|ue lui, et celui-ci se laissait à son tour gagner par son supérieur. Cela mettait M. le sous-préfet en belle humeur; il avait d'ailleurs beaucoup d'estime pour Georges.

Il6 L'HO^^ETE HOMME j

Comme tout le monde, il le trouvait un peu niais; mais il en était d'autant plus charmé de le rencontrer ; c'était une occa- sion pour lui de montrer de Tesprit. 11 donna ordre de l'introduire sur-le-champ, et tout en continuant sa partie, lui fit un très-bon accueil. Lorsque Georges lui eut exprimé son désir : « Fort bien! fort bien! » mon cher monsieur Dercy; je serai en- y> chanté de vous compter parmi les nôtres; » oh! il faudra bien que nous vous placions.» Puis, tout fier d'avoir carambolé : « Avez- » vous vu ma femme? » « Non, » répondit Georges. « 11 faut la voir; » c'est h elle que j'ai abandonné tous » ces détails : ne perdez pas de temps. Il » me semble avoir entendu dire que, dans » ce moment-ci, nous avons quelque va-

» cance Voyez ma femme, et je vous

» promets de vous recommander fi elle.

Georges suivit les constils du magistrat. Il fut encore mieux reçu de Madame qu'il ne Pavait été de 'Monsieur. Georges était

ou LE MAtS. 117

vraiment un fort joli garçon, clans toute la fraîcheur, dans toute la force de la jeu- nesse. La femme du sous-préfet avait ap- pris la passion dont il avait brûlé pour mademoiselle Elisa. Un jeune homme sus- ceptible d'une profonde passion !.... Toutes les âmes sensibles s'intéressent a lui. Ma- dame promit à l'ancien amant d'Elisa de lui être favorable; elle ajouta, de l'air le plus gracieux , qu'elle éprouverait une véritable satisfaction à voir parmi les em- ployés de la sous-préfecture , un jeune homme aussi honnête, aussi aimable, aussi courageux. Deux jours après, Geor- ges était placé.

Malgré son goût pour la campagne, il fallut bien qu'il revînt à la ville; mais le voilà tranquille sur son sort, et en état de procurer encore plus d'agrémens, plus d'ai- sance à sa mère : outre le revenu de sa ferme, il a douze cents francs d'appointe- mens. Il était placé dans le même bureau que son cousin La Morinière ; leurs fonc-

ii8 l'honnête homme,

lions étaient de préparer les listes et les opérations de la conscription, de délivrer et de viser les passe- ports.

Oh ! combien le cœur de Georges fut navré, lorsqu'arriva cette époque pério- dique de la conscription qui enlevait plus des trois quarts des jeunes gens appelés , lorsqu'il reçut les visites de mères éplorées qui venaient chercher les moyens d'arra- cher leurs fils a la terrible loi, lorsqu'il vit cette foule déjeunes gens, dont beaucoup n'avaient pas les inclinations militaires, dont quelques-uns étaient forcés d'interrompre le métier ou l'état qu'ils avaient commencé, dont quelques autres, d'une constitution faible et chétive , n'en étaient pas moins obliges de partir! Il y avait des moyens assez faciles et sans danger pour les com- mis de la sous - préfecture de favoriser Texemption de tel ou tel jeune liomme. Georges crut même s'apercevoir que son cousin La Morinière se permettait d'em- ployer ces moyens. Georges attribuait

ou LE MAIS. I 19

caiic conduite de son cousin à son bon cœur; il lui paraissait assez singulier, ce- pendant , que tous les conscrits favorisés par le cousin fussent des fils de bonne fa- mille et des jeunes gens ricbes. Quant h lui , maigre la douleur que lui causaient les larmes des parens et la situation de leurs enfans, il ne se permit aucune ruse, aucune faveur, aucune préférence. On lui fît avec adresse des propositions d'argent, on lui envoya des cadeaux ; il repoussa les propositions, il refusa les cadeaux, sans fierté, avec politesse. S'il eût cru pouvoir se permettre d'être utile à quelques-uns, cVut été aux plus pauvres, à ceux qui n'é- taient pas en état de lui prouver leur re- connaissance; mais il réflécliissait qu'il ne pouvait en servir un sans nuire à un au- tre : il fallait toujours le même nombre d'iiommes, et, en aidant a la libération de tel ou tel , il aurai.t forcé à marcber tel ou tel autre qui, sans lui, aurait été exempt. Tout en gémissant , il croyait donc devoir

120 l'hon>ête homme,

être impartial, inflexible dans ses fonctions. Cette inflexibirité de Georges était un per- pétuel objet de dérision pour son cousin et sa cousine La Morinière, toutes les fois qu'ils se régalaient des beaux poissons, desgras- ses volailles, de l'excellent gibier, des pa- niers de vin muscat et autres qu'ils de- vaient à la générosité des conscrits libérés. Son oncle le docteur qui , en sa qualité de médecin , se prétait parfois à délivrer aux fils de ses cliens des certificats de mauvaise santé, accusait son neveu Georges de du- reté d'ame et d'insensibilité.

Georges n'était pas si inflexible pour la délivrance et le visa des passe-ports. Plu- sieurs fois il lui arriva d'en faire donner à des négocians dont les pièces n'étaient pas tout-a-fait en règle , mais dont les in- térêts auraient été compromis par le moin- dre retard, à des jeunes gens qui n'offraient pas toutes les garanties requises par 1rs décrets , mais qui étaient impatiens d'aller revoir des parens ciiëris ou une maîtresse

ou LE MAIS. 121

adorée. Comment Tintègre et scrupuleux Georges se permettait-il ces petites super- cheries? H Tavait dit : jamais il ne se se- rait oublié jusqu'à mentir, jusqu'à tromper pour son intérêt personnel... Mais pour les intérêts des autres... quand les choses lui paraissaient équitables , quand il lui sem- blait qu'elles ne pouvaient faire tort à per- sonne, il se constituait en lui-même une espèce de tribunal intérieur bien sou- vent la justice naturelle gagnait sa cause, même quand elle se trouvait en opposi- tion avec la justice écrite. 11 n'était pas d'ailleurs bien convaincu que cette obliga- tion, assez oppressive à ses yeux, de ne pou- voir aller d'un lieu à un autre sans un passe- port, fût d'une utilité si importante pour l'état, qu'il fallût, dans toutes les circon- stances, l'imposer dans toute sa rigueur, à tous les citoyens.

Quelques jours après la découverte à Paris, de je ne sais quelle petite conspira- tion, dont la nouvelle s'était répandue Ton. I. 6

122 L HONNETE HOMME,

dans les départemens par la voix retentis- sante des journaux, un homme se présen- te, non pas au bureau, mais au domi- cile de Georges : « Monsieur, » lui dit cet homme avec beaucoup de politesse, « dans » l'auberge je me suis arrêté, j'ai en- 3) tendu vanter votre obligeance; je suis » pressé; pourriez-vous me viser ou me » faire viser ce passe-port? » Georges, en jetant les yeux sur le passe-port, s'aper- çoit qu'il n'est pas en règle; il le dit au voyageur ; celui-ci était inquiet , pâle , tremblant. Georges portait sur sa figure l'empreinte de la bonté ; encouragé par cet air de bonté, par le bien qu'on lui a dit du jeune employé, le voyageur croit que si Georges refuse de le servir, au moins il ne le trahira pas, et sur cette jip- parence souvent trompeuse d'une physio- nomie honnête , il a l'imprudence de se confier à un homme qu'il voit pour la pre- mière fois. C'est un écrivain, un écrivain po- Utiquc échappé dune prison d'état; il four-

■c

ou LE MAIS. I20

nit a Georges des preuves de ce qu'il avan- ce, preuves qu'il n'aurait pas osé montrer h d'autres ; de nouveaux ordres sont donnés pour Tarrêter; mais, s'il obtient un visa sur son mauvais passe-port, il<i bien moins à craindre d'être reconnu pendant la longue youte qui lui reste à faire. Georges s'atten- drit, réfléchit; il pense que voilà un homme \m a été détenu administrativement, c'est- ire arbitrairement , qui probablement n'est pas coupable , puisqu'on n'ose pas , qu'on ne veut pas , qu'on ne peut pas le traduire devant les tribunaux. Cet empri- sonnement arbitraire lui rappelle les an- ciennes lettres de cachet dont il a entendu parler dans sa première jeunesse; il se décide. Il conduit l'étranger à sa mère, il

le prie de l'attendre , il sort Il revient,

et remet à l'étranger son passe-port visé. Dès les premiers mots qu'avait pronon- cés cet homme , Georges l'avait vu agiter dans ses mains un petit paquet enveloppé de papier, c'était un rouleau d'or. Frappé

124 L'flONISErE HOMME 5

de l'air honnête de Georges , le voyageur s'était ouvert à lui, avant de lui faire espérer un salaire et ne sachant même s'il devait l'offrir; ému, transporté, après avoir obtenu ce qu'il demÊPndait, il s'enhardit et prie son bienfaiteur d'accepter son rouleau comme un témoignage de sa reconnaissance, a Gar- dez votre or,» lui dit Georges avec un lé- ger sourire; a si je le prenais, je croirais » avoir fait une mauvaise action. »

Cependant la femme du sous-préfet se montrait de plus en plus aimable pour Georges; elle l'avait attiré à ses soirées; lorsque monsieur et madame allaient à la campagne , elle faisait inviter Georges par son mari. Comme elle se mêlait toujours des affaires de l'administration , quelquefois elle appelait Georges pour qu'il lui rendît compte de son travail ; bientôt les autres employés le plaisantèrent sur toutes les petites préférences que la dame avait pour lui. « Oh ! voilà qui est décidé , » lui di» taient-ils; a vous êtes en faveur. » « C'est

ou LE NTXIS. 1^5

>^ juste , » ajouta un jeune homme qui était un peu fat en se mirant ou plutôt en s'ad- mirantdans une glace; « chacun son tour. » Georges paraissait ne rien comprendre à ces railleries, et son innocence redoublait encore les ris. « Il est bien simple! » se disaient-ils entre eux. Georges était tou- jours très-poli , très-respectueux avec la femme de son administrateur; il crut re- marquer que la dame avait une espèce de dépit de' cet excès de respect, quVIle s'en impatientait; cette remarque lui fit com- prendre enfin les plaisanteries de ses con- frères. Georges aurait rougi de contribuer à tromper le bonhomme de sous-préfet ; il aurait cru manquer à toutes les lois de riionneur et de la reconnaissance en osant lever les yeux sur la femme de celui au- quel il devait sa place. Il redoubla de po- litesses etde respects, la dame redoubla de dépit; à ce dépit succéda un froid dédain, et bientôt une espèce de haine. « Par- » bleu! » lui dit quelque temps après un

126 l'honnête homme 5

des employés, en se frottant les mains, « Vous êtes un bien bon camarade , » M. Dercy ; toucbez ; c'est moi qui » aurai les gratifications, w

Tout à coup on apprend que l'empereur va traverser la ville ; il n'y séjournera pas ; mais il n'en faut pas moins que le sous- préfet , suivi de toutes les autorités, se trouve à l'entrée du faubourg pour com- plimenter sa majesté. Le bon magistrat n'avait pas un quart d'heure pour se pré- parer, et tout en marchant à la rencontre des voitures, il cherchait à rassembler quel- ques phrases en manière de harangue : il croyait y avoir réussi ; mais à l'aspect de Napoléon qui ne descend pas de voiture , il se trouble, et après avoir dit , « Sire... w il reste court , la bouche béante et la main en l'air. L'empereur lui rit au nez et lui adresse brusquement quelques questions : « Combien votre sous-préfecture a-t-elle » envoyé de conscrits à l'armée?» «Sire, tt il y en a.... » et le sous-préfet s arrête.

ou LE NIAIS. 127

a en sont les travaux du nouveau ca-

» nal? » « Sire, je crois » « Avez-

» vous des héritières riches dans votre ar- » rondissement?» «Mais, Sire.... » M. le sous-préfet n'avait pas sa femme pour l'aider à répondre. Il continua de balbutier :

« Sire » et de rester court. Le frontde

l'empereur s'obscurcit; les relais étaient attelés ; les chevaux partirent au grand trot.

Tous les fonctionnaires qui avaient ac- compagné monsieur le sous-préfet avaient été témoins de sa confusion et du mécon- tentement de sa majesté. Comme il était bon homme , la plupart le plaignaient , quelques-uns cependant riaient sous cape. Il rentra dans sa maison avec autant d'hu- meur que l'empereur en avait manifesté. Pour la première fois , depuis bien des an- nées, ce fut lui qui brusqua sa femme. Il déclara qu'il voulait faire des économies , des réformes ; il disait qu'il était entouré de commis inexacts , peu capables , et

128 l'jHOinnete homme 5

qui peut - être n^étaient pas tous inacces- sibles à la corruption. Monsieur et mada- me se flattaient qu'un bon moyen pour eux de rester en place était de présenter au ministre quelques diminutions sur les fiais de bureau : le ministre ne manquerait pas d'en informer sa majesté , qui peut - être oublierait le défaut d'éloquence de l'orateur pour ne considérer que la vigilance de l'ad- ministrateur. Ils passèrent tous leurs em- ployés en revue: l'un paraissait à peine à son bureau et laissait la besogne en arriè- re, niais c'était le jeune commis à qui ma- dame avait fait avoir une gratification ; un autre était suspect de quelques petits gains illicites, mais c'était le joueur de billard qui se laissait gagner par monsieur; M. La Morinière n'avait pas une grande capacité, tnais c'était un homme établi dans la ville, et madame La Morinière vendait à la femme du sous-préfet à crédit et bon mar- ché; Georges était exact, intelligent, in- tègre, mais n'ét.iit-il pas convaincu, ne

ou LE NIAIS. 1:29

s'était-il pas vanté même d'avoir fait viser légèrement quelques passe-ports? on fit tomber sur lui tout le poids de l'indigna- tion administrative : il fut réformé. Toute- fois, pour ne pas trop le décrier, on eut la bonté de ne motiver son renvoi que sur la nécessité de faire des économies, et sur ce qu'il était le dernier admis dans les bu- reaux. Ahî si l'on eût su qu'il avait fait viser le passe-port d'im malheureux pri- sonnier d'état , aurait-on été si indulgent? Georges avait été cruellement affecté , quand il s'était vu trompé dans l'opinion qu'il avait de la belle Elisa ; que de conso- lations il avait trouvées près de sa mère ! Il souffrit beaucoup moins lorsqu'il perdit sa place, et 'il n'en fut que plus sensible aux nouvelles consolations que cette tendre mère lui prodigua. C'était pour elle seu- lement qu'il craignait d'éprouver de la gè- ne ; mais elle se montra si résignée à toutes les privations; elle était si heureuse, à ce prix , de voir son fils à tous les instans du

î3o l'honnête homme ^

jour, de sortir avec lui quand elle le dé- sirait, d'écouter les lectures qu'il lui fai- sait, de jouer avec lui, tous les soirs, sa petite partie de piquet! Georges ne re- gretta pas une aisance qu'il n'avait cherchée que pour sa mère.

Il éprouva bientôt un malheur plus fâ- cheux pour lui que tous ceux dont il avait été frappé; la vieille Marguerite mourut. Georges et sa mère pleurèrent amèrement cette fidèle domestique , cette véritable amie. Hélas! ce n'était pour Georges que le prélude d'un bien plus grand malheur.... Deux mois après, il perdit sa mère... Elle expira dans, ses bras, en le bénissant, en priant le ciel de donner a son fils la force de supporter sa perte : ces vœux ne furent point exaucés. Georges tomba dans un af- freux désespoir.

Son oncle et ses cousins n'avaient pas manqué de verser des larmes à la mort de leur parente; mais bientôt ils trouvèrent ({lie Georges, dans son chagrin, montrait

ou LE NIAIS.

i3

une grande faiblesse de caractère, a Qu'on n pleure sa mère, » disaient-ils, « c'est un >) sentiment naturel , c'est un devoir; mais doit-on se laisser trop aller à sa douleur? » doit -on s'y laisser aller trop long-temps? ») Il faut être homme : ce sont de ces coups ^> inévitables contre lesquels on doit savoir » s'armer de courage et de fermeté. » Oh î (|ue ces cœurs secs connaissaient bien peu ce qui se passe dans les âmes comme celles (le Georges! C'est précisément parce que ces malheurs sont inévitables, sont irrépa- rables , qu'ils oppressent les cœurs âimans, bien plus et bien plus long-temps que les autres coups du sort. Qu'importe au sage, au philosophe, à l'homme de bien, la perte de tous ces avantages mensongers qui ne pren- nent pas leur source dans nos affections, de l'absence ou de la privation desquels nous pouvons toujours nous consoler par la ten- dresse des êtres que nous aimons et dont nous sommes aimés? C'est contre la perte de ces êtres si chers que tous nos efforts sont im-

i32 l'honnête homme,

puissans. Qu'il faut de temps à un bon fils , non point pour oublier sa mère , il s'en sou- viendra toujours, mais pour s'accoutumer à l'idée qu'il ne la verra plus ! Avec sa mère , Georges défiait le sort ; avec elle , toutes les peines de la vie, si cruelles, si pesantes pour les autres hommes, lui avaient été légères. Tout à coup, le voilà privé de son seul appui , de sa meilleure, de son unique amie. Sous quel terrible as- pect se présentait le cercle des jours qui lui restaient à parcourir!

Rien ne l'attachait plus au pays qu'il ha- bitait : il avait encore de l'amitié pour ses parens; mais il en était peu chéri, il en était dédaigné. Il résolut de voyager. Il prit des arrangemens avec son honnête fermier , Claude Lallemand ; il rassembla une assez forte somme d'argent; il la con- vertit en marchandises. Muni d'une assez bonne pacotille, il projetait de s'embarquer pour les États-Unis d'Amérique.

ou LE MAIS. l33

Il alla faire ses adieux à ses parens. « Eh ! mais, mon pauvre ami , » lui dirent-ils, « est-ce que tu es propre au commerce? »

aTu vas t'achever. » « tu vas te perdre.»

« J'ai besoin de voyager, de me dé- » placer, » leur répondit-il; « je ne cher- » che, en emportant des marchandises » d'Europe , qu'à suppléer à l'insuflfisance » de mes moyens qui ne me permettent » pas de faire les frais de longs voyages. n Et que sait-on? Je reviendrai peut-être » riche, w a C'est ce que je te sou- » haitel p « Que le ciel t'entende! » « Bon voyage ! »

Le 3 1 octobre 1 8 1 a , Georges réalisa son projet, et partit du Havre pour Boston.

i34 l'honnête homme.

CHAPITRE VIIL

LA FAMILLE DE GEORGES PENDANT SON ABSENCE.

Trois ans s'étaient écoulés depuis le départ de Georges ; que d'événemcns s'é- taient passés en France , pendant cet in- tervalle! Il en était arrivé aussi d'assez importons dans la famille de Georges. Les accidens ordinaires de la vie, l'ardeur de nos passions, notre légèreté, notre incon- stance sont des causes nécessaires de varia- tions dans les projets et dans la situation de chaque homme en particulier. Lorsqu'à ces causes se joignent des trouhles puhlics, de terribles guerres, nous sommes encore bien moins à l'abri des changemens. Est- il une famille en France sur laquelle les

ou LE NIAIS.

i35

événemens de i8i4 et i8i5 n'aient exercé quelque influence? L'oncle et les cousins de Georges n'habitaient plus leur petite ville : tous trois avaient été attirés succes- sivement vers Paris, ce centre commun de toutes les ambitions.

La sensible Alexandrine Dégodet n'a- vait pas joui long-temps du bonheur d'être mariée, bonheur qui lui était venu si tard! Onze mois après son mariage , elle était morte en couches. On prétend que, pen- dant ce court espace de temps, le ménage n'avait pas toujours été très-heureux; cela n'empêcha pas M. Dupré de sangloter à la mort de sa femme. Bientôt, pour se dis- traire, il crut devoir jouir en homme qui entend bien l'art de vivre, de la fortune que sa femme lui laissait; il vendit sa charge et vint s'établir à Paris. Il loua un joli ap- partement dans le quartier du Palais- Royal , et mena une vie oisive et indé- pendante. ]Mais il ne tarda pas à s'aper- cevoir que cette fortune de sa femme ,

i36 l'uoîsisète homme j

assez considérable pour la province, était bien modique pour Paris. Il y a tant d'oc- casions de dépense dans la capitale pour un bomme qui n'a rien à faire qu'à se di- vertir ! Le sage Dupré pensa qu'il lui fallait joindre quelques bénéfices à son revenu; il se fît agent d'affaires. Qu'est-ce que l'état d'agent d'affaires? C'est un état d'invention moderne, qui se compose de plusieurs an- ciens états plus ou moins fameux, de celui de receveur de rentes que vulgairement on appelait des grippe- sous , de celui d'in- tendant de grande maison qui , suivant nos auteurs comiques, n'a pas toujours été sy- nonyme d'honnête bomme, de celui d'u- surier et de solliciteur de procès; c'est la ressource de plusieurs avoués qui ont ven* du, quand ils ne sont pas nommés juges de paix. M. Dupré n'avait plus de clercs, il avait des commis; ces commis ne tra- vaillaient pas dans une étude, mais dans un bureau qui précédait le cabinet de monsieur. On voyait dans ce cabinet un

ou LE NIAIS. l37

vaste secrétaire à cylindre , de grandes ar- moires, et sur leurs rayons, des carions revêtus de maroquin rouge, étiquetés en lettres d'or, et portant chacun un titre dif- férent : affaires contentieuscs ^ affaires administratives , correspondance^ compta- bilité ^ demandes a suivre^ etc. Il eut de nombreux cliens ; cependant , malgré les gros honoraires qu'il en tirait, et leurs fonds qu'il faisait valoir à son profit, il n'é- tait pas encore content. Il se disait riche devant les autres ; quand il comptait avec lui-même, il se trouvait presque pauvre.

Dès la première restauration, M. La Mo- rinière avait perdu sa place à la sous-pré- fecture. Un nouveau sous-préfet n'avait conservé aucun des anciens employés; il ne voulait que des purs. Cet échec avait un peu tempéré l'ardeur que La Morinière avait montrée dans les premiers jours con- tre Napoléon; il fit- des imprudences, et déjà il était suspect de bonapartisme. Sa femme se plaignait de la stagnation du com-

6*

i38 l'honnête homme,

merce , ils étaient fort gênés : madame fit banqueroute. Ils vinrent à Paris. Madame ouvrit, rue Yivienne, un riche et brillant magasin de modes; monsieur se fit courtier- marron ? Qu'est-ce que l'état de courtier- marron? Encore un état d'invention mo- derne, mais qui ne se compose point d'an- ciennes professions, à moins que vous ne regardiez comme des professions, le métier de joueur et celui d'agioteur; sans caution- nement, sans patente, on joue les fonds des autres , et l'on joue pour son compte sans avoir de fonds. Le fils La Morinière, qui n'avait pas fait de très-bonnes études, mais que ses parens trouvaient plein d'es- prit , s'avisa de composer des vaudevilles et des mélodrames en société avec d'au- tres jeunes gens. C'était lui qui était chargé de présider aux déjeuners à la suite des- quels on travaillait, d'obtenir les lectures, d'assister aux répétitions , de visiter les journalistes et d'organiser les cabales; les autres associés faisaient le dialogue , les ti-

ou LE NIAIS. i3g

rades et les couplets. Sous l'empire, il avait esquivé la conscription; il ne voulait point se battre pour un despote. Sous la restau- ration, il lui prit tout à coup une grande ardeur militaire; il obtint, par une intrigue de sa mère auprès de la maîtresse d'un co- lonel à qui elle vendait des chapeaux , le grade de sous-lieutenant dans un régiment d'infanterie légère. Ce fut un grand bon- heur pour lui , avant de partir pour sa gar- nison, de se montrer dans les petits théâ- tres où il faisait jouer ses pièces , avec des moustaches naissantes , le col noir, le pan- talon militaire , les bottes à éperons et une cravache à la main. Le père et le fils cour- tisaient les demoiselles du magasin de mo- des ; madame La Morinière , fort indul- gente pour les fredaines de son fils, se mon- tra fort jalouse de son mari. A la suite d'une violente colère , et après avoir souffleté sa première fille de boutique, elle fut atteinte d'une maladie inflammatoire qui l'emporta. La Morinière multiplia ses affaires debour-

i4o l'honnête homme,

se; il y gagna, il y perdit; le résultat était toujours à son avantage; mais il dépensait tant ! Son fils lui mangeait tant d'argent î Déjà deux fois il avait fallu se gêner pour payer les dettes du jeune sous-lieutenant. Le docteur Dercy de Saint-Firmin avait précédé ses neveux à Paris; il y avait si long-temps que sa femme lui disait qu'un homme comme lui n'était pas fait pour vé- géter à exercer la médecine en province ! il avait cédé son fonds à un jeune élève, et il était venu offrir les tributs de sa science aux malades delà grande ville. Malgré son talent, malgré sa réputation, les premiers temps furent mauvais; il avait beau se montrer obséquieux , empressé pour les ri- ches et pour les grands, humain, charita- ble pour les pauvres, ses nombreux con- frères lui faisaient beaucoup de politesses et ne lui en soufflaient pas moins tous les malades. Madame, dont l'imagination était fertile en heureux expédiens, eut l'idée de fonder une maison de santé elle rece-

ou LE NIAIS. l4t

vralt de riches pensionnaires; ce projet sourit beaucoup au docteur. On choisit un emplacement en bon air avec un joli jardin , à l'entrée d'un faubourg qui n'était pas trop éloigné du centre des affaires et des plaisirs ; on comptait sur les riches provin- ciaux, sur les seigneurs étrangers, sur les dames allemandes, italiennes, hollandaises, qui auraient le malheur de tomber malades à Paris; on comptait même sur quelques dames des départemens qui entrepren- draient secrètement le voyage de Paris. Madame Saint-Firmin se faisait une fête de présider aux honneurs d'une maison si bien composée. Quels égards les con- valescens n'auraient-ils pas pour la femme de leur cher docteur! sans sortir de chez elle, elle jouirait de tous les agrémens de la vie. Le moment n'était pas favorable; déjà la capitale était menacée; les étran- gers paisibles s'en éloignaient; des étran- gers en armes s'en approchaient; les petites maîtresses n'avaient pas le temps de penser

l42 L HONNETE HOMME,

à leurs maladies de langueur. Ce fut à cette époque même que le docteur Saint-Firmin se mit à rouler dans sa tête de grands pro- jets d'ambition. Ce n'était plus cette science ingrate de la médecine qui devait le porter à la richesse et à la gloire; au milieu des événemens qui pressaient la France, et qui ranimaient à la fois de toutes parts Tesprit public et l'esprit de parti, M. Saint-Fir- min se crut appelé à jouer dans le monde un rôle politique. Lors de la première oc- cupation de la capitale par les troupes étrangères, le hasard vint servir assez heu- reusement sa vanité; quelques blessés fu- rent placés dans sa maison; il y avait des Français et des étrangers.Le généreux Saint- Firmin prodigua également ses secours aux étrangers et à ses compatriotes. Ses neveux disaient malignement qu'il avait mis beau* coup de faste et d'ostentation dans ses soins, surtout envers les officiers russes. Y avait-il quelque chose de vrai dans leurs allégations? Ce qui est venu à notre con-

ou LE NIAIS. 143

naissance, c'est que, pressé de saisir tous les moyens qui s'offraient de se montrer, et singulièrement curieux d'approcher les puissans de la terre, M. Saint-Firmin eut l'adresse de se faire présenter à l'empereur de Russie par les officiers qui avaient logé dans sa maison. Là, on vanta beaucoup son humanité , ses grandes connaissances , et même les grâces touchantes et vraiment philanthropiques de madame Saint-Firmin, si bien que l'autocrate de toutes les Rus- sies ne crut pouvoir se dispenser de don- ner au docteur Dercy de Saint-Firmin, l'ordre de Saint-Vladimir de troisième classe. Oh! comme le cœur du modeste docteur se gonfla d'amour-propre î Quelle joie pour madame Saint-Firmin! Quel dé- pit pour MM. Dupré et La Morinière ! Jus- que-là, les opinions politiques du docteur n'étaient pas encore bien fixées , non qu'il fut une girouette, il cherchait seulement de quel coté il pouvait y avoir le plus d'a- vantage pour lui ; le ruban rouge et noir

i44 l'hon>'Ête homme, qu'on lui donna le droit de porter à sa bou- tonnière tourna ses opinions vers le roya- lisme. Il est vrai qu'elles changèrent un peu pendant les cent jours; mais elles reparu- rent dans tout leur éclat à la seconde res- tauration.

Ainsi, les trois parens de Georges étaient venus à Paris avec une fortune déjà faite, le docteur, par suite de vingt ans d'exercice en province , Dupré, par la mort de sa fem- me, La Morinière, par la banqueroute de la sienne : et tous trois ils trouvaient que Pa- ris était un gouffre. Ils y gagnaient beau- coup d'argent, ils aspiraient à en gagner davantage , et ils se plaignaient de la du- reté des temps.

A la fin de juin i8i5, M. Saint- Firmin avait encore reçu quelques étrangers dans sa maison de santé. Parmi ces étrangers se trouva un officier anglais qui, l'année précédente, avait voyagé dans le midi de la France. Au nom du docteur, il lui de- manda si , par aventure, il n'était point pa-

i

ou LE MAIS. 145

renl d'un monsieur Dercy, vieux banquier, quon disait riche de plusieurs millions, et qui habitait Marseille. M. Dercy de Saint- Firmin se rappela qu'un frère de son père, grand-oncle de Georges et de MM. Duprë et La Morinière , novice jésuite, à l'âge de dix-sept ans, en 1762, lors de la dissolu- tion de Tordre de Saint-Ignace, avait quitté la France, et que dt-puis, on n'en avait pas entendu parler : on le croyait mort, a Eh ! grand Dieu ! » se disait M. de Saint- Firmin , « ce riche banquier de Marseille )> serait-il le petit novice de la compagnie » de Jésus, qui, plein d'un zèle apostoli- » que, il y a cinquante-trois ans, est parti » pour aller aux Indes convertir à la foi les » infidèles, et qui au lieu de songer à gagner » des âmes au ciel, se serait avisé de tra- » vailler à se faire une grande fortune sur » la terre?» Le docteur fut encore bien plus porté à s'informer, lorsqu'il apprit que le banquier était un vieux garçon, a Oh î » si c'était lui! Une fortune de plusieurs ToM. I. 7

j4G lhoîs^ete homme 5

)) millions! Si je calcule bien , il a soixante- » dix ans ; nous n'attendrions pas long- » temps. » Plus il causait avec l'Anglais, et plus il se persuadait qu'en effet le banquier de Marseille était son oncle le jésuite. «Ce a monsieur Dercy, » disait le gentleman à M. de Saint-Firmin , « est un original » assez morose; il ne voit que les gens qui » ont affaire à* lui ; il* a long-temps fait le 5) commerce, le commerce maritime; il n'y j) a que trois ans qu'il a établi une maison » de banque à Marseille. Dans ses momens » de gaieté , qui sont assez rares, il ne ca- » clie pas qu'il était destiné à ^Ire profès j) dans un ordre monastique; mais qu'à la p suite d'une aventure de jeunesse qui causa j> du scandale , il sentit tout à coup cbanger )i sa vocation. Gela n'empêche pas qu'il ne » soit très-pieux , ou au moins très-dévot ; )> et, entre nous, je le soupçonne encore un » peu jésuite. Je lui ai été adressé pour j) une lettre de crédit, et c'est de sa bouche M que je tiens tous ces détails. » «Otst

ou LE MA.IS. l47

» lui ! n'en doutons pas, » s'écria Saint-Fir- min , « un vieux garçon ! Malheureusement » nous sommes quatre têtes ; maris si ce i) pauvre Georges avait fait naufrage!.. Eh!

V s'il était possibie d'amener le jésuite à » tester en ma faveur!.... Enfin, je suis le » seul neveu ; les autres ne sont qu'arrière- i) neveux. Certes, je me conduirai toujours

V généreusement envers mes parens, sur- » tout envers ce bon Georges..., s'il revient. » Mais ne serait - ce pas une calamité qu'une si belle fortune se trouvât partagée » avec des gens qui ne sauraient point en

V faire un noble usage? caries deux autres, » qui se moquent de Georges , valent moins » pour le cœur, et ne valent guère mieux *) pour l'esprit. »

Le docteur ne crut point devoir prévenir ses neveux ; il résolut même de ne rien dire à sa femme dont il craignait l'indis- crétion. Mais il chercha et trouva bientôt à Marseille un correspondant : c'était un médecin dont il avait pris le nom et Ta-

i48 l'honnête homme,

dresse dans rAlmanach du commerce, et auquel, en qualité de confrère, il avait écrit sons le prétexte de lui faire ses com- plimens sur un ouvrage de médecine lé- gale, récemment publié par l'Esculape des Bouches-du-Rhone. Dans le post-scriptum de cette première lettre, il avait prié son confrère de vouloir bien lui donner quel- ques renseignemens sur un riche banquier de sa ville, nommé Dercy. Par suite de cette correspondance , M. de Saint-Firniin fut bientôt hors de doute , et sut que le riche et vieux banquier de Marseille était en effet son oncle le jésuite. Aussitôt il s'empresse d'adresser à ce précieux parent une lettre touchante, pathétique, dans la- quelle il se félicite d'avoir enfin retrouvé son cher oncle ; il lui annonce que bientôt son épouse et lui se mettront en route pour aller à Marseille assurer ce cher oncle de leur profond respect , de leur tendre attachement , et lui prodiguer tous

ou LE >IAÏS. 1 49

les soins de la plus vive affection. Poste pour poste, le docteur reçut la réponse suivante :

« Mon cher neveu, je n'ai pas le moindre » désir de voir dçs figures d'héritiers. Ne » prenez pas la peine de venir à Marseille; » vous en seriez pour les frais du voyage. )) Souvenez-vous, et dites à mes petits-ne- » veux de se souvenir (]ue je déshériterai » ceux de mes parens qui me feraient Ta- » mitié de me rendre visite. Votre oncle » bien affectionné, Dominique Dercy. »

« P, S. Je n'aime pas plus les lettres que » les visites. »

Le docteur ne fut tenté ni d'écrire de nouveau, ni de se mettre en route; mais il entretint sa correspondance avec le mé- decin de Marseille. De temps à autre, ce- lui-ci donnait à son confrère de Paris des nouvelles du cher oncle; en général , elles se réduisaient à ce peu de mots : a La » santé de M. Dercy continue d'être fort i) bonne. » L'honnête Saint-Firmin con-

i5o l'honnête homme 5

tinuait de garder le silence avec ses deux neveux et sa femme.

Le 17 septembre 181 5, le docteur avait reçu le matin une lettre de son correspon- dant, de Marseille, toujovirs dans le même style, et il l'avait gardée pour lui; le soir, en rentrant chez lui , il reçut une autre let- tre, timbrée de sa petite ville ; et, n'ayant aucun intérêt à cacher cette dernière, il passa au salon , il trouva M. Dupré et M. de La Morinière jouant une partie d'é- carté, tandis que madame Saint-Firmin brodait. Tous les pensionnaires convales- ceqs s'étaient déjà retirés.

« Grande , grande nouvelle!» s*écria le docteur, a le niais est de retour en France! » « Georges! X) répondirent à la fois les trois autres personnages tout surpris. « Lui-même. Il est débarqué à Bordeaux. » Il m'écrit de chez Claude Lallemand, » son fermier, qui lui a donné mon adresse , » et il sera demain à Paris. » « Eh bien ! » a-t-il fait fortune « Concevez-vous

ou LE NIAIS. l5l

» un pareil homme ? » reprit le docteur ; « il emploie une grande page à exprimer » tout le bonheur qu'il se promet à nouîi n revoir : aucun de vous n'est oublié dans » ses exclamations; il fait des phrases fort M touchantes sur votre malheur, mon ne- » veu Dupré; sur vos malheurs, mon ne- » veu La Morinière. » « Comment! sur » mon malheur ? » dit Dupré. » « Et quels )j malheurs ? » dit La Morinière. « Eh! » mais, apparemment, la faillite et la mort » de madame La Morinière; la mort de » madame Dupré. » « Ah! vous avez » raison. » « C'est vrai , >^ ^ « Ma pau- » vre femme « Chère Alexandrine! » Le docteur continua : « Il se fait un plai- » sir d'embrasser votre fils, La Morinière. » Il emploie deux autres pages à me par- » 1er des angoisses , des peines que lui ont » fait éprouver, dans les pays lointains , les » nouvelles des événemens qui ont agité la » France, des espérances qu'il conçoit d'un » meilleur avenir; il peint avec transport

i52 l'ho^'isête homme 5

» le ravissement qu'il a éprouvé en tou- » chant le sol natal après une si longue ab- » sence; et puis de nouveaux regrets sur » la mort de sa mère. C'est à merveille ; » voilà de très-beaux sentimens : et moi » aussi j'aime ma famille et ma patrie, on » le sait bien : mais il ne me dit pas un » mot de la situation de sa fortune; il » m'annonce qu'il est en parfaite santé , et j> il ne me marque pas s'il est riche ou s'il » est pauvre. » a La lettre est claire , » dit La Morinière; « quand on ne se vante » pas d'être riche , c'est qu'on est pauvre. » « Qu'est-ce qu'il vient faire à Paris? » reprit Dupré. « Notre parente nous a déjà » causé une foule de désagrémens. Il a dis- » sipé les trois quarts de son mince patri- » moine, et le voilà qui va tomber à notre » charge : j'en suis désolé , mais je ne puis » rien faire pour mes parens. » « Ni » moi, » dit La Morinière; « mon mauvais » sujet de fils ne me dépense-t-il pas assez w d'argent à sa garnison? » « Si vous

ou LE >^IAIS. l53

» m'en croyez , w dit Duprë , « nous lui «ferons très -froide mine; qu'il se tire » d'affaire comme il pourra. » « Ah ! » mes chers neveux , » répliqua madame Saint -Firmin, « est-il possible que vous » songiez à mal accueillir un parent , un » cher parent qui revient après un long » voyage ? Pourquoi ne pas se flatter qu'un )) hasard heureux, suppléant à son défaut )) d'intelligence, que des circonstances fa- )) vorables...? » a Eh ! ma chère tante, » re- prit le ci-devant avoué, « il n'y a point de ha- » sards,il ne peut pas y avoir de circonstances » favorables pour ces idiots qui se piquent » d'une façon de penser différente de celle » de tout le monde, ou plutôt qui ne savent » ni penser ni agir, m « C'est ce que je » crains,» répondit madame Saint-Firmin; « cependant, j'avoue que ma sensibilité ré-

» pugne Enfin c'est mon neveu, c'est le

)) neveu de mon mari c'est votre cou-

» sin Pouvons-nous lui fermer notre

» porte? 9 a Ma foi ! » Le docteur

1 54 l'honnÈte homme 5

s'était gravement recueilli pendant ce dia- logue entre sa femme et ses neveux; il se leva et prononça d'un ton sentencieux : « Faisons- lui bon accueil ; c'est un devoir. )^ S'il revient riche, nous aurons fait ce qui

» est convenable; s'il revient pauvre

» je crains bien que mes moyens actuels i

» ne me permettent pas plus qu'à vou?

» Mais, dans tous les cas, un bon accueil » ne nous engage à rien, w Ces mots firent une grande impression sur la famille, et il fut convenu que le lendemain on recevrait Georges avec amitié.

ou LE IVTAIS. l55

CHAPITRE IX.

RETOUR DE GEORGES.

Le désespoir Georges avait été plongé par la mort de sa mère s'était changé avec le temps et par les distractions que lui avaient causées ses voyages , en un tendre souvenir qui était à la fois douloureux et plein de charmes. Dans la situation d'es- prit plus tranquille il se trouvait en arrivant en France, il avait en effet éprouvé, comme il le marquait dans sa lettre à son oncle , un grand honheur à toucher le sol de la patrie , à se retrouver au milieu des Français; mais combien il avait souffert en voyant son pays gémissant sous les suites affreuses de la guerre et de deux invasions

i56 l'hontsete homme,

en moins de quinze mois! Puis , reprenant courage, « Notre patrie est opprimée » , se disait-il ; « mais elle n'est pas accablée , et » sôus un sage gouvernement elle peut se ». relever. y>

L'honnête Claude Lallemand , son fer- mier , le reçut avec une franche amitié ; ce brave homme avait marié deux de ses filles, perdu sa femme , et deux fois ses récoltes et son habitation avaient subi la fureur d'une soldatesque étrangère ; maintenant il se confiait h la Providence ; il espérait reparer ses pertes, marier sa troisième fille, et même son fils qui commençait a l'aider dans sestravaux. Georges resta quelquesheu- resdanssa petite ville. Que de changemens! 11 n'y reconnaissait presque plus personne; toutes les autorités étaient renouvelées ; des hommes qu'il avait laissés adolescens, étaient établis ; de jeunes filles étaient de- venues épouses et mères ; tous les vieillards cl beaucoup de jeunes gens avaient dispa- ru, 11 demeura un quart d'heure en con-

ou LE HIAIS. l57

templation devant les fenêtres de la maison qu'il avait habitée avec sa mère; il voulait et il n'osait revoir son ancien appartement ; enfin il entra, il obtint la permission de le visiter; il reconnutla chambre long-temps il avait vu sa mère travailler, en prêtant une affectueuse attention à tous ses discours, et il sortit en fondant en larmes,

Dupré et La Morinière , décidés à bien recevoir Georges, auraient voulu aller l'at- tendre à la descente de la voiture pu- blique ; mais il y avait déjà trois ou quatre diligences établies sur la route de leur petite ville à Paris; Georges n'avait pas marqué par laquelle il viendrait. On avait résolu de se réunir chez le docteur :1a jour- née s'avançait et Georges ne paraissait pas. Déjà on se livrait contre lui à quelques accès de mauvaise humeur. « Pourquoi écrire » qu'il viendra aujourd'hui, s'il n'en était » pas sûr? » « Vous Terrez que ce sera » lui qui , par quelque niaiserie , aura re-

i58 l'honnête homme 5

» tardé la diligence, » Enfin La Morinière, qui s'était mis à une fenêtre , aperçut un jeune homme suivi d'un portefaix bien chargé et qui avait l'air de chercher le nu- méro d'une adresse. « Le voilà! » s'écria- t-il ; aussitôt on s'empresse , on se trouve en présence de notre héros. Il se jette dans les bras de ses parens et les embrasse tour à tour; il pleurait de plaisir, leur serrait les. mains, les embrassait de nouveau; ils répondaient à ces signes d'une véritable affection, le ci-devant avoué, avec une brusque cordialité qui i*essemblait à de la franchise , le courtier-marron avec une doucereuse câlinerie , le docteur en met lant à sa sensibilité quelques airs de dignité protectrice. Madame de Saint-Finnin exa- minait Georges, et le trouvait chaugé à sou avantage. Cependant au milieu de leui*s té- moignages de tendresse, on voyait percer une vive curiosité.

On monta au salon , et , les questions co4nmeQcèrent à se multiplier. « Ah 1 vrai-

ou LE MAIS. l5g

ment, » leur dit Georges, «j'en ai à vous V raconter pour plus d'un jour. Mon voyage )' a été intéressant, instructif, mêlé de » peines et de plaisirs , d'accidens et de suc- » ces. M « Bien ! bien ! » dit M. Dupré ; « les succès , c'est ce que j'aime ! » A ce mot de succès, les tendresses avaient redou- blé, et les figures devenaient rayonnantes, u Quel beau spectaclt , »♦ continua Georges, u que celuL des Etats-Unis ! c'est , sui- » vant moi, que la civilisation s'est avan- » cée , et s'avance encore a grands pas vers » son plus haut degré de perfection : elle y » est pure et dégagée de tous les vices que » le régime féodal, le fanatisme, l'intolé- 1) rance et les superstitions religieuses ont -' enracinés dans notre vieille Europe. » « Ah ! sans doute , » dit le docteur d'un air capable; « les Étals-Unis! c'est le beau idéal » de la philosophie presque réalisé ; mais » après? qu'as-tu fait dans ce pays civilisé D jusqu'à la perfection (( Oh ! je n'y » suis pas toujours resté ; je me suis en-

i6o l'hoisnete homme,

» foncé dans rintërieur des terres ; j'ai vi- » site les peuplades des Indiens, des sau- j) vages. » «Vous avez vu des sauvages! » dit madame Saint-Firmin; « ah! que vous » êtes heureux! je voudrais bien en voir! » tcC'est , » reprit Georges, «que Thomme » s'est montré à moi dans l'état le plus voi- » sin de l'état naturel. Eh bien ! il y a tout » à la fois de quoi gémir et de quoi s'ho- » norer d'être homme; on reconnaît dans » ces pauvres gens un terrible et impérieux » entraînement vers les passions; on recon- » naît que tous sont susceptibles de bien- » veillance, de générosité , de reconnais- » sance. » « Oui , » dit le docteur , « c'est » ce que nous lisons dans toutes les rela- » tions des voyageurs : s'il faut les en croire, les sauvages sont tantôt des dieux, tantôt » des diables ; mais allons au fait. » « Oui, » allons au fait, » dit La Morinière; « dans » ce pays si bien civihsé, il y a un grand » commerce, un commerce toujours avan- tageux pour lui Européen qui arrive avec

ou LE NIAIS. 16 1

» une pacotille. » « C'est cela , » dit M. Dupré ; « que nous rapportes-tu ? » « Oh ! de bien belles choses ! c'est-à- » dire, » ajouta Georges en souriant, » des » bagatelles, mais qui plairont, j'espère, à » chacun de vous ; car j'ai mis de l'inten- » tion et du discernement dans mon choix. » Je rapporte deux beaux perroquets , par- » iant anglais et français, pour ma chère » tante; des armes de sauvages pour le » cousin La Morinière, dont il pourra M faire cadeau à son fils le militaire ; des M objets d'histoire naturelle fort curieux , » pour mon oncle le docteur ; quant à toi , » mon cher Dupré, j'étais en peine de w choisir ce qui te conviendrait ; mais en- » fin, j'ai trouvé un petit livre, fort rare, » et que je me suis amusé à traduire : c'est 0) un traité de morale composé à Boston , » par un quaker, à l'usage des AUorney: » Altorney^ en anglais, veut dire procureur » ou avoud. « « Que le diable t'emporte » avtc les beaux cadeaux! » dit Dupré,

7*

162 l'hOINKÊtE HOMME;,

« je ne suis plus avoué, je n'ai pas besoin w de ton livre. » « Paix donc! » dit le docteur; « laissez parler Georges. »> « Oui , sans doute , w reprit madame Saint- Firmin; « moi je déclare que je reçois » avec beaucoup de reconnaissance ses » deux perroquets. » « Mais, encore une » fois, venons h Tessentiel : ta pacotille? »

« Oui , ta pacotille ? » dirent les quatre personnages en rapprochant leurs fau- teuils de celui de Georges, a Qu'en as-tii f( fait? » « A-t-elIe bien fructifié? » « En as-tu tiré de l'argent ou des marchan- )> dises? » « En un mot, qu'est-elle de- » venue? « « Ce qu'elle est devenue?.... » ma foi, rien du tout. » « Comment ? »

« Au bout de six mois elle était perdue. »

« Perdue ! » « Oh 1 tout-à-fait. D'a- » bord, pendant la traversée, le subrë-* » cargue du navire me fît entendre que, si w je voulais, j'en pourrais faire entrer une » partie en contrebande : je voulus » pas. A peine débarqué , j'eus le mniheiir

ou LE NIAIS. l63

» (le ni'associer avec un fripon , car il y en » a partout, même dans les pays les mieux » gouvernés; celui-ci m'emporta la moitié » de mon avoir. On me conseillait de le » poursuivre; mais je pensai que je pour- )) rais bien mieux employer mon temps » dans un pays si nouveau pour moi , et si » curieux à observer. Un autre fripon..., » bien pis qu'un fripon! me proposa un gros )) bénéfice, si je voulais troquer ce qui me » restait contre une cargaison de noirs » que je pouvais expédier sur-le-champ » pour une colonie anglaise. Ah ! grand » Dieu 1 moi ! me mêler de cet horrible >) trafic ! Enfin , je trouvai un brave

» homme oh! c'était un bien honnête

» homme celui-là ! avec qui je fis une nou- » velle association ; mais les circonstances » lui furent contraires ; il avait une nom - » breuse famille; il était dans la peine ; » moi, j'étais seul et sans besoins. Avec » beaucoup de ménagemens , je parvins à ^> le tirer d'embarras en Sacrifiant tous mes

.i64 l'hoisÊte homme,

)) intérêts. J'éprouvai une grande jouis- » sance à le voir heureux , et heureux par » moi. )^ « Et tu n'as pas réfléchi que tu » te trouvais toi-même sans ressource ? *♦

c( Pas précisément sans ressource. Il j> m'est resté encore assez pour faire mon » voyage "vers la source du grand fleuve , 3) voyage qui a tant satisfait ma curiosité. » C'est en me détournant du fleuve que » j'ai vu les peuplades indiennes. De retour » à Boston, j'ai reconnu qu'avec un peu » d'instruction, un homme est toujours sûr » de ne point être embarrassé ; je savais » assez bien l'anglais , j'ai donné des leçons » de langues anciennes, de géométrie, de » dessin; j'ai gagné assez pour vivre, pour » payer mon passage de retour, et me 3> voilà. »-*-« Ainsi, lu reviens sans le sou?»

« Oh ! sans le sou. Si Claude Lallemand » ne m'avait pas fait quelques avances, je » ne sais pas si j'aurais pu arriver jusqu'à » Paris. » A ces derniers mots , tous les fauteuils s'éloignèrent , tous les fronts se

ou LE MAIS. l65

rembrunirent. « J'en étais sûr, » dit M. La Morinière en se penchant à l'oreille àe madame Saint - Firmin ; a croyez -vous » encore qu'il soit changé à son avantage? » « Toujours le même I » dit Dupré; et il murmura entre ses dents le fatal nom niais , pas assez bas cependant , pour qu'il ne fut point entendu de Georges et des autres qui, cette fois, ne s'empressèrent pas de lui imposer silence. Georges réprima prpniptement un mouvement de vivaci*» dont il n'avait pas été maître ; puis il dit avee douceur au ci-devant avoué : « Ah ! mon » cousin Dupré , ne troublons pas par une » querelle la première entrevue que j'ai » avec mes parens, après une si longue » absence, d « C'est qu'il est vraiment «inconcevable,» reprit fancien emplo}*« à la sous-préfecture , « qu'un homme se » conduise avec autant d'insouciance et » légèreté ! » Madame Saint-Firmin prit la parole , et dit à Georges , qu'en effet , lors- qu'il était parti , on pouvait lui pardonner

i66 L'HO^^ETE homme,

(Favoir la simplicité du jeune âge; mais qu'à vingt-neuf ans passés, un homme ne devait pas agir en écolier. Puis, avec beaucoup de politesse , elle lui demanda si , en arri- vant à P.iris, il avait eu la précaution de se pourvoir d'un logement. Georges répondit qu'il n'y avait pas pensé. « C'est fâcheux , » reprit la dame ; « car je ne sais si je pour- » rai vous loger ; nous avons tant de pen- y> sionnaires pour l'instant dans notre mai-

» son de santé » « Que cela ne voais

» inquiète pas , » dit Georges ; « grâce au » ciel , la ville est bonne. » Toutes ces brus- queries envers le pauvre voyageur n'étaient rien auprès du sermon dur, sévère , qu'a- vec beaucoup d'orgueil lui adressa M. Der- cy de Saint-Firmin, son oncle et son ancien tuteur. Cet ancien tuteur termina son dis- cours , en exprimant avec beaucoup de re- gret «i Georges qu'il aurait tort décompter sur lui. «Oh! non, » répétèrent tour à tour les deux cousins ; « ne compte pas sur nous.» it Mes chers parens, » reprit Georges

ou LE NtAIS. 1G7

avec bonté , « je serais bien fâché de vous L'tre à charge ; mais rassurez-vous , il me » laut si peu de chose. Hélas ! je n'ai plus » ma mère ! ce qui me reste de mon patri- » moine me suffira pour vivre aussi heureux » que je peux Têtre. »

Ce ton de bonté, de modération ne dés- arma point la colère des parens. Les brus* queries , les réprimandes continuaient , lorsque la femme de chambre de madame Saint-Firmin introduisit dans le salon un jockei vêtu d'une brillante livrée qui de- mandait M. Georges Dercy. a Ah ! c'est toi , ij Jacques? » lui dit Georges. «Oui, » monsieur Dercy, » répondit le jockei; et c'est moi qui viens de la part de M. le » comte Dharville savoir si vous êtes ar- » rivé en bonne santé, et vous demander » si vous voulez que demain il vienne vous » voir, ou si vous aimez mieux aller le trou- » ver a Thotel de M. le marquis. » A l'as- pect du jockei en livrée, à ces noms de comte et de marquis , les reproches et les

i68 l'honketë homme,

témoignages de courroux contre Georges s'étaient , pour ainsi dire , arrêtés sur les lèvres de ses chers parens. « Jacques , » dit Georges sans faire attention au changement d'humeur qui s'était subitement opéré dans rdme ou au moins sur la physionomie des autres , « dis à Dharville que demain j'irai j* lui demander à déjeuner; aussi-bien se- » rais-je embarrassé de lui donner mon » adresse; car je ne sais pas encore je M logerai. » Le jockei sortit. « M. le comte » Dharville!» s'écrièrent presque h la fois l'oncle et les cousins de Georges ; « serait-ce * un parent du marquis Dharville qui ci tant » decrédit, une si grande part dans la con- » fiance du monarque? » « C'est son fils. » fi Son fils! » « Oh ! ohî » •c Tu le connais? » « Nous avons fait la » traversée ensemble. Nous sommes venus » tous les deux en poste jusqu'à Orléans. » , j'ai pris place dans une voiture pii- » bhque pour me rendre chez Claude i^l- w lemand ; Dharville a continué sa route

ou LE MAIS. 169

» pour Paris, je lui avais dit que j'arri- » verais aujourd'hui. » «Tues venu eu » poste avec le fils du marquis Dharvil- » le? » « C'est mon ami. » a Ton » ami! » «Intime. » A l'instant, les fau- teuils se rapprochèrent et toutes les figu- res reprirent leur joyeuse et bienveillante expression. « Eh! comment se fait-il que M tu sois devenu l'ami intime du jeune » comte Dharville? » « Oui, racontez- » nous cela, mon bon Georges, » dit ma- dame Saint-Firmin d'un ton caressant. « Sous l'empire , » dit Georges , « ne comp- » tant plus sur le rétablissement de Tan- » cienne monarchie, la famille démon cher » Dharvilleavait voulu qu'il prît du service. » On lui avait proposé une place de cham- » bellan; il avait mieux aimé être militaire. X* En 1814, offusqué de la vue des étran- » gers qu'il venait de combattre si vaillam- » ment, il avait demandé à son père, déjà » en grande faveur, la permission de voya- is ger. Après avoir parcouru l'Italie, une ToM. I. 8

IJÔ L HONNETE HOMME 5

)^ parlie de l'Allemagne, l'Angleterre , il « eut la fantaisie de visiter les États-tJnis. » Il vint loger à Boston, dans le même w hôtel que moi. Il y avait eu entre nous » un échange de civilités amicales, quoique » sa fortune et ses goûts semblassent devoir » nous éloigner d'une grande liaison; je ne )> suis pas riche, et les plaisirs du monde r> qui ont beaucoup d'attraits pour lui , en )> ont fort peu pour moi; mais en voyage il » est si doux de rencontrer un compatrio- }> te!.... Une de ces maladies contagieuses » trop fréquentes en Amérique, et fatales » surtout pour ceux qui ne sont pas accli- » matés, se déclara dans Boston. » «Je » sais ce que c'est , » dit le docteur d'un ai», important, «le Typhus endémique^ vulgaM w rement la fièvre jaune. » « Dliarvil » en fut atteint. La crainte empêchait qui » tous les malades obtinssent les soins n< » cessaires ; je lui prodiguai les miens. » Je m'établis le jour et la nuit à son chevet; » j'eus le bonheur de le sauver; mais à

ou LE MAIS. I-yi

» peine était-il hors de danger que moi-

w même je tombai malade. i\Ion cher

» Dharville devint à son tour ma garde

» et mon médecin ; il ne me quitta pas un

» instant. 11 avait bien plus de mérite à me

» prodiguer ses secours, que je n'en avais

» eu à lui donner les miens: j'étais robuste

» et bien portant, quand je le soignai;

» lorsqu'il me consacra tous ses momens , il

» était faible et à peine convalescent. Je

» guéris. Vous sentez quelle vive et pro-

» fonde amitié cette conduite réciproque

» fît naître dans nos âmes ! nous nous ju-

» rames de nous aimer toujours; et rien,

» j'ose l'assurer, ne pourra nous affranchir

» de nos sermerts. Si la différence de nos

n fortunes, de notre situation dans la so-

w ciété, de notre genre de vie ne nousper-

)) met pas de nous voir souvent, au moins

» savons-nous que chacun des deux peut

» compter sur l'autre. S'il n'y a pas sym-

j) pathie entre nos goûts, il y a sympathie

M entre n os cœurs : je ferais tout pour

J72 l'honnête homme,

» Dharville, et Dharville ferait tout pour » moi. » « Oh ! comme c'est touchant! n (lit madame Saint-Firmin. « Fort tou- » chant ! f> dit Dupré. « On ne peut » pas plus touchant! » dit La Morinière.— « Que ne nous apprenais-tu donc tout de » suite, » ajouta Dupré, « que tu avais une » liaison aussi brillante? cela vaut une for- » tune. Jamais il n'y eut de pacotille aussi » précieuse que cette intéressante ami- » tié. » « Mon neveu Georges, » dit le docteur avec prétention , « j'aime à vous » voir fonder ainsi vos amitiés sur des » vertus mutuelles. Oui, mon cher pupille, » je reconnais avec joie le fruit des le- » çons que je me suis plu a vous don- >• ner. » « Eh ! mais , mon cher Georges,» dit madame Saint-Firmin, w je suis bien M contrariée que vous n'ayez pas indiqué » votre adresse chez moi à M. le comte )• Dharville; car il faut absolument que je w trouve le moyen de vous loger ; je ne peux )> pas consentir à ce que vous alliez dans

ou LE ÎÎIAIS. 173

)• un liotel garni. Ecoutez; polir ce soir je » vous ferai dresser un lit clans mon sa- » Ion ; domain un gros milord que mon » mari a guéri du spleen, reprend la route » de Londres, et je vous propose son ap- » partement. Je serai si flattée de recevoir » chez moi votre ami, le fils de M. le mar- » quis Dharville! » « Grand merci, 1) chère tante, w dit Georges en souriant, « j'accepte. » Que de douces paroles on prodiguait à Georges! « Ce cher cousin ! » of Notre bon Georges!» (fQuel bonheur » de le revoir! » '(Voilà un beau jour » pour nous « Mes amis , » s'écria le » ci-devant avoué , il faut que le jour de » demain lui ressemble. Je suis si jaloux de » célébrer l'heureux retour de mon cher » cousin!.... faites-moi le plaisir devenir » tous dîner demain chez moi , en famille, » entre nous, sans façon. » « Volontiers , » répondirent tous les autres. « Ah! on a » beau chercher à se distraire en fréquen- » tant le monde, il faut toujours en revenir

174 l'honnête homme 5

» h ses parens : ce n'est qu'en famille qu'on » peut s'épancher en toute confiance. » Georges ne réfléchit point sur les motifs qui lui rendaient la bienveillance de ses parens, il était vivement touché ; il accepta l'invitation de Dupré , il accepta le loge- ment que lui offrait madame Saint-Firmin. On passa gaiement la soirée ; mais surtout on y déploya beaucoup de sensibilité; on se sépara en se faisant de tendres adieux. « Comptez sur moi , y> disait Georges à ses cousins. « Et toi, mon cher Georges, » répondaient les cousins, « compte à jamais » sur nous! »

ou LE MAIS. 175

CHAPITRE X.

GEORGES SOLLICITE POUR SES PARENS.

On ne peut se figurer toutes les petites attentions que madame Saint-Firmin eut pour son cher neveu. Tous les domesti- ques de la maison de santé avaient été mis en réquisition pour lui ; il était mieux soi- gné qu'un malade.

Le lendemain, à peine Georges était-il habillé*, qu'il reçut la visite de son cousin La Morinière. Avec beaucoup d'intérêt La Morinière demanda comment Georges avait passé la nuit ; puis , allant tout d'un coup au fait , il lui dit que le matin même, en se réveillant , et pensant avec délices au bonheur de revoir son cher cousin GeorsTes,

O 7

i-yG l'honnÊte homme y

il lui était venu une excellente idée pour son fils le sous-lieutenant. « Tu sauras , » continua-t-il , « que c'est un charmant » sujet que mon fils. Il m'écrit de sa » garnison qu'il va y avoir incessamment » une lieutenance disponible dans son ré- » giment. Si tu voulais nous donner un » coup d'épaule, je suis sûr que nous l'ob- i) tiendrions. Tu en dirais un mot à ton )) ami , M. le comte Dharville ; M. le » comte en parlerait à son père, M. le » marquis; M. le marquis en parlerait à )) son Excellence le ministre de la guerre ; j) et voilà mon fils nommé ! » Georges , sans hésiter , promit ses bons offices à smi cousin. « Mais le temps presse, » reprit La Morinière. « Eh bien! ce matin même... « Oh! que tu es bon! »

Ils en étaient , lorsque Dupré arrivîi; il venait aussi faire sa petite visite du m.v tin à son cher cousin Georges. Après les plus affectueuses politesses, il prit Georges à part ^ et lui dit : n Tu as être

r

OU LE NIAIS. 177

» bien étonné , bien affligé , mon cher j) cousin , mon clier ami , toi si délicat , si w jaloux de l'honneur de la famille, de me » voir exercer un métier comme celui d'a- » gent d'affaires. Que veux-tu? Les <îir- » constances.... J'aspire à en sortir. Oui, i> je veux rentrer dans les tribunaux; mais » honorablement.... Cette nuit , ne dor- M mant pas et rêvant à toi , j'ai pensé » qu'un des greffiers du tribunal de pre- w mière instance était bien vieux ; un » greffe ! Cela me conviendrait à merveille; » je vendrais mon cabinet; avec le prix et » les bénéfices de mon nouvel état , je me » trouverais tranquille et fort à mon aise; » conçois-tu? » « Oui. » « Eh bien ! » tu peux m'y servir : obtiens-moi la pro- » tection de ton ami le co mte Dharville. » M Eh! mais, dit Georges en riant, que » peut-il y avoir de commun entre Dhar- » ville et une place de greffier « Le » marquis Dharville son père n'est étran- » ger à rien de ce qui se fait; il peut tout

178 l'homvÊte homme j

» ce qu'il veut , clans toutes les parties de » l'administration ; un mot de lui au pro- » cureur général, un autre dans les bureaux w du ministère de la justice, et je suis » greffier : me promets-tu d'en parler à » ton ami ? » (( Oh ! de tout mon cœur. » « Brave garçon ! » dit Dupré, les larmes aux yeux, et serrant la main de Georges avec tendresse.

Le docteur parut : il venait à son tour s'informer de la santé de Georges. Il fut un peu surpris d'avoir été devancé dans ses politesses par ses deux autres neveux. On passa dans l'appartement de madame Saint-Firmin. Georges, qui n'y mettait point de mystère , renouvela en présence de son oncle et de sa tante la promesse de servir, le matin même , ses deux cousins. « Eh ! w quoi ! déjà , messieurs î » dit le doc- teur , avec un air de reproche , à La Morinière et à Dupré, (c déjà vous êtes » accourus pour solliciter le crédit de no- i> tre bon Georges? Vous ttos prompts.

ou LE NIAIS. 17g

» Ah ! de grâce, laissez-lui le temps de » respirer. Et moi aussi , j'ai songé à tous )) les avantages qui peuvent résulter de » l'honorable amitié qu'il a contractée; » mais ce n'est pas pour moi que j'y ai » songé, c'est pour lui. Il faut que, par » l'intervention de son ami , notre bon )) Georges obtienne quelque place majeure » dans l'administration.» «Voilà ce que » c'est, » dit madame Saint-Firmin, « et » dès que notre cher neveu sera placé , » rien de si facile que de faire avoir à » mon mari la confiance de son ministre. » « Ma femme , ma femme , » reprit le docteur , « n'imitez donc point ceux que je » me permets de blâmer; je ne sollicite » rien pour moi ; je ne suis pas habitué à » courir après les malades. Je connais le » cœur de Georges; qu'il soit placé d'a- » bord! et ensuite.. .Vous pouvez tous être » tranquilles : jamais il n'oubliera ses pa- » rens. » « Ohî non, » dit Georges, « je serai trop heureux de vous rendre

i8o l'honkete homme 5

M service, et puisque cela fera plaisir à » mon oncle , après m'être occupé de vous » je m'occuperai de moi. Au fait, je ne » peux plus guère songer ii faire valoir ma » terre; ce brave Claude Lallemand a be- » soin de s'y refaire des deux pillages qu'il » a essuyés en moins de quinze mois , et )) je ne veux pas vivre en oisif. A tantôt ; » je cours chez Dharville. Ne m'attendez » pas, ma chère tante; je me rendrai de » mon coté, à cinq heures, chez le cousin « Dupré, et j'espère vous apporter de bon- » nés nouvelles. »

M. Dupré avait pris beaucoup de soins pour bien traiter son cousin Georges. Ils ne devaient se trouver que cinq à table ; le couvert avait été mis dans le cabinet de l'agent d'affaires ; l'argenterie , le linge étaient de la plus grande propreté ; trois verres de cristal de diverses dimensions brillaient devant la place de chaque con- vive; les vins d'entremets et de dessert étaient rangés sur une console; deux bou-

ou LE KIAIS. l8l

teilles de Champagne rafraîchissaient dans des seaux remplis de glace. Le dîner avait été commandé à un habile restaurateur du voisinage; en traversant le salon, on voyait un joli dessert dressé d'avance sur une ta- ble. M. Dupréavait donné congé pour toute la soirée à ses commis.

A cinq heures pre'cises, toute la famille était réunie, excepté Georges; c'était ce- pendant pour le revoir plutôt que chacun s'était piqué d'être exact. Cette fois, on se gardait bien de l'accuser. « Oh ! il aura été )) sans doute retenu par des affaires fort » importantes. » « Peut-être par les » nôtres. » Chacun se mit à faire son éloge, (c Qu'importe que dans son voyage, » il n'ait pas déployé le génie du com- » merce , s'il parvient à se pousser dans » les places ? » « Je vous l'ai toujours dit : » le niais n'est pas si niais que vous le » pensiez. » « H faudra voir, » dit le doc- teur; « s*il veut m'écouter, il peut faire son » clremin. » a Et nous être fort utile, »

182 l'hOjSjnÊte homme 5

dit madame Saint-Firrain. » «Paix donc!

» ma chère A vous entendre, il som-

» blerait que j'eusse besoin de la protection » de Georges. » « Je ne dis pas cela ; » mais c'est un excellent jeune homme. » « Oui ! excellent ; mais il ne vient pas. » « L'heure se passe. » « 11 va trouver » le dîner froid. » « Nous ne pouvons » pas nous mettre à table sans lui.» « Fi donc! moi, je déclare que je n'aurai » d'appétit que lorsque je le verrai. » « Pourvu qu'il ne lui soit pas arrivé d'acci- » denl. » « Vous me faites frémir. » « Ah! il faut espérer... » « Cependant... » Alors chacun, à qui mieux mieux, s'em- pressa de témoigner son inquiétude; enfin Georges parut , et l'inquiétude fit place h la joie. «Qu'on serve à l'instant, » dit Du- pré au garçon du restaurateur.

« Pardon , pardon , mes chers parens , si » je nfie suis fait attendre, » dit Georges en s'çssuyant le front, « j'ai bien couru. .. » C'est pour vous. .. J'avais tant à cœur de

ou LE MAIS. l83

)> ne point mériter vos reproches. » k Des » reproches! nous! jamais! » dit La Mo- rinière. » Allons, vite à table, » dit Dupré , « tout en dhiant, nous causerons, » et ensuite nous passerons joyeusement la » soirée tous ensemble.

Le festin fut rapidement servi. « Je crois » pouvoir me flatter, » dit Georges , « de m'ê- )) tre conduit en bon parent et en honnête » liomme. » «Oh! nousn'en doutons pas. » en sommes-nous? Feras-tu mon fiis » heutenant? » « Te devrai -je d'être )) greffier « Vous allez voir. » Mon Dieu , messieurs , que vous êtes im - » patiensî » dit le docteur d'un ton iro- nique » (c Notre ami Georges lui-même » ne s'est-il pas montré impatient de nous f » servir, » dit Dupré ; « un peu de Madère » après la soupe, mon cher cousin. Eh c( bien! nous t'écoutons « « Il ^tait » temps, » reprit Georges, « de réclamer » le crédit du marquis Dharville; il est w nommé h une ambassade , une ambïtssade

i84 .l'iion>'Ête homme,

» très-importante dans le Nord , et il part » cette nuit, a Ah! diable! » « Fa- » cheux contre-temps ! » a Attendez : son *. fils reste à Paris. » « Ce n'est pas la » même chose. » « Pardonnez-moi : mon » cher Dharville ! ^'est bien le meilleur »cœur! l'homme le plus obligeant! D'à- )> bord, il a voulu me présenter à son père; » cela m'a gêné; cela m'a embarrassé ; mais » j'ai pense a vous , et j'ai repris courage. » On m'avait dit que le marquis Dharville V était plein de morgue, très-vain de sa no- » blesse et fort imbu des anciens préjugés; je l'ai trouvé très-affable; il m'a remer- N cié des soins que j'avais donnés à son clier » Dharville pendant sa maladie ; il m'a dit qu'il voyait avec plaisir notre amitié, » qu'il approuvait tout ce que son fds fe- » rait pour moi pendant son absence, et » que Dharville pouvait hardiment se ser- » vir de son nom pour m'être utile. » a C'est enchanteur. » « Te voilà lancé. » - « Nous voilà lancés. » « Un peu de

ou LE NIAIS. l85

» ces filets de perdreau, » dit Dupré^ « et » continue , mon cher Georges ! » « Alors, » moi, j'ai cru devoir sur-le-champ m'em- » ployer pour vous, et j'ai raconté au père » de mon ami les désirs de mon cousin La » Morinière pour son fils, ceux de mon » cousin Dupré pour lui-même. Le raar- « quis a souri, et de l'air le plus gracieux , » vous êtes un hon parent, m'a-t-il dit. Il » a fait venir un secrétaire ; il a dicté » deux lettres, l'une pour un chef des o bureaux de la guerre, l'autre pour un » homme très - puissant au ministère de » la justice. Mon ami Dharville m'a pro- » pose de m'accompagner près des per- » sonnes auxquelles je porterais les deux » lettres, afiu d'appuyer, par sa présence » et ses discours , les recommandations de » son père, et nous nous sommes mis en » route pour lesr deux ministères. » » Voilà ce qui s'appelle de l'activité, du » dévouement. » « Servez donc du vi;^ de » Bardeaux à mon cousin : après? qu'avezr

8*

i86 l'honinete homme,

» vous fait au ministère de la justice ?x> « Nous avons commencé par les bureaux » de la guerre. » « Ah! » « Est-il ai- » mable et bon ! » s'écria La Morinière ? <c Eh bien ! qu'avez-vous fait dans les bu- )) reaux de la guerre « Nous avons ac- » quis la certitude qu'en effet il y aurait » bientôt une lieutenance vacante dans le » régiment de ton fils. » a J'en étais sûr: » mon fils était bien instruit. » « Mais, » en même temps , avec beaucoup de po- w litesse, on nous a fait voir que, si on le n nommait, ce serait un passe-droit. » « Eh bien ! est-ce (ju'une pareille considé- » ration aurait empêché M. le comte Dhar- )) ville d'insister sur la recommandation de^ i> son père? » « Oh ! mon Dieu, non ; » Dharville a tant d'iimitié pour moi! puis, » il est si étourdi : il voulait aller jusqu'au » ministre, lui parler; le premier commis » lui faisait entendre qu'en prenant celte u rotUe , il pourrait réussir. C'est moi qui » l'en ai détourné. » « Comment ! c'est

ou LE mAis. 187

» toi « Oui ; j'ai pensé que tu ne vou- » (Irais pas que ton fils dut son gracie à >^ une injustice. » a Parbleu! je t'ai de )) belles obligations : je savais bien que , » par ancienneté , ce n'était pas à mon fils w que le grade était dévolu : je te remercie » de tes scrupules; je n'en avais pas, moi. » Qui va-t-on placer ? Quelque officier à » la demi-solde.... un bomme très-dange- » reux , peut-être « Ah ! fi ! mon ne- » veu La Morinière , » dit le docteur. « Moi , » j'approuve beaucoup la délicatesse de » Georges : elle lui fait honneur. » La Mo- rinière, sans répondre, se mit à manger avec autant d'humeur que de voracité. « Oui, beaucoup d'honneur, » dit Dupré; « mais poursuis : il me tarde d'arriver avec » toi et ton ami Dharville au ministère de » la justice. » « Oh ! , nous avons encore » été bien mieux reçus. A la lecture de la let- » tre du marquis, on n'a pas attendu que » j'expliquasse ma demande : sachant que » je venais parler en faveur d'un ancien ju-

i88 l'honkête homme,

» risconsulte, on m'.i offert quelque chose )) de bien plus beau que ce que tu dési- » rais, et je me suis empressé d'accepter. »

« En vérité! et quoi donc « Une » place de juge au tribunal de première in- » stance de notre petite ville. Moi, jai » pensé qu'il te serait infiniment agréable » de reparaître dans^ notre ville avec un ti- » tre aussi digne de considération; et, dès » que tu auras donné les renseignemens né- » cessaires, qu'on aura pris les informations » d'usage, je te garantis que tu seras nommé. j>

tt Parbleu! tu as fait un beau chef-d'œu- » vre, » dit Dupré avec autant de surprise que de courroux. « Est-ce que tu t'imagines » que je ferais la sottise de quitter uu ca- » binet d'affaires pour une misérable place » de juge en province ? Je n'en veux pas. » Un greffe à Paris! a la bonne heure. » « Pardon , mon cher Dupré , » dit Georges tout déconcerté ; a j'avais cru bien faire. » J'ensuis d'autant plus contrarié que, tan- » dis que nous étions la , un jeune homme

ou LE NT ATS. 189

» s'est présenté pour ce greffe que tu re- » grettes, et que, comme il était proposé » par le titulaire , on lui a domié beaucoup i> d'espérances , et presque une certitude. » « Et tu ne t'y es pas opposé «^'é- » tais si content de te faire nommer m^ » gistrat! » « Me voilà bien. » A dater de ce moment, Dupré ne s'empressa plus d'offrir ses mets et ses vins à Georges. « Or çà , » dit La Morinière, « te moques- » tu de nous ? Est-ce une mystification que i) tu nous fais? ou faut-il encore attribuer

» à ta simplicité } » « Mon cousin, »

reprit Georges, w je sais qu'on s'est souvent » moqué de moi ; mais je ne me moque de » personne ; et si c'est une simplicité d'a- » voir pensé que tous deux vous partagiez » des sentimens dont je m'iionore y j'avoue » que j'en dois paraître coupable à vos » yeux. Après nos courses, Dharville 'et » moi nous sommes retournés près du mar- » quis pour lui en rendre compte , et j'ai n eu le bonheur de voir qu'il approuvait en

igO LHONiNETE HOMME,

» tout point ma conduite. » « Et moi » aussi , mon neveu, dit le docteur, « je l'ap- w prouve ; mais j'espère qu'à cette seconde » visite, tu auras enfin parlé de toi à mon- » s'^eur le marquis. » « Oui , » dit Dupré d'un air ironique, u après avoir si bien » servi les autres , vous n'aurez pas manqué » a vous servir vous-même? Cette belle » place que notre oncle vous a conseillé de » demander ! vous l'avez déjà sollicitée ? on » vous Ta promise? » (( Tu l'as déjà, » peut-être? » « Je me flatte, » dit le docteur d'un ton toujours capable et im- portant, «que Georges n'aura pas oublié » les bons conseils que je lui ai donnés M hier, et j'attends avec impatience qu'il » m'apprenne il en est pour son propre » compte. » « j'en suis? Ma foi, à )) rien. » « Comment « On ne peut » pas tout faire en un jour. Je m'étais tant » occupé des autres *< Oui ; tu t'en » es joliment occupé! » reprit Dupré. » I^ Morinière, en tendant son verre, haussa

ou LE NIAIS. igi

les épaules avec un mouvement d'humeur encore plus prononcé. « J'ai le temps, » continua Georges. « Mais le marquis » part cette nuit,» dit le docteur. « N'a- î» t-il pas dit à son fils de faire tout pour » moi , de se servir de son nom ? Il était » tard; j'ai pris congé du marquis, et je » suis accouru pour ne pas vous faire at- » tendre plus long-temps. Demain , après- » demain , quelque jour, je parlerai à » Dliarville. » « Ce sera fort heureux! » dit le docteur en prenant à son tour un air ironique. « Avec cette belle insou- )) ciance, on ne sort pas de son obscurité. » tf Et on ne fait rien pour sa famille , » dit madame Saint-Firmin. Comme M. Du- pré ne pressait plus ses convives de faire honneur à son repas , quelques minutes après qu'on eût servi le dessert, on quitta* la table, et on passa au salon.

A peine La Morinière se donna-t-il le temps de prendre son café ; il sortit ou plu- tôt s'esquiva. Le docteur se souvint d'une

I<)2 L'HO^^ETE HOMME,

visite très-pressée qu'il avait à faire chez un malade d'importance; madame Saint-Fir- min pria son mari de la conduire jusqu'à la porte d'une dame de ses amies; et des cinq personnes qui devaient joyeusement passer tous ensemble la soirée, il ne resta plus que Georges têle-à-tête avec son cousin Du pré qui se promenait dans le salon toujours en silence et les mains derrière le dos. Après deux ou trois tours, il s'arrêta devant Geor- ges resté debout contre la cheminée. « Mon » cher cousin , » lui dit-il , « puisque les M autres sont partis , et que , grâce à vos » bons oHices , il faut que je contmue mon » métier, vous ne trouverez pas mauvais » que je m'occupe de mes affaires : J'ai des » lettres à écrire ; quelques personnes h

» voir » Georges prolesta qu'il serait

désolé de déranger sou cousin, et il se relira.

Il résolut d'aller achever sa soirée au spectacle. Tout en s'acheminant vers le

ou LE MAIS. 193

ïhëâlre -Français, il réfléchissait à la con- duite que ses parens avaient tenue avec lui depuis son arrivée; il y voyait une espèce d'intermittence qui le faisait sourire: « Ils j) ne sont pas changés, « se disait-il. On jouait la comédie des Deux Gendres. Dans les scènes oii les deux gendres se condui- sent avec hypocrisie, ou avec une fran- che brutalité envers ce beau-père trop confiant, qui leur a laissé sa fortune, Georges voyait tous les spectateurs révol- tés; il les voyait tous attendris dans les scènes ce pauvre père gérait de l'ingra- titude de ses enfans. «Hélas! » se disait-il, « les hommes au spectacle applaudissent » les sentimens généreux, s'indignent contre » les cœurs avides, intéressés; sont-ils gé- w néreux, sont-ils désintéressés dans leurs » familles? » Au moment même, il aperçut aux premières loges, près d'une femme très -élégante, son cousin La Morinière , qui venait de montrer tant d'humeur de ce

TOM. I. 9

ig4 L'HO^^ÊTE homme,

qu'on n'avait pas voulu solliciter un passe- droit pour son fils, et qui applaudissait de toutes ses forces les maximes aussi morales qu'ingénieusement exprimées de la comé- die qu'on représentait.

©U LK MAIS. ig5

CHAPITRE XI.

GtORGLS SOLLICITF: pour LUI-MEME.

Le marquis DharvlIIe était parti; mais son fils, même en l'absence du père, pou- vait être en effet pour Georges un excellent protecteur. Issu d'une des premières fa- milles de l'ancienne noblesse , déjà maître d'un bien considérable qu'il tenait de sa mère , fils unique d'un homme en grande faveur qui venait d'être nommé à une bril- lante ambassade, destiné à être un jour pair de France, c'était de plus un jeune homme plein d'âme, de loyauté , de géné- reux sentimens; il méritait, par beaucoup de qualités personnelles, le crédit qu'on eût été disposé h lui accorder au nom seul de

196 l'hon^ett komme .

son père; mais, ravorisé pnr la fortune, adoré de ses parens, prévenu dès son en- fance daiîs tous ses désirs , recherché des dames, entouré de flatteurs et de parasites, c'était ce qu'on appelle un aimahie enfant gâté , fort étourdi , fort léger , un peu pré- somptueux , et sans cesse entraîné par un amour effréné des plaisirs. Depuis quinze jours qu'il était de retour à Paris, il avait repris sa première vie, retrouvé ses anciens amis, et formé de nouvelles et galantes liai- sons.

Un matin , Georges arriva chez Dhar- ville ; celui-ci, après Taccueil le plus cor- dial : « Qu'est-ce?» lui dit-il , «je te trouve n soucieux? » «t Je le suis en effet. Mon » oncle me tourmente. » « Comment ? «

« Il veut que je demande un service.... à )) quelqu'un. » « A qui « Â toi ! »

(f Et cela t'embarrasse ? Oh ! pour le coup, » il y a de quoi rire; mais, non, cela me >; fôche au contraire. Tu as un service à me » demander, et lu hé^silcs! Vite, vite, ex-

ou LE MAi:5. ig^j

» pliqiie-toi. » « Eh bien ! mon oncle y* me reproclie de n'avoir point profité pour » moi-même de la bonne volonté si hono- » rable de ton père; et il croit , qu'à ta re- » commandation, je pourrais obtenir quel- » que emploi. » « Oui, parbleu! il a » raison : je suis tenté de t'adresser les » mêmes reproches que lui...; mais non, » non... , c'est moi qui ai eu tort de n'y pas )) penser... ; rien n'est perdu... ; il faut nous » concerter, et faire promptement les dé-

» marches » « Et voilà précisément

» ce que je redoute : tu vas me promener » en solliciteur chez les ministres..., quelle » contenance aurai-je? Quand il s'agit des » autres, je me trouve parfois quelque cou- » rage ; quand il s'agit de moi , je n'en ai )) pas du tout. » « Ah! te voilà bien.... ! » je ne tp connais qu'un défaut : c'est une » modestie si excessive, qu'elle en est ridi- )) cule. Non , je ne te mènerai pas en solli- » leur; je te présenterai comme mon ami , » je répondrai de toi , et il faudra bien....

k

198 l'honnête HOiMME ,

)) Attends.... Excellente idée! » ajouta-t-ll en se frappant le front , ce je sais à qui » je dois m'adresser: au duc de ***. C'est » un de nos premiers hommes d'état; il a » une grande influence dans le conseil , » beaucoup de places à sa disposition, aux- » quelles il fait nommer les jeunes écrivains, )? les jeunes gens instruits, les faiseurs dont » il a reconnu, éprouvé les talens. Il a beau- » coup d'amitié pour moi ; nous fiiisons » quelquefois la débauche ensemble; il aime » à me raconter ses vieilles fredaines, et à » me faire raconter mes fredaines du jour; » c'est une des plus fortes têtes de l'Eu- » rope. Malgré son âge, infatigable au plai- » sir, infatigable au travail, veuf , sans en- » fans, il a été dominé dès sa jeunesse par la )) soif du pouvoir, et aujourd'hui il ne néglige » rien pour s'y maintenir. On prétend qu'on » émigration, sous l'empire, dans ses am- » bassades, et même encore actuelloînent » dans son ministère , il a poussé un peu loin » la finesse, la souplesse, la ruse, qu'il a

ou LE NIAIS. 199

» donné une assez grande latitude à sa con- » science; faut-il l'en blâmer, si le bien » de l'état en est résulté? d'ailleurs, ex- X) cellent liomme dans son intérieur , noble » et délicat dans toutes ses transactions M particulières , et généreux jusqu'à la prodi- i) galité dans ses largesses. » Le bon Georges écoutait son ami , et trouvait qu'en voulant faire l'éloge de l'iiomme d'état, il ne lais- sait pas que d'en dire beaucoup de mal. « Ah! parbleu, » reprit Dharville, « que » dirais- tu donc de ceux qui n'offrent point » ce mélange de bien et de mal, et chez » qui tout est mauvais ? Je cours chez mon » vieux duc. A propos, grande affaire de- » main ! Pour célébrer mon retour dans » cette bonne ville, je donne à déjeunera j) quelques amis, chez Beauvilliers; je t'en » prie, n'y manque pas. » Dans la soirée, Dharville écrivit à Georges qu'il n'avait pas pu joindre le duc; mais qu'il avait laissé un mot à son hôtel, par lequel il lui annon- çait que le lendemain il lui mènerait son

200 l'hoin>ète homme,

ami Dercy dans sa loge à l'Opéra; Dhar- ville ajoutait qu'ils pourraient se rendre à l'Opéra, en sortant de leur déjeuner. Geor- ges était un peu surpris que son ami lui parlât d'aller au spectacle en sortant de dé- jeuner, et qu'il eût fait choix de l'Opéra pour sa première présentation à un mi- nistre.

Georges, qui devait être admis le soir devant un duc, arriva au déjeuner de son ami Dharville en grande toilette; il avait un habit noir, avec un ample ja- bot de fine mousseline, un chapeau en claque sous le bras , un gilet et une cu- lotte de soie noire, des boucles d'or à ses souliers et à ses jarretières. Il s'attendait h se trouver avec un petit nombre de convi- ves ; il fut bien surpris d'ctre introduit dans un vaste salon, au milieu de vingt ou trente jeunes gens et de cinq ou six dames très-élégantes et très -gaies. La parure déjà un peu surannée de Georges, le res- pect avec lequel il salua les dames, le fi-

Il ou LE MAIS. 201

ent paraître assez singulier et même assez idicule à la plupart des joyeux convives. A peine le déjeuner fut-il commencé que plusieurs de ces jeunes gens semblèrent très-disposés à rire aux dépens de notre héros; un d'entre eux dit tout bas à une des dames : « C'est un provincial à mysti- » fier. » Heureusement Dliarville entendit le mot , et avec adresse, en faisant en sorte que Georges ne pût pas seulement soup- çonner qu'on eût eu l'idée de se moquer de lui, il lui donna tant de marques d'es- time, de considération, il parla de son ami avec tant de chaleur, que les convives, s*arrêtant tout à coup dans leurs plaisan- teries, ne laissèrent pas échapper une seule occasion de témoigner au fidèle ami de monsieur le comte Dliarville, des égards qui, avant la fin du déjeuner, devinrent des effusions de tendresse.

Ce déjeuner avait été somptueux, encore plus somptueux que le dîner de M. Dupré. Une des dames était une pr/rrui donna du

202 LHON^ETE HOMME,

théâtre italien. Elle ne se fit pas prier pour enchanter les convives; ils étaient tous dans l'extase de la voix et de la méthode admirable de la signora. Georges, pensant que son ami devait le présenter au duc , éprouvait le désir de voir terminer cette petite fête, qui était bien près de dégénérer en orgie ; mais les heures s'écoulaient sans que les autres s'en aperçussent; enfin, ti- rant sa montre, il dit à demi-voix à Dhar- ville : «Bientôt sept heures! » «Nous » avons du temps devant nous,» lui répon- dit Dharville; et il fit de nouveau pétiller le Champagne. « Sept heures î w s'écrièrent deux dames en se levant précipitamment, « ah! mon Dieu! nous allons être à l'a- » mende! » Elles prirent leurs schalls , leurs chapeaux des mains de deux galans cavaliers qui s'étaient levés en mcme temps, et qui les accompagnèrent jusqu'à la voiture de l'une d'elles. Enfin , pressé par Georges, Dharville à son tour se leva, et après avoir invité les autres à

I

ou LE MATS

203

rester à table, il leur dit qu'une affaire importante, urgente, Tobligeait à paraître un moment à l'Opéra avec son ami Geor- ges, mais que pour bien finir une journée si heureusement commencée, ils ne tar- deraient point à revenir prendre le punch. Georges fut un peu inquiet en voyant que Dharville avait peine à garder Téquili- bre ; il se permit de lui faire quelques observations à voix basse; Dharville lui ré- pondit à voix haute que ce n'était rien , et que le grand air allait lui rendre son aplomb et son sang-froid; il sortit en fre- donnant le dernier air chanté par la si- gnora : Georges le suivit.

Ils arrivèrent à l'Opéra : Dharville, tou- jours fredonnant , se fît ouvrir la loge du duc ; il se tut en voyant le duc seul, assis ou plutôt à demi étendu sur le devant de la loge , profondément endormi et sa tête re- tombant sur sa poitrine. Dharville et Georges se gardèrent de troubler son sommeil , et se tinrent discrètement sur la

204 LHONKliTE HOMME,

seconde banquette. On était au troisième acte de Topera ; les cris des chanteurs et des chanteuses, le fracas des chœurs et de l'or- chestre ne reveillaient pas son excellence. Mais il y avait un ballet dans ce dernier acte; dès que l'orchestre commença le premier air de danse , le duc s'éveilla de lui-même ; aussitôt Dharville, en lui montrant Geor- ges : « Mon cher duc, » lui dit-il, « voilà » le cher ami que j'ai promis de vous prc- » senter.... » « C'est bon , c'est bon, » dit le duc sans les regarder; « laissez-moi » voir. » Il braqua sur le théâtre une riche lorgnette, et ne cessa de considérer les danseuses; parmi ces danseuses, Georges reconnut les deux dames qui avaient quit- té si brusquement le déjeuner , craignant d'être mises à l'amende. Il lui semblait avoir remarque dans le peu de mots qu'a- vait prononcés le duc , non pas qu'il fût gai et gaillard comme son ami Dharville , mais qu'il avait la voix pesante et embar- rassée. A peine l'opéra fut- il Oni , et eut-on

Ct^ LE MATS. 20J

baissé le rideau, avant le grand ballet d'ac- tion qui devait terminer le spectacle , que la porte de la loge s'ouvrit, et que Georges vit arriver à la file des jeunes seigneurs, des vieux courtisans, de hauts employés du ministère, des étrangers, des secrétaires et des conseillers de légation de tous les pays, qui venaient présenter leurs homma- ges à son excellence ; ils faisaient foule et obstruaient le corridor; car chaque visiteur se tenait debout sur le seuil de la porte et ne se pressait pas de désemparer. « Eh! » bon Dieu , se disait Georges ; « est-ce donc » l'usage que nos ministres donnent leurs » audiences à l'Opéra? » Les plus familiers se permettaient des critiques, des épigram- mes sur les chanteurs, sur les danseuses , et même sur les dames qu'ils apercevaient dans les loges; le duc, toujours assis, sans saluer, sans bouger, se taisait ou répondait par des monosyllabes. Georges était resté assis dans le fond de la loge, ne remuant pas, ne parlant pas, d'autant plus embar-

2o6 l'honnête homme,

rassé de sa contenance, que son ami Dliar- ville était allé se promener et briller dans le foyer. Enfin le ballet d'action va com- mencer; à l'instant tous les visiteurs dis- paraissent pour reprendre leurs places , et Georges se trouve seul avec le duc. « Eh bien! » dit le duc, v est donc cet » étourdi de Dharville? w « Mais, » ré- pond Georges, « je ne sais je crois

» je crains Ah ! le voilà ! » fort heureu- sement pour lui , Dharville revenait ; il voulut de nouveau présenter Georges ; « Dans l'entre-acte , » lui dit le duc. Oh ! pendant tout le premier acte du ballet , le duc ne dormit plus; il paraissait pren- dre non pas un vif plaisir, comme en pren- nent les jeunes gens ardens, inexpérimentés qui n'ont encore rien vu, mais cette es- pèce de plaisir d'habitude , monotone, qui est comme nécessaire aux âmes blasées, quoiqu'il ne les reveille pas de leur en- gourdissement. Le premier acte est fini ; et Dharville peut enfin dire . un peu en

ou LE NIAIS. 207

bégayant et cherchant ses paroles : « Mon » cher duc, voilà mon ami Georges... qui

» mérite à tous égards J'en ai fait la

» connaissance aux Etats-Unis d'Améri-

» que.... Il faut que vous le placiez et

» vous m'en remercierez... Comme je vous w le marquais dans mon billet d'hier, » mettez-le à l'épreuve. Donnez-lui quel- » que favail;.... vous en serez content.... » Du reste , mon père s'intéresse beaucoup » à mon ami , et c'est en son nom que je » vous parle. » Le duc jeta sur Georges un regard celui-ci crut remarquer un coup d'œil scrutateur, observateur. Tandis que le duc tenait les yeux fixés sur l'ami de Dharville, celui-ci continuait : « A la » franchise près , Georges et moi nous ne » nous ressemblons pas du tout : moi je » suis un mauvais sujet, comme vous l'avez w été, comme vous l'êtes encore, mon » cher duc; mon ami Georges est labo- » rieux, instruit, plein d'idées pour con- » cevoir et de ressources pour exécuter ,

208 L'HO^^ETE HOMME ,

« comme vous l'avez été, comme vous Têtes » encore... J'ai vos défauts , il a vos quali-

>j tés » « Eh bien! » dit le duc, en

reprenant sa lorgnette et en la prome- nant sur les loges ; « qu'il vienne demain à )) mon cabinet : il y aura des ordres pour » le recevoir. » Georges salua, et Dhar- ville et lui se retirèrent. « Eh bien ! » dit Dharville en sortant de la loge, « es-tu « content de ma harangue ? demain j'y » mettrai encore plus de chaleur et d'élo- » quence; carj'iraiavectoi; je te connais, » tu n'oserais pas te présenter tout seul.... » Allons boire du punch et achever notre » déjeuner.» Georges aurait bien voulu ne pas accompagner son ami ; mais Dharville insista , se fâcha même; Georges se laissa entraîner.

Le duc, à l'Opéra, avait paru fort grave à Georges; mais il lui trouvait cette gravité d'un homme vain et ennuyé, qui n'a rien de bien imposant aux yeux d'un être qui réfléchit. Le lendemain, dans son cabinet,

ou LE MAIS. 209

le duc parut également grave ; mais alors sa gravité avait de la noblesse et de la di- gnité. Son excellence achevait de parcourir le travail d'un de ses chefs de division ; le duc demandait des éclaircissemens avec un ton poli, mais un peu hautain ; le chef, qui avait répondu avec beaucoup de déférence, laissa son travail et se retira. Le duc s'a- vança vers Georges , et fixa ses regards sur lui avec un coup d'œil que Georges trouva encore plus observateur que celui de la veille. Après que Dharville, qui s'exprimait moins difficilement qu'à l'Opéra, eût de nouveau recommandé son ami , avec au- tant d'âme que de sincérité : « Vous avez » voyagé, » dit le duc à Georges ? a Oui, » monsieur le duc. » a Aux Etats- » Unis? » « C'est que j'ai eu le bon- )) heur de connaître mon cher Dharville. » Alors le duc adressa au jeune homme des questions sur ce qu'il avait remarqué dans le gouvernement , dans les mœurs de la nation américaine. Georges répondit ; à

9*

2 10 l'hunnete homme

5

mesure qu'il parlait, il se remettait de son trouble , et ses réponses parurent satisfaire le ministre. Après quelques moments de silence, pendant lesquels les yeux de son excellence ne quittèrent pns Georges , le duc parla d'un travail qu'il voulait bien confier à l'ami de Dbarville; il prit des papiers sur un bureau, et en les parcou- rant, il expliqua ce qu'il désirait; voyant que Georges le comprenait : « Apportez- )> moi cela dans deux jours; » puis , se re- tournant à l'instant vers Dbarville, il se mit a lui parler du s[)ectacle de la veille, de plusieurs jolies femmes qu'il avait aperçues dans les loges, de quelques douai- rières qu'il se souvenait d'avoirvuesàTâge de leurs filles, et que Dbarville, en riant , soutenait n'avoir jamais été jeunes. Un secrétaire apporta au duc son portefeuille; il mit en ordre les papiers qu'il renfermait , tout en continuant ses discours légers avec Dbarville; puis il monta en voiture pour se rendre au château.

ou LE NIA.IS. 21 1

Georges eut le bonheur de réussir dans le travail que lui avait confié son excel- lence, et bientôt il fut attaché au cabinet particulier de Monseigneur.

2 l ?. L HO]STNETE HOMME ,

CHAPITRE XII.

GEORGES EMPLOYE.

Cette qualité d'employé au cabinet par- ticulier d'un ministre, est un titre bien pompeux ; quelques-uns de ceux qui le possèdent, ne le trouvant pas encore assez beau , croient devoir le transformer en ce- lui de secrétaire intime. Cependant les fonctions de plusieurs de ces secrétaires inti- mes se bornent à écrire des lettres d'au- dience et des invitations aux grands et aux petits dîners de son excellence. Il n'en fut pas ainsi de Georges; son premier travail ayant satisfait le duc, il fut chargé d'autres travaux encore plus importans dont il sortit avec le même bonheur. Son

I

am

ou LE NIAIS. 2l3

iTiour pour son devoir et le désir de prou- ver sa reconnaissance lui donnaient un grand zèle, et, de jour en jour, il faisait des progrès dans la confiance et Tamitié du duc. Il est vrai qu'au milieu de ces té- moignages de bonté, le duc conservait toujours avec Georges , comme avec tous ses employés, un air digne, grave et fier. Georges eut l'occasion d'observer tous les commis, tout l'entourage du ministère; il vit en grand tout ce qu'il avait vu en petit, lorsqu'il avait été employé à la sous-préfecture de sa petite ville. Tous ses camarades , depuis le chef de division jusqu'aux expéditionnaires , lui offraient de beaux exemples de vanité , de cupidité , de finesse, pour parvenir chacun au but il tendait. L'un voulait faire sa fortune, l'autre aspirait aux grandes places honori- fiques , un autre bornait ses vœux à pou- voir décorçr sa boutonnière d'un ruban ; tous étaient pleins d'amour pour le gou- vernement , dévoués et soumis au ministre.

2l4 L'HON^Ê^E HOMME 5

Georges se souvint qu'en partant pour l'A- niérique, il avait laissé tous ses camarades pleins d'admiration pour l'empereur, de ten- dresse pour M. le sous-préfet ; et en 1 8 1 4 , suivant ce qu'on lui avait raconté, l'admi- ration de plusieurs s'était changée en haine, et leur tendresse en persécutions , en dé- nonciations contre leurs anciens chefs.

Quels avaient été les sentimens des pa- rens de Georges , lorsqu'ils avaient appris qu'il était placé ? La Morinière et Dupré , suivant leur louable coutume, dès qu'il arrivait un bonheur à quelqu'un de la fa- mille, s'étaient montrés envieux et jaloux. « Diable ! » disait La Morinière , ail a M donc quelque mérite? Il s'est for- » , » répondait Dupré : « il sait fort bien » se servir lui-même ; U ne fait plus de gau- » chéries que quand il se mêle de servir » les autres. » Il n'en était pas ainsi de M. le docteur Saint-Firmin. 11 regardait ce pre- mier pas que Georges faisait vers la fortune, comme son ouvrage ; il en était glorieux

r"

OU LE NIAIS.

2t5

rt enchanté. N'était-ce pas par suite de ses conseils réitérés que Georges s'était enfin décidé a solliciter son ami Dharville, qui lui-même s'était empressé de solliciter le duc. Il se flattait que le crédit de Geor- ges allait rejaillir sur lui, que son neveu deviendrait pour lui-même un protecteur d'autant plus précieux , qu'il se laisserait mener par son protégé ; de tout temps , le docteur s'était mis dans la tête qu'avec son esprit, il aurait toujours, quand il le voudrait, un grand empire sur un homme simple et sans volonté, comme son neveu Georges. Madame Saint-Firmin partageait toutes les espérances de son mari, elle les poussait même plus loin : elle aurait voulu que Georges présentât son oncle , peut- être même sa tante , à son excellence. Elle voyait déjà son mari médecin du ministère, médecin de quartier , premier médeiîin du roi. Le docteur tempérait cette vivacité d'ambition de sa femme ; il lui faisait sentir qu'il fallait de la prudence, de la circon-

2l6 L'HO]y>ÊTE HOMME 5

spection, qu'ils ne devaient point hasar- der un pas , sans s'être assures du terrain. Le point essentiel, suivant lui, était de bien surveiller, de bien endoctriner Georges, de l'amener à ne pas faire une démarche qui ne lui fût dictée par un homme ha- bile et .capable, comme il se flattait de l'être. Georges n'habitait plus la maison de santé; il avait loué un joli petit apparte- ment de garçon ; mais il rendait de fré- quentes visites à sa tante; et presque tous les matins, le docteur, en commençant ses courses, venait voir son neveu dans l'inten- tion de bien diriger sa conduite ; il ne lui épargnait ni les remontrances ni les con- seils. Son principal conseil consistait à lui recommander de montrer de l'attachement, du dévouement au ministre ; Georges y était porté d'inclination.

Les journaux étaient déjà des puis- sances; les ministres avaient déjà calculé qu'il leur serait avantageux de se servir de leur influence , et déjà , outre les articles

ou LE NIAIS. 217

officiels, ils y faisaient insérer quelques ar- ticles officieux qu'ils commandaient à des liffîdéâ. Un jour, le duc remit à Georges des papiers sur lesquels il le chargea de faire un travail , en deux ou trois pages , qui serait envoyé sous le secret à un journal. Des les premiers mots du minisire, Geor- ges fut effrayé : ce qu'on lui demandait était, et pour la forme et pour le fond, tout-a-falt contraire à ses opinions poli- tiques, à ses principes de morale, et Geor- ges ne savait pas écrire contre sa con- science. Beaucoup d'autres eussent accepté sans aucune observation; quelques autres, plus scrupuleux, auraient humblement prié le ministre de les dispenser de ce tra- vail ; Georges alla plus loin. Il se permit d'exprimer au duc toute sa pensée ; il alla jusqu'à supplier son excellence de ne com- mander, ni à lui, ni à tout autre, un tra- vail qui lui paraissait blâmable. Le duc jeta sur Georges un regard irrité, prit brus- quement de ses mains les papiers qu'il ve- ToM. I. 10

2i8 l'honnête homme ^

liait de lui remettre. « Vous ne me com- M prenez pas, » lui dit-il. Puis, se cal- mant , et d'un ton railleur : a Oh ! vous w autres jeunes gens, qui vous croyez phi- w losophes , vous êtes toujours prêts à vous » scandaliser des choses les plus simples... » Vous feriez mal ce travail.... Je ne man- w querai pas de gens qui s'en chargeront. » - « J'en ai peur, » répondit Georges. La colère du duc fut sur le point de se rallu- mer; mais il s'apaisa de nouveau, reprit son ton de bonté avec Georges, et lui donna d'autres travaux administratifs qui,s'accor- dant très -bien avec les principes de Geor- ges, furent acceptés sans répugnance et avec empressement. Ce duc , en grand ad- ministrateur, avait pour système d'accueillir tous les genres de mérite qui se présen- taient, tf Allons, » se dit-il , « je vois que » je ne dois pas compter sur M. Georges p Dercy pour tout ce que je lui comman- « derai; mais il peut m'être utile dans les » occasions je n'aurai besoin que d'un

ou LE NIAIS. * 219

ï» homme honnête, instruit et laborieux. » Tous les matins , Georges racontait fidè- lement, naïvement, à son oncle , ce qui se passait entre le duc et lui , le point oîi il en était. Le plus souvent, le docteur, était en- chanté de la docilité de son neveu à suivre ses conseils. «Allons, allons, » disait-il, « l'esprit lui vient: nous en ferons quelque » chose. » Mais , combien il fut épouvanté, lorsque Georges lui conta qu'il avait refusé de faire un travail que le duc lui avait commandé. « Ah ! quelle école ! » s'écria Saint-Firmin, «voilà que tu retombes dans » tes anciennes niaiseries. Est-ce que l'on M doit réfléchir, souffler le mot, conserver » une opinion , quand un ministre or- « donne ? Est-ce à toi qu'il convient d'op- » poser la moindre résistance, d'avoir un » avis , une conscience ? N'es-tu pas son » employé, son subordonné? Ne lui dois- » tu pas une obéissance passive , aveugle , » comme un colonel à son général , comme

220 LHOKNETE HO 31 ME ,

» un soldat à son capitaine?» Georges ne jugea pas à propos d'exprimer à son oncle combien il différait avec lui de pensée; mais il essaya de le rassurer en lui disant que le duc ne lui gardait point de rancune. Malgré toutes les protestations de Georges, pendant trois ou quatre jours, M. Saint- Firmin trembla que son neveu n'éprouvât la colère du duc , et lui-même se voyait , par contre-coup, frappé dans ses espé- rances.

Quoi qu'en pussent dire ses parens, Geor- ges ne s'était point du tout formé: il avait la bonhomie de se montrer aussi exact , aussi intègre dans les devoirs de sa nou- velle place qu'il l'avait été jadis dans ses fonctions à la sous-préfecture , nous l'a- vons vu si inflexible , excepté quand il s'% gissait des passe-ports. Toutefois il fut un moment sur le point de fléchir. Son ami Dharvillc vint avec beaucoup d'empresse- ment lui demander un service auquel il at- tachait, disait-il, la plus grande irapor-

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OU LE NIAIS. 22 ï

tance. Nous croyons qu'il était question d'obtenir de l'avancement, une gratifica- tion pour un employé dans les départe- mens, qui n'y avait aucun titre, et qu'on ne pouvait récompenser, sans faire tort a d'autres qui avaient bien plus de droits que lui. Dharville parlait de son protégé avec une très- grande chaleur : c'était le petit cousin d'une des danseuses du déjeuner. Georges , avec beaucoup de ménagement, répondit à Dharville, que son devoir ne lui permettait pas de s'intéresser à la per- sonne qu'il lui recommandait. «Je ferai tout » pour toi, » disait-il, « tout.... excepté une » injustice. » « , diable ! vas-tu me » parler de devoir, quand il s*agit d'obli- D ger un ami ! » Georges persista dans son refus : la colère de Dharville augmenta. « Allons , )) dit-il , « j'en parlerai moi-même » au duc; j'espère au moins que tu voudras ï> bien m'appuyer. )) « Non : mon devoir » ne me le permet pas. » « Encore ce » mot de devoir ! » répondit Dharville , de

222 L HONNETE HOMME,

plus en plus piqué; « au moins tu ne me » seras pas contraire « Si le ministre » m'interroge, ne lui dois-je pas la vérité?» Dharville ne mit plus de bornes h. son em- portement; il s'oublia jusqu'à dire des du- retés à Georges, et le quitta en lui jurant de ne plus le revoir. Georges était consterné; il trouvait Dharville injuste, fort injuste: a Mais me brouiller avec mon ami! ne plus » le revoir!....» Oh! pour cette fois^ la sé- vérité de ses principes ne put tenir contre cette affreuse pensée; il sortit brusquement du cabinet il travaillait, pour courir après Dharville et lui dire qu'il était prêt à faire tout ce qu'il exigerait. Il n'alla pas bien loin ; Dharville revenait sur ses pas ; il avait aussi réfléchi ; il se reprochait sa colère, ses duretés; il sentait que les scru- pules de Georges étaient fondés ; il ne vou- lait pas perdre de temps pour lui annoncer qu'il renonçait à son injuste demande. Avant de se communiquer leurs intentions mutuelles, les deux amis s'étaient préci-

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OU LE NIAIS. 2^3

pités dans les bras l'un de l'autre ; de nou- veau ils s'étaient juré une amitié à toute épreuve : il y eut alors entre eux un gé- néreux débat. Georges voulait obliger le protégé de Dliarville ; Dharville voulait que Georges ne fît aucun sacrifice de con- science pour lui plaire. Entre deux jeunes gens animés d'une aussi pure amitié , c'é- tait le parti de la probité qui devait l'em- porter : le petit cousin de la danseuse vit passer à d'autres l'avancement et les grati- fications. L'estime de Dliarville pour Geor- ges semblait avoir redoublé.

Lorsque le prudent et politique docteur apprit que Georges , toujours par motif de conscience , avait refusé de rendre un ser- vice à son ami M. le comte Dliarville, il frémit : il se rassura lorsque Georges lui dit que, dans un beau transport d'amitié, il avait un moment oublié ses scrupules , et promis de rendre le service que lui de- mandait Dliarville. « Ah! voilà ce que » c'est , » dit l'oncle à son neveu ; « à la

2^4 l'honnête homme ,

» bonne heure, profite donc toujours ainsi » de mes leçons ! On ne doit jamais refu- » ser ce que nous demande un ami , sur- » tout lorsque c'est un ami puissant qui )^ nous a été utile , et qui peut nous l'être » encore plus par la suite. » A peine écouta- t-il ce que Georges ajouta sur le débat gé- néreux qui s'était élevé entre Dharville et lui; le docteur continuait de féliciter son neveu sur sa résolution de sacrifier le de- voir à l'amitié. « C'est fort singulier, » di- sait Georges ; » quand je fais bien , mon » oncle me blâme ; quand je suis tenté de » mal faire, il m'approuve. »

M. 3aint-Firmin, qui fondait de si gran- des espérances sur le crédit de Georges, passait ainsi tour h tour de l'espoir à la crainte. Dans son amour-propre, il se flat- tait de dominer Georges , et il n'en était pas moins livré à de perpétuelles frayeurs , en pensant à la franchise imprudente, à la délicatesse exagérée, aux scrupules si peu

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ou LE NIAIS. 225

communs dans le monde, de ce cher ne- veu qu'il continuait parfois de regarder comme un niais. Il eut bientôt à s'occuper de choses qui le touchaient plus directe- ment.

220 l'honnête homme.

CHAPITRE XIIL

TRIBULATIONS. GRAND BONHEUR DE LA FAMILLE.

Le médecin de Marseille avec qui le doc- teur Saint-Finnin avait trouvé le moyen d'entrer en correspondance, et qui lui don- nait assez régulièrement des nouvelles de son oncle , M. Dercy , autrefois jésuite, et maintenant banquier , lui écrivit que cet intéressant personnage venait d'être atta- qué d'une grave maladie pour laquelle il avait été appelé en consultation, qu'il ne désespérait pas précisément de la vie du vieillard; mais que son confrère devait sen- tir qu'une pareille attaque, à l'âge de soixante-onze ans, était un sinistre aver- tissement, et comme s'il eût voulu aug-

[■I ou LE NIAIS. 227

mcnter les espérances, les sujets de crainte, les anxiétés de son confrère de Paris, le docteur provençal ajoutait que , suivant le bruit public, la fortune de M. Dercy de Marseille s'élevait à sept millions.

M. de Saint-Firmin était sur le point d'en perdre la tête. Il n'était pas tellement am- bitieux, qu'il ne fût en même temps très- avide; ou plutôt l'amour des honneurs, l'amour de la fortune se balançaient dans son cœur, et il regardait une grande for- tune comme le meilleur moyen d'arriver aux honneurs. Il crut enfin devoir se con- fier à sa femme. « Sept millions ! » s'écria madame Saint-Firmin, « Quel trésor! » quelle somme! » Et soudain , il lui échappa la même exclamation que celle qui était échappée à son mari , lors de la première nouvelle du retour de l'oncle jé- suite en France. « Ah! si elle pouvait nous » revenir tout entière! Moi qui souffre » tant de vous voir exercer ce métier de )j médecin, d'être réduite à faire les bon-

H2S l'hoinnete homme ^

» neurs d'une maison de santé Sept

» millions..., ! Est-ce qu'il est absolument » nécessaire que vous donniez connaissance » de tout ceci à vos neveux? » « Eh! » laissez donc, madame, « reprit Saint- Firmin tout agité ; (( qui sait , si mes ne- » veux et moi , nous aurons un sou de ce » superbe héritage? Qui sait s'il n'y a pas j) un testament, quelque mariage clandes- » tin, quelque vieille gouvernante ou quel- » que jeune maîtresse, quelque ami intime » ou quelque bâtard, là, tout prêt à s'em- » parer de la succession de mon cher on-

» de et à nous voler? Vous voyez, il

» ne Veut recevoir ni lettres ni visites de ses » héritiers, de ses héritiers naturels, légi- » times. Quoiqu'il ait jeté le froc de jésuite » et qu'il ait fait le commerce, qui sait s'il » n'est pas resté affilié a la congrégation j> qui semble renaître de ses cendres? et si >' déjà il n'a. pas tout légué aux révérends » pères de la foi... ou de la compagnie de

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OU LE KiAis. asg

» Jésus..., qu'importe comment on les ap- n pelle...? Allons, vite ! une chaise de poste, » des chevaux !... Il faut que je parte, que » je parte sur-le-champ ! » « Oui, mon- » sieur, partez: au fait votre oncle est ma- » lade, vous êtes médecin ; ne lui devez- » vous pas tous vos soins a Oui, sans » doute; tous ces médecins de province..., ce sont des ignorans... ; celui même qui » m'écrit... , je n'en ai pas très-grande idée. » Mais cependant, quand je songe à cette me- )) nacede déshériter celui de ses neveux ou » petits-neveux qui se présentera devant » lui? » «Vous avez raison : que les vieil- li lards sont quelquefois bizarres... ! Gela me )> fait frémir... Il y a de quoi nous perdre. » Mais, ne pourriez- vous pas vous tenir » dans une auberge , dans un hôtel garni , » ou même chez ce médecin qui vous écrit, *) dont vous n'avez pas une très-grande idée M comme docteur, mais qui me paraît un » fort honnête homme , et de guetter les

23o l'ho]N]>îÊte homme,

» événemens, sans vous montrer aux yeux » du vieillard respectable.... » a Si je » pars, c'est bien ce que je compte faire. Mais si, malgré mes précautions, le vieil- » lard respectable venait à découvrir... » « Dans ce cas ne vaudrait-il pas mieux » faire partir un de vos neveux, et lui lais- » ser courir le danger ? » «Eh ! eh ! l'idée » n'est peut-être pas si mauvaise;... mais n non, non; voilà un autre danger: La » Morinière et Dupré sont des intrigans, » des hommes cupides , capables de ne tra- » vailler que pour eux... H y a bien Geor- ges. » «Oh! celui-là, il est trop hon- » nête , trop simple , trop bon parent pour songer à dépouiller les autres. » « Oui ! » c'est un brave garçon ; mais qui sait si » mon original d'oncle ne va pas se prendre » d'une amitié injuste pour mon original » de neveu? Ah! quel embarras! quelle » perplexité ! Quel parti prendre ? j'en ai la » fièvre. » Tout en se tâtant le pouls , il ré- pétait : a Sept millions! » « Sept mil-

ou LE NIAIS. sSl

» lions! «répétait madame Saint-Firmin. « Trois cent cinquante mille francs de » rente , quand on ne placerait qu'à cinq » pour cent ! » Il réfléchit quelques instans : « Allons, )) dit-il ensuite, «je ne peux pas y) me dispenser d'en parler à mes neyeux. » Oui! ma probité... , ma tendresse pour ma )) famille..., mon esprit de justice..., et » d'ailleurs il faut de la modération... Eh » bien! quand vous n'auriez pas trois cent » cinquante mille francs de rente, ma- » dame Saint-Firmin..., ne seriez-vous pas » encore assez riche avec le quart?... Per- » sonne ne peut me contester le quart... Et )) d'ailleurs , s'il se trouve un testament à » faire casser, le ministère de Dupré l'an- » cien avoué , ne nous devient-il pas indis- » pensable? » « Oui, oui; c'est juste... Il » est de notre devoir de les instruire. Cet » intrigant de Dupré serait homme a nous » faire raille chicanes, s'il vous voyait favo- » risé, » « Mais nous n'avons pas de « temps à perdre. » « Pas une minute à

232 L'HON^ETE HOMME.

» perdre! » A l'instant le docteur envoya un billet à Dupré , un autre pour La Mori- nière au passage des Panoramas, si bien connu sous le nom de la coulisse de la bourse, un troisième pour Georges, au ca- binet de M. le duc de ***. Les lettres étaient pressantes ; le docteur leur mandait que l'affaire la plus importante exigeait la réunion immédiate de toute la famille; ils accoururent.

Lorsque le docteur leur eut appris l'exi- stence et le retour de leur grand-oncle le jésuite, lorsqu'il leur eut donné connais- sance de la lettre de son correspondant, La Morinière et Dupré parurent saisis d'une espèce de vertige. Quel trouble ! quelle agi- tation d'esprit ! il y avait de la joie, des transports de joie; il y avait de l'humeur contre leur oncle le docteur qui les avertis- sait si tard. On voulut délibérer sur ce qu'il y avait à faire; ils parlaient tous à la fois; chacun proposait un avis et contrariait l'avis des autres. Georges seul restait pen-

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ou LE NIAIS. ^33

fîif et silencieux : « Eh bien, » lui dit La Morinière , « tu ne nous dis rien, toi? J'ad- » mire ta tranquillité, ton insensibilité, » quand il s'agit d'un aussi grand intérêt » pour la famille. 11 me semble pourtant )) que celadoit te toucher autant que nous.;) « Moi, » répondit Georges; «j'avoue » que je n'ai pu apprendre sans émotion )) l'existence d'un frère de notre aïeul , et )^ la maladie qui menace de nous l'enlever j) au moment même nous le retrouvons. ) Quant h sa fortune, elle est à lui; n'est- 0 il pas le maître d'en disposer comme il ) lui plaira. » « Qu'est-ce que c'est? » vas-tu nous faire de la morale « Oui, » vraiment ! c'est bien le cas. » « Mes » chers parens, » dit le ci-devant avoué, « c'est moi qui dois partir ; c'est moi qui , » par les lumières que j'ai acquises dans » mon ancien état , suis le plus capable de » conseiller à notre grand oncle le jésuite » quelles dispositions il peut et il doit faire. » i< Point du tout, » reprit La Morinière;

234 l'hon>ete homme,

« tu ne ferais que rembrunir et obscurcir les » idées de notre respectable parent : c'est » à moi de partir; je le consolerai, je l'en- » couragerai , ce cher homme : oui , je pars » avec mon fiJs qui semble être arrivé tout » exprès, hier soir, de sa garnison ; et s'il » se trouve là-bas quelque coureur d'héri- » tages, un brave comme mon fils qui a » déjà eu trois ou quatre duels à son régi- » ment, saura bien le mettre à la raison. »

« Quelle pitié ! » dit le docteu-r ; a l'un » veut aller affliger mon oncle, en lui par- » lant de dispositions testamentaires ; Tau- » tre veut aller faire du scandale chez lui; » en vérité , chacune de vos paroles n'est » propre qu'à redoubler mon embarras, »

« Et cependant il faut prendre un parti , * dit madame Saint-Firmin. « Oui, sans doute, il en faut prendre un. » « Mais » lequel ? » Après beaucoup de discussions, de réflexions, de querelles, la journée étant déjà fort avancée , ils convinrent de se réu- nir le lendemain de bonne heure. « La nuit

ou LE MAIS. 235

» porte conseil , » disaient-ils ; « clans tous » les cas , voilà une bien bonne nouvelle ! » a Oh! oui, une bien bonne nouvelle,» répétaient-ils en se frottant les mains, et jamais ils n'avaient été si inquiets, si agi- tés, si tourmentés.

La Morinière alla chercher son fils clans un café il était sûr de le trouver; le père et le fils se promenèrent long- tenrps sur les boulevards , en causant avec beaucoup de vivacité; ils marchaient , s'ar- rêtaient , gesticulaient , et La Morinière oublia plusieurs rendez-vous chez Torloni et aux Variétés , pour des affaires qu'il avait conclues à la bourse du jour. L'ex-avoué brusqua encore plus que de coutume ses commis et même ses cliens. Le docteur, au chevet de ses malades, pensait aux millions de son oncle le jésuite , et fit dans ses or- donnances plusieurs quiproquos qui, dit- on , ne furent pas tous malheureux. M?ï- dame Saint-Firmin, dans son 'imagination, acquérait des terres y des châteaux , se don*

236 l'honnête homme j

«ait des équipages et des diamans. Geor- ges passa une grande partie de la nuit à terminer un long travail que sa conférence avec ses parens lui avait fait interrompre. Le lendemain , long-temps avant l'heure convenue , Dupré et La Morinière étaient chez leur oncle le docteur; celui-ci était absent. Madame Saint- Firmin apprit h ses neveux que son mari était allé à la poste , afin de saisir, s'il était possible, dès l'arri- vée du courrier de Marsoille, les lettres à son adresse. Dupré paraissait encore très- intrigué, très-préoccupé; La Morinière avait l'air triomphant. Dupré dit qu'il n'a- vait pas dormi de la nuit , et que, pendant son insomnie , il lui était survenu une idée qui sans doute était la meilleure. « Je pa- rie qu'elle ne vaut pas la mienne , » dit joyeusement La Morinière , « et j'ai déjà pris mes mesures en conséquence. » « Oh olî ! qu'as-tu donc fait? Parle. " « Non, parle, toi; que te proposes-tu de faire? » Tous deux déclarèrent qu'ils ne s'explique-

IOU LE NIAIS. 287

ient qu'en présence de toute la famille. Les querelles, les criailleries allaient re- commencer lorsque Georges parut , et bien- tôt après, le docteur Saint-Firmin qui, d'un ton composé , apprit à la famille réunie que son oncle le jésuite était mort.

« Mort ! » s'écrièrent-ils tous à la fois. » « Eli bien! » dit Dupré en fureur, « si n VOUS n'aviez perdu votre temps à délibé-

' rer , si nous avions été instruits plus

tôt ; mais M. le docteur veut mener

» toute la famille : il fallait me iaiser par- » tir bier. » « Réflécbis donc, » lui dit (Georges, « que si tu étais parti bier, tu '^ aurais croisé le courrier qui i^ous apporte > la triste nouvelle. » « C'est vrai ; je ne M sais ce que je dis ; ma tête est perdue, » « El mon fils, » dit La Morinière , « qui a » retenu sa place à la diligence ! pourvu » qu'elle ne soit pas partie ! » « Cora- )) ment! » reprit Dupré; « lu voulais faire partir ton fils à notre insu? c'est mal, » c'est très-maK » « Voyage bien inu-

238 l'honnÊte homme,

» tile , » dit le docteur , « vous en serez » pour vos frais. » a Est-ce qu'il y a un )> testament? » « Sommes-nous déslié- » rites? » a Ah! ces anciens moines! » « Ces jésuites ! » « Quels égoïstes ! » «J'aime à me flatter encore,» répliqua Saint-Firmin , « que tel n'était point le » caractère du parent que nous venons de » perdre. Mon correspondant se borne à » m'annoncer que toutes les précautions » judiciaires ont été prises, que les scellés j^ ont été apposés ; donc il n'y a lieu à au- » cune détermination urgente , et l'on ne » peut rien faire sans le consentement de » tous les intéressés. » « C'est, juste, » dit Dupré ; « La Morinière, je te conseille » de faire revenir ton fils. » La Morinière courut au bureau des messageries; il était temps, son fils était déjà dans la voiture. Le reste de la journée se passa en disputes. Dupré , La Morinière et son fils ne man- quaient jamais de se trouver chez le docteur au moment de l'arrivée dn courrier. Trois

ou LE NIAIS. 289

jours après la grande nouvelle, ils étaient réunis, lorsqu'on apporta une dépêche que M. Saint- Firmin se hâta d'ouvrir : son confrère de Marseille lui mandait qu'il re- cevrait incesssamnient une lettre fort dé- taillée de M. Duhreton^, notaire et seul ami du défunt; qu'en attendant, il pouvait l'assurer, d'après la déclaration très-posi- tive de ce notaire, qu'il n'y avait pas de testament, et que, par conséquent, lesbiens de M. Dercy le banquier appartenaient à ses neveux ou h leurs ayans-cause.

Pendant la lecture de cette lettre , tous les auditeurs, à l'exception de Georges, écoutaient la bouche entr'outerte , le re- gard fixe, le cou tendu et n'osant respirer ; lorsqu'ils entendirent cette dernière phrase, il y eut un soupir général, comme une dilatation de tous les poumons à la fois. I.e docteur restait les yeux attachés sur la lettre qu'il tenait d'une main tremblante ; il ne voyait, il n'entendait rien de ce qui se passait autour de lui. Le ci-devant

24o l'hotsisête homme ,

avoué, comme en délire, se mit à danser d'une manière grotesque, en fredonnant un air de walse et en faisant claquer ses doigts. « Une, deux! » criait le jeune La Mori- nière, le bras gauche levé, le bras droit tendu , poussant (Jes bottes à son père, que celui-ci cherchait à parer de son mieux , en laissant échapper de gros éclats de rire. Georges s'empressait de donner des soins à madame Saint-Firmin qui s'évanouissait tout de bon , et non pas comme les petites- maîtresses, qui feignent des maux de nerfs. Fatigué de danser et de chanter, Dupré se laissa tomber dans un fauteuil , et revenant à lui : « Sepft millions! » s'écria-t-il tout essoufflé; « quel dommage qu'il n'y en ait » pas huit, cela ferait un compte rond , » deux millions pour chaque part. » « Que tu es avide! » dit La Morinière; « moi , je suis content ! très-content! » « Oh! comme je vais jouir de la vie ! » dit le sous-lieutenant; « j'avais tant de peine j) à emprunter : je ferai des dettes tant

ou LE NlAtS. 2^1

» que je voudrai. » « Mauvais sujet ! » lui dit son père en continuant ses gros éclats de rire. M. Saint-Firmin, en sor- tant de ses réflexions , fit une phrase pompeuse et sentimentale qui tendait à exprimer à ses neveux qu'il y avait une espèce d'inconvenance dans l'exaltation de leur joie ; puis il entreprit l'éloge du parent qu'on venait de perdre, et qui, suivant les traditions de la famille, avait annoncé dès sa plus tendre enfance un excellent cœur, un esprit judicieux, et sur- tout une éminente piété. « Quelle recon- )) naissance ne devons-nous pas à sa mémoi- » re! Aucun de nous ne l'a connu, pas *) même moi , et le voila notre bienfaiteur )) à tous. » Aussitôt il y eut une effusion générale de beaux sentimens. « Ce cher M oncle ! » « Ah ! quel parent incompa- » rable! » « Quel homme vertueux que » notre oncle le jésuite. »

La missive du notaire confirma la grande nouvelle, donna tous les détails que pouvait

TOM. I. l I

242 l'honnête homme,

désirer la famille; les affaires de la succes- sion ne pouvaient être ni longues, ni em- barrassées. Quelques mois avant sa mort, M. Dercy avait quitté le commerce et tout liquidé. La lettre finissait par ces mots : ce Je peux vous attester que la fortune s'é- » lève à un peu plus de quatre millions. » « Quatre millions « Quatre , au lieu » de sept! » « Rien que quatre millions! » Ils semblaient aussi consternés que si l'on- cle eût fait un testament à leur préjudice. Georges avait eu peine jusqu'alors à se per- suader que toute cette histoire d'héritage fût réelle : il ne pouvait plus en douter; il éprouvait de la surprise, et n'était point insensible à cette faveur du sort, a Je suis » riche , » disait-il; a j'étais loin de m'y at- » tendre et de le désirer. Je serai plus d'une » fois embarrassé pour régir cette grande » fortune. » « Je t'offre mes services , » dit le cousin Dupré; «je serai ton homme » d'affaires : si c'est toi qui t'en mêles, tu a seras dupe. Moi, je soignerai ta fortune

ou LE MAIS. 243

?) cQinme la mienne. » « Ma foi, tu me » feras plaisir, » répondit ingénument Geor- ges « La Morinière , )) continua Dupré,

M tu devrais suivre l'exemple de Georges ; » si tu ne mets pas à couvert entre mes » mains ton petit million, la hausse ou » la baisse, les dames et le jeu y feront » plus d'une brèche. » « Non pas , non M pas! » s'écria La Morinière, « je n'ai » pas besoin d'intendant. » « Je suis » pour aider mon père à dépenser son ar- » gent, » dit le sous-lieutenant. Dupré, pre. nant un air grave, déclara qu'il allait se mettre en route pour Marseille, et il of- frit à ses parens de se charger de leurs pro- curations. Le docteur et La Morinière ré- pondirent aussitôt qu'ils étaient également dans l'intention de faire ce voyage. Ma- dame Saint-Firmin dit qu'elle avait tou- jours désiré voir le midi de la France, et que d'ailleurs elle ne pouvait se décider à se séparer de son mari. « Quel aimable » voyage î » s'écria le docteur ; a une fa-

.'244 l'hoinnête homme, etc.

» mille toute entière, bien unie, bien d'ac- » cord...., » « El allant recueillir un im- j) mense héritage , » s'écria La Morinière ! « Comme c'est touchant ! »

Georges, retenu à Paris par sa place, donna sa procuration à Dupré ; les autres précipitèrent leurs préparatifs, et se mirent en route pour Marseille. Avant de partir, ils avaient cru devoir faire célébrer un grand office des morts à Saint-Rocli, pour le repos de Tame du cher oncle jésuite.

FIN DU TOME PREMIER.

Picard, Louis Benoit 2 381 L'honnête hoinme H6

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