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Littérature américaine
LIBRAIRIE ARMAND COLIN
Histoires des Littératures
Chaque volume in-8° écu : relié toile . — broché,
Littérature italienne, par Henri Hauvette.
(Ouvrage couronné par l'Acadhriie française.)
Littérature espagnole, par James Fitzmaurice-Kelly (traduction Henrv-D. Davray).
Littératvire anglaise , par Edmund Gosse (traduction Henry-D. Davray).
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Littérature japonaise, par William George Astox (traduction Henry-D. Davray).
Littérature arabe, par Clément Huart.
HISTOIRES DES LITTÉRATURES
Littérature
f •
américaine
PAR
WILLIAM P. TRENT
Professeur de littérature anglaise à Columbia University
TRADUCnON DE He\ry-D. Davray
Librairie Armand Colin
Rue de Mézières, 5, PARIS
1 9 I I
Tous droits réservés.
BlfiLIOTHfCA
19 11
LITTÉRATURE AMÉRICAINE
PREMIÈRE PARTIE LA PÉRIODE COLONIALE
(1607-1764)
CHAPITRE I
LES PREMIERS COLONS
Il y a Heu de se demander, quand on entreprend de faire connaître une littérature, s'il vaut mieux la pré- senter toute i\ son avantage, dùt-on supporter les consé- quences de ce risque, ou bien la faire voir sous son pire aspect et bénéficier ensuite des avantages de cette modestie. En matière de littérature américaine, toutefois, l'historien n'a pas le choix; car son œuvre et lui doivent d'abord se faire connaître du lecteur, sinon absolument sous leur plus triste jour, du moins sans qu'il leur soit donné l'occasion de se montrer sous un jour meilleur. Il serait difficile de concevoir une littérature plus terne, au point de vue de sa valeur esthétique intrinsèque, ou, en d'autres termes, moins riche en œuvres remarquables par l'imagination ou par l'idée, que le mouvement litté-
LITTKRATCnE AMÉRICAINE. '
2 LA PÉRIODE COLONIALE (1607-17G4)
raire des colonies américaines avant la Révolution. Sans doute, la littérature anglaise, de 1050 à 1200, possède elle aussi de formidables qualités soporifiques. Nous lais- serons à de savants spécialistes le soin de décider sur ce point.
Qu'il nous suffise de rappeler que la Grèce offre presque aussitôt à celui qui l'étudié la figure d'Homère, alors que l'Amérique n'a que le Bay Psalm Book.
Pourtant, la littérature qui est représentée dans la prose par les noms de Cooper et de Hawthorne, dans la poésie par ceux de Longfellow et de Whittier, et, dans les deux ensemble, par les noms d'Emerson, de Lowell et de Poe, doit être étudiée à la clarté — ou, si l'on veut, à l'obscurité — de la pseudo-littérature qui s'honore des noms rien moins que cosmopolites de Mrs. Brad- street, de Michael Wigglesworth et de Cotton Mather.
En examinant l'histoire de la littérature coloniale ou, plus généralement, l'histoire même des colonies, le lec- teur devra surtout fixer son attention sur deux centres d'influences, la Virginie et le Massachusetts, quoique la Pennsylvanie commence à prendre de l'importance après que Franklin se fût retiré à Philadelphie. Deux sortes d'influences ont rayonné de ces deux groupes que nous avons désignés sous les noms de « Cavaliers » et de « Puritains ». Bien que beaucoup de faux jugements aient été portés sous le couvert de ces noms, leur utilité ne laisse pas d'être trop flagrante pour qu'on les repousse avec mépris. Aussi bien est-il parfaitement correct d'employer le terme de « Cavaliers » à l'égard des colons de Virginie, quoiqu'ils ne fussent pas tous de bonne naissance et que plus d'un présentât les traits distinctifs d'un « Puritain » ; il est aussi suffisamment juste d'user de la dénomination de « Puritains », k
LES PUEMIERS COLONS
l'égard des colons du Massachusetts, quoiqu'ils fussent d'aussi bonne extraction que les Virginiens et parfois entiches d'orguoll de famille et de caste tout autant que le « Cavalier » de la tradition. Bref, on peut dire que la Virginie est une réplique du Comté anglais avec ses caractéristiques « Cavalier », et le Massachusetts une réplique, ou plutôt un agrandissement du « borough » anglais, avec ses caractéristiques puritaines; et nous pouvons ici prendre ces deux colonies comme types des autres plantations du Sud et de la Nouvelle-Angle- terre. Il s'ensuit que, pour étudier leur littérature, il faut sans cesse se reporter à l'Angleterre du xvii* siècle
— l'Angleterre des Herrick, des Cleveland et des Lovelace, en même temps que des Milton, des Bunyan et des Baxter.
Ce n'est pas là chose difficile quand, ouvrant n'im- porte quel ouvrage traitant de la littérature américaine, on se trouve face à face avec le nom — sinon le portrait
— de cette relique de la chevalerie errante, le capi- taine John Smith! Ce vaillant héros ne peut manquer de ramener notre pensée sur l'Angleterre jacobite, par cette simple raison qu'il n'a jamais cessé d'être anglais malgré toutes ses escapades, réelles ou fictives, en pays étran- gers. Quelle que soit la part qu'il ait prise h l'établisse- ment de la première colonie anglaise durable sur le sol américain (Jamestown, 1607), il ne renonça jamais à ses origines et il reste h tous points de vue un écrivain anglais bien plus qu'américain. Mais les historiens ont une double raison de le réclamer pour la littérature américaine : d'abord la pénurie d'écrivains et de livres lisibles produits par la colonie; et ensuite l'indifférence relative des érudits britanniques envers ses compilations bizarres, informes, mais intéressantes. La logique, plus
4 LA PÉRIODE COLONIALE (1607-1764)
encore que rinclifférence, interdit à la littérature améri- caine de s'occuper avec quelque insistance, soit de lui, soit de ces aventuriers de la première heure, tels que George Percy, William Strachey et George Sandys. Quand il s'agit de littérature américaine, on ne saurait certes nier qu'il ne soit avantageux de se réclamer d'un Percy « originaire du Northumberland » ; ni (j^ue la description que fit Strachey d'un ouragan fameux puisse bien avoir influencé Shakespeare quand il écrivit La Tempête. Il est particulièrement agréable aussi de cons- tater que George Sandys a réussi h mener à bien, sur les bords de la rivière James, sa traduction des Méta- morphoses d'Ovide. On ne saurait non moins se réjouir de ce que le poète ait conservé dans son exil de si hautes préoccupations et que son amical conseiller, Michaël Drayton, n'ait marqué aucune mésestime pour la Virginie; cependant ce sont des emprunts à la littéra- ture britannique : l'historien indépendant ne leur accor- dera qu'une attention passagère et s'attachera surtout, sinon exclusivement, aux auteurs et aux ouvrages qui sont les produits particuliers du terroir.
Il est toujours plus facile de parler d'indépendance que d'y atteindre en fait. Nous pouvons écarter sans grande perte les Anglais du xvii^ siècle qui vinrent en aventuriers sur le sol américain mais retournèrent tôt ou tard mourir dans la mère-patrie. Nous ne pouvons pas aussi aisément écarter ces immigrants moins maté- riels que sont les influences — mœurs, coutumes, tra- ditions, croyances, — et qui, débarquant avec les pre- miers colons, firent de l'Amérique ce qu'elle continue à être : une extension, un prolongement de l'Europe. Certains Européens pourront être enclins à désavouer leur progéniture; certains Américains, à oublier leur
LliS PKEMIEHS COLONS
parenté; mais il n'en reste pas moins ce lait ([ue le Nou- veau-Monde, depuis la venue de Christophe Colomb, n'est pas et ne peut être indépendant de l'Ancien.
Cette dépendance toutefois ne va pas sans des avan- tages bien définis; elle nous délivre, par exemple, de l'obligation de consacrer des pages fastidieuses à la description des colonisateurs du xvii* siècle et à l'abrégé de leurs annales. Représentant en général deux classes bien tranchées de la population anglaise au début du xvii*^ siècle, ils lurent plus tard renforcés par de petits groupes de Hollandais, de Suédois, d'Allemands et de Huguenots et, au siècle suivant, par quelques Ecossais des Hautes Terres et une quantité considérable d'Irlan- dais. La Virginie aussi devint, pendant quelque temps, le refuge du gibier de potence et d'autres individus peu recommandables, et toutes les colonies s'accrurent de cargaisons d'esclaves nègres; mais toute cette population n'avait aucune aspiration littéraire et elle n'eut non plus d'inlluence notable sur les traits caractéristique des Puri- tains de la Nouvelle-Angleterre, ni sur ceux des Cavaliers de la Virginie et des colonies voisines. Dans la réoion centrale qui comprend New York, la Pennsylvanie, le New Jersey et le Delaware se développa un type de population qui tenait le milieu entre les deux extrêmes. Mais lii où tout était primitif, les dissemblances de mœurs, de coutumes et de croyances importaient peu, et même la production littéraire en Pennsylvanie ne com- mença à donner que lorsque les colonies s'unirent dans les premiers tressaillements de l'idée nationale.
Nous avons maintenant it nous représenter des aven- turiers, des vauriens, de braves citadins et de simples paysans et, plus tard, des gentilshommes campagnards anglais, ou leurs fils, remontant les rivières de la Vir-
G LA PERIODE COLONIALE (1607-1764)
ginie, créant de vastes plantations, en bons termes ou en lutte avec les Indiens qui leur avaient fait connaître le tabac dont les feuilles devaient être pendant long- temps leur principale ressource. On peut s'attendre h ce que, dans un pareil milieu, ces nouveaux habitants aient développé la rudesse de leur caractère, aristocra- tique pourtant, qu'ils aient conservé leur intrépidité, leur goût de l'hospitalité généreuse, qu'ils aient exigé le droit de tenir des assemblées délibérantes et qu'ils n'aient cessé de se quereller avec leurs gouverneurs et leurs voisins du Maryland. Si l'on remarque qu'ils n'avaient pas de capitale populeuse qui leur fournit le contact des esprits — indispensable pour un commerce intellectuel — , que les exigences de la vie matérielle acca- paraient leur énergie, que leurs instincts rudimentaires pour le plaisir étaient amplement satisfaits par la chasse au gros gibier et par d'autres sports ruraux, que, par- dessus tout, ils ne ressentaient pas d'impulsion artistique profonde, qu'ils n'avaient guère hérité de traditions et d'aspirations littéraires, on ne saurait s'étonner que le savoir et la littérature les aient peu préoccupés et que le moindre de leurs griefs contre leur tyrannique mais intéressant gouverneur, Sir William Berkeley, ait été les mesures qu'il prit contre l'enseignement et contre les imprimeurs. De tels hommes furent capables de se sou- lever, sous la conduite de Nathaniel Bacon, pour la défense de leurs droits (1676), mais la page d'histoire qu'ils écrivirent alors devait manquer forcément de perspective. Tandis qu'ils chassaient leurs gouverneurs, qu'ils repoussaient les Indiens et qu'ils plantaient le tabac, la guerre de Trente Ans dévastait l'Allemagne. Richelieu faisait de la France la première puissance de l'Europe ;Mazarin et Louis XIV continuaient son œuvre;
LES PHEMIERS COLONS
Charles I" perdait son trône, CromAvcll imposait la puissance de l'Angleterre et Charles II l'ébranlait; Milton composait son sublime poème épique; des éru- dits fameux recueillaient el accroissaient les trésors delà Renaissance; de nobles artistes peignaient d'immortels tableaux, et la science moderne naissait. Et faut-il s'étonner que, lorsqu'il s'agit des choses de l'esprit, nous, — les possesseurs tranquilles de l'immense contrée que déchiffrèrent ces courageux pionniers , — nous tournions instinctivement nos regards vers l'Europe de Galilée, de Molière et de Rembrandt!
Il en est de même si, des bois verdoyants et des larges cours d'eau de la Virginie, nous portons notre attention vers le rivage glacé mais pittoresque de la Nouvelle- Angleterre. Les Pèlerins qui atterrirent à Plymouth en 1620 et les pieux hoberaux et citadins qui, dix ans plus tard, accompagnèrent Winthrop à Massachusetts Bay obéissaient certes h des inspirations élevées et dignes encore d'un respect éternel. Beaucoup de leurs chefs, Bradford, Winthrop, le capitaine Standish et Roger Williams, entre autres, possédaient des qualités étrangement stimulantes et entraînantes; mais, en fin de compte, les annales de la Nouvelle-Angleterre coloniale manquent tout aussi tristement de perspective. Les réfu- giés de Scrooby et les étudiants de Cambridge qui fuirent la tyrannie de l'archevêque Laud furent d'excel- lents fondateurs de vaillantes républiques; mais leur descendant, James Russel Lovvell, était loin d'avoir tort quand il écrivait :
« Le Passé ne nous a pas accordé l'imposition de ses mains vénérables pour nous transmettre cette mystérieuse influence dont la force réside dans sa continuité. Nous sommes à l'Europe ce que l'Église d'Angleterre est à
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celle de Rome. Celte dernière, respectable dame, peut être la femme eu rouge, ou la bètc à dix cornes, si vous voulez; mais à elle sont dévolus tous les héritages; à elle, ce vaste domaine spirituel de la tradition, qui est nulle part et cependant partout, et dont les revenus ne sont pas moins fructueux pour être prélevés sur l'imagi- nation. »
Les imaginations de bien des gens, qui ne jugeraient pas inconvenant de gratifier TEglise de Rome d'une épithète encore plus discourtoise et malséante que celle de « respectable dame », suffiraient à produire les revenus dont parle Lowell ; mais le monde est incapable de s'intéresser aux guerres des Pequot et du roi Phi- lippe (1637 et 1675), aux luttes soutenues contre les Français et leurs sauvages alliés, h la création de villes et de colonies, à la fondation du collège d'Harvard (1636), ou même à la persécution des sorcières de Salem. La sévère aristocratie des hommes d'église et des magistrats, la franche démocratie des fermiers dévots, des marchands économes, des hardis pêcheurs et des marins aventureux, a un intérêt pour les Américains modernes; et une fois au moins a-t-elle fourni ii un véritable artiste de lettres les matériaux d'une belle œuvre. Pourtant il faut se rappeler (|ue l'auteur de Tlie Scarlel Leiler n'est pas encore un éciivain d une noto- riété universelle. Et quoi que Hawthornc ait pu faire pour eux au point de vue littéraire, (;es puritains des premiers temps de la Nouvelle-Angleterre n'ont fait que peu ou rien pour eux-mêmes; pourtant, au contraire des colons du Sud, ils avaient prolité, grâce aux villes assez nombreuses de leur contrée, des avantages de la soli- darité sociale. Dénués d'impulsions artistiques bien pro- fondes, c'est vers la religion (|ue tendaient leurs instincts
I.ES l'IlEMIEIlS COLONS
et leurs aspirations, et ils leur doimcrent libre cours dans la littérature — si nous pouvons désigner ainsi leurs écrits — aussi ])icn (juc clans leur vie quotidienne. Mais leur religion ('trolte contribua surtout à former des caractères inllexiblcs. Hostiles aux cérémonies rituelles, ils ne peignirent aucun tableau mystique et, au lieu d'une Divine Comédie on d'un Paradis perdu, ils donnè- rent au monde un Jour du Jugement. Ils ont récolté ce qu'ils ont semé, car le monde moderne ignore — quand il ne méprise pas — les hommes qui se contentent d'être des Unita riens et de rendre leur culte au bien, alors qu'ils auraient pu être des Trinitariens et le rendre aussi bien h la vérité et à la beauté.
CHAPITRE II
LES VERSIFICATEURS DU XVIP SIECLE
On s'est souvent demandé pourquoi les contemporains de Shakespeare qui fondèrent Jamestown et ceux de Milton qui fondèrent Boston et Providence n'ont pas réussi à laisser une littérature qui fût à quelque degré digne de l'admiration de la postérité. Les admirateurs fervents de tout ce qui touche l'Amérique ne manquent pas d'invoquer en réponse les effets déprimants de la fatigue physique de ces hommes dont tout l'effort était absorbé par le défrichement des forêts, les attaques des Indiens, la culture des champs de tabac et de maïs. A première vue, cette réponse semble assez plausible.
Mais il n'est nullement évident que les vicissitudes du XVII® siècle, ou plutôt le monotone développement matériel de la première moitié du xviii^, aient privé les colonies américaines de beaucoup d'écrivains. Ceux des aventuriers qui avaient des dons poétiques trouvaient le temps de s'y adonner : nous en avons la preuve en George Sandys, poursuivant sa traduction des Métamor- phoses au milieu des marécages de Jamestown. Les poètes élégiaques, ecclésiastiques pour la plupart, trou-
LES VERSIFICATEUHS DU XVll" SIECLE 11
valent, malgré la longueur de leurs sermons, d'abondants loisirs pour courtiser la lugubre muse, et ils n'étaient pas h court de sujets.
A l'époque correspondante en Angleterre, le purita- nisme produisait des hommes comme Milton, Baxter et Bunyan, mais il existait aussi une infinité d'autres poètes sans valeur, et c'est à ces derniers (ju'on peut comparer leurs contemporains de la Nouvelle-Angleterre.
Dans la Virginie, la production poétique n'est pas meilleure. Les « Cavaliers » d'Angleterre se targuent de noms tels que ceux de Carew et de Suckling, poètes de cour bien plus qu'interprètes de leur classe sociale; mais la cour des gouverneurs de Jamestown n'était qu'une pâle copie de celle des Stuarts.
Le canon de Dunbar et deWorcester n'eut qu'un bien faible écho sur les rives du James et du Potomac, et la « Rébellion » de Bacon, bien qu'elle ait inspiré un bon poème, n'était pas suffisamment héroïque pour convertir la Virginie en un « nid d'oiseaux gazouilleurs ». Mainte- nant que nous avons passé en revue quelques-unes des raisons pour lesquelles l'Amérique ne compte aucun grand poète dans sa littérature du xyii*^ siècle, nous allons examiner l'œuvre de quelques-uns de ses versificateurs.
Il est fort naturel que les colons de Virginie aient consacré leur talent îi dépeindre leur condition et à encourager d'autres aventuriers à braver les périls de l'Océan. La plupart ont écrit en prose et nous y revien- drons plus loin; mais l'une au moins de ces relations fut rédigée en vers par Richard Rich qui entreprit, pendant l'été de 1609, le voyage de Virginie, retourna en 1610 en Angleterre et voulut par la suite revoir encore le Nouveau-Monde. Il se dénomme, dans la préface de ses Newes froin Viii^inia (1610), « un soldat brutal et sin-
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cère » et déclare qu'il écrit en vers « simplement pour satisfaire sa propre fantaisie ». Peut-être espérait-il tirer assez d'argent de son poème pour payer le prix d'une seconde traversée ; mais rien n'indique que Rich soit retourné en Virginie pour y cultiver à la fois sa muse et ses plantations de tabac; il n'est donc pas sûr que la littérature américaine puisse légitimement réclamer son nom. D'ailleurs il est loin d'éveiller autant de revendi- cations que George Sandys qui, de 1621 à 1625, suivant en cela le conseil de Drayton, travailla à achever la traduction des Métamorphoses qu'il avait entreprise avant de quitter l'Angleterre. 11 devait se passer bien des années avant qu'on écrivît en Amérique, soit en Virginie, soit dans les colonies du Nord, une poésie aussi élégante et aussi expressive.
Sans être aussi imparfaits que la ballade de Rich, les premiers essais prosodiques des Pèlerins et des Puritains étaient peut-être moins honorables pour leurs auteurs, personnages plus ou moins doctes et non pas seulement soldats de fortune. Les méditations historiques versifiées du gouverneur delà colonie de Plymouth, William Brad- ford ; la description de la Nouvelle-Angleterre en hexa- mètres latins, par le Rév. William Morell {Noi'a Anglia, iG'2.')), que leur auteur traduisit en distiques anglais; les étranges poèmes descriptifs de William Wood, topo- graphe émérite qui enjoliva son New EngiancCs Pros- pect (1634) d'une nomenclature des arbres, des pois- sons et des animaux indigènes qu'aurait pu envier Walt Whitman; les anonymes New EnglancVs Annoyaiices, tout cela, réellement dénué de mérite poétique, peut s'énumérer sans regret. Mais c'est dans le fameux Bay Psalm Book que nous trouverons un intéressant exemple d'excessive imperfection. Cette curiosité littéraire, le pre-
LES VERSIFICATEtnS DU XVIl" SIECLE 13
micM- -( livre » (|ui ait paru clans rAmérique brilannique, lut publiée par les soins de Richard Mathcr, 'ihonias Welde et le fameux John Eliot, et imprimée l\ Cambridge en 1640 par Stcphcn Daye qui, rannéc d'avant, avait monté la premirro imprimerie du Nouveau -ÎNIonde. (^omme on pouvait s'y attendre, cette œuvre était plus Iruste encore que celle de Sternhold et d'Ilopkins , mais comme le recueil satisfaisait les consciences sen- sibles de ceux qui désiraient « à leur guise chanter dans Sion les louanges du Seigneur », il atteignit le but que visaient ses éditeurs et il ne méritait pas tout le ridi- cule dont on l'a couvert par la suite. Pourtant il ne satisfaisait pas tout le monde, car, dix ans plus tard, le célèbre Rév. John Cotton se crut obligé de publier une singulière brochure pour montrer que le fait même de chanter les psaumes dans une version littérale était un exercice divin. Sans la sincérité religieuse qui l'inspira, le J3ai/ Psalm Book représenterait le comble du gro- tesque. Ayant eu sa pieuse utilité, il peut être à présent relégué aux a débarras » des curiosités littéraires.
Pendant la Période Coloniale en Nouvelle-Angleterre, ce sont les épitaphes, les élégies, les pièces commémora- lives qui eurent le plus de vogue. Beaucoup de ces pro- ductions apparaissent à la même époque dans la vieille Angleterre, mais sans qualités beaucoup plus marquées. Bien que quatre ou cinq des plus grands poèmes anglais aient appartenu h ce genre de poésie, il en est proba- blement du vers élégiaque anglais comme du vers grec, c'est-h-dire qu'aucune autre forme poétique ne tolère plus de médiocrité de la part du poète ou du versi- ficateur. Ce fait, et aussi les rapports évidents entre les méditations sur la mort et les caractéristiques religieuses des Puritains, expliquent suifisamment l'abondance en
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Nouvelle-Angleterre des vers commémoratifs. L'un des premiers qui s'adonnèrent à ce genre d'élucubration fut un ecclésiastique, John Cotton. Le poème panégyrique qu'il consacra à la mémoire de son collègue de Hartford, Samuel Stone, peut être cité comme un spécimen du tribut que la Nouvelle-Angleterre apporta à l'ensemble de cette poésie « fantastique n, dont les meilleurs exemples se rencontrent dans l'œuvre du poète anglais John Donne. Les ecclésiastiques qui se permirent ces concessions à l'art méprisé du calembour et du jeu de mots se montrèrent cependant capables de rivaliser avec leurs frères britan- niques, particulièrement dans un genre plus inférieur encore, celui de l'anagramme. L'allusion de Cotton Mather à l'habileté du Rév. John Wilson dans ce dernier sfenre
o
est digne d'être citée :
o
His care to guide liis flocks and feed his lambs
By words, works, prayers, psalms, altns, and anagrams'.
La gradation est suggestive; mais il ne faut pas la pousser trop loin.
11 y a lieu de noter, dans cet ordre d'idées, que beau- coup de poèmes de cette époque se sont trouvés con- servés dans des ouvrages en prose, dont nous parlerons dans les chapitres suivants. Sur les passages assez fré- quents où les auteurs de ces ouvrages insèrent des vers de leur propre fabrication, la critique fera bien de garder le silence. Pour cette raison les divagations poé- tiques de Nathaniel Ward, dans son Simple Cobbler of Ai^awam, ne méritent aucune attention, mais les vers qu'il écrivit en tète de The Tenth Muse de Mrs. Brad- strcet et dans lesquels il la qualifie, avec plus de vérité
1. •< La sollicitude qu'il apporta à guider ses troupeaux, et à nourrir ses agneaux avec des paroles, des œuvres, des prières, des psaumes, des aumônes et des anagrammes. »
LES VEUSIFICATEURS DU XVIl" SIECLE 15
que de poésie, de « vraie fille de Du Bartas », nous con- duisent à examiner la seule figure qui, dans les origines de notre poésie, offre un intérêt appréciable.
Anne Bradstreet, née en Angleterre en 1612, était la fille de Thomas Dudley, plus tard gouverneur du Massachusets. Très versée dans les études classiques et familière avec les principaux écrivains de son temps, Anne Bradstreet subit surtout l'influence de l'école « fan- tastique » de Quarles et de Sylvester et, par ce dernier, de Du Bartas. A seize ans, elle épousa Simon Bradstreet, type de puritain éclairé qui, par l'éducation qu'il avait reçue à Cambridge, était le mari tout désigné d'une femme si bien douée. Deux ans plus tard, en 1630, le ménacre émiçfra en Nouvelle-Ansfleterre et s'établit fina-
o o o
lement près d'Andover en 1644. Tout en écrivant un grand nombre de poésies, Mrs. Bradstreet était devenue mère d'une nombreuse famille, et son mari avait acquis cette réputation de modération et de bon sens qui devait faire de lui le gouverneur de la colonie. En 1650, les poèmes d'Anne Bradstreet furent publiés à Londres sous un titre dont la première phrase prouve suffisam- ment dans quelle haute estime la tenaient ses contem- porains : The Tenth Muse, lalehj spj-ung np i?i America. Il est juste d'ajouter que 1' « aimable auteur » n'était en rien responsable de cette tentative de glorification du génie féminin, et cependant elle avait de son sexe une excellente opinion, comme le prouvent clairement ses vers « En l'honneur de la reine Elisabeth ». Au cours d'un séjour qu'il fit à Londres, son beau-frère, le Rév. John Woodbridge, soucieux de la gloire de la Nouvelle- Angleterre, avait cru faire plaisir à sa belle-sœur en publiant, avec un certain nombre de ces poèmes lauda-
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tifs alors à la mode, des compositions qui, selon ses propres paroles, avaient « fait tant d'impression sur son cerveau aride ». Mais la poétesse rougit de ces compo- sitions quand elle les vit imprimées, et elle écrivit une sorte d'envoi où elle parlait de son livre comme d'un « enfant égaré ». Elle avait perdu pied dans ce flot de bizarre afFectation qui, parti d'Espagne et d'Italie, avait balayé la France et l'Angleterre avec les eflets les plus désastreux. Le « profond savoir », la « sévère théologie » qu'elle rencontra dans Tencyclopédique Création de Du Bartas, l'avaient éblouie, ainsi qu'elle le confesse dans le poème qu'elle écrivit en l'honneur du poète français; et cela d'autant plus, comme l'ont justement fait observer ses commentateurs, que ce Français était un disciple de Calvin,
Fidèle à ses concepts puritains sur la valeur didac- tique de la poésie, et à l'exemple de ses maîtres anglais, Mrs. Bradstreet s'attacha surtout à décrire « les quatre éléments, les constitutions, les âges de l'homme, les saisons de l'année ». A ce vaste plan elle joignit « un épitome exact des quatre monarchies, savoir : les Assy- riens, les Perses, les Grecs, les Romains ». Elle offrit encore aux lecteurs « un dialogue entre la Vieille et la Nouvelle-Angleterre à propos des troubles récents » et divers autres poèmes plaisants ou sérieux. Cette poésie peu délectable, si bien adaptée cependant aux goûts de l'époque, n'a plus à présent aucune valeur sinon pour l'historien littéraire.
Bien que Mrs. Bradstreet ait été le meilleur poète de l'Amérique du xvii^ siècle, ce n'est pas elle pourtant qui écrivit le meilleur poème. Si Nathaniel Bacon, le hardi rebelle de la Virginie, était descendu dans son obscur tombeau sans VEpilaph uiade bij his Man, la poésie coloniale américaine eût été privée de son plus beau,
LES VF.nsiKICATl-URS DL XVir SIKCI.E 17
sinon peut-ùtre de son unique joyau. Car en cette épi- taphe nous possédons très probablement le seul poème dans le vrai sens du mot — le seul produit d'un art poé- tique soutenu — c[ui ait été écrit en Amérique au cours du siècle et demi qui suivit la fondation de Jamestown. Et Andrew ÏNlarvell n'aurait pas eu i\ rougir de ces vingt-deux strophes si on avait pu les lui attribuer. C'est par une ironie de la destinée que ce dévoué frère d'armes — qui, dans un milieu plus favorable, aurait ajouté l'éclat de sa gloire à la pléiade des poètes de la Restauration, — n'a laissé après lui, non seulement aucun autre poème connu, mais pas même son nom. Quoi qu'il en soit, ces strophes nous restent, avec la vive réfutation satirique qu'elles provoquèrent, et il a rempli la tache qu'il s'était imposée de défendre dignement le caractère énigmatique de son chef.
Revenant maintenant h la Nouvelle-Angleterre, nous ne pouvons manquer de mentionner les vers souvent cités que Benjamin Woodbridge composa sur John Cotton :
— living, breathing Bible; tables where Bolh covenants at large engraven were i.
Bien quil ait été le premier diplômé de Harvard, Woodbridge retourna si vite en Angleterre que son hyperbolique tribut appartient plutôt h la littérature anglaise, qui n'en a pas besoin. Un autre diplômé de Harvard, qui devint par la suite le président de cette Université, Urian Oakcs (1631- 1687), qu'on surnomma le Lactance de la Nouvelle-Aiirrleterre, a consacré à la mémoire du Rév. Thomas Shepard (1677) une élégie qui est un produit attardé de l'école « fantastique » et mérite assez
1. ■■ ... Bible vivante, tables où l'une et raulrc loi sont gravées tout au long. »
LlTTÉnATUIlE AMÉniCAINK. 2
18 LA PERIODE COLONIALE (1607-1764)
mal les éloges enthousiastes qu'on lui a parfois décernés.
Après de telles élégies, c'est un soulagement de se tourner vers la simplicité des poésies du grand-père maternel de Franklin, Peter Folger, dont le Looking- Glass for the Times fut publié en 1677. Ce poète est rOrm et son œuvre est VOrmulum de l'Amérique '. On a découvert dans VOrmulum une effusion poétique à propos d'un agneau, mais aucun élan inspiré n'éblouira les lec- teurs du prolixe Folger. Toutefois il faut se montrer indulgent à l'égard d'un champion aussi résolu de la liberté de conscience; le petit-fils, qui s'est montré géné- reux, nous a dit que le poème de son ancêtre était écrit « avec une mâle franchise et une agréable simplicité », et, à condition d'enlever à l'épithète d' « agréable » toute idée de charme, nous admettrons ce jugement émis par un personnage absolument dénué de sens poétique.
Nous arrivons au premier barde né en Amérique, le « savant maître d'école, médecin et poète renommé de la Nouvelle-Angleterre », ainsi qu'il est désigné sur sa pierre tombale : Benjamin Tompson né h Braintree, Massachusetts, en 1642, mort à Roxbury en 1714. « Mortuus sed Immortalis » comme le déclare encore son épitaphe. Cette immortalité dépend bien plus de sa primauté de naissance que de la constante popularité de sa New England's Crisis, récit épique de la guerre du roi Philippe, qui échappa longtemps aux recherches des érudits modernes. Il est dilficile de trouver dans ce poème un passage qui vaille d'être cité; l'auteur se lamente sur le croissant débordement des mœurs du temps et l'abandon des simples et solides vertus de
1. h' Ormulurn est une paraphrase versifiée des Evangiles et des Actes des Apôtres, composée au xil° siècle par un moine augustin, Orm, ouOrmin, et imprimée à Oxford en 1852, d'après le manusci'it de la Bodléienne.
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jadis; brel, il nous doniio ;i conclure (ju'au xvii siècle le monde se comportait tout comme il se comporte encore au xx^ Wallei' avait traversé l'Atlantique, et la vogue des Quarles et des Sylvester était passée, La monotone versification du xviii* siècle nous menace déjà, mais non son style ampoulé, car Tompson ne manque pas d'une certaine vigueur réaliste qu'accompagne un style humouristique et familier.
Mais si Tompson est le premier versificateur qu'ait produit notre sol et s'il annonce une ère poétique nou- velle, MicHAEL WiGGLEswouTH (1631-1705) cst sùremcnt le poète type de la Nouvelle-Angleterre puritaine. Né en Angleterre, il vint de bonne heure en Amérique et prit à vingt ans son diplôme de bachelier à Harvard. Il enseigna pendant quelque temps à l'Université, puis il embrassa la carrière sacerdotale. Sa mauvaise santé interrompit fréquemment ses travaux et l'amena à étu- dier la médecine; ses études — il est charitable de le supposer — furent plus profitables aux autres qu'à lui- même. Il nous est difficile de voir le peintre des terri- fiantes horreurs du Jugement Dernier sous les traits d'un malade sociable et débonnaire, objet de l'affection de ses épouses successives et de tous ceux qui le connu- rent. Une théoloorie calviniste strictement orthodoxe n'avait pas enlevé à Wigglesworth toute humaine bonté, pas plus qu'à John Eliot ni qu'à maints autres puritains. Il est vrai qu'avec nos conceptions modernes nous ne voyons guère trace de ce sentiment, même dans les fameuses stances où l'auteur s'applique à adoucir le sort éternel des enfants non baptisés; mais nous devons nous garder d'interpréter d'après nos idées l'œuvre puritaine qui fut longtemps populaire en Nouvelle-Angleterre. The
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Day ofDoom, oi- a Poetical Description of the Great and Last Jitdgjnent parut pour la première fois en 1662; c'est une version poétique, dans le style de Sternhold et de Hopkins, des textes de l'Ecriture relatifs à ce sujet redoutable qui plaisait à l'àme puritaine.
Bien que The Day of Doom soit l'œuvre capitale de Wigglesworth, les stances intitulées « Vanité des Vanités », ajoutées à la troisième édition du premier poème (1673), témoignent davantage en faveur du talent poétique de l'auteur. Le quatrain héroïque, dont Dave- nant et Dryden s'étaient déjà servi avec succès, est employé ici pour traiter un sujet morose. Ces stances dépassent le niveau de la production ordinaire des poètes locaux et, en outre, elles ont des qualités de force et d'élégance qui donnent l'impression d'être originales.
Wigglesworth, plus fécond qu'aucun de ses contem- porains, à part Mrs. Bradstreet, est aussi l'auteur de deux autres longs ouvrages en vers : l'un, God's Controversy with New England, écrit au moment de la grande séche- resse de 1G62, dans un style que l'on devine; l'autre, Méat ont of the Eater, traité théologique rimé (1669).
Samuel Wigglesworth, fils du précédent, écrivit à vingt ans A Fanerai Song pour commémorer la mort de son ami Nathaniel Clarke, qui mourut en mer. Avec ce poème vraiment touchant, composé en 1709, nous sommes loin du Bay Psalm Book. Les communautés puritaines perdaient de leur sentiment religieux; la vie n'était plus seulement une série de vicissitudes; l'amour de la richesse et du confort supplantait peu à peu la crainte du Seigneur. En un mot, le xviii*^ siècle commen- çait. Il nous reste à examiner les ouvrages en prose dans lesquels les colons trouvaient une forme d'expression plus adéquate à leur génie.
CHAPITRE III
LES ANNALISTES AU XVIP SIECLE
En prose comme en vers, les premiers efforts des colons eurent pour but d'engager, par des descriptions et des relations attrayantes, d'autres immigrants à venir se joindre à eux dans le Nouveau-Monde. En ce genre de compositions, la True Relation of such Occurrences and Accidents of Note as hath happened in Virginia, par le capitaine John Smith, publiée à Londres a la fin de 1608, est la première en date sinon en intérêt. La True Relation, lettre-pamphlet d'un soldat de fortune, possède cette vigueur d'allures qui distingue la prose maladroi- tement charpentée des manieurs de plume et d'épée du temps d'Elisabeth. Les querelles des colons, les vicissi- tudes de la colonie fournirent au capitaine, avec ses propres aventures au cours de ses explorations, d'inépui- sables sujets, et il écrivait sans autre secours que son enthousiaste énergie. Si la littérature est uniquement une question d'art, il faut alors abandonner la True Relation à l'historien, avec les autres publications de Smith dont la plus importante est la General Ilislonj of Virginia, New England and the Suninier Isles (1G24)- Si
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cependant la littérature doit aussi comporter du mouve- ment et de Taction, on ne saurait livrer le soldat écri- vain aux féroces érudits qui l'accusent de toutes sortes de crimes et d'infamies pour cette raison qu'ils ne retrouvent pas dans la True Relation la moindre mention de la délivrance du Capitaine grâce à l'intervention de la reine Pocahontas, incident raconté avec force détails dans la General History. Il est indéniable que les livres de cet aventurier sont informes, gauches et inartistiques, mais le souffle de vie qui les anime rachète leurs imper- fections.
Il existe beaucoup d'autres ouvrages du même genre sur lesquels nous n'aurons guère à nous étendre. Ainsi sera-t-il suffisant de mentionner les Good News froni Virginia du Rév. Alexander Whitaker, qui se recom- mande à notre sympathie par le zèle désintéressé avec lequel il travailla à relever le niveau moral des Indiens, et par sa fin tragique. Moins sympathique certes nous apparaît le facétieux John Pory, ex-membre du Parle- ment anglais, que ses narrations nous révèlent comme une sorte de grandiloquent Tartarin qui n'aurait pas sur les charmes de la vie coloniale les illusions de ce comi- que personnage.
Après les luttes des premières années, la Virginie obtint une constitution relativement indépendante (1619) et entra dans une période plus florissante. Ni son nouvel état de colonie de la couronne, ni son droit d'importer des esclaves nègres, ni l'appoint des malandrins de tout genre qui vinrent de la mère-patrie grossir sa popula- tion, ne put retarder son développement quand il devint certain que ses plantations de tabac devaient fournir d'opulents revenus. La production littéraire subit ensuite un ralentissement très marqué; aucun ouvrage impor-
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tant ne nous arrête; mais en 1649 un certain colonel Henry Norwooil écrivit, pour le compte de son parent William Berkeley, gouverneur de la colonie, une rela- tion de son Voyage to Virginia (U)49). Le style en est net et clair en comparaison de l'inextricable phraséologie des premiers aventuriers.
Les quelques recueils de prose qui suivirent celui de Norwood ollVcnl naturellement un caractère politique. Durant rinterrègne d'Angleterre , période pendant laquelle Berkeley fut privé de son poste, nous n'avons h signaler aucun ouvrage important; et quand la Restau- ration le réintégra dans son gouvernement, il n'était pas d'humeur h patronner les lettres. La célèbre réponse aux questions posées en 1670 par les commissaires des Plan- tations montre bien l'esprit peu libéral avec lequel il avait repris sa charge de gouverneur à la tête d'une colonie qui ne devait son rapide développement qu'à l'expatriation de milliers de royalistes : « Mais, Dieu merci! il n'y a pas cV écoles libres ni cV imprimeries, et j'espère que nous n'en aurons pas d'ici cent ans; car l'instruction a apporté la désobéissance, l'hérésie et les dissensions religieuses dans le monde, et l'imprimerie les a répandues en diffamant le meilleur gouvernement. Dieu nous garde de ces maux! »
Son ignorance et son intolérance, jointes à rimbécil- lité et à l'iniquité qui caractérisaient la politique de Charles II envers ses sujets, aussi bien en Angleterre qu'en Amérique, mirent bientôt en danger l'administra- tion de Berkeley. Les massacres d'Indiens en 1676 et la présence à la tête des colons d'un chef énergique préci- pitèrent la crise. Nathaniel Bacon, jeune homme riche qui avait reçu une excellente éducation en Angleterre, se mit en campagne contre les Indiens malgré le gou-
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verneur et, jusqu'à sa mort mystérieuse quelques mois plus tard, dirigea cette éphémère et peu héroïque « Rébellion ». En fait Berkeley n'avait pas tout à fait tort quand il lança contre Bacon son assez éloquente proclamation; mais ce dernier avait de bien plus réels criefs contre le vieil et irascible cavalier. Nous n'avons pas h apprécier les détails de l'affaire et nous nous occuperons seulement des récits contemporains qui en lurent faits, tels que VHistory of Bacon s and Ingraui's Rébellion, rédigée selon toute apparence par un certain Cotton, d'Acquia Creek, mais plus connue sous la dési- gnation de The Biwwell Papers *. C'est une narration très étendue et d'une lecture assez facile.
Le seul autre ouvrage qui traite de la « Rébellion » de Bacoii et qui soit digne de mention est à la fois plus court et plus récent. Il fut écrit en 1705 à la requête de Harley, plus tard Lord Oxford; on suppose que les initiales de son auteur, '\\ M., sont celles de Thomas Matthews, qui habitait le comté de Stafford au moment des désordres qu'il rapporte dans un style simple et sévère.
Un autre personnage presque aussi intéressant et certainement beaucoup plus marquant pour l'histoire du développement littéraire, le Rév. James Blair (1656- 1742), nous a laissé cinq volumes de sermons sur les Béatitudes. Mais l'œuvre réellement importante qu'on lui doit fut, après bien des déboires, la fondation à Williamsburg, en 1693, du collège William et Mary, le premier et longtemps le seul centre d'enseignement et de culture dans les colonies du Sud. Le pieux et zélé
1. Du fait que, jusqu'au xix° siècle, le manuscrit resta entre les mains d'une famille virginienne de ce nom qui était apparentée au fameux rebelle.
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Révéreiul présida pendant un denii-sièclc son collège, qui relrouvc de nos jours sa prospérité d'autrelois. Blair s'obstina dans son entreprise lïialgré le peu d'enct)ura- gemcnts qu'il rencontra; quand, par exemple, il solli- cita l'appui de Sir Edward Seymour pour obtenir la charte royale, l'attorney général de Guillaume III s'exclama en réponse aux arguments du Révérend qui invoquait les besoins spirituels des colons : « Les àmcs?... Au diable vos ànies! Plantez du tabac! » Les colons continuèrent à cultiver le tabac sans qu'au début le collège ait suscité chez eux des vocations littéraires. Mais ils y trouvèrent une admirable école de science politique et de vertu civique d'où sortirent, avant qu'un siècle se fût écoulé, des hommes d'Etat comme Thomas Jefferson, qui devaient faire expier à l'Angleterre les péchés du conseiller de Guillaume III.
Les ouvrages eu prose que produisirent, pendant le xvii" siècle, les colonies voisines de la Virginie au nord et au sud — Maryland et les Carolines — ne nous retiendront pas longtemps. Les Carolines furent fondées vers la fin du siècle et ne fournirent que de très pro- saïques relations ou narrations descriptives, encore qu'à coup sûr le médiévisme attardé des fameuses Con- stitutions Fondamentales de Locke y ait offert un mer- veilleux aliment à la satire. Les mesquines querelles que les habitants du Maryland avaient entre eux et avec leurs voisins donnèrent naissance à des écrits d'un intérêt purement historique. Ces écrits se complètent heureuse- ment d'un libelle curieusement optimiste intitulé Leah and Rachel, écrit à Londres, en 1656, par un certain John Hammond qui souhaitait vivement voir émigrer vers les fertiles colonies le pauvre peuple qu'il rencon- trait de toutes parts dans la mère-patrie. Le petit livre
2fi LA l'Ér.lOÛE COLOMALE (1GU7-1764)
intitulé A Ckaracter of tlie Province of Maryland, publié dix ans plus tard par George Alsop, présentait un caractère plus bizarre encore.
Treize ans après la fondation de Jamestown, une petite congrégation de la secte des Brownistes débarqua à Plymouth Rock et devint, pour la postérité du moins, les Pèlerins. Ils ne provenaient pas d'une souche dont on pût attendre beaucoup sous le rapport littéraire; mais ils n'étaient dépourvus ni d'intelligence ni d'imagi- nation; du reste, placés h l'avant-garde des champions de la liberté religieuse et civile, il leur fallut aussi recourir à la plume afin de mieux encore défendre la cause pour laquelle ils avaient bravé l'exil. S'ils avaient continué h vivre en Europe, leurs faits et gestes, comme leurs idées et leurs convictions, nous auraient sans doute été moins connus; au lieu que les luttes de la jeune colonie, comme les coutumes et les pensées des pieux colons, sont relativement familières a leurs descendants. La prudence de Bradford et la vaillance de Miles Stan- dish, la destruction de Morton et de ses hommes à Merrymount, la vertu des femmes qui renoncèrent aux ornements superflus du costume et celle des hommes qui pratiquaient la prière, le jeûne et les exhortations avec un zèle digne du temps de Pierre l'ilermite, sont devenus des lieux communs pour la plupart des Américains. Par cela même, l'importance de la petite colonie de Plymouth est couramment surfaite, car la véritable création de la Nouvelle-Angleterre prend place en 1629-1630, alors que John Winthrop et ses compagnons, dont beaucoup étaient riches et sortis de Cambridcre, fondèrent la colonie de Massachusetts-Bay. Pendant les dix ans qui suivirent et qui correspondent à la période de politique « h outrance » préconisée par Laud et Wentworth, des
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niilllors de puritains anglais traversèrent l'Allaiitiquc et formèrent des congrégations dans le Massachusetts. Puis l'émigration s'arrêta, mais les colons se multiplièrent et, suivant une tendance ([ui devint habituelle aux Amé- ricains, créèrent de nouveaux centres de population. Les villes du Connecticut se groupèrent en une colonie ; celles de Rhode Island, en une autre; le Massachusetts absorba Plymouth et engloba les « settlements » qui devinrent par la suite le New Hampshire et le Maine. Ces colonies lurent pendant longtemps non seulement une Confédération, mais un groupe de communautés qui pos- sédaient maintes caractéristiques communes. Les gens du commun étaient pieux, opiniâtres et économes, tirant leur subsistance d'un sol revèche ou de la mer, ou bien sappliquant à des métiers utiles dans les petites villes. Au-dessus de cette classe, comme maître spirituel sinon comme administrateur légal, il v avait un clergé très savant qui, dès le début, forma ce que par la suite un de ses membres les plus fameux appela une « caste de Brahmines ». A ce clergé étaient alliés de dévots magis-
o o
trats laïques; et toutes les classes — fermiers, marins, pêcheurs, artisans, ministres du Verbe, juges, conseillers et gouverneurs — se confondaient pour former la pure et véritable Eglise de Dieu édifiée sur le sol libre et béni de la Nouvelle-Angleterre. Pour se défendre contre les ennemis du dehors et les sectaires du dedans, pour entretenir le patriotisme de la génération naissante, pour relater sous une forme durable les multiples misé- ricordes divines, les deux classes savantes, et spéciale- ment le clergé , eurent sans cesse recours au livre . Comme nous l'avons vu, ces auteurs ne dédaignaient pas de composer des vers, mais les soucis d'art leur étaient étrangers parce que leur imagination était préoccupée
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de prophéties et de prodiges, de combats contre les démons et du service de l'Eglise Militante qui devien- drait en temps marqué l'Eglise Triomphante. Pour leurs fins, le sermon, la brochure de controverse, la relation historique sous iorme d'annales étaient les instruments littéraires convenables, et ils produisirent ces divers ouvrages par quantités telles que les rares livres ou bro- chures des colonies du Sud en sont rejetés dans l'ombre. Il est impossible d'examiner en détail cette prose volu- mineuse, mais nous ferons ici et dans le chapitre suivant une brève analyse de ses principaux monuments.
Le premier écrit de la Nouvelle-Angleterre est proba- blement un journal composé par William Bradford (1590-1G57), qui fut presque toute sa vie gouverneur de la colonie de Plymouth, et par Edward Winsloav (1595- 1655), homme d'action et diplomate remarquable. Ce journal fut publié en 1622 et, par suite d'une erreur, on le connut longtemps sous le titre de Mourt's Relation. L'histoire de la fondation de Plymouth s'y déroule, simple et intéressante, du 9 novembre 1620, jour où les passagers du « Mayflower » aperçurent la terre, à travers les péripéties de l'hiver qui suivit le débarque- ment et jusqu'à la fin de 1621. Outre l'intérêt que présente ce sujet, les auteurs du journal méritent des éloges pour la relative clarté de leur récit et pour les sentiments humains bien plus que puritains dont ils font preuve. Les pages rédigées par Winslow révèlent plus de qualités de style que celles de Bradford; tout au moins retrouve-t-on ces qualités dans les Good News from New England du premier (1624), par lesquelles Winslow continue la Relation. Ces Good News racontent de façon attrayante les rapports que l'auteur entretint
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:ivor les Iiuliens. Plus tard Winslow composa d'autres livres, mais sans renjouemcnt et la verve de ce journal. C'est en 1630 que le gouverneur Bradford commença son livre; il y travailla pendant vingt ans, terminant son récit en JGU», bien qu'il ait eu l'intention de le mener plus loin. Proibndément consciencieux, il lait le meilleur usage de docunieiils de toute autorité, et se met à la portée de ses lecteurs par un style direct et une simpli- cité rare à cette époque. Parfois, cependant, il se laisse dominer par cette émotion spirituelle qui n'abandonne pas longtemps le vrai Puritain, et ses pages sont animées d'accents pathétiques et dignes qui ne perdent rien dans leur forme surannée. Des livres plus ennuyeux encore que celui de Bradford ont été écrits par des historiographes américains; mais, peut-être, l'histoire de son manuscrit oilVira-t-elle plus d'intérêt que tout ce qu'il peut contenir. Il semble que son neveu, Nathaniel Morton, s'en soit con- sidérablement inspiré dans son volume du Neiv E/if^IancVs Mémorial (1669) qui jouit longtemps d'une célébrité basée sur un éclat d'emprunt. Au siècle suivant, le manuscrit devint la propriété de l'historien Prince cjui, ainsi que le gouverneur Hutchinson, en tira tout ce dontil avaitbesoin. Prince dut le remettre à la bii)liothèque qu'il avait formée dans la tour de l'Old South Church, h Boston. Après les c{uerres de la révolution, le manuscrit demeura introu- vable et ce ne fut qu'en 1855 que, en lisant une courte étude de l'évoque Wilberforce sur l'Eglise épiscopale en Amérique, un Américain, rencontrant certains passages désignés comme ayant été tirés d'une histoire manuscrite de Plymouth à la bibliothèque de Fulham (Londres), les rapprocha des extraits de Bradford cités par des histo- riens américains. La trace ainsi découverte fut suivie ; pos- sédant la preuve que le manuscrit en question était bien
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celui de Bradford, l'évêque de Londres accorda la per- mission de le copier et de l'imprimer, et c'est ainsi qu'en 1856 fut comblée une regrettable lacune de notre littéra- ture primitive. Finalement, en 1897, l'évêque Creighton remit gracieusement le manuscrit a la garde du gouver- neur du Massachusetts.
11 est inutile de s'arrêter longuement sur le traité topo- graphique et ethnologique de William Wood, New En- glancfs Prospect, bien qu'il soit plus intéressant que ne le sont généralement les ouvrages de cette utile catégorie. 11 ne convient pas davantage d'analyser les narrations per- sonnelles de toutes sortes qui ont été tirées de l'oubli par les soins dévots des sociétés paléographiques et historiques . On peut cependant rencontrer de temps en temps, dans ces récits, quelque passage qui jette un jour intéressant sur l'aptitude de l'esprit puritain à voir dans d'heureuses coïncidences l'influence divine. Ce fut, par exemple, une heureuse inspiration pour la femme du capitaine John Underhill de persuader ce valeureux guerrier de porter son casque dans son expédition contre les Indiens Pequots ; grâce à cette précaution sa vie fut sauve et il put donner au monde son ouvrage News from America. Plusieurs années après, un collègue d'Underhill, le capitaine John Mason, écrivit une relation de la même expédition, dans laquelle il expose d'une façon pleine de noblesse ses idées sur la tactique militaire ; son récit se poursuit en phrases nettes et simples et exprime toute la confiance d'unJosué dans l'intérêt que prend Jehovah à son entreprise.
Bien plus important que ces chefs militaires nous apparaît le gouverneur John ^YI^THROP, le pacifique fon- dateur du Massachusetts. Winthrop appartenait à une classe sociale plus élevée que son collègue Bradford; il
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possédait un esprit plus cultivé et probablement plus phi- b)sopluque, quoique ses écrits soient à certains égards moins attrayants. Il était né en Angleterre, dans le comté de SufTolk, en 1588, et il mourut à Boston en 1649. Mag-is- trat et propriétaire foncier, son rang parmi les émigrants puritains sallirma dès le début, mais son caractère moral constituait son principal litre à la vénération de ceux qui s'expatrièrent avec lui pour « sauvegarder leur con- science )). Dans le Massachusetts, il fut réélu gouverneur chaque année, presque aussi régulièrement que Bradford à Plvmouth, et il dirigea la grande colonie avec toute la compétence requise. Comme Bradford, il prit le temps de composer des mémoires qui ont une grande valeur pour l'historien. Il commença son journal alors que la flotte des émigrants était h la voile dans le port anglais, et le continua presque jusqu'à sa mort, sauf de fréquentes interruptions, tout au moins dans les détails. Il écrivit aussi, sur le vaisseau qui le transportait, un court Model of Christian Charity qui témoigne de sa piété, et on retrouve, aisément, dans ses nombreuses lettres, les traces de cette humanité essentielle que le Puritanisme n'avait pu étoulTer chez lui et chez maints autres émigrés, pas plus qu'il ne l'avait altérée chez Milton et chez Hut- chinson. Il est peu probable que beaucoup de Cavaliers aient échangé avec leurs épouses des lettres aussi belles et aussi affectueuses que John Winthrop et Margaret, sa femme. Mais Vllistory of New England reste le « magnum opus » de Winthrop.
Il y a une grande dissemblance entre le philosophe gouverneur Winthrop et le (capitaine Edward Johnson. Né en 1.599, ce dernier était encore jeune quand il émigra avec Winthrop, mais il semble qu'il eût occupé une cer- taine position dans le Kent, son pays natal. Au Massa-
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chusetts, il fut l'un des fondateurs et l'un des premiers administrateurs de la ville de Woburn. Vaguement soldat, puritain zélé, plein d'une ardeur spirituelle into- lérante, actif et bienfaisant, il occupa divers postes de confiance, jusqu'à sa mort en 1672, et fut, grâce à ce qu'il en savait personnellement, tout à fait qualifié pour rédiger les premières annales de sa colonie.
Dépourvu d'habileté littéraire et n'avant pas le tempé- rament de l'historien, sa gaucherie même et son parti pris le préservèrent de l'affectation, et en font aux yeux de ses lecteurs d'aujourd'hui le reflet fidèle des idées et des préjugés du temps.
Comme tant d'autres colons, il écrivit son livre pour démentir les scandaleuses rumeurs qui circulaient au sujet de la Nouvelle-Angleterre dans la mère-patrie. Il choisit pour son recueil un titre qui devait les réduire au silence : The Wonder-Working Providence ofSions Saviour in New England, et il y exposa les faits d'un ton si ardemment héroïque que l'on peut dire que pas une page ne dément le titre.
Daniel Gookin naquit dans le Kent vers 1612. A neuf ans il vint en Virginie où il fut témoin des horreurs du massacre de 1622 déchaîné par la fureur des Indiens. Il y échappa et resta dans la colonie jusqu'en lGi4, année où il passa dans le Massachusetts en raison de la sympa- thie qu'il éprouvait pour les coutumes puritaines que les Virginiens étaient résolus h ne pas tolérer. Dans sa nou- velle résidence de Cambridge, il joua bientôt un rôle important. En 1656, il fut nommé surintendant des Indiens soumis h la juridiction de la colonie, et il s'acquitta noblement de ses fonctions_, avec la collabora- tion de John Eliot, qui en eut tous les honneurs aux
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veux de lii postérité. Quand éclata la guerre du roi IMiilippc, GooUin et Eliot résistèrent à la panique populaire pour protéger surtout les Indiens convertis, (lookin, on particulier, dut payer le crime d'être, par ses qualités morales et intellectuelles, en avance sur ses contemporains, car il lut hué dans les rues et menacé de violences. Quand, dix ans plus tard, il épousa la cause populaire contre Jacques II et contre Randolph et Andros, les agents du tyran, il aurait pu sourire de rinconstance humaine; en effet, il devint un héros local en défendant les droits pour lesquels d'autres patriotes devaient plus tard endurer les désastres de la guerre. Il mourut en 1687, dans une honorable pauvreté, belle figure du citoyen incorruptible.
Le premier ouvrage de Gookin, Historical Collections of the Indians of New England, fut écrit en 1674, mais resta manuscrit jusqu'en 1792. II écrivit aussi un second ouvrage sur les Indiens, son thème favori, avec le titre : xin Histoi-ical Account of the Doings and Suffe- rings ofthe Christian Indians in New England. II dut le terminer en 1677 et l'envoya, croit-on, en Angleterre pour y être publié. Le manuscrit, longtemps égaré, fut enfin retourné en Amérique où on l'imprima en 1836. Dans son premier traité, Gookin discute, en un style agréable, la question controversée de l'origine des Indiens, leurs diverses tribus, leurs coutumes et autres sujets semblables. II esquisse les efforts tentés pour con- vertir les sauvages et se montre particulièrement intc- lessant quand il parle d'Eliot et des jeunes Indiens (ju'on admit à étudier ii Harvard.
11 laut louer Daniel Gookin d'avoir pris la défense des Indiens, sans oublier cependant que le conflit avait un autre aspect qui ne pouvait man(|uer d'accaparer l'attcn-
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3'j LA PÉniODE COLONIALE (IGOT-lTfii;
tion des colons, quand ils connurent les soufïVances qu'endura Mrs. Mary Piowlandson. Arrachée h sa maison en flammes a Lancaster, Massachusets, en février 1676, la malheureuse femme dut subir une captivité de près de douze semaines. Le récit de ses tourments, publié en 1682 sous ce titre : The Sovereignty and Goodness of God, bientôt réimprimé à Londres et réédité h plusieurs reprises, ne mérite guère les louanges dont on l'a comblé, mais il n'a pas d'affectation ety après avoir sou- levé l'horreur des lecteurs de l'époque il fit encore frémir des générations qui n'avaient pas à redouter ces ter- ribles périls.
La guerre du roi Philippe et les massacres qui l'accompagnèrent ont été relatés par d'autres que Gookin et Mary Rowlandson, et le célèbre Increase Mather, par exemple, y consacra pour sa part deux volumes. Mais l'ouvrage classique traitant des atrocités des Indiens eut pour auteur un homme d'église : le Rév. William Hubbard. Né en 1621, il émigra avec ses parents en 1630, prit ses diplômes à Harvard en 1642, et devint pasteur à Ipswich, Massachusetts, où il resta jusqu'en 1703, année qui précéda sa mort. Son ouvrage le plus considérable fut A General Histonj of New England, front the Discovenj to Ii'>!^(J, imprime pour la première fois en 1815; récit clair mais gâté par une masse d'emprunts aux annalistes précédents. Son Narratwe of the Troubles wilh the Indians in New England from the Earliest Settlements to 1611, qui fut publié en même temps à Boston et h Londres l'année mentionnée dans le titre, offre plus d'importance et d'intérêt, bien qu'au point de vue documentaire cette œuvre fasse moins autorité.
Il est inutile d'analyser tout au long les productions historiques et topographiques des colonies du Centre,
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ne seiait-cc que pour I;i raison que la plupart ne sont pas écrites en anglais. On peut faire une exception en laveur de l'ouvrage de Gabriel Thomas, An Hislorical and Geogrophical Account of the Province and County of Pejinsyh'onia and of West New Jersey (Londres, 1698), non seulement parce qu'il nous conduit à la fin de la période que nous examinons, le xvii" siècle, mais parce qu'il est aussi plus lisible que ne le sont générale- ment de tels ouvrages Nous sommes d'autant plus portés h croire à la vérité des descriptions données par ce narrateur, l'un des premiers immigrants en Pennsyl- vanie, qu'il prend soin de nous prévenir que n'ayant jamais été dans l'East New Jersey, « il ne peut propre- ment ni pertinemment traiter ce sujet ». De telles réticences ne caractérisent pas précisément les chroni- queurs que nous avons analysés; peu d'entre eux se montrent aussi généreusement humains que Thomas; mais il serait injuste de ne pas reconnaître leur pitié, leur savoir, leur courageux optimisme, leur saine intel- ligence, leur étrangeté attrayante et leurs mâles qualités. Leur caractère et leurs écrits s'inspiraient de la Bible anglaise et c'est sur elle qu'ils fondèrent notre littéra- ture nationale.
CHAPITRE IV
LA LITTÉRATURE RELIGIEUSE DU XVII' SIÈCLE DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE
Bien que l'on rencontre dans les annales des colonies du Sud et du Centre quelques hommes d'église dignes de remarque, ce n'est qu'en Nouvelle-Angleterre qu'il exis- tait une caste cléricale d'une importance prédominante; c'est là seulement, en effet, que fonctionnait une théo- cratie réelle. I.e planteur prospère et satisfait s'accom- modait de l'ecclésiastique sans aucune culture intellec- tuelle et même souvent d'une morale assez relâchée; mais un clergé intelligent et plus ou moins autoritaire était indispensable à un gouvernement théocratique. La Nouvelle-Angleterre avait des raisons spéciales de vou- loir que le clergé fût autocratique, à un degré surprenant même dans une théocratie. Les Anglais n'acceptent pas volontiers la supériorité d'autrui; d'où la nécessité pour les ministres de la Nouvelle-Angleterre, s'ils voulaient conserver leur ascendant, de se montrer en tout des hommes supérieurs, versés également dans le séculier et dans la religion, grands érudits, grands prédicateurs et grands caractères. D'autre part, les inflexibles Puri-
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tains étaient ultra-protestants, c'est-à-dire ((u'ils sui- vaient hardiment les inspirations de leur propre esprit; d'où roblit;ati()n pour leurs ministres, s'ils voulaient les dominer, d'être de subtils logiciens cl de puissants rai- sonneurs. Les pasteurs et leurs troupeaux raisonnaient de même, assurément, et dans des limites qui nous apparaissent comme fort peu étendues; si l'universalité des idées est indispensable à la grandeur, ils étaient loin d'être grands. Mais la vraie grandeur dépend plutôt des facultés naturelles, et des hommes aux idées étroites ont souvent lait preuve de puissance dans des tlomaines limités. Aucune classe de citoyens, aucune caste, à part peut-être les Français aux premiers souffles de leur ardeur révolutionnaire ou les Arabes sous Mahomet, n'ont été, autant que les Puritains de la Nou- velle-Angleterre et leurs pasteurs, de parfaits exemples de résistance et de force indomptable.
Ils s'étaient exilés pour ce qu'ils pensaient être la vérité, maloré toutes les erreurs dont elle était alors entachée, et pour leurs droits d'hommes, bien qu'ils fussent assez disposés à dénier ces droits aux autres. Retranchés du reste du monde, ils n'avaient d'autre res- source que de méditer sur leur isolement, qu'ils la con- sidérassent ou non comme un sujet d'orgueil. La soul- france et l'isolement développent inévitablement la force de caractère, et les descendants des Puritains devaient le reconnaître quand, dans la guerre civile, ils lurent, sur la question de l'esclavage, aux prises îivec les descen- dants des Cavaliers, La force et l'activité, au moins dans le domaine spirituel, étant ainsi les caractéris- tiques de la population de la Nouvelle-Angleterre qui, dans d'autres circonstances, aurait montré plus ou moins d'indolence, il s'ensuivit cette nécessité pour leurs
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pasteurs d'être réellement de puissants apôtres du Sei- gneur, capables de prier et de prêcher pendant des heures, de farouches censeurs de la perversité, des mentors pour les magistrats civils, des éducateurs natu- rels de la jeunesse, de zélés intermédiaires entre Dieu et leurs ouailles par les jeûnes et les supplications, chassant les démons, ennemis jurés des sorciers et des hérétiques — bref, des prophètes, des prêtres et des rois sans couronne parmi les congrégations des fidèles.
Faut-il, cependant, leur consacrer un chapitre dans une histoire de la littérature? Il est peu probable qu'ils eus- sent nécessité une étude à part, s'ils étaient restés en Angleterre ; mais leur éloicrnement du monde civilisé stimula nécessairement leur activité littéraire. Ils avaient à donner de leurs nouvelles aux frères restés en Angle- terre, et ils étaient obligés d'utiliser tous les moyens en leur pouvoir pour maintenir leur position dans la théo- cratie. De copieux et savants sermons, des traités théo- logiques et historiques leur donnaient du prestige parmi leurs paroissiens et si l'imprimerie, sur laquelle ils exer- çaient la censure, devait travailler pour la gloire du Sei- gneur, c'était aux membres du clergé à lui donner de la besogne. De plus, entendre le sermon était, avec la lec- ture des Saints Livres, l'occupation prédominante de la vie des colons ; le service divin remplaçait pour eux les théâtres, les journaux, les conférences, les romans et même les discussions politiques. Le temple était le centre de la vie urbaine; le ministre était le centre de l'église, et le sermon était pour le ministre le centre de ses travaux de la semaine. 11 n'est pas surprenant qu'une masse considérable d'écrits ait été laissée par les mem- bres du clergé et par les élèves qu'ils formèrent au col-
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lèse fondé à Cambiidfre, rjràce aux libéralités du Rév. John Harvard.
La valeur littéraire de ces écrits n'est assurément pas très élevée. Les sermons et les traités théologiques, même quand ils sont l'œuvre de maîtres du style, occu- pent à peu près le même rang, par rapport à la prose littéraire prise dans l'ensemble, que les vers didactiques par rapport à la poésie en général. Aucun autre genre de compositions n'est aussi éphémère. Quand un auteur traitant de sujets religieux parvient à l'honneur d'être regardé comme un classi(jue, il est presque fatalement relégué dans les limbes lamentables des classiques qu'on ne lit jamais. En Angleterre même, les grands auteurs religieux du xvii* siècle, v compris Barrow et Tillotsou, sont presque oubliés aujourd'hui, à l'exception de Jeremy Taylor. Mais les écrivains religieux de la Nouvelle-Angleterre ne sont pas même mis au rang des classiques mort-nés, car bien que des hommes comme Thomas Hooker et Cotton puissent tenir tête à leurs coreligionnaires de la mère-patrie, l'isolement provincial finit par limiter singulièrement la célébrité de tous les écrivains des colonies américaines ; on peut en excepter Jonathan Edwards et Benjamin Franklin qui, au siècle suivant, représentèrent l'intellectualité coloniale sous ses deux aspects dominants, la religion et l'utilitarisme. Pourtant, sous le prétentieux savoir du clergé et sous la rudesse inculte des paroissiens, couvait une imagina- tion ardente qui ne s'éteignit jamais complètement, comme le montre la ferveur militante des abolitionnistes et le zèle plus récent des « anti-impérialistes ». Le fait que cette imagination se soit employée à sauver des âmes plutôt qu'à sculpter des statues, écrire des drames et composer des poèmes, ne lui retire ni de sa qualité ni
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de sa quantité. Mais, après tout, il est certain que le tableau que nous nous représentons du pasteur, lançant du haut de sa chaire de tonnantes et menaçantes périodes sur sa congrégation rigide et sombre et brûlant d'un feu intérieur, sur les enfants groupés au pied de la chaire, et le sacristain réveillant du bout de sa baguette unaudi-
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teur endormi, ce tableau sera toujours plus intéressant pour nous, modernes, que les volumes poussiéreux où cette éloquence et cette science défuntes sont précieuse- ment ensevelis.
Dans tout le clergé du xvii'" siècle, une seule figure émerge qui ait pour nous quelque importance, la noble figure de Roger Williams, dont le nom suggère aussitôt « la pierre que ceux qui construisaient ont rejetée ». Un autre personnage, qui lutta pour le passé aussi résolu- ment que Williams combattit pour Tavenir, Cotton Mather, reste pour nous plus qu'un simple nom, encore qu'on soit loin de l'estimer à sa juste valeur. A la seule exception de John Eliot, les autres « géants » du siècle regardés avec admiration par leurs contemporains, ne sont guère plus que des noms pour les xVméricains lettrés, et pas même des noms pour les Européens. Ce serait une tâche inopportune et futile que d'essayer de les faire revivre ; pourtant on peut donner un aperçu des travaux de quelques-uns d'entre eux, afin de mieux faire com- prendre l'importance relative et les caractères généraux de l'œuvre littéraire de toute la « caste brahmanique ».
Lorsque mourut Thomas Ilooker, en 1647, il avait soixante et un ans; il en avait passé quatorze en Nou- velle-Angleterre. Eloquent et zélé puritain, en Angle- terre, il avait fui aux Pays-Bas pour échapper h Laud, avait passé trois ans à prêcher à Cambridge, Massa- chusetts, et dirigé l'exode de sa congrégation dans le
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Coiincclicut. lïxciTaiil son ;uilorité suprême dans la colonie de Hartford, pcut-ôtrc fut-il aussi le principal auteur de la constitution adoptée par les villes du Conncc- ticut en 1639. Ce document a probablement le mérite d'être le premier acte écrit qui ait créé un gouvernement pratique et durable. 11 était empreint d'un esprit libérnl et démocratique, rare pour l'époque, ce qui fait grand honneur à la force de caractère de son auteur et à sa prescience. Les grandes qualités qui donnent de l'in- térêt à sa biographie ne sont pas en vérité aussi saillantes dans ses écrits, mais on les y distingue cependant. Point n'est besoin pour cela de lire ses vingt-trois ouvrages; quelques pages de The SoiiVs ImplanUUion (1537) ou de The Soul's Vocation (1638) suffisent à les révéler.
Thomas Shepard, outre maints sermons, a laissé une autobiographie qui nous donne la vivante description d'une déplaisante entrevue avec l'archevêque Laud, que ne pouvait toucher la piété de sa victime ni sa mauvaise santé, et qui ne voulut pas permettre à un aussi émou- vant prédicateur, a soul-melting preacher, d'exposer l'idéal puritain. Exilé au Massachusetts en 1635, h l'âge de trente ans, Shepard résida pendant quatorze années ;i Boston, oii il combattit les hérésies antinomiennes de Mrs. Anne Hutchinson qui soulevèrent une peu charitable controverse; il publia ses Neiv EnglaniVs Lamentations for Old England's Errors (1645) et d'autres traités; il prononça des sermons d'un calvinisme rigoureux et pleins de l'exubérante religiosité de l'époque, et il dis- pensa au collège nouveau de Harvard les bénéfices de la culture qu'il avait acquise, comme beaucoup d'autres émigrés, à TEnimanuel Collège de Cambridge. Sa répu- tation lui survécut assez pour assurer la publication à
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Boston d'une édition de ses œuvres portant la date éton- namment récente de 1853.
C'est un des exemples de l'ironie de l'histoire que quelques lignes doivent suffire à résumer l'œuvre du grand John Cotton. Ses coreligionnaires puritains le considéraient comme un prodige de vertu, dont la maladie et la mort en 1652, à l'âge de soixante-sept ans, lurent accompagnés par un prodige d'une tout autre nature, une comète. Mais même le professeur INIoses Coit Tyler, l'investigateur le plus érudit et le plus clairvoyant de notre littérature coloniale, dut avouer qu'il est impos- sible de comprendre, d'après ses écrits, comment Cotton put exercer une telle influence sur ses contemporains. Cependant il est indubitable qu'ils l'idolâtraient. Dans la biographie qu'il en a tracée, John Norton le compare à Solon, à saint Paul, à Polycarpe et à toutes les antiques célébrités auxquelles le Calvin de la Nouvelle-Angleterre put penser. Il est la « trompette d'argent », la a musa attica » qui — nous sommes heureux de l'apprendre — triompha, dans une discussion à Cambridge, d'un certain William Chappel, apparemment le répétiteur avec lequel un puritain encore plus illustre, John Milton, eut par la suite un débat qui demeure inexpliqué. Mais après qu'il eut abandonné la rhétorique académique pour la simpli- cité puritaine, Cotton lui-même ne put triompher de Laud et il émigra.
Cotton arriva à Boston en 1633, et il eut bientôt, autant qu'il était possible en Nouvelle- Angleterre, l'auto- rité d'un pontife. On fit grand cas de son érudition; on exalta sa piété et sa force de caractère; on pardonna sa coquetterie envers le séduisant antinomisme de INIrs. Hut- chinson, et il eut la satisfaction de voir adopter presque unanimement sa coutume de faire commencer dès le
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samedi soir le repos (.loininical. Sa pieuse manière de vivre le fit redouter des méchants, et les douze heures de travail quotidien qu'il s'imposait durent être un exemple stimulant pour ses doctes confrères. Malheureusement cet exemple agit aussi dans un plus contestable. Parmi lu cin([uantainc d'ouvrages qu'il publia se trouvaient des volumes de controverse dont la tolérance n'est pas la vertu dominante. Son principal adversaire, Roger Wil- liams, bien qu'il soit acluelloment aussi peu lu ([ue Cotton, prouva, assurc-t-on, que la « doctrine » de ce dernier était bien réellement « sanguinaire », alors qu'on prétend toutefois que le livre le mieux connu de Cotton, The Dloodij Tenent washed and made i\'hile in the Dlood oftlie Lainl), ne justifie pas son titre. Personne n'entre- prendra raisonnablement de contester cette opinion.
En venir à Rocek \Yilliams après John Cotton, c'est passer des plaines monotones à l'océan profond et tou- jours mouvant. La mobilité étroitement liée à la con- stance, telle pourrait être la formule de Roger Williams si un homme, ayant une telle personnalité, pouvait être résumé en une formule. Comme son ami et contemporain John Milton, il avait le don de se faire des ennemis irré- conciliables et des amis dévoués; comme Milton, il fut l'objet de controverses nombreuses d'où sa renommée est sortie triomphante. Inlérieur ii Milton et par le caractère et par le génie, il est à certains égards une personnalité plus engageante et, par les conséquences qu'il tire des principes de tolérance en matière de con- scienc^e, il mérite plus encore que l'auteur de VAeropagi- tica la vénération de la postérité. Il est vrai, comme l'a soutenu Lord Morley, que d'obscurs sectaires avaient plaidé la cause de la tolérance un siècle avant Williams, et que « les idées et les pratiques d'Amsterdam et de
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Levde exercèrent peut-être une plus large influence que les exilés des colonies ou leurs controversistes dans la prépondérance d'une école politique qui se prononça pour la liberté de conscience ». Mais il est également vrai que les hommes ont toujours eu tendance h associer les grandes œuvres aux noms des grandes personnalités, et assurément aucun apôtre de la tolérance n'a, plus que Roger Williams, défendu éloquemment sa doctrine par ses actes et ses écrits tout ensemble. Ses coreligion- naires, les Baptistes, et les citoyens du petit Etat qu'il fonda, ont de nombreuses raisons pour cultiver son sou- venir; mais la race humaine tout entière en a de plus profondes.
On ne peut relater que quelques laits saillants de son existence mouvementée. Obscur habitant de Londres, né vers 1607, il obtint on ne sait comment la protection de Sir Edward Coke et fut élevé au Charterhouse et au Pem- broke Collège, i» Cambridge. 11 entra dans les ordres mais se rattacha à Cotton et à Hooker plus qu'à Laud, et par suite il jugea prudent de s'embarquer pour Boston en 1631. Sans entrer dans le détail de ses démêlés avec les autorités du Massachusetts et de Plymouth, qui le regardaient comme hérétique, il est probable qu'on eût davantage excusé ses tendances anabaptistes s'il n'avait préconisé une politique favorable aux Indiens, pour les- quels il éprouvait une sympathie profonde.
Pour comble, Williams déclara que nul être et nul pouvoir humains n'ont le droit d'intervenir en matière de conscience : c'était saper les bases du gouvernement théocratique et devenir un ennemi public pour les parti- sans du système politique du Massachusetts. La censure ecclésiastique ne suffisant pas à l'intimider, on prit contre lui des mesures d'expulsion.
I.lTTKRATinn llF.LiniEfSK DANS LA NOL'VELLK-ANC.LETEniU: 'iS
La foiulalion do la « Pi-ovidence Plantation » date de juin 1G3G, et tics lors le caractère et la carrière de Williams prennent de plus nobles proportions. Ses rapports avec les colons pendant le cours d'une longue vie qui ne se termina qu'en 1G84 sont tout à son honneur et offrent plus d'un trait de beauté. Il entretint avec les Indiens un commerce agréable et fructueux, comme le firent f^liot et William Penn. 11 ne garda pas la moindre rancune à ses compatriotes des colonies voi- sines qui l'avaient expulsé, et il employa au contraire son influence sur les Indiens dans lintérèt des blancs et pour le maintien de la paix.
Les débuts de Williams dans la littérature datent de 1643, quand il retourna en Angleterre pour y obtenir une charte. Cette même année, il publia h Londres sa Keij into the Language of America, qui passe pour avoir une valeur philologique comme recueil de locutions ; c'est certainement une compilation intéressante qui con- tient une foule d'observations sur les mœurs des Indiens, des groupes de phrases disposées sous divers titres tels que : les salutations, les voyages, le temps qu'il fait; il se termine par des poèmes, la plupart de trois strophes. Piien dans cet ouvrage n'accuse la sécheresse, sinon les énumérations de mots et de phrases.
Pendant son premier séjour en Angleterre, Williams se souvint des leçons de philanthropie éparses dans son livre, car il aida à résoudre la difficulté devant laquelle se trouvait le Parlement de fournir du combustible aux pauvres de Londres. Il pensa aussi ;i sa propre réputation en publiant (l()44) une réponse à une lettre écrite par Cotton quelque six ans auparavant; on venait seulement d'imprimer cette lettre qui exposait les raisons pour lesquelles le Massachusetts avait cru devoir bannir le
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fondateur de Rhode-Island. Il se rangea plus nettement encore au nombre des amis de la liberté en adressant au Parlement ses Queries of Highest Considération, traité dans lequel il s'élevait vigoureusement contre une Eglise nationale et se prononçait résolument en faveur de la liberté de conscience. Cette dernière doctrine fit peu après le sujet d'un nouveau traité anonyme portant le titre approprié de The Blnody Tenent of Persécution for ihc Cause of Conscience. Rien n'était plus noble et d'un esprit plus large que la façon dont Williams envisagea son sujet. Cotton, cependant, en fut exaspéré et il publia en 1647 sa fameuse réplique. Williams, alors de retour en Nouvelle-Angleterre, revint à la charge, mais sa volu- mineuse réponse ne fut pas imprimée avant sa seconde visite en Angleterre (1652). The Bloody Tenent made yet more Bloody hy Mr. Cotton s Endeavour to Wash it White est l'œuvre la plus puissante de Williams, mais, comme VFAkonoklastes de Milton, elle souffre de ce que sa forme fut déterminée par la méthode d'argumentation de son adversaire.
A son second voyage en Angleterre, Williams fit imprimer un ou deux autres ouvrages ; sa correspon- dance, bien qu'elle forme un énorme volume in-quarto, se recommande aux lecteurs actuels bien plus qu'aucun de ses traités, et certes plus sûrement que ce compact volume intitulé Georges Fox digged out of his Burrowes (Boston, 1676), dans lequel le vétéran, moins charitable que de coutume, détaille les arguments qu'il avait sou- tenus dans une discussion publique avec trois éniinents Quakers.
Si ce fut la fonction de Roger Williams de répandre le baume, ce fut celle du Rév. Natha\iel Waud (1578!'- 1652?) de lancer le vitriol. Ward fut un parfait « origi-
LITTEHATIRE RELIGIEUSE DANS l.A NOUVP.I.LE-ANCI.F.TF.nRE M
nal » et sa carrière n'oflYe pas moins d'intcrôt que son caractère. Fils criin distingué prédicateur puritain, il étudia d'abord le droit, puis se lança dans les voyages, se créant de nobles relations, parmi lesquelles l'infant Rupert. Au cours de ses pérégrinations, il se fit consa- crer au saint ministère. De retour en Angleterre, il subit la tyrannie de Laud jusqu'en 1634, époque à laquelle il éniigia. 11 pill charge de l'Église d'Agawam (^Ipswlch), mais il l'abandonna bientôt à cause de sa santé et on lui confia alors la compilation du code colonial, le Body of Liberties (1(341). Quelques années plus tard, il entrepi-it l'ouvrage qui fait vivre son nom — un petit livre traitant de la confusion de la politique anglaise, de la récente doctrine relative h la liberté de conscience, de la déca- dence générale des mœurs et de l'indignité des femmes. Ces sujets égayants fournirent libre carrière à ses facultés satiriques, h son humeur fantasque, à sa bizarre érudi- tion, h son sens pratique de la vie, à son étroitesse et son zèle ultra-puritains. Lorsqu'elle parut, en 1646-47, sa diatribe était agrémentée du long titre suivant : « Tlie » Simple Cohbler of Agawa ni in ^4///e/7V'rt. Willing to help )) niend his native country, lamentably tattercd, both in » the uppcr-lcather and sole, with ail the honest stitches » lie can take. And as willing never to be paid for his work )) by the old English wonted pay. Il is his trade to pnlrh » ait the year long, gratis. Thcrelibre I pray gentlemen » keep back your purses. By Théodore de la Guard^. In
1. Le simple sarrlicr d'A^an'am, en Amérique. Désireux d'aider à rac- commoder son pays natal, lamentablement déchiré à la foi.s sur l'em- jieigne et la semelle, avec tous les honnêtes points qu'il peut faire. Et désireux aussi de n'être jamais rétribué pour son travail selon Tantique manière ang-laise de jiayer. C'est son métier de rapetasser gratis tout le long de l'année. Donc, je vous prie, Messieurs, de rentrer votre bourse. Par Tlicodorc de la Giiaxl, etc. En anglais : Quand bottes et
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)) relus ardais ac tenui spe, fortissima quaeqne consiha )) tntissima sunt. (Cic). In English :
When boots and shoes are torn up to the lefts, Cobblers mvist thrust their awls up to the hefts; This is no time to fear AjjeUt-s' gramm : ,Ye autor quidem ultra crepidam, etc. ■>
Ce titre suffit presque à donner une idée du stvle de Ward. Son livre eut quatre éditions en un an et, loin d'être ennuyeux, peut se lire encore facilement aujour- d'hui.
La plupart des auteurs religieux de la période d'immi- gration, supérieurs peut-être en savoir et tout au moins en ardente piété, à leurs successeurs indigènes, n'offrent guère d'importance pour l'historien de la littérature.
Du noble John Eliot (1604-90) il semble, cependant indispensable de dire que la sincérité et la douceur de l'homme transparaissent sous son style, si dépourvu de charme qu'on le juge. C'est l'idée d'une belle clarté qu'évoque cet apôtre, ou tout au moins que suggèrent les titres de ses livres : The Day-Breaking. ifnot the Sun- risiiig of the Gospel with the Indians of New England; The Light appearing more and more iowards the Perfect Day. Assurément sa vie resplendit d'œuvres de miséri- corde et d'amour; tour h tour traducteur, catéchiseur et prédicateur, médiateur entre les sauvages et son propre peuple, sa vie fut une suite de labeurs acharnés quoique souvent mal inspirés.
Une illustre famille, celle des Mather, représente à elle seule pendant trois générations les fortunes déclinantes de la théocratie. Le grand-père, Richard Mather (1590-
souliers sont usés jusqu'à l'empeigne, — les savetiers doivent pousser à fond leurs alênes; — ce n'est pas riieurc de craindre le courroux d'Apelle : Ne suior...
LITTERATUUE IIELIGIEUSE DANS LA XOUVELLE-ANGLETEUUE 49
1669), après une carrière religieuse des plus brillantes, mourut, laissant quatre (ils dans Iccleigé, piliers, comme il le pensait, de l'Kglise du Christ dans l'Ancienne et la Nouvelle-Angleterre. Inciu-ase Mathkk (1639-1723), son lils, ne mourut pas sans avoir vu Benjamin Colman, pas- teur de rÉglise de Brattle Street, à Boston (qui avait été établie en opposition au « Programme de Cam- bridge »), reconnu comme un des premiers théologiens de la Nouvelle-Angleterre; par contre, lui-même s'épuisa en vain a letenir le collège d'Harvard sous le contrôle orthodoxe. Le tils d'Increase, Corrox Mather (1663- 1728), en qui re^ ivaient les talents de son grand-père John Cotton, lut en butte aux cabales et aux calomnies; la présidence d'Harvard fut enlevée à son père et on l'en écarta lui-même d'une façon vexatoire; les services qu'il rendit à l'orthodoxie durant la crise de sorcellerie furent regardés par beaucoup de ses contemporains comme des crimes de lèse-humanité. Cette remarquable famille s'éteignit à la mort d'un fils exemplaire, Samuel, de qui la biographie de son père est justement qualifiée par le Prof. Barrett Weudell de « livre probablement le plus incolore de la langue anglaise ».
Increase Mather est bien certainement l'un des hommes les plus énergiques et les plus intéressants des colonies américaines, et il existe peu de livres, dans notre première littérature , comparables au curieux ouvrage intitulé Parentato?- (1724) écrit par son fils à sa mémoire. Quant a ses propres publications, qui ne comptent pas moins, dit-on, de 136 titres, la plus inté- ressante est probablement les Remarkahie Providences de 1684. C'est en réalité une compilation d'anecdotes souvent assez absurdes, qu'il réunit en vue de prouver l'intervention de la Providence dans les aflaires humaines
LITTÉRATUHE AMÉRICAINE. *
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depuis les temps les plus reculés, compilation h laquelle on accorde rarement son véritable titre : An Essayfor the Recording of Ilhistrioiis Providences; mais quelque titre qu'il porte, le livre peut intéresser et amuser le lecteur désireux de connaître la cruelle intransigeance d'esprit qui paraît avoir été le propre de ses ancêtres du xvii'= siècle. Le même résultat est obtenu par les Cases of Conscience de 1(>93, traité qui met davantage en lumière le vaste savoir du vieux Mather et son style vigoureux, préférable au style plus pédanlesque de l'auteur des Maanalia.
Visionnaire exlati([ue et érudit plein d'afifectation, Cotton Mather défendit un sacerdotalisme extrême et représente le type parlait de la « caste brahmani([ne ». Dès l'enfance on le prépara à devenir un grand homme. Il lut un prodige de connaissances scolastiques et, très infatué de son savoir, il s'enorgueillit toute sa vie de sa facilité il extraire rapidement d'un nouveau livre tout ce qui pouvait lui être utile. Un an après sa majorité, nommé sufTragant de son père à Boston, il v fut exposé à la plus dangereuse adulation. La fin de son existence lut tragicpie. La seconde de ses trois femmes devint folle; ses enfants moururent de bonne heure et l'un de ses fils mena une existence dissolue. Si l'on ajoute à cela les déceptions de sa vie publique et la méchanceté de ses ennemis, nous serons moins portés à le critiquer trop durement, au moins dans sa vie privée. On ne saurait regretter qu'un pareil type d'ecclésiastique disparût; qu'un pareil pédant, même possédant un savoir ency- clopédique, cessât de faire des émules; qu'un écrivain aussi fécond parût à la postérité plus digne d'étonne- ment que d'admiration; et, somme toute, on achève la lecture d'une biographie de Cotton Mather avec le sen-
LnrtllATtltF, lilil.KnElSR DANS I.A NOUVELl.t:-AN(;i,in Kl! Illi 51
liniciit qu'il niéritail plus tic sympathie qu'il n'en reçut.
Mais c'est surtout à l'écrivain que nous devons consa- crer (juelques mots. Pourtant, que sont ces <|uelques mots eu égard h un auteur dont l'œuvre compte ou dépasse le nombre prodigieux de 400 titres, et comprend un volumineux journal et des traités qui sont encore en manuscrits'.' « Tant que l'on n'a pas examiné ces docu- ments, dit le Prof. Wendell, il semble incroyable qu'en quarante ans un être humain ait pu tracer une quan- tité de mots aussi formidable que celle qui nous vient d'un pasteur des plus zélés, d'un érudit et d'un lecteur insatiables, et de l'un des politiciens les plus actifs que l'Amérique ait jamais vus. » On peut d'ailleurs s'em- presser d'ajouter que des titres tels que Boaneri^es : A Short Essai/ to Strcni;then the Impressions produced by Earthquakes, et Orplianotrophiiim or Orphans well pro- vided for in tlie Divine Providence, suffisent à eux seuls pour porter un jugement sur l'ouvrage.
JN'ous avons déjà mentionné son Parenlator \ un autre livre, intitulé Bonifacius, etc., ou plus simplement Hssajjs to do Good. fut longtemps populaire et eut au moins l'avantage d'inspirer h Benjamin Franklin sa charité systématique; dans un troisième, les fameux Ma^nalia, Mather fit, pour les saints de la Nouvelle-Angleterre, non pas peut-être ce que le Tasse fit pour les croisés, mais ce qu'IIakluyt et Purchas firent pour les marins du temps d'Elisabeth.
Les Mii^na/ia Christi Americana, or the Ecclesias- tical Historjj of New England^ f'roni its Eirst Plantini;, in the Ycar 1620, iinto the Year of onr Lord 1098, fut commencé vers 1G93, terminé avec de caractéristiques actions de grâce en 1697, et publié, après maints délais
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et découragements, en 1702. Ce n'était pas seulement une histoire; c'était une défense de la vieille orthodoxie contre la jeune hétérodoxie; d'où les prières et les lamentations de l'auteur sur le sort de son œuvre, sort qui ne fut pas aussi fâcheux qu'il le redoutait. Les his- toriens peuvent ne voir dans ce livre qu'un chaos de fables et d'erreurs, bien peu de lecteurs y prendront intérêt; mais les Magnalia n'en restent pas moins un monument littéraire, un bloc colossal laissé à découvert dans sa retraite par le glacier du Calvinisme — c'est tout ce que l'on voudra imaginer, pourvu que l'image donne une idée imposante et représentative.
Ce n'est pas une tache facile que de choisir de typi- ques passages chez un écrivain aussi fécond; peut-être le suivant, extrait du Parentator, exposera-t-il suffisam- ment les traits dominants de Mather en pédanterie et en fantastique.
Après quelques mots au sujet d'un malheur survenu à Mrs. Katharine Holt, première femme de Richard Mather,
son petit-fils continue ainsi : « On pourrait dire de
cette Gente Dame qu'elle fut la mère de Sept Fils. Mais, sans Cela, et en admettant que l'un des Sept ait ainsi disparu, le Nombre des Fils que DIEU dispensa à cet Heureux Couple se monte à Six, dont un Mourut en bas âge et dont Quatre se Montrèrent d'Utiles, Fidèles et Fameux Ministres de l'Evangile. Increase était le plus Jeune, Que son Père nomma ainsi, non par Egard aux Noms Célèbres de l'Antiquité, desquels, encore qu'il en soit de non-meilleurs qu'ils ne le cloiçent, l'Un du moins, qui est mentionné dans la Conclusion de la seconde Epître à Timothée, a une bonne réputation dans l'Église de Dieu; mais à cause de l'inoubliable Increase (Dévelop- pement) de tout genre par lequel DIEU favorisa la Con-
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trée vers le temps où l'enfant naquit. Et s'il avait eu un nom Hébreu au lieu d'un nom Anglais, je suppose qu'il aurait dû porter le nom de Joseph qui a la même Signi- fication. Eùt-il Indiscutablement un septième fils, il n'aurait pas justifié la Sotte, Profane et Magique Lubie lies Gens Stupides qui dotent le Septième Fils de je ne sais quelles Extraordinaires Facultés; c'est là une des Erreurs Vulgaires qu'il méprisa toujours. Toutefois, nous apprendrons d'Etranges Choses faites par lui et pour lui. Je suis enclin h penser, va dire le Lecteur, que nous ai'ons vu Aujourd'hui d' Etranges Choses. »
En 1724, Benjamin Franklin rendit visite à Cotton Mather et en reçut quelques utiles avis. Si le vieillard avait pu se douter que Franklin en ferait son profit dans un but plus utilitaire que spirituel, et que la transition du spiritualisme h l'utilitarisme représenterait surtout un échange permanent de vues entre sa chère Nouvelle- Angleterre et le monde, il n'aurait probablement pas laissé partir son jeune visiteur sans quelques exhorta- tions variées et quelques prophéties pessimistes. Mais c'eût été en pure perte; l'esprit des hommes qui n'appar- tiennent pas à une race décadente ne peut rester stagnant ni exercer son activité dans des directions toujours les mêmes. L'enthousiasme, la spiritualité, la loyauté dynas- tique et ecclésiastique du xvii» siècle devaient céder le pas à l'utilitarisme pratique et aux luttes du xv!!]*" pour la liberté populaire dans le domaine religieux et poli- tique. La théologie, en la personne de Cotton Mather, donnait son inconsciente bénédiction à la science, repré- sentée par Benjamin Franklin. Ces deux types d'esprit ont l'un et l'autre aujourd'hui leurs partisans; mais 1 his- torien doit s'cfTorcer de maintenir la balance égale entre les deux; de même, il est juste de reconnaître que si le
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siècle que nous venons de quitter a produit en Amérique peu de littérature qui ait une valeur intrinsèque, il laisse cependant des écrivains capables, répondant aux besoins de leur époque, et un ensemble d'écrits doù devait cer- tainement sortir une littérature plus belle.
CIIAPITRK V
LA POESIE PENDANT LA DERNIERE PÉRIODE COLONIALE (1701-1704)
La période que nous allons étudier s'étend de l'avène- ment de Guillaume d'Orange et de Marie au trône d'Angleterre jusqu'à la promulgation de la loi sur les droits de timbre; à bien des égards elle diffère de la période, d'une longueur presque égale, qui va de la fondation de Plymouth au début de ce double règne. Pour la Nouvelle-Angleterre et au moins pour New-York_, c'est, h l'extérieur, une période de luttes contre les Français et les Indiens qui s'efforcent d'entourer de toutes parts les colons, de façon à les cerner entre les monts Alleghany et l'Atlantique. Intérieurement, c'est une période pendant laquelle la population et la richesse s'accroissent en même temps cpic se produit une trans- formation mentale et morale considérable. Nous avons déjà vu que la thé()(ualie puritaine commença à décliner avant la fin du xvn" siècle ; un tel changement ne pou- vait se produire dans les colonies du Centre, dans les- quelles la religion n'avait pas pris autant d'importance; mais lélémont britannique piédomina peu à peu sur les
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autres souches originelles, et la fertilité du sol, les cours d'eaux abondants et Tavantage de leur situation géogra- phique donnèrent aux colonies du Centre une importance plus grande que n'en pouvait avoir la Nouvelle-Angle- terre, plus isolée. Philadelphie devint et resta jusqu'à la fin du siècle la ville la plus prospère de tout le conti- nent. Dans les colonies du Sud, peu non plus de chan- gements appréciables; elles restent des assemblages de plantations exploitées par d'aristocratiques propriétaires d'esclaves. A vrai dire, la population était plus dense dans le sud que dans les autres régions, surtout après les troubles des deux Carolines et la fondation de la Géorgie (1733); mais la présence d'un grand nombre de nègres et l'absence de diversité dans les occupations mirent les colonies du Sud h l'arrière-plan, pour ainsi dire, jusqu'à ce que la guerre avec les Français et la rébellion contre la Grande-Bretaffne eussent fourni un champ d'activité à ces précieuses qualités de direction et de commandement dont les aristocraties ne sont jamais dépourvues.
Nous ne serons pas surpris de constater que la litté- rature de cette période, à part l'œuvre de Franklin et celle d'Edwards, possède un intérêt intrinsèque moins considérable que celle du siècle précédent. La Nouvelle- Angleterre, qui a produit la plupart des écrivains et des livres que nous avons eu l'occasion de mentionner, a perdu beaucoup de son ardeur imaginative et commence à s'intéresser moins à ses sermons qu'à ses cargaisons — caroraisons d'esclaves souvent et de matériaux destinés à ses manufactures de rhum. Non pas qu'elle ait rien perdu de sa vaillance morale — la Révolution devait le prouver — mais jusqu'à cette résurrection religieuse connue sous le nom de « Grand Réveil », et même après, il y eut un
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alTaiblissemenl sensible de cette préoccupation du salut dans le monde à venir, de cette saturation divine qui avaient répandu comme une teinte de poésie sur les annales des générations antérieures. De petites expédi- tions guerrières, d'habiles entreprises mercantiles, n'étaient guère propres à inspirer une littérature de grande valeur. Et ce ne sont pas les conditions d'exis- tence des colonies du Centie et du Sud qui auraient pu produire ce désirable résultat, alors même que le déve- loppement de la société urbaine à Philadelphie eût pu encourager Franklin et un petit nombre de satellites à entrer dans cette voie. Querelles entre gouverneurs royaux et assemblées coloniales, conflits à propos de limites, défense de ses privilèges, efforts pour se sous- traire aux règlements de la navio-ation, émission de papier-monnaie, tout cela n'avait guère le don de provo- quer un chant lyrique. Quand les pirates furent anéantis, le pionnier et l'Indien restèrent presque les deux seules figures pittoresques, mais avant que Cooper vînt créer Natty Bumpo et Chingachgook, plus de soixante années devaient s'écouler. Certes notre imagination s'enflamme quand nous nous représentons le gouverneur Spotswood et son escorte d'explorateurs Cavaliers, Balboas au petit pied contemplant des hauteurs de la Chaîne Bleue la souriante vallée de Virginie; mais il n'y eut alors aucun poète pour chanter leur gloire. Bien plus, si l'on en croit l'histoire, le vieux gouverneur ne trouva qu'un roi soupçonneux et ingrat, qui ne se souciait pas de créer un nouvel ordre de Chevaliers du Fer-à-Cheval dans le pays vierge.
Cette allusion à George P'' nous rappelle d'ailleurs qu'un changement plus sensible encore était apparu dans la littérature de la mère-patrie. Lorsque le capitaine
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John Smith écrivait sa True Relation, Shakespeare écrivait probablement son Antoine et Cléopàtre. Lorsque Cotton Mather écrivait ParentatoVy Pope s'occupait d'éditer Shakespeare. Shakespeare et Smith avaient des traits de ressemblance, de même que Smith et Mather, en matière de style; mais quels sont les points de res- semblance entre Pope et Shakespeare? Comme nous l'avons remarqué déjà, une étude minutieuse des écri- vains coloniaux révèle, de l autre côté de l'Atlantique, des traces des nouvelles écoles littéraires, à mesure qu'elles se développaient en Angleterre. Waller et Dryden, plus ou moins indirectement, furent les maîtres des poètes coloniaux et ils cédèrent la place, plus tard, h Pope et même, hélas! à Blackmore. Mais on ne trouve pas entre les écrivains coloniaux du xvii^ et de la pre- mière moitié du xviif siècle une diiFérence aussi absolue d'esprit et de qualité que celle que l'on observe entre les écrivains britanniques contemporains de la vieillesse de Ben Jonson et les contemporains de la jeunesse de Grav. Ce qui n'est qu\in changement en Amérique l'ut une révolution en Ancrleterre. Les historiens ont remarqué que le solide John Bull est en somme une création du siècle qui suivit la restauration des Stuarts; Jonathan, le malin, se retrouve dans des hommes comme le Juge Sewall et Franklin, mais il est plus particulière- ment la création du siècle qui suivit la révolution améri- caine. On prétend que les colons qui s'opposèrent à l'établissement des droits de timbre se rapprochaient davantage des Anglais récalcitrants \\ l'impôt pour la construction des navires, que la plupart des propres sujets de George III. Ce lait est probablement exact, ainsi que le reconnurent les patriotes eux-mêmes; et il est exact, non pas simplement parce qu'il n'y eut guère
LA l'cmsii; l'I-.NDAM LA DIcr.MKi; li PElîIOnC COLOMALL 5'J
d'inlerruplioii dans la continuité tic la vie coloniale, mais encore parce qu'aucun idéal reçu ne fut aljandonné. La reconnaissance de Charles II comme roi fut sans doute une nécessité politique; mais le rejet méprisant des idées de Milton fut payé par une dégradation reli- gieuse et politique compensée seulement en partie par les travaux de Wesley et les enseignements de la Révo- lution américaine. Les idées ne subirent aucune modifi- cation dans les colonies du Sud et du Centre et elles ne se transformèrent guère non plus dans la Nouvelle-Angle- terre; c'est pourquoi les provinciaux américains eurent, h l'inverse de leurs contemporains britanniques, la pos- sibilité de progresser méthodiquement, au moins en politique. Il serait pour le moins peu philosophique de regretter la révolution qui fut le résultat de ce progrès, ou de s'imaginer qu'elle dépendit de quelques détails qu'il eût été avantageux de modifier pour l'éviter. Inu- tile donc de s'étonner de ne pas rencontrer dans l'Amé- rique rurale du xviii*' siècle une littérature en tout com- parable à celle que produisit l'Angleterre, littérature composée de satires et d'épîtres, de pastorales et d'élé- gies il l'antique, de drames principalement empruntés aux Français, d'essais et de pamphlets journalistiques assez originaux mais spécialement adaptés aux goûts et aux besoins d'une société sophistiquée. Cependant il y eut en Amérique une tentative littéraire de ce genre et nous allons en examiner la partie poétique, non sans remarquer qne la tâche de retracer les filiations britan- niques de ces bardes coloniaux est plus agréable que la seule lecture de leurs œuvres; probablement est-ce aussi plus important.
Nous avons quitté la poésie de la Nouvelle-Angleterre sur le nom de Wigglcsworth, et la prose, sur celui de
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Cotton Mather. Retournons un moment à un homme et à un liA'^re qui se tiennent à la limite de deux siècles, en faisant remarquer que Mather prononça l'oraison funèbre de Wigglesworth et qu'il rédigea son épitaphe, et qu'en outre les Magnalia renferment une quantité appréciable de vers composés par l'auteur et ses amis. Les élégies des Mas;nalia sont presque entièrement le produit de l'ancienne « école fantastique » de Quarles et consorts; mais le rythme, la mesure, et, jusqu'à un certain point, le style, semblent se ressentir de l'influence de Dryden. Ce grand satiriste n'est pas, h vrai dire, le barde favori de Mather, cet honneur étant réservé à Sir Richard Blackmore, qu'il qualifie d' « incomparable » et cite au moins deux fois, — c'est-à-dire aussi souvent que Milton! Mather paraît avoir correspondu avec le fameux médecin- poète, comme aussi avec le docteur Watts.
Mais si Mather est notre dernier « fantastique » dans le royaume de la prose, il doit céder le pas dans celui des vers au Rév. Nicholas Noycs (1647-1717), de Salem, qui partagea l'erreur commune concernant la sorcellerie, et celle, pire peut-être, de croire que le calembour est la principale fonction de l'homme. Noyés glorifie Dieu et son prochain en d'exécrables concetti. L'une de ses élucubrations les plus remarquables s'adresse à un ami affligé de la pierre; mais il est juste de dire que nulle part en traitant de ce mal il ne surpasse l'ode de Cowley au docteur Scarborough. Noyés donne une moins choquante manifestation de son talent dans l'élégie sur le Rév. Joseph Green, dont le nom lui sert à commettre neuf pages de calembours.
La ballade populaire intitulée Lo{>ewelVs Figlit donne à penser qu'il eût fallu beaucoup de temps en Nouvelle- Angleterre pour arriver à produire une Iliade ou une
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Clicvtj Chase. Peut-être le gouverneur Roger Wolcott, major général et juge suprême du Connecticut, eût-il conscience de celte infériorité quand il écrivit sou faux poème épique intitulé : .1 Drief Account of tlic Agency of the Honorable John Winthroj), Iistjiiirc, in tlie Court of Kini^ Charles II, A. D. 1(jIj2 when he obtained a Charter for the Colony of Connecticut. Il est surprenant qu'il ne l'ait pas appelé The Winthropiad. Mais il est moins sur- prenant que cette œuvre informe, comprenant 1 500 vers, et le reste de ses Méditations (1725) n'aient été pendant longtemps connus que des historiens. L'influence de Pope est responsable d'un grand nombre de sottises rcorettables en matière de versification: mais elle n'a probablement rien produit de pire que, dans le poème de Wolcott, le discours soigneusement élaboré où Win- throp décrit h Charles II la fondation et les origines his- toriques du Connecticut.
Si l'admiration publique fut épargnée à ce chef-d'œuvre de Wolcott, il n'en fut pas de même des vers du Rév. John Seccomb. Lorsqu'il étudiait h Harvard, en 1730, celui-ci écrivit sur la mort d'un employé subalterne du collège quelques strophes humoristiques qui plurent tellement au gouverneur Belcher qu'il les envoya en Angleterre, où elles parurent a la fois dans The Gentle- mans et dans The London Magazine. Naturellement, puisqu'on regardait comme de simples facéties les compo- sitions de ce genre — tel, par exemple, l'inventaire que fit le D"" Sheridan des richesses de Swift — les lecteurs britanniques ne manquèrent pas d'estimer que cette pièce, transmise officiellement, devait représenter le niveau de la culture américaine du temps.
Après ces méritoires efforts pour ridiculiser incon- sciemment la littérature de son pays, Seccomb garda un
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silence relatif pendant le reste de sa longue existence. Il est agréable de pouvoir lui opposer Mrs. Jane Turell, qui hérita des talents poétiques de son père, le distingué Dr. Benjamin Colman, et qui avait comme lui un faible pour les sujets bibliques, subissant elle aussi l'influence de Pope. Elle avait assez de goût cependant pour admirer Waller, dont elle fit un brillant panégyrique, louant tout ensemble sa politique et sa poésie, chose remar- quable pour une puritaine de sa race.
Les aperçus que nous avons ainsi sur les vers colo- niaux du début du xviii" siècle suffisent probablement ii montrer qu'il s'y glisse quelques notes plus laïques et que les poètes, s'ils sont encore des imitateurs, ne sont pas par trop retardataires. Toutefois il n'est pas nécessaire de discuter longuement leurs œuvres et nous ne men- tionnerons leurs noms que dans des cas exceptionnels.
Pourtant une étude de la poésie coloniale ne serait pas complète si l'on ne s'arrêtait un instant sur deux person- nages de Boston, lesquels jouirent d'un grand renom parmi leurs concitoyens. Il s'agit du Rév. ^lather Byles (1707-88) et de son rival en verve, Joseph Green (1706-80), négociant prospère d'un type qui devint assez commun dans la capitale de Nouvelle-Angleterre, durant le XVI 11*^ siècle.
Bien qu'adonné surtout à la plaisanteiie et aux bons mots, Byles fut pris fort au sérieux comme littérateur. Cependant, il fut plus qu'un mauvais poète ou qu'un joyeux ecclésiastique ; il se montra capable de prêcher des sermons émouvants, et la façon dont il rabroua sa con- grégation quand elle lui reprocha sa fidélité h George 111 prouve qu'à certains égards il était un homme énergique.
Malgré son habileté, la figure que fait Green parmi le groupe des versificateurs coloniaux montre clairement
I.A POKSIE Pr.NDANT I,A DKUMI.IU; l'hlilODE COI.oMAI-Ii '.3
l:i slrrililt» lilléialro do colle époque. De telles rail- leries ne peuvent ([ii'èhe ('pliénières. On se rappelle mieux, si tant est ([uOn s'en souvienne, sa facétieuse MoiirnfuJ Lanientalion for (lie Sud aiul Dcplo/a/jle Deatlt of Mr. Old Ténor, pasquinadc sur le papier-monnaie du temps, qui a été imitée à notie époque par quelques vers bien connus sur un sujet identique. Grcen lui aussi imita Gray, et il écrivit une élégie sur le chai favori de Byles, éparfrnant ainsi à son ami ce funèbre devoir.
Elle était décidément laïcisée, cette ville de Boston, qui devait bientôt accaparer laltonlion du monde en déchaî- nant la Révolution. Même dans les villes de province, on observe un changement d'esprit. L'humour yankee ne chassait pas tout à fait l'austérité puritaine; il s'y superposait plutôt. Nathaniel Ames, de Dedham, est une figure plus intéressante que Byles ou Green. ISIédecin et aubergiste, il publia longtemps un almanach qui fut. par bien des traits, un précurseur de l'ouvrage plus connu de Benjamin [''ranklin dans ce genre composite. Ames ne cessa jusqu'à sa mort (L764) de pourvoir ses conci- toyens de sélections d'autres auteurs, accompagnées de prédictions assurément aussi fondées que celle de la victime de Swift, Partridge, et de petits essais en prose dont la plupart n'offrent plus d'intérêt. Mais il savait donner à ses vers plus de couleur ([u'on ne s'attendrait à en rencontrer à cette époque.
Ces vers nous conduisent à parler dun autre médecin, John Osborn, de Middletown (Connecticut), dont le Whaling Song fut longtemps populaire parmis les hardis navigateurs du Pacifique. La pèche à la baleine ne lut cependant pas la seule manifestation active qui put inspirer les poètes de la Xouvelle-Angleterre. Les vic- toires coloniales dans les guerres contre les Français et
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les Indiens offraient de plus séduisants sujets. Un patriotisme croissant, un sentiment vraiment national, se remarque dans la littérature de cette période; ce patriotisme, joint à un caractère turbulent, déborde dans les poèmes informes et traînants d'auteurs aussi peu cultivés que John Maylem — diplômé d'Harvard qui se surnomme lui-même « Philo-Bellum » — et d'un certain George Cockings.
Tous deux s'inspirèrent de la prise de Louisburg et, en 1760, Cockings publia la première édition de son poème héroïque ayant pour titre IVar. 11 fut assez modeste pour déclarer : « Je ne prétends pas être un poète de premier ordre; peut-être ne mériterai-je jamais le titre de poète ». Mais, pour excuser ses 190 pages in-octavo de strophes et d'annotations pleines de descriptions mili- taires, il invoque l'exaltation dont l'emplit le succès de sa mère-patrie et du roi qu il a longtemps révéré en humble et lointain sujet. Cette exaltation mérite bien que nous lui donnions un souvenir aujourd'hui'.
Le patriotisme colonial et l'esprit d'imitation ressortent bien davantage dans le mémorial publié par Harvard en 1762 et intitulé Pietas et Gratnlatio Collegii Cantahri-
1. Cockings a été sévèrement exclu des ranj^s des poètes américains, même par le professeur Tyler et par Griswold, qui semblent souvent avoir procédé à leur recrutement d'après les principes immortalisés par Falstaff; il mérite de ne pas être oublié, car il est l'un des premiers représentants d'une classe d'écrivains que l'Amérique, à cause de ses conditions démocratiques, a vu naître en plus grand nombre qu'aucun autre pays — écrivains qui se croient nés poètes, poètes qui confondent le cauchemar avec un beau délire, et qui contribuent à former ce que l'on peut appeler la classe des écrivains sub-littéraires. Le nombre de poèmes épiques produits par tous ces braves gens qui se sont trompés sur leur vocation, est surprenant. Citons, entre autres, la Fiedoniad, or Independcncc prcscrved — an Epie Poirn o tlie War of iSll, par un cer- tain Richard Emmons, qui exerçait la médecine et cultivait la poésie dans le Kontucky en 1826, et dédia ce poème, qui débute par un con- clave aux enfers, à l'illustre Lafayette.
LA l'OliSlE PENDANT LA UIOIINIEIIK PERIODE COLONIALE «5
i:^iensis apud Nov-Anglos. Ce mémorial est surtout inté- ressant pour l'historien de la littérature parce qu'il témoigne des rapports étroits qui subsistaient entre la culture britannique et la culture américaine.
Ces rapports s'aKirment également dans les vers du D'' Benjamin Church, qui collabora à la Pietas ei GraLu- latio et qui est le dernier des poètes coloniaux de la Nouvelle -Angleterre dont nous nous occuperons ici. Church naquit en 1739; il devint célèbre à Boston même, sa ville natale, comme médecin, comme poète et comme prosateur; au début de la Révolution, il pro- fessa des opinions Avhig qu'il abandonna pour passer dans le clan tory, ce qui le fit, comme Waller, accuser de trahison et lui valut un court emprisonnement. A rencontre du poète anglais, il ne put longtemps se réjouir d'avoir recouvré sa liberté, car, par un curieux rapprochement avec le sort de Falconer, auteur de The Shijjivreck, il s'embarqua en 1776 sur un navire dont on n'entendit plus jamais parler.
L'œuvre la plus connue de Church est sa satire, The Times, écrite peu de temps après la promulgation de la loi sur le timbre et qui possède quelque peu de la vigueur caractéristique du « grand Churchill », que l'auteur apostrophe dans les vers du début. Huit ans aupara- vant, il avait publié un poème beaucoup plus intéressant au point de vue de la culture intellectuelle des colonies : The Choice — a Poetn after the Manner of Mr. Pnnifret. T/auteur y donne la liste des écrivains qu'il aimait lire ou se promettait de lire. A Homère, Virgile, Horace, Ovide, Juvénal, Lucain, Martial, Térence, Plaute, il ajoute « le majestueux Pope... barde sans rival », Milton, Addison, Lytlleton, Dryden, Young, Gay, Waller, Thomson, Tillotson, Butler, NcAvtou, I.oeke. Pas un mot sur
LITTÉR.VTUUB AMERICAINE. 0
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Cotton, Hooker, les Mather, ou même sur le grand Jonathan Edwards. C'est la littérature « polie » et non la littérature sacrée qui séduit le jeune colonial de 1757, et il est probable que la plupart des noms qu'il cite se seraient présentés à l'esprit du versificateur britannique contemporain qui aurait voulu établir une liste du même genre.
Nous arrivons maintenant à Benjamin Franklin, qui, également coupable d'imitation littéraire dans sa jeu- nesse, allait bientôt devenir l'un des esprits les plus originaux de la Nouvelle-Angleterre. Nous devons tou- tefois signaler que le seul poème de quelque impor- tance, relatif à la New York de l'époque coloniale, est la Philosophie Solitude (1747) de William Livingston, par la suite gouverneur de New Jersey, homme d'État et historien de la Révolution; ce poème possède un certain mérite, sans qu'on puisse dire qu'il égale ou dépasse son peu séduisant modèle, The Choice, de John Pomfret, imité par maint autre barde colonial.
Benjamin Franklin — nous avons déjà eu l'occasion d'en faire la remarque — n'était pas un poète; mais quelques-uns des jeunes gens dont il s'entoura pendant sa jeunesse, à Philadelphie, se livrèrent à des essais prosodiques. Le mieux connu est James Ralph, qui accompagna Franklin en Angleterre, où il eut un certain succès comme folliculaire et conserve une certaine importance dans les annales des origines du journa- lisme. Le principal titre de gloire de Ralph, outre qu'il figure, d'une façon assez peu flatteuse d'ailleurs, dans Y Autobiography àe Franklin, est d'être cité par deux fois dans la Dunciad et une fois par Churchill. Il a écrit un poème sur la « Nuit » et une satire sur Swift et Pope ; mais ce dernier usa de dures représailles en écrivant :
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Loups, faites silence pendant que Ralph hurle ù la lune, Et rend lu nuit odieuse; et vous, hiboux, répondez-lui!
Non seulement Ralph se joignit à Thomson et ù Dyer pour combattre la prétlominance de la poésie artificielle, mais on trouve aussi dans ses vers maints traits caracté- ristiques de la versification romantique.
Outre Ralph, les seuls poètes du groupe de Phila- delphie qui oITrent un intérêt, si mince qu'il soit, sont Thomas Godfrey (1736-63) et Nathaniel Evans (1742-67). Le premier était le fils du vitrier-philosophe du même nom, mentionné dans VAutobiography de Franklin. Apprenti chez un horloger, il courtisa l'éternité plus que le temps et taquina les muses en publiant dans V Ameri- can Magazine des vers qui furent accueillis avec « de grandes approbations ». Plus tard il devint lieutenant dans l'expédition du Fort Duquesne en 1658, puis il se livra à des entreprises commerciales dans la Caroline du Xord. Ses poèmes sont de piètres imitations : des pastorales, où Lycidas et Damœtas gémissent sur le trépas du général Wolfe ; des chants d'amour, des odes et autres exercices semblables. 11 écrivit aussi une tragédie eu vers qui paraît être le premier essai important de ce genre tenté par un Américain. C'était TJie Prince of Partliia, qui, sans jamais avoir été joué fut publié en 1765, deux ans après la mort prématurée de l'auteur. Le meilleur de ses poèmes est peut-être Tlie Court of Francy, dans lecjuel il imite Chaucer et Collins, tout en puisant dans sa propre imagination. La littérature amé- ricaine a perdu en lui un poète d'une valeur réelle quoique modeste.
Son ami Nathaniel Evans jugea, comme il convient, que cette mort était une perte considérable et il con- sacra au défunt une élégie médiocre mais sincère, dont le
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meilleur est emprunté à « Lycidas ». Comme Godfrcy, Evans dut faire un apprentissage d'une nature peu com- patible avec ses dispositions; il entra ensuite au collège, alla recevoir l'ordination en Angleterre, revint en mission dans le New Jersey et mourut à l'âge de vingt-cinq ans. On ne saurait, pas plus que Godfrey, le comparer à Keats ; pourtant, lui aussi manifeste un talent plein de promesses, spécialement dans son ambitieuse Ode on the Prospect of Peace 1161. C'était un indice heureux que ces jeunes gens imitassent Gray et CoUius plutôt que Pope.
On rencontre, chez tous ces poètes de la Pennsylvanie, plus de finesse que chez leurs confrères de la Nouvelle- Angleterre ; malgré leurs dociles imitations, ils témoignent d'aspirations personnelles, se lançant dans des tentatives nouvelles, l'ode et le drame poétique. Ils révèlent aussi un attachement marqué pour leur ville et leur colonie, et ils indiquent déjà que, tout en restant coloniaux, ils sont prêts à devenir des Américains. 11 serait excessif de les étudier et de les analyser en détail, ou de recommander la lecture de leurs vers, mais les œuvres qu'ils ont laissées suffisent h prouver que les colonies américaines, avaient fait, intellectuellement aussi bien que matériel- lement, des progrès que les hommes d'Etat de la mère- patrie eussent été bien avisés d'apprécier à leur juste valeur.
CHAPITRE VI
LA PROSE DE LA DERNIÈRE PÉRIODE COLONIALE
(1701-1764)
Au cours de la première moitié du xviii* siècle — il est devenu banal de le répéter — les écrivains anglais accomplirent dans le domaine de la prose de véritables exploits. De cette époque date la création de l'essai et du roman, ainsi que du magazine populaire. Pendant cette même période se développèrent la critique et les écrits politiques, de notables ouvrages de métaphysique furent produits, et des écrivains, qui devaient bientôt fonder la biographie et l'histoire modernes, apprirent les éléments de leur art. En ce qui concerne la forme et le style, on ne saurait trop estimer l'importance de l'époque. Cowley et Dryden contribuèrent largement à imposer les qualités nécessaires de régularité, d'uniformité, de précision et d'équilibre — pour suivre la classification de Matthew Arnold — mais Addison et Swift, pour n'en pas nommer d'autres, firent davantage. Le style de l'auteur des Voyages de Gulliver, par exemple, n'a sans doute jamais été surpassé, et, si le nom d'Addison n'a plus pour nous le même sens qu'il avait pour Macaulay, ce n'est pas
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qu'il soit possible de lui trouver des successeurs doués d'une urbanité plus grande.
Mais que devient la prose américaine pendant cette période qui fut, moins encore que la période correspon- dante en Angleterre, propice h l'imagination poétique? Son principal historien, le professeur Tyler, a trouvé le moyen d'en dire beaucoup de bien; il a découvert des auteurs qui avaient été injustement oubliés et il a conclu que des progrès considérables avaient été accomplis sur l'œuvre du xvii^ siècle. Il semble que sous bien des rap- ports il ait eu raison. 11 fut excellent pour les Américains et leur littérature que la pensée ait pu graduellement parvenir à se laïciser. Il fut excellent aussi que l'isole- ment de la Nouvelle-Angleterre ait pris fin, même au prix d'un sentiment de dépendance en matière de goût. 11 fut excellent, au point de vue du style, que l'ancienne prose redondante des grands théologiens ait cédé le pas h celle, plus simple et plus lucide, de leurs moins vigou- reux successeurs. Sur tous ces points, la prose améri- caine montrait vers 1764 un progrès appréciable. Nous pouvons à présent constater que ce progrès était plus grand encore. La venue de Jonathan Edwards et de Benjamin Franklin est une preuve que les colonies pou- vaient produire des penseurs d'une grande originalité et d'une réelle puissance.
Cependant, tout en admettant l'importance d'Edwards et de Franklin, et les avantages résultant de la laïcisation de la pensée et de la simplification du style, il est encore à craindre que la prose américaine de 1701 a 1764 ne soit pas digne d'autant d'attention que celle des soixante- quatre années précédentes. La Nouvelle-Angleterre des beaux jours du puritanisme est à elle seule plus inté- ressante que l'ensemble des colonies un demi-siècle plus
LA PUOSE DE LA DEIlMliKE PERIODE COLONIALE 71
tard ; les idées et les conceptions de ses écrivains repré- sentent un mouvement à son apogée, et elles ont, de ce lait, pour la postérité, une valeur plus grande que les idées et les conceptions d'une génération qui se conten- tait d'un niveau intellectuel moins élevé et reconnaissait plus ou moins consciemment son infériorité coloniale. Avec sa rudesse, Thomas Hooker mérite plus d'attention que Benjamin Colman, dont le style élégant et raffiné ne surpasse en rien ce qui s'écrivait à Londres. De même le capitaine Edward Johnson est un historien plus intéres- sant que Thomas Prince, encore que celui-ci soit plus scientifique et plus digne de foi. Ces points bien établis, il s'ensuit que toute la prose de quelque importance produite par les colonies, pendant plus d'un demi-siècle, peut être traitée intégralement en moins de lignes qu'il n'en faudrait pour discuter d'une manière satisfaisante un seul des grands maîtres contemporains de la Grande- Bretagne. Car il ne faut pas oublier que Jonathan Edwards, si grand qu'il fût intellectuellement, n'était pas en principe un littérateur, et qu'une pareille remarque peut également s'appliquer à Franklin.
La sécularisation intellectuelle de la Nouvelle-Angle- terre, sa descente des hauteurs spirituelles dans les plaines du bon sens pratique, au milieu desquelles le Yankee-type a depuis longtemps élu domicile, est parfai- tement mise en relief dans un livre qui fut publié à Londres la dernière année du xvii" siècle : les More Wonders of the Invisilde World, de Robert Calef. Ce traité prosaïque fournit un utile antidote aux fantas- tiques élucubrations de Colton Mather sur l'épidémie de sorcellerie. Un exemple également important de cette sécularisation apparaît la même année dans la brochure in-folio de trois pages du juge Sewall, intitulée The
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Selling of Joseph^ qui est peut-être le premier document anti-esclavagiste de l'Amérique.
Samuel Sewall (1652-1730), bien que né en Angle- terre, prit ses diplômes à Harvard; il appartient au type de la « caste brahmanique » et ne s'est jamais affranchi des traditions théocratiques dont il avait été nourri en vue des hautes situations qu'il devait par la suite occuper dans la magistrature et dans la politique. Il montre tou- tefois un esprit accessible au doute, par l'aveu public de son repentir pour le rôle qu'il avait joué dans la persé- cution des sorciers — et quel meilleur signe de progès intellectuel pouvait-il donner à cette époque? En trois ans, il passa de la discussion de la moralité de l'esclavage à l'assertion de l'égalité des droits de tous les hommes, fils d'Adam. 11 prit aussi la défense des Indiens et son patriotisme trouva dans les Ecritures l'assurance que l'Amérique était destinée à devenir le siège de la nou- velle Jérusalem. Son recours h la prophétie biblique le rattache à la génération qui finissait alors, tandis que ses tendances humanitaires en font le précurseur d'un per- sonnage qui ne consacrait guère ses loisirs à la lecture de l'Apocalypse — c'est-à-dire Benjamin Franklin.
Tout autant, peut-être, que Franklin, Sewall possé- dait la sagacité yankee et une absence naïve de senti- ment; ainsi le montre son journal, l'un des documents les plus intéressants et les plus précieux de la période coloniale. Ce journal englobe la plus grande partie de sa vie, et nous procure, ainsi que ses lettres, son livre de notes, et les résumés des sermons qu'il entendit, des matériaux qui nous permettent de reconstituer une très complète histoire sociale de la Nouvelle-Angleterre de son temps. Bien qu'il soit loin d'égaler l'immortel
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Pepys, Sewall se révèle à nous, dans maint passage tic son journal, aussi clairement que le secrétaire de l'Ami- rauté anglaise. Tandis que Pepvs rassemble cartes et livres, Sewall sélectionne les sermons qu'il présente aux dames, auxquelles sa qualité de veuf l'autorise a faire la cour. Parmi elles se trouvait une certaine Mrs. Winthrop, dont le sentiment ne pouvait certainement être éveillé par « de futiles poésies amoureuses », mais qui revit avec son amant, ou plutôt son admirateur, dans quelques pages du journal de ce dernier, presque aussi nettement que l'oncle Toby et la veuve Wadman dans les pages de Sterne. Et de même que jamais aucun soupirant ne fut plus prosaïque que ScAvall, jamais aussi aucun prétendant éconduit ne fut plus philosophe. Faisant ses adieux à la dame récalcitrante, il remarque que « sa tenue n'était pas aussi soignée qu'autrefois. Dieu soit loué! » Quand, plus tard, elle « donna un festin » auquel il ne fut pas convié, nous pouvons être certains qu'il ne se désola point outre mesure, quand il nous dit qu'il « demeure confiné dans la salle du conseil, par crainte de la pluie, et dîne seul avec des pâtés de Kilby arrosés de bonne bière ». Ce survivant des temps théocratiques ne dédai- gnait évidemment pas les plaisirs de la table; il aimait la causerie tout autant que les sermons, plaidait gravement la cause du salut ultime de la femme et s'élevait contre les facéties du premier avril.
Le journal de Sewall n'est pas le seul de cette période qui mérite d'être lu. Le Journal d'un voyage entrepris à cheval en 1704, de Boston à New York, par Mrs. Sarah Kemble Knight, maîtresse d'école dans la première de ces villes, nous offre le récit pittoresque d'une expédition unique dans son genre qui exigeait au moins quelques- unes des qualités d'une véritable « Wife of Bath », et
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nous montre que les femmes de la Nouvelle-Angleterre commençaient à s'émanciper autant que les hommes.
Pendant que Mrs. Knight écrivait la relation de son voyage, un jeune homme étudiait en Angleterre qui, un quart de siècle plus tard, devait entreprendre une expé- dition plus intéressante et en faire un récit bien plus attrayant. C'était William Byrd, fils du planteur etfonc- tionnaire virginien du même nom. Byrd fils naquit en 1674, « héritier d'une des plus grandes fortunes du pays », s'il faut en croire son épitaphe; son instruction fut dirigée par Sir Robert South^vell; il s'inscrivit au barreau du Middle Temple; se créa de belles relations, dont la principale fut Charles Boyle, comte d'Orrery; voyagea en France et dans les Pays-Bas, puis retourna en Virginie pour y gérer ses domaines princiers et occuper dans sa colonie natale de hautes situations. Chez lui, à Westover, sur la rive nord de la James, il donnait l'hospitalité avec toute l'élégance de l'ancien continent, et il y rassembla une bibliothèque d'environ 4 000 vo- lumes. Son propre volume de manuscrits offre plus d'importance pour nous, cependant, car il montre que ce Receveur Général des revenus de Sa Majesté et ce Président du Conseil n'était pas seulement « le merveil- leux économiste » que nous révèle l'inscription de sa tombe, mais aussi un véritable homme de lettres qui, dans un milieu plus favorable, aurait pu devenir un écri- vain remarquable, sinon un grand écrivain. Ces manu- scrits ne furent pas publiés avant 1841, c'est-à-dire quatre- vingt-dix-sept ans après la mort de leur auteur; c'étaient une History of the Dividing Line Riin in the Year 11'28, A Journey to the Land ofEden A. D. 1733, et A Progress to the Mines. Le premier est certainement le plus impor-
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tant, quoique le dernier nous fasse le récit d'une visite au Gouverneur SpotsAvood et jette quelques lumières sur les mœurs de l'aristocratie virginicnnc du temps.
Sa relation est plus agréable à lire que le New Voyage to Carolina, ouvrage d'une égale valeur historique, publié en 1700 par un autre membre de la commission, l'Ecossais John Lawson. Le Colonel Byrd — son intéres- sante correspondance, seule, l'atteste suffisamment — possédait cette grâce facile qui est le fait d'un « écrivain de qualité », et il fut ce que sont rarement les écrivains de qualité, un esprit d'une vaste envergure, avec des ten- dances presque démocratiques. 11 avait assez conscience de sa valeur et aimait à faire montre de son savoir, qui était étendu; ce fut probablement l'homme de sa géné- ration le plus exempt des défauts coloniaux. Peu de ses contemporains auraient pu, au sujet des croisements de race avec les Indiens, écrire ces lignes :
... « Après tout ce qu'on peut dire, un amoureux gaillard est le missionnaire le plus efficace qu'on puisse envoyer chez de tels infidèles ou auprès de n'importe quels autres... Si, dès le début, de pareilles affinités avaient été utilisées, que d'effusions de sang l'on eût évitées, combien plus populeuse aussi eût été la contrée, et, par conséquent, combien plus importante! L'on ne pourrait non plus, à l'heure actuelle, invoquer comme un reproche la couleur de la peau; car si un More peut être nettoyé jusqu'au blanc en trois générations, h coup sûr un Indien serait blanchi en deux... »
La transition entre le Colonel Byrd et Robert Beverley, cet autre intéressant historien, est toute naturelle, même si elle nous reporte chronologiquement en arrière. Comme Byrd, Beverley était un planteur issu d'une excellente lamille et possédant d'immenses domaines. Lui aussi
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avait été élevé en Angleterre, mais il ne subit qu'assez peu l'influence de la culture européenne, et il ne possé- dait pas les prétentions seigneuriales communes aux opu- lents planteurs. 11 n'eût sans doute jamais fait acte d'au- teur si, lors d'une visite d'affaires à Londres en 1703, un libraire ne lui avait soumis les brochures du British Empire in America d'Oldmixon, ayant trait à la Virginie et aux Carolines. La pleine connaissance qu'il possédait de son pays le mettait à même de redresser les nom- breuses erreurs commises par l'écrivain britannique; aussi entreprit-il de les corriger. C'est dans ce but qu'il composa son History and Présent State of Virginia, qui parut en 1705, fut traduite en français, et qui, en 1722, six ans après la mort de l'auteur, fut publiée en une édition considérablement augmentée. L'ouvrage mérite l'accueil flatteur qu'il reçut, non pas tant à cause de sa valeur historique que comme un tableau extrêmement animé, dépeignant une population dont l'existence est elle-même très animée. Beverley écrivait sans la moindre prétention littéraire; aussi son livre sincère nous donne- t-il une très exacte représentation de son époque et peut-il être lu encore aujourd'hui avec plaisir.
Un autre Présent State of Virginia, publié à Londres dix-neuf ans plus tard (1724) par le Rév. Hugh Jones, nous apprend que la jeunesse virginienne, bien que d'es- prit délié, visait de préférence un but utilitaire dans le choix de ses études.
Des coutumes et des idées différentes commençaient à séparer de la mère-patrie les colonies américaines, puis- que celles-ci jugeaient nécessaire de créer pour leur défense une littérature explicative. Les observations de Jones à propos de ses collégiens et de leurs prédisposi- tions de Virginiens, et même déjà d'Américains, à
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réclamer des méthodes ahréfrées pour acquérir le savoii-, expliquent en partie le sort mélancolique d'un écrivain qui, comme lui, était aumônier à la House of Burgesses et attaché au Collège William and Mary. Le Rév. William Stith (1689-1755), homme de bonne naissance et de bonne éducation, fut un grand admirateur de l'anti- quité et il nourrissait l'illusion que ses contemporains aristocrates achèteraient et liraient volontiers une volu- mineuse histoire de leur bicn-aimée colonie. Mais les pupilles du Rév. Jones étaient les seuls lecteurs possibles de son Historij of the First Discoverxj and Seulement of Virginia publiée h Williamsburg en 1747; encore sem- blent-ils s'être révoltés à l'idée que les exploits de leurs pères aient pu exiger « plus d'un volume et leur coûter plus d'une demi-pistole » ! Il dut, pour être réhabilité, attendre jusqu'à la génération actuelle, qui témoigne une généreuse indulgence pour tous les degrés du prolixe et du diffus dans les ouvrages historiques.
Il y eut encore dans le Sud, pendant la période qui nous occupe, quelques auteurs de prose, — les vers, h ce qu'il semble, firent défaut, sauf une imitation à'Hudi- hras, d'un auteur du Maryland, — mais ils sont sans importance. On peut cependant citer un ouvrage, A True and Historical Narrative of the Colony of Georgia, écrit et publié (Charleston et Londres, 1740) par un certain Patrick Taille fer et d'autres mécontents qui avaient déserté la jeune colonie d'Oglethorpe.
Si nous passons au nord, du côté de Philadelphie, nous ne trouvons rien qui puisse nous retenir, et nous n'avons qu'à retourner aussitôt à la Nouvelle-Angleterre; les ouvrages historiques de New York et du New Jersey ne sont pas d'un très grand intérêt littéraire; on n'y trouve le plus souvent, que de l'esprit de parti, au lieu
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de l'érudition qui caractérisa Stith et le plus grand de ses contemporains de la Nouvelle-Angleterre, le Rév. Thomas Prince (1687-1758). Ce ministre de l'Eglise Old South de Boston était un savant encore plus remar- quable que l'ex-président de William and Mary. Après avoir visité les Indes occidentales et l'Angleterre, il se décida pour l'existence d'un savant clergyman, existence moins herculéenne, mais certainement moins surannée et non moins louable que celle de Cotton Mather. Il publia des sermons et des mémoires, disserta sur les tremblements de terre, rapiéça, pour ainsi dire, le Psalm Book, et enfin rassembla manuscrits et livres concernant l'histoire de la Nouvelle-Angleterre. Ce qu'il en reste constitue l'importante collection Prince de la Bibliothèque publique de Boston. De cette diversité d'ouvrao;es d'autres auteurs sortit sa Chronolosical His- tojy of New England, dont le premier volume parut en 1736. C'est comme un croisement des Magnalia et de YAnglo-Saxon Clironicle ; l'auteur y montre son attache- ment à l'antiquité par une introduction où il relate les principaux événements de l'histoire de l'homme depuis Adam. Près de vingt années passèrent avant que Prince fît paraître son second volume en brochures de « sixpence ». Trois seulement furent publiées ; et ainsi demeure à l'état de fragment cette œuvre qui, malgré les défauts du style, marque un progrès notoire vers une conception scienti- fique de l'histoire, et ne manque pas de cette noblesse qui nous charme dans les colossales entreprises des éru- dits du siècle passé.
La réputation de Prince a rejeté dans l'ombre celle d'autres historiographes méritants de la Nouvelle-Angle- terre, tels que les chroniqueurs des guerres des Indiens, Church, Penhallow et Niles, sur lesquels nous n'insis-
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terons pas ici, car de simples listes de noms et de dates n'ollVent aucun intérôt et sont plutôt dangereuses pour l'historien de la littérature. Un des contemporains de Prince, pourtant, mérite une mention spéciale, non qu'il lût un historien scientifique, mais à cause du pittoresque de son style. William Douglass, médecin écossais de bonne lamille, se fixa en 1718 à Boston où il mourut en 1752, âgé de soixante et un ans. C'est un représentant de l'es- prit iconoclaste et rationaliste qui caractérisa quelques- uns des premiers déistes anglais, ce qui le dépaysait complètement dans son entourage puritain et l'engagea d'ailleurs dans de continuelles controverses. Il les dépeint dans son Summary, Historical and PoUtical, ofthe First Plantin^, Progressive Improvernents, and Présent State of the British Settlements in Nortli America — ouvrage publié h Boston en deux volumes (1748-53). Dans cette curieuse composition, on trouve beaucoup de l'humeur de Swift et un peu des bizarreries de Sterne, tout ensemble.
Que Douglass ait pu vivre à Boston, cela nous est une preuve de la tolérance croissante qui régnait dans la Nouvelle-Angleterre; mais cela ne prouve pas encore que le clergé « brahmanique » eût d'aucune façon disparu de la place. Les auteurs religieux du xviii^ siècle furent peut- être absolument inférieurs en puissance et en autorité à leurs devanciers; toujours est-il qu'ils constituent une formidable armée de féconds écrivains. Nous en avons déjà examiné quelques-uns à d'autres titres; à ceux-là nous pourrions ajouter des autorités comme John Hig- ginson ; John Barnard, dont V Autobiography est inté- ressante; Samuel Willard, dont le Complète Body of Divinity de 1726 est le premier in-folio américain; et Samuel Johnson, le premier président de King's Collège
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(Colombie), ami de Berkeley, et philosophe de renom. Citons encore Alexander Garden, de Charleston, et l'éloquent Samuel Davies, qui, pasteur en Virginie, prophétisa la gloire de « ce jeune héros, le colonel Washington ». Plus considérable encore fut le courageux John Wise (i652?-1725), d'Ipswich, qui détendit les églises et les laïques contre la hiérarchie représentée par les Mathers, dans deux recueils assez brefs où se révèlent de sérieuses connaissances religieuses et poli- tiques, en même temps qu'on y trouve de l'esprit, de l'imagination et une puissance d'invective quasi inilto- nienne. Mais nous devons laisser dans l'ombre Wise lui- même, en présence du plus notable de tous ces théolo- giens des colonies, l'exilé de Northampton.
On ne peut accuser la postérité de n'avoir pas rendu justice à Jonathan ED^vARDS. Ceux qui n'ont jamais lu une ligne des compacts volumes qui renferment la plupart de ses « Œuvres » associent du moins son nom à un acerbe sermon, ou plutôt à l'émotion qu'il produisit. Aucun Américain, sauf peut-être Franklin, n'a autant remué les pensées du monde; du moins est-il certain qu'aucun Américain ne possède une réputation de méta- physicien aussi puissamment établie. Ses fervents admi- rateurs, avec toutes les apparences de la plus parfaite bonne foi, établissent d'intéressants parallèles entre sa carrière et son génie, d'une part, et, d'autre part, la carrière et le génie de Dante, — simplement.
Un tel parallèle n'est pas absurde, mais il n'est pas douteux que, dans l'histoire intellectuelle, le grand Flo- rentin laisse bien loin derrière lui le grand prédicateur métaphysicien. Ce que l'on peut dire, c'est qu'Edwards tient un bon rang parmi les hauts théologiens, avec saint
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Augustin et Calvin; l;i précocité de son génie connaît peu de rivaux; sa puissance intellectuelle peut presque être comparée à celle de Léonard ou de Pascal. Encore ces comparaisons ne lui sonl-elles pas avantageuses, car elles ne semblent pas avoir trait au principal élément de l'in- lluence qu'il exerça sur ses contemporains et sur la pos- térité. La suprrnie source de cette puissance paraît être son extraordinaire faculté d'analyse et de logique, et cette constatation suggère aussitôt une comparaison, non pas avec un étranger, mais avec un autre Américain, diplômé d'Yale Collège, le grand théoricien politique John C. Calhoun. La théologie d'Edwards, les théories politiques de Calhoun sont, aujourd'hui, également insou- tenables, mais dès qu'on a admis leurs prémisses, il est impossible de se dérober à la rigueur de leurs conclu- sions. Edwards, cependant, lut plus homme de lettres que Calhoun et c'est ce qui nous autorise à lui prêter ici plus d'attention que nous ne pourrions lui en donner pour ses seules capacités de théologien métaphysicien.
Jonathan Edwards, qui naquit h East Windsor, Con- necticut, le 5 octobre 1703, fut véritablement un « enfant prodige ». Il commença à lire remarquablement tôt et h dix ans il écrivait déjà contre la doctrine de la maté- rialité de l'âme. A douze ans, il envoya h un correspon- dant de son père en Europe une minutieuse étude sur la « merveilleuse méthode de travail de l'araignée ». En 1716 il entra au collège d'Yale et obtint le diplôme quatre ans après, avec un bagage de philosophie natu- relle et raisonnée, dont il était redevable à ses propres méditations plus qu'aux leçons de ses professeurs. C'est encore actuellement une question de savoir à qui, de Malebranche ou de Berkeley, l'on peut attribuer la philo- sophie idéaliste de ses notes de jeunesse. Il est clair,
LITTÉRATUnE AMÉRICAINE. "
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toutefois, que, s'il dut quelque chose à d'autres penseurs que Locke, il dut également beaucoup à son entourage. Les coloniaux, en général, n'avaient aucun (bnds de cul- ture, mais tout « New Englander » réfléchi se découvrait naturellement un fonds d'émotivité spirituelle. Dès son plus jeune âge, Edwards se préoccupa de son âme; la doctrine de la souveraineté divine et de la damnation de l'homme s'opposait seule à ce qu'il admît avec certitude la théorie de paix religieuse préconisée par le Calvinisme. Quand il fut au collège, ses doutes s'évanouirent subite- ment, et à leur place il ressentit « au-dedans de lui une joie délicieuse en Dieu », qui ne fit que s'accroître avec les années, jusqu'à ce qu'il méritât l'épithète de « Saturé- de-Dieu ».
Cette « saturation divine » était sa part dans l'héritage de la Nouvelle-Angleterre. Combinée avec un amour passionné de la nature, amour rare à cette époque, elle fit d'Edwards un poète, un poète par les sentiments et presque par l'expression. Il étudia la théologie; après un court essai de prédication à New York et deux ans de professorat h Yale, il devint le collègue de son dis- tingué grand-père, Salomon Stoddard, à Northampton, Massachusetts. Puis il épousa Sarah Pierrepont, une jeune femme h l'esprit mystique, qu'il avait déjà dépeinte en termes magnifiques.
L'amour de Dieu et de ses créatures, l'amour de sa femme et l'amour de la nature contribuèrent à assurer le succès des dix-sept premières années de ministère d'Edwards à Northampton. Sa célébrité de prédicateur se répandit en Nouvelle-Angleterre et, après 1734, il put se vanter avec raison des progrès accomplis par ses ouailles au point de vue spirituel. Deux de ses livres les plus intéressants sont dus à cette renaissance, à ce
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« Grand Réveil » ; ce sont A Narratii>e of Siirprising Conversions, longue épître adressée à Colman (173G), et Thoughts on the Revival ofBelii^ion in New England(il^2). Les spécialistes peuvent seuls se mêler de critiquer ces ouvrages éminents, mais il est permis de dire que, même pour les profanes, l'auteur de la lettre à Colman n'est pas un scolastique, faiseur de miracles comme Cotton Mather, mais un observateur et un psychologue des plus pénétrants, même alors qu'il croit sérieusement que l'esprit de Dieu a pu se manifester visiblement dans la très étonnante conversion d'un enfant de quatre ans.
Aujourd'hui, ceux qui veulent réveiller des sentiments relicrieux usent encore du ton comminatoire dans leurs sermons; il n'est pas surprenant qu'Edwards, en bon calviniste confiant dans la puissance divine, ait renchéri sur les tableaux sinistres des horreurs de la damnation tracés par ses prédécesseurs et par lui-même, ce matin de juillet 1741, en plein milieu du second « Réveil », dans son fameux sermon d'Enfield. Il est fort possible que ce sermon ait produit les effets qu'on lui attribue couramment, quoique le grand prédicateur l'ait lu sans doute posément, en s'abstenant des artifices employés par ses successeurs. Ces pages sont empreintes d'une imagination d'autant plus efficace qu'elle est plus retenue. Il y a plus de traits communs entre l'auteur de Lear et le prédicateur d'Enfield que ne l'ont pensé bien des lecteurs et des critiques; et cependant ils n'ont, à les écouter, aucun rapport entre eux. Sans le secours d'une parfaite mise en scène et de somptueux costumes, le spectateur, sous le règne d'Elisabeth, put donner un libre cours à son imagination et, nous n'en pouvons douter, fut tout de bon enlevé par le tourbillon de la fureur de Lear; le fidèle du Connecticul, qui se rendait à l'église,
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sans éducation littéraire, sans idées générales, sans raffi- nement esthétique susceptible d'amoindrir ou d'atténuer ses émotions, ne put pas davantage résister à l'emprise de son cœur et de son imagination; il eut, tout entière, l'horreur du gouffre béant de l'enfer au-dessus duquel le prédicateur le tenait suspendu.
Mais les réveils ont toujours été suivis de réactions. Dans le cas d'Edwards et de Northampton, la réaction fut particulièrement douloureuse; nous ne pouvons ici qu'y faire une rapide allusion. Edwards adressa des remontrances à quelques-uns de ses jeunes paroissiens, qui se plaisaient à lire des œuvres prétendues impures et qui, pour nous, ne seraient que romans d'une niai- serie banale. Les parents ne le soutinrent guère et, ii son grand chagrin, le mal se propagea rapidement. Il voulut alors remettre en vigueur une règle longtemps négligée d'après laquelle la profession personnelle et publique des convictions religieuses était indispensable pour être admis à la communion. Défenseur, dès lors, du passé et de l'avenir, Edwards ne fut pourtant pas suivi par la majorité de ses paroissiens. La malheureuse controverse qui s'ensuivit ne se termina que par sa soumission (1750). La postérité se range naturellement du côté du vaincu, qui partit, un an après, pour aller évangéliser les Indiens de Stockbridge ; mais des historiographes conscien- cieux assurent, nous pouvions nous y attendre, que tous les torts n'étaient pas du côté de la congrégation de Northampton.
Cet exil fut d'ailleurs un bien pour l'humanité; de pasteur prédicant, Edwards devint le théologien et le métaphysicien que nous savons. L'important Treatise concerning tJie Heligious Affections (1746) vint après le Réveil et avant l'exil; de même Vlnqiiiry into the Quali-
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ficutions for Fuit Communion in the Church, et sa Life of David Brainerd (1749), biographie qui n'oflVe pas d'intérêt spécial. En 1754 parait Freedom ofthe Will, le plus connu Je ses ouvrages, le plus strictement logique, et celui oii ressortent le mieux ses qualités de métaphy- sicien. Quatre ans après, A Treatise on Original Sin, sans être l'unique production de cet intervalle de temps, concentre l'attention des théologiens sur le nœud du système calviniste. Mais h peine était-il installé comme président au nouveau collège de Princeton, à la place de son beau lils, le Rév. Aaron Burr, père du célèbre poli- ticien, que, par manque de précaution, il contracta la petite vérole et succomba au mal. Son épitaphe déclare qu'il (( ne le cédait h aucun mortel », déclaration qui paraît avoir représenté l'opinion de ses contemporains.
Une autre colonie de la Nouvelle-Angleterre, le Mas- sachusetts, a produit, trois ans après la naissance d'Edwards, un homme qui a exercé, somme toute, une influence universelle. En sa qualité d'utilitarien et de scientifique, Bknjamin Fhaxklix n'avait pas besoin d'un fonds de culture plus étendu que celui d'Edwards; avant d'entrer dans la carrière de la diplomatie, il avait amassé, par des lectures judicieuses, des voyages et l'étude du genre humain, un savoir assez considérable et très réel. Son état d'esprit était d'ailleurs très éloigné de celui d'un colonial, dans le sens péjoratif du mot, et il y a lieu logiquement de le rattacher ti la Période Révolutionnaire. Peu après 1750 il acquit un renom universel par ses découvertes en électricité; les services rendus à son pays avant cette date et des œuvres écrites en un style remarquable nous autorisent donc à le placer ici côte à côte avec son grand contemporain, Edwards, dont il
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présente comme la contre-partie. Sa carrière de diplo- mate, d'homme d'Etat, de sage universel, toute notoire et intéressante qu'elle soit, paraît n'avoir été que le complé- ment de son œuvre réelle. Ses écrits politiques, de toute façon, ne constituent pas la majeure partie de son œuvre littéraire; en ce qui nous concerne, nous n'avons pas à le considérer comme un demi-contemporain de Jefferson. Aucun Américain du xix' siècle n'a autant vécu pour ses concitoyens futurs que Benjamin Franklin; il paraît y avoir deux raisons principales de ce fait : la première, c'est que comme incarnation de la pratique des choses, de l'esprit naturel le plus fin, le plus loyal, le plus patriote, il est le prototype de ce que ses concitoyens se plaisent à appeler le « vrai américanisme w. L'autre c'est qu'il est peut-être, pour tous les pays, le plus exact représentant de son siècle. Si cette assertion peut paraître téméraire aux admirateurs de Washington, du Dr. Johnson, de Frédéric le Grand ou de Voltaire, on peut alléguer en réponse que, chez aucun de ces hommes éminents, l'expression littéraire de la raison en son plein développement ne trouve un pareil interprète : Washington appartient à tous les siècles; le Dr. Johnson ne représente pas suffisamment son époque, dans le sens matériel; Frédéric le Grand offre une combinaison par trop extrême de gravité audacieuse d'intentions et d'affec- tation mesquine; Voltaire est h la fois trop emporté et pas assez radical, c'est aussi trop spécialement un homme de lettres. Franklin, au contraire, représente intime- ment son époque par son sens pratique, par sa dévotion à la science, par sa curiosité en matière intellectuelle, sa conception humanitaire dépourvue de tout spiritualisme, son contentement tranquille de soi-même, — en un mot, par son culte pour la prose comme expression de la
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raison à l'encontre de la poésie et de la foi aveufrle. Une revue des faits les plus importants de son existence pour- rait confirmer cette proposition.
Cette revue est h peine utile ici, carV Autobiograp/iy est un de ces ouvrages classiques que l'on lit réellement. Rap- pelons pourtant que Franklin est né à Boston, le 17 jan- vier 1706; que son père était un fabricant de chandelles chargé de famille et peu à même de lui donner une instruction convenable; qu'il fut de bonne heure mis en apprentissage chez son frère, imprimeur. Il lut Defoe, Tjocke, Addison, Bunyan et Shaftesbury; écrivit des Essais a la façon d'Addison, et les fit paraître anonyme- ment dans le journal de son frère, 7/ie lYeivs England Courant. Il faut ajouter, à ce propos, qu'avec Franklin, commença pratiquement le journalisme américain. Le premier numéro des Public Occurrences paru à Boston en 1690, fut aussi le seul, le journal ayant été aussitôt supprimé. Ce n'est que quatorze ans plus tard que le Boston News-LeUer commença une carrière qui n'eut pas de rivale pendant quinze années. A partir de ce moment, le développement de ces feuilles, petites et timides, mais créées cependant pour défendre la cause de l'unité colo- niale, se poursuivit d'un pas ferme et constant, et, au moment de l'acte du Timbre, plus de quarante avaient été fondées. Comme en Angleterre, le magazine vint plus tard; Franklin lui-même lança le premier à Philadelphie, en 1741, sous le titre un peu long de The General Magazine and Historical Clironicle for ail the Britisli Plantations in America. Le contenu en était quelconque, mais le titre contenait déjà un germe de nationalité.
L'arrivée de Franklin à Philadelphie fait aujourd'hui partie de l'histoire littéraire. Nous pouvons suivre l'apprenti fugitif, en qui l'on soupçonne déjà le philo-
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sophe déiste, à New York et de là à la capitale de la Pennsylvanie, à travers ses propres pages, plus facilement que l'on ne peut suivre les premières étapes de Johnson à travers les pages de Boswell. Whittington et son chat entrant h Londres sont h peine plus pittoresques que Franklin et ses trois petits pains, un sous chaque bras et le troisième dans sa bouche, déambulant le long de Market Street et s'exposant aux regards narquois, d'une jeune personne qui était destinée à devenir sa lemme. En 1723, année de l'arrivée de Franklin, Philadelphie était une cité relativement cosmopolite, grâce à ce fait qu'une partie considérable de la population n'apparte- nait pas il la secte quaker. Elle abritait des hommes intéressants, occupés à écrire et à imprimer des choses qui n'ont plus à présent grande valeur, mais qui eurent une certaine influence à leur époque. Nous ne citerons que l'Ecossais-Irlandais James Logan, représentant de Penn et sa famille, qui employait les loisirs que lui lais- saient ses travaux officiels h correspondre avec des savants étrangers, ii des recherches scientifiques, à l'étude des langues, et à publier des traités latins et des traductions latines telles que celle du Cato Major de Cicéron. Franklin ne devait pas tarder à éclipser dans les sciences, non seulement Logan mais encore John Bartrain, le Quaker, naturaliste et explorateur; John Winthrop, le savant professeur de mathématiques et de philosophie naturelle au collège d'Harvard; John Clayton, le botaniste virginien; et tous les autres pro- vinciaux américains qui s'efforçaient de pénétrer les merveilles de la nature dans le Nouveau-Monde ; mais la valeur de son œuvre ne doit pas nous faire oublier qu'il fut, après tout, dans le domaine où s'exerça sa curiosité intellectuelle, primiis inter pares.
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Pétulant trente-quatre ans, la vie de Franklin est désormais liée à l'histoire de Philadelphie, ou plutôt de la Pennsylvanie. Après un voyage en Angleterre et quelques caprices de jeunesse, il fixe son choix sur une existence où rintéret personnel, pour la plus petite part, et le souci éclairé des choses publiques s'harmonisaient heureusement.
En 173.3 il publia le premier almanach dans lequel l'immortel Richard Saundcrs adresse son salut à un monde extravagant, et commence h prêcher le bonheur dans la paix et le contentement. Environ quatre-vingt- dix ans plus tard, Balzac ne trouva rien de mieux que de convertir le maiffre moraliste américain en un cfras vicaire français. Ceci est une preuve entre toutes que le créateur du « Bonhomme Richard » et du « Père Abraham » était déjà vraiment un homme de lettres, bien que ni lui ni les milliers de gens qui conviennent avec lui qu'un point l'ait ii temps en épargne neuf, ne s'en soient jamais doutés. Franklin s'appliqua h suivre les conseils de la simple sagesse, et on peut dire qu'il y excella. Mais ceux-là même qui l'admirent le plus doivent admettre qu'il céda à une lâcheuse inspiration quand il entreprit de reviser l'Oraison Dominicale.
Cette entreprise incompréhensible ne fut cependant au fond qu'une malheureuse manifestation de son huma- nitarisme. 11 faut modifier l'Oraison Dominicale, se disait-il, pour l'adapter aux besoins du jour. Quelque malencontreux qu'ait été ce raisonnement, ses critiques ne devront jamais oublier qu'il reste à son actif, outre son système pour arriver à la « perfection morale », l'éta- blissement d'un corps de pompiers^ d'une bibliothèque publique, d'une académie, d'un collège et d'un office postal. Ils n'oublieront pas que s'il fit autant d'efforts
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en vue d'améliorations matérielles qu'en vue d'améliora- tions morales, c'est encore lui qui sut « détourner la fou- dre du ciel et arracher le sceptre aux mains des tvrans».
Il est à peine besoin de parler des exploits interna- tionaux de Franklin comme agent colonial à Londres, comme diplomate républicain assurant le triomphe du Nouveau-Monde sur les conservateurs de l'ancien. Il accepta avec tranquillité les honneurs dont on l'accabla, se montra l'égal des grands d'Angleterre et de France qui le reconnurent comme un distingué citoyen de la république de la pensée, de même que ses lettres, pam- phlets politiques et dialogues satiriques prouvèrent la même maîtrise qu'il avait déjà révélée dans le domaine scientifique. A sa mort, en 1790, il s'était affirmé un non moins habile homme d'Etat. C'est le type accompli de l'Américain fils de ses œuvres, et de plus l'avocat de l'émancipation des droits de l'homme dans la meilleure et la plus entière acception du mot; sa mémoire demeure inséparable de celle de Lincoln.
Comme homme de lettres, Franklin est l'un des rares Américains qui peuvent prétendre au titre de classique universel, et cela bien qu'il ne se soit pas voué d'abord à la littérature. Ses écrits ont survécu, alors c[ue ceux d'écrivains plus soucieux de leur style sont oubliés; cela tient surtout h ce que, quand il se mêlait de prendre la plume, c'est sa personnalité tout entière, non pas seulement ses actes et ses idées, qu'il nous révélait. Le monde s'est toujours montré particulièrement reconnais- sant de pareilles révélations; on continuera a lire Fran- klin, tout comme on lit Benvenulo Cellini, honorant l'un comme un sage et l'autre comme un artiste, sans se préoccuper de l'hommage qu'on rend aussi, chez tous les deux, à l'écrivain.
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De son humour, il suffira de dire qu'il lient le milieu entre la finesse de Lamb et la spontanéité d' « Artemus Ward ». De son absence de spiritualité, voire de sa faible conception de ce que l'on entend par ce terme, l'essai de correction de l'Oraison Dominicale, dont nous avons déjà parlé, peut servir d'exemple. Son système pour atteindre la perfection morale jette un jour éclatant sur son optimisme au sujet des choses de ce monde, et sa saine raison se manifeste dans des centaines de lettres et dans chaque page de son incomplète Auto- hiograpJty. Son indépendance, son intrépidité et sa dio-nité, heureusement harmonisées, sont bien mises en relief par sa fameuse Examination devant la Chambre des Communes.
En prenant congé de Franklin et de la littérature coloniale, nous remarquerons que Franklin représente le point culminant de cette littérature; ce fait est évidem- ment la preuve que les écrivains et les écrits que nous avons passés en revue étaient dignes d'attention. Après des débuts incohérents, un embryon de nation s'était formé qui trouve son complet représentant en Franklin, et plus tard son apogée en Washington. x\près 1749, quand les Français provoquèrent de sérieuses inquié- tudes à l'ouest des Alleghanys, l'union pour l'indépen- dance allait naître.
La Période Révolutionnaire, dans laquelle Franklin a si remarquablement joué son rôle, fut rendue possible par la Période Coloniale, dont Franklin fut un produit parfait; cela est aussi clairement visible pour l'historien de la littérature que pour l'historien politique ou social. Les écrits des premiers Virginiens ou des premiers Ncw- Encrlandcrs diffèrent grandement de ceux de Franklin, mais au fond ils sont tous dominés par cette seule ten-
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dance — instruire la génération grandissante de façon à procurer le plus grand bonheur pour le plus grand nom- bre. Le point de vue du chroniqueur de Plvmouth n'est pas celui de l'utilitarienne de Philadelphie, mais tous deux sont plus voisins l'un de l'autre que Milton et le Dr. Johnson — car Bradford et Franklin furent avant tout des citoyens, et leurs écrits, tout autant que ceux de leurs contemporains respectifs, étaient empreints de la « note citoyenne ». La littérature d'imagination, inspirée par le seul amour d'écrire n'existe pour ainsi dire pas durant la Période Coloniale. La littérature d'imitation, tant au point de vue des idées que du style, se montre partout. Les livres de cette époque n'en sont pas moins représentatifs de l'état d'âme de leurs auteurs, et ils n'en formèrent pas moins l'esprit des générations qui les lurent, contribuant ainsi h poser les bases de la nation qui devait surgir bientôt.
Quelque chose de cette nation future aurait pu être deviné par un contemporain de Franklin, s'il eût été capable d'apprécier tout le génie et le caractère repré- sentatif de ce produit des conditions coloniales. La France n'a pas eu de plus « typique philosophe » que lui. Chesterfield lui-même ne fut pas un homme plus accompli pour le monde; Howard, un plus parfait phil- anthrope. Priestley ne prit pas à la science un intérêt plus approfondi, et Goldsmith même, bien qu'avec plus de charme, n'écrivit pas plus facilement. Burke fut un meilleur philosophe politique; Hume et Adam Smith furent de meilleurs économistes, mais Franklin aurait pu les dépasser tous trois dans l'art délicat de mettre les théories en pratique. Comme causeur, il va de pair avec Johnson et Morne Tooke ; et comme diplomate, Talley- rand ne l'eût pas dédaigné. Il possédait l'esprit civique
LA PHOSE D1-: LA DKItMKItË PliniODE COLONIALE
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d'un Turgot et la loice d'ànie d'un Voltaire. Et pourtant il était né avant tous ces hommes, sauf Chestcrficld et Voltaire. Il représente et résume éminemment la pensée de ce monde naissant que la vieille Europe observait d'un regard dédaigneux. Son mérite et son génie sont évidem- ment dus en grande partie à ses dons naturels et per- sonnels; mais ce génie a été développé et mis en œuvre par les influences qu'il subit durant ses années de for- mation.
DEUXlÈiME PARTIE
LA PÉRIODE RÉVOLUTIONNAIRE
(1765-1788)
CHAPITRE VII
PUBLICISTES ET PRÉDICATEURS
La période de riiistoire américaine qui commence avec l'Acte du Timbre et finit avec l'adoption de la Constitu- tion des États-Unis, a naturellement_, plus qu'aucune autre période, attiré l'attention du reste du monde aussi bien que des Américains eux-mêmes. Les hauts faits d'ordre politique, militaire et social, paraissent alors plus intéressants que les productions littéraires; et cependant celles-ci sont considérables de volume et de valeur. Il n'est pas exagéré de dire que de tout le tribut qu'apporta l'Amérique à la pensée universelle, l'élément le moins né'ïlicîeable est contenu dans les documents d'ordre public et les écrits politiques des meneurs de la Révolution.
Le caractère de George III, les circonstances (|ui ont
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accompagné son avènement au trône, et l'abandon forcé de l'empire colonial de la France en Amérique, furent les principales causes de la lutte entre des colonies sans cohésion réelle et la mère-patrie. Toutefois, en dehors de ces causes il en existait d'autres plus profondes. Les colons s'étaient accrus en nombre et en richesse, et, côte à côte avec leur loyalisme, un sentiment d'indé- pendance nationale avait pris naissance. Dans les démêlés irritants qu'ils n'avaient cessé d'avoir avec les repré- sentants du roi, et dans leurs efforts pour maintenir les privilèges de la charte, ils avaient apprécié la valeur de leurs droits légaux et ils avaient aiguisé leur apti- tude à les défendre. Leurs territoires sans limites et la liberté de la vie primitive ([u'ils menaient n'avaient fait qu'accroître l'esprit d'indépendance naturel a tout Anglo-Saxon; ils s'étaient aperçus depuis longtemps que seuls ceux qui étaient nés dans la colonie pouvaient juger des conditions d'existence et des besoins du pays et y remplir convenablement les hautes fonctions civiles et militaires. Bref, seule une modification très nette de l'état de dépendance des colonies aurait pu, après 1763, date de la Paix de Paris, conserver plus longtemps à la Grande-Bretagne sa prépondérance sur le Nouveau- Monde. Quand cette même année, George Grenville mit en vigueur ses désastreuses lois et voulut imposer les colonies pour l'entretien d'une force armée permanente dans ces mêmes colonies, la séparation devint inévitable. Des deux côtés, les malentendus furent seuls respon- sables du grand schisme qui devait mener à l'indépen- dance, mais les malentendus du fait de la Grande-Bre- tagne furent de beaucoup les plus coupables, puisqu'ils reposaient sur une ignorance presque absolue du carac- tère et des ressources des coloniaux.
PLBLICISTES ET PHEDICATEUHS 97
Le ministère anglais aurait pu mesurer la force de résistance qui l'attendait, s'il avait eu la fortune d'enten- dre la harangue de cinq heures que prononça, en février 1761, contre les mandats de perquisition ou « writs of assistance », James Otis (1725-78), savant homme de loi de Boston, qui l'année d'avant avait publié un ouvrage portant le titre pacifique de Rudiments of Latin Prosodij. Peut-être le mot « harangue » est-il un terme impropre pour désigner un discours qui exposa la (|ues- tion des relations de toute nature entre les colonies et la Grande-Bretagne, de si magistrale façon que John Adams, qui n'était pas toujours disposé h parler favorablement d'autrui, déclare que le chaleureux orateur « réunit Isaïe et Ezéchiel ».
Cependant il résulte du reste de sa mallieureuse carrière que dans le cerveau d'Otis se dissimulait un fonds d'insanité; une certaine turbulence de style se distingue dans ses pamphlets, comme par exemple dans sa réponse h Soame Jenvns, qui porte le titre de Considérations on Behalfof the Colonies, in a Letter to a Noble Lor<i(1765). Jenvns ayant employé l'expression « nos colonies amé- ricaines », Otis se met en devoir de demander : « De quelles colonies cet individu veut-il parler?» Cette ques- tion donne une belle idée du ton sur lequel s'engage cette grave controverse, mais une triste idée de la taçon dont l'auteur comprend le sujet développé par Jenyns.
Plus important que ses œuvres écrites est le rôle que joua Otis au congrès réuni, sur sa proposition, à New York en octobre 1765. Ce fut à peu près le dernier service qu'il rendit k la cause coloniale. En 1769 il fut blessé par un Ibnctionnalre des douanes avec lequel il avait eu une discussion, et depuis il ne retrouva jamais complètement la raison. Mais, dans sa folie, il conserva
LITTÉRATUUi; AMÉRICAINE. '
98 LA PERIODE HÉVOLUTIOXXAIRE (1765-1788)
sa passion patriotique; trompant toute surveillance, il alla se battre à Bunker Hill. Trois ans plus tard il trouva le trépas soudain qu'il avait souhaité — il fut frappé par la foudre et mourut sur le coup.
L'historien qui fait autorité en matière de littérature américaine de l'époque révolutionnaire, le professeur Tvler, consacre deux grands in-octavos aux vingt années comprises entre 1763 et 1783. Il n'est pas besoin de dire que l'intérêt porté à la plupart des écrivains et des livres — ou plutôt des pamphlets — si minutieusement étu- diés, est historique et politique bien plus que littéraire. Nous passons donc rapidement sur cette période.
On trouve, parmi les auteurs de pamphlets, déjeunes avocats ambitieux, comme John Adams, plus tard second président des Etats-Unis, et des juristes de haut rang comme Daniel Dulany. En résumé, les discours, les essais de journaux, les pamphlets, auxquels donna nais- sance l'Acte du Timbre, prouvèrent que les colonies étaient plus intimement unies entre elles que ne l'avait laissé supposer leur histoire antérieure; l'état d'esprit colonial cédait la place à ce que Ton pourrait appeler par comparaison l'esprit national.
Les sermons de nombreux prédicateurs le montrent également, et c'est un fait dont il n'y a pas lieu de s'étonner, pour la Nouvelle-Angleterre du moins, si nous nous rappelons la part considérable du clergé dans les affaires. Ainsi Jonathan Mayhew (1720-66), de Boston, bien que sentant qu'il était de son devoir de se réjouir de l'apaisement provisoire amené dans l'esprit du peuple par l'abrogation de l'Acte du Timbre, écrivit, peu de temps avant sa mort prématurée, à Otis, que les colonies ne devaient pas s'endormir car elles auraient probable- ment « toujours quelque ennemi vigilant en Grande-Bre-
PUBLICISTES ET PREDICATEURS »9
tagne ». Le lecteur trouvera toute la pensée de Mayhew, dans son lameux Discourse concernim^ Unliinited Sub- mission, discours prononcé à Toccaslon du centenaire de l'exécution de Charles l'"". Survivant de l'époque milto- nienne, Mayhew mit toute sa loyauté au service de la liberté populaire, civile et religieuse, avec l'idée qu'il se faisait de ces libertés. Gomme avant lui Wise et après lui Witherspoon, il fut un exemple de la liaison essen- tielle qui existe entre le Calvinisme et les théories poli- tiques libérales, pour ne pas dire radicales.
John Witherspoon (1722-94) fut l'un des hommes les plus remarquables de cette période. Il s'était distingué en Ecosse, à la fois comme prédicateur et comme écrivain, avant d'accepter la seconde offre qu'on lui fit, en 1768, de la présidence du Princeton Collège. S'il rendit de grands services à renseignement américain, surtout en introduisant au programme la métaphysique de Reid, son influence se fit encore plus sentir en politique. Il se donna éperdument h la cause révolutionnaire. Élu mem- bre de l'assemblée qui donna une constitution d'Etat au New Jersey, et envoyé au Congrès, il signa la Déclara- tion d'Indépendance, non sans s'être irrité des lenteurs qu'on mit h la faire passer; durant plusieurs années, il apporta son concours à d'importants comités et il écrivit contre le papier-monnaie. Il consacra tout son zèle et son énergie à la prospérité de sa patrie d'adoption, et son exemple fut suivi, hàtons-nous de le dire, par bon nom- bre d'immigrants, tels qu'Albert Gallatin et Cari Schurz, pour ne nommer que ceux-là. On lui éleva une statue en 1876; mais il faut avouer qu'un autre monument, l'édition de ses œuvres en quatre volumes (1800-01^, fut moins lavorable à sa mémoire.
Quant aux autres prédicateurs patriotes de la Révo-
■^jnîvërsîtâe
weuoTHecA
100 LA PÉRIODE REVOLUTIONNAIRE (1765-1788)
lution, dont les spécimens d'éloquence ont été réunis dans quelques recueils d'ailleurs ignorés, il est à peine besoin d'en parler . Quelques-uns apportèrent plus d'ardeur h dénoncer George III ou leurs voisins tories, que ne le requérait la charité; et les Tories ne ripos- taient pas avec plus d'urbanité. Comme il fallait s'y attendre, les fidèles firent, à l'église, d'agréables incur- sions dans l'histoire Juive. La séparation des Tribus, la malédiction de Meroz, et, pour les loyalistes au moins, la vie d'Absalon et d'Achitophel furent des thèmes à éru- dition et à éloquence où durent se délecter les fermiers et les boutiquiers ébahis qui écoutaient ces sermons.
On croyait à la complète dépravation du peuple britan- nique; aussi est-il facile de s'expliquer l'âpreté de la résistance que rencontra, dans la pieuse Amérique, toute parole en laveur du système épiscopal dans lequel de tels vices florissaient. Le premier évêque consacré en Amé- rique, Samuel Seabury, avait montré, bien avant d'émer- veiller le bon peuple du Connecticut par ses robes épi- scopales, quelle corrélation il y a entre les anglicans et le conservatisme politique. Seabury, titulaire de Saint- Peter, à Westchester, New York, ému par le projet de loi sur la non-importation et la non-exportation proposé par le premier Congrès, fit paraître coup sur coup quatre pamphlets d'une violence remarquable, qu'en dépit de leur signature a Un cultivateur de Westchester », et de leur allure toute simple, rurale même, on ne manqua pas d'attribuer non à quelque fermier économiste, mais bien au recteur. Le vaillant clergyman annonçait qu'il possédait une bonne trique de noyer blanc à l'adresse de « tout monsieur du comité pragmatique » qui conti- nuerait « à se donner des airs ». Naturellement, bon nombre de champions de la cause patriotique lui répon-
l'UlJLlCISTES ET PREDICATEURS 101
dirent — le jeune Alcxander Ilamilton, entre autres; — mais la véhénicnce de son ;ilta(jue contre les meneurs révolutionnaires ne pouvait, aux veux de la populace, être vengée que par la violence physicjue, l'emprison- nement et les menaces de punitions plus sévères — toutes choses qui furent infligées à Seabury, an point de provoquer notre indignation.
^^'illiam Smith (1727-1803), proviseur du collège de Philadelphie, également évêque, prit une voie dllfé- rente, tout en représentant encore, comme Seabury, les tendances conservatrices de son Eglise. Smith, auteur fécond, et orateur éloquent, attira vivement l'attention, en 1775, par de puissants sermons en faveur de la cause populaire, et l'année suivante, alors que l'indépendance semblait devenue inévitable, il retomba dans le silence. En sympathisant avec ses concitoyens enflammés, au point de souhaiter la dissolution des liens de l'union, il ne faisait pas davantage que maints royalistes qui, eux, ne se réfugièrent pas dans le silence. Les Tories, en tant que classe, aimaient l'Amérique et détestaient le cabinet britannique; cependant leur prédilection dominante allait à l'union de la mère-patrie et de ses colonies. L'as- sociation, même inégale, en vue de former un ensemble grandiose, leur semblait préférable à l'indépendance.
Dans sa paroisse de Maryland, le Rév. Jonathan Boucher ne songeait pas à prendre parti pour la population de Boston, lésée par le « Port Bill ». Ne croyait-il pas à l'origine divine du pouvoir, et le « l^ort Bill » n'était-il pas un acte légal? Du reste, comment s'empêcher de respecter le zèle d'un disciple de Sir Robert Filmer qui montait en chaire, un sermon impopulaire d'une main et un pistolet de l'autre. On aurait peine ii recon- naître en Jonathan Boucher le grand-père de ce délicat
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poète, Frederick Locker Lampson, sans les remarquables qualités littéraires qui distinguent son ouvrage : View of the Causes and Conséquences of the American Révo- lution (Londres, 1797). Encore Boucher, et Seabury, et Joseph Galloway de Pennsylvanie — auteur, entre autres œuvres, d'une très noble et Candid Examination et peut-être le plus influent de tous les royalistes — ont-ils dans leur caractère trop de traits communs avec Caton d'Utique pour mériter une universelle sympathie.
Le principal de ces interprètes des institutions anglaises est peut-être John Dickinson (1732-1808) qui, en plus de ses études de droit à Philadelphie, resta trois ans au Middle Temple de Londres où il rencontra peut- être Cowper. Il commença à écrire contre la politique du ministère britannique après le vote de l'Acte du Timbre; ses œuvres les plus connues sont ses Letters froni Pennsyhania Farmer ta the Inhabitants of the British Colonies, qui parurent dans les journaux de Philadelphie en 1767 et lurent publiées en un volume Tannée suivante. Lors de l'abrogation de l'Acte du Timbre, les planteurs américains avaient porté la santé du roi avec du cidre aigre, et les étudiants avaient composé des essais de concours traitant « des avantages réciproques de l'Union perpétuelle ». Comment, alors, se fait-il qu'un homme qui — la suite de sa carrière le montre — fut essentiel- lement conservateur, ait employé sa sagesse, supposée bucolique, contre la cause royale que devait bientôt si résolument défendre cet autre pseudo-planteur, le Rév. Samuel Seabury? La réponse est bien simple. Charles Townshend avait mené à bien l'exécution de ses fameux Actes, créant une taxe de port, instituant à demeure des commissaires des douanes et suspendant la législation
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de New York. L'incendie reprenait de plus belle et John Dickinson écrivait ses lettres dans l'inlention de ramener le calme de part et d'autre et d'examiner posément des questions d'une grave importance pour la cause de la liberté de l'homme et pour celle de l'unité anglo-saxonne. Nous avons vu qu'il eut de nombreux lecteurs. Franklin, Voltaire et Burke font de lui un grand éloge. Quelques années plus tard, il eut l'honneur de rédiger le plus important des rapports officiels, celui par lequel le premier Congrès Continental témoigna devant l'Europe impartiale que les provinces américaines étaient suscep- tibles de produire des hommes d'Etat dignes de rivaliser avec les meilleurs de tous les temps et de tous les pays. Si, au point de vue politique, Dickinson a été le plus grand écrivain national qui ait précédé la Déclaration d'Indépendance, son influence n'est pas à comparer à celle du brillant avocat et politicien du Massachusetts, Samuel Adams. Longtemps Adams ne fit que de la poli- tique locale, ce qui eut pour résultat de développer en lui des qualités personnelles — celles par lesquelles un homme est ce que nous appelons aujourd'hui un « boss » — et l'on peut expliquer par la le peu d'impres- sion qu'il fit comparativement sur l'imagination popu- laire. Le talent de Dickinson fut un peu trop délicat, celui d'Adams un peu trop grossier, peut-être, pour exprimer exactement et de façon durable les pensées et les aspira- tions du peuple. Mais, comme le grand orateur virginien Patrick Henry, Adams se mit h la portée des masses et plus on examine sa vie, plus on en vient à le considérer, au moins pour la Nouvelle-Angleterre, comme le fontcn- tateur des mouvements compliqués de la décade qui précéda la Déclaration d'Indépendance. C'est aussi un écrivain, en même temps qu'un politicien. Il écrivit
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d'innombrables articles de journaux et rédigea d'impor- tants documents dans un style clair et qui portait. Quand il se mêlait d'être sarcastique, comme en 1778, lorsqu'il composa une courte adresse aux commissaires de Sa Majesté ayant à leur tète le comte de Garlisle, il se montrait digne de Swift ou de Junius. Mais les Amé- ricains ont toujours eu un bon naturel, et nul doute qu'ils n'aient préféré la satire plus aimable de Francis Hop- kinson, Pretly Story (1774), laquelle, s'inspirant de Vllistory of JoJin Bull, d'Arbuthnot, présente avec sim- plicité une allégorie où se déroulent les faits et gestes du roi et du Parlement, son épouse, dans leur antique manoir, l'Angleterre, et leur nouvelle ferme, l'Amérique. Ce troisième appel à la classe dominante, l'agriculture, eut beaucoup de vogue; nous aurons plus loin l'occasion de revenir sur le compte de son versatile auteur.
Les mesures et les propositions du premier Congrès Continental soulevèrent des protestations indignées de la part de royalistes tels que Seabury et Léonard; ce dernier ne s'affirma guère bon prophète lorsqu'il assura qu'il faudrait un miracle pour que les colons réus- sissent à gagner une seule bataille. Des Whigs tels que Hamilton et John Adams répliquèrent aussitôt; et des poètes satiriques tels que Philip Freneau et John Trumbull se mirent également en campagne contre les Tories. La plus importante recrue pour la cause révo- lutionnaire fut cependant, sans contredit, cet étonnant composé de pur génie et de philistinisme, Thomas Paine (1737-1809), qui en 1774 fit voile vers l'Amérique avec l'intention d'y refaire une fortune des plus compromises. Une lettre de Franklin lui permit de trouver à s'employer à Philadelphie, et il y fit rapidement son chemin, surtout
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foinine collaborateur clu Pennsylvania Magazine nouvel- lement lance. D'abord fabricant de corsets, marin à bord d'un corsaire, répétiteur, employé de l'accise et mar- chand de tabac, il devint le plus grand peut-être de tous les pamphlétaires, si le mérite en ce genre se mesure il riiabileté exigée pour se rendre terriblement influent par la force de la logique et la clarté du jugement.
Il semble que Paine ait tout d'abord pensé à la possi- bilité de maintenir l'union, mais les combats de Lexington et de Bunker llill lui montrèrent, ainsi qu'à d'autres penseurs libéraux, que l'indépendance s'imposait à l'Amé- rique pour échappera l'esclavage. Dès les premiers jours de janvier 1776, son pamphlet Common Sen.se démontrait par son titre le genre d'arguments qu'il pensait devoir convenir aux colons; en trois mois, 120 000 exemplaires en furent vendus en Amérique; et six mois après, la grande Déclaration était signée.
The Crisis ou, comme Paine l'appelle ensuite, Tlie American Crisis — peut-être pour la distinguer d'une publication anglaise qui l'avait précédée — fut publiée à intervalles irréguliers jusqu'en 1783, et son auteur semble avoir pris plaisir à la diviser en treize numéros — un pour chaque colonie. Il n'était pourtant pas sépa- ratiste, car son dernier numéro montre qu'il appréciait la valeur de l'union tout autant que Webster, cinquante ans plus tard. Dans le numéro IV, au cours de l'adresse à Sir William Howe, Paine, eut l'occasion de rendre h l'Amérique un de ces services dont la valeur parait main- tenant presque inestimable. Au plus fort de la cabale contre Washington, il démontra clairement qu'à ce der- nier revenait riioniieur de la victoire sur Burgoyne à Saratoga ; il diminuait d'autant l'influence de Gates, qui projetait d'écarter l'indispensable commandant en chef.
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Paine eut le génie d'un polémiste et d'un homme de parti, mais il fut loin d'avoir les qualités d'un philosophe ou d'un critique.
Ce n'est pas ici I3 lieu de discuter la vie de Thomas Jefferson (1743-1826), qui eut la bonne fortune de rédiger cette Déclaration d'Indépendance que Paine était arrivé à faire accepter par plus d'un colon récalcitrant. Au point de vue du simple savoir, Jefferson eut peut-être des supérieurs parmi ses concitoyens, bien qu'il possédât des clartés à peu près de tout. Au point de vue du style, Franklin l'a certainement surpassé. Au point de vue de la noblesse de caractère, Washington le laisse loin der- rière lui. Mais par sa vivacité d'esprit et par cette sym- pathie d'imagination qui permet de comprendre les pensées et les aspirations de toute une nation et par suite de les diriger, Jefferson fut unique h son époque et semble être unique encore aujourd'hui. Presque tous les grands hommes d'Etat de la Révolution ont laissé de volumineuses œuvres littéraires; toutefois l'amateur de pure littérature pourra certainement les négliger. Il pourra, par exemple, traiter de cette façon cavalière les longues séries des lettres de Jefferson, qui continuent à s'étendre bien après la période que nous considérons; mais il y perdra l'attrait d'un des caractères les plus habiles à se tirer d'affaire qui aient jamais existé. Jef- ferson eut beaucoup d'ennemis et on chercha bien sou- vent à diminuer son importance, mais il reste le person- nage le plus merveilleusement complexe de l'histoire de l'Amérique — un homme entièrement sympathique à sa génération, quoique par l'esprit bien loin d'elle; et même, en certains points, bien loin de la nôtre.
En Jefferson, l'écrivain pàtit de ce fait que, à l'en-
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contre de Franklin, il n'a laissé aucun chef-d'œuvre sous lornie de livre. De ses Notes on Virginia, écrites en 1782, on ne peut dire qu'elles possèdent quelque importance littéraire. Pourtant, en son genre, la Décla- ration est un chef-d'œuvre car, malgré ses erreurs et ses exagérations, elle n'est pas dénuée d'émotion. C'est une œuvre de rhétorique; mais de ce que l'on est forcé de faire une juste distinction entre les procédés de rhéto- rique et les éléments vraiment poétiques d'une composi- tion, il ne s'ensuit pas que l'on doive employer la pre- mière expression dans un sens invariablement dénigrant. Les Etats ne ratifièrent pas tous les « Articles de Confédération » et se montrèrent peu capables de s'orga- niser. En vue de remédier h l'anarchie menaçante et de prévenir la ruine nationale, un groupe de personnages au nombre desquels furent Washington, Hamilton et Madison, réunirent, h Philadelphie, la grande assemblée de 1787 qui élabora la Constitution des Etats-Unis, après plusieurs mois de délibérations secrètes. Mais la tache d'imposer et de défendre la nouvelle Constitution se trouva aussi ardue que celle de la créer. Hamilton conçut le plan de publier une suite de lettres et d'essais sous la siornature « Publius » dans deux journaux de New York. Il se proposait de persuader les citoyens de cette ville et de cet Etat important aussi bien que ceux des autres Etats, et de leur démontrer la nécessité d'une union profitable. Il s'assura l'appui de Madison, celui, moins considérable, de John .lay, et dans plus de soixante-quinze numéros, du 27 octobre 1787 au 2 avril 1788, ils pour- suivirent leur œuvre patriotique. Rassembles, l'année suivante, dans The Fédéra lisl, ces lameux articles furent portés au nombre de quatre-vingt-ciiKj. Sous l'une et l'autre forme, périodique et volume. Ils recueillirent une
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grande approbation; mais il ne semble pas qu'ils aient atteint le succès des pamphlets de Paine, au point de vue de l'influence sur l'opinion publique.
On discute encore de la personnalité des auteurs de plusieurs numéros du Federalist et il est probable que la part la plus importante de la rédaction revient à Madison plutôt qu'à Hamilton. Quant au Federalist lui- même, aucun éloge n'est exagéré, à condition de ne pas le comparer, comme quelques Américains l'ont fait, avec des compositions d'un ordre tout différent. En tant que produit de l'esprit pratique de l'Américain, susceptible de fournir une information logique, étendue et exacte, et de conduire sagacement a sa solution un problème donné, en tant que manifestation concrète de cet esprit civique qui, nous l'avons vu, caractérise si bien l'en- semble de la littérature américaine, le livre n'a proba- blement pas été dépassé. Il est absurde toutefois, à propos de cet ouvrage, de parler, comme certains l'ont fait, d'Aristote ou de Milton. Mais le jeune citoyen amé- ricain désireux de connaître la naturç du gouvernement créé par ses ancêtres ne pourrait mieux faire que de lire The Federalist .
CHAPITRE VIII
POETES ET AUTEURS DE MELANGES
Bien qu'il convienne de faire ressortir le caractère essentiellement politique de la littérature de la période révolutionnaire eu examinant à part et tout d'abord les publicistes et les prédicateurs, il ne faudrait pas pour cela supposer que les versificateurs, les historiens et les auteurs divers de cette même époque se soient moins intéressés à la grande crise politique que traversait alors l'Amérique. L'ensemble de leurs œuvres accuse toutefois plus de qualités littéraires que le premier groupe et par là s'en distingue à quelques égards tant au point de vue de la forme qu'à celui du fond.
Les qualités littéraires dont fait preuve James Allen, modeste marchand de la capitale du Massachuscts, dans ses Vers sur le Massacre [de Boston] ne sont pas parti- culièrement apparentes. En efl'et, il est très probable que les grossières ballades et poésies qui parurent en nombre considérable dans les colonies après le début des hostilités réussirent mieux que les efforts appliqués d'Allen et autres bardes d'occasion, à donner du nerf aux troupes continentales pour la tâche qui leur incombait.
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Il importe peu de comparer ces poèmes avec les ballades écossaises ou autres chants patriotiques. L'essentiel est de dire qu'il y avait autant de sincérité chez les patriotes qui les composèrent autour des feux du bivouac que chez les Tories qui, dans leurs réunions, improvisèrent des chants en harmonie avec leurs sentiments.
Parmi les écrivains dont l'œuvre comporte une valeur artistique, on peut ranger le royaliste Joseph Stansbury (1750-1809), qui ne put oublier son pays natal, l'Angle- terre, et qui écrivit et soufirit pour la cause impopulaire. Le nom de Stansbury est généralement associé à celui du Rév. Jonathan Odell (1737-1818), de New Jersey, qui, en dépit de son ode pour l'anniversaire du roi George, fut moins un lyrique qu'un satirique du genre de Churchill. Les poèmes les plus soignés, The Congra- tulation et Tlie Feu de Joie, supportent la lecture et ne manquent pas de vigueur.
La contre-partie patriotique de ces auteurs royalistes se rencontre en Hopkinson, que nous avons cité, et en Philip Freneau, le seul vrai poète de l'Amérique anté- rieur au xix" siècle. Francis Hopkinson (1737-91) est généralement placé parmi les meilleurs écrivains de la Révolution; il le mérite d'ailleurs par sa connaissance des sciences et des arts et par les services qu'il rendit à la cause patriotique. Il signa la Déclaration d'Indépen- dance et s'efforça d'en répandre les termes et la portée par des essais tels que A Pretty Story et The Political Catechism. Mais, si l'on prend intérêt h sa vie, comme à celle de son père, Thomas, qui aida Franklin dans l'étude de l'électricité, et à celle de son fils, Joseph (1770-1842), auteur du poème populaire Hail Columbia (1798), il est permis de déclarer que le petit juge à la tête « pas plus grosse qu'une pomme » qui composait
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de la musique pour ses propres vers, jouait du clavecin et dessinait au crayon le portrait des « beautés à la mode », demeure plutôt comme une agréable figure dans une époque troublée que comme l'auteur des trois volumes d'œuvi-es qui furent publiés un an après sa mort à Plîilatlelphie, sa ville natale. A part son humoristique ballade « La bataille des Petits Barils », écrite en 1778 à propos de Talarme causée parmi les Anglais par quelques barils chargés, qui descendaient en flottant le cours du Delaware, les vers d'IIopkinson n'ont que peu de valeur. Quand l'édition très soignée des œuvres de Freneau, que l'on prépare en ce moment, verra le jour, il ne sera pas non plus nécessaire que le commun des lecteurs s'imagine la devoir lire sans en passer une ligne; ils ne pourront toutefois s'empêcher de conclure qu'ils se trou- vent en présence du premier versificateur américain duquel on puisse dire qu'il est riche de talents et quelque peu de génie. Philip Frexeau naquit h New York, de parents huguenots, le 2 janvier 117^2; on le trouva mort sur une route du New Jersey le 18 décembre 1832. Pendant sa longue existence, le monde vit bien des chan- gements et Freneau lui-même n'en fut pas peu touché. Diplômé en 1771, à Princeton, où il eut comme cama- rade de classe et de chambre James Madison, il tàta tout d'abord de renseignement, comme assistant de son con- disciple 11. II. Brackenridge, qui était destiné à devenir (juelque peu homme de lettres. Puis il étudia le droit, mais abandonna cette carrière pour faire à Philadelphie du journalisme révolutionnaire. La déclaration do l'Indé- pendance tardant trop ii son gré, il accepta l'invitation d'un ami i'ixé à la Jamaïque et s'embarqua, probable- ment dans les premiers mois de 1776. Pendant la tra- versée, le second du navire mourut et Freneau prit sa
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place : il acquit ainsi des connaissances nautiques qui devaient plus tard lui être utiles. Il mena dans les Antilles une vie tout idyllique, visitant diverses îles et écrivant des vers; cette dernière occupation lui avait souri dès sa plus tendre enfance. La nouvelle de la Déclaration fut lente à lui parvenir et c'est seulement deux ans après qu'il retourna aux Etats-Unis. Ses biographes sont d'une imprécision désespérante sur le détail de ses actes. Il dut aider Brackenridge à fonder The United States Magazine, entreprise qui n'eut pas de suites. Il obtint un comman- dement à la mer et, en 1780, fit construire un navire qui fut capturé par les Anglais h sa première sortie. Fre- neau, pris pour un passager, fut rélégué avec les officiers et la troupe sur un fétide ponton-prison, dans le port de New York. Il a laissé deux relations de ses souf- frances, dont Tune se classe parmi ses plus beaux poèmes, l'autre n'étant qu'un récit en prose plutôt remarquable par son absence de rancœur. Quand il fut relâché, en juillet 1780, il reprit son rôle de poète patriote qu'il remplit sans répit pendant plusieurs années, et, à la fin des hostilités, sa muse satirique s'attaqua à de notoires loyalistes comme les imprimeurs Rivington et Hugh Gaine. Il donnait aux journaux de nombreux articles, et, en 1786 et 4788, il réunit en volumes ses poèmes et mélanges. Entre temps, il fit des voyages en mer comme commandant à bord d'un brick, et poussa plusieurs fois jusqu'aux îles Madère. En 1789, il se maria, et deux ans après il prit la direction de Tlie National Gazette, à Philadelphie. Il obtint également, par Jefferson, un petit poste au Département d'Etat — « la place de Commis aux langues étrangères », et, après deux années de lutte contre Hamilton et Washington, il se fixa à Mount Pleasant, New Jersey. Là, au moyen
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d'une presse lui appartenant, il publia une édition com- plète de ses poèmes (1795). Il fit aussi quelques traduc- tions, imprima un almanach et dirigea pendant un an une petite revue hebdomadaire. Après avoir essayé du journalisme à iS'ew York, il prit encore une lois la mer. Son dernier vovage le mena justju'à Calcutta et il eût certainement fini ses jours comme marin si, en 1809, certaines lois n'avaient été promulguées qui portèrent grandement atteinte au commerce dé l'Amérique. La même année Freueau surveilla une nouvelle édition de ses poèmes, et, quand la guerre de 1812 eut pris fin, il célébra cet événement par deux nouveaux volumes de vers dans lesquels il célébrait les glorieux marins méconnus par leurs concitovens. Ce fut son dernier exploit notable. Sa mort tragique fut en harmonie avec son existence tourmentée. Revenant assez tard d'une réunion d'amis, il refusa l'ollVe, qu'on n'avait pas manqué de faire à un octogénaire, de l'accompagner; il se perdit dans la neige et, en tombant, se brisa la hanche. Le len- demain matin, on le trouva mort.
Bien que sa réputation d'écrivain soit incontestée, on nous permettra de ne pas nous arrêter aux œuvres en prose de Freneau ; quand ce ne sont pas strictement des articles de journaux, ce sont des imitations et des esquisses qui parurent soit par séries, soit réunies, sous le pseudonyme de Robert Slender. Lorsqu'on examine dans leur ensemble ses nombreuses poésies, et que l'on essaie de porter un jugement sur cet ensemble, — et non, comme on l'a fait souvent, sur les meilleurs pas- sages de ses deux premiers volumes, de 1786 et 1788 — il est impossible de considérer Freneau comme un pré- curseur de Wordsworth et comme un poète vraiment original. On découvre chez lui sans doute de la diversité,
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d'une presse lui appartenant, il publia une édition com- plète de ses poèmes (1795). Il fit aussi quelques traduc- tions, imprima un almanach et dirigea pendant un an une petite revue hebdomadaire. Après avoir essayé du journalisme h New York, il prit encore une fois la mer. Son dernier voyage le mena jusqu'à Calcutta et il eût certainement fini ses jours comme marin si, en 1809, certaines lois n'avaient été promulguées ([ui portèrent grandement atteinte au commerce dé lAmérique. J^a même année Freneau surveilla une nouvelle édition de ses poèmes, et, quand la guerre de 1812 eut pris fin, il célébra cet événement par deux nouveaux volumes de vers dans lesquels il célébrait les glorieux marins méconnus par leurs concitoyens. Ce fut son dernier exploit notable. Sa mort tragique fut en harmonie avec son existence tourmentée. Revenant assez tard d'une réunion d'amis, il refusa l'offre, qu'on n'avait pas manqué de faire à un octogénaire, de l'accompagner; il se perdit dans la neige et, en tombant, se brisa la hanche. Le len- demain matin, on le trouva mort.
Bien que sa réputation d'écrivain soit incontestée, on nous permettra de ne pas nous arrêter aux œuvres en prose de Freneau; quand ce ne sont pas strictement des articles de journaux, ce sont des imitations et des esquisses qui parurent soit par séries, soit réunies, sous le pseudonyme de Robert Slender. Lorsqu'on examine dans leur ensemble ses nombreuses poésies, et que l'on essaie de porter un jugement sur cet ensemble, — et non, comme on l'a fait souvent, sur les meilleurs pas- sages de ses deux premiers volumes, de 1786 et 1788 — il est impossible de considérer Freneau comme un pré- curseur de Wordsworth et comme un poète vraiment original. On découvre chez lui sans doute de la diversité,
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de la force et quelques jolies touches et, s'il semble juste de chercher h l'élever au-dessus de ses contem- porains, il paraît l'être tout autant de le rattacher à ses modèles britanniques du xviii* siècle.
Si Freneau lut le plus habile satiriste de son temps, il ne fut pas le plus populaire. Le McFingal de John Trumbull (1750-1831) fut longtemps considéré comme le chef-d'œuvre de l'Amérique, daus un genre littéraire alors plus estimé que de nos jours. A quelques égards, cette réputation est assez justifiée ; son imitation (ïllndibras est plus réussie qu'aucune satire de Freneau et plus en accord avec le goût populaire. Trumbull naquit à Waterbury, Connecticut, d'une excellente famille. On dit qu'à l'âge de deux ans, il aurait pu répéter tous les vers de ce modèle de compilation qu'est The New England Primer aussi bien que les Divine Songs for Children du Dr. Watts. On raconte de son enfance bien d'autres traits étonnants; ne nous l'a-t-on pas représenté, à l'âge de sept ans, passant, assis sur les genoux d'un de ses cama- rades plus âgé, son examen d'entrée h Yale Collège? Mais son père le garda à la maison six années encore, pendant lesquelles il lut énormément. En 1763 il entra à Yale, fut bachelier en temps voulu, et y resta trois ans de plus comme candidat au diplôme de maître. Il y a lieu de se demander si lui et son brillant camarade de classe Timothy Dwight furent aussi versés dans les clas- siques ou dans la littérature générale que leurs jeunes contemporains d'Angleterre. Il semble qu'ils aient été tous deux de ces écrivains plus importants par l'in- fluence qu'ils exercèrent sur l'esprit de leurs contempo- rains que par la valeur réelle des œuvres qu'ils lais- sèrent après eux. Trumbull, il est vrai, a peut-être en
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partie désappointé son entourage, car ses succès d'avocat et de juge, l)ien ([uen langage américain on les dise « émi- nents », ne furent pas extraordinaires. Peu d'hommes, néanmoins, auraient eu Ténergie, à l'âge de soixante- quinze ans, de se retirera Détroit, qui était alors presque le désert. C'est la qu'il mourut six ans plus tard.
Trumbull débuta dans la carrière littéraire par des essais variés, dont les uns parurent dans les journaux et dont les autres restèrent en manuscrit. De même que Dwight, Joël Barlow et d'autres que l'on peut citer brièvement, il eut l'ambition d'enlever toute raison au reproche que l'on adressait à l'Amérique sur sa stérilité littéraire. Quand, en 1771, il devint lépétiteur à Yale, il ne devait guère avoir connu l'oisiveté. Qucl(|ucs-uns de ses essais poétiques de cette période lurent jugés suffi- sants pour être compris dans l'édition définitive de ses poèmes publiée près de cinquante ans plus tard; mais c'est être fort charitable que de voir dans ces essais autre chose que de très jeunes imitations de Gray et d'autres modèles anglais.
A la fin de 1773, Trumbull vint h Boston étudier le droit, auprès de John Adams. L'incident des cargaisons de thé et l'irritation causée par d'autres événements politiques durant son année de séjour dans cette ville l'indisposèrent contre la jeunesse de la Nouvelle-Angle- terre et sa mauvaise éducation, et ses vers d'alors prirent un ton acerbe. A son retour h New Haven, il commença son McFiîigal dont la première partie fut publiée à Philadelphie en janvier 177G. Il est inutile de parler avec détails de cette œuvre qui eut son heure d'extrême popularité; nous nous contenterons de dire que la fac- ture en est simple et que son principal intérêt — au moins pour la première partie — réside dans les longues
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harangues du héros et de son antagoniste, Honorius, sous les traits duquel TrumbuU a peut-être voulu repré- senter John Adams. Il compléta son poème, en 1782, en prêtant h McFingal, — qui venait de subir la tradition- nelle cérémonie consistant à rouler dans la plume le patient préalablement enduit de goudron — un intermi- nable discours avant sa disparition définitive.
Si TrumbuU n'a pas créé une littérature américaine et s'il n'a pas tenu les promesses de son adolescence, il réussit a influencer son époque et à léguer à la postérité un poème héroï-comique qui n'est pas précisément à dédaigner.
Les œuvres littéraires les plus importantes produites par l'Amérique au début de son existence vraiment nationale sont dues à des élèves du Yole Collège, qui peut s'en glorifier. Aucun de ces auteurs, il est vrai, n'a gardé le rang de grand écrivain, et le simple lecteur ne rencontrera dans leurs productions ni poème ni livre de réelle importance. Il n'en est pas moins vrai que la consécration donnée par des citoyens influents à ce titre d'hommes de lettres maintint le niveau de l'esprit public, l'empêcha de se rabaisser jusqu'aux préoccupa- tions d'une politique vulgaire, et favorisa le progrès litté- raire pendant le premier quart du xix* siècle. Il est facile de mépriser ces écrivains amateurs du Connecticut, principalement la coterie connue sous le titre des « Beaux Esprits d'Hartford » ; mais on accueille avec reconnaissance la lumière, de quelque source qu'elle vienne dans la nuit noire, pourvu qu'elle ne soit pas « ignis fatuus ». Les plus connus des « Beaux-Esprits d'Hartford » furent TrumbuU et Barlow, le Dr. Lemuel Hopkins, le colonel David Humphreys, et plus tard Richard Alsop et Théodore Dwight, frère du fameux Timothv.
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Les « Beaux-l"!sprits » le cèdent en imporljince et en intért>t au pasteur d'un village du inônie Etat. TiMOTHY Dwicur, né h Northainpton, Massachusetts, le 14 mai 1752, lut presque aussi précoce que TrumbuU, et, pctit-lils de Jonathan Edwards, il va sans dire qu'on l'envoya à Yale. Il est bon de remarquer que, comme beaucoup d'Américains de la province avant et après lui, Dwight était affligé de ce que l'on pourrait appeler une véritable nionomanic de distinction intellectuelle. Peut-être l'étendue de l'Amérique et l'absence relative de toute entrave dans rexistence menée par ses habi- tants sont-elles les causes principales de ce phénomène; cette explication serait d'autant plus satisfaisante que, à mesure que les anciens Etats ont perfectionné leur culture morale, cette tendance, atténuée, s'est mani- festée plus visiblement dans les nouveaux. Quoi qu'il en soit, il y a lieu de penser qu'un plus grand nombre d'Américains seraient parvenus à une gloire durable comme écrivains et comme savants si leurs dispositions natives avaient subi jusqu'à complète maturité le frein salutaire de la culture d'un monde plus vieux, au lieu d'être encouragées h croître à l'état sauvage par des applaudissements de province.
Dwight fut nommé répétiteur h Yale en même temps que Trumbull, en 1771. Il commença aussitôt la compo- sition de son poème épique, Tlie Conquest of Canaan, ([u'il acheva en trois ans mais ne publia pas avant 1785. \\.\\ 1777, il devint aumônier militaire, situation cju'il occupa avec succès, grâce surtout aux chants patrio- tiques qu'il fournissait en abondance aux soldats.
I>a mort de son père força Dwight à quitter l'armée en 1778; pendant cinq ans il aida sa mère à gérer ses biens, faisant preuve, dans la circonstance, de l'énergie et du
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bon sens pratique de l'Américain et rappelant ainsi cet Ecossais, Wilkie, qui comme Dwight, gérait une ferme et écrivait un poème illisible. Sollicité de s'adonner h la politique, il préféra l'Église, qui tenait encore le sceptre dans la Nouvelle-Angleterre, et en 1783 il devint pasteur à Greenfield, Connecticut, où il se distingua comme prédicateur et où il dirigea avec succès une école, sans cesser de composer d'innombrables poésies. En 1795, il succéda au savant Dr. Ezra Stiles, comme président d'Yale Collège dont les finances étaient alors en pitoyable état. Grâce h ses capacités et à son activité, il remit le collège en convenable posture, trouvant tou- jours le temps d'enseigner, de prêcher et d'écrire, en même temps qu'il jouait le rôle de mentor et d'oracle dans toute la région. Il fut, en bien des sens, le premier des grands présidents de collège modernes; s'il vécut en un temps de petites choses, le grand nombre de celles dont il s'acquitta si bien nous oblige à l'admirer. Les histoires que l'on raconte sur la façon dont il confondit les incrédules du collèsfe, dont il diriuea des ouvriers qui creusaient un puits, en même temps qu'il dictait des sermons et des lettres, ne sont que des indications d'une activité variée, dont les maniiéstations peuvent être con- testées, mais qui témoignent de son énergique person- nalité. Quand il mourut, en 1817, on eut l'impression qu'il laissait un vide.
Si Ion retranchait l'ensenîble de ses écrits de la littérature américaine, il n'en résulterait actuellement pour elle pas grand dommage. Toutefois pourrait-on conserver son hymne 1 love the Kingdoni, Lord, et les quatre volumes posthumes de ses Tra^^els in New England and New York. Dans cette sorte d'encyclopédie, formée de plus de deux cents lettres à un correspondant anglais
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imaorinaire, il rassemble des documents d'histoire locale et des stalisti({ues récoltées au cours des voyages qu il faisait l'été dans son cabriolet. Sa Theology Explained and Dcfendcd, en cinq volumes, et ses seimons ont été l'objet de hauts éloges; mais on ne les lit guère plus que ses poèmes, qui, sans mériter d'être excusés, comme on le fit jadis, représentent du moins les aspirations litté- raires de leur époque. Il ne peut être question non plus de lire The Conquesl of Canaan, mais les strophes et les passages de description colorée y sont au-dessus du niveau de l'épique factice du xvni^ siècle.
En 1788, Dwight publia sous l'anonymat son poème The Triiimph of Infidelitxj, où il louaille de son ironie les ennemis de la foi chrétienne, et il dédia cette sotte composition au plus spirituel des humains, Voltaire. Le dernier de ses poèmes achevés, Greenfield Hill (1794), doit son plan à Denham et ii Pope, et chaque partie imite le style d'un poète favori de l'auteur.
JoEL Baulow (1754-1812) naquit à Reading, Connec- ticut. Après quelques années d'études au Dartmouth Collège, il prit ses diplômes, en 1778, à celui d'Yale. Puis il servit comme aumônier militaire, jouissant de la fréquentation des officiers et écrivant des lettres enflam- mées il la dame de ses pensées. En même temps il tra- vaillait avec acharnement à un « poème philosophique » sur Christophe Colomb, poème (jui était désigné pour faire sa gloire et celle de l'Amérique. A la suite de son mariage secret, en 1781, il dut se démettre de ses fonc- tions sacerdotales; il s'établit alors h Hartford où il exerça la double fonction d'homme de loi et de direc- teur de journal, ce qui ne l'empêchait pas de continuer ;i écrire des vers, de reviser en même temps un recueil de
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psaumes dont l'usage fut longtemps officiel, et enfin de publier, en 1787, sa Vision ofColumbus, œuvre de près de 5000 vers qui eut peut-être autant de lecteurs émer- veillés en Angleterre et en France qu'en Amérique. Puis il s'embarqua pour la France, comme agent de la « Scioto Land Company », société qui devait avoir une destinée scandaleuse. Barlow ne réussit que trop bien à persuader les Français que les déserts d'Amérique étaient un paradis terrestre, mais il ne semble pas qu'il doive supporter l'opprobre qui s'attache à quelques-uns de ses coUècrues dans cette affaire.
Pendant son séjour à Paris, il fréquenta beaucoup les chefs révolutionnaires et se départit bientôt de l'ortho- doxie puritaine et du conservatisme politique dont il avait hérité. Puis il passa plusieurs mois en Angleterre dans la compagnie du D*^ Price, d'Horne Tooke et autres « amis de la liberté », occupant ses loisirs h écrire des ouvrages et des pamphlets politiques. Son Advice to tJie P/-ii>iIesicd Orders eut les honneurs de linterdiction et lui-même fut proscrit. La France le vit de nouveau; en retour il lui prodigua, sans beaucoup de succès, ses avis et ses exhortations. En même temps, il s'adonnait au commerce et à la spéculation, et amassait une jolie for- tune. A la fin de 1795, il se rendit à Alger, chargé d'une mission auprès du dey, mission au cours de laquelle il réussit h faire relâcher les prisonniers américains et rendit divers autres services à son pays natal au prix de grands sacrifices personnels. Quand il en eut fini avec ces patrio- tiques labeurs, il se consacra aux travaux littéraires, h Paris, en spectateur tranquille mais attentif de la car- rière débutante de Napoléon. Il traduisit Les Ruines de son ami Volney, prit un nombre considérable de notes pour une histoire de l'Amérique au point de vue pure-
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ment républicain, — ouvrage qu'il n'écrivit jamais, — et composa divers traités politiques. Entre temps, il con- tribua à écarter la guerre avec la France, qui tut si immi- nente en 1798. Enfin, au printemps de 1805 finit son exil qui n'avait probablement pas été une bien dure épreuve.
Pendant cette longue absence, l'Amérique s'était grandement modifiée, mais, si les Fédéralistes inju- rièrent Barlow, cela n'empêcha pas ses amis Républicains de lui faire fête et de lui oiirir des banquets. Il choisit sa résidence auprès de la toute neuve cité de Washington, et il y prépara la publication, en un in-quarto somptueux, de son fameux poème épique qui portait maintenant le titre orthodoxe de The Coliimbiad (1807). Les lettres qu'il écrivit, pour la défense de ce poème et sur d'autres sujets, sont plus intéressantes, surtout celle où il défend contre la calomnie et les préjugés la mémoire de Thomas Paine. En 1811, lorsque des complications survinrent dans les relations de l'Amérique avec Napoléon, il accepta, bien h regret, le poste délicat que lui confia Madison, et réussit à obtenir quelques bons résultats que contra- rièrent les déplacements rapides de Napoléon. Après de nombreuses étapes, il rejoignit l'Empereur à Wilna, au milieu des horreurs de la retraite de Russie, et il mourut dans un petit village de Pologne le 24 décembre 1812, On laissa son corps en Pologne, et, seuls, en Amérique, ses amis du parti Républicain-Démocrate rendirent ii sa mémoire les hommages dus au patriotisme désintéressé.
Barlow n'est plus guère connu que par un poème qui mérite quelques éloges. Ce n'est pas sa Conspiracy of Kin^s (1792), pure rodomontade, mais le poème héroï- comique The Ilasli) l^iidding {il*ô^), qui doit son origine h ce ([uuu jour, à Chambérv, on le régala de ce plat
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favori qu'il avait en vain réclamé pendant tous ses voyages.
Si nous nous tournons du côté des mélanges en prose de cette période, nous découvrons, comme on pouvait s'y attendre, une quantité de livres où commencent à se faire jour les idées générales d'un pays en voie de formation. L'un de ces auteurs mérite une mention. En 1766 un certain Jonathan Carver, résolu h découvrir le Passage du Nord-Ouest et à montrer au roi George quelle était l'étendue du territoire récemment arraché aux Français, quitta Boston pour un voyage vers l'ouest qui devait aboutir à l'exploration du Lac Supérieur. Quand il alla en Angleterre pour recevoir sa récompense, on lui permit gracieusement de publier ses Travels through the Interior Parts of North America (1778), ouvrage qui lui rapporta plus de renom que d'argent : on peut faire l'éloge de sa relation de voyage, intéressante, agréable à lire, et qui eut l'honneur d'inspirer le Nadowessiers Todtenlied, de Schiller.
Les historiens de cette période offrent à notre examen deux ouvrages intéressants. Le premier, The History of Massachusetts, fut écrit par le Gouverneur Thomas Hut- chinson (1711-80). Tous les Américains connaissent sa carrière intéressante et mouvementée d'homme d'Etat. Grâce à son goût pour l'érudition, son caractère judi- cieux et les importants documents dont il disposait, Hutchinson était si bien qualifié pour sa tâche, qu'on le considère généralement comme l'historien le plus sérieux de l'Amérique avant le xix'' siècle. Le premier volume de son œuvre parut en 1764 ; le manuscrit de son second volume faillit être perdu lors de la mise à sac de sa maison par la populace, en août 1765, mais il fut retrouvé en grande partie, et la reconstitution en parut en 1767; le troisième volume, traitant de la période qui va
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de 1750 à 1774, — année où il se rendit en Angleterre, — fut terminé en 1778, mais ne lui publié que cinquante ans plus tard. On a depuis longtemps reconnu que Ilut- chinson fut un excellent homme, doué d'un esprit clair et judicieux, et, de plus, ingénieux et érudit. Mais il n'est pas le grand historien que quelques auteurs ont voulu voir en lui. Certains simples annalistes possèdent plus de charme littéraire (|ue lui, et il est fort dépourvu de cette imagination historique qui fait revivre les temps passés. L'auteur du second ouvrage que nous avons à citer, le Rév. Samuel Peters (1735-1826), eut plutôt trop d'ima- gination : après avoir mené une vie de grand seigneur, oflusquant gravement en cela les patriotes du parti whig, il publia anonymement à Londres, en 1781, une General Histonj de sa république natale, ce qui les offensa encore h'ien davantage. Que cette production, qui fut cause des fameuses « Blue Laws », ait voulu être une satire, ou que son auteur ait très sérieusement composé un tissu de mensonges qu'il prétendait faire accepter des étrangers, ou bien enfin que son esprit ait été la dupe de ses propres fantaisies, c'est là un point difficile à élucider; il y a probablement Heu de pencher pour la troisième de ces hypothèses, et dans ce cas nous pouvons nous laisser aller h sourire de ces pages qui offusquèrent longtemps bon nombre de dignes personnages.
Une autre catégorie d'ouvrages en prose prit, au cours de cette période, une extension qui ne surprendra pas, si l'on se rappelle que les patriotes ne séparaient pas dans leur esprit l'idée de révolution de celle de liberté. Nous voulons parler des brochures et ouvrages se rapportant à l'esclavacre et à la traite des noirs. Deux auteurs ici se distinguent. Le premier est Anthony Benezcl (1713-84), né
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à Saint-Quentin, fils de huguenots aristocrates qui ayant fui leur pays natal, rejoignirent à Londres la Société des Amis et dans la suite émigrèrent à Philadelphie. C'est dans cette dernière ville qu'Anthony se distingua comme instituteur et comme philanthrope, se consacrant à la propagande de l'émancipation et distribuant gratuitement ses nombreuses brochures. Sa réputation fut éclipsée par celle de Johx Woolman (1720-72), qui eut la bonne fortune d'être vanté par Charles Lamb et Whittier, admi- rateurs de son Journal (1775). Né près de Burlington, New Jersey, il travailla d'abord dans une ferme, puis à vingt et un ans devint commis chez un marchand. Au lieu de rechercher la fortune et une haute position sociale, Woolmann se borna à des acquisitions toutes spirituelles, dans lesquelles, d'ailleurs, il fut tout aussi heureux à sa manière qu'aucun de ses voisins plus matériellement ambitieux. Il ouvrit bientôt une école pour les enfants pauvres, puis commença à « prendre la parole dans des réunions » ; après quoi il vovagea à travers les colonies, visitant les divers milieux quakers. Afin de gagner sa vie sans trop contrarier ses goûts nomades, il se fit tailleur. C'est probablement le seul tailleur qui se soit jamais montré hostile h l'usage des vêtements faits d'étoflTes teintes. Cet usage lui paraissait un luxe opposé à la vraie sagesse. Aussitôt après une visite aux Carolines, en 1746, il s'occupe activement de la question de l'esclavage; non seulement il n'approuve pas l'habitude qu'ont certains Quakers de léguer leurs esclaves à leurs héritiers, mais il se prononce nettement contre cet usage déplorable, surtout dans les deux parties de son ouvrage Some Consi- dérations on the Keeping of Negrocs (1753-62).
Woolman continua longtemps à errer partout où le poussa son inspiration; enfin, en 1772, il s'embarqua
POETES ET AUTEURS DE MELANGES 125
pour l'Angleterre, afin d'y poursuivre son œuvre parmi ses frères; il fit le voyage comme passager d'entrepont pour éviter les dépenses excessives d'une traversée à bord du somptueux navire. Etant h York où il assistait à une réunion, il attrapa la petite vérole — ce fléau des voyageurs américains du xvin^ siècle eu Angleterre, surtout des candidats à l'ordination dans l'Eglise angli- cane. 11 mourut laissant derrière lui une réputation de piété et de bonté incomparables.
Les écrits de Woolman révèlent sa vie et son caractère avec une rare fidélité; c'est le meilleur éloge qu'on en puisse faire : ils devraient prendre rang parmi les classiques, mais il n'en est rien et le conseil de Charles Larab : « Apprenez par cœur les œuvres de John Woolman », pas plus que la poétique déclaration de Whittier — que l'on croit respirer h la lecture de Woolman, « un parfum comme de violettes », n'assure- ront jamais à leur favori ni popularité ni rang bien élevé. 11 eût d'ailleurs été le dernier à réclamer l'un ou l'autre, et son Journal est d'autant plus cher à ses admirateurs qu'il n'est pas des livres que chacun lit.
Les Lelters of an American Farmer de J. Hector St-John DE Crevecœur, passent pour offrir un plus grand nombre de pages délectables qu'aucun autre ouvrage écrit en Amérique durant le xviii^ siècle, sauf YAutobiograpliy de Franklin. Crevecœur naquit en Nor- mandie, d'une famille noble, en 1731; il reçut une partie de son instruction en Angleterre, puis passa en Amé- rique en 1754; il se maria, dirigea une ferme et peut- être vint rejoindre les « Amis » en Pennsylvanie. Il fut emprisonné pendant la Révolution, ayant été pris pour un espion. Puis il fit un voyage en Europe,
126 LA PERIODE nEVOLLTlOXXAIRE (1765-1788)
et apprit à son retour que les Indiens avaient dévasté sa ferme. Ses enfants avaient cependant été recueillis par un généreux marchand et Crevecœur put s'établir dans ses nouvelles fonctions de consul de France à New York. Il resta en Amérique environ dix ans, après quoi il retourna en France. Le restant de sa vie jusqu'à sa mort, en 1813, n'est guère marque que par la publication de trois intéressants volumes écrits en fran- çais et intitulés Voyage dans la Haute Pennsylvanie et dans VEtat de New York (1801), qu'il prétendit avoir traduits mais qu'il composa sûrement.
Le principal ouvrage de Crevecœur, ses Lelters of an American Fariner, fut publié à Londres en 1782; une traduction française par l'auteur parut en 1784; elle fut suivie trois ans après d'une édition considérablement augmentée. Des traductions en allemand et en hollandais attestent la popularité de l'ouvrage, qui tomba, par la suite, dans un curieux oubli. Peut-être cette œuvre sug- géra-t-elle à Soulhey et à Coleridge leur grand projet d'une « Pantisocratie » ; peut-être influença-t-elle le génie de Chateaubriand; toutefois, on prétend qu'il incita bon nombre d'infortunés Européens à venir chercher des demeures idylliques dans le pays sauvage où ils ne trou- vèrent qu'un tombeau.
TROISIEME PARTIE
LA PÉRIODE DE FORMATION (1789-1829)
CHAPITRE IX
ÉCRIVAINS DE TRANSITION (1789-1809)
Quoique l'année 1789, qui vit acclamer Washington Président de la nouvelle République, soit d'une considé- rable importance pour qui étudie l'histoire politique de l'Amérique, il est possible d'en désigner de plus notables au point de vue de la culture littéraire. Le peuple qui venait de refuser son obéissance à la Grande-Bre- tagne et qui, après une courte période d'anarchie, com- mençait son apprentissage de vie républicaine, n'avait pas essentiellement changé de caractère, malgré l'agita- tion des événements auxquels il avait participé. 11 s'était, il est vrai, développé en lui un très important esprit de parti, en corrélation principalement avec la Révolution Française, qui n'avait lail qu'accroître son optimisme et sa confiance en soi; mais même au commencement du
128 LA PERIODE DE FORMATION (1789-1829)
nouveau siècle, alors que Jefferson fut élu Président et inaugura ce que les historiens ont consacré sous le nom d'une « révolution » en faveur du gouvernement démo- cratique, le peuple américain, pris dans son ensemble, formait encore à peu près la même nation de fermiers primitifs, lents et conservateurs, qu'il était avant d'avoir tiré, à la bataille de Concord, le coup de canon qui retentit de par le monde.
Il s'en remettait encore à l'Ang-leterre du soin de lui dire comment il devait se vêtir et ce qu'il devait lire; il restait colonial dans ses opinions, son ignorance et sa sensibilité.
Jefferson, par son acquisition de la Louisiane, ouvrit de larges horizons à l'imagination de ses concitovens en les gratifiant d'un domaine où leur activité pouvait se déployer. Les inventions d'Eli Whitney et de Robert Fulton et la rupture des relations commerciales avec l'Europe — conséquence de l'Embargo et de la Guerre de 1812 — déterminèrent la création de nombreuses manufactures et poussèrent la population à la recherche d'une fortune rapide, alors que Franklin ne lui avait conseillé que l'économie. Il s'ensuivit des spéculations et de téméraires extravagances, et, avec les années, la honte de l'esclavage s'appesantit plus lourdement sur la jeune République. Mais la générosité de la nature est inépuisable, et l'énergie pas plus que le vif optimisme de la population, surtout après les fortes immigrations d'étrangers, ne furent ébranlés d'une façon sensible.
L'évolution que nous venons d'esquisser est naturelle- ment d'ordre politique, industriel et social; mais la lit- térature, les beaux-arts et la science pure y eurent éga- lement leur part, et le développement de chacune de ces branches est digne d'étude. Dans le domaine des lettres,
rCRIVAINS DE TRANSITION 129
c'est, tout d'abord, une série de stériles pastiches comme pendant la Période Coloniale. Cependant un écrivain au moins lait preuve de quelque puissance imaginative, et l'on parvient à découvrir de très passables représen- tants de cette « littérature documentaire » si précieuse pour un peuple jeune et neuf. La phase suivante est encore une phase d'imitation, mais elle l'ait preuve de vitalité et de puissance en changeant ses modèles litté- raires et en produisant des auteurs que l'on lit encore à plus de deux générations d'intervalle. De là, nous arrivons à une littérature principalement due à la Nou- velle-Angleterre; elle se distingue par une originalité et une force très réelles qui lui permettent d'exercer une influence au dedans et d'imposer le respect au dehors. En résumé, on pourrait presque dire que cette période, où prédominent au début les gestes politiques et des productions presque méprisables, s'achève de façon toute contraire. La période des polémiques à propos de l'escla- vage est l'âge d'or des lettres américaines.
Dans ses Chronological Outlines of American Litera- ture, le professeur S. L. Whitcomb, que l'on ne peut cependant pas accuser de manquer de patriotisme, ne réussit à trouver que dix ouvrages à relever pour l'année 1789. Encore, sur ces ouvrages, un seul peut-il prétendre appartenir à la littérature dans le sens strict du mot — c'est la partie de V Autobiography de Franklin qui traite des deux dernières années jusqu'où parvient le livre. On pourrait repêcher, par charité, deux pièces comptées au nombre de ces ouvrages. Le reste, qui suffit à montrer l'embarras où se trouve l'annaliste, se compose des Disconrscs on Davila de John Adams, d'une adresse et d'un article de journal, par Franklin, d'un discours de Washington, d'une histoire sommaire de la Révolution
LITTÉRATUBE AMERICAINE. i
130 LA PÉRIODE DE FORMATION (1789-1829)
américaine, d'un volume d'essais médicaux, et des Dis- sertations on tJie English Language de Noah Webster. Pourtant, à cette époque déjà, les Américains promet- taient de se distinguer dans un autre art. Benjamin West s'était fait connaître comme peintre d'histoire, et John Singleton Copley et Gilbert Stuart, comme por- traitistes; quelques années plus tard Edward Malbone devait illustrer l'art de la miniature. Les contributions h la science, de Franklin, de Benjamin Thompson {Count Rumford), de Rittenhouse, de John et William Bartram, pour ne citer que ceux-là, les rapports officiels et les essais politiques des représentants des pouvoirs publics sont la preuve de la haute activité intellectuelle de l'époque. Pourquoi, alors, dans le domaine de la litté- rature pure, ne trouve-t-on guère que des imitateurs et des amateurs? Il serait oiseux de prétendre que les Américains étaient trop occupés à diriger leur énergie dans d'autres voies, car nous savons que rien ne tenait plus au cœur des plus capables d'entre eux que le succès littéraire. La vérité, c'est qu'il était particulièrement dif- ficile à la littérature de s'affranchir. Les ouvrasfes ansflais restaient les maîtres du terrain et devaient, grâce à une déplorable législation sur la propriété littéraire, con- server longtemps encore leur privilège.
Pendant les vingt années qui nous occupent ici, la prééminence littéraire, si tant est qu'il y ait prééminence en ce temps de petites choses, appartient, comme pour la Période Révolutionnaire, à Philadelphie. Après 1810, c'est New York qui l'emporte pour la production litté- raire, aussi bien que pour la population et l'activité com- merciale. Boston aussi s'éveille de sa relative torpeur intellectuelle. Mais s'il est possible d'admettre que la cité de Franklin continue quelques années après sa mort à
ECHIVAINS l)E TKANSITION 131
conserver un certain prestige, on doit aussi constater, en se plaçant ix un plus haut point de vue littéraire, que l'avance acquise par les œuvres de Godirey et Evans n'y fut pas maintenue. Toutefois, c'est à Philadelphie que vécurent le Dr. Richard Rush (1745-1813), iecond écrivain en matières médicales et sociologiques, Mathew Carey (1760-1839), publiciate plus fécond encore, et le roman- cier Charles Brockden Brown.
Carey, émigrant irlandais, fut imprimeur, éditeur et directeur du magazine populaire The American Muséum. Le Dr. Rush, outre qu'il apposa sa signature h la Décla- ration d'Indépendance et se fit la réputation d'un philan- thrope, signa aussi des essais traitant non pas simplement de la médecine, mais encore de l'éducation, de la légis- lation pénale et d'autres questions sociologiques. Par beaucoup de ses idées, il se place bien en tête de sa génération et quoique ni lui ni Carey n'aient échappé aux funestes effets de cette versatilité qui si longtemps caractérisa l'esprit américain, tous deux furent de très utiles citoyens qui ne ménagèrent pas leur plume pour le plus grand bien du plus grand nombre. Ils sont donc bien loin de mériter les grossières invectives de l'excentrique \Yilliam Cobbett dont les pamphlets Peter Porcupine forment une de ces parties de la littérature américaine que nous abandonnons avec plaisir à nos cousins britanniques. Parmi tous leurs ouvrages, cepen- dant, il n'y a lieu d'en citer qu'un — Vindiciie Hibernicœ, — de Carey (1819), rélutation des accusations de carnage portées contre ses ancêtres irlandais de 1641. L'auteur distribua gratuitement, à grands frais, les nombreuses éditions de son livre, et en 1837 il pouvait déclarer n'avoir jamais écrit une ligne pour de l'argent. Un pareil effort littéraire, s'il a peu d'importance pour l'art,
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est significatif, par contre, au point de vue du caractère moral.
Tandis que Rush et Carey gardaient la tradition utilitaire et philanthropique de Franklin , un gentil- homme aisé, Peter Markoe, travaillait assidûment à maintenir la tradition littéraire de Godfrey. Lui aussi, il écrivit des odes et une tragédie en vers, The Patriot Chief, en même temps que d'autres morceaux qu'il vaut mieux laisser sommeiller dans les limbes de l'oubli. Il n'existe pas trace, en Markoe, de la fraîcheur d'esprit que l'on trouve chez Evans et chez Godfrey; on n'en rencontre guère davantaoe dans les vers des magazines de ce temps. Il s'en peut trouver, cependant, dans les poèmes de William Clifton (1772-99) qui, peut-être, représente le mieux, pour la fin du siècle, la poésie du groupe de Philadelphie. Son lyrisme est naturellement imité; il rappelle tantôt la grâce aisée de Gay, tantôt le charme de Collins,
Son œuvre la plus accomplie, The Group, une attaque contre la démocratie, mérite d'être citée; elle montre que, malgré le souci de morale qu'affichaient les pre- miers Américains, leurs écrivains, loin d'être prudes, se montraient souvent parfaitement grossiers. On pouvait voir un grave périodique littéraire imprimer une plai- santerie obscène ou le récit circonstancié d'un cas scan- daleux de divorce en Angleterre, à quelques pages de poèmes choisis, avec force éloges, dans le recueil des Lyrical Ballads.
Clifton ne fit qu'imiter beaucoup d'autres écrivains qui usaient de leur talent, à la façon de Thersite, au profit des deux partis rivaux : les fédéralistes conservateurs, ayant à leur tête Hamilton, et les républicains-démo- crates, plutôt radicaux, commandés par Jefferson. De
ÉcniVAIXS DE rnANSITION 133
ces satiristes nous ne nommerons que Thomas Green Fessenden (1771-1837), natif du New Llampshire, qui, après avoir été journaliste,- lut, au début du nouveau siècle, l'un des premiers promoteurs en Angleterre des inventions américaines en mécanique. Il fut plus vision- naire que sagace, perdit sa fortune et tenta de se remettre à flot en écrivant un poème hudibrastique inti- tulé Terrible Tractoration (1803), satire contre les méde- cins qui s'opposaient à l'emploi des « tracteurs métal- liques » de Perkins. Ce livre inepte eut un retentissement considérable en Angleterre, et Hawthorne ne dédaigna pas d'écrire, quelques années après, un essai sur son auteur. Les poésies variées et autres compositions que Fessenden publia après son retour en Amérique offrent çà et là une certaine vigueur, mais il serait h peine digne de ce court aperçu s'il n'était l'auteur d'une Democracy Unveiledy or Tyranny stripped of tlie Garb of Patriotism, by Chrislopher Caustic, LL. D., ouvrage publié à Boston en 1805 et qui représente excellem- ment l'esprit de parti de l'époque. Il serait difficile de se faire, par d'autres exemples, une idée meilleure du manque tout particulier de dignité, pour ne pas dire de décence, qui caractérise les auteurs de cette période.
Toutefois le temps de la grossièreté tire à sa fin, car les femmes commencent h disputer aux hommes les honneurs littéraires. On peut, en effet, nommer cinq ou six personnalités littéraires féminines qui parfois nous rappellent Miss Seward et d'autres contemporaines anglaises. Une seule est encore lue : Susanna Rowson (1762-1824), de nationalité anglaise, après une existence variée d'actrice et d'écrivain, ouvrit à Boston une école de filles qui prospéra, en même temps qu'elle coiUiiuiait a écrire pour l'édification du public. Ses poèmes, ses
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pièces, ses romans et autres œuvres sont maintenant oubliés, à l'exception de CltarJotte Temple (1790) et de la suite à ce récit, Lucy Temple (1828). Le premier « conte vrai », rapporte, dans une phraséologie des plus prétentieuses mais avec une intention éminemment morale, un cas de séduction dans lequel un parent de l'auteur a joué le vilain rôle. Le sentimentalisme didac- tique a rarement été poussé plus loin que dans ce livre, que l'on trouve encore dans des éditions à bon marché ^ Mais, pour l'élégance du style et le sérieux de l'in- tention, autant que pour l'intérêt passionnément dra- matique, Mrs. Rowson et les autres membres de son groupe doivent s'incliner devant Mrs. Mercy Warren, du Massachusetts (1728-1814). Cette femme érudite était la sœur du fameux orateur James Otis, et l'amie intime d'une femme au talent bien plus vivant dont les lettres comptent parmi les meilleures qu'ait pro- duites l'Amérique, Abigail Adams, femme et mère de Présidents. Mrs. Warren écrivit deux pièces où elle déguise à peine des personnages de la Révolution, mais son principal droit à la renommée consiste en deux tragédies publiées avec ses Poems, Dramalic and Miscellaneous (1790), aujourd'hui fort oubliés. \JHis- torij of the American RevoliLlion de Mrs. Warren, en trois volumes, est d'un style aussi pesant que ses tragé- dies, mais, grâce h la parfaite connaissance qu'elle mani-
1. Charlotte Temple n'est pas à beaucoup près aussi intéressante, à plusieurs points de vue, qu'un roman (sous forme de lettres) à présent moins lu, The Coquette, or The Ilistory of Eliza Wharton, a Noi>el founded on Fact. By a Lady of Massachusetts (1797). Cette imitatrice américaine de Richardson fut Mrs. Hannah Webster Foster (1759-1840), femme d'un clerg-ymaii, qui utilisa dans un but moral un scandale public. Pour les détails sur ce sujet, les curieux peuvent consulter le Romance of the Association (187.'j) de Mrs. C. H. Dali.
IXItIVAINS DE TUANSITION 135
feste des chefs du moiivenieiit politique, elle conserve encore quelque valeur. Sa lourileur même est préférable il la suffisance que l'on rencontre dans les poèmes de Mrs. Sarah Wentworth Morton, également native du Massachusetts, qui eut l'honneur d'écrire ce qui fut peut-être le premier roman américain et de représenter dans son pavs natal les principes quintessenciés de sentimentalité de l'Académie délia Crusca. Sous le nom de « Philenia », elle échange des compliments en vers avec le poète de l'autre sexe le plus important de son temps, et elle lut par lui désignée à la postérité comme « la Sapho d'Amérique », compliment qu'elle retourna en des termes non moins ampoulés.
Mais quel était le « Menander » de « Philenia »? Nul n'aurait posé pareille question à Boston en 1812, quand parurent, en un in-octavo de plus de 500 pages, The Works in Verse and Prose of the late Robert Treat Paine, Jitn., Esq., avec des notes et une longue intro- duction biographique. Paine (1773-1811) s'était dis- tingué, comme étudiant à Harvard, pour ses « devoirs de collège » dans lesquels il est aujourd'hui difficile de distinguer autre chose de plus méritoire que les pro- messes d'une jeune intelligence. Il obtint dans la suite quelque réputation avec un prologue qu'il écrivit pour l'ouverture du premier théâtre de Boston et avec quelques poèmes de circonstance, comme The Inven- tion of Letters dédié h Washington, qui remplit avec quelque efTort le rôle d'un Cincinnatus-Mécène. De la réputation, il passa à la célébrité, quand, en 1708, au moment des difficultés avec la France, il lança son ode martiale Adanis and Liberty. Des odes et des chants pour anniversaires de sociétés locales de pompiers, des discours, des critiques théâtrales et autres compositions
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de cette sorte, voilà ce que l'on réclame dès lors con- stamment du poète.
Fils d'un signataire de la Déclaration d'Indépendance, Paine naquit à Taunton, Massachusetts. Il fut baptisé Thomas, mais en 1801, par un acte légalisé, il prit le nom de son père afin d'éviter qu'on le confondît avec l'autre Thomas Paine dont la réputation, du moins parmi les orthodoxes, n'était pas excellente. Après ses études, il essaya du commerce, mais ne tarda pas à s'adonner au journalisme et à défendre les premières tentatives de production dramatique. 11 gagna beaucoup d'argent avec ses poèmes de circonstance — qui lui rapportaient parfois plus de cinq dollars la ligne — ce qui prouve à quel point les Américains se montraient assoiffés de littérature nationale. Mais son existence privée était déplorable et son mariage avec une actrice lui attira les malédictions de son père. Alors il se mit h étudier et h exercer le droit et, chose étrange à dire, il se fit une nombreuse clientèle dans cette population dont l'obstination et la sagacité sont proverbiales. Mais il préféra la société des acteurs et des bons vivants et, quelques années avant sa mort (à Boston, le 13 novem- bre 1811), il laissa les siens dans un complet dénûment.
L'intérêt que Paine manifesta à l'égard de l'art dra- matique nous conduit naturellement à dire quelques mots de la naissance en Amérique de ce genre littéraire. Les bibliographes ont découvert une ou deux composi- tions dramatiques antérieures au Prince of Parthia de Godfrey, et nous avons mentionné quelques-unes de celles qui suivirent, tous ouvrages d'ailleurs sans valeur au point de vue littéraire comme au point de vue scé- nique. Il n'est pas surprenant que le drame se soit déve- loppé assez tard dans les colonies, puisque les Puritains
ÉCRIVAINS Di; TIIANSITION 137
do la Nouvcllc-Anfrleterre le réprouvaient et que les Cava- liers du Sud manquaient des éléments matériels propiees à son développement. On ne rencontre pas d'acteur digne de ce nom avant 1752. Le 5 septembre de cette année, une troupe anglaise représenta, sur une scène impro- visée à Williamsburg, le Marchand de Venise de Sha- kespeare et Lethe de Garrick. Peu après, des théâtres permanents furent construits, le premier à Annapolis, le second h New York. Baltimore et Philadelphie sui- virent et, en dépit des fulminations du Congrès conti- nental, l'avenir de la scène fut bientôt assuré. L'oppo- sition légale s'étant atténuée, un théâtre permanent fut établi h Boston en 1794. Sept ans auparavant, la pre- mière pièce américaine, interprétée en public par une troupe d'acteurs de profession, avait obtenu des applau- dissements au théâtre de John Street, à New York (16 avril 1787). C'était The Contrast, comédie qui tirait son titre du sujet traité, le contraste entre le rude américanisme et la frivolité de la société à l'étranger telle qu'elle était représentée par les modes et les manières des vovageurs au retour de ces contrées. Cette pièce avait pour auteur Royal Tyler (1757-1826), plus tard juriste de renom à Vermont. Tyler écrivit encore d'autres pièces, un roman dont on parlera plus loin, des poèmes de circonstance parmi lesquels une lou- gueuse protestation contre les absurdités de l'Académie délia Crusca, et des critiques littéraires rédigées pour le plus grand bénéfice des lecteurs du Portfolio où elles parurent.
Si, après un début aussi plein de promesses, le drame américain n'a pas lait les progrès que l'on pouvait espérer, ce ne fut pas la faute de Royal Tyler, ni celle de William Dunlap (1766-1839), dont la comédie The
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Fatlier, or American Shatidyism, fut écrite en 1789. Dunlap, né à Perth Amboy, New Jersey, fut un auteur des plus influents et des plus versatiles. Après la Révo- lution, il étudia la peinture avec Benjamin West, à Londres, où il devint un fervent du théâtre. A son retour, le succès du Contrast l'encouragea et, après une tentative malheureuse, il fit un assez bon début avec sa comédie The Fatlier, qui, bien que moins originale que celle de Tyler, révèle peut-être plus de connaissance de l'art dra- matique. Dunlap produisit pendant sa longue existence plus de soixante pièces, dont beaucoup n'ont jamais été imprimées. On pourrait assez bien le définir un adapta- teur américain de Kotzebue, et sa tragédie André (1798) est son œuvre principale. Malheureusement, il se chargea de la direction d'un théâtre, et ayant subi de grandes pertes d'argent, il se remit à la peinture, non sans succès, et créa une Académie Nationale de Dessin. Mais il est plus connu aujourd'hui par d'importants traités en prose, les vies de l'acteur Frederick Cooke (1813) et du romancier Charles Brockden Brown (1815), et surtout par une History of thc American Théâtre (1832).
Le drame ne fut pas la seule forme littéraire qui prit son essor pendant cette période. Jusque-là, bien que Defoe, Richardson, Fielding et leurs émules fussent morts depuis longtemps, nous n'avions eu encore à enre- gistrer, dans la littérature américaine, aucun ouvrage de fiction, au sens exact du mot, sauf les timides essais des femmes de lettres. Les préjugés puritains contre une littérature aussi légère s'étaient cependant suffisam- ment affaiblis avant la dernière décade du xviii" siècle, pour permettre l'apparition de quelques romans dignes d'attention -
Nous avons vu que la Charlotte Temple de Mrs. Rowson
ÉCIUVAINS OK THANSITIOX 1S9
fut présentée comme un avertissement aux jeunes filles sans expérience; le premier roman important — s'il mérite ce titre — qui suivit prétendit mettre en garde les citoyens inexpérimentés contre les séductions de la démocratie. Ce fut une extravagance satirique intitulée Modem Chwalry, or The Adi'entures ofCaptain Farrago and TeagueO'Regan, his Servant. L'auteur, Ilugh Henry Brackenridge (1748-1816) — déjà cité en même temps que son camarade d'études Freneau — fil paraître son roman en deux parties, avec un intervalle entre elles de dix ans (17961806). Les prétentions exagérées de la démocratie s'y trouvaient tournées en ridicule par des inventions fort simples. Le livre fut apprécié, mais, quoique habile, il ne saurait donner au lecteur actuel une bonne idée du réel talent de l'auteur. Par certains côtés, Brackenridge fut un homme remarquable. Ensei- gnant à Maryland, il écrivit pour ses élèves un drame intitulé Bunker Hill (1776), dont le moindre mérite fut de considérer les autorités britanniques comme des êtres humains. Une seconde pièce fut moins libérale de ton. Par la suite, Brackenridge accepta la direction d'un maga- zine et un poste d'aumônier aux armées de la Révolu- tion. Puis il étudia le droit et, en 1781, se transporta à la ville frontière de Pittsburg (Pennsylvanie) où l'énorme clientèle qu' il se fit devait le désigner plus tard à la magistrature suprême de l'Etat.
Cet autre juriste littérateur, Royall Tyler, dans son histoire en deux volumes intitulée The Algerine Captive (1797), conçut le salutaire dessein de donner à ses compatriotes une fiction qui se rapportât plus à l'Amé- rique qu'à l'étranger. Malheureusement Balzac n'était pas né encore et raiii!)iticux Yankee fut contraint de se contenter de Smollett comme maître. Il en résulta un
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conte très humoristique, au début, dans sa description satirique de l'éducation donnée à Harvard et de l'exis- tence des villes et villag-es de la contrée, et surtout dans ses attaques dirigées contre l'insuffisant savoir du corps médical. Mais quand le héros, le Dr. Updike Underhill, qui se fait chirurgien de marine, finit par être capturé par les Algériens, l'auteur se croit obligé de donner au lecteur une telle quantité de détails sur les mœurs des vainqueurs qu'on a tout lieu de se croire hors du domaine de la fiction.
L'année où parut le roman de Tyler fut encore marquée par la venue d'un nouvel auteur qui devait être le premier écrivain original des nouveaux États-Unis de lanorue
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anglaise. En 1797, Charles Brockdex Broavn (1771- 1810) fit paraître son Alcuin, discussion assez osée des misères qu'entraîne, surtout pour les femmes, le mariage indissoluble. Brown, qui était né à Philadelphie d'une bonne famille de Quakers, avait montré des dispositions presque aussi précoces que celles de Trumbull et de Dwight. A l'école de Robert Proud, l'historien de la Pennsylvanie, il s'était surmené de travail et sa santé s'en ressentit jusqu'à la fin. Puis, — c'était inévitable, — il lui fallut s'adonner à la versification avant d'entre- prendre l'étude du droit. Cependant la littérature l'atti- rait davantage et bien qu'elle ne constituât pas une occupation sérieuse aux yeux des Américains énergiques et fut regardée comme un métier de paresseux, il l'adopta sans hésitation, malgré les protestations de sa famille.
Peu de temps avant qu'il eût commencé à écrire son Alcuin, Brown vint se fixer à New York, où il se lia d'amitié avec son iulur biographe, William Dunlap, et vécut sur un pied d'intimité avec le Dr. Elihu H. Smith,
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jeune médecin qui écrivit un opéra et fit paraître la première anthologie de vers américains. Ces amitiés stimulèrent ses dispositions littéraires, bien que Smith dût bientôt succomber à la fièvre jaune. Après quelques autres essais, dont un ou deux romans qui échouèrent, Brown connut le succès en 1798 avec Wieland, or tlie Transformation. Jusqu'en 1802, quoique travaillant avec peu de méthode et menant de front plusieurs composi- tions, il avait publié cinq autres romans : Ormond, or The Secret Witness (1799), Arthur Mervijn (1800-01), Edgar Huntleij, Clara Howard et Jane Talbot (1801). Eu outre, il donna le jour à un nouveau magazine, et peu après retourna h Philadelphie où il en créa un autre qui réussit à vivre cinq années. Puis il parut avoir épuisé toutes les ressources de son imagination, car le reste de sa courte existence fut consacré à l'édition d'un Annital Résister, à la publication de pamphlets politiques, de brèves ébauches de mémoires et d'autres productions variées; il se consacra également à de minutieux travaux de géographie et d'histoire qui restèrent inachevés.
Quand Brown revint à Philadelphie, en 1801, ce ne fut pas sans y rencontrer un formidable rival. On peut dire, en elTet, que sa réputation se trouva partiellement éclipsée par celle de Joseph Dennie (1768-1812). Ce dernier était né à Boston ; diplômé d'Harvard, il délaissa le droit pour la littérature et, vers 1796, il réussit à lancer une feuille locale, The Farmers Weekiy Muséum, qu'Isaiah Thomas avait fondée h W'alpole, New Ilamp- shire. Le jeune rédacteur réunit autour de lui un petit groupe littéraire, avec le concours de Fessenden et de Royal Tyler, et acquit lui-même une certaine réputation par sa série d'essais intitulée Tlie Lay Preacher (1796). Que de si petites choses aient pu paraître si importantes,
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c'est lii une preuve de la médiocrité du niveau littéraire d'alors; mais il faut avouer que le style de Dennie était suffisant dans son genre et qu'il traita avec assez de faci- lité des sujets dignes de l'attention de ses concitoyens. Il les mit en garde contre le charlatanisme, leur reprocha leur paresse et leur intempérance, se lamenta sur la décadence du collège d'Harvard et soutint le conserva- tisme britannique contre le radicalisme français; mais des difficultés surgirent, et Dennie, après avoir essayé de prendre part au Congrès, dut se contenter de retourner h Philadelphie comme secrétaire particulier de Timothy Pickering, secrétaire d'État, fédéraliste à outrance et partisan de tout ce qui venait de l'Angleterre. Bientôt, cependant, le journaliste et le moraliste reprirent leurs droits, et, le 3 janvier 1801, sous le pseudonyme d'Oliver Oldschool Esq., il reparut comme directeur d'une grande feuille hebdomadaire de huit pages intitulée The Portfolio. Le programme publié par cet Addison américain, comme ses admirateurs se plaisent ii le nommer, est un curieux document, au style guindé, surchargé de con- sciencieux renvois, rempli de citations poétiques, plein de respect pour la métropole et d'admiration pour des écrivains tels que Christopher Smart et Soame Jenyns. Pour que la Jeune Amérique pût rivaliser avec les pro- ductions de ces célébrités, Dennie appela à son aide les « maîtres-esprits de la nation ». Ce qu'il obtint fut loin d'être magistral. Il publia ainsi anonymement les impres- sions que John Quincy Adams avait notées au cours d'un voyage en Silésie. Quant aux autres collaborateurs, il faut convenir que l'examen des premiers volumes du Portfolio ne donne pas la curiosité de connaître les noms véritables des personnages, hommes et femmes, qui signèrent de noms romains. Dennie lui-même pour-
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suivit dans le journal la publication de son Farrago et de son Lay Preacher, mais il fut souvent contraint de remplir ses colonnes avec d'amples extraits de nouveaux livres de Londres, et avec les lettres de Cowper. Réac- tionnaire d'opinions et de goûts, il guerroya contre les néologismes, annota Shakespeare, et défendit avec intransigeance ce qui restait encore de « colonial » dans l'Amérique nouvelle. Il mourut assez jeune, en 1812, à temps pour ne pas être témoin de la seconde guerre avec la Grande-Bretagne. Son journal qui, au bout de cinq ans, était devenu mensuel, lui survécut quinze ans; il mérite quelque crédit, tout autant que la Monthly Anthology de Boston, pour avoir tenu l'étendard des idées conservatrices dans une période de transition.
Dennie et le Portfolio nous font ressouvenir d'un coryphée mi-oublié du Fédéralisme dont ils déploraient la mort avec des lamentations exagérées. 11 s'agit de Fisher Ames, du Massachusetts (1758-1808), membre du Congrès sous le gouvernement de Washington et, suivant l'opinion de ses contemporains, écrivain et orateur d'une rare éloquence. Au moment où Fisher Ames cesse de se lamenter sur la décadence de son pays natal, un Virginien instruit, John Randolph de Roanoke, s'adonne h la polémique avec une rare vigueur dans l'invective. 11 atteint même à la forme de l'invective littéraire quand il s'élève contre la « coalition de Blifil et Black George [J. Q. Adams et Henry Clay] — combi- naison inconnue jusqu'ici de Puritain et d'escroc ».
A côté de ces auteurs, tous réactionnaires, d'autres écrivains montrèrent une foi solide dans l'avenir. Parmi ces esprits pleins d'espoir et d'énergie se range Noah Webster (1758-1843), du Connccticut, le fameux lexico- graphe. Nous n'avons pas à nous occuper de son impor-
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c'est là une preuve de la médiocrité du niveau littéraire d'alors; mais il faut avouer que le style de Dennie était suffisant dans son genre et qu'il traita avec assez de faci- lité des sujets dignes de l'attention de ses concitoyens. Il les mit en garde contre le charlatanisme, leur reprocha leur paresse et leur intempérance, se lamenta sur la décadence du collège d'Harvard et soutint le conserva- tisme britannique contre le radicalisme français; mais des difficultés surgirent, et Dennie, après avoir essayé de prendre part au Congrès, dut se contenter de retourner h Philadelphie comme secrétaire particulier de Timothy Pickerinff, secrétaire d'Etat, fédéraliste à outrance et partisan de tout ce qui venait de l'Angleterre. Bientôt, cependant, le journaliste et le moraliste reprirent leurs droits, et, le 3 janvier 1801, sous le pseudonyme d'Oliver Oldschool Esq., il reparut comme directeur d'une grande feuille hebdomadaire de huit pages intitulée The Portfolio. Le programme publié par cet Addison américain, comme ses admirateurs se plaisent à le nommer, est un curieux document, au style guindé, surchargé de con- sciencieux renvois, rempli de citations poétiques, plein de respect pour la métropole et d'admiration pour des écrivains tels que Christopher Smart et Soame Jenyns. Pour que la Jeune Amérique pût rivaliser avec les pro- ductions de ces célébrités, Dennie appela à son aide les « maîtres-esprits de la nation ». Ce qu'il obtint fut loin d'être magistral. Il publia ainsi anonymement les impres- sions que John Quincy Adams avait notées au cours d'un voyage en Silésie. Quant aux autres collaborateurs, il faut convenir que l'examen des premiers volumes du Portfolio ne donne pas la curiosité de connaître les noms véritables des personnages, hommes et femmes, qui signèrent de noms romains. Dennie lui-même pour-
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suivit dans le journal la publication de son Farrago et de son Lay Preacher, mais il fut souvent contraint de remplir ses colonnes avec d'amples extraits de nouveaux livres de Londres, et avec les lettres de Cowper. Réac- tionnaire d'opinions et de goûts, il guerroya contre les néologismes, annota Shakespeare, et défendit avec intransigeance ce qui restait encore de « colonial » dans l'Amérique nouvelle. II mourut assez jeune, en 1812, à temps pour ne pas être témoin de la seconde guerre avec la Grande-Bretagne. Son journal qui, au bout de cinq ans, était devenu mensuel, lui survécut quinze ans; il mérite quelque crédit, tout autant que la Monthly Antholog]! de Boston, pour avoir tenu l'étendard des idées conservatrices dans une période de transition.
Dennie et le Portfolio nous font ressouvenir d'un corvphée mi-oublié du Fédéralisme dont ils déploraient la mort avec des lamentations exag-érées. Il s'ag-it de Fisher Ames, du Massachusetts (1758-1808), membre du Congrès sous le gouvernement de Washington et, suivant l'opinion de ses contemporains, écrivain et orateur d'une rare éloquence. Au moment où Fisher Ames cesse de se lamenter sur la décadence de son pays natal, un Virginien instruit, John Randolph de Roanoke, s'adonne à la polémique avec une rare vigueur dans l'invective. Il atteint même h la forme de l'invective littéraire quand il s'élève contre la « coalition de Blifil et Black George [J. Q. Adams et Henry Clay] — combi- naison inconnue jusqu'ici de Puritain et d'escroc ».
A côté de ces auteurs, tous réactionnaires, d'autres écrivains montrèrent une foi solide dans l'avenir. Parmi ces esprits pleins d'espoir et d'énergie se range Noah Webster (17.58-1843), du Gonnecticut, le fameux lexico- graphe. Nous n'avons pas à nous occuper de son impor-
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tant dictionnaire de 1828; nous ne pouvons non plus retracer l'existence, aussi variée que fructueuse, qu'il mena depuis qu'il obtint son diplôme à l'Yale à côté de Joël Barlow. Gomme Rush et Carey, Webster donna son opinion sur une multitude de sujets. 11 composa des pamphlets politiques, émit des théories sur les épidé- mies, discuta sur les banques et les assurances, rédigea un syllabaire dont on a peut-être bien vendu 70000 000 d'exemplaires, et publia des essais sur l'hygiène, l'éty- mologie, les droits d'auteurs, la pédagogie, etc.
L'avertissement de Webster sur les dangers de l'ima- gination fut certainement pris à la lettre par un autre fabricant d'ouvrages classiques, presque aussi fameux que lui — Lindley Murray (1745-1826), dont la fameuse grammaire écrite et publiée à York, en Angleterre (1795), fut mise entre toutes les mains. L'Amérique peut revendi- quer les autobiographiques Memoirs (1826) de Murray, œuvre pieuse, presque aussi majestueusement parée que les mémoires de Cellini le sont peu; et son œuvre se complète par des éditions des classiques soigneusement « purifiées » par ses soins.
On trouve dans la littérature américaine de cette période une moralité de convention assez sévère. Nous l'avons signalée dans les romans; nous la voyons, portée h un degré ridicule, dans les biographies si populaires du « curé » Mason L. Weems (1760-1825), de Virginie, qui, dans sa Life of George Washington (1800), inventa la célèbre histoire du cerisier et de la hache afin d'inculquer à ses jeunes lecteurs la passion de la véracité. Le trai- tement qu'il fait subir aux matériaux qui lui furent fournis pour sa biographie du général Francis Marioii (1805) est plaisamment naïf, mais il ne fit jamais que prendre les libertés que tout le monde s'accordait alors, et
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il connaissait si bien son public que ses livres se vendent encore ii des lecteurs (jiii représentent aujourd'hui le niveau intellectuel moven d'il y a un siècle.
Nous nous sommes aventurés bien loin pour rallier au troupeau littéraire des noms tels que ceux de Webster, Murray et Wcems. II nous reste h donner un bref aperçu de la littérature éparse dans les Etats du Sud. A part Raiulolph etWeems et le Dr. David Ramsay, l'historien de la Caroline du Sud, il y a pénurie d'auteurs. De 180 i à 1825 un Virginien occupa le fauteuil prési- dentiel; les États du Sud furent représentés au Congrès et leurs représentants occupèrent de hautes situations dans le cabinet. Mais bien qu'ils fussent souvent assez lettrés, comme Randolph, ils ne traitèrent guère que des sujets politiques. Ça et là, un poème s'égare tel que les Days ofmy YoiitJi, du juriste virginien St George Tucker, beau-père de Randolph. Un ou deux livres sérieux s'offrent au chroniqueur — par exemple, une Life of George Washington, où l'auteur, le magistrat John Marshall, donne en cinq gros volumes une histoire assez médiocre des colonies, ainsi qu'une l'elation minutieuse de la Révolution et de la présidence de Washington.
Un autre magistrat de renom, William Wirt (1772- 1834), natif du Maryland, qui résida longtemps en Vir- ginie, fait montre de qualités plus littéraires et acquit une réputation d'éloquence avec le réquisitoire qu'il prononça lors du procès d'Aaron Burr. Au début de sa carrière, Wirt avait collaboré à des péridioques et il réunit plus tard ses essais et articles en deux volumes : Letters of the British Spy (1803) et The Old Bachelor (1810). En 1817, il publia : Sketches of the Life and Character of Patrick Henry, et l'énorme popularité qu'eut alors cette œuvre dure encore aujourd'hui. S'en rapportant à la
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mémoire incertaine de JefTerson et à sa brillante imagi- nation, Wirt entreprit une peinture inexacte du grand orateur, et les biographes mieux informés qui vinrent plus tard furent impuissants à la détruire. La propagation de l'erreur n'est pas le principal but de la littérature, mais peut-on nier les qualités littéraires d'un livre qui crée une légende? Le caractère aimable de Wirt et ses mérites réels ressortent plus nettement, cependant, dans celles de ses lettres qui ont été publiées. Il est évident, somme toute, que l'éloquent avocat fut un peu plus, en littérature, qu'un amateur instruit et habile; toutefois, quand on compare les milieux littéraires de Richmond, de Charleston ou de Baltimore à cette époque avec celui d'Edimbourg aux temps de Mackenzie et de Blacklock, on s'aperçoit que les effets de l'isolement provincial sont les mêmes par tout le monde, bien qu'ils aient été plus longtemps sensibles en Amérique et surtout dans le Sud esclavagiste.
CHAPITRE X
ÉCRIVAINS D'IMAGINATION (1809-1829)
L'année 1809 est une date importante dans l'histoire du développement national de l'Amérique. Elle vit la publication de la délicieuse History of New Yorlc, by Diedrich Knickerbocker, le premier ouvrage où l'on ren- contre une originalité réelle et un charme particulier. Cette même année, Jefferson est contraint de renoncer à la neutralité vis-à-vis des contestations de Napoléon et du Royaume Britannique, et l'administration qui arrive au pouvoir sera finalement contrainte d'entreprendre cette guerre de 1812, d'où sortit la nation des États-Unis. Madison et ?>Ionroe, représentant les traditions révolu- tionnaires, allaient siéger à la Maison Blanche pendant seize années, à la suite de la retraite de Jefferson à Monticello ; non pas que ce dernier eut le moins du monde perdu de son influence, mais parce que la con- duite des affaires devait revenir à de plus jeunes mains : Henry Clay, Andrew Jackson, John C. Calhoun, Daniel Webster — tous hommes qui allaient substituer un américanisme intense aux tendances britanniques ou françaises qui avaient tant divisé la génération alors
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finissante. Ce n'est pas par une simple coïncidence que Washington Irving, James Fenimore Cooper et William Cullen Bryant, ces fondateurs de la littérature nationale, se sont trouvés les contemporains de ces hommes d'Etat, plus jeunes et plus ambitieux. Il est certain que, pas plus en littérature et en politique que dans la religion et les mœurs, la scission avec le passé n'a été aussi nette que semblent l'impliquer les termes même les plus soigneu- sement choisis des historiens. John Randolph, par exemple, tint bon contre Clav en plus d'une circonstance, et des écrivains du xviii* siècle comme Noah Webster et Caray continuèrent à instruire leurs concitoyens long- temps après qu'Irving eût commencé à les charmer. La prétentieuse Columbiad de Joël Barlow ne précéda que de deux ans la plus modeste histoire de « Mr. Knicker- bocker »; mais, si l'ancien état de choses survivait, il perdait peu à peu du terrain. Aussi bien la victoire de la politique nouvelle survint avant celle de la littérature. La nomination d'Andrew^ Jackson à la Présidence, en 1829, qui précéda de peu le bill de réforme, signala surtout un grand progrès de la démocratie. Les auteurs américains, tels qu'Irving et Bryant, n'ont pas accusé le même progrès sur leurs prédécesseurs du xvin'^ siècle, ni si complètement représenté une nouvelle nationalité; cependant, ils ont été de l'avant d'une façon très marquée et avec une dignité que Jackson et ses successeurs démocrates eussent pu imiter avec avantage.
Le lecteur des jolies lettres d'Irving comprendra tout de suite pourquoi, bien qu'il se soit toujours montré vrai patriote et qu'il ait marché de pair avec sa génération, il tendrait à paraître moins autochtone qu'Andrevs^ Jackson et, pour bien des gens, quelque chose de très comparable à un Goldsmith américain.
ÉCRIVAINS d'imagination 149
Washington Iuving est né à New York le 3 avril 1783. Son prénom dénonçait les alHliations de sa lamille au parti whig; cependant son entourage, pendant toute sa jeunesse, lut réellement britannique. Son père était de bonne lignée écossaise, sa mère la fille d'un clergyman anglais, et c'est d'elle sans doute que tenait le jeune garçon, ainsi que ses frères et sœurs. L'élément maternel explique peut-être ses visites clandestines au John Street Théâtre, lorsqu'il était gamin, son goût pour des livres comme la traduction, par Hoole, de VOrlando, et l'im- pression qu'il ressentait à la vue du fleuve Hudson et des monts CatsklUs. Ce fut peut-être le sang paternel qui le rendit fidèle à sa patrie malgré de longs séjours à l'étranger, et, en définitive, fidèle à son génie, en dépit de sa constante inclination à se contenter d'une vie trop facile. Du jeune homme délicat qu'était Irving, avec ses ascendants et son éducation, on ne pouvait attendre une personnalité violemment démocratique. 11 n'aurait jamais pu devenir un Jackson ou un Walt Whitman. Mais il représente bien les idées de la classe dont il était issu, idées qui, pour être héritées de la tradition anglaise, n'en étaient pas moins sincèrement américaines.
Sa santé précaire fit négliger son instruction, et on ne l'envoya pas au collège. Par contre il voyagea, poussant jus([u'au Canada, et il s'amusa à publier des essais, signés avec à-propos « Jonathan Oldstylc ». Ces essais lui valurent une visite intéressée du clair- voyant Charles Brockden Brown, mais il se trouva trop malade pour continuer à écrire et on l'envoya en Europe en 1804, non pas pour y mourir, comme en était convaincu le capitaine du paquebot, mais pour v recon- quérir une bonne dose de santé. Le récit de ses aven- tures en France et en Italie, dont il donne le détail dans
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ses lettres, mérite d'être lu. D'autres jeunes Américains, parmi lesquels Washington Allston, qui faillit persuader à Irving de se faire peintre, quittaient aussi la prosaïque Amérique, pour aller chercher en Europe l'inspiration et la lumière; mais ceux qu'ils laissèrent derrière eux ne manquèrent pas pour cela d'inspiration ni parfois de fraîche et saine indépendance, et c'est un groupe de ces jeunes qui reçut Irving à son retour; les relations qu'il eut avec eux lui fournirent plus tard une partie des matériaux de son Salmagundi. Avec son frère aîné, William, et le beau-frère de ce dernier, James Kirk Paulding (1779-1860), Irving entreprit, en janvier 1807, la publication de mélanges intitulés Salmagundi qui eurent le don d'amuser à la fois la ville et leurs pétulants auteurs. L'éditeur empocha les profits pécu- niaires de l'entreprise, mais Irving et Paulding en eurent sans aucun doute le bénéfice moral au point de vue de leurs carrières littéraires respectives. Le lecteur d'aujourd'hui n'est pas obligé de parcourir les vingt numéros des Salmagundi, qui furent réimprimés par la suite, et où l'on ne trouve que d'heureuses indi- cations d'un humour aimable à une époque de lourde gravité. Douze ans plus tard, Paulding qui avait dans cet intervalle écrit des parodies et satires très réussies, — parmi lesquelles The Diverting History of John Bull and Brother Jonathan, œuvre qui fit plus pour la guerre de 1812 que la Pretii/ Story d'Hopkinson n'avait fait pour la Révolution, — composa ii lui seul une seconde série de Salmagundi. Mais les temps étaient changés, et la tentative fut un échec. Paulding ne réussit jamais complètement à sortir de l'ombre où le réléguait la renommée des deux principaux auteurs de Knickerbocker, Irving et Cooper, tous deux plus jeunes que lui. Il écrivit
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beaucoup, s'essayant à la poésie, à la prose, à la satire, à la biographie, à la défense de l'esclavagisme, au roman; mais quand il mourut, une nouvelle et plus grande litté- rature avait grandi autour de lui, tout comme d'énormes cités, telle Chicago, se sont élevées à côté des villages créés par les vieux pionniers des débuts. Quelques-uns de ses romans — comme Westward Ho ! récit d'avenixiies au Kentucky, et surtout son Dutchmans Fireside (1831), histoire du vieux New York — olTrent encore quelque intérêt.
Peu de temps après la publication des Salmagundi la chance parut se détourner d'Irving. La séduisante jeune femme à laquelle il s'était fiancé mourut, et sa nature impressionnable en fut profondément atteinte : sa vie et sa mort furent fidèles à la mémoire de sa fiancée, et les résultats sur sa carrière en furent probablement avan- tageux, tout au moins en ce qui concerne sa réputation vis-à-vis de ses contemporains. Il semblerait, en effet, qu'un sentiment plus imprégné de douceur ait pris la place de sa vivacité primitive, et c'est sans doute ce sen- timent, tel qu'il se manifeste dans The Broken Heai-t, qui le rend cher à beaucoup de ses lecteurs d'aujourd'hui.
L'histoire burlesque de New York, signée du pseudo- nyme Diedrich Knickerbocker, reste pour bien des gens la première œuvre américaine lisible après VAutobiogra- j)hij de Franklin. Irving la commença, en collaboration avec son frère Peter, dans l'intention de parodier The Picture of New York du Dr. Samuel Latham Mitchill, homme d'un savoir encyclopédique, qui joua dans sa ville d'adoption à peu piès le même rôle (jue le Dr. Rush h Philadelphie. Mais, sur ces entrefaites. Peter Irving partit pour l'Europe, et Washington abandonna la parodie pour une histoire comique de la colonie hol-
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landaise peu connue qui occupait « la célèbre lie de New York ». 11 inventa une figure de vieil antiquaire aussi naïf que loquace, Dledrich Knickerbocker, et lui attribua son œuvre; au demeurant il utilisa également l'histoire véritable; il fit preuve, dans cet ouvrage, de connaissances multiples en même temps que d'une subtile philosophie. Depuis le 6 décembre 1809, date de sa publication à Philadelphie — Irving avait choisi cette ville afin de ne pas dévoiler sa véritable origine — jusqu'à ce jour, l'œuvre n'a pas cessé d'être admirée. Peu de temps après son apparition, Walter Scott la lut à haute voix et déclara que l'auteur lui rappelait, par beaucoup de traits, Swift et encore plus Sterne. Irving n'était pas sans avoir contracté quelques dettes vis-à-vis de ces maîtres, mais il devait surtout son succès à ses dispositions heureuses et bien dirigées.
Après avoir posé sans s'en douter les bases de la litté- rature américaine moderne, Irving prit un repos qu'il prolongea plus que ne l'aurait exigé un génie réelle- ment fécond. Il semblerait qu'il ait partagé cette aversion alors assez commune pour le métier d'auteur, et plutôt que de dépendre de sa plume ou de s'en tenir à l'exer- cice de la carrière du droit, il devint, sans grand enthou- siasme d'ailleurs, l'associé de ses deux frères dans une maison de commerce. Il apporta pendant quelque temps son concours à l'édition de VAnaleclic Magazine, de Philadelphie; il rendit quelques services dans l'organisa- tion de la milice de New York, mais à la fin des hostilités, en 1815, il fut heureux de retourner en Angleterre où il retrouva un frère, une sœur et des amis. Les affaires de son entreprise commerciale, qui fit faillite en 1818, l'occupèrent un moment mais ne le touchèrent que peu. Sans renier son pays, il se retrouva parfaitement heureux
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en Anp^leterrc, où 11 fit la connaissance de qnelques-uns des grands auteurs contemporains, et surtout, se familia- risa, h la bibliothèque du Bristish Muséum, avec les écrivains, ses aînés; surtout les poètes et, pour le profit de l'ouvrage qu'il devait publier ensuite, ce ne fut pas du temps perdu.
Cet ouvrage est le fameux Sketch liook, qu'il envoya en J819 h New York et à Philadelphie pour y être publié par parties. La première, contenant Rip Van Winkle, remporta aussitôt un plein succès qui rejaillit sur tout l'ouvrage. Quand, l'année suivante, Murray en donna une édition anglaise, la réputation de son auteur s'affirma universelle. Aujourd'hui même, après un inter- valle de près d'un siècle, la réputation de l'auteur s'appuie principalement sur ce livre que l'on continue à lire beaucoup en Amérique et en Europe.
Irving révéla à l'Amérique la véritable Angleterre; il fit mieux, il révéla à l'Amérique son propre génie; et il découvrit h l'Angleterre elle-même toutes les beautés de son sol. La Christmas Eve et d'autres esquisses, complétées par Bvacehvid^e Hall, décrivent la vie cam- pagnarde en Angleterre en une série de tableaux dont Dickens tirera profit par la suite. Il forme à lui seul une maille de la grande chaîne des écrivains anglais. 11 pro- cède d'Addison et de Goldsmith, avec moins de naïveté que ce dernier dont il forme ainsi comme le trait d'union avec Dickens. L'esquisse Intitulée Litlle Britain, par exemple, dénote plus de tendances propres au xix" siè- cle que de réminiscences du xviii" dans la note humo- ristique.
Quoique Irving, au cours de sa longue existence, ait eu bien d'autres succès que son Sketch linok et se soit exercé dans d'autres genres, ce livre populaire marque
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le point culminant de sa carrière. II fut dès lors célèbre et les émoluments élevés qu'il reçut lui permirent de s'adonner à son goût pour les vovages. Il chassa chez le roi de Saxe, collabora avec l'auteur dramatique John Howard Payne, à Paris, et finalement fut attiré par la romantique Espagne, dont il allait étendre la renommée dans les pays de langue anglaise. Pourtant, dans cette vie de loisirs, en 1822, un peu grâce à Tom Moore, Brace~ bridge Hall vit le jour, et, deux ans après, les Taies of a Traveller.
L'intérêt que prit Irving à l'histoire de l'Espagne aboutit à un travail de proportions énormes, sa Life of Columbus ^ publiée en 1828. Les trois volumes, qui lui rapportèrent 18000 dollars, mais ne défrayèrent pas les éditeurs, témoionent des goûts d'érudition de l'auteur et de son ambition insatiable, et inaugurent chez lui une période de demi-création, ce qui tendrait à démontrer que son génie, pour réel qu'il fût, n'était pas soutenu. Bref, The Life of Columbus retrouva, dans une édition abrégée, un succès plus grand encore et permit h l'éditeur Murray de combler les vides laissés dans sa caisse par la grande édition. De la même source, Irving tira encore deux livres qui furent des plus populaires, The Conquest of Granada (1829) et The AlJiambra (1832).
Le premier n'a pas tant à souffrir de l'introduction de l'imaginaire chroniqueur, Fray Agapida, que de la mono- tonie que causent les trop nombreuses descriptions de rencontres entre Maures et Espagnols, quelque roma- nesques qu'elles puissent être. Le second volume a été surnommé « The Spanish Sketch Book », et à juste titre; c'est un excellent mélange de charmantes esquisses des- criptives et de contes qui n'auraient pu être écrits à cette époque par aucun autre Anglo-Saxon.
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Pendant son séjoui- à l'Alhanibia, en 1829, Irvin^ apprit sa nomination de secrétaire de la légation à Londres. Trois agréables années suivirent, à la suite des- quelles il retourna en Amérique. Il reçut avec modestie les honneurs qui attendaient le fils absent depuis si long- temps, dont l'œuvre avait enfin su conquérir cette gloire littéraire vers laquelle s'étaient efforcés tant d'Améri- cains. Il ne se fixa pas en une demeure permanente, car l'Ouest inexploré attirait l'homme mùr, comme les excur- sions au Canada et dans les districts reculés de l'Etat de New York, avaient attiré le jeune homme. Trois livres furent le produit de cette nouvelle curiosité : A Tour on the Prairies, Astoria, en collaboration avec un de ses neveux, et Adventares of Captain Bonneville, ouvrages peu substantiels, et remarquables surtout parce qu'ils prouvent quTrving était convaincu que l'Europe n'est pas, par une grâce divine, le seul séjour enchanteur. Sans avoir réussi pour l'Ouest ce que Cooper avait accompli ou ce que devait faire Parkman, il ne fut pas aveugle à ses merveilles. Quelques volumes de mélanges suivirent, jus- qu'au moment où, en 1842, il accepta le poste de chargé de mission en Espagne. Il l'occupa dignement pendant près de quatre ans, sans trouver beaucoup de loisirs a con- sacrer à la grande biographie de Washington, dont l'éla- boration semblait convenir parfaitement à ses dernières années. Quand il revint chez lui à Sunnyside, il surveilla une édition de ses œuvres qui eut beaucoup de succès, écrivit les biographies de Mahomet et de Goldsmith, — dont la dernière compte parmi ses meilleurs essais, bien qu'elle ait peu de valeur en tant que biographie, — il réunit diverses esquisses et historiettes en un volume intitulé WolferLs lloost et travailla consciencieusement à sa Life of Wnshin^ton. Le premier volume de cet ouvrage
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parut en 1855, le cinquième et dernier quelques mois avant la mort de l'auteur, qui survint le 28 novem- bre 1859. Pour honorable qu'il soit, ce travail n'a qu'une place secondaire dans l'ensemble de l'œuvre d'Irving.
Il est de même permis de négliger ses autres travaux du même genre et aussi de passer sous silence l'ouvrage posthume intitulé Spanish Papers, ainsi que son malheu- reux Essai sur la vie de la précoce poétesse Margaret Miller Davidson. Mais ses admirateurs peuvent en toute sécurité se plaire h la lecture des cinq ou six volumes qui contiennent le meilleur de son œuvre, et ne pas avoir à s'excuser de joindre son nom à celui de Goldsmith et de Lamb. Les écrivains britanniques, quelle que soit leur supériorité, n'ont pas h le dédaigner; en Amérique, il est l'égal des meilleurs. S'il ne fut pas un écrivain vrai- ment grand et original, il reste du moins un écrivain important pour l'Amérique; il représente dignement son époque et sa classe sociale.
Depuis 1809, un certain nombre d'écrivains nouveaux étaient apparus, et nous reviendrons sur quelques-uns de leurs ouvrages; mais ce ne fut qu'en 1821, avec Tlie Spy, que l'Amérique put s'enorgueillir de posséder un second auteur digne de figurer aux côtés des meilleurs de l'An- gleterre et de l'Europe contemporaines. Quehjues Amé- ricains, il est vrai, s'élevèrent avec indignation contre ceux qui avaient la hardiesse de prétendre que Cooper égalât ou surpassât Walter Scott, non tant à cause de la fausseté de cette opinion, que parce que l'un de ces romanciers était Ecossais et l'autre Américain. Mais cette flatterie envers la métropole était trop misérable pour avoir quelque portée ; Cooper jouit de la popula- rité parmi ses concitoyens jusqu'à ce que des diversités
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d'humeur de pnrl cl d'autre, produisissent les effets que nous allons bientôt voir.
Comme Washini;lon Irvin^, James Fenimokr Coopeu (1789-1851) appartient h l'État de New York. Il est un nouvel exemple de ce lait que la primauté littéraire avait déserté à cette époque la Pennsylvanie et la Nouvelle- Angleterre. Ce lut h Burlington, New Jersey, qu'il naquit le 15 septembre 1789. Son père était de famille anglaise; sa mère, dont il reçut le nom de Fcnimore, était d'ori- gine suédoise; des deux côtés, il fallait ajouter l'influence morale des Quakers. Après la Révolution, William Cooper avait si bien accru ses terres dans l'État de New York, qu'a la naissance de Fenimorc, son onzième enfant, il avait tracé l'emplacement de Cooperstown, sur le lac Otsego. L'enfant fut amené, quand il eut un peu plus d'un an, dans ce pays de frontière, et ce fut dans la forêt vierge, que parcouraient encore les Indiens et les bêtes sauvages, qu'il passa sa première enfance. Une vaste maison remplaça bientôt la cabane primitive, et William Cooper, comme tout Américain entreprenant, s'en fut au Congrès. Mais le changement d'existence n'altéra en rien l'impression produite sur l'esprit de l'enfant par le spec- tacle de la nature sauvage. Ce changement ne fit qu'élar- gir le champ d'expériences sur lequel allaient s'exercer ses facultés d'homme mùr. Le début du nouveau siècle le trouve h Albany, étudiant sous la conduite d'un clcrgy- raan accompli, Anglais de naissance et de préjugés; de nouveau il montre combien sa nature est impressionnable, car son originalité d'homme et d'écrivain en reçoit quel- que diminution. En janvier 1803, il entre à Yale, mais il préfère la vie au grand air aux devoirs de la salle de classes, et les folles escapades à l'étude. Il fut renvoyé, malgré les démarches de son père auprès des autorités du
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collège, et pour son compte il y perdit cette correction du génie que donne souvent l'instruction classique, même insuffisante — correction qui n'aurait pas beaucoup diminué la force créatrice de Cooper, mais qui aurait certainement améliore la forme de son esprit et de ses écrits. D'ailleurs si son renvoi d'Yale a été la principale cause de son entrée dans la marine, les amateurs de littérature n'ont aucune raison d'en vouloir à son entête- ment, car, sans son service en mer, Cooper n'aurait pro- bablement rien ajouté au domaine de la fiction.
Aucune école navale n'existant alors, le jeune homme s'embarqua comme matelot sur un navire marchand. Il visita Londres et Gibraltar et obtint à son retour un brevet de a midshipman « (aspirant). De 1808 à 1811, période d'agitation belliqueuse, il exerça ses fonctions sur les lacs et sur l'Océan; puis il abandonna tout à coup sa carrière navale pour prendre femme dans une famille d'origine tory. Cette union devait plus tard lui être reprochée comme une iniquité par des concitoyens ultra- patriotes, mais elle procura néanmoins à Cooper un bon- heur domestique sans mélange; en outre, dans The Spy, il allait utiliser sa connaissance du Comté de Westches- ter, résidence de sa femme, de même que dans The Pathfindcr il utilise son expérience de constructeur naval sur le lac Ontario. Durant plusieurs années, cepen- dant, il ne lui vint pas à l'esprit d'être autre chose qu'un gentilhomme campagnard, soit qu'il résidât dans le Westchester ou à Cooperstown, et les enfants qui lui naquirent n'héritèrent point de son imagination. Un hasard très curieux détermina le changement de toute son existence. Lisant un jour un stupide roman anglais, du genre de ceux que les éditeurs américains pira- taient sans le moindre scrupule puisqu'on ne pouvait
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obtenir aucune œuvre de fiction des auteurs nationaux, remarqua devant sa iemnie qu'il se sentait capable d'écrire lui-même un meilleur récit. Mrs. Cooper l'en mit au défi, puis elle l'eucouragea dans son travail, qui, avec l'approbation d'amis complaisants, aboutit à un conte de la vie anglaise intitulé Précaution. Il fut publié sous l'anonymat h New York, h la fin de 1820, et n'attira que le peu d'attention qu'il méritait. Les années et la réputation de son auteur ne l'ont pas rendu plus lisible.
La genèse de The Spy, telle que la retrace le profes- seur Lounsbury dans son admirable biographie de Cooper, est d'une lecture étrangement attirante. Bien que Pré- caution n'ait pas eu de succès, l'ouvrage fut réimprimé en Angleterre et passa pour l'œuvre d'un Anglais. Ce fait en lui-même fut gros de conséquences aux yeux de son auteur et plus encore à ceux de ses amis.
Peut-être convenait-il de tenter une seconde expé- rience. Par bonheur, quelques-uns de ses intimes souhai- tèrent le voir essayer pour l'Amérique quelque chose de comparable à ce que l'auteur de Wa^erley faisait pour l'Ecosse; ils lui assurèrent qu'il obtiendrait probable- ment plus de succès en traitant des sujets familiers et nationaux qu'en développant des thèmes étrangers. Se rangeant ii leur avis, il se tourna tout naturellement vers la Révolution et vers le Comté de Westchester, qui avait été le théâtre d'incessants combats; de même, quelques années après, Balzac, avec Les Chouans, devait s'inspirer de la guerre civile en Bretagne. Mais Cooper fut plus heureux que Balzac sur un point important. 11 avait jadis entendu John Jay raconter l'histoire d'un espion qui fit preuve, au service de l'Amérique, d'une témérité et d'un désintéressement rares. Développant ces quelques données, il créa la noble figure de Ilarvey Birch et ajouta
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un grand caractère au domaine de la fiction — un carac- tère qui flattait étrangement le goût du public pour le pathétique et les contrastes romanesques. Les C/iouans ne contiennent aucun caractère d'un attrait aussi général. Cooper, d'ailleurs, — la chose est assez bizarre — ne comprit pas l'importance de l'histoire qu'il écrivait ; il laissa la première partie inachevée pendant des mois avant de se décider à composer la seconde, tant il doutait du succès d'un roman national chez ses concitoyens, les colons.
On peut dire que parmi les lecteurs de The Sn7j il en est peu qui aient jamais soupçonné les hésitations qui présidèrent à la composition de l'ouvrage. Cela est peut-être dû à ce que Cooper, non seulement avait eu la main heureuse dans le choix de son personnage, mais avait trouvé sa vraie spécialité — le récit d'aventures. Tandis que Cooper remporte son premier succès comme disciple de Walter Scott, il se rattache au romancier anglais plutôt par la conduite de son action que par la peinture et la reconstitution du passé. Le roman d'action n'appartient exclusivement à aucune époque ni à aucun pays; il pouvait se dérouler en Amérique. Cooper n'avait d'autres obligations à Walter Scott que celles d'un génie créateur envers un autre génie créateur, et cette justice une fois rendue, il était apte à interpréter la forêt, la prairie et l'Océan de façon à prendre rang parmi les grands écrivains originaux du monde entier.
La publication de T/ie Spy à la fin de 1821 ne lui valut pas cependant une telle réputation. Mais en mars de l'année suivante, on dut publier une troisième édi- tion, en même temps que Harvey Birch était applaudi au théâtre. Avant que l'année se lût écoulée, l'Angleterre avait reçu favorablement l'ouvrage, à la grande joie
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de rAméilquc, et Cooper avait été introduit jusqu'en France, oîi il n'a jamais cessé d'être en honneur. Ce succès le trouva assez modeste; il écrivit en edet son histoire suivante, The Pionecrs, non pas tant pour ajouter à ses lauriers ou à ses revenus que jtour s'assurer de la réalité de sa vocation d'écrivain. Il lut bieutùt tranquille sur ce point et il eut la satisfaction d'apprendre qu'un livre entièrement américain — car les Pioneers retra- çaient des scènes et des caractères familiers de son enfance — pouvait soutenir victorieusement la compa- raison avec les histoires de ducs et de duchesses qu'il avait imitées auparavant. Ce fut, sinon dans l'ordre logique du développement, du moins par la date de com- position, le premier des cinq Lcatlier-Stoching Taies (Récits de Bas de Cuir) sur lesquels repose principale- ment sa réputation. C'est le moins intéressant de la série, ce qui importe peu quand on considère l'ensemble des grands romans, et surtout les caractères admirables que Cooper fut conduit h développer sitôt qu'il eût été convaincu que la vie des habitants des forêts du Nord était un excellent sujet pour la fiction. Car Cooper était entier dans son dofîmatisme — le ton orondeur de ses préfaces le prouve clairement — et s'il avait pu se con- vaincre de s'être trompé en prenant cette voie nouvelle, c'est en vain probablement que l'auraient sollicité la prairie, la foret et l'image hésitante de Natty Bumpo.
Dans un sens, ce fut un peu ce côté dogmatique de son tempérament ([ui le poussa à introduire dans la fic- tion cet autre élément noble et infini, la mer. Au cours d'une discussion avec quehjues amis à New York, oii il s'installa peu après que sa réputation se fut affirmée, il soutint que The Pirate, tlont Waltor Scott n'avouait pas encore être l'auteur, devait être l'œuvre d'un terrien.
LlTTÉRATUitE AMÉRICAIHE. 1 1
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Il écrivit The Pilot, en dépit des appréhensions de ses amis, pour montrer qu'un vrai marin peut tirer de son expérience un roman intéressant. Jamais théorie ne fut mieux justifiée. Bien que retardée par une maladie et par la mort d'un de ses enfants, la publication de l'ouvrage, dans les premiers jours de 1824, réalisa ce qu'en atten- dait l'auteur et fit les délices de ses nombreux lecteurs. Tom Coffin et le Pilote lui-même — le redoutable Paul Jones — auraient largement suffi à rendre l'histoire remarquable; mais donner la vie aux bateaux et h la mer, c'était mieux encore que donner la vie aux marins, et c'est là ce qu'aucun écrivain n'avait fait ni même essayé de faire. The Pilot, The Red Rover (1828), The Two Admirais, et Wing and Wing (1842) sont autant de récits vibrants qui remuent le cœur de tous ceux qui aiment la mer et la navigation. Nous n'essaierons pas de déterminer si The Red Roçer est aussi digne de la popu- larité dont il a joui que The Pilot; nous ne nous arrête- rons pas davantage à critiquer d'autres œuvres, inégales, The Water Witch (1830), Afloat and Ashore (1844) ou bien le mélodramatique Jack Tier (1848). On peut citer The Sea Lions (1849) qui, comme histoire de pêche h la baleine, n'est pas comparable au Mohy Dick d'Herman Melville, mais qui décrit avec intensité les horreurs d'un hiver antarctique. Bien qu'une critique minutieuse d'une grande partie des œuvres de Cooper ne soit pas néces- saire, il est néanmoins indispensable, pour nous per- mettre d'apprécier son habileté et les services rendus par lui à la littérature de son pays et du monde, que nous nous fassions une idée de sa prééminence unique et de son importance dans le roman maritime. Non seulement ses histoires nous montrent d'excellentes figures de marins, bien dessinées, ou des incidents et
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des situations émouvantes qui prouvent la fécondité de sa faculté d'invention, mais elles sont icniplies du charme et de la majesté de la mer, ainsi que de la grâce des vaisseaux rapides qui la traversent. En d'autres termes, malgré le relàohoment du style et de la com- position, Cooper transporte le récit d'aventures aux royaumes de la poésie. C'est ce qu'il réussit encore avec les Leat/ter-Slocking Taies. Qu'il ait pu obtenir à nouveau un aussi remarquable résultat, c'est une preuve évidente qu'il possédait un génie original et puissant. Pourtant, dépourvu du don de l'humour et de cette faculté de donner à sa guise la vie à ses caractères, il doit être reléffué au-dessous des g-rands maîtres de son ofenre; mais ce n'est pas à dire qu'il n'ait droit qu'au dédain de ceux qui le trouvent tout juste bon pour leurs enfants, montrant par là qu'ils ignorent que l'admiration des esprits simples est l'un des meilleurs témoignages de l'excellence littéraire.
Après le succès de son Pilot, Cooper, qui était devenu la célébrité de New York et avait fondé un club littéraire qu'il présidait, revint aux champs de bataille de la Révolution et projeta de donner plusieurs ouvrages à l'instar du Sptj. C'est dans cet ordre d'idées qu'il écrivit Lionel Lincoln, or The Leaguer of Boston, avec une minutie de détails digne d'un réaliste de nos jours. Les passages strictement militaires du récit montrent, dans leur précision, la conscience de l'auteur; mais, malgré tout, ce lut un échec, parce qu'il ne convient pas de mêler l'histoire au romanesque. I/année suivante (février 1826) Cooper rtipare l'insuccès de Lionel Lincoln, en iaisant paraître The Last of the Mohicans, (jiii lut probablement le meilleur et le plus populaire de ses romans. A ne le prendre que comme une histoire
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d'aventures palpitantes, il mériterait déjà de grands éloges, mais il est beaucoup plus que cela. Il est animé de la poésie de la forêt, que personnifie particulièrement le grand chasseur Ilawkeye en qui les plus nobles qualités de race sont « soudées entre elles par une piété naturelle». Le renom de Cooper était alors au plus haut, et il put se permettre un long voyage en Europe. De juin 1826 à novembre 1833, il alla de pays en pays, accueilli partout avec respect, et récoltant des observations variées dont il ne tira pas toujours le meilleur parti. Trop essentiel- lement démocrate pour produire partout une impression favorable, il avait aussi trop d'esprit pour ne pas s'apercevoir que, sous bien des rapports, l'Amérique venait fort loin derrière l'Europe. Dans sa simplicité et sa droiture, il crut que ses succès d'écrivain lui faisaient un devoir de chapitrer les deux mondes sur leurs fautes. Une telle illusion était alors plus dangereuse que jamais, car l'Europe craignait un peu l'Amérique et ne la com- prenait nullement, alors que celle-ci était affligée d'une susceptibilité provinciale des plus vives. Il est inutile de décrire les Notions of the Americans, Picked up by a Travelling Bachelor (1828) autrement que pour en dire qu'étant l'œuvre de Cooper, elles contiennent beaucoup de bonnes choses. Mais leur présentation en une série de lettres écrites par un étranger imaginaire est un procédé suranné, sans effet, et la matière en est sujette h maintes critiques. Du reste, ce livre fut peu prisé en Amérique. Sa Letter to Lafayette diminua sa popularité parmi ses concitoyens. Ses fréquents sarcasmes à l'adresse de l'Angleterre lui firent des ennemis dans ce pays, et, tout en se défendant valeureusement, comme dans la Letter to hia Coitntrymen, contre Hazlitt, il souffrit beaucoup de ces déboires.
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Ses romans s'en ressentirent au môme degré, sinon ilavantage. On ne le remarque pas clans The Prairie (1827) ni dans Tlic Red Rover (1828), car la lucrt de Bas- de-Cuir dans le premier est Tune des meilleures scènes que peignit jamais Coopcr et l'histoire, sans être la meilleure de la série, offre beaucoup d'autres traits excellents. Mais The Wept of Wish-ton-Wish (1829) est un triste résultat, dû en partie à ce que Cooper ne sut jamais être juste envers les New Englanders, et les trois romans dont l'action se passe en Europe, The Bravo (1831), The Heidenmaaer (1832) et The Headsman (1833) Turent, h lexception du premier, de lamentables insuccès. The Bravo nous rappelle ce qui lut probable- ment le seul bénéfice que retira Cooper de son long séjour en Europe — un véritable amour de l'Italie et des Italiens, et surtout de la magnifique côte méditer- ranéenne, qu'il ne perd jamais longtemps de vue dans Wing and Wing. Malheureusement sa comparaison, maintes fois répétée, du port de Naples avec celui de New York, au désavantage de ce dernier, n'était pas pour accroître sa popularité parmi ses compatriotes, auprès desquels il trouva à son retour un assez peu sympathique accueil.
Tout d'abord il se fixa à New York ; mais le mouve- ment et l'activité de la cité, voire de toute la contrée, lui étaient devenus étrangers ; aussi se décida-t-il ii réparer la maison de son père à Cooperstown et h en faire sa résidence permanente. Mais il n'y trouva pas le repos. Il se plongea sans nécessité dans les querelles politiques de l'époque de Jackson, et comme le roman d'aventures avait cessé de plaire, sa réputation littéraire môme ne put en imposer aux ennemis qu'il se fit. Puis il entra eu discussion avec des voisins empiétant sur son
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domaine et les journaux outrepassèrent toute décence dans leurs attaques contre lui. II n'était pas homme à se soumettre sans résistance, et il entama des poursuites contre la presse whig; son principal adversaire fut le fameux politicien Thurlow Weed, qui, par une curieuse ironie, était un grand admirateur des romans de sa vic- time. Ces poursuites, Cooper les dirigea en personne, et il parvint à obtenir du jury un verdict contre ses détrac- teurs. Pendant les vinoft dernières années de sa vie, Cooper fut outrageusement maltraité par des critiques et journalistes américains ou britanniques, indignes de dénouer les lacets de ses souliers. Les polémiques qui s'élevèrent à propos de sa minutieuse et intéressante /^/s- toi'ij of the United States Navij (1839) furent particuliè- rement blessantes. Mais si Cooper ne recouvra jamais sa popularité, Tanimosité de ses concitoyens à son égard décrut cependant au point que, peu après sa mort, le 14 septembre 1851, une brillante réunion fut tenue à New York, en son honneur, au cours de laquelle William Cullen Bryant prononça un panégyrique fort juste.
A son retour d'Europe, Cooper compléta les Leather- Slocking Taies par l'addition de The Pathfinder (1840) et The Deerslaye?- [i'è^i), dont le premier mérite presque le haut éloge qu'en a fait Balzac. Nous avons déjà cité d'autres romans composés après 1833, qui sont loin d'être sans mérite. Mais il reste vrai qu'il écrivit trop de livres, dont quelques-uns furent si mauvais qu'ils terni- rent la réputation de ses chefs-d'œuvre et nuisirent même à ses romans de second ordre. Il s'ensuit que r « Œuvre » de Cooper ressemble plus à l'immensité désolée d'un désert quelle ne l'est en réalité. Le plus misérable de ses livres est, sans contredit, Home as Found (1838), suite de Homeward Bound, ouvrage déjà
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peu brillant mais supportable à cause du récit qui s'y trouve d'une poursuite en mer et d'un naulVage. Trois ans auparavant, avec l'illisible Monikins, il s'était piteu- sement essavé h une satire h la Swift. Mercedes ofCastile (1840), Wyandotte (1843), The Oak Openings {VS^S) et le dernier de ses romans The Ways of the Ilour (1850) ne sont pas plus lisibles que Monikins; toutefois le premier contient quelques belles pages où se trouve relaté le premier voyage de Colomb. Le dernier est franchement incompréhensible; il faut l'envisager comme l'œuvre d'un écrivain vieilli qui avait déjà poussé l'invraisem- blance à l'extrême dans The Crater (ISIT).
Mais il existe une série peu connue de romans écrits par Cooper, qui valent d'être signalés à sa louange. Ce sont Satanstoe, The Ghain Bearer et The Redskins (1845-46) — contribution de Cooper h ce qu'on a nommé r « Anti-rent War », campagne menée par les locataires et les démagogues contre les gros propriétaires de New York. Le vieux romancier qui avait eu lui-même maille à partir avec des contempteurs du droit de propriété prit naturellement le parti conservateur et, tout aussi natu- rellement, ne lui fut guère utile avec ses fulminations. The Redskins, où ses sympathies sont nettement expri- mées, est un livre terne et sans portée, mais il ne retire rien aux qualités de Satanstoe comme peinture de la vie coloniale h New York. The Chain Bearer n offre qu'un intérêt moyen, mais contient l'un des caractères de Cooper les mieux dessinés, le farouche « squatter », Thousand Acres.
Les ouvrages variés de Cooper, ses relations de voyages, ses esquisses navales, ses élucubrations poli- tiques sont totalement oubliés, et ne comptent guère pour la place qui lui est accordée à l'heure actuelle dans
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la littérature. Des opinions divergentes ont été et sont encore émises sur ce point; mais il devient évident qu'on lui accorde volontiers le rang auquel il prétendait parmi les grands maîtres du roman d'imagination. Mieux que tout autre Américain, à l'exception toutefois de Poë, il jouit d'une réputation universelle. S'il n'a pas ouvert de nouveaux débouchés à la fiction, il a considérablement étendu son domaine dans deux sens différents. Le roman de la forêt et de la prairie et le roman de la mer sont ses créations; nul depuis ne les a aussi magistralement traités.
Il ne faut pas oublier pourtant qu'avec Walter Scott et Balzac, Cooper appartient h la classe de ce qu'on pour- rait appeler les grands génies, par opposition aux beaux génies, et que les grands génies sont rarement d'impec- cables artistes, sauf dans les moments de véritable inspi- ration. Critiquer un tel créateur aussi minutieusement qu'on le ferait d'un auteur de sonnets, friserait le ridi- cule; cependant c'est le genre de critique auquel on soumet constamment Cooper. Il n'est pas étonnant que le Titan n'ait pu les supporter sans humeur durant son existence, ni que sa réputation ne puisse les soutenir à présent. Son style n'est jamais parfait; il est souvent même exécrable. Il ne sait pas créer des caractères à sa volonté; il donne l'impression de l'effort, à vouloir, trop souvent, faire vivre des blocs de bois, revêtus d'habil- lements de femme. Excepté lorsqu'il s'agit des Indiens, des chasseurs et des marins, il est pitoyable psychologue. Il s'abandonne à ses préjugés sans aucune considération pour ses lecteurs. 11 croit de son devoir d'interdire à ses tristes héroïnes d'épouser des hommes dont l'orthodoxie religieuse est suspecte ; il s'érige en vaillant champion de l'Eglise épiscopale ; il fait un cours sur la façon de se
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tenir il liible — on un mol il oublie continuellement que le principal rôle du romancier est de plaire et non d'ins- truire. Kt, le pire de tout, non seulement il est didac- tique, mais encore il est souvent absurde.
Sans être les deux seuls représentants de la littérature d'imagination à leur époque, Cooper et Irving sont les seuls qui méritent une étude approfondie. Quelques auteurs de nouvelles, qui lurent aussi des poètes, seront traités d'autre part; nous observons seulement ici que l'excellence du Spy de Cooper ne peut être mieux mise en relief qu'en le rapprochant de l'ouvrage de Samuel Woodworth, Champions of Freedoni (1810), récit de la guerre de 1812. Woodworth (1785-1842) n'est connu aujourd'hui que par son Old Oahen Bucket, poème dépourvu de qualités poétiques mais possédant une rare saveur de terroir. Il fut l'auteur de quelques opéras et de nombreuses compositions poétiques, sentimentales, pieuses et faiblement pittoresques. Après des débuts comme apprenti chez un éditeur, il fut journaliste à New York, où il réussit à fonder une revue hebdoma- daire autrefois fameuse, The Mirror (1823), qu'il laissa bientôt h son collègue George P. Morris (1802-64), autre poète populaire, connu pour sa ballade Woodmans Spare ihat Tree. Mais les petits succès de ces infimes Knickerbokers nous touchent moins que la lumière versée par les Champions of Freedom de Wood-worth sur l'état de la littérature en Amérifjue îi la suite de la seconde guerre avec la Grande-Bretagne. Quinze années s'étaient écoulées depuis le dernier des romans de Brockden Brown, et Miss Austen, Miss Edgeworth et Y <( auteur de Wa^>erlet/ » étaient prêts ii servir de modèles à tout Américain persistant à chercher son inspiration à l'étranger. Mais Woodworth préféra modeler son his-
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toire d'après le chaos. Il régala ses lecteurs, tantôt d'un plat rapport sur des opérations en mer ou sur terre, tantôt de la description d'un bal, tantôt de celle du fameux incendie du théâtre de Richmond; mais ils se régalèrent aussi de tentatives de séduction, d'enlève- ments et d'apparitions intermittentes d' « un chef mys- térieux » qui finit par n'être autre chose qu'une allé- gorie de l'esprit de Washington. En d'autres termes, Woodworth, en recherchant l'originalité, mêla dans ses romans désordonnés le fantastique et la froide réalité. Après The Spij, de telles monstruosités littéraires eurent moins de chances de voir le jour.
L'œuvre d'Irving et de Cooper vint pourtant trop tard pour être utile à un homme très doué, de quelques années plus jeune qu'eux, John Neal (1793-1876). Origi- naire du Maine, Neal, qui ne dut qu'à ses propres efforts l'instruction qu'il acquit, fut tour à tour instituteur, marchand d'étoffes, étudiant en droit, et se découvrit soudain la vocation d'un poète et d'un romancier. En 1824, il alla en Angleterre, dans le but de répondre à la question qu'avait formulée Sydney Smith trois ans aupa- ravant : « Qui lit un livre américain? » Neal réussit a faire paraître dans le Blackwood' s plusieurs de ses articles sur la littérature et la politique américaines; ces articles attirèrent l'attention de Bentham, qui fit de l'auteur l'un de ses secrétaires. En 1827, il retourna en Amérique, encouragea les efforts de Poë, se fit journaliste et réfor- mateur social, et prodigua son énergie d'une façon quasi titanique, au point qu'il se vantait d'avoir écrit en douze ans de quoi remplir cinquante-cinq volumes.
De ce fatras, on peut extraire Logan (1822), le modèle de son genre de fiction. Le mystérieux et implacable chef indien, le funeste Harold, l'inexplicable Elvire, agissent
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et parlent comme dos fous, et il semble que leur démence ait lïajTné leur cré;U(Hir, dont le style surchaufté éclate linalenient dans une apostrophe véhémente \\ l'Angle- terre. Par la suite Neal se calma et abandonna en partie ses maîtres Godwin et Byron ; dans des études comme The Doivn Easlers (1833), il se préoccupa de sujets plus réels : les lignes de navigation et autres questions sem- blables. Sa poésie présente h peu près les mêmes qua- lités que sa prose; elle est gâtée par la confusion qui résulte d'une extraordinaire facilité, mais elle laisse pour- tant l'impression qu'il y eut du génie dans ce désordre. Malgré tout, la carrière de Neal reste pittoresque et instructive; on peut en juger par une biographie qui ne dément pas son titre : Wandering Recollections of a Somewhat Busy Life (1869).
Deux personnalités féminines de la Nouvelle-Angle- terre charmèrent jadis les lecteurs que Neal embarrassa ou irrita. Les premiers romans de Miss Catherine Maria Sedgwick (1789-1867) et de Mrs. Lydia Maria Child (1802- 1880), toutes deux originaires du Massachusetts, datent des commencements de cette période. Toutes deux écri- virent d'abondance pendant de nombreuses années et représentent bien, par leur vie et leurs travaux, le principe fondamental de la Nouvelle-Angleterre : accom- plir une œuvre utile pour autrui. Miss Sedgwick fut directrice d'école pendant cinquante ans; elle donna des contes, des romans, des études morales, des impressions de voyages, des biographies de prodiges littéraires, des articles d'annuaires et de magazines — le tout, sans grand intérêt pour la postérité. Ses peintures de la vie dans sa contrée natale sont considérées comme fidèles, et lorsqu'elle s'essaye h restaurer le passé, comme dans Hope Leslie (1827), on la compare à ^Valter Scott et à
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Cooper, malgré rafféterie de son style. Le souvenir de Mrs. Child est peut-être resté plus vivant, parce que sa philantropie la poussa à défendre la cause anti-escla- vagiste. Son Appeal for tliat Class of Aniericans called Africans (1833) fut suivi de nombreux autres appels à la conscience de la nation, et elle devint une des person- nalités les plus influentes de la plus grande des croi- sades modernes. Elle écrivit aussi pour les mères et les enfants, et s'attaqua à des dissertations théologiques au-dessus de ses moyens. Son premier roman, Hobomok (1821), œuvre amusante d'amateur, traite de la vie à Salem en 1629.
Le suivant, Tlie Rebe/s, or Boston beforc the Révo- lution, tout en étant beaucoup trop patriotique, indique cependant un certain progrès. Son ouvrage d'imagi- nation le plus ambitieux, qui ne parut que longtemps après Philothea (1856), roman du temps de Périclès, possède au moins le mérite d'une brièveté relative. En dépit de son jargon guindé, et bien que Mrs. Child n'ait pas eu plus de notions sur la vie en Grèce qu'elle n'en eût eu sur celle de la planète Mars si elle eut pris cette planète comme théâtre de son roman, l'œuvre dénote des aspirations vers la beauté idéale et des qualités poétiques d'imagination. Ses personnages, d'ailleurs, sont presque nuls; son pathétique sent l'effort; mais k comparer Phi- lothea avec l'ouvrage sur la vie de New York, plus eu vogue à cette époque, intitulé Norman Leslie, par Théodore S. Fay, on éprouve la conviction que la notoriété n'est qu'un bien maigre témoignage du vrai mérite.
Enfin, il nous reste à mentionner la curieuse histoire intitulée Peter Rn^'^g, the Missing Man, que William Austin, de Charlestown, Massachusetts, publia dans la
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Ne^v England Gala.xij, en 1827-1828. Cette variation américaine de la légende du Juif errant doit proba- blement quelque chose \\ Bip Van Winklc. Mais elle doit certainement davantage au roman allemand, et, comme certains critiques le prétendent, peut avoir influencé llaNvthorne. Elle eut son heure de popularité et a sur- vécu aux discours et autres écrits de son auteur.
CHAPITRE XI
ÉCRIVAINS EN VERS (1809-1829)
L'année même où prend fin cette période fut publiée à Boston la meilleure anthologie de vers américains que l'on eût encore tentée. Les trois volumes de Spé- cimens of American Poetry^ with Critical and Biogra- phical Notices, prouvèrent non seulement que la capi- tale du Massachusets égalait presque New York comme centre littéraire, mais qu'elle était peut-être plus entre- prenante que sa rivale, comme centre de publications. Cette anthologie fut conçue par l'écrivain bien connu, auteur de romans pour la jeunesse, Samuel Griswold Goodrich (1793-1860), qui, avec Jacob Abbott, auteur des Rollo Books, et William Taylor Adanis, fort goûté par les enfants sous le nom d' « Oliver Optic », continua digne- ment en Amérique l'œuvre entreprise par « le philan- thrope libraire de St Paul's Churchyard, John Newbery. Goodrich nous intéresse surtout parce qu'il encouragea les jeunes auteurs ; il édita de 1828 à 1842 une publica- tion annuelle, The Token, dans laquelle il faisait con- naître les œuvres de ses protégés, au nombre desquels on compte surtout Hawthorne. Il s'impose aussi à nous
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comme auteur, avec ses deux volumes de Recollections of a Li/etime (1850), miroirs lldèles de la vie et de la litté- ratuic de l'Amérique pendant la première moitié du XIX* siècle.
C'est à lui qu'est dû le projet des Spécimen; il en entreprit la préparation, le mit en train, s'assura des collaborateurs compétents, écrivit lui-même un certain nombre de notices, se procura les ouvrages, parfois introuvables, qui lui étaient nécessaires pour ses choix, et finalement se trouva en face d'un déficit de quinze cents dollars. 11 abandonna l'achèvement de son projet à Samuel Kettell, à qui on en attribue généralement tout le mérite.
Journaliste, traducteur et polygraphe de quelque valeur, Kettel apprit seul, dit-on, quatorze langues. Goodrich et lui eurent à puiser dans plus de cinq cents volumes ou brochures en vers, publiés aussi bien dans la Nouvelle-Angleterre que dans les Colonies du Sud. Tout leur fut bon; ils accomplirent leur tâche avec zèle et conscience, et les plaisants d'alors appelaient celte com- pilation « la bouillotte poétique de Goodrich^ w.
Sur les cent vingt-cinq poètes qui figurent dans cette anthologie, — en laissant h part Longfellow et Whittier, dont c[uelques vers de jeunesse furent insérés, — un seul nous arrête : celui de William Cullen Bryant.
La suprématie de Brvant sur tous ses confrères et compatriotes fameux avant 1825 est due à ce fait que, dans le désir d'avoir un poète national, on surfit sou talent, assez limité bien que réel. William Cullen Bryant naquit à Cummlngton, Massachusetts, le 3 no- vembre 1794: son père, le Dr. Peter Bryant, en hommage
1. En anglais : Keltle, bouillotte.
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à un maître révéré, donna à son fils le nom du grand professeur écossais, William Cullen.
La première instruction du jeune garçon lui fut surtout donnée par son père, qui favoiisa la précocité poétique de son fils, 'i'ous, du reste, versifiaient dans cette famille. Quelques-uns des vers qui naquirent de cet encourage- ment furent récités h l'école et imprimés dans une feuille locale en 1807. L'année suivante, — il avait quatorze ans, — Bryant publia à Boston une satire sur les efforts de Jeff'erson pour empêcher la guerre : The Embargo^ or Sketches of thc Times. En 1809 parut une seconde édition qui contenait, outre de nouveaux poèmes, un avertisse- ment certifiant l'extrême jeunesse de l'auteur, que l'on avait contestée.
Bryant entra en 1810 au collège Williams, où il ne resta pas longtemps; faute de moyens pécuniaires il ne put entrer h l'Yale, mais il se mit à étudier la littérature anglaise et commença à apprendre le droit. Par bonheur, nous savons quelles furent ses premières lectures, ce qui nous donne un aperçu du niveau intellectuel des bonnes familles américaines de l'époque. \' Iliade de Pope ne tarda pas à remplacer les Ilijmnea de Watts. Puis sui- virent Pleasures of Hope de Campbell, les œuvres de Kirke White, The Grave de Blair, La Mort, de l'évêque Porteus, et les poèmes de Southey et de Cowper; de ce dernier, principalement, The Task. Il relut The Faenj Qiieene à plusieurs reprises; mais le charme de cette pièce ne paraît pas avoir diminué le goût du jeune garçon pour la meilleure poésie qu'offrît alors son pays, celle de Freneau. Cependant, tous ces favoris s'inclinaient devant les Lyrical Ballads, dont le Dr. Bryant, au cours d'un de ses nombreux séjours a Boston, où il siégeait comme membre du Sénat de l'État, devait avoir acheté
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un exemplaire de la réimpression faite à Philadelphie en 1SÛ2; et nous avons d'abondants témoignages de l'enthousiasme avec lequel le jeune poète fit, grâce à ce recueil, la connaissance de WordsAvorth.
Pendant qu'il poursuivait ses études de droit, il écrivit, sous l'inlluence de ^Vords^vorth, un poème : Tlianatopsis^ et sans rien dire, il en glissa une copie parmi des papiers que son père ne trouva qu'ensuite. Si l'on en croit la version généralement admise, le doc- teur tut si impressionné à la lecture du poème qu'il l'adressa à la Xorth American Revieiv. Cette revue, qui devait avoir une longue carrière, avait été fondée, en 1815, par une réunion de jeunes gens de Boston, désireux de rivaliser avec le succès des grandes revues d'Edimbourg et de Londres. L'un de ses directeurs, Richard Henry Dana, qui se lia par la suite très inti- mement avec Bryant, et lui-même poète, douta qu'un si bon poème eût pu être écrit par un Américain, et, se méprenant sur la personne, il se rendit au Sénat de l'Etat, où se trouvait alors le docteur Bryant, pour tacher d'y entrevoir l'auteur. La tradition veut qu'il n'ait pas été très rassuré après avoir scruté la physionomie de l'estimable Dr. Bryant. Néanmoins, Thanatupsis fut accepté et parut dans le numéro de septembre 1817, en même temps ([ue d'autres vers de son auteur authen- tique. Six mois après, la revue publia les strophes vigou- reuses et nettes de To a Waier Fowl, et Bryant fut défi- nitivement consacré poète.
Ce succès presque prématuré paraît avoir détourné le jeune homme de la carrière du barreau. Mais, peu après, il contracta un très heureux mariage, et publia un mince volume de vers (1821). Encourage probablement par le succès de son livre, Bryant composa, de 1823 à 1825,
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quelques-uns de ses meilleurs poèmes, par exemple The Forest Hymn et The Lapse ofTime. Cependant, le succès lui-même ne put le rendre prolifique; le total de ses productions poétiques pendant sa longue existence, bien que moins faible que celui des œuvres de Gray, n'est pas suffisant pour donner h ses admirateurs une convic- tion absolue de sa grandeur. Il faut en retrancher ses traductions. Celles qu'il fit de l'espagnol ne furent pas sans inlluence sur la poésie contemporaine. Au point de vue pécuniaire, il n'apparaît pas que le jeune poète ait été fort encouragé à se faire imprimer, ni qu'il ait estimé ses œuvres ii un très haut prix. Il consentait à écrire pour The United Slates Lilerary (iazette de Boston, au taux de deux dollars par poème; mais le généreux direc- teur d'alors le paya un peu plus. Bryant s'était fait de dévoués admirateurs à New York; ce sont eux qui le per- suadèrent, en 1825, de venir dans cette ville pour col- laborer à la création d'un nouveau magazine, entreprise qui ne réussit pas. Les amis lui restèrent cependant; parmi eux se trouvaient Gulian C. Yerplanck (1786-1870), justement apprécié de son temps comme critique et com- mentateur de Shakespeare; le brillant Robert C Sands, et le poète, encore connu h l'heure actuelle, Fitz-Greene Halleck. Il passa ainsi deux pénibles années, mais en 1827 il trouva une position temporaire h V Evening PosL. Ce journal, né avec le siècle et déjà influent, devait bientôt passer sous la direction de Bryant, qui lui imprima la marque de sa personnalité et le fit servir au bien de la littérature et de la vie publique.
Les vingt années qui suivirent l'arrivée du poète à New York ne furent pas propices à son art. Elles forment dans son œuvre comme une période de transition, où il écrivit peu de poèmes marquants et où l'on constate des
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signes (le raffalblissement de son inspirntioti. Dans le choix même de ses développements, on sent qu'il était ;i court de sujets, et certains indices révèlent qu'il lut par- fois tenté d'imiter des poètes aussi contraires à son tem- pérament que Byron et Moore. Pourtant, le poème sentimental Dcath oftiœ Flowers, la romanesque Doinsel of Peru et le patriotique Song of Marions Men appar- tiennent h cette période; de même que ces nobles com- positions : Tlie Past et Earth, et les douces et rêveuses stances : To a Fringed Geniian, trois poèmes qui repré- sentent bien la note personnelle de son inspiration. Et si ces vingt années n'avaient apporté que ses fameux vers sur la Vérité et lErreui-, dans The Battle-Field (1837), elles n'auraient pas été perdues. Ce fut la valeur morale bien plus que la valeur esthétique de la poésie de Bryant qui firent sa popularité, et c'est encore aujourd'hui, avec son importance historique ce qui lui mérite une étude sérieuse et une analyse favorable de son œuvre.
Pendant la dernière partie de sa vie, de 1845 jus(|u'aa 12 juin 1878, date de sa mort, Bryant s'affranchit un peu des labeurs de sa situation et récolta les honneurs dus à sa carrière bien remplie.
En 1813, quatre ans après avoir débuté dans sa précoce carrière d'acteur, le dramaturage John Howard Pavne (1792-1852) publia un volume de poèmes de jeunesse. Toutes les poésies de Payne, ses nombreux drames, sa vie vagabonde et tourmentée n'auraient pas sauvé son nom de l'oubli; mais un seul chant, Home, Sweet Home, de son médiocre opéra, Clari or The Maid of Milan (1823), lui donna une immortalité qu'il serait mesquin, si peu méritée qu'elle soit, de lui conteste)-. Nous avons déjà mentionné l'œuvre de James Kirk Paulding, mais nous pouvons noter ici son grand poème intitulé : The
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Backwooclsman (1818), lequel, avec The Foresters de rornithologiste Alexander Wilson (1766-1813), tend h prouver que Cooper ne fut nullement le premier à s'aper- cevoir que les pionniers de l'Ouest pouvaient fournir aux auteurs américains une mine aisément exploitable de sujets littéraires.
Mais les principaux versificateurs newyorkais anté- rieurs à Bryant furent deux amis, Fitz-Greene Halleck (1790-1867)' et Joseph Rodman Drake (1795-1820), dont les noms sont aussi intimement unis dans la mort qu'ils l'ont été de leur vivant. Halleck était né à Guildford, Connecticut, où il fut commis pendant six ans avant de venir chercher fortune à New York. Grâce à la régularité de sa vie et à l'amitié de son patron John Jacob Astor, il acquit une aisance modeste qui lui permit de renoncer à un emploi fixe. C'est peu après son arrivée h New York qu'il avait rencontré Drake, et tous deux se lièrent d'une amitié qu'allait bientôt briser la mort prématurée du plus jeune. Toutefois, avant ce triste événement, ils provoquèrent dans la ville une émotion littéraire com- parable à celle que causa l'apparition de Salmagandi. \J Evenins^ Post publia leur série d'adroites satires en vers sur des célébrités locales, satires réunies sous le titre de The Croaker Papers (1819). Quelques poèmes d'un ton plus sérieux, des mêmes auteurs, sont à bon droit mieux connus. Drake, qui était médecin, laissa manuscrites plusieurs œuvres en vers qui furent publiés par sa fille, en 1835, sous le titre The Culprit Fay and other Poems.
Halleck pleura la mort de son ami dans une simple élégie qui, telle quelle, n'a probablement pas été sur- passée dans la littérature qu'ils s'efforcèrent tous deux de perfectionner.
Dans les autres poèmes qu'il écrivit, Halleck ne
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retrouva jamais de tels accents. Son Marco Bozznris, de forme vive, quoique peut-être un peu long, parut en 1827, en même temps que ses vers sur Burns et sur Alnwick Castle, en un volume qui prit le titre du dernier de ces poèmes.
Il n'y a pas d'autre Newyorkais qui mérite d'être rappelé ici, si ce n'est l'ami de Bryant, llobert Charles Sands (1799-1832), dont la mort prématurée lut déplorée plus que ne l'avait été celle de Drake. Sands posséda d'assez remarquables talents. Il fut très versé dans le droit, écrivit les biographies de Cortez et de Paul Jones, s'essaya h divers poèmes et nouvelles, dirigea des maga- zines, des périodiques annuels et un quotidien; enfin, il commit, aux dépens des lecteurs graves de New York, plusieurs espiègleries littéraires tout h fait dignes de « Father Prout ». Il n'y a pas h douter de son habileté, et guère moins des funestes résultats que produisit sur lui et d'autres contemporains la vie étroite, provinciale et, dans le domaine des idées, assez chaotique qu'il fut obligé de mener. Il vaut lu peine de jeter un coup d'œil sur son Yamoi/den, poème écrit en collaboration avec un ami; la partie intitulée To tJie Manito of Dreams, tout imitée qu'elle soit de Byron, dénote une très grande facilité poétique. I^es petites poésies de Sands sont fort louables, mais c'est dans la nouvelle qu'il excella. L'une d'elles, A simple Taie., qui glose d'amusante façon sur les cancans de village, est un retour vers Irving et n'est pas indigne de lui. D'autres ofïVenl plus d'intérêt; l'on y voit comme l'annonce des Ilawthorne et des Poë. Mais Sands fit peut-être son œuvre la plus utile en composant ses Scènes at WasJiington, si vides et délayées qu'elles soient; car c'était un fait important qu'un Américain né, et non d'origine étrangère, pût apprendre au peuple des
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Etals-Unis à rire des bizarreries de l'existence améri- caine telles qu'on les découvre chez leurs politiciens et dans la capitale nationale.
Cependant la Nouvelle-Angleterre, abandonnée par Bryant et Ilalleck, se préparait au grand mouvement littéraire des années comprises entre 1840 et 1860, tout en ne manifestant que relativement peu de progrès ou même de promesses dans ses productions poétiques. Les successeurs immédiats de Robert Treat Paine adop- tèrent pourtant de meilleurs maîtres que ne l'avait fait ce poète, encore que leurs œuvres ne soient guère plus à retenir que les siennes. La même remarque est appli- cable au groupe de versificateurs du Conneclicut qui héritèrent des lauriers des « Beaux Esprits » d'Hartford.
Le premier parmi les poètes du Massachusetts fut Richard Henry Dana, l'aîné (1787-1879), [qu'il ne faut pas confondre avec son fils du môme nom (1815-82), auteur d'une œuvre très connue : Two Years before the Mast (1840), et commentateur compétent des questions de droit international]. Dana le père ajouta au renom d'une famille distinguée plus peut-être par la dignité de son caractère et par sa culture personnelle que par ses œuvres en vers et en prose, qui pourtant ne manquent pas de valeur. Il publia, en collaboration, un recueil de mélanges intitulé The Idle Alan (1821-22), puis, en 1827, lança un volume de vers qui obtint quelque faveur. Vingt-trois ans plus tard, il publia ses Œuvres, en deux volumes, et vécut loin du monde tout le reste de sa loneue existence. A première vue, sa modeste fécondité et le caractère peu attrayant de ses écrits ne sembleraient guère expliquer la haute situation dont il jouit parmi ses contemporains, à moins qu'on n'accuse ceux-ci d'indigence intellec- tuelle : un tel jugement serait injuste et pour lui et pour
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eux. Ses essais critiques, afTranchis de l'esprit de ser- vilité coloniale, ont beaucoup d'importance pour la litté- rature américaine dans ses étapes de formation. Sa meil- leure œuvre originale, The Buccaneer, encensée par Wilson dans le Blackivood's et plus ou moins réputée en Amérique, ne mérite pas autant d'éloges.
Au nom de Dana s'associe naturellement celui de son beau-tVcre, le peintre Washington Allston (1779-1843); ce dernier, quoique né dans la Caroline du Sud, passa la plus grande partie de sa vie à l'étranger ou en Nouvelle- Angleterre. Allston goûta l'amitié de Coleridge, qui pro- fessa une haute opinion du caractère et des facultés générales de l'Américain. Les vers du peintre-poète, cependant, ne justifient pas entièrement la faveur qui les accueillit. Les Sylphs of the Seasons, qui parurent, à Londres et à Boston, en 1813, sont un ingénieux déve- loppement d'un thème fort ancien — la dispute des saisons — et, pour le style, se rattachent plus au xviu* siècle écoulé qu'au xix* naissant. La même remarque s'applique à presque tous les autres poèmes de ce mince volume, où, comme dans les vers posthumes publiés en même temps que quelques conférences sur l'art, on reconnaît l'influence des poètes romantiques anglais. Quelques-uns de ces poèmes lyriques sont jolis, mais les sonnets sont d'une construction défectueuse, et le séjour d'Allston en Italie ne le servit pas mieux à cet égard que pour son piètre roman, Mo na Idi (iS^i).
Ln dépit de leur foule innombrable, on peut sans dilliculté négliger les autres versificateurs du Massachu- setts. La plupart de ceux qui ambitionnaient la renommée de Kettell sont morts sans espoir de retour. D'autres, comme Charles Spraguc (1791-1875) et Maria Gowen Brooks (1795-184.5) sont tout juste h citer. Sprague a
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attiré l'attention par des ouvrages primés dans des concours, des prologues, une ode sur Shakespeare et un poème sur la Curiosité. Il sut aussi toucher ses lecteurs par des appels au sentiment de la famille, comme The Famihj Meeting et / see thee still, élégie consacrée à sa sœur. Mrs. Brooks reçut une bonne instruction et vécut d'abord dans l'opulence; mais, s'étant mariée de bonne heure, elle lut réduite à une pauvreté relative et se con- sola dans la poésie. Son œuvre la plus importante, Zophiël, or The Bride of Seven (1833), fut commencée, pendant son veuvage, à Cuba, et le premier chant en fut publié à Boston en 1825. Elle se mit ensuite h voyager et termina son poème h Keswick, cédant aux instances bienveillantes de Southey, qui la baptisa du surnom de « Maria del Occidente » et lui déclara qu'elle était « la plus passionnée et la plus imaginative de toutes les poétesses ». La postérité ne s'est pas rangée h cet avis.
Le public d'alors apprécia mieux, certes, les accents familiers de Mrs. Sigourney (1791-1865). Cette femme exemplaire, le plus populaire des écrivains américains de son temps, était née Lydia Huntley. En 1815, elle publia, sous le patronage d'un ami bien intentionné, un livre intitulé Moral Pièces in Prose and Verse, qui cer- tainement justifie son qualificatif. Jamais livre plus inno- fcnsif ne fut imprimé. Quatre ans après elle se maria, mais les soucis domestiques ne l'empêchèrent pas de poursuivre sa carrière littéraire et de nous laisser une instructive relation de sa vie dans ses naïves Letters of Life, publiées après sa mort, en 1866. Elle put composer tout en tricotant des chaussettes pour sa famille, et il est h espérer que son tricotage fut aussi abondant que ses vers. A cette époque, les publications annuelles, les
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maefazines et les journaux plus ou moins éphémères toisonnaient, les directeurs ne cessaient de solliciter des articles, et Mrs. Sigourney était trop généreuse pour refuser. A cette époque, foisonnaient aussi les lecteurs sentimentaux qui imploraient de leur poétesse favorite des chants nuptiaux ou des élégies. En réponse, elle écrivit plus de deux mille poèmes et articles, dont le recueil ferait frémir un lecteur de nos jours. Pour nous, Mrs. Sigourney sera toujours un phénomène plutôt qu'un auteur. Ballades, élégies, poèmes descriptifs coulaient d'elle avec une sereine abondance qui fut rarement égalée. Elle composa même un poème en cinq chants sur les Traits ofthe Aborigines of America ; mais, à tout prendre, elle était mieux dans son élément quand elle s'adressait aux enfants malades et aux pasteurs. Il n'y a pas lieu de critiquer cette femme douce et pure, tant fut répandue son excellente influence. Dans les poèmes de sa meilleure manière, comme Indian Nanies, elle réussit mieux que certains de ses collègues masculins.
Le plus important d'entre ces derniers fut James Gates Percival (1795-1856), également du Connecticut, qui fut instituteur et enseigna la médecine. Morbide bien plus que sentimental, il s'essava de bonne heure à la poésie héroïque et à la tragédie, et il est maintenant presque oublié. Il se dépensa en études de toutes sortes, se spécialisant dans les travaux scientifiques et plus particulièrement la géologie. ^lais si l'omniscience fut son faible, la poésie fut son fort et il n'aimait pas se voir préférer d'autres poètes. Il sut acquérir une jolie répu- tation, qu'un article de Lowell finit cruellement par démolir. Il n'y a pas lieu d'examiner ni d'énumérer ses publications, qui, commençant en 1820, comprennent un long poème intitulé Prometheus et des compositions
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lyriques sur tous les sujets possibles dans presque toutes les lornies métriques connues. Il imita Byron, Moore, Sholley, Wordsworlh et les Minnesingers; il écrivit des Classic Mélodies et des Sangs for National Airs. De ses strophes innombrables, et particulièrement dans son dernier livre, TJie Dream of a Day (1843), un anthologiste, capable d'afïronter l'ennui d'une telle lecture, pourrait extraire quelques bonnes choses. Un de ses poèmes lyriques, « To Seneca Lake » est pourtant resté dans la mémoire de bien des gens.
Tout aussi sérieux, mais moins morbide quePercival, un autre écrivain du Connecticut, James Abraham Hillhouse (1789-1841), peu connu de nos jours, et à juste titre, a apporté à la littérature de son pays un consciencieux tribut qui mérite au moins une mention. Dans son œuvre presque entièrement dramatique, une seule pièce, le drame sacré liadad (1825), doit être retenue; c'est sur elle, en efllet, que ses admirateurs, Bryant entre autres, fondèrent leur opinion du génie d'Hillhouse.
Plus intéressant qu'Hillhouse et comme lui encore ori- ginaire du Connecticut, John Pierpont (1785-1866) lut, durant sa longue existence, professeur, avocat, com- merçant, pasteur, apôtre de la tempérance et de l'anti- esclavagisme, aumônier militaire et enfin employé du Trésor h Washington. Une telle carrière laissait peu de place à la culture de l'art poétique; cependant Pierpont a écrit un volume de vers qui soutient très favorable- ment la comparaison avec la plupart de ses contempo- rains. Son plus long poème, Airs of Palestine (1816) fut réimprimé en 1840.
Dans toutes ces œuvres se révèle un lent travail de désagrégation du calvinisme, et l'on constate une évolu- tion de même nature dans les sphères politiques des
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provinces du Sud. Avec Monroe prenait fin l'antique lignée des hommes d'Etat virginiens; la question de lesclavage était ii l'ordre du jour; la vie de planteur qui, bien que contraire h toute production littéraire, n'excluait pas la culture, devint moins idyllique, et le parti rétrograde mit toutes ses énergies à défendre une institution dont la morale civilisée avait décrété l'abo- lition. Vers 1820 même, quelques hommes clairvoyants, tels que John Randolph et le juge Beverley Tucker, auteur d'un ouvrage curieusement prophétique, intitulé 77<e Partisan Leader (1836), avaient prévu la tournure (ju'allaient prendre les événements; mais, au fond, les gens du Sud ne s'occupaient que de la politique courante et de la pratique de la loi, et quand ils écrivaient c'était en amateurs. De 1809 à 1829, à peine produisirent-ils une œuvre de prose de quelque importance, en dehors de rares histoires locales et des volumes déjà signalés de William Wirt. En poésie, ils firent davantage, mais peu, cependant. Laissant de côté les premières œuvres de Poe, nous ne voyons pas plus d'une douzaine de versi- ficateurs, dont le nom, d'ailleurs^ n'intéresse que les érudits, et parmi lesquels deux seulement méritent une brève remarque. Francis Scott Key, du Mary- land (1780-1843), à propos de ce fait que les Anglais, dans leur attaque de Baltimore en 1814, n'avaient pas fait baisser le pavillon du fort Me Henry, écrivit un poème patriotique, The Star-Spangled Banner, qui est reste populaire parmi ses concitoyens contents de peu. Les autres poèmes de Key possèdent peu de mérites et ne nous font pas regretter la stérilité de sa muse. Les amis de la poésie regretteront toujours, par contre, que la mort ait si tôt fait taire la voix d'un autre poète originaire du Maryland, le meilleur des poètes du
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Sud avant Poe, Edward Coate Pinkney (1802-28), fils brillant d'un père remarquable, William Pinkney, ora- teur et diplomate. La vie de ce poète fut assez roma- nesque pour expliquer le caractère de sa poésie, si l'influence de Byron n'y suffisait pas. Doué d'un pareil tempérament, aurait-il jamais réalisé les espérances que put faire concevoir sa poétique jeunesse, c'est une ques- tion que personne ne peut résoudre. Mais s'il est facile de louer à l'excès sa poésie, qui, somme toute, est juvé- nile et imitatrice, il serait difficile de trouver parmi les poètes d'Amérique un plus véritable « chanteur », dans le sens à la fois le plus strict et le plus charmant, que ce talentueux jeune homme. La plupart des admirateurs de Pinkney, cependant, préféreront établir ses droits à l'immortalité sur les strophes qu'il intitula A Health, et qui sont en effet d'une poésie très pure.
Les nouveaux territoires de l'Ouest n'ont rien pro- duit qui nous retienne, ni en prose ni en vers, si ce n'est les intéressants Recollections of ten Years passed in the Valley of tlie Mississippi (1826) du Rév. Timothy Flint (1780-1840). Cet auteur qui, parmi ses nombreux volumes, a donné l'un des premiers romans se dérou- lant au Mexique, Francis Berrian, était toutefois un New Englander par sa naissance, fait qui nous rappelle que jusqu'ici les grands hommes d'action et de pensée de l'Ouest — ses Andrew Jackson, ses Henry Clay, — lui sont venus de l'Est. Mais Abraham Lincoln est né, et déjà en 1829 nous trouvons un annuaire publié h Cin- cinnati, dont toute la matière est fournie par des écri- vains de l'Ouest. A vrai dire, pendant cette période, ce pays, malgré ses effusions sentimentales et sa suscep- tibilité provinciale, a fait preuve d'une énergie et d'une vitalité merveilleuses, et il a produit des livres qui, bien
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que soilant du cadre de la littérature proprement dite, ne sont pas entièrement négligeables. Inchiquin, the Jesitit's Letlers (1810), de Charles Jared Ingersoll, est une eliicace réplique aux absurdes observations des voyageurs étrangers. Ilcnrv Wheaton commence ses remarquables écrits sur le droit international. Joseph E. Worcester entame ses travaux de lexicographie. Edward Everett et Daniel Webster débutent dans leur carrière d'orateurs. James Kent écrit ses Commenta ries on American Lcuv. Henry R. Schoolcraft fait œuvre de pionnier en ethnologie, et le Rev. Jared Sparks en his- toire. George Ticknor, pendant ce temps, pousse les Américains h rechercher l'inspiration dans la culture allemande, bien que son Histonj of Spanish Literalure n'ait paru qu'en 1849. John James Audubon publie le catalogue des Birds of America, en 1827. Enfin, les magazines et les journaux de la région se lancent vers un avenir iuoui; peu importe si des centaines d'entre eux ne naissent que pour mourir. En 1818, TJie American Journal of Science est fondé par Benjamin Silliman. Neuf ans plus tard, The Atnerican Quarterhj Review de Philadelphie commence sa rivalité de dix ans avec The North American Review de Boston, Un an après, il Charleston, un groupe d'hommes résolus décident que le Sud ne restera pas en dehors du mouvement, et inaugure The Southern Revieiv, laquelle, bien qu'elle n'ait duré que quatre ans, démontre d'une façon con- cluante qu'en aucun point de l'Amérique il n'y avait disette de bon sens et de savoir et, ce qui valait mieux, que le sentiment patriotif[ue avait résolu de laire parti- ciper toutes les forces du pays h son développement intellectuel. De plus, en tenant compte du grand nombre des journalistes et de l'activité littéraire déployée pen-
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dant cette période, on peut soutenir que la culture géné- rale du peuple fut tout autant, sinon plus, développée par les discours, les sermons, les allocutions patriotiques qui ne manquèrent jamais d'auditeurs enthousiastes, que ces ouvrages soient ou non aujourd'hui un objet d'irrita- tion ou d'amusement pour le lecteur. Dans l'histoire de la culture intellectuelle, des discours comme ceux que prononcèrent Daniel Webster et Edward Everett à la mémoire d'Adams et de Jefferson, ont une bien plus grande importance qu'ils n'en ont dans l'histoire de la littérature.
QUATRIÈME PARTIE
LA PÉRIODE LOCALE (1830-1865)
CHAPITRE XII
UNITARISME ET TRANSCENDANT ALISME LEURS ORIGINES ET LEURS REPRÉSENTANTS
Si la littérature de la fin de la période coloniale marqua le déclin de la théologie et des théologiens, ce ne fut pas faute de bons écrivains dans le genre sacré; ce ne fut pas non plus que lu population américaine eût tout entière déserté l'orthodoxie chrétienne. Il faut en chercher la cause dans le changement de direction que subit le courant littéraire. Pendant, et tout de suite après la Révolution, les ressources littéraires s'employèrent principalement à des fins politiques et utilitaires. Avec le début du xix" siècle, cependant, la « littérature-énergie », pour employer l'expression même de De Quincey. com- mençait il rivaliser d'importance avec la « lilléralure- savoir )>. Cet cll'ort pour parvenir ii une vraie littérature
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de création s'unit à d'autres efforts parallèles, en vue de spiritualiser et de rendre plus libérale encore une théologie déjà libérale; il en résulta le plus grand mou- vement intellectuel et le plus imposant monument litté- raire qu'on rencontre dans l'histoire de l'Amérique. Ce fut ce qu'on a appelé le mouvement transcendantaliste, | synchronique au mouvement politique pour l'abolition de l'esclavage — avec lequel il finit par se confondre — et ce que l'on pourrait dénommer l'épanouissement litté- \ raire de la Nouvelle-Angleterre. Il est trop tôt encore pour juger de l'importance de ces mouvements, mais il est indispensable d'exposer dans quelles conditions ils se produisirent.
Comme les autres provinces, la Nouvelle-Angleterre n'avait pu sortir des luttes de la Révolution sans que ses idées en fassent profondément modifiées; mais si consi- dérables que fussent ces modifications, comme dans le cas de l'aristocratie de Boston, elles eurent en somme en Nouvelle-Angleterre moins d'importance que partout ailleurs. Après les premières étapes, la guerre s'était pratiquement localisée dans les États du Centre et du Sud. La Nouvelle-Angleterre souffrit donc peu de per- turbations sociales et d'instabilité financière. Elle eut ses Tories; le Massachusetts eut plus tard le soulèvement connu sous le nom de « Shays Rébellion w, mais les désastres consécutifs à une guerre civile furent circon- scrits dans l'Est et le Sud. Quant aux luttes de l'esprit démocratique contre l'aristocratie reléguée dans ses retranchements, surtout au point de vue religieux, ce furent les planteurs virginiens qui en subirent les plus rudes assauts, et non les marchands confortables ni les solides fermiers du Massachusetts et du Connecticut.
Bien qu'ils aient subi l'envahissement de la démo-
UMTAIIIS.MK I:T TItAXSCENDANTALISME 193
cratie jeffersonienne les New Englanders furent pour la plupart dépourvus de préoccupations politiques au temps des Présidents virgiiiiens. Certains de leurs diri- geants caressaient un projet de séparation aussi préma- turé qu'injustifié, et leurs sentiments loyalistes eurent à soullVir au cours de la guerre de 1812. Ils virent avec regret se reculer les frontières de la République par l'achat de la Louisiane; l'afTaiblissement de leur marine marchande pendant les brouilles avec la drande-Bretagne et la France les remplirent d'appréhensions plus cruelles encore. Mais tandis que les New Englanders étaient devenus moins fanatiques eu matière de religion, plus portés à apprécier et a acquérir les biens de ce monde; tandis qu'ils se désintéressaient de plus en plus de la politique et, h bien des égards, du développement de la République, ils n'avaient rien perdu, ou très peu, de leurs vertus originelles : piété, épargne et énergie. Quand leurs bateaux et leurs 3ébarca^Jères commencèrent l\ se pourrir, ils se mirent à construire des factoreries, et ayant alors besoin de travailleurs, arrêtèrent le courant de l'émigration vers l'Ouest. Ils prospérèrent au lieu de s'appauvrir et, plutôt que de s'abandonner à leur mécon- tentement politique, ils inaugurèrent une nouvelle phase d'activité pour les journaux et la littérature, prêtant leur attention aux réformes philanthropiques et s'intéressant de nouveau aux controverses religieuses. Et c'est de cette manière qu'en 1828, lorsque Jackson fut élu Président, la Nouvelle-Angleterre était habitée par une popula- tion compacte, homogène, douée de nombreuses qualités morales et intectuelles, d'un caractère entreprenant, inté- ressée il ses affaires et n'ayant que dédain pour les « bar- bares » du dehors.
Nous avons vu que, sous le règne des Malher, l'ortho-
LITTÉRATUnE AMÉRICAINE. 1 5
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doxie puritaine perdit de son ardeur et que la société tendit visiblement à se séculariser. La seconde génération du XVIII* siècle fut témoin du Grand Réveil; elle vit aussi en Jonathan Edwards le plus philosophique des commen- tateurs du Calvinisme. Mais ni lui, ni \Yhitefield, ni aucun des émouvants prédicateurs de cette époque n'aurait pu ramener l'acre d'or de la théocratie et faire de la religion le centre et la circonférence de la vie de tout être pen- sant. Dès 1744, le Réveil avait perdu de sa force, à la grande joie de controversistes comme l'infatigable Charles Channcy; et Edwards, vers la fin de sa vie, eut à se préoccuper non plus d'exhorter les âmes mais de tâcher d'enrayer les progrès des Arminiens. Dans les années qui suivirent sa mort, la rupture se fit avec la mère-patrie et les questions politiques ne tardèrent pas à dominer tous les esprits. Mais si même les prédicateurs, d'un bout à l'autre du pays, semblent s'être transformés en politiciens, les controverses théologiques ne cessèrent point et l'agitation publique n'eut pas raison des zélés Baptistes, des Méthodistes et des Quakers, surtout dans les Etats du Centre et du Sud, pas plus qu'elle n'em- pêcha la Nouvelle-Angleterre de se vouer assidûment aux spéculations théologiques. Jonathan Mayhew, prédi- cateur patriote, avait, avant la mort d'Edwards, hardi- ment exprimé des opinions sur la nature du Christ qui n'étaient rien de moins que ce que l'on appelle le Haut Arianisme, s'enrôlant ainsi, comme pionnier, dans le long cortèore des théologiens libéraux de la Nouvelle-Angle- terre, dont le plus grand peut-être fut Théodore Parker. Le père de Mayhew et deux ou trois autres ecclésias- tiques avaient déjà, par leurs publications, éveillé les soupçons et le courroux de leurs Irères orthodoxes, dont quelques-uns avaient répondu par de véliéments pam-
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phlets. Toucht'S par les arguments des déistes britan- niques, les théologiens hétérodoxes se firent les inter- prètes des doctrines d'Arminins et d'Arius, fort en vogue parmi les dissidents et que n'ignoraient pas les adeptes de r « Église établie ». Whiston, Samuel Glarke et John Taylor sont les autorités dont se réclamaient les hétéro- doxes américains, et les doctrines de ces Ano-lais obscurs étaient familières aux prêtres et aux laïques du Massa- chusetts vingt années encore après la fin du Grand Réveil. Ces Américains libéraux que la politique radicale de leur temps dut encourager dans leur indépendance théolo- gique, furent les pères de l'Unitarisme qui durant la première moitié du xix*" siècle régna sur Boston et sur toute la contrée; mais ils n'ont somme toute que peu de rapports avec l'Unitarisme, plus rude, mieux défini, représenté par Priestley et sa suite.
Le Calvinisme, qu'Edwards avait développé et défendu, n'était pas hors de combat. Il fut soutenu avec beau- coup d'autorité par le propre fils d'Edwards, par Joseph Bellamy, prédicateur émérite, par Samuel Hopkins (1721- 1803), qui dégagea des écrits de son maître une « Théo- logie Hopkinsienne », et plus tard par Nathanael Emmons et le fameux Timothy Dwight. Ces hommes et leurs coadjuteurs ont véritablement rallié à l'orthodoxie toute la Nouvelle-Angleterre en dehors de la région de Boston, bien que, dans le Connecticut, quelques Arminiens aient trouvé un refuge au sein de l'Eglise épiscopale. Ils n'eurent pas à tenir tête uniquement aux Hauts Ariens ou aux Libéraux; une nouvelle secte était née, celle des Universalistes ; il leur fallut alors discuter sur les « moyens de la grâce », avec une constance et une subtilité qui, pour le lecteur moderne, sont aussi éton- nantes que fastidieuses. Tandis qu'ils discutaient sur les
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moyens, la grâce elle-même ne paraissait pas spéciale- ment les favoriser; mais il est juste de remarquer qu'une région où pouvaient prendre naissance de semblables discussions ne devait pas manquer d'accueillir avec faveur l'enseignement du svstème transcendantal de régénéra- tion; et il est certainement permis d'admirer la stabilité de l'austère système calviniste, qui ne perdit pas pied a un moment où la politique était en pleine transformation et où les principes utilitaires, déistes et jacobins opé- raient des conversions de tous côtés.
On convient généralement de faire remonter à Tannée
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1785 les débuts officiels de l'Unitarisme dans la Nou- velle-Angleterre. King's Chapel, h Boston, la plus vieille église épiscopale des États de l'Est, avait perdu son recteur pendant la Révolution; quand la paix fut rétablie, on voulut le remplacer par un jeune homme, James Freeman, qui n'avait pas reçu les ordres. Or, Freeman et son parti trouvèrent la liturgie anglicane trop trini- taire, et ils y apportèrent des modifications, avec le concours de William Hazlitt, le père du célèbre essayiste. Une légère discussion s'ensuivit, pour cette autre raison aussi que, n'ayant pas réussi à obtenir une ordination épiscopale, le jeune homme se contenta de celle que lui administrèrent ses paroissiens. Pourtant, si hardie que fût cette attitude, elle ne paraît pas avoir éveillé beaucoup le goût de la proscription chez les orthodoxes, ni celui de la propagande chez les hétérodoxes. Trente années, tou- tefois, devaient s'écouler avant que le terme d' « Uni- taires » ait défini les révoltés du Calvinisme et avant que les rapports avec les Congrégationalistes aient abouti à une séparation irrévocable.
L'inquiétude religieuse qui s'empara des esprits en Nouvelle-Angleterre au commencement du xix^ siècle
UMTARISME ET TRANSCENDANTALISME 197
ressort nettement de la correspondance échangée entre le Rév. Joseph Biickminster (1751-1812), pasteur con- grégationalisle éiocjuent, de Ne^v Hanipshire, et son lils, le Rév. Joseph Stevciis Buckminster (1784-1812), pas- teur plus éloquent encore, à Boston. Buckminster vint trop tôt; il brilla dans une ville trop provinciale pour qu'il put y exercer la même influence que ses succes- seurs, Channing et James Freeman Clarke; mais, s'il avait vécu (ce pasteur épileptique mourut à vingt-huit ans), il aurait probablement pu rivaliser avec le premier, et sous bien des rapports il rappelle les grands Calvi- nistes du xvn* siècle.
Parmi ces Unitaires vient en tète William Ellery Chanxing, né à Newport, Rhode Island, en 1780, L'in- fluence de Samuel Ilopkins, qu'il subit d'abord, fut un peu contrariée à Harvard par ses lectures ; puis, deux années de résidence comme précepteur en Virginie lui élargirent l'esprit, tout en le remplissant de l'horreur de l'esclavage. Sa nature extrêmement sensible l'attira vers les spécu- lations des radicaux anglais de son temps; mais il trouva de bonne heure sa vocation dans le ministère religieux, où il oscilla entre une jhéiiLQgie_rationjaell©-t4-»«e- théo- logie mvstic[U£.._Channing lut un vrai libéral qui ne cessa de dénoncer l'étroitesse du calvinisme; mais aussi long- temps qu'il le put, il évita de se proclamer unitaire et, en conséquence, visa les caractères essentiels plus que la forme doctrinale du Christianisme. En 1812, un hono- rable clergyman de Boston, le Rév. Francis Parkman, avait honnêtement essayé d'atténuer l'hétérodoxie de son confrère dans un sens qui parut trop indulgent à plu- sieurs. Mais une absence aussi anormale de vivacité hostile en matière de polémique ecclésiastique ne pou- vait continuer longtemps. Aussi les Congrégationalistes,
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OU calvinistes orthodoxes se séparèrent-ils bientôt des Unitaires (1815) qui furent forcés, dans leur propre intérêt, et pour leur propre défense, de se réunir sous un titre commun pour un commun dessein. Ce fut le frêle et invalide Channing qui devint leur porte-parole, à la suite de l'allocution qu'il prononça à Baltimore à propos de l'ordination de Jared Sparks, le 5 mai 1819.
Les écrits de Channing traitant de sujets sociaux, les seuls que nous signalerons ici, furent traduits en diverses langues, et quoique, comme l'a fait remarquer Renan, un initiateur de la démocratie primitive ne put avoir un mandat bien important auprès de la complexe civilisation de l'Europe, ses idées paraissent avoir exercé quelque influence en France et dans d'autres pays. Ce fait n'a pas lieu de nous surprendre si nous nous rappelons que, dans la religion comme dans la politique, le libéralisme poursuit plutôt des réformes intérieures d'ordre pratique, dont il fait son principal acte de foi. L'Unitarisme de Boston, nous l'avons vu, a toujours été intimement lié avec l'utilité civique, avec l'amélioration locale. Même lorsque le distingué professeur d'hébreu a Andover, Moses Stuart, et d'autres controversistes orthodoxes, jugèrent qu'il y avait peu d'espoir d'arrêter l'hérésie dans le Massachusetts oriental, ils se consolèrent avec cette constatation, que si les églises unitaires étaient installées çà et là parmi les New Englanders établis dans le pays, la secte cependant était loin de déployer le moindre prosélytisme ou même de faire le moindre efï'ort pour s'adapter aux besoins de la population. Réellement, on doute que l'Unitaire bostonien, du type représenté un peu plus tard par des hommes comme le Dr. Holmes, se soit jamais soucié, quelle que fût son abomination du Calvinisme, de répandre au loin sa doctrine. Les Uni-
UNITARISME KT 111 ANSCENDANTALISMK 199
taires, à leurs plus beaux jours, de 1825 à 1840, semblent avoir formé, non pas tant une Eglise ou une caste, qu'une petite classe aristocratique aux vues théologiques assez vagues, classiques quant au goût littéraire, quelque peu cérémonieux, avec de belles idées sociales et civiques. Financièrement, ils étaient très aisés, et bien prédisposés I moralement et intellectuellement — ce qui, par l'effet de la loi de réaction, devait contribuer h la naissance du transcendantalisrae. Il est très naturel que beaucoup de bons Unitaires aient imité Satan en refusant de recon- naître par la suite leur propre progéniture; mais les Unitaires antérieurs à Emerson, Ripley, Iledge et autres ne peuvent être mis en cause. Il semble d'ailleurs raison- nable de croire que si l'Unitçixisme n'avait pas secoué le joug du dogmatisme, la philosophie allemande et le romantisme en général n'eussent pas séduit autant d'es- prits en Nouvelle-Angleterre , et que si l'Unitarisme n'avait en quelque sorte tari les sources de l'émotivité, on n'aurait pu expérimenter aussi à fond chaque phase d'un idiialisme purement théorique. On ne peut en effet expliquer convenablement le Transcendantalisme sans ' tenir compte du penchant imaginatif de l'esprit de la Nouvelle-Angleterre, dont l'évidence se manifesta dans la lutte contre la prétendue sorcellerie et dans le Grand Réveil. Mais quelle explication réelle donner de ces faits et du chaos religieux où se mêlèrent à un moment donné, dans la Nouvelle-Angleterre et ailleurs, christianisme, spiritualisme, bouddhisme, rilualisme et le reste? La seule explication raisonnable est dans l'esprit autoritaire et l'égoïsme moral d'une religion qui, s'assimilant à une philosophie sans base positive, était inévitablement des- tinée tôt ou tard h se dissocier.
Il est temps de dire quelques mots du 'Iransccndan-
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talisme, maintenant que nous avons examiné le terrain dans lequel il fut semé. Il n'est qu'un point sur lequel toutes les autorités s'accordent, c'est qu'il est absolument interdit aux profanes de comprendre ou de décrire exac- tement cette évolution.
Il n'y a, par bonheur, que peu de faits auxquels nous devions nous arrêter. Kant avait déjà jeté les bases d'une \ philosophie d'intuition plus attirante pour les esprits ' ambitieux que la philosophie sensualiste de Locke ; Jacobi, Fichte, Schelling et Hegel avaient également développé leurs systèmes, dont quelque connaissance était parvenue à un petit nombre de New Englanders. Les écrits de Schleiermaclier s'étaient répandus, et la littérature romantique de l'Allemagne, interprétée par Carlyle, était l'objet d'une avide curiosité. Nous avons déjà constaté la popularité, avant 1830, des poésies de j Wordsworth, qui offrent des éléments de transcendan- ' talisme; quoi d'étonnant dès lors que l'on ait accordé un considérable crédit à Coleridge, qui subit plus ou moins l'influence allemande. Une édition des Aids to Beflectioii de ce dernier fut publiée en 1829, alors que l'on pouvait lire les essais de Carlyle dans les numéros de VEdinburgh Review, avant qu'Emerson les eût rassemblés en volume (1838). Il est probable que, dès 1820, les jeunes gens qui recherchaient des émotions plus vives que celles que pouvait leur offrir l'Unitarisme et qui se sentaient peu d'inclination pour les classiques anglais du xviii" siècle, se sont jetés avec avidité sur tout ce qu'ils purent ren- contrer de littérature romantique et de philosophie trans- cendantale. Mais l'Angleterre, et indirectement l'Alle- magne, ne furent pas seules à alimenter leurs lectures; la philosophie éclectique de Cousin fut aussi accueillie à cœur ouvert et, un peu plus tard, le système social de
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Fourier trouva au moins des oreilles respectueuses. A vrai (lire, si grande l'ut, à ce moment la curiosité pour la liUéiiature étrangère, que le Dr. Nathuniel Peabody et sa fille Elisabeth, — celle-ci bien connue par la suite pour ses œuvres d'éducation et de littérature, — ouvrirentdans leur propre demeure une bibliothèque étrangère et un salon de lecture où l'on put rencontrer à tous moments des célébrités comme Washington Allston, Emerson, Hawthorne, et d'autres. C'est là qu'une brillante jeune femme, dont nous parle le Dr. Ilalc, connut pour la pre- mière fois la Revue des Deux Mondes, et déclara que sa lecture constituait une œuvre « d'éducation libérale » ! (}œthe est probablement le seul écrivain allemand dont les œuvres lurent lamilières à beaucoup de transcen- dantalistes, y compris Emerson. Quelques personnages, toutefois, parmi les(|uels le Rév. Georges Ripley et le Rév. Frédéric Henry llcdge, ne se contentèrent pas d'étudier avec zèle la littérature et la philosophie alle- mandes, mais en firent profiter leurs concitoyens par des traductions, comme la série d'ouvrages de Ripley inti- tulée Spécimens of Modem Standard Literalure (1838). A leur retour de Gottingen, trois brillants jeunes gens
— Edward Everett, George Ticknor et George Bancroft
— avaient contribué à mettre a la mode l'étude de la langue allemande, et, vers 1825, Harvard avait eu aussi la bonne fortune de s'attacher un remarquable professeur de cette langue, qui paraît avoir exercé un grand ascen- dant sur ses élèves. Ce lut le mouvement vers une plus grande liberté de vie sjntituelle qui donna le ton à la plupart des ouvrages des transcendantalisles, à ceux d'Emerson aussi bien qu'à ceux d'Alcotl et de Thoreau; et c'est ce besoin général d'une plus large culture (jui intéresse surtout des écrivains comme l^ongfellow, lequel
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se tint relativement à l'écart des enthousiasmes intel- lectuels et politiques de l'époque, et comme Lowell, qui les dépassa bientôt. Rarement peuple fut aussi pénétré de zèle pour les choses de l'esprit que le furent les New Englanders de 1830 à 1870, Hommes et femmes, dont les revenus ne suffisaient qu'à pourvoir au nécessaire de l'existence, comptèrent au nombre des choses nécessaires les traductions des classiques des principales littératures. Il est peut-être permis de sourire du sérieux avec lequel la philosophie de Platon et les livres sacrés de l'Orient furent discutés par les Occidentaux, dont les descendants ont, dans certains cas, accepté d'une foi aveugle les doctrines mystiques dont se riaient leurs ancêtres.
C'est la combinaison de ces deux mouvements, l'un moral, l'autre intellectuel, qui fait l'unité du Transcendan- talisme. Il ne faut pas y voir une phase de l'histoire de la philosophie, comme en Allemagne, ou simplement une phase de l'histoire de la littérature, comme en Angle- terre. Le mouvement dirigea les actes tout autant que les pensées. Il fut une religion, un élément de vie. Cette influence fut possible, nous l'avons vu, parceque l'Uni- tarisme avait ruiné le dogmatisme calviniste, sans réussir il satisfaire les besoins spirituels des nouvelles géné- rations qui réclamaient des débouchés aux émotions éveillées par la littérature de la période romantique.— —
Le 19 septembre 1836, Emerson, Hedge, Alcott, James Freeman Clarke et le professeur Convers Francis se réunirent dans la demeure de George Ripley et formèrent le noyau d'un groupe généralement connu sous le nom de Club Transcendantal. Il s'augmenta bientôt de nou- veaux membres, parmi lesquels il faut citer Orestes A. Brownson, qui allait créer la Boston Quarterlt/ Rei'ieiv et, par la suite, se convertir au catholicisme romain,
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Margaret Fuller et Théodore Parker (1810-60), celui-ci l'un des lliéologiens et réformateurs les plus radicaux de cette radicale époque, au demeurant homme de grand bon sens et d'activité pratique, écrivain de mérite et le plus érudit du groupe.
Pendant quelques années, l'œuvre du « club » se borna à des réunions, des échanges d'idées et, de ci, de là, un pamphlet ou un livre d'actualité; mais, en 1841, l'un de ses principaux membres fit un pas qui ne sera proba- blement jamais oublié. Geor<;e Ripley, avec l'aide de quelques zélés commanditaires, fonda la « Brook Farm Association ». Né à Greenfield, Massachusetts, le 3 octo- bre 1802, Ripley fit h Harvard des études préparatoires au ministère religieux, et, en 1826, prit la direction d'un groupement unitaire qui s'était récemment formé à Boston. Il épousa alors une certaine Miss Dana, et se consacra partie à son œuvre de pasteur et partie aux études philosophiques, amassant, au cours de ses recherches dans cette dernière branche, une collection d'ouvraaes français et allemands considérable pour l'époque. Peu à peu, et très posément, le prédicateur théoloofien se transforma en réformateur social. Cette évolution fut encouragée par son enthousiaste épouse, et tous deux résolurent de faire, sans plus tarder, de leurs théories humanitaires, si bien en accord avec l'esprit du temps où vivaient Owcn et Fourier, une application pra- tique. On s'assura les souscriptions d'amis et de parents, Ripley engageant sa bibliothèque en garantie de 1 500 dol- lars et, le 29 septembre 1841, les « Statuts de l'Asso- ciation des Souscripteurs à l'Institut d'Agriculture et d'Education de Brook Farm » étaient signés par dix per- sonnes représentant 24 parts de chacune 500 dollars.
La lecture de ces statuts donne la conviction ([uo, toute
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impraticable qu'ait été l'expérience, elle fut entreprise par des Américains qui n'avaient pas perdu tout sens commun ni toute capacité pour les affaires. Chaque por- teur de parts devait recevoir un modeste intérêt, et sa responsabilité était strictement limitée. Si l'acquisition d'une ferme médiocre à West Roxbury, à neuf milles de Boston, et l'intention d'en tirer profit peuvent être invoquées pour diagnostiquer la folie des promoteurs de l'entreprise, on peut aussi arguer qu'une telle folie carac- térise encore des milliers d'Américains, qui font preuve d'assez de bon sens à bien d'autres égards.
L'établissement simultané d'une école n'était pas si mal conçu, comme plusieurs institutions l'ont démontré dans la suite; et de ce côté l'entreprise réussit. Le succès fut également atteint pour lo principal objet que se pro- posèrent les fondateurs, h savoir : la simplification ration- nelle et heureuse de l'existence. L'adoption des prin- cipes de Fourier (1844), loin d'amoindrir les difficultés, ne fit que les accroître, et les bénéfices résultant de l'oroanisation d'un organe littéraire, The Harbin^er, ne suffirent naturellement pas à payer la réédification du phalanstère, non achevé d'ailleurs, et dont les bâtiments n'étaient pas assurés quand il brûla le 3 mars 1846. Les Ripley eux-mêmes et le fidèle John S. Dwight furent forcés de reconnaître que la réorganisation de leur société dépassait de beaucoup ce qu'ils avaient rêvé.
Les « Brook Farmers », déchus du primitif état d'innocence et de sincérité qui leur avait attiré des élèves comme George William Curtis et son frère, sui- virent chacun leur voie. Ripley, peu de temps après, trouva un débouché à sou inlassable activité dans des articles de critique érudite qui remplirent les colonnes de la Tribune de New York, dont l'excentrique direc-
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leur, Horace Greeley, s'était montré chaud partisan de la Brook Farm, pendant la phase louriériste. Ripley dirigea aussi avec Dana la iXew American Cyclopu'dia (1857-63). Mais bien qu'à sa mort, le 4 juillet 1880, il ait paru un personnage lilléraire de quelque importance, ses écrits ont été plus éphémères qu'on ne pouvait s'y attendre, et il survit uniquement comme le fondateur de la Brook Farm.
La vie en communauté ne fut pas particulière aujljians- CQndjuUâliinie_ni sa caractéristique absolue. Emerson, vivant plus ou moins à l'écart, à Concord, et confiné dans une sorte de banquise morale que ne parvenaient pas à fondre les efi'usions de Margaret Fuller, fut un transcen- dantaliste tout aussi typique que l'altruiste Ripley. Mais l'ami d'Emerson, Amos Bronson Alcott, la figure la plus excentrique de cette période, poussa l'idée de commu- nauté, comme il fit de beaucoup d'autres, jusqu'à l'extrême limite de l'absurdité. Alcott était né dans une ferme du Connecticut, le 29 novembre 1799. A l'âge de quinze ans, il entra dans une fabrique de pendules, mais il ne tarda pas à se mettre en route comme colpor- teur en librairie. Pendant quatre ans, il fit des tournées en Virginie et aux Carolines, dans l'intention de s'ins- truire, mais toujours forcé de colporter, tantôt gagnant de l'argent, tantôt démuni de tout pécune à cause de sa mauvaise santé ou de ses extravagances. Son principal souci était d'aider son père, mais il revint de son dernier voyage endetté de plus de quatre cents dollars.
A vingt-six ans on le trouve instituteur au village de Cheshire, Connecticut. Avec de vagues connaissances des théories de Pestalozzi, il entreprend des réformes qui bientôt le désignent à la fureur de ses chefs conser- vateurs. Enfin, en 1834, il établit son école modèle au
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Masonic Temple, à Boston, et il put croire au succès. Mais, au bout de cinq ans, il avait fait faillite et il dut se retirer à Concord, où la seconde de ses filles, Louisa May (1832-88), décrivit la douce et simple existence menée par elle et ses sœurs, dans une série de livres très lus, dont le premier, Little Women (1867), est le plus popu- laire.
Il est aisé de comprendre pourquoi ce réformateur enthousiaste et sincère échoua. Ses longues conversa- tions avec ses élèves et les questions dont il les accablait sur la Bible et la théologie étaient assurément mala- droites, et il fut plus maladroit encore de publier les Conversations witli CJiildren on the Gospel (1837) et sur- tout d'y comprendre quelques discussions sur le phéno- mène de la génération. Dans ces conditions, les mau- vaises langues avaient beau jeu. Il n'est pas étonnant que les journaux aient attaqué Alcott ni que la foule ait voulu le lapider.
Plus tard, il voulut établir à « Fruitlands » une com- munauté plus idéale que la Brook Farm. Entre autres innovations, il interdisait l'emploi des engrais et la plantation de tout ce qui pousse sous la terre au lieu de s'élever dans les airs, et il recommandait de ne pas inquiéter les vers rongeurs. II se déclara prêt à mourir après l'échec de « Fruitlands », mais sa femme lui per- suada de vivre. Et, à la vérité, il prit tant à cœur ses conseils qu'il continua d'idéaliser pendant près de quarante ans encore et ne mourut réellement que le 4 mars 1888.
CHAPITRE XIII
LE TRANSGENDANTALISME. — SES INTERPRETES
Si Alcott fut le grand-prêtre du Transcendantalisme, Parker son défenseur militant et Ripley son initiateur pratique, Emerson et Margaret Fuller en furent, l'un Ijnterprète moral, l'autre Tinterprète social et critique. Nul ne s'identifia mieux avec ce mouvement que cette femme intéressante, et nul probablement ne personnifie plus absolument aux yeux du public ses prétentions et ses faiblesses. Ses amis eurent pour elle une admiration louable bien qu'exagérée, tantôt pathétique et tantôt ridi- cule; mais ses critiques nettement hostiles (et sa langue acérée lui en valut un bon nombre), concentrèrent sur elle leur fureur et saisirent si bien toutes les occasions de la dénigrer qu'ils finirent par lui dénier même ses réels mérites d'analyse pénétrante, de culture intellectuelle, et même ses titres à une très authentique noblesse d'àme. L'effort loyal de quelques amies dévouées ainsi que de son biographe, le colonel Thomas Wentworth Higginson, n'a pas suffi à lui assurer dans l'histoire de la littérature américaine le rang qui lui était dû.
Sarah Maugaret Fuller était née le 23 mai 1810, à
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Cambridgeport. Son père, Timothy Fuller, homme de loi et congressiste démocrate, semble avoir possédé une âme de Romain, ce qui en fit un fort mauvais éducateur pour sa fille dont l'esprit était, par nature, romantique. II la poussa vers les études, le latin surtout, au détri- ment de sa santé, et avec les meilleures intentions il rendit son enfant malheureuse, comme elle le relata plus tard dans un chapitre d'une autobiographie restée ina- chevée. Plusieurs années d'école ne purent triompher des dispositions morbides qui s'étaient développées en elle ; elles ne modifièrent pas non plus de façon appré- ciable ses tendances à l'excentricité et sa sensibilité exa- gérées. Un physique plus engageant l'eût sans doute disposée à accorder moins de temps h l'étude du grec et de l'allemand, et en aurait fait un moins formidable per- sonnage aux yeux de ses relations de l'autre sexe; mais c'était la mort et non l'amour qui devait rendre la limpi- dité à son âme trouble.
La mort de son père, en 1835, transforma ce phéno- mène et fit de la déconcertante jeune personne une femme de talent. Elle se consacra dès lors l\ sa mère, à SCS frères et à ses sœurs et, dans l'excès de son dévoue- ment, compromit sa santé. Elle renonça à ses projets longtemps caressés de voyages en Europe et, après une courte période de préparation qu'elle consacra à des lec- tures et à des méditations devant la nature, elle com- mença à enseigner dans la fameuse école d'Alcott. Mais cette malheureuse entreprise commençait à péricliter et Miss Fuller en fut bientôt réduite à accepter à Provi- dence une situation qu'elle semble avoir remplie avec satisfaction, quoique avec trop d'esprit personnel — sa correspondance de cette période en est une preuve.
Renonçant à l'enseignement comme profession régu-
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Hère, Miss Fiiller vint s'établir avec sa famille a Jamaica Plain, un faubouror de Boston. Dans cette existence non- velle, elle put se livrer avec ardeur au Transcendanta- lisme, entretenir avec les chefs du mouvement des rela- tions étroites, Nous ne citerons que pour mémoire qu'elle dirigea pendant plusieurs années les « Conversations », une réunion de femmes instruites de Boston.
Le fameux organe du Transcendantalisme, The Dial, qui naquit des discussions tenues aux assemblées du « Club », doit retenir un instant la critique. Le caractère indigne et servile de toute la littérature américaine en dehors de celle des membres du groupe, fut naturelle- ment un premier article de foi; nos enthousiastes étaient convaincus que la nouvelle ère littéraire qui s'annonçait réclamait un avant-coureur. Ils crurent l'avoir trouvé dans un magazine dirigé par l'Anglais Heraud, ami de Carlyle et plus tard critique dramatique de peu de relief. Mais cet espoir fut déçu; la Boston Quarterlij, de Brownson, était trop étroite pour eux; et finalement, après maints tâtonnements, ils lancèrent leur périodique. Alcott le baptisa et le gratifia de quelques-unes de ses élucubra- tions les plus énigmatiques, mais c'est surtout à l'énergie de Margaret Fuller, à son habileté littéraire éclairée, et à son acuité d'esprit que le nouvel organe dut l'exis- tence.
Le premier numéro, qui comprenait 13(3 pages in-8, porte la date de juillet 1840; il avait pour rédacteur en chef Miss Fuller, qui réussit à conserver son poste ardu et peu lucratif pendant deux ans. Emerson en prit ensuite la charge, et, malgré de croissantes difficultés, maintint l'entreprise deux années de plus. Le public se montrait indifférent; les abonnés restaient peu nombreux, et rares étaient les écrivains sur lesquels on pouvait compter, qui
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collaboraient pour l'amour de la cause; même, il survint des défections dans le clan transcendantaliste. Alcott trou- vait les articles incolores et conventionnels, alors que la plupart des gens les trouvaient idiots et insensés, surtout quand y prenaient place les Orphie Sayings dWlcott. Toujours est-il que les transcendantalistes — Emerson, Parker, le peintre poète Cranch, Thoreau, Margaret Fuller elle-même et nombre de moindres écrivains — consacrèrent généreusement leur temps et leur travail à cette publication, qui se fit un petit nombre de chauds partisans en Amérique et en Angleterre. Même si elle n'avait rien fait de plus que d'encourager le génie de Thoreau, son existence n'aurait pas été inutile. Mais elle fit beaucoup mieux. Elle stimula Margaret Fuller et peut-être Emerson ; elle nous a conservé quelques bons essais et poèmes qui autrement n'auraient pas été publiés; elle fut, pour beaucoup, une occasion de recon- naître que le Jranscendantalisme n'était pas aussi ridi- cule qu'on le pensait, et, ce qui est le plus important, elle donna un nouvel essor et, à certains égards, une nou- velle direction à l'énergie littéraire des Etats-Unis, par- ticulièrement en Nouvelle-Angleterre.
Quand elle eut quitté The Dial, cessé ses visites h la tt Brook Farm », et renoncé à ses conversations — autre- ment dit, quand elle fut sortie du cercle transcendanta- liste— Margaret entra dans la phase de beaucoup la plus intéressante de sa carrière. De juin à septembre 1843, elle parcourut ce qui était alors le « Far West » de rillinois et du Wisconsin, sans paraître avoir été troublée par la rudesse d'une civilisation encore toute récente. Ses expériences sont relatées dans le Summer on the Lakes, petite brochure de valeur inégale, écrite un peu en amateur, mais plus intéressante que ne le
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sont f^énéralcment les publications de ce frenre. A la fin de 18'/i, le diieelciir dt- l;i Tribune de New York, Horace Greeley, offrit à Margarct Fuller le poste de critique littéraire dans son journal. Après deux ans de cette collaboration, elle put partir pour l'Europe avec des amis, et elle adressa à la Tribune et à des correspon- dants particuliers une série d'intéressantes lettres dans lesquelles elle décrit agréablement les pays et les célé- brités qu'elle rencontre. Mazzini, pour qui elle se prit d'une sincère amitié, est peut-être le personnage qui ressort le mieux de ces pages, dont toutefois le principal intérêt tient au caractère propre de leur auteur. Son patriotisme se rehausse, sa critique se fait plus ferme, ses appréciations des hommes et de la politique plus étendues, et son généreux amour de la cause de la liberté croit si intensément qu'il en devient communicatif. C'était d'ailleurs une époque communicative de révolu- tions et, comme elle passa les années de 1847 à 1850 en Italie et principalement à Rome, elle fut à même de jouer un rôle dans les événements qu'elle commen- tait. Son mariage romanesque et secret avec Giovanni Angelo, Marquis Ossoli, en 1847, et la naissance d'un fils en 1848, lui apportèrent une joie intime qui complé- tait la satisfaction intérieure qu'elle éprouvait à mener une existence qui offrait à son esprit avide un horizon plus large que la province américaine. Vint la révolution romaine de 1849, un nouveau pape adversaire du parti libéral, le siège de la ville par les Français : elle suivit la fortune de la cause populaire, h laquelle elle se con- sacra avec une héroïque énergie, se prodiguant surtout dans les soins aux blessés. Quand la ville fut prise, elle s'enfuit avec son mari et son enfant à Florence; plus tard, les exilés résolurent d'aller tenter fortune dans la
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république natale de Margaret. Ils s'embarquèrent à Livourne en mai 1850. Après une pénible traversée, le port de New York était presque en vue, quand une vio- lente tempête s'éleva et le navire alla s'échouer à l'île de Feu. Les détails du naufrage sont un peu confus, mais nous savons que les Ossoli y trouvèrent la mort et que seul le corps de l'enfant fut retrouvé.
Il n'est pas étonnant que le renom littéraire de Margaret Fuller n'ait pas donné toute satisfaction à ses amis. Ses lettres et souvenirs ne sont pas parmi les meilleurs du genre, et le meilleur de son œuvre est repré- senté par des articles de critique, forme de littérature qui ne saurait aisément prétendre à l'immortalité. Tou- tefois l'Amérique n'a pas produit de meilleur critique avant 1850 ; mais il lui manqua le don du style, la méthode et la profondeur.
De ses œuvres, qui forment quatre volumes dans l'édi- tion de 1855, les plus importantes sont probablement Woman in the Nineteenth Century (1844) et Papers on Lilerature and Art (1840). Le premier de ces ouvrages est trop décousu et manque de méthode, la prose en est souvent trop poétique ; mais l'œuvre est pleine de saines pensées, convenablement exprimées. Le recueil d'articles révèle les qualités et les défauts de la critique au jour le jour, et les jugements et appréciations émis par miss Fuller ont rarement été confirmés par le temps.
Le premier et le plus complet essai de biographie consacré à Margaret Fuller est dû à trois de ses amis du groupe transcendantaliste : James Freeman Clarke, l'auteur des Ten Great Religions et des Antislavei-y Days\ William Henry Channing, biographe de son oncle le fameux Dr. Channing et orateur éloquent, et enfin Ralph Waldo Emerson, l'un des plus célèbres repré-
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sentants du Transcendantalisme et l'une des plus nobles figures de la littérature américaine.
Ralph Waldo Emerson naquit à Boston le 25 mai 1803. Son père, William, pasteur unitaire, possédait un cer- tain talent littéraire; des deux côtés les ancêtres repré- sentaient le meilleur sang et la meilleure éducation que put fournir la Nouvelle-Angleterre. William Emerson mourut prématurément, et le soin d'élever Ralph Waldo revint à une mère excellente et à une tante, Mary ^loody Emerson, femme d'esprit et de caractère. La famille était nombreuse, les ressources étaient faibles, et il fallut recourir à une sévère économie. Après avoir pris ses diplômes, Ralph Waldo Emerson parut destiné à s'éteindre en pleine adolescence, comme ses frères, mais un séjour dans le Sud eut raison de la maladie. Il ne se distingua pas spécialement pendant ses études à Harvard, où il reçut les leçons de Ticknor et d'Everett, et se pré- para au ministère sacré de la secte unitaire.
Un court stage de maître d'école précéda son voyage dans le Sud; a son retour, il lui fallut, pour sa conva- lescence, passer quelque temps dans une relative oisiveté. Puis il devint le sufTragant et peu après le pasteur de la « Second Church » de Boston. 11 y servit avec conscience, mais sans éclat, jusqu'en 1832. A cette date, il se sépara de sa congrégation, n'étant pas d'accord avec elle au sujet de la communion sous les deux espèces. Il avait d'autres raisons de ne pas se sentir à sa place dans le ministère, et le lecteur de son sermon d'adieu n'aura garde de l'accuser d'insolence vis-à-vis des offices couramment réputés divins, car le manque d'intérêt qu'il professait à leur égard était dû en grande partie à ce détachement moral qu'il avait accusé dès sa jeunesse.
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Comme tout véritable idéaliste, il ne sut pas se con- tenter d'une demi-séparation avec son Eglise, mais il se résolut, autant qu'il le pourrait, d'oublier son existence même. N'ayant rien d'un agitateur, il rompit tout sim- plement avec le Christianisme, et ce fait nous paraîtra moins surprenant quand nous saurons qu'au début de 1832 il avait perdu sa femme, épousée trois ans aupa- ravant. Découragé et mal portant, il résolut de changer de climat, et l'hiver suivant il s'embarqua pour Malte.
Le journal qu'il tint met en lumière bien des aspects curieux de son caractère. Beaucoup moins séduit qu'Allston, Irving et Cooper par les charmes de l'Europe, il eut néanmoins le désir de se rencontrer avec quelques auteurs dont il appréciait les écrits — principalement Carlyle, avec qui il se lia d'une des plus belles amitiés qu'aient enregistrées les annales de la littérature. Il fait étalage de son américanisme dans la parfaite intrépidité et l'étroitesse toute partiale de ses jugements — à aucune des célébrités qu'il rencontre il n'accorde les honneurs de la première classe; — aucun de ces écrivains ne lui paraît posséder des connaissances exactes au point de vue de l'idée religieuse. En d'autres termes, il ne rencontra aucun « sage » tel que lui-même s'efforçait de le devenir, et il en fut désappointé. En octobre 1833, il revint vers la Nouvelle-Angleterre.
Après quelques prédications, il s'établit à Concord, où il fixa sa résidence habituelle et, pour augmenter ses revenus, il fit des conférences, choisissant d'abord des sujets scientifiques : choix heureux, puisque l'étude vers laquelle il le dirigea devait lui fournir plus tard de mul- tiples occasions de s'illustrer, bien en rapport avec la nature de son activité et avec l'esprit pratique de ses auditeurs. A cette époque, en 1835, il contracta un second
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mariage avec miss Lidiaii Jackson, en compagnie de qui il vécut heureux jusqu'à sa mort, le 27 avril 1882.
Il n'est pas utile de retracer par le menu son existence d'ailleurs peu accidentée. Dès ses débuts, sa réputation de conlérencier s'accrut rapidement, et on comprend, d'après les pages brillantes de Lowell, Fenthousiasme qu'il commençait h soulever dans la jeune génération, en dépit de ses défauts d'élocution. En 1836 se place la première manifestation réellement concluante de son génie d'interprète clairvoyant du monde extérieur et d'éloquent prosateur : c'est alors qu'il publie son petit ouvrage intitulé Nature — rhapsodie transcendan- taliste dont certaines parties, s'élevant presque à la l grande poésie, expliquent suffisamment la perplexité qui raccueillit tout d'abord. La même année, il composa son hvmne patriotique pour l'anniversaire de la bataille de Concord; il donna aussi une édition du Sarlor resartiis et, deux ans plus tard, des Miscellanies de Carlyle.
Il était déjà le centre du mouvement transcendanta- liste ; Alcott, Margaret FuUer et Thoreau, pour ne nommer que ceux-là, s'étaient groupés autour de lui, bien que sa réserve naturelle les tint à une certaine distance. Qu'Emerson ait compris pour([uoi son tempérament lui imposait cet isolement relatif, c'est ce que l'on peut se demander; en revanche, on peut tenir pour certain que personne ne l'a compris ni ne le comprend. 11 n'était ni Dante, ni Milton, ni Swift; c'était un Yankee, rude et avisé, attentif à ses afTaires personnelles, d'ailleurs citoyen exemplaire, qui eut bien soin de ne jamais s'obstiner à faire obstacle aux courants d'idées de son temps. Quoi qu'il en soit, Emerson, mentor de son époque, honoré unanimement par ses concitoyens, est resté un être à part, un habitant dune autre sphère. Le
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tenir pour un idéaliste n'explique pas le phénomène, pas plus que le prendre pour un mystique. Tout ce que l'on peut faire probablement, c'est de le prendre pour ce qu'il est — une figure originale et engageante qui a fixé sa demeure sur les confins du connu et de l'inconnu, qui tantôt fait une courte incursion dans l'au-delà, tantôt se retourne et vient à nous le sourire aux yeux et les lèvres prêtes à parler, mais qui prévient nos questions et se retranche derrière la barrière mystique, pour encore revenir et se retirer encore et ainsi indéfiniment.
L'Emerson de 1840 à 1860 ne fut pourtant pas, pour ceux de son groupe, une personnalité aussi fuyante qu'il semble l'être aujourd'hui pour certains d'entre nous. Au contraire, il leur fut un stimulant. On peut juger par un sonnet célèbre de Matthew Arnold à quel point il fit impression sur ses disciples. Ses Essays furent publiés en deux fois, en 1841 et 1844. En 1847, Emerson donna un recueil de ses divers poèmes, parus dans The Dial et autres périodiques. L'année suivante, il rendit pour la seconde fois visite à l'Angleterre, y faisant entre autres conférences la brillante série sur les Représentative Men, qui fut éditée en 1850, un an après l'apparition d'autres conférences célèbres, comme Man tlie Reformer, dans un volume de « Mélanges ». Les English Traits ne parurent pas avant 1856. Pendant ce temps il avait continué ses cours, s'intéressant de plus en plus à la politique — jusqu'à prononcer même des discours de propagande. Sa Conduct of Life, publiée en 1860, n'était cependant guère, à première vue, l'espèce de pronunciamiento qu'il eut fallu à cette époque de guerre civile. Ses conférences sur « la Destinée », « la Richesse », « la Culture », « l'Honneur », et autres sujets d'ordre général et anodin en apparence, ne contribuèrent pourtant pas peu au
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développement de la liUcratuie indépendante. De tels ouvrages Inculquèrent aux lecteurs, mieux qu'on ne l'avait jamais fait, bien qu'avec moins de véhémence peut-être que les Esnays, cet idéalisme patrioti(|ue sans lequel le peuple n'aurait pu conserver la république. Il est inté- ressant de noter que la première édition de ce dernier livre fut entièrement vendue en deux jours, ce qui, étant donnés les troubles de cette époque, est plus significatif pour l'historien que l'étonnement provoqué chez les lec- teurs de VAtlantic Monthli/, nouvellement lancé (1857), par le poème mystique d'Emerson, « Brahma ».
Pendant la guerre, il prononça plusieurs discours et publia ensuite un nouveau recueil de ses premiers poèmes, que d'autres suivirent bientôt. Une suite de conférences mi-philosophiques, faites à Harvard, forma plus tard un volume posthume, Natural History of Intel- lect (1893). Deux volumes d'essais, Society and Solitude (1870) et Letters and Social Aims (1875), complètent le nombre de ses principales contributions à la littérature. 11 compila encore un Parnassns de la poésie anglaise et américaine; il revisa ses propres poèmes; quelques-uns de ses discours qui sont, comme la Fortune de la Répu- blique, de pénétrantes critiques des mœurs méritent encore d'être considérés. En somme, ses vieux jours furent agréables. En 1872, un incendie détruisit sa maison. Ses amis se cotisèrent pour l'Indemniser géné- reusement, ce qui lui permit d'entreprendre un troisième voyage en Europe. A son retour, il reçut de ses conci- toyens un accueil enthousiaste, mais leur sympathie fut Impuissante à enrayer l'aphasie graduelle et rafTalblIsse- ment de la mémoire qui attristèrent ses dernières années.
La sérénité, l'urbanité, la bienveillance d'Emerson, son optimisme communicatif, ses qualités de critique,
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son habileté à analyser posément et bien h fond les défauts et les faiblesses de son époque et de son pays, son patriotisme, son amour du terroir, son vif sentiment de la nature et de tous les éléments de l'humanité — tout cela et bien d'autres choses, nous avons dû le laisser dans l'ombre, n'ayant pas le loisir d'y insister comme il fau- drait. Or si l'homme et sa carrière ont été si pauvrement analysés, que dire en moins de lignes encore du philo- sophe, du poète, du moraliste, du prophète — bref, de l'écrivain que ses fervents admirateurs n'hésitent pas à placer en tète de tous les hommes de lettres amé- ricains?
Emerson fut-il, h proprement parler, un philosophe? Sa Natural History of Intellect, où il essaya de raisonner méthodiquement au lieu de s'en tenir à commenter pour ses lecteurs ou auditeurs quelques-unes de ses propres intuitions, diffère-t-elle beaucoup d'aucune des confé- rences décousues qu'il donnait en s'aidant des notes de son portefeuille. Il est vrai qu'il se vantait de son manque de méthode, ce que les émersoniens obstinés prétendent considérer comme une sorte de système. Il pensait que les poètes enseigneraient un jour la philosophie, et il fit de son mieux pour hâter la venue de ce jour. Mais son idéalisme, en partie stimulé par les découvertes scienti- fiques de son temps, ne répond pas à l'état d'esprit pratique et positif accru par ces découvertes; il était trop immatériel et trop froid pour satisfaire des âmes comme celles qui s'étaient soulevées contre la domination du concept matériel de l'univers. Comme les Unitaires auxquels il se substitua, lui-même a été abandonné pour des initiateurs plus trauscendantaux. Dans le sens où Marc Aurèle peut être appelé un philosophe, Emerson en lut un probablement; mais il est préférable de les
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ranger tous deux pariiil les moralistes, les grands pro- i moteurs de réthiquc. '
Si nous refusons à l'auteur des essais sur « Jhe Over- Soul » et de « Circles » le titre de philosophe, ne pour- rons-nous lui accorder franchement celui de poète? Là encore l'émersonien outrancier est prêt à répondre par l'aHirmative. Pour certains lecteurs instruits et indépen- dants, les poèmes d'Emerson ont toutes les qualités requises de grandeur, s'ils ne sont pas au premier rang parmi les œuvres de leurs concitoyens. D'autres, tout aussi instruits, assurent que ces poèmes ne sont que les versions poétiques des essais en prose d'Emerson, et déclarent que, à quelques rares exceptions près, l'écrivain manque de passion, de sentiment, de simpli- cité; qu'il est gêné par la forme même qu'il emploie, et par les entraves qui surexcitent, au contraire, le génie d un vrai poète. On ne saurait nier que des poèmes comme « The Daeraonic Love » auraient tout aussi bien pu être traités sous une autre forme, que la vraie cha- leur poétique est presque entièrement absente des vers d'Emerson et que la répétition incessante d'octosyllabes souvent faux a tôt fait de devenir fastidieuse. Parfois obscur jusqu'à l'irritation, parfois péniblement profond ou se complaisant dans la diflïision, il est rarement capable de se maintenir à un niveau élevé d'inspiration et d'expression.
Que dire de la prose d'Emerson? Matthew Arnold avait-il raison lorsque, en critique expert jugeant posé- njent l'auteur favori de ses jeunes années, il niait que les Essays, les conférences et les English Traits réussissent à former un ensemble d'un mérite suffisant pour placer Emerson au rang des grands hommes de lettres? Il semble que le temps soit venu pour les compatriotes
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d'Emerson d'accepter ce verdict. Par suite de ses fai- blesses dans la forme et dans le fond, Emerson n'appar- tient pas h la peu nombreuse catégorie des grands maîtres de la prose. Son style est généralement celui du confé- rencier ou du prédicateur plutôt que celui de l'écrivain. S'il savait composer une phrase sonore, sa façon de coudre des notes les unes au bout des autres ne lui permit pas d'écrire tout un paragraphe, encore moins un essai entier, de main de maître ou même d'artiste.
Pour les idées également, il semble être moins grand qu'il ne le parut à ses contemporains. Cela tient beau- coup, et c'est chose assez paradoxale, à sa grandeur même. Il a vivifié à ce point la pensée de l'Amérique avec son suave idéalisme, avec sa foi splendide en la puissance, les droits et les devoirs sacrés de l'individu, avec son intrépide radicalisme démocratique, que le lec- teur accepte maintenant comme banales outres naturelles des paroles qui jadis firent palpiter le cœur de la jeu- nesse américaine. Le prophète inspiré de la veille court le risque de passer le lendemain pour un vieux bonhomme charmant mais un peu radoteur.
Quoi qu'il en soit et quoi que nous pensions d'Emer- son, philosophe, poète ou homme de lettres, il serait injuste de prétendre qu'il ne fut pas un grand écrivain, dans un sens très élevé et très particulier de ce mot. Parmi tous les Anglo-Saxons, il n'en est guère qui puisse l'approcher pour la valeur de ses indications morales et son influence stimulante. Son attitude et son caractère ne permettent pas de le comparer à Marc Aurèle ; il est probable qu'il ne saurait pas davantage être comparé au grand empereur comme écrivain, étant à ce qu'il semble moins simplement et pathétiquement noble, bien que sous d'autres rapports mieux doué — mais c'est en la
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société de Marc Auièlc et d'Epictète que certains de nous le placent, toutes restrictions laites, et nous sen- tons qu'il n'aurait rien souhaité de mieux.
Il n'est pas certain que la popularité d'Emerson ait augmenté depuis sa mort, mais ce fut le cas pour son ami Henuy David Thoiieau. Fort peu connu de son temps, Thorcau eut la bonne fortune de posséder des amis enthousiastes qui servirent utilement sa mémoire. Le temps lui fut propice plus qu'il aucun de ses amis du Dial. L'humanité est revenue de plus en plus vers la nature et, en même temps, elle a montré sa préférence pour l'interprétation minutieuse, mi-scientifique et mi- poétique, que Thoreau était tout particulièrement propre h lui fournir, du caractère de la nature, en se détachant des élucubrations rhapsodiques et panthéistes d'Emerson et des autres transcendantalistes américains et anglais. Autrement dit, le « poète-naturaliste », comme fut très justement désigné Thoreau, possédait une érudition et une culture classique plus solides que celles de la plu- part de ses collègues en idéalisme; il eut aussi plus de simplicité, plus de goût de terroir qu'aucun autre écri- vain américain, h part Walt Whitman. Même ses excen- tricités, bien qu'elles lui aient aliéné quelques lecteurs, lui en ont acquis un plus grand nombre; et enfin, le style de sa prose semble plus soutenu, plus varié et plus com- plètement satisfaisant que celui de tous ses contempo- rains. Si ces points sont bien établis en sa faveur, il parait n'y avoir aucune raison plausible pour que sa répu- tation d'écrivain ne continue pas de s'accroître.
Thoreau naquit ii Concord le 12 juillet 1817 et il y mourut le G mai 1862. Du sang français et écossais cou- lait dans ses veines, ce qui explique peut-être en partie
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le mélancre de libéralisme et d'étroitesse de son carac- tère. Il ap}3artenait à une famille simple et d'une humble condition. Après des études préparatoires aux écoles de Concord, il prit ses diplômes à Harvard en 1837 et fit de bonne heure ses débuts de maître de conférences au « Lvceum » de Concord. Un amour inné des livres, de la nature et de la liberté, et une méfiance tout aussi innée, quoique sans doute favorisée par les circonstances de la société organisée et conventionnelle, le poussèrent à rechercher, pour assurer sa subsistance, le genre d'occupations le plus simple et le moins assujettissant; il s'adonna a l'industrie familiale, la fabrication des crayons, et, selon l'occasion, pratiqua le métier d'arpen- teur, de géomètre, ou tels autres similaires. On a pré- tendu, sans motifs bien sérieux, que la nécessité de tra- vailler pour vivre lui était odieuse. Mais il désirait sim- plement gagner sa vie et en même temps mener l'exis- tence de son choix, et il réalisa l'un et l'autre désir. De très bonne heure il commença à tenir un journal méthodique, dans lequel il transcrivait ses idées, ses pensées et les notes qu'il avait prises au cours de ses promenades et de ses excursions. Sur la fin de sa vie relativement courte, il avait amassé trente volumes de ces fragments de journal, dont il avait tiré de quoi faire ses cours et les quelques essais et ouvrages qu'il publia. C'est de ce journal aussi que l'on a extrait depuis une importante partie de l'édition autorisée de ses œuvres. Peu après sa sortie d'Harvard, il attira l'attention d'Emerson, et les deux hommes se lièrent si bien, qu'en 1841 Thoreau devint le commensal de son aîné, à Con- cord. Il y resta deux ans, se livrant au jardinage et à des besognes manuelles d'ordre pratique. De nombreux points communs rapprochaient les deux écrivains et on
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ne peut niei- ([uc hlen des passages des œuvres de Thoreau portent rem[)reinte d'Kinorsoii. Mais rclui-là était beau- coup plus réaliste, plus dogmatique et plus dispuleur que son hôte; tout aussi original dans ses théories, il s'écartait de lui par la nature de ses relations avec le monde. Aucun de ceux ([ui ont lu avec soin les lettres que Thoreau écrivit à cette époque ne peuvent le prendre pour un Emersonien à outrance. En 1843, il occupa pendant quelques mois un poste de précepteur dans la famille de William Emerson, à Staten Island, et la proxi- mité de New York ne fit qu'accroître son dégoût des grandes villes. A la même époque, il sentait d'infruc- tueux efforts pour augmenter ses ressources, ou plutôt pour satisfaire ses appétits d'auteur, en publiant des articles et chroniques dans les périodiques à destinée incertaine qu'on multipliait alors.
En 1844, on le retrouve fabricant des crayons dans la maison paternelle. L'année suivante, un peu sur l'avis du jeune William Ellery Channing, compagnon favori de ses excursions, il bâtit sa fameuse cabane de Walden Pond, où il vécut, à part quelques absences, pendant près de deux ans et demi. Il y paracheva son délicieux ouvrage Wee/i on tlie Concnrd and Merrimac Hivers (1840), et cet autre plus fameux qui commémore sa retraite : Walden, or Life in the Woods (1854). Il est préférable, h notre époque de socialisme, de considérer Thoreau, non pas comme un texte pour homélies, mais comme un génie un peu spécial pour lequel la race dont il a si remarquablement détaillé les laiblesses et les défauts ne peut avoir que de la reconnaissance. Partout où nous le rencontrons, canotant sur les eaux de la Con- cord, taillant les haies d'Emerson, ou correspondant avec Horace Greeleyà propos de la publication de ses articles
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épars, conférenciant dans des salons ou du haut d'une estrade, construisant sa cabane et l'habitant, grimpant par des raccourcis jusqu'au sommet des collines avec son inséparable parapluie dépassant derrière son dos, che- minant le long des sentiers de Cape Cod, ou bien par- courant les forêts du Maine en compagnie de son ami l'Indien dont il parle avec tant d'enthousiasme, — par- tout, quoi qu'il fasse, et dans toutes les circonstances de sa vie, jusque dans la maladie qu'il supporta vail- lamment et qui entraîna sa mort, il se montre toujours pareil à lui-même, avec le même caractère sincère, n'ayant rien à cacher de sa vie, n'ayant à s'excuser de rien de ce qu'il a exprimé dans ses écrits.
Les œuvres de Thoreau sont maintenant rassemblées dans une édition en onze volumes et il reste encore la matière d'autres volumes. Walden est sans doute le seul ouvrage de la collection qui puisse être strictement con- sidéré comme classique, ou au moins comme un clas- sique probable. Cela tient en partie h l'intérêt qui découle de l'expérience très particulière qu'il décrit, et aussi à ce que, mieux que partout ailleurs, la tendance moralisante de l'auteur est contrebalancée par le souci de rapporter ce qu'il a vu. Week on the Concord con- tient nombre de pages aussi charmantes que tout ce que l'on peut trouver dans Walden; il y a, en outre, plus de mouvement, et l'ouvrage y gagne en séduction.
Cape Cod est plein de bonnes choses — par exemple le récit du naufrage sur la côte — mais le dévelop- pement est alourdi par des citations trop fréquentes empruntées à l'érudition locale . On reconnaît que Thoreau a beaucoup lu; on s'intéresse à l'exposé de ses préjugés sur l'Eglise et les autres institutions; on avoue que peu d'hommes ont fait preuve d'une observation
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aussi exacte. On admet qu'il savait rendre intéressantes do petites localités, tout comme Balzac certaines villes de province françaises. Mais ses partisans dévoués seront probablement les seuls à ne pas sentir qu'il y a des pages pleines d'insanités et que le livre eût été bien meilleur si Thoreau avait pu agrémenter sa sécheresse d'un peu de l'enjouement d'un humoriste génial comme Alphonse Daudet.
Un autre ouvrage, Maine ]]'oods, donne une délicieuse description d'une région pittoresque qu'apprécient de plus en plus les voyageurs. Stevenson, malgré son incli- nation pour Thoreau, est peut-être injuste en déclarant ennuyeux The Yankee in Canada. Quoi qu'il en soit, il est certain que le volume intitulé Excursions, qui contient ii présent ce voyage au Canada, renferme des essais qui, à bien des égards, marquent la plus haute expression du génie de Thoreau. Dans « A Win ter Walk », par exemple, le stvle est un admirable spécimen de prose aisée et cfracieuse, et « J'he Succession of Forest Trees » est plus simple, mais presque égal dans son genre. Les quatre volumes d'extraits de son journal, et ses Familiar Letters aident a comprendre celui cpii les écrivit. Celles-ci abondent en humour épigrammatique et en observations fines, parfois profondes, qui retiennent agréablement l'attention. Les poèmes de Thoreau, dispersés h travers ses livres et son journal, n'ajoutent pas beaucoup h sa réputation. Encore plus qu'Rmerson, Thoreau, qui ne fit ([ue peu de vers après la trentaine, offre ii ses lec- teurs des sujets de poèmes plutôt que des compositions achevées. Ça et là on rencontre quelques strophes que l'on retient pour les relire, mais ce sont de minces trésors pour les anthologistes.
Essayer de résumer les caracl*'Mistiques du talent de
LITTKBATOBE AMÉnlCAINE. 1 r>
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Tlîoreau serait quelque peu vain. Ce fut un moraliste, un naturiste, un idylliste, un philosophe tout ensemble des écoles cynique et stoïque, et de plus un transcen- dantaliste, un révolté, en de rares occasions un adora- teur de héros, un humoriste, un excentrique — bref, un parfait original. « J'ai toujours trouvé très peu de profit h beaucoup frayer avec les hommes », écrit-il en 1864; pourtant peu d'écrivains parlèrent plus sagement de l'amour et de l'amitié. Comme moraliste, il a une portée moindre qu'Emerson et personne ne songerait à l'assi- miler à Marc Aurèle ; mais c'est un penseur plus original et plus profond qu'Emerson et qui en impose plus for- tement à certains esprits.
C'est l'écrivain plutôt que le penseur ou l'observateur qui, chez Thoreau, mérite l'admiration la plus sympa- thique. Nous pouvons, tant que nous voudrons, ne pas être de son avis quand il prêche ou quand il moralise; nous pouvons nous intéresser fort peu aux beautés et aux merveilles qu'il découvre dans les plaines, les forêts ou les étangs de Concord; mais si nous sommes amateurs de bonne prose, nous pouvons être certains de le lire avec presque autant d'intérêt et de plaisir que si nous étions d'accord avec lui sur chaque mot. Son ima- gination, son esprit nous réjouissent. Nous nous aper- cevons bientôt que chaque page recèle une provision de surprises h notre adresse. Tantôt c'est une fine épi- gramme, tantôt une pensée subtile, tantôt une profonde observation sur une phase importante de la vie ou de la nature. Ici, allant droit au but, sans détour; là, capri- cieux et plein d'humour, ou sarcastique, ou inspiré; puis, après un passage joliment écrit, c'est une négli- gence triviale, une plaisanterie outrée, ou une note de vulgarité. C'est un provincial-cosmopolite, un Grec de
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tlonconl, un laune — archange — autrement dit, un pur, inexplicable et inexprimable génie.
En plus des deux maîtres esprits engendrés par le Transcendantalisme et dont nous venons de parler, cette doctrine inspira à quelques moindres poètes le désir d'exprimer mélodieusement leurs âmes. Trois au moins des contemporains et amis d'Emerson valent d'être retenus par ses admirateurs. Ce sont Jones Very (1813- 80), Christopher Pearse Cranch (1813-92) et William EUery Clianning, le jeune (1818-1901). Le premier, qui passa presque toute sa vie à Salem, Massachusetts, fut probablement le plus parfait mystique religieux de son temps — un ecclésiastique d'une si spirituelle essence qu'il dépassa presque les bornes du bon sens. Il ne publia qu'un menu recueil d'Essays and Poems, qui ne s'adresse qu'à une élite restée peu nombreuse malgré de récentes rééditions de ce livre.
Cranch, qui lut en même temps un peintre, a joui d'une longue existence passée dans divers sites agréables ; il publia trois ou quatre volumes de vers dans lesquels se retrouve l'influence des maîtres qu'il admirait. Cranch traduisit aussi VEnéide et l'on peut retenir son nom comme celui de l'auteur des poèmes « The Rainbow » et « Aurora Borealis », dans lesquels le poète, le peintre et le transcendantaliste se fondent de façon charmante.
Le troisième membre du groupe, William Ellery Channing, neveu du grand-prêtre unitaire du même nom, est moins connu encore, si possible, que Very ou Cranch. Il avait épousé une sœur de Margaret Fuller et vécut de longues années strictement à l'écart, mais non sans avoir vu quelque chose du monde. Plusieurs volumes de prose et de poésie qu'il publia furent jugés par ses amis, y compris Ilawlliornc, d'un mérite remar-
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quable. Mais il ne fit aucune impression sur son époque, ni par ses essais dans The Dial, ni par ses délicates Conversations in Rome between an Artist, a CathoUc and a Critic, ni par son Thoreau^ tlie Poet-Naturalist, ni par sa demi-douzaine de recueils de vers. Dans le lugubre volume avant pour titre Tsear Home, on trouve des descriptions de la nature dont Cowper ne rougirait pas, de même que dans TJie Wanderei, qui fut honoré d'une Introduction d'Emerson'.
1. On constate, non sans plaisir, que ces poètes sont l'objet d'une attention croissante, Mr. Sanborn a publié un volume de vers choisis do Channinp, et Mr. George Willis Cooke a fait paraître The Poets of Trans- cendentalisin, qui est la première anthologie de ce genre (1903).
CHAPITRE XIV
LES ROMANCIERS (1830-1850)
Pendant la période à laquelle nous arrivons, Irving et Gooper, mûris par l'âge, poursuivirent leur œuvre; mais ils ne produisirent rien qui pût égaler ce qu'ont laissé ces deux autres auteurs considérés généra- lement comme les plus glorieuses illustrations de la littérature américaine : Ilawthorne et Poe. Les autres romanciers de la génération précédente lurent aussi supplantés par des écrivains qui, par le nombre et l'importance, marquèrent un réel progrès dans l'art de la fiction et qui promettaient mieux encore. Néanmoins, le lait marquant de cette période est la production des nouvelles de Poe et de IlaAvthorne. Ce n'est qu'en 1850 que lut publié, de l'un des auteurs nouveaux venus, Tlie Scarlet Leller, qui est le seul grand roman de la période, à part l'œuvre de Cooper. Au contraire, les contes de Poe ont vu leur réputation grandir sans cesse, et ceux de Hawthorne n'ont certainement pas perdu. Plusieurs raisons de cette supériorité de la nouvelle s'expliquent d'elles-mêmes. Irving avait iourni d'admi- rables modèles. Les nombreux ma<£azines d'alors, bien
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que pour éphémères, et les recueils aniluels à la mode accueillaient toutes les œuvres de lonoueur movenne, alors que les éditeurs, qui pouvaient traduire ou démar- quer à leur aise les romans anglais, étaient portés à voir d'un mauvais œil les longs manuscrits américains. Le succès des contes publiés dans le BlackwoocVs ne fut pas non plus sans influence; aux auteurs hésitant sur leur genre et se défiant de leurs aptitudes à rivaliser avec Walter Scott et Cooper, la nouvelle offrait une forme convenable et sûre. Hawthorne et Poe furent sans doute attirés vers elle à cause de ses ressources artis- tiques et par le penchant naturel de leur propre talent; mais les avantages que nous venons de rappeler ne furent pas non plus sans influence sur leur choix.
Dans l'étude de ces nouveaux auteurs, il est naturel de commencer par Natuaniel Hawthorne (1804-64); les dates extrêmes de sa vie renferment tout entière celle de Poe. Celui que l'on considère comme le plus grand interprète de la vie et de l'esprit de la Nouvelle- Angleterre était par ses ancêtres admirablement qua- lifié pour cette tache. William Hawthorne avait traversé l'océan avec Winthrop sur V « Arabella », et s'était fixé h Salem. Son fils hérita de son austère puritanisme et fut un magistrat impitoyable. Des fermiers et des capitaines au long cours constituèrent les traditions de la famille, sinon sa fortune, jusqu'en 1804, année où naquit, le 4 juillet, le fils qui devait l'illustrer. Son père mourut quatre ans plus tard dans le Surinam, laissant, outre son fils et homonyme, deux filles et une veuve qui passa dans la retraite la plus absolue tout le res- tant de sa longue existence. En dépit de la nature réservée dont il avait hérité, sinon même d'une certaine morbidité, et de l'influence peu favorable exercée par
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sa mère et sa sœur aînée, Ilawthonie, quoique cloue d'une imagination exceptionnelle, ne semble pas avoir eu une jeunesse aussi anormale qu'on aurait pu s'y attendre. A quatorze ans il passa une année dans les solitudes du Maine, et ce séjour contribua probable- ment il développer son physique et peut-être à stimuler son patriotisme démocraticjue. Deux années de séjour à Salem suivirent; puis il entra au collè^çe Bowdoin, h Brunswick, Maine. Il eut pour camarades Longlellow et deux autres bons amis, Horatio Bridge, dont Ilaw- thorne publia par la suite le Journal of an African Cruiser, et Franklin Pierce, plus tard Président des Etats-Unis. La carrière du collégien n'eut rien de remar- (juable, sinon, peut-être, que la société d'autres jeunes hommes ne l'excita pas à abandonner ses ambitions littéraires et à poursuivre par des voies ordinaires la réussite matérielle, qui a toujours prévalu aux yeux des Américains. Après son diplôme, en 1825, il retourna à Salem où il vécut dans la retraite pendant douze ans. Susceptible a l'excès, rêveur et sauvage, il écrivait seul dans sa chambre, faisait de longues promenades au cré- puscule, ce qui est le lait dune imagination forte d'elle- même ou, si l'on veut, d'une sombre fantaisie, mais non d'un caractère misanthrope. En 1828, il donna un roman anonyme, intitulé Fanshawe, dont l'apparition passa presque inaperçue. C'était le récit, assez court, d'un mystérieux enlèvement ayant pour théâtre un collège de campagne dans lequel il est aisé de reconnaître le collège Bowdoin. Le héros, qui donne son nom au livre, est un jeune homme romanesque, mélancolique et timide, qui meurt jeune. On ne découvre dans cet ouvrage que de très faibles traces des qualités futures d'il.iwthorne. Après Fnns/iawe, il acheva une série de
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nouvelles (ju'il ne réussit pas h faire publier. Ces insucccs ne le découragèrent pas et il continua d'écrire. En 1830, il trouva enfin en S. G. Goodrich un éditeur qui, sans être très généreux, sut du moins l'apprécier.
Cet éditeur inséra The Gentle Boy dans son recueil annuel The Token, et par la suite accepta d'autres nou- velles qui, si elles ne causèrent pas grand émoi, atti- rèrent du moins quelques amis à leur auteur. Dans l'intervalle, Hawthorue avait fait plusieurs voyages à travers la Nouvelle-Angleterre et poussé jusqu'à New York; par ces voyages et les études qu'il continuait parallèlement, il s'était familiarisé avec l'histoire et la physionomie de la région qu'il était appelé à célébrer dans des contes et des romans admirables.
En 1836, il collaborait h des magazines comme The Kjiickerbocker, de New York, l'un des meilleurs du temps, et cette même année, outre ce qu'il donna à Goodrich, il composa une histoire universelle que ce modèle des pourvoyeurs de littérature pour enfants esti- mait « assez bonne ». L'année suivante, avec l'aide secrète de son enthousiaste ami Bridge, Hawthorne fit paraître la première partie de Twice-Told Tales^ qui accrut sa réputation, sans toutefois atteindre le succès que ses quelques admirateurs prédisaient à une œuvre aussi charmante. Les directeurs de publications pério- diques faisaient maintenant des efforts pour s'assurer sa collaboration, de sorte qu'il trouva bientôt dans la Démo- cratie Review quelque chose comme un organe, si tant est que l'on puisse employer un pareil terme par rap- port à son délicat génie. Ses amis s'efforcèrent aussi de lui procurer quelque emploi officiel et enfin, en 1839, Bancroft, qui dirigeait alors la douane à Boston, le nomma aux Poids et Mesures. Hawthorne mesurant des
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Stocks de charbon et déambulant par les docks, voilà un spectacle qui nous donne une étrange idée de Torga- nisation sociale ; mais le maigre salaire qu'il recevait n'en était pas moins important pour lui, à ce moment là, car il s'était fiancé à une délicate et séduisante jeune fille infirme, iNIiss Sopliia Peabody, sœur de celle que nous connaissons déjà pour avoir été l'amie de Bronson Alcott. Leur attachement, sans être aussi romanesque que celui de BroAvning, fut aussi parlait, et les lettres qu'ils échan- gèrent se classent parmi les plus admirables du genre. Au bout de deux années, le parti démocratique auquel il appartenait, comme son père, fut détrôné par les \vhigs, et le jeune auteur perdit son poste. Il s'essaya alors à une tâche plus bizarre encore, à la Brook Farm; mais malgré toute sa bonne volonté, il ne put s'adapter à l'esprit de l'entreprise. Il vivait dans un monde idéal, mais ce n'était pas celui des transcendantalistes, dont le mélanae d'égoïsme et d'altruisme ne lui disait rien. Aussi se retira-t-il, ne prévoyant probablement pas que dix ans après, avec The BUtJiedale Romance, il allait largement récupérer la dépense de temps et d'argent risquée là. En juillet 1842, il se maria et emmena aussitôt sa femme, dont la santé s'était améliorée, à l'Old INIanse, de Con- cord, où ils passèrent quatre années de bonheur idyllique. La délicieuse introduction des Masses a rendu la vieille maison aussi chère aux lecteurs dHaAvthorne que l'est devenu le moulin de Daudet pour les amis de ce brillant écrivain. Il ne fallait pas s'attendre à de l'expansion ni à des relations de voisinage bien suivies, de la part d'un homme aussi réservé, mais Ilawthorne se réjouit à sa façon de la société d'EUery Channing, moins toutefois que de celle d'Emerson et de Thoreau; on réussit même à lui faire subir une entrevue avec Margaret Fuller. Il
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vécut surtout pour sa femme et pour son art, et sa coupe de bonheur déborda quand naquit sa fille, Una.
C'est à Concord qu'il écrivit la plupart des meilleures pages qu'il publia dans la Démocratie Beview, là aussi, il composa la seconde série des Twice-Told Taies; et en 1846, l'année qui vit son retour à Salem, il rassembla les Masses from an OUI Maiise, ouvrage qui représente peut-être, avec des pièces comme « Rappaccini's Daughter » et « Young Goodman Brown », l'apogée de son génie de conteur.
Le parti démocratique ayant été réintégré eu 1845, les amis d'Hawthorne lui procurèrent de nouveau, l'année suivante, un petit emploi d'inspecteur de la douane à Salem. Il a décrit son existence de fonctionnaire dans l'introduction à la Scarlet Letter, composition compara- ble aux meilleurs essais de Lamb_, si tant est qu'on puisse la comparer à quoi que ce soit. En 1849, il fut inopiné- ment dépossédé de son emploi au beau millieu des tra- vaux de son premier grand roman ; quelques mois après sa mère mourut. D'autres soucis l'accablèrent, mais Hawthorne s'acharna à une tâche qui, par la nature même du sujet, aurait suffi à troubler son âme sensible. On sait l'impression que fit la lecture de la Scarlet Letter, sur l'éditeur-poète James T. Fields. On sait aussi le succès que remporta cet ouvrage presque dès son appa- rition au printemps de 1850. Le renom d'Hawthorne était désormais établi partout où l'on parlait anglais, et, depuis lors, on a généralement estimé que son premier grand roman était la plus belle œuvre d'imagination produite en Amérique. Il n'y a pas lieu de discuter cette opinion; il est toutefois bon de rappeler que ce roman ne révolu- tionna pas la littérature, non plus qu'il ne marqua un grand pas en avant, comme l'avaient fait les ouvrages des
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prédécesseurs d'IIawthornc, Iiving cl Cooper; d'ailleurs, les contes fantastiques et impressionnants écrits dans une détresse cruelle par un génie qui était mort quelques mois auparavant à l'hôpital, ne font pas sur le monde, à ce moment-ci, plus d'impression que le chef-d'œuvre d'Hawthorne.
Après la publication de Tlie Scarlet Letlei\ le roman- cier partit pour Lenox, dans la belle campagne du Berkshires, où il vécut dans la société d'IIerman Melville, et c'est là qu'il acheva la délicieuse House of the Seven Gables (1851). Quelques mois plus tard, il charma les jeunes lecteurs, pour qui dix ans auparavant il avait écrit les histoires patriotiques intitulées GrandfatJiers Chair, en retraçant avec beaucoup de fraîcheur et de grâce des légendes classiques comme celles de Persée et de Midas. The Wonder Book qui en résulta ne constitue pas le moindre des titres d'Hawthorne à la renommée. Il réunit aussi son dernier volume d'esquisses et histoires : The Snoiv lina^e and olher Tn'ice-Told Talcs, et, s'étant fixé aux environs de Boston, il écrivit The BUthedale Romance. A son apparition, en 1852, ce livre confirma la renommée de l'auteur, et il n'a pas manqué depuis d'admirateurs, bien qu'il n'ait pas gardé la même réputa- tion que les deux précédents. Cette même année, il vint de nouveau se fixer ii Concord, cette fois comme proprié- taire de la résidence « The Wayside » ; et peu de temps après son ami Franklin Pierce fut élu à la Présidence des Etats-L'nis. \\n vue de servir la cause de son ami, Hawthorne avait composé un récit de la carrière de Pierce, au grand grief de ses amis anti-esclavagistes. Le livre était en lui-même une œuvre honorable et lon- cièrement honnête; il fallait s'attendre à voir Hawthorne, avec, tout son passé de démocrate et son horreur delà
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discorde, appuyer un candidat qui était son ami per- sonnel, et qui avait soutenu si énergiquement le Com- promis de 1850, mesure qui, dans l'opinion des gens à courte vue, devait maintenir la paix entre les partisans de la liberté et ceux de l'esclavage.
Pierce éprouva le juste désir de faire quelque chose en faveur d'Hawthorne et celui-ci dutfinalement accepter le poste lucratif de consul h Liverpool. Il s'embarqua pendant l'été de 1853, après avoir publié une suite du Wonder Book, connue sous le nom de Tanglewood Taies. 11 garda son consulat pendant quatre ans, visitant beau- coup l'Angleterre et se mêlant à la société d'une façon qui prouve qu'au fond il n'était pas d'une nature inso- ciable. Il ne perdit pas son habitude de noter conscien- cieusement tout ce qu'il voyait et c'est de ces notes que, quelques années plus tard, il tira la matière de son ouvrage descriptif, Oiir Old Home (1863). Bien que loin d'être aussi évocateur que les EngUsli Traits d'Kmcrson, ce livre qu'IIawthorne, en dépit des protes- tations, dédia noblement à l'impopulaire Pierce, est demeuré plus lisible et garde encore quelque valeur.
Après avoir quitté l'Angleterre, HaAvthorne passa avec sa famille à peu près un an et demi sur le continent, princi- palement en Italie. Comme av;uit lui Coopcr, il ressentit profondément le charme exercé par le plus ])eau des pays et les plus historiques des cités, et il réussit mieux que son prédécesseur à exprimer d'exacte façon ses sentiments. The Marble Faiin, commencé en Italie, mais terminé et publié en Angleterre sous le titre de Transformation (1860), met Hawthorne au rang des Byron, des Rogers et des Ruskin, comme interprète de l'art italien et, comme peintre des ruines et des paysages de l'Italie. Les FrencJi and Italian Note-Books, publiés après sa mort,
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i'orn|tlrtiMit riiilorptétallon donnée clans le roman, four- nissent une foule de portraits de personnages intéres- sants et constituent une source des plus utiles pour l'étude d'Hawthorne. Pourtant, il serait excessif d"v voir une très importante contribution littéraire — et la même remarque peut s'appliquer aussi bien aux American et aux Englis/t Note-Books.
En juin 1860, Ilawthorne revint en Amérique, moins dépavsé sans doute que C^ooper après un exil aussi long, mais avant certainement perdu le contact avec ses con- temporains. Il s'établit à Concord d'où il vil venir avec affliction la crucrre civile. Il resta fidèle à l'Union, mais, désespérant du résultat, il évita les controverses poli- tiques, bien qu'il se soit risqué .à commenter ce sujet dans The Atlantic Monthly. II fit, sans succès, plu- sieurs nouvelles tentatives dans le roman. Son esprit se troublait, la santé l'alKindonnalt, et il fut bientôt évident, avec Septinûus Felton, Dr. Grinisha^ves Secret et les fragments de Dolliver Romance, que son talent baissait en même temps que ses forces. Non que ces ouvrages soient totalement dépourvus de ce charme mystérieux qui lui fut propre, mais ils auraient pu rester en manuscrit sans grande perte pour le monde. En 1864, la santé d'HaAvthorne déclina rapidement, et le 24 mai, au cours d'une excursion dans les White Mountains, en compa- gnie de l'ex-président Pierce, il mourut subitement h Plymouth, New Hampshire. II fut enseveli h Concord, et son tombeau, de même que ceux d'Emcrson et de Thoreau,y est l'objet des hommages respecteux des amis de la littérature.
De tels éloges ont été accordés ;i Ilawthorne et ii son œuvre qu'il n'y a, pour ainsi dire, rien h y ajouter; il n'y a pas davantage à essavcr d'apprécier ces éloges,
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tâche qui pourrait passer pour téméraire et peu oppor- tune. Après tout il n'y a guère lieu de s'écarter de l'avis des plus élogieux de ses critiques, sauf sur un point peut- être. Aucun pays ne peut offrir à l'admiration une plus belle figure morale que celle d'Hawthorne, une per- sonnalité plus séduisante en elle-même, un génie plus authentique et plus unique. On peut se demander, cepen- dant, si les admirateurs de l'homme et de l'œuvre — c'est dire presque tous ceux qui les connaissent — n'ont pas exafj-éré la force intellectuelle de l'homme et la portée philosophique de ses créations artistiques. Les lettres et les notes d'Hawthorne révèlent un noble caractère et une imagination subtile, mais peut-on y voir le penseur, le prophète que bien des gens y ont découvert? Ses contes, ses esquisses, ses romans dénotent une science étonnante du cœur humain, soit torturé par le remords, soit aux prises avec l'amour de soi-même ou d'autrui, ou bien avec des désirs inconnus, soit encore subissant l'influence heureuse d'une douce et naturelle affection ; mais avec toute leur imagination analytique, ces ouvrages suffisent- ils à nous convaincre que l'auteur « a vu la vie d'un œil calme et l'a vue tout entière », que sa vision fut aussi étendue qu'elle fut profonde, que, comme créateur de caractères, comme peintre et interprète de la vie, sa place est parmi les grands esprits de la littérature? Proba- blement beaucoup répondront qu'ils n'ont jamais songé à pareille revendication à propos d'Hawthorne ; la meilleure critique h faire de ces partisans enthousiastes, c'est de dire qu'en parlant de lui ils ont trop souvent usé de termes qui ne s'appliquent qu'aux dramaturges et aux romanciers les plus grands.
Mieux que tous les auteurs américains, Hawthorne possède le charme de faire revivre le passé et de parler
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dos générations ilisparnes. Ce n'est pas qu'il soit un peintre somptueux de décors, ni qu'il donne la vie à des caractères héroïques ou pittoresques; mais quand il dépeint les mœurs sévères de la Nouvelle-Angleterre et sa gloire puritaine, comme dans The Scarlet Letter, et dans quelques-unes de ses nouvelles, il semble que ses admirateurs n'aient pas exagéré. Vus chacun séparément, ces petits tableaux apparaissent comme des chefs-d'œuvre délicatement modelés, a The Gray Champion », « The Gentle Boy », les quatre « Legends of the Province House » et « Young Goodman Brown », pour ne citer que ceux-là, suffisent presque à nous mettre en communion sympathique avec les sombres générations dont rêva Ha^vthorne.
Il est unique aussi parmi les auteurs américains en ce qu'il s'approche des grands maîtres par la puissance artistique soutenue de son style et de sa composition aussi bien dans ses grands que dans ses courts ouvrages. Poe, dans ses poèmes et ses nouvelles possède un style aussi soutenu; mais Poe n'a pas à son actif de longs romans. Les œuvres d'Irving ne sont pas. en général, aussi soutenues que celles d'Hawthorne; quant h Cooper, malgré ses grands mérites, c'est un écrivain notoire- ment inégal. Ilawthorne est inégal aussi et seuls ses admi- rateurs irréfléchis peuvent prétendre qu'il sut jamais s'élever à des hauteurs extraordinaires, mais ses compo- sitions les moins frappantes portent encore la marque de son crénie.
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Hawthorne diffère de la plupart des autres écrivains américains, sauf Poe et Whitman, en ce qu'il est un génie isolé, unique dans son genre; cette affirmation tend à les placer tous trois au rang des génies originaux et universels de la littérature mondiale. Celui d'Hawthorne
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est si personnel que l'épithète d' « hawthornien » com- porte un caractère bien défini; que nous entendions ou lisions ce qualificatif, il nous vient aussitôt h l'esprit un roman ou un conte où se mêlent le mystère, le pathétique, la douceur, l'idée ingénieuse, le symbolisme, une psychologie morbide mais pénétrante, le goût du passé — mais à quoi bon tenter l'impossible tâche d'épuiser l'énumération, d'exprimer l'inexprimable?
Ses contes et esquisses paraissent être caractérisés par la crràce, l'ingéniosité, une humeur sereine et un faible pour l'allégorie, plutôt que par la puissance, l'imagi- nation, la passion fiévreuse et le sens du réel et de l'iné- vitable. Il V a des histoires d'une grande puissance, telle « Ethan Brand », mais on perçoit que dans le fan- tastique, le terrible, l'insurmontable, Hawthorne est un maître moins frappant que Poe. Il n'a, de plus, ni l'art sûr de Maupassant ni l'art exquis de Daudet. Mais il possède un charme, une subtilité et une pureté qui lui sont propres et qui font de la suite de ses histoires un perpétuel délice. Il n'existe probablement pas de conteur moderne qui aille plus droit au cœur ou qui se soit fait plus d'amis, et il en est peu qui puissent offrir une plus grande variété de sujets traités dans une manière mieux appropriée.
Quant h ses quatre grands romans, on peut s'en tenir au jugement populaire qui met au premier rang The Scarlet Letter. C'est le seul dont le sujet s'adresse à tous. Cependant la réputation de ce roman ne s'est guère étendue au delà des frontières de la langue anglaise. The House of the Seven Gables aura toujours une portée moins universelle que The Scarlet Letter; toutefois il en a sans peine une plus personnelle pour bien des lecteurs, et par son action et ses personnages plus modernes, et
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par le caractère moins déchirant, encore très impression- nant, pourtant, de sa moralité. Dans nul autre ouvrage llawthorue n'a réussi aussi parfaitement h allier le charme à la puissance.
Il est difficile d'éprouver pour The Blilkcclale lioinance l'entraincmcnt auquel on cède volontiers pour The House of the Seven Gables, ou l'admiration que l'on ressent bon gré mal gré pour The Scarlet Letter. The Blitheddle Romance contient des scènes mémorables, comme la recherche de la noyée, d'après un incident vécu, et l'un de ses personnages, Zenobia, en qui beau- coup persistent à trouver de la ressemblance avec Margaret Fuller, est peut-être celui dans lequel llawthorne s'est le plus rapproché de la réalité, l.es autres sont pour la plupart ou pauvres, ou vagues, et les situations donnent l'impression d'un mélange insolite de réalisme et de romantisme dans la conduite de développement. Malgré tout, ce roman reste le seul mémorial littéraire de la Brook Farm et il n'a jamais manqué de chauds défen- seurs ni d'admirateurs.
Le plus populaire de tous est sans doute The Marble Faim. Nulle part ailleurs les qualités d'extériorisation du génie d'Hawthorne ne se montrent avec plus d inten- sité; nulle part il n'excite plus délicieusement la curio- sité, par les caractères et par l'intrigue. Donatello, Miriam, Ililda sont des personnages qui fournissent l'occasion de discussions intéressantes, d'interpréta- tions sympathiques et admiratives. Ililda, pure, éthérée, semble créée spécialement pour inspirer les plus doux sentiments. Les descriptions de Rome ainsi que du châ- teau et des sites magnifiques de Monte Béni plaisent à ceux qui connaissent l'Italie et séduisent ceux qui ne la connaissent pas. Il n'est donc pas surprenant (|ue ce
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roman ait été populaire et que sa vogue n'ait décru que lentement, si tant est d'ailleurs qu'elle ait décru.
Les amateurs d'ironie feront bien de s'attarder sur la carrière et la mémoire d'EoGAR Allan Poe (1809-49). Peu d'artistes ont été plus détachés, dans leurs aspira- tions, des réalités de ce monde tangible ; peu, dans leur vie, ont eu plus à souffrir de ses vicissitudes. Peu d'écri- vains ont eu après leur mort une réputation plus rapi- dement et plus nettement établie; peu de ceux dont les ouvraoes ont le plus honoré leur pays ont été plus exposés à la malignité, à l'incompréhension ou à la jalousie de la majorité de leurs concitoyens. Depuis sa mort, il a eu une influence plus puissante que n'importe lequel de ses compatriotes sur la littérature du monde, et sa suprématie sur eux est un fait indiscutable pour la cri- tique étrangère. Cette suprématie a été qualihée de « perverse » par les critiques américains animés du cou- rao-e nécessaire pour tenir tête à tout un continent. D'un autre côté, Poe a toujours été l'objet de l'affection et des hommages d'une respectable minorité aux Etat-Unis même; ses ouvrages ont été de mieux en mieux édités, et sa renommée s'est accrue au point qu'il est à présent possible d'affirmer sa suprématie dans la littérature américaine sans encourir le blâme. Il est évident que l'on ne peut encore attendre de ses concitoyens une cri- tique désintéressée de l'homme et de son œuvre; mais il doit être possible de tenir un juste milieu entre le culte que lui vouerait un Français et le désaveu qu'en ferait un naturel de la Nouvelle-Angleterre.
Poe naquit naquit le 19 janvier 1809, à Boston; ses parents jouaient au Fédéral Street Théâtre de cette ville. Par la branche paternelle, il descendait d'une bonne
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liimillc tlu .Miirvlaïul ; sa inèro était un»; Anglaise du nom tllilizabclh Arnold. Son père et sa mère moururent avant 1812 et l^oe, avec un Irèrc aîné cl une jeune sœur, resta privé de ses protecteurs naturels. La ramille avait échoué à Richmonil où elle se fit de bons amis, parmi lescjuels Mrs. John Allan, lemme d'un Important négociant en tabacs, qui, désireuse d'avoir un enfant à soigner, adopta Edgar. Il lut élevé au milieu d'un très grand coniort et, eu 1815, les Allan l'emmenèrent en Angleterre, où ils restèrent cinq ans; le jeune Edgar lut mis à l'école à Stoke Newington. A son retour h Richmond, ou l'envoya de nouveau en pension où il montra des capacités natu- relles pour les langues et la versification. Il se distingua aussi par ses exploits athlétiques et, comme Byron, fut un nageur remarquahlc. Il est plus important de men- lionner qu'il donna de bonne heure des marques évi- dentes de réserve h la fois et d'acuité de la sensibilité ainsi que d'une tendance à la neurasthénie. Il conçut un attachement profond pour la mère d'un camarade d'école, et quand elle mourut il rendit visite à sa tombe chaque nuit pendant des mois.
I-^n février 182G, il s'inscrivit aux cours de l'Université de Virginie, récemment fondée par Jelïerson. Poe se lia avec plusieurs étudiants qui menaient une vie dissipée et, dans leur société, il perdit de fortes sommes. Cela ne l'empêchait pas d'étudier, de se passionner pour la lecture ni d'avoir de bonnes notes. Mr. Allan, ayant eu connaissance de ses dettes, refusa de les paver et retira Edorar de l'Université. On hésite à blâmer cette décision de son père d'adoption; il était fort à craindre que, dans la belle société de Richmond, le jeune garçon n'eût pas été précisément fortifié contre les tentations auxquelles son héritage de faiblesses le prédisposait spécialement.
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On se demande quels effets auraient pu avoir un peu plus de précautions avant et d'indulgence après. Quoi qu'il en soit, Mr. Allan déshonora Edgar à ses propres yeux en le forçant à laisser ses dettes impayées. Déplus il le plaça dans ses bureaux, ce qui n'était certes pas un poste idéal pour un jeune homme qui se plaisait a par- courir seul les montagnes environnant l'Université. On pouvait s'attendre h ce qui arriva. Poe quitta secrètement Richmond, gagna Boston et lii, le 26 mai 1827, s'ensfaoea dans l'armée. Il imita curieusement la con- duite de Coleridge, poète qui ne fut pas sans autres influences sur lui, en s'eniraffeant sous un nom d'cm- prunt qui conservait ses initiales — E. A. Perrv.
Etant cantonné à Boston, il publia son premier volume de vers, l'anonvme TamerJane and ot/ier Poems, dont les rares exemplaires atteignent maintenant un prix qui aurait suffi à faire vivre le poète et sa jeune femme pendant plusieurs années. Vers la fin de 1827, il fut transféré au fort ]\Ioultrie, près de Charleston — changement de résidence qu'il utilisa plus tard dans la composition de « The Gold Bug ». Puis il servit à la forteresse Monroe, Virginie, où il se réconcilia avec les Allan, ou plutôt avec Mr. Allan, Mrs. Allan étant morte avant l'arrivée de Poe h Richmond. On lui trouva un remplaçant et on lui obtint son entrée à West Point; Edgar y fit ses débuts le P"" juillet 1830 — h un âge trop avancé, et avec un passé trop indiscipliné pour inspirer grand espoir de réussite dans le service en dépit de sa promotion récente au grade de sergent-major. Comme pour diminuer encore cet espoir, il avait, l'année pré- cédente, republié h Baltimore, sous son nom cette fois, son recueil de vers, revu et augmenté, sous le titre AI Aaraaj\ Tainerlane, and Minor Poenis.
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'l'ont d'ahorcl le nouveau cadet se conduisit fort bien, mais il se fatigua vile et voulut démissionner; naturel- lement Mr. Allan ne l'entendait pas ainsi. Le jeune homme en arriva ii négliger tous ses devoirs, comparut devant la cour martiale et fut destitué en janvier 1831. II vint à New York et y publia un volume intitulé sim- plement Poems, qui n'obtint aucune attention, bien qu'il contint « Israfel » et « To Helen ». Il célébrait la gloire de la Grèce et la grandeur romaine, mais il n'était en présence que de l'Amérique positive et obstinée de l'ère jacksonienne, Mr. Allan s'était remarié et il eût été vain de compter sur son aide. Poe avait pour lui la jeunesse, un brillant génie, de l'ambition, une instruction consi- dérable et une expérience variée; mais il avait contre lui une faiblesse morale innée, qui n'avait fait que croître dansfereusement, une sensibilité anormale, la conviction qu'on avait mal agi à son égard, et un entourage peu favorable à son tempérament.
Certes, les circonstances lui furent contraires dès le début et les critiques doivent en tenir compte pour se montrer plus svmpathiques et plus charitables envers lui, sans toutefois que ses admirateurs puissent s'en auto- riser p(Hir fermer de parti pris les yeux sur les épisodes déshonorants et désolants de sa lamentable carrière.
De New York Poe s'en fut a Baltimore, où la sœur de son père, Mrs. Clemm, restée veuve, et sa fille Virginie devinrent ses véritables anges crardiens.
Il fit tous ses efTorts pour se ranger, mais sans y par- venir; sa première bonne chance fut un prix de cent dollars qu'il remporta en octobre 1833 avec son récit du « MS. fouud in a Bottle ». Son poème <( The Coliseum » lui aurait valu un autre prix, moins important, si le même concurrent avait pu en remporter deux. Parmi les
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membres du jury se trouvait le romancier John P. Ken- nedy, qui aida Poe de diverses manières, et le recom- manda à Mr. Thomas W. White, le directeur du Southern Literary Messeiiger, nouvellement créé. Poe assuma en réalité toute la charge de ce périodique en 1834, et demeura à Richmond jusqu'en janvier 1837. Entre temps, il rendit fameux le magazine en y insérant quel- ques-uns de ses meilleurs contes et en v analysant sans ménagements, et de façon souvent fantaisiste, les œuvres des contemporains; ces critiques, d'une compétence et d'une franchise indiscutables, furent des plus bienfai- santes à une époque où régnait la complaisance la plus ridiculement provinciale. Mais celui qui savait juger les travaux de son prochain était incapable de contrôler ses propres penchants; le sévère censeur littéraire était pour sa propre conduite un censeur assez relâché. Il épousa sa frêle jeune cousine, Virginie Clemm, et il continua h boire de temps h autre, malgré les remontrances affec- tueuses de son directeur. Il devint impossible pour White de le garder, quelque précieux qu'il lui fût; et Poe chercha un emploi h New York, laissant le maga- zine suffisamment lancé pour qu'il put continuer, pen- dant plus de vingt-cinq ans, à être l'organe des peu féconds écrivains du Sud.
A New York, la petite famille resta h la charge de Mrs. Clemm, qui prit des pensionnaires. Poe semble avoir rempli avec grâce le triste rôle de l'homme de lettres sans emploi; il paraît avoir été moins intempérant, sinon entièrement affranchi de son vice. Il ne put cependant conserver aucune situation durable et, après avoir publié en volume sa plus longue histoire, Tlie Narrative of Arthur Gordon Pym, il partit pour Philadelphie, alors centre important de périodiques. Il y resta, avec sa femme et sa
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belle-mère, pendant près île six ans, menant l'existence précaire de directeur, de rédacteur, de collaborateur occa- sionnel. Il avait réussi à obtenir la direction de l'impor- tant Grahani's Magazine, mais au début de 1842 sa funeste passion lui fit perdre son poste. Il en revint à son idée de fonder lui-même un magazine; h plusieurs reprises il lança des circulaires, sans aboutir au moindre résultat. Cependant, il poursuivait sa carrière de conteur.
Les Taies of the Grotesque and the Arabesque furent réunis en volume en 1839, et c'est à la période de son séjour à Philadelphie que l'on doit placer des chefs- d'œuvre comme « Lio-eia », « The Fall of the House of Usher », « The Murders in the Piue Morgue » et « The (lold Bug )). Toutefois le public s'intéressa davantage h son article sur la « Cryptography », à sa solution de divers cryptogrammes et à son exacte prédiction de l'intrigue de Barnaby Rudge. Cet intérêt était légitime, car la puissance d'analvse de Poe tenait du merveilleux; mais il est regrettable qu'on n'ait pas davantage appré- cié d'autres compositions qui sont probablement les plus étrangement attachantes de toute la littérature. Quoi qu'il en soit, Poe avait déjà conquis des admirateurs h la fois dans son pays et à l'étranger; il réussit môme à se faire de vrais amis qui étaient tout prêts à le soutenir s'il avait seulement pu se soutenir lui-même. Mais il n'y sut parvenir, en dépit, ou, comme il le prétendit, à cause de la santé chancelante de sa femme.
Au commencement de 1844, nouveau départ pour New York, où Poe s'assura du travail dans les journaux. En janvier 184."), la publication de l'immortel Rai>en (Le Corbeau) dans The Eçening Mirror le rendit vraiment célèbre. Il s'associa alors avec Charles F. Briggs pour la direction du Broadway Journal. Une querelle s'éleva et
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Poe, qui avait eiicoie accru sa mauvaise réputation en portant contre Longfello-sv de sauvages accusations de plagiat, se vit laissé seul avec la charge du périodique. Mais à la fin de l'année, la publication avait eu le sort de cent et cent autres magazines américains, et peu de ses contemporains se doutaient que, un demi-siècle plus tard, les historiens se pencheraient sur ses pages pou- dreuses pour y découvrir les traces de la plume de son rédacteur en chef. La fin de 1845 fut aussi marquée par la publication d'un recueil de poèmes, en tète duquel figure « The Raven ». Puis la famille se réfugia dans le faubourg de Fordham, où elle ne tarda pas à tomber dans le besoin; la pauvre jeune femme dépérissait de jour en jour. Il est impossible de ne pas s'apitoyer devant les souffrances de Poe, mais on ne peut s'empêcher de s'ir- riter de son obstination presque stupide à se faire des ennemis. Pendant qu'il s'efforçait de maintenir la fortune chancelante du Broadway Journal, ne s'avisa-t-il pas de vouloir imposer son a Al Aaraaf », comme un poème inédit, ii un auditoire de Boston, et de déclarer que cette œuvre de jeunesse était bien assez bonne pour des trans- cendantalistes? Pendant que sa femme s'éteignait lente- ment, ne fallut-il pas cju'il composât ses Literati — cri- tiques qui malmenaient dans bien des cas des auteurs contemporains trop insignifiants pour mériter son atten- tion, mais non pour nuire à sa réputation? Cependant, autant on doit regretter ses déplorables faiblesses de toutes sortes — il fut aussi faible dans sa coquetterie à l'égard des poétesses expansives que dans son impuissance à contenir son dépit envers les écrivains heureux de son sexe — autant il serait difficile de les lui imputer a crime. La révolte de son orgueil blessé h l'idée d'un appel à la charité publique; son chagrin maladif quand la femme
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([iiil avilit idéalisée inourul exactement deux ans après la publication de « The Raven », au refrain proplu'ti([UC ; ses nerfs torturés par le malheur et la maladie, autant d'excuses qui doivent écarter de lui, pour les esprits justes, toute idée de reproche.
Si Poe était mort en même temps que sa femme, sa réputation personnelle n'aurait eu qu'à y gagner, mais le monde eût perdu « Ulalume », « Annabel Lee » et « The Bells ». Cette mort nous eût épargné le spectacle d'une déchéance morale qui se manifesta non seulement par une aggravation de sa dipsomanie, mais aussi par des poursuites matrimoniales où sa sentimentalité tournait au ffenre larmoyant. Pourtant il faut dire h son honneur qu'il tenta un courageux effort pour se refaire une exis- tence en reprenant son idée d'un magazine, en multi- pliant les conférences en faveur de son projet, et en développant ses audacieuses spéculations cosmogoniques, dont l'impossible mais intéressant Eurêka (1848) marque le point culminant. Il faut dire aussi qu'une sympathie féminine était, chez Poe, aussi nécessaire à l'homme qu'a l'artiste, et ses admirateurs pourront toujours allé- guer que si le mariage avec sa vieille amie de Richmond s'était conclu, le reste de sa vie en eût été changé très avantageusement. Mais ce changement ne devait pas se produire en ce monde. Il quitta Richmond pour le Nord, en vue de tout préparer pour ses noces, et on le trouve à Baltimore, le 3 octobre 1849, gisant inanimé dans un café transformé en salle de vote, au moment d'une élection municipale. Transporté à l'hôpital où on le soigna p()ur une attaque de « delirium trcmens », il expira le dimanche matin 7 octobre. On a donne toutes sortes de récits contradictoires de sa mort et de ses causes; àw moins est-il certain qu'il mouiiit misera-
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blement, victime de l'infortune et de sa folie, à un âge auquel, dans de plus heureuses circonstances, il eût pu être à l'apogée d'une carrière magnifique. Peu de morts, dans les annales de l'humanité, ont offert un caractère aussi tragique. Il n'est pas étonnant qu'à peine disparu on ait commence à discuter sa personne et à échanger à son sujet des jugements contradictoires. Mais il est sur- prenant qu'un intervalle de plus d'un demi-siècle n'ait pas apporté dans ces discussions un peu plus de charité et un peu moins de partialité.
Vovons maintenant ce que cet homme si infortuné dans sa vie fut au point de vue de l'art ? Doit-on donner raison à ces critiques de l'étranger qui prétendent qu'il apporta h. la littérature universelle un tribut plus impor- tant et plus original que tout autre Américain? Ou bien ceux de ses concitoyens qui disent avec Lowell que Poe, avec son « corbeau », comme Barnaby Rudge, est deux tiers de génie et un tiers de « truquage », sont-ils plus voisins de la vérité?
Avant de tenter de répondre h ces questions, exposons quelques-uns des motifs de cette embarrassante diver- gence d'opinions. Les inimitiés que suscita Poe et son existence irrégulière et douteuse indisposèrent beaucoup d'Américains non seulement contre l'homme, mais contre l'artiste. Cette hostilité s'accrut encore du fait que l'école d'écrivains, qui avait prédominé en Amérique pendant deux générations et (ixé les règles de la critique américaine, était restée impuissante h séparer l'art de la morale et assignait même une part prépondérante à cette dernière. Pour cette raison, les principes artis- tiques directeurs du génie de Poe — « le culte de la beauté » et « l'art pour l'art » — n'ont jamnis été admis par la majeure partie du public américain. Il est pour-
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tant possible d'apprécier l'œuvre Jun écrivain et d'ignorer ses principes; mais cela ne fut pas chose facile pour les Américains, plus ou moins empreints, eux et leur littérature, de puritanisme et d'utilitarisme. Comme nous avons eu constamment l'occasion de le signaler, les auteurs américains écrivent pour le plus grand bien du plus grand nombre. Poe, au contraire, n'écrivit pour le bien de personne. Ses écrits sont aussi éloignés de toute tendance moralisatrice qu'ils le sont de toute impure suggestion. L'Américain qui cherche dans ses lectures un amendement moral et intellectuel pour soi- même ne rencontre guère dans Poe de quoi le satisfaire, tandis qu'il a beaucoup à prendre dans Ilawthorne et Longfellow. 11 n'y a pas lieu d'être surpris qu'il déclare aussitôt Poe « singulier » et assez insignifiant. De plus, si Poe afficha des théories d'art en opposition absolue avec celles qu'on admettait à cette époque, il passa aussi une grande partie de son temps à attaquer les théories ou la personne de ses confrères. Il n'est pas étonnant, dès lors, qu'il :ut récolté le fruit de son audace des mains de lecteurs et de critiques habitués à vénérer ses rivaux. Il ne faut pas, enfin, éprouver la moindre surprise que la recherche même de ses sujets en dehors de la vie cou- rante ait limité la portée de ses œuvres pour un peuple qui, sans être dépourvu d'imagination, n'avait cependant pas encore fait grand effort pour la cultiver et l'alliner. Les lecteurs étrangers n'ont été influencés par aucune de ces considérations. Ils ne sont ni surpris ni offusqués d'apprendre qu'un grand artiste littéraire a pu mener une existence peu conforme aux usages conventionnels, et ils n'ont eu rien à voir dans ses querelles person- nelles, lis n'ont pas l'esprit puritain et n'ont pas à se poser, en prenant un livjc, l'inévitable ([uestion de
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savoir quel bénéfice ils pourront tirer de sa lecture; ils se contentent d'en éprouver du plaisir ou de l'émotion. Poe, avec la troublante mélodie de son vers, avec ses récits étranges, éthérés et terrifiants, sut h la fois les charmer et les émouvoir. En un mot, la civilisation vieillie de l'Europe a accueilli avec joie un génie litté- raire original et neuf. A mesure que le pays natal de Poe marchera vers la complication et la recherche littéraire, son génie et sa puissance y seront de mieux en mieux appréciés.
L'œuvre de Poe a donc résisté mieux que celle de tout autre écrivain américain à l'épreuve de l'approbation universelle. Poe eut aussi, de son vivant, de fervents admirateurs, et sa renommée s'est élevée si rapidement en Amérique, qu'il ne serait pas impossible pour les critiques de prétendre que la supériorité de Hawthorne n'est plus un point suffisamment établi.
jNIais quelle fut le fondement de l'intérêt que lui por- tèrent ses admirateurs, compatriotes et étrangers? On ne peut mieux répondre h cette question qu'en répartis- sant ses œuvres en trois catégories : poésie, contes en prose et critique, et en essayant de définir de quelle façon il réussit dans chacun de ces genres Si l'on peut montrer qu'il a réussi excellemment dans les deux pre- miers, il s'ensuivra qu'il a plus de chances de survivre dans la postérité, car la belle poésie est ce qui a le plus de durée. D'autre part, ses romans et ses nou- velles lui donneront l'avantage sur des écrivains comme Emerson et Lowell, qui pourraient lui disputer le prix de la poésie, mais qui ne sont guère capables, par leurs ouvrages d'éthique et de critique, d'exercer dans le monde littéraire une inlluence bien durable.
Le faible volume de la production poétique de Poe
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l'exclut des rangs îles graiuls poètes. 11 est possible de trouver « le (Corbeau » trop lacticc pour être considéré comme un poème du plus haut mérite; mais, d'autre part, on ne peut nier (juil n'ait atteint une popularité sans bornes, qui l'a rendu vraiment classique. Poe excelle dans un lyrisme mélodieux et saisissant avec lequel il exprime le regret des amours perdues et le mensonge de la beauté toujours enfuie. Quel que soit le degré poétique de son génie, dans son genre propre il lut un artiste plus parfait qu'aucun autre Américain dans n'importe quel genre. Aucun poète de langue anglaise n'a su user comme lui de la répétition poétique et du parallé- lisme ingénieux. Nul n'a retrouvé son harmonie intéo;ra- lement, ni ne l'a dépassée. Les thèmes sont peu nom- breux, mais ils sont profondément émouvants pour beau- coup de lecteurs. Poe les a développés avec science, avec sûreté, avec une imagination étrange et prenante. Son influence sur la poésie de notre temps, pour la mélodie et la couleur, fut extrêmement féconde. Elle se manilesta également, avec moins de fruit peut-être, sur le iond même de la poésie moderne et sur les théories artis- tiques de ses partisans.
En d'autres termes, tout ce que fit Poe, il le fit presque à la perfection et avec le maximum d'eiTet. 11 ne lut pas certainement tout à fait original — l'influence de Shelley, de Coleridge et de Mrs. Browning, entre autres, se découvre dans son œuvre — mais il fut nettement ori- ginal par comparaison avec ses contemporains, Emerson mis à part. Quelques années plus tard, Whitman put déployer une originalité plus sensible et plus réellement nationale, mais il ne fut pas artiste au même degré que Poe, et son influence sur les autres écrivains lut loin d'être aussi caractérisée, du moins eu matière de
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technique. Ainsi, quoi que nous puissions dire du peu d'abondance de la veine lyrique de Poe et de la nature des sujets qu'il a traités, qui sont en dehors de la vie universelle et qui s'écartent des préoccupations usuelles de l'humanité, nous ne pouvons lui refuser la puissance poétique; et nous devons lui accorder l'influence qui s'attache à la parfaite possession d'un art-
Examinons maintenant l'œuvre de Poe au point de vue de la fiction et essayons d'indiquer dans quelle mesure elle doit survivre. Sa seule tentative de long roman, Tlie Narrative of Arthur Gordon Pym, n'est pas sans mérite, mais peu de lecteurs s'en montrèrent émus et ce n'est pas, après tout, un ouvrage de première valeur. On peut laisser aussi de côté ses nombreuses fantaisies dans le genre grotesque ou simplement humoristique. Elles ne le caractérisent pas suffisamment. C'est sur un certain nombre de contes sombres, troublants, éthérés, tragiques et morbides, tels que « Shadow », « The Fall of the House of Usher », « Eleonora », The Masque of the Red Death » et « The Black Cat », autant que sur les contes pseudo-scientifiques et de raisonnement subti- lement ingénieux, tels que « Hans Pfaal » et « The Gold Bug » que se fonde sa réputation de conteur. Autrement dit, comme romancier, pas plus que comme poète, il n'a fait preuve d'une puissance de composition longtemps soutenue. Il est aussi peu comparable à Walter Scott, à Cooperou à Hawthorne, en prose, qu'à Byron, Shellcy ou Tennyson en vers. On ne peut que le mettre au rang des maîtres de la nouvelle, avec Boccace et Maupassant; il est certain que, comme influence littéraire et comme portée, ses contes, pris dans leur ensemble, lui assurent une place unique parmi les romanciers. Peu d'écrivains, s'il en est, savent empoigner leurs lecteurs comme Poe.
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A ce point tle \{\e paiticullor, la puissance (renipi-isc de son art est véiilahlonient niervcillcnsc. Il n'a ;i son actil aucun roman ni aucune nouvelle d'importance sou- tenue; il n'a créé aucun grand caractère; il ne connaît pas le cieur humain comme Waltcr Scott et HaAvthorne, et ce n'est pas aux sentiments ordinaires qu'il s'adresse; il est relativement peu humoriste; il n'a pas même, si ce n'est dans ses meilleurs contes romantiques, un style de prose excellent; mais il possède une originalité, une méthode, une autorité telles que l'on oublie presque ses défauts. Aucun romancier ne l'a surpassé dans l'art de présenter une situation tragique — témoin « The Cask of Amontillado » : ou d'analyser un caraclcre perverti — témoin « William Wilson » : ou de rendre l'impos- sible vraisemblable — témoin la a Desccnt into the Maelstrom » : on d'éclaircir un mystère — témoin « 'l'hc Purloined Letler » ; ou de répandre un charme effrayant et ravissant — témoin « Liffea » et « Eleonora ». A ce point de vue, il semblerait oiseux de parler d'étroitesse à propos du génie de Poe. Il en est peu qui songent à nier son originalité ou au moins sa maîtrise dans tout ce à quoi il s'essaya; et personne, probablement, ne refusera d'admettre son influence sur la littérature romanesque moderne, qu'on approuve ou non cette influence.
Que les décadents de nos jours aient été influencés par l'œuvre de Poe, mais plus spécialement, peut-être, par ses théories d'art, cela chose facile à comprendre. Il ne vise pas ii traiter des sujets de haute portée morale. Il ne se préoccupe pas de laire la critique profonde de la vie, et de nous rendre meilleurs ou plus sages. Mais il nous fait voir et sentir la beauté, le mvstère, l'effroi, d'une façon poignante. Il y a place pour un art comme le sien dans tous les temps et dans tous les
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pays. C'est un produit original, et non pas une forme d'emprunt, du génie humain, un produit des plus rares, et il y aurait pour le moins hérésie de la part d'un cri- tique à vouloir en contester la valeur.
Les diverses autres œuvres en prose de Poe, compre- nant son Etij'eka, ses lettres, ses conférences, ses essais et ses autres travaux critiques, sont aussi importantes pour l'étude de son art ou de son caractère que pour celle de la littérature américaine du second quart du xix'' siècle. Pourtant leur valeur intrinsèque est relati- vement minime. Eurêka paraît n'avoir aucun mérite scientifique ou philosophique; c'est l'œuvre d'un esprit hardi et brillamment analyste. Sa conférence sur « le principe poétique » a reçu de sérieux éloges; mais le mérite en est plus que balancé par l'étroitesse d'esprit et l'arrogance de l'auteur. Ses comptes rendus et appré- ciations critiques des ouvrages contemporains sont en général ou trop sévères ou trop élogieux. Cependant Poe eut une méthode d'analyse plus rigoureuse que tous les Américains qui accomplissaient leur besogne journalière dans les magazines; il fut utile à ses concitoyens en critiquant les auteurs mauvais ou médiocres à qui l'on décernait des éloges aussi pompeux que grotesques. Toutefois, bien que Poe .lit été peut-être le critique le plus utile de son temps et bien qu'il ait possédé assez de puissance d'esprit pour être en même temps un méta- physicien ou un érudit remarquables, il ne faudrait pas imiter ses plus outrés admirateurs en découvrant dans ses productions matière à louanges émerveillées autant qu'hyperboliques. D'un autre côté, il serait peu décent de déduire de ses erreurs et de ses façons de traiter cavalièrement des sujets dont il ne connaissait proba- blement que peu de choses, qu'il fut un simple char-
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l;ifan. La somme de ses connaissances était pins vaste quiMi ne le snppose parfois; et sa vigueur cérébrale permettrait d'excuser plus d'erreurs de stvle qu'on ne peut lui en trouver.
Mais maintenant que nous avons examiné tous les aspects de son œuvre, ([uel jugement porterons-nous sur l'écrivain? C'est un poète important, très classique et très original ; pourtant il est dilHcile de dire qu'il l'ut un grand poète. C'est un puissant romancier, mais il n'a h son actif aucun chef-d'œuvre soutenu. C'est un critique avisé mais inégal, une grande intelligence mais non pas une puissance dans le monde de la pensée. Si ces décla- rations contiennent toute la vérité, un ne saurait évi- demment lui attribuer un rang suprême ou même élevé. Mais il en ressort avec tout autant d'évidence qu'aucun auteur américain n'occupe, aux yeux de la critique étran- gère, et souvent même de celle de son pays, une position aussi éminente, et que Poe est le seul Américain dont l'influence sur la littérature mondiale ait été aussi con- sidérable. En raison de son influence, de son origina- lité, de son autorité, de sa possession parfaite des formes d'art où il s'exerça, et de sa double personnalité de poète et de romancier, il doit occuper un rang sinon suprême, du moins et certainement élevé, et ses admirateurs n'ont pas tort d'affirmer sa primauté parmi les écrivains amé- ricains. Cependant, n'oublions pas que le génie de Cooper est plus vigoureux que celui de Poe, celui de Wbitman plus autochtone, celui d'Emerson plus fécond en idées et celui d'Ilawtliorne plus humain et plus svm- pathique. L'Américain (jui préférerait l'un de ces écri- vains, ou tous les quatre, ii Poe ne serait pas si dénué d'esprit critique que certains étrangers le supposent; tandis que les étrangers qui proclament la supériorité
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de Poe ont plus de raisons de le faire que ne l'admettent la plupart des Américains. Le rôle d'assigner à chaque auteur son rang est en réalité bien délicat — si délicat que beaucoup inclinent, à tort mais non sans motifs, à le considérer comme du temps perdu, et même comme quelque peu impertinent. Peut-être faut-il admettre que, par sa prééminence sur le continent européen, son influence sur la littérature moderne, sa perfection dans son double rôle d'artiste, et le développement rapide de sa renommée, Poe est l'écrivain américain qui parle le mieux au monde civilisé d'aujourd'hui et qui a le plus de chance de conserver, sinon d'étendre, son influence sur la postérité. Si cela revient à dire qu'il fut le plus grand auteur américain, il n'en ressort pas nécessaire- ment qu'il soit l'auteur favori des Américains. Il faut distinguer la dévotion qui procède du cœur et l'admi- ration qui nait de l'esprit. L'une doit aller à Hawthornc et h Emerson; l'aulre revient h Poe.
Les nouvelles de Hawthorne et de Poe, tout en étant pour les lecteurs de nos jours les seules œuvres de fic- tion significatives produites pendant les vingt années antérieures h 1850, n'épuisent nullement la liste des ouvrages de cette nature dont doit tenir compte l'his- torien de la littérature américaine. A côté des vieux romanciers, Paulding, Mrs. Child, et d'autres qui ont été mentionnés en même temps que Cooper, il y eut une douzaine au moins de jeunes écrivains qui appar- tinrent plus ou moins à l'école du maître et eurent assez de talent pour se faire leur place. Ce ne furent pas de grands écrivains. Un seul d'entre eux, Herman Melville, a eu l'honneur d'être sérieusement estimé par la géné- ration actuelle. Quatre seulement de ces demi-célébrités,
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méritent une mention particulière; mais il ne faut pas perdre de vue que la plupart soutiennent la comparaison avec les romanciers actuels, et ils sont plus importants, dans un sens, que les romanciers anglais de deuxième ordre, et cela parce que la littérature à laquelle ils con- tribuèrent avait bien autrement besoin des services réels qu'ils étaient à même de lui rendre. Outre ces roman- ciers orthodoxes, pourrions-nous dire, il v en eut qui furent inspirés par le transcendantalisme et par le sen- timentalisme germanique; il y en eut aussi qui furent d'abord humoristes, et d'autres qui firent d'infructueuses tentatives pour dépeindre la vie réelle contemporaine, tant celle des régions les plus anciennes du pavs que des rudes sociétés des frontières. Enfin, des récits d'aven- tures comme les romanesques récits de l'Afrique du nord, Kaloolah et The Berber du Dr. William S. Mayo, et des romans historiques comme Zenobia et Aurelian, du Rév. William Ware, ont encore probablement des lecteurs.
C'est tout ce que l'on peut dire même du meilleur des nombreux ouvrages de John Pendlcton Kennedy (1795- 1870), tout éminenl qu'il ait été jadis dans la littérature et dans la politique. Né à Baltimore, Kennedy s'était battu pendant la guerre de 1812; il avait remporté des succès au barreau, et avait été nommé ii un emploi dans le ministère avant d'avoir écrit sa première œuvre d'importance. Cette œuvre fut Swalloiv Bain (1832), vivante peinture de l'existence campagnarde en Virginie. Trois ans plus tard il connut le succès avec Horse-Shoe Bobinson, a Taie of tlie Torij Ascendena/. Ce roman de la Révolution dans le Sud se lit plus agréablement que la plupart des livres du temps.
11 n'est pas besoin de donner même le nom des autres ouvrages de Kennedy qui écrivit presque jusqu'à sa
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mort, en 1870. Une exception peut être faite cependant en faveui' de ses Memoirs of tlte Life of William Wirt (1849) — biographie exacte qui est également intéres- sante. Mais si les neuf tomes des œuvres de Kennedy restent en grande partie inconnus, il est bon de rappeler que ce fut un esprit d'une vigueur et d'une culture peu communes, un courageux représentant de la littérature à une époque assez peu propice h son développe- ment, qu'il fut l'ami de Poe et qu'il montra le bon exemple à ses concitoyens en combinant la politique et les lettres. Le fait d'avoir écrit des romans ne l'empêcha pas de siéger au Congrès, pas plus que le mérite d'avoir été un cerveau cultivé ne rendit son court passage au Secrétariat de la Marine moins profitable à son pays.
Le Dr. Robert Montgomery Bird (1803-54), auteur jadis populaire de tragédies et de romans, est moins connu encore que Kennedy. Une de ses trois tragédies, The Gladiator, dans laquelle Edwiu Forrest aimait à paraître, fournit encore aux écoliers des morceaux de déclama- tion. De ses romans, le premier, Calavar, et le suivant, The Jnfidel, sont peu lus aujourd'hui; néanmoins ils sont intéressants en ce sens qu'ils montrent comment, pour le roman et l'histoire, les écrivains américains de cette période, sentant qu'ils devaient choisir leurs sujets dans le Nouveau-Monde, se tournaient instinctivement vers la conquête espagnole du Mexique, plus pleine de charme, à leur avis, ([ue les annales de leur propre pavs. Pourtant, ce fut une histoire nettement américaine qui valut à Bird le plus de lecteurs. Nous voulons parler de Nich of the Woods (1837), où le terrible désir de ven- geance allumé chez les populations forestières par les atrocités des Indiens est dépeint non sans puissance. En d'autres termes, Bird, en donnant aux Peaux Rouges
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le sluislre oaraclore dont les rcvclaloiit la plin)ail des Américains, lournll la contir-partie des idéalisations de Cooper. iV/V7i of tlie Woods demeura le livre favoi'i des enfants jusqu'à ce que la lorme romanesque, plus gros- sière et moins coûteuse, du type connu sous le nom « dime-novel » l'eût détrôné.
Le plus fécond et, somme toute, le plus remarquable des successeurs de Cooper n'eut pas un sort beaucoup meilleur; William Gilmore Simms (1806-70), h l'excep- tion de Poe, fut le plus important homme de lettres du Sud avant la guerre civile. Comme méridional, se res- sentant de l'absence d'un entourage propice aux lettres et parvenant cependant à force d'énergie à se tailler un succès remarquable, Simms est une personnalité plus intéressante que ses volumineux écrits. Il naquit à Char- leston, Caroline du Sud, sans aucun des avantages d'un rejeton de l'aristocratie. Au mépris de tous les conseils qu'on lui donna de s'en tenir à un métier plus pratique, il publia plusieurs volumes de poésies de jeunesse. On ne peut découvrir de génie ou même d'inspiration ni dans ces volumes ni dans les nombreuses tentatives de versification qui les suivirent, bien que les anthologistes y aient puisé certaines courtes pièces qui ne sont pas sans mérite. Mais comme journaliste et romancier, Simms révéla bientôt des talents qui devaient conserver sa mémoire. Son premier ouvrage important, Martin Faher (1833), porte l'empreinte de Godwin et de Brock- den Brown, mais il montre aussi que son auteur savait construire un récit susceptible de captiver ses lecteurs. L'année d'après, dans Guy Hivers, Simms décrit les mœurs grossières et turbulentes de la vie des cher- cheurs d'or de Géorgie, inaugurant ainsi une série de « Romans des Frontières », avant-courcuis des romans
262 LA PÉRIODE LOCALE (1830-1865)
locaux (|ui parurent un demi-siècle plus tard. Immédia- tement après le succès de The Yemassee, roman qui se passe dans la Caroline du Sud et parmi les Indiens, il trouva sa vraie voie avec une série de récits ayant pour sujet les guerres de partis dans le Sud, pendant la Révolution. Depuis The Partisan (1835), jusqu'à Eutaw (1856), il poursuivit ses descriptions de Frémis- santes aventures dans les camps et sur le champ de bataille, dans la lorêt et h travers le marais.
Avant qu'éclatât la guerre civile, Simms était par- venu à un résultat réellement remarquable. Il fut le seul méridional qui, vivant dans son pavs natal, ait pu se laire lire non seulement dans le Nord et l'Ouest, mais aussi, en Grande-Bretagne et en Europe. En qualité de rédacteur de la Southern Quarterlij Review ressuscitée, il avait encouragé la littérature et influencé, non toujours d'heureuse façon, le sentiment politique. Puis vint la débâcle. The Cassique of Kiawah, l'un de ses meilleurs romans, attira si peu l'attention lors de son apparition, a la veille du conflit, que les éditeurs de littérature h lîon marche n'ont jamais songé à le comprendre dans leurs réimpressions de ses œuvres. Sa vaste bibliothèque fut incendiée par les belligérants et il eut d'autres pertes encore ii déplorer Et lorsque, anéanti, il voulut, une fois la pai.v rétablie, utiliser de nouveau ses ressources littéraires, il trouva non seule- ment qu'on le détestait dans le Nord à cause de ses convictions politiques, mais que le genre de littérature qu'il pouvait offrir était complètement passé de mode. Sa vie elle-même fut un roman vécu, pathétique et tra- gique, et son nom est injustement oublié.
La fortune qui semblait, 11 n'y a pas longtemps, avoir
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déscrlé IIi-hman Melvii.lk (1819-91) aussi complètement que Slinms, lui ;i enfin souri de nouveau depuis qu'une génération avide de récils remplis d'aventures pas trop improbables et de lumière tropicale a accepté avec une certaine complaisance la réédition de livres qui lurent chaudement recommandés par Robert Louis Stevenson. I/auteur de Tijpee naf[uit à New York et y mourut après une longue maladie. 11 lut surtout stimulé par son amour de l'aventure qui le poussa ii déserter l'agriculture, dès son plus jeune âge, pour s'embarquer comme mousse. Après quoi il essaya de l'enseignement, mais s'embarqua de nouveau en 1841, cette l'ois sur un baleinier en par- tance pour les mers du Sud. La cruauté de son capitaine le décida — ainsi qu'un de ses compagnons, le Tobv de Typee — à abandonner le navire pendant un mouillage dans les îles Marquises. C'est alors que se placent les aventures racontées d'une façon si intéressante dans Tjipee, qui fut publié en 1846, peu après le retour de Melville à la civilisation. Son livre réussit très bien en Angleterre et en Amérique, bien que certaines per- sonnes ne voulussent point accorder créance à ce récit, non plus qu'à Oomoo, qui le suivit immédiatement. Le mariage et le succès littéraire transformèrent alors l'aventurier en un homme de lettres assez fécond. Mais dès 1848, le chaotique roman intitulé Mardi donna des indices d'aberration et de la ruine éventuelle d'une intelligence pleine de promesses. Cependant sa carrière littéraire était loin d'être finie; car, après deux autres bons livres d'aventures, il publia, en 1851, son chef- d'o^uvre, Mobij Dick^ or the White Whale. Le souffle de la mer l'inspire; on y trouve toute la passion, tout le charme du plus aventureux de tous les métiers aven- tureux. Dans celte œuvre inégale, Melville s'est proba-
264 LA PÉRIODE LOCALE (1830-1865)
blement surpassé lui-même. Il publia plusieurs autres livres, tout en remplissant, comme son ami Hawthorne, ses fonctions à la Douane; mais aucun d'eux n'est com- parable à ses premiers ouvrages. L'un des derniers, Israël PoUei\ mérita les éloges d'Hawthorne à cause de ses portraits vigoureux de Franklin et de Paul Jones, mais rien ne justifierait la réédition de ces productions qui datent du déclin de l'auteur.
Il nous reste à mentionner le Rév. Sylvester Judd (1813-53), natif du Massachusetts, mais qui fut quelques années pasteur unitaire dans le Maine. Certaines de ses œuvres, comme le poème religieux Philo, ne méritent même pas la critique, mais son roman transcendantaliste, 3/<2/'^o/r^ (1845), justifie vraiment une partie de son sous- titre, « a taie of the real and the idéal ». La partie « réalité » du livre se trouve dans ses descriptions du paysage et de l'humble existence de la Nouvelle-Angle- terre, à l'exactitude et au charme de laquelle bien des autorités compétentes, parmi lesquelles Lowell, ont apporté un tribut bienveillant, et même enthousiaste. La partie « idéal » est mieux comprise par ceux qui ont la patience de la lire. C'est certainement un modèle digne du transcendantalisme à son meilleur moment, mais les indications qu'il donne sur la voie à suivre pour aller au ciel sont un peu chaotiques. Cependant, comme ses confrères en transcendantalisme, Judd, dans ce roman et dans un autre, Richard Edney (1850), impose le respect par ses hautes aspirations; ni lui ni les autres écrivains de second ordre que nous venons d'examiner ne doivent être complètement éclipsés par les deux bril- lants génies auxquels notre chapitre est principalement
consacré
CHAPITRE XV
LES POÈTES (1830-1850)
I
Nous avons déjà parlé de l'a Anthologie des poètes américains », de Goodrich et Kettle, publiée en 1829, et nous avons dit la médiocre valeur de cet ouvrage au point de vue critique. Pendant les vingt années qui suivirent, les meilleurs poètes d'Amérique — Longfellow, Emerson, Poe, Holmes, Whittier et Lowell — posèrent les premiers jalons de leur renommée et, à bien des égards, dépas- sèrent Brvant, le seul poète qui s'était fait remarquer durant la période précédente. Cependant l'avènement de poètes d'une réelle valeur n'eut pas pour corollaire un déclin marqué de l'esprit colonial. Cet esprit se retrouve très nettement dans deux anthologies publiées respecti- vement en 1842 et 1849.
La première, qui a pour titre Poets and Poetry of America, fut compilée par le Rév. Rufus Wilmot Gris- wold (1815-57), fameux h cause de ses relations malheu- reuses avec Poe. La seconde est un livre moins travaillé, mais encore formidable, Poets of America, par le Rév.
2(iG LA PÉRIODE LOCALE (1830-1865)
George B. Cheever. Ces antholos-istes eurent du moins le mérite de passer sous silence un grand nombre de bardes recrutés par Goodrich et Kettle; mais, à une foule de versificateurs insignifiants qui étaient leurs con- temporains, ils accordèrent l'espace que l'on doit réserver aux vrais poètes. Poe mourut en 1849; Cheever, cepen- dant, ne cite pas un de ses poèmes; GrisMold, lui, ne trouve de place que pour trois d'entre eux. Dans ces deux recueils, Bryant, Halleck, llillhouse, Percival, Pierpont et Mrs. Sigourney, les versificateurs les plus connus de la génération précédente, occupent une place importante; dans l'un ni dans l'autre, Longfellow, Emerson, Whittier ou Lowell ne sont représentés en proportion de leur œuvre, bien que, en ce qui les con- cerne, Griswold soit beaucoup moins en faute que son collègue.
De ces versificateurs, connus et inconnus, grands et petits, la Nouvelle-Angleterre continua à fournir plus que sa part. Les principaux magazines et journaux de l'époque, le Knickerbocker, le Mirror et le Graham's, rédigé par Poe et Griswold, furent la plupart publiés h NcAV York et à Philadelphie, mais ils accueillaient toutes les collaborations, et les feuilles locales ouvraient leurs colonnes aux poésies de toutes sortes avec une généro- sité à peine croyable. On lisait de tous cotés de la poésie, et il en résultait des réputations éphémères, accordées h des rimeurs ambitieux. Mais dès 1850, grâce en partie aux attaques de Poe, grâce aussi au bon sens inné de la population et aux fructueuses entreprises du temps, six poètes étaient sortis du rang des versificateurs et avaient pris place aux côtés de Bryant. C'étaient Emerson, Poe, Longfellow, Whittier, Holmes et Lowell. Quelques autres, comme Halleck, avaient acquis une réputation qui, bien
LES POKTES 2(17
(jn'olle dût être clisculée, n'en tlevalt pas innliis (liu'cr. l/im d'eux, au moins, Nathaniel l^irkcr Willis, jouissait de la célél)rité temporaire que procure une brillante facilité.
Le doyen des principaux poètes de la Nouvelle-Angle- terre, après Emerson, dont les vers restèrent de longues années sans être recueillis, fut Henry Wadsavokth LoNCFELLOw (1807-1882), le plus populaire de tous, et l'un des poètes de langue anglaise les plus célèbres et les plus aimés du xix^ siècle. Il naquit d'une excellente famille à Portland, Maine, le 27 février 1807. De bons livres, de bons parents, de bonnes études, en firent un aimable garçon, plein de promesses; l'existence indépen- dante, sans contrainte, qu'il mena, errant sur les quais en la compagnie des marins, dans le décor de la magni- fique rade de Portland, favorisa son penchant naturel à rimer. En 1822, il entra en seconde année au collège Bowdoin, où il eut pour camarade Hawthorne. Il y reçut une instruction solide sinon très étendue, lut énormé- ment et envoya à un magazine de Boston des vers qui furent très admirés. Ils n'ont pas de valeur propre, bien (ju'on constate avec surprise leur peu de rapports avec la poésie romantique alors en vogue. Somme toute, Long- lellow eut un tempérament paisible ([ui le porta vers les choses sentimentales plutôt que vers la passion violente.
Après avoir obtenu son diplôme, il rêva naturellement une existence littéraire; mais, par contre, son père dési- rait fort le voir embrasser la carrière du droit. Heureu- sement, on lui donna a entendre que s'il travaillait dans ce sens, on lui réserverait la chaire de langues modernes qu'il était question de créer ii Bowdoin. Son père lui fournit l'argent nécessaire et Longfellow partit pour
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l'Europe en 1826. Il y resta trois ans, s'adonnant princi- palement, comme Irving, à la culture romantique, plutôt que, comme Ticknor, à l'érudition allemande. Il passa cependant quelque temps en Allemagne; mais l'influence allemande, qui par la suite s'affirma, lut d'abord neutra- lisée par celle de la France et de ses voisines, l'Espagne et l'Italie. Tout en étudiant avec zèle la langue et la littérature des pays qu'il traversa, Longiellow se pénétra également de l'esprit national de chacun d'eux — il fut tout ensemble pèlerin sentimental et étudiant. Son Outre-mer, a Pilgriinage heyoncl the Sea (1835), tel qu'il fut tiré de ses articles de magazines, ne démontre pas qu'il ait beaucoup mieux qu'Irving apprécié le charme de l'ancien continent; mais il prouve que Longfellow appartenait à une génération nouvelle, plus impression- nable, pour ne pas dire plus sentimentale. On y trouve également les preuves de ce désir de culture étrangère, si caractéristique de cette époque transcendantaliste avec laquelle, au point de vue philosophique et Imagi- natif, Longfellow avait pourtant si peu d'affinités. Si donc cette œuvre peut sembler à présent d'une faiblesse toute juvénile, son importance d'actualité pour les con- temporains encore un peu primitifs de Longfellow ne peut être mise en doute.
De 1829 à 1834 il mène la vie routinière du profes- seur, se heurtant à d'autant plus de difficultés que son programme était relativement nouveau. 11 traduisit et rédigea les manuels et ouvrages indispensables pour ses élèves, prépara ses cours, écrivit des articles de revue sur des sujets spéciaux qui embrassaient toute la littéra- ture européenne, — du moyen âge jusqu'à son temps — bref, se montra professeur et homme de lettres dans toute l'acception du mot. 11 fit à la même époque un
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heureux mariage et on lui offrit la suecession ilc Tickuor, à Harvard, l'^ii avili 1835, il emmena sa femme en Europe, avec l'intention cette fois de consacrer ses études sur- tout à l'Allemagne.
L'Angleterre, le Danemark, et la Suède attirèrent tout d'abord les voyageurs, la poésie suédoise exerçant sur Longfellow une influence dont il ne put se défaire. En Hollande, sa femme mourut; cet événement, assurent ses biographes, lut un moment critique de son existence; sa nature douce et émotionuable en fut profondément alTectée ; il éprouva le besoin de s'épancher, il écrivit pour se consoler et il réussit n consoler les autres. Il se laissa aussi volontiers envahir par le charme sentimental de la littérature allemande.
Sur la fin de 183G, il prit possession de sa chaire d'Harvard, qu'il garda jusqu'en 1854. Cette tache péda- gogique lui fut fastidieuse, et Jjien qu'il s'en soit con- sciencieusement acquitté, le poète et l'homme de lettres, qui subsistaient sous le pédagogue, semblent avoir pré- dominé en lui. L'organisation du collège était encore assez primitive; mais Longfellow y avait déjà assez à faire pour trouver la besogne pénible. D'un autre côté, la fonction était assez rémunérée pour lui permettre de vivre confortablement a la célèbre Craigie House, sans avoir a recourir aux travaux sur commande. Enfin, Cam- bridge et le voisinage de Boston lui ofîVirent une société conforme à ses goûts ; un second mariage lui apporta l'agrément et les joies de la famille. Ce fut, sous bien des rapports, une vie idéale pour un homme qui ne possé- dait ni un grand esprit ni une volonté supérieure, mais qui était doué d'une sensibilité exceptionnelle.
Nous ne nous étendrons pas davantage sur la biogra- plîie de Longfellow qui, i» part la mort tragique de sa
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seconde ("emme dans un incendie, fut peu accidentée et en entière harmonie avec son caractère paisible. Il visita de nouveau l'Europe en 1842, l'année qui précéda son second mariage, et y revint en 1868, sept ans après sa seconde catastrophe domestique. 11 ne cessa pas de publier des volumes de vers à des intervalles assez rap- prochés, presque jusqu'à la veille de sa mort, qui survint le 24 mars 1882. La partie la plus active de sa carrière occupe la période comprise entre la mort de ses deux femmes. 11 ne prit pas, autant que Whittier et LoAvell, un intérêt palpitant aux affaires publiques, mais tous ses contemporains de distinction l'estimèrent, et le grand public, en Amérique comme en Angleterre, lui rendit un hommage plus affectueux peut-être Cjue s'il avait été d'un caractère plus rude. Les critiques, celles de Margaret Fuller et de Poe en particulier, ne lui alié- nèrent aucun de ses lecteurs et si, depuis sa mort, ses titres h la prééminence se sont trouvés discutés, nul n'a discuté ses titres à l'affection et h la gratitude de ses concitoyens.
L'énumération complète de ses ouvrages n'est pas plus indispensable que l'exposé des simples annales de sa vie domestique; mais il y a lieu de commenter quelques-uns de ses principaux écrits. En 1839, il publia Hyperion, a Romance, — et Voices of the Night; le premier est le fruit de ses études allemandes et de la mélancolie de son veuvage, le second est une collection de poèmes parmi lesquels se trouvent le Psalrn of Life et quelques autres qui assurèrent sa popularité. Hyperion est en partie auto-biographique et entièrement sentimental. 11 obtint une vogue qui paraîtrait surprenante si nous perdions de vue le caractère de l'époque à laquelle il parut et surtout des concitoyens de Longlellow auxquels il s'adres-
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sait. Il peut iMU-ori' séchilrr de tout jeunes gens, mais ceux tle leurs aînés qui le parcourraient en retireraient probablement l'impression d'une sorte de chaos pleuiard. Kai'ana^h môme, histoire romanesque et peu intéres- sante, qui fut publié dix ans plus tard, est, à côté d'//?/- perion, un modèle de narration bien ordonnée.
L'effet produit par Voices of the Night et Ballads and other Poerns (1841) fut plus légitime. La popularité de poèmes comme « Hymn to the Night », « A Psalni cl Life », <( Flowers », « The Village Blacksmith » et « Excelsior » ne dépendait pas uniquement de leurs enseignements moraux — si chers aux Américains de ce temps. On y rencontre une grande fraîcheur de senti- ment, beaucoup de belles idées et enfin un rvthme admi- rable qui motive les préférences de maints lecteurs de nos jours.
Les Poeins on Slavefij, le l)eau mais injoual)le drame intitulé The Spanisk Sludent, l'excellente compilation The Poets and Poetry of Europe, ne nous retiendront pas. Mais nous nous arrêterons sur The Belfry of Bruges and other Poeins de 1845, parce que, outre des poèmes d'une saveur exotique qui poursuivent l'œuvre entreprise avec Outre-Mer de révéler aux imaginations des Américains le charme de l'Europe, il contient deux pièces lyriques (( The Bridge » et« The Day is done », qui ont mis Long- fellow en meilleure posture que tout ce qu'il a jamais écrit. Toutes les deux sont didactiques ou, du moins, ont de fortes tendances h moraliser, mais cela ne leur a pas nui, ou peut-être n'a fait qu'aider à les répandre. Elles sont imprégnées d'un sentiment de tristesse, sin- cère chez LongfelloNv, et que nous sommes presque tous appelés h partager avec lui.
Ce fut dans sa quarante-unième année que Long-
272 LA PEniODE LOCALE (1830-1865)
fellow atteignit l'apogée de sa popularité, avec sa pathé- tique idvlle Evangeline (1847). Ses recueils de vers ne contenaient que peu d'éléments strictement américains, et leur forme métrique, bien que d'excellente tenue, ne pouvait être spécialement rattachée à son nom. Mais quand il obtint d'HoAvthorne l'autorisation de traiter un sujet qui avait séduit AYhittier, et quand il s'appropria l'hexamètre qu'il avait rencontré dans la poésie narrative suédoise et allemande ; quand, en outre, il réussit à écrire un poème soutenu de convenable longueur, ses conci- toyens sentirent qu'il avait vraiment accompli quelque chose dont ils pouvaient être fiers avec lui. L'odieux traitement des Acadiens aurait pu fournir à un poète plus vigoureux le thème d'une tragédie; Longfellow se borna a écrire une idylle, mais sa douce héroïne ainsi que ses autres personnages valent la peine qu'on fasse leur connaissance.
Le poème à' Evangeline fut suivi à deux années de dis- tance par Kavanagh, qui montre à quel point les facultés narratives du poète étaient diminuées quand il s'attaquait à la prose, dont s'accommodait mal son génie. Puis vint la suite de poèmes intitulée The Seaside and the Fireside (1849), où l'on remarque le « Building of the Ship », d'un ton noble bien que traînant un peu en longueur, avec sa conclusion patriotique, et « Résignation », tendrement pathétique, avec ses vers consolateurs souvent cités.
La foi simple, qui lui fit écrire cette apostrophe si ardemment accueillie par les âmes aussi sincères que la sienne, lui fournit également le thème et le prétexte de son œuvre suivante, Tlie Golden Legend (1851).
Ce morceau devait dans son idée constituer la seconde partie d'un long poème qui aurait porté le nom du Christ et dont le sujet eût été la Chrétienté à l'époque aposto-
LKS IMUn'KS 273
licjuc, au moyen Age et dans les temps modernes. I/idce lui en était venue en 1841, et elle aboutit finalement à la publication du Christus en 1873. La première partie, T/te Dù'ine Tragedy, adaptation en vers de scènes des Evangiles, fut terminée on 1871 ; la troisième partie, The New En^land Tragédies, comprenant « John Endicott » et « Giles Corev ol" the Salem Farms », avait précédé la première de plusieurs années. Un drame supplémen- taire, Judas Maccabeus, fut composé en 1871. Il est impossible de parler autrement qu'avec respect d'une œuvre ou d'une série d'œuvres aussi noblement conçues et laborieusement exécutées, mais il est tout aussi impos- sible de ne pas sentir que Lougfellow se trompa en entreprenant une tâche qui réclamait un génie au moins égal à celui de Milton. La seconde partie de l'œuvre : Tlie Golden Le^e/ul^ a pour point de départ Der Anne Ileinrich de Hartmann von der Ane : un doux Lucifer lutte pour la conquête de l'àme d'un prince Henry sans intérêt, pour lequel une douce paysanne, Elsie, consent à faire le sacrifice de sa jeune existence. Dans une série lie scènes qui rappellent les « miracles » du moven âge, on voit défiler un moine ami de la dive bouteille, une confrérie de religieux bruyants dans leur réfectoire, une pieuse abbesse dans son couvent — bref, c'est une excel- lente peinture d'un moyen âge de convention.
Bien plus populaire fut le poème épique indien Hia- ivatha, paru en 1855, plein de superstitions étranges et attirant par ses héros primitifs aux noms mélodieux. Un nouveau mètre — les tétramètres trochaïques non rimes — emprunté au Kalavala finnois, des svmétries et des répétitions dérivées de la même source, lui donnent un certain air de nouveauté, alors que le sujet était, en un sens au moins, américain. Quelle ([ue soit la conscience
LITTÊRATURK AMKRICAINE. 18
274 LA PERIODE LOCALE (1830-1865)
qui a présidé a l'élaboration de Hiawatha, Longfellow n'échappa pas entièrement aux faiblesses d'une facilité artificielle. Une telle accusation ne peut être portée sur le poème qu'il offrit ensuite au public, l'admirable Courtship of Miles Standish (1858), œuvre plus vraiment américaine que les autres pièces en hexamètres, Evan- geline ou Iliawatlia, mieux conçue aussi, plus humoris- tique et plus dramatique. Le fougueux capitaine puri- tain, le personnage de Priscilla, le modeste John Alden, se rangent parmi les types favoris de la littérature amé- ricaine et Longfellow n'a jamais rien écrit de mieux que ce poème.
Cinq années se passèrent avant la publication de la première série des Taies of a Wayside Inn (1863). De tels contes en vers sont toujours en mauvaise posture, parce qu'on est tenté de les comparer à ceux de Chaucer. La seconde et la troisième séries vinrent près de dix ans plus tard, et la plupart des lecteurs se contentent proba- blement d'en extraire « Paul Révère » et « King Olaf », laissant à leur sort les autres contes — ce qui est à la
fois bienveillant et saire. o
Il reste peu à dire des autres ouvrages de Longfellow. Ses recueils de poèmes variés, tout en contenant d'excel- lentes pièces, ne rehaussent ni ne rabaissent sa réputa- tion; toutefois ils donnent la certitude qu'il excella dans le sonnet. Ses drames religieux, nous l'avons vu, furent loin d'être des succès; ce fut aussi le cas du drame ina- chevé Michael Angelo, lequel néanmoins, au point de vue purement poétique, renferme maints passages égaux, sinon supérieurs en dignité de pensée et d'expression, à ce qu'il a pu faire de mieux. A vrai dire, le plus impor- tant travail de Longfellow, après la mort de sa seconde lémmc, fui sa traduction de la Divine Comédie (1867-70),
LES POETES 275
entreprise, de même que la IraJuclion d'Homère de Bryant, comme source de consolation.
Que dire h présent du poète chez Longfellow? — Car, de l'homme aimable, on n'a pu faire que des éloges, et du prosateur, nous avons probablement assez parlé. Est-il le facile et banal poète que prétendent certains critiques sévères, l'organe trop vanté d'un peuple et d'une génération naïfs et arriérés? Un tel jugement, malgré les apparences, est peut-être un peu sommaire. Ni dans ses détails ni dans son ensemble l'œuvre poé- tique de Longfellow ne procure des impressions assez fortes pour qu'on puisse la qualifier de grande. Son imagination n'était pas puissante, ni son goût exquis, ni son intelligence remarquablement élevée. Peut-être ncst-ce que par sa maîtrise du rythme qu'il approcha non pas des grands maîtres du lyrisme, mais des poètes du rang second. Des faiblesses se remarquent chez lui et dans le vers blanc narratif et dans la Ibrme lyrique plus chantante. Son inspiration se ressent aussi de la culture européenne; il doit beaucoup aux poètes anglais. Et même dans ses poèmes narratifs plus particulièrement américains malgré la nouveauté des sujets et de la forme métrique, il ne semble pas aujourd'hui qu'il ait été une personnalité littéraire d'une originalité puissante. Ceci n'est pas pour le discréditer mais pour expliquer la dépré- ciation qu'il n'est pas rare depuis quelque temps de voir s'attacher à son œuvre. Néanmoins, tout compte fait, n'oublions pas que, par son éducation première, par sa vaste culture, par ses voyages en Europe et sa nature impressionnal)le, il devait lui paraître tout aussi naturel d'appliquer à ses sujets les méthodes poétiques anglaises et européennes, que pour Irving les méthodes des essayistes et historiens anglais. Si le résultat littéraire
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ne fut jamais de tout premier ordre, cela tient surtout à ce que ni l'un ni l'autre ne fut un grand génie. Tous deux firent ce qu'ils purent et leurs œuvres furent en somme excellentes dans leur genre.
Le 17 décembre, anniversaire de la naissance de Longfellow, vit aussi naître un poète bien plus viril, qui se partagea avec lui l'affection du peuple des Etats libres — John Greenleaf Whittier (1807-92). L'enfance de ces deux hommes diffère tout autant que leur carac- tère. Whittier naquit h East Haverhill, Massachusetts, dans une maison qu'avaient habitée ses ancêtres quakers, sans avoir pu réussir, comme ceux de Long- fellow, à acquérir la fortune. Son père était un petit fermier à qui ses embarras pécuniaires ne permirent de donner à ses enfants qu'une mince instruction et peu de livres à lire. Cependant le premier entourage de Whittier, plus tard si fidèlement dépeint dans Snow- Boundy lui forma le caractère; et on pourrait douter que le courage intrépide, la noble simplicité, la constante piété, la calme clairvovance qui caractérisèrent le poète de la liberté, eussent été aussi développés en lui, si ses débuts avaient été moins durs. Et après tout, il n'y a rien d'exceptionnel dans les principaux traits de sa carrière. Il n'est qu'un de ces nombreux Américains qui, après avoir, jeunes gens, lu leur Bible et respiré l'air de la liberté, se sont attachés, devenus hommes, à rendre le monde plus habitable pour leurs concitoyens.
Les journaux des premiers Quakers et les poèmes de Burns, après la Bible, développèrent chez Whittier une juvénile inclination à la poésie; ces influences, accrues plus tard de celles de Shakespeare et de Walter Scott, se sentent dans tous ses écrits. Sa sœur envoya
I.RS POinES 277
(|iiel([ues-iins de ses vers à une leullle du voisiniifre qui les impriina. D'autres suivirent, et le directeur de la feuille — qui n'était autre que William Llovd Garri- son — vint rendre visite î» son jeune et timide collabo- rateur, que l'on eut peine à faire revenir des champs pour l'occasion. Garrison insista pour que l'on déve- loppât l'instruction du jeune garçon. On se décida à le mettre, pour un semestre, dans une académie nouvel- lenient créée. Grâce ii divers travaux et à des leçons qu'il se procura, il réussit à compléter son année; puis, h vingt et un ans, il trouva un emploi dans les journaux de Boston. Bientôt, il purgea avec ses économies une hypothèque qui grevait la ferme paternelle et il entre- prit de la diriger. Dans l'intervalle, il avait publié des vers, s'était fait des amis en même temps qu'il s'était créé une sorte de réputation locale. La mort de son père fit peser sur lui plus de responsabilité, et il reprit un poste directorial dans un journal d'Hartford ; mais sa santé qu'avaient probablement afifaiblie ses premières privations exigea son retour. Pendant ce temps, il avait commencé à prendre intérêt à la politicjue ; il avait publié un pamphlet en vers, de peu de valeur, et surveillé la publication des Lite- rarij Reinalns de son prédécesseur à la rédaction du Mirror, John G. C. Bralnaril.
De 1832 à 183G, ^Vlnltier demeura avec sa mère et une jeune sœur à la ferme d'IIaverhill; puis ils partirent pour le village d'Amesbury, dont le poète allait bientôt laire sa résidence habituelle. Admirateur de Ilenrv Clay et adversaire résolu de Jackson, il projetait de soutenir l'un et de combattre l'autre au (Soutirés. Mais l'influence de Garrison le décida ii prendre rang parmi les abolition- nistes, et son pamphlet Justice and Expediency, paru en
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1833, arrêta l'essor de ses succès politiques. Il siégea cependant durant quelques mois de législature. Ses légi- times campagnes ne furent pas sans danger; il en fit l'expérience h Philadelphie, où il rédigea pendant l'année 1838-39 The Pennsyh>ania Freeman, dont l'imprimerie fut saccagée et brûlée par la populace. La bravoure que déploya Whittier en cette circonstance n'étonne nul- lement de la part d'un homme qui, bien que délicat phy- siquement, avait montré dans ses écrits une force morale et un courage splendides depuis le jour où il avait décidé quel parti il prendrait dans la controverse qui commençait à diviser le pays.
Il venait d'entreprendre sa série de poèmes contre l'esclavage, et bientôt des strophes claironnantes, comme celles maintenant intitulées « Expostulation », furent répandues par les journaux qui osèrent imprimer ces vaillants appels. Comme il fallait s'y attendre, sa puis- sance d'expression ne s'accrut pas en proportion de ses généreux sentiments; cependant ses poèmes furent popu- laires et trouvés assez bons pour qu'on les recueillît, sans son intervention, en 1838. Une autre édition suivit l'année d'après, mais ses Laijs of my Home, parus en 1843, furent le premier de ses livres qui lui rapportât quelque avantage pécuniaire. Il en avait besoin, car depuis 1840 sa santé l'avait forcé, sauf une courte période de présence dans les journaux, à résider h Amesbury continuellement. Il publiait des vers dans les magazines, mais c'était une maigre source de revenus, et il semble qu'il se soit trouvé dans des conditions relati- vement précaires jusqu'au grand succès de Snow-Bound, qui, en 1866, le tira d'embarras.
Tout le reste de l'existence simple qu'il mena peut être rapidement passé en revue. La fondation en 1847
LES POETES 279
ilu journal anti-esclavagiste The New Era, où devait paraître plus tard le fameux roman de Mrs. Stowe, lui Inuniit un organe justprà la veille de cette guerre civile qu'il avait contribué h rendre inévitable. Ses meilleurs poèmes libertaires parurent dans ce journal, ainsi que des critiques et d'autres articles, sans oublier son plus important ouvrage en prose, Lentes f'rom Margaret Smidi's Journal, peinture fidèle de la vie au Massachu- setts i» la fin du xvii'' siècle. Ni cet ouvrage ni les esquisses biographiques ne valent la peine qu'on discute les essais en prose de Whittier. Vers la fin de ses jours, en 1864, la mort de sa sœur, Elizabeth Hussev Whittier, lut pour lui une perte des plus cruelles. Snow-Boiind fut un beau tiibut payé à la mémoire de la disparue. Il continua à écrire, publiant en 1867 son Tent on the Beacli, où il fait figurer Bavard Tavlor; il collabora à Tlie Atlantic Monthly et fit paraître de nombreux recueils de vers nouveaux ainsi qu'une édition revue de ses œuvres. Dès que la guerre fut finie, ce hardi porte-parole d'un parti, dont les écrits avaient le plus blessé et exaspéré ses adversaires, mit de côté toute tendance peu combative et s'elVorça d'apaiser les mauvaises passions qu'avait engendrées la dispute. Il se préparait ainsi une vieillesse heureuse, dont la dignité et la simplicité ne purent être troublées par les hommages qu'il reçut de toutes parts, même de l'Empereur du Brésil, qui traduisit en por- tugais quelques-uns de ses poèmes, usant dans oette sélection des prérogatives d'un goût impérial.
L'appréciation des mérites littéraires que possèdent les poèmes de Whittier a été beaucoup simplifiée par la façon dont les a présentés le poète lui-même. Laissant de côté les œuvres de jeunesse, les vers recueillis après sa mort et le dernier volume, fort pr<q)rcmcnt intitulé At
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Sundown, nous avons h passer en revue cinq cents poèmes, dont beaucoup sont simplement de circonstance par leurs sujets ou la manière de les traiter. Les poèmes purement religieux et les Songs of Labour and Reform ne nous arrêteront pas, malgré l'incontestable piété de Whittier et sa sympathie pour le labeur honnête. Le groupe intitulé Poems of Nature ne saurait être aussi sommairement écarté bien qu'il soit difficile de démon- trer que Whittier ait fait preuve d'un talent remarquable dans le genre préconisé par \VordsAvorth et Brvant. Mais ces poèmes aux descriptions fidèles procurent une lec- ture agréable, et même à l'occasion, comme « Sunset on the Bear Camp », « StMartin's Summer » et « A Summer Pilgrimage », sont excellents dans leur genre.
11 reste quatre grands groupes de poèmes, car nous ne mentionnerons à nouveau Tlie Tent on the Beach que pour dire qu'il contient un intéressant portrait de AVhittier tracé de sa main, et aussi le populaire «AVorshipofNature ».
Le groupe intitulé « Ballads and Narrative Poems » renferme la plupart des morceaux les plus connus de Whittier : « The Angels of Buena Vista », « Maud MuUer », (( Skipper Ireson's Ride », « Barclav ol Urv » et environ une douzaine d'autres. Ils sont simples de sujet et de forme, laissent voir clairement l'influence de Walter Scolt et d'autres modèles, et dénotent un cercle considérable de lectures dans les œuvres des vovaoeurs et des historiens. Mais quand nous aurons reconnu la force et l'intérêt de beaucoup de ces ballades, et l'excep- tionnelle beauté de quelques stances du poème « Among the Hills », il apparaîtra que nous avons à peine le droit de qualifier de grande cette importante partie de l'œuvre de Whittier. Ses ballades dénotent plus de facilité que d'inspiration.
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Les « Personal Poems » renferment des compositions Je valeur inégale à l'atlrcssc de personnages plus ou moins oubliés de nos jours. Les vers à la mémoire de Charles P. Storrs, ceux qui commémorent le philan- thrope anglais .losepii Sturge, honorent dignement leur auteur ou leur sujet. Mais le grand poème de ce groupe, presque le seul poème de Whittier auquel on puisse sans hésiter appliquer cette épithète, est le fameux « Icliabod », écrit après que Webster eût trahi les espé- rances des anti-esclavagistes.
Quelques années plus tard, dans « The Lost Occa- sion », Whittier donnera cours a des pensées et des sentiments plus justes à l'égard de Webster. Avec quelques autres poèmes spontanés d'une réelle puis- sance, « Ichabod » donne l'impression que l'inspiration poétique de Wiiittier fut plus profonde et plus sincère que celle de tous ses contemporains en Nouvelle-Angle- terre, et que s'il avait pu éduquer convenablement ses dons d'artiste, il aurait atteint un loul autre degré de supériorité.
Cette puissance spontanée se trouve naturellement plus développée dans le groupe des « Antislavery Poems », particulièrement dans le chaleureux « Massa- chusetts to Virginia », dans l'émouvant « Randolph of Roanoke », dans « The (^risis », « M(doch in State Street » et, parmi les poèmes guerriers, dans « The Watchers » et dans « Barbara Frietchie ». f^a profondeur et la sincérité des sentiments, ainsi que la cadence et le rvthme qui font valf)ir ces vers, sont bien plus indispen- sables que limagination ou la subtilité de la pensée ou de l'expression. Wiiittier possédait plus ([u'aucun de ses contemporains les qualités requises pour le poète martial et le partisan. Que le « Tvrlée de l'Amérique » ait été
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le plus distingué des poètes quakers, c'est au premier abord le plus bel exemple d'ironie; mais à se rappeler combien cette secte avait souffert de la tyrannie, il n'est pas surprenant qu'elle ait fourni au monde l'un des poètes libertaires les plus connus.
Il ne reste plus qu'à parler des ce Poems Subjective and Reminiscent ». Parmi ceux-ci, à la douceur de « Memories » peuvent être jointes les charmantes strophes de « In my Schooldays ». Mais la perle du groupe, h vrai dire le plus artistique, le plus soutenu et en bien des sens le plus important des poèmes de Whittier, c'est cette admirable idylle de la vie cham- pêtre, Snoiv-Bound. Il n'est pas toujours prudent de prêter attention aux comparaisons entre productions littéraires américaines et œuvres d'auteurs britanniques, mais on ne peut craindre de dire que la comparaison si souvent établie entre le meilleur poème de Whittier et « Gotter's Saturday Night » de Burns, non seulement est justifiée, mais encore n'est pas tout h fait il l'avantage du grand poêle écossais.
Toutefois il faut admettre que Whittier ne mérite pas plus que Longfellow d'être classé parmi les vraiment grands poètes, et sa propre estime, toute modeste, pour sa poésie est plus proche de la vérité que l'opinion de ses enthousiastes admirateurs.
On s'est demandé souvent si la réputation du troisième membre de notre groupe de poètes, Oliver Wexdell Holmes (1809-94) résisterait victorieusement aux atteintes du temps. On n'a pas mis en question sa constante urbanité, son humour rarement en défaut, ni son heu- reuse éloquence dans le genre familier; mais la rareté chez lui des « modes plus élevés », la monotonie des
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rythmes nu'il emploie et, jusqu'i» un certain point, des sujets nuil traite, — le lait que le goût populaire en matière d'humour est sujet ii de rapides changements et ([ue la plupart des œuvres de Holmes sont h ce point locales qu'elles en sont même provinciales à l'excès — tout cela a suggéré à certains critiques des doutes sur la solidité de son œuvre. Naturellement, nous avons une édition complète de ses écrits d'oîi l'on n'a même pas omis ses articles médicaux ni ses Essais de circonstance dans les magazines; mais la place accordée à un auteur, sur les rayons de leur bibliothèque, par les hommes de sa génération n'en impose pas forcément h la suivante. O. W. Holmes naquit à Cambridge, le 29 août 1809; son père était le Dr. Abiel Holmes, excellent compilateur d'importantes Annals of America. Par ses origines, il appartient à cette caste brahmine, si bien décrite par lui dans le premier chapitre dCElsie Venner, et contre la rigide théologie de laquelle il opposa toute l'animosité dont sa nature généreuse le rendait capable. C'est dans le calme village académique de Cambridge qu'il grandit et reçut sa première instruction; puis il entra a Harvard, obtenant son diplôme avec cette promotion de 1829 célé- brée par lui dans ses poèmes. C'est à cette promotion qu'appartient aussi le Dr. Samuel F. Smith, qui, trois ans après avoir quitté lUniversité, écrivit les strophes que, laute de mieux, les Américains ont adopté comme hymne national. Holmes était admirablement désigné pour devenir un lauréat de concours, car il continua à résider près du collège, s'abreuvant de ses traditions. Et, par la suite, ii mesure (|ue le groupe des anciens condisciples diminua, son habileté ii exprimer l'émotion des souvenirs communs et les sentiments de solidarité fit de lui le poète idéal pour les pièces commémoratives
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et de circonstance. Ces poèmes de circonstance forment une part importante de ses œuvres poétiques et sont aussi voisins de la perfection que de telles pièces peuvent l'être. Parfois, comme dans le « Voyage of the Good Ship Union » de d862, il s'élève ii une puissante poésie; et il reste toujours d'une lecture agréable.
Pendant qu'il était étudiant, Holmes, naturellement, écrivit des vers, les uns humoristiques, les autres senti- mentaux, et plusieurs de ses compositions lurent publiées dans une revue de collège. C'est un an après qu'il eut pris son diplôme qu'il écrivit « Old Ironsides », populaire plaidoyer pour la conservation de la vieille frégate « Constitution » qui avait joué un si grand rôle dans les combats maritimes de la guerre de 1812. L'année sui- vante vint « The Last Leaf », spécimen presque parfait de poésie descriptive et sociale; peu de temps après, « The Comet » montre ce dont il était capable dans le sens d'un « jeu dosprit » comique. Il avait aupara- vant olTert à ses amis, dans « 1 hc llcighl of the Ridi- culous », un échantillon de son humour extravagant.
Holmes, à vingt-trois ans, avait déjà bien indiqué l'œuvre pour laquelle il était né et il y avait déployé une remar- quable dextérité. Il allait s'essayer ii d'autres formes de la poésie, et réussir ;i l'occasion ; mais il ne devait jamais atteindre à la réputation d'un poète de talent éminent et varié. Il révéla aus.si, à une période de sa vie remarqua- blement précoce, son très remarquable don de prosa- teur, dans les deux articles intitulés « The Autocrat of the Breakfast-Tablc », et publiés dans le New England Magazine à la fin de 1831 et au début de 1832 ; mais un tel genre exigeait de la maturité et de l'expérience avant qu'il put y être question de maîtrise.
Holmes choisit une carrière (|ui oOVe à ses adeptes une
LES POETES 285
connaissance aussi vaste que profonde de la nature humaine. Après son diplôme, il étudia la médecine à Boston et, en 1833, partit pour compléter ses études à Paris. De retour, un peu plus de deux ans après, il pra- tiqua a Boston jusqu'en 1847, et lut ensuite nommé à la chaire d'anatomie et de physiologie à Harvard. Il avait occupé déjà une situation analogue au collège de Dart- mouth. Entre temps, il publia aussi des dissertations médicales couronnées en certains concours, des essais et des conférences consacrés à la fois au côté scientifique et au côté littéraire de sa profession. Son premier volume de vers avait paru en 1836. Il en fit paraître un autre qui contenait, avec la plupart de ses vers de jeunesse, les poèmes de circonstance composés depuis lors, et ce recueil d'un poète de quarante ans ne renfermait guère de promesses éblouissantes.
De 1847 à 1882, le Dr. Holmes remplit avec conscience et succès ses fonctions à Harvard, prouvant sa largeur d'idées et sa pondération en ne s'opposant pas aux chan- gements qui convertirent le petit collège de ses jeunes années en la grande université de sa vieillesse. Entre autres travaux scientifiques, on lui doit au moins une brochure médicale de quelque importance, et il obtint le respect des autres médecins de son temps. Son long poème Astnca (1850) ne dut guère lui gagner de nom- breux admirateurs, mais les conférences qu'il fit à Boston sur les poètes anglais modernes lui valurent une réelle célébrité. Cependant, en 1857, et presque providentiel- lement, semblerait-il, l'occasion s'offrit à lui d'exercer une influence beaucoup plus vaste.
The Atlantic Monthhj, récemment fondé, était l'organe de la nouvelle littérature et avait détrôné The Dial. Lowell, le premier directeur, demanda de la copie à
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Holmes; celui-ci déterra Va Autocrat », un essai de jadis, vieux déjà de vingt-cinq ans, lui donna du corps en y introduisant des personnages, le compléta de tout ce qu'il avait acquis de sagesse, d'humour et de matu- rité d'esprit, et il devint dès ce jour l'ami d'élection et le conseiller de milliers de lecteurs en Amérique et en Grande-Bretagne.
Par sa publication de The Autocrat (1858) et de The Professor at tJie Break fast-Table (1860), Holmes prit place d'une façon décisive parmi les grands écrivains de la Nouvelle-Anorleterre et il continua de s'attirer une croissante afl'ection de la part de ses concitoyens, h mesure que disparaissaient, l'un après l'autre, tous ses égaux. Ce renouveau de célébrité lui donna une énergie littéraire que l'on rencontre rarement chez les hommes qui ont dépassé la cinquantaine. Le Professor, moins brillant peut-être que l'^-lM^ocra^, s'agrémente de l'intérêt d'une sorte d'intrigue. Il est dès lors assez naturel que Holmes se soit essayé à un roman. Elsie Venner parut en volume en 1861. La même année, un nouveau recueil de poèmes, Sangs in Manij Keijs^ consolida sa réputation de poète qui s'affirmait déjà par les poèmes contenus dans y Autocrat et le Professor. « The Chambered Nautilus » et « The Deacon's Masterpiece », inclus dans ce recueil, comptent vraiment parmi les meilleurs poèmes d'Holmes; le premier se distingue par le charme du sentiment, le second par un mélange rare de pure moquerie cachant un sens profond. Et c'est certainement tout l'art du poète satirique que fut Holmes, que tant de lecteurs puissent se délecter à la lecture de « One-Hoss Shay » sans se douter que l'ouvrage est une satire des idées théologiques au milieu desquelles vivait le vieux pro- fesseui'.
I.F.S POKTES 287
Comme romancier, il n'eut pas i>rantl succès. Son héroïne n'est pas précisément laite pour séduire ; elle est trop visiblement une création de l'anatomiste, du fin observateur de la vie, de l'humorisle, et pas assez du conteur expert. Cependant, dans son genre, le premier roman de Holmes est loin d'être nul; ses tableaux de la vie de village dans la Nouvelle-Angleterre ne sont peut- être pas 1res réalistes, mais au lieu d'être niais, comme ceux de Longfellow, ils amusent délicieusement. Six ans après Elsie Venner, Holmes puldia un autre roman, T/te (jiiardian Angel. De nouveau, son choix se porte sur un thème anormal digne d'intéresser un docteur, et de nouveau il se révèle caricaturiste, satiriste et psycho- logue — tout hormis romancier. Ses autres ouvrages exigent peu de commentaires. The Poet at tJie Breakfàst- Table paraît en 1872, et dix-huit ans après, avec O^er the Tea-Cups, le vieillard toujours enjoué s'éverlue à séduire les enfants et les petits-enfants de ses admira- teurs de jadis. A différentes reprises, il publia également des recueils de ses essais variés, et rédigea sans beau- coup de succès des biographies de ses amis Motlev et Emerson. Un troisième roman, A Mortal Antipai/nj [iSSb), est moins intéressant que les précédents. Deux ans plus tard, dans Onr Hundred Days in Europe, il relate un voyage au cours duquel il avait été l'objet des plus déli- cates attentions. Enfin, quatre recueils peu volumineux de poèmes ne font ni tort ni honneur h sa réputation. La mort vint le prendre à Boston le 7 octobre 1894. Der- nier survivant de son groupe, il en fut aussi le membre le plus gai, le plus aimable et, à tout prendre, le plus humain. Bien que très bostonien, Holmes compta trop d'expériences et de relations variées pour que son carac- tère lût limité par les préjugés religieux, politiques ou
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sociaux craucune cité, crauciin Etat ou d'aucun parti; il fut, dans toutes les acceptions du mot, un Américain de grand cœur, accueillant h tous, même aux fâcheux. Son existence fut un long bienfait; sa vieillesse fut excep- tionnellement belle et agréable.
Quelle est la valeur durable de l'œuvre d'Oliver Wendell Holmes? Dans sa poésie, maints passages d'un caractère exquis, ou sentimentaux ou pathétiques, suf- fisent non seulement pour satisfaire les anthologistes, mais pour remplir un petit volume. Pourtant, il faut con- fesser que la lecture de ses Poetical Works devient une tâche impossible, que ses railleries ont perdu parfois leur sel et que ses longs poèmes sont fatigants.
En ce qui concerne la prose d'Holmes, le verdict de la postérité lui sera plus favorable. Ses mélanges, ses biographies, ses romans, même les trois derniers volumes de sa série de « Propos de table » perdent vite de leur attrait, mais le lecteur résistera dilficile- mcnt au mélange d'humour, de philosoj^hie et de poésie de YAutocrat.
Et, auréolé du prestige d'une humanité charmante, l'indulgent et spirituel docteur Holmes se présentera au jugement des générations en offrant d'une main son inimitable Aulocrat et de l'autre une gerbe de ravis- sants poèmes.
CHAPITRE XVI
LES POÈTES (1830-1850)
II
Presque tous les auteurs que nous avons étudiés jusqu'ici, — à part Thoreau, Melville, Channing et quelques autres, naquirent avant I8i0. La seconde décade du xix'= siècle vit naître l'orateur Wendell Phillips, le politicien Charles Sumner, Harriet Beecher Stowe, John Lothrop Motlcy, Walt Whitman et James RussELL LowELL (1819-1891). Ce dernier naquit à Cam- bridge, le 22 février 1819, environ dix ans après Holmes, qui lui survécut pourtant de trois ans. Mais le groupe des principaux écrivains de la Nouvelle-Angleterre était si intimement lié d'amitié, formait — et forme encore — une telle unité aux yeux du public américain, qu'il est difficile de se figurer que la vie et les écrits de Lowell le rattachent à une tout autre génération que celle de ses collègues. Ni t.ongfellow, ni Whittier, encore moins Holmes, n'accusent dans leur poésie l'influence de Keats; chez Lowell, on la rencontre tout autant que chez Tennyson — en d'autres ternies, Lowell fut plus
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I.A PERIODE LOCALE (1830-1865)
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que la guerre civile avait incvitablcmont et universelle- ment développé. Il devint un instigateur actif et influent du mouvement tendant à cette politique plus saine et indépendante qui marque la période comprise entre 1880 et 1800. C'est pour quelques-uns l'œuvre impor- tante de sa vie, mais il lui eût été difficile de l'accomplir s'il avait eu dix ans de plus.
L'esquisse ipi'on peut tracer île cette existence si inté- ressante et si exceptionnellement remplie paraît parti- culièrement maigre et peu satisfaisante. Comme Holmes, il était issu d'une fauiille « brahmanique » par toutes ses attaches, famille littéraire aussi, car son père, le Rév. Charles Lowell, fut quelque peu anteur et transmit son talent non seulement à James Russell mais à ses deux aînés, Marv et Robert Traill Spence Lowell (18ili-;)i). A ce dernier il est indispensable de consacrer quelques mots. Il entra dans le clergé de l'église épiscopale, et exerça son ministère aux 13ermudes, à Terre-Neuve et dans divers Etats; puis il se tourna vers l'enseignement primaire et secondaire. En 1858, il publia un roman de quelque valeur sur son séjour à Terre-Neuve, The iVew Priest in Conception Bay. Ses autres œuvres d'imagina- tion sont négligeables; sa poésie, de valeur médiocre, mérite au moins quelque éloge pour sa haute spiritua- lité et ses courageuses vitupérations contre l'esprit de lucre et d'orgueil.
James Russel Lowell vit le jour dans la demeure colo- niale, Elmwood, qu'il rendit familière et chère à ses lecteurs, et passa une enfance idéale au village qu'il
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LES POETES
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décrivit si heureusement dans son essai « Cambridge Thirtv Years Ago ». A Harvard, où il prit son diplôme en 1838, il publia dans le magazine du collège des vers et de la prose iort remarquables. A la suite de négli- gences dans ses études et de quelques fredaines il dut, la dernière année, quitter temporairement l'Université. Envové h Concord, il y connut Emerson — circonstance qui, sans laire de lui un transcendantaliste, doit avoir eu sur son avenir une grande influence. A Concord, il écrivit son poème de concours qui fut imprimé, mais non pro- noncé par lui; il s'amusait à y faire irrévérencieusement la satire d'Emcrson, de Carlyle et autres réformateurs qui offraient des cibles faciles h son esprit railleur. 11 écrivit aussi des lettres pleines de vie, avant-garde des nombreux volumes de sa correspondance, qui, dès leur apparition, prirent place au premier rang des contribu- tions de l'Amérique h la littérature épistolaire.
Le droit, la littérature, le lyrisme et l'amour emplirent son existence pendant les quelques années qui suivirent. Il lut reçu au barreau mais ne pratiqua pas. Epris d'une jeune femme ravissante autant que spirituelle, il écrivit en son honneur des poèmes un peu jeunes mais sincères, dont on peut trouver quelques-uns dans son premier volume, A Ycai-'s Life (1841). Maria "White, que Lowell épousa à la fin de 1844, après cinq années de fiançailles, fut elle-même une poétesse qu'inspiraient les enthou- siasmes de l'époque. Elle enflamma la délicate et impressionnable nature de Lowell, lui donna plus de profondeur et de maturité et elle le poussa à mettre ses talents aux services delà cause anti-esclavagiste.
Lowell écrivit beaucoup de poèmes qu'il fit paraître dans des magazines pour le grand plaisir de ses amis, mais il n'en retint que très peu dans l'édition complète
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que ses amis un produit poétique du xix^ siècle, car s'il existe dans la poésie anglaise de ce siècle une influence prédominante, c'est certainement celle de Keats. En outre, Lowell s'affranchit de cet esprit de parti politique que la guerre civile avait inévitablement et universelle- ment développé. Il devint un instigateur actif et influent du mouvement tendant à cette politique plus saine et indépendante qui marque la période comprise entre 1880 et 1890. C'est pour quelques-uns l'œuvre impor- tante de sa vie, mais il lui eût été difficile de l'accomplir s'il avait eu dix ans de plus.
L'esquisse qu'on peut tracer de cette existence si inté- ressante et si exceptionnellement remplie paraît parti- culièrement maigre et peu satisfaisante. Comme Holmes, il était issu d'une famille « brahmanique » par toutes ses attaches, famille littéraire aussi, car son père, le Rév, Charles Lowell, fut quelque peu auteur et transmit son talent non seulement à James Russell mais à ses deux aînés, Mary et Robert Traill Spence Lowell (1816-91). A ce dernier il est indispensable de consacrer quelques mots. Il entra dans le clergé de l'église épiscopalc, et exerça son ministère aux Bermudes, à Terre-Neuve et dans divers Etats; puis il se tourna vers l'enseignement primaire et secondaire. En 1858, il publia un roman de quelque valeur sur son séjour à Terre-Neuve, The New Priest in Conception Bay. Ses autres œuvres d'imagina- tion sont négligeables; sa poésie, de valeur médiocre, mérite au moins quelque éloge pour sa haute spiritua- lité et ses courageuses vitupérations contre l'esprit de lucre et d'orgueil.
James Russel Lowell vit le jour dans la demeure colo- niale, Elmwood, qu'il rendit familière et chère à ses lecteurs, et passa une enfance idéale au village qu'il
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décrivit si heureusement clans son essai « Cambridge Thirtv Ycars Ago ». A Harvard, où il prit son diplôme en 1838, il publia dans le magazine du collège des vers et de la prose fort remarquables. A la suite de négli- gences dans ses études et de quelques fredaines il dut, la dernière année, quitter temporairement rUniversitc. Envové à Conconi, il v connut Emerson — circonstance qui, sans faire de lui un transcendantaliste, doit avoir eu sur sou avenir une grande influence. A Concord, il écrivit son poème de concours qui fut imprimé, mais non pro- noncé par lui; il s'amusait h y faire irrévérencieusement la satire d'Emerson, de Carlyle et autres réformateurs qui offraient des cibles faciles à son esprit railleur. Il écrivit aussi des lettres pleines de vie, avant-garde des nombreux volumes de sa correspondance, qui, dès leur apparition, prirent place au premier rang des contribu- tions de l'Amérique h la littérature épistolaire.
Le droit, la littérature, le lyrisme et l'amour emplirent son existence pendant les quelques années qui suivirent. Il lut reçu au barreau mais ne pratiqua pas. Epris d'une jeune femme ravissante autant que spirituelle, il écrivit en son honneur des poèmes un peu jeunes mais sincères, dont on peut trouver quelques-uns dans son premier volume, A Ycat's Life (1841). Maria White, que Lowell épousa à la fin de 1844, après cinq années de fiançailles, fut elle-même une poétesse qu'inspiraient les enthou- siasmes de l'époque. Elle enflamma la délicate et impressionnable nature de Lowell, lui donna plus de prf)fondeur et de maturité et elle le poussa h mettre ses talents aux services delà cause anti-esclavagiste.
I.owell écrivit beaucoup de poèmes qu'il fit paraître dans des magazines pour le grand plaisir de ses amis, mais il n'en retint que très peu dans l'édition complète
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de ses œuvres. A cette époque aussi, il donna plusieurs études sur un sujet qui devait rester son thème favori — les anciens dramaturges anglais. Ces travaux ne l'enrichissaient guère, mais il était courageux et plein de confiance. En 1843, il entreprit avec un ami de lancer un nouveau magazine. TJie Pioneer, qui eut trois numéros plus orthodoxes encore que The Dial, et laissa ses direc- teurs embarrassés de dettes. Lowell souffrit alors de sérieux troubles visuels, qu'il supporta vaillamment, et cette même année, il publia un volume de Poems qui fut fort remarqué et dénotait un talent plus mûr, encore qu'influencé par Keats.
Peu avant son mariage, Lowell avait terminé son pre- mier livre de prose, Conversations on Some of the Old Poets (1845)_, œuvre imparfaite encore mais pleine d'idéa- lisme et de promesses. Evitant le mélange de sentiment et de sentimentalité de son temps, l'auteur sut exprimer avec poésie et clarté ce patriotisme dont il ne se départit pas et qui devait lui valoir le respect de ses concitoyens. Ensuite, il collalîora à un journal anti-esclavagiste de Philadelphie, et il écrivit aussi de nombreux poèmes et articles, surtout pour le Broad^vay Journal, que diri- geaient son ami Briggs et Edgar Poe. La création d'un nouvel organe, le Standard, lui fournit l'occasion de commenter la politique courante, en des articles qui furent un exercice excellent pour son œuvre future de diplomate et d'homme politique indépendant. Bien plus importants pour sa réputation furent les incomparables Biglow Papers, qui commencèrent à paraître dans le Boston Courier du 17 juin 1846. Dans l'intervalle, le jeune couple, revenu à Cambridge, avait repris sa rési- dence d'Elnnvood, où la vie leur était devenue plus facile à la suite d'un petit héritage. Une fille naquit, à la
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grande joie du père, mais elle lui fut ravie au bout d'un peu [)lus d'un an. Cette joie suivie si tôt de ce chagrin contribuèrent à mûrir profondément l'esprit de I.owell, comme le montrent « The Chaiiirelint^ » cl d'autres poèmes. Une seconde fille vint lui apporter le bonheur une fois encore, et son activité littéraire s'en ressentit aussitôt. Les Bii^Iow Papers furent repris et une seconde série de Poems parut; il écrivit de nombreux articles politiques pour le Standard et des essais littéraires pour de graves et importantes revues. Enfin, 1848 fut son anniis mirabilis, non seulement en lui permettant de profiter de l'esprit et de la sagesse du Rév. Homer Wilbur et des intéressants amis de ce dernier, Hosea Biglow et B. Sawin, Esq., mais aussi en poussant « G. P. Putnam, Broadway », h lui publier .4. Fable for Critics.
L'humoriste capricieux, spirituel et grave, le patriote intrépide, qu'avait si longtemps dérobé aux regards du pu})lick' Lowell s'elTorcant vers la beauté et vers la pro- fondeur, se révélait enfin. Il avait découvert l'aliment littéraire qu'il pouvait le mieux s'assimiler. S'inspirant des humoristes américains qui l'avaient précédé, il place des discours et des jugements politiques dans la bouche des paysans de lu Nouvelle-Angleterre, pris sur le vif et parlant le meilleur dialecte vankee qui ait été noté jus(ju"ici pour le plus grand plaisir du genre humain.
Dans cette preniière suite des Bigloiv Papers triom- phent sans contredit l'esprit satirique et la poésie humo- ristique de l'Amérique, et bien des regards depuis lors se sont tournés anxieusement vers cette œuvre, lorsque la nation parut s'écarter du droit chemin et qu'il n'y eut plus de Lowell pour la ramener par ses railleries.
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Mais Lowell fit plus encore; il ajouta à la collection de satires anglaises sur les poètes et leur poésie une satire qui n'est guère inférieure à aucune d'entre elles, mais d'un humour qui les dépasse toutes. A parler sincèrement, si la forme métrique, les traits, et jusqu'à un certain point la construction de A Fable for Critics, ne sont pas œuvre purement originale, Lowell a du moins créé un nouveau genre poétique, sorte de combinaison de pané- gyrique, de satire et de jeu d'esprit des plus étudiés. L'art du satirique n'est pas nouveau qui consiste à cou- vrir d'éloges choses et gens qu'il aime à seule fin de mieux flétrir ceux qu'il désapprouve, mais il semblerait que Lowell ait eu des intentions plus hautes. Une bonne moitié de son trop long poème n'est qu'un tribut respec- tueux, bien qu'humoristique, à ses amis, plutôt qu'une satire des rimailleurs recrutés par « Tityrus Griswold m. Comme toutes les satires, bien qu'à un degré moindre, — car Lowell eut la prudence de ne pas nommer la plu- part des versificateurs qu'il tourne en ridicule, — bien des pages de ce poème, après deux générations, ont perdu tout le sel qu'elles avaient pour les contemporains de l'auteur.
Les agréables qualités aussi bien que les sérieux mérites des Bii^low Papers et la valeur moindre de la Fable for Critics ne nous feront pas oublier que l'année 1848 fut pour Lowell une date importante; il écrivit, pour paraître à la fin de cette même année, l'une des plus populaires de ses compositions plus strictement poétiques, Tlie Vision of'Sir Lannfal. La morale que pré- conise cette incursion à la Tennyson dans le domaine du Roi Arthur est assez significative et démocratique pour qu'on s'explique sa popularité; mais certains critiques ont peut-être eu raison de prétendre que le lecteur
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trouve plus tle t-hanue a la description poétique et émue (.lu mois de juin qu'il la morale de la légende elle-même.
On a lait étudier à la jeunesse américaine Sir Launfiil en éditions classiques annotées : c'est là un exemple, Tort excusable, de ce que l'on pourrait appeler « une erreur patriotique » en matière de littérature; mais on ne peut nier qu'en ajoutant ce poème au petit nombre de ses bonnes compositions lyriques et morales, et à ses chefs-d'œuvre de satire spirituelle, Lowell avait partait dès sa trentième année une œuvre qui promettait, pour l'avenir, peut-être plus qu'elle ne devait tenir.
Ses succès littéraires ne furent pas anssi fructueux, pécuniairement parlant, qu'ils l'eussent été trente ans plus tard ; h vrai dire , quelques années après son mariage, le revenu de Lowell était plutôt mince. Il suf- fisait, cependant, et, malgré la mort de sa mère et celle d'un autre enfant, l'intervalle de 1845 à 1851 fut une époque heureuse pour l'homme et favorable pour l'écri- vain. Sa femme n'était pourtant pas très robuste, et au printemps de 1851 il fut décidé que la petite famille irait passer quelque temps en Europe. Elle s'embarqua en juillet et jamais bateau n'emporta du Nouveau-Monde un homme plus apte à profiter de l'ancien continent sans le moindre risque de perdre ce qu'il avait acquis dans le nouveau. « Leaves from my Journal » et la cor- respondance de Lowell décrivirent si joliment ses impressions qu'il est inutile de s'attarder sur son séjour à Home, attristé par la perte d'un jeune (ils, non plus que sui' les autres incidents de ce voyage qui dura ([uin/c mois; il se termina par une visite en Angle- terre, où Lowell vit Landor. Pendant ces pérégrina- tions, Lowell n'avait pas eu le plaisir d'écrire, mais il ne manqua pas de réunir des matériaux pour nourrir
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les facultés poétiques qu'il avait révélées clans la partie des « Pictures from Appledore » écrite avant son départ. A son retour, il reprit ses travaux avec une nouvelle énergie, bien qu'il n'ait achevé que trois ans plus tard l'admirable poème, un peu trop dilué toutefois, que nous venons de mentionner. Sa femme était morte un an après leur retour, et, par suite de ce deuil, ses dis- positions d'esprit ne l'incitaient qu'aux vers élégiaques. Il restait seul dans la vieille maison avec une toute jeune fille, et son vieux père ni sa sœur ne pouvaient guère lui dispenser les consolations dont il avait besoin. Il sur- monta pourtant peu à peu sa tristesse, et il reprit sa collaboration au Painarns Magazine, commencée en 1853 avec son agréable a Mossehead Journal ». Au début de 1855, il fit sur la poésie, devant le Lowell Institute de Boston, douze conférences qui eurent tant de succès qu'on lui offrit peu après la chaire de Longfellow h Harvard. Les travaux pédagogiques qui avaient rebuté le vieux poète furent un fardeau léger pour son suc- cessseur. Lowell trouva plus de plaisir h faire ces cours académiques qu'il n'en avait éprouvé dans ses tournées de conférencier dans l'Ouest, où les salles trop chauffées et les auditoires trop froids avaient mis sa belle humeur à une rude épreuve. Comme professeur, il ne semble pas qu'il ait, au début, provoqué grande émotion dans sa classe, ou fait preuve d'une érudition spéciale ; mais ses élèves se sont plu à reconnaître sa bonté, son talent d'intéresser sur n'importe quel sujet, le mérite et l'attrait de son enseignement discursif, et, par-dessus tout, sa parfaite connaissance de Dante.
Avant de prendre possession de son nouveau poste, Lowell repartit pour l'Europe et resta absent un an; le fait le plus considérable de son nouveau voyage
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fui probablement son passage a Chartres, dont il tira profit ({uelcpies années pins tard, dans son long poème à la façon de Browning, The Cathedral (1870).
Lowell, tout en préparant ses cours, préparait égale- ment l'importante collection des essais littéraires qu'il composa durant les vingt-cinq dernières années de sou existence. En outre, il s'assura une vieillesse heureuse en se remariant, en 1857, avec une femme charmante autant qu'intelligente. La même année, il prit la direc- tion de The Atlantic Monthly, dans lequel parurent désormais presque toutes ses productions en vers et en prose. Lorsque, en iSGl, par suite d'un changement d'éditeurs, V Atlantic passa sous la direction experte de James T. Fields, Lowell ne dut guère regretter son poste. Sa production poétique s'était beaucoup ralentie depuis qu'il s'occupait de juger celle d'autrui, et il ne retint, pour l'édition définitive de ses œuvres qu'une minime partie de ses nombreux articles et critiques.
Pendant la guerre civile et la période de reconstitu- tion qui s'ensuivit, les écrits politiques pullulèrent. Lowell avait un tempérament trop ardent pour ne pas introduire dans ses articles une somme considérable d'esprit de parti, et il était trop ami de la facétie et de la saillie pour que ses écrits pussent avoir une grande et sérieuse influence sur le populaire. Les interminables dissertations de cette nature qui remplissent un volume de ses œuvres sont évidemment intéressantes, mais elles n'ont pas la puissance entraînante des discours politi- ques qu'il rédigera vingt ans plus tard. La suite des Biglow Papers, parue dans V Atlantic en 1862 et 1863, n'a pas autant de rigueur et d'humour que la série qui fut provoquée par la guerre du Mexique.
La seconde série des Biglow Papers ne fut pas la seule
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contribution de Lowell à la poésie qu'inspira la guerre civile. En 18G3 il écrivit une ode patriotique à la mémoire du colonel Robert G. Shaw, et, deux ans plus tard, il en récita une autre à la cérémonie commémorative qui eut lieu a Harvard en l'honneur des élèves morts pendant la guerre. En tant que poème, la « Commémoration Ode » est trop longue et souvent trop subtile de pensée ou d'expression. De même que les odes que composa encore Lowell (les Three Mémorial Poenis, comme il les appela lors de leur publication, en 1877), elle manque de cette harmonie soutenue et de ces heureuses qualités de diction et de rythme que l'on rencontre dans quelques-unes des meilleures odes anglaises. Mais l'ensemble de ces poèmes exprime si brillamment l'idéal national qu'il serait diffi- cile h un Américain de ne pas s'en montrer ému.
Revenant ii l'époque de la guerre, en 1863, nous trouvons Lowell qui essaie, avec le professeur Charles Eliot Norton, son plus actif collègue, de relever la vieille et respectable mais peu prospère North American Review. Il y fit passer de nombreux articles, parmi lesquels certains de ses meilleurs essais politiques et littéraires. En 1868, il rassembla en un volume, qu'il inti- tula Under thc Willows^ les poèmes publiés ici et là au cours des vingt dernières années, mais ce recueil ne pouvait le classer au nombre de ceux qui étaient les porte- parole de la jeune génération. Il ne traite pas, comme Matthew Arnold, des inquiétudes religieuses de son époque; il ne sonde pas les âmes comme Browning; il ne satisfait pas les aspirations esthétiques et spirituelles avec le calme et la douceur de Tennyson, mais il offre à ses lecteurs une extrême variété de sujets et plusieurs excellents poèmes. Heartsease and Rue, volume qui en 1888 réunit ses poèmes de vingt autres années, ne pro-
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diiit pas une impression très dillérente. On v sent moins Teflort, saut dans la longue ode à la mémoire du grand naturaliste Agassiz. Dans ce dernier recueil, plusieurs poèmes révèlent un goût plus raffiné pour la forme poétique et particulièrement Ivrique qui carac- térise la poésie britannique et américaine pendant le dernier quart du xix* siècle. Son génie subit jusqu'il la lin des influences diverses, mais au moins deux fois — dans les Bii^lo^v Papers et dans les odes — il secoua toute contrainte et se plaça peut-être au-dessus de tous les autres poètes américains, à l'exception de Poe et de ^VIlitman. Dans les deux cas, ce fut son amour pour son pays qui porta le coup libérateur.
Dans l'intervalle, la réputation de Lowell comme prosateur et comme critique avait dépassé sa réputa- tion de poète. En 1867, il avait commenté Lessing et Rousseau, et donné son ravissant portrait d'Edmund Quincv, « A Great Public Character ». Au cours des années suivantes, il exprime son amour et sa connais- sance de la nature dans c( My Garden Acquaintance », puis vient : ic On a certain Condescension in Forei- gncrs », et enfin un essai intéressant, mais parfois erroné, sur Chaucer, qui parut dans lu Nortli American. Ses principales œuvres en prose, groupées dans Ainona my Books (1870) et Mi/ Sliidy Windows (1871), prouvèrent aux Américains que leur distingué poète était aussi leur plus éminent critique et de beaucoup leur plus grand homme de lettres, dans le sens le plus technique du
terme. Pourtant l'insuffisance de ses cfains littéraires
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l'obligea il vendre une partie d'Elmwood en 1871, en vue de se procurer un revenu convenable.
En 1872, il résigna ses fonctions de professeur et passa il l'étranger deu.x années agréables. A son retour,
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il reprit ses travaux, publia une seconde série de Among my Books (1876) et écrivit ses Mémorial Poems. La poli- tique corrompue de la seconde administration de Grant l'incita à se mêler quelquefois aux luttes politiques du moment. Peu de temps après, grâce h ses amis et surtout à Mr. William Dean Howells, on lui offrit la légation d'Autriche. Il déclina l'offre, mais en insinuant qu'il aimerait voir jouer une pièce de Calderon, son poète favori.
En conséquence, il fut nommé ministre en Espagne et rejoignit son poste en juillet 1877. 11 le garda trois ans, étudiant faits et gens, envoyant d'excellents rapports h Washington, montrant de la bonne grâce dans ses rela- tions avec la cour, perfectionnant ses connaissances dans la langue et la littérature qu'il affectionnait tant et trou- vant le loisir de voyager. Nulle question internationale particulièrement menaçante ne s'étant élevée au cours de cette mission ni au cours de celle plus importante dont il fut chargé à Londres de 1880 h 1885, il est impos- sible de déterminer jusqu'à quel point il était qualifié pour la tâche particulièrement délicate de la diplomatie.
Pourtant Lowell rendit d'éminents services à son pays en Grande-Bretagne. A bien des égards l'Amérique n'avait jamais envoyé à la mère-patrie de représentant plus autorisé. Il fut le champion de la culture américaine près d'une nation qui n'était pas bien sûre que l'Amé- rique pût exporter cet article. Il avait montré par ses cri- tiques politiques et littéraires qu'en appréciant comme il convenait les gloires britanniques, il n'en avait pas moins une très haute opinion de celles de son propre pays. Bref, il réussit à établir les bases solides de cette amitié entre la Grande-Bretagne et l'Amérique dont le développement rendit mémorables les dernières années
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du xi\« slrcle. Ses « aclicsses » à la mémoire de Fielding, de Wordswortli et de Colerldge sembleront peut-ôtre supérieures h ses essais littéraires, à cause de leur plus grande concision, et de leur jugement plus sur. Son discours sur la « Democrucv », prononcé a Birmingham le 6 octobre 188't, et (pii fournit deux ans plus tard le titre d'un recueil de ses allocutions de circonstance, représente Lowell sous son plus bel aspect d'homme et de patriote. Il est probable qu'aucun Américain n'a jamais défini avec une telle maturité de pensée, une telle profondeur de sentiment basée sur l'expérience, l'idée de démocratie, ou n'a su de façon aussi adéquate en résumer les manifestations en en soulignant les périls. Ce lut une réponse parfaite à ceux de ses concitoyens qui l'avaient accusé de prétendues bassesses envers le gouvernement britannique à propos de l'arrestation de sujets Irlandais-Américains — la seule difficulté interna- tionale qu'il ait eue à trancher.
Peu avant la fin de sa mission en Angleterre, la seconde femme de Lowell, dont l'état de santé était depuis long- temps la seule inquiétude de sa vie, mourut après une courte maladie. Il revint, très abattu, en Amérique, ne reprit pas son enseignement et laissa ElmAvood h ses locataires. Il se fixa chez sa fille mariée, non loin de Boston, prit part aux ciForts qui furent tentés en vue de régler la question de la propriété littéraire internationale, prononça quelques discours et écrivit un petit nombre de poèmes et d'articles ; il entreprit plusieurs voyages en Europe, fit des conférences sur les vieux auteurs dra- matiques et publia ses poèmes Hearlscase and Hue. Le dernier service qu'il rendit ii ses compatriotes fut son opportune et sage adresse, « The Place ofthe Independent in Politics », prononcée devant le Relbrm Club de New
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York, le 13 avril 1888. Elle fut insérée peu de temps après dans un volume intitulé Polilicnl Essays. Il se mon- trait moins confiant que lorsqu'il faisait l'éloge de la démocratie devant son auditoire de Birmingham, moins enclin que ne le sont la plupart des Américains à croire en l'efficacité du système des deux partis. Il analysait avec justesse les torts de la situation politique alors exis- tante, torts mis en lumière par la suite des événements et particulièrement par les incidents de la guerre his- pano-américaine ; mais cette annlyse ne fut pas suffisam- ment radicale puisqu'elle n'exposait pas les raisons pour lesquelles le système des deux partis doit, selon toute probabilité, perdre sou efficacité s'il surgit des ques- tions complexes d'ordre social et économique. Toute- fois, cette noble harangue ne constitue pas le moindre de ses titres aux témoignages élogieux qui lui parvinrent de toutes parts h l'occasion de son soixante-dixième anniversaire. Après de bonnes introductions aux clas- siques anglais, et quelques poèmes, il prépara une édi- tion complète de ses œuvres, en dix volumes; puis, au milieu de ses chers livres, à Elmwood, où il était revenu, projetant même de nouveaux travaux, la mort vint mettre fin à ses jours paisibles, le 12 août 1891. Depuis sa mort, on a publié de lui des poèmes, des articles, des conférences, des Jm'enilia, des écrits anti-esclavagistes et aussi ses lettres, de sorte que ses œuvres se sont augmentées de huit ou neuf volumes qui ne sont pas à dédaigner, même pour le simple lecteur; toutelois ses lettres sont les seules œuvres posthumes qui offrent un réel intérêt.
La critique de Lowell est rendue particulièrement dif- ficile en raison de ce que. plus complètement qu'aucun de ses contemporains, il sut accommoder ses pensées et
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ses sentiments a l'évolution nationale, en sorte qu'il prend cluonologic|ucnient ran<r avec les écrivains nés après que sa Fable for Critirs eut rejeté clans l'oiihli tous les rimailleurs et criticailleurs de la première moitié du XIX* siècle. Quant li son iruvre et h son rang de poète, il y a peu à ajouter ii ce que nous avons déjà dit. En tant qu'humoriste de race et (pie brillant esprit, il n'a pas de maître, et probablement pas de rival, tout au moins au point de vue du lecteur américain, parmi les écrivains de langue anglaise. En tant que satirique il a des supé- rieurs, malgré l'originalité de ses jeux d'esprit! Pour ce qui est du lyrisme patriotique, il est rarement égalé et plus rarement dépassé pour ce qui constitue probable- ment le rôle d'un tel genre — savoir : de stimuler l'instinct national de ses compatriotes. Mais au point de vue uni- versel, son Ivrisme ne découle pas d'une souveraine inspi- ration, et, au point de vue technique, les odes de Lowell sont loin d'être parfaites. Quant au reste de sa poésie, on peut dire qu'elle l'emporte sur celle de tous ses contem- porains, sauf Poe, par le rythme plus attirant, par le style plus choisi, par l'imagination plus subtile et plus mûre, et par une intelligence plus profonde et plus féconde. Il est difficile aux Anglais d'apprécier l'œuvre de Lowell au môme point que la poésie plus neuve, plus originale, de Poe et de Whitman. L'art chez le premier, chez le second la force, font une vive impression sur les étrangers.
Une juste appréciation de la prose de Lowell est plus facile, et il se présente là un important problème. On ne saurait douter que Lowell ait été l'écrivain le plus cultivé, l'érudit le plus accompli, l'homme de lettres le plus expert qu'ait jamais produit l'Amérique. Il fut aussi l'orateur académique le plus consommé et, bien qu'il y
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ait de plus grands écrivains politiques, il fut l'un des plus sagaces et des plus stimulants. Nous n'avons pas le loisir de rechercher si, en tant qu'essaviste, la combi- naison qu'il représente d'humour capricieux et vif, de brillant esprit, de vaste érudition, de subtile observation et d'un ;imour universel de la nature et de la créature, est un exemple unique qui l'emporte sur l'urbanité, l'humour délicat, la paisible sympathie et le pathétique tendre d'Irving. Il est presque certain, toutefois, que les qualités qui font le charme des essais littéraires moins techniques de Lowell, comme « My Garden Acquain- tance », ont une apparence plus personnelle et moins démodée que celles qui réjouirent les lecteurs d'Irving trois générations auparavant. Ces qualités attirent certai- nement de notre temps un plus grand nombre de lecteurs ; mais en sera-t-il de même dans l'avenir, voilà ce qu'il y a lieu de se demander. Beaucoup d'admirateurs de Lowell, cependant, ont coutume de parler de lui comme d'un grand prosateur et d'un grand critique; ils forcent ainsi h faire la comparaison avec Matthew Arnold, sans parler des autres écrivains éminents de l'Angleterre. Il est difficile de dire jusqu'à quel point la comparaison est en faveur de I^owcll.
Les ouvrages en prose de Lowell peuvent avoir l'ori- ginalité du style, l'ordre et la qualité d'imagination, qui permettent à un écrivain de passer à la postérité, mais ses amis doivent s'attendre à rencontrer sur leur route de péreniptoires dénégations. Ses essais offrent trop d'efFets de clinquant, ils renferment souvent des éléments poétiques qu'il eût été plus avantageux d'utiliser en vers, et ils sont par trop fréquemment interminables, pour ne pas dire traînants. D'un autre côté, ils sont tellement imprégnés dune saveur et d'un charme indéfinissables,
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si admirablement lumineux parfois, si abondants eu sur- prises, en pensées heureuses parfaitement exprimées, qu'ils sont à même de répondre à tous les défis, avec quelque chose de cette belle humeur, — le propre de la supériorité, — dont leur auteur fut coutumier sa vie durant.
Mais LowoU fut-il un grand critique? Oui et non. Comme curieux passionné de tout ce qui s'était écrit de mieux dans les principales littératures, comme écrivain capable d'inspirer i\ autrui son propre amour des bons livres et des bons auteurs, réussissant souvent si merveil- leusement à révéler lesprit des ouvrages et des hommes dont il s'occupa, h éclairer, h stimuler, à interpréter, — peu de critiques n quelle époque qu'ils appartiennent ou quelle que soit leur nationalité, l'ont jamais surpassé. Mais si l'on considère le juge impartial et sûr, le cher- cheur philosophique et scientifique des faits de l'histoire littéraire, le créateur ou même le metteur en œuvre d'une méthode rigoureuse; bref, le critique dans les ver- dicts duquel on peut avoir foi et dont les analyses objec- tives peuvent servir de modèles pour estimer la valeur et apprécier ])lus intimement la puissance et le charme de ce (|u il lit, — Lowell ne peut figurer parmi les maîtres du genre. Il est juste d'ajouter qu'il n'émit jamais pareille prétention, et que seuls, peut-être, ses plus enthousiastes admirateurs l'ont formulée pour lui.
Lowell est surtout un causeur, un commentateur de livres, tirant de son esprit merveilleusement meublé ce qui lui paraissait le plus à propos et le plus amusant, et non pas un critique ordonné, analysant soigneusement et méthodiquement ses sujets. Seule l'hypothèse qu'il n'écrivit souvent que pour remplir les pages de la Nortk American Revicw peut expliquer l'apparence informe
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d'un essai tel que celui sur Dante, par certaines parties excellent en son genre.
Mais nous ne voulons pas quitter Lowell sur celte discussion. Il vaut mieux garder de lui cette impres- sion qu'il eut une influence décisive sur la culture intel- lectuelle de la nation qu'il aima si profondément.
En passant de James Russell Lowell a Nathaniel Parker Willis (1806-1867), il semble non seulement qu'on retourne en arrière de plus d'une génération, mais que l'on descende du sublime au trivial, sinon au ridicule. Willis naquit à Portland, Maine, environ un an avant son fameux compatriote, Longfellow. Il descendait d'une famille d'énergiques Puritains, et il hérita des instincts de journaliste transmis par trois générations succes- sives. Son père, un Nathaniel aussi, qui survécut à son fils et mourut ii quatre-vingt-dix ans, fut un pionnier du journalisme religieux et juvénile : Tlie Yoi/th's Coinpa- nion^ qu'il fonda à Boston en 1827, existe encore et demeure dans son genre un périodique important. Le jeune Willis fut élevé sévèrement, mais, à l'âge où il quitta Yale pour chercher fortune h Boston, il était déjà un versificateur facile, un mondain aimable, un amateur de luxe et de bien-être, un admirateur sentimental des femmes, bref un petit maître ayant le sens de la mesure, et pas mal d'esprit pratique. Quand il obtint son diplôme en 1827, il jouissait de la réputation de collégien la plus brillante qu'aucun Américain ait peut-être jamais atteinte, si ce n'est Alexander Hamilton.
A Boston, bien qu'il ait montré quelque habileté dans la direction d'un magazine et qu'il ait inauguré sa proli- fique carrière par un volume de Fugitwe Poetry (1829), Willis ne tarda pas à se sentir dans un milieu défavo-
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rable. II vint alors à New York, s'y mit en relations avec Tlie Mi/rur, o{ peu aurès partit pour l'Rurope comme cor- respondant de journaux. Il se mêla aussitôt au monde de la mode, se lança dans le mouvement et le luxe qu'avait tant désirés son imagination assoifîee. On a tort critiqué, et non sans motifs, les moyens par lesquels il fit son entrée dans ce monde et sa façon de s'y tenir. Les détails qui remplissent ses cinq années de succès mondains et littéraires sur le continent et en Angleterre sont toute- fois d'aussi peu d'intérêt pour la plupart des lecteurs de nos jours que ses Pencillings by tlie Way (1835), long- temps populaires et encore intéressants, dans lesquels il retrace ses impressions, ou que ses histoires extrava- gantes de la même époque, intitulées The Slingsby Paper s.
La suite de sa carrière en Amérique n'a pas laissé d'empreinte profonde dans l'esprit du public. Il prouva néanmoins qu'il n'était pas qu'un simple reporter ou qu'un parasite social, en décrivant les mœurs champêtres dans ses jolies Letters from under a Bridge (1839) et en témoignant parfois d'une véritable inspiration poétique, comme dans son beau poème lyrique, ce Unseen Spirits ». De 1840 il 1850, il fut probablement l'auteur le mieux payé et certainement l'une des principales célébrités de New York. On se rappelle encore la phrase attribuée à quelque opulent marchand de Boston qui disait : a Je suppose que « Go-èthe était le N. P. Willis de l'Alle- magne », mais nous devons à l'infortunée victime de ce parallèle bien-intentionné de rappeler que Willis montra une infatigable comphiisance à user de toute son influence pour venir en aide aux elforts de ses confrères. Nous n'oublierons pas non plus qu'à l'heure où sa santé était dangereusement compromise, Willis déploya, dans sa
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lutte pour gouverner sa dernière barque, The Home Journal, parmi les eaux furieuses de la guerre civile, des qualités que n'hésiteraient pas à qualifier d'héroïques les lecteurs de sa biographie.
Si les vers autrefois fameux de Willis ne méritent qu'un aussi tiède éloge, que reste-t-il h dire de la foule des riraeurs contemporains auxquels il prodigua ses encouragements ? Lequel peut-on défendre contre les flèches de Lowell, ou mieux encore lequel peut être tiré des limbes de l'anthologie de Griswold : Poets and Poetry'.* Mr. Stedman, dans son American Anthologi/ de 1900, a recueilli la plupart de ces « poetio minores » qui fleu- rirent ou languirent après 1850. 11 fit de son mieux pour insérer au moins un poème de chacun des princi- paux favoris de Griswold, mais il dut renoncer à citer plusieurs anciennes célébrités. Malgré toute sa libéralité, il est encore extrêmement douteux que beaucoup des bardes auxquels il accorde l'hospitalité des premières pages de son anthologie aient même le plus modeste titre au nom de poète.
Malgré son extraordinaire fécondité, cette période fut lamentablement faible, mais l'on ne saurait taxer d'insensés les engouements du public d'alors.
11 y a tout lieu de penser que Griswold se conduisit vis-à-vis de son temps comme beaucoup d'entre nous vis-à-vis du nôtre. On peut même trouver d'excellentes raisons aux choix, à première vue, ineptes de Griswold. Par exemple, la place qu'il donne à Charles Fenno Hofïraan (1806-1884) de New York, auteur du roman Greyslaer et de relations de voyages dans l'Ouest, et premier directeur de The Knickerbocker, semble absurde tout d'abord; mais après avoir lu les poèmes posthumes d'Hotfman, on se rend compte qu'il possédait une note
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lie Ivrisnic presque complètement ignorée clans rAnié- rique de son temps, llofl'man, par sa pauvreté sous d'autres rapports, ne pouvait guère prétendre à mieux qu'à être en meilleure place parmi des contemporains médiocres. Griswold fit œuvre de bon critique en atti- rant l'attention sur les qualités harmonieuses d'un auteur qui devait bientôt partager le triste sort de Collins. Parmi les favoris de Gris-wold, d'autres, à en juger par l'espace qu'il leur accorde, semblent lui avoir paru plus dignes encore d'attention. Par exemple, Epes Sargent (1813-1880), de Boston, fut fort apprécié de son temps comme dramaturge, biographe, auteur de mélanges et journaliste; ses Songs of the Sea dénotent en outre quelque habileté poétique.
Sargent nous rappelle qu'il ne fut pas le seul, avec Park. Benjamin, auteur de « The Old Sexton », des « poètes à poème unique » de cette période. A cette catégorie appartiennent aussi le professeur Clément C. Moore, de New York, hébraïsant presque oublié dont le « 'Twas the Night before Christmas » est resté clas- sique. De Philip Pendleton Cooke, de Virginie, on ne connaît plus à présent que le charmant et sentimental poème « Florence Vane ». C'est encore le cas d'un autre poète du Sud, Richard Henry Wilde (1789-1847); son poème « My Life is like the Summer Rose » est resté populaire; comme Wolfe, le jeune poète d'ori- gine irlandaise, auteur du fameux « Burial of Sir John Moore », il fut accusé de plagiat, parce qu'une adapta- tion anonyme de son œuvre avait été publiée.
11 nous reste à mentionner ici deux auteurs qui, prétend-on, ont inspiré Poe. Le Dr. Thomas Holley Chivers, de Ceorgie, a fait ('videmment des emprunts à Poe, dont il fut l'ami; il est moins évident qu'il l'ait
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inspiré; mais il mérite d'être noté comme une rare curiosité de la littérature. C'est en effet un poète d'un lyrisme remarquablement mélodieux et avec cela d'une incohérence d'esprit presque absolue. Que Poe doive réellement quelque chose de son a Corbeau » au second de ses prétendus inspirateurs, Albert Pike (1809-91), c'est là une affirmation que nous nous a])stiendrons de discuter tant elle est peu fondée.
La carrière même de Pike, très mouvementée, et ses relations avec un autre grand poète, en font presque un personnage intéressant. De bonne heure il subit l'influence de Coleridge, et plus encore celle de Keats; il écrivit des Hymns lo the Gods, qui parurent à Boston dans le maga- zine de Willis et plus tard dans le Blackwood's (1839).
Mais nous devons heureusement clore cette étude par un poète plus intéressant que tous les versificateurs secondaires de son temps. En 1843, le Dr. Thomas William Parsons, de Boston (1819-1892), qui mourut presque en même temps que son ami Lowell, publia une traduction des dix premiers chants de VEnfer de Dante en quatrains à la manière de Dryden et de Gray. Il avait d'abord écrit le poème que connaît surtout de lui le grand public, « Lines on a Bust of Dante », dont l'idée, le sentiment et l'expression sont excellents.
Parson avait fait ses études à Boston, et, en 1836, il partit pour l'Europe où il entreprit son ouvrage sur le grand poète italien, ouvrage qui ne devait se terminer qu'à sa mort. Il choisit une profession que n'illustre pas souvent l'érudition, celle de dentiste, qu'il pratiqua à Londres et à Boston. Ses vers assez originaux attei- gnent rarement un niveau d'excellence bien remar- quable. Mais il mit tout son cœur à la traduction de Dante, h laquelle il travailla lentement, avec une fidélité
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("harnianto. A la fin de sa longue existence il n'avait pas terminé la Dànne Comédie; VKiif'cr, une grande partie du Purgatoire, et quelques fragments du Paradis res- tent cependant, qui attestent le mérite de son patient labeur.
CHAPITRE XVII
POÈTES ET ROMANCIERS (1850-1865)
Lu période de près de quinze années qui s'étend depuis le compromis de 1850 jusqu'à la reddition de Lee à Appomatox, est naturellement plus remarquable dans l'histoire politique que dans l'histoire littéraire. En politique, c'est une période d'aveuglement populaire, de répugnance à regarder en lace les faits désagréables, d'arrogance croissante de la part des partisans de l'escla- vage et de véhémence de la part des abolitionnistes, aboutissant rapidement, et forcément, h une gigantesque guerre civile de quatre années. Une fois le différend tranché, la république, bien que composée d'éléments discordants, était une nation, non pas unie h vrai dire, mais tendant à le devenir. Dans la littérature d'imaoi- nation, cette période est marquée par la continuation, dans des conditions honorables, de l'œuvre des écri- vains que nous avons passés en revue dans les cinq pré- cédents chapitres, et auxquels s'ajoutent deux noms spé- cialement importants, ceux de Whitman et de Mrs. Stowe. En outre, nous verrons déljuter une quantité de jeunes auteurs au talent réel sinon de premier ordre. Certains
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cronlre eux vivent encore et peut-cire tous sont-ils tro[) rapprochés de nous pour porincttre une critique impar- tiale.
Mrs. Slowe et \\ liitnian étaient nés tous deux avant 1820 et sont en réalité contemporains des auteurs dont nous venons de parler. Bayard Taylor et ses conlrères, auxquels ce chapitre appartient de droit, sont nés après le début de la période de compromis moral et politique sur l'esclavage. La grossière époque jacksonienne les vit grandir; leurs premières œuvres furent composées au milieu de l'excitation produite par la guerre du Mexique, la découverte de l'or en Californie, le déve- loppemenl des chemins de fer et du télégraphe, et la confusion générale, politique et sociale, de la décade [)récédant la guerre civile. Ils furent plongés dans ce grand tourbillon, juste au moment où ils auraient pu mûrir leurs talents par l'étude et la réflexion ; ils furent condamnés à produire leurs principales œuvres dans cet horrible chaos de corruption politique et financière que fut la période de reconstitution. Il n'est pas surpre- nant que les résultats aient été médiocres.
Mais en dépit de tous leurs désavantages, les nou- veaux auteurs rendirent de grands services h la littéra- ture américaine. Ils maintinrent un idéal intellectuel et moral pendant une période de vulgarité générale; ils profitèrent des leçons d'art littéraire que leur offraient des écrivains anglais comme Tennyson et Thackeray; ils aidèrent à des mouvements d'éducation populaire comme la réforme des écoles publiques, l'extension du système des Ivcées, l'établissement du magazine moderne, et furent aidés par eux. Ils mirent à profit les occasions de voyages, et non seulement rapprochèrent l'Europe de l'Amérifjue, mais révélèrent aux Américains les mer-
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veilles de leur propre pays. Les auteurs même de cette larmoyante et piéliste littérature d'imagination qui sup- planta quelque peu les romans des Bird et des Simms, contribuèrent au développement des ouvrages d'imagina- tion, d'allure locale, si abondants pendant le dernier quart du xix^ siècle.
Le nom de Bavard Taylor suggère aussitôt celui de plusieurs autres poètes pennsvlvaniens, ses amis : George Henry Boker, Thomas Buchanan Read, Richard Henry Stoddard, Edmund Clarence Stedman et Thomas Bailey Aldrich. Ces trois derniers sont nés en Nouvelle-Angle- terre, mais, de tout le groupe, seul Aldrich se rattache intimement h cette région, et il vécut même tout d'abord à New York. En d'autres termes, il faut nous attendre à présent à voir les Etats du Centre gagner en impor- tance littéraire et New York devenir, une fois de plus et pour longtemps, à ce qu'il semble, la capitale littéraire du pays. Il faut aussi nous attendre à relater pour le Sud et l'Ouest un plus grand nombre de livres et d'é- crivains de renom.
Bâtard Taylor (1825-98) naquit à Kennett Square, Chester County (Pennsylvanie). 11 sortait d'une famille de Quakers et fut élevé, non sans quelque libéralisme, dans les principes de cette secte. Toutefois sa vie fut d'abord aussi quelconque que celle de la généralité des fils de fermiers. Mais il se révolta contre la banalité de cette existence et montra de bonne heure un vif penchant pour la solitude errante; il lut tous les livres qu'il put se procurer et mit à profit son petit bagage d'instruc- tion, écrivant des vers dont il eut la grande joie, à seize ans, de voir paraître quelques-uns dans un journal de Philadelphie. On le plaça en apprentissage chez un impri- meur, où avant la fin de son engagement il fit la con-
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naissance de Griswold qui le poussa à publier un volume de poèmes. Le volume parut en 184'j, mais, dans la suite, il lut répudié par son auteur. Alors un désir de voyages s'empara de lui, désir qu'avaient éveillé en lui les Pen- cillings de Willis et V Hi/perion de Longrellow. Triom- phant de diverses difficultés qui auraient rebuté bien des jeunes gens, il paya un dédit pour le temps d'appren- tissage qu'il devait encore, s'assura le concours de divers directeurs de journaux qui consentirent à rémunérer ([uelque peu la correspondance qu'il leur promit, alla à tout hasard à Washington se munir d'un passeport, obtint des lettres d'introduction et la bénédiction de Willis et enfin s'embarqua pour l'Angleterre, avec deux jeunes compagnons, en juillet 1844. Il resta absent près de deux ans, apprit l'allemand à Francfort, visita l'Italie, se mêlant à la foule, supportant toutes sortes de priva- tions et écrivant des poèmes et des lettres. A son retour, il s'aperçut que ses braves compatriotes avaient lu ses lettres avec intérêt, ce qui l'encouragea à les rassembler en volume. Views Afoot, or Europe seen with Knapsack and 5/^7//' (1846) eut six éditions dès la première année et valut à son auteur des éloges de Longfellow. Sa for- tune semblait faite et elle l'était, mais dans un sens qui lui causa de grands découragements par la suite. Le public qui l'avait trouvé intéressant comme voyageur con- tinua h le considérer comme tel en dépit de ses cons- tants eÛorts pour se faire connaître comme poète et homme de lettres.
Après avoir tenté quelque temps d'éditer un petit journal dans son Etat natal, Taylor chercha fortune à New York, et réussit à entrer à la rédaction de la Tri- hune, il laquelle il resta attaché pendant le restant de sa vie. Tout en se livrant avec goût au journalisme, qui
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lui permettait de combler les lacunes de son éducation, il ne renonça pas a ses ambitions poétiques. En compo- sant ses Ballades Californiennes, Taylor créa un prétexte pour se faire envoyer sur les champs d'or. Les lettres qu'il écrivit à cette occasion obtinrent un nouveau succès, et en 1850 elles parurent en un livre intitulé El Dorado. Avant et après celui-ci, deux autres recueils de poésie lui procurèrent quelques amitiés; un poème récité à Harvard lui valut les compliments d'Emerson ; un prix de poésie qu'il obtint dans un concours institué par Barnum et.fennyLind attira sur lui la colère envieuse des 752 con- currents évincés; mais il n'en demeura pas moins, aux yeux du public, son reporter et son voyageur favoris. Pendant ce temps, sa vie privée prenait une tournure tragique, 11 avait longtemps caressé le projet d'épouser une cama- rade de classe, Mary Agnew; au moment où il paraissait sur le point de réaliser son rêve, une maladie de poitrine s'empara de sa fiancée. Ils se marièrent en 1850, simple- ment pour qu'elle pût porter son nom, et deux mois après elle mourut.
Cherchant l'oubli dans les voyages, Taylor quitta l'Amérique en août 1851 et resta absent deux ans et demi: cette période fut marquée principalement par ses aventures en Orient et par les poèmes qui expriment son admiration pour ce pays enchanteur. Ses lettres et ses , relations obtinrent de nouveau les suffrages du public, et h juste titre, car bien que Taylor ne soit ni un profond penseur ni un observateur bien pénétrant, et bien que son enthousiasme ne soit pas sans présenter quelque naïveté, parfois un peu conventionnelle, c'était un cer- veau très éveillé, une nature saine et sincère, avec la sensibilité d'un poète. Ses Poems of ihe Orient (1854) sont ses meilleures productions et si, comme les com-
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positions de ce genre, elles paraissent factices, elles dépassent les productions similaires d'autres Américains frappés comme lui du charme de la vie orientale, et elles possèdent des mérites de style et de pensée qui jus- tilient la louange.
De 1850 à 1860, i'aylor entreprit plusieurs voyages et de pénibles tournées de conférences, h la suite desquels les relations qu'il en publia accrurent univer- sellement sa réputation.
La plus grande partie de l'argent qu'il récolta ainsi fut employé à l'acquisition de biens fonciers dans son Etat natal, ce qui lui fut finalement une source d'ennuis. 11 s'était remarié en 1857 avec une admirable compagne, Marie Hansen, qu'il avait rencontrée à Gotha; et plus tard, h Cedarcrttft, ils pratiquèrent une hospitalité géné- reuse dont s'ofl'ensèrent leurs sobres voisins, qui obser- vaient rigidement une abstinence complète. Tavlor se vengea dans son premier roman, Hannah Tlmrston (1863), qui est une satire du provincialisme américain; mais ce n'était pas là le moyen d'atteindre ses censeurs et il allait bientôt lui-même avoir de pires épreuves à sup- porter.
A la veille de la guerre, l'activité deTaylor fut multiple. 11 fit une campagne de discours en faveur de la cause de l'Union, fut correspondant de guerre, partit en Russie comme secrétaire du ministre américain, eut l'occasion d'ouvrir les yeux du prince Gortchakof sur le véritable état des affaires en Amérique, ne réussit pas à obtenir le poste de ministre en Russie ou en Perse, puis, toujours agité et infatigable, se mit à écrire des romans. Ilannali Tliurston eut beaucoup de succès — beaucoup plus que n'en méritait l'ouvrage — et un an après il publiait Julin Godfrcj s Forlunes (186'i), récit où se retrouvent
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quelques-unes des expériences personnelles de l'auteur Deux autres romans et plusieurs nouvelles complètent l'œuvre de Taylor dans ce genre où il ne montra aucune supériorité.
Mais ses efforts dans le roman n'avaient rien enlevé à Tavlor de ses ambitions poétiques. En 1862, il publia son plaisant Poet's Journal; quatre ans après, sa Picture ofSt. John était jugée par Lowell le poème américain le plus achevé et le mieux soutenu, après la Golden Legend de Longfellow. On u'v rencontre pas autant de puis- sance d'imagination et de caractérisation que dans Lars (1873), poème pastoral en vers blancs qui se déroule en Norvège et en Pennsylvanie.
C'est dans l'intervalle que se place le véritable succès de Taylor, En 1870 et 1871 parurent les deux parties de sa traduction de Faust, à laquelle il travaillait avec une belle constance depuis 18G3. En 1866, il écrivait à un ami : « Je ne projette rien moins que d'écrire de Faust une version anglaise définitive; cela peut se faire, je le sais, et je prie le ciel d'être l'élu ». Peu de vœux littéraires ont été aussi remarquablement exaucés.
En 1870 et 1871 la santé de Taylor s'affaiblit. Il fit encore des conférences, dont une série h l'Université Cornell, il voyagea et écrivit copieusement; mais néan- moins sa production se ralentit considérablement. Des- soucis financiers l'accablèrent; il abandonna Cedarcroft, ffaonant d'abord New York et de là l'Allemagne, où il réunit des documents pour une vie de Gœthe qui était maintenant son projet favori. Il continua à envoyer une correspondance d'Europe à The Tribune, et, comme s'il n'avait pas suffisamment essayé sa veine poétique, il écrivit en 1872 son ambitieux Masque of the Gods et deux ans après une grande tragédie, The Prophet, dont l'his-
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toiro du Mormonismo formait le fond. Ces deux œuvres lureut de courageux efTorts que ses grands talents sauvè- rent du désastre mais que son manque d'autorité retint loin tlu succès. Comme pour contrebalancer ces échecs, au nombre desquels on peut ajouter le drame lyrique Prince Deucnlion, qui parut peu de temps avant sa mort, il composa \es Home Pastorals (1875), qui décrivent fidè- lement et non sans charme des types de caractères (juakers qu'il avait pris plaisir à étudier en Pennsylvanie. Même si l'inspiration et le style manquent d'originalité, la simplicité d'une idylle comme « The Quaker Widow » est plus digne de mémoire qu'aucun des efforts les plus consciencieux de Tavlor, comme cette « National Ode » qui lui valut tant d'éloges au centenaire de 1876. Ensuite, il rédigea des manuels d'histoire pour les écoles, accepta d'autres travaux analogues, s'adonna à la critique et s'essaya même à la parodie de poètes populaires. Il eut toutefois la joie d'un renouveau apparent de popularité; et enfin, en février 1878, on lui offrit d'aller représenter les États-Unis en Allemagne. Ce poste lui revenait de droit, tout comme la légation d'Espagne à Irving ou à Lowell. Il fut accueilli cordialement en Allemagne et il se mit h l'œuvre avec ardeur; mais sa santé déclina rapidement et, le 19 décembre 1878, il mourut à Berlin, dans sa biblio- thèque. On porta son deuil; on publia ses lettres, ses articles de toutes sortes, ses livres, et, comme nous le rappelle un de ses biographes, le professeur A. H. Smyth, on observa, dans certains cercles de jeunes poètes, une sorte de culte pour sa poésie, dans le genre de ce qui eut lieu pour son ami Sidney Lanier.
Bien que ses nombreuses relations de voyages ne ?n(''ritent pas la blessante épigramme de Park Benjamin laissant entendre que Tavlor avait plus voyagé et moins
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retenu qu'aucun autre mortel, leur style et leur substance ne sont pas suffisamment remarquables pour captiver encore le lecteur. Ses romans furent toujours ceux d'un amateur. Ses ambitieux poèmes laissent trop pertinem- ment sentir l'effort qui présidait à leur composition, et tout l'ensemble de son œuvre poétique dénote, soit dans le sujet, soit dans la construction ou dans le style, l'influence d'autres poètes, Bryant, Shelley ou Tennyson.
A l'exception de Whitman, les poètes qu'il nous reste à étudier paraissent inférieurs à Taylor et mériter moins d'attention que lui. Leur nombre n'est pas sur- prenant si l'on considère l'expansion de l'instruction et la facilité avec laquelle on a écrit des vers dans le monde entier depuis un demi-siècle. A la fin de la période qui nous occupe, la poésie guerrière fut natu- rellement abondante. Poètes grands et petits et de nom- breux versificateurs en produisirent h foison, sans que la qualité égalât la quantité. Si nous excluons des poètes tels que Whiltier et Lowell, les lauriers du parti de l'Union semblent échoir à Henry Howard Brownell (1820-72), de Connecticut, qui avait révélé déjà des talents poétiques dans un volume paru en 1844, et en montra bien davan- tage encore dans ses War Lyrics de 1866.
Ses meilleurs poèmes ne sauraient cependant rivaliser avec « Ail Quiet along the Potomac » de Mrs. Etkelinda (« Etliel Lynn ») Beers; avec « Battle Hymn of the Republic » de Mrs. Julia Ward Howe, ou avec « The Old Sergeant » de Byron Forceythc Willson. Et Brow- nell, pas plus peut-être qu'aucun autre poète de l'Union, ne put trouver cet accent martial qui résonne dans le meilleur des poèmes guerriers de la littérature améri- caine, « Maryland, my Maryland » de James Ryder Randall. 11 serait malséant de chercher h savoir de quel
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côté se trouve la conviction la plus sincère, mais poiit- »>tre y a-l-il un léger et naturel surcroît d'intensité clans les poèmes où s'expriment l'émotion défiante et le regret de certains poètes du Sud, comme John Kandolph Tiiomp- son, le Dr. Francis 0. Ticknor, « le Père » Abram J. Ryan, et Mrs. Margaret J. Preston.
Deux amis de Bavard Taylor, également pennsylva- niens, Georges Henry Boker (lS2.'5-90) et Thomas Buchanan Read (1822-72), bien que poètes de tempé- raments dillerents, pourront être rapprochés, car tous deux illustrent le développement de la littérature dans les Etats du Centre et tous deux démontrent combien il est difficile pour un poète d'écrire même un vers vrai- ment durable s'il n'a pu tirer de son pays et de son siècle le meilleur de son inspiration. Boker était né i\ Philadelphie ; riche, très instruit, ayant beaucoup voyagé, il possédait de réels talents poétiques, particulièrement pour la composition dramatique. A la suite d'un volume de poésie paru en 1847, il écrivit une tragédie, Calaynos, qui, en 1849, eut une longue série de représentations à Londres. On joue encore sa Francesca da Riinini, posté- rieure de quelques années : c'est là une preuve con- vaincante de ses mérites d'auteur dramatique. Mais cette dernière pièce même, malgré des scènes émouvantes et certains passages en vers libres pleins de vigueur, ne peut se lire sans laisser l'impression que, si les pièces de Shakespeare iont la gloire de la race anglo-saxonne, elles ont exercé une influence des plus néfastes sur les poètes-dramaturges modernes. Parmi les autres drames de Boker qui parurent, en même temps que quelques-uns de ses poèmes, en deux épais volumes (1856), deux peut- être, Anne Boleyn el Leonor de Cuzman peuvent passer
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pour vraiment bons. Les poèmes contenus dans ces volumes n'ont jamais, pour des motifs difficiles à déter- miner, joui de la faveur qu'ils méritent dans la littéra- ture américaine. On a souvent, et à juste titre, cité favo- rablement certains passages de son trop long poème, « The Ivory Carver » ; un ou deux de ses chants et bal- lades, entre autres « The Rose of Granada », sont restés connus des amateurs de poésie; mais on ne peut pas dire que la force relative et l'excellence générale de ses vers, particulièrement de ses sonnets, aient jamais joui d'une juste considération. Il continua d'écrire, mais, à son grand chagrin, sans autre profit pour sa réputation que de lui valoir des situations diplomatiques, telles que les légations de Turquie et de Russie. De ses autres publications, on ne remarque qu'un seul poème, « Dirge of a Soldier », composé i» propos de la mort du général Philip Kearny.
La carrière de Thomas Buchanan Read fut essentiel- lement américaine; si sa poésie l'avait reflétée plus fidè- lement, il aurait exercé un attrait plus durable sur les lecteurs. Il naquit dans le Chester County, Pennsylvanie, fut mis en apprentissage chez un tailleur d'où il s'enfuit pour apprendre le métier de cigarier à Philadelphie. En 1837 il se rendit à Cincinnati où, grâce, à la protec- tion d'un sculpteur, de peintre d'enseignes il devint en quelques années peintre de portraits. Il erra çà et là, peignant ce qu'il pouvait et ce qu'il trouvait, et augmen- tant son pécule par divers autres moyens. Vers l'âge de vingt ans, il commença h écrire des vers pour des jour- naux de Boston. Puis, après un second séjour à Phila- delphie, il ne tarda pas à partir pour l'Italie, où il passa plusieurs années à étudier et à peindre. De nombreux volumes de vers contribuèrent à étendre sa réputation
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eu Amérique et en Aiif^letene, et il {oiitiiiua tle peluche, il rinciiUKiti, à Pliiladelpliie ou ii Home, juscju'ii sa mort prématurée. Faute (.l'instruction, ses talents cependant considérables ne lui permirent d'exceller dans aucune branche de l'art. Bien que sa New Pastoral (1854) mérite une partie des éloges qu'elle reçut pour ses des- criptions des mœurs et paysages de Pennsylvanie, ses longs poèmes furent en somme des compositions faciles, de peu d'originalité et de peu de mérite, et ses poésies plus courtes, très nombreuses, sont toujours inspirées par un modèle britannique. Sa renommée repose sur- tout sur les strophes enflammées de <.( Sheridan's Ride » et sur le beau poème intitulé « Drifting », dans lequel le tempérament artistique de Read se trouva pour une fois eu harmonie avec les impressions ressenties, et parvint à exprimer en des strophes musicales un peu de la beauté et du charme des côtes napolitaines.
Boker et Read, malgré leurs talents, ne purent offrir a leurs compatriotes une poésie qui touchât le cœur populaire. Où ils échouèrent, le Dr. Josiah Gilbert HoUand réussit (1819-1881) ; mais c'est une chose que d'émouvoir la foule et c'en est une autre que de forcer l'attention et la considération des lecteurs érudits et des historiens. Le Dr. HoUand, qui débuta comme médecin dans le Massachusetts et finit comme directeur du Scribner's Monthl;i (aujourd'hui Tlie Centurij), écrivit de longs poèmes, parmi lesquels Bitter Siveet (1858), Kalhrina (1867) et The Mistress of the Mansc (1874) qui, quoique dénués de qualités proprement littéraires, célébraient les vertus de la vie de famille, en des termes si heu- reux et si agréables qu'ils lui valurent des multitudes d'admirateurs. II donna aussi ii la même classe de lec- teurs une foule d'utiles conseils dans des lettres signées
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« Timotliy Tilcomb », et il sut plaire encore à son public par plusieurs romans inoffensifs.
Deux poètes du Sud, Paul Hamilton Hayne (1830-1886) et Henry Timrod (1829-1867) eurent une existence qui contraste singulièrement avec la vie du Dr. Holland. Tous deux natifs de Charleston, Caroline du Sud, le premier représente la meilleure lignée de l'Etat; le second, fils d'un relieur allemand quelque peu poète, représente une sorte de classe moyenne pas aussi rare dans le Sud qu'on le suppose souvent. Hayne fut à même de poursuivre son instruction avec moins d'interruptions que Timrod, mais les aspirations et la culture générale des deux jeunes gens différaient peu et, au moment de la guerre civile, ils étaient les membres les plus bril- lants de la petite assemblée littéraire que présidait le romancier Simms. Hayne abandonna le droit pour la littérature et prit la direction du Bussers Mai^azine, lequel, sans pouvoir rivaliser avec l'organe contemporain de Boston et de Cambridge, The Atlantic Montlilij, repré- sentait assez honnêtement le niveau littéraire de Char- leston. Timrod développa ses dons poétiques tout en étant précepteur dans une famille de planteurs. Avant que la guerre eût éclaté, Hayne avait publié trois volumes; Timrod, un seul, en 1860, année trop fertile en événe- nements sinistres pour être favorable à une muse si douce et si délicate. Pendant la guerre, Hayne prit les armes et parvint au grade de colonel. Au cours des hostilités, il compromit gravement sa santé et son foyer lut saccagé ; mais plus tard, en un cottage près d'Augusta, Géorgie, il soutint pendant vingt ans une lutte coura- geuse contre un destin funeste — publiant plusieui;s autres recueils de vers et quelq.ues4^<ïgTapiîies en prose.
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Il n'attclonit jamais à une vraie popularité, mais il eut du uiolus la satisfaction devoir ses tlons reconnus par ses confrères et par certains lecteurs du Nord. Le sort de Timrod fut plus cruel. Ses forces ne lui permirent pas de prendre du service; il fut d'abord correspondant et directeur de journaux, puis attaché au secrétariat d'État, jusqu'à ce que la destruction de Columbia, capitale de l'Etat, le réduisit à une condition voisine de la misère. Sa santé était ruinée, et il mourut dans les tortures de l'esprit et du corps. Les lettres où il fait part à ses amis de sa situation pendant ses dernières années sont parmi les plus pathétiques qui aient jamais été écrites. Ces amis ne purent faire grand'chose pour sa mémoire au milieu de la confusion de la période de reconstruction, mais, en 1873, Hayne édita ses poèmes. Quelques années plus tard, on devait en publier une édition commémorative. Son talent est maintenant reconnu, sinon apprécié h sa juste valeur, par toute l'Amérique.
Des deux poètes, Timrod est le plus remarquable, et bien qu'il lui ait manqué l'occasion de développer son talent et de s'attaquer h des genres très variés, il est probable qu'avec le temps il sera mieux apprécié. Son œuvre manque souvent de maturité, et sans être totalement imitée, on y remarque cependant l'influence deTennyson; un certain souffle l'anime et elle s'élève dans quelques cas jusqu'au ton noble et soutenu. Les jolies strophes descriptives intitulées « Charleston », et celles intitulées « At Magnolia Cemetery », sont desti- nées à durer aussi longtemps qu'on lira de la poésie amé- ricaine. « Cotton Boll », poème de description et d'obser- vation, et tout l'ensemble de son œuvre montrent qu'il fut beaucoup plus qu'un poète d'occasion. Si Hayne, pour- tant, nous a légué un ensemble meilleur, et si nombre
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de ses poèmes, « The Woodland Phases » entre autres, ne manquent pas d'un certain charme, jamais il n'im- pose de vive force l'admiration.
Comme une complète antithèse avec ces représentants de la tradition de l'ancien monde se présente Walter, mieux connu sous le nom de Walt Whitman (1819-1891), né h \Yest Hills, dans le territoire de Iluntington, Long Island. Il comptait parmi ses ancêtres des New Englanders et des Hollandais. Pendant l'enfance de Walt, ses parents se retirèrent à Brooklyn, mais le jeune garçon eut maintes fois l'occasion de parcourir Long Island dont les sites merveilleux firent sur son caractère une impression qui se traduisit dans ses œuvres. Après avoir reçu l'instructicui de l'école communale, il entra ii treize ans chez un imprimeur. Trois ou quatre ans plus tard il suivit des cours et commença h écrire pour les journaux; si bien qu'à vingt ans il dirigeait un journal dans sa ville natale. Pendant les douze années qui sui- virent, on le trouve à New York, à la fois compositeur et rédacteur dans les journaux, et il se mêlait passionné- ment, en toute occasion, à la foule de la métropole alors en plein et rapide développement. Il utilisait ses loisirs à lier connaissance avec des hommes et des femmes de toutes sortes et de toutes conditions, — prenant conti- nuellement les bateaux-bacs, trinquant avec les conduc- teurs d'omnibus, fréquentant les théâtres, explorant les usines, les asiles, les hôpitaux et les demeures de ses modestes ai))is. La métropole lui tint avantageuse- ment lieu de collège, tout comme la Tribune l'avait fait jDour Bayard Taylor. Bref, pendant ces quelques années, Whitman se préparait à décrire la vie des foules améri- caines avec un luxe do détails observés auquel nul autre
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écriviiin n'est jamais jKirvemi. 'l'oul en méditant sur les spectacles auxquels il assistait, il continua les lectures de son enfance — lectures dans lesquelles la Bible, Shakespeare, les Mille et une Nuits et autres ouvrages féconds tenaient le principal rang. Il a confessé qu'il avait été grand amateur de romans; il essaya même, sans grand succès, d'écrire des nouvelles. Mais peut-être la musique eut-elle plus d'iniluence sur lui que les romans qu'il lut, et sa vie au grand air, jointe à son superbe phy- sique, compta plus dans son développement qu'aucune forme de culture esthétique.
En 1847, il dirigeait un journal à Brooklyn. Environ deux ans plus tard, h trente ans, il étendit son champ d'observation en entreprenant une tournée rapide dans le Sud-Ouest. Il dirigea un journal à la Nouvelle Orléans, et il V étudia le peuple, ainsi qu'en toutes les villes où il séjournait, comme il l'avait fait h New York. Puis, par les territoires du Nord-Ouest, qui commençaient h se développer, il revint à Brooklyn où il reprit ses occupa- tions journalistiques, auxquelles il renonça bientôt pour spéculer sur des terrains h bâtir, faire construire et vendre des maisons. Ce fut apparemment tout de suite après ses voyages, vers 1850, que l'idée lui vint de l'œuvre littéraire qui fut le labeur de sa vie. On ne voit pas que des influences aient positivement agi sur lui, quoique, en un sens, on perçoive qu'il ait eu la crovance trans- cendantaliste en la nécessité d'une nouvelle littérature pour exprimer une nouvelle laçon d'envisager la vie. Les uns affirment, les autres nient qu'Emerson et d'autres New Englanders aient eu sur lui une influence directe, mais il est clair que lorsqu'il s'assimila les aspirations du temps ce fut d'une façon toute person- nelle. Il avait gi-andi en parfait accord avec la remuante
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et progressive Amérique de l'époque jacksonieune. Il s'était mêlé h sa politique, ii ses spéculations, à son expansion matérielle. L'idéal démocratique, et non la culture spirituelle et intellectuelle, encore moins la cul- ture étrangère qu'importait la Nouvelle-Angleterre, lui semblait être le levain qui devait alléger le pain national, et, au lieu d'agir de haut en bas sur les masses, ce levain devait opérer de bas en haut en gagnant toutes les classes sociales. Du reste, proche encore par sa naissance des premières générations de la République, il n'avait pas perdu cette conviction que les Etats-Unis étaient, par essence divine, l'agent régénérateur du monde.
En outre, la santé parfaite et la vigueur de Whitman, jointes à une insouciance primordiale pour toute notion de péché et pour toute forme religieuse étroite et sec- taire, développèrent naturellement son caractère d'Amé- ricain se suffisant à lui-même et satisfait de chanter la chanson de son cru, plus ou moins typique, mais per- sonnelle. Il était pratiquement impossible pour un homme de son tempérament et de son degré d'instruc- tion de se faire le coryphée d'aucune des sectes reli- gieuses, nouvelles ou anciennes, qui se disputaient les âmes au temps de sa jeunesse et des premières années de son Age mûr. Mais il lui était, apparemment, tout aussi impossible de ne pas réagir contre les vues étroites de ses contemporains sur le bien et le mal, de ne pas passer d'un extrême à l'autre en sympathisant avec le mal tout comme avec le bien, de ne pas proclamer dogmatique- ment une philosophie religieuse de vaste tolérance en harmonie avec la démocratie universelle, de ne pas sou- ligner l'importance primordiale de l'individu, seule raison d'être et seule fin de toute conception religieuse, sociale ou politique, et de ne pas affirmer théoriquement l'éga-
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lité de riiomiue et de la femme, du corps et de l'àme. Il fallait que ce complexe évangile s'olïVît au monde sons une forme littéraire — surtout puisqu'il s'agissait d'opérer de bas en haut — et sous une forme poétique, parce que la plus noble et la plus efficace. Mais la poésie ne devait emprunter ii l'ancien monde son stvle pas plus que son sujet; elle devait éviter les formules reçues et banales. Walt passa réellement beaucoup de temps à les retran- cher de ses premiers vers; son message devait s'alTran- chir des règles étroites de la métric[ue, couler sans obstacle, être émancipé comme le poète et comme le grand pays, le peuple et le système démocratique de vie et de pensée qu'il voulait célébrer. Telle fut à peu près la genèse des fameuses Leaves of Grass, douze poèmes issus naturellement de l'expérience de leur auteur comme autant de brins d'herbe surgis de la terre nourricière. Wlîitman, bien entendu, collabora à la composition maté- rielle du livre, qui parut à Brooklyn, en 1855.
Un tel évangile n'était pas attendu avec impatience par le public qui avait connu la Presidentiad de Pierce. On attend rarement les évangiles et autres innovations, surtout en littérature. Plusieurs passages, aujourd'hui célèbres, traitaient de sujets délicats avec une liberté caractéristique. Le ton recherché de l'ouvrage, les énu- mérations de catalogue, la nouveauté des rythmes sulfi- saient déjà à étonner et à scandaliser à peu près tous les rares lecteurs. Son optimisme poussé à l'extrême et son ultra-catholicisme auraient suffi à exaspérer déjà le public à cette époque de ténèbres et de désaccord. Cependant, — quoique, ne s'étant pas vendu, il n'ait eu par suite aucun effet réel sur l'époque, — ce fut un bien que Lea^'es of Grass ait été écrit à ce moment. Cette œuvre représentait, crûment si l'on veut, la vitalité et
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la foi des foules qui quelques années plus tard prirent les armes dans le Xord, dans le Sud, dans l'Est, dans l'Ouest. Mais les critiques ne virent que ce qu'il y avait, d'après eux, d'insolite, de bizarre, d'égoïste, de tapa- geur, de grotesque, de hasardeux dans le livre, et ils con- damnèrent Whitman incontinent. Celui-ci, virilement, poursuivit sa carrière sans se troubler; Emerson et Tho- reau firent preuve de noblesse en l'encourageant dans sa résolution « de persévérer à son idée dans son entre- prise poétique et de l'achever du mieux qu'il le pourrait ». En 1856, une seconde édition, ou plutôt une extension des Leaves, comprenant trente-deux poèmes, parut à New York et eut le sort de la précédente. Il fut même question de poursuivre l'auteur; les éditeurs interrom- pirent la mise en vente. Whitman continua à écrire, tra- vaillant pour vivre et faisant de fréquentes excursions dans la campagne. En 1800, une édition fort augmentée fut imprimée à Boston, dans laquelle les vers les plus risqués étaient groupés sous le titre d' « Enfants d'Adam ». C'est à ce moment qu'Emerson, au cours d'une fameuse pro- menade, fit posément à Whitman des remontrances sur la franchise excessive avec laquelle il traitait les ques- tions sexuelles. Whitman écouta en silence, confessa quelques années plus tard que les arguments étaient sans réplique, mais fut plus convaincu que jamais que ses vers devaient rester tels quels. Les « Enfants d'Adam » n'ont d'ailleurs pas à être discutés ici : le moment de condamner leur auteur, si ce moment a jamais existé, est passé depuis longtemps. Il n'échappera à aucun de ceux qui étudient sa vie et ses œuvres que W hitman fut par- faitement sincère en estimant que son franc-parler était nécessaire dans l'intérêt même d'une plus haute mora- lité. Cotte sincérité était inséparable de la mission qu'il
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s'était donnée, et ses poèmes les plus honnis, qui n'ont certes jamais causé le moindre dommage à personne, ils aidèrent au contraire à secouer le joug de l'antique pru- derie.
La troisième édition valut a Wliitman un petit nombre de fidèles, mais la guerre survint, ses éditeurs firent fail- lite, et le recueil des Leaves lut de nouveau épuisé. Le poète cessa d'écrire. La part que prit Whitman à la guerre est le plus beau trait de son existence et fournit une preuve évidente que l'amour de l'humanité, si fon- damental dans sa poésie, l'était aussi dans son carac- tère. 11 ne s'engagea pas dans le rang, mais quand son frère fut blessé, en décembre 1862, il se fit ambulan- cier, prodiguant ses soins tantôt dans les hôpitaux de Washington, tantôt sur les champs de bataille ou dans les camps. Les descriptions de ce qu'il vit et fit, telles qu'on les trouve dans Spécimen Days et dans un volume de lettres posthumes à sa mère, intitulé The Wound- Dresset\ ne sont pas seulement un témoignage durable de son humanité et de sa puissance remarquable d'acti- vité physique, mais encore des documents pleins de vie, presque uniques.
Par suite du surmenage auquel il se soumettait, sa mer- veilleuse constitution s'altéra pendant l'été de 1864. Remis de sa maladie, il reprit ses fonctions d'infirmier et finalement on lui donna un emploi à l'Administration de l'Intérieur. Peu de temps après, ces fonctions lui furent retirées, à ce que raconte l'histoire, parce que le ministre, Mr. James ilarlan, découvrit, après les heures de bureau, un exemplaire des Leaves of'Grass, alors épuisé, dans un tiroir du pupitre de \\hitman, et qu'ayant lu précisément les poèmes les plus risqués, il jugea que leur auteur n'était pas digne de remplii- un
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emploi dans les services publics. L'Attorney Général, Mr. James Speed, eut une autre opinion de l'affaire, du moins une opinion plus en rapport avec le libéralisme de Lincoln, sous le régime duquel tous deux avaient servi, et il accorda à Whitman un poste qui compensait ample- ment celui qu'il avait perdu. C'est quelques semaines plus tard, en septembre 1865, que parut la brochure dans laquelle, en un langage aussi caustique qu'il était outré et discourtois, William D. O'Connor commentait la mesure du Secrétaire de l'Intérieur et prenait la défense de son ami a the Good Grey Poet », sobriquet que garda finalement Whitman.
L'année suivante, Whitman imprima son volume de poèmes guerriers intitulé Driun Taps. C'est de la des- cription plutôt que du lyrisme. Ce volume ne put du moins servir à renforcer les accusations d'obscurité, d'égoisme et d'obscénité que l'on avait tout d'abord por- tées contre lui. La poignante et noble élégie sur Lincoln : « When Lilacs last in the Door-yard Bloom'd », y était ajoutée en supplément et elle dut gagner au poète bien des cœurs hostiles. Whitman fut un des hommes les plus convaincus dans sa poursuite de la voie qu'il s'était tracée, et tout en remplissant à Washington ses modestes fonctions d'employé, il jugea bon de réimprimer les Leaves of Grass, en 1867 et en 1871, en y ajoutant chaque fois quelques pièces nouvelles.
En février 1873, une attaque de paralvsie rendit Whitman incapable d'aucun travail, et presque au même moment il perdit sa mère. Il se retira de W^ashington à Camden, New Jersey, avec la perspective de rester toute sa vie invalide et réduit à la misère, un peu du fait du manque de probité de ses éditeurs. Il supporta vaillamment toutes ces épreuves, comme le
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jnouveiit maintes pages des Spécimen Days, remplies d'iudulneiice, de douceur, de l'amour et de la counais- saiice intime de la nature. Celui qui pourrait lire les passages où Whitinan décrit les journées estivales et les nuits étoilées qu'il aimait tant, ou celles qu'il consacre à ses amis en particulier et à l'humanité en général, ou bien ses réflexions sur la mort des grands hommes de son temps, comme Carlyle oL Emerson, sans se sentir pour le moins en présence d'une admirable personnalité, serait certainement dépourvu des qualités que Whitman résume en ce terme favori, « adhesiveness ». Malheu- reusctnent la majorité des lecteurs effleurent à peine pré- cisément les passages des Leaves of Grass où cette inspiration est le plus abondamment répandue, oubliant ou ignorant que la prose de Whitman contient, parmi tant de naïvetés et de crudités, d'incomparables descrip- tions de la nature, des élans lyriques d'une émotion superbe, des prophéties et des avertissements adressés il la démocratie, qui méritent d'être placés au rang des meilleures compositions apocalyptiques des temps modernes. Spécimen Days et Démocratie Vistas, comme les poèmes des vingt dernières années de Whitman, dont beaucoup ne sont que de simples Iragments de chanl, ne comptent pas autant, aux yeux de la plupart de ses admi- rateurs, que l'émotion tumultueuse et le jargon débordant qui caractérisent les Leai>es originales; mais des lecteurs et des critiques, non moins désireux que ces enthousiastes admirateurs de défendre la cause de Whitman contre les railleries irrespectueuses de ses détracteurs, pourront contester ces préférences.
Le nombre de ses disciples et de ses amis ne faisait ^lu'augmentcr et ses œuvres recevaient un accueil plus bienveillant, surtout en (Îrandc-Bretagne et sur le conli-
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lient. L'année du centenaire, 1876, fut marquée par une réédition des Leaves of Grass, cette fois en deux volumes, le second comprenant Démocratie Vistas et- d'autres proses, en même temps que des vers plus récents parmi lesquels le beau poème avant pour titre « Passage to India », qui avait été ajouté à la cinquième édition. Peu après, sa santé s'améliora suffisamment pour qu'il pût entreprendre des voyages dans les Etats de l'Ouest et au Canada. En 1881, une septième édition des Leaves of Grass fut suppprimée à Boston, sous la menace d'une action légale. L'année suivante, Philadelphie se montra moins prude et plus hospitalière et, outre les vers, laissa publier les autobiographiques Spécimen Days and Collect. Vers 1885, sa santé faiblit de nouveau, et en 1888 sa fin semblait proche. Se reprenant un peu et cédant aux encouragements de ses amis, il publia un nouveau recueil de vers, Noi'cmher Boughs, et une édition complète de ses œuvres. La célébration de son soixante- dixième anniversaire lui apporta des félicitations de tous les coins du monde et lut marquée par une édition à tirage restreint des Leaves, qui comprenait en outre un aperçu autobiographique en prose et les poésies réu- nies sous le titre de « Sands at Seventy ». Deux ans plus tard, en 1891, parut « Second Annex, Good-bye, my Fancy », et aussi la dixième et dernière édition des Leai^es.
En 1892, ses œuvres complètes en prose furent publiées en même temps que les dernières Leaves, et le 26 mars, le poète à qui des cheveux prématuré- ment gris avaient donné depuis longtemps un air plus patriarcal que ne le comportait son âge, s'éteignit, plon- geant ses amis dans le deuil. Depuis sa mort, ses disci- ples se sont montrés de plus en plus actifs; ils ont fondé
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un organe littéraire et une Association Walt Whitman, outre divers cercles, tandis qu'une formidable littéra- ture de monographies et d'essais germait autour de ses œuvres.
L'historien impartial est forcé d'admettre que presque toute cette admiration que Whitman mit tant d'empresse- ment .H recueillir de son vivant, et qui maintenant pro- voque tant de sourires ou de railleries, émanait de gens qui n'étaient pas particulièrement qualifiés pour émettre des jugements littéraires et qu'elle était fondée sur des motifs spéciaux; c'est peut-être là une question d'ordre physiologique autant que psychologique. Cependant les fréquentes tentatives faites pour proscrire le whitma- nisme comme une forme particulièrement virulente de la décadence moderne semblent quelque peu exagérées. Des hommes très capables et très sains l'ont admiré, tandis que le fait pour ses œuvres de n'avoir pas pénétré au sein des foules qu'elles célébraient ne prouve pas le moins du monde qu'elles aient été purement artifi- cielles. Cela prouve au contraire, et Whitman lui-même parait l'avoir compris, que la littérature démocratique qu'il a ébauchée n'existe pas encore et n'existera de longtemps, si jamais elle existe. Mais cela n'empêche pas Whitman d'avoir bien été sous maints rapports l'organe d'un élément longtemps muet du peuple des Ktats-Unis, et d'avoir su tirer de son contact avec les masses la plupart des articles essentiels de sa profession de foi poétique. Et puis la liberté de style et de rythme de Whitman est-elle un signe de décadence? La culture maladroitement assimilée a souvent eu pour résultat des excentricités de style chez les Américains dont la forte virilité était ii cent lieues de la décadence, alors que les tentatives de rythme libre se rencontrent assez commu-
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nément dans les sociétés académiques orthodoxes. Il est évident que Whitman eut le sentiment vigoureux de sa personnalité. Il eût été, sans cela, une extraordinaire exception dans l'Amérique du xix^ siècle. Mais ce senti- ment, pas plus que la forme ou la singularité de ses poèmes, ne sont des preuves de décadence, alors que sa prose vient à l'appui de ses vers montrer qu'il fut plus tôt ce que nous appellerons, faute d'une meilleure dési- gnation, un original. Pour la littérature, il représente assez bien cet élément d'action qui fit, de fils de fer- miers des rois de l'industrie et de poseurs de rails ou de tailleurs, des Présidents.
Même, comme dans le cas de Whitman, lorsque des êtres sont doués de véritables facultés intellectuelles, leur principale force paraît résider dans leurs émotions. Ce fut la puissance émotive des Leaves ofGrass qui valut à Whitman des amis dévoués. Sa poésie fortifie plutôt qu'elle ne débilite. Elle produit chez le lecteur une révé- lation de la personnalité, elle développe son patriotisme, élargit le cercle de ses sympathies, purifie son esprit et vivifie son être. Les Leai>es sont pour beaucoup plus qu'on ne pense dans le mouvement actuel de l'Amérique en faveur du sport et de la vie au grand air, et dans le déve- loppement de l'idée de la « vie intense ».
A quel rang parmi les écrivains faut-il placer Whitman? C'est la une question à laquelle on ne peut encore répondre en toute assurance. Plus on l'observe et plus on s'aperçoit de l'impossibilité d'en faire une critique adéquate. D'un fouillis de jargon désespérant on tombe sans transition sur un passage de rythme superbe, de l'expression la plus siire et de l'imagination la plus vive. Du chauvinisme en apparence le plus stupide, on passe à l'exposition très sentie des dangers, matériels et spi-
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rituels, de la tlémocratie américaine. En voulant mettre le doigt sur telle ou telle laute du poète et de son œuvre, vous découvrez aussitôt un poème ou un passage cpii vous lorcc il modifier \ulre opinion. Bref, Whitman ne paraît pas seulement meilleur et plus vrai poète que ne veulent bien l'admettre ses censeurs, mais il semble même un trop grand poète pour qu'on le puisse bien comprendre à présent. Il peut être pour certains de ses critiques la souris que l'on voit dans le télescope. Mais que peut-on allirmer, sinon qu'il n'y a qu'un seul instru- ment d'optique pour apprécier la valeur et l'importance des étoiles du firmament littéraire, et que cet instru- ment c'est... le Temps?
Cependant si \Vhitman, qu'il soit vraiment grand ou seulement chaotique, semble encore défier toute analyse, il ne peut être mauvais de tenter de définir quelques-uns des mérites ou des défauts de son œuvre que l'on peut du moins apprécier nettement. Il se tourmenta fort peu de la critique acailémique, et ses disciples s'en inquiètent moins encore. Pourtant nul écrivain n'échappe à la clas- sification et il l'analyse et, d'ailleurs, l'auteur d'un vrai mérite n'a pas lieu d'en craindre les résultats.
En ce qui concerne l'évangile ou la philosophie de \Vhitman, il y a peu à ajouter. Ses disciples les plus dévoués reconnaissent que, dans sa poésie, le côté émotif l'emporte sur le côté représentatif, et qu'on trouverait difficilement dans ses œuvres une méthode ordonnée de pensée. Son débit est plus orphique qu'olvmpien. Il défie l'admiration plutôt qu'il ne la sollicite. Il peut Ijrovoquer des « émotions cosmiques », s'adresser aux sentiments universels; il n'est pas, comme les grands poètes, le miroir de son époque. Quoi qu'il en soit, c'est un penseur profond; il sut à un point remarquable
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mettre sa poésie en accord avec la science moderne et fit de louables efforts pour remplir sa mission de barde et de prophète. Il n'est pas certain que son effort ait avorté d'une manière plus insigne que celui de Words- worth et d'antres poètes qui se sont cru une mission à remplir, et que ce ne soit pas sa poésie plutôt que son évangile, qui l'ait préservé de l'échec. A-t-il réussi dans sa tentative de représenter la société de son temps, comme Balzac? Ce sont là des questions dont l'avenir seul peut décider.
Pour ce qui est de son stvle en général, nous serons également brefs. Whitmau paraît être à la fois la victime et du jargon et du « cant ». Ses énumérations, ses vers traînants, ses locutions étrangères sans à-propos, sont aussi peu spontanés, aussi peu appropriés à ses desseins et sujets que tout le maniérisme des âges de la pédanterie. Ce n'est pas là, nous l'avons dit, qu'à peine un véritable indice de décadence, et d'autre part on ne peut y voir affectation pure et simple. C'est bien plus probablement le résultat d'une pauvreté d'art innée, d'un mélange de véhémence excessive et de culture insuffi- sante. Il est bon de dire, toutefois, que sur certains lec- teurs l'effet produit est une sorte d'hypnotisme et que Whitman, pendant la seconde moitié de son existence, paraît s'en être beaucoup affranchi. Par suite, celui qui aborde Whitman devrait lire les Leaves of Grass en commençant par la fin. Quant à son rvthme libre, il suffit de dire que lui aussi possède un effet hypnotique et qu'il satisfait des oreilles très exercées. Whitman aimait la musique et il y a de la musique dans ses meil- leurs vers, qui, sans être absolument métriques, ne sont pas pour cela dépourvus de rvthme. Que les composi- tions qui utilisent ce rythme soient dignes de porter
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le nom Je poèmes, cela ne lait pas de cloute, non seule- ment h cause tle l'intensité de l'émotion et de l'imagina- tion du poète dans sa meilleure manière, mais aussi parce qu'elles ne donnent que rarement l'Impression de la prose. On peut ajoulor que la prose de ^Vhitman a des qualités de rythme dillerentes de celles de ses vers, à supposer que ce soient des vers.
Mais il est temps de quitter cette figure embarrassante dun auteur qui soufFrit autant des louanges eirrénées de ses amis que du dénigrement virulent de ses ennemis. Si nous devons prendre un parti, prenons celui de l'affir- mative. Une critique purement négative serait particu- lièrement dangereuse dans le cas de Whitman, car, ainsi que nous l'avons dit, le poète est assez considérable, son œuvre est assez étendue pour qu'on puisse, suivant le point de vue, les considérer comme un monde ou comme un chaos. 11 faut essayer d'être juste. Par exemple, affirmer que pour Whitman le vulgaire était le sublime, serait détruire toute idée de critique. Si l'on aborde ^Vhitman ou si on le quitte avec une opinion de ce genre, on doit admettre pratiquement qu'un nombre important de ses admirateurs ont adoré en lui Priape qu'ils ont pris pour Apollon. Nous nous abstiendrons de chercher dans les œuvres de Whitman la sublimité, l'humour, la philo- sophie, la religion nouvelle que d'aucuns y trouvent; mais nous pouvons, en ouvrant les yeux, y découvrir beaucoup d'inspiration et encore plus de puissance sous une forme ou sous une autre, tout en déplorant l'absence de charme, de noble dignité et de bien d'autres qualités désirables, et tout en nous Irritant du manque de forme, de la rudesse, de la crudité, qui, chez lui, caractérisent tant de pages. Certains poèmes comme « The Ox-Tamer », la troisième partie de « Passage to India », « Of that
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Blithe Throat of Thine », « A Clear Midnight », « Out of the Cradle Endlessly Rocking », « On the Beacli at Night », et quantité d'autres, surtout ceux qui ont trait à la mer, seraient de nature, pour un lecteur qui n'arait rien lu de Whitinan, à l'encourager à passer au crible toute la cendre pour découvrir l'or pur.
De 1850 h 1805, rien ne signale un progrès dans la valeur ni dans le nombre des ouvrages d'imagination dus à de jeunes auteurs; mais un changement s'affirme dans la méthode des romanciers et dans les goûts du public. Cooper publia son dernier livre, le plus mau- vais peut-être, en 1850, et bien que tous les meilleurs romans d'HaAvthorne aient paru entre cette date et le commencement de la guerre, ainsi que nombre des meil- leurs ouvrages du vétéran Simms, la vogue du roman- type s'était plus ou moins perdue. Toutefois, en 1854, John Esten Cooke (1830-1886), frère cadet de Philip Cooke et cousin de J. P. Kennedy, publia un roman colonial, The Virginia Comedians, qui semblait lui pro- mettre un bel avenir dans ce genre. Vingt ans plus tard, on le trouve cherchant à utiliser les épisodes de la guerre pour en tirer divers romans émouvants; mais il est obligé de confesser qu'une nouvelle génération d'auteurs a rendu le public indifférent à l'école des vieux roman- ciers, à laquelle il appartenait lui-même. Le roman à l'ancienne mode ne s'accordait plus guère avec le règne des chemins de fer, des vapeurs fendant l'océan, du télé- graphe et des âpres discussions politiques. Immédiate- ment avant et pendant la guerre, tout ce qui était littéra- ture d'imagination parut décliner, et de jeunes écrivains survinrent, comme « Mark Twain » et Bret Harte qui offrirent h un public nouveau des œuvres d'imagination
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très clideifiites par le sujet et la manière, de celles ({iii avaient charmé la génération précédente.
Cette transformation est due en partie à l'influence de Dickens, de Thackerav et d'autres écrivains anglais, ainsi qu'à celle de Balzac et de divers auteurs du conti- nent. L'année 1850 vit paraître deux ouvrages qu'on lit encore et pour lesquel les lecteurs furent plus nombreux que ceux de la Scarlet Lelter, qui date de la même époque. Ce sont les Rêveries of a Bacheloi\ par Donald G. Mitchell (1822-1908), mieux connu sous le pseudo- nyme de (( Ik Marvel », et The Wide, Wide World, par « Elizabeth ^Vetherell », pseudonyme de Miss Susan Warner (1819-1885). Ils représentent respectivement un sentimentalisme, une sensiblerie, presque un didactisme piétistes, combinés avec d'heureux tableaux de la vie domestique banale. Miss Warner, originaire de New York, parvint à cette extraordinaire popularité sans doute parce qu'elle exprimait l'émotivité religieuse et la res- pectabilité sévère de la classe moyenne h son époque. Peut-être n"a-t-on pas oublié complètement les romans que l'auteur écrivit par la suite, Queechy et Tlie Hills of tJie Shaleniuc. The ]Vide, IVide World n'offre aucun intérêt romanesque; le style en est médiocre et l'étude des caractères n'y est nullement profonde.
Des histoires comme The Wide, Wide ]Vo/ld, Uncle Toins Cabin, de Mrs. Stowe, et The Lamplighter^ de Miss Maria S. Cummins (1854), — ce dernier, succès des plus curieusement populaires, l'acontant la vie simple et les aventures d'une orpheline, — peuvent être recommandées par les pasteurs h leurs fidèles comme aliment de l'âme et de l'esprit. Leur ton exalté, larmoyant et piétiste, peut paraître singulièrement ilémodé aujour- d'hui, mais elles ont servi ii étendre le troùt du roman
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dans le public, et à préparer le lecteur à se passer du roman de convention.
Ce mouvement vers le réalisme fut une conséquence du changement universel dans le goût littéraire, mais on aurait constaté une modification identique même si l'Amérique s'était trouvée complètement isolée. La fiction banale, émotionnelle, aurait presque nécessai- rement du se transformer pour répondre aux besoins du public américain. L humour, comme nous le verrons, se transformait également pour revêtir une forme assez voisine du réalisme pittoresque qui dépeint les types et les caractères provinciaux. Le sentiment de la vie de famille, cher aux romanciers américains comme à leurs lecteurs, n'avait pas, il est vrai, manqué dans les vieux romans, mais maintenant les ouvrages populaires d' « Ik Marvel » [Dream Life et les autres) et Prue and 1 de George William Curtis, allaient les présenter sous une forme plus délicate et plus attrayante. Ainsi, quand, vers 1860, un écrivain comme Bayard Taylor veut écrire des romans, il fait instinctivement la satire des mœurs provinciales, retrace ses propres vicissitudes dans le New York littéraire, ou bien dépeint avec maints détails ses voisins de Chester County. De même le Dr. Holmes, dans Elsie Venner, compense ce qu'il y avait de bizarre dans son sujet par une peinture de la vie rurale qui se rapproche plus de l'œuvre d'un réaliste moderne que de celle de romanciers tels que Longfellow.
Si donc la période que nous envisageons ne peut, h part les romans d'IIawthorne, se réclamer que d'un seul grand ouvrage romanesque, Uncle Tonis Cabin, du moins a-t-elle de l'importance au point de vue de l'évolu- tion littéraire. Elle est surtout mémorable parce qu'elle nous fait assister a l'éclosion des meilleures œuvres de
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Mrs. Stowe, et qu'elle comprend deux ailleurs qui connu- rent le succès au cours de leur brève carrière : Théodore Winthrop et Fitz James O'Brien.
IlAuniET Beecher naquit ii Litchfield, Connecticut, le 14 juin 181 1 — et non 1812 comme on l'indique souvent. Elle était le sixième enfant de Lyman Beecher (1775- 1863), prt'dicateur remarquable qui fut longtemps un pilier du Congréganisme en Nouvelle-Angleterre et dans l'Ouest. L'une des sœurs d'Harriet, Catherine (1800-1878), se consacra h l'éducation et à l'amélioration générale du sort de la femme. L'un de ses frères, Henry Ward (1813-1887), fut le plus fameux prédicateur de son temps. Les services qu'il rendit en Angleterre en contribuant à opérer un revirement du sentiment populaire en faveur de la cause unioniste pendant la guerre civile, sont son plus beau titre de gloire. De toute sa brillante famille, Harriet est celle qui sera le moins oubliée. Elle montra dès son enfance d'exceptionnelles qualités d'esprit et de sentiment. Elle s'adonna de bonne heure à la lecture et, pour elle comme pour tant d'autres, les Mille et Une Nuits furent le livre révélateur. Elle était continuellement dans le cabinet de son père et jetait des regards d'envie sur les énormes volumes de théologie qui devaient lui être utiles plus tard pour TJie Ministers Wooing. Il est assez curieux que le Dr. Beecher ait poussé sa fille à lire Byron. La mort du poète l'alTecta vivement et elle se rappela toujours le sermon que fit son père sur cet événement.
Encore tout enfant, Harriet fut envoyée à l'école que dirigeait sa sœur Catherine, à Hartford; elle y écrivit un drame en vers, dont les quelques exemplaires qui nous restent dénotent une assez remaïquable faculté d'assimi- lation de ses premières lectures. Comme antidote à la
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poésie, on lui donna V Analogjj , de Butler, œuvre avec laquelle elle parvint à se familiariser. En 1825, elle se « convertit », mais quelque temps après elle ressentit une sorte de mélancolie religieuse qui explique en partie l'insistance qu'elle met à parler de la religion dans ses romans. C'est pourtant à ce sentiment religieux, encou- ragé par les tendances de toute sa famille et en particulier par l'enthousiasme de son père pour l'anti- esclavagisme, que nous sommes redevables de h/ Case de Voncle Tom. En 1826, le Dr. Beeclier fut appelé h une paroisse de Boston, où il soutint vaillamment l'orthodoxie contre l'Unitarisme triomphant. Harriet ne fut pas très exposée à l'influence des idées libérales de la cité, car elle passa presque tout son temps h Hartford comme élève et auxiliaire de Catherine. En 1832, son père fut nommé directeur d'un nouveau collège de théoloçrie à Cincinnati; Catherine et Harriet l'accompagnèrent pour y fonder une école. C'est dans cette vivante ville de rOhio qu'Harriet publia son premier ouvrage, une géographie scolaire; elle réunit aussi en volumes des cours et des essais, visita le Kentuckv, assista aux premières émeutes contre les abolitionnistes et enfin s'efforça de consoler un professeur du séminaire qui avait perdu sa femme. Cette entreprise eut pour épilogue, en janvier 1836, le mariage de la jeune (ille avec le Rév. Calvin E. Stowe (1802-1886).
Les années qui suivirent immédiatement son mariage furent partagées entre les soins maternels et domestiques et son travail littéraire, qui consistait surtout en articles de journaux. Des chagrins domestiques survinrent avec de longues absences dues a l'état de santé de l'un et l'autre époux, et aucune œuvre importante ne marque cette période malgré les encouragements que Mr. Stowc ne cessa de
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prodij^uer aux ambitions littéraires de sa femme. Pour- tant, on sent, en lisant ses lettres, que la vie et ses épreuves la préparaient admirablement à écrire Uncle Torn et le reste de ses ouvrages. Car non seulement elle étudiait la question de l'esclavage dans le milieu avan- tageux dune ville frontière, mais elle développait en elle cette tendresse maternelle et cette bienveillance pour tout ce qui touche la femme, sans les(iuelles elle n'eut probablement pas réussi à intéresser une aussi large proportion de ses lecteurs. Son dur apprentissage fut long mais il prit fin après la publication d'un volume d'esquisses intitulé The MayfJoiver, en 1849.
I/annéc suivante le professeur Stowe accepta un poste au Bowdoin Collège, son « Aima Mater », à Brunswick, Maine. Entre temps, Mrs. Stowe augmentait les res- sources plutôt modestes de la maisonnée et travaillait au triomphe de la cause qu'elle avait à cœur, en collaborant au nouvel organe anti-esclavagiste, Era, de Washington. En avril 1851, le premier chapitre (['Uncle Toin's Cabin fut envové h ce journal, et durant toute cette année, au milieu des occupations multiples de l'auteur, le récit suivit son cours. Elle n'écrivit pas en premier lieu le début du livre, mais la scène presque finale, — la mort pathétique de Tom. En vraie mère, elle essayait l'elTet de son récit sur ses enfants et leurs larmes l'encouraricaient. Le roman ne fut jfuère lu sous cette forme de feuilleton et ne lui rapporta que trois cents dollars, mais quand le livre parut 1 année suivante, il s'en vendit trois mille exemplaires le premier jour. Il est difficile tle décrire le succès du plus fameux des romans h thèse. En quelques années, en Amérique, en Angleterre et sur le continent, tout le monde l'avait lu. Le nombre des langues dans lesquelles il fut tratluit est phénoménal. Il lut aussitôt
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mis au théâtre, et la pièce attira des milliers de spec- tateurs. Mrs. Stowe passa dès lors d'une obscurité rela- tive à une célébrité presque gênante. Elle fut violemment attaquée par la presse sudiste et vigoureusement sou- tenue dans tous les coins du monde par les partisans de la liberté. La preuve la plus évidente de l'immense portée du livre nous est donnée par l'adresse monstre des femmes anglaises aux femmes américaines, qui fut cou- verte par plus d'un demi-million de signatures et reliée en vingt-six volumes in-folio.
L'enthousiasme de ces bonnes âmes peut provoquer le sourire de ceux qui s'attachent h relever les crudités inartistiques de La Case de VOncle Tom, mais un livre qui soulève le monde et devient l'instrument d'une guerre civile et de l'aiFranchissement d'une race asservie peut bien obtenir quelque admiration de la part d'une génération plus avancée.
Mrs. Stowe s'occupa ensuite de rassembler les docu- ments justificatifs dont elle s'était servie pour écrire son livre. Une clef, A Key to Uncle Toni's Cabin, parut en 1853, puis elle partit en Europe où elle fut accueillie avec enthousiasme. De retour h Andover, Massachusetts, car son mari avait accepté une chaire au collège de cette ville, elle lança un appel aux femmes américaines et se dépensa activement pour la cause anti-esclavagiste. Elle écrivit aussi un second ouvrage sur la même question, Dred, a Taie of tlie Great Disinal Sivamp (1856), qui fut aussi populaire qu'elle pouvait le souhaiter. Beau- coup de personnes, à commencer par Harriet Martineau et la reine Victoria, le trouvèrent supérieur à Uncle Torns Cahin. Elles se trompaient sûrement. En 1866, le livre fut rebaptisé Niiia Gordon, titre qui ne valait pas mieux que Je premier, auquel revint plus tard Mrs. Stowe.
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I^e héros, Dred, esclave, prophète et hors lu loi, u'appa- raît que fort tardivement dans l'histoire et par suite l'intérêt se fixe mal sur lui, tandis que la coquette héroïne meurt bien avant la fin du livre, emportant avec elle une part de l'intérêt. En d'autres termes, les fautes de con- struction déjà sulfisamment visibles dans Uncle Tom sont pires encore dans le développement prolixe de Dred.
Après Dred, Mrs. Stowe retourna en Europe; une grande tristesse l'attendait h son retour : son fils aîné, qui venait de commencer ses études, se noya. Elle se remit à l'œuvre cependant et vers la fin de 1850 com- mença, dans Y Atlantic MontJily , la publication d'un excel- lent roman, fort goûté, sur la vie coloniale, The Minis- ter's Wooinif. Lowell, qui dirigeait alors le magazine, prédit que la réputation de l'auteur reposerait surtout sur ce nouvel ouvrage. Si cette prédiction se vérifie, la réputation de Mrs. Stowe sera réduite alors ii de si petites proportions que peu importe sur quoi elle repose. T/ie Ministères ]Vooi/ii^, qui rclrace la vie, à Newport, du célèbre Dr. Samuel Hopkiiis, théologien et adversaire de l'esclavage, est, en tant qu'œuvre d'art, meilleur que The Uncle Tontes Cabin: mais celui-ci a une certaine ffran- deur d'émotion, alors que ni The Ministers Wooing ni aucun des ouvrages suivants de Mrs. Stowe ne sont véri- tablement grands à aucun titre.
Un voyage en Europe suggéra à Mrs. Stowe l'idée à^Ai^nes of Sorrento qui, avec The Pearl of Orrs Island, fut publié alors que la guerre battait son plein. Au cours de ces quatre années terribles, Mrs. Stowe trouva le temps de rédiger des récits pour les enfants. Le profes- seur Stowe ayant résigné ses fonctions en 1863, la famille s'établit définitivement à Hartford. Après la guerre, ils firent l'acquisition d'une maison d'hiver en
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Floride et rexcellente femme ne ménagea pas sa bien- veillante activité au profit de ce Sud qui l'avait accusée de trahison. L'ouvrage le plus important qu'elle écrivit à cette époque est l'un de ceux que l'on place quelquefois en tète de ses œuvres, Oldtown Folks (1869). D'une construction moins serrée que The Ministei-'s Wooing, ce livre ofFre cependant un meilleur tableau de la Nouvelle- Angleterre d'autrefois, et il est digne de figurer parmi les meilleures œuvres réalistes modernes. Pink and WJiite Tyranny (1871) et d'autres romans traitant d'une société plus récente supporteraient difficilement la cri- tique. Comme son amie George Eliot, Mrs. Stowe réus- sissait infiniment mieux quand elle composait d'après les souvenirs de son enfance que lorsqu'elle essayait d'analvser et de dépeindre la société complexe qui l'entourait. Elle mourut le 1^" juillet 1897, ayant su par- faitement allier les exigences de son rôle public avec les vertus d'une mère de famille excellente et d'une femme simple et modeste. La seule ombre de sa longue carrière — la publication de Lndy Byron Vitidicated (1869) — eut pour cause un élan de loyauté envers son amie Lady Bvron, avec qui elle s'était liée lors de son premier voyage en Europe, et un défaut de jugement plutôt qu'une absence totale de justice et de discrétion.
Oubliant, en même temps que ce faux pas, ses rela- tions de voyage, ses vers religieux, ses esquisses, ses romans de jeunesse et même la plupart de ses meilleurs romans, le monde païaît décidé à ne voir en Mrs. Stowe que la femme qui écrivit Uncle Toins Cahin. En ce cas, comme dans tant d'autres, cette décision quasi unanime semble la meilleure à adopter pour la critique. Mrs. Stowe reste l'auteur d'un seul grand ouvrage.
Il suliit certes dopposer Mrs. Stowe à Jane Ans-
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ten, il George Eliol et à George Sancl pour se convaincre (jircUe ne fut pas un auteur éminent. Son art manque de sùrelé; son intelligence n'est pas suffisamment puissante et profonde, son talent n'a pas tonte la souplesse et la richesse désirables. Ces défauts de l'auteur sont sensibles dans son chef-d'œuvre même ; mais UncJc 7^oni\s Cdbin est animé d'un soufHe généreux et irrésistible, et le livre qui conserve ce souffle au bout de cinquante ans est un beau livre. Le critique ne peut mieux faire que d'imiter George Sand quand elle analysa l'ouvrage à son apparition — ne pas parler de ses défauts et affirmer ses qualités indiscutables de sincérité et d'émotion.
Ces ([ualités se rencontrent en abondance chez Theo- DouE \ViNTHiu)P fl828-i8Gi), dans sa vie surtout et à un dearé moindre dans ses œuvres à moitié oubliées. Il appartenait à l'historique famille des ^Yinthrop et naquit h New Haven, Connecticut. Etant allié par sa mère aux Dwight et aux Woolsey, il alla tout naturellement étudier il Yale où il prit ses grades en 1848. Une bourse supplé- mentaire lui permit d'y rester un an de plus. Il passa en Europe, pour aflermir sa santé, les deux années qui suivirent. Après avoir été quelque temps répétiteur, il obtint un emploi ii la Pacific Steamship Line et fut détaché ii Panama. En 1853, il visita la Californie et rOregon et revint ii travers le Far- West jusqu'il New York. 11 fut ensuite inspecteur dans l'isthme de Panama, après quoi il se mit ii étudier le droit, et, en 1855, fut admis au barreau de New York. La littérature l'attirait plus, cependant, que les codes ou la politique, et il tra- vailla avec confiance ii des romans et a des esquisses, mais, il cause sans doute de leur caractère peu conven- tionnel, aucun éditeur ne s'en montra curieux. Au début
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de la guerre, il s'enrôla dans le 7* régiment de New York qu'il accompagna h Washington. A la demande de Lowell, qui avait déjà accepté de lui un court roman : Loçe and Skales, il envoya à V Atlantic Monthly une rela- tion de cette marche; ces pages séduisirent un public surexcité et assurèrent à Winthrop une réputation que sa mort prématurée sur le champ de bataille ne fit qu'ac- croître. Nommé secrétaire militaire du rjénéral B. F. Butler, il prit part comme major à la bataille de Great Bethel, le iO juin 1861. Pendant qu'il rassemblait ses hommes, une balle l'atteignit au cœur sur le sol de l'Etat qu'il venait de décrire en termes trop méprisants. Trouvant le moment propice pour publier des œuvres que leur auteur avait si soigneusement composées et revues, son ami George William Curtis fit paraître, h l'automne de 1861, un roman, Cecil Dreeine, qu'il avait fait précéder d'une notice biographique. Un second roman de valeur supérieure, John Brent, parut au début de 1862; un troisième, Edwin Brothertoft, un fulminant récit de la Révolution, fut lancé l'été de la même année. Deux volumes d'études, The Canoë and the Saddie et Life in the Open Air suivirent de près, et ces cinq ouvrages eurent de nombreux lecteurs. Plus de vingt ans après, sa biographie, accompagnée d'un recueil de ses poèmes, lut publiée par les soins de sa sœur, mais le volume, qui n'est d'ailleurs pas dépourvu de tout intérêt, n'eut qu'un succès médiocre.
Winthrop était aux yeux de ses amis une personnalité attirante. Comme auteur, il alliait la culture à l'expé- rience de la vie; il fut brillant à l'excès, débordant et énergique jusqu'à la fatigue, naturel jusqu'à paraître vulgaire. Il exprima, dans John Brent, l'indomptable indépendance du Far West, qu'il avait exploré, et fit de
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son roman, en ilrpit tle nombreuses lautes de style et de composition, un livre pour tous ceux qui aiment ce que Ton est convenu d'appeler « une histoire tapageuse ». Certains lecteurs, à l'instar du professeur John Nichol, découvriront dans CeciL Dreeme la touche d'un talent original. D'autres verront plutôt dans ce roman peu réel, avec son héroïne déguisée en homme, son cvnique gre- din, son invraisemblable complot mystérieux, une preuve que si Winthrop lut un véritable Américain d'un type assez, nouveau et original, il lut incapable de s'affranchir tlos entraves d'une observation conventionnelle.
Fitz James O'Brien a laissé sa trace dans l'histoire de la littérature américaine par son intéressante per- sonnalité et par l'attrait de ses œuvres romanesques, en prose et en vers. On le rattache tout naturellement au groupe brillant des journalistes et poètes irlandais d'Amérique, auquel appartenaient Charles G. Halpine et John Boyle O'Reilly. Né dans le comté de Limerick, vers 1828, il fit ses études à l'Université de Dublin et, h la suite d'un héritage, vint à Londres. Là, il s'adonna au journalisme, puis, en 1852, alla chercher fortune en Amérique. Il collabora à l'éphémère La/itern de John Brougham et aux revues hebdomadaires et mensuelles de Harper. Deux de ses nouvelles causèrent quelque surprise aux premiers lecteurs de V Atlantic Montlily, et les jeunes confrères qu'il groupa à ses côtés, le poète George Arnold et le directeur de VAtlantic, William Winter, poète et critique, furent parfaitement fondés à voir en lui les promesses du génie. Mais avec ses mœurs de bohème, il eut tôt fait de perdre sa belle mine et son élégance d'homme i» la mode. Il ne perdit cepen- dant ni son talent ni son esprit, pas plus que sa dignité d'homme, car, dès que la guerre eut éclaté, il se trouva au
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premier rang avec le même zèle que Winthrop, et le même sort. Sa grande bravoure lui avait mérité les éloges du général Mcllellan, mais il fut blessé dans une charge de cavalerie et mourut après de longues souffrances, le 6 avril 1862. Dix-neuf ans plus tard, William Winter rassembla ses meilleurs romans et poèmes en un volume qui ne reçut pas l'accueil qu'il méritait.
Si même O'Brien n'avait écrit que les quarante et quelques poèmes choisis parAVinter, le talent qu'ils révé- laient lui eût mérité de durables éloges. O'Brien, fut un poète secondaire tout aussi doué qu'aucun de ceux que nous avons eu l'occasion de citer jusqu'ici, et il fut encore * l'auteur de contes remarquablement ingénieux. Des treize histoires choisies par un éditeur plutôt scrupuleux, il n'en est guère que deux ou trois qui rentrent dans le commun. Beaucoup se ressentent de l'influence de Poe, et l'une au moins, « The Wondersmith », rappelle for- tement Ilawthorne — mais l'originalité d'O'Brien s'y manifeste assez pour permettre de conclure qu'il fut de ceux à qui il ne manque, pour ainsi dire, qu'un peu plus de puissance pour en avoir beaucoup. L'histoire du « Dia- mond Lens », dans laquelle le lou découvre au micro- scope une sylphide dans une goutte d'eau et s'en éprend, est souvent louée pour sa conception originale et pour son efî'et intense, mais elle n'est certainement pas plus originale ni plus impressionnante que le fantastique « What ^vas it?» — qui nous fait assister, sans la voir, à une lutte effrayante. O'Brien ne saurait être plus connu qu'il ne l'est h présent, mais son nom échappera à l'oubli dans un pays qui de jour en jour honore davantage Poe et Hawthorne.
CHAPITRE XVIII
HUMORISTES (1830-1865)
II n'y aurait aucun profit à entamer ici une discussion sur la distinction à faire entre l'esprit et l'humour ou sur l'origine psychologique et le caractère fondamental de l'un et de l'autre. Il n'y en aurait guère davantage h débattre cette question banale : existe-t-il réellement un humour américain? Le public, tant en Amérique qu'au dehors, sans s'inquiéter des dissertations des critiques, a accepté le terme « humour américain » comme dési- gnant quelque chose de proprement national. Personne n'a jamais pris « Artemus Ward » pour un Anglais ou un Français, et rares sont ceux ([iii ne l'ont pas pris pour un humoriste, quoi qu'ils aient pu penser de la valeur de ses plaisanteries. D'un autre côté, un grand nombre d'écrivains, parmi les([uels Irving et Holmes, quoique pouvant visiblement prétendre au titre d'humoristes, ont très visiblement aussi été influencés par l'humour britan- nique, entre autres, et par cela même ne sont pas humo- ristes au titre proprement national. Savoir exactement où et comment tracer la limite entre ces deux catégories d'humoristes, serait par trop diflicile. Mais il est juste
LITTKHVTURE AMErtlCAlNK.
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de reconnaître qu'avant 1830 l'humour vraiment améri- cain exista peu, et qu'après cette date il existe, au con- traire, un humour que les Américains ont quelque droit à revendiquer comme leur bien propre.
Pendant l'intervalle qui s'écoule entre l'élection de Jackson et la mort de Lincoln, l'Amérique, tant par suite de son propre développement que par l'effet des sévères critiques de l'étranger, se dépouilla de son esprit colonial et provincial, — autrement dit, perfec- tionna ses idées générales. Mais, en même temps qu'elle dépassait les limites de ses anciens Etats, dans l'Ouest et le Sud-Ouest, elle y apportait une civilisation rudi- raentaire qui garda maints traits provinciaux contre lesquels la satire des humoristes eut beau jeu. Dans les Etats plus âgés, le développement n'était pas non plus uniforme, en sorte que les écrivains avancés trouvèrent autour d'eux de quoi exercer leur humour. Ce rôle plus ou moins redresseur que s'arroge l'humour s'affirma d'autant mieux que, dans toutes les démocraties, il existe une tendance générale à l'égalisation. Il n'est piobable- ment pas exagéré de dire que les humoristes américains ont exercé une puissante influence pour favoriser l'homo- généité croissante des masses de la population. Ce rôle leur fut spécialement imposé après l'élection de Jackson par suite du grand afflux d'immigration étrangère. En outre, aucune période, au moins en politique, ne put jamais offrir aux humoristes une telle somme de ces discordances sur lesquelles leur faculté s'exerce de pré- férence. Les discordances entre les prétentions de la nouvelle démocratie à régir le sort du pays et ses apti- tudes à le faire sagement, entre les théories de la Décla- ration d'Indépendance et les actes d'esclavage, étaient de nature h faire naître la satire politique, et celle-ci, h
HUMORISTES 355
son tour, dut ôtre plus ou moins luimoristi([ue en consi- déralioii de la disposition bienveillante naturelle à tout peuple neut habitant une contrée spacieuse et relativement exempt de distinctions de classes. L'liunu)ur de la poli- tique et riiumour des bizarreries provinciales furent en somme des productions naturelles de l'ère jackso- nienne, et si les lettres du « Major Jack Downing » et les Ceofgia Scènes sont maintenant h peu près oubliées, nous devons nous rappeler qu'il n'en est pas de même des Bigloiv Pape/s.
Ces créations humoristiques nous suggèrent cependant une autre raison pour laquelle, après 1830, l'humour américain inaugura une rapide évolution. Ces satires parurent tout d'abord dans les journaux; or la presse quotidienne prenait une importance sans cesse crois- sante, avec les premières voies ferrées et les premières lignes télégraphiques, et avec la grande répression de Tesclavage. Depuis la guerre civile, les journaux ont continué à grandir en format et en iniluence, et il n'est pas besoin de dire (jue leurs colonnes se sont montrées accueillantes h toutes les formes de l'humonr, du simple bon mot à la rubrique de tel ou tel pourvoyeur fameux de facéties. Il n'est pas surprenant que, avec l'extension du pays, le vieil humour un peu « forcé » qui dépeignait les excentricités du « pauvre blanc » de Géorgie, et de r « homme » de Pike-County, se soit attaque également au millionnaire vulgaire, au nègre affranchi, au voyageur de fomnierce, au vagabond, au faubourien et autres types. Cet humour « intensif » existe depuis longtemps et il n'est pas, au fond, spécialement américain. Même si sa forme extérieure est nationale, il peut à un certain moment devenir international ou cosmopolite, a. mesure que les nations s'extériorisent et s'unissent entre elles.
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D'après le processus de l'évolution dont nous venons d'indiquer les grandes lignes, on peut grouper sous la dénomination d'<( humoristes socio-politiques » tous les humoristes plus ou moins professionnels qui exercèrent leur malice de 1830 à 1865 et un peu après cette date, et dont le plus insigne est un écrivain qui fut plus qu'un humoriste, Mark Twain. Bien qu'assez nombreuse, cette classe ne demande qu'un traitement sommaire. Paral- lèlement à ceux-là, des humoristes plus académiques, usant de la prose et du vers, donnèrent libre cours à leur verve plaisante. Mais avant de passer à l'étude détaillée de l'élite, nous indiquerons succinctement le rôle joué par l'humour dans la littérature américaine antérieure à 1830; ce qui nous permettra de signaler quels sont, aux yeux de ceux qui préconisent l'existence d'un humour essentiellement américain, ses caractères les plus distinctifs.
Nous avons vu que les écrits des Puritains furent en général tout l'opposé de l'humour. Néanmoins, le poème anonyme « New England's Annoyauces » offre des traces de cet humour farouche qui aida sans doute les premiers colons à se consoler mutuellement de la perte de leur bien-être matériel en échange de leur tranquillité spiri- tuelle. Nathaniel Ward protesta de son intention d'être pris au sérieux dans son fantasque Simple Cobhler, et il existe dans les élucubrations descriptives d'écrivains comme John Josselyn, crédule voyageur anglais qui fit deux voyages en Nouvelle-Angleterre et en publia les relations (1672 et 1674), des indications qui permettent d'affirmer que cette façon d'à en conter » aux étrangers, de leur narrer des histoires invraisemblables, est de fort ancienne origine. Avec les progrès de la prédominance laïque au xviii^ siècle, les traces d'humour se font plus
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fréquentes. Nous avons tléjii parlé de l'humour de Mrs. Knight et du Col. William Byrd. En 1708 parut i» Londres un poème hudibrastique de médiocre valeur, Tlie Sot-Weed Facto)\ dont l'auteur, qui écrivit d'autres vers satiriques sur la population du Marvland, se présen- tait lui-même sous le nom de « Eben Cook, (ient ». Vers le milieu du siècle Bvle et Joseph Green amusèrent Boston de leurs jeux de mots et de leurs saillies. Avant la Révolution, Franklin montrait déjà d'admirables dispo- sitions pour l'humour, qu'il employait aux dépens de ses trop graves compatriotes et surtout des étrangers dédai- gneux sans la connaître, de l'Amérique et de ses res- sources. Le sérieux avec lequel il mystifia les étrangers en leur racontant les extravagances les plus monstrueuses sur son pavs natal peut ne pas être absolument original, mais il allait devenir une caractéristique de l'Américain. Son contemporain Francis Hopkinson se contenta de suivre les modèles satiriques de l'Angleterre, de même d'ailleurs que ses confrères Odell, Freneau et Trumbull, mais certaines railleries d'Hopkinson rappellent les idées baroques qui, trois quarts de siècle plus tard, vinrent à l'esprit de « John Phœnix ». En dépit de Brackenridge, de Fessendeu et Roval Tvler, les premières années de la République ne furent pas propices ii la littérature humo- ristique, les auteurs se montrant ou pompeux et guindés, ou sentimentaux, ou bien enveloppés d'une mystérieuse obscurité. Mais il n'est pas douteux que les braves plan- teurs du Sud, les fermiers et les marchands sagaces du Nord, et surtout les vieux soldats, aient fait des plaisan- teries et conté des « blafrues », sauvegardant ainsi la tradition du vieil humour anglais, — s'ils ne contri- buaient spécialement au nouvel humour américain.
En 1809, VHislonj of Xe^ York d'irving, ou plutôt
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de Mr. Knickerbocker, offrit au monde pour la première fois l'occasion de sourire ou de rire longuement des créa- tions du génie fantasque d'un Américain. Mais quoique le livre d'Irving fût plein de l'exagération et du mélange de faux et de vrai que l'on considère souvent comme le caractère particulier de l'humour américain, Walter Scott n'eut pas tort de reconnaître les obligations des Américains envers les humoristes britanniques, puisque l'humour du Sketch Book et des œuvres postérieures d'Irving était celui de Goldsmith, à peu de choses près. Les autres auteurs du Knickerbocker, Paulding, Drake, Halleck, Sands, etc., bien que leur humour ne fût pas totalement importé, l'ont visiblement tiré, comme Irving, de leurs lectures; si bien qu'il n'est pas inexact de dire que, jusqu'à quarante ans après la mort de Fran- klin, aucun humoriste aussi verveux que lui ne fit son apparition dans la littérature américaine.
Mais la jeune République grandissait en sagesse comme en population, et le caractère de Franklin devenait celui de ses compatriotes. Une nouvelle forme d'humour, ou si l'on veut une combinaison très fondue de ses anciennes formes, leur avait été léguée par lui — humour caracté- risé par la finesse, par une exagération en accord avec les vastes proportions du Nouveau-Monde, par un mélange d'imagination et de faits positifs, de faux et de vrai, par un bon sens démocratique, une absence de subtilité qui le rendent intelligible pour tous. Il serait probablement téméraire de prétendre que chacun de ces caractères distingue l'humour américain de celui des autres pays. Il y a, dans les Mille et une Nuits, l'anecdote de deux adversaires qui « échangent des mensonges » devant un cadi avec une effronterie d'exagération que nul Améri- cain ne pourrait surpasser. Quand les humoristes dont
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MOUS allons nous occuper font commenter très spirituel- ionieut la politique par des paysans parlant un dialecte rustic|ue, ou choisissent leurs héros parmi les escrocs au jeu et les voleurs de chevaux, ou mettent dans la bouche de personnages l'antascfues des discours incohérents, baroques et inattendus, peut-on en toute sécurité affirmer qu'ils n'ont, ce faisant, rien emprunté de leur humour à Shakespeare, ii Fieldinçç, h Sterne, h Dickens et autres maîtres britanniques? Donc, en dernière analyse, non seulement les humoristes américains trouvent leurs sujets sur le sol même, mais la contagion populaire de leur humour et la nature môme des artifices dont ils lont amplement usage donnent à leur reuvre un caractère unique. Du moins est-il certain que, dans la plupart des cas, elle ne peut survivre à un transfert par delà l'Atlantique, et si ce fait ne milite pas en faveur de ses prétentions h l'universalité, il ne lui interdit nullement d'être considérée comme spécialement nationale.
Pour les examiner, il est préférable de ranger les humoristes par groupes, attendu que leurs sujets de prédilection furent la politique, les mœurs provinciales et les particularités d'ordre social. On peut y ajouter cjuelques versificateurs humoristiques et trois auteurs dont le talent particulièrement bizarre vaut qu'on les mette à part. Ces humoristes se distinguent des écri- vains académiques du tvpe d'Irving et de Holmes en ce (ju'ils connurent par expérience les divers aspects de la vie populaire. Ils furent directeurs de journaux locaux, imprimeurs, capitaines de vapeurs iluviaux, magistrats de campagne, méthodistes en tournée, soldats, commis- saires-priseurs, et il n'est pas rare qu'ils aient essayé plusieurs de ces vocations avant de parvenir h la popu- larité comme humoristes. La facilité avec laquelle l'Ame-
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ricain change de résidence ou d'occupation fut longtemps ce qui distingua la société américaine, dans le sens le plus large, de celle de tout autre pays. Le lait, pour les humoristes américains, d'être une parcelle de cette popu- lation mobile, d'avoir écrit pour elle et de l'avoir décrite, laisse tout lieu de croire que le type d'humour qu'ils représentent est bien véritablement sui generis.
Le premier en date des humoristes politiques de notre période fut Seba Smith (1792-1868), natif du Maine et diplômé h Bowdoin. Il fut journaliste à Portland et y épousa une très jeune et précoce Miss Elizabeth Oakes Prince, qui l'aida dans ses travaux et, quand ils vinrent à New York, en 1842, s'acquit elle-même une grande réputation dans le cercle de Griswold. Elle fut aussi, dit-on, la première femme qui se risqua à faire des con- férences en Amérique. Mais ni l'un ni l'autre n'auraient aujourd'hui la moindre importance si le mari, en janvier 1830, ne se fût avisé, pour amuser ses lecteurs et peut- être pour satisfaire certaines rancunes, de faire écrire par un « Major Jack Downing, de Downingville » des lettres humoristiques en dialecte « Down-East », au sujet des conflits politiques qui mettaient alors la discorde dans l'État du Maine. Le succès ne se fit pas attendre; la presse, de tous côtés, reproduisit ces lettres qui par- vinrent bientôt à un quotidien de New York, où le « Major » se transforma en un conseiller confidentiel du Président Jackson. La guerre du Mexique offrit de nou- veau au « Major » l'occasion de commenter les événe- ments, et, à la veille de la guerre civile, il octroya au monde un recueil de ses sages exhortations, sous le titre Tliirty Years oui of the Senate (1859), parodie du titre d'un important ouvrage du Sénateur Benton.
Seba Smith éprouva quelque difficulté, vers 1834, il
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établir s;i palernité, car un autre « Jack Downinjr » s'était mis à adresser des lettres au Ddihj Advertiser de New York et l'on confondit souvent les deux « Jack ». Cette seconde série était due à Charles Augustus IJavis (1795-I867),qui joignit la littérature au commerce du fer. Les Letters of J. Dowing, Major, Downingville Militia, Second Brigade {[83 A), sont encore dignes d'un souvenir.
Parmi les humoristes qui égayèrent leurs concitoyens pendant la guerre civile, les plus importants, à part Lowell, furent Robert Henry Newell (1836-1901) de New York; David Ross Locke (1833-1888), citoyen adoptif d'Ohio; et du côté sudiste, Charles Henry Smith (1826), de Géorgie. Lérudit shakespearien Richard Grant White, lui aussi, interrompit ses recherches pour publier un Nav Gospel of Peace, où il décrit la guerre en un stvle qui parodie l'Ancien Testament.
Newell, qui fut d'abord journaliste, écrivit sous le pseudonyme d' « Orpheus C. Kerr ». Ses quatre volumes ne manquent pas de gaieté ni de piquant, mais n'ont pas la bizarrerie ni le goût de terroir des lettres de Smith, qui signait du pseudonyme de « Bill Arp » ses comiques descriptions des événements. Toutefois, il n'est pas surprenant que tous deux soient relativement tombés dans l'oubli, quand tel est aussi le sort de David Ross Locke, que Lowell appelle « cet admirable et déli- cieux humoriste, le Rév. Petroleum Y. Nasby ». Locke fut ouvrier typographe, rédacteur et enfin directeur de journaux à Ohio. Les lettres du Rév. « Nasby » commen- cèrent avec la guerre dans le but de discréditer la démo- cratie « Copperhead » — c'est-à-dire les Nordistes qui sympathisaient avec le Sud.
Après la guerre, il réussit à obtenir d'Andrew Johnson une place dans les Postes; il accompagna ce Président,
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au cours de la fameuse tournée qu'il a relatée dans son Swingin Ho'tnd the Cirkle, qui reste encore l'un des livres les plus amusants qu'un Américain ait jamais écrits. La satire de Locke fut parfois trop âpre, mais la collection des divertissantes Struggles (1872) dénote tellement d'imagination soutenue qu'on serait tenté de regretter que le temps, en apaisant les animosités, ait diminué l'intérêt de cet amusant recueil.
Parmi les humoristes qui se sont attaqués aux singu- larités locales, il faut en premier lieu citer le juge Thomas Chandler Haliburton, dont le malicieux et sagace hor- loger « Sam Slick » ne pouvait voir le jour qu'en Nouvelle- Angleterre. Pendant toute cette période, les principaux humoristes de ce groupe provincial appartiennent aux districts de l'extrême Sud et du Sud-Ouest, car, avec le développement des plantations de coton, ces régions s'accroissaient rapidement et présentaient une grande variété de types excentriques. Le Centre-Ouest, d'un développement plus régulier, offrait un terrain moins fertile; l'humour d'au delà du Mississipi commença à se manifester avant la guerre civile, mais n'atteignit son apogée que plusieurs années après. Le grand cours d'eau fut un chemin naturel de l'humour. Les histoires gri- voises ou facétieuses contées à profusion à bord des bateaux se répandaient de toutes parts dans le pays, et ce furent les humoristes du Sud qui produisirent de quoi faire rire toute l'Amérique pendant le dernier quart du XIX* siècle.
L'ainé d'entre eux et non le moins amusant fut le juge Augustus Baldwin Longstreet (1790-1870), de Géorgie, fils d'un inventeur qui lança avec succès un bateau h vapeur quelques jours seulement après Fulton. Augustus Longstreet, héritier du génie de son père, l'utilisa dans
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une foule de voies. Après avoir pris ses diplômes à Yale, il étudia le droit et exerça la profession d'avocat. K\u :i la Législature, il fut nommé juge, et revint peu après à sa profession; puis il s'établit h Augusta, où il dirigea un journal, se fit ministre méthodiste, se distingua pen- dant une épidémie de lièvre jaune, prit la direction du collège Emory, à Oxford, Géorgie, occupa des situations similaires en Louisiane, dans le Mississipi, dans la Caro- line du Sud et de nouveau dans le Mississipi; enfin il prêcha, écrivit et prononça des discours toutes les fois qu'il en eut l'occasion. 11 n'v a certes pas à s'étonner de ce qu'un tel homme ait pu rendre si animées et vivantes ses Georgia Scènes (1835). Son œuvre est plus réaliste que celle de la plupart de ses contemporains, et on peut la considérer comme la source de l'humour dont tous les Géorgiens futurs ont réoralé leurs concitovens.
Comme humoriste, Longstreet fut moins connu que son collègue William Tappan Thompson (1812-1882). Celui-ci, fils d'un Virginien et d'une Irlandaise, naquit dans l'Ohio et se fixa successivement en Pennsvlvanie, en Floride, dans le Maryland et la Géorgie. Sa longue carrière de journaliste, et le service qu'il fit aussi pen- dant la guerre des Séminoles et la guerre civile, lui fournirent d'abondantes occasions d'étudier la vie. Ses lettres h un journal de (ieorgie, réunies sous le titre de Major Jones's Coiirtship (1840), furent très populaires, et les aventures burlesques de son héros se conti- nuèrent dans deux ou trois autres volumes. .lohnson J. Hooper (1815-1863), homme de loi et directeur de jour- naux en Alabama, décrivit les aventures du « Captain Simon Suggs », création plus artistique et presque aussi amusante que le v Major Jones ». Le créateur du Captain Sur;r;s devait avoir lu Jonathan Wild: mais le héros
DO '
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américain l'emporte de loin sur l'anglais. Un autre héros du Sud, aussi amusant dans son genre que « Major Jones » ou « Captaiu Suggs », fut « Sut Lovengood», du Tenessee Est, dont les Yarns publiés par divers journaux peu avant la guerre furent écrits par George Washington Harris (1814-1869).
Le seul d'entre ces humoristes du Sud que l'on puisse justement considérer comme un homme de lettres fut le juge Joseph G. Baldwin (1815-1864), né en Virginie, qui pratiqua le droit pendant de longues années en Alabama et finalement se retira en Californie, où il devint juge de la Cour suprême de cet Etat. Les esquisses qu'il fit de certains politiciens dans ses Party Leaders forment un livre très lisible, mais son Flusii Times in Alabama and Mississippi (1853) mérite mieux que ce tiède éloge. Il y décrit les filous, les vantards et les hâbleurs, les orateurs enthousiastes de l'aigle américaine aux ailes déployées, les gens de chicane, les gens de loi incompétents, les hommes d'affaires intéressés et leurs victimes — bref les différents tvpes, honnêtes ou fripons, de colons attirés par les champs opulents des nouveaux Etats à coton. Ce n'est pas un livre considérable, mais c'est un bon livre; les études qui le composent sont soigneusement élaborées ; l'humour n'y dégénère pas en grosse blague ou en simple farce.
Les humoristes sont de genres trop divers pour qu'on énumère ou traite tous ces genres en détail. D'ailleurs, nous en avons toujours parmi nous, et les amuseurs d'aujourd'hui nous permettent d'avoir une idée de ceux qui sont oubliés. Ce furent presque invariablement des journalistes et, vers 1875, leur influence leur permettait de fonder plusieurs périodiques qu'ils destinaient à devenir les organes de l'humour. Journaliste spirituel et
llt.MOlilsTES oCJ..
poète, George D. Prenticc, de Louisvillc, lut ii l'époque très répandu et très admiré; Benjamin Penliallow Shil- laber (1814-1890) dirigea une l'euille comitiue et se fit une grande réputation avec sa Life and Soyings of Mrs. Partington (1854). Mais cette extrêmement sage et respectable matrone, non plus que la très humoristique « Widow Bedott » de JNIrs. Frances Miriam Whitcher, n'étaient pas laites pour fréquenter les milieux littéraires, et c'est à leur propre lovei- que ceux qui sont curieux de les connaître doivent les aller trouver. Bien peu de j)ersonnes se soucient ii présent de faire la connaissance des Sparroivgrass Papers de Frederick S. Cozzens, ou des pasquinades et esquisses de la vie de New York écrites par Mortimer Thomson sous le pseudonyme de « Philander Doeslicks », avec plusieurs initiales avant et après. Plus rares encore seraient les lecteurs des Charcoal Skelches de Joseph Clay Neal, journaliste de Philadelphie qui s'attira les compliments de l'auteur de Pickwic/i, le grand humoriste anglais doiit on peut constater l'influence chez bon nombre des écrivains que nous examinons.
Avec Holmes et I.owell, nous avons déjà vu ce que l'Amérique a produit de mieux dans la poésie humoristique populaire, qui fut fort cultivée durant toute cette période. Beaucoup de ces vers furent naturellement écrits dans le dialecte des provinces, des nègres et des immigrants étrangers. A l'exception des Biglo^v Papers, tout ce ([ui dansée genre a quelcjue valeur littéraire fut écrit depuis la guerre. L'un des plus hcureuxde ces poètes futCliarles Godfrey Leland (1824-1003), de Philadelphie; 11 com- mença sa longue carrière littéraire dès 1851 et publia ses fameuses //ans Breitnianns Ballads en 1868, peu après la fiti des hostilités. Stephen CoUlns Fosler, autre
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enfant de la Pennsylvanie, qui mourut en 1864, fut l'un des premiers et des meilleurs compositeurs de mélodies nèores, où il introduisit une certaine dose d'humour mêlé à une plus forte proportion de sentiment idéalisé. C'est chez des auteurs plus récents qu'on trouvera des vers humoristiques plus caractéristiques, au sujet des noirs ou des habitants libres des praiiies et des mon- tao-nes de l'Ouest. Cependant il ne faut pas négliger entièrement les vers amusants, comme le jadis popu- laire « OLd Grimes is Dead » d'Albert Gorton Greene. Cet homme de loi fut un poète de quelque mérite et rassembla une importante collection des œuvres de ses confrères, dont il eut la prudence, d'ailleurs, de ne pas imiter l'empressement à publier leurs œuvres complètes. Il ne faut pas non plus laisser tout h fait de coté les nombreux poèmes de John Godfrey Saxe (1816-1887), de Vermont, qui eut son heure de popularité. Saxe fut successivement avoué, homme politique et journaliste; il possédait un talent peu commun pour écrire des vers descriptifs de la société de son temps, des contes et des fables assez humoristiques, des épigrammes très habiles, des poèmes de circonstance et d'agréables compositions sentimentales. On ne trouve plus le même piquant ni la même vivacité dans les œuvres, autrefois admirées, d'un auteur bien plus intéressant et plus enjoué que Saxe, Charles Graham Halpine (1829-1868), qui, sous le pseu- donyme de a Private Miles O'Reilly », fut l'un des plus populaires humoristes de la guerre civile. Halpine était un Irlandais entreprenant qui, après un bon début comme journaliste à Londres, vint tenter la fortune en Amérique. Après avoir cherché, avec Shillaber, à faire réussir le Carpet Bag de Boston, il se rendit à New York où il gagna facilement sa vie avec sa plume. Partisan
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coiivaiiu'u de rUiiiim, il s'engagea et prit rapidcinciit ses grades, U)ut en continuant d'écrire. Sa santé le força de démissionner en 1864 et il reçut le brevet de briga- dier-irénéral. Il eut alors une courte et heureuse car- rière politique, mais il est douteux qu'il fût parvenu à la renommée s'il n'avait pas trouvé la mort en absor- l)ant accidentellement une trop forte dose de chloro- forme.
Trois humoristes paraissent se distinguer de leurs contemporains par un fonds de bizarrerie qui a eu de l'inlluence sur l'humour américain. Ce sont le Capitaine George Horatio Derby (« John Phœnix », 1823-1861), Henry Wheeler Shaw (« Josh Billings », 1818-1885) et Charles Farrar Browne (« Artemus Ward », 1834-1867). Derbv était né au Massachusetts; diplômé de WestPoinl, il se distingua au cours de la guerre du Mexique et entre- prit des explorations dans l'extrême Nord-Ouest et sur les côtes du Pacifique. Il mourut, des suites d'une insolation, alors qu'il surveillait la construction de phares dans le Sud. Ses esquisses burlesques, ses conférences, et ses divers écrits parurent en deux volumes, PIiœm\iiana (1855) et T/te Squiboh Papers (1859).
Shaw fut l'aîné de Derby, mais « Josh Billings » se révéla après « John Phœnix » et le surpassa en succès et en valeur. Comme Derby, Shaw naquit au Massachusets, où son père s'occupait de politique. Une fois entré au collège, la fièvre de l'Ouest s'empara du jeune homme, et il abandonna l'Est, trop lent. Il fut d'abord employé ii bord des bateaux fluviaux, puis cultivateur, ensuite com- missaire-priseur, et enfin il se fixa en cette qualit*' ii i^>ughkeepsie, Etat de New York. Le début de ses colla- borations humoristiques aux journaux date de 1858,
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mais elles n'atliièrent pas l'attenlion. A ce moment, il changea de manière, adoptant une orthographe bur- lesque, et il força les sourires du public. Pendant la guerre, il entreprit des conférences. En 1870, il com- mença la publication de son délicieux Farmer s AUminax qui eut un retentissement immense, et, plus tard, sous le nom d' « Uncle Esek », il écrivit des pages vigou- reuses pour le Centurji Magazine. Comme moraliste humoristique, pour ne pas dire comme spirituel philo- sophe, il n'eut pas d'égal de son temps et il n'est pas probable qu'il soit éclipsé de si tôt. Que les déformations orthographiques de Shaw n'aient été qu'un simple pro- cédé, il n'en esl pas moins vrai que le critique anglais qui l'a comparé à La Rochefoucauld ne se trompait pas tout à fait.
Artemus Ward est le seul de tous ces humoristes qui parvint h se faire une réputation h l'étranger, et il est peut-être plus répandu en Angleterre qu'en Amérique, ce qui n'est pas tout à lait à l'honneur de ses concitoyens. Originaire du Maine, Charles Farrar Browne se fit typographe et en cette qualité composa le Carpet Bag de Schillaber et Halpine, rédigeant entre temps des articles; puis il quitta Boston pour Cleveland, Ohio, où il se fit journaliste et entreprit les œuvres qui lui valurent sa réputation ; il donna ensuite ses services à un journal humoristique de New York et c'est vers la même époque qu'il fit ses fameuses séries de conférences. En 1862, il traversa le continent et, à son retour, donna ses célèbres conférences comiques sur le Mormonisme. Il lut atteint de tuberculose en 1864, mais en 1866 il parut se remettre, et, l'été de la même année, il partit pour l'Angleterre. Toutefois ses succès grandissants ne purent refaire sa santé. S'affaiblissant de plus en plus, il songea au retour,
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mais ne put aller plus loin que Southainploii où il mourut le 0 mars 1867. Ses œuvres, peu volumineuses, dont une partie avait été publiée en 1865, parurent au complet dix ans plus tard. Elles sont relativement peu lues à présent et beaucoup de ceux qui leur accordent un regard s'avouent impuissants à comprendre comment « Artemus » a pu délecter pareillement deux nations. Mais comme une grande part du succès de Bro^vne venait de sa personnalité, il se trouve à peu près dans le cas de maint orateur dont la tradition seule transmet le souvenir.
Depuis Irving, l'Amérique a produit de nombreux écri- vains qui, sans faire profession d'humoristes, se sont montrés pleins d'humour. Des écrivains d'imagination, particulièrement des romanciers traitant les rustres de leur entourage comme des gens de distinction, ont souvent plus amusé leurs lecteurs qu'il ne les ont émus. Hawthorue, avec son genre posé, lut un humoriste des plus charmants; Poe, avec son extravagance, ne l'égale pas. Simms et d'autres romanciers introduisirent dans leurs livres des personnages franchement humoristiques. Avec Sands, l'extravagance ou la caricature satirique, sous forme de petite histoire, commença à être fort cultivée. Bien des histoires de Willis se rattachent à ce genre, de même que les jadis fameux Pencil Sketclies (1833-37) de Miss Eliza Leslie (1787-1858), de Philadel- phie, sœur du peintre Charles Robert Leslie, et auteur d'histoires pour la jeunesse, de livres de cuisine et d'un « Livre de Conduite » ! Certaines œuvres de George William Curtis et de « Ik Marvel » se distinguent par un humour plus raffiné, mais ces talentueux auteurs ne sont, pas plus que leurs collègues, assurés de ne pas déjà paraître démodés. La même critique semble s'appli-
LITTÉRATURE AMÉRICAINE. 24
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quer à l'excentrique AutobiograpJiy (1834) du fameux chasseur des bois et congressiste, David Crockett, mais un rapide résumé de l'humour américain ne saurait omettre de mentionner un livre aussi drôle. Il est très légitime que l'on préfère aujourd'hui l'humour moderne à celui de nos pères, mais on peut se dispenser de croire que ces célébrités passées aient vécu h une époque stupide. Loin de là, on pourrait presque affirmer que l'Amérique eut alors, pendant au moins deux géné- rations, une telle abondance d'humoristes qu'elle fut en quelque sorte dressée à tourner en plaisanterie la cor- ruption même de sa politique. En outre, il est vrai aussi qu'il arrive nn moment dans la vie de toute nation, monarchie ou république, où la disposition à rire semble l'unique sauvegarde de la société. Démocrite est un patron préférable à Heraclite.
CHAPITRE XIX
HISTORIENS, CRITIQUES, PUBLICISTES (1830-1805)
A bien des points de vue, la période qui s'étend depuis Jackson jusqu'à Lincoln représente l'âge d'or des histo- riens et des orateurs; elle compte, de plus, à son actif d'importants ouvraoes de théologie, de droit, de sciences politiques et naturelles, et elle inaugure très convena- blement l'érudition littéraire et la critique. 11 sera intéressant et précieux d'examiner rapidement ces utiles travaux, ne serait-ce que pour montrer le sens essen- tiellement démocratique de leur utilité et les éléments durables de l'intérêt qu'ils présentent.
En ces divers genres, les auteurs les plus importants pour nous sont les historiens.
Loin de perdre des lecteurs dans leur propre pays, les historiens américains en recrutent sans cesse de nouveaux et à l'étranger; on s'intéresse à eux bien plus qu'à leurs compatriotes orateurs, théologiens et critiques. Seule l'histoire locale reste locale, et bien des récits historiques, quoique excellents dans leur genre, n'ont pas dépassé les limites des États-Unis ou même les divi- sions de certains de ces États; mais toutes les fois que
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les Américains ont choisi des thèmes d'un intérêt his- torique de réelle portée, leur réputation s'est répandue d'autant.
Les principaux historiens américains : Bancroft , Prescott, Motlev et Parknian, appartiennent tous quatre au même Etat, le Massachusetts. A l'exception de quelques noms récents, les trois quarts des grands représentants de la littérature historique de l'Amérique au XIX* siècle furent originaires de cet Etat. On peut même dire que la muse de l'Histoire américaine a choisi le Charles, qui coule entre Boston et Cambridge, comme fleuve sacré, et la Bibliothèque publique de Boston comme temple favori.
Une autorité compétente en matière d'histoire améri- caine, le professeur J. F. Jameson, lui-même natif de Massachusetts, a voulu expliquer celte curieuse locali- sation : les recherches historiques se développèrent en même temps qu'eut lieu la renaissance littéraire de la Nou- velle-Angleterre et particulièrement du Massachusetts, a l'époque du transcendantalisme. En outre, les biblio- thèques de Boston et de Cambridge répondaient à peu près seules aux besoins de ces curieux de l'histoire qui avaient résolu d'égaler les grands historiens européens. Il ne signale pas cette autre raison, que dans aucune autre région de l'Amérique, pendant la première moitié du xix'^ siècle, il n'exista autant qu'à Boston et à Cam- bridge des conditions de culture et de fortune suscep- tibles de se rencontrer chez un même sujet favorisé. Le goût de l'investigation historique est un luxe que tout homme, même doué, ne peut pas se permettre ; si Motley, Parkman et Prescott avaient eu besoin de gagner leur vie, ils n'auraient pas pu consulter autant de manuscrits.
Jusqu'à ce qu'Irving se fût intéressé à l'Espagne,
HISTORIENS, CRITIQUES, PUBLICISTES 373
aucun ouvrage historique olFranl une réelle valeur n'avait été publié; et quelle que soit leur importance comme modèles d'habile narration, les travaux d'Irving ne furent pas de la grande histoire, au sens moderne du mot. La Life of Was/tington, de Marshall, certaines bonnes histoires d'Etats et la création de sociétés histo- riques, prouvent que l'on prenait intérêt à l'histoire de la Révolution et de la nouvelle République. Pourtant, après la guerre de 1812, le peuple américain s'occupa plutôt de faire de l'histoire en colonisant l'Ouest, et en transformant l'Est de pays commerçant en région manu- facturière, que d'écrire des ouvrages historiques. Mais pendant la troisième décade du siècle, la visite de Lafayette et la mort de grands personnages de la Révo- lution, tels que John Adams et JefFerson, — outre qu'elles offrirent aux orateurs Webster et Edward Everett l'occasion de célébrer le passé en des discours brûlants de patriotisme, — tournèrent les regards du peuple vers l'héroïque époque à laquelle il devait le développement magnifique de son territoire et de son industrie. Con- temporain d'Everett et de Webster, Jared Sparks (1789- 1866), du Massachusetts, perpétuait la mémoire des pères de la République d'une façon plus laborieuse. II entreprit en 1825 de rassembler et de publier un ouvrage documentaire sur Washington. Trois ans plus tard, il commençait ses premières investigations dans les archives européennes. En 18.32, il faisait paraître douze volumes de Diplomatie Correspondance of the American Résolu- tion. La biographie et les écrits de Washington (1834- 1838) en demandèrent le même nombre ; dix autres furent nécessaires pour le compte de Franklin. Auparavant, il avait écrit une biographie de Gouverneur Morris, en trois volumes. De 1830 à 1850 Sparks trouva le temps de
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surveiller la compilation d'une Lihrarij of American Biograpliy, en vingt-cinq volumes, et huit des copieuses biographies qu'ils renferment sont de sa plume. Et ce n'est pas là toute son œuvre strictement historique. Si l'on ajoute qu'il dirigea quelque temps la Norlh Ame- rican Review, et qu'il fut tour à tour clergyman unita- rien, professeur d'histoire à Harvard, puis directeur de ce collège, on admettra qu'il déploya une activité surpre- nante. Les critiques ne lui furent pas épargnées; on lui reprocha d'altérer ses originaux dans l'intérêt de l'élé- gance et de la convenance du stvle, et il n'est certaine- ment pas le modèle des compilateurs. Pourtant ses fautes sont insignifiantes en regard de l'intérêt qu'il sut attirer sur l'histoire de l'Amérique et des importants documents qui furent conservés grâce à lui.
Contemporain de Sparks, George Baxcroft (1800- 1891) le devança bientôt dans la faveur du public et reste encore aujourd'hui, dans l'esprit populaire, l'historien- type de son pavs. Cependant, malgré sa longue existence et ses douze énormes volumes, son récit ne dépasse pas la date de l'adoption de la Constitution.
Bancroft fut le produit de son temps, surtout par ses idées politiques. Fils d'Aaron Bancroft, clergyman libéral du Massachusetts, auteur lui-même d'une biogra- phie de Washington, le jeune Bancroft obtint son diplôme h Harvard, suivit Ticknor à Giittingen, où il fit de bonnes études et reçut le grade de docteur en 1820; résolu h se faire historien et à continuer ses travaux d'érudition, il retourna en Amérique et, tour à tour, enseigna à Harvard, publia un volume de poèmes et ouvrit une école. Il refusa toutes les oflVes politiques qui lui furent faites, pour se consacrer à son but; le premier tome de son histoire parut en 1834 et fut accueilli avec faveur. C'était une œuvre
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de haute rhétorique, oratoire pour ainsi dire, et pleine de cette confiance en soi-même qui caractérise l'époque jacksonienne. Ce caractère séduisit les premiers lecteurs d'autant plus qu'il se cachait sous l'écorce d'une philoso- phie libérale toute démocratique. Instruit, plein d'une tlamme semi-poétique, Bancroft était une sorte d'orateur populaire, de démocrate acharné, tout a fait le genre d'historien qu'il fallait à l'Amérique, bien que, par ses idées politiques, il eût été précisément de ceux que les vieux Fédéralistes de Boston détestaient cordialement. En 1837 parut le second volume de son ouvrage; l'année suivante il lut nommé receveur du port de Boston. Le troisième volume vint en 1840; alors suivirent douze années largement consacrées à la politique, durant les- quelles il fut secrétaire de la Marine puis ministre en Angleterre. Cette dernière situation lui permit de réunir quantité de documents historiques, et à son retour il put rassembler sur place des matériaux de toutes sortes. Il fixa sa résidence à New York, et donna son quatrième volume en 1852; les cinquième et sixième parurent les deux années suivantes. Les autres s'espacèrent davan- tage : en 1858, en 1860 et 1860. En 1866, il fut envoyé comme ministre en Prusse ; il resta jusqu'en 1874 à Berlin où il reconstitua amplement son stock de documents; aussi, l'année de sa démission, publia-t-il le dixième livre de son histoire, dont le rétùt se poursuivait à travers la Révolution. Huit ans après, deux volumes ayant pour titre Hislonj of the Forinntion of tlie Constitution of the United States complétèrent l'œuvre, et le vieillard entre- prit alors la revision du labeur de toute sa vie. La rhéto- rique fut élaguée et l'ensemble réduit à six volumes (1883-1885). l^es œuvres secondaires de Bancroft con- sistent en une courte biographie de Martin Yan Buren
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(1889), quelques articles et quelques pièces oratoires. Le premier rival de Bancroft, Richard Hildreth (1807- 1865), également du Massachusetts, ne peut lutter avec lui pour la popularité; mais il se rattrape par l'intransi- geance de ses vues anti-démocratiques. Hildreth fut homme de loi et directeur de journaux, et il trouva le temps d'écrire des relations de voyages, des dissertations sur la finance et la morale et des anathèmes anti-escla- vagistes. On n'a de lui qu'une œuvre vraiment litté- raire, un roman intitulé The Slave or Memoir of Archy Moore (1836). En 1852, cet obscur avant-coureur d'Uncle Toms Cabin fut réédité, comme pour se mettre en ligne avec ce dernier ouvrage, sous le titre de The White Slave. Sous ce titre il fut, il n'y a pas longtemps, publié à nouveau en Anoleterre. Mais le chef-d'œuvre d'Hildreth fut son Histo7-y of the United States, en six volumes (1849-1856), ouvrage aride mais exact, sauf pour la seconde moitié de sa narration, — de la fin de la Révo- lution à 1821, — que gâte sa partialité pour le parti fédéraliste. George Tucker (1775-1861) qui, en Virginie, correspond à Hildreth, a reçu les éloges des historiens pour l'excellence soutenue avec laquelle il relate l'his- toire du pavs au point de vue démocratique, mais il n'eut que peu de lecteurs. Le même sort fut non sans raison dévolu h la très savante History of New England, de John Graham Palfrey (1796-1881), du Massachusetts, de même qu'aux utiles travaux de nombreux autres chercheurs. Un historien du Sud vaut cependant de ne pas être passé sous silence. Charles Etienne Arthur Gavarré (1805-1895), de la Nouvelle-Orléans, se distingue par une bonne his- toire de la Louisiane. Il écrivit divers autres ouvrages, dont quelques-uns en français, mais une exubérance naturelle gàtc un peu la première partie de son intéres-
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saut récit des vicissitudes de la Louisiane sous les domi- nations française, espagnole et américaine. Ses tentatives dramatiques et satiriques sont pour le moins malheu- reuses. Mais un de ses romans, Fernando de Lemos, dénote que l'auteur avait hérité de quelques-uns des agréments que donne la culture du vieux continent.
Loin de suivre le sentier qu'avait tracé Washington Irving, tous ces historiens furent plutôt les successeurs des chroniqueurs coloniaux et révolutionnaires. Nous avons vu déjii que la conquête du Mexique avait attiré deux ou trois écrivains. Mais Irving fut probablement l'unique inlluence qui présida h la fondation de ce que Ton pourrait appeler la seconde école d'historiens en Amérique,- les écrivains ayant à leur tête Prescott et Motley, qui ont porté leur choix sur une période ou un épisode romantique de l'histoire étrangère, les traitant avec assez d'intelligence et de talent pour produire des œuvres honorables et, dans certains cas, un tribut admi- rable à la littérature historique universelle. Entre les écoles nationale et cosmopolite se tient Francis Park- man, qui se fit l'historien des luttes entre la France et l'Angleterre pour la possession de l'Amérique du Nord. Il apparaît dès à présent que, pour la période antérieure à la guerre civile, ce sont les histoires étrangères ou semi-étrangères qui attireront le lecteur ordinaire, sinon le chercheur de documents. Après que la guerre de l'Union eut exalté le sentiment national et ouvert les yeux sur l'intérêt considérable que présentait le heurt des partis, des historiens se levèrent qui, sans sacrifier l'exactitude scientifique, se préoccupèrent davantage de la forme littéraire. On refit aussi et on rendit plus inté- ressante l'histoire coloniale et révolutionnaire. Il suffit de rappeler dans cet ordre d'idées les histoires de John
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Fiske et Edward Eggleston, qui réussirent d'ailleurs tous deux dans d'autres genres de compositions.
Le premier des successeurs d'Irving qui s'acquit une certaine popularité à la fois au dedans et au dehors, est William Hickling Pf.escott (1796-1859), du Massachu- setts. Il naquit à Salem, d'une lamille distinguée, fut diplômé à Harvard, perdit presque la vue par accident, maintint avec une fermeté remarquable sa détermination de se faire une existence littéraire à l'imitation de Gibbon, poursuivit des études approfondies, fit choix de la période de Ferdinand et Isabelle comme premier domaine de ses travaux, et enfin publia ses trois volumes h la fin de 1837. On sait ce qu'il raconte lui-même sur la façon dont on lui faisait la lecture pendant des heures entières, comment ses notes étaient prises et classées et comment il se servait d'une machine h écrire primitive et encombrante. L'ouvrage fut accueilli avec une faveur extrême aussi bien en Amérique qu'en Europe, car le sujet avait été bien choisi, préparé avec les documents nécessaires, l'œuvre admirablement construite, écrite dans un style facile et plein de dignité. Encouragé à juste titre, Prescott choisit un autre sujet pittoresque convenant à son talent de narrateur, et, en 1843, fit paraître VHistorji of tlie Conquesl of Me.rico, qui est pro- bablement son œuvre la plus remarquable au point de vue de la valeur littéraire. Quatre ans plus tard suivirent les deux volumes de VHistory of the Conquest of Peru, pendant l'élaboration desquels sa vue, qui avait paru s'améliorer, s'aflaiblit de nouveau. Dans l'intervalle, il réunit en volume les savants articles qu'il avait composés à ses moments perdus pour The North American Review, et il V ajouta une esquisse biographique consacrée à
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Charles Brockdeii Bro^\n, écrite h l'origine pour la u Liljrarv » de Sparks. Un court voyage en Kurope, en 1850, fut le seul répit que se permit le célèbre auteur pendant qu'il travaillait à son Ifislonj of the Heign of Philip II, ([ue la mort vint interrompre. Les deux premiers livres de cet ouvrage, qui va jusqu'à l'année 1580, parurent en 1855; le troisième, en 1858, après que Prescott eut écrit un supplément pour la nouvelle édition du Charles the Fi/t/t, (le Robertson. La même année, il eut une légère attaque de paralysie, et au début de 1859 une seconde attaque lui enleva la vie.
La réputation d'écrivain de Prescott a probablement moins baissé au cours des années que sa réputation d'historien érudit. Ses brillantes peintures historiques appellent la comparaison avec Macaulay et Michelet; au point de vue de l'érudition historique, Prescott a plus soulFert qu'aucun de ses émules. Nul n'a apporté plus de zèle à rassembler les matériaux ni plus de conscience à les utiliser, mais il visait l'intérêt littéraire plutôt que l'intérêt psvchologique et scientifique, et, pour ses deux ouvrages populaires, il fut malheureusement forcé de s'appuyer sur des textes riches en couleur mais pauvres en vérité.
John Lothiîop Motlev (1814-1877) fut, à tous les points de vue, le successeur de Prescott, car il prit, avec l'approbation de ce dernier, un épisode du règne de Pliilippe H comme thème de son premier ouvrage historique. Fils d'un commerçant prospère doué de goûts littéraires, Motlev naquit dans un faubourg qui fait il présent partie de Boston. Par sa mère, il tenait il la caste « brahmine » autant que pouvait le désirer son ami et futur biographe, Holmes. Son intelligence pré- coce lui permit de recevoir de bonne heure une solide
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instruction. Après avoir étudié à l'école qu'avait fondée Bancroft, il entra à Harvard, et de là, muni de son diplôme, il alla suivre des cours h Berlin et a Gottingen. En cette dernière ville, il se lia intimement avec Bis- marck. De retour en Amérique, il épousa une sœur du poète Park Benjamin et pul)lia un récit, Mortons Hope (1839), qui, avec son roman de mœurs coloniales Merry Mount (1849), n'est pas sans intérêt pour l'ama- teur de curiosités littéraires. Dans l'intervalle, Motley avait tàté de la diplomatie à Saint-Pétersbourg et de la législation à Boston ; il avait en outre écrit pour The Nortli American Review des articles qui, selon ses amis, annonçaient un grand talent. On retrouve ces promesses de talent dans ses premières lettres, publiées en 1889 par son ami George William Curtis. et qui comptent parmi les plus intéressantes de la lit- térature américaine. Cependant elles s'occupent telle- ment des célébrités anglaises, et Motley lui-même, grâce aux mariages de ses sœurs, lut si mêlé à la société bri- tannique, que les deux volumes présentent un intérêt plutôt international. Le récit des occupations person- nelles de l'auteur, des réceptions, etc., enlève à sa cor- respondance beaucoup de sa valeur morale ou psycholo- gique, mais les lettres écrites pendant la guerre civile sont dignes d'un homme supérieur.
C'est vers trente-deux ans que Motley commença à prendre intérêt à l'histoire de la Hollande et se mit à l'étudier sérieusement. Embarrassé devant le petit nombre de documents dont il disposait, il fit voile vers l'Europe en 1851, avant de pousser plus avant son œuvre. Il tra- vailla à Dresde, h la Haye, à Bruxelles, puis vint à Londres où il prépara la publication de son ouvrage, The Rise of the Dutch Republic. !Murray le lui ayant
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relusé, Motlev l'éclila à ses frais en 1856. Le cloute sur sa réussite le lourincutait grandement, mais à tort, car il s'enleva, dit-on, en Angleterre seulement, dix-sept mille exemplaires la première année. Ce lut un concert de louanges et il reçut les compliments de Guizot, de Prescott, de Cancroft et de Fronde, sans parler de \Vashington Irving et de Holmes. Après un court pas- sage en Amérique, l'historien désormais célèbre revint en Europe pour reprendre, h la date de 1584, la suite de son ouvrage et établir les bases de son History of the United Netherlands. Il travailla de nouveau ii la Haye, où il reçut les lélicitations et l'aide des historiens hollan- dais. Les deux premiers volumes des United Netherlands parurent en 1860 et maintinrent sa réputation. Dès lors, sa république natale devint l'objet de ses préoccupations. Les deux lettres qu'il envoya au Times de Londres pour la défense de l'Union eurent un poids considérable dans l'opinion et firent certainement ressortir l'intensité de ses sentiments de patriote, passionné de liberté. Pen- dant l'été de 1861, il revint en Amérique et prit une certaine part dans les affaires publiques, à Washington. L'automne suivant il se rendit à nouveau en Angleterre, en route pour Vienne, où il devait occuper la légation d'Autriche. En 1867, il démissionna et revint à Londres. L'année d'après paraissaient les deux derniers volumes des Unilcd Netherlands ; puis l'exilé volontaire reprit la route de son pavs, pour revenir encore à Londres en 1869 comme chargé d'affaires. L'année suivante, on le rappela soudainement sans autre explication. 11 se con- sola en voyageant et en écrivant, et, en 1874, il publia la suite biographique de son histoire de Hollande sous le titre de The Life and Death of John of Barneveld. Vers cette époque sa femme mourut, et sa santé commença
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à décliner. Il traîna jusqu'à la fin de mai 1877 et mourut sur le sol anglais qu'il aimait tant et où reposent encore ses cendres.
L'éclat, la perfection, l'intérêt dramatique, l'enthou- siasme sont les qualités distinctives des œuvres de Motley; pourtant la minutie de sa narration indispose parfois, ses qualités de composition artistique sont infé- rieures à celles de Prescotl, et il emploie souvent des cou- leurs trop sombres ou trop éclatantes dans ses portraits. Si l'on avait à caractériser par une seule épithète Motley et son œuvre, il faudrait employer le mot « éloquent ». Motley fut éloquent de toute l'ardeur de son amour pour l'Amérique et pour la liberté civile et religieuse, amour qu'il appliqua par sympathie à la vaillante petite Répu- blique et h son héros Guillaume le Taciturne. Mais il n'est pas toujours bon de se fier aux amoureux élo- quents lorsqu'ils traitent do gens ou d'événements qu'ils n'admirent pas. C'est pourquoi les historiens hollandais, tout en reconnaissant la brillante et profonde érudition de Motley, se sont trouvés contraints de déplorer sa par- tialité envers les Calvinistes en particulier.
Prescott, étant mort avant la guerre civile, semble devoir être rapproché d'Irving, qui lui survécut; Motley, lui, paraît plus près de nous, mais c'est aussi une figure qui setface. F'rancisParkman (1823-1893) de Boston est de près de neuf ans plus jeune que Motley, mais comme il lui survécut jusqu'en 1893, et comme il se montre par ses méthodes d'investigation aussi moderne qu'un pro- fesseur d'université germanique, il a l'air d'appartenir à notre génération. Comme les autres historiens originaires du Massachusetts, il était d'une bonne famille et fit ses études h Harvard. Enfant assez délicat, on le laissa errer
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en nomade dans le pays et il acquit ainsi un amour pro- lond de la nature et de lu vie des bois. Au lieu donc, lie s'embarquer pour l'iuirope, ses études terminées, il partit de Saint-Louis en IS'il) pour explorer les soli- tudes de l'Ouest. 11 vécut quelque tcnq)s dans un vilhiire sioux, et apprit une inlinitc do choses sur les mœurs des Indiens et des trappeurs, l'in 1847, il réunit en un volume les articles de magazines qui relataient ses aven- tures. Cet ouvrage modeste, intitulé T/ie Oregon Trait, était écrit dans un stvle charmant et rempli de bons portraits, de descriptions pittoresques, d'une science profonde et d'un sentiment intime des beautés de la nature. 11 a gardé sa iraicheur jusqu'à ce jour et il a des chances de rester la source classique d'information en ce qui concerne le Far West, à la période intéressante où celte région sauvage fut acquise à la civilisation. Parkman ne se faisait pas spécialement remarquer pour l'humour ou la clarté des idées, mais il donnait de belles espérances littéraires, notamment dans les pages où il décrivait les dangers ([u'il eut à courir.
Sa santé se ressentit toujours des suites de ce vovaee aventureux; mais toute sa vie il fit preuve, au cours de ses travaux, dun héroïsme comparable à celui dePrescott. Il lui advint aussi d'être immobilisé pendant des années entières et, lorsqu'il pouvait travailler, il lui était impos- sible de lire ou décrire plus de quelques minutes de suite. Il lut donc obligé de faire lire près de deux cents volumes in-folio de documents qu'on avait recueillis sur ses indications; de cela et d'une quantité de sources imprimées, il tira la matière de onze volumes de son cru; il y donna tout ce qu'il avait appris dans les soli- tudes, ses études et ses relevés topographiques, ses trou- vailles personnelles dans les archives européennes et sa
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fidèle oliseivation de la nature. Il relate ainsi l'épisode le plus important du développement de l'Amérique entre la découverte du continent et la Révolution, Chaque phase de la lutte entre la France et la Grande-Bretagne pour la suprématie dans le Nouveau-Monde y est ana- lysée avec une concision remarquable; chaque acteur du drame v est strictement étudié et vivement présenté; chaque scène peinte avec toute la vérité de détail qu'il est possible d'atteindre. En un mot Parkman, en choi- sissant un thème considérable pour les Américains, se plaçait lui-même à la tête de l'école des historiens nationaux, et, en même temps, traitant un sujet abon- dant en pittoresque et en romanesque, intéressant pour l'Ancien-Monde, il se rattachait à l'école cosmopolite. Par la protondeur de sou exposition il répondait aux exi- gences du chercheur, et par le brio de son interpréta- tion artistique il touchait profondément l'amateur de bonne littérature. C'est pourquoi il passe, aux yeux de beaucoup, pour le plus grand historien de l'Amérique,
Une critique séparée de chaque volume serait ici hors de propos. La série ne fut entreprise sérieusement qu'après l'apparition, en 1851, de deux volumes sur la révolte des Indiens à la suite de la prise de Québec de 1763. Cet ouvrage, intitulé The Conspiracy of Pontiac, bien qu'excellent dans son genre, n'est pas comparable pour le style ou la technique avec ceux qui suivirent, comme par exemple Montcalm and Wolfe (1884). Le style de Parkman s'assouplit par la pratique au point de devenir ce mélange de charme, de force et de souplesse presque inégalé par les auteurs américains de son temps. Sa puissance d'analyse, son talent de recherche et d'ordonnance de ses matériaux se développèrent à un point que peuvent apprécier pleinement ceux qui
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étudient de près certains admirables chapitres de Montcalin and Wolfè, comme le chapitre de début où il décrit l'Europe au commencement de la guerre de Sept Ans, comme le dénouement de la situation en Acadie, et les portraits de Montcalm et Bigot.
Quatorze ans s'écoulèrent avant la publication des Pioneers of France in the Nen' World (1865). Puis vinrent The Jesnits in North America (1867); La Salle and the Discovery of the Grcat West (1869); The Old Régime in Canada (1874) — le morceau le plus philo- sophique de Parkman, à en croire Mr. Fiske; Count Frontenac and New France iinder Louis XIV (1877); et A Half-Century of Conjlict (1892). A côté de cette noble série d'ouvrages, Parkman, qui adorait les fleurs et avait été professeur d'horticulture à Harvard, écrivit une étude sur les roses. Il avait aussi publié un essai de roman : Vassall MortoniiSoÇ)), curieux assemblage d'autobiogra- phie, de descriptions d'Harvard et d'incidents sauvage- ment romantiques.
Attribuer un rang à chacun des trois grands historiens que nous venons d'analyser brièvement n'est pas une tâche aisée. Le sujet qu'à traité Parkman offre des attraits particuliers pour les Américains et n'est pas dépourvu d'intérêt pour le reste du monde, mais dans un certain sens il n'est pas aussi impressionnant que celui que choisit Motley, et il n'est pas non plus aussi bien pro- portionné ni aussi homogène que les deux sujets que pré- féra Prescott. Si les récits de Parkman ont le mérite de vastes dimensions, ceux de Motley ont celui des petites choses amplifiées, si l'on peut dire. Si l'œuvre de Parkman est pittoresque et romantique, celle de Pres- cott ne l'est pas moins, avec, en plus, un élément de majesté, peut-être même de somptuosité. Ni Parkman,
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ni Prescott n'ont l'élévation de Motley, provenant de son enthousiasme pour la liberté et de son choix d'un héros aux proportions vraiment nobles. L'indépendance reli- gieuse et politique intéresse plus Motley que le sort des Hollandais, et si Parkman envisage lui aussi une phase de l'histoire de la liberté, cet aspect de son œuvre est moins vivant pour le lecteur. Parkman a probable- ment peint de plus jolis portraits, mais ceux de Motley, comme il sied à un historien affranchi de l'influence de Macaulay, semblent plus frappants et sont naturellement plus complexes. Les mouvements et les intrigues que retrace Motley sont plus subtils que ceux dont s'occupe Parkman qui, lui-même, y prend plus d'intérêt et les conduit mieux que Prescott. D'un autre côté, Motley et Parkman peuvent paraître trop prodigues de détails, et ce dernier se répète souvent dans ses descriptions d'attaques en forêt et de tortures indiennes. Prescott, moins diff'us, est peut-être supérieur à ses rivaux pour le pouvoir artistique, sinon pour la perfection scientifique et la profondeur philosophique. S'il avait été de quinze ou vingt ans plus jeune, il aurait pu leur inspirer une émulation fructueuse. Somme toute, le lecteur recon- naissant doit avoir des lauriers en abondance h leur dis- tribuer à tous trois.
La transition de la science historique et littéraire à la critique est rendue particulièrement facile et toute naturelle en passant par George Ticknor (1791-1871). Sa fameuse History of Spanish Literature (1849) le rattache aux historiens cosmopolites ; sa biographie de Prescott (1864) l'en rapproche encore; ses propres Life, Letters and Jounials (1876) ont depuis longtemps pris place parmi les œuvres les plus intéressantes en
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leur genre. Encore plus ([uc la correspondance de Motley, elles appartiennent autant à TAngleterre et à D'Europe qu'à l'Aniérique, car Ticknor lit, pendant sa longue existence, la connaissance d'un nombre extraordinaire de grands lioninics. Cependant ces volumes eussent été plus intéressants s'ils n'avaient traité que de Ticknor seul. Fils d'un nuuchand philanthrope, il naquit à Boston. Elève précoce, il obtint son diplôme à Dartmouth en 1807, poursuivit ses études dans sa tamille et, en 1813, lut reçu au barreau. Mais la situation d'homme de lettres l'attirait davantage et il résolut bientôt d'aller en Alle- magne pour se perfectionner dans l'art littéraire. L'accomplissement de ce dessein fît de Ticknor le premier savant américain, au sens technique du mot, et sa forma- tion lui fait d'autant plus d'honneur que, malgré sa jeu- nesse, on le considérait déjà comme une « lumière littéraire ». Il avait même collaboré avec des légistes distinffués à l'édition des sermons du fameux Buck- minster! C'est la lecture de M""* de Staël qui le poussa à choisir l'Allemagne comme foyer d'études, et il fut attiré à Gottingen par une brochure qui vantait la biblio- thèque de cette Université. Désirant, avant de s'embar- quer, se perfectionner quelque peu avec la langue allemande, il eut recours aux leçons d'un Alsacien, professeur de mathématiques, emprunta une grammaire franco-allemande, prit u la bibliothèque de Jolin Quincy Adams un exemplaire de Werther et fit venir du New Ilampshire un dictionnaire allemand. Telles étaient les difficultés que rencontrait un futur savant dans le Boston de 1814. Pendant l'hiver de 1814-1815, Ticknor fit un vovage jusqu'en Virginie où il rencontra des hommes comme Jefferson, Madison et John Randolph, l'élite d'une civilisation très diilérente de celle où il avait
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grandi et de celle au milieu de laquelle il allait bientôt se trouver. En avril 1815, il s'embarqua pour l'Angleterre où il fit la connaissance de personnages aussi dissem- blables que Roscoe, le Dr. Parr et Lord Byron, Pendant deux ans il étudia à Gottingen, et voyagea pendant deux autres années. De retour, en 1819, avec une vaste provision de livres, il assuma la tâche de professeur de langues et de littératures modernes à Harvard. Ses cours paraissent avoir été une sorte de révélation, et sa pénétration pédagogique aurait opéré une révolution dans les méthodes du collège s'il en avait eu le pouvoir. Il se démit de son poste en faveur de Longfellow, en 1835. Ses autres voyages en Europe, ses grands travaux sur la littérature espagnole, la part qu'il prit a la fondation d'une bibliotiièque publique à Boston, à laquelle il fit don de ses livres espagnols, ses encoura- gements aux savants américains et l'intérêt patriotique qu'il témoigna au sort de son pays sont des faits connus que doit cependant mentionner le biographe. Son His- tory of SpanisJi Literalure qui, de nos jours, a quelque peu vieilli, était pour l'époque une œuvre accomplie, solide, érudlte; mais, avec tous ses mérites, ce n'était pas une œuvre lumineuse et intéressante. Elle reste encore la plus vaste esquisse d'ensemble qui existe sur le sujet, esquisse qui fut d'ailleurs considérablement augmentée et corrigée par la suite.
Le lecteur a dû s'apercevoir que la critique proprement dite ne fut pas précisément florissante pendant cette période. Les louables efforts de Griswold pour encou- rager les écrivains nationaux, l'œuvre plus nette de Margaret Fuller et de son groupe, les attaques sans mesure mais utiles de Poe, nous ont suffisamment retenus.
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Par-ci par-lii. nous trouvons des rociieils d'articles, comme ceux du romancier Simins, mais, à vrai dire, la critique désintéressée d'un ordre élevé fut rare en Amérique avant la guerre civile. Lowell avait, il est vrai, fait ses débuts dans la critique, et son ami Francis J. Child (1825-96), plus tard professeur à Harvard, travaillait à son j^rand recueil de ballades anglaises et écossaises. Deux frères, Evert A. et Georges L. Duyc- kinck, de New York, avec leur Cyclopivdia of American Literatiire, et le Dr. Samuel Austin Allibone, avec son Whaviews. Dictionary of Britisli and American Authors, étaient d'utiles pionniers dans leur genre. Beaucoup de professeurs traitèrent des sujets littéraires et certains d'entre eux, comme le Kév. Henrv N. Hudson, encou- ragèrent activement la lecture de Shakespeare. Pareil service fut rendu à Wordsworth par les travaux du pro- fesseur Henry Rééd. Tout cela, sans être d'un ordre élevé, fut d'un prix inestimable pour un pays neuf peuplé d'esprits curieux certes, mais d'une culture médiocre.
La carrière de Hudson (181 'i-1886) est cependant digne d'un moment d'attention par son caractère particuliè- rement américain. Il était originaire du Vermont et fut boulanger et charron avant d'obtenir son diplôme dans un petit collège, h l'âge de vingt-six ans. Après quoi, comme tant d'autres New Englanders, il se fit instituteur dans le Sud. Là il fit la rencontre d'une amie qui citait continuellement du Shakespeare, lui réponse h ses naïves questions, elle lui conseilla de lire le grand dramaturge; il le lut et trouva sa vocation. Ses conférences reçurent un accueil enthousiaste quand il les fit et quand il les publia; son édition de Shakespeare se vendit à grand nombre, et jusqu'à nos jours, on lit encore Hudson de toutes parts avec admiration. Des trois autres critiques
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qu'il nous reste à mentionner, le premier, Henry Théodore Tuckerman (1813-71), natif de Boston, plus tard fixé à New York, esta présent presque oublié; mais il fut de son temps fort populaire pour ses aimables travaux sur la littérature et l'art. Son Italian Sketch-Book (1835) continuait la tradition d'irving; ses TJioughts on tJie Poets et d'autres ouvrages rendirent service h un grand nombre de lecteurs. Richard Grant White, de New York (1821-1885), a laissé des œuvres critiques plus vigou- reuses et plus importantes. Pendant de longues années chef de bureau dans l'administration de la Marine, sa situation lui laissa des loisirs qu'il emplova h des tra- vaux d'érudition. 11 débuta dans ce genre avec l'examen des corrections trouvées dans le folio de Collier, qui furent réimprimées dans le Shakespeaî-es Scholar [iSb^). De 1857 à 1865, il annota une édition de Shakespeare en douze volumes qui, bien que vieillie, a encore une certaine valeur et fut, pour l'époque, une œuvre très honorable. Nous avons cité son humoristique satire The New Gospel of Peace according to St Benjamin; son roman The Fate of Mansfleld Humphreys (1884), dont l'intérêt n'est pas purement américain, contient une très amusante description des bouffonneries d'un soi-disant type de l'américanisme vulgaire dans une maison de cam- pagne anglaise, et ne laisse pas d'être, par ailleurs, un livre intéressant quoique inégal.
Le troisième de nos écrivains est EdwinPercy Whipple (1819-1886), du Massachusetts, qui, avant la venue de Lowell, fut généralement regardé comme un maître de la critique en Amérique. A quinze ans, il dut quitter l'école et remplit pendant plusieurs années un emploi de commis dans une banque, lisant beaucoup et aigui- sant son esprit en discutant avec les uns et les autres.
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A rùuo cle vingt-quatre ;ins, un article ciilliousiaste ((u'il consacra à Macaulay attira sur lui Tatlention et Wliipple devint bientôt un conlérencier populaire. Il voyagea par tout le pays et acquit ainsi une plus grande réputation que n'en pourrait avoir aujourd'hui un criti- que bien autrement doué. Ses deux volumes intitulés Essai/s and Reviews (1843) n'ont qu'une valeur relative; cependant au point où en était alors la critique en Amérique, leur succès fut légitime. Vers 18G0 il put se consacrer entièrement à la littérature, mais il était trop consciencieux dans la préparation de ses conférences et de ses essais pour être très prolifique, et toutes ses œuvres tiennent en neuf volumes, dont deux posthumes. Il est presque impossible de comprendre le concert de louanges dont il bénéficia ; mais il faut reconnaître son grand sérieux, son insistance — peut-être exagérée — h rechercher l'élément moral en littérature, l'enthou- siasme qu'il professa h l'égard de ses écrivains favoris, Wordsworth entre autres, ses connaissances fort éten- dues, le tour assez fréquemment heureux de ses phrases et sa disposition, chose rare h cette époque, à exprimer ses aversions en toute franchise. Son A£;e of Elizahelli, qui est généralement considéré comme son meilleur ouvrage, n'ofTre qu'une médiocre appréciation des écri- vains qui se tiennent hors des sentiers battus. Ses juge- ments sur Wordsworth sont parfois positivement amu- sants. Whipple est probablement le seul à comprendre « Vaudracour and Julia » au nombre des « plus beaux et des plus sublimes poèmes » de Wordsworth. Néan- moins, ce fut un guide sain et des mieux qualifiés pour les amateurs de lecture de son temps.
Dans le domaine de l'économie politicjue, de l'érudi- tion, de la théologie et de la métaphysique, notre période
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est représentée par quelques noms qui valent un souvenir, mais les ouvrages remarquables par l'originalité de la conception et la grâce du style sont rares. En économie politique, le nom le plus important est probablement celui de Henry C. Carey (1793-1879), de Philadelphie, qui, comme son père, Matthew, et d'autres économistes pennsylvaniens, fit une propagande efficace pour la pro- tection après avoir abjuré le libre échange. Il montra de la finesse et de l'originalité dans ses critiques de Ricardo et de Malthus, mais on ne peut dire qu'il se soit placé à un rang élevé parmi les économistes. La pre- mière place entre les écrivains de cette classe appartient probablement à l'Allemand Francis Lieber (1800-1872), qui, après avoir été incarcéré à plusieurs reprises pour ses idées libérales, vint en Amérique où il occupa tour à tour les chaires d'histoire, d'économie et de politique au collège de la Caroline du Sud et à Columbia, New York. Son ouvrage le plus connu, Civil Liberty and Self- Governinent, parut en 1852, lorsqu'il était encore dans la Caroline du Sud.
Dans l'érudition classique, on se rappelle encore les noms des professeurs Charles Anthon et Henry Drisler, de Columbia, et du professeur Cornélius C. Felton, d'Har- vard. Gesner Harrison, de l'Université de Virginie, qui, grâce aux enseignements du grand savant anglais George Long, à qui il succéda dans sa chaire, fut un des premiers Américains à profiter des travaux de Bopp et autres philologues allemands, est moins connu qu'il ne devrait l'être. Le professeur Basil L. Gildersleeve, de l'Université John Hopkins, et cet autre grand hellé- niste, le professeur William Watson Goodwin, d'Har- vard, commencèrent leurs travaux avant la guerre civile et les continuent heureusement dans ce nouveau siècle.
mSTOlMENS, ClilTIQUES, PIULICISTF.S 393
Quant aux théologiens, nous en avons suffisamment p;irlé dans d'aulres chapitres. Il faut cependant citer le Dr. Horace Bushnell, du Connecticut, sans nous y arrêter, d'ailleurs, et nous tourner aussitôt vers un auteur que seul un théologien ou un niéthaphysicien accompli peut se permettre de discuter, mais que les amateurs d'un style anglais admirable pourront prendre le temps d'apprécier. Henry James (1811-1882) naquit h .\lbanv, NeAv York, mais passa une grande partie de sa vie en Angleterre et dans le Massachusetts. Que la théo- logie de Mr. James ait été une sorte de svvedenborgisme ismaélitique — ses deux fils, Henry James, le romancier, et \Villiam James, le professeur et psychologue, héritiers de son style, sont presque les seuls humains capables d'analyser ses idées — ceux qui ne se soucient pas de s'enfoncer trop avant dans les dissertations du philo- sophe trouveront par contre du plaisir à l'amusant récit de ses conflits avec un autre philosophe, Ralph Waldo Emerson. Et même s'ils lisent James pour se distraire plutôt que pour s'instruire, ils reconnaîtront qu'ils se trouvent en présence d'un des esprits les plus originaux et les plus pénétrants qu'ait jamais produits l'Amérique dans le domaine théologique et sociologique.
Aussi loin que possible des dissertations de James, tout autant que des écrits spiritualistes du célèbre réforma- teur social Robert Dale Owcn, se placent les simples esquisses des mœurs de l'Ouest publiées sous le pseudo- nyme de « Mrs. Mary Clavers ». Cette modeste appella- tion ne cache qu'à demi l'identité de Mrs. Caroline Matilda Stansbury Kirkland (1801-1864), de New York. Femme d'un érudlt qui, vers 1830, se fixa pour quelques années dans le Michigan, la vie libre et saine qu'il lui fut donné de voir et de mener l'enhardit à entreprendre
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un ouvrage, sur le modèle de Oiir Villai^e, de Miss Mit- ford. Il en résulta A New Home-, W/io'll Follow ? (1839), l'un des spécimens de description les plus agréables que l'on rencontre dans la littérature américaine de cette époque. Mrs. Kirkland avait des dons d'observation péné- trante, un certain sens de l'humour, un esprit alerte et bien meublé, un style agréable; et son livre n'a rien perdu de son charme, alors que sa valeur en tant que peinture de l'existence du pionnier primitif n'a fait qu'augmenter.
La célèbre Fanny Kemble, observatrice plus distinguée des phases curieuses de la vie américaine, ne nous appar- tient pas entièrement. Au lieu de nous attarder à la discuter, nous nous tournerons vers un auteur aux talents variés que nous avons déjà cité plus d'une fois et que nous aurions tout aussi bien pu examiner dans un pré- cédent chapitre, George William Clrtis (1824-1892). Curtis naquit à Providence, commença ses études près de Boston et h quinze ans vint avec sa famille à New York. Après une année consacrée aux affaires, le jeune idéaliste s'en fut avec son frère aîné à la Brook Farm, et de là à Concord. En 1846, il partit pour l'Europe, alla jusqu'en Orient et vovagea pendant trois ou quatre ans. L'un des plus charmants de ses essais relate sa ren- contre avec les Browning à Florence. Ses impressions de voyage, JSile Notes ofa Howadji (1851) et Tlie Hoivadji in Syria (1852), lui valurent une popularité qu'il a probable- ment perdue depuis pour toujours. De même que Lotus Eating (1852), lettres sur les villes d'eaux à la mode, elles sont peut-être un peu trop colorées et y perdent en charme tranquille et en profondeur. Mais quelles que soient ces œuvres de jeunesse, Curtis avait le sincère amour et la connaissance du beau en art, en littérature
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et dans les choses scolaires. La vie sociale ridiculement étroite et prétentieuse de Xew York lui inspira ses Poti- pJiar Pdpvrs, satire un peu cliai'^ée el (|ui a perdu pour nous sa saveur (1853) ; mais c'est comme directeur du Putnarns Mai^azine et par ses conférences contre l'escla- vage qu'il accomplit son œuvre la plus efficace pour t-lélivrer son pavs et son époque du provincialisme et de la lâcheté morale. Le magazine l'eutraina plus tard a des pertes financières qu'il supporta bravement et honorablement, et ses campagnes en faveur de la liberté l'exposèrent aux menaces de la foule, auxquelles il opposa le plus noble dédain.
Mais Curtis ne se contenta pas d'être un conférencier d'une dignité et d'une urbanité parfaites; il se montra aussi le plus charmant des essayistes. A partir de 1853, il écrivit d'excellents et courts articles pour 1' « Editor's Easy Chair » du Harper's Monthly, et il continua cette collaboration jusqu'à la fin de sa vie.
L'unique roman de Curtis, Trumps (L861), peinture de la vie à Xew York, est dénué d'intérêt, et un de ses ouvrages antérieurs, Priie anl l (1586), plut aux con- temporains par ses notations aimables de la vie familière et son idéalisme pénétrant. Tout le reste de son activité publi(jue appartient au domaine de l'histoire politique; cependant les discours et adresses de ses dernières années comptent parmi ses meilleurs écrits.
On peut considérer Curtis comme une figure de tran- sition dans l'évolution de l'art oratoire en Amérique. Nous ne devons pas tant nous occuper ici de ce que cet art est devenu que de ce qu'il était au moment où Curtis l'illustrait, ou plutôt il nous importe de connaître la valeur littéraire des morceaux d'éloquence que nous a transmis la période que l'on a coutume d'appeler « 1 âge
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d'or de l'éloquence américaine». Les triomphes oratoires de Webster, Everett, Clay, S. S. Prentiss, Hayne, Yancey, Choate, Phillips et autres relèvent en partie de l'his- toire politique et en partie de l'histoire littéraire ; ils dépendent de la critique littéraire tout autant, ou tout aussi peu, que les triomphes des grands acteurs. Par suite, les critiques américains peuvent, en toute impunité, mettre Daniel Webster au rang de Démosthène et de Cicéron. L'effet produit sur l'auditoire contribue pour une part importante à la valeur des orateurs, et la question se pose de savoir quelle classe particulière d'auditeurs fut le mieux qualifiée pour apprécier l'impression pro- duite par l'orateur. Mais nous pouvons juger les discours imprimés en nous plaçant à un point de vue littéraire, et c'est ici que la critique a le droit d'intervenir.
A ce point de vue les Américains n'ont-ils pas prisé trop haut les œuvres de leurs orateurs et de leurs publi- cistes. Les œuvres de Garrison, de Greeley, de Thomas II. Benton, de Seward, d'Alexander H. Stephens et de JefFerson Davis sont d'excellents matériaux pour l'his- toire, une source d'inspiration patriotique, d'intéressants documents humains, mais ce n'est pas de la littérature au sens esthétique du mot. Les discours et les traités sur le gouvernement de John C. Calhoun, de la Caro- line du Sud, interprète éloquent des théories constitu- tionnelles, sont d'une logique merveilleuse mais s'adres- sent presque exclusivement h l'intellect. Hugh S. Legaré, du même Etat, a montré par ses œuvres critiques qu'il aurait pu, dans un autre milieu, se faire un nom en litté- rature; mais il se spécialisa dans l'étude du droit romain, et sa carrière politique fut malheureusement trop courte. Charles Sumner s'attira par ses discours tout à la fois de l'honneur et des horions; il avait pour la science le
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zèle d'un vrai savnnt, mais personne si ce n'est l'historien ne touche aux quinze volumes qu'il a laissés.
Il en est ainsi pour les plus célèbres orateurs qui, de 1820 à 1850, charmèrent leurs concitoyens par leurs dis- cours politiques ou leurs contérences. Les épais volumes où s'emmagasine la classique éloquence d'RowARD Evefiett (1794-1865) restent clos. Pourtant si l'éloquence acadé- mique d'Everett n'est qu'une tradition, il ne faudrait pas oublier que cet homme remarquable contribua beaucoup à l'éducation d'une jeune nation. Après avoir été quelque peu d'église, il fut nommé professeur de littérature grecque à Harvard lorsqu'il n'avait encore que vingt ans, et l'année suivante il alla étudier en Europe où il précéda Ticknor à Giittingen. A son retour il prit possession de sa chaire en même temps qu'il dirigeait The North Ame- rican Heview. Peu de temps après, il fut envoyé au Con- grès; puis il occupa successivement les postes de gouver- neur du Massachusetts, de ministre en Angleterre, de président d'Harvard, de secrétaire d'Etat, de sénateur des Etats-Unis, et enfin, en 1860, il fut candidat h la vice- présidence. Everett écrivit un nombre prodigieux d'ar- ticles de revues, et parla sur un nombre infini de sujets. Il n'était jamais h court de phrases mélodieuses et sonores appropriées aux circonstances et possédait une provision de citations bien appropriées, tirées des meilleurs auteurs anciens et modernes. Cependant, même de son vivant, il se trouva des critiques pour déclarer qu'il ne leur donnait aucune idée neuve, et des antiesclavagistes zélés pour lui reprocher son esprit conservateur. Everett est une impo- sante figure qui s'cdace lentement à nos regards.
Tel n'est pas le sort de Daniel Webstek (1782-1852). Depuis le jour où, enfant du New Ilanipshire, il étonnait
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tous les fermiers du voisinage par ses récitations de poésies, il n'a cessé d'être l'idole de ses concitoyens. A dix-huit ans, il fut choisi pour prononcer un discours pour l'anniversaire de la Déclaration d'indépendance; avant trente ans, il était le premier des orateurs du barreau de l'Etat. Dans sa trente et unième année, pen- dant la guerre de 1812, il débuta dans la vie publique comme membre du Congrès, où il se distingua du côté de ses futurs rivaux du Sénat, Clay et Calhoun. En 1817, il se retira de la politi(jue, et en gagnant la fameuse cause de son aima mater, le collège Dartmouth, il révéla sa supériorité d'avocat et d'interprète de la Constitu- tion. \in 1820, il prononça le premier de ses célèbres dis- cours commémoratifs, à l'occasion du 200^ anniversaire du débarquement des Pèlerins. L'ampleur des idées et la portée historique en étaient extraordinaires pour l'époque. Ce discours et ceux de même ordre qui sui- virent furent tout ensemble un objet d'admiration et une source d'instruction pour leurs auditeurs, et leurs admirateurs prétendent que l'éclat n'en a pas encore été éclipsé.
Webster, qui depuis 1816 habitait Boston, fut de nou- veau, en 1822, envoyé au Congrès où il prononça, entre autres, un discours remarquable en faveur des Grecs révoltés. Il adopta, dans le débat, l'attitude de l'orgueil- leux patriotisme de l'époque, attitude qui fut, selon ses propres termes, « solennelle et impressionnante ». « Notre pays, s'écriait-il, est maintenant la grande Répu- blique du monde. » Cette phrase aurait pu être prononcée par Clay qui, comme chef de parti et orateur, usant du charme de sa personnalité et de sa parole brillante et facile pour soutenir les causes qu'il faisait siennes, bonnes ou mauvaises, fut probablement supérieur à
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Webster. On ne lit plus Clay; pourtant il ne le cède, en valeur, h aucun de ses contemporains. Le destin réser- vait il Webster de plus grandes choses que ce plaidoyer en laveur d'une intervention dans les ailaires euro- péennes, plaidoyer que le sarcastiquc John Kandolph tourna si plaisamment en ridicule, l^n 1827, il fut élu au Sénat, où il se rangea bientôt du côté de Clay et des protectionnistes. Trois ans après se place sa « Réponse h Hayne », le plus grand service qu'il ait rendu a son pays. Cet admirable discours, quelle que soit sa valeur comme anivre littéraire ou comme relation historique de la formation de la Constitution, eut une importance incalculable en assurant la fidélité du Nord et de l'Ouest à la cause de l'Union, et en représentant la Constitu- tion comme un adjuvant, et non pas un obstacle, au développement national. A partir de ce moment tout l'espoir des partisans d'une libre Union se concentra sur Webster. Il ne fut pas seulement l'orateur officiel le plus accompli qu'ait jamais connu l'Amérique; il fut le gardien et l'interprète de la Constitution et le défenseur de la liberté conservatrice contre le fanatisme des aboli- tionnistes et des avocats de l'esclavage. Sa popularité, surtout parmi les membres de son parti, lut pour ainsi dire illimitée. Les hommages qui lui furent rendus et les libertés qu'on lui accorda pourraient servir d'exemple à un misanthrope pour souligner l'instinct servile de l'humanité.
Quelle place assigner h W^ebster en littérature? Si tout ce que l'on a dit de son style est réel, si son art oratoire est l'égal de celui de Burke, il faut voir en lui un des sommets de la philosophie politique. N'est-il pas plutôt — ce qui n'est pas la même chose — un des sommets du patriotisme américain? Comme avocat et comme orateur,
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il est difficile de croire qu'on puisse le dépasser, mais il ne s'ensuit pas que la « Defence of the Kennistons » et la « Reply to Hayne » soient de la grande littérature. Ceux de nous qui mettent en doute la splendeur d'imagi- nation de Webster, qui reconnaissent la valeur exacte de son intelligence, qui réclament plus de vivacité et d'humour que n'en comportait peut-être sa dignité, qui ne se laissent pas éblouir par sa philosophie ou sa connaissance de l'histoire, qui aimeraient voir plus de couleur dans son style, ceux-là ne peuvent le mettre au rang des grands écrivains. Ceux de nous qui, négligeant ou ignorant ces considérations, font ressortir la puis- sance avec laquelle ^Yebster stimula le patriotisme de ses concitoyens, la dignité sonore et la solidité comme la clarté et la vigueur de son style, ses qualités drama- tiques dans la description, son pathétique, sou habileté à faire vibrer les cordes sensibles de l'humanité moyenne, et son sens exact de la vraie démocratie, ceux-là trou- veront peut-être fort impertinent de douter seulement que ses discours soient de la haute littérature. Néan- moins il ne faut pas s'attendre à ce que le monde admette Webster au rang où le placent ses admirateurs avant que la question soit posée et résolue de telle sorte qu'il n'y ait plus lieu d'épiloguer.
Un autre orateur a fait preuve également d'énergie morale; très différent de Webster, mais, dans son genre, presque aussi bien doué que lui, il a eu de fréquentes occasions d'appliquer l'humeur mordante qui lui était propre. Wendell Phillips (1811-1884), de Boston, est probablement en train de devenir lui aussi une tradi- tion, mais ses appels spirituels, âpres, passionnés, à toutes les formes de la liberté se rattachent moins directement à la littérature que les efforts plus impo-
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sauts et plus soutenus de Webster. Pourtant, depuis le jour, en 1837, où ce jeune patricien se leva pour la première fois au Faneuil Hall pour dénoncer les meur- triers de Lovejoy et les Bostoniens défenseurs de ce crime, jusqu'à celui, en 1881, où, prononçant un discours à Harvard, il dénonça la lâcheté morale si fréquente et si lamentable de la classe instruite, il n'y eut pas en Amé- rique d'orateur plus hardi, plus brillant ou plus esscnticl- lemment noble que Wendell Phillips. On est libre d'admettre qu'il fut un fanatique, que ses conseils, s'ils eussent été suivis, eussent conduit le pays h sa ruine, qu'il fut fréquemment injuste envers ses adversaires. Quel champion des idées nouvelles est sans exagéra- tion? Heureux encore ceux qui, dans leurs revendica- tions, apportent l'éloquence et la sincérité de Phillips! Qu'importe qu'il ait placé Toussaint Louverture au- dessus de George Washington? Nous n'avons pas à le juger comme critique ou comme penseur, nous n'avons qu'à l'admirer comme une puissance dans la vie d'une nation.
Une puissance plus remarquable encore se manifesta vers la fin de notre période, puissance conservatrice, celle-là, émanant de l'Ouest démocratique et non plus de l'ancienne aristocratie de Boston. Abraham Lincoln est par lui-même une justification presque aussi complète de l'existence d'une littérature vraiment américaine que de la vitalité essentielle de la démocratie des Etats-Unis. Non qu'il ait été homme de lettres. S'il vivait encore il aurait sans doute mis fin par quelque rectification bien nette aux entreprises de monographies qui s'eflbrcent de lui assigner un rang bien déterminé parmi les auteurs américains. Lincoln justifie l'existence d'une littérature vraiment américaine parce qu'il semble impossible que
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le pavs qui put produire quelque chose d'aussi original sous la forme d'un homme, ait pu être complètement stérile en matière de création originale dans les lettres. Comme nous l'avons vu, le caractère le plus distinctif de la littérature américaine est son adaptation aux besoins d'un peuple sain d'esprit et pur de cœur. Franklin sur un terrain, Cooper sur un autre, Longfellow et Whittier sur un autre encore, en dépit de leurs emprunts à la culture britannique ou européenne, sont d'authentiques produits de l'Amérique et ils furent compris de leurs lecteurs parce que ce qu'ils écrivaient était applicable aux conditions de la vie américaine. Lincoln s'éleva à la présidence parce que sur le terrain politique il sut com- prendre les désirs de ces gens simples qui connaissaient au moins le « Village Blacksmith » et le « Psalm of Life » de Longfellow. Les lettres de Lincoln, ses discours contre Douglas, son adresse merveilleusement claire et coura- geuse à la Cooper Union en 1860, ses rapports adminis- tratifs montrent combien intensément il était de ce peuple dont le caractère avait déterminé la tendance démocratique et utilitaire de la littérature nationale. 11 en représentait un élément particulièrement remarquable, et, plus on étudie sa vie, plus on incline à penser que son accession à la présidence fut à peine moins natu- relle que l'élévation de Franklin à un rang éminent parmi les colons ses concitoyens, ou que la conquête que fit plus tard Longfellow du cœur national. Les paroles et les actes de Lincoln et les ouvrages des auteurs populaires de son temps sont marqués au coin de la simplicité et des saines aspirations démocratiques. Mais Lincoln et les autres pouvaient s'inspirer non seulement de l'expérience américaine mais encore de la culture de l'Angleterre. Lincoln tira de ses lectures de la Bible et de Shake-
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speare el du profond de sa nature, d'une noblesse si ori- ginelle et d'une culture si variée, cette éloquence simple juscju'au sublime qui fait de la courte adresse de Gettvs- burg et de certains passages de ses deux discours d'inau- guration, non seulement des souvenirs classiques désor- mais fixés dans la mémoire de la race, mais de parfaites expressions de sa grande àme. Son nom clôt une ère importante de l'histoire de l'Amérique, qu'il commence à devenir possible de discuter sans passion; c'est un nom de bon augure et par lequel on est heureux de conclure cet exposé du développement de la littérature de son pays.
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PREMIÈRE PARTIE (1607-1764).
Chapitres I et II. — Les vers de la période coloniale se trouvent dans les anthologies déjà citées, dans les publications de la Massachusetts Historical Society et du groupe de bibliophiles dénommé « The Club of Odd Volumes ». On trouve aussi des éditions complètes des œuvres des poètes étudiés.
Chapitre III. — Le Guide de Channing et Hart donne des détails très complets sur les annalistes. La plupart des textes mentionnés ont été publiés séparément ou dans les fascicules des sociétés historiques.
Chapitre IV. — Biographie de Thomas Hooker, par G. L. Wal- ker (1891). Œuvres de Thomas Shepard. publiées par J. A. Albro (3 vol., 1853). Biographie de Roger Williams, par Oscar S. Straus (1894). Les œuvres principales de Roger Williams et sa corres- pondance se trouvent dans les Xarragansett Club Publications (6 vol.). Pour Nathaniel W'ard, voir Memoir, par J. W. Dean (1868). Pour John Cotton et John Eliot, voir Ten AV.r England Leaders, par Williston Walker (1901). Pour les Mathers, voir Life of Cotton Mather, the Puritan Priest, par Brander Matthews (1891), et Life and Times of Cotton Mather, par A. P. Marvin, (1892).
Chapitre V. — Les anthologies donnent les principaux poèmes des versificateurs de cette époque, dont les œuvres se trouvent dans les grandes bibliothèques. Pour Colman et Mrs Turell, voir The LAfe and Character of the Révérend Benjamin Colman, D. D., par E. Turell (1749). Voir aussi Early Marjland Poeirr, par B. C. Steiner (1900).
IJlULIOUIlAl'UIi: ^"7
Chapitre VI. — Arber : English Gainer, vol, II (1874). Biogra- pliie de Jonathan Edwards, par le Rev. A. V. G. Allen (1889); critique de ses ouvrages : Oliver Wendell Holmes, Works, vol. Vlir. Sir Leslie Stephen : Hours in a Lihrary (2^ série): II. X. Gurdiner : Jonathan Edwards, a Ilctrospect. Autobiographie de Franklin (3 vol., ISyS"): Biographie du même, par J. B. Me Master American Men of Letters, 1887); Franklin Bibliography, par F. L. Ford (1889).
DEUXIÈME PARTIE (1765-1788).
Chapitre YII. — Biographie de James Otis, par William Tudor (1823) et par Francis Bowen (1847). Biographie de Jonathan Mayhew, par A. Bradford (1838). The Patriot Preachers of the American Résolution (1860): Annals of the American Pulpit, par W. B. Sprague (9 vol., 1859-69). Life and Correspondence of the lit. Bev. Samuel Seabury, par E. E. Beardsley (2<^ édition, 1881). Biographie de John Dickinson, par C. J. Stillé (1891) et ses Political U'ritings, publiés par P. L. Ford (1895). Biographie de Thomas Paine, par M. D. Conway (2 vol., 1892), et ses œuvres (4 vol., 1894-96). Essavs'in IHstorical Criticism, par E. G. Bourne (1901).
Chapitre YIII. — The Loxalist Poeirr of the Révolution (1857) et The Loyal Verses of Stanshurv and Odell (1860), publiés par Winthrop Sargent. Songs and Ballads of the American Révolution (1856). publiés par Frank Moore. Biographie de Philip Freneau, par ]Mary F. Auslin (1901): The Political Activities of Philip Freneau, par Samuel E. Forman (John Hopkins University Studies, Séries XX, n^s 9-10. 1902). Life and Letters of Joël Barlow, par Charles Burr Todd (1886). Three Men of Letters, par M. C. Tyler (1895).
TROISIÈME PARTIE (1789-1829).
Chapitre IX. — Autohiography, de Malthew Carey, dans le A'^ptr England 3/rt°^ffs/ne (1833-34). Biographie de Susanna Rowson, par Elias Nason (1870). Early American Fiction, 177Ù-1830, par O. Wegelin (1902). History of the American Theater, 17U9-1~07, par G. A. Seilhamer (3 vol., 1888-91). Early American Plays, par O. Wegelin (1900). Early Influence of German f.iterature in Ame- rica, par F. H. Wilkins (Americana Germania. III, 2). Biographie de Charles Brockden Brown, par William Dunlap (2 vol., 1815). Misrellanies, par W. II. Prescott (18451. Biographie de Joseph Dennie, par W. W. Clapp (1880). Biographies de John Randolph
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Œuvres d'Oliver Wendell Holmes (Riverside édition, 13 vol.). Life and Letters of O. W. Holmes (2 vol., 1896).
CuAPiTRr XVI. — Œuvres de James Russell Lowell (Riverside édition, 11 vol.). Letters of J. R. Lowell, publiées par G. E. Norton (2 vol., 1893). Biographie par Horace E. Scudder (2 vol., 1901). James Russell f.onell and liis Friends. par E. E. Haie (1899). Literary Friends and Acquaintance, par W. D. Howells (1900).
Edition complète des Poems de Robert T. S. Lowell (1874). Biographies de IVathaniel Parker Willis, par H. A. Beers (Ame- rican Men of Letters, 1885); édition de ses poèmes (1868), édition de ses œuvres en prose (13 vol. 1849-59).
Chapitre XVII. — Les poèmes, les drames et la traduction de Faust, de Bayard Taylor, et le volume Life and Letters, par Marie Hansen Taylor et H. E Scudder (2 vol., 1884) sont réunis dans une édition en 6 volumes. Ses relations de voyages et ses romans n'existent que dans des éditions plus anciennes. Biographie de Bayard Taylord, par A. II. Smyth (American Men of Let- ters, 1896). Les poèmes de Paul Hamilton Hayne ont été réunis en 1882; ceux de Henry Timrod en 1873 et en 1899.
Walt Whitman : Leaves of Grass et Complète Prose Works (1898: édition plus complète, 1902). Biographie de Walt Whit- mann, par Dr R. M. Bucke. Voir aussi les ouvrages de J. A. Symonds (1893), de John Burroughs (1896), de W, N. Guthrie (1897), de Bliss Perry (1906), d'Edward Carpenter (1906), de Horace Traubel (1906)"^, de Henry Bryan Binns (1906), de W. S. Kennedy, de I. Hull Platt, de T. Donaldson, et la volumineuse et très complète étude de M. Léon Bazalgette : Walt Whitman, l'Homme et l'OEuvre (Paris, Mercure de France, 1908). M. Bazal- gette a traduit les Leaves of Grass (2 vol. Mercure de France, 1909) et prépare une traduction des OEuvres en Prose et une nouvelle étude qu'il appellera Walt Whitman, le Poète Prophète. Voir encore le recueil d'articles intitulés Ln Re Walt Whitman {1893) et des essais par R. L. Stevenson, Edward Dowden, J. J. Chap- man, Edmund Gosse, etc. En 1889, M. Gabriel Sarrazin a publié une remarquable étude sur Whitman dans son livre sur la Renais-
BIBI.IonHAPHIK 411
sance de la Poésie anglaise. Voii* aussi l'article de Teodor de Wyzewa dans le volume Écrivains étrangers, et les articles et les fragments de traductions de MM. F'rancis Viélé-Griffîn et Henry D. Davray.
Œuvres de Harriett Beecher Stowe, avec le volume Life and Letters, par Mrs Annie Fields (17 vol. Riverside édition, 1897).
Chapitre XVIII. — Cvclopxdia of Wit and Humour, par W. E. Burton (2 vol., 1858). American Ilumorists, par Haweis (1882). A Retrospect of American Humour, par W. P. Trent [The Century, novembre 1901). Cyrlopœdia of American Riography, par Appleton. Judge Baldwin, par G. V. Mellen [The Sewance Revie^v, avril 1901). Charles G. Ilalpines Poelical Works, with a Memoir, par Robert B. Roosevelt (1869). Charles Farrar Browne"s Complète Works, with a Memoir, par Melville D. Landon [Eli Par- kins] (1875).
Chapitre XIX. — J. F. Jameson : The Hisforv of Historical Writing in America (1891). Life and Writings du Rev. Jared Sparks,par H. B. Adams (2 vol., 1893). Œuvres de William Hickling Prescott, publiées par John Foster Kirk (16 vol., 1870-74). Bio- graphie de W. H. Prescott, par George Ticknor (1864). Œuvres de John Lothrop Motley (9 vol). Ses Lettres, publiées par Curtis (2 vol., 1889) et le Memoir, par O. W. Holmes (1879). Œuvres de Francis Parkman (diverses éditions). Sa biographie, par C. H. Farn- ham (1900). Life, Letters, etc., de George Ticknor (2 vol., 1876). Œuvres d'Edwin Percy Whipple (9 vol.). Henry James : Literary Remains, publiés avec une longue introduction par le professeur William James (1885). Biographie de G. W. Curtis, par Edward Cary [American Men of Letters, 1894). Le Guide to American History, de E. Channing et A. B. Hart, donne la bibliographie des autres auteurs mentionnés dans ce chapitre.
INDEX
Abbotl (Jacob), 17'i.
Adams (Abi{j:ail). 13'».
Adams (John), 97, 9.s, 104, 115. IIG,
121», lyO, 37.5. Adams (Samuel), 103. Adams (William Taylor), 174. Adams and Liberty, 135. Addison, G9, 142. 153. Adventures of Captain Bonneville,
155. Advice lo Ihc l'rii'ileged Ordcrs, lliO. AeropaL^it'ua, 43. A/loat and Ashore, 1()2. Agassiz, 2".I9. Aiie ol Elizabetli, 3Ul. Agnes of Sorrenl", 347. Agiiew (Mary). 316. Aids t> lieflection, "iOO. Airs of Palestine, 18<>. Al Aaraaf, Tamerlan and Minor
Pocms, 244. Alcott (Anios Bronson), 201, 202,
205, 207. 208, 20y, 210, 215, 233. Alciiin, 140.
Aldrich (Thomas Bailey), 31'i. The Algerine Captive, 139. TUe Alhambru, 154. Allan (Mr. et Mrs.), 243, 2/14, 245. Allen (James), 10'.». Alliboni! (Samuel Austin), 380, Allston (Washington), 150, 183,
201, 214. Almvich Castle, 181. Alsop (George), 26.
Alsop (Richard), 116.
7"Ae American Journal of Science,
189. American Magazine, 67. The American Muséum, 131. American Anthologi/, 308. American Note Books, 237. The American Quarterly Rcviav,
189. Ames (Fisher), 143. Ames (Natbaiiiel), 63. Analectic Magazine, 152. Analogy, 344. André, 138. Andros, 33.
.\.ngelo (Giovanni), 211. Aitglo-Sajon Chionicle, 78. Annals of America, 283. Anne Bolcyn et Leonor de Guzntan,
32 1 . Annual lie gis 1er, 141. Anthon (Charles), 392. Antislavery Days, 212. Antittavery Pocms, 281. Appcal for that Ctass of American
called Africans, 172. Arbuthiiot, 104. Amolli (KlizMbelh), 2'»3. Arnold (George), 351. Arn.ild (Matihew), 69, 216, 2J9,
298, 30^. « Artemiis Ward », 367, 368, 369. Arthur Merryn, IVl. Astor (John Jacob), 180. Astoria, 15."i. Astrxa, 285.
414
INDEX
Tlie Atlantic Monthly, 217, 237, 279, 285, 297, 324, 347, 350, 351.
At Sundown, 280.
Audubon (John James), 189.
Aurelian, 259.
Auslen (Jane), 169, 3'i8.
Austin (William), 172.
Autobio^raphy, 66, 67, 79, 87, 91, 129, 151, 370.
Tke Autocrai of the Breakfast Table, 284, 286, 288.
B
Bacon (Nathaniel), 4, 16, 23, 24. The Backi\>oodsiiian, 180. Baldwin (Joseph G.), 364. Balzac, 89, 13y, 159, 166, 168, 225,
338, 3'il. Ballads and Narrative Poems, 280. Ballads and Other Poems, 271. Bancroft (George), 201, 232, 372,
373, 375, 37(3, 380, 381. Bancroft (Aaron), 373. Barlow (Joël), 115, 116, 119, 121,
144. Barnaby Bndge, 247. Barnard (John), 79. Barnum, 316. Baitram (John), 88. Bartram (John et William), 130. Barrow, 39. The Battle-Fleld, 179. Baxier, 3.
Bay Psahn Book, 2, 12, 13, 20. Beecher (Harriet), 343.
— (Catherine), 343.
— (Lyman), 343. Beers (Mrs Ethelinda), 320. Belcher, 61.
The Belfry of Bruges, 271.
Bellamy (Joseph), 195.
Benezet (Anthony), 123, 124.
Benjamin (Park)", 309, 319.
Ben Jonson, 58.
Benton (Thomas H.), 396.
Benlham, 170.
The Berber, 259.
Berkeley (Sir William), 4, 23, 24,
80, 81. Berrian (Francis), 188. Beverly (Robert), 75, 76. Biglow (Hosea), 293. Bigloiv Papers, 365.
Bigot, 292, 293, 294, 297, 299, 355,
385. Bill Arp, 361.
Biid (D' Robert Monlgomeiy), 260. Birds of America, 189. Bismarck, 380. Illtter Sweel, 323. Hlacklock, 146.
Blackmore (Sir Richard), 58, 60. Iilacki\'ood's, 170, 183, 2-30, 3l0. Blair (Rév. James), 24, 25, 176. The Bllthedale Bomance, 233, 235,
241. The Bloody Tenent Made yet more
Bloody, 46. The Bloody Tenent of Persécution,
46. The Bloody Tenent Washed, 43. Boanerges, 51. Boccace, 254. Body of Liberlies, 47. Boker (Georges Henry), 314, 321,
323. Bonifaclus, 51.
Boucher (Rév. Jonathan), 101, 102. Bopp, 392. Boston Courier, 292. Boston News-Letler, 87. Boston Quarterly Befiei\<, 202, 209. Boswell, 88. Boyle (Charles), 74. Brackenridge (Hugh Henry), 111,
112, 139, 357. Bracebridge Hall, 153, 154. Bradford (William), 12, 26, 28, 29,
.30, 31, 92. Brainard (John G. C), 277. The Brai'o, 165. Bret Harte, 340. Bridge Horatio, 231, 232. A Brief Account, 61. Briggs (Charles F.), 247. British Empire in America, 76. Broad.vay Journal, 247, 248, 292. The Brocken fleart, 151. Brook Farm Association, 203. Brooks (Maria Gowen), 183, 184. Brown, 141. Brown (Charles Brockden), 131,
138, 140, 141, 149, 169, 261, 379. Browne (Charles Farrar), 367, 368. Brownell (Henry Howard), 320. Browning, 233, "253, 297, 298, .394. Brownson (Orestes A.), 202, 209. Brougham (John), 351. Bryant (William CuUen), 148, 166,
415
175, ITiî. 177, 179, ISO, 181, 182, 18«, 265. 266, 275, 280, 320.
The Uuccaneer, 183.
Buckminster (Rév. Joseph), 107,
mi.
Buckminsler (Rév. Joseph Slevens),
197. Bunker Hill, 139, Bunyan, 3. Burke, 92, 103, 399. Buins. 181, 276, 282. Burr (Rév. .\aion), 85, 145. The Bun,\ell Papers, 24. Bushiiell (Rév. Horace), 393. Butler, 3!i4. 350. Byle, 357.
Byles (Rév. Mather), 62, 63. Byrd (Col. William), 74. 75. 357. Byron, 171, 179, 186, 188, 236, 243,
254, 343, 388.
Calavar, 260.
Calavnos, 321.
Caldêron, 300.
Calef (Robert), 71.
Calhoun (John G.), 81, 147, 396, 398.
Cambridge Thirly years Ago, 291.
Campbell, 176.
Canaid Examination, 102,
The Canoë and the Saddle, 350.
Cape Cod, 224.
• Captain Simon Sugçs •, 363,364.
Carav, 144, 148.
Carey (Henry C), 392.
Carey (Matthew), l3l, 132, 392.
Carew, 11.
Carlisle, 104.
Carlyle, 200, 209, 214, 215, 291, 333.
Carpet Bag, 366, 368.
Carver (Jonathan), 122.
Cases of Conscience, 50.
The Cassi(jue of Kiawah, 262.
The Cathedral, 2'.i7.
Calo Major, 88.
Cecil Dreeme, 350, 351.
Cellini, 144.
The Century Magazine, 323, 368.
The Chain Bearer, 167.
Cham/>ions of Frecdom, 169.
Channing (D'), 212.
Channing (William EUery), 197,
198, 223, 227, 233, 289. Channing (William Henry), 212,
Chnppol (William), 42.
.1 Charactcr of the Province of
Maryland, 26. Charciial Skelches, 365, Charles the l-ifth, 379. Charlotte Temple, 134, 138. Chateaubriand, 126. Chaucer, 274, 2'.)W. Chauncy (Charles), 194. Cheever (George B.), 266. Chesterfield, «2, 93. Chei'y Chase, 61. Child (Francis J.), 389. Child (Mrs Lydia Maria), 171, 172,
258. Chivers (Thomas Holley), 309. Choale, 396. /Vif Choice, 65, 66. Les Chouans, 159, 160. Christmas Eve, 153. Christus, 273. Chronological History nf Sew En-
gland,''ii. Chronological Outlines, 129. Churcli (D' Benjamin), 65, 78. Churchill, 65, 66, 110. Cicéron, 88. Civil Liberty and Self-Govemment,
392, Clara lIo^K'ard, 141. Clari, 179. Clarke (James Freeman), 197, 202,
212. Clarke (Samuel), 195. (lassic Mélodies, 186. Clay (Henry), 143, 147, 148, 188,
277, 396, 398, 399. Clemm (Mrs.), 345, 246. Cleveland, 3. Clifton (William), 132. Cobbet (William), 131. Coke (Sir Edward), 44. Cockings (George), 64, Coleridge, 126, 183, 200, 244, 253,
301, 310. Collier, 390. Collins. 68, 132, 309. Colman (Benjamin), 62, 71, 83. Columbind, 121, 148. The Cornet, 284. Common Sensé, 105. Complète Body of Divinity, 79. Conduct of Life, 216. The Congratulation, 110. The Conquest of Canaan, 117, 119. The Conquest of Granada, 154.
416
Considération on Behalf of tlie Co- lonies, 97.
Conspiracy of Kings, 121.
The Conspiracy of Pontiac, 384.
The Conirast, 137, 138.
Conversations, 2'J2.
Conversations in Rome, 228.
Conucrsatioiis i\-it/i Children, 206.
Cooke (Frederick), 138.
Cooke (John Esten), 340.
Cooke (Philip Pendleton), 309, 340.
Couper (James Fenimore), 2, 57, 148, 15.=., l.'.e, 157, 158, 160, 161, 162, 163, 164, 165, 166, 168, 169, 172, 180, 214, 228, 229, 230, 235. 236, 239, 254, 257, 258, 261, 340, 402.
Copley (John Singleton), 130.
Gortez. 181.
Cotter's Saturday Mght, 282.
Cotton (Rév. John), 14, 17, 39, 42, 43, 44, 45, 66.
Coitnt Frontenac, 38.5.
Courtship of Miles Standish, 27'i.
The Court of Fancy, 67.
Cowley, 60, 69.
Cowper, 102, 143, 176.
Cozzens (Frederick S.), 365.
Craiich (Christophe!- Pearch), 210, 227.
The C rater, 167.
The Crisis, 105.
Creiyhton, 30.
The Croaker Papers, 180.
Crockett (David), 370.
Cullen (William), 17G.
The Ctdprit Fay, 180.
Cummins (Miss Maria S.), 341.
Curtis (George William), 204, 342, 350, 369, 380, 394, 395.
Cyclopeedia of American Literatiire, 389.
Daily Adrertiser, 361.
Dani.-el of Perii, 179.
Dana (Miss). 203, 205.
Dana (Richard Henrv).177, 182,183.
Dante, 215, 296, 306, 310.
Daudet, 233, 240.
Davenant, 20.
Davidson (Margaret Miller), 156.
Davies (Samuel), 80.
Davis (Charles Aiignstus), 361.
Davis (Jefl'erson), 396.
The Day-Dreaking, 48.
The Day of Doom, 20.
Daye (.Stephen), 13.
Day s of my Youth, 145.
Death of Flowers, 179.
Déclaration, 107.
The Deerslayer, 166.
Defoe, 138.
Democracy i'nreiled, 133.
Démocratie Revien', 232, 234.
Démocratie Vistas, 333, 334.
Denham, 119.
Dcnnie (Joseph), 141, 142, 143.
Dcr Arme llciwich, 273.
Derby (George Horalio), 367.
The Dial, 210, 216, 221, 228, 285,
292. Dickens, 153, 341, 359. Dickinson (John), 102, 103. Dictionary of llriiish and American
Authors, 389. Diplomatie Correspondance, 373. Discourse Concerning Unlimited
Submission, 99. Discourses on Davila, 129. Dissertations, 130. The Direrting IJistory ofJohn Bull,
150. Divine Comédie, 274, 311. Divine Songs for Children, 114. The Divine Tragcdy, 273. D' Grimshinve's Secret, 237. Dnlliver Romance, 237. Donne (John), 14. The DotK'n E asters, 171. Douglas (William), 79, 402. Drake (Joseph Rodman), 180, 181,
358. Drayton (Michaël), 12, 14. The Dream of a Day, 186. Dreani Life. 342. Drcd, 34(1, 347. Drisler (Henry). 392. Drum Taps, 332. Dry.len, 20, 58, 60, 69, 310. Dudlev (Thomas), 15. Dulany (Daniel). 98. Dunciad, 6t').
Dunlap (William). 137, 138, 140. Dutchvian s Firexide, 151. Duyckinck (Evert et Georges), 389. D\vight (John S.), 20i. Dwight (Théodore), 116. Dwight (Timothy), 114, 115, 117,
118, 140, 195, 349. Dyer, 67.
INDEX
417
Earth, ITi».
Ed^-ar //uni In/, t'il.
Edgewortli (Miss). lt> ».
Edinbur»li Rftie^v, 200.
Egplestoii (Edward), 378.
Edward Evorelt. IS'J, U»0, 201.
Edwards (Jonathan), 3'.', 5('>, tib, 70, 71, 80,. 81, 82, 83, S^i, 85, 117, 194, l'JS.
Edivin Brulliertoft, 350.
Eikonoklasles, 46.
Eliol (George). 348, 349.
Eliot (John), 13, 19, 32, 33, 'lO, 45, 4S.
Kl Do/ado, 316.
EUic l'enner, 283, 286, 287, 3'j2.
The Embargo, 176.
Emerson (Marv Moodv), 213.
Emerson (Ralph Waldo), 2, 199, 200, 201, 202, 2n5, 207, 209. 210, 212, 213, 215, 216. 217, 218, 219, 220, 221, 222, 223, 225, 226, 227, 228, 233, 236, 237, 252, 253, 257, 258, 265. 266, 267, 287, 291, 327, 330, 333. 393.
Emerson (William), 213.
Emmons (Nathanael), 195.
Enéide, 227.
Enfer, 310.
Eni^lish Siile-Books, 237.
Enelish Traits, 216, 219, 236.
Epictète, 221.
Efiitaph made by his Mari, 16.
Era, 34Ô.
Essais, 87.
An Eisat/ for thc Recording of Illustrions Providences, 50.
Essaijs and Poems, 227.
Essays and Refien's, 391.
Essays to do Good, 51.
Eureha, 249, 25b.
Euta»\ 262.
Evangeline, 272, 27'i.
Evans (Nathaniel), 67, 68.
The Evening Mirror, 131, 247,
Evening l'ost, 178, IHO.
Everett (Edward). 213, 373, 396, 397.
Examlnalion, 91.
Excursions, 225.
Expostulation, 278.
UTTKRATUHE AMERICAINE.
A Fable for Critics, 293, 294, 303.
Falconer, 65.
Eaniiliar Leitcrs, 225.
Tlic Family Meeting, 184.
Fansliawc, 231 .
Farrnrr's Allininax, 36S.
Tlic Farmers Weckly Muséum, 141.
Farrago, 143.
The Fate of Mansfield Humphreys, 390.
Faust, 318.
The Federalist, 107, 108.
Felton (Cornélius C), 392.
Fernandi) de Lemos, 377
Fessenden (Thomas Green)], 133, 357.
The Feu de Joie, 110.
Fichte, 200.
Fielding, 138, 301, 359.
Fields (James T.), 234, 297.
Filmer (Sir Robert), 101.
Fiske (John), 378.
Fiske (Mr.), 385.
Flint (Rév. Timolhy), 188.
Fins h Times, 364.
Folger (Peter), 18.
The Foresters, 180.
The Forrst Ilymn, 178.
Forrest (Edwin), 260.
I.a Fortune de la République, 217.
Poster (Slephen Collins), 365.
Fourier, 201, 203, 204.
Franccsca da Rimini, 321.
Francis (Convers), 202.
Franklin (Benjamin), :{U, 53, 56, 57, 58, 63, 66, 67, 70, 71, 72, 80, 85, 86. 87, 88, 89, 90. 91, 92, 103, 104, 106, 107, 110, 129, 130, 132, 151, 264, 357, 358, 373, 402.
Freedom of the Witl, 85.
Freeman (James), 196.
French and Jtalian Note-Books, 236.
Freneau (Philip), 104, 110, 111, 113, 114, 176, 357.
Froude, 381.
Fugitive Poetry, 241, 270.
Fuller (Mar^,^aret), 203, 205, 207, 209, 210, 211, 212, 215, 227, 233, 241, 270, 388.
Fuller (Timothv), 208.
Fulton (Robert), 128, 362.
A Fanerai Song, 20.
i7
418
Gaine (Hugh), 112.
Gallatin (Albert), î)9.
Galloway (Joseph), 102.
Garden (Alexander), 80.
Garrick, 137.
Garrison (William Lloyd), 277, 396.
Gates, 105.
Gay, 132.
Gayarré (Ch. Etienne Arthur), 376.
General Ilislory, 123.
A General History ofNew England,
34. General History of Virginia, 21,
22. The General Magazine, 87. The Gentle Boy, 232. The Gentleman's, 61. George Fox Digged oui, 46. Georgia Scènes, 355, 363. Gibbon, 378.
Gildersieeve (Basil L.), 392. Giles Corey, 273. The Gladiator, 260. Godfrey (Thomas), 67, 68, 131, 132,
136. God's Controversy, 20. Godwin (William), 171, 261. Tiie Golden Le:,'cnd, 272, 273, 318. Goldsmith, '.•2" 148, 153, 155, 156,
358. Good AVu's from jYen' England,
28. Good JVetys from Virginia, 22. Goodrich (Samuel Griswold), 174,
175, 232, 265, 266. Goodwin (William Watson), 392. Gookin (Daniel), 32, 33, 34. Grahains Magazine, 247, 266. Grandfafhcrs Chair, 235. Grant, 300. The Grave, 176. Gray, 58, 63, nS, 310. Greeley (Horace), 205, 211, 223,
396. Green (Joseph), 60, 62, 63, 357. Greene (Albert Gorton), ;^66. Green fi eld flill, 119. Grenville (George), 96. Greyslaer, 308. Griswold (Rév. Rufus Wilmot),
265, 266, 308, 309, 315, 388. The Group, 132.
The Guardian Angel, 287. Guizot, 381. Guy Rirers, 261.
H
Hadad, 180.
llail Columbia, 110.
Hakluyt, 51.
Haie (D'), 201.
A UalfCcntury of Conflict, 385.
Haliburton (Thomas Chandler),
362. Halleck (Fitz Greene), 178, 180,
182, 266, 358. Halpine (Charles Graham), 351,
366, 368. Hamilton (Alexander), 101, 104,
107, 108, 112, 132, 306. Hammond (John), 25. f/annah Thursfon. 317. Hans Breitmann's Ballads, 365. Hausen (Marie), 317. The Harbinger, 204. Harlan (James), 331. Harley, 24. Harj)er, 351. I/arper's Monthly, 395. Harris (George Washington), 364. Harrison (Gesner), 392. Hartmann von der Aue, 273. Harvard (Rév. John), 39, 64. The Hasty Pudding, 121. Ha-wlhoriie (Nathàniel), 2, 8, 133,
174. 181, 201, 227, 229, 230, 231,
232, 233, 234, 235, 236, 237, 238,
239, 240, 241, 251, 252, 254, 255,
257, 258, 26i, 267, 272, 340, 342,
352 369. Hawthorne (William), 230. Havnc (Paul Hamilton), 324, 325,
.396, 399. Hazlitt (William), 164, 196. The Headsman, 165. A Health, 188.
Hcarisease and Rue, 298, 301. Hedge (Frédéric Henry), 199, 201,
202. The Heidenmaner, 165. The Height of the Ridiculons, 284. Henry (Patrick), 103. Heraud, 209. Herrick, 3. niaivaiha, 273, 274. Higginson (John), 79.
IXDEX
'il y
Hig'ginson (Thomas Wciitwoith),
-••7. Mildreth (Richard), 376. llillhouse (James Abraham), I8G,
•26(3. Tlii- Hills of the Shatevnic, 341. Historical Account, 3.5. Ilisioricul Collcclions, 33. Ilislorual and Gcoifiopliual Ac- count, 3.T. llistoi y o/'t/ie American Révolution,
13'i. llixtory of the American Théâtre,
138. Histori/ nf Bacons and Ingram^s
Rébellion, 24. llistory of the Conquest of Mexico,
378. llistory of the Conquest of Pcru,
378. llistory of the Dicidin:^ Line, 74. llistory of the First Discovery , 77. llistory of the Formation of the
Constitution, 375. llistory of John Bull, lO'i. llistory of Massachusellt^, 122. Uislory of New Ens;land, 31, 370. llistory of Sew Yorh, 147, 357. llistory and Présent State of Vir-
Siinia, 76. llittori/ of the Reign of Philip II,
379.' Ilislort/ of the Spanish Liieraturc,
189," 386, 388. Histori/ of the United Netherlands,
381.' llistory of the United States, 376. History of the United States ,Vac»/,
160. Ilobomok, 172.
Hoffmnn (Charles Fenno), 308, 309. Holland (D' Josiah Gilbert), 323,
324. Holmes (Abiel), 283. Holmes (Oliver Wendell), 198, 265,
266, 282, 283, 284, 2.>-5, 286, 287,
288, 289, 290, 342, 353, 359, 365,
379. 381. Holt (Mrs. Katharine), 52. Home as found, 166. Home Journal, 308. Home Pastorals, 319. Home, Sivcet Hume, 179. Homeward Round, 166. Hooker (Thomas), 39, 40, 4'j, G6,
71.
Hoole, IV.t.
Iloopor (Johnson J.), 363.
Ilopc l.csiic, 171.
Hcplviiis (John), 13, .'{92.
Hopkins (Lcniuel), 116.
lli.pkins (Samuel), 195, 197, 347.
lU.pKinson (Francis), 104, 110, 111,
.'57. Ilorsc-Shoe Robinson, 259. Ilouse ofthe Sei'cn Gables, 235, 240,
2'il. Iloivailji in Syria, S'Jk. Howard, 92.
Howe (Mrs Jnlia Ward), 320. Howe (Sir William), 105. Howells (William Dean), 300. Hubbaid (Rév. William), 34. lludibras, 77, 1 14. Iludson (Rév. Henry. N.), 389. Hume. 92.
Humi.hrevs (David), 116. Hutchinson (Mrs. Anne), 41, 42. Hulchinsou (Thomas), 29, 31, 122. Ili/nmcs, 176. Ilymns to the Gods, 310. Ilypcrion, 270, 271, 315.
I
hhahod, 281.
The 1,1 le Man, 182.
« Ik Marvel », 369.
Iliade, 170.
/ lofe the Kingdom, 118.
Inchi(/uin, 189.
Indian Nantes, 185.
The Infulel. 260.
Ingersoll (Charles Jared), 189.
Inquiry into the qualifications, 85.
Irving (Peter), 152, 153, 154, 155, 136, 157, 109, 170, 181.
Irving (Washington), 148, 149, 150, 151, 21'*, 229, 235, 239, 268, 275, 304, 319, 353, 357, 358, 3.59, 369, 372, 373, 377, 378, 381, 382, 390.
/ see thee still, 184.
Israël Potter, 26'«.
Italian Shetch-Book, .390.
Jackson (An.ircw), 147, ri8, 149, 165, 188, 193, 277, 354, 360, 371. Jackson (Lydian), 215.
420
Jacobi. 200.
Jach Tier, 162.
James (Henry), 393.
James (William), 393.
Jameson (J. F.), 372.
Jane Talbot, 141.
Jav (John), 107, 159.
Jeilerson (Thomas), 25, 8^. lOG,
112, 128, 132, 146, li7, 176, 190,
243, 373, 387. Jenyiis (Soame), 97, 142. The Jesuits in Norlh America, 385. John Rrent, 3.")0. John Endicotl, 273. John Godficy's Fortunes, 317. •■ John Phénix >• 367. Johnson (Andrew), 361. Johnson (Edward), 31, 71. Johnson (Sanuiel), 79, 80, 92. Jonathan Wild. 363. Jones (Paul). 181, 264. Jones (Rév. Hugh), 76, 77. « Josh Billings », 367. Josselyn (John), 356. Journal, 73. Journal, 124.
Journal of an African Cruiser, 231. A Journey to the Land of Eden,
74. Judas Maccabcns, 273. Judd (Rév. Sylvester), 264. Junius, 104. Justice and E.rpedienci/, 277.
Kalai'ala, 273.
Kaloolah, 259.
Kant, 200.
Kathrina, 323.
J\avanagh. 271, 272.
Kearny' (Philip), 322.
Keats, 68, 289, 290, 292, 310.
Kemble (Fanny), 394.
Kennedy (John P.), 246, 259, 260,
340. Kent (James), 189. Kettel (Samuel), 175, 183. Kettle. 265, 266. Key (Francis Scott), 187. A'ey into the Lan:^uagc of America.
45. A Key to Uncle TonisCabin, 346. King Olaf 274.
Kirkland (.Mrs. Caroline Matilda
Stansbury), .393, 394. Knickerbokèr, 150, 232, 266, 308,
358. Knight (Mrs. Sarah Kemble), 73, 357. Kotzebue, 138.
Lady Bi/ron vindicuted. 348.
Lamb, 91, 12'f, 125, 156, 234.
The Lam/d'ghter, 341.
Landor, 295.
Lanier (Sydney), 319.
Lantern, 351.
f^apse ofTinie, 178.
La Rochefoucauld, 368.
Lars, 31S.
/,« Salle iind the Discovery of the Great West, 385.
The Last Leaf 284.
The Last of the Mohicans, 163.
Laud, 7, 26. 42, 44, 47.
Lawson (John), 75.
The Lay Preacher, 141, 143.
/^ai/s of my Home, 278.
Tlie Leaguer of Boston, 163.
Leah and Rachel, 25.
Leather-Stocking Taies, 161, 163, 166.
Leai'es from Margaret Smith''s Jour- nal, 279.
f^eaves from my Journal, 295.
Leaves ofOrass, 329, 330, 331, 332, 333, 334. 3.36, 338.
Léonard. 104.
Legaré (Hugh S,), 396.
Leland (John Godfrey), 365.
Leslie (Charles Robert), 3i9.
Leslie (Miss Eliza), 369.
Lessing, 299.
Lethe, 137.
I^etier to his Countrymen, 164.
Letter to Lafayctte, 164.
Letters and Social Aims. 217.
I^etters from Pennsylcania, 102.
Letters from under a Bridge, 307 .
Letters of an American Farmer, 125, 126.
Letters of J. Doiving, 361.
Letters of Life, 184.
Letters of the British Spy. 145.
Library of American Biography , 374.
Lieber (Francis), 392.
INDEX
'i21
Life and Drat/i i>/' Jo/in of Itanir-
,'tl,/, 381. Ai/c- ami i>ai/în^s o/'Mr. Parliiigton,
Life in i/ie Open Air, 3Ô0.
Life, Letteni, and Journa's, 38fi.
Life of Coliimhus, \W-t.
Life of David lirainerd , 85,
Life of Geort^e Was/iini;/on. IVi, 145. 155. 373.
The Li'^lit appearing more and more, 48.
Lincoln (Abraham), 90, 188, 3.Vi, 371, 401. 402.
Lind (Jenny). 361.
Lionel Lincoln, lfi3.
LittTitri/ Hemains, 277.
Lilerai'i, 248.
Lit lie Hritain, 153.
Liltlc Women, 206.
Living-stone (William), 66.
Livre de conduite, 3'jy.
Locke. 25, 82. 200.
Locke (David Ross), 361, 362.
Logan (James), 88, 170.
The London Magazine, 61.
Long (George), 392.
Longfellovv, 2. 17Ô, 201, 248, 251, 265, 26(), 267, 26S, 265). 270, 271, 273, 274. 275, -.'76, 282, 287, 28'.», 296, 306, 315, 318, 34-J, 388, 402.
Longstroet (.\ugiistus Baldwin), 362, 36.S.
Looking-Glaxs for t/ic Times, 18.
Lotus Ealing, 394.
Lounsbury, 159.
Love and Skaies, 350.
Lovejoy, 401.
Lovelace. 3.
Loveneir.i Fight, 60.
Lowell (Rév.' Charles), 290.
Lowell (James Rnssell). 2, 7. 8, 202, 215, 250, 252, 264, 2H5, 266, 270, 285, 289, 291», 291, 2l»2, 293, 294, 295, 296, 297, 298, 299, 300, 301, 302, 303, 304, 305, 306. 308, 310, 313, 319, 320, 347, 350, 361, 3(,5, 389, 390.
Lowell (Mary ei Roborl Traill Spence), 2'jO.
Lucy Temple, 134.
Lyrical Ballad.i, 132, 176.
M Mocatalav. f*.9, 379, 391.
Mackenzie, 146.
Mndison, 107, 108, 111, 121, 147.
Magnalia, 50, f»!, 52, 60, 78.
Magnalia Christi Americana, 51.
Mahomet, 155.
Maine Wonds, 225.
To tlie Manito of Dreamx, 181.
Major Jones Conrisliip, 363, 364.
Mnibone (Edward), l.JO.
Mallhus, 392.
Man tlie lie fermer, 216.
The Marble latin, 23G, 2.'|1.
Marc .Vurèle, 218, 22(i, 221. 226.
Le Marchand de Venise, 137.
Marco Hozzaris, 181.
Mardi, 263.
Margaret, 264.
Mariou (Francis), 144.
•• Mark Twain », 340, 356.
.Markoe (Peler), 132.
Marshall (John). 145, 373.
Martin l'aber, 201.
Marwell (Andrew), 17.
Martineau (Harriet), 346.
Mason (John), 30.
Masque of thc Gods, 318.
Mather (Cotlon), 2, l'i, 40, 49,
50, 51, 53, 58, 60, 66, 71, 78,
193. Mather (Incrense). 34, 49. Mather (Richard), 13, 48, 52. Malthews (Tiiomas), 24. Maupassant, 2'iO, 2.".4. May (Louisa), 206. Thc Maij/lo.ser, 345. Mayhew (Jonathan), 98, 99, 194. Maylem (John), 64. MaVo (D' William S.), 259. Mazzini, 211. Me linaal, 114, 115. McClellan, 352. Meai oui of the Eater, 20. Méditations, 61. Melville (Herman), 162, 235, 258,
263, 289. Memoirs, 144. Memoirs of the Life of William
Wirt, 260. Mémorial Poenis, 300. Mercedes of Caslile, 167. Mernj Mount, 380. Mrtamorphoses, 12. Muhacl Angelo, 274. Mirhelet, 3/9. Miles Slandish, 20. Mille et une Nuits, 343, 358.
422
Milton, 3, 7, 31, 42, 43, 'iG, GO,
•215, 273. The Minister's Wooing , 343, 3i7 ,
348. Minnesiiigers, 186. Mirror, 169, 266, 277, 307. Miscellanies, 215. T/te Missing Man, 172. « Mrs. Mary Clavers .., 393. The Mistress of tke Manse, 323. Mitchell (Donald G.). o41. Mitchill (Samuel Latham), 151. Mitford (.Miss), 394. Moby Dick, 162, 263. Model of Christian Charity, 31. Modem Chii>alry, 139. Monaldi, 183. Monikins, 167. Monroe, 147.
Moiitcabn and Wolfe, 384, 385. Monthli/ Anthology, 143. Moore (Clément G.), 309. Moore (Thomas), 179, 186. Moral Pièces, 184. More Wonders of tlie Invisible
World, 71. Morell (William), 12. Morley (Lord), 43. Morris (George P.), 169, 373. La Mort, 176. A Mortal Anlipailiy, 287. Morton (Nathaniel), 26, 29. Morton's Ho/)e, 380. Mossehead Journal, 296. Masses, 233.
Masses from an Old Mansc, 234. Motley (John Lothrop), 2S7, 289,
372,' 377, 379, 380, 381, 382, 385,
386, 387. Moiiriiful Lamentation, 63. Moiirt's Relation, 26. Murray (Liiidlcy), 144, 145, 15'i,
380. My Study Windows, 299.
N
Nadoivessicrs Todtenlied, 122.
Napoléon, 147.
Narrative of Arthur Gordon l'ym,
246, 25^. ]\arratii>e ofSurprising Conversions,
83. Narrative of thc Troubles with thc
Indians, 34.
The National Gazette. 112. Natural Ilistory of Intellect, 217,
218. Nature, 215. Neal (John), 170. Neal (Joseph Glay), 365. Near Home, 228. New American Cyclopaedia, 205. Newbery (.John), 174. Newell (Robert H.), 361. New England's Annoyances, 12. New England^s Crisis, 18. New En gland Galaxy, 173. New England's Lamentations, 41. New En gland Magazine, 284. New Englan.d''s Mémorial, 29. New England Primer, 114. New England's Prospect, 12, 30. New England Tragédies, 273. The New Era, 279". Newes f'rom Virginia, 11. The .Yen' Gospel of Peace, 390. A iV<?n' Home, 394. New Pastoral, 323. The New Priest in Conception
Bay, 290. New Voyage to Carolina, 75. .Veii'S front America, 30. Nichol (John), 351. Nich ofthe Woods, 260, 261. Nile Notes of a Ilowadji, 39'i. Niles, 78. Nina Gordon, 346. Norman Leslie, 172. North American Review, 177, 180,
298, 299, 305, 374, 378, 380, 397. Northampton, 84. Norton (Charles ?:iiot), 298. Norton (John), 42. Norwood, 23. Notes on Virginia, 107. Notions ofthe Americans, 164. Nova Anglia, 12. Novenibcr Boughs, 334. Noyos (l'iév. Nicholas), 60.
The Oak Openings, 167.
Oakes (Urian), 17.
0' Brien (Fitz .James), 343, 351, 352.
0" Cnnnor (William D.), 332.
Ode on Ihe Prospect of Peace, 68.
Odell (Rev. Jonathan), 110, 357.
Œuvres, 182.
INDKX
423
Tlic Old Dac/iclor, 1^5.
Old Ironsidea, 284.
Oldinixon, 7t>.
Old Onktn lUicket, 1(59.
The Old liciiime in Canada, 380.
Oldschool (Oliver), Wl.
Oldtoivn Folks, 348.
One-lloas Shay, 286.
Oomoo, 2tj3.
The Grêlon Trail, 383.
O" Reillv (John Bovlc), 3:.l.
OrUndô, 149.
Ormond, l'il.
■ Orpheus C. Kerr », 361.
Orphie Sai/intfs. 210.
Osl)oi'n (John), t>3.
Olis (James), 'Jl, 98, 134.
Our Hundred Days m Europe, 28"
Our Old Home, 236.
Our village, 394.
Outre-mer, 2(38, 271.
Oi'cr the Tea-Cups, 287.
Owen (Roheit Dale), 203, 393.
Paine (Robert Treat), 135, 136, 182. Paine (Thomas), 104, 105, 106, lOS,
136. Palfrey (John Graham), 376. l'apers on Lite rature and Art, 212. Paradis, 311. Parentator, 49, 51, 52. Park (Benjamin), 380. Parker (Théodore), 194,203, 207, 21(1. Parkman, Rév. Francis, 155, 197,
372, 383, 384. 385, 386. Parnassus, 217. Parr (Dr.), 388. Parsons (William), 310. The Partisan Leader, 187, 262. Partridge, 63. Part y Leaders, 304. Thc'Pasl, 179. The /'ath/inder, 158, 166. The Pairiot Chief, 132. Paulding (James Kirk), l.iO, 179,
258, 358. Paul licvere, 27'i. Payne John Howard), I5't. 179. Penbody (Dr. Nathaniol), 2()1. Peabodv (Miss Sophia), 233. The l'e'arl ofOrrs Island, 347. Pencillin^s by the \yay, 'M)~ , 315. Penhallo'w, '78.
Penn (Willinni), 45, 88.
Pennsyli'ania Freeman, 278.
Pennsi/hania Magazine, 104,
l'opys, 7.!.
l'crcival (James Gâte), 185, 186,266.
l'ercy (('icorge), 4.
Perkins, 133.
Personal Poents, 281.
Pestalozzi, 205.
Peter l'oreu/iine, 131.
Peter Iliigg, 172.
Pelers (Rév. Samuel), 123.
" Philander Dœsticks », 365.
Phillips (Wendcll), 289, 396, 400, 401,
/'////.., 264.
PhilosDjihic Soli'ude, 66.
Philolhea, 172.
Phd-nixiana. 367.
Pickei-ing (Timothy), 142.
Pickwick, 365.
Picture o/St John, 318.
The Picture o/Wen' J'orA, 151.
l'ictures front Appleadore, 396.
Pierce (Franklin), 231, 235, 236 237, 329.
Pierpont (John), 186, 266.
Pietas et Gratuhttio, 65.
Pike (.\lbert), 310.
The Pilot, 162, 163.
Pinknoy (Edward Coate), 188.
The Piôneers, ICI, 292, 385.
The Pirate, 161.
Platon, 202.
Pleasures ofllope, 176.
Poe (Edgar), 2, 168, 170. 181, 187 188, 229, 230, 239, 240, 242, 243 244, 2'i5, 24C., 247, 248, 249, 250 251, 252, 253, 254, 255, 2.56, 257 258, 260, 261, 265, 266, 270, 299 303, 309, 310, 352, 369, 388.
Poems, 2^i5, 292, 293.
Poems, Dramatic and Miseellaneous. 134.
Poems of Nature, 280.
Poems of the Orient, 316.
Poems on Slaveri/, 271.
Poems Subjective and lieminiseent 282.
The Poel al the lirealifasl Table, mi.
Poetical Works, 288.
Poets ami l'oelry of America, 265
PoeCs Journal, 318.
PocU and Poctry, 308.
Poets of America, 265.
The Poets and Poetry of Europe, 271,
The Pulitieal Caleehism, 110.
424 '
Polilical Efsays, 302.
Pomfret (John), 66.
Pope, 66, 68, 176.
Porteus, 1"6.
Portfolio, 137, 142, 143.
Pory (John), 22.
Potip/iar Papeis, 395.
The Prairie, 165.
Précaution, 159.
Prentice (George D.), 365.
Prentiss S. S., 390.
PrescoU (William), 372, 377, 378,
379, 381, 382, 383, 385, 386. Présent State of Virginia, 76. Preston (Mrs. Margaret), 321. Presidentiad, 329. Prettij Story, 104, 110, 150. Price (Dr.). 120. Priestley, 92. Prince heucalion, 319. Prince (Miss Elizabeth Oakes), 360. Prince (Thomas), 29, 71, 78._
The Prince of Parthia, 36, 67.
The Professor at the Breakfast
Table, 286. Prometheus, 185.
Proud I Robert), 140.
A Progrcss to the Mines, 74.
The Prophet, 318.
Prue and I, 342, 395.
Psalm Book, 78.
Psalm of Life, 270.
Public Occurrences, 87.
Purchas, 51.
Purgatoire, 311.
Putnam's Magazine, 296, 395.
Q
Quarles, 15. 19. Queechv, 341.
Queries of Ilighest Considéra- tion, 46. Quincev (De), 191. Quincy (Edmund). 299. Quincy (Adams John), 142, 387.
Ralph (James'), 66, 67. Ramsav (D' David), 1 .5. Randall, 321.
Randolph (John), 33, 145, 148, 187, 387, 399.
Raien, 247.
Read (Thomas Buchanan), 314, 321,
322. The Rehels, 172. RecoUections of a Lifetime, 175. RecollecUons of Ten Years, 188. The Red Rover, 162, 165. The Reilskins, 167. Reed (Henrv), 389. Reid, 99.
Remarkahle Providences, 49. Rcfiresciiialivc Men, 261. Rêveries of a Dachelor, 341. Revue des Deux Mondes, 201. Ricardo, 392. Rich (Richard), 11, 12. Richardson, 138. Rip Van Winkle, 153, 173. Ripley, 199, 201, 202, 203, 205, 207. 1 lie Rise of the Dutch Republic, 380. Rilteiihouse, 130. Rivington, 112. Roanoke (Randolph de), 143. Robertson, 379. Rogers. 236. Rollo Books, 174. Roscoe, 388. Rousseau, 299.
Rowlandson (Mrs. Mary), 34. Rowson (Susanna), 133, 134, 138. liudiments of Latin Prosody, 97. Les Ruines, 120. Rupert, 47.
Rush (D'), 131, 132, 144, 151. Ruskin, 236. Russell (James), 290. Russel's Magazine, 324. Ryan (Abraham J.), 321.
S
St John de Crevecœur (J. Hector),
125, 126. Salmagundi, 1.50, 151, 180. Sand (George). 349. Sands (Robert C), 178, 181, 358, 369. Sandys (George), U, 12. Sargènt (Epes), 309. Sartor rcsartiis, !il5. Satanstoe, 167. Sawin (B.), 293. Saxe (John Godfrey), 366. Scarborough, 60. Scarlet Lettvr, S, 229, 234, 235, 239,
240, 241.
Schelling, 200. Schleierinncher, 200.
Sriiuiz (Caii), yg.
Scboolcrnfl (Henry R.), 1^9. Schillabor (Benjamin Penhallow),
3C.">, :ui6, :!GS. Scott (Walter), 152, 156, 160, 161,
168, 171, 230, 254, 255, 276, 280,
358. Scribners Monthli/, 323. Seaburv (Samuel), 100, 101, 102,
10'i. ' The Seaside and ihe Fireside ,
272. Seccomb (John), 61. Sedgwick (Miss Catherine Maria),
171. The Sellin^^ of Joseph, 72. Tu Seneca I.ake, 186. Septimius Felton, 237. Sewall (Samuel), 58. 71, 72, 73. Seward (Miss), 135, 396. Sevmour (Sir Edward), 25. Shakespeare, 4, 137, 143, 178, 184,
■lH;, 321, 327, 339, 383, 403. Shakespeare' s Scholar, 390. Shaw (Henrv Wheeler), 367, 368. Shaw (Robert G.), 298. Shelley. 186, 253, 254, 319. Shepai-d (Rev. Thomas), 17. Sheridan (D'). 61. The SliifjiKTeck, 65. Sigourney (Mrs), 184, 185, 2f,6. Silliman (Benjamin), 189. Simple Cobbler of A^Oivam, l'i,
47, 356. A Simple Talc, 181. Simms (William Gilmore), 261, 262,
324, 340, 369. 389. Sketch Bouh, 153, 154, 35S. Skelches, 145. The Slave, 376. Slender (Roberl). 113. The Slint^sbtf l'apers, 307. Smart ((.'hristopher), IVJ. Smith (Adam), 92. Smith (Charles Henry), 361. Smith (D' Elihu H.), 141. Smith (Samuel F.), 283. Smith (Seba). 360. Smith (Sidnev). 170. Smith (William), 101. SmoUett, 139. Smyth (A. H), 319. Snoiv-Buund, 276, 278, 282. The Snoii' Ima^e, 235,
Society and Solitude, 217.
Some Considérations, 124.
Song of Mai ion's Mm, 179.
.^on^fs for Sational Airs, 186.
Sonffs in Many Aeys, 286.
Sangs of Labour and lieform,
280. Sonfis of the Sea, 309. The Sot-Weed l'actor, 357. The Soui's Implanlalion, 41. The SouVs location, 41. The Southern Lilerary Messenger,
246. The Southern Quarterly /JectViv, 189,
262. Southey, 126, 176, 184. Southwell (Sir Robert), 74. The Soi'creignty and Goodness of
God, 34. Spanish Papers, 156. The Spanish Student, 271. Sparks (Rév. Jared), 189, 198,
373. The Sparrowgrass Papers, 365. Spécimens, 175. Spécimen Days, 331, 333, 334. Spécimens of American Poetry, 174. Spécimens of Modem Standard Lite-
rature, 201. Speed (James), 332. Spotswood, 57, 75. Sprague (Charles), 183. The Spy, 156, 158, 159, 160, 163,
169, 170. The Squibob Papers, 367. Staël (Mme de), 387. Standard, 292, 293. Standish, 7.
Stansbury (Joseph), 109. The Star-Spangted Banner, 187. Stedman (Edmund Clarcnce), 314. Sterne, 73, 79, l.")2, 359. Stephens (Alexander H.), 396. Sternhold, 13.
Stevenson (Robert Louis), 263. Stiles (Ezra), IIS. Stith (Rév. William), 77. 78. Sloddard (Richard Henry), 314. Stone (Samuel), 13. Slorrs (Charles P.), 281. Slowe (Mrs.), 279, 289, 312. 313,
341, 343, 344, 345, 346, 347, 348. Stowe (Rév. Calvin E.), 34'i, 3'i5i Strarhey (William), 4. Slriigi^tès, 3(1:3. I Stna'r't (Gilbert), 1.30.
426
Stuart (Moses), 198.
Sturge (Joseph), 281.
The Succession of Forest Trees, 225.
Suckling, 11.
Sunimary, 7'J.
Summer on Ihc Lakes, 210.
Suraner (Charles), 'JSO, 396.
« Sut Lovengood », 364,
Sivalltnv Bain, 259.
Swift (Jonathan), Hl, 6G, 69, 79,
104, 152, ltj7, 215. Sn'in!(in' Round the Cirkle, 362. Sylphs of the Seasons, 183. Sylvester, 15, 19.
Taillefer (Patrick), 77. A Taie of the Tory Ascendency , 259.
Taies uf the Grotesque, 247.
Taies of a Trafeller, 154.
Taies of a Wayside Inn, 274.
Tamerlane and Other Pocms, 244.
Tans^lewood Taies, 23().
The Task, 176.
Taylor (Bayard), 313, 314,315, 316, 317, 318. 321, 32fi, 342.
Taylor (Jeremy), 39.
Taylor (John), 195.
Ten Great lielii^ions, 212.
Tennyson, 254, 294, 298, 313,320. .The fenlh Muse, 14,
Tent on the Beach, 279, 280.
Terrible Tractoration, 133.
Thanatopsis. \11 .
Thackeray, 313, 341.
Theolo^y E.rplaincd, 119.
Thirty Years ont of ihc Senale, 360.
Tlion'ias (Gahricl). 35.
Thomas (Isaiah), 141.
Thompson (Benjamin), 130.
Thompson (Jolin Randolph), 321.
Thompson (William Tappan), 363.
Thomson (Mortimcr), 67, 365.
Thoreau, 201, 210, 215, 221, 222, 223, 224, 225, 226, 228, 233, 237, 289, 330.
Thoughts on the Poets, 390.
Thoughts on the Uei'ival of Reli- gion, 83.
Three Mémorial Pocms, 298.
Ticknor (D'' Francis O.), 321.
Ticknor (George), 189, 201, 213 268, 269, 374, 386, 387, 397.
Tillotson, 39.
The Tintes, 65, 381, Timrod (Henry), 32'., 325.
To a Fringed Gentian, 179.
To a U'aier l'owl. 11'.
The Token, 174, 232.
Tompson (Benjamin), 18, 19.
Tooke (Horne), 92, 120.
A Tour on the Prairies, 155.
Toussaint Louceriure, 401,
Transfcrmation, 236.
Traits of the Aborigènes of Ame- rica, 185.
Travels in New-England, 118.
Trai>els through the Interior Parts of North America, 122.
Treatise concerning the Religions Affections, 84. "
Treatise on Original Sin, 85.
Tribune, 204. 211. 315, :^18, 326.
The Triumnh of htfedelity, 119.
A True and llistorical !S'arrative, 77.
True Relation, 21, 22, 58.
Trumbuli (John), 104, 114, 115, 117, 140, 357.
Trumps, 395.
Tucker (Beverly), 187.
Tuckcr (St George), 145, 376.
Tuckorman (Henrv Théodore), 390,
Turell (Mrs. Jane), 62.
Tn'icc-Told Talcs. 232, 234.
The Ti\'o Admirais, 162.
'Avo Tears heforc the Mast, 182.
Tyler (Coit Moses), 42.
Tvler (Royal), 70, 98, 137, 139, 140, 141, 357.
Typee, 263.
U
.. Unclc Esek », 368.
Uncle Tours Cabin, 341, 342, 344,
345. 346, 347, 348, 349, 376. Underhill (John), 30. Under the Willo^vs, 298. The United States Litcrary Gazette,
178. The United States Magazine, 112.
Van Biiren (Martin), 375. Vassall Morton, 385. Yerplanck (Gulian G,), 178,
427
\'er3 sur le .Massacre, 109.
Vcry (Jones), 'l'2~.
Victv of thc Causes and Cmisc-
ijuenccs, 102. riVu's A/'ooi, 31.5. Vin d ic i.r Ht hem tV.r , 131. T/ie Virginia Comedians , 340. Vision of Columbiix, 120. T/ie Vision of Sir Launfal, 294. Voices ofthe Mghi, 270, 271. Yolnev, 120. }'oi/ai;e dans la Haute l'cnnst/l-
vanie, 12fi. Voi/a^e of tite Good Ship l'niun, 284. Voyage to Virginia, 1'.\. Voyages de Gullii'er, 69.
w
Walden. 223, 224.
Waller, 19, 58, 62, 65.
The W'anderer, 228.
Wandering Recollections, 171.
War, 64. '
Ward (Henrv\ 343.
Ward (Nalhàniel), 14, 46, 48, 356.
Ware (William), 259.
H'n/- Lyrics, 320.
Warner (Miss Susan), 341.
Warren (Mrs. Mercev), 134.
W'ashingtan. 80. 86", 91. 10."., 100.
107, 112, 127, 145, 151, 155, 170.
373. 374, 401. The Water Witch, 162. Watts (D' , 60, 114, 176. Warerley, 159, 169. The Ways ofthe /Jour, 167. Webster (Daniel), 147, 189, 190. Webster (Noah), 105, 130, 143, 144,
14.1, 148, 281,373, 396, 397, 398,
399, 4(10, 401. Weed (Thurlow), KJO. ]Vech on the Cuncurd and Merrimac
Rifcrs, 223, 224. Weems (Mason L.), 144, 145. Welde (Thomas), 13. Wendell, .M. Wcntworth, 26.
Wentworth Moiton (Sarah), 135. The Wept <,f Wish-ton-Wish, 165. Werther, 387. Weslev. 59. West (Benjamin), 130. Weslivard Ho! 151. Whaling Song, 63.
Wlioalon (Honry), 189.
Wliipple (Kdwin Percy), 390, 391.
NN'liislun, r.)5.
Wliitaker (lli-v. .\lexander), 22.
\\'liitcher(Mrs.Fraiiccs Miriam),365.
Whitoomb (S. L.), 129.
White (Kiike), 176.
White (Maria). 291.
White (Richard Grant), 361, 390.
White (Thomas W'.}, 246.
Whitcfield. 194.
The ]Vhitc Slare, 376.
White Tyranni/, 348.
Whitman (Walt), 149, 221, 239, 253,
257, 2S9. 299, ao.î, 312, 31:<, 320,
326, 328, 329, 330, 331, 332, 333,
335, 336, 337, 338, 339, 340. Whitney (Eli), 128. Whittier (Klizabeth Hussey), 279. Whittier (John Greenleaf"), 2, 124,
125, 175, 265, 266, 270, 272, 276,
277, 278, 279, 280, 281, 282, 289,
320, 402. Who'll Folloiv, 394. The Wide. Widc World, 341. « Widow Bedott », 365. Wieland, 141.
Wigjjrlesworth (Michael), 2, 19, 20. Wigglesworth (Samuel). 20, 59, 60. Wiîbcrforce, 29. Wilbur (Rév. liomer), 293 Wilde (Richard Henry;, 309. Wilkie, 118. WiUard (Samuel), 79. Williams (Roger), 7, 40, 43, 44,
45, 46. Willis (Nathaniel Parker), 267, 3u6,
307, 308, 310, 315, 369. Willson (Hyron Forceytlie), 320. Wilson (Alexander), 180, 183. Wilson (John), 14. Win:f and Wirn;, 162, 165. Win'slow (Edward), 26, 28, 29. A Winter Wtitk, 225. Wint<'r (William), 351, 352. Winthrop (John), 7, 26, 30, 31,
61, 88. Winthrop (Mrs.), 73. Winlhrop (Théodore), 343, 349, 350,
.351, 352. Wirt (William), 145, 146, 187. Wise (John), 80. Witherspoon (John), 99. Wolcotl (Roger), 61. Wolfe, 67, 309. Wolfcrls lioosl, 155.
428
INDEX
rhe Wonder Book, 23", 236.
The Wonder-Working Providence,
32. Woman in. the Nineteenth Century,
212. Wood (William), 12, 30. Woodbridge (Benjamin), 17. Woodbridge (John), 15. Woodmans Spare tliat Tree, 169. Woodworth (Samuel), 169. Woolman (John), 124. Woolsey, 3i'.). Worcester (E. Joseph), 189. Wordswortli, 113, 177, 186, 200,
280, 301, 338, 389, 391. Worship of Xalure, 2rf0. Tlie Wound Dresser, 331. Wyandotte, 167.
Yamoyden, 181.
Yaiicey, 396.
The Yankee in Canada, 225.
Yarns, 36i.
A Years Life, 291.
The Yemassee, 262.
The Youth^s Companion, 306.
Zenobia, 259. Zophiël, 184.
TABLE DES MATIERES
PREMIERE PARTIE LA PÉRIODE COLONIALE (1607-1764)
Chapitre I. — Les ])remiers colons 1
— U. — Les versificateurs du xvii' siècle 10
— III. — Les annalistes du xvii" siècle 21
— IV. — La littérature religieuse du xvii' siècle dans la
Nouvelle-Angleterre 36
— V. — La poésie pendant la dernière période coloniale
{1701-176i) 55
— YI. — La prose de la dernière période coloniale (1701-
176'*) 6'J
DEUXIÈME PARTIE LA PÉRIODE RÉVOLUTIONNAIRE (1765-1788»
CuAP. VII. — Publicisles et Prédicateurs 95
— VIII. — Poètes et auteurs de Mélanges 109
TROISIÈME PARTIE LA PÉRIODE DE FORMATION (1789-1829»
CiiAP. IX. — Écrivains de transition (1789-1809) 127
— X. — Kcrivaiiis d'imagination (1809-1829). . 14"
— XI. — Écrivains en vers (1809-1829) 174
430
TABLE DES MATIERES
QUATRIEME PARTIE
LA PÉRIODE LOCALE (1830-1865)
Chap. XII. — Unitarisme et ïranscendantalisme. Leurs origines
et leurs représentants 191
— XIII. — Le Transcendantalisme. — Ses interprètes .... 207
— XIV. — Les romanciers (1830-1850) 229
— XV. — Les poètes (1830-1850) 265
— XVI. — Les poètes (1830-1850) [SwiVc] 289
— XVII. — Poètes et romanciers (1850-1865) 312
— XVIII. — Humoristes (1830-1865) 353
— XIX. — Historiens, critiques, publicistes (1830-1865) . . . 371
1310-10. — Coulommiers. Imp. Paul BRODARD. —5-11.
f'-^ic:? in Fiance
V.
BI6UOTHECÀ
La Bibliothèque Université d'Ottawa
Echéance
Celui qui rapporte un volume après la dernière date timbrée ci-dessous devra payer une amende de cinq sous, plus un sou pour chaque jour de retard.
Tiie Library University of Ottawa
Date due
For failure to return a book on or be- fore the last date stamped below there will be a fine of five cents, and an extra charge of one cent for each additional day.
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