VICTOR MARGUERITTE

L'IMPREVU

COMEDIE EN DEUX ACTES

Reprcseutée pour la iiremière fois,

sur la scène de la Comédie-Française,

le 19 février 1910.

PARIS

Librairie CHARPENTIER et FASQUELLE

EUGÈNE FASQUELLE. ÉDITEUR 11, RUE DE GRENELLE, 11

i910

Tous droits l-é<'31'Vrs.

L'IMPRÉVU

DU MÊME AUTEUR

POESIE

La Chanson de la Mer (P. SciiMinT, édit.)- Épuise. . l br.

Au Fil de l'Heure (Plon, édit.) 1 vol.

ROMAN

Prostituée Euo. Fasquelle, édit.) 1 vol.

Jeunes Filles (EuG. Fasquelle, édit.) 1

Le Talion (Eur,. Fasquelle, édit.) 1

L'Or ;Eug. Fasquelle, édit.) l

(En collaboration avec Paul Margueritte)

Le Carnaval de Nice (Plon, édit.) 1 vol.

Poum (Plon, édit.) 1

Zette (Plon, édit.) 1

Le Poste des Neiges (Per Lamm, édit.) 1

Vers la Lumière (Per Lamm, édit.) 1

L'Eau souterraine (Juve.x, édit.) . 1

Le Jardin du Roi (Plon, édit.) 1

Femmes Nouvelles (Plon, édit.) 1

Les Deux Vies (Plox, édit ) 1

Le Prisme (Plon, édit. ) 1

Vanité (Plon, édit.) 1

Une Époque (Plon, édit.) I. Le Désastre 1

II. Les Tronçons du glaive. . . 1

111. Les Braves gens 1

IV. La Commune 1

NOUVELLES (En collaboration)

La Pariétaire (Plon, édit.) 1 vol.

Sur le vif (Plon, édit.) 1

ESSAIS

(En collaboration)

Le Mariage libre (Édit. de i^.k Revue des Revues). Épuisé. 1 br.

L'Élargissement du Divorce (Plon, édit.) 1

Quelques Idées (Plon, édit.) 1 vol.

THEATRE

La Double Méprise [Odéon], 4 actes en vers (Plon, édit.) . 1 vol.

(En collaboration) Le Cœur et la Loi [Odéon], 3 actes en prose (Rueff, édit.) . 1 vol . L'autre [Comédie-Française], 3 actes en prose (Eue. Fas- quelle, édit.) i vol.

VICTOR MARGUERITTE

L IMPRÉVU

COMÉDIE EN DEUX ACTES

Représentée pour la première fois,

sur la scène de la Comédie-Française,

le 19 février 19W.

PARIS

Librairie CHARPENTIER et FASQUELLE

EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR H, RUE DE GRENELLE, 11

1910

Droits de reproduction, de traduction et de représentation réservés pour tous pavf Copyright by Victor Mahgukritte, 1910.

IL A ÉTÉ TIRÉ DU PRÉSENT OUVRAGE

10 exemplaires numérotés sur papier de Hollande.

La

330-5"

A JULES CLARETIE

Son reconnaissant,

V. M.

PERSONNAGES

PIERRE VIGNEUL MM. Raphaël Duflos.

JACQUES DAMBLIZE Dessonnes.

NAUROY Grandval.

DE SERRIÈRE Le Roy.

UN VALET DE CHAMBRE Berteaux.

HÉLÈNE RAVENEL M'— Beuthe Cekny.

DENISE VIGNEUL Marie Leconte.

MADAME DE SERRIÈRE Robinne.

COLETTE NERTAL Provost.

NANON Lherbay.

L'TMPRÉVU

ACTE PREMIER

Château de Jacques d'Amblize, à la campagne, en été. Fin de soirée. Les femmes en robes décolletées, les hommes en smoking. Petit salon très élégant, très éclairé, ouvert par une large haie sur la tiédeur d'une belle nuit, toute pleine de lune, et sur la pro- fondeur d'un parc. A droite, porte donnant sur la chambre à cou- cher de Jacques. A gauche, une grille sépare le petit salon, d'un autre salon, visible.

Au lever du rideau, on entend, dans le dernier salon, la fin d'une chanson anglaise accompagnée au piano, et fredonnée par des voix de femmes. Rires et applaudissements. Colette Xertal sort du deuxième salon, vivement poursuivie par Nauroy. Ils sont pres- que aussitôt rejoints par madame de Serrière. Denise Vigneul et Hélène Ravenel sont visibles, au foniJ, sur le seuil. Par moments apparaissent Vigneul, de Serrière et d'Anihlize, fumant.

SCENE PREMIERE

HÉLÈNE, DENISE, MADAME DE SERRIÈRE, COLETTE XERTAL, XAUROY, puis D'AMBLIZE, VIGNEUL e^DESERRIÈRE

NAUROY, serrant Colette de près. Comment votre ex-mari a-t-il pu vous quitter?

COLETTE

Mais c'est moi qui ai demandé le divorce! Il était tou-

1

'2. l'imprévu

jours dans les nuages... Janaais là!... Un homme qui vole!...

NAUROY

Vous étiez volée?...

(Colelle fait mine de rougir sous Vévenlail.)

MADAME DE SERRIÈRE

Quand tu auras fini d'accaparer M. Nauroy...

[DeniseVigneul, au seuil du deuxième salon, montre, à Hélène Rai^enel, Nauroy entre les deux femmes aux robes collantes.)

DENISE

Regarde donc!...

nÉLÈNE

Le jugement de Paris... A qui la pomme?...

DENISE

Cette rosse de Colette! Elle finira par enlever Nauroy à la pauvre madame de Serrière.

HÉLÈNE

Nauroy? Ou son argent?

DENISE

L'un portant Fautre.

UÉLÈNE

Oii a-t-il pu ramasser ça?

DENISE

Dans le crottin. Simple lad, il y a dix ans. Aujourd'hui, c'est un grand éleveur.

HÉLÈNE

Mal élevé !

{Elles s'effacent.) NAUROY, allumant une cigarette, au premier plan. Colette, quel joli nom!... {Après quelques bouffres.) Vous permettez?

ACTE VREMÏER 4

COLETTE

Comment donc 1

NAUROY

La fumée ne vous incommode pas?

COLETTE

J'adore cette odeur... Vos cigarettes surtout. NAUROY, à madame de Serrière, en montrant sa cigarette.

Vous voyez, madame... Votre amie Colette n'est pas comme vous...

MADAME DE serrière, Veutrainant à part.

Elle est affreuse, cette Colette! Pourquoi lui fais-tu la cour? Tiens, tu as tous les vices.

NAUROY

C'est toi, mon vice.

MADAME DE SERRIÈRE

Plains-toi!

COLETTE, se rapprochant. Une dispute! On dirait un vieux ménage... (Aper- cevant M. de Serrière qui arrive du grand salon avec Pierre Vigneul et d'Amblize.) M. de Serrière! M. de Ser- rière I Voilà votre femme qui fait une scène à M. Nauroy. {Pierre et Jacques s'arrêtent au fond, à gauche^ narquois. Ils achèvent leurs cigares.)

DE SERRIÈRE

Elle manque à tous ses devoirs!

JACQUES, à mi-voix, à Pierre. Il en a de bonnes!

DE SERRIÈRE, à Naurog. A quel propos?

NAUROY, secouant sa cigarette. Toujours... ma fumée...

bE SERRIÈRE

Elle n'a jamais pu s'habituer à la mienne. C'est un sens qui lui manque.

COLETTE, bas, à Nauroy. C'est le seul!

NAUROY, la regardant en face. Vous n'avez pas les yeux dans votre poche, vous!

DE SERRIÈRE, bas, à sa femyne. Quel besoin aviez-vous d'accueillir cette intrigante? On l'héberge, on la présente... Et voilà! De quoi se mêle- t-elle, je vous le demande?

MADAME DE SERRIÈRE, même jeu. Je le lui dirai!

DE SERRIÈRE, même jeu. Doucement. La correction avant tout.

COLETTE, à Nauroy, les yeux dans les yeux. Eh bien, qu'est-ce que vous y lisez, dans ces yeux?

NAUROY

Des tas de choses.

COLETTE

Vous trouvez?

NAUROY

Je cherche...

COLETTE, rompant, avec un rire. Ça, c'est écrit! Cherchez et vous trouverez.

[Elle remonte vers les Serrière. Le mari se détache, rejoint Nauroy, songeur.)

NAUROY

Drôle de petite bonne femme!

DE SERRIÈRE

A quoi pensez-vous?

ACTE PHliMlEK o

NAUROY, brutal. Si on vous le demande, vousdirezque.., jenelesaispas.

DE SERRIÈRE

Diable de Nanroy! Est-ce observé!... On a des lieures comme ça... la tête vide... Moi, constamment...

(// lui prend le bras, Vemmène sur la terrasse.) COLETTE, achevant sa conversation avec madame deSerrière.

Alors, chasse gardée ? ,

MADAME DE SERRIÈRE

Parfaitement... Chasse gardée.

COLETTE, provocante.

En chasse, alors! C'est si amusant de braconner... (A d'Amblize qui remonte avec Vigneul.) N'est-ce pas, d'Amblize?

JACQUES

Il faut croire!

MADAME DE SERRIÈRE, rOSSC.

Vous êtes payé pour le savoir... {Se rattrapant.) Vos gardes ont encore dressé deux procès-verbaux, cette semaine.

JACQUES

Je ne suis pas payé. Je paye.

COLETTE

Il n'est de plaisir qu'à ce prix.

PIERRE

Vous croyez que tout s'achète?

JACQUES

Elle croit que tout se vend!

COLETTE

Dites donc, vous!... Je crois qu'il n'y a pas de plaisir sans peine, voilà tout!

1.

l) LIMl'HÉVl-

JACQUES

Philosophe! Depuis quand?

COLETTE

Depuis que je regarde autour de moi. Ainsi, tenez, vous, le grand chasseur, vous, mon cher amphitryon qui nous avez donné ce soir, dans votre belle maison, ce dîner exquis, vous qui avez tous les bonheurs, jeune, riche, garçon... vous seriez tout à fait heureux sans... le bra- connage!... La rançon.

MADAME DE SERRIÈRE, irOïlique.

Pauvre d'Amblize!... Moi, ce sont les braconniers que je plains!

PIERRE

Un triste métier... Toujours frauder... toujours trembler...

COLETTE

Vous parlez comme un bourgeois, docteur... je veux dire comme un sage! Et l'attrait du gibier défendu, qu'en faites-vous? La peur d'être pris, c'est vrai, mais la joie d'échapper, le désir renaissant sans cesse... c'est passionnant !

PIERRE, la menaçant du doigl.

« Le bien d'autrui tu ne prendras!... »

MADAME DE SERRIÈRE

Il y a beau temps qu'elle est brouillée avec le caté- chisme !

[Elle s'éloigne en riant^ avec VigneuL Denise et Hélène réapparaissent^ au fond du grand salon.)

JACQUES, à Colette. Oui, le septième commandement, qu'est-ce que vous en faites?

ACTE PREMIER 7

COLETTE, bas, du tac cm lac. Et vous?

JACQUES

Moi?

COLETTE, idem

« Le bien d'autrui... »

JACQUES

Comprends pas.

COLETTE, montrant de loin HéAène et Denise. Interrogez ces dames!

JACQUES, crânant. Qui? Hélène Ravenel?

COLETTE

Non. Hélène Ravenel, c'est une veuve. Et les veuves, c'est comme les divorcées, ce n'est plus à personne...

.JACQUES, souriant. Et... ça peut...

COLETTE

Et ça peut être à tout le monde? C'est ce que vous alliez dire, n'est-ce pas?... Merci. Sur cette gentillesse-là, bonsoir!... [Allant au fond.) La belle nuit! [A VigneuL) Docteur, voulez -vous que nous allions faire quelques pas... Jusqu'au bout delà terrasse? C'est une si jolie heure !

PIERRE

Volontiers, madame.

COLETTE

Vous me prêtez votre mari, Denise?

DENISE, d}i seuil du grand salon. Mon mari !... Je vous le donne !

COLETTE

J'ai bien envie devons prendre au mot! [File sort avec Pierre.)

8 L IMPRÉVU

MADAME DE sERRïÈRE, à Denise. A votre place, Denise, je ne serais pas tranquille.

JACOUES

Pierre est à toute épreuve. Des hommes d'une loyauté comme la sienne, il y en a peu.

MADAME DE SERKiÈRE, allant à lui, bas. Savez-vous que vous êtes un bon ami?

JACQUES

Parce que ?

MADAME DE SERRIÈRE

Rien. {Apercevant Nauroy et son mari sur la terrasse^ avec Colette et le docteur.) Oh!

JACQUES

Quoi?

MADAME DE SERRIÈRE

Regardez Colette et Nauroy!... Quel flirt!... Allons les rejoindre... Cette effrontée serait capable...

JACQUES

De tout.

MADAME DE SERRIÈRE

Vous me faites peur. Je ne la quitte plus.

[Ils sortent.)

SCEiNE II

HÉLÈNE, DENISE

[Elles sont descendues, pendant que .Jacques et madame de Ser- rière s'éloignent. Denise se laisse tomber dans le grand canapé, avec un soupir d'aise.)

DENISE

Ah!

{Elle s'installe commodément.)

ACTE PREMIER

HÉLÈNE

Tu es bien?...

DENISE

Oh! oui!

HÉLÈNE

Comme chez toi, heiu?

DENISE

Mieux.

HÉLÈNE, gravement.

Oui... C'est égall II reçoit un monde un peu mêh';, M. Jacques! Drôles d'amis!

DENISE

Tu sais, à la campagne...

HÉLÈNE

Toi, tu n'es pas bonne, tu es faible!

DENISE

Nauroy et de Serrière ont de grandes chasses. On découple ensemble. Pourquoi ris-tu?

HÉLÈNE

Ta phrase. Je vois Serrière... découplant.

DENISE

Celui-là!... Vieille noblesse, pourtant! Serrière porte d'or, à la bande d'hermine...

HÉLÈNE

Joli ménage!

DENISE, riant.

Oui... Le mari porte, et la femme rapporte!

HÉLÈNE

Ils me déplaisent, moi, ces gens. Je ne suis pas prude. J'admets l'amour. Mais une cuisine pareille lève le cœur! Non, vrai, tu devrais conseiller à Jacques, puisque tu es la maîtresse ici...

10 L IMPREVU

DENISE

Hélène!

nÉLKNE, sérieuse et tendre. Bête! Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire... .le t'aime comme une sœur, depuis l'enfance... J'ai toujours clierchi^ à t'excuser. Je ferais tout, oui, tout pour toi. Je t'ai plainte quand je t'ai vue malheureuse, partagée entre ton atfection pour ton mari et ta passion naissante pour Jacques, et j'ai fini par me réjouir tristement pour toi de ton bonheur, malgré ses conséquences, qui m'épou- vantent... Pourquoi veux-tu que je te peine?

DENISE

C'est vrai.

{Elle Vemhrasse.)

HÉLÈNE

Chérie! D'abord ce n'est pas ce mot de maîtresse qui me serait venu aux lèvres!.,. Il n'évoque pour moi que des idées basses, quelque chose de précaire et de passager... Tu aimes Jacques si ardemment!,.. Entre vous, les convenances, les mots n'ont plus de sens ni de force. C'est bien ce qui me tourmente.

DENISE

Quel mensonge que la vie !

HÉLÈNE

Que de catastrophes, si l'on voyait les visages à nu!

DENISE

Pas le tien, Hélène!

HÉLÈNE

Non, peut-être... pas le mien. Moi, je n'existe pas. J'ai vécu... Je ne vis plus que de ta vie à toi. DENISE, avec une taquinerie gentille. Et celle de mon mari!

ACTE PKEMIEK 11

HÉLÈNE, un peu amèî'e. Et celle de Pierre, oui, je l'avoue... Souvent, je le vois seul, un peu triste... Je le plains. J'ai de l'estime et de l'amitié pour lui.

DENISE, même jeu. Il te les rend!

HÉLÈNE, plus vivement. Tu as beau en aimer un autre, tu as aimé Pierre d'abord; tu restes madame Vigneul... Tu as un mari I Tu l'oublies... Ce n'est pas une raison pour que les autres ne s'en souviennent pas.

DENISE, avec une sourde violence. Crois- tu que je l'oublie I Ahl cette vie...

HÉLÈNE

Ne parlons plus de tout cela. Je te vois si fébrile, si nerveuse. Je te peine inutilement!... Ne parlons plus de tout ça.

DENISE, haussant les épaules.

Écoute... Je t'aime trop pour me froisser de te sentir du côté de Pierre... Dis toute ta pensée...

HÉLÈNE

Pas maintenant.

DENISE

Je vois si bien que, malgré ta tendresse, tu me con- damnes! Tu ne comprends pas que, vivant avec un être comme mon mari...

HÉLÈNE

Il ne faut pas cherchera comprendre, en amour. Non, je ne te condamne pas. Je m'afflige.

DENISE

Pourquoi?... Oh! Je sais que Pierre t'apparaît comme le modèle des compagnons, et à ce propos laisse-moi te

It L IMPRÉVU

parler franchement... Je suis si heureuse du prix qu'a pour lui tasympathie. 11 ne peut plus se passer de toi, maintenant. Il a besoin de tes conseils, de ton affection, de ta présence...

HÉLÈNE

Tu plaisantes !

DENISE, un peu grave. Non. Et cette idée-là m'est très douce. C'est pour moi un soulagement. Il me semble qu'il est moins seul... HÉLÈNE, gênée. Décidément, tu es folle ! Comme si tu ne savais pas que tu es pour lui tout au monde!

DENISE, (Tune voix ardente et basse. 11 n'y a qu'un être pour qui je sois vraiment tout au monde!

HÉLÈNE

Hélas! Et pourtant, ton mari...

DENISE

Pierre !... Si tu le voyais avec mes yeux !... Tu appré- cies son caractère délicat, parce que tu n'as pas eu à souffrir de ce qu'il a de renfermé ! Tu le disais, tu as vécu, toi, lu as eu ta part de joies... Et puis, tu es plus sérieuse, moins romanesque que moi... c'est pour cela que tu te plies plus volontiers à ce calme irritant, à ce bon sens froid et tranchant, à toutes ces qualités néga- tives qui sont peut-être des éléments d'amitié, mais qui ne sont pas des éléments de bonheur ! L'estime n'est pas l'amour!... Jusqu'à son métier qui nous a séparés !

HÉLÈNE

11 est si beau pourtant, ce métier-là !

DENISE

Tu juges de loin. Tu vois le savant, le philanthrope!...

ACTE PREMIER l.'i

Un médecin ! Mais cela ne se possède pas 1 C'est au pre- mier venu. Tout le temps dehors! A force de porter la guérison aux autres, on ne s'aperçoit pas que le mal est au foyer. Quand il éclate, il est trop tard!... Vois-tu, Pierre, au fond, n'est qu'un égoïste, il ne m'a jamais aimée vraiment... Il était fait pour être un vieux gar- çon !... Ah! si j'avais pu avoir un enfant!... Je l'ai tant désiré!... Mais voilà, je n'en ai pas eu...

HÉLÈNE

Tuas beau te chercher des raisons... Il te restait des devoirs!... Si Pierre savait que tu y manques

DENISE, ironique. Il me tuerait?

DÉLÈNE, avec une émotion sourde et contenue, après un temps. Il souffrirait!...

DENISE, âprement. Dans son orgueil I... Son orgueil d'homme et de mari!... Il faudra pourtant bien qu'il sache, un jour... Bientôt 1

uÉLÈNE, se levant. Qu'est-ce que tu dis?

DENISE

Jacques et moi, nous ne pouvons plus supporter cette existence de coupables. Nous voulons pouvoir nous aimer, le front haut...

UÉLÈNE, saisie.

Pauvre Pierre ! Quel coup !

DENISE

Tu seras là!...

HÉLÈNE, vivement, après avoir haussé les épaules. Oh!... Je t'en prie! Réfléchis! Tu ne feras pas cela, tu n'as pas le droit... C'est impossible !...

14 l'imprévu

DENISE

C'est toi, la franchise, qui me conseilles l'hypocrisie I

nÉLKNE

Pense à son chagrin 1... Non! Non! C'est impossible. {Denise reste songeuse.) Ahl comme tu me tourmentes!... C'est que vous me faites trembler, Jacques et toi... Tu es d'une imprudence ! A chaque instant, je crains un malheur... Déjà, on vous remarque... Lorsque vous êtes ensemble, tes regards, ta voix, ton silence... Et la semaine dernière, voyons! quand Pierre s"est absenté et que tu as passé la nuit ici... C'est de la démence !

DENISE

C'est si tentant!... La proximité des deux châteaux. Une porte-fenêtre à ouvrir sur ma terrasse, comme ici... la petite porte, dans le mur qui sépare les parcs.., En dix minutes...

HÉLÈNE

C'est fou, ma petite Denise ! C'est fou ! Jure-moi de ne pas recommencer. {Denise hoche la tête négativement. Files sont debout, face à face. Hélène a ses mains sur les épaules de Denise.) Ne joue pas avec le danger... Tu t'en moques ?... Et avec la souffrance?

DENISE

Que veux-tu que j'y fasse ? [File aperçoit Jacques rentré seul par le fond, et qui s'est approché rapidement.) Ah ! [Son visage s'éclaire. Hélène obéit à la muette prière de Denise, et s'éloigne discrètement.) HÉLÈNE, à Jacques, au passage. Comme elle vous aime !

{File sort par le deuxième salon ; on la voit sta- tionner un moment, puis s'éloigner sur la ter- rasse.)

ACTE l'REMÏEH l-

SCÈNE m

DE.MSE, JACQUES

[Jacques^, au milieu de la scène, fait semblant de feuilleter w livre, sur la table à laquelle est appuyée Denise.)

Bonjour, toi. Bonjour, toi. Tu m'aimes ? Je t'adore.

JACQUES, à mi-VOÎX. DENISE JACQUES DENISE

JACQUES

Je ne t'ai pas vue aujourd'hui...

DENISE

Ni moi.

JACQUES

C'est odieux, cette vie, ces minutes qu'on vole !

DENISE

Odieux !

JACQUES

Ëcoute... Je souffre trop... Je ne peux plus !... Tout le bonheur que je n'ai pas... que nous pourrions avoir... empoisonne celui que j'ai... N'es-tu pas lasse, comme moi, de cette vie suspendue au mensonge?... Se cacher pour être heureux!... rester des jours sans se voir et quand on se revoit, s'avoir à peine...

DENISE, inquiète, les yeux vers le parc.

Oui...

10 l'imprévu

JACQUES

Et quand je t'ai un peu plus à moi, comme l'autre nuit... quand j'ai goûté à tes lèvres... après, c'est pire encore... Tu comprends? J'ai beau teserrer contre mon cœur, je mesure, avec amertume, l'heure qui s'abrège... je pense que chaque minute est un peu de joie volée, de fragile bonheur qui passe... Et ma joie se dissipe, je ne vois plus que ma misère !... Tu es à moi, et tu n'es pas à moi...

DENISE, avec une ardente el douloureuse tendresse,

Jacques !

.lACnuES

L'idée qu'un autre a sur toi des droits plus grands que ceux que tu me donnes... que tu es légalement son bien, sa chose... Non! non! je ne puis plus supporter cela. Il faut que cette abomination cesse !

DENISE, sérieuse. Tu as raison. Il va falloir que nous prenions le grand parti...

JACQUES

Il t'effraye ?

DENISE, secouant la tête.

Tu ne me poserais pas cette question si tu m'avais entendue, tout à l'heure, avec Hélène... Tout ce que tu dis, je l'ai pensé, j'y pense si souvent!... Nous avons vécu jusqu'ici sur de l'incertain, l'hypocrisie, les remords... Et nous ne pouvons être tout à fait heureux qu'à travers la douleur d'un autre...

JACQUES

C'est fatal !

DENISE

Oui... Pierre le comprendra, peut-être... Je lui par- lerai, dès demain... Et puis, Hélène m'aidera, quand elle

ACTE PREMIER 17

verra que c'est irrévocable... Elle seule peut arranger les choses... Elle ne se doute guère que j'ai deviné son secret...

JACQUES

Son secret?

DENISE

Elle aime Pierre sans oser se l'avouer...

JACQUES

Et lui?

DENISE

Lui aussi, je crois...

JACQUES

Mais alors ?

DENISE

Oh ! ce sont des gens de devoir qui ne se le diraient jamais!... Ils auraient été heureux, ensemble, ceux-là.

JACQUES

La vie fait mal les choses !

[Bruit de voix dans le parc.)

DENISE

Chut I

(Jacques va écouter, une seconde, sur le seuil, et revient vivement vers Denise, en signifiant d'un geste : « Ils sont loin !... »)

JACQUES '

Ma chérie! alors c'est promis?... Bientôt ! On va être à moi, rien qu'à moi?...

DENISE

Bientôt, bientôt.

JACQUES

Bientôt, comme ça va être long !

18 l'imprévu

DENISE

Ce sera pour toujours...

.TA cou ES

Toujours, oui... Sais-tu une chose qui me stupéfie, et qui m'attriste, quand j'y songe?... c'est que je ne t'ai pas toujours connue, toujours aimée.,, que tu aies eu une autre existence, dont je n'étais pas...

DENISE

Ne sois pas jaloux dupasse. Je ne date que de toi.

JACQUES

C'est bien vrai?...

DENISE

Tu le sais ! . . . Mais tu veux te le faire redire ! . . . Ah ! la joie de sentir que petit à petit on a rempli un autre cœur tout entier... qu'un autre être ne vit que pour vous d'un seul désir exaspéré... qu'il vous aime toute, corps et àme!... Rappelle-toi... Avant j'étais une pauvre chose endormie... Je sommeillais, dans une vie grise... Je me figurais que le bonheur, dont j'avais bercé mesrèves de jeune fille, n'était qu'un leurre... Je m'abandon- nais... je renonçais... Tu es venu. J'étais sauvée!... Comprends-tu? L'impression de quelqu'un qui se noie- rait... et qui brusquement reprend conscience, dans la lumière. On ouvre les yeux. Tout est changé. Tout est doux et délicieux.

JACQUES

Oh! tu dis ça... Rappelle-toi aussi!... Comme tuas été longue à conquérir... Tu te méfiais!...

DENISE

De moi. Je ne voulais pas aimer à la légère... faire souffrir méchamment... toi ni personne... Je me deman- dais : cet amour que j'ai appelé de toutes mes forces et

ACTE f'KEMlEK l'j

que je n'ai pu trouver auprès de mon mari, cette passion qui transfigurerait ma vie, est-ce que j'y touche vrai- ment?... J'avais honte de tromper et crainte de me tromper... Tu as été le plus fort! ... Oui, peut-être qu'il y a eu d'abord dans ma tendresse un peu de pitié... je te voyais souffrir... de faiblesse aussi devant un sentiment si violent qu'il forçait ma volonté... Oh! tu n'étais pas commode!... Petit à petit, j'avais beau me débattre 1... tu me prenais... Je me disais : c'est lui qui m'aime le plus... Mon amour, toutes ces réserves de sensibilité ardente, un peu puérile, que je gardais intactes, au fond de moi, c'était peu de chose pour Pierre... Et pour toi, c'était la vie!... Je me suis donnée à celui pour lequel j'avais le plus de prix... C'était juste, n'est-ce pas? JACQUES, ardemment. Et maintenant?

DENISE

Oh! maintenant, c'est fini. Je ne résiste plus. Je suis conquise.

JACQUES

Tout à fait ?

DENISE, de toute Vàme. Tout à fait...

JACQUES, imprudent. Nise! ma petite Nise!...

DENISE

Prends garde... sois sage!

JACQUES

Quand?... "Dis... Quand?

DENISE

Ce soir peut-être...

JACQUES

Vrai ?

20 LIMI'RÉvr

DENISE

Oui, il est possible que Pierre soit appelé à Langeais, d'un moment à l'autre, pour un cas grave... une opéra- tion, m'a-t-il dit... Il attend une dépêche...

.JACQUES

Et alors?

DENISE

Et alors, il ne serait pas de retour avant demain.

JACQUES

Tu viendras?

DENISE, très bas. Je viendrai...

JACQUES

Comme l'autre fois, quand tu ne verras plus de lumière...

{Hélène remonte. Petite toux pour prévenir. Elle a aperçu Nauroy, Colette Nertal et madame de Serrière qui viennent du parc.)

HÉLÈNE

Il doit commencer à faire frais... On rentre.

JACQUES, agacé. Oh !... Ils sont assommants, ceux-là I

HÉLÈNE

Allez donc dîner chez des amis!

DENISE, à Jacques. Filons 1... [Montrant le grand salon.) Par là. (A Hélène.) Amuse-les.

{Ils sortent en riant.)

HÉLÈNE

Denise!... ah! bien... tu es gentille, encore!

ACTE PREMIER 21

SCENE IV

lÉLÈXE, pj«*- NAUROY, COLETTE XEUTAL et MADAME DE SERRIÈRE, puis VIGNEUL et DE SERRIÈRE arec DENISE et JACQUES.

COLETTE

Vous êtes seule ?

MADAME DE SERRIÈRE

sont passés Denise et notre hôte?

NAUROY

C'est nous qui les mettons en fuite?

HÉLÈNE

Quelle idée!... Ils viennent de sortir, sur la terrasse.

MADAME DE SERRIÈRE

Ah!

HÉLÈNE

Vous en venez bien !

MADAME DE SERRIÈRE

Nous étions trois.

HÉLÈNE

Ce qui veut dire?

{Madame de Serrière se tait, d'un air prude.) COLETTE, ironique, montrant madame de Serrière. Ce n'est que comme ça qu'elle comprend l'amour!...

NAUROY, à Hélène. Ce sont des pestes, elles voient le mal partout.

HÉLÈNE

il n'est pas.

22 LIMPRÉVU

MADAME DE SERRIÈRE

S'ils vont sur la terrasse pour être seuls!.,. M. Vi- gneul y fume mélancoliquement son deuxième cigare.

UÉLKNE

Mélancoliquement?

COLETTE

Ça, c'est la vérité vraie. Je l'ai lâché tout de suite.

MADAME DE SERRIÈRE

Il ne rendait pas 1

COLETTE, à Nauroy, maligne, à l'adresse de madame de Serrière. Ce n'est pas comme vous.

NAUROY, satisfait. Oh! moi, je prête, je prête...

HÉLÈNE, méprisante. A quel taux?

NAUROY

Pour rien. Pour le plaisir.

MADAME DE SERRIÈRE

Vous VOUS vantez! Avec cela qu'on fait jamais rien pour rien.

NAUROY

Moi! Trouvez un homme plus rond, en affaires.

nÉLÈNE, même jeu. Le tout est de s'entendre 1

MADAME DE SERRIÈRE, aigre. J'en connais qui n'ont pas de peine, à s'entendre.

HÉLÈNE

Pour qui dites-vous cela ?

ACTE PHEMIEK 23

MADAME DE SERRTÈRE

Oh ! Pas pour vous !

HÉLÈNE

Parce que?

MADAME DE SERRIÈRE

Mais, chère amie, parce que, visiblement, vous êtes au-dessus de nos petites misères...

COLETTE

Votre vertu plane... Tandis que madame de Serrière... madame Vigneul, ou moi...

HÉLÈNE

Madame Vigneul?

COLETTE

Eh! oui, votre amie Denise...

MADAME DE SERRIÈRE

... En train de... rêver, sur la terrasse...

HÉLÈNE, tranquillement. C'est assez vilain, ce que vous dites !

COLETTE, poufj'ant. Elle est fantastique.

MADAME DE SERRIÈRE

Fantastique.

COLETTE

Vous croyez que tout le monde vous ressemble!... Parce que vous ne vous occupez pas des hommes!... Mais la passion, Famour, le flirt...

NAUROY

Et le plaisir... Et le plaisir...

HÉLÈNE

Quel mélange I

iJ4 l'imprévu

COLETTE, pour Nauro]i. Douceur et violence!... (A Hélène.) Vous ne savez pas, malheureuse!... Ça caresse et ça emporte !... Ah ! comme vous êtes à plaindre... Aimer, c'est toute la joie de la vie...

MADAME DE SERRIÈRE

L'ivresse !

COLETTE

Le délice!

UÉLÈNE

Quel feu!... Parlez pour vous, mesdames!... Denise et moi, ce ne sera jamais de cet amour-là que nous nous chaufferons!...

COLETTE

Il n'y a pas deux amours!...

HÉLÈNE

Il y en a autant que de personnes, heureusement! ... Vous me faites rire, avec vos petites mines, vos grands enthousiasmes... toute cette parodie à laquelle vous ravalez l'amour!

MADAME DE SERRIÈRE

Parodie!

HÉLÈNE

Et sacrilège, encore... L'amour!... Ah! j'ai tort de l'évoquer ainsi, à la légère... C'est offenser l'idée si haute que je m'en fais. Il y a des cultes qu'on ne doit vénérer qu'en silence, dans le mystère du cœur.

NAUROY

Elle a bien dit ça!...

HÉLÈNE, sur le point de se laire.

Mais non!... Il ne faut pas diminuer ni salir le senti- ment le plus pur qu'il y ait !... C'est vous qui êtes à plaindre, vous qui ne savez pas...

ACTE PREMIER Zo

{Vigneul, d'Amblize et de Serrière apparaissent avec Denise venant de la terrasse.)

COLETTE

Denise, Jacques, M. Vigneul !... Vile! Vite!... Madame Ravenel est en train de nous faire une confession publique...

HÉLÈNE

Une profession de foi, tout au plus.

DENISE

Sur?

COLETTE

De quoi voulez-vous que causent d'honnêtes femmes?

DENISE

L'amour?

MADAME DE SERRIÈRE

Naturellement !

PIERRE, plus surpris qu'il ne veut le paraître. Vous parlez de l'amour, vous, Hélène !

HÉLÈNE

Cela vous étonne... Oui, j'étais entrain de dire à ces dames ce que j'en pense !

DE SERRIÈRE

Chic! On va tout savoir...

JACQUES

Eh bien?

HÉLÈNE

Oh! c'est simple!... Aujourd'hui, ce qu'on appelle l'amour, c'est je ne sais quelle curiosité, quelle recherche de sensations...

MADAME DE SERRIÈRE

L'échange de deux fantaisies...

3

2Jt) l'imprévu

DE SEftRIKRE

Et le contact des deux épidermes...

MADAME DE SERRIÈRE

Comme on disait autrefois.

HÉLÈNE

Oui ! lorsqu'il y avait encore de la grâce, dans le déver- gondage!... Maintenant, on ne fait même plus l'amour, on le contrefait ! C'est Tégoïsme à deux.

NAUROY

Ou à trois...

HÉLÈNE

Une aventure les sens sont pour beaucoup et le cœur pour pas grand'chose... oii rien n'est pour rien!,..

MADAME DE SERRIÈRE

Oh ! c'est excessif! Permettez!

HÉLÈNE

Une affaire !... La complicité de deux intérêts et l'as- souvissement de deux appétits...

JACyUES

Pas mal !

MADAME DE SERRIÈRE

Bah! curiosités, sensations, fantaisies, c'est toujours de l'amour!

HÉLÈNE

Moi, ce que j'appelle l'amour, c'est autre chose ! C'est le don spontané, joyeux, absolu de soi-même...

COLETTE

Et avec ça?

HÉLÈNE

C'est aussi le besoin du dévouement, le gotit du sacri- fice!... Un lien si délicat que tout le blesse, et que rien ne le rompt...

ACTE J'KEMIER 27

MADAME DE SERRIÈRE

Rien... Et la trahison?

HÉLÈNE

Ni la trahison, ni la mort !... Une communion si com- plète et si belle qu'elle transfigure tout, et qu'elle rayonne, au-dessus de tout!...

MADAME DE SERRIÈRE

Et les convenances ?

DE SERRIÈRE

Et les lois?

HÉLÈNE, haussant les épaules. Un amour sincère bouleverse tout, console de tout, excuse tout!

VIGNEUL

Et la conscience, le sentiment du devoir?

HÉLÈNE

Hélas, on ne raisonne plus, quand on aime !

DE SERRIÈRE

C'est l'anarchie !

HÉLÈNE

C'est l'amour. DENISE, çjentiment, gravement^ en lui envoyant un baiser du bout des doigts. Toi, bravo !

JACOUES

Madame Ravenel a raison. L'amour souffle il veut. Et quand il souffle !...

{Il rejoint Denise que vient d'aborder M. de Ser- rière. Les groupes se reforment : les conversa- tions reprennent. iWauroy, madame de Serrière et Colette papotent ensemble, en redescendant vers la terrasse.)

28 l'imprévu

madame de serrière C'est de la dernière immoralité !

DE SERRIÈKE

Jolis principes !

NAUROY

Elle va bien ! PIERRE, à Hélène^ avec une nmerlume secrèle. {Ils sonl au cenlie de la scène.)

Mes compliments... Quelle éloquence !... On voit que le sujet vous inspire... Cette chaleur, cette conviction!...

HÉLÈNE

Eh bien ?

PIERRE

Eh bien... vous m'apparaissez sous un jour nouveau, voilà tout.

HÉLÈNE

Dites le reste.

PIERRE

Je pense qu'on ne peut parler avec cette sincérité que de ce qu'on ressent, profondément... Vous vous êtes avouée, sans y songer!

HÉLÈNE

Moi!

PIERRE

Et comme vous ne m'aviez pas dit... comme je n'ai pas su deviner...

HÉLÈNE

Mais quoi?

PIERRE, gravement.

Que vous aimiez... qui vous aimez... Alors je m'en veux de m'être assez cru votre ami pour mériter toute votre confiance, et je vous en veux... je vous en veux de cette confidence à tous, de ce secret gaspillé, comme

ACTE PREMIER 29

d'un bien qui aurait être à moi seul, et dont vous me privez, injustement...

UÉLÈNE

Mais c'est faux I vous vous trompez !

PIERRE, secouant la tèle en regardant d'Amblize. Vous aviez un accent qui ne trompe pas.

UÉLÈNE

Comment, Pierre! Vous avez pris au sérieux...

PIERRE

Vous savez bien que c'est ma façon, à moi !

HÉLÈNE

Mais c'était une boutade !.. . Ces poupées m'agaçaient... J'ai dit un peu vivement ce que j'avais sur le cœur...

PIERRE, secouant la têle. Au fond du cœur... Moi qui croyais vous connaître!... C'est étrange à qu^l point on peut vivre côte à cote, sans se deviner... Ah ! l'envers des êtres!... Un hasard, tout à coup, vous ouvre un jour mystérieux... Il faut... je ne sais quoi... la crise, l'imprévu, qui nous révèle .. aux autres... et à nous-mêmes... Et l!on est tout surprix de ce qu'on voit alors surgir, l'être secret, notre double, notre vrai moi, qui sait?... Oui, un être nouveau, différent, qui se réaUse brusquement à cette minute, et qui, sans elle, ne se serait jamais réalisé, peut-être...

HÉLÈNE

Joli. Mais en ce qui me concerne, je vous jure... il n'y arien de mystérieux là-dedans, pas l'ombre d'un secret... PIERRE, mal convaincu, la regardant dans les yeux. Vrai?

HÉLÈNE

Vous en doutez encore?

3.

iiO l'imprévu

PIERRE, après une hésitation. Non...

HÉLÈNE, gaiement.

Mon pauvre Pierre, vous étiez inquiet ? PIERRE, avec un enjoiiemenl qui cache mal le trouble. Peiné, simplement.,, {Un temps,) Alors, vous n'aimez personne ?...

HÉLÈNE, un temps, détournant les yeux. Personne.

PIERRE

Ah !... J'aime mieux çal...

{Un valet de chambre entre., apportant une dépêche sur un plateau. En même temps les groupes rentrent de la terrasse.)

SCÈNE V

Les Mêmes, LE VALET DE CHAMBRE

LE VALET DE CHAMRRE, à d'AmbUzc qui rinterroge. Pour M. le docteur Vigneul.

VIGNEUL

Vous permettez?... (// lit. Demi-silence d'attention.) La dépêche que j'attendais. On m'appelle à Langeais.

JACQUES

Cette nuit?

PIERRE

Tout de suite.

JACQUES

Est-ce que c'est grave ?

PIERRE

J'espère bien que non.

ACTE PREMIER 31

DENISE

Alors?

PIERRE

Il faut que je parle ! Victime du devoir... Toutes mes excuses, mon cher ami... {Au valet de chambre.) L'auto est ?

LE VALET DE CQAMBRE

Avec la valise. Jean m'a recommandé de dire à M. le docteur que tout était préparé.

PIERRE

Parfait. {Tirant sa montre.) Onze heures...

NAUROY

Déjà!

PIERRE, à sa femme et à Hélène.

J'ai le temps de vous mettre à la maison, si vous vou- lez...

JACQUES à Denise et à Hélène.

Restez! vous êtes à deux minutes de chez vous... Je vous ferai ramener...

NAUROY

Nous vous déposerons en passant...

DENISE

Non, je suis un peu soufîran'e ce soir... {A son mari.) Je pars avec vous.

PIERRE, préoccupé de sa santé, gentiment. Ça ne va pas. Qu'est-ce que tu as?

DENISE, à mi'Voiv. Ce n'est rien, merci. (File porte la main à son cœur.) Un peu oppressée, comme toujours...

( Vigneid fait pendant ce temps ses adieux. Denise et Hélène prennent congé. Échange de phrases et de poignées de main.)

;J2

l'imprévu

DENISE

Bonsoir, à bientôt.

..

COLETTE

Au revoir, ma mignonne...

MADAME DE SERRIÈRE

Comme c'est dommage!...

NAUROY, à Hélène. Bien des choses à l'amour, quand vous le rencon- trerez !

HÉLÈNE

C'est ça !

DENISE, à Jacques. A lundi.

JACQUES

A lundi.

[Les Vigneul et madame Ravenel sortent, recon- duits par Jacques.)

SCÈNE VI

COLETTE NERTAL, MADAME DE SERRIÈRE, NAUROY, DE SERRIERE, puh D'AMBLIZE

NAUROY

Touchant, le départ. , .

DE SERRIÈRE

Le fait est que cette madame Ravenel...

MADAME DE SERRIÈRE

Je ne lui donnerais pas mes amants à garder...

COLETTE

Charmant !

ACTE l'KEMlEK '.i'4

MADAME DE SERRIÈRE

... Si j'en avais! Elle doit consoler Vigncul.

DE SERRIÈRE

Car Denise !...

NAUROY, monlrant d'Amhlize, au bout du grand salon.

Chut !

MADAME DE SERRIÈRE, baissant la voix. Décidément, il n'y a rien de tel que les fausses prudes pour se donner des airs de sainte-n'y- touche... COLETTE, bas, à Nauroij. Elle s'y connaît.

DE SERRIÈRE, à d'AmbUze, qui les rejoint. Nous étions en train de chanter les louanges de vos amies. Elles sont charmantes.

COLETTE

Denise était à ravir.

MADAME DE SERRIÈRE

Et madame Ravenel ! Quel esprit supérieur !...

JACQUES, distrait. N'est-ce pas ?

NAUROY, prenant congé.

Mon cher d'Amblize...

JACQUES, avec détachement.

Vous partez aussi ?

NAUROY

C'est que... Je reconduis ces dames à Grosrouvre. Vingt kilomètres ensuite, jusque chez moi...

MADAME DE SERRIÈRE, à NaurOlJ.

Couchez à Grosrouvre. Votre chambre est toujours prête...

M L'iMl'UtiVU

COLETTE

Mais oui... A la fortune du lit I...

NAUROY, plaisantant. Si j'étais sûr que ce soit une bonne fortune...

.TACOUES, qui a sonné pour les rafratchissemants. Buvez au moins quelque chose... [Aux femmes.) Jus d'ananas ?... Cider-Cup ?

COLETTE

Yes.

[Rlle boit. D'Amblize fait les honneurs aux de Serrière.)

NAUHOY, à Colette. Quelle jolie main !

COLETTE, lui tendant son verre, que le valet de chambre emporte, sur son plateau. La main passe.

NAUROY -

Donnez I

[Il lui baise et lui caresse la main. Elle la lui retire avec un geste de fâcherie aguichante.) NAUROY, lui reprenant la main. Sérieusement!... C'est si amusant, les mains .. Ce qu'on y voit de choses !..,

COLETTE

Tant que ça?

NAUROY

C'est etïtayant !...

COLETTE

Dites !... Vous êtes fort? Oii avez- vous appris?

NAUROY

Autrefois, une vieille, à Epsom...

ACTE PREMIER 35

COLETTE

C'est sérieux, alors?

NAUROY

Très.

COLETTE

Dites! Dites!

[Les autres se rapprochent.)

NAUROY

La ligne de tète... Magnifique... La ligne de cœur?... Hum!...

COLETTE

Y est-elle, oui ou non ?

NAUROY

Elle y est... Mince ! Mince ! Un fil...

MADAME DE SERRIÈRE

De la Vierge ?

NAUROY

Non. Car le mont de Vénus!... Oh! le mont de Vénus...

COLETTE

Qu'est-ce que ça signifie?

NAUROY

Tempérament.

COLETTE

Vous me faites peur. Eh bien ?

NAUROY, sifflement admiralif. Uuh !

{Tous rient.)

COLETTE

Si c'est ce que vous appelez être sérieux !

MADAME DE SERRIÈRE

A moi !

36 L IMPRÉVU

NAUROY

Je vous connais trop. Je n'aurais pas de mérite. JACQUES, jusque-là impatient, mais soudain tenté par une curiosité impulsive. A moi, alors !

NAUROY

Volontiers...

(// prend la main de d'Amblize et Vohserve, gaie- ment d'abord, puis gravement.)

JACQUES

C'est compliqué ?

NAUROY

Non. C'est clair. Trop clair.

JACQUES

Guigne?

NAUROY

Beaucoup de chance, d'abord!... Par exemple, des aventures!... Ces petites stries, là. Intelligent... pas- sionné... sentimental... Une main tourmentée...

.lACQUES

Merci. Le premier aveugle m'en apprendrait autant, pour deux sous... C'est la ligne de vie, n'est-ce pas, celle-là, sous le pouce ?

NAUROY

Oui.

JACQUES

Elle est brisée, hein ? Et de bonne heure . . .

NAUROY

Oui, brisée net...

JACQUES

Vous l'aviez vu?... On m'a toujours prédit que je mourrais, avant trente ans, de mort violente.

ACTE PREMIER 37

COLETTE

Et VOUS avez?...

JACQUES

Trente ans dans quinze jours...

DE SERRIÈRE

Bigre !

JACQUES

Je suis bien tranquille. C'est de la blague!

NAUROY

Parbleu!

JACQUES

Et puis, s'il fallait vivre toujours avec l'image de la fin, devant soi, on ne vivrait plus!... La mort, on sait bien qu'elle est là, tapie, autour de nous. Elle nous guette, dans toutes les minutes.... C'est l'auto que vous allez prendre...

COLETTE

Il est gai!

JACQUES

C'est le train qui passe... la tuile qui tombe... Pour- tant, il n'est pas mauvais d'y songer un peu. Son ombre rend le soleil plus chaud, l'existence plus savoureuse... Mais ne penser qu'à ca, brr!... on deviendrait fou...

NAUROY

Savez-vous que ce n'est pas encourageant, pour se mettre en route, votre préambule !

COLETTE, à Nauroij. Heureusement qu'on n'est pas superstitieux!... Vous direz au chaufTeur d'aller doucement.

MADAME DE SERRIÈRE

Allons!... (A d'Amblize, qui se frotte les viains, en riant.) C'est stupide. Vous m'avez donné le trac...

4

38 l'imprévu

JACQUES, après avoir sonnd. Je vous conduis jusqu'à l'auto.

(// les accompagne^ par le deuxième salon.)

SCENE VII

NANON, entrant par la chambre de Jacques, puis LE VALET DE CHAMBRE

(Us rangent. Le valet de chambre remet les fauteuils en place. Nanon commence à fermer les portes et les volets de la baie.)

LE VALET DE CHAMBRE, que Venvie de parler démange. Dites donc, madame Nanon...

NANON

Quoi?

LE VALET DE CHAMBRE

Vous ne trouvez pas que monsieur a l'air... bien en train, ce soir?...

NANON

Si vous vous mêliez de ce qui vous regarde!

LE VALET DE CHAMBRE

Oh! la la!... Tout de même, ce n'est pas une raison parce que vous avez été la nourrice sèche de monsieur pour vous croire de la famille !

{D'Amblize rentre. Le valet de chambre se remet brus- quement à son ouvrage.)

ACTE PREMIER 39

SCÈNE VIII

Les Mêmes, JACQl ES D'AMBLIZE

JACQUES, au valet de chambre.

Je n'ai plus besoin de vous, Louis. Nanon finira...

{Le valet de chambre sort. On le voit clore les volets du deuxième salon, puis disparaître. Nanon achève de fermer dans le petit salon.)

JACQUES

Nanon !

NANON

Tu veux me parler?...

JAGQUPS

Oui, ma bonne Nanon... Va dire à Germain qu'on ne lâche pas les chiens. Ils ont aboyé toute la nuit dernière. Je n'ai pas fermé l'œil... Ce soir, j'entends être tran- quille.

NANON, comprenant. Ah! bon...

(Elle reste plantée là.)

JACQUES

Eh! bien, Nanon, ça te déplaît?...

NANON, avec une affection bougonne.

Oh I... monsieur est bien assez grand pour savoir ce qu'il fait... C'est égal, à ta place, j'aimerais mieux avoir une femme à moi!

JACQUES .

Allons, allons, ma vieille, ça viendra!...

40 l'imprévu

NANON

Tant mieux... Tu n'as plus dordres à me donner, mon- sieur Jacques?

JACQUES

Non. Merci... Tu peux aller te coucher, maintenant.

NANON, haussant les épaules. Bonne nuit, monsieur!

JACQUES

Bonne nuit, ma vieille.

{Elle sort, ferme la grille, et éteint le lustre du deuxième salon. D'Amblize, resté seul, éteint toutes les lumières du petit salon, à V exception de celle qui surplombe la grande bergère. Il éclaire sa chambre à coucher, inds revient vers la baie, dont il rouvre un des battants. Il s'avance sur le seuil. Le clair de lune éclaire la scène. Jacques attend, guettant Denise qui arrive, au bout dhm instant, haletante.)

SCENE IX

JACQUES, DENISE

[Elle s'abat dans ses bras. Longue étreinte. Lorsque leurs bouches se détachent, ils se regardent, puis se reprennent, d'un long, furieux baiser.)

DENISE

C'est bon... c'est bon...

JACQUES, allant fermer. Attends !

DENISE

Vite!

ACTE PREMIER 41

{Jacques court à elle. Il la serre dans ses bras, amoureux, inquiet.)

JACQUES

Ton pauvre petit cœur!... Il bat si fort que je l'entends. Pourquoi as-tu couru?... Folle! Folle! Tu sais bien qu'il ne faut pas... ça t'est défendu...

DENISE, la main à son cœur.

Qu'est-ce que ça fait!'

JACQUES

Tu n'as pas eu peur?

DENISE

Peur? Pourquoi?... Je pensais à toi, à la minute de l'arrivée... Pour un baiser pareil, on affronterait tout!

JACQUES, en lui enlevant son manteau, et en Venlratnanl sur la bergère. Raconte... Pierre?...

DENISE

Il est parti... J'ai été embrasser Hélène...

JACQUES

Qu'est-ce qu'elle t'a dit? DENISE, achevant d'enlever Vécharpe dont elle s'est couvert les cheveux. Elle m'a grondée... Tout de même, c'est une amie incomparable!... Pauvre Hélène, c'est elle qui doit avoir une de ces peurs!... Elle ne dormira guère, cette nuit... et puis... Hop! j'ai fermé ma porte en dedans, comme l'autre fois... laissé entr'ouverte celle qui donne sur la terrasse. Jai retroussé ma jupe... j'ai couru, couru... Et me voilà!...

JACQUES, la respirant toute. Tu sens la terre et la nuit...

4.

42 l'imprévu

DEiMSE

C'est si beau, Tombre, les arbres, le silence... On l'entend frémir, de tous les côtés... Les massifs ont des formes vivantes... Et i'iierbe qui embaume... comme on respire!... Par exemple, on a tout de même le cœur serré... une espèce d'angoisse... {Elle porte la main à son cœur, jmis étreinl Jacques, passionnément.) Ah! mon chéri, mon chéri... qu'on est bien près de toi ! JACQUES, la contemplant longuement. Comme tu es belle !

{Elle épanouit, sous le regard d'adoration, son buste neigeux, ses bras nus.)

DENISE

Tu trouves?

JACQUES

Oh! ces gens!... J'ai cru qu'ils ne s'en iraient jamais!... J'avais hâte d'être seul... J'attendais comme un fou... cette minute... la joie de t'avoir .. brûlante et fraîche... toute fraîche, contre moi...

DENISE, renversée sur son épaule.

J'arrivais tout juste au bord de la pelouse, quand tu as ouvert la porte...

JACQUES, la serrant dans ses bras.

A présent je te tiens!... Je ne te lâche plus ! [... Ah! sans toi... ma maison... comme elle est froide et vide !... Et ma vie, ma vie !... Moi aussi, tu sais, je ne date que de toi... Rien n'existe vraiment que depuis que tu es là, depuis que tu m'aimes... Avant, c'étaient des journées sans but, désœuvrées... Maintenant toutes sont fiévreuses et pleines!...] (1) Ne bouge pas!... tu ne partiras plus, jamais... Tu es prisonnière... Je t'ai, je te garde!...

(1) Le texte entre crochets est coupé à la représentation.

ACTE PREMIER 43

DENISE

Comme c'est court, les bonnes heures ! Je voudrais que celle-ci dure toujours... Dire qu'il faudra se réveiller demain... recommencer à vivre...

JACQUES, lui fermant la bouche sous ses baisers.

Tais-toi... Tais-toi...

DENISE

On est si bien !... Quand je suis là, dans tes bras... et que je pense à celle que j'étais il n'y a qu'un instant, dans ce même salon, il me semble qu'il y a deux femmes en moi... celle que les autres connaissent... un être de convention qui a mon visage, mes gestes, ma voix... Et puis celle que tu possèdes, ta petite Nise.,. à toi, rien qu'à toi...

JACQUES

Jure !

{Elle rélreint.)

DENISE

Sur tout ce que j'aime!... Jacques! Jacques! Quel bonheur de ne plus former qu'un seul être... Tout commun... à l'unisson I... Je le vois bien, à présent. Cette ivresse du plaisir que tu m'as révélée, cette com- munion sensuelle, si profonde, ce n'est que le signe d'une communion plus complète... la marque qu'on était faits l'un pour l'autre, qu'on est faits pour vivre ensemble, heureux, toujours... des amants, des amis...

JACQUES

Mon amour...

DENISE

Toujours!... Sens-tu ce qu'il y a de vertigineux, de fou, là-dedans?... Toujours !...

44 l'imprévu

l-IACQUES

l'avoir toute. . . à chaque heure ! ... Et la nuit, la nuit !.. . L'idée que tu pourras t'endormir contre mon cœur, t'y réveiller, doucement... que je pourrai respirer près de toi, mettre ma tête sur ton épaule, et rester long- temps, en fermant les yeux... dans l'enveloppement de ta présence... dans la chaleur de ton regard...

DENISE

Comme je t'aime I... Comme je t'aime 1...]

.lACQUES, la soulevant^ Valtiranl à lui. Ne plus se quitter, jamais!...

DENISE

Vivre côte-à-cûte, librement, à la face de tous...

.JACQUES

Nise, nous avons réalisé ce rêve unique, le grand amour, celui que tant d'êtres cherchent sans le trouver jamais... Le bonheur est là,' tout près, devant nous. Nous n'avons qu'à étendre, et à refermer la main, pour le fixer.

DENISE

Le bonheur, le bonheur!...

JACQUES

Viens... Viens...

[Ses mains fébriles la délacent, dénudent Vépaule ronde. Ils se dirigent vers la chambre à coucher. Il la soutient d'un bras à la taille. Elle a la tête sur son épaule.)

DENISE

Tu ne peux pas t'imaginer comme... la joie... le... C'est trop beau ! Ça fait presque mal !... Ah ! mon chéri... je suis à toi, pour toujours...

ACTE PREMIEH ^'^

(Elle sWrêle, porte la main à son cœur, avec une expression de stupeur et ^épouvante.)

JACQUES

Qu'est-ce que tu as?

DENISE

Ah!

^Savoix s étrangle, ses dor.ts saccrochen^ cher- ^ chent à se cramponner. Et soudam, '^'' ''". verse, immobile, aux bras de Jacques, interdit. Il ,enl peser tout le corps inerte, le ressort de la vie dans une foudroyante embolie, s'est rompu ne! Il se penche sur le fuyant visage, les yeux révulsés, tout le cadavre qui V entraîne...) JACQUES, près de tomber, d'une voix saccadée. Nise' Nisel Qu'est-ce que tu as?... Réponds!.. Elle est évanouie. {Il la prend dans ses bras, cornme un enfant Zl^Zetomber, court au fond, affolé, allume en grand l l\iiA Nisel (// ausculte le cœur qui ne bat

iZfouit'pn^^^^^^^^

£l^. Non, non, c'est impossible! Njse tu me fais neur Nise... Réponds!... [Avec un en affreux.) Ah !. ^re;t mortel.. (7/ s abat près d'elle, en sanglotant, comme un fou.) Elle est morte... elle est morte...

RIDEAU

ACTE DEUXIÈME

Même décor. Une chaise renversée. La porte de la chambre de Jacques est ouverte... ouverte aussi la porte-fenêtre sur la parc, par laquelle Denise était entrée. Il fait nuit presque noire encore. A peine l'imperceptible blêmissemenl précurseur de l'aube. Seule est allumée la lanterne qui surplombe la grande bergère.

Au lever du rideau, la scène est vide. Jacques, au bout d'un ins- tant, sort de sa chambre à coucher, il a porté le corps de Denise. 11 y jette un long regard. Il a les traits ravagés, les yeux secs et rouges. Il s'arrête au seuil de la porte-fenêtre, guettant, du côté du parc.

SCENE PREMIERE

JACQUES, ^uis NANON

[Une minute d'attente. Geste de fébrile impatience,. Nation paraît enfin, essoufflée.)

JACQUES

Eh bien?

NANON

Madame Ravenel me suit... Le temps de s'habiller.

JACQUES

Tu lui as tout dit ?

NANON

Elle n'a fait qu'un cri... Elle ne dormait pas. Je n'ai eu qu'à gratter au volet de sa chambre sur la terrasse. Elle m'a ouvert tout de suite.

4S l'imprévu

JACQUES

Personne ne l'a vue?

NANON

Pas de danger, par le parc... Et à cette heure !...

JACQUES, machinalement. Oui...

(// se retourne, guette encore, puis revient vers In chambre.)

NANON

N'entre pas I Ça ne sert qu'à te déchirer le cœur.

JACQUES

Laisse-moi, Nanon... Je veux la voir... Laisse-moi rentrer, je te dis... Elle est si belle. Elle paraît dormir...

NANON

Mon pauvre petit I

JACQUES, s'asseyant, la tête dans ses mains, et éclatant en sanglots.

C'est affreux ! C'est afïreux !... [Nanon est debout der- rière lui, et l'entoure du bras, avec une affectueuse pitié. Il sèche ses ijeux.) Nanon !.. . est-ce que c'est possible !... (// se lève par un effort de volonté.) .. Hélène ne vient pas... Le temps passe... Rien, rien!... Je ne peux rien.

NANON, du seuil.

Madame Ravenel !

JACQUES

Ah !

(// va au-devant d'Hélène qui arrive en courant. Elle est en déshabillé de nuit, avec une grande mante à capuchon.)

ACIE DEUXIÈME 49

SCÈNE II

Les Mêmes, HÉLÈNE

{Nation est entrée silencieusement dans la chambre mortuaire dont elle ferme la porte.)

JACQUES, voulant prendre les mains d'Hélène. Vous voilà!... Merci...

HÉLÈNE, le repoussant.

Non! Non!... Laissez-moi... Quand je pense... Sans vous !... est-elle?

JACQUES, écrasé, montrant la chambre. Là.

{Hélène s'y élance, suivie par Jacques qui, appuyé au coin de la porte, contemple l'émouvante scène avec un désespoir inerte. File rentre au bout d'un instant, le visage bouleversé, son mouchoir sur la bouche. Quand elle est parvenue à se do- miner :)

HÉLÈNE

C'est atroce !... Comment est-ce arrivé?

JACQUES, geste d'impuissance.

Je la tenais là, dans mes bras... Elle avait la tête sur mon épaule... Elle me disait : « Je suis à toi, pour tou- jours ! »... Et puis, en une seconde .. Une plainte aiguë... Ses mains ont cherché à se raccrocher, ses pauvres doigts qui se cramponnaient à la vie... ses yeux affolés... J'ai senti son corps peser... Elle s'est abattue, tout d'un coup... Et puis, et puis... plus rien! C'était fini... Fini, vous comprenez !

5

50 l'imprévu

HÉLÈNE

La pauvre petite !

.lACQUES

Elle vous aimait tant... Elle me disait encore, tout à l'heure... quand nous parlions de l'avenir... la vie à deux, au grand jour... ce bonheur que nous louchions... « Hélène m'aidera, me défendra... »

HÉLÈNE

Coriiment, à présent?

JACQUES

Je ne sais pas !... Je suis fou !... Trouvez... J'ai voulu me tuer... Mais je n'ai pas le droit, tout de suite... Le scandale... Que faire?... J'ai voulu la reprendre dans mes bras, la ramener chez elle... en cachette, comme un malfaiteur... Je n'ai pas pu... La quitter comme cela, pour toujours... Je ne peux pasi Je ne veux pas... Nise est à moi. Elle est à moi, n'est-ce pas, morte comme vivante !... Je la garderai .

HÉLÈNE

Vous la déshonorerez!... Vous le disiez vous-même... le scandale!... Vous n'avez pas le droit! Non! Non! Il ne faut pas qu'on sache!... La seule preuve d'amour que vous puissiez lui donner encore, c'est de préserver son souvenir!... Qu'elle reste innocente, aux yeux de ceux qui l'entouraient I

JACQUES

Vous avez raison... Je ne sais plus... Je ne vois plus...

HÉLÈNE

Courage ! Il n'en a jamais tant fallu.

JACQUES

J'en aurai, je vous le promets... Mais que faire? que faire ?

ACTE DEUXIÈME 'A

HÉLÈNE

L'enlever d'ici, d'abord. . . Nanon !

iNANO.x, ronvranl la porte. Je suis là.

HÉLÈNE

Nous la porterons bien, tous les trois, jusqu'à sa chambre.

JACQUES

Nise I ma pauvre petite ISise !

HÉLÈNE

Il le faut. Après... je dirai, j'expliquerai... Allons ! (Elle se dirige vers la chambre.)

JACQUES

Nise !... {Il suit Hélène ; sur le seuil de la chambre, il arrête Nanon.) Je l'emporterai seul... Regarde, toi... le parc.

SCÈNE III

NANON, sew/e.

(E//e sonde l'obscurité lentement s'ébauche, dans une blancheur sinistre, la naissance du petit matin. Quelques secondes cVim- mobilité. Soudain elle esquisse un geste épouvanté, court vers la chambre, et à voix basse :)

NANON

Monsieur ! Monsieur !

JACQUES, invisible. Quoi?

(// paraît à demi, rejoint par Hélène. Visages d'anxiété.)

HÉLÈNE

Qu'est-ce qu'il y a?

52 l'imprkvl-

iNANON

M. VigDeul!... Je viens de le voir... il arrive parla grande allée.

[Hélène et Jacques sont rentrés dans le salon. Ils sont debout, décontenancés, devant la porte de la chambre qu'Hélène ferme vivement.)

HÉLÈNE

Nous sommes perdus. [Jacques, d'un air de sombre résolution, s'avance vers Ventrée. Hélène se jette devant lui.) .Jacques... je vous en prie...

JACQUES

Laissez-moi... que voulez- vous faire?

HÉLÈNE

Je ne sais pas... la sauver... dire à Pierre...

JACQUES

Quoi... Quoi?...

HÉLÈNE

Je trouverai!... Mais je vous en prie, Jacques, je le veuxl... Si vous aimiez Denise, taisez-vous!

[Elle est en avant, le front haut, pour recevoir Pierre. Derrière elle, Jacques, essayant de se maî- triser. Nanon est sortie, par le deuxième salon.)

SCENE IV

Les Mêmes, PIERRE

[Il apparaît, tête nue, inquiet, mais ne soupçonnant rien encore. Il s'arrête stupéfait à la vue d'Hélène en déshabillé et de Jacques seuls, en proie à une émotion visible, malgré leurs efforts pour la dominer.)

PIERRE, avec amertume. Vous, Hélène!

ACTE DEUXIÈME 53

HÉLÈNE, baissant la tôle. Moi...

PIERRE

Seule?... est Denise?... Je vous croyais ensemble... [A Jacques.) Je vous demande pardon, mon cher ami, de pénétrer ainsi chez vous, à cette heure... Mais en ren- trant, plus tôt que je ne pensais... j'ai trouvé vide la chambre de ma femme, la vôtre aussi, Hélène... J'ai appelé, cherché... Je suis descendu dans le parc... J'ai vu de la lumière et je suis venu... jusqu'ici... {Le silence embarrassé d'Hélène et de Jacques, le silence qui plane sur leur désarroi, le frappe. Il les regarde longuement tous les deux, et brusquement, d'une voix altérée, à Hélène :) Qu'est-ce qu'il y a?... Ce silence, me trouble... Vous me cachez quelque chose?... Quoi?... Hélène, répondez!... est Denise?

{Il s'avance vers elle qui recule en masquant avec un effroi instinctif la porte de la chambre à coucher.)

HÉLÈNE

Mais...

PIERRE, avec plus de force. est Denise?

HÉLÈNE

Vous le saurez, je ..

{Pierre, saisipar Vidée de la trahison, s'arrête, inter- roge du regard Hélène et Jacques, essaye de sonder leur mutisme, et désignant soudain la chambre :)

PIERRE

Elle est 1 Oh! je comprends maintenant... {A Jacques^ furieusement.) Et vous que je croyais mon ami... HÉLÈNE, s' interposant. Pierre, écoutez-moi!

5.

54 l'imprévu

l'iERRE, revenant vers la chainbre. Non! Non! Laissez-moi passer.

HÉLÈNE

Par toute l'afTection que j ai pour vous...

PIERRE

.le n'y crois plus!

HÉLÈNE

Eh bien! oui, Denise est là! C'est vrai!... Mais vous ne pouvez entrer. Elle repose! Elle a été souffrante, très souffrante...

PIERRE

A d'autres.

{Courte lutte. Il la repousse et pénètre dans la chambre. Hélène et Jacques sont seuls en scène. Secondes d'attente prostrée. Puis un cri épou- vanté du dedans : « Ah! »)

y HÉLÈNE

Mon Dieu! mon Dieu... qu'inventer?

.lACQUES

Qu'importe maintenant!... Il n'y a plus rien!

HÉLÈNE

Il y a Pierre!

{Pierre reparaît, hagard. Il tombe assis sur le fau- teuil près de la chambre. Il est tourné vers elle, vers le lit mortuaire qu'il aperçoit.) HÉLÈNE, d'un élan de tout Vêtre.

Mon ami!

PIERRE, Véloirjnant.

Elle est morte.

HÉLÈNE

Pierre...

ACTE DEUXIÈME 39

PIERRE

Denisel... partie... comme cela... C'est abominable. Je ne la verrai plus... qua travers ce souvenir... HÉLÈNE, torturée, à mi-voix. Sa douleur me fait mal...

PIERRE

Ces yeux, cette bouche qui mentaient... qui mentiront toujours!... Mortel... en me trompant... {A Hélène.) Et vous, et vous...

nÉLÈNE, avec un grand cri. Moi ! Je ne peux pas vous voir souffrir de la sorte !... Pierre, vous faites une affreuse erreur... Il n'y a ici qu'une coupable... Et... {Sa voix baisse, sourdement.) et ce n'est pas Denise!

PIERRE, tressaillant. Qu'est-ce que vous dites?...

{Jacques, qui, durant le début de cette scène, s'est tenu immobile, à demi caché aux rjeux de Pierre par Hélène, fait un pas, en balbutiant.)

JACQUES

Hélène...

UÉLÈiNE

Pierre, je vous jure sur tout ce que j'ai de plus sacré... Denise est innocente! Jamais elle ne vous a trahi... jamais!... Elle est victime de son dévouement, de sa tendresse pour moi...

PIERRE, ricanant.

Ahîahl

HÉLÈNE

Oui, c'est moi, moi qui l'ai contrainte de revenir cette p^it, chez Jacques... c'est moi qui l'ai entraînée pour

ab L IMPREVU

me soutenir, me seconder, à Theure la plus pénible de ma vie...

PIERRE

Comment?... Que voulez-vous dire?...

UÉLÈNE

J'aurais voulu que vous ayez assez de confiance en elle pour m'épargner une confession semblable... je croyais que vous ne sauriez jamais... j'étais la maîtresse de Jacques.

JACQUES, avec force.

Je ne veux pas...

PIERRE, en même temps. Vous! C'est faux!... C'est faux, voyons!...

HÉLÈNE

... Si pénible que cela soit, ne vaut-il pas mieux que j'avoue... toute la vérité... que je la crie!... {A Pierre.) Je veux, oui, je veux que Denise soit lavée de cet odieux soupçon... que vous cessiez de souffrir, au moins de cette douleur-là... C'est vrai! c'est vrai! Quel intérêt aurais-je à m'accuser?. .. J'ai été la maîtresse de Jacques !

PIERRE

Vous!

{Jacques, désemparé., n'ayant même plus la force ni le désir d'intervenir, s'est éloigné machinalement, pour aller s'abattre au fond, contre la commode, la tête dans ses mains.)

HÉLÈNE

Je l'étais hier encore... Souvent je suis venue ainsi, la nuit... (Elle jette son manteau, montre sa robe d'inté- rieur, son cou, ses bras demi-nus.) Rappelez-vous, quand je suis arrivée chez vous... au commencement de l'été, j'ai choisi cette chambre, sur la terrasse... pour être plus

ACTE DEUXIEME bi

libre, plus près... Mais, depuis quelque temps, notre liaison devenait une chaîne, nous nous aimions mal, je souffrais... J'ai cru que vous aviez compris, ce soir, quand j'ai parlé de l'amour avec cette violence...

PIERRE

Je me souviens.

HÉLÈNE

Je voulais rompre. Je venais à un dernier rendez- vous... Et comme j'avais peur d'être faible, j'ai prié Denise de m'accompagner, pour forcer ma lâcheté, pour mettre, entre Jacques et moi, l'impossible... PIERRE, ébranlé.

Votre accent de sincérité... votre souffrance me fe- raient croire... Mais non! Vous me leurrez, avec cette invention... Votre effroi, tout à l'heure quand je suis entré... Votre mouvement, devant cette porte... Non! Non! Plus j'y pense... Ce généreux mensonge... Non! Des souvenirs me frappent... J'avais surpris dans l'atti- tude de Denise... une gène... certains regards... tandis que jamais... entre Jacques et vous...

UÉLÈNE

Pauvre Nise!... coupable! Elle, si droite, si loyale!... Comment avez-vous pu supposer?... Elle était trop bonne, voilà tout!... Mais elle était au courant de notre aventure, et comme elle m'aimait... Souvent elle s'est interposée, entre Jacques et moi... elle a effacé plus d'un nuage...

PIERRE, douloureusement.

Que croire?

HÉLÈNE

Cette fois, après votre départ, nous avons eu toutes les deux, pendant que je me déshabillais, une longue

56

L rWREVU

me soutenir, me second à l'heure la plus pénible de ma vie...

I I IRE

Comment?... Que voulr//ous dire?...

J'aurais voulu que v.uir.ayez assez de confiance en elle pour m'épargner une confession semblable... je croyais que vous ne sauriez amais... j'étais la maîtresse de Jacques.

'fc force.

rme temps. aux. vovons!.

.lACOrE^

Je ne veux pas...

PIERRE,

Vous! C'est faux ' . r ,

... Si pénible que cela j'avoue... toute la voritr Je veux, oui, je veux qur soupçon... que vous ce- cette douleur-là... C'est aurais-je à m'accuser?. . . l la maîtresse de Jacques !

i ^E

Vous!

ne vaut-il pas mieux que ue je la crie!... {A Pierre.) ise soit lavée de cet odieux de souffrir, au moins de ! c'est vrai! Quel intérêt

{Jacques, déscmpn n le désir d'inlervrn pour aller s'ahalh la tète dans ses n

ayant même plus la force ni Vs/ éloigné machinalement, i fond, contre la commode,

Yoln-

(Dire... 1

Noo' P!,.

Je l'étais hier encore... >i vent je suis venuj nuit... {Elle jette son mn m, montre sa r^ rieur, son cou, ses bras ih us.) Rappelés je suis arrivée chez vou- u commenc j'ai choisi cette chambre. a terrasse

libre, plus près... Ma liaison devenait une cli souffrais. . . J'ai cru que ^ j'ai parlé de l'amour av

puis quelque temps, notre . nous nous aimions mal, je aviez compris, ce soir, quand 'tte violence...

Je me souviens.

Je voulais rompre, vous... Et comme j'av. Denise de m'accompagn» mettre, entre Jacques el

enais à un dernier rendez- peur d'être faible, j'ai prié

.)Our forcer ma lâcheté, pour

ù, l'impossible... ébranlé.

î... votre souffrance me fe- Vous me leurrez, avec cette tut à l'heure quand je suis

li devant cette porte... Non!

PIEi

Votre accent de sin- raient croire... Mais ne invention... Votre effroi, entré... Votre mouveme» Non! Plus j'y pense... r,( généreux mensonge... Non! Des souvenirs me frappa i .. J'avais surpris dans l'atti- tude de Denise... une g* ii«.. certains regards... tandis que jamais... entre Jacqueet vous...

Elle, lie,

Pauvre Nis Comment bonne, voi aventure inle

^>-/

, si loyale!...

e était trop

■ant de notre

vent elle s'est

effacé plus

eu toutes une longue

58 l'imprévu

scène, dans ma chambre... Elle rac dissuadait de venir... cette démarche folle, au milieu de la nuit!... Mais je ne vivais plus, je voulais en (inir... avec ma soulFrance... Je lui ai demandé de venir, malgré sa fatigue... Elle refu- sait, j'ai insisté... alors, elle a consenti... et sans même prendre le temps de changer de robe, elle a jeté un man- teau sur ses épaules... elle m'a suivie... et...^

[Elle s'arrête avec un apparent malaise. Elle cher- che, invente à mesure, fébrilement, grisée par son mensonge, la nécessité de convaincre. Jacques a relevé la têtef il écoule avec une stupeur boule- versée^ qui mesure petit à petit rétendue du sacri- fice, toute lor beauté de l'acte d'Hélène.)

PIERRE, avec une souffrance il y a autant de jalousie crédule que d'amour-propre ulcéré. Après!

HÉLÈNE

Après?... Oui, après... je me suis expliquée avec Jacques... si durement! Une rupture brutale... Des mots si bas, de tels reproches, qu'elle s'est élancée vers moi, en me voyant pleurer de tout mon amour détruit, mort à jamais... elle a crié : k C'est affreux! Partons!... » Elle était blanche comme un linge. Je l'ai prise par le bras, pour fuir avec elle... Jacques, désespéré de me voir m'éloigner ainsi, a brandi un revolver, menacé de se tuer... C'est à ce moment qu'elle a poussé un gémis- sement... comme une plainte d'enfant... Et elle s'est abattue, tout d'un coup...

PIERRE, murmurant, à lui-même, comme à la réalisation d'une menace redoutée. Oui...

UÉLÈNE

Nous venions de la porter là, sur ce lit... et nous nous

ACTE DEUXli:ME •>**

concertions, Jacques et moi, avec horreur... quand votre arrivée à l'improviste...

PIERRE, avec une anierlume si <jrande quelle dépasse le sens des paroles, révèle une affreuse misère inlime. Peut-être... oui... je comprends, à présent... Hélène! Hélène! Hélène !

nÉLÈNE, rappelée à la réalité devant le contre-coup de ses paroles dans l'âme de Pierre. Pierre ! . . . Vous ne me pardonnerez jamais ! . . . PIERRE, âpre, méprisant, de toute sa jalousie profonde, inavouée. Jamais!... J'avais tant de confiance en vous... Ah!... Comment avez-vous pu mêler Denise à tout cela! HÉLÈNE, confondue. Je... {Geste indifférent de Pierre.) Pierre, écoutez- moi!

PIERRE

A quoi bon?... Ce que vous pourriez dire maintenant n'empêchera pas le malheur d'être... Denise est morte... [Un temps.)U aussi cette Hélène que j'ai connue... Tout ce que j'aimais, vous l'avez tué!...

[Il remonte, brisé, vers le fond, entre dans la chambre. Hélène est debout, au centre de la scène, immobile, le visage ravagé. Elle semble contempler un mirage qui s'éloigne. Jacques, qui, jusqu'ici, a assisté avec une stupeur pros- trée, impuissante, à ce cruel débat, s'est levé, court à Hélène.)

JACQUES, à mi-voix. Vous l'avez sauvée !

(// veut lui prendre les mains. Elle le repousse avec désespoir.)

60 l'imprévu

HÉLÈNE

Ne me touchez pas!...

JACQUES

Comme vous souffrez!..,

HÉLÈNE, avec accablement. Moi, qu'importe!

•lACOUES

Elle n'avait pas tort de compter sur vous!... Quel sacrifice...

HÉLÈNE, distante. Quel sacrifice?

JACQUES

Je sais ce que vous venez de briser en lui, et en vous. Vous vous êtes immolée toute... Mais je ne veux pas... Ce serait trop injuste... Je vous délivrerai de ma pré- sence, de mon souvenir... Je vous le promets, oui, bien- tôt...

uÉLÈNE, suppliante, avec angoisse.

Taisez-vous! Taisez-vous!... Je suis à bout de forces. Appelez Nanon, qu'on en finisse!... qu'on emporte cette pauvre petite!... Préparez tout...

JACQUES, docilement. J'y vais...

{Il s'éloigne, sort par le deuxième salon. Il a Vair d'un vieilla7'd. Hélène, après une seconde de stu- 2)eur, se ressaisit, remonte vers la chambre. Pierre lui barre le passage, sort lentement, en refermant la porte derrière lui. Il s avance comme attiré vers Hélène, et presque sans la regarder. )

ACTE DEUXIÈME 61

Je ne sais ce qui se passe en moi... Ce coup tragique... Cette révélation... Je ne suis pas un monstre pourtant..; Je ne devrais penser qu'à la mort... Et malgré moi... Oui, je vous hais... Je devrais vous fuir, comme la cause de ma souffrance, rester là, près d'elle, à ge- noux... Et je ne peux me détacher devons!... Pauvre petite Denise!... Et maintenant qu'elle n'est plus, un remords me tourmente... Je me demande si j'ai été pour elle l'ami, le conseiller que j'aurai dû... Depuis que... (// lève les yeux vers Hélène, puis les en détourne.) Depuis longtemps, j'étais devenu indifférent, à côté d'elle. Elle l'avait deviné... Elle m'avait repris ce petit cœur que j'avais connu si tendre... Et savez-vous pourquoi j'avais changé... Parce que j'aimais...

HÉLÈNE

Pierre...

PIERRE

Silencieusement, sans me l'avouer d'abord, puis ardem- ment... Une femme que je croyais pure et noble... Une femme en qui j'avais mis toute ma pensée, tous mes espoirs... Pour elle j'ai négligé le délicieux petit être, un peu fou, un peu léger, qui repose là... Pour elle, pour cette amoureuse aux dehors vertueux, qui courait la nuit se donner à un autre, qu'elle n'aimait même plus !... Oui, pour cette femme-là...

[Jacques est rentré sur les dernières paroles de Pierre, qu'il écoute du fond.)

HÉLÈNE

Vous me torturez !

PIERRE

Je suis fou, pardon!... Vous étiez libre!.,. Vous ne me

02 l'imprévu

deviez rien... que de Tamitié peut-être... un peu plus de confiance... Et Denise serait là?

HÉLÈNE, pensant tout haut.

On mesure trop tard la portée de ses actes.

PIERRE

Trop tard!... Maintenant, tout est gâché, perdu...

HÉLÈNE

Pierre...

PIERRE, tranchant. Finissons...

(// se dirige vers la chambre, va y rentrer quand Jacques, qui a entendu, bouleversé, les dernières jjhrases échangées entre Hélène et Pierre, s'élance. Au moment Pierre va pénétrer dans la chambre, il l'arrête, d'un cri :)

JACQUES

Eh! bien, non, je ne peux plus!... Assez de men- songes... de sacrifice !... Denise était à moi !...

[Pierre se retourne, contemple, avec un regard de bête blessée, Jacques, puis Hélène éperdue.)

HÉLÈNE, balbutiant. Jacques!...

JACQUES, à Pierre, attestant Hélène. Denise était morte, quand j'ai fait appeler Hélène...

PIERRE, à Hélène. Est-ce vrai? HÉLÈNE, avec une gêne et une émotion douloureuses, la délivrance aussi d'une âme le jour rentre. Oui, Pierre...

ACTE DEUXIÈME 63

JACQUES

C'est assez d'un malheur ! Je saurai disparaître... Pour moi tout est fini... Vous!...

(Pierre demeure immobile, dans une incertitude cruelle, entre ses sentiments contradictoires : haine pour Jacques, douleur pour Denise, ten- dresse reconnaissante pour Hélène. Enfin, celle- ci est la plus forte. Après un regard de pardon, qu'il accorde, et qu'il demande à la morte, il con- temple longuement Hélène, d'un grave et long regard que Vamour malgré lui éclaire. Et avec une tristesse infinie :)

PIERRE

Nous!... Ah I pauvres êtres que nous sommes!... [Il prend, serre la main d'Hélène d'une lente, grave étreinte, qui est comme le symbole de leur affection, de Vunion future. Puis, se tournant vers la chambre, pieusement :) Allons près d'elle.

{Tous deux se dirigent alors en silence vers la morte, tandis que Jacques reste seul, anéanti, déjà hors du monde. Le rideau lentement tombe sur le salon Vaube blême pénètre et pèse la grande angoisse de la mort.)

IMRHIE DE LAGN'.Y

EUGÈNE FASgUELLE. ÉOITEUR, 11, RUb DE GRENELLK

CHOIX DE PIÈCES

BATAILLE (IleNHV). JL^Enchantement ; Maman Colibri 3 fr. 60

Le Masque; La. Marche nuptiale 3 fr. 50

Résurrection, braine en 5 actes 3 fr. 50

BKKNSrKIN (llKNiiYJ. Joujou. Comédie en 3 acles 3 fr. 50

Le Bercail. Coméiiie en 3 acles 3 fr. 50

La Rafale. Pièce en 3 actes 3 fr. 50

Le Voleur. Pièce en 3 actes 3 fr. 50

Israël Pièce en 3 actes 3 f r. 50

BKHION (l'iKiii-.E). La Rencontre. Pièce en i acles 3 fr. 50

BUIS (A OU) L'Aristocrate (ton/ ;;yro«). roèiiiedram.'ilique en i acles. 3 fr. 50

CAPUS (ALFiiEO). Les Maris de Léontine. Cumédie en 3 acles 3 fr. 50

La Veine. Oomeilio en 4 actes 3 fr. 50

Les Deux Ecoles Comédie en 4 actes 3 fr. 50

La Châtelaine Comédie en i actes 3 fr. 50

Notre Jeunesse. Comédie en 4 ailes 3 Ir. 50

Les Deux Hommes. Pièce en 4 actes 3 fr. 50

L'Oiseau blessé. Comédie en i actes 3 fr. 50

CAPUS (A.) et DKSCAVKS (L.). L'Attentat. Pièce en 3 actes 3 fr. 50

CROISSKT (K. DE). Le Bonheur, Mesdames! Comédie en 4 acles. 3 fr. 50

DO.NNAY (Maurice). Théâtre complet. Tomes I, II, 111 etIV, chacun.. 3 fr. 50

BO.NNAY (M.) et OKSCAVfc;S (L.). Oiseaux de passage. 4 actes.... 3 fr. 50

UUVAL (G.) et ROU.V (X.). Le Chant du Cygne. Comédie en 3 actes. 3 fr. 50

FA UCIIOIS (Ke.né). Beethoven Pièce en 3 acles, en vers 3 fr. 60

GANDILLOT (LÉON). Vers l'amour. Pièce en ô acles 3 fr. 50

GAVAULT (Palli. La Petite Chocolatière. Comédie en 4 actes.... 3 fr. 50

MACTliUl.INCK. Monna Vanna. Pièce en 3 acles 2 fr. >

Joyzelle. l'ièi-e en 5 actes 3 fr. 50

Ij'Oiseau bleu Féerie en 5 actes et 10 tableaux 2 fr. 50

MAGHK (Mauiuce) et GAILHARD (A^DltÉ,. La Pille du Soleil. Tra- gédie 1^ nrjue en 3 acles (Poème et purtition; 3 fr. 50

MENUES (Catulle). Médèe. Tragédie en 3 actes, envers 3 fr. 50

Scarron. Comédie tragique en 5 actes, en vers 3 fr. 50

Glatigrny Drame funambulesque en 5 actes et 6 tableaux, en vers... 3 fr. 50

Sainte Thérèse. Pièce en 5 actes et t) tableaux, en vers 3 fr. 50

L'Impératrice. Pièce en 3 actes et 6 tableaux 3 fr. 50

Théâtre en prose... 3 fr. 50

Théâtre en vers 3 fr. 50

MIRHEAU (Octave). Les Mauvais Bergers. Pièce en 5 actes 3 fr. 50

Les Affaires sont les Affaires. Comédie un 3 acles 3 fr. 50

Le Foyer. Comédie en 3 actes (avec Thadee Natanson) 3 fr. 50

RICIIËI'IN (JACQUES) Cadet-Roussel. Comédie en 3 actes, en vers... 3 fr. 50

Falstaff. Cumédie en 5 acles, en vers 3 fr. 50

La Marjolaine. Pièce en 5 actes, en vers 3 fr. 50

RICHEPIN (Jean). Par le Glaive. Edition in-8 4 fr.

La Glu. Drame en 5 actes et 6 tableaux. Edition in-8 4 fr. »

Monsieur Scapin. Comédie en 3 acles, en vers. Edition in-8 4 fr. »

Vers la Joie. Conte bleu en 5 acles, en vers. Edilion in-8 4 fr. »

Le Chemineau. Drame en 5 actes, en ver». Edition in 8 fr. »

La Martyre Drame en 5 acles, en vers 3 fr. 50

Don Quichotte. Iirame hèroï-uomiqiie en 3 (larties et 8 tableaux, en vers 3 fr. 50 RICHEPIN (Jean) et CAI.N (Heniii) La Belle au bois dormant.

Fterie lyrique en IH.iblsaux. eu vnrs 3 fr. 50

ROSTAND (Edmond). Les Romanesques. Comédie en 3 actes, envers. 3 fr. 50

La Princesse Lointaine. Pièce en 4 acles, en vers 2 fr. »

La Samaritaine Evangile en 3 tableaux, en vers 3 fr. 50

Cyrano de Bergerac Comédie en 5 acles, en ver» 3 fr. 50

L'Aiglon. Coiiii'die en 6 acles, en vers 3 fr. 50

WOLFF (Pierre) L'Age d'aimer. Comédie en 4 actes 3 fr. 50

Le Ruisseau Comédie en 3 aile» H fr. 50

Le Lys. Pièce en 4 acles (avec Gaston Lerou.x) 3 fr. 50

IC207. L. -Imprimeries réunies, rue Saint-Benoit, 7, Paris

PQ Margueritte, Victor

234-7 L imprévu

M33I5

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