/ ÉLOGES FONTENELLE PARIS. — IMPHIMERIK CIIAIX, «UCC. DE SAINT-OLEN, 8'i, i'.l'E DE-; llOSIERS. — 221 ELOGES DE FONTENELLE AVEC UNE INTRODUCTION ET DES NOTES PAR M. FRANCISQUE BOUILLIER Membre de l'Institut PARIS GARNIER FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS 6, RUE DES SAINTS-PÈRES, 6 M/ 597036 .5.^ Il 5-4 INTRODUCTION Il y avait lieu de s'étonner que Fontenelle, non pas l'au- teur de lettres galantes, de pastorales ou de tragédies, mais l'auteur des Entretiens sur la pluralité des mondes, des pré- faces et Histoires et surtout des Éloges de l'Académie des sciences, n'eût jusqu'à présent qu'une si petite place dans les histoires les plus complètes de notre littérature et dans les recueils les plus étendus de morceaux choisis de nos meilleurs écrivains (1). Grâce enfin à un nouveau programme classique d'auteurs français où figurent les Éloges choisis de Fontenelle, l'occasion s'est présentée, et je l'ai volontiers saisie, de réparer au moins en partie cette omission et cette injustice. Bernard le Bovier sieur de Fontenelle est né à Rouen, en 16o7, de François le Bovier sieur de Fontenelle, avocat au parlement, et de Marthe Corneille, sœur du grand Cor- neille. Il avait été destiné au barreau par sa famille, mais bien- tôt il le quitta pour se donner tout entier aux lettres, à la poésie, à la science. Sa vie, sans autres événements que ses œuvres, ses discours, ses éloges, s'est écoulée tout entière dans le sein de l'Académie française et surtout de l'Aca- démie des sciences. Il entra d'abord à l'Académie française, en 1691, à l'âge de 34 ans, mais non sans avoir d'abord éprouvé trois ou quatre échecs dus à l'opposition de Racine , (1) Exceptons l'Histoire de la littérature française de .M. Nisard. qui a si l)ien distingué deux Fontenelle, le mauvais et le bon. H INTRODUCTION. et de Boileau contre un partisan des modernes dans la fa- meuse querelle suscitée par Charles Perrault. Fontenelle avait beau, dans la suite, raconter ses propres échecs à des candidats malheureux, il n'avait jamais, disait-il, réussi à consoler personne. Dans son discours de remerciement, avec un ingénieux mélange de modestie et d'orgueil, il fait allusion à sa descendance du grand Corneille. On lui a, dit-il, compté le mérite d'autrui et non pas le sien seul: « .Je tiens par le bonheur de ma naissance à un grand nom qui, dans la plus noble espèce des productions de l'esprit, efface tous les autres noms, à un nom que vous respectez vous-même. » Cette réception se passa d'ailleurs comme en famille. C'est Thomas Corneille qui répondit à son neveu. A l'admiration de l'un et de l'autre pour le génie du grand tragique s'ajouta, chez le frère et le neveu, la vive expres- sion des liens du sang etdes sentiments de la famille. Dans toute la (luerclledes anciens et des modernes, c'estCorneille, dont il a écrit la vie, que Fontenelle ne cessera d'opposer aux plus grands génies de l'antiquité ; pour lui Corneille, en dépit de Racine, sera toujours le grand Corneille, comme pescartes, en dépit de Newton, sera le grand Descartes. Le duc d'Orléans, depuis le régent, qui goûtait fort son esprit, l'avait nommé un de ses secrétaires avec une pension de mille écus et un appartement au Palais-Uoyal qu'il garda jusqu'à la fin de la régence. En même temps que par ses travaux littéraires, par les Dialogues des morts et VAbrégé de r histoire des oracles, il s'était fait connaître aussi par des travaux scientili(iues, par la préface du traité des Inpii- ment petits, du marquis de L'Hôpital, et par les Entretiens sur la pluralité des mondes, (|ui lui valurent, en 1697, l'en- trée à l'Académie des sciences; quatre ans plus tard, il (it aussi partie de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, agrandie et réorganisée. A l'Académie des sciences, il remplit 43 ans, avec l'applaudissement universel, les fonc- INTRODUCTION. ii, lions de secrétaire perpituel. Pendaût ce temps-là, de 1699 à 1741, il a fait régulièrement les éloges des académiciens morts dans le courant même de l'année (1), et publié non moins exactement, chaque année, un résumé clair, élégant et précis des travaux de l'Académie en tète de chaque volume de ses mémoires. Il faut y joindre les deux belles préfaces de 1666 et de 1699 qui, comme il ledit, marchent en tête. Avant le règlement de 1699, il n'y avait point de discours en assemblée publique en l'honneur des académiciens morts. Son prédécesseur Duhamel, déjà vieux et qui n'écri- vait qu'en latin ('2), avait jeté les yeux sur lui pour le rem- placer avec ua discernement qui lui fait honneur. Fonte- nelle, dans son éloge, rappelle cette circonstance avec une délicate et vive expression de reconnaissance : « 11 serait de mon intérêt de cacher ici le nom de celui qui ose prendre la place d'un tel homme ; mais la reconnaissance que je lui dois de la bonté avec laquelle il m'agréa et du soin qu'il prit de me former ne me le permet pas. » Quel contraste cependant entre ces deux secrétaires ! l'un prêtre pieux, l'autre animé déjàde l'espritdu dix-huitième siècle ; l'un encore partisan de l'ancienne philosophie de l'école, l'autre attaché à la philo- sophie nouvelle, c'est-à-dire au cartésianisme; l'un faisant encore parler la science en latin, l'autre déjà dans la lan- gue de Voltaire ! De Duhamel à Fontenelle il semble qu'on passe dans un monde nouveau pour les idées comme pour la langue. Dans ce même éloge, Fontenelle a tracé, en l'honneur de son prédécesseur, ce portrait ou plutôt cet idéal du secrétaire d'une grande Académie : « il fallait à cette compagnie un secrétaire qui entendit et qui parlât bien les langues de (1) Les morts, même les illustres, attendent plus longtemps aujour- d'hui, si toutefois jamais leur tour arrive. (2) Il a écrit en latin l'histoire de l'Académie jusqu'à cette époque. Fontenelle, après sa mort, la traduisit en français. IV INTRODUCTION. tous ces savants, qui fût auprès du public leur interprète commun, qui pût donner à tant de matières épineuses et abstraites des éclaircissements, un certain tour et même un certain agrément que les auteurs négligent quelquefois de leur donner et que cependant la plupart des lecteurs demandent, enfin qui par son caractère fût exempt de partialité et propre à rendre un compte désintéressé des contestations académiques. » N'est-ce pas ici son propre portrait qu'a tracé Fontenelle , et notre introduction doit- elle être autre chose que le commentaire en son honneur de ces quelques lignes? Fontenelle, comme le dit Grandjean de Fouchy (1), « a introduit ces discours que l'Académie consacre encore peut- être moins à la gloire de ceux qu'elle a perdus qu'à exciter l'émulation de ceux qui se sentent assez de courage pour les imiter. » Les académiciens dont Fontenelle a prononcé l'éloge appartiennent aux quatre sortes de membres entre lesquels se partageait l'Académie des sciences depuis le règlement de 1699. C'étaient d'abord, au nombre de dix, les honoraires, grands personnages, en général plus désignés par leur goût pour les sciences que par leurs propres travaux ; ensuite, au nombre de vingt, venaient les pensionnaires qui rece- vaient une pension du roi et qui devaient être par le travail et la régularité les académiciens par excellence (2). A côté (1) Eloge de Fontenelle. Grandjean de Fouchy avait succédé comme secrétaire perpétuel à Mairan, le successeur de Fontenelle, qui n'a rempli ces fonctions que trois ans. Le successeur de Fouchy, dont le secrétariat dura 30 ans, fut Condorcet. (2) Les membres honoraires correspondent à nos membres libres, et les pensionnaires aux membres titulaires. Le roi choisissait parmi les honoraires les présidents et les vice-présidents. Les associés'et les élèves n'avaient point de pension. En général, les pensionnaires se recru- taient parmi les associés, et les associés parmi les élèves; mais il n'était pas cependant nécessaire de passer d'abord par ces deux de- grés ; un savant pouvait être immédiatement élu pensionnaire. INTRODUCTION. -v d'eux, et en même nombre, étaient les associés, dont huit étaient pris à l'étranger. Enfin en dernier lieu étaient les élèves, au nombre aussi de vingt, et chacun attaché à un pensionnaire derrière lequel il était assis aux séances. Il ne faut pas se tromper sur ce qu'étaient ces élèves, dont le nom revient souvent dans les discours de Fontenelle et dont quelques-uns même ont été l'objet d'un éloge. Dans l'éloge du physicien Amontons, qui était mort n'étant encore qu'élève, Fontenelle lui-même nous met en garde contre l'idée fausse qu'on pourrait ajouter à cette dénomi- nation trop modeste. « Le nom d'élève n'emporte parmi nous aucune différence de mérite. Il signifie seulement moins d'ancienneté et une sorte de survivance. » Chaque pensionnaire choisissait son élève, mais devait le faire agréer à l'Académie. Néanmoins, ce titre, comme nous l'apprend encore Fontenelle (1), fut aboli « comme trop inégal », par le règlement de 1716. C'est en qualité d'associés étrangers que le Czar Pierre P'", que Xe"svton, Leibnitz, le comte de Marsigli et d'autres encore ont une place dans les éloges du secrétaire perpétuel de l'Académie ; Vauban et le père Malebranche, de l'Oratoire, y ont eudroit en qualité d'honoraires. On peut s'étonner de voirun simple religieux, un père de l'Oratoire, parmi les honoraires, à côté des grands personnages aux- quels d'ordinaire ces places étaient réservées. Mais d'après un article curieux du règlement de 1699, les membres d'un ordre rehgieux ne pouvaient entrer à l'Académie que comme honoraires. C'était, dit malicieusement Condorcet, un expédient pour tempérer, par un mélange d'humilité, les hauteurs et la superb3 des académiciens de cette classe. Voici le jugement de Voltaire sur Fontenelle, dans son (1) Eloge d'Amontons. Ils furent remplacés par 12 adjoints. VI INTRODUCTION. Catalogue des écrivains du siècle de Louis XIV ; « Il a été au-dessus de tous les savants qui n'ont pas eu le don de l'invention. On peut le regarder comme l'esprit le plus universel du siècle de Louis XIV. » Non seulement il a embrassé à la fois les lettres et les sciences, mais dans les sciences elles-mêmes, il a porté une sorte d'uni- versalité. Nous le voyous tour à tour botaniste, physicien, médecin, chirurgieii; philosophe, ingénieur et mécanicien, géographe, législateur, et même homme d'État, selon la spécialité de l'académicien dont il fait l'éloge. Soit qu'il décrive quelque opération délicate de chirur- gie ou quelque nouvelle machine à l'usage de la physique, soit qu'il expose quelque découverte sur la terre ou dans les cieux, soit qu'il traite de l'art des fortifications et des constructions navales ou de la mission d'un lieutenant général de police et du chef d'un grand em- pire, soit qu'il cherche à nous initier à la nouvelle géo- métrie et aux infiniment petits, soit enfin qu'il touche aux plus hauts problèmes de la métaphysique, il a partout la même aisance, la même clarté, le même agrément. 11 a presque mérité qu'on mît au bas de son portrait le vers célèbre de Voltaire ; L'ignorant l'entendit, le savant l'admira. L'éloge qu'il fait de la facilité scientitique universelle de Malezieu semble mieux encore s'appliquer à lui-même : « Les sciences étaient entrées dans son esprit comme dans leur séjour naturel et n'y avaient rien gâté ; au contraire, elles s'étaient parées elles-mêmes de la vivacité qu'elles y avaient trouvée. » Avec l'auteur du Siècle de Louis XIV, disons donc encore de Fontenelle : « Il a été le premier des hommes dans l'art nouveau de répandre de la lumière et des grâces sur les sciences abstraites. Les éloges qu'il INTRODUCTION. vu prononça des académiciens morts ont le singulier avantage de rendre les sciences respectables et ont rendu tel leur auteur. » Fontenelle, en etfet, a rendu les sciences respectables. Comme partout il en fait goûter le charme et en montre l'utilité ! Quelle estime, quelle admiration, quelle sympathie il nous inspire pour les esprits d'élite qui se dévouent à leur avancement! Non seulement il nous les fait admirer, mais il nous les fait aimer par le tableau de leur dé- vouement désintéressé à la science et de leurs vertus publiques et privées. On a dit souvent que Fontenelle, si bien doué du côté de l'esprit. Tétait moins du côté du cœur. Le mot de M™^ de Tencin en lui mettant la main sur la poitrine : « Ce n'est pas du cœur qu'il y a là, mais de la cervelle, » se retrouve dans toutes les biographies de Fontenelle. Nous n'avons pas à rechercher jusqu'à quel point ce reproche peut être vrai dans ses œuvres littéraires et poétiques, ni dans sa vie privée, et dans ses rapports avec les femmes élégantes et spirituelles qu'il avait le don de charmer ; mais nous affirmons qu'à côté de toutes les qualités de l'esprit, le cœur a aussi sa place dans ses discours académiques. C'est parce qu'il aime ses héros qu'il sait nous les faire aimer. Dans la vie de la plupart d'entre eux, comme dans la sienne, il y a bien peu d'événements, à part leurs travaux, leurs expériences et leurs découvertes en astronomie, en algèbre ou en géométrie. Cependant il sait nous inté- resser aux plus modestes, aux plus obscurs, par l'analyse de leurs recherches et de leurs découvertes, par le simple récit de leur vie laborieuse, des obstacles dont ils ont eu à triompher, par les anecdotes et par les traits bien choisis qui peignent leur caractère et leurs vertus. Grâce à son art merveilleux, les éloges de Couplet ou de Carré ne nous viii INTRODUCTION. attachent pas moins que ceux de Pierre le Grand ou de Vauban. Il fait honneur de leurs qualités morales et de leurs vertus à l'intluence sur les âmes et les caractères de l'amour et de la culture de la science. Candeur, ingé- nuité, simplicité de mœurs, modestie, désintéressement, amour de la science pour elle-même, piété sincère, amour de la patrie, courage, toutes les fois qu'ils ont été appelés à en montrer et que les sciences en ont fait des hommes de guerre, telles sont les qualités et les vertus dont nous retrouvons les traits et les exemples presque à chaque page dans les£'/o(/csdeFontenelle. « Il ne manque, dit M. Nisard, aucune occasion de faire voir quel lustre la vérité reçoit des mœurs aimables ou fières, des vies pures et cachées, des belles morts de ceux qui se dévouent à la chercher. » Il y a dans ces nobles vies une sorte de morale en action tout entière empruntée aux savants et à l'Académie des sciences. On va le voir par de nombreux exemples et par des citations, qu'avec Fonlenelle on est toujours tenté de multiplier et dont nos lecteurs ne se plaindront pas. Il loue Gassini de cette rondeur et de cette simplicité que l'on aime tant dans les grands hommes, et qui cependant y sont, dit-il, plus communes que chez les autres. Môme éloge de Viviani, qui avait « cette innocence et cette simplicité de mœurs qu'on conserve ordinairement quand on a moins de commerce avec les hommes qu'avec les lettres. » Il dit de Régis et de Lémery : « La même probité et simplicité de mœurs les unissaient; » du matliématicien Uolle : « Ses mœurs avaient toujours été telles que les forme un grand attachement à l'étude et l'heureuse privation du commerce du monde. » Le caractère de Varignon était, dit-il, aussi simple que sa supériorité desprit pouvait le demander, et des Billettes * INTRODUCTION. lï avait pour qualité dominante une certaine candeur qui peut n'accompagner pas de grandes vertus, mais qui les embellit beaucoup. Le P. Sébastien Truchet, grand méca- nicien, « était aussi simple que ses machines >■>. Il renvoie à la science l'honneur de ces louanges qu'il a si souvent occasion de répéter. '< J'ai déjà donné, à propos de ^ arignon, cette louange à tant de personnes de cette Académie, qu'on peut croire que le mérite en appartient plutôt à nos sciences qu'à nos savants. » C'est, dit-il ailleurs, une louange qui appartient assez généralement à cette espèce particulière et peu nombreuse de gens que le commerce des sciences éloigne de celui des hommes. Non moins général est chez eux le désintéressement, « si naturel à ceux qui cultivent les sciences .). Il oppose, non sans une légère ironie, cette simplicité et ce désin- téressement à l'art de faire fortune, de faire sa cour, à l'esprit d'intrigue et de courtisanerie, au désir des richesses, des places et des honneurs à la cour et dans le monde. En terminant l'éloge du physicien Amontons, il ajoute à toutes les qualités de son cœur : simplicité, franchise, candeur, « une entière incapacité de se faire valoir autrement que par son mérite, et par conséquent une incapacité presque entière' de faire fortune •>. Il loue Duhamel, malgré tout son crédit auprès de grands prélats, de n'avoir jamais possédé que de petits bénéfices ; « et pour dernier trait, de n'en avoir point possédé dont il ne se soit démis en faveur de quelqu'un )). Fontenelle se plait à multiplier les exemples de cette inca- pacité chez les savants de faire fortune et de ce noble dés- intéressement. Dans l'éloge de l'algébriste Rolle, il signale cette ancienne et irréconciliable opposition entre les sciences et les richesses ou l'amour de l'argent. Le médecin Fagon n'était pas riche et cependant il faisait, " poussé par l'amour de la patrie .^, des voyages à ses frais dans le but d'enrichir T INTRODUCTION. le jardin du roi, dont il avait l'intendance. La vie du grand médecin Boerhaave lui suggère cette réflexion, que « les lettres et les sciences forment assez natm'ellement des âmes indépendantes parce qu'elles modèrent les désirs, » Même éloge du chirurgien 3Iéry, auquel l'Espagne fit vainement, pour le retenir, les offres les plus avantageuses, « mais qui les refusa par amour de la patrie » . Ce même Méry a encore mérité cet éloge : qu'il n'a rien mis de lui dans sa réputation, à quoi il ajoute avec sa finesse ironique : « Communément il s'en faut beaucoup que ce soit assez. » Il y a cependant quelques exceptions, au moins appa- rentes, à ce désintéressement 1 1 à cette sorte d'incompatibi- lité de la science et de la fortune. Ce même Boerhaave, qui a laissé de grands biens, en est une. Fontenelle, pour le justifier et le faire rentrer, pour ainsi dire, dans la règle commune, raconte comment, attirés par sa réputation, des gens riches, des seigneurs, dos princes venaient de loin frapper à sa porte et le consulter. Pouvait-il ne pas rece- voir ce qu'ils croyaient devoir lui donner? C'est ainsi qu'il fait l'apologie de ce savant devenu riche par excep- tion : (( On voit bien ciu'il n'y a pas eu de sa faute à deve- nir si riche. » L'amour de la science pour elle-même se joint à cette vertu du désintéressement, ou plutôt c'est lui qui l'inspire. Avec quelle chaleur et quelle éloquence ne vante-t-il pas les douceurs et les charmes de cet amour ! Ainsi il dira de Tschirnhausen, savant et philosophe hollandais : «Il aimait les sciences de cet amour pur et désintéressé qui fait tant d'honneur, et à l'objet qui rijis])ire, et au cœur qui le res- sent. La manière dont il s'exprime en quelques endroits sur les ravissements que cause la jouissance de la vérité est si vive et si animée, qu'il aurait été inexcusable de se proposer mie autre récompense. » Bien d'autres, et parmi les savants qu'il a loués, et parmi les savants de tous les INTRODUCTION. xi temps, ont ressenti ces ravissements de la découverte et de la recherche de la vérité. De l'amour de la science ne se séparait pas l'aïuour de l'Acadéinie; c'étaient comme deux amours confondus en un seul. Vieux et souHrants, jusqu'à ce qu'ils soient à bout de toutes leurs forces, ils viennent toujours à l'Académie, pour laquelle ils ont pris « cet amour qu'elle ne manque guère d'inspirer (1 1 ». Il aimait, dit-il de Carré, l'Académie des sciences comme une seconde patrie. Combien ne nous les rend-il pas plus intéressants encore en racontant au prix de quels elïorts et de quels sacrifices la plupart d'entre eux ont triomphé de tous les obstacles à leur vocation scientifique, soit de la pauvreté, soit de la volonté et de l'opposition de leurs familles ! Que de difficiles commencements, que de dures privations pour se rendre à Paris, pour suivre des cours de médecine ou de géométrie, pour payer les leçons d'un maître, pour subsister en étudiant, avant de pouvoir se suffire! Indépendamment de la pauvreté, ce sont surtout les mathématiciens qui ont eu d'abord à lutter contre l'oppo- sition de leurs familles. A la différence d'aujourd'hui, il semble qu'au xvni^ siècle il n'y ait pas eu, au point de vue de la fortune, de carrière plus ingrate que celle des mathématiques. Presque tous ces mathématiciens de voca- tion et de naissance dont il fait l'éloge ont dû se révolter contre les vues plus pratiques et contre la sagesse mon- daine de leurs parents. <.< Les mathématiques ont eu, dit-il, jusqu'à présent si peu de réputation d'utilité, que la plu- part de ceux qui s'y sont appliqués ont été rebelles à l'autorité de leurs parents (!2;. Quel est le père qui aimât assez peu ses enfants pour les destiner aux mathéma- (1) Éloge de Léniei'y. (1) Éloge d'Hartsœker, XH INTRODUCTION. tiques, si on ne les regarde que comme des moyens d'ar- river à la fortune (1)? » Il fallait vaincre non seulement la volonté paternelle, mais l'obstacle non moins grand de la pauvreté. Poupart, venu jeune à Paris pour étudier la méde- cine, dut se charger de l'éducation d'un enfant pour sub- sister ; mais bientôt il y renonça pour donner tout son temps à l'étude : « Il aimait mieux étudier que subsister... Nous ne rougissons point, ajoute Fontenellc, d'avouer hau- tement la mauvaise fortune d'un de nos confrères, ni de montrer au public le sac et le bâton d'un Diogène, quoique nous soyons dans un siècle où les Diogènes sont moins considérés que jamais, et où certainement ils ne recevraient pas des visites des rois dans leur ton- neau. » En dépit de la pauvreté, en dépit des parents, ces prédestinés à la science apportent en eux des qualités insurmontables, suivant son expression, qui triomphent de tout. C'est la nature, dit-il, qui fait les savants comme les héros. L'amour de la science les soutient comme un feu intérieur qui les anime à travers toutes les plus pénibles épreuves de la vie, à travers la défaillance des forces physiques et la maladie, souvent jusqu'au seuil de l'extrême vieillesse. Quelle profonde vérité psycho- logique et morale dans cette belle pensée de Fonte- nellc : « Une grande passion est une espèce d'âme immortelle à sa manière et presque indépendante des organes (2) ! » S'ils ont l'amour de la science et un naturel désintéres- sement, ils ont aussi l'amour de la patrie. Je remarque combien souvent Fontenelle insiste dans ses Éloges sur ce (1) Éloge d'Amontons. (2) Éloge de du Verney. INTRODUCTION. xi" sentiment de l'amour de la patrie, et comme il se plaît à célébrer dans ses héros l'àme et les vertus du citoyen. Dans l'éloge de Vauban, « le seul homme de guerre pour qui la paix ait été aussi laborieuse que la guerre même, » il loue le citoyen et le patriote à l'égal du savant et du guerrier. C'est un Romain « qu'il semblait que notre siècle eût dérobé aux plus beaux temps de la république ». Le même sentiment patriotique domine dans l"éloge de Renau d'Élisagaray, grand ingénieur et intrépide marin, « espèce d'amphibie guerrier qui partageait sa vie et ses fonctions entre l'un et l'autre élément. Rien ne touchait tant son cœur que le bien public. « A quoi il ajoute, ce qui relève d'autant plus son héros, mais n'est pas en l'honneur de son époque : « Il était citoyen comme si la mode et les récompenses eussent invité à l'être. » Tel aussi était Ressons, mathématicien et soldat, « alternati- vement guerrier et laboureur ou jardinier, et toujours citoven », qui cultivait son champ, après avoir perfec- tionné l'artillerie, dans l'intervalle de ses campagnes sur mer et sur terre. A l'amour de la patrie s'est joint le courage, même chez ceux qui n'étaient pas des guerriers de profession, mais seulement par occasion. Valincour, membre de l'Académie des sciences et de l'Académie française, plus connu comme homme de let- tres, comme ami de Racine et de Boileau, que par des actions de guerre, assistait à la bataille de Malaga, où il fut blessé à côté du comte de Toulouse, dont il était le secré- taire. Du Fay, un des fondateurs de la science de l'élec- tricité, élevé également, dit-il. pour les sciences et pour les armes, s'était signalé dans les combats comme dans les laboratoires. Faye, mathématicien et ingénieur, essayait sous le feu de l'ennemi les machines qu'il avait inventées pour le transport de l'artillerie et le passage des rivières. XIV INTRODUCTION. Les sciences avaient fait aussi un homme de guerre do l'astronome Chazellcs, « soldat élevé à l'observatoire », qui fit flotter les premières galères sur l'Océan et les conduisit à l'ennemi. Parent et Sauveur, tous deux mécaniciens et mathé- maticiens, tous deux professeurs de l'art des fortifications, voulurent joindre à la théorie la pratique, même la plus périlleuse. Parent fit deux campagnes avec le marquis d'Alègre. Sauveur alla au siège de Mons : « Il y montait tous les jours à la tranchée, il y exposait sa vie seulement pour ne négliger aucune instruction , et l'amour de la science était devenu chez lui un courage guerrier. » N'ou- blions pas le comte de Marsigli, dont la vie est un si curieux roman, qui était, il est vrai, guerrier de profession, mais en même temps un savant, un zélé académicien, un fonda- teur d'académies. Voici encore une autre belle pensée de Fontenelle, qui terminera bien ce paragraphe en l'honneur du courage des académiciens : « Ce qui élève l'esprit devrait toujours élever l'àme. » Nous voudrions faire connaître encore davantage le mérite de Fontenelle comme moraliste. Entre tant de pen- sées, d'observations, de critiques morales qu'on trouve à chaque page dans les Éloges, et qui souvent seraient dignes de prendre place à côté de celles de La Bruyère, nous sommes embarrassé de choisir. Avec quel charme la finesse et même la profondeur s'y dérobent à moitié sous l'apparenciï d'une rédexion commune et naïve! Lors- qu'après avoir loué Sauveur d'être officieux, doux et sans humeur, il ajoute : « même dans l'intérieur de son domes- tique », il a l'ail" de dire bien peu de chose, et cependant il dit beaucoup. C'est à jx'u près une louange du même genre qu'il donne au mathématicien de Montmort , ami et disciple de Malebranche : " Il était bon maître, même à l'égard des domestiques qui l'avaient vol^; bon ami, bon INTRODUCTION. iv mari, bon père, non seulement pour le fond des sentiments, mais, ce qui est plus rare, dans le détail de la vie. » Voici, à rencontre de Boileau, à propos de l'épitre qu'il a dédiée à Dangeau, un ti'ait qui mérité d'être cité: « Les plus sati- riques et les plus misanthropes sont assez maîtres de leur bile pour se ménager adroitement des protecteurs. » De combien d'autres satiriques et misanthropes cela n'est-il pas vrai, plus encore que de Boileau ? Ceci n'est plus seulement contre les faux misanthropes, mais contre l'humanité en général : c La pratique de l'équité est si opposée à la nature humaine qu'elle fait les plus grands héros en morale. » Faut-il donner raison à Fon- tenelle et croire que la simple équité est chose si difficile et si rare parmi les hommes? De même qualiticra-t-il d'héroïque, par un trait de satire analogue, la simple disposition à rendre justice au mérite d'autrui? « Personne, dit-il de Manfredi, ne sentait mieux le mérite d'autrui, il allait presque jusqu'à s'y com- plaire. Le fond de tout cela est qu'il avait sincèrement peu d'opinion de lui-même, disposition qu'on pourrait nommer héroïque. » L'éloge qu'il fait de quelques-uns est la satire indirecte du grand nombre. Dodart et Claude Perrault avaient, dit-il, grand crédit auprès de Colbert et en faisaient un usage extraordinaire. Quel est donc cet usage si peu commun ? « Ils s'en servaient pour faire con- naître au ministre ceux qui avaient de grands talents, aussi bien qu'eux, et à leur attirer ses grâces (1). » S'agit-il du bien public ? avec quelle sorte de simplicité perfide il nous dit en trois ou quatre mots ce que d'ordinaire il en advient. « Comme il arrive assez souvent dans ce qui regarde le public, on n'alla pas plus loin que le projet {"2). » Il ne voit pas cependant toujours si en noir l'humanité (1) Éloge de Dodart. (2) Éloges de Guglielmini. XVI LNTRODUCTION. et les grands; voici une sorte de concession : « La vertu, dit-il dans l'éloge de Vauban, ne laisse pas de réussir quel- quefois, mais ce n'est qu'à force de temps et de preuves redoublées. » La peinture de deux amis, comme Malezieu et De Court, ou Varignon et l'abbé de Saint-Pierre, lui est une occasion de remarquer, avec sa finesse ordinaire, que l'amitié vit de contraste non moins que de ressemblance. Il dit des deux premiers, tous deux précepteurs du duc du Maine : « Il se trouvait entre leurs caractères toute la ressemblance, et de plus toute la différence qui peuvent servir à former une grande liaison, car leur amitié ne faisait qu'un seul homme en qui tout se trouvait dans un juste degré. » C'est une page exquise que celle oi^i il a peint l'amitié non moins vive de Varignon et de l'abbé de Saint-Pierre, par- tageant fraternellement entre eux leurs minces ressources et vivant en commun dans une petite chambre de la rue Saint-Jacques, où il allait les visiter en qualité de compa- triote. « Un goût commun pour les choses de raisonnement, soit physiques, soit métaphysiques, et des disputes conti- nuelles furent le lien de leur amitié. » Il distingue bien deux sortes de pohtesses. « Il méprisait, dit-il de Vauban, cette politesse superficielle dont le monde se contente et qui couvre souvent tant de barbarie ; mais sa bonté, son humanité, sa libéralité lui composaient une autre politesse plus rare, qui était toute dans son cœur. » II termine par la même louange l'éloge d'un Italien, associé étranger, Guglielmini. Dans les éloges, qui sont assez nombreux, de médecins académiciens, il y aurait à recueillir plus d'une remarque piquante sur la médecine et sur les médecins. Le médecin, selon Fontenelle , doit savoir charmer par ses discours l'esprit des malades, en même temps qu'agir sur leur corps par les remèdes. Malheureusement cet art manquait, ce INTRODUCTION. xvii qui est un véritable défaut pour un médecin, à Littre et à Sauveur, qui n'avaient à aucun degré le don de l'éloquence, qui avaient même peine à parler. « Un médecin, dit-il à propos de Sauveur, a presque aussi souvent afTaire à Timagination de ses malades qu'à leur poitrine ou à leur foie, et il faut savoir traiter cette imagination qui demande des spécifiques particuliers. » La même pensée est plus développée dans l'éloge de Littre. « Un médecin doit quelquefois parler sans autre but que de parler, car il a le mallieur de ne traiter avec les hommes que dans le temps précisément où ils sont plus faibles et plus enfants que jamais. Cette puérilité de la maladie règne principalement dans le grand monde, et surtout dans une moitié de ce grand monde qui occupe le plus les médecins, qui sait mieux, les mettre à la mode, et qui a souvent plus besoin d'être amusée que guérie. Un médecin peut agir raisonnablement avec le peuple, mais, en général, s'il n'a pas le don de parler, il faut qu'il ait le don de faire des miracles. » Un autre grand médecin, Chirac, « parlait peu, sèche- ment et sans agrément. Il ne faisait guère aux malades ces explications circonstanciées et détaillées de leurs maux, qu'ils ne sont pas ordinairement capables d'entendre et écoutent pourtant avec une espèce de plaisir. » Dans l'éloge de Littre signalons encore en passant un curieux et vif tableau des difficultés, des obstacles, des règlements de police, des préjugés que rencontre l'inclination pour l'ana- tomie, la plus difficile, dit-il, à satisfaire de toutes les incli- nations qui ont une science pour objet. Qui n'est pas du corps des médecins, qui ont le privilège des dissections, « ne fait guère de grands progrès en anatomie qui ne soient en quelque sorte illégitimes ; on est réduit à frauder les lois et à ne s'instruire que par artifice, par surprise, à force de larcins, qui sont toujours dangereux et qui ne sont xviit FNTRODUCTION. jamais assez fréquents. Littre étant à Paris éprouva les inconvénients de son amour pour Tanatomie. » En fait d'éloge public, il semble qu'il n'y ait pas de matière plus ingrate que les géomètres ou les algébristes. Fontenelle sait aussi les rendre intéressants, mêmepourceux q[ui ne sont pas matliématiciens, tant il y a de clarté et d'élégance dqms ses analyses, tant on sent qu'il goûte le charme et les beautés, qu'il ne cesse de célébrer, de l'algèbre ou de la géométrie, et surtout cette certitude absolue qu'il ne trouve nulle part ailleurs ! Il a senti quelque chose de cette ivresse des mathématiques qu'il leur attribue. D'ail- leurs, à l'analyse de l'œuvre du savant se mêle toujours le portrait de l'homme. Fontenelle les fait revivre sous nos yeux, à l'Académie et dans leur intérieur, avec la naïveté de leurs mœurs, de leurs goûts et de leurs habitudes. Quoi, par exemple, de plus intéressant, de plus attachant que l'éloge du mathématicien Carré, bien qu'il ne soit pas un savant de premier ordre ? Il est vrai que Carré, en même temps que mathématicien, était un philosophe, un dis- ciple convaincu, un propagateur zélé de la philosophie de Malebranche, qui l'a lui-même formé et qui l'a gardé sept ans auprès de lui. Il montrait en ville les mathématiques, mais il y joignait la philosophie de son maître chéri. Je ne sais, dit Fontenelle, par quelle destinée particulière il eut beaucoup de femmes pour disciples. De là quelques ingé- nieuses et justes réllexions sur l'esprit des femmes, sur leurs aptitudes, sur la retenue qui leur convient, non pour ac(]uérir du savoir, mais pour n'en pas faire montre. « En général, dit-il, il faisait cas de l'esprit des femmes, même par rapport à la philosophie, soit qu'il les trouvât plus dociles, parce qu'elles n'étaient prévenues d'aucune idée contraire et qu'elles ne cherchaient qu'à entendre et non à disputer, soit qu'il fût plus content de leur attache- ment pour ce qu'elles avaient une fois embrassa, soit enfin, f INTRODUCTFON. xiï aioiite-t-il, non sans quelque peu d'innocente malice, que ce fond d'inclination qu'on a pour elles agît en lui sans qu'il s'en aperçût et les lui fit paraître plus philosophes, ce qui était la plus grande parure qu'elles pussent avoir à ses yeux. » Un autre assaisonnement de son commerce avec elles, dit- il encore, était le mystère, « car elles ne sont pas moins ohligées à cacher les lumières acquises de leur esprit que les sentiments naturels de leur cœur, et leur plus grande science doit toujours être de conserver jusqu'au scrupule les bienséances extérieures de l'ignorance. » Quelle plus délicate leçon pour les femmes savantes de tous les temps, philosophes, géomètres ou chimistes, que ces bienséances extérieures de l'ignorance fju'elles doivent conserver jus- qu'au scrupule! Depuis un professeur en ville comme Carré, jusqu'au Czar Pierre, depuis un botaniste comme l'anachorète Morin, jusqu'à un marin comme Renau. depuis un chirurgien comme Méry, jusqu'à un maréchal de France comme Vau- ban ou Talard, depuis un chimiste ou un géomètre comme Homberg ou Varignon, jusqu'à un lieutenant général de police comme d'Argenson, jusqu'à un philosophe comme Malebranche ou un mécanicien comme le P. Sébastien Truchet, que de personnages divers, que de travaux, que de mémoires sur toutes les sciences un secrétaire perpétuel unique n'était-il pas obligé d'analyser et d'apprécier ! L'u- niversalité était nécessairement requise. Avec le Czar Pierre P"" il est obligé de toucher à l'histoire et à la poli- tique. Ce sont de belles pages d'histoire que celles oîi. avant Voltaire, il faitle tableau delaRussieencore barbare, au com- mencement du xvHi^ siècle, et des réformes opérées dans la législation, la religion et les mœurs, les forces militaires de ce vaste et nouvel empire par le génie et la vigueur de ce souverain, qui s'était, dit-il, depuis longtemps exercé à être homme, de cet académicien roi et conquérant auquel XX INTRODUCTION. les contemporains et la postérité ont donné le surnom de Grand. Nul historien n'avait encore mieux pénétré dans sa politique, ni mieux rendu justice à ses travaux, à ses efforts en tout genre, pour porter la prospérité d'un Etat aussi loin qu'elle peut aller. Il y a une excellente leçon pour tous les hommes d'Etat dans cet éloge de Colbert et de la protection qu'il a accor- dée aux lettres, par politique et par inclination naturelle: « Il savait que les arts et les sciences suffisent seuls pour rendre un règne glorieux, qu'ils étendent la langue d'une nation, peut-être plus que des conquêtes, qu'ils lui donnent l'empire de l'esprit et de l'industrie, également flatteur et utile, qu'ils attirent chez elle une multitude d'étrangers qui l'enrichissent par leur curiosité, prennent ses inclinations et s'attachent à ses intérêts (1). » Il sait déjà apprécier la difliculté de mettre en équilibre è les dépenses et les recettes publiques ; de là l'ingénieuse plaisanterie algébrique avec laquelle il loue d'Argenson ministre des finances, d'être arrivé un jour à réaliser ce équilibre : « Dans cette même année il égala la recette e la dépense, équation, pour parler la langue de cette Aca demie, plus difficile à établir que toutes les autres. » La philosophie, qui était alors plus étroitement unie au: l',. sciences, surtout aux sciences mathématiques et physiques qu'elle ne l'est aujourd'hui, lient une assez grande plac dans les Éloges pour qu'il soit nécessaire d'en dire i( quelque chose. Fontenelle a loué Malebranche, Leibnit; Régis, des mathématiciens cartésiens et malebranchistes, ( Newton qui renversait la physique de Descartes. D'aprè quelle règle juge-t-il les uns et les autres, et quelle est à lu même sa propre philosophie? On dirait que Fontenelle, en philosophie, appartient à dev (1) Eloge de l'abbé Gallois. * ceus par-' INTRODUCTION. xxi dècles différents : il, est, pour la physique, du xvii® siècle ; pour la métaphysique , il est du xvin^. En métaphy- sique il incline à l'école de Locke et à la philosophie expérimentale. De l'ancienne philosophie, qui n'avait pas, lit-il, toujours tort, il se plaint qu'on n'ait pas conservé la maxime : que toutes les idées viennent des sens. La sensa- tion et le travail de la réflexion sur les données de la sensa- tion : voilà, selon Fontenclle comme selon Locke, l'origine de toutes nos idées sans exception. Il combat les idées innées ; l'idée de l'infini n'est pour lui qu'une ampliation de celle du fini, et les axiomes ne sont que des vérités tirées d'une expérience qui n'a pas besoin d'être répétée. Enfin, pour ne rien laisser subsister d'inné dans l'àme, il convertit, comme Condillac, l'instinct en habitude. Aussi à l'égard des questions de haute métaphysique, telles qu'il les rencontre dans Malebranche ou Leibnitz, il affecte plus particulière- ment de se borner au rôle de simple rapporteur. Il n'y touche qu'avec une grande réserve, avec une certaine teinte de scepticisme et d'ironie qui n'est pas assez dissi- mulée, quelque fine et légère quelle soit, pour tromper ijceux qui l'écoutent. Il invoque même l'autorité et l'usage de l'Académie pour justifier ce ton de aeutralité sceptique à l'égard de tout ce qui s'élève au-dessus de l'expérience. Il s'abstient, dit-il, de juger ces hautes spéculations parce qu'elles échappent à toute expérience et en consé- c|quence à toute critique. Tel est aujourd'hui exactement le langage de l'école positiviste. << L'Académie des sciences, dit-il encore, s'abstient totalement de la métaphysique parce qu'elle paraît trop incertaine ou contentieuse, ou du moins d'une utilité trop peu sensible (1). » Il n'est pas moins opposé à Descartes sur la nature des a: bêtes que sur celle de l'àme hmiiaine . On sait avec quelle I 1} Éloge de Malebranche. XXII liNTRODUCTION. vivacité cette question a été agitée au xvn*^ siècle. Par un excès contraire à celui de la philosophie empirique, Des- cartes et ses disciples avaient rabaissé les bêtes jusqu'à les réduire à de simples machines ou à des automates. Entre les partisans et les adversaires de l'automatisme, la lutte a été vive (1); Fontenelle est de ces derniers. L'abbé Trublet, son ami , raconte, dans ses mémoires, l'anecdote suivante. Un jour, entrant à l'Oratoire avec Malebranche, il se montra quelque peu ému des cris arrachés au chien de la maison par la façon brutale dont le grand philosophe de l'Oratoire avait repoussé ses caresses. Eh quoi ! s'écria Malebranche. vous en êtes encore là, vous croyez que cela sent? Non seulement Fontenelle en était encore là, mais aussi plus d'un partisan, d'ailleurs zélé, de Descartes, comme Régis, qui n'osait suivre le maître jusqu'à l'automatisme. Par contre Fontenelle est cartésien en physique, et même cartésien opiniâtre, à une époque où déjà les tourbil- lons avaient passé de mode et où Newton comptait plus de partisans que Descartes dans le sein de l'Académie des sciences. Autant il a de goût pour la nouvelle géométrie des infiniment petits, autant il en a peu pour la physique nouvelle de l'attraction et du vide. Quelle n'est pas son admiration pour le génie de l'auteur de cette grande phy- sique des tourbillons ! On ne peut apprécier plus justement et plus haut l'intluence de la philosophie de Descartes, non pas seulement sur les sciences mathématiques et physiques, mais sur tous les ouvrages de l'esprit, sur les belles-lettres, sur les progrès généraux de l'entendement humain et sur l'art même de raisonner. Dans les Éloges, comme dans les deux belles préfaces de l'Histoire de l' Aca- démie des sciences, il attribue à Descartes le renouvelle- (1) Voir mon Histoire de la philosophie cartésienne, S"»» éditioi Delagrave, 1°' vol., chap. vu. , INTRODUCTION. xxiii nient des matliématiques et de la physique. C'est lui, dit- il, qui en a lini avec cette physique stérile qui, depuis plu- sieurs siècles, en était toujours au même point ; c'est lui qui a enfin substitué le règne des choses à celui des mots et de la raison à l'autorité. Il dit dans l'éloge de Varignon: « La géométrie le conduisit aux ouvrages de Descartes, et il fut frappé de cette lumière qui de là s'est répandue sur tout le monde savant. » Quelle que soit son admiration pour Newton, quelle que soit la haute impartialité avec la- quelle, dans son éloge, il apprécie son génie et ses décou- vertes, il ne dissimule nulle part sa préférence pour les tourbillons. Sans cesse il oppose l'idée claire de l'impul- sion, la seule que les tourl)illous réclament, à cette attrac- tion obscur»' que Newton veut lui substituer. La lutte est pour lui, comme pour tous les savants restés fidèles à Descartes, entre cette idée claire de l'impulsion et l'attrac- tion qui leur semble un retour mal déguisé à ces qualités occultes qu'on pouvait croire, depuis Descartes, à jamais bannies de la science. Partout il cherche à mettre les i esprits en garde contre la séduction du newtonianisme. i Quelle plus forte et plus concise criti(iue que celle-ci: « On est au péril de croire qu'on l'entend. » Il gémit de voir ébranlé ce grand édifice céleste qu'on aurait cru iné- branlable. Il est aussi l'auteur de deux ouvrages spéciaux en faveur de la physique de Descartes : l'un est de sa jeunesse et l'autre des dernières années de sa longue vie. ,11 a publié à 29 ans les Entretiens sur la pluralité des \mondes, chef-d'œuvre de clarté, d'esprit et d'élégance, qui ont été à Descartes ce que devaient être à Newton les Éléments de la physique de Voltaire; il a fait paraître à 9o ans les Réfleodons sur les tourbillons, sans y mettre son nom, à cause du grand nombre de partisans de Newton dans l'Académie , et avec une préface de Fal- XXIV INTRODUCTION. connet (1). Il ne méconnaît pas les difficultés inhérentes aux tourbillons, mais il en voit de plus grandes encore du côté de l'attraction. Il invite à faire les derniers efforts pour résoudre ces difficultés; il espère qu'elles le seront et que la science y reviendra, malgré l'injuste discrédit oi^i ils sont tombés. Quelques réponses heureuses d'un mathématicien cartésien, de Saurin, l'enhardissent à dire: « Que tout commence à s'éclaircir, et qu'il est permis de croire que l'univers cartésien, violemment ébranlé et étrangement dé- figuré, se raffermira et reprendra sa forme. » Cette espérance de Fontenelle n'est-elle pas justifiée par le triomphe du mécanisme dans la physique contemporaine ? N'y a-t-il pas aujourd'hui une véritable renaissance de la physique cartésienne? Il fait honneur à la méthode et aux leçons de Descartes, même des objections que lui adressent ses adversaires. C'est à Descartes, dit-il, qu'on emprunte les armes dont on se sert pour le réfuter. Il loue Bernoulli d'avoir tiré de cet excellent auteur assez de force pour le combattre. Notre intention n'est nullement d'entrer dans un si grand débat, et nous n'en avons dit que ce qui nous a paru nécessaire pour faciliter l'intelligence de certaines parties des Éloges. Il nous reste encore à apprécier la forme et les qualités littéraires des Éloges. Déjà on a pu voir par le ton simple et familier des nombreuses citations que nous avons faites, combien ils diffèrent des discours académiques d'aujour- d'hui, que je ne veux d'ailleurs aucunement déprécier. (1) « Il est curieux, dit Flourens, de comparer ces trois ouvrages de Ttlge fort et de la vieillesse de Fontenelle. Tous les trois nous offrent le même esprit, le inènie art, dont les ressources sont pi-esque infinies, la même sagacité merveillonse, niais le ton en est assez dilFé- rent. L'enjouement domine dans le premier, une raison supérieure dans le second, un peu d'humeur chagrine dans le troisième. Le ton y suit la fortune des tourbillons ; ils régnaient d'abord sans partage, puis ils luttaient contre l'attraction, puis ils étaieijt vaincus. » I INTRODUCTION. xxv Fontenclle lui-même leur donne le nom de vies ou d'histoires, qui leur convient mieux que celui d'éloges. Ces éloges, dit-il, ne sont qu'historiques, c'est-à-dire vrais (1). Il ne veut pas même qu'on les accuse d'être tlatteurs. « Tant nos éloges, dit-il en terminant la vie de Tournefort, sont loin d'être tlatteurs ! » L'équité, non pas sans doute exempte de bienveillance, mais plus encore de toute trace d'aigreur, même quand il s'agit d'adversaires, une haute impartialité sont la règle de tous ses jugements sur les grandes controverses scienti- fiques de l'époque, et sur ceux qui, dans un camp ou dans un autre, y ont joué le principal rôle. Point de traits amers de satire. Les travers et les défauts sont quelquefois in- diqués, mais de la façon la plus discrète et comme pour faire mieux ressortir les mérites et les qualités. Comme il se défend de la llatterie, il se défend de viser à l'éloquence. Il le fait bien spirituellement dans une ré- ponse au secrétaire de la Société royale de Montpellier, qui venait d'être incorporée à l'Académie des sciences. Le secré- taire de Montpellier s'informe auprès de son confrère de Paris des charges et devoirs inhérents à ses fonctions et surtout des discours à faire en séance publique; il déclare qu'il veut le prendre pour modèle autant qu'il le pourra. « Je ne suis point par ma place, lui répond Fontenelle, orateur né, je le suis encore moins par caractère... On ne fait point de discours oratoires aux assemblées publi- ques; l'éloquence n'est point reçue chez nous qu'autant qu'elle soit bien déguisée (2). » A la lin de l'éloge de Carré, il raconte que celui-ci, la veille de sa mort, par un sentiment d'humilité et de piété chrétienne, lui avait manifesté le désir de n'être l'objet d'aucun discours acadé- (1; Éloge de Malebranche. (2,1 Voir mon ouvrage sur VInstiiut et les Académies de province, chap. iH. Libr. Hachette, in-12. XXVI INTRODUCTION. mique. « Il fallait, ajoute-t-il, que sa modestie fût bien déli- cate pour craindre un éloge aussi sincère, aussi simple et où l'art est aussi peu employé. » Ce n'est pas à dire qu'on n'y rencontre quelques traits éloquents, mais ils sont en quel- que sorte déguisés sous la simplicité des paroles et du tour. Comme Carré, des Billettes aurait voulu, par esprit d'hu- milité, se dérober à cet éloge funèbre. « En elTet, il a si bien, ditFonlenelle, caché sa vie, que du moins la brièveté de l'éloge répondra à son intention. » Remarquons que la brièveté, du moins par comparaison avec les discours aca- démiques d'aujourd'hui, est, comme la simplicité, un carac- tère général, et j'oserai dire un méritede ces éloges. Le plus long de tous est celui de Leibnitz, qui méritait bien cette ex- ception à cause de la grandeur de son génie et de l'univer- sahté des connaissances qu'il a embrassées. Point d'écarts ou de digressions inutiles, point de vains ornements qui allongent le discours, sans rien ajouter à l'éloge et au por- trait de l'homme et du savant. Rien n'y ressemble à ce qu'on appelle en rhétorique un exorde, non plus qu'à une péroraison. La date, le lieu de la naissance, la famille, l'éducation reçue, voilà l'entrée en matière, le début presque uniforme, et sans autre préambule, de tous les Éloges, à l'exception cependant de celui du Czar Pierre I®"", qui exigeait plus de solennité et qui natu- rellement est tiré de la dignité souveraine de cet académi- cien extraordinaire : « Comme il est, dit-il, sans exemple, que l'Académie ait fait l'éloge d'un souverain en faisant, si l'on ose le dire, celui d'un de ses membres, nous sommes obligé d'avertir que nous ne regarderons le feu Czar qu'en qualité d'académicien, mais d'académicien roi et empereur qui a établi les sciences et les arts dans les vastes États de g& sa domination, et quand nous le regarderons comme guer- ' rier et comme conquérant, ce ne sera que parce que l'art de la guerre est un de ceux dont il a donné l'intelligence à ses INTRODUCTION. xïvii sujets. » Tci même la dignité et l'élévation n'excluent pas la simplicité. S'il commence simplement il linit plus simplement encore. Péroraison, comme exorde, sont ici des termes également impropres. Il semble que, loin de chercher, sui- vant la coutume, l'applaudissement de la tin, il ait à cœur de l'éviter. Point de périodes à effet, point d'ambitieuses sentences sur les hommes et les choses du temps, sur la politique et l'histoire, sur la marche de l'esprit humain ; rien enfin qui ressemble à bon nombre de nos discours académiques. Il se contente le plus souvent de terminer par la date de la mort, du mariage, de l'entrée à l'Aca- démie, par le nombre des enfants morts ou vivants. S'il y ajoute quelque chose, ce ne sont le plus souvent que deux ou trois épithètes. qui achèvent de peindre les qualités morales, la générosité, le désintéressement, la charité de son héros. Quelquefois il nous laissera sous l'impression de quelque réflexion morale d'une finesse exquise; voici, par exemple, comment il termine l'éloge de Tschirnhausen : « Il n'était point philosophe par des con- naissances rares et homme vulgaire par ses passions et par ses faiblesses, la vraie philosophie avait pénétré jusqu'à son cœur et y avait établi cette délicieuse tranquillité qui est le plus grand et le moins cherché des biens. » Combien ces deux mots en disent long sur le peu de sagesse des hommes! C'est une pensée à peu près semblable qui ter- mine l'éloge de Homberg : « Une philosophie saine et pai- sible le disposait à recevoir sans trouble les différents événements de la vie et le rendait incapable de ces agita- tions dont on a quand on veut tant de sujet. A cette tran- quillité d'àme tiennent nécessairement la probité et la droiture; on est hors du tumulte des passions, et quiconque a le loisir d'y penser ne voit rien de mieux à faire que d'être vertueux. » xxviii INTRODUCTION. Il semble que Fontenelle se soit représenté lui-même dans cette âme qui fuit toutes les agitations, « dont on a tant de sujets quand on veut », comme aussi dans cette préférence donnée, même par le calcul, à la vertu. La pensée qui ter- mine l'éloge du botaniste Morin est fort inattendue. Morin avait toute sa vie vécu comme un véritable anachorète, consacrant toutes ses ressources à ses recherches et à ses collections scientifiques. « Il laissa, dit-il, une riche biblio- thèque, un médailler, un herbier. Son esprit sans compa- raison lui avait coûté plus à nourrir que son corps (1). » Nous n'augmentons pas ces exemples, qui feraient double emploi avec quelques-unes des pensées déjà citées. Si le mérite des Éloges n'est pas dans cette éloquence d'apparat dont Fontenelle se défend si fort, où donc est-il? Mettons au premier rang la clarté, l'agrément même répan- dus sur les questions, les méthodes et les controverses scien- tifiques les plus discutées pendant la première moitié du xviii® siècle; ajoutons la simplicité même du ton, une élé- gante familiarité, le charme, le piquant, la finesse des traits et des pensées, la vérité des portraits, une moralité enjouée, sans être moins vraie ni moins profonde, l'esprit enfin, joint au goût, qui est partout, qui fait tout ressortir et tout valoir jusqu'aux plus petits détails. Peut-être paraitra,-t-il que je me complais dans un para- doxe en louant la simplicité d'un auteur qui passe générale- ment pour le plus recherché des beaux esprits, pour un bel esprit de profession, et que La Bruyère aurait peint dans Cydias. Mais il y a un mauvais et un bon Fontenelle, comme a dit M. Nisard ; or, nous n'avons ici que le bon. Nous lais- sons, en effet, de côté ses autres ouvrages pour ne juger que ses éloges académiques, où brillent au plus haut degré les qualités de son esprit, et où il n'y a presque plus de (1) C'est lui qui disait : Quand on vient me voir, on me fait de l'honneur; quand on ne vient pas, on me fait plaisir. INTRODUCTFON. xiii traces des défauts de railleur des Dialogues des morts ou des Pastorales. La simplicité n'est pas la banalité; elle exclut l'emphase, la recherche, l'affectation, l'apprêt, le précieux, mais non l'esprit et la ilnesse, ni même les contrastes imprévus, les traits piquants, s'ils viennent naturellement du sujet, s'ils ont pour effet d'éveiller l'attention sur quelque fait important, sur quelque vérité bonne à méditer et à retenir. J'oserai même dire qu'en fait de traits et de contrastes la recherche serait souvent peut-être moins dissimulée dans Montesquieu, ou même La Bruyère, que dans les Eloges de Fontenelle. Ces contrastes imprévus, ces traits piquants, que si sou- vent on y rencontre, ne sont pas de simples jeux d'esprit, mais des vérités morales sous une forme piquante et d'une exquise finesse. Ainsi, dans l'éloge du Czar Pierre, après avoir raconté que pour s'instruire dans les constructions navales et fonder une marine dans ses États, il travaillait comme un ouvrier dans les chantiers d'Amsterdam, il dira : « Il ne voulait pas qu'il lui restât une seule trace de sa suprême dignité, il l'avait entièrement oubliée, ou plu- tôt il ne s'en était jamais si bien souvenu, si elle consiste plus dans des fonctions utiles au peuple que dans la pompe et l'éclat qui l'accompagnent. » Un de ces contrastes le plus souvent cités se trouve dans le compliment de réception au cardinal Dubois : « Vous mettez ce jeune monarque dans le secret des cours étrangères; vous lui portez sans réserve toutes vos connaissances acquises par une expé- rience éclairée; vous vous rendez inutile autant que vous le pouvez (1^ » Voici encore un autre de ces contrastes ingénieux dans l'éloge de Dodart, à propos dune expé- rience que ce savant avait fafte sur la déperdition de son (1) Le seul homme, dit Flourens, qu'il ait eu le tort de louer (Éloge historique de Fontenelle . Flourens oublie que Fontenelle, comme directeur, était obligé de complimenter ce puissant personnage. XXX INTRODUCTION. poids par le jeûne pendant un carême : « 11 est assez rare, non qu'un philosophe soit un bon chrétien, mais que la même action soit une observation curieuse de philosophie et une austérité chrétienne et serve en même temps pour l'académie et pour le ciel. » Il semble avoir voulu lui-même se justifier de cet agré- ment qu'il a su répandre partout, même sur les sujets les plus abstraits et les plus arides, lorsqu'il a dit : « La rai- son même ne doit pas dédaigner de plaire quand elle le peut (1). » Outre le reproche de trop chercher à plaire, on lui a fait celui d'entrer dans des détails trop minutieux. Mais ces détails qui nous font pénétrer dans la vie intime, dans les habitudes, les mœurs de ceux qu'il loue, qui nous font assister à leurs efforts pour triompher de telle ou telle dif- ficulté, pour mener à bout telle ou telle expérience, loin d'abaisser ces personnages, les rendent plus intéressants et plus sympathiques, et sont souvent un des principaux charmes de ses discours. Je n'apprends pas même sans quel- que intérêt que le bon des Billettes,dans sa passion du bien et de l'ordre public, avait soin de monter les marches du Pont-Neuf par les bouts, qui étaient moins usés, alin que le milieu, qui l'est toujours davantage, ne fût pas trop tôt converti en glacis. Je goûte fort d'ailleurs la réflexion par laquelle il sait si bien relever ce détail : « Une si petite attention s'ennoblissait par son principe, et combien ne serait-il pas à souhaiter que le bien public fût aimé avec cette superstition ! » En résumé, les Éloges ou les vies des savants de Fonte- nelle sont un des meilleurs livres de notre littérature ; ce sont des modèles que ses successeurs, malgré leur esprit et leur science, ne devaient pas égaler. Nous ne pouvons mieux finir qu'en rapportant les juge- ■ (1) Éloge de Fagon. » r INTRODUCTION. ments de MM. Floiirens et Bertrand sur leur illustre prédé- cesseur. « Il y a dans la composition de chaque éloge de Fontenelle, dit M. Flourens. un art infini ; il y a un art particulier dans le portrait qu'il trace de chaque académi- cien. « M. Bertrand n'est pas moins louangeur : « Prêtant aux travaux de ses confrères la finesse de ses aperçus et la vivacité ingénieuse de son style, il a su dans leurs portraits, qui sont des chefs-d'œuvre, plus encore que dans l'analyse de leurs découvertes, donner aux plus humbles et aux plus modestes une célébrité imprévue et durable, et le juste et sérieux hommage qu'il rend au vrai mérite fait aimer et respecter tout à la fois les savants et la science; car l'ad- miration s'accepte aisément de la bouche d'un homme de tant d'esprit qui ne s'impose jamais et la tempère par de fins sourires (1). » Fontenelle se démit en 1741 des fonctions de secrétaire perpétuel. Depuis sept ans, il sollicitait le cardinal Fleury de lui accorder la vétérance. De là une piquante corres- pondance entre le ministre et l'académicien qui ne fait pas moins honneur à l'esprit et à la concision ingénieusement eUiptique de l'un que de l'autre. La même année, après oO ans de séance, il présidait pour la dernière fois en qualité de directeur, le jour de la Saint-Louis, l'assemblée publique de l'Académie française. Dans son discours, où l'esprit n'a pas vieilli, il se compare à >'estor, qui avait vu trois âges d'homme. « Les trois âges d'homme que Xestor avait vus, je les ai presque vus dans cette Académie, qui s'est renou- velée plus de deux fois sous mes yeux. » Il conserva jusqu'au bout la sérénité et l'enjouement de son humeur. A quoi servirait-il d'être philosophe, dit-il dans l'éloge de Leibnitz, si l'on n'avait pas toujours l'hu- meur gaie ? Il mourut ou plutôt il s'éteignit dans sa (1) L'Académie des sciences et les académiciens, 1 vol. in-8'^, p. 113. XXXII INTRODUCTION. centième année, en 1757, avec toutes ses facultés et sans autre infirmité qu'une légère surdité. A ses derniers mo- ments il n'éprouva, comme il le dit à son médecin, qu'une grande difficulté d'être. Ce qu'il avait dit de Duha- mel, son prédécesseur, mort dans un âge avancé « d'une mort douce et paisible et par la seule nécessité de mourir », devait être encore plus vrai de Fontenelle lui-même. Entre tous ces éloges, nous aurions voulu ne pas être obligé de faire un choix. II a fallu cependant nous y résigner pour nous conformer à un programme qui n'in- dique que des éloges choisis. Nous avons donné la préfé- rence à ceux qui nous ont paru les plus intéressants et le plus à la portée de la plupart des jeunes lecteurs, bien que consacrés à la mémoire de savants plus ou moins oubliés aujourd'hui et obscurs. Mais nous n'avons pas cru cependant devoir omettre les éloges de philosophes et de savants illustres entre tous, comme Leibnitz et Newton, et qui font le plus d'honneur à Fontenelle, quoique plu- sieurs parties ne puissent être comprises de ceux qui ne sont pas versés dans l'histoire de la philosophie, des ma- thématiques et de la physique. On eût été trop étonné de ne pas les trouver dans ce recueil ; d'ailleurs, dans tous les éloges, il en est bien peu qui ne contiennent des questionsiu et des analyses de hautes mathématiques, d'astronomie; ffl de physique qui, malgré la clarté relative que Fontenehe a su leur donner, ne sont pas à la portée de tous. Nous avons cru devoir néanmoins n'en mutiler aucun. De même que nous avons fait un choix entre tous les éloges, les maîtres et les élèves eux-mêmes auront h faire la part, dans chacun d'eux, de oe qui est plus adapté à leur intelli- gence et à leur goût, comme plus propre à leur servir de modèle (1). Francisque Bouillier. (1) Ce recueil ne contient que la moitié des Éloges de Fontenelle. il ÉLOGES DE FONTENELLE I ÉLOGE D'AMONTONS Guillaume Amontons naquit en 1663, sur le minuit du der- nier jour d'août. Il était fils d'un avocat, qui, ayant quitté la Normandie d'où il était originaire, était venu s'établir à Paris. 11 étudiait encore en troisième, lorsqu'il lui resta d'une mala- die une surdité assez considérable, qui le séquestra presque entièrement du commerce des hommes, du moins de tout com- merce inutile. N'étaut plus qu'à lui-même, et livré aux pen- sées qui sortaient du fond de la nature, il commença à songer aux machines. Il entreprit d'abord la plus difficile de toutes, ou plutôt la seule impossible, je veux dire le mouvement per- pétuel, dont il ne connaissait ni l'impossibilité ni la difficulté. En y travaillant, il s'aperçut qu'il devait y avoir des principes dans cette matière, et qu'à moins de les savoir, on y perdrait son temps et sa peine. Il se mit donc dans la géométrie, quoique, selon la coutume de toutes les familles, la sienne s'y [opposât, sans doute avec beaucoup de raison, si on ne regarde les sciences que comme des moyens d'arriver à la fortune. On assure qu'il ne voulut jamais faire de remèdes pour sa surdité, soit qu'il désespérât d'en guérir, soit qu'il se trouvât bien de ce redoublement d'attention et de recueillement qu'elle lui procurait, semblable en quelque chose à cet ancien, que (1) Nous avons conservé l'ordre chronologique dans lequel Fonlenelle a prononcé et publié chaque éloge. 1 2 FONTENELLE. l'on dit qui se creva les yeux pour n'être pas distrait dans ses méditations philosophiques. Amontons apprit le dessin, l'arpentage, l'architecture, et fut employé dans plusieurs ouvrages publics ; mais il ne fut pas longtemps sans s'élevei- plus haut, et il joignit à cette méca- nique qui produit nos arts, et n'est occupée que de nos besoins, la connaissance de la sublime mécanique qui a disposé l'univers. Les intrunicnts, tels que les baromètres, les thermomètres et les hygromètres, destinés à mesurer des variations physi- ques, qui nous étaient, il y a peu de temps, absolument incon- nus, ou connus seulement par le rapport confus et incertain de nos sens, sont peut-être de toutes les inventions utiles de la philosophie moderne, celles où l'application delà mécanique à la physique est la plus délicate: et d'ailleurs, comme on s'était contenté du premier hasard, ou de la première idée qui avait fait naître ces inventions assez heureusement, elle> étaient demeurées ou défectueuses en elles-mêmes, ou d'un usage peu commode. Amontons les étudia avec beaucoup de soin; et en 1667, n'ayant encore que \ingt-quatre ans, il pré- senta à l'Académie des sciences un nouvel hygromètre qui en fut fort approuvé. Il proposa aussi à Hubin, fameux émailleur, et fort habile en ces matières, différentes idées qu'il avait pour de nouveaux baromètres et thermomètres : mais Hubin l'avait prévenu dans quelques-unes de ces pensées ; et il fil peu d'attention aux autres, jusqu'à ce qu'il eut fait un voyage en Angleterre, où elles lui furent proposées par quelques-uns des principaux membres de la Société royale. Peut-être ne prendra-t-on que pour un jeu d'esprit, mais du moins très ingénieux, un moyen qu'il inventa de faire savoir tout ce qu'on voudrait à une très grande dislance, par exemple de Paris à Rome, en très peu de temps, connue en trois ou quatre heures, même sans que la nouvelle fût sue dans tout l'espace d'entre deux. Cette proposition si paradoxe et si chi- mérique en apparence, fut exécutée dans une petite étendue de pays, une fois en présence de Monseigneur, et une autre cm présence de Madame ; car quoi(|ue Amontons n'entendit nulle- ment l'art de se produire dans le monde, il, était déjà connu des plus grands princes, à force de mérite. Le secret con- ÉLOGE DAMO-\TO-\S. 3 sistait à déposer, dans plusieurs postes consécutifs, des gens qui, par des lunettes de longue-vue, ayant aperçu certains signaux du poste précédent, les transmissent au suivant, et toujours ainsi de suite ; et ces dilTérents signaux étaient autant de lettres d'un alphabet dont on n'avait le chiffre qu'à Paris et à Rome. La plus grande portée des lunettes faisait la distance des postes, dont le nombre devait être le moindre qu'il fût possible ; et comme le second poste faisait les signaux au troi- sième il mesure qu'il les voyait faire au premier, la nouvelle se trouvait portée de Paris à Rome presque en aussi peu de temps qu'il en fallait pour faire les signaux à Paris (I), En 1093, Amontons donna le seul livre imprimé qui ait paru de lui. et le dédia à l'Académie des sciences. Il est intitulé : Remarques et expériences physiques sur la construction d'une nouvelle clepsydre, sur les baromètres, thermomètres, hygromètres. Quoique les clepsydres, oii horloges à eau, si usitées chez les anciens, aient été entièrement abolies parmi nous par les hor- loges à roues, infiniment plus justes et plus commodes, Amon- tons ne laissa pas de prendre beaucoup de peine à la construction de sa clepsydre, dans l'espérance qu'elle pourrait servir sur mer; car de la manière dont elle était faite, le mouvement le plus violent que put avoir un vaisseau ne la déréglait point, au lieu qu'il dérègle infailliblement les autres horloges. On a pu voir dans le livre d'Amontons avec combien d'art sa clep- sydre était construite : et il n'y a guère d'apparence qu'il se soit rencontré avec aucun des anciens inventeurs. Il entra dans l'Académie en i699, lorsqu'elle reçut son nou- veau règlement. Aussitôt il donna dans nos assemblées la théorie des frottements, qui a tant éclairci ime matière si importante dans la mécanique et jusque-là si obscure. Son nouveau thermomètre vint ensuite, invention qui n'est pas seulen)ent utile pour la pratique, mais qui a donné de nou- elles vues pour Ja spéculation. Nos /i«/o<>es (2) ont parlé à fond (1) Amontons a eu, on le voit, la première idée du télégraphe aérien ; elle (Il alors abaiidon^iée comme chimérique, pui» reprise par Chappe en Î792. ; était plus qu'un simple d'esprit. ■(2) Ce sont des résumés que Fontenelle a mis en tête de chaque volume des temoires de l'Académie des sciences. Il y renvoie souvent dans ses Éloges. 4 FONTENELLE. de ces découvertes ; un volume nouveau qui va paraître en contiendra encore une autre du même auteur, c'est son baro- mètre justifié; et le volume qui viendra encore après contien- dra son baromètre sans mercure à l'usage de la mer, et des expériences nouvelles et fort curieuses qu'il a laites sur le baromètre et sur la nature de l'air ; tant le nom et les décou- vertes d'Amontons ont de peine, pour ainsi dire, a quitter Ja place qu'ils tenaient dans nos /ustoi'res/ En effet, celle que cet académicien remplissait dans la compagnie était presque unique. Il avait un don singulier pour les expériences, des idées fines et heureuses, beaucoup de ressources pour lever les inconvénients, une grande dexté- rité pour rexécution, et on croyait voir revivre en lui Mar.otte, si célèbre par les mêmes talents. Nous ne craignons point de comparer à un des plus grands sujets qu'ait eus l'Académie, un simple élève tel qu-était Amontons. Le nom deleve n em- porte parmi eux aucune différence de mérite; il signifie seule- ment moins d'ancienneté, et une espèce de survivance 1). Amonlons jouissant d'une santé parfaite qui se déclarait même par toutes les apparences extérieures, n'étant sujet a au- cune infirmité, menant et ayant toujours mené la vie du monde la plus réglée, fut tout d'un coup attaque d une inflani- ination d-enlraiUes ; la gangi'ène s'y mit en peu de joui-s, et il mourut le M octobre âgé de quarante-deux ans et près de deux mois. U était marié, et n'a laisse qu une fiUe agec de deux mois. Le public perd par sa mort plusieurs inventions uiilos quil méditait, sur l'imprimerie, sur les vaisseaux, su a charrue. Ce qvi'on a vu de lui répond que ce qu U croyait nos ble, devait l'être à toute épreuve ; et le génie de 1 iiiven- t^ui naturellement subtil, hardi et quelquefois présomptueux, av^t en lui toute kx solidité, toute la retenue, et même toute la défiance nécessaires. • , es qualités de son cœur étaient encore preterables a celles de son esprit : une droiture si naïve et si peu méditée, qu on y voyait l'impossibilité de se démentir ; une simplicité, une Iran- • -.«^ riP r..L élève habile pliysiL-ieii cl grand expérimen- taleur qui rèKlemenl de 1710- y ÉLOGE DE DU HAMEL. 7, chise et une candeur, que le peu de commerce avec les hommes pouvait conserver, mais qu'il ne lui avait pas don- nres ; une entière incapacité de se faire valoir autrement que par ses ouvrages, ni de faire sa cour autrement que par sou mé- rite, et par conséquent une incapacité presque entière de faire fortune. ÉLOGE DE DU HAMEL Jean-Baptiste du Ilamel naquit en 1624 à Vire en basse Normandie. Nicolas du Hamel, son père, était avocat dans la même ville. Malgré le caractère général qu'on attribue à ce pays-là, et malgré son intérêt particulier, il ne songeait qu'à accommoder les procès qu'il avait entre les mains, et en était quelquefois mal avec les juges. Du Hamel fit ses premières études à Caen, sa rhétorique et sa philosophie à Paris. A l'âge do dix-huit ans, il composa un petit traité, où il expliquait avec une ou deux figures, et d'une ma- nière fort simple, les trois livres des Sphériques de Théodose; il y ajouta une trigonométrie fort courte et fort claire, dans le dessein de faciliter l'entrée de l'astronomie. II a dit, dans un ouvrage postérieur, qu'il navait imprimé celui-là que par une vanité de jeune homme ; mais peu de gens de cet âge ne pour- raient avoir la même vanité. II fallait que l'inclination qui le portait aux sciences fût déjà bien générale et bien étendue, pour ne pas laisser échapper les mathématiques si peu con- nues et si peu cultivées en ce temps-là, et dans les lieux où il étudiait. A l'âge de dix-neuf ans, il entra dans les pères de l'Oratoire. Il y fut dix ans, et en sortit pour être curé de Neuilly-sur- Marne. Pendant l'un et l'autre de ces deux temps, il joignit aux devoirs de son état une grande application à la lecture. La physique était alors comme un grand royaume démembré, dont les provinces ou le gouvernement seraient devenus des souverainetés presque indépendantes. L'astronomie, la méca- ,; FONTENELLE. nique, lopliiiue, la chimie, elc, étaient des sciences à part, qui n'avaient plus rien de connimn avec ce qu'on appelait phy- sique ; et les médecifis mêmes avaient détaché leur physiologie, dont le nom seul la trahissait. La physique appauvrie et dé- pouillée n'avait plus pour son partage que des questions egale- m..nl épineuses et stériles. Du Ilamel entreprit de lui rendre ce ,pi-on lui avait usurpé, c'est-à-dire, une infinité de connais- sances utiles et agréables, propres à faire renaître l'estime et le u-oùt qu'on lui devait. Il commença l'exécution de ce dessein par son Astronomia physica et par son traité De meteoris et fos- fiilibus. imprimés l'un et l'autre en 1660. Ces deux traités sont des dialogues dont les personnages sont Théophile, grand zélateur des anciens, Menandre, carte- sien passionné, Simplicius, philosophe indifférent entre tous les partis, qui le plus souvent tâche de les- accorder tous, et qui hors de là est en droit, par son caractère, de prendre dans chacun ce qu'il y a de meilleur. Ce Simplicius et du Hamel, c'est le même homme. A la forme de dialogues, et à cette manière de traiter la phi- losophie, on reconnaît que Cicéron a servi de modèle ; maison le reconnaît encore à une latinité pure et exquise, et, ce qui est plus important, à un grand nombre d'expressions ingénieuses et fines dont ces ouvrages sont semés. Ce sont des raisonne- ments philosophiques qui ont dépouillé leur sécheresse natu- relle ou du moins ordinaire, en passant au travers d'une ima- ..■inalion fleurie cl ornée, et qui n'y ont pris cependant que la fuste dose d'agrément qui leur convenait. Ce qui ne doit être embelli que jusqu'à une certaine mesure précise, est ce qui coûte le plus à embellir. . . , \' Astronomie phiisique est un recueil des principales pensées des philosophes tant anciens que modernes sur la lumière, sur les couleurs, sur les systèmes du monde; et de plus, tout ce qui appartient à la sphère, à la théorie des planètes, au calcul des éclipses, y est expliqué mathématiquement. De même le traité des météores et des fossiles rassemble tout ce quen ont dit les auteurs qui ont quelque réputation dans ces matières; car du Hamel ne se bornait pas à la lecture des plus fameux. On voit dans ce ([u'il a écrit des fossiles un^ grande connais ÉLOGE DE DU HAMEL. 7 sauce de l'histoire naturelle, et surtout de la chimie, quoi- qu'elle fût encore alors enveloppée de mystères et de ténèbres difficiles à percer. On lui reprocha d'avoir été peu favorable au grand Des- cartes, si digne du respect de tous les philosophes, même de ceux qui ne le suivent pas. En effet, Théophile le traite quel- quefois assez mal. Du Hamel répondit que c'était Théophile, entêté de l'antiquité, incapable de goûter aucun moderne, et que jamais Simplicius n'en avait mal parlé. Il disait vrai ; cependant c'était au fond Simplicius qui faisait parler Théo- phile. En 1663, qui fut la même année où il quitta la cure de Neuilly, il donna le fameux livre Deconsensuveteris et novœphi- losophiœ. C'est une physique générale, ou un traité des pre- miers principes. Ce que le titre promet est pleinement exécuté, et l'esprit de conciliation, hérédifairo à l'auteur, triomphe dans cet ouvrage. 11 commence par la sublime et peu intelli- gible métaphysique des platoniciens sur les idées, sur les nombres, sur les formes archétypes; et quoique du Hamel en connaisse l'obscurité, il ne peut leur refuser une place dans cette espèce d'états généraux de la philosophie. Il traite avec la même indulgence la privation principe, réduction des formes substantielles, et quelques autres idées scolastiques : mais quand il est enfin arrivé aux principes qui se peuvent entendre, c'est-à-dire, ou aux lois du mouvement, ou aux principes moins simples établis par les chimistes, on sent que malgré l'envie d'accorder tout, il laisse naturellement pencher la balance de ce côté-là. On s'aperçoit même que ce n'est qu'à regret qu'il entre dans les questions générales, d'où Ton ne rem- porte que des mots, ([ui n'ont point d'autre mérite que d'avoir longtemps passé pour des choses. Son inclination et son savoir le rappellent toujours assez promptement à la philosophie ex- périmentale, et surtout à la chimie, pour laquelle il paraît avoir eu un goût particulier. En 1666, Colbert, qui savait combien la gloire des lettres contribue à la splendeur d'un État, proposa et fit approuver au roi l'établissement de l'Académie royale des sciences. Il ras- sembla avec un discernement exquis un petit nombre d'hom- 8 FONTENELLE. mes, excellents chacun dans son genre. 11 fallait à cette com- pagnie un secrétaire qui entendit et qui parlât bien toutes les diflierentcs langues de ces savants ; celle d'un chimiste, par exemple, et celle d'un astronome, qui fût auprès du public leur interprète commun; qui pût donner à tant de matières ('pineuses et abstraites des éclaircissements, un certain tour, et même un agrément que les auteurs négligent quelquefois de leur donner, et que cependant la plupart des lecteurs de- mandent; enfin, qui, par son caractère, fût exempt de partia- lité, et propre à rendre un compte désintéressé des contesta- lions académiques. Le choix de Colbert pour cette fonction tomba sur du Hamel; et après les épreuves qu'il avait faites sans y penser, de toutes les qualités nécessaires, un choix aussi éclairé ne pouvait tomber que sur lui.. Sa belle latinité ayant beaucoup brillé dans ses ouvrages, et d'autant plus que les matières étaient moins favorables, il fut choisi pour mettre en latin un traité des droits de la feue reine sur le Braisant, sur Namur, et sur quelques autres sei- gneuries des pays-bas Espagnols. Le roi qui le lit publier en 16G7, voulait qu'il pût être lu de toute l'Europe, où ses con- quêtes, et peut-être aussi un grand nombre d'excellents livres, n'avaient pas encore rendu le français aussi familier qu'il l'est devenu. A cet ouvrage, qui soutenait les droits de la reine, il en succéda l'année suivante un autre de la même main, et en latin, qui soutenait les droits de l'archevêque de Paris contre les exemptions que prétend l'abbaye Saint-Germain-des-Prés. Ce fut Peretixe, alors archevêque, qui engagea du Hamel à cette entreprise, et apparemment il crut que le nom d'un au- teur, si éloigné d'attaquer sans justice, et même d'attaquer, serait un grand préjugé pour le siège archiépiscopal. En effet, c'est là la seule fois que du Hamel ait forcé son caractère jus- qu'à prendre le personnage d'agresseur; et il est bon qu'il l'ait pris une fois pour laisser un modèle de la modéra- tion et de l'honnêteté avec laquelle ces sortes de contestations devraient être conduites. Sa grande réputation sur la latinité fut cause encore qu'en ' la même année lG(i8, Colbert de Croissy, plérîipotcntiaire pour ÉLOGE DE DU HAMEL. la paix d'Aix-la-ChapclIo, l'y mena avec lui. Il pouvait l'eni- pioyor souvent pour tout ce qu'ildevait traiter en latin avec les ministres étrangers; et (pioique la pureté de cette langue puisse paraître une circonstance peu importante par rapport à une négociation de paix, les politiques savent assez qu'il ne faut rien négliger de ce qui peut donner du relief à une nation aux yeux de ses voisins et de ses ennemis. Après la paix d'Aix-la-Cliapelle, de Croissy alla ambassa- deur en Angleterre, et du Ilamel l'y accompagna. Il fit ce voyage en philosophe; sa principale curiosité fut de voir les savants, surtout l'illustre Boyle, qui lui ouvrit tous ses trésors de physique expérimentale. De là il passa en Hollande avec le même esprit, et il rapporta de ces deux voyages des richesses dont il a ensuite oi'né ses livres. Revenu en France, et occupant sa place de secrétaire de l'Académie, il publia son traité De corponim affectionibus en 1670. Là il pousse la physique jusqu'à la médecine, dont il ne se contente pas d'effleurer les principes. Deux ans après, il donna son traité De mente humanû. C'est une logique métaphy- sique, ou une théorie de l'entendement humain et des idées, avec l'art de conduire sa raison. Quoique les expériences phy- siques paraissent étrangères à ce sujet, elles y entrent cepen- dant en assez grande quantité, elles fournissent tous les exemples dont l'auteur a besoin; il en était si plein, qu'elles semblent lui échapper à chaque moment. Un an après, c'est-à-dire en 1673, parut son livre De corpore animato. On peut juger par le titre si la physique expérimen- tale y est employée. Surtout l'anatomie y règne. Du Hamel en avait acquis une grande connaissance^ et par des conférences de l'académie, et par un commerce particulier avec Stenon et du Verney. Quand du Verney commença à s'établir à Paris, et qu'il y établit en même temps un nouveau goût pour l'anato- mie, du Hamel fut un des piemiei-s qui se saisit de lui et des découvertes qu'il apportait. Un tel disciple excita encore le jeune anatomisle à de plus grands progrès, et y contribua. Dans ce livre De curpore animato, il fait entendre qu'on lui reprochait de ne point décider les questions, et d'être trop in- déterminé dans les difr(''renls partis. Il promet de se corriger, 1. 1(1 FONTENELLE. et il i'iiut uNuLiLT cependant (ju'il ne paraît pas trop avoir tenu parole; mais enfin il est rare qu'nn philosophe soit accusé de n'être pas assez décisif. Au même endroit, il se l'ait à lui-môme un autre reproche, dont il est beaucoup plus touché; c'est d'être ecclésiastique, et de donner tout son temps à la philosophie profane. Il est aisé de voir quelle foule de raisons le justifiaient; mais l'extrême délicatesse de sa conscience ne s'en contentait pas. Il proteste qu'il veut retourner à un ouvrage de théologie, dont le projet avait été formé dès le temps qu'il publia ses premiers livres, et dont l'exécution avait toujours été inteiTompue. Cependant il y survint encore une nouvelle interruption. Un ordre supérieur, et glorieux pour lui, l'engagea à composer un cours entier de philosophie selon la l'orme usitée dans les col- lèges. Cet ouvrage parut en 1678 sous le titre de Philosophia vctus et nova, ad usum scholœ accommodata, in regiâ Burgundiâ periractata (\), assemblage aussi judicieux et aussi heureux ([u'il puisse être des idées anciennes et nouvelles, de la philo- sophie des mots et de celle des choses, de l'école et de l'Acadé- mie. Pour en parler encore plus juste, l'école y est ménagée, mais l'Académie y domine. Du Hamel y a répandu tout ce qu'il avait puisé dans les conférences académiques, expériences, dé- (^ouvei'tes, raisonnements, conjectures. Le succès de l'ouvrage a été grand; les nouveaux systèmes déguisés en quelque sorte, ou alliés avec les anciens, se sont introduits plus facile- ment chez leui's ennemis, et peut-être le vrai y a-t-il eu moins d'oppositions à essuyer, parce qu'il a eu le secours de quelques erreurs. Plusieurs années après la publication de ce livre, des mis- sionnaires qui l'avaient porté aux Indes orientales, écrivirent qu'ils y enseignaient cette philosophie avec beaucoup de succès, principalement la physique, qui est des quatre parties du cours entici' celle où l'Académie et les modernes ont le plus de part. Des peuples peu éclairés, et conduits par le seul goût naturel, n'ont pas beaucoup hésité entre deux espèces do philosophies dont l'une nous a si longtemps occupés. H) c'est une tentaUve d'accommodement eiitro rancieniie et la nouvelle philosophie qui étaient encore en lutte. ' ÉLOGE DE DU HAMEL. Il Il semble que du Hamel ait été destiné à être le philosophe de rOiiont. Le P. Bouvet, jésuite et fameux missiunnaiie de la Chine, a éciùt que quand ses confrères et lui voulurent faire en langue tartare une philosophie pour l'empereur de ce grand État, et le disposer par là aux vérités de l'Évangile, une des principales sources où ils puisèrent fut la philosophie an- cienne et moderne do du Hamel, L'entiée qu'elle pouvait pro- curer à la religion dans ces climats éloignés, a dû le consoler de l'application qu'il y avait donnée. A la fin il s'acquilta encore plus précisémeiil du devoir doni il se croyait chargé. En 1691, il imprima un corps de théologi<' en sept tomes, sous ce litre : Theotorjia speculatrix cl practica JHXta SS. Patrum (lorjmato pcriraclaia cf. ad itsum scolœ accom^ modata. La théologie a été longtemps remplie de subtilités, fort ingénieuses à la vérité, utiles même jusqu'à un certain point, mais assez souvent excessives ; et l'on négligeait alors la connaissance des pères, des conciles, de l'histoire de l'Eglise, enfin tout ce qu'on appelle aujourd'hui théologie positive. On allait aussi loin que l'on pouvait aller par la seule métaphy- sique, et sans le secours des faits presque entièrement incon- nus: et cette théologie a pu être appelée fille de l'esprit et de l'ignorance. Mais enfin les vues plus saines et plus nettes des deux derniers siècles ont fait renaître la positive. Du Hamel l'a réunie dans son ouvrage avec la scolastique, et personne n'était plus propre à ménager cette réunion. Ce que la philoso- phie expérimentale est à l'égard de la philosophie scolastique, la tliéologie positive l'est à l'égard de l'ancienne théologie de l'école: c'est la positive qui donne du coi'ps et de la solidité à la scolastique, et du Hamel fit précisément pour la théologie ce qu'il avait fait pour la philosophie. On voit de part et d'autre la même étendue de connaissances, le même désir et le même art de concilier les opinions, le même jugement pour choisir quand il le faut, enfin le même esprit qui agit sur différentes matières. On peut se représenter ici ce que c'est que d'être philosophe et théologien tout à la fois, philosophe qui em- brasse toute la philosophie, théologien qui embrasse la théo- logie entière. Ce travail presque immense lui en produisit encoi-e un là FONTENELLE. aulre. Ou souliaila qu'il tirât en abrégé de son corps de théo- logie, ce qui était le plus nécessaire aux jeunes ecclésiastiques que l'on instruit dans les séminaires. Touché de l'utilité du des- sein, il l'entreprit, quoique âgé de soixante-dix ans, et sujet à une infirmité qui de temps en temps le mettait à deux doigts de la mort. Il fit mémo beaucoup plus qu'on ne lui demandait, il traita quantité de matières qu il n'avait pas fait entrer dans son premier ouvrage, et en donna un presque tout nouveau en '169-i, sous ce titre: Theologiœ clericorum scminariis accommodatœ summarium. Ce sommaire contient cincj volumes. Son application à la théologie ne nuisit point à ses devoirs académiques. Non seulement il exerça toujours sa fonction, en tenant la plume et recueillant les fruits de chaque assemblée; mais il entreprit de faire en latin une histoire générale de l'Académie depuis son établissement en' 1606 jusqu'en 1696. Il prit cette époque pour finir son histoire, parce qu'au commen- cement de 1697, il quitta la plume, ayant représenté à M. de Pontcharlrain, chancelier de France, qu'il devenait trop in- firme, et qu'il avait besoin d'un successeur. Il serait de mon intérêt de cacher ici le nom de celui qui osa prendre la place d'un tel homme: mais la reconnaissance que je lui dois de la bonté avec laquelle il m'agréa, et du soin qu'il prit de me former, ne me le permet pas. Ce fut en 1698 que parut son histoire sous ce titre : Regiœ scientiarum Academiœ historia (1). L'édition fut bientôt enlevée, et en 1701 il en parut une seconde beaucoup plus ample, aug- mentée de quatre années qui manquaient à la première pour finir le siècle, et dont les deux dernières étaient comprises dans une histoire française. Si nous n'avions une preuve incontestable par la date de ses livres, nous n'aurions pas la hardiesse de rapporter qu'en la même année 1698, où il donna pour la première fois son his- toire de l'Académie, il donna aussi un ouvrage théologique fort savant, intitulé : Instiiulioncs biblicœ, seu scripturœ sacrœ proleyomena, una cum seleclis annotationibus in peiitateuchwn. Là il ramasse tout ce qu'il y a de plus important à savoir sur la (1) Fontenelle l'a traduite enfrançais, mais plusieurs aQ,nées seulementaprès la mort de du Hamel. ÉLOGE DE DU HAMEL. 13 critique dorÉcritme sainte; un jugement droit et sur est l'ar- chitecte qui choisit et qui dispose les matériaux que fournit une vaste érudition. Le mènie caractère règne dans les notes sur les cinq livres de Moïse : elles sont bien choisies, peu chargées de discours, instructives, curieuses seulement lors- qu'il faut qu'elles le soient pour être instructives, savantes sans pompe, mêlées quelquefois de sentiments de piété, qui partaient aussi naturellement du cœur de l'écrivain que du fond de la matière. 11 publia en 1701 les Psaumes, et 1703 les livres de Salomo7i, la sapience et l'ecclésiastique, avec de pareilles notes. Tous ces ou- vrages n'étaient que les avant-coureurs d'un autre sans com- paraison plus grand auquel il travaillait, d'une bible entière accompagnée de notes sur tous les endroits qui en deman- daient, et de notes telles qu'il les faisait. II la donna en 1705, âgé de 81 ans. Cette bible, par la beauté de l'édition, et par la commodité et l'utilité du commentaire disposé au bas des pages, l'emporte, au jugement des savants, sur toutes celles qui ont encore paru. Jusqu'ici nous ne l'avons presque représenté que comme savant et comme académicien; il faudrait maintenant le re- présenter comme homme et peindre ses mœurs: mais ce se- rait le panégyrique d'un saint, et nous ne sommes pas dignes de toucher à cette partie de son éloge, qui devrait être fait à la face des autels, et non dans une Académie. Nous en détache- rons seulement deux faits qui peuvent être rapportés par une bouche profane. 11 allait tous les ans à NeuilIy-sur-Marne visiter son ancien troupeau, et le jour qu'il y passait était célébré dans tout le village occupé que de la joie de le voir. Tout le monde sait quelles sont les vertus, non seulement morales, mais chré- tiennes nécessaires à un pasteur, pour lui gagner tous les cœurs à ce point-là, et de quel prix sont les louanges de ceux sur qui on a eu de l'autorité, et sur qui on n'en a plus. Pendant qu'il fut en Angleterre, les cathoiiques anglais qui allaient entendre sa messe chez l'ambassadeur de France, disaient communément : Allons à la messe du saint prêtre. Ces étrangers n'avaient pas eu besoin d'un long temps pour pren- 14 FONTENELLE. dre de lui l'idée qu'il méritait. Un extérieur très simple, et qu'on ne pouvait jamais soupçonner d'être composé, annonçait les vertus du dedans, et trahissait l'envie qu'il avait de les cacher. On voyait aisément que son humilité était, non pas un discours, mais un sentiment fondé sur sa science même; et sa charité agissait trop souvent pour n'avoir pas quelque- fois, malgré toutes ses précautions, le déplaisir d'être décou- verte. Le désir général d'être utile aux autres était si connu en lui. que les témoignages favorables qu'il rendait en per- daient une partie du poids (|ii'ils devaient avoir par eux- mêjues. Le cardinal Antoine Barberin, grand aumônier de France, le fit aumônier du roi en 1659; car, nous avons oublie de le dire et c'est un point qui n'aurait pas été négligé dans un autre Éloge, il fut pendant toute sa vie dans une extrême considération auprès de nos grands prélats. Cependant il n'a jamais possédé que de très petits bénéfices, ce qui sert encore à peindre son caractère, et pour dernier trait, il n'en a point possédé dont il ne se soit dépouillé en faveur de quelqu'un. ÉLOCxE DE RÉGIS Pierre-Sylvain Régis naquit en 'l(i32àla Salvetatde Blanque- fort, dans le comté d'Agénois. Son père vivait noblement et était assez riche; mais il eut beaucoup d'enfants, et Régis, qui était un des cadets, se trouva avec peu de bien. Après avoir fait avec éclat ses humanités et sa philosophie chez les jésuites de Cahors, il étudia en théologie dans l'uni- versité de cette ville, parce qu'il était destiné à l'état ecclé- siastique ; et il se rendit si habile en quatre ans, que le corps de l'université le sollicitant de prendre le bonnet de docteur, lui offrit d'en faire tous les frais. Mais il ne s'en crut pas digne, qu'il n'eût étudié en Sorbonne à Paris. Il y vint ; mais s'étant dégoûté de la longueur excessive de ce que dictait un ÉLOGE DE RÉGIS. 15 célèbre professeur sur la seule question de l'heure de l'insti- tution de l'eucharistie, et ayant été frappé de la philosophie cartésienne, qu'il coinmenra à connaître par les contV'rences de Rohault, il s'attacha entièrement à cette philosophie, dont le charme, indépendamment même de la nouveauté, ne pou- vait manquer de se faire sentir à un esprit tel que le sien. Il n'avait plus que quatre ou cinq mois à demeurer à Paris, et il se hàla de s'instruire sous Rohault. (|ui, de son coté, zélé pour sa doctrine, donna tous ses soins à un disciple qu'il croyait propre à la répandre. Régis étant parti de Paris avec une espèce de mission de son maître, alla établir la nouvelle philosophie à Toulouse, par des conférences puliliques qr.'il commença d'y tenir en lOOo. H avait une facilité agréable de parler, et le don d'amener les matières abstraites à la portée de ses auditeurs. Bientôt toute la ville fut remuée par le nouveau philosophe; savants, ma- gistrats, ecclésiastiques, tout accourut pour l'entendre; les dames mêmes faisaient partie de la foule: et si quelqu'un pouvait partager avec lui la gloire de ce grand succès, ce n'était du moins que l'illustre Descartes, dont il annonçait les découvertes. On soutint une thèse de pur cartésianisme en français, dédiée à une des premières dames de Toulouse, que Régis avait rendue fort habile cartésienne, et il présida à cette thèse (1). On n'y disputa qu'en français, la dame elle-même y résolut plusieurs difticultés considérables, et il me semble qu'on affectât par toutes ces circonstances de faire une abjura- tion plus parfaite de l'ancienne philosophie. MM. de Toulouse, touchés des instructions et des lumières que Régis leur avait apportées, lui firent une pension sur leur hôtel de ville; évé- nement presque incroyable dans nos mœurs, et qui semble appartenir à l'ancienne Grèce. Le marquis de Yardes, alors exilé en Languedoc, étant venu à Toulouse, y connut aussitôt Régis, et l'obtint de la ville avec quelque peine, pour l'emmener avec lui dans son gouver- nement d'Aigues-Mortes. Là, il se l'attacha entièrement par l'estime, par l'amitié, et par le mérite qu'il lui fit voir; et ce M) Voir sur le philosophe cartésien Régis, mon Histoire de la philosophie car- , Umnne, \" vol., chap. 24, 3= édit. Delagrave. 16 FONTENELLE. qui est à la gloire de l'un et de l'autre, il n'eut pas besoin de se rattacher par d'autres moyens, qui passent ordinairement pour plus efficaces. Il tâcha de s'occuper avec lui, ou plutôt de s'amuser de la philosophie cartésienne, et comme il avait brillé par l'esprit dans une cour très délicate, peut-être le philosophe ne profita-t-il pas moins du commerce du courtisan que le courtisan de celui du philosoplie. L'un de ces deux différents caractères est ordinairement composé de tout ce qui manque à l'autre. De Vardes alla à Montpellier en 1071, et Régis, qui l'y accom- pagna, y fit des conférences avec le même applaudissement qu'à Toulouse. Mais, enfin, tous les grands talents doivent se rendre dans la capitale. Régis y vint en 1680, et commença à tenir de semblables conférences chez Lémery, membre au- jourd'hui de celte Académie. Le concours du monde y fut si grand, qu'une maison de particulier en était incommodée : on venait s'y assurer une place longtemps avant l'heure marquée pour l'ouverture; et peut-être la sévérité de cette histoire ne me défend-elle pas de remarquer qu'on y voyait tous les jours le plus agréable acteur du théâtre italien, qui hors de là cachait sous un masque et sous un badinage inimitable, l'es- prit sérieux d'un philosophe. 11 ne faut pas réussir trop; les conférences avaient un éclat qui leur devint funeste. Feu l'archevêque de Paris, par défé- rence pour l'ancienne philosophie, donna à Régis un ordre de les suspendre, déguisé sous la forme de conseil ou de prière, et enveloppé de beaucoup de louanges. Ainsi le pubhc fut privé de ces assemblées au bout de six mois, et au milieu de son goût le plus vif; et l'on ne fit peut-être, sans en avoir l'intention, que prévenii- son inconstance, et augmenter son estime pour ce qu'il perdait (1). Régis plus libre ne songea plus qu'à faire imprimer un sys- tème général de philosophie qu'il avait composé, et qui était le principal sujet de son voyage à Paris. Mais cette impression fut traversée aussi pendant dix ans. Enfin à force de temps et de raison, toutes les oppositions furent surmontées, et l'ou- (1) H y avait alors une sorte de per.sf'ciition du Cartésianisme dont nous avons raconti' tous les détails dans iiotie Ilisluiir de la pliilojophie cartésienne. ÉLOGE DE RÉGIS. vrage parut en 1690 sous c^ titre : Système de philosophie, con- tenant la logique, la métaphysique, la physique et la morale, en trois volumes in-i". L'avantage d'un système général est qu'il donne un spec- tacle plus pompeux à l'esprit, qui aime toujours à voir d'un lieu plus élevé, et à découvrir une plus grande étendue. Mais d'un autre côté, c'est un mal sans remède, que les objets vus de plus loin et en plus grand nombre, le sont aussi plus con- fusément. Dift'érentes parties sont liées pour la composition d'un tout, et t'ortitiées mutuellement par cette union; mais chacune en particulier est traitée avec moins de soins, et souffre de ce qu'elle est partie d'un système général. Une seule matière particulière bien éclaircie satisferait peut-être autant, sans compter que, dès là qu'elle serait bien éclaircie. elle deviendrait toujours assez générale. Si l'on considère la gloire de l'auteur, il ne reste guère à qui entreprend un pareil ouvrage, que celle d'une compilation judicieuse, et quoiqu'il puisse, comme Régis, y ajouter plusieurs idées nouvelles, le public n'est guère soigneux de les démêler d'avec les autres. Engagé comme il était à défendre la philosophie cartésienne il répondit en 1691 au livre intitulé: Censura philosophiœ car- tesianœ, sorû d'une des plus savantes mains de l'Europe (Ij: et feu Bayle, très fin connaisseur, ayant vu cette réponse, jugea qu'elle devait servir de modèle à tout ce qu'on en ferait à l'avenir pour la même cause. L'année suivante, Régis se défendit lui-même contre un habile professeur de philosophie, qui avait attaqué son système général. Ces deux réponses qu'il se crut obligé de donner en peu de temps, et une aug- mentation de plus d'un tiers qu'il avait faite immédiatement auparavant à son système, dans le temps même qu'on limpri- mait, lui causèrent des infirmités qui n'ont fait qu'augmenter toujours dans la suite. La philosophie elle-même a ses pas- sions et ses excès qui ne demeurent pas impunis. Régis eut à soutenir encore de plus grandes contestations. 11 avait attaqué dans sa physique l'explication que le P. Male- brauclie avait donnée dans sa Recherche de la Vérité, de ce (1) Huel. L'ouvrage dî Régis est ialitulé : Répome au livre qui a pour titre; Censura philosophiae carlesian e. 18 FONTENEIXE. que la lune paraît plus grande à l'horizon (|u'au jnéridien. Us écrivirent de part et d'autre, et la question principale se réduisit entre eux à savoir, si la grandeur apparente d'un objet dépendait uniquement de la grandeur de son image tracée sur la rétine, ou de la grandeur de son image et du jugement naturel que Fâme porte de son éloignement, de sorte que tout le reste étant égal, elle le dût voir d'autant plus grand, qu'elle le jugerait plus éloigné. Régis avait pris le premier parti, le P. Malebranche le second, et ce dernier soutenait qu'un géant six fois plus haut qu'un nain, et placé à douze pieds de distance, ne laissait pas de paraître plus haut que le nain placé à deux pieds, malgré l'égalité des images qu'ils formaient dans l'œil; et cela parce qu'on voyait le géant comme le plus éloigné, à cause de l'interposition des différents objets. Il niait même à Régis que l'image dé la lune à l'hori- zon fût augmentée par les réfractions, du moins delà manière dont elle aurait dû Têtre pour ce phénomène, et il ajoutait différentes expériences par lesquelles la lune cessait de paraître plus grande dès qu'elle était vue de façon qu'on ne la jugeât pas plus éloignée. Régis cependant défendit toujours son opi- nion; et comme les écrits, selon la coutume de toutes les dis- putes, se multipliaient assez inutih^ment, le P. Malebranche se crut en droit de terminer la question par la voie de l'auto- rité, mais d'une autorité telle qu'on la pouvait employer en matière de science. Il prit une attestation de quatre géomètres des plus fameux, qui déclarèrent que les preuves qu'il apportait de son sentiment étaient démonstratives, et clairement déduites des véritables principes de l'optique. Ces géomètres étaient feu le marquis de l'Hôpital, l'abbé Catelan, Sauveur, et Varignon. Régis fit en cette occasion ce que lui inspira un premier mou- vement de la nature; il tâcha de trouver des reproches contre chacun d'eux. Le Journal des Savants de l'an 1094 fut le théâtre de cette guerre. Il le fut encore, du moins en partie, d'une autre guerre entre les mêmes adversaires. Régis, dans sa métaphysique, avait souvent attaqué celle du P. Malebranche. Une de leurs principales contestations roula sur la nature des idées, sur leur cause ou efficiente ou exemplaire, matière» si sublime et ÉLOGE DE RÉGIS. l'J si abstraite, que s'il n'est pas permis à lesprit humain d'y trouver une entière certitude, ce sera pour lui une assez grande gloire d'avoir pu y parvenir à des doutes fondés et raisonnes. Les deux métaphysiciens agitèrent encore, site plai- sir nous rend acludkmenl heureux, et so partagèrent aussi sur cette question qui parait moins métaphysique. Comme les ouvrages du P. Maleljraiiche lui avaient tait plusieurs disciples habiles et zélés, quek[ucs-uns écri\irent aussi contre Régis, qui se contenta d'avoir paru sur la lice avec leur maître. L'inclination qu'il avait toujours conservée pour la théologie cl l'amour de la religion, lui inspirèrent ensuite une autre entreprise déjà tentée plusieurs fois par de grands hommes, digne de tous leurs efforts cl de leur plus sage ambition, et plus nécessaire que jamais dans un siècle aussi éclairé que celui-ci. Il la finit en 1704, malgré ses infirmités continuelles, et publia un livre in-io sous ce titre : L'usai/e de In raison et de la foi, ou l'accord de la foi et de la raison. 11 le dédia à l'abbé Bignon, à qui il dit dans son épître, qu'il ne pouvait citer les ennemis ou de la raison ou de la foi devant tin juge à qui les droits de l'ujie ou de l'autre fussent mieux connus, et que si on le récusait, ce ne serait que parce qu'il s'était trop déclaré pour toutes les deux. La manière dont il paivient à cet accord si difficile, est celle qu'emploierait un arbitre éclairé à l'égard de deux frères, entre lesquels il voudrait étouffer toutes les semences de division. Régis fait un partage si net entre la raison et la foi, et assigne à chacune des objets et des emplois si séparés, qu'elles ne peuvent plus avoii-, pour ainsi dire, aucune occasion de se brouiller. La raison conduit l'homme jusqu'à une entière conviction des preuves historiques de la religion chrétienne: après quoi elle le livre et l'abandonne à une autre lumière, non pas contraire, mais toute différente et infiniment supérieure. L'éloignement où Régis tient la raison et la foi ne leur permet pas de se réunir dans des sys- tèmes qui accommodent les idées de quelques philosophies dominantes à la révélation, ou quelquefois même la révélation à ces idées. Il ne veut point que ni Platon, ni Aristote, ni Descartes même appuient l'évangile. Il paraît croire que tous les systèmes philosophiques ne sont que des modes, et il ne 20 FONTENELLE. faut point que ces vérités éternelles s'allient avec des opinions passagères, dont la ruine leur doit être indifférente. On doit s'en tenir à la majestueuse simplicité des conciles, qui décident toujours le dogme divin, sans y mêler les explications humaines. Tel est l'esprit général de l'ouvrage, du moins par rapport au titre; car Régis y fait entrer une théorie des facultés de riiommc, de l'entendement, de la volonté, etc., plus ample qu'il n'était absolument nécessaire. Il lui a donné môme pour conclusion un traité de l'amour de Dieu, parce que cette matière qui, si Ton voulait, serait fort simple, venait d'être agitée par de grands hommes avec beaucoup de subtilité. Entin il a joint k tout le livre une réfutation du système de Spinosa. 11 a été réduit à en développer les obscu- rités, nécessaires pour couvrir l'erreur, mais heureusement peu propi'es pour la séduction. C'est par là qu'il a fini sa carrière savante. Ses infirmités qui devinrent plus continues et plus douloureuses, ne lui per- mirent plus le travail. La manière dont il les soutint, pendant plusieurs années, fut un exemple du plus noble et du plus difficile usage que l'oa puisse faire de la raison et de la foi tout ensemble. Il mourut le II janvier 1707 chez le duc de Rolian, qui lui avait donné un-,appartement dans son hôtel, outre la pension qu'il avait été chargé de lui payer par le testament du marquis de Yardes son beau-père. Il était entré dans l'Académie, en 1699, lorsqu'elle se renou- vela : mais à cause de ses maladies, il ne tit presque aucune fonction académique: seulement son nom servit à orner une liste OLi le public eût été surpris de ne le pas trouver. 11 avait eu toute sa vie beaucoup de commerce avec des personnes du premier rang. Feu l'archevêque de Paris, en lui défendant les assemblées, l'avait engagé à le venir voir à de certains lemps marqués pour l'entretenir sur les mômes matières; et peut-être la gloire de Régis augmentait-elle de ce qu'un prélat si éclairé prenait la place du public. Feu le Prince (1), dont le génie embrassait tout, l'envoyait chercher (I) Le graïul ConJo. Ce prince niandail à Chaiiliily des philosoplies et des savants avec lesquels il aimait à s'entretenir. Là, le héros entouré de gens d'esprit et de savants, vivait dit Fontenelie, dans l'éloge de Lémery, « comme ÉLOGE DE RÉGIS. 21 souvent, et il a dit plusieurs fois qu il ne pouvait s'empocher de prendre pour vrai ce qui lui était expliqué si nettement. Sa réputation alla jusque dans les pays étrangers lui faire des amis élevés aux plus grandes places. Tel était le duc d'Escalone, grand d'Espagne, aujourd'hui vice-roi de Naples. Ce seigneur, plus curieux et plus touché des sciences que ne l'est jusqu'ici le reste de sa nation, avait pris pour lui une estime singulière sur son système général qu'il avait étudié avec beaucoup de soin: et quand à la journée du Ter (en 1694), où il commandait l'armée espagnole, ses équipages lurent pris pur l'armée victorieuse du maréchal de Noailles, il ne lui envoya redemander que les commentaires de César, et le li\Te de Régis, qui étaient dans sa cassette. Le comte de Saint- Estevant de Gondas. son fils, étant venu en France en 1706, il alla voir le philosophe par ordre de son père: et après la première visite, ce ne fut plus par obéissance qu'il lui en rendit. Le duc d'Albe, ambassadeur do sa majesté catholique, lui a fait le même honneur, cà la prière du vice-roi de Naples. Les mœurs de Régis étaient telles que l'étude de la philoso- phie les peut former, quand elle ne trouve pas trop de résis- tance du côté de la nature. Les occasions qu'il a eues par rap- port à la fortune, lui ont été aussi peu utiles qu'elles le devraient être. Une grande estime, et une amitié fort vive que le feu P. Ferrier, confesseur du roi, avait prise pour lui à Toulouse pendant ses conférences, ne lui valurent qu'une très modique pension sur la préceptoriale d'Aigues-Mortes. Quoiqu'il fût accoutumé à instruire, sa conversation n'en était pas plus impérieuse; mais elle était plus facile et plus simple, parce qu'il était accoutumé à se proportionner à tout le monde. Son savoir ne l'avait pas rendu dédaigneux pour les ignorants ; et en effet on l'est ordinairement d'autant moins à leur égard, que l'on sait davantage, car on en sait mieux ' combien on leur ressemble encore. aurait fait César oisif. « « Son ingénieuse et vive curiosité se portait à tout, » (Éloge de Sauveur.) FONTENELLË. ÉLOGE DU 31ARËCHAL DE VAUBAN Sébastien le Prêtre, chevalier, seigneur de Vauban, Bazoche, Pierre-Pertuis, Poiiilly, Cervon, la Chaume, Epiry, le Creuset, et autres lieux ; maréchal de France, chevalier des ordres du roi, commissaire général des fortifications, grand-croix de l'ordre de Saint-Louis, et gouverneurde la cita- delle de Lille, naquit le premier jour de mai 1633, d'Urbain le Prêtre, et d'Aimée de Car.nagnol. Sa famihe est d'une bonne noblesse du Nivernais: elle possède la seigneurie de Vauban depuis plus de 250 ans. Son père qui n'était qu'un cadet, et qui, déplus, s'était ruiné dans le service, ne lui laissa qu'une bonne éducation et un mousquet. A l'âge de J7 ans, c'est-à-dire en 1651 , il entra dans le régiment de Condé, coiypagnic d'Arcenay. Aloi's feu le Prince était dans le parti des Espagnols. Les premières places fortifiées qu'il vit le firent ingénieur, par l'envie qu'elles lui donnèrent de le devenir. Il se mit à étudier la géométrie, et principalement la trigonométrie et le toisé; et dès l'an 1652, il fut employé aux fortifications de Clermont en Lorraine. La métne année, il servit au premier siège de Sainte-Menehould, où il fit quelques logements, et passa une rivière à la nage sous le feu des ennemis pendant l'assaut, action qui lui attira de ses supérieurs beaucoup de louanges et de caresses. En 1653, il fut piis par un parti français. Le cardinal Maza- rin le crut digne dès lors qu'il tâchât de l'engager au service du roij et il n'eut pas de peine à. réussir avec un homme né le plus fidèle sujet du monde. En cette même année, Vauban servit d'ingénieur en second sous le chevalier de Clerville, au second siège de Sainte-Menehould, qui fut reprise par le roi; et ensuite il fut chargé du soin de faire réparer les fortifications de la place. ÉLOGE DU MARÉCH-U. DE VALBA>'. 23 Dans les années suivantes, il fit les fonctions d'ingénieur aux sièges de Stenay. de Clcrmont, de Landrecy, de Condé, de Saint-Guilain, de Valenciennes. 11 n'en servit presque pas moins. 11 reçut encore trois blessures au siège de Montmédy en 1657; et comme la gazette en parla, on apprit dans son pays ce qu'il était devenu : car depuis six ans qu'il en était parti, il n'y était point retourné, et n'y avait écrit à personne: et ce fut là la seule manière dont il y doima de ses nouvelles. Le maréchal de la Ferté, sous qui il y servait alors, et qui. l'année précédente. lui avait fait présent d'une compagnie dans son régiment, lui en donna encore une dans un autre régiment pour lui tenir lieu de pension ; et lui prédit hautement que si la guerre pouvait l'épargner, il parviendrait aux premières dignités. En 1638, il conduisit en chef les attaques des sièges de Gra- velines, d'Ypres et d'Oudenarde. Le cardinal Mazarin, qui n'ac- cordait pas les gratifications sans sujet, lui en donna une assez honnête, et l'accompagna de louanges, qui, selon le caractère (\f Vauhan, le payèrent beaucoup mieux. 11 nous suftit d'avoir représenté avec quelque détail ces pre- miers commencements, plus remarquables que le reste dans une vie illustre, quand la vertu, dénuée de tout secours étran- ger, a eu besoin de se faire jour à elle-même. Désormais Vauban est connu, et son histoire devient une partie de l'his- toire de France. Après la paix des Pyrénées, il fut occupé ou à démolir des places, ou à en construire. Il avait déjà quantité didées nou- velles sur fart de fortifier, peu connu jusque-là. Ceux qui l'avaient pratiqué ou qui en avaient écrit, s'étaient attachés servilement à certaines règles établies, quoique peu fondées, et à des espèces de superstitions, qui dominent toujours longtemps en chaque genre et ne disparaissent qu'à l'arrivée de quelque génie supérieur. D'ailleurs ils n'avaient point vu de sièges, ou n'en avaient pas assez vu: leurs méthodes de fortifier n'étaient tournées que par rapport à certains cas particuliers qu'ils con- naissaient, et ne s'étendaient point à tout le reste. De Vauban avait déjà beaucoup vu, et avec de bons yeux ; il augmentait sans cesse son expérience par la lecture de tout ce qui avait été 24 FONTENELLE. écrit sur la guerre : il sentait en lui ce qui produit les heureuses nouveautés, ou plutôt ce qui force à les produire; et enfin il osa se déclarer inventeur dans une matière si périlleuse, et le fut toujours jusqu'à la fin. Nous n'entrerons point dans le détail de ce qu'il inventa ; il serait trop long, et toutes les places fortes du royaume doivent nous l'épargner. Quand la guerre recommença en 1667, il eut la principale conduite des sièges que le roi fit en personne. S. M. voulut bien faire voir qu'il était de sa prudence de s'en assurer ainsi le succès. Il reçut au siège de Douai un coup de mousquet à la joue dont il a toujours porté la marque. Après le siège de Lille, qu'il prit sous les ordres du roi en neuf jours de tranchée ou- verte, il eut une gratification considérable, beaucoup plus né- cessaire pour contenter l'inclination du maître, que celle du sujet. Il en a reçu encore en différentes occasions un grand nombre et toujours plus fortes ; mais pour mieux entrer dans son caractère, nous ne parlerons plus de ces sortes de récom- penses, qui n'en étaient presque pas pour lui. Il fut occupé en 1668 à faire des projets de fortifications pour les places de la Fianche-Comté, de Flandre et d'Artois. Le roi lui donna le gouvernement de, la citadelle de Lille qu'il venait de construire, et ce fut le premier gouvernement de cette nature en France. Il ne l'avait point demandé; et il importe et à la gloire du roi et à la sicime. que l'on sache que de toutes les grâces qu'il a jamais reçues, il n'en a demandé aucune, à la réserve de celles qui n'étaient pas pour lui. Il est vrai que le nombre en a été si grand, qu'elles épuisaient le droit qu'il avait de demander. La paix d'Aix-la-Chn[)('lle étant faite, il n'en fut pns moins occupé. Il fortifia des places en Flandre, en Artois, en Pi'ovence, en Roussillon, ou du moins fit des dessins qui ont été depuis exécutés. Il alla même en Piémont avec M. de Louvois et donna au duc de Savoie des dessins pour Vérue, Verceil et Tuiin. A son départ S. A. R. lui fit présent de son portrait enrichi de diamants. Il est le seul homme de guerre pour qui la paix ait toujours été aussi laboiieuse que la guerre même. Quoique son emploi ne l'engageât qu'à travailler à la sûreté des frontières, son amour pour le bien publi'c lui faisait porter lu ELOGE DU MARÉCHAL DE VAUBAX. 23 ses vues sur les moyens d'augmenter le bonheur du dedans du royaume. Dans tous ses voyages, il avait une curiosité dont ceux qui sont en place ne sont communément que trop exempts. Il s'informait avec soin de la valeur des terres, de ce qu'elles rapportaient, de la manière de les cultiver, des facultés des paysans, de leur nombre, de ce qui faisait leur nourriture ordinaire, de ce que leur pouvait valoir en un jour le travail de leurs mains ; détails méprisables et abjects en apparence, et qui appartiennent cependant au grand art de gouverner. Il s'occupait ensuite à imaginer ce qui aurait pu rendre le pays meilleur, des grands chemins, des ponts, des navigations nou- velles ; projets dont il n'était pas possible qu'il espérât une entière exécution ; espèces de songes, si l'on veut, mais qui du moins, comme la plupart des véritables songes, marquaient l'in- clination dominante. Je sais tel intendant de province qu'il ne connaissait point, et à qui il avait écrit pour le remercier d'un nouvel établissement utile qu'il a vu en voyageant dans son département. Il devenait le débiteur particulier de quiconque avait obhgé le public. La guerre, qui commença en 1072, lui fournit une infinité l'occasions glorieuses, surtout dans ce grand nombre de sièges jue le roi fit en personne et que Vauban conduisit tous. Ce fut i celui de Maëstrichten 1673, qu'il commença à se servir d'une néthode singulière pour l'attaque des places, qu'il avait ima- ginée par une longue suite de reflexions, et qu'il a depuis oujours pratiquée. Jusque-là il n'avait fait que suivre avec )lus d'adresse et de conduite les règles déjà établies ; mais dors il ensuivit d'inconnues, et fit changer de face à cette im- )ortante partie de la guerre. Les fameuses parallèles et les )laces d'armes parurent au jour: depuis ce temps il a toujours nventé sur ce sujet, tantôt un nouvel usage des sapes et des lemi-sapes, tantôt des batteries en ricochet ; et par là il avait orté son art à une tehe perfection, que le plus souvent, ce u'on n'aurait jamais osé espérer, devant les places les mieux éfendues, il ne perdait pas plus de monde que les assiégés. C'était là son but principal, la conservation des honmaes. îon seulement l'intérêt de la guerre, mais aussi son humanité aturelle les lui rendait chers. Il leur sacrifiait toujours l'éclat 26 FONTENELLE. d'une conquête plus prompte, et une gloire assez capable de séduire ; et ce qui est encore plus difficile, quelquefois il ré- sistait en leur faveur à l'impatience des généraux, et s'exposait aux redoutables discours du courtisan oisif. Aussi les soldats lui obéissaient-ils avec un entier dévouement, moins animés encore par l'extrême confiance qu'ils avaient à sa capacité, que par la certitude et la reconnaissance d'être ménagés autant qu'il était possible. Pendant toute la gueri-o que la paix de N'imègue termina, sa vie fut une action continuelle et très vive: former des dessins de sièges, conduire tous ceux qui fui'cnt faits, du moins dès qu'ils étaient de quelque importance: réparer les places qu'il avait prises et les rendre plus foi'tes ; visiter toutes les fron- tières ; fortifier tout ce qui pouvait être exposé aux ennemis ; se transporter daus toutes les années, et souvent d'une extré- mité du royaume à l'autre. Il fut fait brigadiei' d'infanterie en 16G4, marécliai de camp en 1076, et en 1(378 commissaire général des fortifications de France, charge qui vaquait par la mort du chevalier de Cler- ville. Il se défendit d'abord de l'accepter; il en craignait ce qui l'aurait fait désirer à tout autre, les grandes relations qu'elle lui donnait avec le ministre. '•Cependant le roi l'obligea d'auto- rité à prendre la chai-ge : et il faut avouer que, malgré toute sa droiture, il n'eut pas lieu de s'en repentir. La vertu ne laisse pas de réussir quelquefois, mais ce n'est qu'à force de temps et de preuves redouldées. La paix de Nimègue lui ôla le ])éiiible emploi de prendre des places, mais elle lui en donna un plus grand nombre à fortifier. 11 fit le fameux port de Dunkerque, son chef-d'œuvre, et par conséquent celui de son art. Strasbourg et Casalj qui passèrent en 1081 sous le pouvoir du roi, furent ensuite ses travaux les plus considéiables. Outre les grandes et magnifiques fortifica- tions de Strasbourg, il y fit faire pour la navigation de la Bruche, des écluses, dont l'exécution était si difficile, qu'il n'osa la confier à personne, et la dirigea toujours par lui- même. La guerre recommença en 1683, et lui valut l'année suivaud la gloire de prendre Luxembourg, qu'on avait cru jusque-l:i i ÉLOGE DU MARÉCHAL DE VAtliA.N. iT imprenable, et de le prendre avec fort peu de peite. Mais la guerre naissante ayant été étoufifée par la trêve de 1681, il reprit ses fonctions de paix, dont les plus brillantes furent l'aqueduc de Maintenon, de nouveaux travaux qui perfection- nent le canal de la communication des mers, Mont-Royal et Landau, Il semble qu'il aurait dû trahir les secrets de son art par la grande quantité d'ouvrages qui sont sortis de ses mains. Aussi a-t-il paru des livres dont le titre promettait la véritable ma- nière de fortifier selon Vauban ; mais il a toujours dit, et il a fail voir par sa pratique, qu'il n'avait point de manière. Chaque place diflférentt! lui en fournissait une nouvelle selon les dilfé- rentes circonstances de sa grandeur, de sa situation, de son terrain. Les plus difficiles de tous les arts sont ceux dont les Dbjcts sont changeants, qui ne permettent point aux esprits bornés l'application commode de certaines règles fixes, et qui lemandent à chaque moment les ressources naturelles et im- arévues d'un génie heureux. En 1G88, la guerre s'étant rallumée, il fit, sous les ordres de Monseigneur, les sièges de Philipsbourg, de Manheim et de rakendal. Ce grand prince fut si content de ses serNices v [u'il lui donna quatre pièces de canon à son choix, pour ( nettre en son château de Bazoche; récompense vraiment mi- itaire, privilège unique, et qui, plus que tout autre, convenait u père de tant de places fortes. La même année, il fut fait ieutenant général. L'année suivante, il commanda à Dunkerque, Bergues et près, avec ordre de s'enfermer dans celle de ces places qui erait assiégée; mais son nom les en préserva. L'année 1690 fut singulière entre toutes celles de sa vie ; il l'y fit presque rien, parce qu'il avait pris une grande et dan- ereuse maladie à faire travailler aux fortifications d'Ypres, ui étaient fort en désordre, et à être toujours présent sur les Hjravaux. Mais cette oisiveté, qu'il se serait prescjue reprochée, nit en 1691 par la prise de Mons, dont le roi commanda le iège en personne. Il comnanda aussi l'année d'après celui de S [amur, et Vauban le conduisit de sorte qu'il prit la place en j rente jours de tranchée ouverte, et n'y perdit que huit cents 28 FONTENELLE. hommes, quoiqu'il s'y fût fait cinq actions de vigueur très considérables. Il faut passer par-dessus un grand nombre d'autres exploits, tels que le siège de Charleroi en 93, la défense de la Basse- Bretagne contre les descentes des ennemis en 9i et 9o, le siège d'Ath en 97, et nous hâter de venir à ce qui touche de plus près cette Académie. Lorsqu'elle se renouvela en 99, elle demanda au roi M. de Vauban pour être un de ses honoraires; et si la bienséance nous permet de dire qu'une place dans cette compagnie soit la récompense du mérite, après toutes celles qu'il avait reçues du roi eu qualité d'homme de guerre, il fallait qu'il en reçût une d'une société de gens de lettres en qualité de mathématicien. Personne n'avait mieux que lui rappelé du ciel les mathématiques, pour les occuper aux besoins des hommes, et elles avaient pris entre ses mains une utilité aussi glorieuse peut-être que lem- plus grande sublimité. De plus, l'Académie lui ilevait une reconnaissance particulière de l'estime qu'il avait toujours eue pour elle ; les avantages solides que le public peut tirer de cet établissement avaient touché l'endroit le plus sensible de son àme. Connne après la paixdeRyswick il ne fut plus ctnployéqu'à visiter les frontières, à faire *le tour du royaume, et à former de nouveaux projets, il eut besoin d'avoir cn(;ore quelque autre occupation, et il se la donna selon son cœur. Il commença à mettre par écrit un prodigieux nombre d'idées qu'il avait sur différents sujets qui regardaieni le bien de l'Etat, non seulement sur ceux qui lui étaient les plus famiUers, tels que les fortifi- cations, le détail des places, la discipline militaire, les canq:)e- ' ments, mais encore une infinité d'autres matières qu'on aurait cru plus éloignées de son usage ; sur la marine, sur la course par mer eu temps de guerre, sur les finances mêmes, sur la culture des forets, sur le commerce et sur hîs colonies fi-ançaises en Améri([ue (1). Une grande passion songe à tout. Do toulcs ces dilfc'renles vues, il a coujposé douze gi-os volumes manns- (1) Ce giMud homme de guerre a él,é le précur.-our ilcs éfononiisles modernes. Une parlie des Oisivetés a élé publiée à raris en iS'iO en quatre volumes. On y trouve la plus iniporlanlc des réformes proposées par Vauban, la dime royale. Ce projet consislail à remplacer une foule de taxes arbitraires par une contri- bution unique du 10' sur le revenu de chacun. , ÉLOGE DU MARÉCHAL DE VAtJBAN. 29 crits, qu'il a intitulés ses Oisicetés. S'il était possible que les idées qu'il y propose s'exécutassent, ses oisivetés seraient plus utiles que tous ses travaux. La succession d'Espagne ayant l'ait renaître la guerre,, il était à Namur au commencement de l'année 1703, et il y donnait ordre à des réparations nécessaires, lorsqu'il apprit que le roi l'avait honoré du bâton de maréchal de France. 11 s'était opposé lui-même, quelque temps auparavant, à cette suprême élévation que le roi avait annoncée ; il avait représenté qu'elle empê- cherait qu'on ne l'employât avec des généraux du même rang, et ferait naître des embarras contraires au bien du service. Il aimait mieux être plus utile, et moins récompensé; et pour suivre son goût, il n'aurait fallu payer ses premiers travaux que par d'autres encore plus nécessaires. Vers la fin de la même année, il servit sous monseigneur le duc de Bourgogne au siège du Vieux-Brisac, place très consi- dérable, qui fut réduite à capituler au bout de treize jours et demi de tranchée ouverte, et qui ne coula pas trois cents hommes. C'est par ce siège qu'il a fini, et il fit voir tout ce que pouvait son art, comme s'il eût voulu le résigner alors tout entier entre les mains du prince qu'il avait pour spectateur et pour chef. Le titre de maréchal de France produisit les inconvénients qu'il avait prévus ; il demeura deux ans inutile. Je l'ai entendu souvent s'en plaindre; il protestait que, pour l'intérêt du roi et de l'État, il aurait foulé aux pieds la dignité avec joie. 11 l'aurait fait, et jamais il ne l'eût si bien méritée, jamais même il n'en eût si bien soutenu le véritable éclat. Il se consolait avec ses savantes oisivetés. Il n'épargnait aucune dépense pour amasser la quantité infinie d'instructions et de mémoires dont il avait besoin, et il occupait sans cesse un grand nombre de secrétaires, de dessinateurs, de calcula- teurs et de copistes. 11 donna au roi en 1704 un gros manuscrit, qui contenait tout ce qu'il y a de plus fin et de plus secret dans la conduite de l'attaque des places ; présent le plus noble qu'un sujet puisse jamais faire à son maître et que le maître ne pouvait recevoir que de ce seul sujet. 2. •{(I FU-\TENRIXE. Eu 1706, après la bataille de Ramillies, le maréchal de Vauban fut envoyé pour commander à Diinkerque et sur les côtes de Flandre. 11 rassura par sa présence les esprits étonnés ; il em- pêcha la pei'te d'un pays qu'on voulait noyer pour prévenir le siège de Dunkerque, et le prévint d'ailleurs par un camp re- tranché qu'il fit entre cette ville et Bergues, de sorte que les ennemis eussent été obligés défaire en même temps l'investiture de Dunkerque, de Bergues et de ce camp, ce qui était absolu- ment impraticable. Dans cette même campagne, plusieurs de nos places ne s'étant pas défendues comme il l'aurait souhaité, il voulut défendre par ses conseils toutes celles qui seraient attaquées à l'avenir, et commença sur cette matière un ouvrage qu'il destinait au roi, et qu'il n'a pu finir entièrement. Il mourut le 30 mars 1707, d'une fluxion de poitrine accompagnée d'une grosse fièvre qui l'emporta en huit jours, quoiqu'il lut d'un tempérament très robuste, et qui semblait lui promettre plusieurs années de vie. 11 avait soixante-quatorze ans moins un mois. Il avait épousé Jeanne d'Aunoy, de la famille des barons d'Espiry en Nivernais, morte avant lui. Il en a laissé deux filles, madame la comtesse de Villebcrlin, et madame la marquise d'Ussé. * Si l'on veut voir toute sa \ ie militaire en abrégé, il a fait travailler à trois cents places anciennes, et en a fait trente-trois neuves ; il a conduit cinquanic-irois sièges dont trente ont été faits sous les ordres du roi en personzie,oude Monseigneur, ou de monseigneur le duc de Bourgogne, et les vingt-trois autres sous différents généraux; il s'est trouvé à cent quarante actions de vigueur. Jamais les traits de la simphs nature n'ont élé mieux marqués qu'en lui ni plus exempts de tout mélange étranger. Un sens droit et étendu, qui s'attachait au vrai par une espèce de sym- pathie, et sentait le faux sans le discuter, lui épargnait les longs circuits par où les autres marchent; et d'ailleurs sa vertu était en quelque sorte nn instinct heureux, si prompt qu'il prévenait sa raison. Il méprisait cette politesse super- ficielle dont le monde se contente, et qui couvre tant de barbarie: mais sa bonté, son humanité, sa libéralité lui com- fiLOGE DE LABRE GALLOIS. 31 posaient une autre politesse plus rare, qui était toute de son cœur. 11 seyait bien à tant de vertu de négliger des dehors qui, à la vérité, lui appartiennent naturellement, mais que le vice emprunte avec trop de facilité. Souvent le maréchal de Vauban a secouiu de sommes assez considérables des officiers qui n'étaient pas en état de soutenir le service; et quand on venait à le savoir, il disait qu'il prétendait leur restituer ce qu'il recevait de trop des bienfaits du roi. Il en a été comblé pendant tout le cours d'une longue vie, et il a eu la gloire de ne laisser en mourant qu'une fortune médiocre. Il était passionnément attaché au roi, sujet plein d'une fidélité ardente et zélée, et nullement courtisan ; il aurait infiniment mieux aimé servir que plaire. Personne n'a été si souvent que lui, ni avec tant de courage l'introducteur de la vérité ; il avait pour elle une passion presque imprudente, et incapable de ménagement. Ses mœurs ont tenu bon contre les dignités les plus brillantes, et n'ont pas même combattu. En un mot, c'était un Romain qu'il semblait que notre siècle eût dérobé aux plus heureux temps de la république. ÉLOGE DE L'ABBÉ GALLOIS Jean Gallois naquit à Paris le 14 juin 1632, d'Ambroise Gallois, avocat au parlement, et de Françoise de Launay. Son inclination pour les lettres se déclara dès qu'il put laisser paraître quelque inclination, et elle se fortifia toujours dans la suite; il s'engagea dans l'état ecclésiastique, et reçut l'ordre de prêtrise. Son devoir lui fit tourner ses principales études du côté de la théologie, de l'histoire ecclésiastique, des prières et de l'Ecriture sainte; il alla môme jusqu'aux langues orientales, nécessaires du monis à qui veut remonter jusqu'aux premières sources de la théologie; mais il ne renonça ni à l'histoire pro- fane, ni aux langues vivantes, telles que l'italien, l'espagnol, l'anglais et l'allemand, ni aux mathématiques, ni à la physique, 32 FONÏENELLE. ni à la médecine mémo, car son ardeur de savoir embrassait tout; et s'il est vrai qu'une érudition si partagée soit moins propre à faire une réputation singulière, elle l'est du moins beaucoup plus à étendre l'esprit en tous sens, et à l'éclairer de tous côtés. Outre la connaissance des choses que les livres contiennent, l'abbé Gallois avait encore celle des livres eux-mêmes, science presque séparée des autres, quoiqu'elle en résulte, et pro- duite par une curiosité vive qui ne néglige aucune partie de son objet. Le premier travail que le public ait vu de l'abbé Gallois a été la traduction latine du traité de paix des Pyrénées, imprimée par ordre du rei; mais bientôt son nom devint plus illustre par le Journal des Samnts (1). Ce fut en 16G5 que parut la première fois cet ouvrage, dont l'idée était si neuve et sr heu- reuse, et qui subsiste encore aujourd'hui avec plus de vigueur que jamais, accompagné d'une nombreuse postérité issue de lui, répandue par toute l'Europe sous les ditférents noms de Nouvelles de la république des lettres, d'Histoires des ouvrages des savants, de Bibliothèque univers ile, de Bibliothèque choisie, à'Acta eruditoruin, de Transactions i philosophiques, de Mémoires pour l'histoire des sciences et des beaux-arts, etc. M. de Sallo, conseiller ecclésiastique au parlement, en avait conçu le dessein, et il s'associa l'abbé Gallois, qui, par la grande variété de son éru- dition, semblait né pour ce travail ; et qui, de plus, ce qui n'est pas connnun chez ceux qui savent tout, savait le français et écrivait bien. Le journal prit dès sa naissance un ton hardi, et censura trop librement la plupart des ouvrages qui paraissaient. La république des lettres, qui voyait sa liberté menacée, se souleva, et le journal fut arrêté au bout de trois mois. Mais comme le projet par lui-même en était excellent, on ne voulut pas le perdre: et M. de Sallo l'abandonna entièrement à l'abbé Gallois, qui ouvrit l'année 1G66 par un nouveau journal dédié au roi, où il mit son nom, et où il exerça toujours avec toute la mo- dération nécessaire le pouvoir dont il élait revêtu. (1) Fondé en 166S, le Journal des Savants existe encore aujourd'hui. ÉLOGE DE L'ABBÉ GALLOIS 33 Colbert, touché de l'utilité et de la beauté du journal, prit du goût pour cet ouvrage, et bientôt après pour l'autour. En 1668, il lui donna dans cette Académie, presque encore naissante, une place avec la fonction de secrétaire en l'absence de feu du Hamel,qui fut deux ans hors du royaume. L'abbé Gallois enrichissait son journal des principales découvertes de l'Aca- démie, qui ne se faisaient guère alors connaître au public que par cette voie ; et de plus, il en rendait souvent compte à Colbert, lui portait les fruits de la protection qu'il accordait aux sciences. Dans la suite ce ministre, toujours plus content de sa conver- sation, l'envoyait quérir lorsqu'il venait à Paris : sa curiosité sur quelque matière que ce fût, le trouvait toujours prêt à le satisfaire ; et s'il fallait une discussion plus exacte et plus profonde, personne n'était plus propi-e que l'abbé Gallois à y réussir en peu de temps, circonstance presque absolument nécessaire auprès de Colbert. Enfin ce ministre qui se con- naissait en hommes, après avoir éprouvé longtemps, et l'esprit et la littérature et les mœurs de l'abbé Gallois, le prit chez lui en 1673, et lui donna toujours une place à sa table et dans son carrosse. Cette faveur si particulière était en même temps, et une récompense glorieuse de son savoir, et une occasion perpétuelle d'en faire un usage agréable, et une heureuse nécessité d'en acquérir encore tous les jours. Colbert favorisait les lettres, porté non seulement par son inclination naturelle, mais par une sage poUtique. Il savait que les sciences et les arts suffiraient seuls pour rendre un règne glorieux, qu'ils étendent la langue d'une nation peut- être plus que des conquêtes, qu'ils lui donnent l'empire de l'esprit et de l'industrie, également flatteur et utile, qu'ils attirent chez elle une multitude d'étrangers, qui Tenrichissent par leur curiosité, prennent ses inclinations, et s'attachent à ses intérêts. Pendant plusieurs siècles, l'université de Paris n'a pas moins contribué à la grandeur de la capitale, que le séjour des rois. On doit à Colbert l'éclat où furent les lettres, la naissance de cette académie, de celle des inscriptions, des académies de peinture, de sculpture et d'architecture, les nou- velles faveurs que l'Académie française reçut du roi, l'impres- sion d'un grand nombre d'excellents livres dont l'imprimerie 34 FONTENELLE. royale fit les frais, l'augmentalion presque immense de la bibliothèque du roi, ou plutôt du trésor public des savants, une infinité d'ouvrages que les grands auteurs ou les habiles ouvriers n'accordent qu'aux caresses des ministres et des princes, un goût du beau et de l'exquis répandu partout, et qui se fortifiai 1 sans cesse. L'abbé Gallois eut le sensible plaisir d'observer de près un semblable ministère, d'être à la source des dessins qui s'y prenaient, d'avoir part à leur exécution, quelquefois même d'en inspirer, et de les voir suivis. Les gens de lettres avaient en lui auprès du ministre un agent toujours chargé de leurs atïaires, sans que le plus souvent ils eussent eu seulement la peine de l'en charger. Si quelque livre nou- veau, ou quelque découverte d'auteur même qu'il ne connût pas, paraissaient au jour avec réputation, il avait soin d'en instruire Colbert, et ordinairement la récompense n'était pas loin. Les libéralités du l'oi s'étendaient jusque sur le mérite étranger, et allaient quelquefois chercher dans le fond du Nord un savant surpris d'être connu (1). En 1673, l'abbé Gallois fut reçu dans l'Académie française. Quoique l'éloquence ou la poésie soient les principaux talents qu'eUe demande, elle admet aussi l'érudition qui n'est pas bar- bare, et peut-être ne lui manque-t-il que de se parer davan- tage de l'usage qu'elle en fait, et même du besoin qu'elle en a. L'abbé Gallois quitta le journal en 1674 et le remit en d'autres mains. Il était trop occupé auprès de Colbert, et d'ailleurs ce travail était trop assujétissant pour un génie naturellement aussi lil)re que le sien. Il ne résistait pas aux charmes d'une nouvelle lecture qui l'appelait, d'une curiosité soudaine qui le saisissait, et la régularité qu'exige un journal leur était sacri- fiée. Les lettres perdirent Colbert en 1683. L'abbé Gallois avait ajouté il la gloire de leur avoir fait beaucoup de bien, celle de n'avoir presque rien fait pour lui-même. Il n'avait qu'une mo- dique pension de l'Académie des sciences, et une abbaye si médiocre, qu'il fut obligé de s'en défaire dans la suite. Feu le marquis de Seignelay lui donna la place de garde de la biblio- (1) L'éligede l'abbé Gallois est aussi un bien bel éloge de Colbert, dont il avait été le professeur, le commensal et l'ami. < ÉLOGE DE LABBÉ GALLOIS. 35 thèque du roi dont il disposait, mais la bibliothèque étant sor- tie de ses mains, il récompensa l'abbé Gallois par une place de professeur en grec au collège royal, ot par une pension parti- culière qu'il lui obtint du roi sur les fonds de ce collège, attaché à une espèce d'inspection générale. Seignelay ne crut pas que son père se fi\t sutfisamment acquitté; et puisqu'on n'en saurait accuser le peu de goût de Colbert pour les lettres, il en faut louer l'extrême modération do l'abbé Gallois, Lorsque, sous le ministère de M. de Pontchartrain, aujour- d'hui chancelier de France, l'Académie des sciences commença par les soins de l'abbé Bignon à sortir d'une espèce de langueur où elle était tombée, ce fut l'abbé Gallois qui mit en ordre les Mémoires qui parurent de cette Académie en 1692 et 93, et qui eut le soin d'en épurer le style. Mais la grande variété de ses études interrompit quelquefois ce travail qui avait des temps prescrits, et le fit enfin cesser. L'Académie ayant pris une nouvelle forme en 1G99, il y rempht une place de géo- mètre, et entreprit de travailler sur la géométrie des anciens, et principalement sur le recueil de Pappus, dont il voulait imprimer le texte grec qui ne l'a jamais été, et corriger la tra- duction latine fort défectueuse. Rien n'était plus convenable à ses inL'linations et à ses talents, qu'un projet qui demandait de l'amour pour l'antiquité, une profonde intelligence du grec, la connaissance des mathématiques; et il est fâcheux pour les lettres que ce n'ait été qu'un projet. Une des plus agréables histoires, et sans doute la plus philosophe, est celle des pro- grès de l'esprit humain. Le même goût de l'antiquité qui avait porté l'abbé Gallois à cette entreprise, ce goût si difficile à contenir dans de justes bornes, le rendit peu favorable à la géométrie de l'infini, em- brassée par tous les modernes. On ne peut même dissimuler, puisque nos histoires l'ont dit, qu'il l'attaqua ouvertement. En générai, il n'était pas ami du nouveau , et de plus, il s'élevait par une espèce d'ostracisme conti'e tout ce qui était trop écla- tant dans un état libre tel que celui des lettres. La géométrie de l'infini avait ces deux défauts, surtout le dernier ; car au fond elle n'est pas tout à fait si nouvelle ; et les partisans zélés de l'antiquité, s'il en est encore à cet égard, trouveraient bien â6 FONTENELLÉ. mieux leur compte à soutenir que les anciens géomètres en ont connu et mis en œuvre les premiers fondements, qu'à la combattre, parce qu'elle leur était inconnue. Comme toutes les objections faites contre les infiniment petits avaient été suivies d'une solution démonstrative, l'abbé Gallois commençait à en proposer sous la forme d'éclaircisse- ments qu'il demandait, et peut-être les différentes ressources que l'esprit peut fournir n'auraient-elles pas été sitôt épuisées, mais d'une santé parfaite et vigoureuse dont il jouissait, il tomba tout d'un coup, au commencement de cette année, dans une maladie dont il mourut le 19 avril. Il était d'un tempérament vif, agissant et fort gai; l'esprit courageux, prompt à imaginer ce qui lui était nécessaire, fer- tile en expédients, capable d'aller loin par des engagements d'honneur. Il n'avait d'autre occupation que les livres, ni d'autre divertissement que d'en acheter. Il avait mis ensemble plus de 12,000 volumes, et en augmentait encore le nombre tous les jours. Si une nombreuse bibliothèque peut êti^e néces- saire, elle l'était à un homme d'une aussi vaste littérature, et dont la curiosité se portait à mille objets différents, et voulait se contenter sur-le-champ. Ses mœurs, et surtout son désinté- ressement, ont paru dans toute sa conduite auprès de Colbert. La charité chrétienne donnait à son désintéressement naturel la dernière perfection; il ne s'était réservé sur l'abbaye de Saint-Martin de Cores, qu'il avait possédée, qu'une pension de 600 livres, et il les laissait à son successeur pour être distri- buées aux pauvres du pays. ËLOGE DE DODART Denis Dodart, conseiller-médecin du roi, de S. A. S. M">e la princesse de Conti la douairière, et de S. A. S. Ms'' le prince de Conti, docteur-régent en la faculté de médecine de Paris, naquit en 1634 de Jean Dodart, bourgeois de Paris, et de ÉLOGE DE DODART. 37 Marie Dubois, fille d'avocat. Jean Dodart, quoique sans lettres, avait beaucoup d'esprit. Il s'était fait même un cabinet de livres, et savait assez pour un homme qui ne pouvait guère sa- voir. Marie Dubois était une femme aimable par un caractère ! fort doux, et par un cœur fort élevé au-dessus de sa fortune. j Nous ne faisons ici ce petit portrait du père et de la mère, qu'à 1 cause du rapport qu'il peut avoir à celui du fils. Il est juste de leur tenir compte de la part qu'ils ont eue à son mérite naturel et d'en faire honneur à leur mémoire. Ils ne se contentèrent pas de faire apprendre à leur fils le latin et le grec, ils y joignirent le dessin, la musique, les in- struments, qui n'entrent que dans les éducations les plus somp- tueuses, et qu'on ne regarde que trop comme des superfluités agréables. Il réussit à tout de manière à donner les plus gran- de.^ espérances; et il eut achevé ses études de si bonne heure, qu'il eut le temps de s'appliquer également au droit et à la médecine, pour se déterminer mieux sur la profession qu'il embrasserait. Il est peut-être le seul qui ait voulu choisir avec tant de connaissance de cause ; il est vrai qu'il satisfaisait aussi son extrême avidité de savoir. 11 prit enfin parti pour la médecine: son inclination naturelle l'y portait : mais ce qui le détermina le plus puissamment, c'est qu'il n'y vit aucun danger pour la justice, et une infinité d'occasions pour la charité; car il était touché dès lors de ces mêmes sentiments de religion, dans lesquels il a fini sa vie. On imagine aisément avec quelle ardeur et quelle persévé- rance s'attache à une étude un homme d'esprit, dont elle est le plus grand plaisir; et un homme de bien, dont elle est devenue le devoir essentiel. Use distingua fort sur les bancs des écoles de médecine, el il nous en reste des témoignages authentiques, aussi bien que du caractère dont il était dans sa plus grande jeunesse. Guy Patin parle ainsi dans sa 186« lettre de l'édition de 1692 : « Ce jourd'hui o juillet fl692j, nous avons fait la licence de nos vieux bacheliers; ils sont sept en nombre, dont celui qui est le second, nommé Dodart, âgé de vingt-cinq ans, est un des plus sages et des plus savants hommes de ce siècle. Ce jeune homme est un prodige de sagesse et de science, monstrum sine vitio, comme disait Adr. Turnebus de Josepho Scaligero. » Il dit ensuite dans 3 38 FONTENELLE. sa lettre 190 ; « Notre licencié, qui est ni savant, s'appelle Dodart. Il est fils d'un bourgeois de Paris, fort honnête homme. C'est un grand garçon fort sage, fort modeste, qui sait Hippocrate, Galien, Aristote, Cicéron, Sénèque et Fernel par cœur. C'est un garçon incomparable, qui n'a pas encore 26 ans; car la faculté lui fit grâce au premier examen de quelques mois qui lui manquaient pour son âge, sur la bonne opinion qu'on avait de lui dès aupara- vant. ■>■> Toutes les circonstances du témoignage de Patin sont assez dignes d'attention. Il était médecin, fort savant, pas- sionné pour la gloire de la médecine. 11 écrivait à un de ses amis avec une liberté non seulement entière, mais quelquefois excessive. Les éloges ne sont pas fort communs dans ses lettres; et ce qui y domine, c'est une bile de philosophe très indépendant. Il n'avait avec Dodart nulle liaison ni de parenté ni d'amitié et n'y prenait aucun intérêt; il n'a remarqué aucun autre des jeunes étudiants. Enfin il ne se donne pas pour dévot; et un air de dévotion, qui n'était pas un démérite à ses yeux, devait être bien sincère et même bien aimable. Si l'amour propre était un peu plus délicat, on ne compterait pour louanges que celles qui auraient de pareils assaisonnements. Patin, dans ses lettres 207, 208, 219, continue à rendre compte à son ami de ce que fait Dodart. Tantôt il l'appelle notre licencié si sage et si savant, tantôt notre savant jeune docteur. 11 ne le perdait point de vue, toujours poussé par une simple curiosité, d'autant plus flatteuse qu'elle était indifférente. Des suffrages naturellement les plus opposés se réunis- saient sur Dodart. Le P. Deschamps, d'une société fort peu ^aimée de Patin, ayant un jour entendu par hasard le jeune docteur dans une leçon aux écoles de médecine, fut si touché de sa belle latinité, que sur le rapport qu'il en fit au comte de Brienne, alors secrétaire d'État pour les affaires étrangères, ce ministre commença à penser à lui ; et s'en étant informé d'ailleurs, il eut une extrême envie de se l'atta- cher en qualité de son premier commis. Les commence- ments de ceux qui n'ont pour eux que le mérite, sont assez obscurs et assez lents, et l'établissement de Dodart était fort médiocre; cependant ni une fortune considérable qui venait ÉLOGE DE DODART. 39 s'offrir d'elle-même, ni l'éclat séduisant d'un emploi de coup, ne purent le faire renoncer à son premier choix. Sa fermeté ri, lit soutenue par des principes plus élevés, qui lui persua- daient que le ciel l'avait placé où il était. M. de Briennc, pour l'engager insensiblement exigea qu'il lui fit du moins quelques lettres plus importantes et plus secrètes. Il eut cette déférence, mais il se défendit d'un piège que tout autre n'aurait pas attendu. Sa constance pour sa profession fut récompensée. Il vint assez prompteraent à être connu, et M"'^ la duchesse de Longucville le prit pour son médecin. Elle était alors dans cette grande piété où elle a fini ses jours; et l'on sait que dans l'un et l'autre temps de sa vie, elle a fait un cas infini de l'esprit, non pas seulement de cet esprit qui rend un homme habile dans un certain genre, et qui y est attaché, I mais principalement de celui qu'on peut porter partout avec soi. Elle y était trop accoutumée pour s'en pouvoir passer, et I toute autre langue lui eût été trop étrangère. Un bon méde- ! cin, mais qui n'eût eu ni cette sorte d'esprit, ni beaucoup de ; piété, n'eût été guère de son goût. Bientôt elle honora Dodart de sa confiance; j'entends de celle que l'on a pour un ami. La grande inégalité des conditions ne lui en retrancha que le titre. Feu M™« la princesse de Conti douairière, mère deMM^'^^les princes de Conti et de la Roche-sur-Yon , voulut partager Dodart avec M'"« de Longueville : et en lui donnant chez elle la même qualité, elle lui donna, ce qui en était insépa- rable à son égard, la même confiance et les mêmes agré- ments. Mais ce qui est encore, à le bien considérer plus glo- rieux pour lui que les bontés mêmes de ces deux gran- des et vertueuses princesses, il eut l'amitié de tous ceux qui étaient à elles. 11 n'est pas besoin de connaître bcauconp les maisons des grands, pour savoir que d'y être bien avec tout le monde, c'est un chef-d'œuvre de conduite et de sagesse, et souvent d'autant plus difficile, que l'on a d'ailleurs de plus grandes qualités. Le grand secret pour y réussir est celui qu'il pratiquait; il obligeait autant qu'il lui était pos- sible, et ne ménageait point sa faveur dans les affaires d'au- 40 FONTENELLE. trui. Avoir besoin de son crédit, c'était être en droit de l'employer. Heureusement pour un grand nombre de gens de mérite, les deux postes qu'il occupait le firent connaître de plusieurs autres personnes du premier rang, ou de la pre- mière dignité. J'oserai dire que malgré leur élévation, ils avaient pour lui cette sorte de respect qui n'a point été établi par les hommes, et dont la nature s'est réservé le droit de disposer en faveur de la vertu. Après la mort de ^1™*= la princesse de Conti, il demeura attaché aux deux princes ses entants, et après la mort de laine, à M'"'' la princesse de Conti sa veuve, et à Ms"" le prince de Conti. Rien n'est au-dessus du zèle, de la fidélité, du désintéressement qu'il a apportés à leur service ; mais on ne peut dire si de pareils maîtres n'ont pas encore rendu en lui ces qualités plus parfaites qu'elles ne l'étaient naturelle- ment. 11 a eu le bonheur de réussir auprès de la princesse dans (les maladies dangereuses qu'elle a eues, et celui de plaire au prince de Conti, par les charmes solides de sa conversa- tion. On sait combien ce grand prince est un grand homme, et un grand juge des hommes. En 1673, Dodart entra dans l'Acadéniie des sciences, par le moyen de Perrault. Ils avaient beaucoup de crédit auprès de Colbert, et en faisaient un usage assez extraordinaire; ils s'en servaient à faire connaître au ministre ceux qui avaient de grands talents aussi bien qu'eux, et h leur attirer ses grâces. L'Académie avait déjà entrepris l'histoire des plantes, ou- vrage d'une vaste étendue, et Dodart s'attacha à ce travail. Au bout de trois ans, c'est-à-dire en 1676, il mit à la tête d'un volume que l'Académie imprima sous le titre de Mémoire pout servir à l'histoire des plantes, une préface où il rendait compte et du dessein, et de ce qu'on en avait exécuté jusques-là. Nous n'avons point de lui un si grand morceau imprimé, et par bonheur la matière lui a donné lieu d'y peindre parfaitement son caractère. Il s'agissait d'une longue recherche d'une subtile discussion, et il possédait au souverain degré l'esprit de dis- cussion et de recherche. Il savait de quel côté, ou plutô- de combien de côtés différents, il fallait porl,er sa vue et point ÉLOGE DE DODART. 41 ter, pour ainsi dire sa lunette. Tout le monde ne sait pas voir : on prend pour l'objet entier la première face que le hasard nous a présentée ; mais Dodart avait la patience de chercher toutes les autres, et l'art de les découvrir, ou du moins la précaution de soupçonner celles ([u'il ne découvrait pas encore. Ce ue sont pas seulement les grands objets qui en ont plusieurs ; ce sont aussi les plus petits, et une grande atten- tion est une espèce de microscope qui les grossit. 11 est vrai que celte attention scrupuleuse qui ne croit jamais avoii- assez bien vu, que ce soin de tourner un objet de tous les sens, eu un mot, que l'esprit de discussion est assez contraire à celui de dicision; mais l'Académie doit plus examiner que décider, sui- vre attentivement la nature par des observations exactes, et non pas la prévenir par des jugements précipités. Rien ne sied mieux à notre raison que des conclusions un peu timides; et même quand elle a le droit de décider, elle ferait bien d'en relâ- cher quelque chose. On peut prendre la préface que nous ve- jions de citer pour un modèle de théorie embrassée dans toute son étendue, suiviejusque dans ses moindres dépendances, très finement discutée et assaisonnée de la plus aimable modestie. Il n'était pas possible ([ue Dodart ne portât dans l'exercice de sa profession ce même esprit, fortifié encore par son extrême déhcalesse de conscience. Un malade n'avait à craindre ni son inapplication, ni même une appUcation légère et superficielle; mais seulement, car il faut tout dire, sa trop grande appUca- tion qui pouvait le rendre irrésolu sur le choix d'un parti. La pratique n'admet pas toujours les sages lenteurs de la spé- culation, et quelquefois la raison elle-même ordonne qu'on agisse sans l'attendre. L'histoire des plantes était le principal travail de Dodart dans l'Académie, mais non pas le seul. 11 s'attacha beaucoup à étu- dier la transpiration insensible du corps humain. Tous les phy- siciens et les médecins en avaient toujours eu une idée, mais si générale et si vague, que tout ce qu'ils en savaient propre- ment était qu'il y a une transpiration. L'illustre Sanctorius, médecin de Padoue, est le premier qui ait su la réduire au cal- cul par des expériences, et en comparer la quantité à celle des déjections grossières. Elle va beaucoup au-delà de ce qu'on eût 42 FONTENELLE. jamais imaginé. II peut sortir du corps en un jour, selon Sanc- torius, sept ou huit livres de matière par la transpiration; et comme il n'est pas possible qu'une si abondante évacuation ne soit fort importante, plusieurs habiles médecins la regardent comme un des principaux fondements et de leur théorie et de leur pratique. Mais parce que Sanctorius a eu le premier de si belles vues, il ne les a pas poussées à leur perfection. Par exemple, quoiqu'il ait conçu en général que la transpiration devait être différente selon les âges, il ne paraît avoir eu égard à cette diflérence, ni dans ses observations, ni dans les consé- quences qu'il en tire; et Dodart s'assura par des expériences continuées pendant trente-trois ans, que l'on transpire beau- coup plus dans la jeunesse. En ^effet, il est fort naturel, et que la chaleur du sang, plus faible à mesure que l'on vieillit, pousse au dehors moins de particules subtiles, et qu'en même temps les pores d(; la peau se resserrent. Dodart était particulièrement propre à faire ces sortes d'expériences, parce qu'il faut les faire sur soi-même, et mener une vie égale et uniforme, tant d'un jour à l'autre, que dans les différents âges ; autrement on ne pourrait comparer, sans beaucoup d'erreur ou d'incertitude les transpirations de différents temps; une alternative irrégulière d'intempérance et de sobriété brouillerait tout. 11 fit sur ce même sujet une autre expérience, pour laquelle l'uniformité de vie n'eût pas été suffisante; il fallait encore, ce qui semblera peut-être surprenant, une grande piété. Il trouva le premier jour de carême 1667, qu'il pesait cent seize livres une once. Il fit ensuite le carême comme il a été fait dans l'égUse jusqu'au xii^ siècle; il ne buvait ni ne mangeait que sur les six ou sept heures du soir; il vivait de légumes la plupart de temps, et sur la fin du carême de pain et d'eau. Le samedi de Pâques, il ne pesait plus que cent sept livres douze onces ; c'est-à-dire que par une vie si austère, il avait perdu en quarante-six jours huit livres cinq onces, qui faisaient la quatorzième partie de sa substance. 11 reprit sa v5e ordinaire, et au bout de quatre jours il avait regagné quatre Uvres; ce ({ui marque qu'en huit ou neuf jours il avait repris son pre- mier poids, et qu'on répare facilement ce que le jeûne a dis- sipé. En donnant cette expérience à l'Académie, il prit toutes ÉLOGE DE DODART. 43 les précautions possibles pour se cacher, mais il fut découvert. il est assez rare, non qu'un philosophe soit un bon chrétien, mais que la même action soit une observation curieuse de philosophie et une austérité chrétienne, et serve en même temps pour l'Académie et pour le ciel. Il avait fait de pareilles observations sur la saignée; que seize onces de sang, par exemple, se réparaient en moins de cinq jours dans un sujet qui n'était nullement affaibli. Il reste à savoir en combien de temps se ferait cette réparation dans un malade; et il est clair que de pareils principes déci- deraient la grande question de l'utilité ou du danger de la saignée, et régleraient les ménagements qu'il faut y appor- ter. Mais il s'en faUait bien que Dodart lui-même, malgré le long temps qu'il avait donné à ces sortes d'expériences, en eût encore fait assez. Il parait par ce que j'en ai pu recueillir, qu'ordinairement le fort de la transpiration est dans les pre- mières heures qui suivent un bon repas, quoique Sanctorius le mette à peu près vers le milieu de l'intervalle de deux repas. Toute cette matière est encore pleine d'incertitude; et si l'on pèse bien la difficulté de rassembler autant de faits qu'il en faudrait selon les différents âges, les tempéraments, les chmats, les saisons, etc., elle est si grande, que c'est presque un sujet de désespoir pour les physiciens. Dodart avait eu la pensée de faire une histoire de la méde- cine. Le Clerc, médecin de Genève, frère de l'illustre Le Clerc de Hollande, a dignement exécuté ce grand dessein; et il dit dans sa préface, qu'il avait appris qu'il s'était rencontré dans cette entreprise avec le savant Dodart. On a trouvé dans ses papiers plusieurs mémoires qui y avaient rapport; par exemple, sur la diète des anciens, sur leur boisson et leur tisane. Les recherches de la transpiration y devaient entrer aussi. Il pensait encore à une histoire de la musique ancienne et moderne ; et ce qui a paru de lui dans les mémoires de cette académie sur la formation de la voix, en était un préhminaire C'est peut-être affliger le public, que de lui annoncer ces diffé- rents projets, demeurés sans exécution entre des mains si savantes ; mais il n'y a point d'habile homme qui ne lui ait donné les mêmes sujets de déplaisir. Le génie et le savoir 44 FONTENELLE. fournissent plus de desseins, et inspirent même un courage plus entreprenant que ne comporte à la rigueur la condition humaine; et peut-être ne ferait-on pas tout ce qu'on peut, sans l'espérance de faire plus qu'on ne pourra. Toutes ces entreprises commencées, et qui ne prenaient rien sur les devoirs, marquent assez combien Dodart était laborieux. Ses plaisirs et ses amusements étaient des travaux moins pénibles, tels que de simples lectures, mais toujours instructives et solides. Il lisait beaucoup sur les matières de religion, car sa piété était éclairée, et il accompagnait de toutes les lumières de la raison la respectable obscurité de la foi. Il était le médecin d'un assez grand nombre de pauvres, et peut-être même d'un plus grand nombre qu'il ne le pouvait être de la manière dont il l'était. 11 ne les guérissait pas seu- lement, il les nourrissait ; aussi avait-il été obligé d'associer à ses entreprises de charité plusieurs personnes de considéra- tion, et d'aller mendier lui-même du secours pour être plus en état d'en donner. Agé de soixante-treize ans, après de longues douleurs de néphrétique dont on ne s'apercevait presque point, il crut avoir la pierre, et se résolut sans peine à l'opération. Madame la princesse de Conti fit tout ce qu'il eût fallu faire pour calmer l'esprit le plus agité et le plus inquiet, et le fit avec d'autant plus de générosité, que les dispositions du malade l'y obli- geaient moins. Elle l'assura que Dodart son fils remplirait sa place auprès d'elle, et qu'il donnerait à M^^" Dodart sa fille une pension qui suppléerait à la modicité du bien qu'il lui laissait. Il n'avait que ces deux enfants^ tous deux d'un premier lit. On reconnut ensuite qu'il n'avait point la pierre. Il était destiné à perdre la vie de la manière du monde la plus heureuse, par une action de charité. Un jour il s'excéda de fatigue pour des pauvres qu'il ti-aitait, prit beaucoup de froid, et revint chez lui à jeun à cinq heures du soir. La fièvre, qui se déclara aussitôt, et une fluxion de poitrine l'emportèrent en dix jours. Il mourut le 5 novembre 1707, sept jours avant notre assemblée publique de la Saint-Martin, circonstance favorable à l'iionneur de sa mémoire ; car comme je ne me ÉLOGE DE DODART. 45 sentis pas capable de faire son Éloge en si peu de temps, l'abbé Bignon le tit presque sans préparation, tel que son rœur le lui dicta, et Dodart est jusqu'ici le seul qui ait eu cet avantage. Tant que sa maladie dura. M""* la princesse de Conti envo- yait à chaque moment savoir de ses nouvelles; dès qu'il l'ut mort, elle exécuta tout ce quelle avait promis. On pourrait croire que tout cela n'est parti que de la bonté générale de cette princesse, ou d'une certaine générosité indifférente; mais des larmes ne peuvent venir ([ue du fond du cœur, quand aucune bienséance ne les demande, et qu'au contraire l'extrême inégalité des personnes semble s'y opposer. A l'élo- quence naturelle qu'elles ont pour faire un éloge, se joint le prix que leur donnent les yeux qui les ont versées. Dodart était né d'un caractère sérieux, et l'attention chré- tienne avec laquelle il veillait perpétuellement sur lui-même, n'était pas propre à l'en faire sortir : mais ce sérieux, loin d'avoir rien d'austère ni de sombre, laissait paraître assez à découvert un fond de cette joie sage et durable, qui est le Iruit d'une raison épurée, et d'une conscience tranquille. Cette disposition ne produit pas les emportements de la gaieté, mais une douceur égale, qui cependant peut devenir gaieté pour quelques moments, et par une espèce de surprise, et de tout cela ensemble se forme un air de dignité qui n'appartient qu'à la vertu, et que les dignités mêmes ne donnent point. Encore une chose qui. quoique infiniment moins considérable, sied bien, et que Dodart avait parfaitement, c'est la noblesse de l'expression. Outre qu'elle tient je ne sais quoi de celle des mœurs, elle fait foi que l'on a vécu dans un monde choisi ; car ce n'est que là qu'elle se prend ou se perfectionne. II avait de plus une grande facilité naturelle de parler, à laquelle il joignait le rare mérite de n'en abuser Jamais, et il s'était fait un style qui, sans être affecté, n'était cependant qu'à lui. 11 possédait souverainement les qualités d'académicien, c'est-à-dire d'un homme d'esprit, ({ui doit vivre avec ses pareils, profiter de leurs lumières, et leur communiquer les siennes. On n'aime pas tant en ce genre à recevoir qu'à don- ner quoiqu'il soit plus difficile de donner comme il faut que 3. 46 FONTENELLE. de recevoir. Si l'on a de la peine à faire le personnage infé- rieur ([uand on reçoit, on en a encore plus à ne pas faire celui de supérieur quand on donne. Dodart entendait parfai- tement tous les deux, il proposait ses vues avec une modestie qui faisait presque en leur faveur l'effet d'une nouvelle preuve; et il entrait dans ce qui était proposé par les autres, comme s'il n'eût su que ce qu'il apprenait d'eux en ce moment. Il aimait à emprunter et à faire valoir leurs idées, et il aurait plutôt affecté que manqué l'occasion de leur en rendre une espèce d'hommage. Il serait inutile de faire une plus longue peinture de ses mœurs ; tout partait d'un seul principe ; d'un cœur naturellement droit et noble qui avait été continuellement cultivé par la religion. ÉLOGE DE TOURNEFORT Joseph Pitton de Tournefort naquit à Aix en Provence le o juin 1656, de Pierre Pitton, écuyer, seigneur de Tournefort, et d'Aimare de Fagoue, d'une famille noble de Paris. On le mit au collège des jésuites d'Aix, mais quoiqu'on l'appliquât uniquement, comme tous les autres écoliers, à l'étude du latin, dès qu'il vit des plantes, il se sentit botaniste, il voulait savoir leurs noms, il remarquait soigneusement leurs différences; et quelquefois il manquait à sa classe, pour aller herboriser à la campagne, et pour étudier la nature, au lieu de la langue des anciens romains. La plupart de ceux qui ont excellé en quelque genre n'y ont point eu de maître. Il apprit de lui-même en peu de temps à connaître les plantes des environs de sa ville. Quand il fut en philosophie, il prit peu de goût pour celle qu'on lui enseignait. 11 n'y trouvait point la nature qu'il se plaisait tant à observer; mais des idées vagues et abstraites, qui se jettent, pour ainsi dire, à côté des choses, et n'y touchent point. Il découvrit dans le cabinet de son père la Philosophie ÉLOGE DE TOUR-XEFORT. 47 de Descartes, peu fameuse alors en Provence, et la reconnut aussitôt pour celle qu'il cherchait. Il ne pouvait jouir de cette lecture que par surprise et à la dérohée. c'était avec d'autant plus d'ardeur; et ce père, qui s'opposait à une étude si utile, lui donnait sans y penser une excellente éducation. Comme il le destinait à l'église, il le fit étudier en théologie et le mit même dans un séminaire. Mais la destination natu- relle prévalut; il fallait qu'il vit des plantes : il allait faire ses études chéries, ou dans un jardin assez curieux qu'avait un apothicaire d'Aix, ou dans les campagnes voisines, ou sur la cime des rochers; il pénétrait par adresse ou par présents dans tous les lieux fermés, où il pouvait croire qu'il y avait des plantes qui n'étaient pas ailleurs : si ces sortes de moyens ne réussissaient pas, il se résolvait plutôt à y entrer furtive- ment; et un jour il pensa être accablé de pierres par des paysans qui le prenaient pour un voleur. Il n'avait guère moins de passion pour l'anatomie et pour la chimie que pour la botanique. Enfin la physique et la méde- cine le revendiquèrent avec tant de force sur la théologie, qui s'en était mise injustement en possession, qu'il fallut qu'elle le leur abandonnât. Il était encouragé par l'exemple d'un oncle paternel qu'il avait, médecin fort habile et fort estimé; et la mort de son père, arrivée en 1677, le laissa entièrement maître de suivre son inclination. Il profita aussitôt de sa liberté, et parcourut en 1678 les montagnes de Dauphiné et de Savoie, d'oi^i il rapporta quantité de belles plantes sèches, qui commencèrent son herbier. La botanique n'est pas une science sédentaire et paresseuse qui se puisse acquérir dans le repos et dans l'ombre d'un cabinet, comme la géométrie et l'histoire, ou qui tout au plus, comme la chimie, l'anatomie et l'astronomie, ne demande que des opérations d'assez peu de mouvement. Elle veut que l'on coure les montagnes et les forêts, que l'on gravisse contre des rochers escarpés, que l'on s'expose aux bords des précipices. Les seuls livres qui peuvent nous instruire à fond de cette matière, ont été jetés au hasard sur toute la surface de la terre ; et il faut se résoudre à la faligue et au péril de les chercher et de les ramasser. De là vient aussi qu'il est si rare 48 FONTENELLE. d'exceller dans cette science : le degré de passion qui suffit pour faire un savant d'une autre espèce, ne suffit pas pour faire un grand botaniste; et avec cette passion même, il faut encore une santé qui puisse la suivre, et une force de corps qui y réponde. Tournefort était d'un tempérament vif, labo- rieux, robuste; un grand fond de gaieté naturelle le soute- nait dans le travail, et son corps, aussi bien que son esprit, avait été fait pour la botanique. En 1679, il partit d'Aix pour Montpellier, oii il se perfec- tionna beaucoup dans l'anatomie et dans la médecine. Un jardin des plantes établi en cette ville par Henri IV, ne pou- vait pas, quelque riclie qu'il fût, satisfaire sa curiosité; il cou- rut tous les environs de Montpellier à plus de dix lieues, et en rapporta des plantes inconnues aux gens mêmes du pays. Mais ces courses étaient encore trop bornées : il partit de Montpellier pour Barcelone au mois d'avril 1681 ; il passa jusqu'à la Saint-Jean dans les montagnes de Catalogne, oi^i il était suivi par les médecins du pays, et par les jeunes étu- diants en médecine, à qui il démontrait les plantes. On eùtdit presque qu'il imitait les anciens gymnosophisles, qui menaient leurs disciples dans les déserts où ils tenaient leur école. Les hautes montagnes des Pyrénées étaient trop proche pour ne le pas tenter. Cependant il savait qu'il ne trouverait dans ces vastes solitudes qu'une subsistance pareille à celle des plus austères anachorètes, et que les malheureux habi- tants qui la lui pouvaient fournir n'étaient pas en plus grand nombre que les voleurs qu'il avait à craindre. Aussi fut-il plusieurs fois dépouillé par les miquelets espagnols. Il avait imaginé un stratagème pour leur dérober un peu d'argent dans ces sortes d'occasions. Il enfermait des réaux dans du pain qu'il portait sur lui, et qui était si noir et si dur, que quoiqu'ils le volassent fort exactement, et ne fussent pas gens à dédaigner, ils le lui laissaient avec mépris. Son inclination dominante lui faisait tout surmonter ; ces rochers affreux et presque inaccessibles qui l'environnaient de toutes parts, s'étaient changés pour lui en une magnifique bibliothèque, où il avait le plaisir de trouver tout ce que sa curiosité deman- dait, et où il passait des journées délicieuses.' Un jour une J ÉLOGE DE TOURNEFORT. 49 méchante cabane où il couchait tomba tout à coup; il fut deux heures enseveli sous les ruines, el y aurait péri, si Ion eût tardé encore quelque temps à le retirer. Il revint à Montpellier à la fm de 16S1. et do là il alla étiez lui, à Aix, OLi il rangea dans son herbier toutes les plantes qu'il avait ramassées de Provence, de Languedoc, de Dau- phiné, de Catalogne, des Alpes et des Pyrénées. Il n'appartient pas à tout le monde de comprendre que le plaisir de les voir en grand nombre, bien entières, bien conservées, disposées selon un bel ordre dans de grands livres de papier blanc, le payait suftisamment de tout ce qu'elles lui avaient coûté. Heureusement pour les plantes, Fagon, alors premier méde- cin de la feue reine, s'y était toujours attaché, comme à une partie des plus curieuses de la physique et des plus essen- tielles de la médecine; et il favorisait la botanique de tout le pouvoir que lui donnait sa place et son mérite. Le nom de Tournefort vint à lui de tant d'endroits ditîérents, et toujours avec tant d'uniformité, qu'il eut envie de l'attirer à Paris, rendez-vous général de presque tous les grands talents répan- dus dans les provinces. 11 s'adressa pour cela à M'"« de Venelle, sous-gouvernante des enfants de France, qui connais- sait beaucoup toute la famille Tournefort. Elle lui persuada donc de venir à Paris; et en 1683, elle le présenta à Fagon, qui dès la même année lui procura la place de professeur en botanique au Jardin royal des plantes, établi à Paris par Louis XIll, pour l'instruction des jeunes étudiants en médecine, ■ Cet emploi ne l'empêcha pas de faire différents voyages. 11 retourna en Espagne, et alla jusqu'en Portugal. Il vit des plantes, mais presque sans aucun botaniste. En Andalousie, qui est un pays fécond en palmiers, il voulut vérifier ce que l'on dit depuis si longtemps des amours du mâle et de la femelle de cette espèce ; mais il n'en put rien apprendre de certain : et ces amours si anciennes, en cas qu'elles soient, sont encore mystérieuses (1). Il alla aussi en Hollande et en Angle- terre, où il vit et des plantes et plusieurs grands botanistes, (i) Elles ne le sont plus aujourd'hui. 50 FONTENELLE. dont il gagna facilement l'estime et ramifié. Il n'en faut point d'autre preuve que l'envie qu'eut Hermann, célèbre professeur j en botanique à Leyde, de lui résigner sa place, parce qu'il était déjà fort âgé. Il lui en écrivit au commencement de la dernière guerre avec beaucoup d'instance; et le zèle qu'il avait pour la science qu'il professait, lui faisait choir un successctir non seulement étranger, mais d'une nation ennemie. Il pro- mettait cà Tournefort une pension de 4,000 livres de messieurs les états généraux, et lui faisait espérer une augmentation, quand il serait encore mieux connu. La pension attachée à sa place du Jardin royal était fort modique; cependant l'amour de son pays lui fit refuser des offres si utiles et si flatteuses. Il s'y joignit encore une autre raison qu'il disait à ses amis, c'est qu'il trouvait que les sciences étaient ici pour le moins à un aussi haut degré de perfection qu'en aucun autre pays. La patrie d'un savant ne serait pas sa véritable patrie, si les sciences n'y étaient florissantes. La sienne ne fut pas ingrate. L'Académie des sciences ayant été mise en 1692 sous l'inspection de l'abbé Bignon, un des premiers usages qu'il fit de son autorité, deux mois après qu'il en fut revêtu, fut de faire entrer dans cette compagnie Tour- nefort et Homberg, qu'il ne connaissait ni l'un ni l'autre que par le nom qu'ils s'étaient fait. Après qu'ils eurent été agréés par le roi sur son témoignage, il les présenta tous deux en- semble àl'Académie, deux premiers-nés, pourainsi dire, dignes de l'être d'un tel père, et d'annoncer toute la famille spirituelle qui les a suivis. En d694 parut le premier ouvrage de Tournefort, intitulé : Eléments de botanique, ou Méthode pour connaître les plantes. imprimé au Louvre en trois volumes. Il est fait pour mettre de l'ordre dans ce nombre prodigieux de plantes semées si confu- sément sur la terre, et même sous les eaux de la mer, et pour les distribuer en genres et en espèces, qui en facilitent la con- naissance, et empêchent que la mémoire des botanistes ne soit accablée sous le poids d'une infinité de noms différents. Cet ordre si nécessaire n'a point été établi par la nature, qui a préféré une confusion magnifique à la commodité des physiciens ; et c'est à eux à mettre presque malgré elle de l'arrangament et un sys- ÉLOGE DE TOURNEFORT. 51 tèmedans les plantes. Puisque ce ne peut être qu'un ouvrage de leur esprit, il est aisé de prévoir qu'ils se partageront, et que même quelques-uns ne voudront point de systèmes. Celui que Tournefort a préféré, après une longue et savante discussion, I consiste à régler les genres des plantes par les fleurs et par les fruits pris ensemble ; c'est-à-dire que toutes les plantes sembla- bles par ces deux parties seront du même genre : après quoi les tdiftérences ou de la racine, ou do la tige, ou des feuilles, feront leurs différentes espèces. Tournefort a été même plus loin; au- ' dessus des genres il a mis des classes qui ne se règlent que par les fleurs, et il est le premier qui ait eu cette pensée beau- coup plus utile à la botanique qu'on ne se l'imaginerait d'abord: car il ne trouve jusqu'ici que 14 figures différentes de fleurs 'qu'il faille s'imprimer dans la mémoire. Ainsi quand on a entre les mains une plante en fleur dont on ignore le nom, on voit aussitôt à quelle classe elle appartient dans le livre des Eléments de botanique. Quelques jours après la fleur, paraît le fruit qui détermine le genre dans ce même livre, et les (autres parties donnent l'espèce; de sorte que l'on trouve dans un moment, et le nom que Tournefort lui donne par rapport à son système, et ceux que d'autres botanistes des plus fameux lui ont donnés, ou par rapport a leur système particulier, ou sans aucun système. Par là, on est en état d'étudier cette iplante dans les auteurs qui en ont parlé, sans craindre de lui lattribuer ce qu'ils auront dit d'une autre, ou d'attribuer à une autre ce qu'ils auront dit de celle-là. C'est un prodigieux sou- lagement pour la mémoire, que tout se réduise à retenir 14 figures de fleurs, par le moyen desquelles on descend à 673 genres, qui comprennent sous eux 8,846 espèces de plan- tes, soit de terre, soit de mer, connues jusqu'au temps de ce j livre. Que serait-ce s'il fallait connaître immédiatement ces 8,846 espèces, et cela sous tous les noms différents qu'il a plu aux botanistes de leur imposer? Ce que nous venons de dire ici demanderait encore quelques restrictions ou quelques éclair- cissements ; mais nous les avons donnés dans l'histoire de 1700 (p. 70 et suiv.), où le système de Tournefort a été traité plus à fond et avec plus d'étendue (1). 1 C'est de la «truclure de la fleur que Tournefort tirait les éléments de sa 52 FONTENELLE. Il parut être fort approuvé des physiciens, c'est-à-dire (e cela ne doit jamais s'entendre autrement) du plus grand nombn des physiciens. 11 fut attaqué sur quelques points par Rai, célèbn botaniste et physicien anglais, auquel Tournefort répondit er' 1697 par une dissertation latine adressée à Sherard, autre an- glais habile dans la même science. La dispute fut sans aigreur, et même assez polie de part et d'autre, ce qui est assez à remar- quer. On dira peut-être que le sujet ne valait guère la peint qu'on s'échauffât; car de quoi s'agissait-il? Desavoir si les fleurs et les fruits suffisaient pour établir les genres; siunecer laine plante était d'un genre ou d'un autre. Mais on doit tenii compte aux hommes, et plus particulièrement aux savants, de ne s'échauffer pas beaucoup sur de légers sujets. Tournefort dans un ouvrage postérieur à la dispute, a donné de grands éloges à Rai, et même sur son système des plantes. Il se fit recevoir docteur en médecine de la faculté de Paris ; et en 1698, il publia un livre intitulé: Histoire désolantes qui naissent aux environs de Paris, avec leur usage dans la médecine Il est facile de juger que celui qui avait été chercher des plantes sur les sommets des Alpes et des Pyrénées, avait diligemment herborisé dans tous les environs de Paris, depuis qu'il y faisait son séjour. La botanique ne serait qu'une simple curiosité, si elle ne se rapportait à la médecine; et quand on veut qu'elle soit utile, c'est la botanique de son pays qu'on doit le plus étu- dier, non que la nature ait été aussi soigneuse qu'on le dit ([uelquefois, de mettre dans chaque pays les plantes qui de- vaient convenir aux maladies des habitants ; mais parce qu'il est plus commode d'employer ce qu'on a sous sa main, et que souvent ce qui vient de loin n'en vaut pas mieux. Dans cette histoire des plantes des environs de Paris, Tournefort l'as- semble, outre leurs diff'érents noms et leurs descriptions, les analyses chimiques que l'Académie en avait faites, et leurs vertus les mieux prouvées. Ce livre seul répondrait suffisamment aux reproches que l'on fait quelquefois aux médecins de n'ai- mer pas les remèdes tirés des simples, parce qu'ils sont trop faciles et d'un ehét trop prompt. Certainement Tournefort en classification. La classification adoptée aujourd'hui est tirée de la structure intime des végétaux. Il ÉLOGE DE TOURNEFORT. 53 produit ici un grand nombre ; cependant ils sont la plupart assez négligés, et il semble qu'une certaine fatalité ordonne qu'on les désirera beaucoup, et qu'on s'en servira peu. On peut compter parmi les ouviages de Tournefort un livre ou du moins une partie d'un livre, qu'il n'a pourtant pas fait imprimer. Il porte pour titre: Schola botanicà, sive catalogus plantarum. tjuas ab aliquot annis in horlo regio Paj-isiensi stu- diosis indiijitavil vir clarissimus Josephus Pitlon de Tournefort. doctor medicus, ul et Pauli Ilermonni paradisi batavi Prodro- mus, etc. Amsteloilami, 1699. Un Anglais nommé Simon War- ton, qui avait étudié trois ans en botanique au Jardin du Roi, sous Tournefort, fit ce catalogue des plantes qu'il y avait vues. Comme les Eléments de botanique avaient ru tout le succès que l'auteur même pouvait désirer, il en donna en 1700 une traduction latine en faveur des étrangers, et plus ample, sous le titre à'Institutiones rei herbariœ, en trois volumes in-i", dont le premier contient le nom des plantes distribuées selon le sys- tème de l'auteur, et les deux autres leurs figures très bien gravées. A la tête de cette traduction est une grande préface, OVL Introduetionàla botanique, qui contient avec les principes du système de Tournefort, ingénieusement et solidement établis, une histoire de la botanique et des botanistes, recueillie avec beaucoup de soin et agréablement écrite. On n'aura pas de peine à s'imaginer qu'il s'occupait avec plaisir de tout ce qui avait rapport à l'objet de son amour. Cet amour cependantn'était passifidèle aux plantes, qu'il ne se portât presque avec la même ardeur à toutes les autres curiosités de la physique, pierres figurées, marcassites rares, pétrifications et cristallisations extraordinaires, coquillages de toutes les espèces. 11 est vrai que du nombre de ces sortes d'infidélités on en pourrait excepter son goût pour les pierres; car il croyait que c'étaient des plantes qui végétaient, et qui avaient des graines: il était même assez disposé à étendre ce système jusqu'aux métaux, et il semble qu'autant qu'il pou- vait, il transformait tout en ce qu'il aimait le mieux. 11 ramas- sait aussi des habillements, des armes, des instruments de nations éloignées, autres sortes de curiosités qui, quoiqu'elles 54 FONTENELLE. ne soient pas sorties immédiatement des mains de la nature, ne laissent pas de devenir philosopliiques pour qui sait philo- sopher. De tout cela ensemble il s'était t'ait un cabinet superbe pour un particulier, et fameux dans Paris ; les curieux l'esti- maient 43 ou 50,000 livres. Ce serait une tache dans la vie d'un philosophe qu'une si grande dépense, si elle avait eu tout autre objet. Elle prouve que Tourneibrt, dans une fortune aussi bornée que la sienne, n'avait pu guère donner à des plai- sirs plus frivoles, et cependant beaucoup plus recherchés. Avec toutes les qualités qu'il avait, on peut juger aisément combien il était propre à être un excellent voyageur; car j'en- tends ici par ce terme, non ceux qui voyagent simplement, mais ceux en qui se trouvent et une curiosité fort étendue, qui est assez rare, et un certain don de bien voir, plus rare encore. Les philosophes ne courent guère le monde, et ceux qui le courent ne sont ordinairement guère philosophes ; et par-là un voyage de philosophe est extrêmement précieux. Aussi nous comptons que ce fut un bonheur pour les sciences, que l'ordre que Tourncfort leçut du roi, en 1700, d'aller en Grèce, en Asie et en Afrique, non seulement pour y reconnaître les plantes des anciens, et peut-être aussi celles qui leur auront échappé; mais encore pour y faire des observations sur l'histoire natu- relle, sur la géographie ancienne et moderne, et même sur les mœurs, la religion et le commerce des peuples. Nous ne répé- tons point ici ce que nous avons dit sur ce sujet dans l'histoire de 1700 (p. 79 et suiv.). Il eut ordre d'écrire le plus souvent qu'il pourrait au comte de Pontchartrain, qui lui procurait tous les agréments possibles dans son voyage, et de l'informer en détail de ses découvertes et de ses aventures. Tournefort, accompagné de Gundelsheimer, allemand, ex- cellent médecin, et d'Aubrier, habile peintre, alla jusqu'à la frontière de Perse, toujours herborisant et observant. Les autres voyageurs vont par mer le plus qu'ils peuvent, parce que la mer est plus commode, et sur lerre ils prennent les chemins les plus battus. Ceux-ci n'allaient par mer que le moins qu'il était possible; ils étaient toujours hors des chemins, et s'en faisaient de nouveaux dans des lieux impraticables. On lira bientôt avec un plaisir mêlé d'horreur le r^cit de leur des- ÉLOGE DE TOUIIN'EFORT. 55 cente dans la grotte d'Aniiparos, c'est-à-dire dans rois ou quatre abîmes affreux qui se succèdent les uns aux autres. Tournefort eut la sensible joie d'y voir une nouvelle espèce de jardin, dont toutes les plantes étaient différentes pièces de marbre encore naissantes ou jeunes, et qui, selon toutes les circonstance? dont leur formation était accompagnée, n'avaient pu que végéter. En vain la nature s'était cachée dans des lieux si profonds et si inaccessibles pour travailler à la végétation des pierres; elle fut, pour ainsi dire, prise sur le fait par des curieux si hardis. L'Afrique était comprise dans le dessein du voyage de Tour- nefort; mais la peste, qui était en Kgypte, le fit revenir de Smyrne en France en 17G2. Ce fut là le premier obstacle qui l'eût arrêté. Il arriva, comme l'a dit un grand poète, pour une occasion plus brillante et moins utile, chargé des dépouilles de l'Orient (1). Il rapportait, outre une infinité d'observations diffé- rentes, 13o6 nouvelles espèces de planti^s. dont une grande partie venaient se ranger d'elles-mêmes sous quelqu'un des 673 genres qu'il avait étabUs. Il ne fut obligé de créer pour tout le reste que 2o nouveaux genres, sans aucune augmentation des classes; ce qui prouve la commodité d'un système, où tant de plantes étrangères, et que l'on n'attendait point, entraient si facilement. Il en fit son Corollarium institiitionum reiherbariœ, imprimé en 1703. Quand il fut revenu à Paris, il songea à reprendre la pratique de la médecine, qu'il avait sacrifiée à son voyage du Levant. dans le temps qu'elle commençait à lui réussir beaucoup. L'ex- périence fait voir qu'en tout ce qui dépend d'un certain goût du public, et surtout en ce genre-là, les interruptions sont dangereuses: l'approbation des hommes est quelque chose de forcé, et qui ne demande qu'à finir. Tournefort eut donc quel- que peine à renouer le fil de ce qu'il avait quitté : d'ailleurs il fallait qu'il s'acquittât de ses anciens exercices du Jardin royal; il y joignit encore ceux du collège royal, où il eut une place de professeur en médecine ; les fonctions de l'Académie lui deman- daient aussi du temps. Enfin il voulut travailler à la relation 1) Allusionà Virgile qui représente Antoine apportant avec lui les forces de l Orient, Vires Orientis, 8° li'n-e. 56 FONTENELLE. de son grand voyage, dont il n'avait rapporté que de simples mémoires informes et intelligibles pour lui seul. Les courses et les travaux du jour, qui lui rendaient le repos de la nuit plus nécessaire, l'obligeaient au contraire à passer la nuit dans d'autres travaux; et malheureusepient il était d'une forte constitution, qui lui permettait de prendre beaucoup sur lui pendant un assez long temps, sans en être sensiblement in- commodé. Mais à la fin sa santé vint à s'altérer, et cependant il ne la ménagea pas davantage. Lorsqu'il était dans cette mauvaise disposition, il reçut par hasard un coup fort violent dans la poitrine, dont il jugea bientôt qu'il mourrait. Il ne fit plus que languir pendant quelques mois, et il mourut le 28 décembre 1708. Il avait fait un testament, par lequel il a laissé son cabinet de curiosités au roi pour l'usage des savants, et ses livres de botanique à l'abbé Bignon. Ce second article ne marque pas moins que le premier son amour pour les sciences; c'est leur faire un présent, que d'en faire un à celui qui veille pour elles dans ce royaume avec tant d'application, et les favorise avec tant de tendresse. Des deux volumes in- i°, que doit avoir la relation du voyage de Tournefort, le premier était déjà imprimé au Louvre quand il mourut, et l'on achève présentement le second sur le ma- nuscrit de l'auteur, qui a été trouvé dans un état où il n'y avait rien à désirer. Cet ouvrage, qui a conservé sa première forme de lettres adressées à M. de Pontchartrain, aura 200 planches en taille-douce très bien gravées, de plantes, d'anti- quités, etc. On y trouvera, outre tout le savoir que nous avons représenté jusqu'ici dans Tournefort, une grande con- naissance de l'histoire ancienne et moderne, et une vaste érudition dont nous n'avons point parlé, tant nos éloges sont éloignés d'être flatteurs ! Souvent une qualité dominante nous en fait négliger d'autres, qui mériteraient cependant d'être relevées. ÉLOr,E DE CIIAZELLES. 57 ÉLOGE DE CHAZELLES Jean-Mathieu de Chazelles naquit à Lyon le U juillet 1657, d'une famille honnête qui était dans le commerce. Il fit toutes ses études dans le grand collège des Jésuites de cette ville, après quoi il vint à Paris en 16"o, La passion qu'il avait d'y connaître les gens de mérite, le conduisit chez l'eu du Haniel. secrétaire de cette Académie, qui de son côté favorisait de tout son pouvoir les jeunes gens dont on pouvait concevoir quelque espérance. 11 remarqua dans celui-ci beaucoup de disposition pour l'astronomie; car le jeune homme était déjà géomètre. 11 le présenta à Cassini. qui le prit avec lui à l'Observatoire, école où Hipparque et Ptolémée eux-mêmes auraient encore pu apprendre. La théorie et la pratique, toujours si différentes, le sont peut-être plus en fait d'astronomie qu'en toute autre matière ; et le plus habile astronome qui ne le serait que par les livres, serait tout étonné quand il viendrait à manier la lunette, qu'il ne verrait presque rien. Les observations sont une manœuvre très fine et très délicate. Clrazelles étudia cet art à fond, et en même temps il embrassa toute cette vaste science dont il est le fondement. 11 tra\ ailla sous Cassini à la grande carte géo- graphique en forme de planisphère, qui est sur le pavé de la tour occidentale de l'Observatoire, et qui a 27 pieds de dia- mètre. Elle avait été dressée sur les observations que l'Aca- démie avait déjà faites par ordre du roi ea diftérents endroits de la terre; et ce qui eu est le plus remarquable, c'est qu'elle fut en quelque sorte prophétique. Elle contenait sur de cer- taines conjectures de Cassini des corrections anticipées et fort importantes, qui ont été justifiées depuis par des observations incontestables . En 1683, l'Académie continua vers le septentrion et vers le midi le grand ouvrage de la méridienne, commencé en 1670 58 PONTENELLE. et Cassini, à qui le côté du midi était tombé en partage, asso- cia à ce travail M. de Chazelles. Ils poussèrent cette ligne jus- qu'à la campagne de Bourges. Apres avoir pris des leçons de Cassini à l'Observatoire pen- dant cinq ans, Chazelles devait être devenu un excellent maître. Feu le duc de Mortemart le prit pour lui enseigner les mathématiques, et le mena avec lui à la campagne de Gênes en 168i. 11 lui fit avoir l'année suivante une nouvelle place de professeur d'hydrographie pour les galères à Marseille : car il y en avait depuis longtemps une ancienne remplie par un père Jésuite, à qui il fallait donner du secours, parce que la marine de France s'était considérablement fortifiée. Ces écoles sont des espèces de petits états assez difficiles à gouverner. Tous les sujets qui les composent sont dans la force de leur jeunesse, impétueux, indociles, amoureux de l'indé- pendance avec fureur, ennemis presque irréconciliables de toute application; et ce qui est encore pis, ils sont tous gens de guerre, et leur maître n'a sur eux aucune autorité militaire. Cependant on rend ce témoignage à Chazelles, qu'il fut tou- jours respecté, et même aimé de ses redoutables sujets. Il avait cette douceur ferme et courageuse qui sait gagner les cœurs avec dignité. Le succès qu'il avait eu l'encouragea à se charger encore d'une nouvelle école de jeunes pilotes destinés à servir sur le? galères. Elle a fourni et fournit encore tous les jours un grand nombre de bons navigateurs. Pendant l'été de 86 les galères firent quatre petites cam- pagnes, ou plutôt quatre promenades, où elles ne se propo- saient que de faire de l'exercice. Chazelles s'embarqua toutes les (quatre fois, et alla tenir ses écoles sur la mer. Il montrait aux officiers la pratique de ce qu'il leur avait enseigné. Il fit aussi plusieurs observations géométriques et astronomiques, pai" le moyen desquelles il donna ensuite une nouvelle carte de ia côte de Provence. Nous passons sous silence deux campag^ies, quoique plus longues et plus considérables, qu'il fit en 87 et 88. Elles pro- duisirent toutes deux un grand nombre de plans qu'il leva, soit des ports et des rades oîi il aborda, soit des places qu'il put voir. On sait assez que ces plans ne sont pas de simples I ÉLOGE DE CH.\ZELLES. 59 curiosités; et qu'étant déposés entre ie^ mains des ministres d'état, ils deviennent en certains temps la matière des plus im- portantes délibérations, et les règlent d'autant plus sûrement, qu'ils ont été faits de meilleure main. Il y a longiemps que l'expérience, maîtresse souveraine de tous lei arts, a fait entre les deux espèces des grands bâti- ments de mer un partage où tous les peuples de l'Europe ont souscrit. Elle a donné l'Océan aux vaisseaux, et la Méditer- ranée aux galères. Elles ont trop peu de bord pour soutenir des vagues aussi hautes que celles de l'Océan. Mais aussi les vais- seaux ont ce défaut essentiel, qu'ils ne peuvent rien sans le vent; ce sont de grands corps absolument dépendant de cette âme étrangère, inconstante, et qui les abandonne quelquefois I entièrement. Au commencement de la dernière guerre, quel- Iques officiers de marine, et Chazelles avec eux. imaginèrent qu'on pourrait avoir des galères sur l'Océan, qu'elles y servi- raient à remorquer les vaisseau > , quand le vent leur serait contraire, ou leur manquerait; qu'enfin elles les rendraient indépendants du vent, et par conséquent beaucoup plus agis- sants que ceux des ennemis. Elles devaient aussi assurer et garantir* les côtes du Ponant (1), Ces sortes d'idées hardies, pourvu qu'elles le soient dans certaines bornes, partent d'un courage d'fsprit rare, même parmi ceux qui ont le courage du cœur. Sans cette audace, un faux impossible s'étendrait presque à tout. Comme Chazelles avait beaucoup de part à la proposition, il fut envoyé en Ponant au mois de juillet 1689. pour visiter It ~ côtes par rapport à la navigation des galères. Enfin en 90, quinze galères nouvellement construites partirent de Rochefort presque entièrement sur sa parole, et donnèrent un nouveau spectacle à l'Océan. Elles allèrent jusqu'à Torbay en Angleterre, et senirent à la descente de Tingmouth. Chazelles y fit les fonctions d'ingénieur, fort différentes de celles de professeur d'hydrographie. Quoiqu'il ne se fût point destiné à la guerre, et qu'il ne soit guère naturel qu'un soldat ait été élevé à l'Ob- servatoire, il marqua en cette occasion et en plusieurs autres pareilles, toute lïntrépidité que demande le métier des armes. Ce sont les cotes de l'Océaa ou de l'Occident. Il 60 FONTENELLE. Les officiers généraux sous qui il a servi, attestent que quand ils l'avaient envoyé visiter quelque poste ennemi, ils pouvaient compter parfaitement sur son rapport. 11 nest que trop établi (lue ceux qui sont chargés de ces sortes de commissions, n'y portent pas tous, ou n'y conservent pas une vue bien nette. ^ Chazelles n'était originairement qu'un savant; les sciences )\ mêmes en avaient fait un liomme de guerre. Ce qui élève l'esprit ,1 devrait toujours aussi élever l'àme. ? Les galères, après leur expédition, revinrent à l'embouchure i de la Seine, dans les bassins du Havre et de Ronfleur; mais . elles n'y pouvaient pas hiverner, parce qu'il était nécessaire; de mettre de temps en temps ces bassins à sec, pour éviter la ?^ corruption des eaux. Chazelles proposa de faire monter lesjj galères à Rouen ; tous les pilotes y trouvaient des difficultés!! insurmontables; il soutint seul qu'elles y monteraient; il. s'était acquis une grande confiance, on le crut, et elles mon-| tèrent heureusement. Uiie grande habileté ne suffit pas poui oser se charger d'un événement considérable ; il faut encorf un zèle vif, qui veuille bien courir les risques de l'injustict des hommes, toujours portés à ne donner leur approbatioi qu'aux succès. Les galères hivernèrent donc à Rouen, et celui qui les y aval amenées devait naturellement les préserver des accidents don elles étaient menacées dans ce séjour étranger. Aussi imagi na-t-il une nouvelle sorte d'amarrage et une petite jetée d pilotis, qui les mettaient à couvert des glaces qu'on craignai' et cela à peu dé frais; au lieu que de toute autre manière 1 dépense eût été considérable. Pendant qu'il était à Rouen, il mit en ordre les observatioi qu'il venait de faire sur les côtes de Ponant, en composa hu cartes particulières accompagnées d'un iwtulan, c'est-à-di: d'une ample description de chaque port, de la manière d'y ei Irer. du fond ({ui s'y trouve, des marées, des dangers, des recoiP naissances, etc. Ces sortes d'ouvrages, quand ils ont touti'.^^f leurs perfections, sont d'un grand pi-ix, parce que, comme no '' l'avons déjà dit dans l'histoire de 1701 (p. 121), et à l'oct r^ sion de Chazelles même, les sciences qui sont de pratique scgf es moins avancées. Deux ou trois grands^ génies suffisent po la •'V( ÉLOGE DE CH.\ZELLES. 61 pousser bien loin des théories en peu de temps : mais la pra- tique procède avec plus de lentem-, à cause qu'elle dépend d'un trop grand nombre de mains dont la plupart même sont peu habiles. Les nouvelles cartes de Chazelles furent mises dans le Neptune français, qui fut pubhé en 1692. Dans cette même année U fît la campagne d'Oneille, et servit d'ingénieur à la descente. En 93. M. de Pontchartrain. alors secrétaire d'état de la imarine, et aujourd'hui chancelier de France, ayant résolu de faire travailler à un second volume du Neptune français, qui comprit la mer Méditerranée, Chazelles proposa daUer établir )ar des observations astronomiques la position exacte des îrincipaux points du Levant, et il ne demandait qu'un an pour ;on voyage. Il eût été difficile de lui refuser une grâce si peu )riguée. Il partit, et parcourut la Grèce, l'Egypte, la Turquie, oujours le quart de cercle et la lunette à la main. Il est rai que ce n'est là que recommencer continuellement les aémes opérations, sans acquérir de lumières nouvelles: au ((ieu qu'un savant du cabinet en acquiert tous les jours avec olupté et avec transport : mais plus ce plaisir est flatteur, ^ylus il est beau de le sacrifier à lutililé du public, qui profite j,lus de ciuelques faits bien sûrs que de plusieurs spéculations ■ rillantes. ^, Le voyage de Chazelles donna sm- l'astronomie un éclaircisse- ^,ient important, et longtemps attendu. Il est nécessaire, pour Imperfection de cette science, que les astronomes de tous les ècles se transmettent leurs connaissances, et se donnent la Jain. Mais pour profiter du travail des anciens, il faut pouvoir ,^j.lculer pour le heu où nous sommes, ce qu'ils ont calculé ^)ur les heux où ils étaient, et par conséquent savoir exacte- Î'ent la longitude et la latitude de ces lieux. On ne peut pas )p s'en rapporter aux anciens eux-mêmes, parce qu'on ob- n-e présentement avec des instruments et une précision qu'ils uaient pas, et qui rendent un peu suspect tout ce qui a été ^vé par d'autres voies. Les astronomes dont il était le plus portant de comparer les observations aux nôtres, étaient fl«?parque, Ptolémée et Tycho-Brahé. Les deux premiers ient à Alexandrie en Egypte, et ils la rendirent la capitale 4 62 FONTENELLE. de l'astronomie. ïycho était dans l'île d'Huéne, située dans la mer Baltique ; il y fit bâtir ce fameux observatoire qu'il appela Uranibourg, ville du ciel. L'Académie presque encore naissante avait formé le noble dessein d'envoyer des obser- vateurs à Alexandrie et à Uranibourg, pour y prendre le fil du travail des grands hommes qui y avaient habité. Mais les difficultés du voyage d'Alexandrie firent que l'on se con- tenta de celui d'Uranibourg, que Picard voulut bien entre- prendre en 1671. Il y traça la méridienne du lieu, et fut fort étonné de la trouver différente de 18' (1) de celle que Tycho avait détermi- née, et qu'il ne devait pas avoir déterminée néghgemment, puisqu'il s'agissait d'un terme fixe où se rapportaient toutes ses observations. Cela pouvait faire croire que les méridiens changeaient, c'est-à-dire que la terre, supposé qu'elle tourne, ne tourne pas toujours sur les mêmes pôles; car si un autre point devient pôle, tous les méridiens qui devaient passer par ce nouveau point ont nécessairement changé de position. On voit assez combien il importait aux astronomes de s'assurer ou de la variation ou de l'invariabilité des pôles de la terre et des méridiens. Cha^.elles étant en Egypte mesura les pyramides, et trouva que les quatre côtés de la plus grande étaient exposés précisément auxciualre régions du monde (2). Or comme cette exposition si juste doit, selon toutes les apparences possibles, avoir été affectée par ceux qui élevèrent cette grande masse de pierres, f il y a plus de trois mille ans, il s'ensuit que pendant un si \ long espace de temps rien n'a changé dans le ciel à cet égard, où, ce qui revient au même, dans les pôles de la terre, ni dans les méridiens. Se serait-on imaginé que Tycho, si habile et si exact observateur, aurait mal tiré sa méridienne, et que les anciens Égyptiens si grossiers, du moins en cette matière, auraient bien tiré la leur? L'invariabilité des méridiennes a été encore confirmée par celle que Cassini a tiréee en 16oo dana l'église de S. Pétrone à Bologne. Chazelles rapporta aussi de son voyage du Levant tout c (1) C'està-dire 18 minutes, presque le tiers d'un degré. (2) D'après des mesures plus exactes prises ultérieurement, cette exposH» ue serait pas aussi juste qu'on le croyait alors. ÉLOGE DE CHAZELLES. 63 que l'Académie souhaitait sur la position d'Alexandrie. Aussi M. de Pontchartrain crut-il lui devoir une place dans une compagnie à qui ses travaux étaient utiles-. Il y fut associé en 169o. 11 retourna ensuite à Marseille reprendre ses premières fonctions. Tout le reste de sa vie n'est guère qu'une répétition perpé- tuelle de ce que nous avons vu jusqu'ici. Des campagnes sur mer presque tous les ans, soit en guerre, soit en paix, quelques- unes seulement plus considérables, comme celle de 1697, où Barcelone fut prise, des positions qu'il prend de tous les lieux qu'il voit, des plans qu'il lève, des fonctions d'ingénieur qu'il fait assez souvent et avec gloire, et puis un retour paisible à son école de Marseille. Il ne s'en dégoûtait point pour avoir eu quelques occupations plus brillantes; jamais il ne songea à la quitter. Les plus gi'andes âmes sont celles qui s'arrangent le mieux dans la situation présente, et qui dépensent !e moins en projets pour l'avenir. Lorsqu'en 1700 Cassini, par ordre du roi, alla continuer du côté du midi la méridienne abandonnée en 83, Chazelles fut encore de la partie. Il ne put joindre qu'à Rhodez Cassini qui, pour ainsi dire, filait sa méridienne en séloignant toujours de Paris. Mais depuis Rhodez, Chazelles s'attacha si fortement à ce travail, et cela pendant la plus fâcheuse saison de l'année, que sa santé commença à s'en altérer considérablement. La ligne étant poussée jusqu'aux frontières d'Espagne, il revint à Paris en 1701, et il y fut malade ou languissant pen- dant plus d'une année. Ce fut alors qu'il communiqua à l'Aca- iémie le vaste dessein qu'il méditait d'un portulan général de la Méditerranée. On peut compter que dans les cartes géogra- )hiques et hydrographiques des trois quarts du globe, le por- xait de la terre n'est encore qu'ébauché ; et que même dans ;elle de l'Europe, il est assez éloigné d'être bien fini, ni bien ressemblant, quoiqu'on y ait beaucoup plus travaillé. Malgré plusieurs soins différents , et les infirmités mêmes jui deviennent le plus grand de tous les soins, Chazelles ne [)erdait point de vae ses galères égarées dans l'Océan. Étant sncore à Paris en 1702, il proposa qu'elles pouvaient rester à "^ec dans tous les ports où il entrait assez de marée pour les y 04 FONTENELLE. faire entrer. Par là il triplait le nombre des retraites qu'elles pouvaient avoir, et par conséquent aussi le nombre des oeca-i sions où elles pouvaient être employées. On fit à Ambleteuseï l'épreuve de sa proposition sur deux galères qu'on échoua, et' elles soutinrent l'échouage pendant quinze jours sans aucuni, inconvénient; au contraire, il donna une merveilleuse commo-i dite pour espalmer (1). 11 faut oser en tout genre, mais la diffî-( culte est d'oser avec sagesse : c'est concilier une contradiction. Les neuf dernières années de la vie de Chazelles, quoique i aussi laborieuses que les autres, furent presque toujours lan-,i guissantes, et sa santé ne fit que s'affaiblir. Enfin il lui vint] une lièvre maligne qu'il négligea dans les commencements, soit par l'habitude de souffrir, soit par la défiance quïl avait dei la médecine, à laquelle il préférait les ressources de la nature. Enfin il mourut le 16 janvier 1710, entre les bras du P. Laval, jésuite, son collègue en hydrographie, et son intime ami. Quand deux amis le sont dans des postes qm naturellement les rendent rivaux, il ne faut plus leur demander des preuves d'équité, de droiture, ni même de générosité. A ces vertus et ù celles que nous avons déjà représentées, Chazelles joignit toujours un grand fond de religion, c'est-à-dire ce qui assure et fortifie toutes les vertus. ÉLOGE DE CARRÉ Louis Carré naquit le 26 juillet 1663 d'un bon laboureur de Clofontaine, près de Nangis, en Brie. Son père le fit étudier pour être prêtre ; mais il ne s'y sentit point appelé. Il fil cependant par obéissance trois années de théologie, au boul desquelles, comme il refusait toujours d'entrer dans les ordres, son père cessa de lui fournir ce qui lui était nécessaire poui subsister à Paris. Assez souvent on se fait ecclésiastique poui M) Melloyer, calfater la carone. Il ÉLOGE DE CARRÉ. 65 se sauver de l'indigence; il aima mieux tomber dans l'indi- gence que de se l'aire ecclésiastique. On pourra juger par le reste de sa vie, que l'extrême opposition qu'il avait pour cet état n'était fondé que sur ce quil en connaissait trop bien les devoirs. La même cause qui l'en éloignait l'en rendait digne. Sa mauvaise fortune produisit un grand bien. Il cherchait un asile, et il en trouva un chez le P. Malcbranche.qui le prit pour écrire sous lui. De la ténébreuse philosophie scolastique, il fut tout d'un coup transporté à la source d'une philosophie lumineuse et brillante ; là il vit tout changer de face, et un nouvel univers lui fut dévoilé. Il apprit sous un grand maître les mathématiques et la plus sublime métaphysique; et en même temps il prit pour lui un tendre attachement qui fait l'éloge et du maître et du disciple. Carré se dépouilla si bien des préjugés ordinaires, et se pénétra à tel point des principes qui lui furent enseignés, qu'il semblait ne plus voir par ses yeux, mais par sa raison seule: elle prit chez lui la place et toute l'autorité des sens. Par exemple, il ne croyait point que les bêtes fussent de pures machines, comme on le peut croire par un effort de raisonnement, et par la haison d'un système qui conduit là ; il le croyait comme on croit communément le contraire, parce qu'on le voit, ou qu'on pense le voir. La persuasion artificielle de la philosophie, quoique formée lentement par de longs circuits, égalait en lui la persuasion la plus naturelle, et causée par les impressions les plus promptes et les plus vives. Ce qu'il croyait il le voyait, au lieu que les autres croient ce qu'ils voient. Cependant il est encore infiniment plus facile d'être inti- mement persuadé des opinions de théorie les plus contraires aux apparences, que d'être sincèrement et tranquillement au- dessus des passions. Carré qui ne savait pas abandonner ses principes à moitié chemin, était allé jusque-là; et y avait été d'autant plus obligé, que le système qu'il suivait avec tant de goût, est une union perpétuelle de la philos phie et du chris- tianisme. Sa métaphysique lui faisait mépriser les causes occasionnelles des plaisirs, et l'attachait à leur seule cause efficace : l'amour de l'ordre imprimait la justice dans le fond 66 . FONTENELLE. de son cœur, et lui rendait tous ses devoirs délicieux (1). En un mot, la philosophie n'était point en lui une teinture légère, ni une décoration superficielle ; c'était un sentiment profond, et une seconde nature difficile à distinguer d'avec la première. Après avoir été sept ans dans l'excellente école oi^i il avait tant appris, le besoin de se faire quelque sorte d'établissement et quelque fonds pour sa subsistance l'obligea d'en sortir, et d'aller montrer en ville les mathématiques et la philosophie, mais surtout celte philosophie dont il était plein. Le rapport qu'elle a aux mœurs et à la vraie félicité de l'homme, la lui rendait infiniment plus estimable que toute la géométrie du monde. 11 tâchait même de faire en sorte que toute la géo- métrie ne fût qu'un degré pour passer à sa chère métaphy- sique; c'était elle qu'il avait toujours en vue, et sa plus grande joie était de lui faire quelque nouvelle conquête. Son zèle et ses soins eurent beaucoup de succès; il ne manquait point les gens qu'il entreprenait, à moins que ce ne fussent des philo- sophes endurcis dans d'autres systèmes. Je ne sais par quelle destinée particulière il eut beaucoup de femmes pour disciples. La première de toutes, qui s'aperçut bien vite qu'il avait quantité de façons de parler vicieuses, lui dit qu'en revanche de la philosophie qu'elle apprenait de lui, elle lui voulait apprendre le français ; il connaissait que sur ce point il avait beaucoup profité avec elle. En général il faisait cas de l'esprit des femmes, même par rapport à la philosophie; soit qu'il les trouvât plus dociles, parce qu'elles n'étaient pré- venues d'aucunes idées contraires, et qu'elles ne cherchaient qu'à entendre, et non à disputer; soit qu'il fût plus content de leur attachement pour ce qu'elles avaient une fois embrassé; soit enfin que ce fond d'inclination qu'on a pour elles agît en lui sans qu'il s'en aperçût, et les lui fit paraître plus philoso- phes, ce qui était la plus grande parure qu'elles pussent avoir à ses yeux. Son commerce avec elles avait encore l'assaisonnement da mystère ; car elles ne sont pas moins obligées à cacher les lumières acquises de leur esprit, que les sentiments naturels (1) Allusion ingénieuse au système de Malebranche où il n'y a qu'une cause efficace qui est Dieu, et où l'amour de l'ordre est le principe unique de la morale. ÉLOGE DE CARRÉ. 67 de leur cœur, et leur plus grande science doit toujours être d'observer jusqu'au scrupule les bienséances extérieures de l'ignorance. 11 ne nommait donc jamais celles qu'il instruisait et il ne les voyait presque qu'avec les précautions usitées pour un sujet fort difiérent. Outre les femmes du monde, il avait gagné aussi des religieuses, encore plus dociles, plus appli- quées, plus occupées de ce qui les touche. Enfin il se trouvait à la tète d'un petit empire inconnu, qui ne se soumettait qu'aux lumières, et n'obéissait qu'à des démonstrations. L'occupation de montrer en ville n'est guère moms opposée à l'étude que la dissipation des plaisirs. U est vrai qu'on s'affermit beaucoup dans ce qu'on savait; mais il n'est guère possible de faire des acquisitions nouvelles, surtout quand on a le malheur d'être fort employé. Aussi s'en faut-il beaucoup que CaiTé ait été aussi loin dans les mathématiques qu'il y pouvait aller. U y voyait avec admiration et avec douleur le vol élevé et rapide que prenaient certains géomètres du pre- mier ordre, tandis que le soin de la subsistance le tenait malgré lui comme attaché sur la terre. Il les suivait toujours des yeux; il se ménageait le temps d'étudier à fond ce qu'ils donnaient au public, il s'enrichissait de leurs découvertes; et s'il regrettait de n'en pas faire d'aussi brillantes, il regrettait beaucoup moins la gloire qu'elles produisent, que le degré de science qui les produit. Varignon, qui a toujours apporté beaucoup de soin au choix des élèves qu'il a nommés dans l'Académie, le prit pour le sien en 1697." Carré se crut obligé à mériter aux yeux du public le titre d'académicien ; il surmonta sa répugnance naturelle pour l'impression, et donna le premier corps d'ou- vrage qui ait paru sur le calcul intégral. Il a pour titre : Méthode pour la mesure des surfaces, la dimension des solide>s, leurs centres de pesanteur, de percussion et d'oscillation, en 1700. Nous en parlâmes dans l'histoire de cette même année ('p. 100 et suiv.). La préface de ce livre ne le donne que pour une application la plus simple et !a plus aisée du calcul intégral : elle le met à son juste prix, et n'est ni fastueuse ni modeste mais, ce qui vaut mieux que la modestie même, exactement vraie. L'auteur vint dans la suite à reconnaître quelques fautes 68 FONTENELLE. qu'il eût la gloire d'avouer sans détour, et de corriger à une seconde édition. La destinée des élèves de Varignon est de faire assez prom- tement leur chemin dans l'Académie: nous en avons dit la raison par avance. Carré devint en peu de temps associé, et enfin pensionnaire, fortune qui suffisait à des désirs aussi modérés qne les siens, et (jui le mettait en état de se livrer plus entièrement à l'étude. Comme il avait une place de méca- nicien, il tourna ses principales vues de ce côté-là, et embrassa tout ce qui appartenait à la musique, la théorie du son, la description des différents instruments, etc. Il négligeait la musique en tant qu'elle est la source d'un des plus grands plaisirs des sens, et s"y attachait en tant qu'elle demande une infinité de recherches fort épineuses. On a vu dans nos histoires quelques ébauches de ses méditations sur ce sujet. Ses travaux furent fort interrompus par une indisposition presque continuelle où il tomba, et qui ne fit qu'augmenter pendant les cinq ou six dernières années de sa vie. Son esto- mac faisait fort mal ses fonctions; et l'on a vu par la nature de son mal, que les acides très corrosifs qui dominaient dans sa constitution, la ruinaient absolument. Incapable presque de toute étude, et encore plus de tout emploi utile, il trouva une retraite chez Chauvin, conseiller au parlement, à qui j'ai refusé de supprimer ici son nom , malgré les instances sérieuses qu'il m'en a faites. La seule incommodité qu'il rece- vait de son hôte, était la difficulté de lui faire* accepter les secours nécessaires, et l'art qu'il y fallait employer. Après une assez longue alternative de rechutes et d'intervalles d'une très faible santé, enfin il tomba dans un état oii il fut le premici' à prononcer son arrêt. Il dit à un prêtre qui, selon la pratique ordinaire, cherchait des tours pour le préparer à la mort, qu'il y avait longtemps que la philosophi'e et la religion lui avaient appris à mourir. Il eut toute la fermeté que toutes deux ensemble peuvent donner, et (ju'il est encore étonnant qu'elles donnent toutes deux ensemble. 11 comptait tranquillement combien il lui restait encore de jours à vivre, et enfin au dernier jour combien d'heures; car cette raispn qu'il avait ÉLOGE DE BOURDELIN. 09 tant cultivée fut respectée par la maladie (1). Deux heures avant sa mort, il fit brûler en sa présence beaucoup de lettres de femmes qu'il avait. On comprend assez sur quoi ces lettres roulaient, et que sa discrétion était fort différente de celle qu'ont eue en pareil cas (luantité de gens d'une autre espèce que lui. Il mourut le 11 avril 1711. Je n'ajouterai que quelques traits à tout ce qui a été dit sur son caractère. Il ne demandait jamais deux fois ce qui lui était dû pour les peines qu'il avait prises. On était libre d'en user mal avec lui, et par-dessus cela un était encore sûr du secret. 11 aimait l'Académie des sciences comme une seconde patrie, et il aurait fait pour elle des actions de Romain. Il est vrai que je n'en ai point d'autres preuves que des discours qu'il m'a tenus en certaines occasions; mais ces discours étaient d'une exacte vérité, et prouvaient autant que les actions d'un autre. Je sais encore que dans une des attaques dont il pensa mourir, il cherchait des expédients pour se dérober à cet éloge historique que je dois à tous les académi- ciens que nous perdons. Il fallait que sa modestie fût bien délicate pour craindre un éloge aussi sincère, aussi simple, et où l'art de l'éloquence est aussi peu employé. Il a laissé à l'Académie plusieurs traités qu'il avait faits sur différentes matières de physique ou de mathématique, et par ce moyen elle se trouve sa légataire universelle (2). ÉLOGE DE BOURDELIN Claude Bourdelin naquit le 20 juin 1667, de Claude Bourde- lin, chimiste pensionnaiie de l'Académie, dont nous avons fait l'éloge dans l'histoire de 1699 l'p. 122), Il fut élevé avec ilj Fontenelle dira aussi du maitre de Carré, de Malebranche, qu'il fui I^r spectateur tranquille de sa longue mort. (2j On ne peut dire plus ingénieusementque Carré, mort pauvre, n'avait laissé que cela. 70 FONTENELLE. beaucoup de soin dans la maison de son père. Feu du Hamel, secrétaire de cette Académie, lui choisit tous ses maîtres, et présida à son éducation. A seize ou dix-sept ans il avait traduit tout Pindare et tout Lycophron, les plus difficiles des poètes grecs; et d'un autre côté il entendait sans secours le grand ouvrage de Lahire sur les sections coniques, plus difficile par sa matière que Lycophron et Pindare par le style. U y a loin des poètes grecs aux sections coniques. La diversité de ses connaissances le mettait en état de choisir entre différentes occupations; mais son inclination naturelle le détermina à la médecine, pour laquelle il avait déjà de grands secours domestiques. Il était né au milieu de toute la matière médicale, dans le sein de la botanique et de la chimie. Il se donna donc avec ardeur aux études nécessaires, et fut reçu docteur en médecine de la Faculté de Paris en 1 692. Il aimait dans cette profession, et les connaissances qu'elle demande, pour lesquelles il avait une disposition très heu- reuse, et encore plus sans comparaison l'utilité dont elle peut être aux hommes. Cette utilité, qui devrait toujours être l'ob- jet principal du médecin, était de plus l'unique objet de Bour- delin. Il est vrai qu'il était né avec un bien fort honnête, et qu'il pouvait vivre commodément, quoique tout le monde fût en parfaite santé ; mais son désintéressement ne venait pas de sa fortune; il venait de son caractère, car il n'est pas rare qu'un homme riche veuille s'enrichir. Les malades de Bour- delin lui étaient assez inutiles, si ce n'est qu'ils lui procura-ent le plaisir de les assister. Il voyait autant de pauvres qu'il pouvait, et les voyait par préférence : il payait leurs remèdes et même leur fournissait souvent les autres secours dont ils avaient besoin : et quant aux gens riches, il évitait avec art de recevoir d'eux ce qui lui était dû; il souffrait visiblement en le recevant, et sans doute la plupart épargnaient volontiers sa pudeur, ou s'accommodaient à sa générosité. Dès que la paix de Riswick fut faite, il en profita pour aller en Angleterre voir les savants de ce pays-là. La récompense de son voyage fut une place dans la Société royale de Londres. Il ne l'avait point sollicitée et on crut qu'elle lui en était d'autant mieux due. ÉLOGE DE BOURDELIN. 71 11 n'eut pas le malheur d'être traité moins favorablement dans sa patrie. L'Académie des sciences, à qui il appartenait par plu- sieurs titres, le prit pour un de ses associés anatomistes au renouvellement qui se fit en 1699. 11 avait en partage, non pas tant l'anatomie elle-mr-me, que son histoire, ou l'érudition anatomique qu'il possédait fort. On a vu par l'histoire de 1700 (p. 29 et suiv.), que dans une question assez épineuse qui par- tageait les anatomistes de la compagnie, et où il entrait quel- ques points de fait, et des difficultés sur le choix des opérations nécessaii'es, on eut recours à Bourddin, et qu'il travailla utile- ment à des préliminaires d'éclaircissements. En 1703, il acheta une charge de médecin ordinaire de M""^ la duchesse de Bourgogne. On assure qu'un de ses principaux motifs fuiren- vie de donner au pubhc des soins entièrcmt'Ut désintéressés, et de se dérober à des reconnaissances incommodes, qu'il ne {xtuvait pas tout à fait é\iter à Paris. Nous n'avancerions pas un fait si peu ATaisemblable, s'il ne l'avait prouvé par toute sa n induite. Avant que de se transportera Versailles, il fut quatre ou rinq mois à se refraichir la botanique avec Marchant, son ami et son confrère. 11 prévoyait bien qu'il n'herboriserait pas beaucoup dans son nouveau séjour, et il y voulait arriver bien muni de toutes les connaissances qu'il n'y pourrait plus forti- fier. Quand il partit, ce fut une affliction et une désolation générale dans tout le petit peuple de son quartier. La plus crrand qualité des hommes est celle dont ce petit peuple -l le juge. Il vécut à Versailles comme il avait fait à Paris: aussi apph- (jué sans aucun intérêt, aussi infatigable, ou du moins aussi prodigue de ses peines, que le médecin du monde qui aurait eu le plus de besoin et d'impatience d'amasser du bien. Son goût pour les pauvres le dominait toujours. Au retour de ses visites, où il en avait vu plusieurs dans leurs misérables lits, il en trouvait encore une troupe chez lui qui l'attendait. On dit qu'un jour, comme il passait dans une rue de Versailles, quelques gens du peuple dirent entre eux: Ce n'est pas un médecin, c'est le Messie; exagération insensée en elle-même, mais pardon- nable en quelque sorte à une vive reconnaissance et à beau- coup de grossièreté. 72 FONTENELLE. Il est assez singulier que dans un pays où toutes les profes- sions, quelles qu'elles soient, se changent en celle de courtisan, il n'ait été que médecin, et qu'il n'ait fait que son métier au ha- sard de ne pas faire sa cour. 11 la fit cependant à force de bonne réputation. Bourdelot, premier médecin de M^^^ j^ duchesse de Bourgogne, étant mort en 1 708, cette princesse proposa elle- même Bourdelin au roi pour une si importante place, et obtint aussitôt son agrément. EUe eut la gloire et le plaisir de rendre justice au mérite qui ne sollicitait point. Les courtisans surent son élévation avant lui, et il ne l'apprit que par leurs com- l)liments. Ses mœurs se trouvèrent assez fermes pour n'être point ébranlées par sa nouvelle dignité. Il fut toujours le même; seu- lement il donna de plus grands secours , aux pauvres, parce que sa fortune était augmentée. Cependant les fatigues continuelles affaiblissaie.it fort sa santé; une toux fâcheuse et menaçante ne lui laissait presque plus de repos. Soit indifférence pour la vie, soit une certaine intempérance de bonnes actions, défaut assez rare, on l'accuse de ne s'être point conduit comme il conduisait les autres. Il 3 prenait du café pour s'empêcher de dormir, et travailler davan- | lagc; et puis pour rattraper le sommeil, il prenait de l'opium, t Surtout c'est l'usage immodéré du café qu'on lui reproche le I plus; il se flatta longtemps d'être désespéré, afin d'en pouvoir | prendre tant qu'il voulait. Enfin, après être tombé par degrés dans une grande exté- nuation, il mourut d'une hydropisie de poitrine le 20 avril 1711. Ses dernières paroles furent : In te, Domine, speravi ; non con- fundar... 11 n'acheva pas les deux mots qui restaient. Une vie telle que la sienne était digne de finir par ce sentiment de confiance. Il a laissé quatre enfants d'une femme pleine de vertu, avec (pli il a toujours été dans une union parfaite. Nous ne nous arrêterons point à dire combien il était vif et officieux pour ses j amis, doux et humain à l"'gard de ses domestiques; il vaut mieux laisser à deviner ces -uites nécessaires du caractère que nous avons représenté, que d«^ nous rendre suspect de le vou- loir charger de trop de perfe.Lions ' ELOGE DE MORLN. 73 ELOGl" UK MORIN Louii Morin, naquit au Mans, le 11 juillet 1635; son père, con- trôleur au grenier à sel de la ville, et sa mère étaient tous deux d'une grande piété. Il lut l'ainé de seize enfants, charge l)eu proportionnée aux lacultC-s de la maison, et qui aurait ell'rayé des gens moins résignés à la Providence. Ils donnèrent à l'éducation de Morin tous les soins que leur fortune leur permit, et que la religion leur demanda. Dès qu'il put marquer une inclination, il en marqua pour les plantes. Un paysan t[ui en venait fournir les apothicaires de la ville, fut son premier maître. L'enfant payait ses leçons de quelque petite monnaie, quand il pouvait, et de ce qui devait faire son ■'crin- repas d'après-dînt^r. Déjà, avec le goût de la hotanique,la ibcralité et la sobriété commençaient à éclore en lui, et une inclination indifterente ne se développait qu'accompagnée de ces deux vertus naissantes. Bientôt il eut épuisé tout le savoir de son maître, et il fallut qu'il allât herboriser lui-même aux environs du Mans et y chercher des plantes nouvelles. Quand il eut fait ses humani- tés, on l'envoya à Paris pour la philosophie. Il y vint, mais en botaniste, c'est-à-dire à pied. Il n'avait garde de ne pas mettre le chemin à protit. Sa philosophie faite, sa passion pour les plantes le détermina à l'étude de la médecine. Alors il embrassa un genre de vie que l'ostentation d'un philosophe ancien ou la pénitence d'un anachorète n'auraient pas surpassé. Il se réduisit au pain et à l'eau; tout au plus se permettait-il quelques fruits. Par là il se maintenait l'esprit plus libre pour l'étude, et toujours éga- lement et parfaitement libre ; car l'âme n'avait nul prétexte de se plaindre de la matière : il donnait à la conservation de sa santé tout le soin qu'elle mérite, et qu'on ne lui donne jamais; il se ménageait beaucoup d'autorité pour prêcher un 5 74 FONTENELLE. jour la diète à ses malades ; et surtout il se rendait riche malgré la fortune, non pas pour lui, mais pour les pauvres, qui seuls profitaient de cette opulence artificielle, plus difficile c|ue toute autre à acquérir. On peut aisément croire que puis- qu'il pratiquait au milieu de Paris cette frugalité digne de la Thébaïde, Paris était pour lui une Thébaïde à l'égard de tout le reste, à cela près qu'il lui fournissait des livres et des savants. Il fut reçu docteur en médecine vers Fan 1662. Fagon, Lon- guet et Gallois, tous trois docteurs de la Faculté, et habiles botanistes, travaillaient à un catalogue des plantes du Jardin royal, qui parut en 1666, sous le nom de Vallot, alors premier médecin. Pendant ce travail, Morin fut souvent consulté; et de là vint l'estime particulière que Fagon prit pour lui, et qu'il a toujours conservée. Après quelques années de pratique, il fut reçu expectant à Hôtel-Dieu. La place de médecin pensionnaire lui aurait été bien due, dès qu'elle serait venue à vaquer; mais le mérite seul agit lentement, et c'est même beaucoup qu'il agissait. Morin ne savait ni s'intriguer, ni faire sa cour ; l'extrême modération de ses désirs lui rendait cet art inutile, et sa vie retirée lui en faisait ignorer jusqu'aux premiers éléments. A la fin, cependant, on fut forcé de lui rendre justice ; maisl'ar gent qu'il recevait de sa pension de l'Hôtel-Dieu y demeuruil. il le remettait dans le tronc, après avoir bien pris garde à n'être pas découvert. Ce n'était pas là servir gratuitement les pauvres, c'était les payer pour les avoir servis. Sur la réputation qu'il s'était acquise dans Paris, mademoi- selle de Guise souhaita de l'avoir pour son médecin. Feu Dodart, son intime ami, eut assez de peine à lui faire accepter cette place. Sa nouvelle dignité l'obligea à prendre un carrosse, attirail fort incommode ; mais en satisfaisant à cette bien- séance extérieure, dont il pouvait être comptable au public, il ne relâcha rien de son austérité dans l'intérieur de sa vie, dont il était toujours le maître. Au bout de deux ans et demi, la princesse tomba malade. Comme il avait le pronostic fort sûr, il en désespéra dans un temps même où elle se croyait hors de danger, et lui annonça sa mort ; ministère souverainement ÉLOGE DE MORIN. 75 désagréable en de pareilles circonstances, mais dont sa piété jointe à sa simplicité l'empêchait de sentir le désagrément. Il ne le sentit pas non plus par le succès. Cette princesse, tou- chée de son zèle, tira de son doigt une bague qu'elle lui donna comme le dernier gage de son affection, et le récompensa encore mieux en se préparant chrétiennement à la mort. Elle lui laissa par son testament 2,000 livres de pension viagère, qui lui ont toujours été bien payées. A peine fut-elle morte, qu'ii se débarrassa du carrosse et se retira à Saint-Victor, sans aucun domestique, ayant cependant augmenté sou ordinaire d'un peu de riz cuit à l'eau. Dodart, qui s'était chargé du soin d'avoir des vues et de l'ambition pour lui, fit en sorte qu'au renouvellement de l'Aca- démie en 1699, il fût nommé associebotaniste.il ne savait pas, 3t sans doute il eût été bien aise de le savoir, qu'il faisait entrer dans cette compagnie son successeur à sa place de pen- sionnaire. Comme Morin était un homme qui, à proprement parler, ne se rangeait pas à ses devoirs, mais qui s'y trouvait naturelle- tnent tout rangé, ce ne fut pas un effort pour lui que de se rendre assidu à l'Académie, malgré la grande distance des lieux, tant que ses forces lui permirent d'en faire le voyage. Mais sa liète, qui était fort propre à prévenir des maladies, ne l'était ç>as à donner beaucoup de vigueur. Il avait soixante-quatre ans m temps du renouvellement et de son entrée dans la compa- gnie ; et son assiduité ne dura guère plus d'un an après la .nort de Dodart, à qui il succéda en 1707. Quand Tournefort alla herboriser dans le Levant en 1700, il pria Morin de faire en sa place les démonstrations des plantes m Jardin royal, et le paya de ses peines en lui rapportant ie l'Orient une nouvelle plante qu'il nomma Morina Orientalis. U a nommé de même la Dodarte, la Fagonne, la Bignonne, la Phelfjpée : et ce sont là de ces sortes de grâces que les savants peuvent faire non seulement à leurs pareils, mais aux grands. Une plante est un monument plus durable qu'une médaille ou îu'un obélisque. H est vrai cependant qu'il arrive des malheurs même aux noms attachés aux plantes : témoin la nicotiane, jui ne s'appelle plus que tabac. 76 FONTEiNELLE . Moriii avançant fort en âge, fut obligé de prendre un domes- tique ; et, ce qui est encore plus considérable, il se résolut à une once de vin par jour : car il le mesurait aussi exactement qu'un remède qui n'est pas éloigne d'être un poison. Alors il quitta toutes ses pratiques de la ville, et se l'éduisit aux pauvres de son quartier et à ses visites à l'Hôtel-Dieu. Sa faiblesse augmentait, et il fallut augmenter la dose du vin, mais tou- jours avec la l^alance. A soixante-dix-huit ans ses jambes ne purent plus lé porter, et il ne quitta plus guère le lit. Sa tète fut toujours bonne, excepté les six derniers mois. Il s'éteignit enfin le 1"' mars 1713, âgé de près de quatre-vingts ans, sans maladie, et uniquement faute de force. Une vie longue et saine, une mort lente et douce, furent les fruits de son régime. Ce régime si singulier n'était qu'une portion de la règle journalière de sa vie, dont toutes les fonctions observaient un ordre presque aussi uniforme et aussi précis que les mouve- ments des corps célestes. Il se couchait à sept heures du soir en tous temps, et se levait à deux heures du matin. Il passait trois heures en prières. Entre cinq et six heures en été, et l'hiver entre six et sept, il allait à l'Hôtel-Dieu, et entendait le plus sou vent la messe à Notre-Dame. A son retour il lisait l'Écriture sainte, et dînait à onze heures. Il allait ensuite jusqu'à deux heures au Jardin royal, lorsqu'il faisait beau. Il y examinait les plantes nouvelles, et satisfaisait sa première et sa plus fortd passion. Après cela il se renfermait chez lui, si ce n'était qu'i eût des pauvres à visiter, et passait le reste de la journée î lire des livres de médecine ou d'érudition, mais surtout d( médecine, à cause de son devoir. Ce temps-là était destiné auss à recevoir des visites, s'il en recevait; car on lui a entendii dire : Ceux qui me viennent voir me font honneur, ceux qui n'\ viennent pas me font plaisir; et l'on peut bien croire que che un homme qui pense ainsi, la foule n'y est pas. Il n'y avai guère que quelque Antoine qui pût aller voir ce Paul (1). On a trouvé dans ses papiers un index d'Hippocrate grec e latin, beaucoup plus ample et plus correct que celui de Fini (1) Allusion à saint Antoine et à saint Paul, ermites de la Thébaïde. ÉLOGE DU PÈRE MALEBRAXCHE. 77 Il ne l'avait fini qu'un an avant sa mort. Un pareil ouvrage il mande une assiduité et une patience d'ermite. Il en est de même d'un journal de plus de quarante années, où il marquait exactement l'état du baromètre et du thermo- mt'lre, la sécheresse ou l'humidité de l'air, le vent et ses changements dans le cours d'une journée, la pluie, le tonnerre et jusqu'aux brouillards; tout cela dans une disposition fort commode et fort abrégée, qui présentait une grande suite de choses différentes en peu d'espace. Il échapperait un nombre infini de ces sortes d'observations à un homme plus dissipé dans le monde et d'une vie moins uniforme. Il a laissé une bibliothèque de près de 20,000 écus, un mé- dailler et un herbier, nulle autre acquisition. Son esprit lui avait sans comparaison plus coûté à nourrir que son corps. ELOGE DU PÈRE MALEBRANCHE Nicolas Malebranche naquit à Paris, le 6 août 1638, de Nicolas Malebranche, secrétaire du roi, trésorier des cinq grosses fermes sous le ministère du cardinal de Richelieu, et de Cathe- rine de Lauzon, qui eut un frère \-ice-roi du Canada, intendant de Bordeaux, et enfin conseiller d'État. Il fut le dernier de dix enfants. Un de ses aînés mourut en ITOo, conseiller de grand'- chambre, et fort estimé dans le parlement (1). 'f Ce cadet d'une si nombreuse famille fut fort difficile à éle- ^ ver, à cause de la faiblesse de sa complexion et de ses infir- ^ mités continuelles. Il avait même une conformation particu- le lière: l'épine du dos tortueuse et le sternum extri'mement enfoncé. Il lui fallut une éducation domestique : et il ne sortit de la maison paternelle que pour faire sa philosophie au col- lège de la Marche, et sa théologie en Sorbonne. Il les fit en homme d'esprit, mais non en génie supérieur. Il s'était tou- J (O Voir, sur la vie et la philosophie de Malebranche, mon Histoire de laphilo- tophie cartésienne, n« vol . 18 FONTENELLE. jours destiné à l'état ecclésiastique, où la nature et la grâce l'appelaient également ; et pour s'y attacher encore davantage, en conservant néanmoins une liberté qui ne lui était pas i'ort nécessaire, il entra dans la congrégation de l'Oratoire à Paris en 1(560. Il voulut se mettre dans quelque étude convenable à sapro-t fession; et par le conseil du P. leCointe, fameux auteur des Amiales ecclesiastici Francorum, il s'appliqua à l'histoire ecclé- siastique. 11 commença par lire en grec Eusèbe, Socrate, Sozo- mène, Théodoret ; mais les faits ne se liaient point dans sa tète les uns aux autres: ils ne faisaient que s'eftacer mutuelle' ment, et un travail inutile produisit bientôt le dégoût. Le célèbre Simon, qui était alors de l'Oratoire et à Paris, voulut attirer à lui, c'est-à-dire à l'hébreu et à la critique de l'Ecriture sainte, ce déserteur de l'histoire; et le P. Malebranche entra sous sa conduite dans celte nouvelle carrière peu différente de l'autre ; aussi n'y faisait-il pas encore de grands progrès. Un jour, comme il passait par la rue Saint-Jacques, un libraire lui présenta le Traité de l'Homme, de Descartes, qui venait de paraître. Il avait vingt-six ans et ne connaissait Descartes que de nom, et par quelques objections de ses cahiers de philosophie. Il se mit à feuilleter le livre, et fut frappé comme d'une lumière qui en sortit toute nouvelle à ses yeux. Il entrevit une science dont il n'avait point d'idée, et sentit qu'elle lui convenait. La philosophie scolastique qu'il avait eu tout le loisir de connaître, ne lui avait point fait, en faveur de la philosophie en général, l'eflet de la simple vue d'un volume de Descartes : la sympathie n'avait point joue ; l'unisson n'y était point; cette philosophie ne lui avait point paru une phi-i losophie. Il acheta le livre, le lut avec empressement, et, ce; qu'on aura peut-être peine à croire, avec un tel transport»! qu'il lui en prenait des battements de cœur qui l'obligeaient quelquefois d'interrompre sa lecture. L'invisible et inutile vérité n'est pas accoutumée à trouver tant de sensibilité parmi les hommes, et les objets les plus ordinaires de leurs passions, se tiendraient heureux d'y en trouver autant. Il abandonna donc absolument toute autre étude pour la philosophie de Descartes. Quand ses confrères et amis, les cri- ÉLOGE DU PÈRE MALEBRANCHE. 79 tiques ou les historiens, à qui tout ce!a paraissait bien creux, lui en faisaient des reproches, il leur demandait si Adam n'a\ ait pas eu la science parfaite ; et comme ils en convenaient selon l'opinion commune des théologiens, il leur disait que la science parfaite nétait donc pas la critique ou Fhistoire, et qu'il ne voulait savoir que ce qu'Adam avait su. Il en apprit en peu d'années du moins autant que Descartes lui-même en savait : car en philosophie, plus on pense, plus on fait de progrès, et un homme dans le même temps pense beaucoup plus qu'un autre ; mais pour les sciences de faits, un homme ne lit dans un temps que ce qu'un autre aurait pu lire. Ainsi le génie fait les philosophes aussi bien que les poètes, et le temps fait les savants. Le P. Malebranche devint si rapidement philosophe, qu'au bout de dix années de carté- sianisme, il avait composé le livre de la Recherche de la vérité. D'abord pour sonder le goût du public, il en laissa courir le premier volume manuscrit. L'abbé de Saint-Jacques, homme d'une rare vertu, et qui disposait de la librairie sous le chan- celier d'Aligre son père, le lut, et aussitôt en fit expédier le privilège firatis en 1674. Ce livre fit beaucoup de bruit; et quoique fondé sur des principes déjà connus, il parut original. L'auteur était carté- sien, mais comme Descartes; il ne paraissait pas l'avoir suivi, mais rencontré. Il règne en cet ouvrage un grand art de mettre des idées abstraites dans leur jour, de les lier ensemble, de les fortifier par leur liaison. Il s'y trouve même un mélange adroit de quantité de choses moins abstraites, qui étant facile- ment entendues, encouragent le lecteur à s'appliquer aux autres, le flattent de pouvoir tout entendre, et peut-être lui persuadent qu'il entend tout à peu près. La diction, outre qu'elle est pure et châtiée, a toutes les dignités que les matières demandent, toute la grâce qu'elles peuvent souffrir. Ce n'est pas qu'il eût apporté aucun soin à cultiver les talents de l'imagination ; au contraire, il s'est toujours fort attaché à les décrier : mais il en avait naturellement une fort noble et fort vive, qui travaillait pour un ingrat malgré lui-même, et qui ornait la raison en se cachant d'elle. Ce premier volume de la Recherche de ta vérité eut trop de 80 FONTENELLE. [ succès pour n'être pas critiqué. Il le fut par Foucher, chanoine de Dijon, à qui le P. Malebranche répondit dans la préface du second volume qu'il donna l'année suivante (J). La Recherche de la vérité complète n'en eut que plus d'éclat, de nouvelles vérités naissaient des précédentes ; et en cette matière, plus les générations sont nombreuses, plus elles sont nobles. L'ouvrage enleva un grand nombre de suffrages illustres entre autres celui d'Arnaud, fort considérable par lui-même, et encore plus par les suites. Je passe sous silence des répliques de Foucher, et des réponses ou éclaircissements, soiL du P. Malebranche, soit du P. des Gabets, bénédictin, qui avait embrassé son système. Tout cela produisit une suite d'écrits, et presque nulle instruction. Ce n'étaient que les principes de la Recherche peu entendus, ou déguisés d'une part, et de l'autre plus développés, ou tournés différemment. Une longue dispute sur des matières philoso- phiques peut contenir peu de philosophie. On voit par l'exemple dn P. des Gabets, que la Recherche de la vérité avait déjà vivement persuadé quelques esprits. L'au- teur qui avait songé sincèrement à instruire ne goûtait pas les applaudissements du public sans cette persuasion, parce qu'ils ne tournaient qu'à sa gloire ; au lieu que la persuasion eût tourné à celle de la vérité : mais il fallait souvent qu'il prît patience et se contentât de n'être qu'applaudi. Aussi sa doctrine impose-t-elle des conditions fort dures : elle veut qu'on se dépouille sans cesse de ses sens et de son imaginaT tion ; que par l'effort d'une méditation suivie on s'élève à une certaine région d'idées, dont l'accès est si difficile, que môme parmi les philosophes, pour qui tous les autres hommes sont peuple, il y a encore un peuple qui ne peut guère aller jus- que-là. Cependant ce système, quoique si intellectuel et si délié, s'est répandu avec le temps, et le nombre des sectateurs fait assez d'honneur à l'esprit humain. Il est vrai que ce sont (1) L'ouvrage de Foucher est intitulé : Critique de la Recherche de la vérilé ou £c(()T par «H «cac/emiC(e»,in-l 2, 1673. L'abbé Foucher oppose en effet à Malebranche le demi-septlcisme de la nouvelle académie. Des Gabets lui a répondu par la Critique de la critique de la Recherche dç la vérité. ÉLOGE DU PÈRE MALEBRANCHE. 81 quelquefois ces conditions si dures qui ont de l'attrait pour lui et qui le gagnent. Le livre de la Recherche de la vérité est plein de Dieu. Dieu est le seul agent, et cela dans le sens le plus étroit; toute vertu d'agir, toute action lui appartient immédiatement : les causes secondes ne sont point des causes; ce ne sont que des occasions qui déterminent l'action de Dieu, des causes occa- sionnelles. D'ailleurs quel([ues points de la religion chrétienne, comme le péché originel, sont prouvés ou ex[)liqués dans ce livre. Cependant le P. Malebranche n'avait pas encore exposé son système entier par rapport à la religion, ou plutôt la manière dont il accordait la religion avec son système de philosophie. 11 le fit à la sollicitation du duc de Chevreuse, dani=, ses Conversations chrétiennes, en 1077. Là, il introduisit trois personnages : Théodore, qui est lui-même; Aristarque, homme du monde, qui a peu d'habitude avec les idées pré- cises, qui a beaucoup lu, et n'en sait que moins penser; et Éraste, jeune homme qui n'est gâté ni par le monde, ni par la science, et qui saisit, par une attention exacte et docile, ce ([ui échappe à l'imagination tumultueuse d'Aristarque. Le dialogue en est bien entendu, les caractères finement observés et Aristarque y est, comme il devait être, philosophiquement comique. Théodore sait encore mieux que le Socrate de Platon faire accoucher ses auditeurs des vérités cachées qui étaient en eux ; il leur prouve, ou leur fait découvrir par eux-mêmes l'existence de Dieu, la corruption de la nature humaine par le péché originel, la nécessité d'un réparateur ou médiateur, et celle de la grâce. Le fruit de ces entretiens est la conver- sion d'Aristarque au système chrétien du P. Malebranche, et l'entrée d'Éraste dans un monastère. Dans une édition suivante de ses Conversations chrétiennes, le P. Malebranche ajouta des méditations, où d'une considéra- tion philosophique il tire toujours une élévation à Dieu. Peut- être voulait-il par là répondre à quelques bonnes âmes, qui lui reprochaient que sa philosophie abstraite, et par consé- quent sèche, ne pouvait produire de; mouvements de piété assez affectueux et assez tendres. Il y a cependant assez d'ap- parence qu'à cet égard les idées métaphysiques seront toujours 5. 82 FONTENELLE. pour la plupart du monde comme la flamme de l'esprit de vin qui est trop subtile pour brûler du bois. Le dessein qu'il a eu de lier la religion à la philosophie, a toujours été celui des plus grands hommes du christianisme. Ce n'est pas qu'on ne puisse assez raisonnablement les tenir toutes deux séparées, et pour prévenir tous les troubles, régler les limites des deux empires : mais il vaut encore mieux réconcilier les puissances, et les amener à une paix sincère. Quand on y a travaillé, on a toujours traité avec la philosophie dominante, les anciens pères avec celle de Platon, S. Thomas avec celle d'Aristote ; et à leur exemple, le P. Ma- lebranche a traité avec celle de Descartes, d'autant plus nécessairement, qu'à l'égard de ses principes essentiels, il n'a pas cru qu'elle dût être comme les autres, dominante pour un temps. Il n'a pas seulement accordé cette philosophie avec la religion; il a fait voir qu'elle produit plusieurs vérités impor- tantes de la religion, peut-être un seul point lui a-t-il donné presque tout. On sait que la preuve de la spiritualité de l'àme apportée par Descartes le conduit nécessairement à croire que les pensées de l'àme ne peuvent être causes physiques des mouvements du corps, ni les mouvements du corps causes physiques des pensées de l'àme: que seulement ils sont réciproquement causes occasionnelles, et que Dieu seul est la cause réelle et physique déterminée à agir par ces causes occasionnelles. Puisqu'un esprit supérieur à un corps, et plus noble, ne le peut mouvoir, un corps ne peut non plus en mouvoir un autre; leur choc n'est que la cause occasionnelle de la communication des mouvements, que Dieu distribue entre eux selon certaines lois établies par lui-même, et cer- tainement inconnues aux corps. Dieu est donc le seul qui agisse, soit sur les corps, soit sur les esprits; et de là il suit que lui seul, et absolument parlant, il peut nous rendre heu- reux ou malheureux, princijje très fécond de toute la morale chrétienne. Puisque Dieu agit sur les corps par les lois géné- rales, il agit de même sur les esprits. Des lois générales régnent donc partout, c'est-à-dire des volontés générales de Dieu, et c'est par elles qu'il entre, tant dans l'ordre de la nature que dans celui de la grâce, des défauts que Dieu ÉLOGE DU PÈRE MALEBRANCHE. 83 n'aurait pu empêcher que par des volontés particulières peu dignes de lui. Cela répond aux plus grandes objections qui se fassent contre la Providence. C'est ià tout le système, dans un raccourci qui ne lui est pas avantageux. Plus on le verra développé, plus la chaîne des idées sera longue, et en même temps étroite. Jamais philosophe n'a si bien su l'art d'en former une. Elle l'avait conduit à des vues particulières sur la grâce, non à l'égard du dogme, mais de la manière de l'expliquer. Il ne s'accordait nullement avec le fameux P, Quesnel, qui était encore de l'Oratoire, et qui avait embrassé les sentiments d'Arnauld. Le P. Quesnel, pour savoir mieux à quoi s'en tenir, souhaita que son maître efit connaissance des pensées du P. Malebranche, et lia une partie entre eux chez un ami commun. Le fond du système dont il s'agissait, est que l'àme humaine de Jésus-Christ est la cause occasionnelle de la dis- tribution de la grâce, par le choix qu'elle fait de certaines personnes pour demander à Dieu qu'il la leur envoie; et que comme cette âme, toute parfaite qu'elle est, est finie, il ne se peut que l'ordre de la grâce n'ait ses défectuosités, aussi bien que celui de la nature. Il n'y avait guère d'apparence qu'Ar- nauld dût recevoir avec docilité ces nouvelles leçons. A peine le P. Malebranche avait-il commencé à parler, qu'on disputa, et par conséquent on ne s'entendit guère; on ne convint de rien, et on se sépara avec assez de mécontentement réciproque. Le seul fruit de sa conférence fut que le P. Malebranche pro- mit de mettre ses sentiments par écrit, et M. Arnauld d'y répondre; ou, ce qui revient à peu près au même, il promit la guerre au P. Malebranche. Malgré la grande réputation d'Arnauld et son extrême viva- cité sur la matière de la grâce, qui était presque son domaine, le P. Malebranche osa tenir sa parole, et composa son Traité de la nature et de la grâce. Il en fit faire une copie pour Arnauld; mais ce docteur se retira de France en ce temps-là. On la lui envoya en Hollande, et le P. Malebranche fut plus d'un an sans en entendre parler. Ses amis le pressèrent de publier son ouvrage, et il consentit qu'on l'envoyât à Elzévir, qui l'imprima en 1680. Arnauld, qui était sur les lieux, en vit quelques 84 FONTENELLE. feuillets, et par zèle, ou pour son opinion, ou pour le P. Ma- lebranche, il voulut arrêter cette impression; mais il n'en put venir à bout, et il ne songea plus qu'à répondre. Dans cet intervalle le P. Malebranche fit ses Méditations chrétiennes et métaphrj signes, qui parurent en 1683. C'est un dialogue entre le Verbe et lui. Il était persuadé que le Verbe est la raison universelle, que tout ce que voient les esprits créés, ils le voient dans cette substance incréée, même les idées des corps ; que le Verbe est donc la seule lumière qui nous éclaire, et le seul maître qui nous instruit; et sur ce fondement, il l'introduit parlant à lui, comme à son disciple, et lui découvrant les plus sublimes vérités de la métaphysique et de la religion. 11 n'a pas manqué d'avertir dans sa préface, qu'il ne donne pas cependant pour vrais discours du Verbe tous ceux qu'il lui fait tenir; qu'à la vérité -ce sont les réponses qu'il croit avoir reçues lorsqu'il l'a interrogé, mais qu'il peut ou l'avoir mal interrogé, ou avoir mal entendu ses réponses; et qu'enfin tout ce qu'il veut dire, c'est qu'il ne faut s'adresser qu'à ce maître commun et unique. Du reste, on peut s'assu- rer que le dialogue a une noblesse digne, autant qu'il est pos- sible, d'un tel interlocuteur. L'art de l'auteur, ou plutôt la disposition naturelle où il se trouvait, a su y répandre un certain sombre, auguste et majestueux, propre à tenir les sens et l'imagination dans le silence, et la raison dans l'at- tention et dans le respect ; si la poésie pouvait prêter des ornements à la philosophie, elle ne lui en pourrait pas prêter de plus philosophiques. En cette année 83, Arnauld fit le premier acte d'hostilité. Il n'attaquait pas le Traité de la nature et de la grâce, mais l'opi- nion que l'on voit toutes choses en Dieu, exposée dans la Recherche de la vérité, qu'il avait lui-même vantée autrefois. II intitula son ouvrage : Des vraies et des faiisses idées. Il prenait ce chemin, qui n'était pas le plus court, pour apprendre, disait-il, au P. Malebranche à se défier de ses plus chères spéculations métaphysiques, et le pi'éparer par là à se laisser plus facilement désabuser sur la grâce. Le P. Male- branche de son côlé se plaignit de ce qu'une matière dont il n'était nullement question avait été malignement choisie, ÉLOGE DU PÈRE MALEMANCHE. 85 parce qu'elle était la plus métaphysi(pie, et par conséquent la plus susceptible de ridicule aux yeux de la plupart du inonde. Il y eut plusieurs écrits de part et d'autre. Comme ils étaient en forme de lettres à un ami commun, d'abord les deux adversaires, en lui parlant l'un et l'autre, disaient souvent : notre ami. Mais cette expression vient à disparaître dans la iuite ; il lui succède des reproches assaisonnés de tout ce que la charité chrétienne y pouvait mettre de restrictions et' de tours qui ne nuisent guère au fond. Enfin Arnauld en vint à des accusations certainement insoutenables, que son adver- saire met une étendue matérielle en Dieu, et veut artificieu- sement insinuer des dogmes qui corrompent la pureté de la religion. Sur ces endroits le P. Malebranche s'adresse à Dieu, et le prie de retenir sa plume et les mouvements de son cœur. On sent que le génie d'Arnauld était tout à fait guer- rier, et celui du P. Malebranche fort pacifique. Il dit même en quelque endroit, qu'il était bien las de donner au monde un spectacle aussi dangereux que ceux contre lesquels on déclame le plus. D'ailleurs Arnauld avait un parti noml)reux qui chau- lait victoire pour son chef dès qu'il paraissait dans la lice. Le P. Malebranche au contraire était, à ce qu'il prétendait, sans considération, et même une personne méprisable ; mais cela même bien pris, était un avantage qu'il ne manque pas aussi quelquefois de faire valoir. Quant au fond de la question, on peut penser avec quelle subtiUté et quelle force elle fut traitée. A peine l'Europe eùt-elle fourni encore deux pareils athlètes. Mais où prendre des juges ? Il n'y avait qu'un petit nombre de personnes qui pussent être seulement spectateurs du combat; et parmi ce petit nombre, presque tous étaient de l'un ou de l'autre parti. Un seul transfuge eût été compté pour une vic- toire entière ; mais il n'y eut point de transfuge. Pendant la chaleur de cette contestation, parut, en 8i, le Traité de morale, qui n'y avait nul rapport et qui avait été composé auparavant. Le P. Malebranche y tire tous nos devoirs des principes qui lui sont particuUers. On est surpris, et peut-être fâché, de se voir conduit par la seule philosophie aux plus rigoureuses obUgations du christianisme; on croit communément pouvoir être philosophe à meilleur marché. 86 FONTENELLE. Toute la contestation sur les idées n'avait été qu'un prélude. Arnauld n'avait encore attaqué que les dehors : enfin il vint au corps de la place, et publia, en 1683, ses Réflexions philoso- phiques et théologiques sur le traité de la nature et de la grâce. Il y prétendait renverser absolument la nouvelle philosophie ou théologie du P. Malebi'anche que celui-ci soutenait n'être ni nouvelle ni sienne, parce qu'il n'aurait pas eu, disait-il, l'es- prit de l'inventer, louange très forte qu'il lui donnait. 11 croyait en effet que sa philosophie appartenait à Descartes, et sa théologie à saint Augustin : mais s'ils avaient posé les fon- dements de l'édifice, c'était lui qui l'avait élevé et porté si haut, qu'eux-mêmes peut-être en eussent été surpris. Il répon- dit à Arnauld toujours de la même manière et avec le môme succès. Arnauld fut vainqueur dans son parti, et le P. Male- branche dans le sien. Son système put souffrir des difficultés; mais tout système purement philosophique est destiné à en souffrir, à plus forte raison un système philosophique et théo- logique tout ensemble. Celui-ci ressemble à l'univers, tel qu'il est conçu par le P. Malebranche même; ses défectuosités sont réparées par la grandeur, la noblesse, l'ordre, l'universalité des vues (1). Après avoir satisfait à Arnauld, du moins après s'être satis- fait lui-même de bonne foi, il se résolut à abandonner la dis- pute, tant parce qu'il en était naturellement ennemi, que parce qu'il croyait que rien n'était plus propre à faire perdre le fil important des vérités, et que les lecteurs, longtemps promenés çà et là dans le vaste pays du pour et du contre, ne savaient plus à la fin où ils en étaient. Ti ramassa toutes les matières contestées, ou plutôt tout son système, dans un nouvel ouvrage, qui n'eut aucun air de contestation. Ce furent les Entretiens sur la métaphysique et sur la religion, imprimés en d688. Ce livre n'était, comme il en convenait lui-môme, que les livres précédents, et tous ensemble n'étaient que la Recherche de la vérité. Mais il présentait les mêmes choses dans de nouveaux jours, les appuyait de nouvelles preuves, en (1) Tous les écrits de Malebranche relatifs à cette grande polémique se trou- vent dans le Recueil de ses réponses à Arnaud, A vol. in-i2, Paris, 1709. ÉLOGE DU PÈRE MALEBRANCHE. 87 tirait des conséquences nouvelles, et cela même pouvait faire voir combien ce système était arrêté et fixe, facile à prouver, fertile en conséquences. Il savait que la vérité, sous une cer- taine forme, frappera tel esprit, qu'elle n'aurait pas touché sous une autre. C'est ainsi à peu près que la nature est si pro- digue en semences de plantes; il lui suffit que sur un grand nombre de perdues, il y en ait quehiuune qui vienne à bien. J'ai parlé ailleurs (1) de la contestation qu'eut le P. Male- branche avec Régis, sur la grandeur apparente de la lune, et en général sur celle des objets; et sans me mêler de décider la question, ce qui n'appartiendrait pas à un historien, et encore moins à moi, j'ai rapporté qu'elle fut jugée, par ([uatro des plus grands géomètres, en faveur du P. Maie branche, et cela dans l'éloge même de Régis, parce que ces éloges ne sont qu'historiques, c'est-à-dire vrais. Régis renouvela la dispute des idées, et attaqua de plus en plus le P. Malebranche sur ce qu'il avait avancé que le plaisir rend heureux. Ainsi, malgré sa vie plus ({ue philosophique et très chrétienne, il se trouva le protecteur des plaisirs. A la vérité la question devint si subtile et si métaphysique, que leurs plus grands partisans au- raient mieux aimé y renoncer pour toute leur vie que d'être obhgés à la soutenir comme lui. Nous ne parlons point de quelques adversaires moins illus- tres qu'il a eus, ou de quelques contestations moins intéres- santes qu'il a essuyées (2). Il était assez naturel que non seulement la nouveauté et la singularité de ses vues, mais aussi que sa réputation seule lui attirât des contradictions. On pouvait l'attaquer pour la gloire de l'avoir attaqué ; mais il lui survint une nouvelle guerre par une voie loute diffé- rente. Le P. Don François Lamy, bénédictin, dans son livre De la connaissance de soi-même, voulut appuyer, de l'autorité du P. Malebranche, l'idée qu'il s'était faite de l'amour désin- téressé qu'on doit avoir pour Dieu. Ces deux pères étaient amis ; et même le P. Lamy passait pour disciple du P. Male- (\) Eloge de Régis. (2) H fait ici probablement une allusion modeste à un petit écrit: Doutes sur les causes occasionnelles, qu'il avait publié contre Malebranche sans nom d'auteur. 88 FONTENELLE. branche. Celui-ci trouva mauvais d'avoir été cité pour garant d'un sentiment qu'il prétendait n'être nullement le sien: et il faut remarquer que cette matière était alors plus délicate que jamais, parce qu'elle avait rapport au Quiétisme dont on faisait beaucoup de bruit, et que l'amour désintéressé en paraissait une branche. Il était par cette raison fort décrié; et les théologiens combattaient un monstre dont il est vrai que la réalité n était point à craindre, mais dont le nom était fort dangereux. Le P. Malebranche, pour donner une déclaration publique de ce qu'il pensait, fit son Traité de Vamour de Dieu, en 1697. Là, sans attaquer personne, et sans nommer seule- ment le P. Lamy, il expose selon ses principes quel doit être cet amour, et comment il est intéressé: mais il faut convenir qu'il ne le met guère plus à la portée du commun des hommes que l'amour désintéressé du P. Lamy. Après cet ouvrage, qui n'est nullement sur le ton de dispute, et qui renferme tout ce que le P. Malebranche pouvait dire d'ins- tructif sur ce sujet, il en parut d'autres qui ne sont que de dispute avec peu d'instruction. Le P. Lamy soutint qu'il avait bien pris la pensée du P. Malebranche, mais que celui-ci en changeait. Le P. Malebranche nia fortement l'un et l'autre. Il se plaignait qu'après que Régis l'avait accusé de favoriser le sentiment d'Épicure sur les plaisirs, le P. Lamy l'accusait d'une morale si pure, qu'elle excluait tout plaisir de l'amour de Dieu. 11 a fait souvent cette plainte de n'être pas entendu, et même d'Arnauld. Ses idées métaphysiques sont des espèces de points indivisibles; si on ne les attrape pas tout à fait juste, on les manque tout à fait. La mort d'Arnauld était arrivée en 169i; mais cinq ans après on vit renaître la guerre de ses cendres par deux lettres posthumes de ce docteur ^ur la matière déjà tant traitée des idées et des plaisirs. Le P. Malebranche y répondit, et joignit à sa réponse un petit traité Contre la 'prévention. Ce n'est point, comme on pourrait se l'imaginer, un traité moral contre la maladie du genre humain la plus ancienne, la plus générale et la plus incurable; ce sont uniquement différentes démonstrations géométriques par la forme et, selon l'auteur, par leur évidence, de ce paradoxe surprenant, qu'Arnauld ÉLOGE DU PÈRE MALERRANCHE. 89 n'a fait aucun des li\Tes qui ont paru sous son nom contre le P. Malebranche. 11 n'a besoin que d'une seule supposition, qui est : « qu'Arnauld a dit vrai lorsqu'il a protesté devant Dieu » qu'il avait toujours eu un désir sincère de bien prendre les » sentiments de ceux qu'il combattait, et qu'il s'était toujours » fort éloigné d'employer les artifices pour donner de fausses » idées de ces auteurs et de leurs livres. » Cela supposé, les preuves sont victorieuses. Des passages du P. Malebranche manifestement tronqués, des sens mal rendus avec un dessein visible, des artifices trop marqués pour être involontaires, démontrent que celui qui a fait le serment n'a pas fait les livres. Tout au plus Arnauld n'aurait écrit que comme cause générale déterminée par des causes occasionnelles, défectueuses et imparfaites, c'est-à-dire par les extraits de quelque copiste. Tandis que le P. Malebranche avait tant de contradictions à souftrir dans son pays, sa philosophie pénétrait à la Chine, et l'évêque de Rosalie l'assura qu'elle y était goûtée. Un mis- sionnaire jésuite écri\'it même à ceux de France, qu'ils n'en- voyassent à la Chine que des gens qui sussent les mathémati- ques et les ouvrages du P. Malebranche. 11 est certain que cette nation, tant vantée jusqu'à présent pour l'esprit, paraît avoir beaucoup plus de goût que de talent pour les mathématiques; mais peut-être, en récompense, la subtilité dont on la loue est-elle celle que la métaphysique demande. Quoi qu'il en soit, Rosalie pressa fort le P. Malebranche d'écrire pour les Chinois, Il le fit, en 1708, par un petit dialogue intitulé: En- tretien d'un philosophe chrétien et d'un philosophe chinois sur la nature de Dieu. Le Chinois tient que la matière est éternelle, infinie, incréée, et qu'un Ly, espèce de forme de la matière, est l'intelligence et la sagesse souveraine, quoiqu'il ne soit pas un être intelligent et sage, distinct de la matière et in- dépendant d'elle. Le chrétien n'a pas beaucoup de peine à détruire cet étrange Ly, ou plutôt à en rectifier l'idée et à la changer en celle du \Tai dieu, 11 y a même cela d'heureux, que le Ly étant, selon le Chinois, la raison universelle, il est tout disposé à devenir celle qui. selon le P. Malebranche, éclaire tous les hommes, et dans laquelle on voit tout. Quoi- qu'à cause du grand éloignement des philosophes chinois, 90 FONTENELLE. seuls intéressés à cet ouvrage, il ne parût pas devoir attirer de querelle au P. Malebranche, il lui en attira pourtant une, et ce fut avec les journalistes de Trévoux. Ils ne convinrent pas de l'athéisme qu'on attribuait aux lettrés de la Chine : mais le P. Malebranche soutint, par quantité de livres des missionnaires jésuites, que cette accusation n'était que trop fondée. Son dernier livre, qui a paru en d715, a été les Réflexions sur la prémotion physique, pour répondre à un livre intitulé : De l'action de Dieu sur les créatures, où. l'on prétendait établir cette prémotion. L'auteur s'appuyait quelquefois du P. Male- branche et l'amenait à lui ; mais celui-ci ne voulut ni le suivre où il avait dessein de le mener, ni convenir qu'il s'égarait quand ils u'aliaient pas ensemble. En un mot, le système De l'action de Deeit, en conservant le nom de la liberté, anéantissait la chose ; et le î*. Malebranche s'attacha à expli- quer comment il la conservait entière. Il représente la prémo- tion physique par une comparaison aussi concluante peut- être, et certainement plus touchante que les raisonnements métaphysiques. Un ouvrier a fait une statue dont la tète, qui se peut mouvoir par une charnière, s'incline respectueuse- ment devant lui, pourvu qu'il tire un cordon. Toutes les fois qu'il le tire, il est fort content des hommages de la statue : mais un jour qu'il ne le tire point, elle ne le salue point, et il la brise de dépit. Le P. Malebranche prouve aisément que dans ce système Dieu ne serait pas assez bon ni assez juste; il entreprend de prouver d'ailleurs que dans le sien il l'est assez et autant qu'il le doit être, quoiqu'il ne le soit pas comme Bayle et quelques philosophes auraient désiré. Ainsi, d'un côté, il décharge l'idée de Dieu de la fausse rigueur que quelques théologiens y attachent; et de l'autre, il la justifie de la véri- table rigueur que la religion nous y découvre ; et il passe entre les deux écueils d'une théologie trop sévère et désespé- rante, d'une philosophie trop humaine et trop relâchée. Il finit son livre par prier qu'on ne le juge point sans avoir pris la peine de le lire et de l'entendre: et cette prière renouvelée dans un ouvrage, le dernier de tant d'ouvrages, marque assez combien cette faveur est difficile à obtenir du public. ÉLOGE DU PÈRE MALEBRANCHE. 91 Jusqu'ici nous n'avons guOro reprOsonlc le P. Malebranche que tomme métaphysicien ou théologien: et en ces deux qualités, il serait étranger à l'Académie des sciences, qui passerait témérairement ses bornes en touchant le moins du monde à la théologie, et qui s'abstient totalement de la méta- physique, parce qu'elle paraît trop incertaine et trop conten- lieuse, ou du moins d'une utilité trop peu sensible. Mais il était aussi grand géomètre et grand physicien : et son savoir en ces matières, répandu avec éclat dans ses princi- paux ouvrages, lui fit donner une place d'honoraire dans cette compagnie, lorsque le renouvellement s'en fit en 1C99. La géométrie et la physique furent même les degrés qui le conduisirent à la métaphysique et à la théologie, et devin- rent presque toujours dans la suite ou le l'ondement, ou l'ap- pui, ou l'ornement de ses plus sublimes spéculations. En 1712 parut la dernière édition de la Recherche de la vé- rité. Il y a donné une théorie entière des lois du mouvement, sujet sur lequel il avait fort médité, et beaucoup rectifié ses premières pensées, dont il avait reconnu l'erreur; car les hommes se trompent, et les grands hommes reconnaissent qu'ils se sont trompés. Il a de plus ajouté à celte édition un grand morceau de physique tout neuf, qui est le système gé- néral de l'univers. C'est celui de Descartes réformé, et cepen- dant fort diflerent. Il roule sur une idée qui a été très fami- lière à ce grand inventeur, et qu'il n'a pas poussée aussi loin qu'il aurait dû. Elle seule, selon le P. Malebranche, rend raison de tout ce qu'il y a de plus général et de plus inconnu dans la physique, de la dureté des corps, de leur ressort, de leur pesanteur, de la lumière, de sa propagation instantanée, de ses réflexions et réfractions, de la génération du feu, des couleurs. Il faut bien que cette idée soit une supposition, mais à peine en est-elle une; car elle est copiée d'après une chose incontestable chez les cartésiens, et que les autres philo- sophes ne peuvent contester sans tomber dans d'étranges pen- sées. En un mot, comme l'univers cartésien est composé dune infinité de tourbillons presque immenses, dont les étoles fixes sont les centres ; qu'ils ne se détruisent point les uns les au- tres pour en faire un total, mais ajustent leurs mouvements 92 FONTENELLE. de manière à pouvoir tourner tous ensemble, et chacun du sens qui convient au tout; que par leurs forces centrifuges ils se compriment sans cesse les uns les autres, mais se com- priment également, et se conservent dans l'équilibre où ils se sont mis; de même le P. Malebranche imagine que toute la matière subtile répandue dans un tourbillon particulier, dans le nôtre, par exemple, est divisée en une infinité de tourbil- lons presque infiniment petits, dont la vitesse est fort grande, et par conséquent la force centrifuge presque infinie, puis- qu'elle est le carré de la vitesse divisée par le diamètre du cercle. Voilà un grand fonds de force pour tous les besoins de la physique. Quand le.-; particules grossières sont les unes auprès des autres, et se touchent immédiatement, elles sont comprimées en tous sens par les forces centrifuges des petits tourbillons qui les environnent, et auxquels elles ne résistent par aucune autre force; et de là vient la dureté des corps. Si on les plie de façon que les petits tourbillons contenus dans leurs interstices ne puissent plus s'y mou- voir comme auparavant, ils tendent par leurs forces cen-^ trifuges à rétablir ces corps dans leur premier état; et c'est là le ressort. La lumière est une pression causée par le corps lumineux à toute la sphère des petits tourbillons environnants; et parce que tout est plein, cette pression se communique en un instant du centre de la sphère jusqu'à sa dernière sur- face. De plus, comme les pressions du corps lumineux se font par reprise, à cause qu'il est repoussé à chaque instant qu'il pousse, il se fait des vibrations de pression, dont le nombre plus ou moins grand dans un temps déterminé, produit les diftërentes couleurs, ainsi que le nombre des vibrations de l'air grossier ébranlé par un corps sonore, produit les différents sons. Un petit tourbillon peut recevoir à la fois une infinité de pressions différentes, ce que ne pourrait pas un corps dur; et par conséquent une infinité de rayons différemment colorés peuvent passer par le même point physique sans se détruire et sans s'altérer. La réfraction vient de l'inégalité des pres- sions qui agissent sur un rayon, lorsqu'il vient à passer d'un milieu dans un autre. La pesanteur, phénomène si commun, et jusqu'àprésentsi incompréhensible, suit du même principe : ÉLOGE DU PÈRE M.U,EBRA^CHE. 93 mais l'explication en serait ,lrop longue. Entin le P. Male- hranche regardait ces petits tourbillons comme la clef de toute la physique; et c'est un grand préjugé en leur faveur que de pouvoir être mis à tant d'usages. Le P. Malebranche, quoique dune mauvaise constitution, avait joui d'une santé égale, non seulement par le régime que sa piété et son état lui prescrivaient, mais par des attentions particulières auxquelles il avait été obligé. Son principal remède, dès qu'il sentait quelque incommodité, était une grande quan- tité d'eau dont il se lavait abondamment le dedans du corps, persuadé que quand l'bydraulique était chez nous en bon état, tout allait bien. Mais enfin, il tomba fort malade en 171o. âgé de soixante-dix-sept ans; et l'on jugea d'abord qu'il y avait peu à espérer. C'était une défaillance universelle, sans fièvre, sans fluxion, sans obstruction, mais avec de vives douleurs. Celte maladie lui épargna le chagrin d'entrer dans une con- testation qui venait encore le chercher et troubler son repos. Un nouvel ennemi s'était déclaré, le père du Tertre, jésuite, qui publia cette année une ample réfutation de tout son sys- tème (1). Le P. Malebranche avait passé malgré lui une bonne partie de sa vie les armes à la main, toujours sur la défensive; et il n'y eut que la mort qui le put soustraire à cette fatalité. 11 avait eu même à souflrir d'autres contradictions moins écla- tantes et plus fâcheuses. On ferait une longue histoire des vérités qui ont été mal reçues chez les hommes, et des mau- vais traitements essuyés par les introducteurs de ces malheu- reuses étrangères. Le P. Malebranche fut malade quatre mois, s'aflfaib lissant de jour en jour, et se desséchant jusqu'à n'être plus qu'un vrai squelette. Son mal s'accommoda à sa philosophie ; le corps qu'il avait tant méprisé se réduisit presque à rien; etl'esprit, accou- tumé à la supériorité, demeura sain et entier. 11 n'en faisait usage que pour s'exciter à des sentiments de religion, et quel- quefois, par délassement, pour philosopher sur le dépérissement de la machine. Ufut toujours spectateur tranquille de sa longue (1) Béfvtation d'un nouveau aystème de métaphysique, proposé par le P. Male- branche. 3 vol., in-i2, Paris t7ta. 94 FONTENELLE. mort, dont 1 dernier moment, qui arriva le 13 octobre, l'ut tel que l'on crut qu'il reposait. Depuis que la lecture de Descartes l'avait mis sur les bonnes voies, il n'avait étudié que pour s'éclairer l'esprit, et non pour se charger la mémoire; car l'esprit a besoin de lumières, et n'en a jamais trop : mais la mémoire est le plus souvent acca- blée de fardeaux inutiles ; aussi ne cherche-t-elle qu'à les secouer. Il avait donc assez peu lu, et cependant beaucoup appris. Il retranchait de ses lectures celles qui ne sont que de pure érudition; un insecte le touchait plus que toute l'histoire grecque ou romaine: et en eiï'et un grand génie voit d'un coup d'œil beaucoup d'histoires dans une seule réflexion d'une cer- taine espèce. Il méprisait aussi cette espèce de philosophie qui ne consiste qu'à apprendre les sentiments de différents phi- losophes. On peut savoir l'histoire des pensées des hommes sans penser. Après cela, on ne sera pas surpris qu'il n'ait jamais pu lire dix vers de suite sans dégoût. Il méditait assi- dûment, et même avec certaines précautions, comme de fermer ses fenêtres. Il avait si bien acquis la pénible habitude de l'at- tention, qu^ quand on lui proposait quelque chose de difficile, on voyait dès l'instant son esprit se pointer vers l'objet et le pénétrer. Ses délassements é-taient des divertissements d'enfant; et c'était par une raison très digne d'un philosophe qu'il les recherchait avec cette puérilité honteuse en apparence ; il ne voulait point qu'ils laissassent aucune trace dans son âme : dès qu'ils étaient passés, il ne lui restait rien, que de ne s'êlre pas toujours ai)pliqué ^^). Il était extrêmement ménager de toutes les forces de son esprit et soigneux de les conserver à la phi- losophie. Cette simplicité que les grands hommes osent presque seuls se permettre, et dont le contraste relève tout ce qu'ils ont de rare, était parfaite en lui. Une piété fort éclairée, fort attentive et fort sévère, perfectionnait des mœurs que la nature seule mettait déjà, s'il était possible, en état de n'en avoir pas beaucoup de besoin. Sa conversation roulait sur les mêmes matières que ses livres ; seulement, pour ne pas trop effaroucher la plupart des gens, il tâchait de la rendre un peu moins chré- (l) Sénèque dit de même de SocraLe : Cum pueris luderehioa erubescebat. De tranquillitate animi. Cap. V. ÉLOGE DU PERE MALEBRA>CHE. 95 tienne: mais il ne relâchait rion du philosophique. On la recherchait beaucoup, quoique si sage et si instructive. Il y affectait autant de >e dépouiller d'une supériorité qui lui appar- tenait, que les autres affectent d'en prendre une qui ne leur appartient pas. Il voulait être utile à la vérité; et il savait que ce n'est guère qu'avec un air humble et soumis qu'elle peut se glisser chez les hommes. 11 ne venait presque point d'é- trangers savants à Paris qui ne lui rendissent leurs hommages. On dit que des princes allemands y sont venus exprès pour lui ; et je sais que dans la guerre du roi Guillaume, un officier anglais prisonnier se consolait de venir ici. parce que, aussi bien, il avait toujours eu envie de voir Louis XIV et Malebranche. Il a eu rhonneur de recevoir une visite de Jacques II, roi d'An- gleterre. Mais ces curiosités passagères ne sont pas si glorieuses pour lui que l'assiduité constante de ceux qui voulaient véri- tablement le voir, et non pas seulement l'avoir vu. Milord Qua- drington. qui est mort vice-roi de la Jamaïque, pendant plus de deux ans de séjour qu'il fit à Paris, venait passer avec lui deux ou trois heures presque tous les matins. Je ne sais par quel hasard la nation anglaise nous fournit tant de suffrages . on y pourrait joindre encore une traduction anglaise de la Re- cherche de la vérité, faite par Taylor, parent du fameux Taylor (I). Mais enfin ce hasard, si c'en est un, est heureux : c'est une estime précieuse que celle d'une nation si éclairée et si peu disposée à estimer légèrement. Les compatriotes du P. Male- branche sentaient aussi ce qu'il valait, et un assez grand l nombre de gens de mérite se rassemblaient autour de lui. Ils i étaient la plupart ses disciples et ses amis en même temps, ! et l'on ne pouvait guère être l'un sans l'autre. Il eût été difficile d'être en liaison particulière avec un homme toujours plein d'un système qu'on eût rejeté; et si l'on recevait le système, il n'était pas possible qu'on ne goûtât infiniment le caractère de l'auteur, qui n'était, pour ainsi dire, que le système vivant. Aussi jamais philosophe, sans en excepter Pythagore, n'a-t-il eu des sectateurs plus persuadés ; et Ton peut soupçonner que M Parmi les disciples de Malebranche en Angleterre, Fontenelle aurait encore pu citer John Norris, l'auteur de l'essai d'une Théorie du monde idéal et intelligible. 96 FONTENELLE. pour produire cette forte persuasion, les qualités personnelles du P. Malebranche aidaient à ses raisonnements. ELOGE DE SAUVEUR Joseph Sauveur naquit à la Flèche, le 2i mars 1633, de Louis Sauveur, notaire, et de Renée des Ilayes, qui étaient alliés aux meilleures familles du pays. 11 fut absolument muet jusqu'à l'âge de sept ans, par le défaut des organes de la voix, qui ne fi commencèrent à se débarrasser qu'en ce temps-là, mais lente- ment et par degrés, et n'ont jamais été bien libres. Cette im- possibilité déparier lui épargna tous les petits discours inutiles de l'enfance ; mais peut-être i'ohligea-t-elle à penser davantage. Il était déjà machiniste; il construisait de petits moulins; il faisait des siphons avec des chalumeaux de paille, des jets d'eau ; et il était l'ingénieur des autres enfants, comme Cyrus devint le roi de ceux avec qui il vivait. f On le mit au collège des Jésuites.. 11 n'était guère propre à y briller ; il ne parlait qu'avec beaucoup de peine, et en avait encore plus à apprendre par cœur. Sa mémoire se refusait à tout ce qui n'est que de pure mémoire et ne saisissait rien qu'avec le secours du jugement. Il fut extrêmement négligée d'un premier régent qu'il eut et n'avança guère sous lui. Il à fit beaucoup mieux sous un second, qui démêla ce qu'il valait, p On ne peut guère blâmer le premier, et il faut beaucoup louer m le second. Les oraisons de Cicéron, les poésies de Virgile, que sa rhé- torique lit passer en revue devant lui, ne le touchèrent point. Par hasard l'arithmétique de Pelletier du Mans se présenta, i en fut charme et l'apprit seul. Sa passion naissante pour les sciences lui en donna unevio lente pour venir à Paris, car il ne sentait que trop tout ceqi lui manquait à la Flèche. Il avait un oncle chanoine et grand chantre de Tournus ; il prit le dessein d'ailer le trouver pou' [éi ]U( 11 II iSS ÉLOGE DE SAUVEUR. 97 en obtenir une pension qui le mît en état de subsister à Paris. Il fit le voyage en 1670 avec Coubard, son ami, présentement hydrographe du roi à Brest ; voyage très philosophique, non seulement par l'intention, mais par l'équipage. Ils remarquèrent sur leur route tout ce qu'ils purent, et même quelquefois plus qu'il ne devait encore leur être permis de remarquer. A Lyon, Sauveur entendant la fameuse horloge qui fait tant d'autres choses que de sonner l'heure, devina tout l'intérieur et toute énigme de la machine. Sa famille le destinait h l'Eglise, et dans cette vue l'oncle iccorda la pension pour étudier en philosophie et en théologie i Paris. Pendant sa philosophie, il apprit en un mois, et sans naître, les six premiers livres d'Euclide; ce qui était fort dif- "érent de ce qu'on lui enseignait, quoique rien n'y dût appar- enir davantage. Cet essai et ce succès ne firent qu'irriter son ••oùt pour les mathématiques, et il Leur donna une application [ue la philosophie scolastique ne pouvait obtenir de lui. La héologie des écoles lui ressemblait trop pour être mieux traitée ; n'abandonna bientôt; et pour ne sortir de son goût que le noins qu'il était possible, il se destina à la médecine, et it un cours d'anatomie et de l^otanique. 11 allait aussi fort assi- ument aux conférences de Rohault, qui en ce temps-là aidaient familiariser un peu le monde avec la vraie philosophie (1). Sauveur connut alors M. de Cordemoy, lecteur du Dauphin, t habile philosophe (2) qui parla de lui à l'évêque de Condom, epuis évêque de Moaux, précepteur du jeune prince. Ce prélat oulut voir Sauveur; il le tourna sur plusieurs matières de hysique, le sonda et le connut bien. Il lui donna un conseil uine pouvait partir que d'un homme d'esprit : ce fut de renoncer la médecine. Il jugea qu'il aurait (rop de peine à y réussir rec un grand savoir, mais qu'il allait trop directement au ut, et ne prenait point de tours; avec des raisonnements justes, lais secs et concis, où les paroles étaient épargnées et où le îu qui en restait par une nécessité absolue était dénué de M»- U Rohault, gendre de Clerselier, zélé carlésien. Ses conférences sur la phy- '.e et la philosophie eurent le plus grand succès. .:) Géraud de Cordemoy, conseiller du roi et membre de l'Académie fran- ^onise, philosophe cartésien. I fjH FONTENELLE. grâce. En effet, un médecin a presque aussi souvent affaire à l'imagination de ses malades qu'à leur poitrine ou à leur foie ; et il faut savoir traiter celte imagination, qui demande des spécifiques particuliers. Encore une chose détermina Sauveur à suivre le sage conseil de M. de Condom. Son oncle, qui vit qu'il ne pensait plus à l'état ecclésiastique, fit scrupule de lui continuer une pension qu'il prenait sur les revenus de son bénéfice, et comme le jeune étudiant en médecine était encore bien éloigné d'en pou- voir tirer aucun secours, il se tourna entièrement du côté des mathématiques et se résolut à les enseigner. Les géomètres, qui encore aujourd'hui ne sont pas communs, l'étaient encore beaucoup moins. Celait un litre assez singulier, et qui par lui-même altirait l'atlention. Le peu qu'il y en avait dans Paris n'étaient ([ue des géomètres de cabinet, séquestrés du monde. Sauveur au contraire s'y livrait; et cela dans le temps heureux de la nouveauté. Quelques dames même aidèrent à sa réputation ; une principalement, qui logeait chez elle le célèbre La Fontaine, et qui goûtant en même temps Sauveur, prouvait combien elle était sensible à toutes les différentes sortes d'esprit(l). 11 devint donc bientôlle géomètre à la mode; et il n'avait encore que 23 ans lorsqu'il eut un écolier de la plue haule naissance, mais dont la naissance est devenue le moindre titre, le prince Eugène. Un étranger de la première qualité voulut apprendre de lu la géométrie de Descartes ; mais le maître ne la connaissai point encore. Il demanda huit jours pour s'arranger, cherchi bien vite le livre, se mit à l'éludier; et plus encore par h plaisir qu'il y prenait que parce qu'il n'avait pas de temps i l)erdre, il y passait les nuits entières, laissait quelqucfoi tVteindre son feu, car c'était en hiver, et se trouvait le matii transi de froid sans s'en être aperçu. Il lisait peu, parce qu'il n'en avait guère le loisir; mais i méditait beaucoup, parce qu'il en avait le talent et le goût. 1 retirait son attention des conversations inutiles pour la place mieux, et mettait à profit jusqu'au temps d'aller et de veni (1) Mme de la Sablière. » ÉLOGE DE SAUVEUR. 99 par les rues. Il devinait, quand il en avait besoin, ce qu'il eût trouvé dans les livres ; et pour s'épargner la peine de les chercher et de les étudier, il se les faisait lire. La chaire de Ramus pour les mathématiques, qui se donne au concours, étant venue à vaquer au collège royal, il se prépara à entrer dans la lice : mais il apprit quil fallait commencer le combat par une harangue. La difficulté de la faire, et plus encore celle de l'apprendre par cœur, lui firent abandonner l'entreprise. Un géomètre entièrement renfermé dans sa géométrie, n'at- tendait certainement aucune fortune du jeu. Cependant la bas- sette fit plus de bien à Sauveur qu'à la plupart de ceux qui y jouaient avec tant de fureur. Le marquis de Dangeau lui demanda en J6"8 le calcul des avantages du banquier contre les pontes. Il le fit au grand étonnement de quantité de gens, qui voyaient nettement évalué en nombre précis ce qu'ils n'a- vaient entrevu qu a peine et avec beaucoup d'obscurité. Comme la bassetle était fort à la mode à la cour, elle contribua à y mettre Sauveur, qui fut heureux d'avoir traité un sujet aussi intéressant. Il eut l'honneur d'expliquer son calcul au roi et à '.a reine. On lui demanda ensuite ceux du quinquenove, du loca, du lansquenet, jeux qu'il ne connaissait point, et dont 1 n'apprenait les règles que pour les transformer en équations ilgébriques, où les joueurs ne les connaissaient plus. Il a paru ongtemps après un grand ouvrage d'une autre main sur les 'eux de hasard, qui paraît en avoir épuisé tout le géométrique (1), En 1680, il fut choisi pour être maître de mathématiques les pages de madame la Dauphine. Pendant un voyage de i'ontainebleau, le maréchal de Bellefond l'engagea à faire un letit cours d'anatomie pour les courtisans. Il sortait de sa phère ordinaire, mais non pas de celle de son savoir. On dit ue toute la cour allait l'entendre : mais je crains qu'on ne isse trop d'honneur à toute la cour. II alla à Chantilly avec Mariotte en 1681, pour faire de? ex- j ériences sur les eaux. On sait combien elles peuvent fournir 4 'occupation à un mathématicien. Il fut connu du grand prince w •é I L'auleur est Remond de Montraort, comme on verra dans son élo^e. 100 FONTENELLE. Louis de Condc, dont l'ingénieuse et vive curiosité se portait à tout. 11 prit beaucoup de goût et d'affection pour Sauveur; il le faisait venir souvent de Paris à Chantilly, et l'honorait de ses lettres. Un jour que Sauveur entretenait le prince sur quelque matière de science en présence de deux autres savants, ou qui faisaient profession de l'être, ils lui cou- pèrent la parole, ce qui n'était jamais difficile, et se mirent à expliquer ce qu'il avait entrepris. Quand ils eurent fini, le prince leur dit : Vous avez cru que Sauveur ne s'entendait pas bien, parce qu'il parle avec peine ; mais je le suivais, et je l'entendais parfaitement. Vous m'avez parlé beaucoup plus éloquemment que lui, mais jf ne vous ai pas compris, et peut-être ne vous comprenez-vous pas vous- mêmes. 11 prit le temps de ses voyages de Chantilly pour travailler à un traité de fortification. Quel oracle n'avait-il pas là? Ce- pendant quelques années après, se défiant de la simple spé- culation qu'il avait sur ces matières, il y voulut joindre la pratique, et même la plus périlleuse. 11 alla au siège de Mons en 1691, et il y montait tous les jours la tranchée. 11 exposait sa vie, seulement pour ne négliger aucune instruction, et l'a- mour de la science était devenu en lui un courage guerrier. Le siège fini, il visita toutes les places de Flandres. Il apprit le détail des évolutions militaires, les campements, les mar- ches d'armée; enfin tout ce qui appartient à l'art de la guerre, oii l'intelligence a pris un rang au-dessus de la valeur même. On ne connaissait guère que lui de mathématicien à la cour, et les mathémati([ues n'y étaient guère connues que par lui; et comme en ce pays-là la vogue est plus universelle que par- tout ailleurs, et qu'heureusement pour ce siècle il n'y a pluf d'éducation bien entendue sans mathématiques, il a eu l'hon- neur de les montrer à tous les jeunes princes et aux enfant de France. Ce serait une affectation inutile que d'enfler cet élog( du dénombrement de tous ces grands noms, il serait inutile aussi de rapporter en détail la plupart de ses différents tra vaux : des méthodes abrégées pour les grands calculs, de tables pour la dépense des jets d'eau, les cartes des côtes d France, qu'il réduisit par ordre de M. de Seignelay à la mêm ÉLOGE DE SAUVEUR. 101 échelle et orienta de même façon, et qui composent le premier volume du Neptune français ; le rapport des poids et des mesures de différents pays; une manière de jauger avec beau- coup de facilité et de précision toutes sortes de tonneaux ; un calendrier universel et perpétuel, qui découvrit la fausseté d'un titre qu'on donnait pour ancien et fit condamner les faussaires, etc. On ne pourrait faire sentir que par une trop grande discussion la difficulté et le prix de ces sortes d'ou- vrages, que n'estiment peut-être pas assez ceux qui ne se plaisent que sur la cime la plus élevée de la théorie. Sauveur ne faisait guère de cas que des mathématiques utiles, eff"et de sa solidité naturelle d'esprit, et peut-être aussi de l'habitude d'enseigner; car on ne mène pas des écoliers si loin, surtout ceux qu'il avait. Il demandait presque pardon de s'être amusé aux carrés magiques, qu'il avait poussés au dernier degré de spéculation. Il faut même convenir qu'il n'était pas trop pré- venu en faveur des nouveaux géomètres de l'infini, qu'il ap- pelait infinitaires, comme font ceux qui ne veulent pas trop les exalter. Ce n'est pas qu'il n'entendît bien leurs méthodes, et ne s'en servît même en cas de besoin ; mais enfin il y a des goûts jusque dans la géométrie, et les hommes forcés à être d'accord sur le fond trouvent encore le secret de se partager ou sur le choix des vérités différentes, ou sur les moyens de parvenir aux mêmes vérités. Il en revient à la vérité en géné- ral l'avantage d'être recherchée, quelle qu'elle soit, et envi- sagée de tous les sens. En 1686, Sauveur eut une chaire de mathématiques au collège royal. La harangue n'y mit point d'obstacle ; car, comme il avait alors un grand nom, il osa la lire. Il n'avait écrit aucun des traités qu'il dicta. Ces matières, qui se lient par la raison et n'ont point besoin de mémoire, étaient si pré- sentes à son esprit et si bien arrangées dans sa tête, qu'il n'avait qu'à les laisser sortir. Des copistes allaient écrire sous lai pour vendre ses traités; lui-même en achetait un exem- plaire à la fin de chaque année. Quelquefois quand il trouvait des auditeurs attentifs et intelligents, il se laissait emporter au plaisir de les instruire et leur aurait donné toute la jour- née sans sans apercevoir, si un domestique accoutumé à cor- 6. 102 FONTENELLE. riger ses distractions ne l'eût averti qu'il avait affaire ail- leurs. Il entra dans l'Académie en 1699, déjà rempli d'un grand dessein qu'il méditait, d'une science presque toute nouvelle qu'il voulait mettre au jour, de son acoustique, qui doit être, pour ainsi dire, en regard avec l'optique. C'est un bonheur pré- sentement assez rare que de découvrir des pays inconnus, mais c'est un grand travail que de les défricher. Il n'avait ni voix ni oreille, et ne songeait plus qu'à la musique. Il était réduit à emprunter la voix ou l'oreille d'autrui, et il en rendait en échange des démonstrations inconnues aux musiciens. Il con- sulta souvent et utilement sur toutes les parties de son système M, le duc d'Orléans, qui avait appris les mathéma- tiques de lui, et qui savait parfaitement la musique, parce que c'est un des beaux-arts. Le disciple s'acquitta, du moins on partie, avec son maître. Une nouvelle langue de musique plus commode et plus étendue, un nouveau système des sons, un monocorde singulier, un échomètre, le son fixe, les nœuds des ondulations ont été les fruits des recherches de Sauveur. 11 les avait poussées jusqu'à la musique des anciens Grecs et Romains, des Arabes, des Turcs et des Persans, tant il était jaloux que rien ne lui échappât de cotte science des sons, dont il s'était fait un empire particulier. Nous avons trop parlé de ses découvertes dans nos histoires pour en rien répéter ici. Jamais la mort d'un savant ne fait tant de tort aux sciences que quand elle interrompt des entreprises de longue suite. Un grand nombre de vues et un certain fil d'idées précieux, et quelquefois unique, périssent avec le premier inventeur. M. de Yauban, qui était chargé du soin d'examiner les in- génieurs sur un art qu'on n'avait appris que de lui, ayant été fait maréchal de France en 1703, proposa au roi M. Sauveur pour cet examen, qui ne convenait plus à sa dignité. On sait de quel poids était ' son témoignage, non seulement par ses lumières, mais par son zèle pour le bien du service. Sauveur fut agréé par le roi et honoré d'une pension. 11 retranchait de sa fonction d'examinateur tout le formidable inutile, ou même nuisible, que d'autres y auraient pu mettre, et n'y conservait -j qu'une attention douce, mais fine et pénétrante. Quelquefois ÉLOGE DE LEIBNITZ. 103 les ingénieurs sortaient d'une simple conversation, examinés sans avoir cru l'être. Quoique Sauveur eût toujours joui d'une bonne santé et parût être d'un tempérament robuste, il fut emporté en deux jours par une fluxion de poitrine: il mourut le 6 juillet 1716, en sa soixante-quatrième année. Il a été marié deux fois. A la première il prit une précau- tion assez nouvelle : il ne voulut point voir celle qu'il devait épouser jusqu'à ce qu'il eût été chez un notaire faire rédiger par un écrit les conditions qu'il demandait ; il craignit de n'en être pas assez le maître après avoir vu. La seconde fois il était plus aguerri. Il a eu du premier lit deux fils ingénieurs ordi- naires du roi et officiers dans les troupes; et du second, un fils et une fille. Le fils a été muet jusiju'à sept ans, précisé- ment comme son père, et ne fait que commencer à parler. Sauveur n'avait point de présomption. Je lui ai oui dire que ce qu'un homme peut en mathématiques, un autre le pouvait aussi. La proposition n'est peut-être pas vraie, mais elle est modeste dans la bouche d'un grand mathématicien, car un médiocre aurait voulu tout égaler. Il avait beaucoup de peine à se contenter sur ses ouvrages, et il fallait qu'il les éloignât de ses yeux et se les arrachât lui-même pour cesser d'y re- toucher. Il était officieux, doux et sans humeur, même dans l'intérieur de son domestique. Quoiqu'il eût été fort répandu dans le monde, sa simplicité et son ingénuité naturelles n'en avaient point été altérées, et le caractère mathématique avait toujours prévalu. ÉLOGE DE LEIBNITZ Godefroy-Guillaume Leibnitz naquit à Leipsick en Saxe, le 23 juin 1649, de Frédéric Leibnitz, professeur de morale, et greffier de f université de Leipsick, et de Catherine Schmuck, sa troisième femme, fille d'un docteur et professeur en droit. 104 FONTENELLE. Paul Leibnilz, son grand oncle, avait été capitaine en Hongrie, et anobli pour ses services, en 1600, par l'empereur Ro- dolphe II, qui lui donna les armes que Leibnitz portait. Il perdit son père à l'âge de six ans ; et sa mère, qui était une femme de mérite, eut soin de son éducation. Il ne mar- qua aucune inclination particulière pour un genre d'étude plutôt que pour un autre. Il se porta à tout avec une égale vivacité ; et comme son père lui avait laissé une assez ample bibliothèque de livres bien choisis, il entreprit, dès qu'il sut assez de latin et de grec, de les lire tous avec ordre : poètes, orateurs, historiens, jurisconsultes, philosophes, mathéma- ticiens, théologiens. Il sentit bientôt qu'il avait besoin de secours ; il en alla chercher chez tous les habiles gens de son temps, et même, quand il le fallut, assez loin de Leipsick. Cette lecture universelle et 1res assidue, jointe à un grand génie naturel, le fit devenir tout ce qu'il avait lu. Pareil en quelque sorte aux anciens qui avaient l'adresse de mener jusqu'à huit chevaux attelés de front, il mena de front toutes les sciences. Ainsi nous sommes obligés de le partager ici, et, pour parler philosophiquement, de le décomposer. De plusieurs Hercules l'antiquité n'en a fait qu'un, et du seul Leibnitz nous ferons plusieurs savants. Encore une raison qui nous déter- mine à ne pas suivre comme de coutume l'ordre chronolo- gique, c'est que dans les mêmes années il paraissait de lui des écrits sur différentes matières ; et ce mélange presque perpé- tuel qui ne produisait nulle confusion dans ses idées, ces pas- sages brusques et fréquents d'un sujet à un autre tout opposé qui ne l'embarrassaient pas, mettraient do la confusion et de l'embarras dans cette histoire. Leibnitz avait du goût et du talent pour la poésie. Il savait les bons poètes par cœur, et dans sa vieillesse même il aurait encore récité Virgile presque tout entier mot pour mot. 11 avait une fois composé en un jour un ouvrage de trois cents vers latins sans se permettre une seule clision ; jeu d'esprit, mais jeu difficile. Lorsque, en 1679, il perdit le duc Jean-Frédéric de Brunswick, son protecteur, il fit sur sa mort un poème latin, qui est son clief-d'œuvre, et qui mérite d'être compté parmi les plus beaux d'entre les modernes. Il ne cfoyait pas, comme ÉLOGE DE LEIBMTZ. 105 la plupart de ceux qui ont travaillé dans ce genre, qu'à cause qu'on fait des vers en latin, on est en droit de ne pas penser et de ne rien dire, si ce n'est peut-être ce que les anciens ont dit. Sa poésie est pleine de choses: ce qu'il dit lui appartient : il a la force de Lucain, mais de Lucain qui ne fait pas trop d'effort. Un morceau remarquable de ce poème e-t celui oii il parle du phosphore dont Brandt était l'inventeur. Le duc de Brunswick, excité par Leibnitz, avait fait venir Brandt à sa cour pour jouir du phosphore : et le poète chante cette mer- veille jusque-là inouïe: « Ce feu inconnu à la nalure même, qu'un nouveau Vulcain avait allumé dans un antre savant, que l'eau consersait et empêchait de se rejoindre à la sphère du feu sa patrie, qui, enseveli sous l'eau, dissimulait son être, et sortait lumineux et brillant de ce tombeau, image de l'âme immortelle et heureuse, etc. » Tout ce que la fable, tout ce que l'histoire sainte ou profane peuvent fournir qui ait rapport au phosphore, tout est employé : le larcin de Prométhée, la robe de Médée, le visage lumineux de Moïse, le feu de Jérémie enfoui quand les Juifs furent emmenés en captivité, les ves- tales, les lampes sépulcrales, le combat des prêtres égv'ptiens et perses, et quoiqu'il semble qu'en voilà beaucoup, tout cela n'est point entassé : un ordre fin et adroit donne à chaque chose une place qu'on ne saurait lui ôter ; les différentes idées qui se succèdent rapidement ne se succèdent qu'à propos. Leibnitz faisait même des vers français, mais il ne réussissait pas dans la poésie allemande. Notre préjugé pour notre langue et l'estime qui est due à ce poète nous pourraient faire croire que ce n'était pas tout à fait sa faute (1). 11 était très profond dans l'histoire et dans les intérêts des princes, qui en sont le résultat politique. Après que Jean-Casi- mir, roi de Pologne, eut abdiqué la couronne, en 1668, Philippe- Guillaume de Neubourg, comte palatin, fut des prétendants; et Leibnitz fit un traité sous le nom supposé de Gt'oryeFi/coivws, pour prouver que la république ne pouvait faire un meilleur choix. Cet ouvrage eut beaucoup d'éclat : l'auteur avait vingt- deux ans. H) Cette remarque, juste au temps où la faisait Fontenelle, a cessé de l'être depuis un siècle. L'Allemagne a eu de grands poètes en allemand. 106 FONTENELLE. Quand on commença à traiter la paix de Nimègue, il y eut des difficultés sur le cérémonial à l'égard des princes libres de l'Empire qui n'étaient pas électeurs ; on ne voulait pas accorder à leurs ministres les mêmes titres et les mêmes traitements qu'à ceux des princes d'Italie,, tels que sont les ducs de Modène ou de Mantoue. Leibnilz publia en leur faveur un livre intitulé : Ccsarini Fuslmerii de Jure Suprematus ac Legationis Princijmm Germaniœ, qui parut en 1667. Le faux nom qu'il se donne signifie qu'il était dans les intérêts de l'Empereur et dans ceux des princes, et qu'en soutenant leur dignité il ne nuisait point à celle du chef de l'Empire. 11 avait effectivement sur la dignité impériale une idée qui ne pouvait déplaire qu'aux autres potentats. Il prétendait que tous les États chrétiens, du moins ceux d'Occident, ne font qu'un corps, dont le pape est le chef spirituel, et l'empereur le chef temporel; qu'il appartient k l'un et k l'autre une certaine juridiction universelle ; que l'em- pereur est le général né, le défenseur, l'advoué de l'Église, principalement contre les infidèles ; et de Là lui vient le titre de Sacrée Majesté, et à l'empire celui du Saint-Empire; et que, quoique tout cela ne soit pas de droit divin, c'est une espèce de système politique formé par le consentement des peuples et qu'il serait à souhaiter qu'il subsistât en son entier. Il en tire des conséquences avantageuses pour les princes libres d'Allemagne, qui ne tiennent pas beaucoup plus k l'empereur que les rois eux-mêmes n'y devraient tenir. Du moins il prouve très forte- ment que leur souveraineté n'est point diminuée par l'espèce de dépendance où ils sont, ce qui est le but de tout l'ouvrage. Cette république chrétienne, dont l'empereur et le pape sont les chefs, n'aurait rien d'étonnant, si elle était imaginée par un Allemand catholique; mais elle l'était par un luthérien; l'esprit de système, qu'il possédait au souverain degré, avait bien prévalu à l'égard de la relig on sur l'esprit de parti. Le livre du faux Cesarinus Fxistenerius contient non seule- ment une infinité de faits remarquables, mais encore quantité de petits faits qui ne regardent que les titres et les cérémonies, assez souvent négligés par les plus savants en histoire. On voit que Leibnitz dans sa vaste lecture ne méprisait rien; et il est étonnant à combien de livres médiocres, et presque absolument ÉLOGE DE LEIBNITZ. 107 inconnus, il avait fait la grâce de les lire ; mais il l'est surtout qu'il ait pu mettre a'.itant d'esprit philosophique dans une matière si peu philosophique. 11 pose des définitions exactes qui le privent de l'agréable liijcrté d'abuser des termes dans les occasions ; il cherche des points fixes, et en trouve dans les choses du monde les plus inconstantes et les plus sujettes aux caprices des hommes ; il établit des rapports et des propor- tions qui plaisent autant que des figures de rhétorique et per- suadent mieux. On sent qu'il se tient presque à regret dans les détails où son sujet renchaînc, et que son esprit prend son vol dès qu'il le peut et s'élève aux vues générales. Ce livre fut fait et imprimé en Hollande, et réimprimé d'abord on Allemagne jusqu'à quatre fois. Les princes do Brunswick le destinèrent à écrire l'histoire de leur maison. Pour remplir ce grand dessein et ramasser les matériaux nécessaires, il courut toute l'Allemagne, visita toutes les anciennes abbayes, fouilla dans les archives des villes, exa- mina les tombeaux et les autres antiquités, et passa de là en Italie, où les marquis de Toscane, de Ligurie et d'Est, sortis de la même origine que les princes de Brunswick, avaient eu leurs principautés et leurs domaines. Comme il allait par mer dans une petite barque seul et sans aucune suite de Venise à Mesola dans le Ferrare, il s'éleva une furieuse tempête; le pilote qui ne croyait pas être entendu par un Allemand, el qui le regardait comme la cause de la tempête, parce qu'il le jugeait hérclique, proposa de le jeter à la mer, en conservant néanmoins ses hardes et son argent. Sur cela Leibnilz, sans marquer aucun trouble, tira un chapelet, qu'apparemment il avait pris par précaution, et le tourna d'un air assez dévot. Cet artifice lui réussit: un marinier dit au pilote que puisque cet homme-là n'était pas hérétique il n'était pas juste de le jeter à la mer (1), Il lut de retour de ses voyages à Hanovre en 1690. Il avait fait une abondante récolte, et plus abondante qu'il n'était nécessaire pour l'histoire de Brunswick ; mais une savante avidité l'avait porté à prendre tout. Il fit de son superflu un (l) Descartes eut une aventure semblable sur le Zuiderzée et s'en tira d'une autre façon en mettant l'épée à la main. ^Qg FONTENELLË. ample recueil, dont il donna le premier volume in-folio en 1693, sous le titre de Codex juris gentium diplomaticun. 11 l'ap- pela Code du droit des gens, parce qu'il ne contenait que des actes faits par des nations, ou en leur nom, ou des déclara- tions de guerre, des manifestes, des traités de paix ou de trêve, des contrats de mariage de souverains, etc., et que comme les nations n'ont de lois entre elles que celles qu'il leur plaît de se faire, c'est dans ces sortes de pièces qu'il faut les étu- dier Il mit à la tcte de ce volume une préface bien écrite et encore mieux pensée. Il y fait voir que les actes de la nature de ceux qu'il donne sont les véritabl.'s sources de l'histoire autant qu'elle peut être connue, car il sait bien que tout le fin nous en échappe ; que ce qui a produit ces actes publics et mis les hommes en mouvement, ce sont une infinit'^. de petits ressorts cachés, mais très puissants, (luclquelbis inconnus a ceux mômes qui les font agir, et presque toujours si dispro- portionnés k leurs effets, que les plus grands événements en seraient déshonorés. Il rassemble les traits d'histoire les plus singuliers que ses actes lui ont découverts, et il en tire des conjectures nouvelles et ingénieuses sur l'oiiginedes électeurs de l'empire fixés à un nombre. Il avoue que tant de traités de paix si souvent renouvelés entre les mêmes nations font leur honte ; et il approuve avec douleur l'enseigne d'un marchand hollandais, qui ayant mis pour titre : A la paix perpétuelle, avait fait peindre dans le tableau un cimetière. Ceux qui savent ce que c'est que de déchiffrer ces anciens actes, de les lire, d'en entendre le style barbare, ne diront pas » que Leibnitz n'a mis du sien dans le Codex diplomaticus que nj sa belle préface. Il est vrai qu'il n'y a que ce morceau qui soil de génie, et que le reste n'est que de travail et d'érudition ; mafs on doit être fort obligé à un homme tel que lui, quand i. veut bien, pour l'utilité publique, faire quelque chose qui n( soit pas de génie. En 1700 parut un supplément de cet ouvrage sous le titre cl( Mantiasa codicis juris gentium diplomalici. Il y a mis aussi un< préface, où il donne à tous les savants qui lui avaient fourn quelques pièces rares des louanges dont on sent la sincérité Il remercie même Toinard de l'avoir aveuli d'une faute dan 1 I ÉLOGE DE LEIBMTZ. 109 son premier volume, où il avait ronfondu avec le fameux Christophe Colomb un Guillaume de Caseneuve, surnommé Coulomp, vice-amiral sous Louis XI; erreur si légère et si excusable, que l'aveu n'en serait guère glorieux sans une infi- nité d'exemples contraires. Enfin il commença à mettre au jour, en 1707, ce qui avait rapport à l'histoire de Brunswick, et ce fut le premier volume in-1'olio Scriptorum Brunsicicensia tllustrantium ; recueil de pièces originales qu'il a\ait presque toutes dérobées à la pous- sière et aux vers, et (jui devaient faire le fondement de son histoire. Il rend compte dans la préface de tous les auteurs qu'il donne et des pièces qui n'ont point de noms d'auteur, et en porte des jugements dont il n'y a pas d'apparence que l'on appelle. Il avait fait sur l'histoire de ce temps-là deux découvertes principales, opposées à deux opinions fort établies. On croit que de simples gouverneurs de plusieurs grandes provinces du vaste empire de Charlemagne étaient devenus dans la suite des princes héréditaires; mais Leibnitz soutient qu'ils l'avaient toujours été, et par là ennoblit encore les ori- gines des plus grandes maisons. Il les enfonce davantage dans cet abîme du passé, dont l'obscurité leur est si précieuse. Le x« et le xi* siècle passent pour les plus barbares du :îhristianisme ; mais il prétend que ce sont le xiii« et le xiv« ; 2t qu'en comparaison de ceux-ci le x« fut un siècle d'or, du Imoins pour l'Allemagne (1). Au milieu du xii*' on discernait nm encydopediœ in jure, seu questiones philosophke ame- '- jure colkctœ, et Specimm certitudinis seu demonstra- 1J2 FONTENELLE. tionum injure exhibitum in doctri^iâ ronditionum. Il savait déjà rapprocher les différentes sciences et tirer des lignes de com- munication des unes aux autres. A l'Age de 22 ans, qui est l'époque que nous avons deji marquée pour le livre de George Vlicovius, il dédia à relccteuj de Mavcnce, Jean-Philippe de Schomborn, une nouvelle me, thodc'd-apprendre et d'enseigner la jurisprudence. Il y ajoui lait une liste de ce qui manque encore au droit, Caiatc qum desideratorum in jure, et promettait d'y suppléer Dans même année il donna son projet pour réformer tout le cori du droit Corporis juris reconcinnandi ratio. Les ditïerent matières du droit sont effectivement dans une grande confi sion ; mais sa tête, en les recevant, les avait arrangées ; ell s-étaient refondues dans cet excellent moule, et c les auraïc beaucoup gagné à reparaître sous la forme ([U elh.s y avau ^'"ouand il donna les deux volumes de son Codex diplomatie il m manqua pas de remonter aux premiers principes droit naturel et du droit des gens. Le pomt de vue ou ik plaçait était toujours fort élevé, et de là il découvrait toujo . un^grand pays, dont il voyait tout le détail d un coup d. Cette théorie de jurisprudence, quoique fort courte, r a. .tendue que la question du Quiétisme alors fort agi.. France, s'y trouvait naturellement des 1 entrée, et la dn ui de Leibnitz fut conforme à celle du |)apc. Nous voici enfin arrivés à la partie de son mente, qu^n tércsse le plus cette compagnie. 11 était excellent plu osoi^ ^ mathématicien. Tout ce que renferment ces deux ™.ts , - Quand il eut été reçu docteur en droit a A Itoif, il ni Nuremberg pour y voir des savants. 11 ap.irit qu il y ava^^r cette ville une société fort cachée de gens qui travaillai e chimie et cherchaient la pierre philosophalc. Aust.tot le ). possédé du désir de profiter de cette occasion pour de| chimiste : mais la difficulté était d'être ^lUe daris les ■ tcres II prit des livres de chimi.', en rassembla les exi sions les plus obscures, et qu'il entendait le moins en posa une lettre inintelligible pour lu«,-meme, et ladres directeur de la société secrète, demandant a y être adm ÉLOGE DE LEIBMTZ. 113 les preuves qu'il donnait de son grand savoir. On ne douta point que l'auteur de la lettre ne fut un Adepte, ou à peu près. 11 fut reçu avec honneur dans le laboratoire, et prié d'y faire les fonctions de secrétaire ; on lui offrit même une pen- sion. 11 s'instruisit beaucoup avec eux, pendant qu'ils croyaient s'instruire avec lui : apparemment il leur donnait pour des connaissances acquises par un long travail, les vues que son génie naturel lui fournissait; et enfin il paraît hors de doute que quand ils l'auraient reconnu, ils ne l'auraient pas chassé. En 1670, Leibnitz, âgé de ai ans, se déclara publi(iuement philosophe dans un livre, dont voici l'histoire. Marius Nizolius, de Bersello, dans l'état de Modène, publia en 1533 un traité De veris principiis et verâ ratione philoso- phandi contra pseudophilosophos. Les faux philosophes étaient tous les scolastiques passés et présents, et Nizolius s'élevait avec la dernière hardiesse contre leurs idées monstrueuses et leur langage barbare, jusque-là qu'il traitait saint Thomas lui-même de borgne entre les aveugles. La longue et cons- tante admiration qu'on a eue pour Aristote ne prouve, disait-il, que la multitude des sots et la durée de la sottise. La bile de l'auteur était encore animée par quelques contestations parti- culières avec des aristotéliciens. '' Ce livre, qui dans le temps où il parut n'avait pas dû être indifférent, était tombé dans l'oubli, soit parce que l'Italie ^ avait eu intérêt à l'étouffer, et qu'à l'égard des autres pays, *ce qu'il avait de vrai n'était que trop clair et trop prouvé ; soit 'iparce qu'effectivement la dose des paroles y est beaucoup trop forte par rapport à celle des choses. Leibnitz jugea h propos de J'He mettre au jour avec une préface et des notes. Pt La préface annonce un éditeur et un commentateur d'une •"ispèce fort singulière. Nul respect aveugle pour son auteur, ^'lulles raisons forcées pour en relever le mérite ou pour en couvrir les défauts. 11 le loue, mais seulement par la circons- .ance du temps où il a écrit, par le courage de son enti-eprise, jar quelques vérités qu'il a aperçues ; mais il y reconnaît de 'aux raisonnements et des vues imparfaites; il le blâme de ses -'ixcès et de ses emportements à l'égard d' Aristote, qui n'est jas coupable des rêveries de ses prétendus disciples, et même 114 FONTENELLE. a l'égard de saint Thomas, dont la gloire pouvait n'être pas si chère à un luthérien. Enfin, il est aisé de s'apercevoir que h commentateur doit avoir un mérite fort indépendant de cela de l'auteur original. 11 paraît aussi qu'il avait lu des philosophes snns nombre L'histoire des pensées des hommes, certainement curieuse pa le spectacle d'une variété infinie, est aussi quelquefois instruc tive. Elle peut donner de certaines idées détournées du chc min ordinaire, que le plus grand esprit n'aurait pas produite de son fonds ; elle fournit des matériaux de pensées ; elle fai connaître les principaux écueils de la raison humaine, marqu les routes les plus sûres et, ce qui est le plus considérable'^ elle apprend aux plus grands génies qu'ils ont eu des parcili " et que leurs pareils se sont trompés. Un solitaire peut s'est mer davantage que ne fera celui qui vit avec les autres et qi s'y compare. LeibniLz avait tiré ce fruit de sa grande lecture : il en ava l'esprit plus exercé à recevoir toutes sortes d'idées, plus su ceptible de toutes les formes, plus accessible à ce qui lui étf "^ nouveau, et même opposé ; plus indulgent pour la faibles j^' humaine, plus disposé aux interi^rétations favorables et pi ^_ industrieux à les trouver. Il donna une preuve de ce caractè ^ dans une lettre, de Aristotele recentioribus reconciliabiU, qu l^ imprima avec le Nizolius. Là, il ose parler avantageusemc "i d'Aristotc ; quoique ce fût une mode assez générale que de 'f décrier, et presque un titre d'esprit. 11 va même jusqu'à d * ([u'il approuve plus de choses dans ses ouvrages que dans ce « de Descartes. Ce n'est pas qu'il ne regardât la philosophie corpusculaire mécanique comme la seule légitime, mais on n'est pas car sien pour cela; et il prétendait que le véritable Aristote, et r pas celui des scolastiques, n'avait pas connu d'autre philo phie. C'est par là qu'il fait la réconciliation. 11 ne le just^iti (pie sur les principes généraux, l'essence de la matn" le mouvement, etc. Mais il ne touche point à tout le détail i mcnse de la physique, sur quoi il semble que les moder "Çd! seraient bien généreux, s'ils voulaient se mettre en comr nauté de biens avec Aristote. eus ÉLOGE DE LEIBMTZ. 115 Dans l'année qui suivit celle de l'édition de Nizolius, 3'est-à-dire en 1671, âgé de 23 ans, il publia deux petits trai- ;és de physique, Theoria motus abstmcti, dédiée à l'académie des «ciences ; et Theoria motus concret/, dédiée à la société royale le Londres. 11 semble qu'il ait craint de faire de la jalousie. Le premier de ces traités est une théorie très subtile et )resque toute neuve du mouvement n général, le second est me application du premier à tous les hénomènes. Tous deux nsemblefont une physique générale complète. Il dit lui-même lU'il croit que son système réunit et concilie tous les autres, upplée à leurs imperfections, étend leurs bornes, éclaircit leurs bscurités ; et que les philosophes n'ont plus qu'à travailler de oncert sur ces principes, et à descendre dans des explications lus particulières qu'ils porteront dans le trésor d'une solide hilosophie. Il est vrai que ses idées sont simples, étendues, astes. Elles partent d'abord d'une grande universalité, qui en 5t comme le tronc, et ensuite se divisent, se subdivisent et, jur ainsi dire, se ramifient presque à l'infini, avec un agré- lent inexprimable pour l'esprit, et qui aide à la persuasion. est ainsi que la nature pourrait avoir pensé. Dans ces deux ouvrages, il admettait du vide, et regardait matière comme une simple étendue absolument indifférente i mouvement et au repos. Il a depuis changé de sentiment r ces deux points. A l'égard du dernier, il était venu à oire que pour découvrir l'essence de la matière, il fallait 1er au delà de l'étendue et y concevoir une certaine force i n'est plus une simple grandeur géométrique. C'est la fa- 3use et obscure entéléchie d'Aristote, dont les scolastiques t fait les formes substantielles ; et toute subtance a une ce selon sa nature. Celle de la matière est double : une idance naturelle au mouvement et une résistance au mouve- mt imprimé d'ailleurs. Un corps peut paraître en repos, parce e l'eftbrt qu'il fait pour se mouvoir est réprimé ou contre- ancé par les corps environnants ; mais il n'est jamais réel- lent ou absolument en repos, parce qu'il n'est jamais sans J effort pour se mouvoir. )escartes avait vu très ingénieusement que, malgré les ics innombrables des corps et les distributions inégales de 116 FONTENELLE. mouvemont qui se font sans cesse des uns aux autres, il de- vait y avoir au fond de tout cela quelque chose d'égal, de constant, de perpétuel; il a cru que c'était la quantité de mouvement, dont la mesure est le produit de la masse par la Aitesse. Au lieu de cette quantité de mouvement, Leibnitz mettait la force, dont la mesure est le produit de la masse par les hauteurs auxquelles cette force peut élever un corps pe- sant; or, ces hauteurs sont comme les carrés des vitesses. Sur ce principe, il prétendait établir une nouvelle dynamique, ou science des forces; et il soutenait que de celui de Descartes s'ensuivait la possibilité du mouvement perpétuel artificiel, ou d'un effet plus grand que sa cause, conséquence qui ne peut se digérer ni en mécanique ni en métaphysique. 11 fut fort attaqué par les cartésiens, surtout par l'abbé Ca- telan et Papin, Il répondit avec vigueur ; cependant il ne paraît pas que son sentiment ait prévalu; la matière est de- meurée sans force, du moins active, et l'entéléchie sans appli- cation et sans usage. Si Leibnitz ne l'a pas rétabhe, il n'y a guère d'apparence qu'elle se relève jamais. Il avait encore sur la physique générale une pensée parti-, culière et contraire à celle de Descartes. Il croyait que les causes finales pouvaient quelquefois être employées; par exemple, que le rapport des sinus d'incidence et de réfraction était constant, parce que Dieu voulait (lu'un rayon qui doit se détourner allât d'un point à un autre par deux chemins, qui, pris ensemble, lui fissent employer moins de temps ([ue^ tous les autres chemins possibles ; ce qui est plus conforma à la souveraine sagesse. La puissance de Dieu a fait tout c^ qui peutêtre de plus grand, et sa sagesse tout ce qui peut être de mieux ou de meilleur. L'univers n'est (jne le résultat total, la combinaison perpétuelle, le mélange intime de ce plus grand et de ce meilleur, et on ne peut le connaître qu'en connais- sant les deux ensemble. Cette idée, qui est certainement grande et noble, et digne de l'objet, demanderait dans l'appU- cation une extrême dextérité et des ménagements infinis. Ce qui appartient à la sagesse du créateur semble être encore plus au-dessus de notre faible portée que ce qui appartient à sa puissance. , ^ ÉLOGE DE LEIB-MTZ. 117 Il serait inutile de dire que Leibnitz était un mathématicien du premier ordre : c'est par là qu'il est le plus généralement connu. Son nom est à la tète des plus sublimes pjpblèmes qui aient été résolus de nos jours, et il est mêlé dans tout ce que la géométrie moderne a fait de plus grand, de plus difficile et de plus iujportant. Les actes de Leipsick, les journaux des savants, nos histoires sont pleines de lui en tant que géomètre. Il n'a publié aucun corps d'ouvrage de mathématique; mais seulement quantité de morceaux détachés, dont il aurait fait des livres s'il avait voulu, et dont l'esprit et les vues ont servi à beaucoup de livres. 11 disait qu'il aimait à voir cioître dans jes jardins d'autrui des plantes dont il avait fourni les graines. Ces graines sont souvent plus à estimer que les plantes mêmes : l'art de découvrir en mathématique est plus précieux que la plupart des choses qu'on découvre. L'histoire du calcul différentiel ou des infiniment petits suffira |Miur faire voir quel était son génie. On sait que cette découverte porte nos connaissances jusque dans l'infini, et presque au delà des bornes prescrites à l'esprit humain, du moins infiniment au delà de celles oi^i était renfermée l'ancienne géométrie. C'est une science toute nouvelle née de nos jours, très étendue, très subtile et très sûre. En 1684, Leibnitz donna dans les actes de Leipsick les règles du calcul différentiel ; mais il en cacha les démonstrations. Les illustres frères BernouUi les trouvèrent, quoique fort difficiles à découvrir, et s'exercèrent dans ce calcul avec un succès surprenant. Les solutions les plus élevées, les plus hardies et les plus inespérées naissaient sous leurs pas. En 1687 parut l'admirable livre de Newton, Des principes ma- thématiques de la philosophie natui-elle, qui était presque entière- ment fondé sur ce même calcul; de sorte que l'on crut com- munément que Leibnitz et lui l'avaient trouvé, chacun de leur côté, par la conformité de leurs grandes lumières. Ce qui aidait encore à cette opinion, c'est qu'ils ne se ren- I contraient que sur le fond des choses; ils leur donnaient des Inoms difiërens et se servaient de diff"érents caractères dans leur ilcul. Ce que Newton appelait fluxions, Leibnitz l'appelait îdifférences ; et le caractère par lequel Leibnitz marquait l'infi- jniment petit, était beaucoup plus conunode et d'un plus grand ^18 FONTENELLE. usage que celui de Newton. Aussi ce nouveau calcul ayant été avidement reçu par toutes les nations savantes, les noms et es caract.:on jugement. En général, il faut des preuves d'une extrême évidence pour 120 FO-\TE>T.T.T.K. convaincre un homme tel que lui d'être plagiaire le moius du monde; car c'est là toute la question. Newton est certainement inTenteur. et sa gloire est en sûreté. Les gens riches ne dérobent pas : et combien Leibnitz rétait-il ? 11 a blâmé Descartes de navoir fait honneur ni à Kepler d>:- la cause de la pesanteur tirée des forces centrifuges, et d»? h découTerte de l'égalilé des angles d'incidence et de réflexior.: ni à SneUius du rapport constant des sinus des angles d'in. i- dence et de réfraction : « Petits artifices, dit-il. qui lui ont fi > perdre beaucoup de véritable gloire auprès de ceux qui s y » connaissent. 3 Aurait-U négUgé cette gloire qu'il connaissait si bien ? Il n'avait qu'à dire d'abord ce qu'il devait à Newton ; { il lui en restait encore ime fort grande sur le fond du sujet, el il y gagnait de plus celle de l'aveu. Ce que nous supposons qu'il eût fait dans cette occasion, il la fait dans une autre. L'un des Bernoulli ayant voulu conjec- turer quelle était l'histoire de ses méditations mathématiques, il l'expose naïvement dans le mois de septembre 1691 des actes de Leipsick. Il dit qu'il était encore entièrement neuf dans la profonde géométrie étant à Paris en 167^ ; qu'il y connut l'il- lustre Huyghens. qui était, après Galilée et Descaries, celui à qui il devait le plus en ces matières ; que la lecture de son livTcDf horologio oscillatorio, jointe à celle des ouvrages de Pascal et de Grégoire de Saint-Vincent, lui ouvrit tout d'un coup l'esprit ^et lui donna des vues qui l'étonnèrent lui-même ej tous ceux qui savaient combien il était encore neuf: qu'aussitôt il s'offrit à lui un grand nombre de théorèmes, qui n'étaient que de.s corollaires d'ime méthode nouvelle, et dont il trouva depuis une partie dans les ouvTages de Grégorv", de Barrou et de quelques autres ; qu'enfin il avait pénétré jusqu'à des sour- ces plus éloignées et plus fécondes et avait soumis à l'analyse ce qui ne l'avait jamais été. C'est son calcul dont il parle. Pourquoi dans cette histoire, qui parait si sincère ci si exempta de vanité, n'aurait-il pas donné place à Newton ? H est plus naturel de croire que ce qu'il pouvait avoir vu de lui en I673| il ne l'avait pas entendu aussi finement qu'il en est accusé^ puisqu'il n'était pas encore grand géomètre. Dans la théorie du mouvement abstrait qu'il dédia à l'Acadé- 1 ÉLOGE DE LEIBXITZ. 121 mie en 1671 et avant que d'avoir encore rien vu de Newton, il pose déjà des infiniment petits plus grands les uns qae les autres. C'est là une des clefs du système ; et ce principe ne pouvait guère demeurer stérile entre ses mains. Quand le calcul de Leibnitz parut en 1684, il ne fut point réclamé. Newion ne le revendiqua point dans son Ix'aa lirre, qui parut en 1687. Il est vrai qu'il a la générosité dene le revendiquer pas non plus à présent: mais ses amis, plus zélés que lui pour ses intérêts, auraient pu agir en sa place, comme ils agissent aujourd'hui. Dans tous les actes de Leipsick, Leib- nitz est en une possession paisible et non interrompue de l'in- vention du calcul différentiel, y y déclare même que les Ber- noulli l'avaient si heureusement cultivé, qu'il leur appartenait autant qu'à lui. C'est là un acte de propriété, et en quelque sorte de souveraineté. On ne sent aucune jalousie dans Leibnitz. Il exdte tout le monde à travailler; il se fait des concurrents, s'il peut: il ne donne point de ces louanges bassement circonspe«?tes. qui craignent d'en trop dire; il se plait au mérite dautrui : tout cela n'est pas d'un plagiaire. Il n'a jamais été soupçonné de l'être en aucune autre occasion; il se serait donc démenti cette seule fois, et aurait imité le héros de Machiavel, qui est exactement vertueux jusqu'à ce qu'il s'agisse d'une couronne. La beauté du système des intiniment petits justifie cette com- paraison. Enfin, il s'en est remis avec une grande confiance au témoi- _nage de Newton et au jugement de la société royale. L'aurMt-il Ce ne sont là que de simples présomptions, qui devront tou- jours céder à de véritables preuves. Il n'appartient pas à un historien de décider, et encore moins à mou Atticus se serait bien gardé de prendre parti entre ce César et ce Pompée. Il ne faut pas dissimuler ici une chose assez singulière. Si Leibnitz n'est pas de son côté, aussi bien que Newton, l'inven- teur du système des intinimeat petits, il s'en faut d'infiniment peu. 11 a connu cette infinité d'ordres d'infiniment petits toujours infiniment plus petits les uns que les antres, et cela dans la rigueur géométrique : et les plus grands géomètres ont 122 FONTENELLE. adopté cette idée dans toute cette rigueur. Il semble cependant qu'il en ait ensuite été eftrayé lui-même, et qu'il ait cru que ces différents ordres d'infiniment petits n'étaient que des gran- deurs incomparables, à cause de leur extrême inégalité, comme le seraient un grain de sable et le globe de la terre, la terre et la sphère qui comprend les planètes, etc. Or, ce ne serait là qu'une grande inégalité, mais non pas infinie, telle qu'on l'établit dans ce système. Aussi ceux mêmes qui Font pris de lui, n'ont-ils pas pris cet adoucissement qui gâterait tout. Un architecte a fait un bâtiment si hardi qu'il nose lui-même y loger; et il se trouve des gens qui se fient plus que lui à sa soli- dité, (lui y logent sans crainte, et qui plus est, sans accident. Mais peut-être l'adoucissement n'était-il qu'une condescen- dance pour ceux dont l'imagination se serait révoltée. S'il faut tempérer la vérité en géométrie, que serii> plus distinctes. Les monades, qui sont des âmes hu- ines, ne sont pas seulement des miroirs de l'univers des itures, mais des miroirs ou images de Dieu même : et comme en vertu de la raison et des vérités éternelles elles entrent en une espèce de société avec lui, elles deviennent membres de la cité de Dieu. Mais c'est faire tort à ces sortes d'idées que d'en détacher quelques-unes de tout le système, et d'en rompre le précieux enchaînement qui les éclaircit et les fortifie. Ainsi nous n'en dirons pas d'avantage ; et peut- être ce peu que nous avons dit est-il de trop, parce qu'il n'est pas le tout. On trouvera un assez grand détail de la métaphysique de Leibnitz dans un livre imprimé à Londres en 1717. C'est une dispute commencée en 1713 entre lui et le fameux Clarke, et qui n'a été terminée que par la mort de Leibnitz. Il s'agit entre eux de l'espace et du temps, du \ide et des atomes, du naturel et du surnaturel, de la hberté, etc. Car, heureusement pour le public, la contestation en s'échauffant venait toujours à embrasser plus de terrain. Les deux savants adver- saires devenaient plus forts à proportion l'un de l'autre, et les spectateurs, qu'on accuse d'être cruels, seront tort excusables de regretter que ce combat soit sitôt fini : ont eût vu le bout des matières ou qu'elles n'ont point de bout. Enfin, pour terminer le détail des qualités acquises de Leibnitz, il était théologien, non pas seulement en tant que philosophe ou métaphysicien, mais théologien dans le sens étroit; il entendait les différentes parties de la théologie chrétienne, que les simples philosophes ignorent communé- ment à fond ; il avait beaucoup lu et les pères et les sco- las tiques. En lG7i, année où il donna les deux théories du mouve- ment abstrait et concret, il répondit aussi à un savant soci- nien, petit-fils de Socin, nommé Wissowatius, qui avait employé contre la trinité la dialectique subtile dont cette secte se pique, et qu'il avait apprise presque avec la langue de sa nourrice. Leibnitz fit voir dans un écrit intitulé : Sacro- sancta trinitas per nova inventa logica defensa, que la logique 126 FONTENELLE. ordinaire a de grandes défectuosités : qu'en la suivant son adversaire pouvait avoir eu quel(iues avantages ; mais que si on ]a réformait, il les perdait tous ; et que par conséquent la véritnl)le logique était favoralile à la foi des orthodoxes. On était si persuadé de sa capacité en théologie que, comme on avait proposé vers le commencement de ce siècle un mariage entre un grand prince catholique et une prin- cesse luthérienne, il fut appelé aux conférences qui se tinrent sur les moyens de se concilier à l'égard de la religion. Il n'en résulta rien, sinon que Leil)nit7. admira la fermeté de la prin- cesse. Le savant évêque de Salisbury, Burnet, ayant eu sur la réunion de l'église anglicane avec la luthérienne des vues qui avaient été fort goûtées par des théologiens de la confession d'Augshou rg, Leihnitz fit voir que cet évêque, tout habile qu'il était, n'avait pas tout-à-fait bien pris le nœud de cette controverse, et l'on prétend que l'évêquc en convint. On sait assez qu'il s'agit là des dernières finesses de l'art, et qu'il faut être véritableuKMit théologien même pour s'y méprendre. il parut ici en 1692 un livre intitulé : Dr la tolrranrp dfs religions. Leibnitz la soutenait contre feu Pelisson, devenu avec succès théologien et controversiste. Ils disputaient par lettres, et avec une politesse exemplaire. Le caractère naturel de Leibnitz le portait à cette tolérance, que les esprits doux souhaiteraient d'établir, mais dont, après cela, ils auraient assez de peine à marquer les bornes et à prévenir les mau- vais effets. Malgré la grande estime qu'on avait pour lui. on imprima tous ses raisonnements avec privilège, tant on se liait aux réponses de Pelisson. Le ])lus grand ouvrage de Leibnitz, qui se ra))porte à la théologie, est sa Théodicéc, imprimée en 1710. On connaît assez les difficultés que Bayle avait proposées sur l'origine du mal, soit physique, soit moral. Leibnitz, qui craignit l'impres- sion qu'elles pouvaient faire sur quantité d'esprits, entreprit d'y répondre. 11 commence par mettre dans le ciel Bayle, (jui était mort. Celui dont il voulait détruire les dangereux raisonnements, il lui applique ces vers de Virgile : » ÉLOfiE DE LEIBNITZ. 127 Canu!)li(iues et inutiles. On l'accuse aussi d'avoir aimé l'argent. Il avait un revenu très considérable en pensions du duc de Volfembutel, du roi l'Angleterre, de l'empereur, du czar, et vivait toujours assez grossièrement. Mais un philosophe ne peut guère, quoiqu'il devienne riche, se tourner à des dépenses inutiles et fastueuses qu'il méprise. De plus, Leibnitz laissait aller le détail de sa maison comme il plaisait à ses domestiques, et il dépensait beaucoup en négUgences. Cependant la recette était toujours la plus forte ; et on lui trouva après sa mort une grosse somme d'argent comptant qu'il avait cachée. C'étaient deux années de son revenu. Ce trésor lui avait causé pendant sa vie de gran- des inquiétudes qu'il avait confiées à un ami; mais il fut encore plus funeste à la femme de son seul héritier, fils de sa sœur, qui était curé d'une paroisse près de Leipsick. Cette femme, en voyant tant d'argent ensemble qui lui appartenait, fut si saisie de joie qu'elle en mourut subitement. »5 Eckard promet une vie plus complète de Leibnitz ; c'est aux ( mémoires qu'il a eu la bonté de me fournir qu'on en doit déjà cette ébauche. Il rassemblera en un volume toutes les pièces imprimées de ce grand homme, éparses en une infinité d'en- droits, de quelque espèce qu'elles soient. Ce sera là, pour ainsi i dire, une résurrection d'un corps dont les membres étaient 1 extrêmement dispersés; et le tout prendra une nouvelle vie | par cette réunion. De plus, Eckard donnera toutes les œuvres posthumes qui sont achevées, et des Leibnitiana, qui ne seront pas la partie du recueil la moins curieuse. Enfin il continuera l'histoire de Brunswick, dont Leibnitz n'a fait que ce qui est depuis le commencement du règne de Charlemagne jusqu'à ^ l'an lOOo. C'est prolonger la vie des grands hommes, que de < poursuivre dignement leurs entreprises. È ÉLOGE DE MONTMORT. 135 ÉLOGE DE MONTMORT Pierre-Remond de MontmoiL naquit à Paris, le 2G octobre 1078, de François Remond, écuyer, sieur de Breviande. et de Marguerite Rallu. Il était le second de trois frères. Après le collège, on le fit étudier en droit, parce qu'on le (listinait à une charge de magistrature pour laquelle il avait btMUcoup d'aversion. Son père était fort sévère et fort absolu, ' f lui fort ennemi de la contrainte, d'un esprit assez haut[ aillent pour tout ce qu'il voulait, courageux pour prendre les nii.yens d'y réussir. Las du droit et de la maison paternelle, il se sauva en Angleterre; dès que la paix de Riswick eut rendu FEurope libre aux Français, il passa dans les Pays-Bas, et de là eu Allemagne chez M. de Chamoys, son parent, plénipoten- tiaire de France à la diète de Ratisbonne. Ce fut là que la Recherche de la vérité lui tomba entre les mains. On ne lit guère ce livre-là indifféremment, quand on '-t d'un caractère qui donne prise à la philosophie; il faut I i ^que nécessairement ou se rendre au système, ou se croire i~MZ for t pour le combattre. DeMontmort s'y rendit absolu- ment, et en éprouva les deux bons effets inséparables: il devint Itliilosophe et véritable chrétien. 11 revint en France en 1699, et deux mois après son retour Sun père mourut et le laissa, à l'âge de 22 ans. maître d'un bien assez considérable et de lui-même; mais la Recherche de la vérité et les autres ouvrages de la même main, les conseils de l'auteur qui l'avaient engagé dans l'étude des mathémati- plii' (jui se retirait dans un bain public où il allait méditer. Il y a apparence que Renau lut la Jh cherche di' la vèrih'. dès (ju'il l'ut en état de la lire. Son jîoùt pour ce fanieuv système et son attachement i>our la personne de l'auteur, ont toujours él(5 si vifs, qu'on ne les saurait croire fondés sur une impres- sion trop ancienne. Quoi ({u'il en soit, jamais malebranchiste ne l'a été plus parfaitement: et comme on ne peut l'être à ce point sans une forte persuasion des vérités du christianisme cl. ce qui est infiniment jilus difficile, sans la pratique des vertus qu'il demande, Renau suivit le système jus([ue-là. Son carac- tère ferme et vigoureux ne lui permettait nidesi>ens(''es chan- celantes, ni une exécution faible. Quand il fut assez instruit dans la marine, du Terron le fit connaître de M. de Seignelay, qui devint bientôt son protecteur, et un protecteurvif et agissant. Il lui procura en 1H79 une place auprès du comte de Vermandois, aiuiral de France, qu'il devait entretenir sur tout ce ([ui appartient à cette importante charge. Il en eut une pension de mille écus. Le feu roi voulant perfectionner les constiuctions de ses vaisseaux, ordonna à ses généraux de mer de se rendre à la cour avec les constructeurs les plus habiles, pour convenii- d'une méthode générale qui serait établie (lans la suite. Renau 9 146 FOJJTENELLE. eut l'honnour d'être ap[)elé à ces conférences, qui durèrent trois ou quatre mois. De Seignelay y assistait toujours ; et quand les matières étaient suffisamment préparées, Colbert y venait pour la décision, et quelquefois le roi lui-même. Tout se ré- duisit à deux méthodes : l'une de du Quesne, si fameux et si expérimenté dans la marine, l'autre de Renau, jeune encore et sans nom. La concurrence seule était une assez grande gloire pour lui ; mais du Quesne, en présence du roi, lui donna la préférence, et tira plus d'honneur d'être vaincu par son propre jugement, que s'il eût été vainqueur par celui des autres. Sa Majesté ordonna à Renau d'aller avec de Seignelay, le che- valier de Tourvillc^, depuis maréchal de France, et du Quesne le fils, à Brest et dans les autres ports, pour y exécuter en grand ce qui avait été fait en petit devant elle. Il n'instruisit pas seulement les constructeurs, mais encore leurs enfants, et les mit en état de faire à l'âge de quhize ou vingt ans les plus grands vaisseaux, qui demandaient auparavant une expérience de vingt ou trente années. En 1680, les Algériens nous ayant déclaré la guerre, Renau imagina ({u'il fallait bombarder Alger, ce qui ne se pouvait faire' ([ue de dessus des vaisseaux, et paraissait absolument impraticable: car jusque-là il n'était tombé dans l'esprit de personne que des mortiers pussent n'être pas placés à terre, et se passer d'une assiette solide. Les esprits originaux ont un sentiment naturel de leurs forces qui les rend entreprenants, même sans (ju'ils s'en aperçoivent. Il osa inventer les galioles à bombes. Aussitôt éclata le soulèvement général dû à toutes les nouveautés, principalement à celles qui ont un auteur connu, que le succès élèverait trop au-dessus de ses pareils. Cependant, après que dans les conseils il eut été traité en face de visionnaire et d'insensé, les galioles passèrent, et dès là la meilleui'e forlilication d'Alger fut emportée. On chargea l'in- venteur de faire construire ces nouveaux bâtiments, deux à Dunkerque et trois au Havre. Il s'embarqua sur ceux du Havre pour aller prendre ceux de Dunkerque ; et comme on doutait encore qu'ils pussent naviguer avec sûreté, celui qu'il montait, les deux autres étant déjà arrivés à Dunkerque, fut battu presque à l'entrée de la rade d'un coup de verttdes plus furieux, ÉLOGE DE RE.N.VL'. l4* et le plus propre que l'on pût souhaitt-r pour une épreuve in- contestable. L'ouragan renversa un bastion de Dunkerque. rompit les digues de Hollande, submergea quatre-vingt-dix vaisseaux sur toute la côte; et la galiote de Renau, cent fois abîmée, échappa contre toute apparence sur les bancs de Flessingue, d'où elle alla à Dunkerque. 11 se rendit devant Alger avec ses cinq bâtiments de nouvelle fabrique, déjà bien sûr de leur bonté; il ne s'agissait plus que de leurs opérations, et c'était le dernier retranchement des in- crédules ou des jaloux. Ils eurent sujet d'être bien contents d'une première épreuve. Un accident fut cause qu'une car- casse (1) que Renau voulait tirer, mit le feu à la galiote toute chargée de bombes; et l'équipage, qui voyait déjà brûler les cordages et les voiles, se jeta à la mer. Les autres galiotes et les chaloupes armées voyant ce bâtiment abandonné, crurent qu'il allait sauter dans le moment, et ne perdirent point de temps pour s'en éloigner. Cependant de Remondis. major, voulut voir s'il n'y avait plus personne, et si tout était absolu- ment hors d'espérance. Il força, l'épéeà la main, l'équipage de sa chaloupe à nager; il vint à la galiote, sauta dedans, et vit sur lepontRenau travaillant, lui troisième, à couvrir de cuir vert plus de quatre-vingt bombes chargées : rencontre singulièie de deux hommes d'une i-are valeur, également étonnés, l'un, qu'on lui porte du secours, l'autre, qu'on se soit tenu en état de le rece- voir, et peut-être même de s'en passer. De Remondis alla dans le moment aux chaloupes, et les fit revenir. On jeta dans la galiote deux cents hommes: et quoique en même temps trois cents pièces d'artillerie de la ville, sous le feu desquelles elle était, tirassent dessus et fort juste, on vint k bout de la sauver. Le lendemain Renau, plus animé par ce mauvais succès, obtint de du Quesne, qui commandait, que l'on fit une seconde épreuve. On remit les galiotes près de terre : on bombarda toute la nuit : un grand nombre de personnes furent écrasées dans les maisons ; la confusion fut horrible aux portes de la H) Machine à feu, dil Litlré, composée de deux cercles de fer qui se croisent ea ovale dans laquelle on met une bombe. 148 FO^'TENELLE. ville. d"où tout le monde voulait sortir à la fois pour se dérober à un genre de mort imprévu, et les Algériens envoyèrent de- mander la paix. Mais les vents et la mauvaise saison vinrent à leur secours, et l'armée navale ramena en France les galiotes à bombe> victorieuses, non pas tant des Algériens que de leurs ennemis français. Le roi en Ht faire un plus grand nom- bre, et forma pour e'.les un nouveau corps d'officiers d'artillerie et de bombardiers, dont les rangs avec le reste de la marine furent réglés. Une seconde c.\[)édilion d'Alger termina cette guerre, et les galiotes à bombes qui foudroyèrent Alger, en eurent le princi- pal honneur. Renau avait encore inventé de nouveaux mor- tiers qui chassaient les bombes plus loin, et jusqu'à dix-sept cents toises. Mais Jious supprimons désormais des détails qui seraient trop longs : il y a du su[>erflu dans sa gloire. Il se crut dégagé de la marine après la mort de l'amiral à ({ui il était attaché ; il dcni;inda au roi, et obtint la permis- sion d"aller Joindre de Yauban en Flandre. Le roi le destina à servir en 1684 au siège de Luxembourg : mais l'expédition de Gènes ayant été résolue, de Seignelay, qui la devait com- mander, jugea (pie Renau lui était nécessaire, et le rede- manda au roi. Après le boml)ardement de Gênes, il fut envoyé au maréchal de Bellefond, qui commandait en Catalogne, et qui lui donna la conduite du siège de Cadaquiers, que Renau lui livra au bout de (piatre jours. De là il retouruii trouver de Yauban, qui fortifiait les fron- tières de Flandre et (rAllemagne. La vue continuelle des ou- vrages de ce sublime ingénieur, et de la manière dont il les conduisait, aurait seule suffisamment instruit un disciple aussi intelligent que Renau : mais, de plus, le maître, passionné- ment amoureux du bien public, ne demandait qu'à faire des élèves qui l'égalassent: et ce qui forma encore entre eux une liaison plus étroite, ce fut la conformité de mœurs et de vertu, plus puissante que celle du génie. Kn 1(J88. ils furent envoyés l'un et l'antre à Philisbourg, dont M. de Yauban devait faire le siège sous les ordres de Mon- seigneur: et j)arce que le roi écrivit à Monseigneur de ne per- mettre pas que de Vauban s'exposât, ni qu'il mit seulement i ÉLOGE DE RENAL". 149 les pieds à la trancliée, Renau. tiiii avait sa part aux projets, eut de plus tout le soin de rt-xécution et tout le pti-ril. Il conduisit ensuite le siège de Manheini et de Frenkendal. On n'imaginerait pas qu'au milieu d'une vie si agitée et si guerrière il faisait un livre. Il y travaillait cependant, puis- qu'en 1689 parut sa Théorie de la manœuvre des vaisseaux. L'art de la navigation consiste en di'ux parties : le pilotage, qui regarde principalement l'usage de la boussole: et la nia- nijeuvre,qui regarde la disposition des voiles, du gouvernail et du vaisseau, par rapport à la route qu'on veut faire et aux avantages qu'on peut tirer du vent. Le pilotage, qui ne de- mande que la simple géométrie élémentaire, avait été assez traité, et assez bien : mais aucun géomètre n'avait louclié à la manœuvre: il y fallait une fine application de la géométrie à une mécanique épineuse et compliquée. Renau, moins efï'rayc que flatté de la difficulté de l'ouvrage, l'entreprit; et il fut donné au public de l'expri-s commandement du roi, parce qu'on le jugea original et nécessain*. Il contient deux dé-terminatinns difficiles et importantes : Tune, de la situation la plus a\an- tageuse de la voile, par rapport aii vent et à la route; l'autre, de l'angle le plus avantageux du gouvernail avec la quille. Le calcul dift'érentit-l a une mélliode générale pour ces sortes de questions, que l'on appelle de maximis cl minimis; mais Renau ignorait alors ce calcul, qui était encore naissant; et Ton voit avec plaisir qu'il a lart de s'en passer, ou plut»jt qu'il sait le trouver à son besoin sous une forme un peu diffé- rente. Cependant Huyghens condamna une des pnqiositions fonda- mentales du livre, qui est, que si un vaisseau est pouss ■ par deux forces dont les directions fassent un angle droit, et qui aient chacune une vitesse déterminée, il décrit la diagonale du parallélogramme, dont les deux côtés sont comme ces vitesses. Le défaut de cette proposition, qui parait d'abonl fort natu- relle et conforme à tout ce qui a été écrit en mécanique, était, selon Huyghens, que les côtés du parallélogramme sont comme les forces, et que les forces supposées ne sont pas comme les \itesses, mais comme les carrés des vitesses; car ces forces doivent être égales aux résistances de l'eau (jui sont 15« FONTENELLE. comme ces carrés, de sorte qu'il en résulte un autre parallélo- gramme et une autre diagonale. Et afin que l'idée de Renau subsistât, il fallait que, quand un corps poussé par deux forces décrit la diagonale d'un parallélogramme, les deux forces lussent, non comme les côtés, mais comme leurs carrés; ce qui était inouï en mécanique. Une preuve que cette matière était assez délicate, et qu'il (Hait permis de s'y tromper, c'est que malgré l'autorité de Huyghens, qui devait être d'un poids infini, et, qui plus est, malgré ses raisons, Renau eut ses partisans, et entre autres le P. Male])ranche. Peut-être l'amitié en gagnait-elle quelques- uns qui ne s'en apercevaient pas; peut-être la chaleur et l'as- surance qu'il mettait dans cette affaire en entraînait -elle d'autres : mais enfin ils étaient tous mathématiciens. Le mar- quis de l'Hôpital en écrivit à Jean BernouUi, alors professeur à Groningue, et lui exposa la question, de manière que celui- ci. (jui n'avait pas vu le livre de Renau, se déclara pour lui. autorit(' d'un poids égal à celle de Huyghens, et qui rassurait bien l'auteur de la théorie, sans compter que l'exposition favo- rable de M. de l'Hôpital maniuaittoutau moins une inclination secrète pour ce sentiment. Enfin, de quelque côté que la vérité pût être, puisque le géomètre naissant avait partagé des géo- mètres si consommés, son honneur était à couvert. Ce sera un sujet de scandale, ou plutôt de joie pour les profanes, que des géomètres se partagent; mais ce n'est pas sur la pure géométrie ; c'est sur une géométrie mixte, où il entre des idées de physique, et avec elles quelquefois une portion de l'incer- titude ([ui leur est naturelle. De plus, après quelques discus- sions, toute question de géoméljùe se décide et finit; au lieu que les plus anciennes questions de physicjue, comme celle du plein et du vide, durent encore, et ont le malheureux privi- lège d'être éternelles. En 1089, la France étant entrée dans une guerre oîi elle allait être attaquée par toute l'Europe, Renau entreprit de ftilre voir au roi, contre l'opinion générale, et surtout contre celle de Louvois, très redoutable adversaire, que la France était en état de tenir tête sur mer à l'Angleterre et à la Hol- lande unies. Son courage pouvait d'abord rendre suspecte i fllOr.E DE RENAU. 151 l'audace de ses idées: mais il les prouva si bien. i[ue le roi en fui vaincu, et fit changer tous les vaisseaux de ciniiuante ou soixante canons (jui étaient sur les chantiers, pour n'en faire que de grands, tels que Renau les demandait. Il inventa en même temps ou exposa de nouvelles évolutions navales, des signaux, des ordres de bataille; et il en fit voir au roi des représentations très exactes en petits vaisseaux de cuivre, qui imitaient jusqu'aux ditlV-rciils mouvements des voiles. Tant de vues nouvelles et importantes qu'il avait données, celles que son génie promettait encore, ses services continuels relevés par des actions bi'illanles, déterminèrent le roi à lui donner une commission de capitaine de vaisseau, un ordre pour avoir entrée et voix délib('rative dans les conseils des généraux, ce qui était singulier; et pour comble d'honneur, une inspection générale sur la marine, et l'autorité d'ensei- gner aux officiers toutes les nouvelles pratiques dont il était inventeur, le tout accompagné de 12.000 livres dt; pension. La maladie de M. de Seignelay relarda l'expédition des brevets nécessaires; et Ilenau, peu impatient de jouir de ses récom- l'enses, ne chercha point à prendre adroitement quelque moment pour en parler à ce ministre, qui était en grand pi'i-il. et dont la mort pouvait tout renverser. 11 mourut en elfet, et M. de Pontchar train, alors contrôleur général, et depuis chancelier de France, eut la marine. Renau, inconnu au nouveau ministre, ne se fit point présenter à lui; il aban- donna sans regret ce qu'il tenait déjà presque dans sa main, el ce qu'il avait si bien mérité, et ne songea qu'à retourner servir avec de Vauban. vers qui un charme particulier le rap- pelait. Quand les officiers généraux de mer eurent donné au roi leurs projets pour la campagne de 1691, il demanda à de Pontchartrain où était celui de Renau. Le minisire répondit qu'il n'en avait point reçu de lui, et qu'il ne l'avait même pas vu. Le roi lui ordonna de le faire chercher, el Renau s'excusa à de Pontchartrain sur ce qu'il n'était pas du corps de la marine; qu'à la vérité de Seignelay avait eu ordre de lui expédier une commission de capitaine de vaisseau, avec d'autres brevets fort avantageux; mais que, n'en ayant eu de 152 lONTRNELLE. lui (|u'uno promesse verbale, il n'avail pas cru que ce fût un litre sutïisaiit auprès d'un nouveau minisire, qui n'élail pas oblige de l'en croire sur sa parole. Comme il se trouva par l'cclaircissemenl ({u'il disait vrai, il reçut de M. de Pontcliar- train tout ce que lui avait promis Seignelay. et le roi lui fit l'honneur de lui dire (pie. (iuoi(iu'il eût voulu s'(''cliai»per de la marine, son inlenlion était (ju'il cuulinuàt d'y servir; ce ([ui n'empêcherait i)as (pi'il ne servit aussi sur terre. S. M. eut alors la bonté de lui confier le secret du siège de Mons ([u'elle allait l'aire en personne, et oii elle l'employa avec de Vauban. De là elle l'envoya l'aire la campagne sur l'armée navale, espèce d'amphibie guerrier, qui partageait sa vie et ses lonclions entre l'un et l'autre élément. 11 vint à Brest, oii il voulut user de ses droits, et enseigner aux officiers ses nouvelles pratiques. Us se crurent déshonoi'c's s'ils se laissaient envoyer à l'école, et résolurent unanimenienl d'écrire à lu cour iiour f'aii'e leui-s remontrances. Deux d'enti'e eux, et d'ailleurs fort amis de Renau, le chevalier des Adrels et le comte de Saint-Pierre, aujourd'hui premier écuyer île madame la duchesse d'Orléans, quoiqu'ils ne fussent pas au lond plus coupables que tous les autres, en lurent dislhigués par de très légères circonstances (jui leur étaient particulières, et elles leur attirèrent une punition (jui ne pouvait pas tomber sur tous. Ils furent un an prisonniers au château de Brest, et ensuite cassés. Renau se jeta aux pit>ds du roi pour obtenir leur grâce, (jui lui fui refus<''e. 11 eût pu agir par j)olitique: et quoique cette espèce de |)oli tique soit assez rare, et qu'elle ail (|uelque air de vertu, son caractère jirouve assez qu'il agissait par un principe intinimenl plus noble. Il leur rendit dans la suite tous les services dont il ])ul trouver l'occasion, et eux. de leur côté, ils eurent la géïK'i'osilé de les recevoir, L'an- (ùenne amitié ne l'uljtoinl alt(''r(''e. Il est vrai qu'il ne fallait (pie de rt!'(juité de part et d'autre: mais la pratique de ré([uilé est si oi»posée à la nature humaine, (pi'elle fait les plus grands héros en morale. Au siège de iXamur, que le roi fit en personne, il servit encore sous de Vauban. Le roi lui parlait plus sur le siège ([u'à de Vauban mt'^'me, (pii était trop occupé! et cet avantage 11 ÉLOGE DE RENAU. 153 qui fait la souveraine félicité des courlisaus. flalle toujours beaucoup les gens les plus raisonnables. De Namur. il courut sauver Saint-Malo, et trente vaisseaux qui s'y étaient retirés après le combat de la Hogue, si glorieux et si malheureux tout ensemble pour la nation. Li-s ordres ([u'il mit partout avec une prudence et une promptitude égales rompirent l'en- treprise des ennemis, très bien concertée et prête à éclater. En 1693, le projet de la campagne navale, dressé par b's ofiiciers généraux et, après bien des délibérations, approuvé par le roi même, lut communi(pié par sou ordre à Uenau. (jui eut la hardiesse de lui refuser nettement ïon sulïVage et d'en présenter un autre à hi place. 11 est vrai ((u'il se fit sou- tenir par de Vauban. qui entra pleinement dans sa pensée; mais, on l'état oii étaient les choses, le secours de de Vauban lui-même étail faible. Conimcnt revenir contre ce ([ui a été dé- " cidé si mùrenienl? N'y am-a-t-il donc jamais rien d'arrêté? Un honmie ou deux sont-ils seuls infaillibles? Cepemlant il fallut céder aux raisons de Kenau et à la vigueur dont il h's employait; sans quoi peut-être elles n'eussent pas opéré de miracle. Ce changement prévint tous les nrauvais événements qu'on aurait eu à craindre, et valut à de Tourville la défaite du convoi de Smyrne et la prise d'une partie des vaisseaux. Le roi fut payé du courage qu'il avait eu de se rétracter, et marqua à l'auteur de sa rétractation combien il en était satis- fait. Renau avait fait consti'uire à Brest un vaisseau de cinquante- quatre canons, parfaitement selon ses vues, et il voulait l'éprouver contre les meilleurs voiliers anglais. La fortune le servit à souhait. Il fut averti que deux vaisseaux anglais revenaient des Indes orientales, i-ichement chargés. Il en aperçut un à qui il donna la chasse, et qu'il joignit en trois heures de temps, parce que son vaisseau se trouva en effet excellent de voile. L'anglais, qui était de soixante-seize pièces de canon et avait toute sa batterie basse de vingt-quatre livres de balle, au lieu que Renau n'avait que quelques canons de dix-huit, mit en usage toute la science de la mer et toute la valeur possible, animé par les trésors qu'il avait à con- server ; cependant, au bout de trois heures de combat, Renau 9. 154 FONTENELLE. le prit à la vue de trois garde-côtes qui n'étaient qu'à trois lieues sous le vent. Il eut plus de cent hommes tués sur le pont, au nombre desquels fut le frère de Cassini, et cent cin- quante hommes hors de combat. Le vaisseau ennemi, criblé de coups, ne put être sauvé, et coula bas le lendemain. Le capitaine mit neuf paquets de diamants cachetés entre les mains de Renau, qui lui dit qu'il ne les prenait que pour les lui garder; mais le capitaine ayant ajouté qu'un bombardier, qu'il désigna par un coup de sabre reçu au visage dans le combat, lui avait arraché un autre paquet qui valait plus de 40,000 pistoles, Renau lui demanda si ceux qu'il lui avait remis valaient autant; et sur ce qu'il apprit qu'il n'y en avait pas un qui ne valût davantage, il retira sa parole de les lui rendre, et en fit faire un procès-verbal en présence de ses officiers. Le paquet volé par le bombardier se retrouva, mais décacheté. Il en laissa à ses officiers un autre qui était tombé entre leurs mains. Par l'usage établi alors dans la marine, les diamants appar- tenaient à Renau ; mais la grandeur de la somme qui le devait faire insister sur son droit le lui fit abandonner. 11 les porta au roi, qui, en jugeant la question contre lui-même, les ac- cepta, et lui donna 9,000 liv. de rente sur la ville, non comme un équivalent d'un présent de plus de quatre millions, mais comme une légère gratification que la difficulté du temps ex- cusait. 11 demanda pour véritable récompense, et obtint l'avan- cement de ses officiers et, déplus, la confirmation du don <[u'il leur avait fait du paquet de diamants. Il s'était trouvé sur le vaisseau anglais une dame, nièce de l'archevêque de Cantorbéry, avec une femme de chambre et uue petite Indienne. Comme elle avait tout perdu par le pillage du vaisseau, Renau se crutobligé de pourvoir à tous ses besoins, et même à ceux de sa condition, tant qu'elle fut prisonnière en France. 11 en usa de même à l'égard du capitaine, et il lui en coûta plus de 20,000 livres pour les avoir pris. Nous passons sous silence un grand dessein qu'il avait formé sur l'Amérique, où il alla, et d'où la peste le fit revenir en 1697; et un second voyage qu'il y fit après la paix de Riswick, pour y mettre nos colonies en sûreté. Tout changea de face, bientôt ÉLOGE DE RENAU. 155 après, par la mort de Charles II. roi d'Espagne. Le nouveau roi, Philippe V, ne fut pas plutôt à Mairid, qu'il demanda Henau au roi, son grand-père, qui le lui envoya en diligence. Il ne devait être en Espagne que quatre ou cinq mois. Son principal objet était de mettre en état de sûreté les plus importantes places, comme Cadix. Depuis longtemps cette [tuissance n'avait eu rien à craindre dans l'Espagne même, hormis du côté de la Catalogne ; et cette longue sécurité, le mauvais ordre des finances, et la négligence invétérée du gou- vernement, avaient presque anéanti les fortifications les plus indispensables. On disait bie:i que l'on était résolu de reraé- (Uer à tout : on montrait de grands projets bien disposés sur le papier ; mais, au moment de l'exécution, les fonds et les magasins promis manquaient absolument. Renau, après y avoir été trompé une fois ou deux, apprit nettement au roi, mais inutilement, selon la coutume, d'où venait un si prodi- gieux mécompte. Sa sincérité n'épargna rien, quoique son silence seul eût pu lui faire une fortune. En 1702, les galions d'Espagne revenus d'Amérique étant dans le port de Vigo en Galice, escortés par une flotte fran- çaise, Renau cria que les deux flottes étaient perdues, si elles ne sortaient incessamment. Le conseil d'Espagne opposait quelques raisons à cet avis, du moins des raisons qui allaient à difi'érer, et il était rassuré par les généraux des deux flottes, qui ignoraient leur péril. De plus, ils se mirent eux-mêmes hors d'état de sortir. Renau obtint tout au moins, mais avec des peines qu'on ne se donne point pour les affaires publiques dont on n'est pas chargé, que l'on transporterait à terre trente millions d'écus que les galions apportaient. Il y vola, et y mit une vivacité d'exécution que l'on n'avait pas vue en Espagne de temps immémorial. Il fit marcher trois ou quatre cents chariots de toute la Galice, et dix-huit miUions étaient déjà déchargés quand les ennemis parurent devant Vigo. Heureu- sement ils donnèrent encore un demi-jour à Renau, qui s'en servit à leur enlever les douze millions restants. Quand ils furent maîtres de Vigo, et débarqués, ils voulurent marcher à l'argent qui fuyait dans les terres; mais Renau les contint avec trois cents chevaux seuls qu'il a\ait ; car toutes les milices 156 FONTE>'ELI,E. avaient lui au i)remier coup de canon. Il couvrit les chariots dont le dernier n'était pas à deux lieues, et sauva près de cent millions à l'Espagne, moins glorieux de les avoir sauvés, qu'affligé de n'avoir pu sauver la flotte et d'en avoir été em- pêché . Le siège de Gibraltar, qu'il lit en 1704, mériterait mie his- toire particulière. Tous les événements heureux qui avaient Justifié ses entreprises ne suffisaient qu'à peine pour le mettri' en droit d'en proposer une si hardie. 11 promettait, [niv exemple, (ju'une tranchée passerait en sûreté au pied d'une montagne d'oii l'un était vu de la tète jus(iu'aux pieds, et d'oîi huit pièces de canon et une grosse mouscjneterie plongeaient de tous côtés ; il promettait (jue sept canons en feraient taire quarante : il fut cru, et remplit toutes ses promesses. La ville allait se rendre: mais rarriv('e d'une puissante flotte anglaise fit lever le siège. Quant à ce qui regardait Reiiau, GihraUai'. qu'on avait cru imprenable, était pris. Le siège de Barcelone, oîi il ne se trouxa pas, lui fit encore un honneur plus singulier. 11 était destiné à y suivre le roi d'Espagne; et en effet il l'accompagna assez loin; mais des cabales de cour l'arrachèrent de là. On prenait pour prétexte qu'il était nt'cessaire à Cadix; car on ne lui pouvait nuire ({ue sous des prétextes honorables. Il étaitfort naturel qu'en quittant *a partie, il souhait ît (ju'on s'aperçût de son absence devant Barcelone : mais, au contraire, il fit tout ce ({u'il put pour n'y être pas regretté : il laissa au roi, en présence de ses princi- paux ministres, les vues particulières c^u'il avait pour la con- duite de ce siège, et qu'il croyait indispensables. Cependant c'était là peut-être une vengeance (ju'il prenait de ses ennemis; il tâchait d'assurer le bien des affaires qu'ils traversaient. Il arriva à Ca(Ux. où. selon les magnifiques promesses de ' ceux qui l'y faisaient envoyer, il devait trouver deux cent mille • \ écus de fonds pour les fortifications. Il n'y trouva pa > un sol ; ' et il eut recours à un expédient qu'il avait déjà pratiqué en d'autres occasions pareilles : il s'obligea en son nom à des négociants pour les aftàires publiques, et les soutint lant qu'il . eut du bien et du crédit. On peut croire que les ministres j mêmes (|ui le desservaient le connaissaient» assez bien pour ' il ÉLOGE DE RENAU. Iô7 compter sur ct'llf générosité, comme sur un secours qui ne leur coulait rien. Quand il eut aclievédc s'épuiser, il fut réduit, après cinq ans de séjour et de travaux continuels en Kspayne, à demander son congé, faute d'y pouvoir subsister plus long- temps. Il vendit tout ce qu'il avait pour faire son voyage, et arri\a en France, à Saint-Jean Pied-de-Port, avec une seule pistolede reste : retour dont la misère doit donner de la jalousie à toutes les âmes bien laites. 11 avilit trouvé en Kspagne un geiililliomnie du nom d'Klisa- ^ara\ . (pii lui apprit (pi'il était son parent, et lui commumcjua des litres de famille. d(jnt il n'a\ait jamais eu nulle coimais- sance. La maison d'Elisagaray (Hait ancienne dans la Navarre; et il Y a apparence que quand Jean d'Albret. roi de Navarre, se relira en Béarn, après la perte de son royaume, quel([u'un de relie maison l'y suivit; et de là était descendu Renan. Toutes -rs actions lui avaient rendu cette généalogie assez inutile. Il rai)portait aussi d'Espagne le lilre de lieutenant général des armées du roi calliolique. (ju'il aurait eu plus tôt. si on n'eût pas imposé à Sa Majesté. Malgré les étals de la guerre, (jui faisaient foi du temps où il avait été maréchal de camp en Kspagne, on l'avait fait passer pour moins ancien qu'il n'était, lanl on est hardi dan.; les cours; il est vrai que ces har- diesses y sont d'ordinaire impunies el heureuses. Le feu roi lui avait promis que ses services d'Espagne lui seraient comptés comme rendus en France. 11 se trouva donc ici accablé de dettes, dans un temps qui ne lui permettait presque pas de rien demander de plusieurs années de ses appointements qui lui étaient dus, sans aucun avancement ni aucune grâce de la cour, seulement avec une belle et inutile réputation. Il ramassa comme il put les débris de sa fortune, et entin la paix vint. Dès qu'il eut quelque tran(iuillité, il reprit la question si longtemps interrompue de la route du vaisseau. Huyghens était mort; mais un autre grand adversaire lui avait succédé, Ber- nouUi, qui, mieux instruit par la lecture du livre, de la ma- nœuvre, avait changé de sentiment, et en était d'autant plus redoutable. De plus, il soutenait la cause commune de tous les mécaniciens, dont tous les ouvrages périssaient par le fonde- 158 FONTENELLE. ment, si Renan avait raison. 11 faisait même sur la théorie de la manœuvre une seconde difficulté, que Huyghens n'avait pas aperçue ; mais on ne traita que de la première. Renan, accou- tumé à des succès qu'il devait à l'opiniâtreté de son courage, ne se sentit point ébranlé dans cette occasion, aussi terrible en son espèce que toutes celles où il s'était jamais exposé ; il avait peut-être encore sa petite troupe, mais mal assurée, et qui no levait pas trop la tète. La contestation où il s'engagea par lettres en 1713 avec Bei'nouUi, fut digne de tous deux, et par la force des raisons, et par la politesse dont ils les assaisonnèrent. Ceux qui jugeront contre Renau ne laisseront pas d'être surpris des ressources qu'il trouva dans son génie : il parait que Bernoulli ^ui-mème se savait bon gré de se bien démêler des difficulté,^ où il le jetait. Enfin, celui-ci voulut terminer tout par son Traité de la minœuvre des vaisseaux, qu'il publia' on 1714, et dont nous avons rendu compte dans l'histoire de cette année. La théorie de Bernoulli était beaucoup plus compliquée que celle de Renau, mais beaucoup moins que le vrai, qui, pris dans toute son étendue, échapperait aux plus grands géomètres. Ils sont réduits à l'altérer et à le falsifier pour le mettre à leur portée. Après l'impression de cet ouvrage, Renau ne se tint, point encore pour vaincu ; et s'il avait cru l'être, il n'aurait pas manqué la gloire de l'avouer. Pendant le séjour d'Espagne, il avait perdu le fil du service de France, et une certaine habitude de traiter avec les ministres et avec le roi même, infiniment précieuse aux courtisans. On devient aisément inconnu à la cour. Cependant il se flattait toujours de la bonté du l'oi, et l'état de sa fortune le forçait à faire auprès de Sa Majesté ime démarche très pénible pour kn: ' il fallait qu'il lui demandât une audience pour lui représenter ses services passés et la situation où il se trouvait. Heureuse- ment il en fut dispensé par un événement singulier. Malte se crut menacée par les Turcs, et le grand maître fit demander au roi, par son ambassadeur, Renau, pour être le défenseur de son île. Le roi l'accorda au grand maître ; et Renau, en pre- nant congé de Sa Majesté, eut le plaisir de ne lui point parler de ses affaires et de s'assurer seulement d'une audience à son retour. » ÉLOGE DE RENAU. 15!) L'alarme de Malte était fausse, et le roi mourut. Renau, qui avait l'honneur d'être connu de tout temps, et fort estimé du due d'Orléans, régent, et qui même avait servi sous lui en Es- pagne, n'eut plus besoin de solliciter des audiences. Il fut fait conseiller du conseil de marine et grand'croix de l'ordre de Saint-Louis. ; S. A. R. ayant formé le dessein de faire dans le royaume quelques essais d'une taille proportionnelle ou dîme qu'avait proposée feu de Vauban, et qui devait remédier aux anciens et intolérables abus de la taille arbitraire. Renau accepta avec joie la commission d'aller avec le comte de Chàleaulhiers tra- vailler à un de ces essais dans l'élection de Niort. Rien ne touchait tant son cœur que le bien public, et 11 était citoyen (1), comme si la mode ou les récompenses eussent invité à l'être. De plus, il ne croyait pas pouvoir l'être mieux qu'en suivant les pas de de Vauban et en exécutant un projet qui avait pour garant le nom de ce grand homme. Tout le zèle de Renau pour la patrie fut donc employé à l'ouvrage dont il était chargé; et ceux qui à cette occasion se sont le plus élevés contre lui n'ont pu l'accuser que d'erreur, accusation toujours douteuse par elle-même, et du moins fort légère par rapport à la nature humaine. C'est un homme rare que celui qui ne peut fiiire pis que de se tromper. Il était sujet depuis un temps à une rétention d'urine, pour laquelle il alla aux eaux de Fougues au mois de septembre 1719. Dès qu'il en eut pris, ce qu'il fit avec peu de prépara- tion, la fièvre survint, la rétention augmenta, et il s'y joignit un gonflement de ventre pareil à celui d'une hydropisie tym- panite. Il fit presque par honnêteté pour ses médecins, et par manière d'acquit, les remèdes usités en pareil cas; mais il fit avec une extrême confiance un remède qu'il avait appris du P. Malebranche. et dont il prétendait n'avoir que des expé- riences heureuses, soit sur lui, soit sur d'autres : c'était de prendre une grande quantité d'eau de rivière assez chaude (2). H) Même éloge que pour Vauban el pour des travaux semblables en vue de la reforme de l'impôt. (2) Fontenelle nous a appris que Malebranche se traitait de cette façon, « persuadé que quand l'hydraulique était chez nous en bon état, tout allait bien. » IGO FONTENELLE. Les médecins de Poiigues éUiieiit surpris de celte nouvelle mé- decine, et il était lui-même surpris qu'elle leur fût inconnue. U leur en expliquait l'excellence par des raisonnements phy- siques, (lu'ils n'avaient [>as coutume d'entendre faire à leurs malades; et par respect, soit pour les autorités qu'il citait, soit pour la sienne, ils ne pouvaient s'empêcher de lui passée | ([uelques pintes d'eau: mais il allait heaucoup au delà des permissions, et contrevenait même aux défenses les plus ex- presses. Enfin, ils prétendent absolument qu'il se noya. Il mourut le 30 se])tembre 1719. sans douleur et sans avoir perdu l'usage de la raison. La mort de cet homme, ([ui .ivait passé une assez longue vie à la guerre, dans les cours, dans le tumulte du monde, fut celle (l'un religieux de la Trai)pe. Persuadé de la religion par sa philosophie, et incafiahle par son caractère d'être faiblement persuadé, il regardait son corps comme un voile qui lui ca- chait la vérité éternelle, et il avait une impatience de philo- sophe et declirétien.que ce voile importun lui fût ôté: « Quelle différence, disait-il, d'un moment au moment suivant ! Je vais passer tout à coup des plus profondes ténèbres à une lumière parfaite. » Il avait été choisi pour être honoraire dans cette académie, dès qu'il y en avait eu. c'est-à-dire en 1699. Lanature presque seule l'avait fait géomètre. Les livres du P. Malebranche, dont i: il était plein, lui insi>irèrent assez le mépris de l'érudition, et d'ailleurs il n'avait pas eu le loisir d'en acquérir. Il sauvait son ignorance par un aveu libre et ingénu, qui. pour dire le vrai, ne devait pas coûter beaucoup à un liomme plein de ta- lents. Il ne démordait guère ni de ses entreprises, ni de ses opinions, ce (pii assurait davantage le succès de ses entrepri- ses, et donnait moins de crédit à ses opinions. Du reste, la va- leur, la probité, le désintéressement, l'envie d'êlre utile, soit au public, soit aux particuliers, tout cela était chez lui au pluSf. haut point. Une piété toujours égale avait régné d'un bout ddj sa vie à l'autre, et sa jeunesse, aussi peu licencieuse que l'âga' plus avancé, n'avait pas été occupée des plaisirs qu'on lui au- rait le plus aisément pardonnes. KUMiK i)K DAHGEXSON. 161 KLOGE DE D'ARGENSON Murc-KeiK' «le Voyer «U- Pniiliiix (rAriiciisoii naiiiiil ù Venise. le i iKjveiiibiv lGo:2, de Ueiie de V(i\ei- île l'aulmy. dievaliiT. coinle (rArgeiisoii.el de duiiu- Maiffuerile Hoiilliei'dpla Poyadi'. lu plus riche héritière d'Anguuiuois. La maison de Voyer remonte, par des titres et par des filia- tions bien prouvées, juscju'à Etienne de Voyer. sire de Paulniy, (jui accompagna saint Louis dans se; deu\ \oyages d'outre- mer. Il avait é[»ou>é Aicalhe de Beauvau. l)ei)uis lui. on voit toujours la seigneurie de Paulmy. en Touraine. j)oisérlée par ses descendants; toujours des charités militaires, des i^ouver- nemenls de villes ou de provinces, des alliances avec les [)ius lirandes maisons, telles que celles de Montmorency, de Laval, de Sancerre, de Conflans. Ainsi ikjus |)ouvons néglii^er tout ce qui jirécède cet Etienne, et nous disjienser d'aller jus([u'à un Uasile, chevalier grec, mais d'origine française, qui, sous l'em- pire de Charles le Chauve, sauva la Touraine de l'invasion des Normands, et eut de l'empereur la terre de Paulmy pour ré- compense. S'il y a du l'ahuleux dans l'origine des grandes no- Messes, du moins il y a une sorte de ftibuleux qui n'appar- lient ({u'à elles, et qui devient lui-même un titre. Au commencement du règne de Louis XIll. René de Voyer. tils de Pierre, chevalier de l'ordre et grand-hailli de Touraine. et «pii avait pris le nom d'Argenson d'une terre entrée dans sa maison par sa grand'mèi-e paternelle, alla apprendre le métier de laguerreen HollanJe. ([ui ('tait alors la meilleure école mili- taire de l'Europe. Mais l'autorité de sa mère, Elisabeth Huraut de Chiverny. nièce du chancelier de ce nom, les conjonctures des affaires générales et des siennes, des espérances plus flatteuses et plus prochaines qu'on lui fit voir dans le parti de la robe, le dé- terminèrent à l'embrasser. 11 fut le premier magistrat de son nom, mais presque sans quitter l'épée; car ayant été reçu con- 162 FONTENELLE. . seiller au parlement de Paris en 1620, âgé de vingt-quatre ans. et bientôt après ayant passé à la charge de maître des requêtes, il servit en qualité d'intendant au siège de la Rochelle, et dans la suite il n'eut plus ou que des intendances d'armées, ou que des intendances de provinces dont il fallait réprimerles mou- vements excités, soit par les seigneurs, soit par les calvinistes. Les besoins de l'Etat le firent souvent changer de poste, et l'envoyèrent toujours dans les plus difficiles. Quand la Cata- logne se donna à la France, il fut nus à la tète de cette nou- velle province, dont Tadministralion demandait un mélange singulier, et presque unique, d':- hauteur et de douceur, de hardiesse et de circonspection. Dans un grand nombre de mar- ches d'armées, de retraites, de combats, de sièges, il servit au- tant de sa personne, et beaucoup plus de son esprit qu'un homme de guerre ordinaire. L'enchaînement des affaires l'en- gagea aussi dans des négociations délicates avec des puissances voisines, surtout avec la maison de Savoie, alors divisée. Enfin, après tant d'emplois et de travaux, se croyant quitte envers sa patrie, il songea à une retraite qui lui fut plus utile que tout ce qu'il avait fait ; et, comme il était veuf, il se mit dans l'état ecclésiastique : mais le dessein que la cour forma de ménager la paix du Turc avec Venise le fit nommer ambassadeur extraor- dinaire vers cette répubUque; et il n'accepta l'ambassade que par un motif de reUgion, et à condition qu'il n'y serait pas plus d'un an, et que quand il en sortirait, son fils, que l'on faisait dès lors conseiller d'Klat, lui succéderait. A peine était-il arrivé à Venise, en 16ol, qu'il futpris, en disant la messe, d'une fièvre violente, dont il mourut en quatorze jours. Son fils aîné, qui avait eu à vingt-un ans l'intendance d'Angoumois, Aunis et Saintonge, se trouva cà vingt-sept ans ambassadeur à Venise. Il fit élever à son père, dans l'église de Saint-Job, un mausolée qui était un ornement même pour une aussi superbe ville, et le Sénat s'engagea, par un acte public, à avoir soin de le con- server. Pendant le cours de son ambassade, qui dura cinq ans, na- quit à Venise M. d"Argenson. La république voulut être sa mar- raine, lui donna le nom de Marc, le fit chevalier de Saint-Marc, et lui permit, à lui et à toute sa postérité, de n^ettre sur le tout ÉLOdE DE DARr.EN^ON. 163 de leurs armes, celles de l'État avec le cimier et la devise, té- moignage authentique de la satisfaction qu'on avait de l'am- bassadeur. Son ambassade finie, il se retira dans ses terres, peu satisfait de la cour, et avec une fortune assez médiocre, et n'eut plus d'autres vues que celles de la vie à venir. Le fils, trop jeune pour une si grande inaction, voulait entrer dans le service : mais des convenances d'atfaires domestiques lui firent prendre la charge de lieutenant général au présidial d'Angoulème, qui lui venait de son aïeul maternel. Les magistrats que le roi en- voya tenir les grands jours en quelques provinces, le connu- rent dans leur voyage, et sentirent bientôt que son génie et ses talents étaient trop à l'étroit sur un si petit théâtre. Ils l'exhor- tèrent vivement à venir à Paris, et il y l'ut obligé par quelques démêlés qu'il eut avec sa compagnie. La véritable cause n'en était peut-être quecettemême supériorité de génieetde talents, un peu trop mise au jour et trop exercée. A Paris, il fut bientôt connu de M. de Pontchartrain, alors contrôleur général, qui. pour s'assurer de ce qu'il valait, n'eut besoin ni d'employer toute la finesse de sa pénétration, ni de le faire passer par beaucoup d'essais surdes aft'aires de finances dont il lui confiait le soin. On l'obligea à se faire maître des requêtes sur la foi de son mérite; et, au bout de trois ans. il fut lieutenant général de police de la ville de Paris, en 1097. Les citoyens d'une ville bien policée jouissent de l'ordre qui y estétabli, sans songer combien il en coûte de peines à ceux qui l'établissent ouïe conservent, à peu près comme tous les hom- mes jouissent de la régularité des mouvements célestes sans en avoir aucune connaissance, et même plus l'ordre d'une police ressemble, par son uniformité, à celui des corps célestes, plus il est insensible, et par conséquent il est toujours d'autant plus ignoré qu'il est plus parfait. Mais qui voudrait le connaître et l'approfondir, en serait effrayé. Entretenir perpétuellement dans une ville telle que Paris une consommation immense, dont une infinité d'accidents peuvent toujours tarir quelques sources, réprimer la tyrannie des marchands à l'égard du public, et en même temps animer leur commerce ; empêcher les usurpa- tions mutuelles des uns sur les autres, souvent difficiles à démê- I6'i FONTENELLE. lei-; i-econnaîU-e dans une foule infinie tous ceux qui peuvent si aisémenl y cacher une industiie pernicieuse, en purger la société, ou ne les tolérer qu autant ({u'ils lui peuvent être utiles par des emplois dont d'autres qu'eux ne se chargeraient pas, ou ne s'acquitteraient pas si hien ; tenir les abus nécessaires dans les bornes précises de la nécessité qu'ils sont toujours prêts à franchir; les reniVrnier dans l'ol)scurilé à laquelle ils doivent èlre condamnés, et ne les en tirer pas même par des châtiments Iropéidatanls; ignorer ce qu'il vaut mieux ignorer que i)unir, clne punir que rarement et utilement; jjénétrer, par des con- duits souterrains, dans l'intérieur des familles, et leur garder les secrets ([u'elles n'ont pas confiés, tant qu'il n'est pas néces- saire d'en faire usage; être présent i)artout sans être vu; enfin mouvoir on arrêter à son gré une multitude immense et tumul- tueuse, et être l'àme toujours agissante et presque inconnue de ce grand corps: voilà quelles sont en général les fonctions du magistral de la police. Il ne semble pas qu'un homme seul y puisse sutfu-e, ni i)ar la ([uantité des choses dont il faut être instruit, ni parcelle des vues (juil faut suivre, ni par l'appli- cation ([u'il faut a])porter, ni j)arla variété des conduites ([u'il faut tenir et des caractères qu'il faut prendre. Mais la voix pu- blique répondra si d'Argenson a suffi à tout (1). Sous lui, la i)ropreté, la tranquillité, l'abondance, la sûreté de la ville furent portées au jtlus haut degré. Aussi le feu roi se reposait-il entièrement de Paris sur ses soins. 11 eût rendu compte d'un inconnu qui s'y serait glissé dans les ténèl)res : cet inconnu, quehiue ingénieux qu'il fût à se cacher, était tou- jours sous ses yeux; et si enfin quelqu'un lui échappait, du moins, ce qui fait \\n eiïet j)res(iue égal, personne n'eût osé se croire bien ca(;hé. 11 avait mérité que. dans certaines occasions importantes, l'autorité souveraine et indépendante des forma- lités a])puyàt ses démarches; car la justice serait (luelquefois, hors d'état d'agir, si elle n'osait jamais se dél)arrasser de tant de sages liens (iont elle s'est chargée elle-même. Knvironné et iiccabb's dans ses audiences, d'une foule de (1 i O' beau l;il)!ciiu des fondions d'un lieutfn.aiiL giniéral de police a été sou- | eiilrjté. eiitiv iiiilre-; pai- Mercier dans son Tiihkaii de l^aria. El, (»(.!•: ItK 1» AHt.KNSON- 1^« i,'ensdu menu peuple, iMuir lu plusiiramlc pailie peu iusliuiU même de ce qui les auienait, vivement a;4ilés dlntérêls 1res li-- i(ers et souvent très uial entendus, accnutumés à mettre ii In place du discours un bruit insens»'-. il n'avait ni l'inattenlion ni le dédain qu'auraient pu s'attirer les personnes ou les matière.; : il se donnait tout entier auxdétails les plus vils, ennoblis à ses yeux par leur liaison nécessaire avec le bien public: il se con- iormait aux façons de penser les plus basses et les plus j^ros- sières: il parlait à cliacun sa langue, ([uelqne élran-ère ([u'ellc lui fût ; il accommodait la raison à lusa-e de ceux qui la connais- saient le moins ; il conciliait avec bonté des esprits farouclies, et n'employait la décision d'autorité qu'à défaut de la concilia- tion. Quelquefois des contestations peu susceptibles, ou i>eu dignes d'un jui^aMuenl sérieux, il les terminait par un trait de vivacité plus convenable et aussi efficace. Il s'égayait lui- même, autant (pie la magistrature le permettait, de fonctions souverainement ennuyeuses et désagréables, et il leur prêtait de son propre fonds de quoi le soutenir dans un si rudt; tra- vail. La cherté étant excessive dans les années 17i>9 et ITK». le peuple, injuste parce (pi'il souffrait, s'en prenait en partie à d'Argenson, qui cependant tàchail. par lontes sortes de voies. de remédier à cette calamité. Il y eut (iiiel([ue; émotion -. qu'il n'eût été ni prudent ni humain de punir trop sévèrenieiil. Le magistrat les calma, et i»ar la sage hardiesse qu'il eut tes troupes plusieurs ol'ticiers allemands, mais qui, la plupart simples soldats dans leur pays et officiers seulement parce qu'ils étaient en Moscovie, n'en savaient pas mieux leur nou- veau métier. Les armées russes, levées par force, composée; d'une vile populace, mal disciplinées, mal commandées, m tenaient guère tête à un ennemi aguerri; et il fallait que de: circonstancei heureuses et singulières leur missent entre le mains une victoire qui leur était assez indift'érente. La pi'iûi cipale force de l'empire consistait dans les strélitz, milicqjljf peu près semblable aux janissaires turcs, et redoutablïTdf comme eux à ses maîtres dans le même temps qu'elle le i,, faisait redouter des peuples. Un commerce faible etlanguissarjji] était tout enlier entre les mains des marchands étrangers, qu'n l'ignorance et la paresse des gens du pays n'inv^itaiei il KLOGI-: DL" ly.AH PIERRE I*>r. 185 que trop à les tromper. La mer n'avait jamais vu de vais- seaux moscovites, soit vaisseaux de guerre, soit marchands, et tout Tusage du port d'Ârkangel était pour les nations étrangères. Le christianisme même qui impose quelque nécessité de sa- voir, du moins au clergé. lai>sait le clergé dans des ténèbres aussi épaisses que le peuple; tous savaient seulement (ju'ils étaient de la religion grecque, et qu'il laUail haù* les Latins. Nul ecclésiastique n'était assez habile ])Our prêcher devant des auditeurs aussi peu redoutables; il n'y avait presque pas de livres dans les plus anciens et les ]tlus riches monastères, même à condition de n'y être pas lus. Il régnait partout une extrême dépravation de mœurs et de sentiments, qui n'était pas seulement, comme ailleurs, cachée sous ces dehors légers de bienséance, ou revêtue de quelque apparence d'esprit et de quelques agréments superficiels. Cependant ce même peu- ple était souverainement fier, p'ein de mépris pour tout ce qu'il ne connaissait point ; et c'est le comble de l'ignorance que d'être orgueilleux. Les Czars y avaient contribué, en ne permettant point que leurs sujets voyageassent : peut-être craignait-on ([u'ils ne vinssent à ouvrir les yeux sur leur mal- heureux état. La nation moscovite, peu connue, que de ses plus proches voisins, faisait presque une nation à part, qui n'entrait point dans le système de l'Europe, qui n'avait que peu de liaison avec les autres puissances et peu de considé- ration chez elles, et dont à peine étiiit-on curieux d'ap- prendre de temps en temps quelques révolutions impor- tantes. Tel était l'état de la Moscovie, lorsque le prince Pierre na- quit, le 11 juin i672, du Czar Alexis MichaëIo\vitz etdeNatalie Kirilouna Nariskin, sa seconde femme. Le Czar étant mort en 4676, Fedor ou Théodore, son fils aîné, lui succéda, et mourut en 1682, après six ans de règne. Le prince Pierre, âgé seule- ment de dix ans. fut proclam i C'.ar en sa place, au préjudice de Jean, quoique aîné, dont la santé était fort faible et l'esprit imbécile. Les strélitz, excités par la princesse Sophie, qui espérait plus d'autorité sur Jean, son frère de père et de mère, et incapable de tout, se révoltèrent en faveur de Jean : et. 18b FONTENELLE. pour éteindre la guerre civile, il fut réglé que les deux frères régneraient ensemble, Pierre, déjà Czar dans un âge si tendre, était très mal élevé, non seulement par le vice général de l'éducation moscovite, par celui de l'éducation ordinaire des princes, que la flatterie se hâte de corrompre dans le temps même destiné aux pré- ceptes et cà la vérité, mais encore plus par les soins de l'am- bitieuse Sophie, qui dt'jà le connaisrait assez pour craindre qu'il ne fût un jour trop grand prince et trop difficile à gou- verner. Elle l'environna de tout ce qui était capable d'étouff"er ses lumières naturelles, de lui gâter le cœur, de l'avilir par les plaisirs. Mais ni la bonne éducation ne fait les grands caractères, ni la mauvaise ne les détruit. Les héros en tout genre sortent tout formés des main ; de la nature, et avec des qualités in- surmontables. L'inclination du Czar Pierre pour les exercices militaires i-e déclara dès sa première jeunesse: il se plaisait à battre le tambour; et, ce qui marque bien qu'il ne voulait pas s'amuser comme un enfant, par un vain bruit, mais apprendre une fonction de soldat, c'est qu'il cherchait à s'y rendre habile; et il le devint effectivement au point d'en donner quelquefois des leçons à des soldats qui n'y réussissaient pas si bien quelui. Le Czar Fedor avait aimé la magnificence en habits et en équipages de chevaux. Pour lui, quoique blessé dès lors de ce faste, qu'il jugeait inutile et onéreux, il vit cependant avec plaisir que ses sujets, qui n'avaient été jusque-là que trop éloignés de toute sorte de magnificence, en prenaient peu à peu le goût. 11 conçut qu'il pouvait employer à de plus nobles usages la force de son exemple. Il forma une compagnie de cinquante hommes, commandée par des officiers étrangers, et qui étaient habillés et faisaient leurs exercices à l'Allemande. Il prit dans cette troupe le moindre de tous les grades, celui de tamboun Ce n'était pas une représentation frivole qui ne fit que fournir à lui et à sa cour une matière de divertissement et de plai- santerie. Il avait bien défendu à son capitaine de se souvenir qu'il était Czar : il servait avec toute l'exactitude et toute la soumission que demandait son emploi; il ne vivait que de sa paie, et ne couchait que dans une tente de tambour à la suite ÉLOGE DU CZAR PIERRE le'. 187 de sa compagnie. Il de\int sergent, après l'avoir mérité au jugement des otliciers, qu'il aurait punis d'un jugement trop favorable; et il ne fut jamais avancé que comme un soldat de fortune, dont ses camarades même auraient approuvé l'éléva- tion. Par là, il voulait apprendre aux nobles que la naissance seule n'était point un titre suffisant pour obtenir les dignités militaires; et à tous ses sujets, que le mérite seul en était un. Les bas emplois par oii il passait, la vie dure qu'il y essuyait, lui donnaient un droit d'en exiger autant, plus fort que celui même qu'il tenait de son autorité despotique. A cette première compagnie de cinquante hommes, il en joi- gnit de nouvelles, toujours commandées par des étrangers, toujours disciplinées à la manière d'Allemagne, et il forma enfin un corps considérable. Commo il avait alors la paix, il faisait combattre une troupe contre une autre, on représentait des sièges de places; il donnait à ses soldats une expérience qui ne coûtait point encore de sang: il essayait leur valeur et pré- ludait à des victoires. Les strélitz regardaient tout cela comme un amusement d'un jeune prince, et se divertissaient eux-mêmes des nouveaux spec- tacles qu'on leur donnait. Ce jeu cependant les intéressait plus qu'ils ne pensaient. Le Czar, qui les voyait trop puissants et d'ailleurs uniquement attachés à la princesse Sophie, cachait dans le fond de son cœur un dessein formé de les abattre ; et il voulait s'assurer de troupes et mieux instruites et plus fidèles. En même temps il suivait une autre vue aussi grande et encore plus difficile. Une chaloupe hollandaise, qu'il avait trou- vée sur un lac d'une de ses maisons de plaisance, oii elle demeu- rait abandonnée et inutile, l'avait frappé ; etses pensées s'étaient élevées jusqu'à un projet de marine, quelque hardi qu'il dût paraître, et qu'il lui parût peut-être à lui-même. Il fit d'abord construire à Moscou de petits bâtiments par des Hollandais, ensuite quatre frégates de quatre pièces de canon sur le lac dePereslave. Déjà il leur avait appris à se battre les unes contre les autres. Deux campagnes de suite il partit d'Ar- kangel sur des vaisseaux hollandais ou anglais, pour s'instruire par lui-même de toutes les opérations de mer. 188 rONTENELLE. Au commencement de 1696, le Czar Jean mourut, et Pierre, seul maître de l'empire, se vit en état d'exécuter ce qu'il n'eût pu avec une autorité partagée. L'ouverture de son nouveau règne fut le siège d'Azof sur les Turcs. Il ne le prit qu'en 1697, après avoir fait venir des Vénitiens pour construire sur le Don des galères qui en fermassent Femboucliure et empê- chassent les Turcs de secourir la place. Il connut par là mieux que jamais l'importance d'une ma- rine ; mais il sentit aussi l'extrême incommodité de n'avoir des vaisseaux que des étrangers, ou de n'en construire que par leurs mains. Il voulut s'en délivrer ; et comme ce qu'il méditait était trop nouveau pour être seulement mis en délibération, et que l'exécution de ses vues, confiée à tout autre que lui, était plus qu'incertaine, ou du moins très lente, il prit entièrement sur lui une démarche hardie, bizarre en apparence, et qui, si elle manquait de succès, ne pouvait être justifiée qu'auprès du petit nombre de ceux qui reconnaissent le grand partout où il se trouve. En 1698, n'ayant encore régné seul que près de deux ans, il envoya en Hollande une ambassade, dontleschefsétaient le Fort, Genevois, qu'il honorait d'une grande faveur, et le comte Golowin. grand chancelier ; et il se mit dans leur suite incognito, pour aller apprendre la construction des A'aisseaux. Il entra à Amsterdam dans la maison de l'amirauté des Indes, et se fit inscrire dans le rôle des charpentiers sous le nom de Pierre Michaëlof, et non de Pierre Michaëlowitz, qu'il eût dû prendre par rapport à son grand-père ; car dans la lan- gue russe cette différence de terminaison marque un homme du peuple ou un homme de condition, et il ne voulait pas qu'il restât aucune trace de sa suprême dignité. Il l'avait entière- ment oubliée, ou plutôt il ne s'en étaitjamaissibien souvenu, si elle consiste plus dans des fonctions utiles aux peuples, que dans la pompe et l'éclat qui l'accompagnent. 11 travaillait dans le chantier avec plus d'assiduité et plus d'ardeur que ses com- pagnons qui n'avaient pas des motifs comparables aux siens. Tout le monde connaissait le Czar, et on se le montrait les uns aux autres avec un respect que s'attirait moins ce qu'il était que ce qu'il était venu faire. Guillaume III, roi d'Angleterre, qui se trouvait alors en Hollande, et (jui se connaissait enmérite ÉLOGE DU CZAR PIER «'. IH'J personnel, eut pour lui toute la considération réelle qui lui était due; l'incognito ne trancha que la fausse et l'apparente. Avant que de partir de ses états, il avait envoyé les princi- paux seigneurs moscovites voyager en diftercnts endroits de l'Europe, leur marquant à chacun, selon les dispositions qu'il leur connaissait, ce qu'ils devaient particulièrement étudier; il avait songé aussi à prévenir par la dispersion des grands les périls de son absence. Quelques-uns obéirent de mauvaise grtàce, et il y en eut un qui demeura quatre ans enfermé chez lui à Vense, pour en sortir avec la satisfaction de n'avoir rien vu ni rien appris. Mais en général l'expédient du Czar réussit; les seigneurs s'instruisirent dans les pays étrangers.et l'Europe fut pour eux un spectacle tout nouveau dont ils profitèrent. Le Czar voyant en Hollande que la construction des vaisseaux ne se faisait que par pratique et par une Iradition d'ouvriers, et ayant appris qu'elle se faisait en Angleterre sur des plans où toutes les proportions étaient exactement manfuées jugea celte manière préférable, et passa en Angleterre. Le roi Guillaume l'y reçut encore ; et pour lui faire un présent selon son goût, et qui fût un modèle de l'art ([u'il venait étudier, il lui donna un yacht magnifique. D'Angleterre, le Czar repassa en Hollande, pour retourner dans ses états par l'Allemagne, remportant avec lui la science de la construction des vaisseaux, acquise en moins de deux ans. parce qu'il l'avait acquise par lui-même, et achetée courageu- sement par une espèce d'abdication de la dignité royale, piix qui aurait paru exorbitant à tout autre souverain. Il fut rappelé brusquement de Vienne par la nouvelle de la révolte de quarante mille strélitz. Arrivé à Moscou à. la fin de l'an 1699, il les cassa tous sans hésiter, plus sûr du respect qu'ils auraient pour sa hardiesse que de celui qu'ils devaient à ses ordres. Dès l'année 1700, il eut remis sur pied tren.e mille hommes d'infanterie réglée, dont faisaient partie les troupes qu'il avait eu déjà la prévoyance de former et de s'attacher particulière- ment. Alors se déclara dans toute' son étendue le vaste projet qu'il avait conçu. Tout était à faire en Moscovie. et rien à perfection - 11. '^^ FONTENELLE. ner. Il s'agissait de créer une nation nouvelle; et, ce qui tient encore de la création, il fallait agir seul, sans secours, sans instruments. L'aveugle politique de ses prédécesseurs' avait presque entièrement détaché la Moscovie du reste du monde- le commerce y était ou ignoré ou négligé au dernier point; et cependant toutes les richesses, et même celles del'esprit, dépen- dent du commerce. Le Czar ouvrit ses grands états jusque-là fermes. Après avoir envoyé ses principaux sujets chercher des connaissances et des lumières chez les étrangers, il attira chez lui tout ce qu'il put d'étrangers capables d'en apporter à ses sujets : officiers de terre et de mer, matelots, ingénieurs, ma- thématiciens, architectes, gens habiles dans la découverte des mines et dans le travail des métaux, médecins, chirurgiens, artisans de toutes les espèces. Toutes ces nouveautés cependant, aisées à décrire par leseul nom de nouveautés, faisaient beaucoup de mécontenis; et l'au- torité despotique, alors si légitimement employée, n'était qu'à peine assez puissante. Le Czar avait affaire à un peuple dur, indocile, devenu paresseux par le peu de fruit de ses travaux,' accoutumé à des châtiments cruels et souvent injustes, détaché de l'amour delà vie par une affreuse misère, persuadé par une longue expérience qu'on ne pou^ait travailler à son bonheur, msensible à ce bonheur inconnu. Les changements les plus indifférents et les plus légers, tels que celui des anciens habits ou le retranchement des longues barbes, trouvaient une oppo- sition opiniâtre et suffisaient quelquefois pour causer des sédi- tions. Aussi, pour lier la nation â des nouveautés utiles, fallait-il porter la vigueur au delà de celle qui eût suffi avec un peuple plus doux et plus traitable; et le Czar y était d'autant plus obligé, que les Moscovites ne connaissaient la grandeur et la supériorité que par le pouvoir de faire du mal, et qu'un maître indulgent et facile ne leur eût pas paru un grand prince, et à peine un maître. En 1700, le Czar, soutenu de raUiancc d'Auguste, roi de Pologne, entra en guerre avec Charles XII, "roi de Suède, le plus redoutable rival de gloire qu'il pût jamais avoir. Charles était un jeune prince, non pas seulement ennemi de toute mol- lesse, mais amoureux des plus violentes fatigues et de la vie ÉLOGE DU CZAR PIERRE !«'. 191 la plus dure, recherchant les périls par goût et par volupté, invinciblement opiniâtre dans les extrémités où son courage le portait ; entin, c'était Alexandre, s'il eût eu des vices et plus de fortune. On prétend que le Czar et lui étaient encore fortifiés par l'erreur spéculative d'une prédestination absolue. Il s'en fallait beaucoup que l'égalité qui pouvait être entre les deux souverains ennemis se trouvât entre les deux na- tions. Des Moscovites qui n'avaient encore qu'une légère tein- ture de discipline, nulle ancienne habitude de valeur, nulle réputation qu'ils craignissent de perdre, et qui leur enflât le courage, allaient trouver des Suédois exactement disciplinés depuis longtemps, accoutumés à combattre sous une longue suite de rois guerriers, leurs généraux animés par le seul sou- venir de leur histoire. Aussi le Czar disait-il, en commençant cette guerre : Je sais bien que mes troupes seront lonfjtemps bat- tues ; mais cela leur apprendra enfin à vaincre. U s'armait d'une patience plus héroïque que la valeur même, et sacrifiait l'intérêt de sa gloire à celui qu'avaient ses peuples de s'aguerrir. Cependant, après que les mauvais succès des premiers com- mencements eurent été essuyés, il remporta quelques avantages assez considérables, et la fortune varia : ce qui honorait déjà assez ses armes. On put espérer de se mesurer bientôt avec les Suédois sans inégalité, tant les Moscovites se formaient rapi- dement. Au bout de quatre ans le Czar avait déjà fait d'assez grands progrès dans la Livonie et dans l'Ingrie, provinces dé- pendantes de la Suède, pour être en état de songer à bâtir une place dont le port, situé sur la mer Baltique, pût contenir une flotte; et il commença en effet le fameux Pétersbourg en 1704. Jamais tous les eff"orts des Suédois n'ont pu l'en chas- ser, et il a rendu Pétersbourg une des meilleures forteresses de l'Europe. Selon la loi qu'il s'était prescrite à lui-même, de n'avancer dans les dignités de la guerre qu'autant qu'il le méritait, il devait être avancé. A Grodno, en Lithuanie,oùse trouvaient le roi de Pologne et les principaux seigneurs de ce royaume, il pria ce prince de prendre le conmiandement de son armée. Quelques jours après il lui fit proposer en public, par le géné- ral moscovite Ogilvi, de remplir deux places de colonel vacan- 192 FONTENELLE. tes. Le l'oi Auguste répondit qu'il ne connaissait pas encore assez les officiers moscovites, et lui dit de lui en nommer quel- ques-uns des plus dignes de ces emplois. Ogilvi lui nomma le prince Alexandre Menzicoff, et le lieutenant-colonel Pierre Alexiowitz, c'est-à-dire le Czar. Le roi dit qu'il connaissait le mérite de Menzicoff et qu'il lui forait incessamment expédier le brevet; mais que pour l'autre il n'était pas assez informé de ses services. On sollicita pendant cinq ou six jours pour Pierre Alexiowitz, et enfin le roi le fit colonel. Si c'était là une espèce de comédie, du moins elle était instructive et méritait d'être jouée devant tous les rois. Après de grands désavantages qu'il eut contre les Suédois depuis 1704, enfin il remporta sur eux, en 1709, devant Pul- tava, une victoire complète; il s'y montra aussi grand capi- taine que brave soldat, et il fit sentir à ses ennemis combien ses troupes s'étaient instruites avec eux. Une grande partie de l'armée suédoise fut prisonnière de guerre; et on vit un héros tel que le roi de Suède fugitif sur les terres de Turquie et ensuite presque captif à Bender. Le Czar se crut digne alors de monter au grade de lieutenant général. Il faisait manger à sa table les généraux suédois prisonniers ; et un jour qu'il but à la santé de ses maîtres dans l'art de la guerre, le comte de Rhinschild, l'un des plus illustres d'entre ces prisonniers, lui demanda qui étaient ceux à qui il donnait un si beau titre : Vous, dit-il, messieurs les généraux. — Votre Majesté est donc bien ingrate, répliqua le comte, d'avoir si mal- traité ses maîtres. Le Czar, pour réparer en quelque façon cette glorieuse ingratitude, fit rendre aussitôt une épée à chacun d'eux. Il les traita toujours comme aurait fait leur roi, qu'ils auraient rendu victorieux. Il ne pouvait manquer de profiter du malheur et de l'éloi- gnement du roi de Suède. 11 acheva de conquérir la Livonie et ringrie, et y joignit la Finlande et une partie de la Pomé- ranie suédoise. Il fut plus en état que jamais de donner ses soins à son Pétersbourg naissant. Il ordonna aux seigneurs d'y venir bâtir, et le peupla, tant des anciens artisans de Moscovie que de ceux qu'il rassemblait de toutes parts. Il fit construire des galères inconnues jusque-là dans ces _; ÉLOGK DU r.ZAR PIERRE Ie^ 193 mers, pour aller sur les côtes de Suôde et de Finlande, pleines de rochers et inaccessibles aux bâtiments de haut bord. Il acheta des vaisseaux d'Angleterre et fit travailler sans relâche à en bâtir encore. Il parvint enfin à en bâtir un de quatre-vingt- dix pièces de canon, où il eut le sensible plaisir de n'avoir travaillé qu'avec des ouvriers moscovites. Ce grand navire fut lancé à la mer en 1718, au milieu des acclamations de tout un peuple, et avec une pompe digne du principal charpentier. La défaite des Suédois à Pultava lui produisit, par rapport à l'établissement des arts, un avantage que certainement il n'at- tendait pas lui-même. Près de trois mille officiers suédois furent dispersés dans tous ses états, et principalement en Si- bérie, vaste pays qui s'étend jusqu'aux confins de la Chine, et destiné à la punition des Moscovites exilés. Ces prisonniers, qui manquaient de subsistances et voyaient leur retour éloigné et incertain, se mirent presque tous à exercer les diftérents métiers dont ils pouvaient avoir quelque connaissance, et la nécessité les y rendit promptement assez habiles. Il y eut parmi eux jusqu'à des maîtres de langues et de mathéma- tiques. Ils devinrent une espèce de colonie qui civilisa les anciens habitants ; et tel art qui, quoiqu'établi à Moscou ou à Pétersbourg, eût pu être longtemps à pénétrer en Sibérie, s'y trouva porté tout d'un coup. L'histoire doit avouer les fautes des grands hommes: ils en ont eux-mêmes donné l'exemple. Les Turcs ayant rompu la trêve qu'ils avaient avec le Czar, il se laissa enfermer en 1712 par leur armée sur les bords de la rivière de Pruth, dans un poste où il était perdu sans ressource. Au milieu delà conster- nation générale de son armée, la Czarine Catherine, qui avait voulu le suivre, osa seule imaginer un expédient; elle envoya négocier avec le grand visir, en lui laissant entrevoir une grosse somme d'argent. Il se laissa tenter, et la prudence du Czar acheva le reste. En mémoire de cet événement, il voulut que la Czarine instituât Tordre de Sainte-Catherine, dont elle serait chef, et où il n'entrerait que des femmes. 11 éprouva toute la douceur que l'on goûte, non seulement à devoir beau- coup à ce qu'on aime, mais encore à en faire un. aveu écla- tant et qui soit glorieux. 194 FONTENELLE. Le roi de Suède étant sorti enfin des états du Turc en 1713, après les actions qu'il fit à Bender, et qu'un Romain n'aurait osé feindre, le Czar se trouva ce formidable ennemi en tête; mais il était fortifié de l'alliance du roi de Danemarck. Il porta la guerre dans le duché de Holstein, allié de la Suède ; et en même temps il y porta ses observations continuelles et ses études politiques. 11 faisait prendre par des ingénieurs le plan de chaque ville et les dessins des différents moulins et des machines qu'il n'avait pas encore; il s'informait do toutes les particularités du labourage et des métiers, et partout il enga- geait d'habiles artisans qu'il envoyait chez lui. AGottorp, dont le roi de Danemarck était alors maître, il vit un grand globe céleste en dedans et terrestre en dehors, fait sur un dessin de Tycho-Brahé. Douze personnes peuvent s'asseoir dedans autour d'une table, et y faire des observations célestes, en faisant tourner cet énorme globe. La curiosité du Czar en fut frappée; il le demanda au roi de Danemarck, et fît venir exprès de Pétersbourg une frégate qui l'y porta. Des astronomes le pla- cèrent dans une grande maison bâtie pour cet usage. La Moscovie vit en 1714 un spectacle tout nouveau, et que le Czar était peut-être surpris de lui donner sitôt, un triomphe pour une victoire navale remportée sur les Suédois à Gango vers les côtes de Finlande. La flotte moscovite entra dans le port de Pétersbourg avec les vaisseaux ennemis qu'elle amenait et le contre-amiral suédois Ockrenskied, prisonnier, chargé de sept blessures. Les troupes débarquées passèrent avec pompe sous un arc-de-triomphe qu'on avait élevé; et le Czar, qui avait combattu en personne et qui était le vrai triomphateur, moins par sa qualité de souverain que par celle de premier instituteur de la marine, ne parut dans cette marche qu'à son rang de contre-amiral, dont il avait alors le titre. Il alla à la citadelle, où le vice-czar Roma- nadofski, assis sur un trône au milieu d'un grand nombre de sénateurs, le fit appeler, reçut de sa main une relation du combat et, après l'avoir assez longtemps interrogé, l'éleva par l'avis du conseil à la dignité de vice-amiral. Ce prince n'avait pas besoin de l'esclave des triomphateurs romains ; il savait assez lui seul prescrire de la modestie à son triomphe. ÉLOGE DU CZAR PIERRE I^r. 19.^ Il y joignit encore beaucoup de douceur et de générosité, en traitant le contre-amiral suédois Ockrenskield comme il avait fait auparavant le général Rhinschild. Il n'y a que la vraie valeur qui aime à se retrouver dans un ennemi, et qui s'y respecte. Nous supprimerons désormais presque tout ce qui appartient à la guerre. Tous les obstacles sont surmontés, et d'assez beaux commencements établis. Le Czar en 1716 alla avec la Czarine voir le roi de Daneniarck à Copenhague, et y passa trois mois. Là, il visita tous les col- lèges, toutes les académies, et vit tous les savants. Il lui était indifférent de les faire venir chez lui, ou d'aller chez eux. Tous les jours il allait dans une chaloupe avec deux ingénieurs côtoyer les deux royaumes de Danemarck et de Suède, pour mesurer toutes les sinuosités, sonder tous les fonds, et porter ensuite le tout sur des cartes si exactes, que le moindre banc de sable ne leur a pas échappé. Il fallait qu'il fût bien respecté de ses alliés pour n'être pas traversé par eux-mêmes dans ce grand soin de s'instruire si particulièrement. Ils lui donnèrent encore une marque de considération plus éclatante. L'Angleterre était son alliée aussi bien que le Dane- marck ; et ces deux puissances ayant joint leurs flottes à la sienne, lui déférèrent le commandement en chef. Les nations les plus expérimentées sur la mer voulaient bien déjà obéir au premier de tous les Russes qui eût connu la mer. De Danemarck il alla à Hambourg, de Hambourg à Hanovre et à Volfembutel, toujours observant, et de là en Hollande, où il laissa la Czarine, et vint en France en 1717. Il n'avait plus rien d'essentiel à apprendre ni à transporter chez lui mais il lui restait à voir la France, un pays où les connaissances ont été portées aussi loin, et les agréments de la société plus loin que partout ailleurs; seulement est-il à craindre que l'on n'y prenne à la fin un bizarre mépris du bon devenu trop fa- milier. Le Czar fut fort touché de la personne du roi encore enfant. On le vit qui traversait avec lui les appartements du Louvre, le conduisant par la main, et le prenant presque entre ses bras pour le garantir de la foule, aussi occupé de ce soin 1% FONTENELLE. et d'une manière aussi tendre que son propre gouver- neur Le 19 juin 1717, il fitrhonnciirition linrdie, que nous avons déjà exposée au [tublic Ij. QueIanteur. Une conformité si exacte d'effets, ou plutôt cette parfaite identité, ne peut venir (}ue de celle des causes, 11 est vrai que dans le système de Galilée, qu'on a suivi ici, la pesanteur est constante, et que la force centrale de la lune ne l'est pas dans la démonstration même qu'on vient de don- ner. Mais la pesanteur peut bien ne paraître constante, ou, pour mieux dire, elle ne le paraît dans toutes nos expériences, qu'à cause que la plus grande hauteur d'où nous puissions voir tomber des corps n'est rien par rapport à la distance de l.oOO lieues où ils sont tous du centre de la terre. 11 est dé- montré qu'un boulet de canon tiré horizontalement, décrit dans l'hypothèse de la pesanteur constante une parabole ter- minée à un certain point par la rencontre de la terre; mais, que s'il était tiré d'une hauteur qui pût rendre sensible l'iné- galité d'action de la pesanteur, il décrirait au lieu de la para- bole une ellipse, dont le centre de la terre serait un des foyers, c'est-à-dire qu'il lerait exactement ce que fait la lune. Si la lune est pesante à la manière des corps terrestres, si elle est portée vers la terre par la même force qui les y porte, si, selon l'expression de Newton, elle pèse sur la terre, la même cause agit dans tout ce merveilleux assemblage de corps célestes, car toute la nature est une: c'est partout la même disposition, partout des ellipses décrites par des corps dont le mouvement se rapporte à un corps placé dans des foyers. Les satellites de Jupiter pèsent sur Jupiter comme la lune sur la terre, les satellites de Saturne sur Saturne, toutes les planètes ensemble sur le soleil. On ne sait point en quoi consiste la pesanteur, et Newton lui-même l'a ignoré. Si la pesanteur agit par impulsion, on conçoit qu'un bloc de marbre qui tombe, peut être poussé 13, 226 FONTENELLE. vers la terre sans que la terre soit aucunement poussée vers lui ; et en un mot tous les centres auxquels se rapportent les mouvements causés par la pesanteur pourront être immo- biles. Mais si elle agit par attraction, la terre ne peut attirer le bloc de marbre sans que ce bloc n'attire aussi la terre. Pourquoi celte vertu attractive serait-elle plutôt dans certains corps que dans d'autre.3 ? Newton pose toujours l'action de la pesanteur réciproque dans tous les corps, et proportionnelle seulement à leurs masses; par là il semble déterminer la pesanteur à être réellement une attraction. 11 n'emploie à chaque mo^nent que ce mot pour exprimer la force active des corps ; force, à la vérité, inconnue, et qu'il ne prétendait pas définir; mais si elle pouvait agir aussi par impulsion, pour- quoi ce terme plus clair n'aurait-il pas été préféré? Car on conviendra qu'il n'était guère possible de les employer tous deux indifféremment; ils sont trop opposés. L'usage perpé- tuel du mot d'attraction, soutenu d'une grande autorité, et peut-être aussi de l'inclination qu'on croit sentir à Newton pour la chose même, familiarise du moins les lecteurs avec une idée proscrite par les cartésiens, et dont tous ;les' autres philosophes avaient ratifié la condamnation ; il faut être pré- sentement sur ses gardes pour ne lui pas imaginer quelque réalité : on est exposé au péril de croire qu'on l'entend. Quoi qu'il en soit, tous les corps, selon Nevvlon, pèsent les uns sur les autres ou s'attirent en raison de leurs masses; et quand ils tournent autour d'un centre commun, dont par conséquent ils sont attirés, et qu'ils attirent, leurs forces attractives varient dans la raison renversée des carrés de leurs distances à ce centre ; et si tous ensemble avec leur centre commun tournent autour d'un autre centre commun à eux et à d'autres, ce sont encore de nouveaux rapports qui font une étrange complication. Ainsi chacun des cinq satellites de Saturne pèse sur les quatre autres, et les quatre autres sur lui; tous les cinq pèsent sur Saturne, et Saturne sur eux : le tout en- sejnble pèse sur le soleil, et le soleil sur ce tout. Quelle géo- métrie a été nécessaire pour débrouiller ce chaos de rapports ! 11 paraît téméraire de l'avoir entrepris ; et on ne peut voir sans étonnement que d'une théorie si abstraitte, formée de ÉLOGE DE MIWTON. 227 plusieurs théories particulières, toutes très difficiles à manier, il naisse nécessairement des conclusions toujours conformes aux faits établis par l'astronomie. Quelquefois même ces conclusions semblent deviner des faits auxquels les astronomes ne se seraient pas attendus. On prétend depuis un temps, et surtout en Angleterre, que quand Jupiter et Saturne sont entre eux dans leur plus grande proximité, qui est de 163 millions de lieues, leurs mouvements ne sont plus de la même régularité que dans le reste de leur cours ; et le système de Newton en donne tout d'un coup la cause qu'aucun autre système ne donnerait. Jupiter et Saturne s'attirent plus fortement l'un l'autre, parce qu'ils sont plus proches ; et par là, la régularité du reste de leur cours est sensiblement troublée. On peut aller jusqu'à déterminer la et les bornes de ce dérèglement. La lune est la moins régulière des planètes ; elle échappe assez souvent aux tables les plus exactes, et fait des écarts dont on ne connaît point les princi])es. Halley, que son pro- fond savoir en mathématiques n'empêche pas d'être bon poète, dit, dans des vers latins qu'il a mis au devant des Prm- cipes de Newton, que la lune jusque-là ne s'était point laissé assujettir au frein des calculs et n'avait été domptée par aucun astronome ; mais qu'elle l'est enfin dans le nouveau système. Toutes les bizarreries de son cours y deviennent d'une nécessité qui les fait prédire ; et il est difficile qu'un système où elles prennent cette forme ne soit qu'un système heureux, surtout si on ne les regarde que comme une petite partie d'un tout, qui embrasse avec le même succès une infi- nité d'autres explications. Celle du flux et du reflux s'offre si naturellement par l'action de la lune sur les mers, combi- née avec celle du soleil, que ce merveilleux phénomène sem- ble en être dégradé. La seconde des deux grandes théories sur lesquelles roule le livre des Principes, est celle de la résistance des milieux au mouvement, qui doit entrer dans les principaux phénomènes de la nature, tels que les mouvements des corps célestes, la lumière, le son. Newton étabht à son ordinaire sur une très profonde géométrie ce qui doit résulter de cette résistance. 228 FOJNTENELLE. -•• selon toutes les causes qu'elle peut avoir, la densité du milieu, la vitesse du corps mû, la grandeur de sa surface ; et il arrive enfin à des conclusions qui détruisent les tourbillons de Des- cartes et renversent ce grand édifice céleste qu'on aurait cru inébranlable. Si les planètes se meuvent autour du soleil dans un milieu quel qu'il soit, dans une matière éthérée qui rem- plit tout, et ainsi qu'il est démontré, comment les mouvements des planètes n'en sont-ils pas perpétuellement et même prompteraent affaiblis ? Surtout comment les comètes traver- sent-elles les tourbillons librement en tous sens, quelquefois avec des directions de mouvements contraires aux leurs, sans en recevoir nulle altération sensible dans leurs mouvements, de quelque longue durée qu'ils puissent être ? Comment ces torrents immenses et d'une rapidité presque incroyable n'absorbent-ils pas en peu d'instants tout le mouvement par- ticulier d'un corps qui n'est qu'un atome par rapport à eux, et ne le forcent-ils pas à suivre leur cours? Les corps célestes se meuvent donc dans un grand vide, si ce n'est que leurs exhalaisons et les rayons de lumière, qui forment ensemble mille entrelacements différents, mêlent un peu de matière à des espaces immatériels presque infinis. L'attraction et le vide, bannis de la physique de Descartes, et bannis pour jamais selon les apparences, y reviennent rame- nés par Newton, armés d'une force toute nouvelle dont on ne les croyait pas capables, et seulement peut-être] un peu déguisés. Les deux grands hommes qui se trouvent dans une si grande opposition ont eu de grands rapports. Tous deux ont été des génies de premier ordre, nés pour dominer sur les autres .esprits et pour fonder des empires. Tous deux, géomètres excellents, ont vu la nécessité de transporter la géoraélrie dans la physique. Tous deux ont fondé leur physique sur une géométrie qu'ils ne tenaient presque que de leurs propres lumières. Mais l'un, prenant un vol hardi, a voulu se placer à la source de tout, se rendre maître des premiers pi'incipes par quelques idées claires et fondamentales, pour n'avoir plus qu'à descendre aux phénomènes de la naturp comme à des conséquences nécessaires. L'autre, plus timide ou plus mo- ÉLOGE DE MWTON. 229 deste. a commencé sa marche par s'appuyer sur les phéno- mènes pour remonter aux principes inconnus, résolu de les admettre, quels que les pût donner l'enchaînement des consé- quences. L'un part de ce qu'il entend nettement pour trouver la cause de ce qu'il voit ; l'autre part de ce qu'il voit pour en trouver la cause, soit claire, soit obscure. Les principes évi- dents de l'un ne le conduisent pas toujours aux phénomènes tels qu'ils sont ; les phénomènes ne conduisent pas toujours l'autre à des principes assez évidents. Les bornes qui dans ces deux routes contraires ont pu arrêter deux hommes de cette espèce, ce ne sont pas les bornes de leur esprit, mais celles de l'esprit humain (1). Kn même temps que Newton travaillait à son grand ouvrage des Principes, il en avait un autre entre les mains, aussi ori- ginal, aussi neuf, moins général par son titre, mais aussi étendu par la manière dont il devrait traiter un sujet parti- culier. C'est VOptique ou Traité de la lumière et des couleurs, qui parut pour la première fois en 1704. Il avait fait pendant le cours de trente années les expériences qui lui étaient néces- saires. L'art de faire des expériences porté à un certain degré, n'est nullement commun. Le moindre fait qui s'offre à nos yeux est comphqué de tant d'autres faits qui le composent ou le modifient, qu'on ne peut sans une extrême adresse démêler tout ce qui y entre, ni même sans une sagacité extrême soup- çonner tout ce qui peut y entrer. Il faut décomposer le fait dont il s'agit en d'autres qui ont eux-mêmes leur composi- tion ; et quelquefois, si l'on n'avait bien choisi sa route, on s'engagerait dans des labyrinthes dont on ne sortirait pas. Les faits primitifs et élémentaires semblent nous avoir été cachés par la nature avec autant de soin que les causes; et quand on parvient à les voir, c'est un spectacle tout nouveau et entiè- ment imprévu. L'objet perpétuel de l'Optique de Newton est l'anatomie de la lumière. L'expression n'est pomt trop hardie, ce n'est que (1) ce beau et équitable parallèle ne fut pas goûté en Angleterre, où l'on np voulait pas que le génie de Descartes pût être comparé à celui de Newton. 230 FONTENELLE. la chose même. Un très petit rayon de lumière qu'on laisse entrer dans une chambre parfaitement obscure, mais qui ne peut être si petit qu'il ne soit encore un faisceau d'une infinité de rayons, est divisé, disséqué, de façon que l'on a les rayons élémentaires qui le composaient séparés les uns des autres, et teints chacun d'une couleur particulière qui, après cette sé- paration, ne peut plus être altérée. Le blanc dont était le rayon total avant la dissection résultait du mélange de toutes les couleurs particulières des rayons primitifs. La séparation de ces rayons était si difficile, que quand Mariette l'entreprit sur les premiers bruits des expériences de Newton, il la man- qua, lui qui avait tant de génie pour les expériences et qui a si bien réussi sur d'autres sujets. On ne séparerait jamais les rayons primitifs et colorés, s'ils n'étaient de leur nature tels qu'en passant par le même lieu, par le même prisme de verre, ils se rompent sous différents angles, et par là se démêlent quand ils sont reçus à des dis- tances convenables. Cette ditterente réfrangibilité des rayons rouges, jaunes, verts, bleus, violets, et de toutes les couleurs intermédiaires en nombre infini, propriété qu'on n'avait jamais soupçonnée et à laquelle on ne pouvait guère être conduit par aucune conjecture, est la découverte fondamentale du Traité de Newton. La différente réfrangibilité amène la diffé- rente réfiexibilité. 11 y a plus : les rayons (jui tombent sous le môme angle sur une surface, s'y romi)ent et réfléchissent alter- nativement; espèce de jeu qui n'a pu être aperçu qu'avec des yeux extrêmement fins et bien aidés par l'esprit. Enfin, et sur ce point seul, la première idée n'appartient pas à Newton ; les rayons qui passent près des extrémités d'un corps sans le tou- cher ne laissent pas de s'y détourner de la ligne droite, ce qu'on appelle inllcxion. Tout cela ensemble forme un corps S d'optique si neuf, qu'on pourra désormais regarder cette science I comme presque entièrement due à l'auteur. l»our ne pas se borner à des spéculations, qu'on traite quel- quefois injustement d'oisives, il a donné dans cet ouvrage l'in- vention et le dessin d'un télescope par réflexion, qui n'a été bien exécuté que longtemps après. On a vu' ici que ce téles- cope n'ayant que deux pieds et demi de longueur, faisait au- ÉLOGE DE NEWTON. 231 tant d'effet qu'un bon télescope ordinaire de huit ou neuf pieds; avantage très considérable, et dont apparemment on connaîtra mieux encore à l'avenir toute l'étendue. Une utilité de ce livre, aussi grande peut-être que celle qu'on tire du grand nombre de connaissances nouvelles dont il est plein, est qu'il fournit un excellent modèle de fart de se conduire dans la philosophie expérimentale. Quand on voudra interroger la nature par les expériences et les observa- tions, il la faudra interroger, comme Newton, dune manière aussi adroite et aussi pressante. Des choses qui se dérobent presque a la recherche pour être trop déliées, il les sait réduire à soutîrir le calcul, et un calcul qui ne demande pas seule- ment le savoir des bons géomètres, mais encore plus une dexté- rité particulière. Lapplication qu'il fait de sa géométrie a au- tant de finesse que sa géométrie a de sublimité. Il n'a pas achevé son Optique, parce que des expériences dont il avait encore besoin furent interrompues, et qu'il n'a pu les reprendre. Les pierres d'attente qu'il a laissées à cet édifice imparfait ne pourront guère être employées que par des mains aussi habiles que celles du premier architecte. Il a du moins mis sur la voie, autant qu'il a pu, ceux qui voudront continuer son ouvrage, et même il leur trace un chemin pour passer de l'optique à une physique entière. Sous la forme de doutes ou de questions à édaircir, il propose un grand nombre de vues qui aideront les philosophes à venir, ou du moins feront l'histoire toujours curieuse des pensées d'un grand phi- losophe. L'attraction domine dans ce plan abrégé de physi(iue. La force, qu'on appelle dureté des corps, est l'attraction mutuelle de leurs parties, qui les serre les unes contre les autres ; et si elles sont de figure à se pouvoir toucher par toutes leurs faces sans laisser d'mterstices, les corps sont parfaitement durs. Il n'y a de cette espèce que de petits corps primordiaux et inaltérables, éléments de tous les autres. Les fermentations ou ettervescences chimiques, dont le mouvement est si vio- lent qu'on les pourrait quelquefois comparer à des tempêtes, sont des efl'ets de cette puissante attraction, qui n'agit entre les petits corps qu'à de petites distances. 232 FONTENELLE. En 'Général, il conçoit que l'attraction esl le principe agissant de toute la nature et la cause de tous les mouvements. Car si une certaine quantité de mouvement une lois nnpnmee par les mains de Dieu ne faisait ensuite que se distribuer dit- teremment selon les luis du choc, il parait qu'il périrait tou- jours du mouvement par les chocs contraires sans qu'il en put renaître, et que l'univers tomberait assez promptement dans un repos qui serait la mort générale de tout. La vertu de l'at- traction toujours subsistante, et qui ne s'atï'aiblit point en s'exerçant. est une ressource perpétuelle d'action et de vie. Encore peut-il arriver que les effets de cette vertu viennent enfin à se combiner de façon que le système de 1 univers se déréglerait et qu'il demanderait, selon NeNvton, une mam qui V retoucliàt. 11 déclare bien nettement qu'il ne donne cette attraction que pour une cause quïl ne connaîl point, et dont seulement il considère, compare et calcule les etïets: et pour se sauver du reproche de rappeler les qualités occultes des scolastiques, il di qu'il n'établit que des qualités manifestes et très sensibles par les phénomènes ; mais qu'à la vérité les causes de ces qua- lités sont occultes, et qu'il en laisse la recherche a d autres philosophes. Mais ce que les scolastiques appelaient qualités occultes n'étaient-ce pas des causes? Ils voyaient bien aussi les effets. D'ailleurs, ces causes occultes que Newton na pas trouvées, croyait-il que d'autres les trouvassent? S'engagera- t-on avec beaucoup d'espérance à les chercher? 11 mit à la fin de l'Optique deux traités de pure géométrie, l'un de la quadrature des courbes, l'autre un dénombrement dex lianes qu'il appelle du troisième ordre. Il les en a retranches de- puis, parce que le sujet en était trop différent de celui de l'opti.iue; et on les a imprimés à part en 17H avec une Ana- lyse par les équations infinies et la Méthode différentielle. Ce ne serait plus rien dire que d'ajouter ici qu'il brille dans tous ces ouvrages une haute et fine géométrie qui lui appartient entiè- rement. Absorbé dans ces spéculations, il devait naturellement être indifférent pour les affaires et incapable de les traiter. Cepen- dant lorsqu'en 1687, année de la publication «de ses Principes, ÉLOGE DE NEWTON. 233 les privilèges de runiversité de Cambridge, où il était profes- seur en mathématiques dès l'an 1669, par la démission de Ba- row en sa faveur, furent attaqués par le roi Jacques 11, il fut un des plus zélés à les soutenir, et son université le nomma pour être un de ses délégués pardevant la cour de h-iute-com- mission. Il en fut aussi le membre représentant dans le parle- ment de convention en 1688, et il y tint séance jusqu'à ce qu'il fût dissous. En 1696, le comte de Halifax, chancelier de l'Echiquier, et grand protecteur des savants, car les seigneurs anglais ne se piquent pas de l'honneur d'en faire peu de cas, et souvent le sont eux-mêmes, obtint du roi Guillaume de créer Newton (jarde des monnaies; et dans cette charge il rendit des services importants à l'occasion de la grande i-efonte qui se fit en ce temps-là. Trois ans après il fut maître de la monnaie, emploi d'un revenu très considérable, et qu'il a possédé jusqu'à sa mort. On pourrait croire que sa charge de la monnaie ne lui con- venait que parce qu'il était excellent géomètre et physicien ; et en etiét cette matière demande souvent des calculs difficiles et quantités d'expériences chimiques ; et il a donné des preu- ves de ce qu'il pouvait en ce genre, par sa Table des essais des monjiaies étrangères, imprimée à la fin du livre du docteur Ar- buthnott. Mais il fallait que son génie s'étendît jusqu'aux affai- res purement politiques et oii il n'entrait nul mélange des sciences spéculatives. A la convocation du parlement de 1701, il fut choisi de nouveau membre de cette assemblée pour l'uni- versité de Cambridge. Après tout, c'est peut-être une erreur de regarder les sciences et les aliaires comme si incompatibles, principalement pour les hommes d'une certaine trempe. Les atïaires politiques bien entendues se réduisent elles-mêmes à des calculs très fins et à des combinaisons délicates, que les esprits accoutumés aux hautes spéculations saisissent plus facilement et plus sûrement, dès qu'ils sont instruits des faits et fournis des matériaux nécessaires. Newton a eu le bonheur singulier de jouir pendant sa vie de tout ce qu'il méritait, bien différent de Descartes, qui n'a reçu que des honneurs posthumes. Les Anglais n'en honorent pas 234 FONTENELLE. moins les grands talents, pour être nés chez eux. Loin de cher- cher à les rabaisser par des critiques injurieuses, loin d'ap- plaudir à l'envie qui les attaque, ils sont tous de concert à les élever; et cette grande liberté qui les divise sur les points les plus importants ne les empêche point de se réunir sur celui- là. Ils sentent tous combien la gloire de l'esprit doit être pré- cieuse à un état; et qui peut la procurer à leur patrie leur devient infiniment cher. Tous les savants d'un pays qui en produit tant mirent Newton à leur tête par une espèce d'acclamation unanime : ils le reconnurent pour chef et pour maître: un rebelle n'eût osé s'élever, on n'eût pas souffert môme un médiocre admirateur. Sa philosophie a été adoptée par toute l'Angleterre ; elle do- mine dans la société royale et dans tous les excellents ou- vrages qui en sont sortis, comme si elle était déjà consacrée par le respect d'une longue suite de siècles. Enfin, il a été ré- véré au point que la mort ne pouvait plus lui produire de nou- veaux honneurs : il a vu son apothéose. Tacite qui a reproché aux Romains leur extrême indifférence pour les grands hom- mes de leur nation, eût donné aux Anglais la louange tout op- posée. En vain les Romains se seraient-ils excusés sur ce que le grand mérite leur était devenu familier; Tacite leur eût ré- pondu que le grand mérite n'était jamais commun, ou que même il faudrait, s'il était possible, le rendre commun par la gloire qui y serait attachée. En 1703, Newton fut élu président de la société royale, et l'a été sans interruption jusqu'à sa mort, pendant vingt-trois ans : exemple unique et dont on n'a pas cru devoir craindre les conséquences. La reine Anne le fit chevalier en 17ûo: litre d'honneur qui marque du moins que son nom était allé jusqu'au trône, où les noms les plus illustres en ce genre ne parviennent pas tou- jours. 11 fut plus, connu que jamais à la cour sous le roi George. La princesse de Galles, aujourd'hui reine d'Angleterre, avait assez de lumières et de connaissances pour interroger un homme tel que lui et pour ne pouvoir être satisfaite que par lui. Elle a souvent dit publiquement qu'elle se tenait heureuse ÉLOGE DE NEWTON. 235 de vivre de son temps et de le connaître. Dans combien d'au- tres siècles et dans combien d'autros nations aurait-il pu être placé sans y retrouver une princesse de Galles? Il avait composé un ouvrage de chronologie ancienne, <|u'il ne songeait point à publier ; mais cette princesse, à qui il confia les vues principales, les trouva si neuves et si ingé- nieuses, quelle voulut avoir un précis de tout l'ouvrage, qui ne sortirait jamais de ses mains et qu'elle posséderait seule. Elle le garde encore aujourd'hui avec tout ce qu'elle a de plus précieux. Il s'en échappa cependant une copie : il était difficile que la curiosité, excitée par un morceau singulier de NeNvton, n'usât de toute son adresse pour pénétrer jusqu'à ce trésor; et il est vrai i(u'il faudrait être l)ien sévère pour la condamner. Cette copie fut apportée en France par celui qui était assez heureux pour l'avoir, et l'estime qu'il en faisait l'empêcha de la garder avec le dernier soin. Elle fut vue, traduite et enfin imprimée. Le point principal du système chronologique de Newton, tel qu'il parait dans cet extrait qu'on a de lui, est de rechercher, en suivant avec beaucoup de subtilité quelques traces assez faibles de la plus ancienne astronomie grecque, quelle était au temps de Cliiron le centaure la position du coluic des équi- noxes par rapport aux étoiles fixes. Comme on sait aujourd'hui que ces étoiles ont un mouvement en longitude d'un degré en soixante-douze ans, si on sait une fois qu'au temps de Chiron le colure passait par certaines fixes, on saura, en prenant leur dislance à celles par où il passe aujourd'hui, com- bien de temps s'est écoulé depuis Chiron jusqu'à nous. Chiron était du fameux voyage des Argonautes, ce qui en fixera l'épo- que, et nécessairement ensuite celle de la guerre de Troie, deux gi-ands événements d'où dépend toute l'ancienne chro- nologie. Newton les met de cinq cents ans plus proche de l'ère chrétienne que ne font ordinairement les autres chrono- logistes. Le système a été attaqué par deux savants français. On leur reproche en Angleterre de n'avoir pas attendu l'ou- vrage entier et de s'être pressés de critiquer. Mais cet em- pressement même ne fait-il pas honneur à Newton ? Ils se sont saisis le plus promptement qu'ils ont pu de la gloire d'à- 1>36 FONTENELLE. voir un pareil adversaire. Ils en vont trouver d'autres en sa place. Le célèbre Halley, premier astronome du roi de la Grande-Bretagne, a déjà écrit pour soutenir toute l'astronomi- que du systf^me ; son amitié pour l'illustre mort et ses gran- des connaissances dans la matière doivent le rendre redou- table. Mais enfin, la contestation n'est pas terminée : le public, peu nombreux qui est en état de juger ne l'a pas encore fait; et quand il arriverait que les plus fortes raisons fussent d'un côté, et de l'autre le nom de Newton, peut-être ce public serait-il quelque temps en suspens, et peut-être serait-il excusable. Dès que l'Académie des sciences, par le règlement de 1699, put choisir des associés étrangers, elle ne manqua pas de se donner à Newton. Il entretint toujours commerce avec elle, en lui envoyant tout ce qui paraissait de lui. C'étaient ses anciens travaux, ou qu'il faisait réimprimer, ou qu'il donnait pour la première fois. Depuis qu'il fut employé à la monnaie, ce qui était arrivé déjà quelque temps auparavant, il ne s'engagea plus dans aucune entreprise considérable de mathématiques ni de philosophie. Car, quoique l'on pût compter pour une entreprise considérable la solution du fameux problème des trajectoires, proposé aux Anglais comme un défi par Leibnilz pendant sa contestation avec eux, et recherché bien soigneu- sement pour l'embarras et la difficulté, ce ne fut presque qu'un jeu pour Newton. On assure qu'il reçut ce problème à quatre heures du soir, revenant de la monnaie fort fatigué, et ne se coucha point qu'il n'en fût venu à bout. Après avoir servi si utilement dans les connaissances spéculatives toute l'Europe savante, il servit uniquement sa patrie dans des affaires dont l'utilité était plus sensible et plus directe, plaisir touchant pour tout bon citoyen : mais tout le temps qu'il avait libre, il le donnait à la curiosité de son esprit, qui ne se faisait point une gloire de dédaigner aucune sorte de connaissance et sa- vait se nourrir de tout. On a trouvé de lui, après sa mort, quantité d'écrits sur l'antiquité, sur l'histoire, sur la théologie même, si éloignée des sciences par où il est connu. Il ne se permettait, ni de passer des moments oisifs sans s'occuper, ni de s'occuper légèrement et avec une faible attention. ÉLOGE DE NEWTON". 237 Sa santé fut toujours ferme et égale jusqu'à l'âge de quatre- vingts ans. circonstance très essentielle du rare bonheur dont il a joui. Alors il commença à être incommodé d'une inconti- nence d'ui-ine; encore dans les cinq années suivantes qui précédèrent sa mort, eut-il de grands intervalles de santé, ou d'un état fort tolérable. qu'il se procurait par le régime et par des attentions dont il n'avait pas eu besoin jusque-là. Il fut obligé de se reposer de ses fonctions à la monnaie sur M. Conduitt. qui avait épousé une de ses nièces ; il ne s'y ré- solut que parce qu'il était bien sûr de remettre en bonnes mains un dépôt si important et si délicat. Son jugement a été confirmé depui.^ sa mort par le choix du roi, qui a donné cette place à Conduitt. Newton ne souffrit beaucoup que dans les derniers vingt jours de sa vie. On jugea sûrement qu'il avait la pierre et qu'il n'en pouvait revenir. Dans des accès de douleur si violents que les gouttes de sueur lui en coulaient sur le visage, il ne poussa jamais un cri ni ne donna aucun signe d'impatience ; et dès qu'il avait quelques moments de relâche, il souriait et parlait avec sa gaieté ordinaire. Jusque- là il avait toujours lu ou écrit plusieurs heures par jour. 11 lut les gazettes le samedi 18 mars, au matin, et parla longtemps avec le docteur Meud, médecin célèbre. 11 possédait parfaite- ment tous ses sens et tout son esprit, mais le soir il perdit ab- solument la connaissance et ne la reprit plus, comme si les facultés de son âme n'avaient été sujettes qu'à s'éteindre tota- lement et non pas à s'affaiblir. Il mourut le lundi suivant, '20 mars, âgé de quatre-vingt-cinq ans. Son corps fut exposé sur un lit de parade dans la chambre de Jérusalem, endroit d'où l'on porte au lieu de leur sépulture les personnes du plus haut rang et quelquefois les têtes cou- ronnées. On le porta dans l'abbaye de Westminster, le poêle étant soutenu par mylord grand chancelier, par les ducs de Montrose et Roxburgh et par les comtes de Penibrocke, de Sussex et de Maclestield. Ces six pairs d'Angleterre qui firent cette fonction solennelle font assez juger quel nombre de personnes de distinction grossirent la pompe funèbre. L'évêque de Rochester fit le service, accompagné de tout le clergé de l'église. Le corps fut enterré près de l'entrée du chœur. 11 238 FONTENELLE. faudrait presque remonter chez les anciens Grecs, si l'on vou- lait trouver des exemples d'une aussi grande vénération pour le savoir. La famille de Newton imite encore la Grèce de plus près par un monument qu'elle lui a fait élever, et auquel elle a employé une somme considérable. Le doyen et le chapitre de Westminster ont permis qu'on le construisît dans un endroit de l'abbaye qui a souvent été re- fusé à la plus haute noblesse. La patrie et la famille ont fait éclater pour lui la même reconnaissance que s'il les avait choisies. Il avait la taille médiocre, avec un peu d'embonpoint dans ses dernières années, l'œil fort vif et fort perçant ; la physio- nomie agréable et vénérable en même temps, principalement quand il ôlait sa perruque et laissait voir une chevelure toute blanche, épaisse et bien fournie. Il ne se servit jamais de lunettes, et ne perdit qu'une seule dent pendant toute sa vie. Son nom doit justifier ces petits détails. 11 était né fort doux et avec un grand amour pour la tran- quillité. Il aurait mieux aimé être inconnu que de voir le calme de sa vie troublé par ces orages littéraires que l'esprit et la science attirent à ceux qui s'élèvent trop. On voit par une de ses lettres du Commercium ephtolicum que son Traité d'optique étant prêt à imprimer, des objections prématurées qui s'élevèrent lui firent abandonner alors ce dessein. « Je me reprocherais, dit-il, mon imprudence de perdre une chose aussi réelle que le repos pour courir après une ombre. » Mais cette ombre ne lui a pas échappé dans la suite; il ne lui en a pas coûté son repos qu'il estimait tant, et elle a eu pour .lui autant de réalité que ce repos, môme. Un caractère doux promet naturellement de la modestie, et on atteste que la sienne s'est toujours conservée sans altéra- tion, quoique tout le monde fût conjuré contre elle. Il ne par- lait jamais ou de lui ou des autres; il n'agissait jamais d'une manière à faire soupçonner aux observateurs les plus malins le moindre sentiment de vanité. 11 est vrai qu'on lui épargnait assez le soin de se faire valoir; mais combien d'autres n'au- raient pas laissé de prendre encore un soin dont on se charge si volontiers et dont il est si difficile de se reposer sur per- ÉLOGE DE NEWTON. 239 sonne ! Combien de grands liomines généralement applaudis ont gâté le concert de leurs louanges en y mêlant leurs voix. Il était simple, atfable, toujours de niveau avec tout le monde. Les génies de premier ordre ne méprisent point ce qui est au-dessous d'eux, tandis que les autres méprisent même ce qui est au-dessus. Il ne se croyait dispensé, ni par son mé- rite ni par sa réputation, d'aucun des devoirs du commerce ordinaire de la vie; nulle singularité, ni naturelle, ni aflfec- tée ; il savait n'être, dès qu'il le fallait, qu'un homme du commun. Quoiqu'il fût attaché à TÉghse anglicane, il n'eût pas persécuté les non-conformistes pour les y ramener. Il jugeait les hommes par les mœurs, et les vrais non-conformistes étaient pour lui les vicieux et les méchants. Ce n'est pas cependant qu'il s'en tint à la religion naturelle : il était per- suadé de la révélation ; et parmi les livres de toute espèce qu'il avait sans cesse entre les mains, celui qu'il lisait le plus assidûment était la Bible. L'abondance où il se trouvait, et par un grand patrimoine et par son emploi, augmentée encore par la sage simplicité de sa vie, ne lui offrait pas inutilement les moyens de faire du bien. 11 ne croyait pas que donner par son testament, ce fût donner : aussi n'a-t-il point laissé de testament, et il s'est dépouillé toutes les fois qu'il a fait des hbéralités ou à ses parents ou à ceux qu'il savait dans quelque besoin. Les bon- nes actions qu'il a faites dans l'une et l'autre espèce n'ont été ni rares ni peu considérables. Quand la bienséance exigeait de lui en certaines occasions de la dépense et de l'appareil, il était magnifique sans aucun regret et de très bonne grâce. Hors de là, tout ce faste qui ne paraît quelque chose de grand qu'aux petits caractères était sévèrement retranché, et les fonds réservés à des usages plus solides. Ce serait effective- ment un prodige qu'un esprit accoutumé aux réflexions, nourri de raisonnements et en même temps amoureux de cette vaine magnificence. Il ne s'est point marié, et peut-être n'a-t-il pas eu le loisir dy penser jamais ; abîmé d'abord dans des études profondes et continuelles pendant la force de l'âge, occupé ensuite d'une 240 FONTENELLE. charge importante, et même de sa grande considération, qui ne lui laissait sentir ni vide dans sa vie, ni besoin d'une société domestique. Il a laissé en biens meubles environ 32,000 livres sterling, c'est-à-dire sept cent mille livres de notre monnaie. Leibnitz, son concurrent, mourut riche aussi, quoique beaucoup moins, et avec une somme de réserve assez considérable. Ces exemples rares, et tous deux étrangers, semblent mériter qu'on ne les oublie pas. ÉLOGE DU P. SÉBASTIEN TRUCHET, Carme. Jean Trucliet naquit à Lyon, en 1657, d'un marchand fort homme de bien, dont la mort le laissa encore très jeune entre les mains d'une mère pieuse aussi, qui le chérissait tendre- ment et ne négligea rien pour son éducation. Dès l'âge de dix-sept ans, il entra dans l'ordre des Carmes et prit le nom de Sébastien; car cet ordre est de ceux où l'on porte le renon- cement au monde jusqu'à changer son nom de baptême. Il n'a été connu que sous celui de frère ou de père Sébastien ; et il le choisit par aft'ection pour sa mère, qui se nommait i Sébastiane. f Ceux qui ont quelque talent singulier peuvent l'ignorer ^ quelque temps, et ils en sont d'ordinaire avertis par quelque petit événement, par quelijue hasard favorable. Un homme ' destiné à être un grand mécanicien ne pouvait être placé par ;, le hasard de la naissance dans un lieu où il en fût ni plus ft i promptement ni mieux averti qu'à Lyon. Là était le fameux cabinet de Servière, gentilhomme d'une ancienne noblesse, qui, après avoir longtemps servi, mais peu utilement pour sa fortune, parce qu'il n'avait songé qu'à bien servir, s'était retiré couvert de blessures et avait employé son loisir à imaginer et à exécuter lui-même un grand nombre d'ouvrages de tours nouveaux, de différentes horloges, de modèles d'inventions » ÉLOGE DU P. SÉBASTIEN TRUCHET. 241 propres pour la guerre ou pour les arts. Il n'y avait rien de plus célèbre en France que ce cabinet, rien que les voyageurs et les étrangers eussent été plus honteux de n'avoir pas vu. Ce lut là que le P. Sébastien s'aperçut de son génie pour la mécanique. La plupart des pièces de Servière étaient des énigmes dont il s'était réservé le secret : le jeune homme devinait la construction, le jeu. rarfitice ; et sans doute l'au- teur était mieux loué par celui qui devinait, et dès là sentait le prix de l'invention, que par une foule d'admirateurs, qui, ne devinant rien, ne sentaient que leur ignorance, ou tout au plus la surprise d'une nouveauté. Les supérieurs du P. Sébastien l'envoyèrent à Paris, au col- lège royal des Carmes de la place Maubert, pour y faire ses études en philosophie et en théologie. 11 n'y eut guère que la physique qui fût de son goût, toute scolastique qu'elle était, toute inutile, toute dénuée de pratique ; mais enfin elle avait quelque rapport éloigné aux machines. Il leur donnait tout le temps que ses devoirs laissaient en sa disposition, et peut-être, sans s'en apercevoir, leur abandonnait-il quelque petite partie qu' les autres études eussent pu réclamer. Le moyen que le devoir et le plaisir fassent entre eux des partages si justes? Charles II, roi d'Angleterre, avait envoyé au feu roi deux montres à répétition, les premières qu'on ait vues en France. Elles ne pouvaient s'ouvrir que par un secret ; précaution des ouvriers anglais pour cacher la nouvelle construction et s'en assurer d'autant plus la gloire et le profit. Les montres se dérangèrent et furent remises entre les mains de Martineau, horloger du roi, qui n'y put travailler faute de les savoir ou- vrir. 11 dit à Colbert, et c'est un trait de courage digne d'être remarqué , qu'il ne connaissait qu'un jeune Carme capable i d'ouvrir les montres ; que s'il n'y réussissait pas, il fallait se I résoudre à les renvoyer en Angleterre. Colbert consentit quil les donnât au P. Sébastien, qui les ouv;it assez promptement, let de plus, les raccommoda sans savoir qu'elles étaient au roi, ni combien était important par ces circonstances l'ouvrage dont on l'avait chargé. Il était déjà habile en horlogerie et ne demandait que des occasions de s'y exercer. Quelque temps après, il vient de la part de Colbert un ordre au P. Sébastien 14 242 FONTENELLE. de le venir trouver à sept heures du matin d'un jour marqué nulle explication sur le motif de cet ordre; un silence qui pouvait causer quelque terreur. Le P. Sébastien ne manqua pas à l'heure ; il se présente interdit et tremblant : le ministre accompagné de deux membres de cette académie, dont Mariottc était l'un, le loue sur ses montres et lui apprend pour qui i a travaillé ; l'exhorte à suivre son grand talent pour les méca^ niques, surtout à étudier les hydrauliques, qui devenaien nécessaires à la magnificence du roi ; lui recommande de tra- vailler sous les yeux des deux académiciens, qui le dirigeront et pour l'animer d'avantage , et parler plus dignement ei ministre, il lui donne GOO hvres de pension, dont la premièr( année, selon la coutume de ce temps-là, lui est payée le mêm jour. Il n'avait alors que dix-neuf ans; et de quel désir d bien faire dut-il être enflammé! Les princes ou les mi nistres qui ne trouvent pas des hommes en tout genre, oi ne savent pas qu'il faut des hommes, ou n'ont pas l'art d'ei trouver. Le P . Sébastien s'appliqua à la géométrie absolument néces saire pour la' théorie de la mécanique. Que le génie le plu heureux pour une certaine adresse d'exécution, pour l'inven tion même, ne se flatte pas d'être en droit d'ignorer et de mé priser les principes de théorie, qui ne sauraient que trop bie s'en venger. Mais après cela, le géomètre a encore beaucoup apprendre pour être un vrai mécanicien ; il faut que la con naissance des diiîérentes pratiques des arts, et cela est presc immense, lui fournisse dans les occasions des idées et i expédients; il faut qu'il soit instruit des qualités des métai des bois, des. cordes, des ressorts, enfin de toute la mati machinale, si l'on peut inventer cette expression à rexempiitfe de matière médicinale; il faut que de tout ce qu'il emploiei jf^f dans ses ouvrages il en connaisse assez la nature, pour n'êtJ j pas trompé par des accidents physiques imprévus qui décor ojç, certeraient les entreprises. Le P. Sébastien, loin de rien négl , ger de ce qui pouvait lui être utile par rapport aux machine allait jusqu'au superflu, s'il y en peut avoir ; il étudiait l'ani tomie, il travaillait assidûment en chimie dans le laboratoii de Homberg, ou plutôt dans celui de feu ie duc d'Orléans, do leu ÉLOGE DU P. SÉBASTIEN TRUCHET. 243 le commerce était si flatteur par sa bonté naturelle, et l'appro- baiion si précieuse par ses grandes lumières. Selon l'ordre que le P. Sebastien avait reçu d'abord de Col- bert de s'attacher aux hydrauliques, il posséda à fond la con- struction des pompes et la conduite des eaux : il a eu part à quelques aqueducs de Versailles, et il ne s'est guère fait ou projeté en France pendant sa vie de grands canaux de com- munication de rivières pour lesquels on n'ait du moins pris ses conseils ; et l'on ne doit pas seulement lui tenir compte de ce qui a été exécuté sur ses vues, mais encore de ce qu'il ■la empêché qui ne le fût sur des vues fausses, quoiqu'il ne ( reste aucune trace de cette sorte de mérite. En général, le tra- « vail d'esprit que demandent ces entreprises est assez ingrat; it c'est un bonheur rare que le projet le mieux pensé vienne à son entier accomplissement; une infinité d'inconvénients et d'obstacles étrangers se jettent à la traverse. Nous commen- çons à sentir depuis un temps combien sont avantageuses les communications des rivières ; et cependant nous aurons bien de la peine à faire dans l'étendue de la France ce que les Chi- nois, moins instruits que nous en mécanique, et qui ne con- naissent pas l'usage des écluses, ont fait dans l'étendue de leur État presque cinq fois plus grande. La pratique des arts, quoique formée par une longue expé- rience, n'est pas toujours aussi parfaite à beaucoup près qu'on ne le pense communément. Le P. Sébastien a travaillé à un grand nombre de modèles pour différentes manufactures ; par exemple, pour les proportions des filières des tireurs d'or de Lyon, pour le blanchissage des toiles à Senlis, pour les ma- chines des monnaies de France ; travaux peu brillants et qui laissent périr en moins de rien le nom des inventeurs, mais par cet endroit-là même réservés aux bons citoyens. I Sur la réputation du P. Sébastien, Gunterfield, gentilhomme lois, vint à Paris lui redemander, pour ainsi dire, ses deux ins, qu'un coup de canon lui avait emportées : il ne lui 'itstaitque deux moignons au-dessus du coude. Il s'agissait le faire deux mains artificielles, qui n'auraient pour principe de leur mouvement que celui de ces moignons, distribués par des fils à ses doigts qui seraient flexibles. On assure que l'of- ^44 FONTENELLE. ficicr suédois fut renvoyé au P. Sébastien par les plus habiles anglais , peu accoutumés cependant à reconnaître aucune supériorité dans notre nation. Une entreprise si difficile, et dont le succès ne pouvait être qu'une espèce de miracle, n'ef- fraya pas tout à fait lo P. Sébastien. 11 alla môme si loin, qu'il osa exposer ici aux yeux de l'académie et du public ses études, c'est-à-dire ses essais, ses tentatives et différents morceaux déjà exécutés, qui devaient entrer dans le dessein général. Mais feu Monsieur eut alors besoin de lui pour le canal d'Or- léans et l'interrompit dans un travail qu'il abandonna peut- être sans beaucoup de regret. En partant, il remit le tout entre les mains d'un mécanicien dont il estimait le génie et qu'il connaissait propre à suivre ou à rectifier ses vues. C'est Duquet, dont l'Académie a approuvé différentes inventions. Celui-ci mit la main artificielle en état de se porter au chapeau de l'officier suédois, de l'ùter de dessus sa tête et de l'y remettre. Mais cet étranger ne put faire un assez long séjour à Paris et se résolut à une privation dont il avait pris peu à peu l'habitude. Après tout, cependant, on avait trouvé de nouveaux artifices et passé les bornes où l'on se croyait renfermé. Peut-être se trompera-t-on plutôt en se défiant trop de l'industrie humaine qu'en s'y fiant trop. Feu le duc de Lorraine, étant à Paris incognito, fit l'honneur au P. Sebastien de l'aller trouver dans son couvent, et il vit; avec beaucoup de plaisir le cabinet curieux qu'il s'était fait. Dès qu'il fut de retour dans ses États, oii il voulait entre- prendre différents ouvrages, il le demanda au duc d'Orléans,' régent du royaume, qui accorda avec joie au prince, son beaii- frère un homme qu'il aimait et dont il était bien aise de favoriser la gloii'e. Son voyage en Lorraine et l'accueil qu'on lui fit renouvelèrent presque ce que l'histoire grecque raconte sur quelques poètes ou philosophes célèbres qui allèrent dans des cours. Les savants doivent d'autant plus s'intéresser à ces sortes d'honneurs rendus à leurs pareils, qu'ils en sont aujour- d'hui plus désaccoutumés. Le feu czar Pierre le Grand honora aussi le P. Sébastien d'une visite qui dura trois heures. Ce monarque, né dans une barbarie si épaisse et avec tant de génie, cnvateur d'un peuple lié ÉLOGE DU P. SÉBASTIEN TRUCHET. 245 nouveau, ne pouvait se rassasier de voir dans le cabinet de cet liabile homme tant de modèles de machines, ou inventées ou perfectionnées par lui ; tant d'ouvrages, dont ceux qui n'étaient pas recommandables par une grande utilité l'étaient au moins par une extrême industrie. Après la longue application que ce prince donna à cette espèce d'étude, il voulut boire et or- donna au P. Sébastien, qui s'en défendit le plus qu'il put, de boire après lui dans le même verre, où il versa lui-même le vin, lui à qui le despotisme le plus absolu aurait pu persuader que le commun des hommes n'était pas de la même nature qu'un empereur de Russie : on peut même penser qu'il fit naître exprès une occasion de mettre le P. Sébastien de niveau avec lui. Ceux d'entre les seigneurs français qui ont eu du goût ef de l'intelligence pour les mécaniques, ont voulu être en liaison particulière avec un homme qui les possédait si bien. 11 a imaginé pour le duc de Noailles, lorsqu'il faisait la guerre en Catalogne, de nouveaux canons qui se portaient plus aisément sur les montagnes et se chargeaient avec moins de poudre; il a fait des mémoires pour le duc de Chaulnes, sur un canal de Picardie. Il a été appelé pour cette partie aux études des trois en- fants de France, petits-fils du feu roi, et il a souvent travaillé pour le roi même. C'est lui qui a inventé la machine à transporter de gros arbres tout entiers sans les endommager ; de sorte que du jour au lendemain Marly changeait de face et était orné de longues allées arrivées de la veille . Ses tableaux mouvants ont été encore un des ornements de Marly : il les fit sur ce qu'on en avait exposé de cette espèce au public et que le feu roi lui demanda s'il en ferait bien de pareils. 11 s'y engagea et enchérit beaucoup sur cette mer- veille dans deux tableaux qu'il présenta à Sa Majesté. Le premier, que le roi appela son petit opéra, changeait linq fois de décoration à un coup de sifflet ; car ces tableaux avaient la propriété d'être résonnants ou sonores. Une petite lioule qui était au bas de la bordure, et que l'on tirait un peu, donnait le coup de sifflet et mettait tout en mouvement, parce que tout était réduit à un seul principe. Les cinq actes du petit opéra étaient représentés par des figures qu'on pouvait 246 FONTENELLE. regarder comme les vraies pantomimes des anciens; elles ne jouaient que par leurs mouvements ou leurs gestes, qui expri- maient les sujets dont il s'agissait. Cet opéra recommençait quatre fois de suite sans qu'il fût besoin de remonter les res- sorts ; et si on voulait arrêter le cours d'une représentation h quelque instant que ce fût, on le pouvait par le moyen d'une petite détente cachée dans la bordure : on avait aussitôt un tableau ordinaire et fixe ; et si on retouchait la petite boule, tout reprenait où il avait fini. Ce tableau, long de seize pouces six lignes sans la bordure et haut de treize pouces quatre lignes, n'avait qu'un pouce trois lignes d'épaisseur poui- renfermer toutes les machines. Quand on les voyait désassemblées, on était effrayé de leur nombre prodigieux et de leur extrême délicatesse. Quelle avait dû être la difficulté de les travailler _ toutes dans la précision nécessaire et de lier ensemble une longue suite de mouvements, tous dépendants d'instruments si minces et si fragiles ? N'était-ce pas imiter d'assez près le mécanisme de la nature dans les animaux, dont une des plus surpre- nantes merveilles est le peu d'espace qu'occupent un grand nom- bre de machines ou d'organes qui produisent de grands effets? Le second tableau, plus grand encore et plus ingénieux, représentait un paysage où tout était animé. Une rivière y coulait ; des tritons, des sirènes, des dauphins nageaient de temps en temps dans une mer qui bornait l'horizon ; on chassait, on péchait : des soldats allaient monter la garde dans une citadelle élevée sur une montagne; des vaisseaux arrivaient dans un port et saluaient de leur canon la ville : le P. Sébas- tien lui-môme était là qui sortait d'une église pour aller re- mercier le roi d'une grâce nouvellement obtenue ; car le roi y passait en chassant avec sa suite. Cette grâce était quarante pièces de marbre qu'il donnait aux Carmes de la place Maubert pour leur grand autel. On dirait que le P. Sébastien eût voulu rendre vraisemblable le fameux bouclier d'Achille pris à la lettre, ou ces statues à qui Yulcain savait donner du mouve- ment et même de l'intelligence (1). (1) Ce sont là, comme dit M. Bertrand dans son Histoire de l'Académie des i'cJences, quelques-unes de ces merveilleuses inutilités dans lesquelles s'était ré- vélé son génie. Truchet devait avoir dans Vaucanson un successeur digne de lui. II ÉLOGE DU P. SÉBASTIEN TRUCHET. 247 En même temps que le roi donna à l'Académie le règlement de 1G99, il nomma le P. Sébastien pour un des honoraires. Son titre ne l'obligeait à aucun travail réglé, et d'ailleurs il était fort occupé au dehors : cependant, outre quelques ouvrages qu'il nous a donnés, comme son élégante machine du sys- tème de GaUlée pour les corps pesants, ses combinaisons des carreaux mi-partis, qui ont excité d'autres savants à cette re- cherche, il a été souvent employé par l'Académie pour l'exa- men des machines, qu'on ne lui apportait qu'en trop grand nombre. Il en faisait très promptement l'analyse et le calcul, et même, sans analyse et sans calcul, il aurait pu s'en fier au coup d'œil, qui en tout genre n'appartient qu'aux maîtres, et non pas même à tous. Ses critiques n'étaient pas seulement ac- compagnées de toute la douceur nécessaire, mais encore d'in- structions et de vues qu'il donnait volontiers : il n'était point jaloux de garder pour lui seul ce qui faisait sa supériorité. Les dernières années de sa vie se sont passées dans des in- firmités continuelles; enfin il mourut le 5 févTier 1729. 11 arrive quelquefois que des talents médiocres, de faibles connaissances, que l'on ne compterait pour rien dans des personnes obligées par leur état à eu avoir du moins de cette espèce, brillent beaucoup dans ceux que leur état n'y oblige pas. Ces talents, ces connaissances font fortune par n'être pas à leur place ordinaire. Mais le P. Sébastien n'ei^ a pas été plus estimé comme mécanicien ou comme ingénieur, parce qu'il était religieux. Quand il ne l'eût pas été, sa réputation n'y aurait rien perdu. Son mérite personnel en a même paru davan- tage : car, quoique fort répandu au dehors, presque incessam- ment dissipé, il a toujours été un très bon religieux, très fidèle à ses devoirs, extrêmement désintéressé, doux, modeste et, selon l'expression dont se servit feu le prince, en parlant de lui au roi, aussi simple que ses machines. Il conserva toujours dans la dernière rigueur tout l'extérieur convenable à son ha- bit : il ne prit rien de cet air que donne le grand commerce du monde, et que le monde ne manque pas de désapprouver et de railler dans ceux même à qui il l'a donné, quand ils ne sont pas faits pour l'avoir. Et comment eùt-il manqué aux bien- séances d'un habit qu'il n'a jamais voulu quitter, quoique des 248 FOxNTENELLE. personnes puissantes lui offrissent de l'en défaire par leur cré- dit, en se servant de ces moyens que l'on a su rendre légi- times ? Il ne prêta point l'oreille à des propositions qui en auraient apparemment tenté beaucoup d'autres, et il préféra la con- trainte et la pauvreté oii il vivait à une liberté et des com- modités qui eussent inquiété sa délicatesse de conscience. ÉLOGE DE DU VERNEY Guiehard-Joseph du Verney naquit à Feurs en Forez, le 5 août 1648, de Jacques du Verney, médecin de la même ville, et d'Antoinette Pittre. Ses classes faites, il étudia en médecine à Avignon pendant cinq ans, et en jiartit en 1667 pour venir à Paris, où il se sentait appelé par ses talents. A peine arrivé dans cette grande ville, il a'ia chez le fameux abbé Bourdelot, qui tenait des conférences de gens de lettres de toutes les espèces. Il leur fit une anatomie du cerveau, et d'autres ensuite chez Denys, savant médecin, ou l'on s'assem- blait aussi. Il démontrait ce qui avait été découvert par Stenon, Swammcrdam, Graaft et les autres grands anatomistes; et il oui bientôt une réputation. Outre ses connaissances, déjà grandes et rares par rapport à son âge, ce qui contribua beaucoup aie mettre promptement en vogue, ce fut l'éloquence avec laquelle il i)arlait sur ces matières. Cette éloquence n'était pas seulement de la clarté, de la justesse, de l'ordre, toutes perfections froides que deman- dent les sujets dogmatiques, c'était un feu dans les expres- sions, dans les tours, et jusque dans la prononciation, qui aurait presque suffi a un orateur. Il n'eût pas pu annoncer indifféremment la découverte d'un vaisseau ou un nouvel' usage d'une partie; ses yeux en brillaient de joie et toute sa! personne s'animait. Cette chaleur ou se connnunique aux|| auditeurs, ou du moins les préserve d'une langueur involon- taire qui aurait pu les gagner. On peut ajouter qu'il était i il ÉLOGE DE DU VERNEY. 249 jeune et d'une figure assez agréable. Ces petites circonstances n'auront lieu, si l'on veut, qu'à l'égard d'un certain nombre de dames, qui furent elles-mêmes curieuses de l'entendre. A mesure qu'il parvenait à être plus à la mode, il y mettait lanatomie, qui, renfermée jusque-là dans les écoles de méde- cine ou à Saint-Côme, osa se produire dans le beau monde, présentée de sa main. Je me souviens d'avoir vu des gens de ce monde-là qui liortaient sur eux des pièces sèches préparées par lui, pour avoir le plaisir de les montrer dans les compagnies : surtout celles qui appartenaient aux sujets les plus intéressants. Les sciences ne demandent pas à conquérir l'univers ; elles ne le peuvent ni ne le doivent : elles sont à leur plus haut point de gloire quand ceux qui ne s'y attachent pas les connaissent assez pour en sentir le prix et l'importance. Il entra en l(i7(i dans l'Académie, qui ne comptait alors que dix années depuis son établissement. On crut réparer par lui la perte que la compagnie avait faite de Gayent et Pecquet, tous deux habiles anatornistes, mais le dernier plus fameux par la découverte du réservoir du chyle et du canal thora- chique. Du caractère dont était du Verney, il n'avait pas besoin de grands motifs pour prendre beaucoup d'ardeur. Il se mit ù travailler à l'histoire naturelle des animaux, qui faisait alors une partie des occupations de l'Académie , et il tient beaucoup de place dans l'histoire latine de du Hamel. Quand ceux qui étaient chargés de l'éducation du dauphin, aïeul du roi, songèrent à lui donner des connaissances de phy- sique, on fit l'honneur à l'Académie de tirer do son corps ceux qui auraient cette fonction; et ce furent Rœmer pour les expériences générales, et du Verney pour l'anatomie. Celui-ci préparait les parties à Paris et les transportait à Saint-Ger- main ou à Versailles. Là il trouvait un auditoire redoutable: le dauphin environné du duc de Montausier, de l'évèque de Meaux, de Huet, depuis évêque d'Avranches, de Cordemoy, qui tous , en ne comptant pour rien les titres , quoiqu'ils fassent toujours leur impression, étaient fort savants et fort capables de juger même de ce qui leur eût été nouveau. Les démonstrations d'anatomie réussirent si bien auprès du jeune 250 FONTENELLE. prince, qu'il offrit quelquefois de ne point aller à la chasse si on les lui pouvait continuer après son dîner. Ce qui avait été fait citez lui se recommençait chez M. de Meauxavec plus d'étendue et de détails (i). Il s'y assemblait de nouveaux auditeurs, tels que le duc de Chevreuse, le P. de la Chaise, Dodart, tous ceux que leur goût y attirait et qui se sentaient dignes d'y paraître. Du Verney fut de cette sorte, pendant prés d'un an, l'anatomiste des courtisans, connu de tous et presque ami de ceux qui avaient le plus de mérite. Ses succès de Paris l'avaient porté à la cour, et il revint à Paris avec ce je ne sais quoi de plus brillant que donnent les succès de la cour. Les fatigues de son métier, très pénible par lui-même, et plus pénible pour lui que pour tout autre, liii causèrent un mal de poitrine si violent, qu'on lui crut un ulcère au pou- mon. Il en revint cependant, bien résolu à se ménager davan- tage à l'avenir. Mais comment exécuter cette résolution? Com- ment résister à mille choses qui s'offraient et qui forçaient ses regards et ses recherches à se tourner de leur côté? Com- ment leur refuser ses nuits, même après les jours entiers? Souvent l'anatomie ne souffre pas de délais; mais quand elle en eût souffert, en pouvait-il prendre? En 1679, il fut nommé professeur d'anatomie au Jardin royal, et il alla en basse Bretagne pour y faire des dissections de poissons, envoyé dans cette vue avec Lahire, qui devait avoir d'autres occupations. Us furent envoyés tous deux l'an- née suivante sur la côte de Bayonne pour les mêmes desseins. Il entra dans une anatomie toute nouvelle ; mais il ne put qu'ébaucher la matière, et depuis son retour la seule structure des ouïes de la carpe lui coûta plus de temps que tous les poissons qu'il avait étudiés dans ses deux voyages. Il mit les exercices anatomiques du Jardin royal sur un pied où ils n'avaient pas encore été. On vit avec étonnement la foule d'écoliers qui s'y rendaient, et on compta en une année jusqu'à cent quarante étrangers. Plusieurs d'entre eux, retournés dans leur pays, ont été de grands médecins, de (1) On peut voir que Bossuet avait biea profité de ses leçons, par sa des- cription du corps humain dans la Connaissance de Dieu et ae soi-même. ÉLOGE DE DU VERNEY. 251 grands chirurgiens, et ils ont semé dans toute l'Europe le nom et les louanges de leur maître. Sans doute ils ont sou- vent fait valoir son autorité et se sont servis du fameux il l'a dit. Nous avons rapporté dans Téloge de Lemery (1), qu'il fai- sait ici en même temps des cours de chimie avec le même éclat. Une nation qui aurait pris sur les autres une certaine supériorité dans les sciences s'apercevrait bientôt que cette gloire ne serait pas stérile, et qu'il lui en reviendrait des avantages aussi réels que d'une marchandise nécessaire et précieuse dont elle ferait seule le commerce. Il publia en 1683 son Traité de l'organe de l'ouie, qui fut traduit en latin (.lés l'année suivante et imprimé à Nuremberg. Cette traduction a été insérée dans la bibliothèque anatomique de Manget. On sera surpris que ce soit là le seul qu'ait donné du Verney, vu le long temps qu'il a vécu depuis ; mais quand on le connaîtra bien, on sera surpris au contraire qu'il l'ait donné. Jamais il ne se contentait pleinement sur un sujet, et ceux qui ont quelque idée de la nature le lui pardonneront. Il faisait d'une partie qu'il examinait toutes les coupes diffé- rentes qu'il pouvait imaginer : pour la voir de tous les sens il employait toutes les injections: et cela demande déjà un temps infini, ne fût-ce qu'en tentative inutile. Mais il arri- vait ce qui arrive presque toujours, des discussions poussées dans un grand détail ; elles ne lèvent guère une difficulté sans en faire naître une autre : cette nouvelle difficulté qu'on veut suivre produit aussi sa difficulté incidente, et on se trouve engagé dans un labyrinthe. De plus, un premier travail, qui aurait voulu être continué, est interrompu par un autre, que quelques circonstances, ou, si l'on veut, la simple curiosité, rendent indispensable. Une connaissance acquise comme par hasard aura une espèce d'effet rétroactif qui détruira ou modifiera beaucoup de connaissances précédentes qu'on croyait absolument sûres. Ajoutez à ce fond d'embarras que produit la nature de l'anatomie, une peur de se méprendre, une frayeur des jugements du public, qui ne peut guère être excessive, et l'on concevra sans peine qu'un très habile ana- (1) Voyez l'Hist. de 1713, p. 74 et 75. 252 FONTENELLE. tomiste peut n'avoir pas imprimé. Il faut pourtant avouer qu'un trop grand amour de la perfection ou une trop grande délicatesse de gloire feront perdre au public une infinité de vues et d'idées, qui, pour être d'une certaine utilité, n'au- raient pas eu besoin d'une entière certitude ou d'une préci- sion parfaite. Du Verney fut assez longtemps le seul anatomiste de l'Aca- démie, et ce ne fut qu'en 1684 qu'on lui joignit Méry (1). Ils n'avaient rien de commun qu'une extrême passion pour la même science et beaucoup de capacité; du reste presque en- tièrement opposés, surtout à l'égard des talents extérieurs. Si l'on pouvait quelquefois craindre que par le don de la parole du Verney n'eût la facilité de tourner les faits selon ses idées, on était sûr que Méry ne pouvait que se renfermer dans une sévère exactitude des faits, et que l'un eût tenu en respect l'éloquence de l'autre. Le grand avantage des compagnies résulte de cet équilibre des caractères. On remarqua que du Verney prit un nouveau feu par cette espèce de rivalité. Elle n'éclata jamais davanta,ue que dans la fameuse question de la circulation du sang du fœtus dont nous avons tant parlé. Elle le conduisit à examiner d'autres sujets qui pouvaient y avoir rapport, la circulation dans les amphibies, tels que la grenouille; car le fœtus, qui vit d'abord sans respirer l'air, et ensuite en le respirant, est une espèce d'amphibie. Ceux-là le conduisaient à d'fiutres animaux approchants, sans être amphibies, comme le crapaud; et enfin aux insectes, qui font un genre à part et offrent un spectacle tout nouveau. Aussi excellait-il dans l'auatomie comparée, qui est l'ana- tomie prise le plus en grand qu'il soit possible et dans une étendue oii peu de gens la peuvent embrasser. Il est vrai que pour nous et pour nos besoins la structure du corps humain paraîtrait suffire; mais on le connaît mieux quand on connaît aussi toutes les autres machines faites à peu près sur le môme dessin. Après celles-là il s'en présente d'autres d'un dessin fort différent : il y aura moins d'utilité à les étudier, à cause de la grande différenc ; mais par cette raison-là même la 1 . Voyez 1 Hist. de i 71 2, p. 1 30. ELOGE DE DL VEILNEV. 253 ruriosité sera plus piquée, et la curiosité n"a-t-elle pas ses besoins? Dans les premiers temps de ses exercices du Jardin royal, il faisait et les démonstrations des parties qu'il avait préparées, et les discours qui expliquaient les usages, les maladies, les cures, et résolvaient les ditlicultés. Mais sa faiblesse de poitrine, qui se faisait toujours sentir, ne lui permit pas de conserver les deux fonctions à la fois. Un habile chirurj^fien choisi par lui faisait sous lui les démonstrations, et il ne lui restait plus (jue les discours, dans lesquels il avait de la peine à se renfermer. C'est lui qui a le premier enseiirni'' en ce lieu-là l'ostéologie et les maladies des os. De son cabinet, oii il avait étudié des cadavres ou des sque- lettes, il allait dans les hôpitaux de Paris, oii il étudiait ceux dont les maux avaient rapport à l'anatomie. Si la machine du corps disséquée et dé-montrée présente encoi>' tant d'i-nigmes très difficiles et très obscures, à plus forte raison la machine vivante, oi!i tout est sans comparaison moins exposé à la vue, plus enveloppe, plus équivoque. C'était là quïl appliquait sa théorie aux faits, et qu'il appn'nait même ce que la seule théorie ne lui eût pas appris. En même temps il était d'un grand secours, et aux malades, et à ceux qui en étaient chargés. Quoiqu'il fût docteur en médecine, il évitait de s'engager dans aucune pratique de médecine ordinaire, quel- que honorable, quelijue utile qu'elle put être: il prévoyait qu'un cas rare de chirurgie, une opération singulièn^ lui au- rait causé une distraction indispensable; et il s'a<-quittait assez envers le pubUc de son devoir de médecin, non seu- lement par les instructions générales qu'il donnait sur toute l'anatomie, mais par l'utilité dont il était dans les occasion? particulières. Loin d'avoir rien à se reprocher sur cet article, il ne se reprochait que d'èti'e trop occupé de sa profession. Il craignait que la religion, dont il avait un sentiment très vif, ne lui \ permît pas un si violent attachement, qui s'emparait de toutes ses pensées et de tout son temps. L'auteur de la nature, qu'il admirait et révérait sans cesse dans ses ouvrages si bien connus de lui, ne lui paraissait pas suffisamment honoré par 15 254 FONTENELLE. ce culte savant, toujours cependant accompagné du culte ordi- naire le plus régulier. L'âge qui s'avançait, les infirmités qui augmentaient, contribuaient peut-être à ce scrupule, sans lui donner pourtant le pouvoir de s'y livi^er entièrement. Les mêmes raisons l'empêchèrent pendant plusieurs années de paraître à l'Académie. Il demanda à être vétéran, et sa place fut remplie par Petit, docteur en médecine. Il parais- sait avoir oublié l'Académie, lorsque tout d'un coup il se réveilla à l'occasion de la réimpression de l'histoire naturelle des animaux, à laquelle il avait eu anciennement beaucoup de part. Il reprit à 80 ans des forces, de la jeunesse, pour revenir dans nos assemblées, où il parla avec toute la vivacité qu'on lui avait connue, et qu'on n'attendait plus. Une grande passion est une espèce d'âme immortelte à sa manière, et presque indépendante des organes. Il ne perdait aucun des intervalles que luilaissaient des souffrances qui redoublaient toujours, et qui le mirent plu- sieurs fois au bord du tombeau. Il revoyait avec Vinslow son Traité de l'oreille, dont il voulait donner une seconde édition, qui se serait bien sentie des acquisitions postérieures. Il avait entrepris un ouvrage sur les insectes, qui l'obligeait à des soins très pénibles. Malgré son grand âge, par exemple, il passait des nuits dans les endroits les plus humides du jardin, couché sur le ventre, sans oser faire aucun mouvement, pour découvrir les allures, la conduite des limaçons, qui semblent en vouloir faire un secret impénétrable. Sa santé en souffrait, mais il aurait encore plus souffert de rien négliger. Il mourut le 10 septembre 1730, âgé de 82 ans. Il était en commerce avec les plus grands anatomistes de son temps, Malpighi, Ruysch, Pitcarne, Bidloo, Hoefhaave. J'ai vu les lettres qu'il en avait reçues; et je ne puis m'empêcher d'en traduire ici une de Pitcarne, écrite en latin, datée de l'an 1712, à cause de son caractère singulier. « Très illustre du Verney, voici ce que t'écrit un homme qui te doit beaucoup, et qui te rend grâce de ces discours divins qu'il a entendus de toi à Paris il y a 30 ans. Je te recom- mande Tliomson mon ami et Écossais. Je, t'enverrai bientôt mes dissertations où je résoudrai ce problème: Une maladie ÉLOGE DE DU VEILNEY. iSS étant donnée, trouver le remède. A Edimbourg, etc. » Celui qui s'élevait à de pareils problèmes, et dont effectivement le nom est devenu si célèbre, se faisait honneur de se recon- naître pour disciple de du Verney. On voit de plus par des lettres de 1698,, que lui qui aurait pu instruire par- faitement dans l'anatomie un frère qu'il avait, il l'envoyait d'Angleten-e à Paris, pour y étudier sous le plus grand maître. En général, il parait par toutes ces lettres, que la réputation de du Verney était très brillante chez les étrangers, non seu- lement par la haute idée qu'ils remportaient de sa capacité, mais par la reconnaissance qu'ils lui devaient de ses manières obligeantes, de l'intérêt qu'il prenait à leurs progrès, de l'affec- tion dont il animait ses leçons. Ceux qui lui adressaient de nouveaux disciples, ne lui demandaient pour eux que ce qu'ils avaient éprouvé eux-mêmes. Ils disent tous que son Traité de l'ouie leur a donné une envie extrême de voir les traités des quatre autres sens qu'il avait promis dans celui-là. Ils l'exhortent à faire part à tout le public de ses richesses, qu'il ne peut plus tenir cachées après les avoir laisse apercevoir dans ses discours du Jardin royal. Ils le menacent du péril de se les voir enlever par des gens peu scrupuleux, et on lui cite même un exemple où l'on croit le cas déjà arrivé; mais il a toujours été ou peu sensible à ce malheur, ou trop irrésolu à force de savoir. On lui donne assez souvent dans ces lettres une première place entre tous les anatomistes. Il est \Tai que dans ce qu'on krit à un homme illustre, il y entre d'ordinaire du compli- nent : on peut mettre à un haut rang celui qui n'est pas à un •ang fort haut; mais on n'ose pas mettre au premier rang ;elui qui n'y est pas; la louange est trop déterminée, et on ne «ourrait sauver l'honneur de son jugement. Il est du devoir de l'Académie de publier un bienfait qu'elle reçu de lui. Il lui a légué par son testament toutes ses réparations anatomiques, qui sont et en grand nombre, et de i perfection qu'on peut imaginer. Cela jo^int à tous les sque- Jttes d'animaux rares que la compagnie a depuis longtemps ans une salle du Jardin royal, composera un grand cabinet -256 FONTENELLE. flanatomie, moins estinicable encore par la curiosité que par l'utilité dont il sera dans les recherches de ce genre. ÉLOGE DU COMTE MARSIGLl i Louis-Ferdinand Marsigli naquit à Bologne, le 10 juillet 1658, du comte Charles-François Marsigli, issu d'une ancienne mai- son patricienne de Bologne, et de la comtesse Marguerite Cico- lani (1). Il fut élevé par ses parents selon qu'il convenait à sa ( naissance; mais il se donna à lui-même, quant aux lettres, j une éducation bien supérieure à celle que sa naissance deman- I dait. 11 alla dès sa première jeunesse chercher tous les plus illustres savants d'Italie ; il apprit les mathématiques de Gé- miniano Montanari et d'Alphonse Borelli, Tanatomie de Marcel Malpighi, Ihistoire naturelle des observations que son génie lui fournissait dans ses voyages. Mais ils eussent été trop bornés, s'ils se fussent renfermés; dans l'Italie. Il alla à Constantimple en 1679 avec le Bayleque' Venise y envoyail. Comme il se destinait à la guerre, il s'in-J forma, mais avec toute l'adresse et les précautions nécessaires.! de Fctat des forces ottomanes, et en mèjne temps il examine' en philosophe le Bosphore de Thrace et ses fameux courants. Il écrivit sur l'un et Taulie de ces deu . sujets. Le ïrailc ch Bosphore païuL à Ron)e en 1681, dédié à la reine Christine d Suède, et c'est le premier qu'on ait de lui. L'autre, intitulé | î)el incrcmenlo, e derremcnto dcT imper io Ollomano, doit paraîtr présentement imprinié à Amsterdam avec une traduction fran çaise. Il revint de Conslantinople dès l'an 1680, et peu de tem]! après, lorsque les Turcs menaçaient d'une irruption enHongrl il alla à Vienne offrir ses services à l'empereur Léopold, q' ût, et parce qu'elle lui réussissait fort; et il croyait ne pouvoir mieux faire que de fournir à son fils les moyens de poursuivre avec plus d'avantage la carrière où lui-mùme aurait vieilli. Après cette première étude de physi(iue générale, Geoffroy lit des cours particuliers de botanique, de chimie et même d'anatomie, quoique cette science ne fût pas de son objet principal. Il s'en écartait encore davantage dans ses heures de délassements, où l'on est le maître de choisir ses plaisirs. II tournait, il travaillait des verres de lunettes; il exécutait des machines en petit; il apprenait l'italien de l'abbé Roselli, si connu parle roman de l'Infortuné Xfi]X)litain. En 1692, son père l'envoya à Montpellier, pour y apprendre la pharmacie chez un habile apothicaire, qui de son côté en- voya son fils à Paris chez Geoffroy: édiange bien entendu, puisque l'un et l'autre de ces jeunes gens, en laissant dans la maison paternelle ce qu'il était bien sur d'y retrouver toujours, allait chercher dans une maison étrangère ce qu'il n'eût pas trouvé chez lui. Geoffroy suivit les plus habiles professeurs de la fameuse école de Montpellier; et il vit presque naître alors dans cette ville un grand nom qui s'est toujours accru depuis, et qui par lui-même, et sans nul secours étranger, s'est élevé à la pre- mière place (i). Avant que de revenir à Paris. Geofl'roy voya- gea dans les provinces méridionales du royaume et alla voir les ports de l'Océan; car il embrassait aussi ce qui n'était que de pure curiosité. Il en eût été peut-être bien puni à Saint- Malo, où il se trouva enfermé en 1693, dans le temps du bom- bardement des Anglais, si la terrible machine infernale, qui menaçait d'abîmer tout, n'eût manqué son effet. Le comte de Tallard, depuis duc, pair et maréchal de France, ayant été nommé au commencement de 1698 à l'ambassade extraordi- naire d'Angleterre, il choisit Geoffroy, qui n'était point méde- cin, pour avoir soin de sa santé; et il ne crut point que cette confiance, donnée au mérite dépourvu de titre, fut trop hardie. U) Il s'agit sans doute de Chirac, dont les cours avaient alors un grand suc- cès à Montpellier, et qui depuis fut premier médecia du régent et du roi et membre de l'Académie des sciences. 2li8 FONTExNELLE. Geoffroy, qui savait voyager, ne manqua pas de profiter du séjour de Londres ; il gagna l'amitié de la plupart des illustres d'un pays qui en produit tant, et principalement celle du che- valier Sloane; et en moins de six mois il devint leur confrère par une place qu'ils lui donnèrent dans la société royale. De là, il passa en Hollande, où il vit d'autres savants, fît d'autres observations, acquit de nouvelles connaissances. Il se présenta encore à lui l'oi'casion de faire un voyage agréable, celui d'Italie, où il alla, en 1700, avec l'abbé de Louvois, on qualité de son médecin, selon le langage de Geoffroy ; en qua- lité d'ami, selon le langage de cet abbé; car ils avaient tous deux le mérite de ne pas parler de même. Le grand objet de Geoli'roy était Fliistoire naturelle et la matière médicinale, et il était d'autant plus obligé à porter ses vues de ce côté-là, que son père avait dessein de lui laisser sa place et son établissement. Dès l(i93 il avait subi l'examen pour la pharmacie et fait son chef-d'œuvre ; cependant ce n'était point là le fond de son intention : il voulait être médecin et n'osait le déclarer. Il faisait des études équivoques qui convenaient également au plan de son père et au sien ; telle était la matière médicinale, qu'un habile apothicaire ne saurait trop connaître et que souvent un habile médecin ne connaît pas assez. Enfin, quand le temps fut venu de ne pouvoir plus soutenir la dissimulation et de prendre un parti décisif, il se déclara, et le père se rendit. Il avait destiné à la médecine son second fils, qui est aujourd'hui l'un des chimistes de cette académie; celui-là prit la pharmacie au lieu de son aîné. Cette légère transposition dut être assez indifterente au père ; mais enfin ce n'était pas là son premier projet; et il apprit combien la nature, qu'il n'avait pas assez consultée sur ses enfants, est jalouse de ses droits. Geoffroy se mit donc sur les bancs de médecine et fut reçu bachelier en 1702. Sa première thèse fut extrêmement retar- dée, parce que Fagon, premier médecin, qui devait y présider, et qui avait coutume de commettre pour la présidence, voulut présider en personne, honneur qui se fît acheter par des délais. Geoffroy, qui avait fait sa thèse lui-même^ quoique, selon d ÉLOGE HE GEOFFROY. 269 l'usage établi, elle dût être l'ouvrage du président, avait clioisi cette question : si le médecin est en même temps un mécani- cien chimiste ? On sent assez qu'il avait intérêt de conclure pour raffirmative, au hasard de ne pas comprendre tous les médecins dans sa définition. Il composa pareillement ses deux autres thèses de bachelier, et à plus forte raison celles dont il fut président, après avoir été reçu docleur en ITOi. Il prenait toujours des sujets utiles ou intéressants. Celle où il deman- dait si l'homme a commencé par être ver piqua tellement la curiosité des dames, et des dames du plus haut rang, qu'il fallut la traduire en français, pour les initier dans des mystè- res dont elles n'avaient point la théorie. On assure que toutes les thèses sorties de sa main n'ont pas seulement été regar- dées dans nos écoles comme des traités presque complets sur les sujets choisis, mais qu'elles se sont trouvées plus au goût des étrangers qu'un grand nombre d'autres, où ils se plai- gnent-que le soin dominant a été celui de l'élégance du style et de la belle latinité. 11 ne se pressa point de se jeter dans la pratique dès qu'il en eût le droit; il s'enferma pendant dix ans dans son cabinet. et il voulut être sûr d'un grand fonds de connaissances avant que de s'en permettre l'usage. Les médecins ont entre eux ce qu'ils appellent les bons principes; et puisqu'ils sont les bons, ils ne sont pas ceux de tout le monde. Les confrères de Geof- froy conviennent qu'il les possédait parfaitement. Son carac- tère doux, circonspect, modéré et peut-être même un peu timide, le rendait fort attentif à écouter la nature, à ne la pas troubler par des remèdes, sous prétexte de l'aider, et à ne l'aider qu'à propos et autant qu'elle le demandait. Une chose singulière lui fit tort dans les commencements ; il s'affection- nait trop pour ses malades, et leur état lui donnait un air triste et affligé qui les alarmait : on en reconnut enfin le principe, et on lui sut gré d'une tendresse si rare et si chère à ceux qui souffrent. Persuadé qu un médecin appartient également à tous les malades, il ne faisait nulle différence entre les bonnes prati- ques et les mauvaises, entre les brillantes et les obscures. Il ne recherchait rien et ne rejetait rien. De là, il est aisé de 270 FONTENELLE. conclure que ce qui dominait dans le nombre de ses pratiques c'étaient les obscures ou les mauvaises, et d'autant plus que ses premiers engagements lui étaient sacrés et qu'il n'eût pas voulu les rompre ou s'en acquitter légèrement pour courir aux occasions les plus flatteuses qui seraient survenues. D'ailleurs, souverainement éloigné de tout faste, il n'était point de ceux qui savent aider à leur propre réputation et qui ont l'art de suggérer tout bas à la renommée ce qu'ils veu- lent qu'elle répète tout haut avec ses cent bouches. Cependant le vrai avait percé à la longue, et Geoffroy était bien connu dans les grandes affaires de médecine ; ceux qui s'étaient saisis des premiers postes l'appelaient presque toujours en consultation ; il était celui dont tous les autres voulaient em- prunter les lumières. Cicéron conclut que les Romains étaient le plus vaillant peuple du monde, de ce que chaque peuple se donnait le premier rang pour la valeur et accordait toujours le second aux Romains. En J709, le roi lui donna la place de professeur en méde- cine au collège royal, vacante parla mort de Tournefort. Il en- treprit de dicter à ses auditeurs toute l'histoire de la matière médicinale, sur laquelle il avait depuis longtemps amassé de grandes provisions. Tout le règne minéral a été expédié, c'est- à-dire tous les minéraux qui sont en usage dans la médecine, et c'est ce qu'on a jusqu'à présent sur ce sujet de plus recher- ché, de plus certain et de plus complet. Il en était au règne végétal ; et comme il suivait l'ordre alphabétique, il en est resté à la we/me, qui, quoique assez avancée dans l'alphabet, laisse après elle un grand vide et beaucoup de regrets aux curieux de ces sortes de matières. 11 n'avait point touché au règne animal; mais du moins tout ce qu'il a dicté s'est trouvé en très bon ordre dans ses papiers, et on espère que sa fa- mille le donnera au public. Fagon, qui était toujours demeuré titulaire de la charge de professeur en chimie au Jardin royal, la faisait exercer par quelqu'un qu'il choisissait. Saint-Yon, à qui il avait donné cet emploi, n'ayant pu le remplir en 1707 à cause de ses intîrmi- tés, GeoflVoy eut sa place et s'en acquitta si bien que dans la suite Fagon se démit absolument de la charge en sa faveur. ÉLOGE DE GEOFFROY. 271 Cela arriva en 1712. Fagon, pour mettre en œuvre Geoffroy tout entier, lui demanda qu'aux leçons ordinaires de chimie il en joignît sur la matière médicinale, ce qm dans une même séance ajoutait deux heures, et quelquefois trois, à deux au- tres déjà employées. Geoffroy y consentit, emporté par son zèle et sans doute aussi par un certain sentiment de gloire qui agit et doit agir sur les àmcs les plus éloignées de la vanité. Il était soutenu par le plaisir de voir que de si longues séances, loin de rebuter les auditeurs, ne les rendaient que plus assidus et plus attentifs: mais enfin il consulta trop peu les intérêts de sa santé, qui était naturellement faible et qui en souffrit. La Faculté de médecine, qui se choisit tous les deux ans un chef, qu'on appelle doyen, crut en 1706 se trouver dans des circonstances oîi il lui en fallait un qui, quoique digne de l'être, ne fît aucun ombrage à sa liberté et qui aimât mieux sa compagnie que sa place. Geoffroy fut élu : mais comme tous les membres d'une république ne sont pas également républi- cains, quelques-uns attaquèrent son élection par des irrégula- rités prétendues, et lui-même aurait été volontiers de leur parti ; mais l'élection fut confirmée par le jugement de la cour. Ses deux années de décanat finies, il fut continué; et cela par les suffrages mêmes qui auparavant lui avaient été con- traires. On sentait un nouveau besoin qu'on avait de lui. 11 s'était élevé un procès entre les médecins et les chirurgiens, espèce de guerre civile qui divisait les citoyens dun même état; et il fallait ou du zèle pour la soutenir, ou de la douceur pour la terminer; et même en la soutenant, il fallait toujours de la douceur avec le zèle. On lui fit un honneur singulier: il y a sous le doyen un censeur qui est son lieutenant, et ce censeur est toujours le doyen qui vient de sortir de place. On supprima le titre de censeur pour les deux années du nou- veau décanat de Geoffroy, et on le laissa le maître de choisir ceux qu'il voudrait pour l'aider. Ces témoignages d'estime de la part de sa compagnie, qu'il n'avait pas recherchés par am- bition, il les sentit vivement par un principe de reconnais- sance d'autant plus fort, qu'on est plus dégagé de passions il -2 KONTENELLE. lumuUueuses. 11 se livi-a sans ménagement aux travaux exlra- ordinaircs du second décanat, qui, joints à ceux qu'exigeaient sa profession et ses différentes places, ruinèrent absolument sa santé, et au commencement de 1730 il tomba accablé de fatigues. Il eut cependant le courage de mettre la dernière main à un ouvrage que ses prédécesseurs doyens avaient jugé nécessaire, mais qu'ils n'avaient pas fini : c'est un recueil des médicaments composés les plus usités, que les pharmaciens doivent tenir toujours prêts. Nous ne l'avons point encore représenté connue académicien, parce que nos histoires imprimées font foi qu'il n'a pas rem- pli ce devoir avec moins d'exactitude que les autres, si ce n'est dans les quatre dernières années, oi!i le décanat était une dispense assez légitime. Il donna en 1718 un système singu- lier et une ta])le des affinités ou rapports des difteientes substances de chimie. Ces affinités firent de la peine à quel- ques-uns, qui craignirent que ce ne fussent des attractions déguisées, d'autant plus dangereuses que d'habiles gens ont déjà su leur donner des formes séduisantes : mais enfin, on reconnut qu'on pouvait passer par-dessus ce scrupule et admettre la table de Geoffroy, qui, bien entendue et amenée à toute la précision nécessaire, pouvait devenir une loi fonda- mentale des opérations de chimie et guider avec succès ceux qui travaillent (1). Il était entré dans cette compagnie dès l'an 1609, et il est mort le 6 janvier 1731. ELOGE DE CHIRAC Pierre Chirac naquit en 1050, à Conques en Rouergue, de Jean Chirac et de Marie Rivet, bourgeois de cette petite ville, (1) Ces tables ont beaucoup d'impo-tance dans l'histoire de la chimie. Fou- lenelle, grand ennemi des attractions et des affinités, a le tort de les traiter avec trop de légpreté et de défiance, 1 ÉLOGE DE ( HIRAC 273 et dont la lortune était fort étroite. Quoique tils unique, il n'eut point de meilleur parti à prendre après ses études que de se destiner à l'église, qui lui parut une ressource presque abso- lument nécessaire. En étudiant la théologie, il ne laissa pas de s'appliquer par curiosité à la philosophie de Descartes, qui avait déjà pénétré jusque dans le Rouergue. Quand il s'en fut rempli autant qu'il l'as ait pu sans aucun secours, il crut pouvoir sortir de Conques, et il alla à Montpellier, où cette même philosophie, naissante aussi, commençait à remuer les esprits. 11 fut bientôt connu dans cette ville. quoi(iue accou- tumée depuis longtemps à la science et au mérite. Chicoiiieau, chancelier et juge de l'université de Montpel- lier, prit chez lui, en 1()78, Chirac, qu'il regardait déjà comme grand physicien, pour lui confier la direction des études de deux de ses fils qu'il destinait à la médecine. 11 fut si content du maître qu'il leur avait donné, qu'il voulut songer solidement a ce qui pouvait lui convenir : et comme il lui trouvait peu de véritable vocation pour l'état dont il portait l'habit, «'t d'ailleurs beaucoup d'acquis dans la physique, il le détermina d'.-n profi- ter pour embrasser la profession de médecin. Chirac devenu membre de la Faculté de Montpellier en 1682. V enseigna, cinq ans après, les diffère tes parties de la médecine. On sentit bien le prix des leçons qu'il dictait à ses auditeurs. Elles n'avaient pas le sort ordinaire de périr entre les mains de ceux qui s'étaient donné la peine de les écrire : on se les transmettait des uns aux autres, et c'était une faveur ; et en- core aujourd'hui elles sont un trésor que l'on conserve avec soin. On recueillait avec le même empressement les dis- cours qui en étaient l'explication, toujours plus étendus et encore plus approfondis que les leçons : on rassemblait, on réunissait ce que différentes personnes en avaient retenu, et on travaillait à en faire un corps, tant on était animé par l'espé- rance d'une grande instruction. Outre les leçons publiques, Chirac faisait chez lui des cours particuliers, plus instructifs encore pour ses disciples, et même pour lui, à cause de la liberté de la conversation ; les étrangers y couraient en foule, et Montpellier se remplissait d'habitants qu'il lui devait. 274 PONTENELLE. Quand il lut assez plein de théorie, il se mit dans la pra- tique. Barbcyrac y tenait alors le premier rang à Montpellier, et son nom vivra longtemps. Chirac le prit pour guide et pour modèle, avec les restrictions néanmoins qu'un grand homme meta l'imitation d'un autre, sans renoncer aux connaissances particulières qu'il pouvait avoir acquises, ni à des vues dont la nouveauté eût peut-être empêché Barbeyrac lui-même d'oser les approuver. En 1692, le maréchal de Noailles lui donna, de l'avis de Barbeyrac, la place de médecin de l'armée deRoussillon. Il fut en 1693 au siège de Roses, après lequel une dyssenterie épi- démique se mit dans l'armée. Le ministre de la guerre lui envoya de Paris de l'ipécacuanha, qui y était encore nou- veau, et connu sous le nom de remède du médecin Hollan- dais. Il en donna avec opiniâtreté et de toutes les façons, sans en pouvoir tirer aucun bon efllet. A la fin, réduit à trouver sa ressource en lui-même, il donna du lait coupé avec de la les- sive de sarment de vigne, et il eut le plaisir de voir presque tous ses malades guéris. Quelques années après, il y eut à Rochefort une autre mala- die épidémique, qu'on appelle de Siam, beaucoup plus cruelle que la dyssenterie, nouvelle dans nos climats et effrayante par le seul spectacle. Begon, intendant de cette ville, demanda au roi M. Chirac, déjà très célèbre, singulièrement pour les cas extraordinaires. Il eut recours à l'ouverture des cadavres, plus nécessaire que jamais dans un mal inconnu. Il en ouvrit peut-être cinq cents, travail énorme et qui demandait une violente passion de s'instruire. Il vit le mal dans ses sources et s'en assura si bien, que comme il crut qu'il pourrait être attaqué lui-même, il composa un grand mémoire de la manière dont il voulait être traité en ce cas-là et de tout ce qu'il v avait à faire selon les différents accidents dont la maladie était susceptible ; car il prévoyait tout, il détaillait tout. Il chargeait de l'exécution un chirugien seul, en qui il avait pris confiance, et priait instamment Begon de ne pas permettre qu'aucun autre s'en mêlât. Pour l'honneur de Chirac, il fut attaqué de la maladie, traité selon ses ordres et guéri. Il lui en resta seulement la ÉLOGE DE CHIIUC. J75 suite ordinaire, une jaunisse, et sa convalescence fut très longue. Ce tut pendant ce séjour à Rochefort, oii il traita beaucoup de petites véroles, qu'il découvrit que dans ceux qui en étaient morts, il y avait inflammation de cerveau. 11 eût fallu les sai- gner du pied, pour faire une diversion ou révulsion du sang en bas. Mais saigner dans la petite vérole ! saigner du pied, sur- tout des hommes ! quelle étrange pratique ! n'en meurt-on pas toujours ? Et en elïet, la sai^ni'e du pied dans les hommes était presque toujours suivie de la mort, parce qu'on n"y avait toujours recours que trop tard et dans les cas désespérés. Un violent préjugé sur ce sujet, bien établi, bien enraciné chez le peuple, ne l'était pas moins chez les médecins, qui de plus ne se voulaient pas laisser renvoyer à l'école. Ils ne l'accusaient que d'ignorance et de témérité, tandis que le peuple l'accusait d'un dessein formé contre les jours du genre humain. 11 soutint courageusement sa pratique, malgré les clameurs qui s'éle- vaient de toutes parts ; ses malades guérissaient, les autres mouraient, du moins en beaucoup plus grand nombre, et il n'était encore guère justifié. C'est lui qui a réglé aussi, mais avec moins de contradiction, la manière généralement reçue dont on conduit aujourd'hui le remède d'une autre maladie du même nom. Les grands méde- cins sont ceux dont la pratique, fondée sur les principes d'ex- périence établis, est la plus sûre et la plus heureuse ; mais ceux qui établissent solidement de nouveaux principes sont d'un ordre plus élevé. Les uns portent l'art tel qu'ils le trouvent jusqu'où il peut aller ; les autres le portent plus loin qu'il n'allait. Aussi Silva, si bon juge en ces matières et si inté- ressé à ne pas souft'rir des usurpateurs dans les premiers, a dit qu'il appartenait à Chirac d'être législateur. Après s'être entièrement remis des fatigues et de sa maladie de Rochefort, il avait repris à Montpellier ses anciennes fonc- tions de professeur et de médecin. Là il eut deux contesta- tions à essuyer, et même plus que des contestations, car elles devinrent des procès en justice. 11 s'agissait de la découverte df! l'acide du sang avec Vieussens, célèbre docteur de la même faculté, et de la structure des cheveux avec Sorazzi, médecin 278 FOxNTE.NELLE. italien. JNi l'un ni l'autre sujet n'étaient dignes de la cha- leur qui s'y mit. On est assez persuadé de son propre mérite; cependant il ne nous rassure pas assez pour nous procurer quelque tranquillité quand on nous attaque. Le nom de Chi- rac ne laissait pas de croître de jour en jour : les provinces voisines profilaient souvent delà proximité; on rappelait pour les malades de distinction, et sa réputation contribuait beau- coup à affermir celle de la fameuse école de Montpellier. En 1706, feu le duc d'Oi'léans partit pour aller commander- l'armée de France en Italie. Il laissait sou premier médecin à Paris: et comme il lui en fallait un auprès de sa personne, le comte de Noce, qui avait fort connu Chirac à Montpellier, le proposa par zèle pour un prince à qui il était infiniment attaché. La voix publique parlait comme lui ; le choix fut fait et eut les suites les plus heureuses. Le duc d'Orléans au siège de Turin fut très dangereusement blessé au poignet et se trouvait sur le point d'en perdre le bras, lorsque (Chirac imagina de lui mettre ce bras dans des eaux de Balaruc qu'on fit venir. Ce remède si simple, et auquel il eut été si naturel de ne pas penser, produisit une parfaite et prompte guérison, presque miraculeuse. Il en a fait l'histoire dans une grande dissertation en forme de thèse sur les plaies, ouvrage qui par la solidité et l'abondance de l'instruclion, se fait pardonner sans peine une grande négligence de style. L'année suivante, ce prince mena encore avec lui en Espagne M. Chirac, que la grande réputation qu'il y avait acquise obligea d'y demeurer quelque temps après la campagne finie. Au retour d'Italie et d'Espagne, il vint à Paris, et il en goû- tait fort le séjour. Le duc d'Orléans, qui avait Homberg pour premier médecin et ne croyait pas que toute autre place fût digne de Chirac, voulut le renvoyer à Montpellier avec toutes les récompenses dues à ses services ; il craignait d'ailleurs qu'un homme de ce mérite ne fût pas vu de trop bon œil à Paris, et peut-être à la cour, qui n'avait pas été consultée sur ce choix. Mais Chirac avait trop bien senti les avantages de Paris; il obtint sans peine d'y demeurer, et il acheta le droit d'y exer- cer la médecine par une des charges de la maison du prince. 11 lui manquait assez de choses presque 'nécessaires en ce ELOGE DE CHIKVC. 2TT pays-ri. Il parluil peu. sèchement et sans agrément. Il ne faisait guère aux malades ces explications circonstanciées et détaillées de leurs maux, qu'ils no sont pas ordinairement capables dentondro et qu'ils écoutent pourlant avec une espèce de plaisir. Il leur présentait dans les occasions l'idée désobligeante, quoique vraie, qu'il y avait de la lantaisie et de la vision dans leurs infirmités: il leur niait sans détour jusqu'à leur sentiment même : et combien les femmes principalement fM) devaient-elles être choquées? Il se prélait peu aux objections souvent pui'riles des malades ou de leurs familles, et on n'ar- rachait jamais de lui aucune complaisance, aucune modifica- tion à ses décisions laconiques. Heureux les malades, (juand ils avaient pris le bon chemin I II n'était guère consolant et n'a- vait presque ([u'un même ton pour annoncer les événements les plus opposés. De plus, il apportait des pratiques nouvelles, et certainement il devait avoir quebjues mauvais succès, qui plus certainement encore seraient bien mis en évidence et bien relevés. Malgré tout cela, à peine fut-il fixe à Paris, qu'il y eut une vogue étonnante. Sa rue était incommodée de la (luantiti' de carrosses qu'on lui en\ oyait de tous côtés. On peut croiir que la nouveauté y avait quelque part, puisque Paris était le lieu de la .scène; mais il fallait au fond que de grandes et rares qualités eussent surmonté à ce point-là tout ce qui lui était contraire. En etfet, il avait ce que l'on appelle le coup (l'œil d'une justesse et d'une promptitude singu- lières, et peut-ètr," uniques. C'était une espèce d'inspiration dont la clarté et la force prouvaient la vérité, du moins pour lui. Par là, le plus difficile étant fait, il formait en lui-même le plan delà cure et le suivait avec une constance inébranlable, parce qu'il n'aurait pu s'en départir sans agir contre des lumières qui le frappaient si vivement. Ceux qui n'en ont que de moindres ou de moins vives peuvent n'être pas si constants, et même ne le doivent pas. Les malades prenaient d'autant plus de confiance en lui, qu'ils se sentaient conduits par une main plus ferme; son inflexibilité leur assurait combien il comptait d'avoir pris le bon parii, et ils s'encourageaient par ses ligueurs. Ils voyaient encore que si les occasions le 16 278 FONTENELLË. demandaient, il hasardait vraiment pour eux sa propre réputa- tion. Lorsqu'il jugeait nécessaire un de ces coups hardis qui lui étaient particuliers, et que le malade était important, il sa- vait qu'il se rendait responsable de l'événement et que, s'il était fâcheux, les cris d'une famille puissante soulevaient p aussitôt le public contre lui : cependant il ne mollissait point, | il ne préférait point la route ordinaire plus périlleuse pour le | malade, mais moins pour le médecin; et il voulait, à quelque prix que ce fût, avoir tout fait pour le mieux. A la mort de Homberg, qui arriva en 1715, le duc d'Orléans," déjà régent du royaume, le fit son premier médecin, choix presque nécessaire qui lui donnait un nouvel éclat, et eût augmenté s'il eût été possible sa grande pratique de Paris. L'année suivante il entra dans l'Académie en qualité d'associé libre, et sans ses occupations continuelles et indispensables, on lui reprocherait d'avoir trop joui des privilèges de ce titre. En 1718, il succéda à Fagon dans la surintendance du Jardin du roi. Il était à la source des grâces, puisque le prince régent en était le maître et qu'il aimait tant à en faire. En 1720, Marseille fut attaquée d'une maladie d'abord incon- nue, mais qui dès sa naissance faisait de grands ravages. Chirac offrit au Régent d'y aller, afin que la ville, qui se ver- rait secourue par le gouvernement, en prît plus de courage pour se secourir elle-même. Son offre ne fut pas acceptée ; il proposa en sa place Chicoineau et Verny, célèbres médecins de Montpellier, dont il garantit le savoir, le zèle et l'intrépidité, et les ordres pour leur voyage furent donnés par S. A. R. Chi- coineau était le même dont il avait été précepteur, et de plus c'était son gendre; car la fille unique du précepteur était deve- nue un assez bon parti pour épouser le disciple. Il était juste : que la maison par où il avait commencé sa fortune, et qui en avait ouvei't la route, en profitât. Chicoineau et Verny, arrivés à Marseille, trouvèrent la peste, ; accompagnée de toute la désolation, de toute la consternation, de toutes les horreurs qu'elle a jamais traînées après elle. La ville 1 n'était presque plus habitée que par des cadavres qui jonchaient ■ les rues, ou par des mourants abandonnés qui n'avaient pas eu la force de fuir. Nulles provisions, nuls yivres, nul argent. I I ÉLOGE DE CHIRAC. 279 Chirac lut, pour ainsi dire, le médecin général de Marseille, par le soin assidu dont il veillait à tous ses besoins auprès du régent, par les secours de toute espèce qu'il obtenait pour elle, par toutes les lumières dont il fortifiait colles des habiles gens qu'il y avait fait envoyer. Il procura encore à cette malheu- reuse ville quatre médecins de Montpellier, et ses amis, qu'il crut dignes d'une commission si honorable et si peu recherchée. Boyer, de qui je tiens celte relation, et qui aujourd'hui pra- tique avec succès à Paris, fut l'un d'entre eux. Ils rassurèrent d'abord le peuple par Texlrème hardiesse dont ils abordaient les malades et par limpunité de cette hardiesse toujours heureuse. Peut-être, et cela ne diminuerait guère la gloire de l'héroïsme, était-il dans le sentiment de Chirac que la peste ne se communique pas par contagion. Quoi qu'il en soit de cette opinion si paradoxe, il serait ditïicilo qu'elle fût plus dange- reuse et plus funeste aux peuples que l'opinion comnmne. Chirac avait conçu depuis longtemps une idée qui eût pu contribuer à Tavancement de la médecine. Chaque médecin particulier a son savoir qui n'est que pour lui ; il s'est fait, par ses observations et par ses réfleNions, certains principes qui n'éclairent que lui. Un autre, et c'est ce qui n'arrive que trop, s'en sera fait de tous différents, qui le jetteront dans une conduite opposée. Non seulement les médecins particuliers, mais les facultés de médecine semblent se faire un honneur et un plaisir de ne pas s'accorder. De plus, les observations d'un pays sont ordinairement perdues pour un autre. On ne profite point à Paris de ce qui a été remarqué à Montpellier. Chacun est comme renfermé chez soi, et ne songe point à for- mer de société. L'histoire d'une maladie qui aura régné dans un lieu, ne sortira pas de ce lieu-là, ou plutôt on ne l'y fera pas. Chirac voulait élabhr plus de communication de lumières, plus d'uniformité dans les pratiques. Vingt-quatre médecins des plus employés de la Faculté de Paris auraient composé une académie qui eiit été en correspondance avec les méde- cins de tous les hôpitaux du royaume, et même des pays étrangers qui l'eussent bien voulu (I). Dans un temps où les i::ette idée, qui fait honneur à Chirac, est à peu près réalisée aujourd'hui Académie de midecine de Paris, qui est en rapport avec toute la province r --3 correspondaats et ses associés. M) FOiNTENELLE. pleurésies, par exemple, auraient été plus communes, TAca' demie aurait demandé à ses correspondants de les examiner' plus particulièrement dans toutes les circonstances, aussi hien que les effets pareillement détaillés des remèdes. On aurait lait de toutes ces relations un résultat bien précis, des espèces d'aphorismes que l'on aurait gardés cependant jusqu'à ce que les pleurésies fussent revenues, pour voir quels changements ou quelles modifications il faudrait apporter au premier résul- tat. Au bout d'un temps on aurait eu une excellente histoire de la pleurésie, et des règles pour la traiter aussi sûres qu'il soit possible. Cet exemple fait voii- d'un seul coup d'œii quel était le projet, tout ce qu'il embrassait, et quel en devait être le fruit. Le duc d'Orléans l'avait approuvé et y avait fait entrer le roi; mais il mourut lorsque tout était disposé pour l'exécu- tion. Par cette mort, que le plus grand nombre sentit douloureu- sement, Chirac perdait non seulement un prince de la famille royale, mais encore un premier ministre. Privé de ce maître et de ce protecteur, mais toujours attaché à son auguste mai- son, il quitta la cour et commença à se livrer absolument à la ville, qui regarda comme un bien pour elle le malheur d'un si grand médecin. On lui donnait la première place dans sa profession, et les plus illustres de ses confrères y consentaient sans prétendre même diminuer sa supériorité par l'avantage qu'il avait des années et de l'expérience. Il dominait dans les consultations comme aurait fait Hippocrate; on l'aurait presque dispensé de raisonner et son autorité seule eût sufltî. Il obtint du roi en 1728 des lettres de noblesse, et enfin &a\ 1730 le plus grand honneur où il put arriver, la place depre-' mier médecin vacante par la mort de Dodart. Tous les Français zélés pour les jours de leur maître, l'avaient nommé d'unt commune voix, et pour cette fois seulement les intrigues d( la cour n'eurent rien à faire. 11 attira aussitôt à la cour Chicoineau, son gendre, qui, indé pendamment de ce titre, avait pour lui l'histoire de la pest( de Marseille, une grande capacité en médeiMue, employée prin- cipalement au service des malades indigeuls. Le roi le m auprès des enfants de France. r I ÉLOGE DE CHIRAC. 281 La nouvelle autorité de Chirac lui réveilla les idées de son académie de médecine. Les tonds nécessaires, article le plus ditficile, étaient réglés et assurés: mais quand le dessein fut communiqué à la Faculté de Paris, il se trouva beaucoup d'op- position. Elle ne goûtait point que vingt-quatre de ses membres composassent une petite troupe choisie, qui aurait été trop fière de celle distinction et se serait crue en droit de dédai- gner tout le resie du corps. Les plus employés devaient la for- mer, et les plus employés pouvaient-il se charger d'occupa- tions nouvelles? N'élait-onpas déjà assez instruit par les voies ordinaires? Enfin, comme il est aisé de contredire, on contre- disait, et avec force; et le premier médecin, trop engagé d'honneur pour reculer, persuade d'ailleurs de rnlilld' de son projet, tombait dans l'incertitude de la conduite qu'il devait tenir à l'égard d'un corps respectable. La douceur et la vigueur sont également dangereuses: et il se déterminait pour Icspartis (le vigueur, lorsqu'il fut attaqué de la maladie dont il mourut le i*'' mars 173:2, âgé de quatre-vingt-deux ans. Il avait annoncé lui-niTme, pour pousser jusqu'au bout la science du pronostic, qu'il n'en pouvait échapper. 11 a laissé une fortune considérable, bien due à un travail aussi long, aussi assidu, aussi pénible, aussi utile à la société. 11 lègue par son testament à l'université de Montpellier la somme de trente mille livres, qui seront employées à fonder deux chaires pour deux professeurs, dont l'un fera des leçons (l'anatomie comparée, l'autre expliquera le Traité de Borelli, flp motu animalium, et les matières qui y ont rapport. On peut juger par là combien il estimait l'anatomie; et puisqu'il l'estimait tant, on peut juger qu'il la possédait à fond. Il allait encore plus loin: jusqu'à la chirurgie et à tous les détails de cet art, dont assez communément les médecins ne s'inquiètent pas. Convaincu qu'ils ne devaient pas regarder les opérations manuelles comme indignes d'eux, et que toute leur gloire est de guérir, il avait obtenu en 1726 l'établisse- ment de six places de médecins-chirurgiens entretenus par le roi, qui seraient reçus gratuitement dans la faculté de Mont- pellier, à condition qu'ils exerceraient eux-mêmes la chirurgie dans l'hôpital deeofle ville. Mois ce dessein, qui à peine rom- 282 FONTENELLE. mençait à s'exécuter, fut arrêté par des accidents étrangers ; et le préjugé contraire à la réunion des deux professions, qui peut-être eût été ébranlé par cet exemple, demeura dans toute sa force. Du moins Chirac l'attaqua toujours par sa conduite autant qu'il le pouvait; il ne manquait pas d'opérer de sa main, lorsqu'il trouvait des malades sans secours ou avec de mau- vais secours. Aussi les plus habiles chirurgiens de Paris l'ap- pelaient dans toutes les grandes occasions, ravis d'avoir un témoin et un juge si -éclairé, qui se faisait un honneur d'être alors un d'entre eux. C'est à lui que l'on doit M. La Peyronie, qui était à la veille de prendre ses degrés de docteur en méde- cine à Montpellier, quand Chirac le détermina à prendre le parti de la chirurgie, qu'il aimait trop pour ne pas lui procu- rer un si grand sujet. 11 accompagna même, ses conseils d'une prédiction de ce qui arriverait à son ami, et il a eu le plaisir delà voir accomplie (1). ÉLOGE DE RESSONS Jean-Baptiste Deschiens de Ressens naquit à Châlons en Champagne, le 2 i juin 1G60, de Pierre Deschiens, secrétaire du roi, et de Marie Maurisset. Son père, qui était fort riche, le destina aux emplois, qui du moins conservent la richesse : mais la nature le destinait à un autre où le patrimoine est fort exposé, sans compter la vie. A dix-sept ans il se déroba de sa maison palernelle pour entrer dans les mousquetaires noirs; il en fut tiré par force, et ne demeura chez son père qu'autant de temps qu'il lui fallut pour ménager une seconde évasion, 11 se jeta dans le régiment de Champagne, oîi il eut bientôt une lieutenance et d'oii il fut encore arraché. Enfin, pour finir ce combat perpétuel entre sa famille et lui, en la (1) Cette prédiction paraît se rapporter à la fondation, en 1731, de la Société de chirurgie, à laquelle La Peyronie eut une grande part. I ÉLOGE DE RESSONS. 283 mettant plus hors de portée de le poursuivre, il alla à Toulon et y fut reçu dans la marine, en 1083, volontaire à brevet. Cette inclination invincible pour la guerre promettait beau- coup, et elle tint tout ce qu'elle promettait: une valeur signalée, de l'ardeur à rechercher les occasions, de l'amour pour les périls honorables. Il servit avec éclat dans les bom- bardements de Nice, Alger, Gènes, Tripoli, Roses, Palamos, Barcelone^ Alicante. Dès l'an 1093, dix ans après son entrée dans la marine, il était parvenu à être capitaine de vaisseau, élévation rapide oîi la faveur et l'intrigue n'eurent cependant aucune part. Il y a une infinité de gens de guerre qui sont des héros dans l'action, et hors de là ne font guère de réflexions sur leur métier. En général le nombre des hommes qui pensent est petit, et l'on pourrait dire que tout le genre humain ressemble au corps humain, où le cerveau, et apparemment une très petite partie du cerveau, est tout ce qui pense; tandis que toutes les autres parties, beaucoup plus considérables par leur masse, sont privées de cette noble fonction et n'agissent qu'aveuglément. Ressons s'était particulièrement adonné à l'artillerie : il ne se contenta pas d'en pratiquer les règles dans toute leur exactitude, il en voulut approfondir les prin- cipes et examiner de plus près tous les détails ; et quand un bon esprit prend cette route en quelque genre que ce soit, il est étonné lui-même de voir combien on a laissé encore à fairo à ses recherches et à son industrie. Dans l'art de tirer les bombes, dont tant d'habiles gens se sont mêlés, Ressons compta jusqu'à vingt-cinq défauts de pratique qu'il corrigea en différentes rencontres (1). Le duc du Maine, grand-maître de l'artillerie, voulut avoir dans ce corps qu'il commande un homme qui y convenait si bien. Il le détermina à quitter le service do mer pour celui de terre sur la fin de 1704, et fit er en sa faveur une dixième charge de lieutenant-général d'artillerie sur terre. A tout ce qui l'animait auparavant, il se oignit ce choix si flatteur et les bontés d'un si grand prince. Ainsi nous supprimons tout le détail de sa vie militaire pen- '(1) Voyez les Mémoires de 1716. p. 19 et suiv. 2K4 FONTENELLE. dant la guerre de la succession d'Espagne: il ne pouvait ni, manquer d'occasions ni leur manquer. Dans les temps de paix, cet homme, qui n'avait respiré que bombardements, qui ne s'était occupé qu'à faire forger ou à lancer des foudres, faisait sps délices de la culture d'un assez beau jardin qu'il s'était donné. 11 avait assurément fait plus de ravages que ces premiers consuls ou dictateurs lomains, plus célèbres par leur retour aux fonctions du labourage après leurs triomphes que par leurs triomphes mêmes. Ces sortes de plaisirs si simples et si peu apprêtés., qu'on ne goûte que dans la solitude, ne peuvent guère être que ceux d'une iime tran- quille et qui ne craint point de se voir et de se reconnaître. 11 faut être bien avec ceux avec qui l'on vil, et bien avec soi (|uand on vit avec soi. Ressons porta dans son jardin le même esprit d'obser\ation et de recherche dont il avait fait tant d'usage dans rartillerie ; et quand il fut entré, en 171 G, dans l'Académie en qualité d'as-^ socié libre, tantôt il nous donna ce que nous avons déjà rap-j porté sur les bombes, ou de nouvelles manières d'éprouver la) poudre (1): tantôt de nouvelles pratiques d'agriculture, comme celle de garantir les arbres de leur lèpre ou de leur mousse (2); alternativement guerrier et laboureur ou jardi- nier, toujours citoyen. Il avait des idées particulières sur le salpêtre: il en tirait de certaines plantes, et prétendait faire une composition meilleure que la commune et à meilleur marché. On dit que le prince régent, dont le suffrage ne sera ici compté, si l'on veut, que pour celui d'un habile chimiste, avait assez approuvé . ses vues. L'Académie, accoutumée aux discussions rigou-! reuses, lui fit des objections qu'elle savait bien mettre dans ; toute leur force. Il les essuya avec une douceur qui aurait pu servir d'exemple à ceux qui ne sont que gens de lettres; mais il cessa de s'exposer à des espèces de combats auxquels il n'était pas assez exercé. Il a laissé un ouvrage considérable manuscrit sur le salpêtre et la poudre. (1) Voyez l'Ilisliiire de 1720. p. H2. (2) Voyez ruisloire de 1716, pape 31. I ÉLOGE DE BOERHAAVE. 285 Dans les dernières années de sa vie, il lomba dans un ji.rand aftaiblisseincnl, qui ne fut pourtant, pendant un temps assez long, que celui de ses jambes, dont il ne pouvait plus se servir ; tout le reste était sain. Il n'avait point attendu lage ou les infirmités pour se tourner du côté de la religion; il en était bien pénétré, et je sais de lui-même qu'il avait écrit sur ce sujet. Je ne doute pas que la persuasion et le zèle ne fus- sent ce qui dominait dans cet ouvrage : mais si la religion pouvait se glorifier de ce que les hommes font pour elle, peut- èlre tirerait-elle autant de gloire des faibles efforts d'un homme de guerre en sa faveur, que des plus savantes produc- tions d'un théologien. Il mourut le 31 janvier 1730, âgé de 75 ans, ayant fait tout le chemin qu'un bon officier devait ^aire par de longs services; seulement peut-être un meilleur courtisan aurait-il été plus loin. Son caractère était assez bien peint dans son extérieur ; cet air de guerre hautain et hardi, qui se prend si aisément, et qu'on trouve qui sied si bien, était surmonté ou même effacé par la douceur naturelle de son àme ; elle se marquait dans ses manières, dans ses discours et jusque dans son ton. A peine toute la bienséance d"un état absolument différent du sien aurait-elle demandé rien de plus. Il avait épousé Anne-Catherine Berrier, tîlle de Jean-Bap- liste Berrier de la Perrière, doyen des doyens des maîtres des requêtes, et d Marie Potier de Xovion. Il en a eu deux enfants ELOGE DE BOERHAAVE Herman Boerhaave naquit le dernier de décembre 1G68 à Noorhout, près de Leyde, de Jacques Boerhaave, pasteur de ce petit village, et d'Agar Paalder. Sa famille était originaire de Flandre, anciennement établie à Leyde, et d'une fortune très mt'diocre. Dès l'âge de cinq ans. il perdit sa mère qui laissait V 286 FONTENELLE. encore trois autres enfants. Un an après le père se remaria, et six nouveaux enfants augmentèrent sa famille. Heureux les pays où le luxe et des mœurs trop délicales n'en font point craindre le nombre ! Il arriva encore une chose qui serait assez rare dans d'autres pays et dans d'autres mœurs; le seconde femme devint la mère commune de tous les enfants de son mari, également occupée de tous, tendi-ement aimée de tous. Le père, et par un amour naturel, et par une économie nécessaire, était le précepteur des garçons aussi longtemps qu'il pouvait l'être. Il reconnut bientôt dans Herman des dis- positions excellentes, et il le destina à remplir une place comme la sienne. Son ambition ne prenait pas un plus grand vol. Il lui avait déjà appris à l'âge de onze ans beaucoup de latin, de grec, de belles-lettres ; et dans le même temps qu'il lui formait l'esprit, il avait soin de lui fortifier le corps par quelque exercice modéré d'agriculture; car il fallait que la bonne éducation ne coûtât pas. Cependant, vers l'âge de quatorze ans, le jeune Boerhaave fut attaqué d'un ulcère malin à la cuisse gauche ; il fut tour- menté pendant près de quatre ans et du mal et des remèdes : enfin, après avoir épuisé tout l'art des médecins et des chi- rurgiens, il s'avisa de se faire de fréquentes fomentations avec de l'urine oià il avait dissous du sel. et il se guérit lui-même, présage si l'on veut de l'avenir qui l'attendait. Cette longue maladie ne nuisit presque pas au cours de ses études. Il avait pour son goût naturel trop d'envie de savoir, et il en avait trop besoin par l'état de sa fortune. 11 entra à quatorze ans dans les écoles publiques de Leyde, passait rapi- dement d'une classe dans une plus élevée, et partout il enle- vait les prix. Il n'avait que quinze ans quand la mort de son père le laissa sans secours, sans conseil, sans bien. Quoique dans ses études il n'eût pour dernier et principal objet que la théologie, il s'était permis des écarts assez consi- dérables vers une autre science extrêmement différente, vers la géométrie, qu'il aurait presque dû ne connaître que de nom Peut-être certains esprits faits pour le vrai savent-ils par une espèce d'instinct, qu'il doit y avoir une géométrie qui sera quelque chose de bien satisfaisant pour eux; mais enfin, ÉLOGE DE BOERH.\AVË. 287 Bocrhaave se sentit forcé à s'y appliquer, sans aucune autre raison que celle du charme invincible qui l'attirait. Heureuse- ment ce fut là pour lui, après la mort de son père, une res- source qu'il n'avait pas prévue. Il trouva moyen de subsister à Leyde, et d'y continuer ses études de théologie, en ensei- gnant les mathématiques à des jeunes gens do condition. D'un autre côté, la maladie dont il s'était guéi-i lui fit faire des réflexions sur l'utilité de la médecine, et il entreprit d'étu- dier les principaux auteurs dans ce genre, à coimnencer par Hippocrate, pour qui il prit une admiration vive et passionnée. Il ne suivit point les professeurs publics, il prit seulement quelques-unes des leçons du fameux Drelincourt; mais il s'at- tacha aux dissections publiques, et en fit souvent d'animaux en son particulier. 11 n'avait besoin que d'apprendre des faits qui ne se devinent point et qu'on ne sait qu'imparfaitement sur le rapport d'autrui; tout le reste il se l'apprenait à lui- même en lisant. Sa théologie ne laissait pas d'avancer, et cette théologie c'était !e grec, l'hébreu, le chaldéen, la critique de l'Ancien et du Nouveau Testament, les anciens auteurs ecclésiastiques, les commentateurs modernes. Comme on le connaissait capable de beaucoup de choses à la fois, on lui avait conseillé d'allier la médecine à la théologie; et, en effet, il leur donnait la même application et se préparait à pouvoir remplir en même temps les deux fonctions les plus indispensablement néces- saires à la société. Mais il faut avouer que, quoique également capable de toutes les deux, il n'y était pas également propre. Le fruit d'une vaste et profonde lecture dans les matières théologiques avait été de lui persuader que la religion, très simple au sortir, pour ainsi dire, de la bouche de Dieu, était présentement défigurée par de vaines, ou plutôt par de vicieuses subtilités philosophiques , qui n'avaient produit que des dissensions éternelles et les plus fortes de toutes les haines. Il voulait faire un acte public sur cette question : Pourquoi le christia- nisme, prêché autrefois par des ignorants, avait fait tant de progrès, et en faisait aujourd'hui si peu, prêché par des savante? On voit assez où ce sujet, qui n'avait pas été pris au 2gg FONTENELLE. hasard, devait le conduire, et quelle cruelle satire du ministère occlcsiastique en général y était renfermée. Pouvait-il, avec une façon de penser si smguliere exercer ce ministère tel qu'il le trouvait? Pouvait-il espérer d amener un seul de ses collègues à son avis? N'était-il pas sur d une guerre générale déclarée contre lui, et d'une guerre theolo- ^Tn pur accident, où il navait rien à se reprocher, se joignit apparemment à ces réflexions et le détermina absolument a renoncer au ministère et à la théologie. 11 voyageait dans une barque où il prit part à une conversation qui roulait sur le spinosisme. Un inconnu, plus orthodoxe qu'habile, attaqua si mal ce système que Boerhaave lui demanda s'il avait lu bpi- nosa II fut obligé d'avouer que non ; mais il ne pardonna pas ^ à Boirhaave. Il n'y avait rien de plus aisé que de donner pour un zélé et ardent défenseur de Spinosa celui qui demandait seulement que l'on connût Spinosa quand on l'atlaquaù; aussi le mauvais raisonneur de la barque ny luanqua-t-il pas : le public, non seulement très susceptible, mais av.de de inau- ;| vaises impressions, le seconda bien, et en peu de temps Boer- ., haave fut déclaré spinosiste. Ce spinosiste cependant a ete j toute sa vie fort régulier à certaines pratiques de piete, par^ exemple, à ses prières du matin et du soir, il ne prononçait ^j jamais le nom de Dieu, même en matière de physique, sans! Redécouvrir la tête; respect qui. à la vérif. peut paraître , petit, mais qu'un hypocrite n'aurait pas le front d atiecler. \près son aventure, il se résolut à n'être désormais theo- ■ logien qu'autant qu'il le fallait pour être bon chrétien, et il se i donna entièrement à la médecine. 11 n'eut point de regret deld| vie qu'il aurait menée, de ce zèle violent qu il aurait tallu mon trer pour des opinions fort douteuses et qui ne méritaient qu( ,lo la tolérance, de cet esprit de parti dont il aurait du prendre (luelques apparences forcées, qui lui auraient coûte beaucouj et peu réussi. . . . , • , ;„, 11 fut reçu docteur en médecine l'an 1093, âge de vingt-an. ans et ne discontinua passes leçons de mathématiques, don il avait besoin, en attendant les malades qui ne viennent pa .itôt. Quand ils commencèrent à venir, U mit en livres lou ai ÉLOGE DE BOERIIAAVE. 280 ce qu'il pouvait épargner, et ne se crut plus à son aise que parce qu'il était plus en état de se rendre habile dans sa profession. Par la même raison quil se foisait peu à peu une bibliothèque, il se fit aussi un laboratoire de chimie; et quoi- qu'il ne pût pas se donner un jardin, il étudia beaucoup la botanique. Si Ion rassemble tout ce qui a été dit jusqu'ici, on sera sans doute étonné de la quantité de connaissances ditl'érentes qui s'amassaient dans une seule této. Que serait-ce donc si nous osions dire qu'il embrassa jusqu'à la jurisprudence et à la pohli.iue ? Il y a des esprits à qui tout ce qui peut être su convient, et qu'une grande facilité de compréhension, une mémoire heureuse, une lecture continuelle mettent en état d'apprendre tout. Peut-être ne feront-ils qu'apprendre, que savoir ce qui a été su par d'autres: mais ils sauront eux' seuls ce qui a été su par un grand nombre d'autres séparément • et il ne leur arrivera pas, comme à ceux du caractère opposé' d'être d'un côté de grands hommes, et de l'autre des enfants' Sa réputation augmentait assez vite, et sa fortune fort len- tement. Un seigneur qui était dans la plus intime faveur de Guillaume III, roi d'Angleterre, le sollicita par de magnifiques promesses à venir s'établir chez lui à La Hâve; mais le jeune médecin craignit pour sa liberté, quoique peut-être avec peu de raison, et il refusa courageusement. Les lettres, les sciences forment assez naturellement des âmes indépendantes, parce qu'elles modèrent beaucoup les désirs. Boerhaave eut dès lors trois amis de grande considération, Jacques Trigland, célèbre professeur en théologie, et MM Da- niel Alphen et Jean Yanden-Berg, tous deux élevés aux pre- mières magistratures, qu'ils exerçaient avec beaucoup d'hon- neur. Ils avaient presque deviné le mérite de Boerhaave, et ce fut pour eux une gloire dont ils eurent lieu dans la suite de se savoir bon gré, et pour lui un sujet de reconnaissance qu'il : sentit toujours vivement. Yanden-Berg lui proposa de son-er a une place de professeur en médecine dans l'univer^ité^de Leyde, et l'effraya par cette proposition qu'il jugea aussitôt trop téméraire et trop amlùtieuse pour lui; mais cet ami habile et zélé, qui se crut assez fort par son crédit, et encore 17 290 FONTENELLE. plus par le sujet pour qui il agirait, entreprit l'ailaire, et elle fut faite en 1702. Devenu professeur public, il fit encore chez lui des cours particuliers, qui sont et plus instructifs, et plus fréquentés, et pour tout dire, plus utiles au maître. L'i succès de ses leçons fut tel, que sur un bruit qui courut qu'il devait passer ailleurs, les curateurs de l'université de Leyde lui augmentèrent consi- dérablement ses appointements, à condition qu'il ne les quit- terait point. Leur sage économie savait calculer ce qu'il valait | à leur ville par le grand nombre de ses écoliers. ; Les premiers pas de sa fortune une fois faits, les suivants k furent rapides. On lui donna encore deux places de professeur, l'une en botanique, l'autre en chimie ; et les honneurs qui ne sont que des honneurs, comme les rectorats, ne lui furent point épargnés. Ses fonctions, multipliées autant qu'elles pouvaient l'être, attirèrent à Leyde un concours d'étrangers qui aurait presque J suffi pour enrichir la ville, et assurément les magistrats ne se ;'; repentirent point d'avoir acheté cher l'assurance de posséder il toujours un pareil professeur. Tous les États de l'Europe lui fournissaient des disci2)les , l'Allemagne principalement , et môme l'Angleterre, toute fière qu'elle est, et avec justice, de l'état florissant où les sciences sont chez elle. Quoique le lieu où il tenait chez lui ses cours particuliers do médecine ou de chimie fût assez grand, souvent pour plus de sûreté, on s'y faisait garder une place, comme nous faisons ici aux spectacles qui réussissent le plus. Il n'est pas étonnant que dans les siècles où les établisse- ments publics, destinés aux faibles sciences d'alors, étaient fort rares, on se soit rendu de tous les pays de l'Europe auprès d'un docteur devenu célèbre, que quelquefois même on l'ait suivi jusque dans des solitudes, lorsqu'il était chassé des villes par la jalousie et la rage de ses rivaux. Mais aujourd'hui que tout est plein de collèges, d'universités, d'académies, de maî- tres particuliers, de livres qui sont des maîtres encore plus sûrs, quel besoin a-t-on de sortir de sa patrie pour étudier en quelque genre que ce soit ? Trouvera-t-on ailleurs un maître si supérieur à ceux que l'on avait chez soi»? Sera-t-on suffi- liil Jl ÉLOGE DE BOEREIAAVE. 291 saniment récompensé du voyage? Il n'est guère possible diinagincr sur ce point d'autre cause que les talents rares et particuliers d'un professeur. 11 ne sera point obligé à inventer des systèmes nouveaux; mais il le sera à posséder parfailemcnt tout ce qui a été écrit sur sa science; à porter de la lumière partout où les auteurs originaux auront, selon leur coutume, laissé beaucoup d'ol)scu- rité; à rectifier leurs erreurs, toujours d'autant plus dange- reuses, qu'ils sont plus estimables ; enfin, à refondre toute la science, si on peut espérer, connnc on le peut presque tou- jours, qu'elle sera plus aisée à saisir sous une forme nouvelle. C'est ce qu'a fait Boerhaave sur la cliimie, dans les deux vo- lumes in-quarto qu'il en a donnés en 1732. Quoiqu'on l'eût déjà tirée de ces ténèbres mystérieuses où elle se retrancbait anciennement, et d'où elle se portait pour une science unique qui dédaignait toute communication avec les autres, il sem- blait qu'elle ne se rangeait pas bien encore sous les lois géné- rales de la physique, et qu'elle prétendait conserver quelques privilèges particuliers. Mais Boerhaave l'a réduite à n'être qu'une simple physique claire et intelligible. Il a rassemblé toutes les lumières acquises depuis un temps, et qui étaient confusément répandues en mille endroits différents, et il en a fait, pour ainsi dire, une illumination bien ordonnée qui offre à l'esprit un magnifique spectacle. 11 faut avouer cependant que dans cette physique ou chimie si pure et si lumineuse, il y admet l'attraction; et, pour agir avec plus de franchise que l'on ne fait assez souvent sur celte matière, il reconnaît bien formellement que cette attraction n'est point du tout un principe mécanique. Peut-être la croi- rait-on plus supportable en chimie qu'en astronomie, à cause de ses mouvements subits, violents, impétueux, si communs dans les opérations chimiques; mais, en quelque occasion que ce soit, aura-t-on dit quelque chose, quand on aura prononcé le mot d'attraction (1). On l'accuse d'avoir mis dans cet ou- (1) On a déjà vu comment Fonlenelle faisait la guerre à l'attraction de Newton et les affinités chimiques de Geoffroy ; en chimie, comme en physique, comme en astronomie, il repousse partout l'attraction sous quelque forme qu'elle se déguise 292 FONTENELLE. vrage des opérations qu'il n'a point faites lui-même, et dont il s'est trop fié à ses artistes. Outre les qualités essentielles aux grands professeurs, Boer- liaave avait encore celles qui les rendent aimables à leurs dis- ciples. Ordinairement on leur jette à la tète une certaine quan- tité de savoir, sans se mettre aucunement en peine de ce qui arrivera. On fait son devoir avec eux précisément et sèche- ment, et on est pressé d'avoir fait. Pour lui, il leur faisait sentir une envie sincère de les instruire; non seulement il était très exact à leur donner tout le temps promis, mais il ne profitait point des accidents qui auraient pu légitimement lui épargner quelque leçon, il ne manquait point de la remplacer ) par une autre. Il s'étudiait à reconnaître les talents; il les en- ■ courageait, les aidait par des attentions particulières. Il faisait plus : si ses disciples tombaient malades, il était leur médecin, et il les préférait sans hésiter aux pratiques le? plus brillantes et les plus utiles. H regardait ceux qu'il avait à instruire comme ses enfants adoplifs à qui il devait son se- ' cours; et en les traitant, il les instruisait encore plus efficace- ment que jamais. Il avait trois chaires de professeur, et les remplissait toutes trois de la même manière. Il publia, en 1707, ses Institutione: meiicœ, et, en 1708, ses Aphorismi de cognoscendis et curandi; morbis. Nous ne parlons que des premières éditions, qui on r, toujours été suivies de plusieurs autres. Ces deux ouvrages 1^ et principalement les Institutions , sont fort estimés de ceu: qui sont en droit d'en juger; il se propose d'imiter Hippo crate. A son exemple, il ne se fonde jamais que sur l'expé rience bien avérée, et laisse à part tous les systèmes qui peu , vent n'être que d'ingénieuses productions de l'esprit humain !, désavouées par la nature. Cette sagesse est encore plus esti niable aujourd'hui que du temps d'Hippocrate, où les système n'étaient ni en si grand nombre, ni aussi séduisants. L'imita tion d'Hippocrate paraît encore dans le style serré et nerveu de ses ouvrages. Ce ne sont en quelque sorte que des germe de vérités extrêmement réduites en petit, et qu'il faut étendi et développer, comme il le faisait par ses explications. Pourra-t-on croire que les Institutions^ de mcdeclne et 1( 11 ÉLOGE DE BOERHAAVE. 293 Aphorismt'S de Boerhaave aient eu un assez grand succès pour passer les bornes de la clirélienté, et pour se répandre jusqu'en Turquie, pour y être traduits en arabe, et par ipii ? par 1 ' Mufti lui-même. Les plus habiles Turcs entendent-ils donc le latin? Entendront-ils une infinité de choses qui ont rapport h notre physique, à notre anatomie, a notre chimie d'Europe, et qui en supposent la connaissance? Comment sentiront-ils le mérite d'ouvrages qui ne sont à la portée que de nos savants? Malgré tout cela, Albert Scbultens, très habile dans les lan- gues orientales, et qui, par ordre de l'université de Leyde, a fait l'oraison funèbre de Boerhaave, y a dit qu'il avait vu cette traduction arabe, il y avait alors cinq ans, que l'ayant con- frontée à l'original, il l'avait trouvée fidèle, et qu'elle devait être donnée à la nouvelle imprimerie de Constantinople. Un autre fait qui regarde les Institutions n'est guère moins singulier, quoique d'un genre très différent. Lorsqu'il réim- prima ce livre en 1713, il mit à la tète une épître dédicatoiro à Abraham Drolenvaux, sénateur et échevin de Leyde, oii il le remercie très tendrement, et dans les termes les plus vifs, de s'être privé de sa fille unique pour la lui donner en ma- riage. C'était au bout de trois ans que venait ce remercîmenl, et qu'il faisait publiquement à sa femme une déclaration luour. il avait du goût pour ces sortes de dédicaces, et il aimait mieux donner une marque flatteuse d'amitié à son égal, que de se prosterner aux pieds d'un grand, dont à peine peut-être aurait-il été aperçu. 11 dédia son cours de chimie à son frère Jacques Boerhaave, pasteur d'une église, qui, destiné par leur père à la médecine, l'avait fort aidé dans toutes les opérations chimiques auxquelles il se livrait, quoique destiné à la théo- logie. Ils firent ensuite entre eux un échange de destination. Nous n'avons point encore parlé de Boerhaave comme pro- fesseur en botanique. Il eut cette place en 1709, année si funeste aux plantes par toute l'Europe (Ij, et l'on pourrait dire que du moins Leyde eut alors une espèce de dédommage- ment. Le nouveau professeur trouva dans le jardin public trois (1) C'est le terrible hiver de i709, l'année de la bataille de Malplaquet. 294 FONTE>ELLE. raille plan Los; il avait double ce nombre dès 1720. Heureuse- ment il avait pris de bonne heure, comme nous l'avons déjà dit, quelque habitude d'agriculture, et rien ne convenait mieux et à sa sauté et à son amour pour la vie simple, que le soin d'un jardin et l'exercice corporel qu'il demandait. D'autres mains pouvaient travailler, mais elles n'eussent pas été con- duites par les mêmes yeux. Il ne manqua pas de perfectionner les méthodes déjà établies pour la distribution et la nomen- clature des plantes. Après qu'il avait lini un de ses trois cours, les étrangers" qui avaient pris ses leçons, sortaient de Leyde, et se disper- saient en différents pays, où ils portaient son nom et ses louan- ges. Chacune des trois fonctions fournissait un flot qui par- tait, et cela so renouvelait d'année en année. Ceux qui étaient revenus de Leyde, y en envoyaient d'autres, et souvent en plus grand nombre. On ne peut imaginer de moyen plus propre à former promptement la réputation d'un particulier, et à l'éten- dre de toutes parts. Les meilleurs livres sont bien lents en comparaison. Un grand professeur en médecine et un grand médecin peu- vent être deux hommes bien dilférents, tant il est arrêté à l'égard de la nature humaine, que les choses qui paraissent les plus liées par elles-mêmes, y pourront être séparées. Boer- haave fut ces deux hommes à la fois. Il avait surtout le pro- nostic admirable; et pour ne parler ici que par faits, il attira à Leyde outre la foule des étudiants, une autre foule presque aussi nombreuse de ceux qui venaient de toutes parts le cou- 1 sulter sur des maladies singulières, rebelles à la médecine ' commune, et quelquefois même, par un excès de conliancc, sur des maux ou incurables, ou qui n'étaient pas dignes du voyage. J'ai ouï dire que le pape Benoît XIII le fit consulter. Après cela, on ne sera pas surpris que des souverains qui se trouvaient en Hollande, tels que le czar Pierre 1", et le duc de Lorraine, aujourd'hui grand-duc de Toscane, l'aient honoré de leurs visites. Dans ces occasions, c'est le public qui entraîne ses maîtres, et les force à se joindre à lui. En 1731, l'Académie des sciences choisit Boerhaave pour être l'un de ses associés étrangers, et quel,que temps après U , i ÉLOGE DE BOERHAAVE. 295 fut aussi membre de la société royale de Londres. Nous pour- rions peut-être nous glorifier un peu de l'avoir prévenue, quoique la France eût moins de liaison avec lui que l'Angle- lorre. Il se partagea également entre les deux compagnies, en en- voyant à chacune la moitié de la relation d'un grand travail (1), suivi nuit et jour et sans interruption pendant quinze ans en- tiers sur un même feu, d'où il résultait que le mercure était incapable de recevoir aucune vraie altération, ni par consé- quent de se changer en aucun autre métal. Cette opération ne convenait qu'à un chimiste fort iniclligent et fort patient, et en même temps fort aisé. Il ne plaignit pas la dépense pour empêcher, s'il était possible, celles oîi l'on est si souvent et si malheureusement engagé par les alchimistes. Sa vie était extrêmement laborieuse, et son tempérament, quoique fort et robuste, y succomba. Il ne laissait pas de faire l'exercice, soit à pied, soit à cheval; et quand il ne pouvait sortir de chez lui. il jouait de la guitare, divertissement plus propre que tout autre à succéder aux occupations sérieuses et tristes, mais qui demande une certaine douceur d'âme que les gens livrés à ces sortes d'occupations n'ont pas, ou ne conser- vent pas toujours. Il eut trois grandes et cruelles maladies, l'une en 1722, l'autre en 1727; et enfin la dernière qui l'em- porta le 23 septembre 1738. Schultens, qui le vit en particulier trois semaines avant sa mort, atteste qu'il le trouva au milieu de ses mortelles souf- frances dans tous les sentiments, non seulement de soumis- sion, mais d'amour pour tout ce qui lui venait de la main de Dieu. Avec un pareil fond il est aisé de juger que ses mœurs avaient toujours été très pures. Il se mettait volontiers en la place des autres, ce qui produit l'équité et l'indulgence; et il mettait volontiers aussi les autres en sa place, ce qui prévient ou réprime l'orgueil. 11 désarmait la médisance et la satire en les négligeant; il en comparait les traits à ces étincelles qui s'élancent d'un grand feu, et s'éteignent aussitôt quand on ne souffle pas dessus. (I) Voyez l'Hist. de 173'i, p. 55 et suiv. 296 FONTENELLE. Il a laissé un bien très considérable, et dont on est surpris quand on sonii:c qu'il n'a été acquis que par les moyens les plus légitimes. II s'agit peut-être de plus de deux millions de florins, c'est-à-dire de quatre millions de noire monnaie. Et qu'auraient pu faire de mieux ceux qui n'ont jamais rejeté aucun moyen, et qui sont partis du même point que lui? Il a joui longtemps de trois chaires de professeur; tous ses cours particuliers produisaient beaucoup: les consultations, qui lui venaient de toutes parts, étaient payées sans qu'il l'exigeât, et sur le pied de l'importance des personnes dont elles venaient," et sur celui de sa réputation. D'ailleurs, la vie simple dont il avait pris l'habitude, et qu'il ne pouvait ni ne devait quitter, nul goût pour des dépenses de vanité et d'ostentation, nulle fantaisie, ce sont encore là de grands fonds; et tout cela mis ensemble, on voit qu'il n'y a pas eu de sa faute à devenir si riche. Ordinairement les hommes ont une fortune propor- tionnée, non à leurs vastes et insatiables désirs, mais à leur médiocre mérite. Boerhaave en a eu une proportionnée à son grand mérite, et non à ses désirs très modérés. Il a laissé une fille unique héritière de tout ce grand bien. ELOGE DE DU FAY Charles-François de Cisternay Du Fay naquit à Paiis, le 14 septembre 1698, de Cliarles-Jérôme de Cisternay, chevalier, et de dame Elisabeth Landais, d'une très ancienne famille ori- ginaire de Touraine. Celle des Cisternay était noble, et avait fait profession des armes sans discontinuation depuis la fin du xv^ siècle. Elle pourrait se parer de quelque ancienne alliance avec une maison souveraine d'Italie; mais elle se contente de ce qu'elle est naturellement, sans rechercher d'illustration forcée. L'aïeul paternel de Du Fay mourut capitaine des gardes du prince de Conti, frère du grand Condé. Il avait servi longtemps ÉLOGE DE DU FAY. 297 dans le régiment de ce prince, et quoique homme de guerre, il s'entêta de la chimie, dans le dessein à la vérité de parvenir au grand œuvre. Il travailla heaucoup, dépensa beaucoup avec le succès ordinaire. Le père de Du Fay, étant lieutenant aux gardes, eut une jambe emportée dun coup de canon au bombardement de Bruxelles en lG9o : il n'en quitta pas le service ; il obtint une compagnie dans le régiment des gardes, mais il fut obligé à y renoncer par les inconmiodités qui lui survinrent, et par l'im- possibilité do monter à cheval. Heureusement il aimait les lettres, et elles furent sa ressource. Il s'adonna à la curiosité en fait de livres, curiosité qui ne peut qu'être accompagnée de beaucoup de connaissances agréables pour le moins. Il rechercha avec soin les livres en tout genre, les belles éditions de tous les pays, les manuscrits qui avaient quelque mérite, outre celui de n'être pas imprimés, et se fit à la fin une biblio- thèque bien choisie et bien assortie, qui allait bien à la valeur de 2o,000 écus. Ainsi il se trouva dans Paris un capitaine aux gardes, en commerce avec tous les fameux libraires de l'Eu- rope, ami des plus illustres savants, mieux fourni que la plupart d'entre eux des instruments de leur profession, plus instruit d'une infinité de particularités qui la regardaient. Lorsque Du Fay vint au monde, son père était déjà dans ce l'uveau genre de vie. Les enfants, et surtout les enfants de condition, n'entendent parler de science qu'à leur précepteur qui. dans une espèce de réduit séparé, leur enseigne une langue ancienne, dont le reste de la maison fait peu de cas. Dès que Du Fay eut les yeux ouverts, il vit qu'on estimait les savants, qu'on s'occupait de recueillir leurs productions, qu'on se fai- sait un honneur de les connaître et de savoir ce qu'ils avaient pensé, et tout cela sans préjudice, comme on le peut bien croire, du ton et des discours militaires, qui devaient toujours dominer chez un capitaine aux gardes. Cet enfant, sans qu'on en eût expressément formé le projet, fut également élevé pour les armes et pour les lettres, presque comme les anciens Romains (1). (I) On a pu remarquer que Fonlenelle se plaît à celte comparaison avec 17. 298 FONTENELLE. Le succès de l'éducation fut à souhait. Dès l'âge de qua- torze ans, en 1712, il entra lieutenant dans Picardie ; et à la guerre d'Espagne, en 1718, il se trouva aux sièges de Saint- Sébastien et de Fontarabie, où il se fit de la réputation dans son métier, et, ce qui devait encore arriver plus sûrement, des amis; car dans une seule campagne il pouvait manquer d'oc- casions de paraître, mais non pas d'occasions de plaire à ceux avec qui il avait à vivre. Pour remplir ses deux vocations, il se mit dans ce temps-là à étudier en chimie. Peut-être le sang de cet aïeul dont nous venons de parler agissait-il en lui; mais il se trouva corrigé dans le petit-fils, qui n'aspira jamais au grand œuvre. II avait une vivacité qui ne se serait pas aisément contentée des spé- culations paresseuses du cabinet ; elle demandait que ses mains travaillassent aussi bien que son esprit. 11 eut une occasion agréable d'aller à Rome ; il s'agissait d"y accompagner le cardinal de Rohan, dont il était fort connu c( fort goûté. Tout le mouvement nécessaire pour bien voir Rome, pour en examijier le détail immense, ne fut que proportionné à son ardeur de savoir et aux forces que lui fournissait cette ardeur. Il devint antiquaire en étudiant les superbes débris de cette capitale du monde, et il en rapporta ce goût de médailles, de bronzes, de monuments antiques, où l'érudition semble être embellie par je ne sais quoi de noble qui appartient à ces sortes de sujets. Apparemment il avait eu en vue dans ses études chimiques une place de chimiste de l'Académie des sciences. Il y parvint en 1733, et quoique capitaine dans Picardie, il l'emporta sur des concurrents qui par leur état devaient être plus chimistes que lui. Sa constitution était aussi faible que vive, et sa prompte mort ne l'a que trop prouvé. Tout le monde prévoyait une longue paix, fort contraire à l'avancement des gens de guerre. Plus il connaissait l'académie, plus il aimait ses occupations, et plus il se convainquait en même temps qu'elles demandaient un homme tout entier, et le méritaient. Toutes ces considéra- les aiiiiens Romains en l'Iioiiiieur d'académiciens qui s'étaient signalés à la yiiene comme dans les sciences. , I ÉLOGE DE DU lAY. 299 lions jointes ensemble le déterminèrent à quitter le service, et il ne fut plus qu'académicien, II le fut si pleinement, (|u'()ulre la chimie, qui était la science dont il tirait son titre particulier, il embrassa encore les cinq autres qui composent avec elle l'objet total de l'Acadé- mie, l'anafomie, la botanique, la i^éomé-trie, l'astronomie, la mécanique. Il ne les embrassait pas toutes avec la même force dont chacune, en particulier, est embrassée par ceux qui ne s'attachent qu'à elle; mais il n'y en avait aucune qui lui fût étrangère, aucune chez laquelle il n'eût beaucoup d'accès, et iju'il n'eùl pu se rendre aussi liimilière qu'il eût voulu. 11 est Jusqu'à présent le jcuI qui nous ait donné dans tous les six j^enres. des mémoires que l'Académie a jugés dignes d'être présentés au public : peut-être s'était-il proposé cette gloire, sans oser trop s'en déclarer. Il est toujours sûr que depuis sa ré'ception il ne s'est passé aucune année où il n'ait fait parler de lui dans nos histoires, et qu'aucun nom n'y est plus sou- vent répété que le sien (1). Dans ce que nous avons de lui, c'est la physique expérimen- tale qui domine. On voit dans ses opérations toutes les atten- tions délicates, toutes les ingénieuses adresses, toute la patience opiniâtre dont on a besoin pour découvrir la nature et se rendre maître de ce Protée, qui cherche à se dérober en prenant mille formes ditférentes. Après avoir débuté par le phosphore du baromètre (2), par le sel de la chaux, inconnu jusque-là aux chimistes (3), il vint à des recherches nouvelles sur l'aimant (4): et enfin, car nous accourcissons le dénombrement, à la matière qu'il a le plus sui\io, et qui le méritait le mieux, à l'électri- cité (o'. 11 l'avait prise des mains de Gray, célèbre philosophe anglais, qui y travaillait. Loin que Gray trouvât mauvais qu'on allât sur ses brisées, et prétendit avoir un privilège exclusif pour (1) Curieux, dit M. Bertrand, de toutes les sciences à la fois, il a laissé dans presque toutes la trace d'un esprit droit et éclairé. L'électricité lui doit Ihypolhèse des deux lluides électriques. (2) Voyez l'Hisl. de 1723, p. 13. (3) Voyez iHist. de i72A. p. su. U) Voyezles Hist. de 1728, p. 1 ; de 1730, p. t, et de 1731, p. 1ô. (5) Voyez les Dist. de i733, p. 4; dei73i, p. 1, et de 1737, p. i. 300 FONTENELLE. rélecti'icité, il aida de ses lumières Du Fay qui, de son côté, ne fut pas ingrat, et lui donna aussi des vues. Ils s'éclairèrent, ils s'animèrent mutuellement, et arrivèrent ensemble à des découvertes si surprenantes et si inouïes, qu'ils avaient besoin de s'en attester et de s'en confirmer l'un à l'autre la vérité ; il fallait, par exemple, qu'ils se rendissent réciproquement témoignage d'avoir vu l'enfant devenu lumineux pour avoir été électrisé. Pourquoi l'exemple de cet Anglais et de ce Français qui se sont avec tant de bonne foi et si utilement accordés dans une même recherche, ne pourrait-il pas être suivi en grand par l'Angleterre et par la France? Pourquoi s'élcve-t-il entre les deux nations des jalousies, qui n'ont d'autre effet que d'arrêter, ou au moins que de retarder le progrès des sciences ? La réputation de Du Fay sur l'art de bienfaire les expériences de physique, lui attira un honneur particulier. Le roi voulut qu'on travaillât à un règlement par lequel toutes sortes de teintures, tant en laine qu'en soie, seraient soumises à certaines épreuves, qui feraient juger de leur bonté, avant qu'on les reçût dans le commerce. Le conseil crut ne pouvoir mieux faire que de nommer Du Fay pour examiner par des opérations chimiques, et déterminer quelles devaient être ces épreuves. L'arrêt du conseil est du 12 février 1731. De là est venu un mémoire que Du Fay donna en 1737 sur le mélange de quelques couleurs dans la teinture. Toutes les expériences dont il avait besoin sont faites, et on les a trouvées mises en un corps auquel il manque peu de chose pour sa perfection. Nous avons fait dans l'éloge de feuFagon, en 1718, une petite histoire du Jardin royal des plantes. Comme la surintendance en était attachée à la place de premier médecin, avons-nous dit en ce temps-là, et que ce qui dépend d'un seul homme dépend aussi de ses goûts, et a une destinée fort changeante, un premier médecin, peu touché delà botanique, avait négligé ce jardin, et heureusement l'avait assez négligé pour le laisser tomber dans un état où l'on ne pouvait plus le souffrir. Il était arrivé précisément la même chose une seconde fois, et par la même raison, en 1732, à la mort d'un autre premier médecin. Ce n'est pas que d'excellents professeurs en ^botanique, que I ÉLOGE DE DU FAY. 301 MM. de Jussicii n'eussent toujours fait leurs leçons avec la même assiduité, et d'autant plus de zèle, que leur science, qui n'était plus soutenue que par eux, en avait plus de besoin: mais enfin toutes les influences favorables qui ne pouvaient venir que d'en liant, inamiuaieni absolument, et tout s'en res- sentait; les plantes étrangères s'amaigrissaient dans des serres mal entretenues et qu'on laissait tomber : quand ces plantes avaient péri, c'étiiit pour toujours; on ne les renouvelait point, on ne réparait pas même les lirèches des murs de clôture; de grands terrains demeuraient en friche. Tel était l'état du jardin en 1732. La surintendance alors vacante par la mort du premier médecin fut supprimée, et le premier médecin déchargé d'une fonction qu'eff'ectivement il ne pouvait guère exercer comme il l'eût fallu, à moins que d'avoir pour les plantes une passion aussi vive que Fagon. La direction du jardin fut jugée digne d'une attention particulière et con- tinue, et le roi la donna sous le nom d'intendance à Du Fay. Elle se trouva aussi bien que l'Académie des sciences dans le département de la cour et de Paris, qui est à M. le comte de Maurepas; et comme le nouvel intendant était de cette acadé- mie, le Jardin royal commença à s'incorporer en quelque sorte avec elle. Du Fay n'était pas botaniste comme MM. de Jussieu, mais il le devint bientôt avec eux autant (ju'il était nécessaire. Ils gémissaient sur les ruines de ce jardin qu'ils habitaient, et ne désiraient pas moins ardemment que lui de les voir relevées, ils le mirent au fait de tout, ne se réservèrent rien de leurs connaissances les plus particulières, lui donnèrent les conseils qu'ils auraient pris pour eux-mêmes, et cette bonne intelli- gence qui subsista toujours entre eux, ne leur fut pas moins glorieuse qu'utile aux succès. L'Angleterre et la Hollande ont chacune un jardin des plantes. Du Fay fit ces deux voyages, et celui d'Angleterre avec de Jussieu le cadet, pour voir des exemples et prendre des idées dont il profiterait, et surtout pour lier avec les étrangers un commerce de plantes. D'abord ce conunercc était à notre désavantage ; nous étions dans la néces- sité humiliante ou d'acheter, ou de recevoir des présents; mais on en vint dans la suite à faire des échanges avec égalité, et 302 FONTElNELLE. même enfin avec supériorité. Une chose qui y contribua beau- coup, ce fut une autre correspondance établie par des médecins ou des chirurgiens, qui, ayant été instruits dans le jardin par MM.de Jussieu, allaient de là se répandre dans nos colonies. A mesure, que le nombre de plantes augmentait par la bonne administration, on construisait de nouvelles serres pourries loger; et à la fin ce nombre étant augmenté de six ou sept mille espèces, il fallut jusqu'à une cinquième serre. Elles sont construites de façon à pouvoir représenter différents climats puisqu'on veut y faire oublier aux différentes plantes leurs climats naturels; les degrés de chaleur y sont conduits par imances depuis le plus fort jusqu'au tempéré, et tous les raffi- nements que la physique n)oderne a pu enseigner à cet égard, ont été mis en pratique. De plus, Du Fay avait beaucoup de goût pour les choses de pur agrément, et il a donné à ces petits édifices toute l'élégance que le sérieux de leur destina- tion pouvait permettre. A la fin, il était parvenu à faire avouer unanimement aux étrangers que le Jardin royal était le plus beau de l'Europe; et si l'on fait réflexion que le prodigieux changement qui y est arrivé s'est fait en sept ans, on conviendra que l'exécution de toute l'entreprise doit avoir été menée avec une extrême vivacité. Aussi était-ce là un des grands talents de Du Fay. L'activité, tout opposée qu'elle est au génie qui fait aimer les sciences et le cabinet, il l'avait transportée de la guerre à l'académie. Mais toute l'activité possible ne lui aurait pas suffi pour exé- cuter, en si peu de temps, tous ses desseins sur le jardin, en n'y employant que des fonds destinés naturellement à cet éta- blissement; il fallait obtenir, et obtenir souvent, des grâces extraordinaires de la cour. Heureusement il était fort connu des ministres, il avait beaucoup d'accès chez eux, et une espèce de liberté et de familiarité à laquelle un homme de guerre ou un homme du monde parviendra plus aisément qu'un simple académicien. De plus, il savait se conduire avec les ministres, préparer de loin ses demandes, ne les faire qu'à propos, et lorsqu'elles étaient déjà presque faites, essuyer de bonne grâce les premiei's refus, toujours à< peu près infail- Jl ÉLOOE DE KU l'AY. 303 libles, ne revenir à la charifc (iiic dans des moments bien sereins, bien exempts de niiai(es; enlin, il avait le don de Il iir plaire, et c'est déjà une grande avance pour persua- der ; mais ils savaient aussi qu'ils n'avaient rien à craindre de tout son art, qui ne tendait qu'à des fins utiles au public et glorieuses pour eux-mêmes. 11 était quelquefois obligé d'aller au delà des sommes qu'on lui avait accordées, et il n'hésitait pas à s'engager dans des avances assez considérables. Sa conliance n'a pas été trompée par ceux qu'elle regardait, mais elle pouvait l'être par des événements imprévus. Il ris(|nait, mais pour ce jardin qui lui était si cliur. Devons-nous espérer qu'on nous croie, si nous ajoutons que tout occupé qu'il était et de l'Académie et du jardin, il l'était encore dans le même temps d'une affaire de nature toute dif- férente, très longue, très embarrassé-e, très difficile à suivre, dont la seule idée aurait l'ait horreur à un homme de lettres, et (jui aurait été du moins un grand fardeau pour l'homme le plus exercé, le plus rompu aux manœuvres du palais et de la finance tout ensemble? Landais, trésorier général de l'artille- rie, mourut en \~i\), laissant une succession modique pour un trésorier, et qui était d'ailleurs un chaos de comptes à rendre, une hydre de discussions renaissantes les unes des autres. Elle devait être partagée entre la mère de Du Fay, et trois sœurs qu'elle avait: et il fut lui seul chargé des quatre procurations, seul à débrouiller le chaos et à combattre l'hydre. Malgré toute son activité naturelle, qui lui fut alors plus né- cessaire que jamais, il ne put voir une fin qu'au bout de dix années, les dernières de sa vie, et on assure que sans lui les quatre héritières n'auraient pas eu le quart de ce qui leur appartenait. Il est vrai (jue la réputation d'honneur et de pro- bité que son oncle avait laissée, et celle qu'il avait acquise lui-même, durent lui servir dans des occasions où il s'agis- sait de fidélité et de bonne foi; mais cela ne va pas à une épargne considérable des soins ni du temps. Cette grande affaire ne souffrit point de son attachement pour l'Académie et pour le Jardin royal, ni l'un ni l'autre ne souffrirent d'une si violente distraction. 11 conciliait tout et multipliait le temps 304 FONTENELLE. par l'industrie singulière avec laquelle il savait le distribuer. Les grands plaisirs changent les heures en moments, mais l'art des sages peut changer les moments en heures. Comme on savait que l'on ne pouvait trop occuper Du Fay, on l'avait admis, depuis environ deux ans, aux assemblées de la grande police, composées des premiers magistrats de Paris, qu'on tient toutes les semaines chez le premier président. Là il était consulté sur plusieurs choses qui intéressaient le pubhc, et pouvaient se trouver comprises dans la variété de ses con- naissances. Il était presque le seul, qui, quoique étranger à ces respectables assemblées, y fût ordinairement appelé. Son dernier travail pour l'Académie, qui, quoiqu'il ne soit pas entièrement fini, est en état d'être annoncé ici, et peut être publié, a été sur le cristal de roche et celui d'Islande. Ces cristaux, ainsi que plusieurs pierres transparentes, ont une double réfraction qui a été reconnue de Bartholin, Huyghens et Newton, et dont ils ont tâché de trouver la mesure et d'ex- pliquer la cause. Mais ni leurs mesures ne sont exactes, ni leurs explications exemptes de grandes difficultés. Il était arrivé par un grand nombre d'expériences à une mesure juste et à des faits généraux, qui du moins pouvaient tenir lieu de principes, en attendant la première cause physique encore plus générale. Il avait découvert, par exemple, que toutes les pierres trans- parentes dont les angles sont droits n'ont qu'une seule réfrac- tion; et que toutes celles dont les angles ne sont pas droits' en ont une double, dont la mesure dépend de l'inclinaison de leurs angles. Il tomba malade au mois de juillet dernier, et dès qu'on s'aperçut que c'était la petite vérole, il ne voulut point atten- dre qu'on vint avec détours préparés lui parler de la mort sans en prononcer le nom ; il s'y condamna lui-même pour plus de sûreté; et demanda courageusement ses sacrements, qu'il reçut avec une entière connaissance. Il fit son testament, dont c'était presque une partie qu'une lettre qu'il écrivit à M. de Maurepas, pour lui indiquer celui qu'il croyait le plus propre à lui succéder dans l'intendance du Jardin royal. Il le prenait dans l'Académie des sciences à laquelle il souhaitait que cette place fût toujours unie ; et le ÉLOGE DE DU FAY. 305 choix de Buffon qu'il proposait élait si bon. que le roi n'en a pas voulu faire d'autre. Il mourut le l(i juillet après six ou sept jours de maladie. Par son testament il donne au Jardin royal une collection de pierres précieuses, qui fera partie d'un grand cabinet d'his- toire naturelle, dont il était presque le premier auteur, tant il lui avait procuré par ses soins d'augmentations et d'embellis- sements. 11 obtint même (pie le roi y fit transporter ses coquilles. I;exéculeur testamentaire choisi par Du Fay est Hellot, chimiste de celle académie. Toujours le Jardin royal, toujours l'Académie, autant qu'il était possible. Mais ce qu'il y a de plus remarquable dans son testament, c'est d'avoir fait madame sa mère sa légataire universelle. Jamais sa tendresse pour elle ne s'était démentie. Ils n'avaient point discuté juridiquement leurs droits récipro{[ues ni fait de partages; ce qui convenaifà l'un lui appartenait, et l'autre en était sincèrement persuadé. Quoique ce tils si f>cS ÉLÉ.\IE!NTAinES DE PHYSIQUE. 1 VOl. in-18 jés., C. 1 fr. :2j. DESSIN COURS DE DESSirv, divisé en trois parties, à l'usage des écoles primaires et des classes élémentaires des lycées, par un professeur de dessin. L'étude du dessin a enfin pris place dans l'enseignement primaire. Bien comprise, elle développe chez l'élève le goût, l'invention et l'ima- gination. Elle prépare aussi l'acquisition des notions scientifiques qui forment la base de tout enseignement vraiment pratique. Développer chez les élèves la rétlexion et l'esprit d'invention, les intéresser par de nombreux modèles d'exécution facile, arriver gra- duellement à surmonter toutes les difficultés, tel a été le but que s'est proposé l'auteur du Nouveau Cours de dessin. Il suffit de par- courir ses cahiers pour voir qu'il a complètement réussi. Ce cours est divisé en trois parties : Partie synlhélique. — Cette première partie est destinée aux commen- çants. Elle s'occupe des contours et développe les facultés d'obser- vation; composée de 4 cahiers sur beau papier du Marais très fort et bien collé 1 fr. 60 Parlij analytique. — Celte deuxième partie traite également des con tours, mais d'une manière plus soignée et plus précise ; elle déve- loppe surtout les idées de proportion et d'exacte division; compjsée_ de six cahiers. Perspective. — Celte troisième partie enseigne les règles de lapersp c- tive. Elle met en relief les principes fondamentaux de l'art du dessin el elle oITre une grande variété d'élégants modètes d'architecture I i - 3 de paysages, de fleurs, d'animaux; elleaborde enfin l'étude de la fi- gure et du corps humain ; composée de quntre cahiers . . 1 fr. 60 Chacune de ces parties est accomp.ignée d'un Manuel pour les maîtres, dans lequel est soigneusement traitée la métliode à suivre, et qui contient los principes de l'art et des régies pratiques. Chaque partie de ce cours se vend séparément 1 fr. COURS MOYEN PREMIÈRE AN>ÉE GRAMMAIRE ET LANGUE FRANÇAISE NOUVELLE GRA.UM.ViiŒ KU.wçvisE eours élémenlalre), par M. Chas- SANG, inspecteur général. 1 vol. in-18 jés., cart 1 fr. EXERCICES SCR LA GRAMMAIRE FRA\ÇAI.SE de M. ChASSA.NG (cOUrS élémentaire , par M. IIlmbert. 1 vol. in-18 jésus, c 1 fr. 25 — LES MÊMES. Partie du Maître avec 54 dictées. 1 v. in-18 j., c. 1 fr. 50 NOUVELLE GRAMMAIRE FRANÇAISE avec dcs questionnaires et de nom- breux exercices par Mil. Chassang et Hlmbert. deuxième degré. 1 vol. in-18 Jésus, cart 1 fr. 50 RECUEIL DE .MORCEAUX CUOISIS, par M. MaRCOU. Poètes, 1 vol., cart 3 fr. Prosateurs, 1 vol., cart 3 fr. FÉNELON. LES AVENTURES DE TÉLÉMAQUE, FILS D'ULVSSE, SuiviêS des .WENTURES DARisTONOUS. >'ouve!le édition entièrement con- forma au texte du manuscrit original, avec les additions, toutes les variantes et des notes philologiques, grammaticales et littéraires ; précédée d'une introduction et d'une ^'otice biographique et suivie d'un Index des noms propres et d'una carte géographique par M. A. Legolez, professeur agrégé au lycée Condorcet. 1 v. in-18 jés., c. 2fr. 2'j BUFFON. MORCEAUX CHOISIS, extraits de la grande édition de M. Flolrens. Edition classique illustrée, avec notes grammaticales et scientifiques, par M. Humbert, professeur agrégé au lycée Condoreet. i vol. in-18 jésus, cart 2 fr. BOILEAU-DESPRÉAUX. oeuvres poétiques, accompagnées d'ex- traits de ses oeuvres en prose, avec notes littéraires et historiqiiesi par M. Ch. Gidel, proviseur du lycée Louis-le-Grand, docteur es lettres. 1 vol. in-18jés., cart . . . 2 fr. HISTOIRE A. GRÉGOIRE, professeur agrégé d'hisloire au lycée St-Louis. nou- veau COURS ÉLÉMEi\TAIRE DIIISTOIRE DE FRANCE aVCC résumés, cartes et gravures. 1 vol. iii-18 jésiis, cart 75 c. GÉOGRAPHIE GRÉGOIRE, ancien professeur agrégé au lycée Condorcet, docteur es lettres, professeur au collège Clia])tal. géographie physique, poli- tique ET ÉCO.\OMIQUK DE UAFRIQUE, DE E'ASIE, DE l/OCÉAlNIE ET DE LAMÉRIQUE. 1 vol. in 18, cart 1 fr. 50 MATHÉMATIQUES PEIN, professeur agrégé de mathématiques au lycée Henri IV. cours d'arithmétique. PHYSIQUE DESPLATS, professeur agrégé de physique au lycée Condorcet. cours de physique. COMPTABILITÉ DESGRANGES, tenue des livres rendue facile ou méthode RAÏSONNÉE POUR LENSEIGNEMENT DE LA COMPTABILITÉ. NoUVeaU système d'enseignement à l'usage des personnes destinées au com- merce, comprenant trois méthodes : l'une pour simplifier la balance générale, l'autre pour tenir les livres en partie double par le moyen d'un seul registre dont tous les comptes se balancent journellement; cl la dernière en un supplément séparé pour tenir les comptes de banque en participation. Édititn revue avec soin, par Lefebvre. 1 vol. in-8 5 fr. DESSIN COURS DE DESSIN. (Voir page 2.) DEUXIÈME ANNÉE GRAMMAIRE ET LANGUE FRANÇAISE .\ouvELi.E (;r VMM VIRE Fnv>TvisE (cours élémenlaire», par M. Chas- sang, inspecteur général. 1 vol. in-18 Jésus, cart 1 fr. EXERCICES SUR LA GRAMMAIRE FRANÇAISE de M. Ch.VSSANG (cOurs élémen'aire, par M. Hlmbkrt. 8*^ édit. 1 vol. in-18 jésus, cart. 1 fr. -Ib — LES MÊ.MES. Partie du Maitre avec 24 dictées. 1 vol. in-18 jésus, cart • 1 fr. 50 PONTET, professeur agrégé au lycée de Lyon, .\ouveal' p.ecueil de NARRATIONS ET DE COMPOSITIONS FRANÇAISES, aveC COrrigés. 1 vol. in-18 jésus, cart 2 fr. 25 LAFONTAINE. fables (les six premiers livres). Nouvelle édition, avec des notes grammaticales et littéraires, par M. A. Legolez, professeur agrégé au lycée Condorcet. !6ous presse.) R.VCINE. ESTIIER. Nouvelle édition classique, avec préface, notice sur Racine, extrait du li\re d'Esther, notes littéraires, grammaticales et étymologiques, par M. Hlmbert, professeur agrégé au lycée Con- dorcet. 1 vol. in-18 jésus, cart 60 c. MARCOU. MORCEAUX choisis de prose et de vers des classiques français (xvne et xviiie siècles;. 2 vol. in-18 jésus, cart. — prosateurs. 1 vol. in-18 jésus, cart .3 fr. — poètes. 1 vol 3 fr. SE VIGNE (Mme (le), lettres choisies. Édition avec notes gramma- ticales, étymologiques et historiques, et un autographe, par M. GiDEL, proviseur du lycée Louis-Ie-Grand, docteur es lettres. 1vol. in-18 jésus, cart 2 fr. 2 VOLTAIRE, histoire de Charles xii. Edition classique conforme au nouveau plan d'études, publiée avec une notice, une carfe de ^'Eurofe centrale, des notes philologiques^ grammaticales et litté- 18 — G — raii-es, et un dictionnaii-e historique et géographique, parM. Merlin, professeur agrégé au lycée Louis-le-Grand. 1 vol. m-18 Jésus . . 1 fr. 60 cartonne BOILEAU-DESPRÉAUX. oeuvres poétiques, accompagnées d'ex- traits de ses œuvres en prose, avec notes littéraires et historiques, par M. Ch. Gidel, proviseur au lycée Louis-le-Grand, docteur es lettres. 1 vol. in-18 Jésus, cart ^ ""• i HISTOIRE A. GRÉGOIRE, professeur agrégé d'histoire au lycée St-Louis, nou- veau COUUS ÉLÉMEINTAIRE D HISTOIRE DE FRAiVCE avCC résuméS, cartes et gravures, 1 vol. in-18 Jésus, cart. ''a c- JALLIFFIER et VAST, professeurs agrégés au lycée Condorcet. his- toire GÉrVÉRALE DEPUIS LINVASION DES BARRARES JUSQUE^ 1610, avec cartes et gravures. (En préparation.; GÉOGRAPHIE GRÉGOIRE, ancien professeur agrégé au lycée Condorcet, professeur au collège Chaptal. l'europe. 1 vol. in-18 Jésus, cart. ... 1 fi'- 50 MATHÉMATIQUES PEIN, professeur agrégé de mathématiques au lycée Henri IV. cours ,;, d' ARITHMÉTIQUE. BEZODIS, professeur agrégé de mathématiques au lycée Henri IV COURS d'algèbre. COLLAS, professeur agrégé de mathématiques au lycée Henri IV COURS DE GÉOMÉTRIE. PHYSIQUE ET CHIMIE il DESPLATS, professeur agrégé de physique au lycée Condorcet. COURS DE PHYSIQUE. (Sous presse.) GRIVEAUX, professeur agrégé de physique an Ijcée de Lyon. COUBS f, DE CHIMIE. (Sous presse. • I COMPTABILITÉ DESGRANGES. te>ue dfs livbes rendue facile ou méthode r\isda:née poun le\sei(;>eme\t de lv comptabilité. [Voir page 4. DESSIN couns DE DESSIN. (Voir i agc i.) TROlSIÈMii: LANGUE ET LITTÉRATURE FRANÇAISE >ouvELLE GRAMMAIRE fra:vç\ise (cours rnoven), par M. (Ihassa.ng. inspectoiir gônéral. 8e édition, 1 vol. in-18 jésus, cari. . . 1 fr. 6U EXERCICES SUR LA GRAMMAIRE FRA>if:AISE rie M. ChASSANG (COUrS moyen), par M. HiMBERT. In-18 jésus, carf.! i fr. — Partie du }[aUre 3 IV. EXERCICES ET QUESTio.WAiRES ailoptés à la grammaire (.Je degré) de M. Chassam;, par >IM. IIl.mbkrt, professeur au lycée Condorcet. et M. Karr, professeur au lycée Chariemagne. In-18 jésus, cart. 1 fr. 60 — Partie du Maître 2 fr. » MARCOU, professeur agrégé au lycée Louis-le-Grand. morceaux CHOISIS DES CLASSIQUES FRANÇAIS DES X\ I^, XYIl^, XVIIlC ET X1X<= SIÈCLES. — POÈTES: 1 vol. in-18 Jésus, cart 4 fr. — prosateurs: 1 vol. in-18 Jésus, cart 4 fr. VOLTAIRE, siècle de louis xiv. Édition critique, conforme au der- nier texte publié du vivant de Voltaire, précédée dune notice sur l'auteur, accompagnée de notes historiques, géographiques et litté- raires, enrichie de cartes et de gravures, par M. P. Gaffarel, pro- fesseur à la Faculté des lettres de Dijon. In-18 jésus, cart. + .3 fr. L\ FONTAINE. FARLES (les six derniers livres], nouvelle édition, avec des notes grammaticales et littéraires, par M. Legolez, professeur agrégé au lycée Condorcet. CORNEILLE, le cid. Tragédie. Nouvelle édition conforme au dernier texte revu par Corneille, avec toutes les variantes, une notice sur la pièce, un commentaire historique, philologique et littéraire, et l'a- nalyse flu drame de guillem de Castro, la Jeunesse du Cid, par M. Larroumet, professeur agrégé an ]\crc de Vanves, docteur es lettres. In-18 jésus, cart. + 1 fr. RACINE. ATii.vLiE. Nouvelle édition, avec une notice sur Racine et sur la pièce, des notes littéraires, grammaticales et étymologiques, par M. HuMBERT, professeur agrégé au lycée Condorcet. In-18 jés., cart. + 1 fr. MOLIÈRE, l'avake. Comédie. Nouvelle édition conforme au texte revu jiar jMolière, avec toutes les varianles, une notice sur la pièce, un commentaire historique, philologique et littéraire, par M. Marcou, professeur agrégé au lycée Louis-le-Grnnd, docteur es lettres. In-18 Jésus, cart. + 1 fr- BOILEAU-DESPRÉAUX. oeuvres poétiques, accompfgnécs d'ex- traits de ses œuvres en prose, avec notes littéraires et historiques, par M. Ciî. GiDEL, proviseur du lycée Louis-le-Grand, docteur es lettres. In-18 jésus, cart. + 2 fr. MORALE DE LA HAUTIÈRE, professeur agrégé au lycée Condorcet. cours de MORALE PRATIQUE. HISTOIRE A. GRÉGOIRE, professeur agrégé d'histoire au lycée Saint-Louis. COURS MOYE>' d'histoire DE FRANCE avec résumés, cartes et gra- vures. 1 vol. in-18 jésus, cartonné 1 fr. JALLIFFIER et VAST, professeurs agrégés au lycée Condorcet. his- toire DE FRANCE ET DES TEMPS MODERNES DE 1610 à 1875. GÉOGRAPHIE GRÉGOIRE, ancien professeur agrégé au lycée Condorcet, docteur es lettres, professeur au collège Chaptal. géographie physique, poli- tique, ADMINISTRATIVE ET ÉCONOMIQUE DE LA FRANCE ET DE ses possessions COLONIALES. 1 vol. in-18 Jésus, cart 3 fr, J MATHÉMATIQUES BEZODIS, professeur agrégé de mathématiques au lycée Henri IV I COURS D ALGEBRE. I — 0 — COLLAS, professeur agrégé de mathématiques au lycée Henri IV. COCnS DE GÉOMÉTRIE. BER>î£S, professeur agrégé de mathématiques au lycée Louis-le-Grand. COURS DE GÉOMÉTRIE DESCRIPTIVE. En préparation.) PHYSIQUE ET CHIMIE DESPLATS, professeur agrégé de physique au lycée Condorcet. cours DE PHYSIQUE. COURS SUPERIEUR QUATRIÉ.ME A.NNÉE LANGUE FRANÇAISE ET LITTÉRATURE >0UVELLE GRAMMAIRE FRANÇAISE i cours inoven. par M. Chassano inspecteur général, avec des notions de grammaire historique, dis- tinctes du texte. In-18 jésus, cart l fr. 60 EXERCICES SUR LA GRAMMAIRE FR.\>ÇAISE de M. ChASSANG COUrS moyen"!, par 3L HiMBERT. In-1^ Jésus, cart 2 fr. — LES MÊMES. Partie du Maître 3 fr. EXERCICES ET QUESTio\>AiRES adaptés à la grammaire i.î° negréi de M Ch.assa>g, par MM. Hcmbert. professeur au lycée Condorcet, et M. Karr, professeur au lycée Chorîcmagne. In-8 jésus, cart. 1 fr. 60 — Partie du Maître 2 fr. » MARCOU, professeur agrégé au lycée Louis-le-Grand, docteur ès- lettres. morceaux choisis des xvic, xvu", xviiio et xix° siècles, publiés conformément aux programmes officiels, avec notes, 2 vol. in-18 jésus, cart. prosateurs : 4° édit. 1 vol 4 fr. POÈTES : 3» édit. 1 vol 4 fr. CHASSA>'G. inspecteur général, histoire abrégée de la litté- rature GRECQUE. (En préparation.) GIDEL, proviseur du lycée Louis-le-Grand. histoire abrégée de la littératurl lateve. En préparation.) 18. - 10 - GIDEL, proviseur du lycée Louis-le-Grand. morceaux choisis dau- teurs latins. Traduction. (En préparation.) . TALBOT, professeur agrégé au l.ycée Coudorcet,' docteur es lettres. i\OTio>s DE LITTÉRATURE. 1 vol. in-18, cart 2 fr. ROBERT et JALLIFFIER, professeurs agrégés au lycée Condorcel. C0MP0SIT10>S FRANÇAISES, LITTÉRATURE et HISTOIRE. In-JH Jésus, cart — MODÈLES DE COMPOSITIONS LITTÉRAIRES, tirés de SaINTE-BeUVE et des principaux critiques, par M.L. Robert. (En préparation.) - MODÈLES DE COMPOSITIONS HISTORIQUES, tirés dcs principaux histoi-iens nîodernes, par R. Jalliffier. (En préparation.) BOSSUET. ORAISONS funèbres. Édition classique, précédée d'un cs^ai historique sur loraisou funèbre, accompagnée de notices his- toriques, de tableaux analytiques, du plan de chaque discours, de note; littéraires et grammaticales et sui%ie d'un vocabulaire des mots et locutions les plus rcnnrquahles, par M. de Montignt, agrège des lettres, inspecteur d'Académie. In-18 Jésus, c. +. . 1 û-. 60 LA BRUYÈRE, les caractères, suivis de la traduction des Carac- tères de Théophraste et du Discoui-s à l'Académie française. Nou- velle édition, avec une notice et des notes, par M. A. Chassang. inspecteur général de l'instruction pubUque. In-18 jés., c. + ^2 fr. 80 MARTEL, professeur agrégé au lycée de Vanves. petit recueil des proverues français. 1 vol. in-18 Jésus, c 2 fi- FONTENELLE. choix d'éloges des académiciens. Édition annotée par M. BoLiLLiER, membre de ITnstitut, inspecteur général hono- raire de l'instruction publique. 1 vol. in-18. VOLTAIRE, deux cents lettres, avec une notice et des notes, par 31. Moland. In-18 Jésus, cartonné 2 fr. 2o CORNEILLE, horace. Tragédie. Nouvelle édition conforme au der- nier texte revu par Corneille, avec les principa'es variantes, une notice sur la pièce, par M. Marcou, professeur agrège au lycea Louis-le-Graud. In-18 Jésus, c. + ^^ ^'^ — LE MENTEUR, couiédie. (8ous prcssc.) RACINE. IPHIGÉNIE. Tragédie. Nouvelle édition conforme au dernier texte pubhé du vivant de J. Racine, avec toutes les variantes, une introduction, l'analyse des pièces d'Euripide et de Rotrou, une - 11 - notice sur la pièce, un commentaire philologique et littéraire, par M. Hlmbert, professeur agrégé au lycée Condorcet. In-18 jésus. cartonnr. + ^0 c - LES Pi.AiDEUns. Comédie. Nouxclle éililion eoiitorme au dcriiier texte revu par J. Raci>e, avec toutes les variantes, une notice sur la pièce, un conunenlairc historique, piiilologique et littéraire, par M. J. Favre, professeur agrégé au collège Stanislas. In-i8 jésus, cartonné, -f 1 Ir. MOLIÈRE. LES FEMMES SAVAATES. Comédic. Nouxolle édition con- forme au dernier texte revu par Molière, avec toutes les variantes, analyse de la pièce, notice, biographie, un commentaire historique, philologique et littéraire, par M. Person, professeur agrégé au lycée Condorcet, docteur es lettres. In-1« jésus, cart 1 fr. — LE «OLRGEOls GE>TiLiiOMME. Nouvelle é«lition, avec notes, par M. MoLA>D, 1 vol. in-18. cart 1 fr. BOILE.VU-DESPRÉ.VUX. oixvres poétique^, accompagnéesd'extraits de ses œuvres en prose, avec notes littéraires et historiques, par M. Ch. Gidel, proviseur du lycée Louis-le-Grand, docteur es lettres. \n-li jésus, cart. -f i fr. GÉOGRAPHIE GRÉGOIRE, ancien professeur agrégé au lycée Condorcet, professeur au collège Chaptal. lecrope. 1 vol. in-18 jésus, cart. . . 3 fr. BERNÉS, professeur agrégé de mathématiques au lycée Louis-le Grand, cours de géométrie descriptive (En préparation.' PINET lie capitaine", de l'École polytechnique, cours de mécamsiDÉn vtio>s sun les causes de la GnA>DEUB DES noMAi\s ET DE LEUR DÉCADE\CE , suivics du dialogue do Sylla et d'Euerale et de Lysimaquc. Nouvelle édition, précédée dune inlroduelion et da principaux jugements portés sur Montes- quieu, ai.-."onipngnée de notes critiques, daprès l'histoire, la géogra- phie, le droit et les institutions des Romains, par M. E. Persox, docteur es lettres, professeur agrégé au lycée Condorcet. In-18jésus, cartonné 1 fr. 50 CORNEILLE, clwa. Tragédie. Nouvelle édition conforme au dernier texte revu par Corneille, avec toute-i les variantes, une notice sur la pièce, un commentaire historique, philologique et littéraire, pai M. Robert, professeur agrégé au lycée Henri IV. In-18 jésus, car- tonné 1 fr. CORNEILLE, polyeccte. Tragédie. Nouvelle édition conforme au dernier texte revu par Corneille, avec toutes les variantes, une no- tice sur la pièce, un commentaire historique, philologique et litté- raire, par M. J. Favre. professeur agrégé au collège Stanislas. In-i8 Jésus, cart 1 fr. RACINE. BniTA»icus. Tragédie. Nouvelle édition conforme au der- nier texte re^ni par J. Racine, avec toutes les variantes, une intro- duction (analyse de la pièce, notice, bibliographie'!, un commentaire historique, philologique et littéraire, par 51. Perso.n, docteur es lettres, professeur agrégé au lycée Condorcet. In-18 jésus, car- tonné 80 c. 3I0LIÈRE. LE MiSA>TiinopE. Comédie. Nouvelle édition revue sur le texte imprimé du vivant de l'auteur, avec les variantes de l'édition de 1682, une notice historique sur la pièce et un commentaire phi- lologique et littéraire, par M. Lets, professeur agrégé au lycée Saint-Louis. In- 18 jésus, cart 80 c. MORALE DE LA HAUTIÈRE, professeur agrégé au lycée Condorcet. cours de MORALE PRATIQUE. HISTOIRE A. GRÉGOIRE, professeur abrégé dhistoire au lycée Saint-Louis. NOUVEAU COURS SUPÉRIELR DHISTOIRE DE FIV;V?{CE aveC résumés, cartes et gravures. 1 vol. in-18 jésus, cart. - 14 - JALLIFFIER et VAST, professeurs agrégés au lycée Condorcet. iiisToiRi: DE l'HAixcE ET DES TEMPS MODEn?jES de 1610 à 1875 (En prcparalion.) GÉOGRAPHIE GRÉGOIRE, ancien professeur agrégé au lycée Condurcet, docteur es lettres, professeur au collège Ciinptal. GÉocnAPiiiE puysiqi:i;, POLITIQUE, ADMINISTRATIVE ET ÉCONOMIQUE DE LA FRANCE ET DE SES POSSESSIONS COLONIALES. 1 vol. in-18 jésus, cart . . 3 fr. LÉGISLATION BOURGUIGNON, éléments généraux de législation française ou exposition des notions fondamentale;; du droit civil, du droit pénal et du droit publie et adniin:slrc\lif. I fort vol. grand in-18 de 720 pages 5 fr. ÉCONOMIE POLITIQUE GARNIER, mcinljre de l'Institut, premières notions d'économie POLITIQUE. 1 vol. in-18 Jésus, cartonné 2 fr. 50 MATHÉMATIQUES COLLAS, professeur agrégé de mathématiques au lycée Henri IV. cours de géométrie. BERNÉS, professeur agrégé de mathématiques au lycée Louis-!e- Grand. cours de géométrie descriptive. (En préparation.) PINET (le capitaine), de l'École polytechnique, cours de mécanique. 1 vol. in-18 Jésus, cartonné 3 fr. PHYSIQUE ET CHIMIE DESPLATS, professeur agrégé au lycée Condorcet. cours de phy- sique. (Sous presse.) GRl VEAUX, professeur agrégé au lycée de Lyon, cours de ciiimik, (Sous presse.) i I - \r> - COMPTABILITÉ UESGRANGES. te>ce des i.iviies nrM)LE facile ou méthode n.\iso.\>ÉE POUR i/e>seig\eme.\t de la comptabilité. Nouveau ssstèine «l'enseignement à l'usage de» per-onnes destinées au com- merce, comprenant trois méthodes : lune pour simplifier la balance générale; l'autre pour tenir les livres on partie double parle moyen d'un seul registre dont tous les comptes se balancent journellement; et la dernière en un supplément séparé pour tenir les comptes de banque en participation. Edition revue avec soin, par Lefebvre. 1 \ol. in-S 5 t'r. DESSIN couns DE DESSi\. iVoir page -2. Nouvelles ijnblications de la même librairie : Lexique français-allemand, rédigé conformément au décret du 49 juin 1880, à Tusage des candidats au baccalauréat es lettres, pai M. ScHMiTT, agrégé de Tuniversité, professeur d'allemand au lycéf Condorcet. 1 Yol."in-16, cart . CHAMIS^O. — Pierre Sclileniihi. Edition avec notes et notices, pai LE MÊME. In-jS Jésus, cart . KRUMMACHER. — Paraboles. Édition avec notes et notices par li MÊME. In-18 Jésus, cart. SCHILLER. — Oncle et neveu. Edition classique avec notes et no lices, par le même. In-lS jésus, cart. La Mort de Vallenstein. Tragédie publiée avec un argum nt analy tiqut et des notes en français, par A. Lange, professeur au lycée Louis-le- Grand, chargé de conférences à la Faculté des lettres de Paris. 1 vol in-18 Jésus, cart. BIRMANN. — Grammaire Allemande pratique et raisonnée,rédigéi conformément aux derniers progammes officiels (à l'image des com- mençants), par M. BiRMANN, maîti'e de conférences à l'Ecole militaire supi'rieure. In-18jésus, cartonné 1 f r " — Recueil de "Versions allemandes données aux examens du bacca- lauréat es lettres, suivies de sujets donnés aux concours généi'aux e aux examens pour les écoles du Gouvernement, par le même. 1 vol in-18, cart 1 f r /.f? même ouvrage, traduction, par le même. 1 vol. iu-18 .... 1 f i Lexique français-anglais, rédigé conformément au décret du 19 jui 1880, à l'usage des candidats au baccalauréat es lettres, par M. Barei docteur es lettres, professeur d'anglais au collège Rollin. 1 vol. in-l( cart. CLIFTON et MERVOYER. — Grammaire de la langue anglaise contenant : 1» un traité de la prononciation avec un syllabaire et d nombreux exercices de lecture; 2" un cours de thèmes complet ; 3° 1( idiotisnaes ; 4° les dialogues familiers. 1 vol. in-18, cart. ... 2 f i Cp. DICKENS. — Petite histoire d'Angleterre [premiers chapitres édition classique avec des familles de mots et des notes explicative par LE MÊME. 1 vol. in-18 jésus, cart. LORD BYRON. — Le Pèlerinage de Childe Harold. — Nouvel édition classique, par M. G. d'Hugues, professeur de littératu; étrangère à la Faculté des lettres de Dijon. In-18 jésus, cart. 2 fr. i SHAKESPEARE. — Maclaetli. — Edition classique par le mêm In-18 jésus, cart. "VERGANI. — Grammaire Italienne, en 25 leçons, d'après Verga> corrigée et complétée par M. Ferrari, ancien professeur à TUnive: site de Turin. 1 vol. in-18, cartonné 2 1 FERRARI. — Dictionnaire français-italien et italien-françai contenant tous les mots de la langue usuelle et donnant la prononci. lion figurée dans les deux langues. 1 fort uolume in-32, relié . 5 J )MPRI.MERIE CHAI.X, ULK BBKGliRB, 20, VMWi. txk 5