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LOUIS XIV
ET LA
GRANDE MADEMOISELLE
(1652-1693)
OUVRAGES DE M. ARVÈDE BÂRINE
PUBLIÉS PAR LA LIBRAIRIE HACHETTE ET C»
BIBLIOTHEQUE VARIEE Format in-16. à 3 fr. 50 le volume broché.
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Saint François d'Assise cl la légende des trois compagnons.
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détraquée. — Un couvent de femmes en Italie au xvi" siècle.
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41-1'.'. — Coulommiers. Imp. Paul BRODARD. — Pl-1':^.
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ARVEDE BARINE
LOUIS XIV
ET LA
GRANDE MADEMOISELLE
(1652-1693)
Ouvrage contenant deux portraits.
QUATRIEME EDITION
PARIS LIBRAIRIE HACHETTE ET C'^^
"9, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 19
1912
Droits de trarluctioo et de reproduction résArvé*.
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AVANT-PROPOS
Nous avions montré dans un premier volume, la Jeunesse de la Grande Mademoiselle, l'agonie des vieilles libertés de la France et l'écrasement de la société turbulente qui en avait imprudem- ment abusé. L'indiscipline universelle avait pré- paré, comme toujours, l'avènement du pouvoir absolu, et l'adolescent qui allait s'en trouver investi était une énigme pour ses sujets. Ses pro- ches eux-mêmes l'avaient toujours trouvé impé- nétrable. La Grande Mademoiselle avait vécu avec Louis XIV : elle ignorait tout de lui, sinon qu'il était timide et silencieux.
Nous allons la retrouver continuant à ne pas
VI AVANT-PROPOS.
connaître son jeune cousin, en quoi elle sera une fois de plus « représentative » de son époque. L'ignorance du véritable caractère de ce prince était générale au moment où il prit le pouvoir, et l'on peut dire que le génie de Saint-Simon a contribué à la prolonger pour la postérité. Louis XIV avait passé la cinquantaine à l'arrivée du terrible écrivain à sa cour. C'est presque le portrait d'un vieillard que Saint-Simon nous a donné; mais ce portrait est si puissant et si vivant, qu'à peine divulgué, il a fait oublier ou négliger le reste. On n'a plus vu que lui. La jeunesse de Louis XIV a été pour la foule comme si elle n'avait pas existé, et c'était justement la portion de sa vie où l'homme avait été intéressant, parce que passionné et troublé. L'histoire officielle de son temps acheva de fausser la physionomie du jeune roi, en le figeant dans une sorte d'attitude hiératique, où il tenait le milieu entre une idole et un mannequin. Les portraits de Versailles nous masquent le Louis XIV de la jeune Cour, celui que Molière et les libertins disputaient à la dévotion avec de
AVANT-PROPOS. VII
fréquentes apparences de succès. Nous avons essayé dans le présent volume de soulever un coin du masque.
Les Mémoires de Louis XIV nous auront été d'un grand secours pour cette entreprise. Édités pour la première fois dans leur entier, et selon un plan méthodique, en 1860', ils abondent en aveux, tantôt détournés, tantôt directs à souhait, sur ce que pensait leur royal auteur. Après eux, la Grande Mademoiselle, qui ne sut jamais se taire ni dissimuler, est le meilleur des guides pour pénétrer dans l'intimité de Louis XIV. Contées par elle, ses (difficultés perpétuelles avec ce prince jettent une vive lumière sur l'espèce d'incompatibilité d'humeur qui existait au début entre la royauté absolue et les survivants de la Fronde. Gomment le jeune roi orienta sa généra, tion vers des idées et des sentiments nouveaux, et comment la Grande Mademoiselle, emportée sur le tard par le torrent, finit par en devenir la victime : on le verra dans le cours de ce travail si, toutefois, nous n'avons pas trop présumé de 1. Par xM. Gh. Dreyss (Paris, Didier).
VIII AVANT-PUOPOS.
nos forces en abordant un sujet qui touche à ce qu'il y a de plus obscur, et de plus délicat, dans l'une des périodes les plus en vue, et pourtant les plus mal connues, à certains égards, de toute notre histoire.
A. B.
LOUIS XIV
ET LA
GRANDE MADEMOISELLE
CHAPITRE I
L'exil ; la vie en province. — La conversation à Saint-Fargeau. Le sentiment de la nature au xvii° siècle. — Les démêlés de Mademoiselle avec son père. — Elle revient à la Cour.
LA Fronde * a été une révolution avortée. Elle était condamnée d'avance, ses meneurs n'ayant jamais su nettement où ils voulaient en venir; elle l'avait d'ailleurs mérité, les intérêts particuliers y ayant tout de suite pris le pas sur les intérêts géné- raux. Les conséquences de son eflbndrement furent d'une importance capitale pour notre pays. Les troubles civils de 1648 à 1652 ont été l'effort suprême de la France contre l'établissement de la monarchie absolue, auquel avait tendu toute la régence d'Anne
1. Pour rhistûire de la Fronde, voir notre volume : la Jeu- nesse de la Grande Mademoiselle (Paris, Hachette).
1
2 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
d'Autriche. Leur fin signifia que la nation, de lassi- tude et de découragement, acceptait le nouveau régime. Il en résulta une telle transformation, poli- tique et même morale, que la Fronde se trouve avoir marqué une séparation très nette entre deux périodes de notre histoire; il y a comme un grand fossé entre les temps qui l'ont précédée et ceux qui l'ont suivie.
Ses chefs avaient été dispersés par le retour du roi dans sa capitale, le 21 octobre 1052. Lorsqu'ils revinrent de l'exil, qui un peu plus tôt, qui un peu plus tard, les derniers après la paix des Pyrénées (7 novembre 1659), un changement s'était déjà pro- duit dans les idées et les façons d'être, et plus d'un, parmi eux, se sentit dépaysé. Il fallut se remettre au diapason. Ce fut un peu le pendant, en beaucoup moins accusé, de ce qui s'est passé pour les émigrés à leur rentrée sous le Consulat.
La princesse dont nous avons conté les années héroïques nous en oflVe un exemple excellent. Quand la Grande Mademoiselle, qui avait fait la guerre civile pour forcer Louis XIV à l'épouser, obtint, au bout de cinq ans, la permission de revenir à la Cour, elle y apporta de vieilles habitudes d'indiscipline qui n'étaient plus de saison et devaient finir par lui attirer des désagréments. L'exil n'avait rien abattu de sa fierté. Scion une formule célèbre, elle n'avait rien appris et rien oublié; elle était toujours celte personne de premier mouvement dont Mme de Sévigné disait : « J'aime bien à ne me point mêler
LEXIL A SAIiNT-FARGEAU. 3
dans ses impétuosités' ». Ce n'est pas moi qui en ferai un reproche à Mademoiselle; il est tout à son honneur d'avoir manqué de souplesse dans l'âge de servilité qui succéda à la Fronde.
A d'autres égards, l'exil lui avait été très salu- taire. Il l'avait obligée à chercher en elle-même des ressources qui s'y trouvèrent, et dont Mademoiselle fit la première à s'étonner. Elle s'admire naïve- ment, dans ses Mémoires, de ne jamais s'être ennuyée une seule minute dans « le plus grand désert du monde », et c'est assurément à sa louange, car ses débuts à Saint-Fargeau auraient accablé la plupart des femmes. On en conviendra si l'on veut bien venir l'y recevoir la nuit de son arrivée, au commencement du mois de novembre 1652.
I
Nous l'avions laissée pleurant sans vergogne devant toute sa suite. Son rêve de grandeur et de gloire était écroulé. Anne-Marie-Louise d'Orléans, duchesse de Montpensier, ne serait pas reine de France. Elle ne prendrait plus de villes, ne passerait plus de revues au son des fanfares et du canon. Trois semaines auparavant, le grand Condé la traitait en frère d'armes, elle faisait la joie des soldats par ses allures martiales, et on l'aurait fort surprise et
1. Lettre du 19 janvier 1689..
4 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
encore plus offensée, si quelqu'un lui avait dit qu'elle était capable d'être presque aussi poltronne que son père, le triste Gaston. A présent que tout était fini, même la fuite romanesque en jouant à cache-cache avec des poursuivants imaginaires, la Grande Mademoiselle était tombée dans une pros- tration physique et morale complète. L'héroïne d'Orléans et de la porte Saint-Antoine sanglotait comme un petit enfant, parce qu'elle avait trop de « chagrin » et trop de « peur* ». L'aspect de sa future demeure lui avait ôté son dernier reste de courage.
Le château de Saint-Fargeau, commencé sous Hugues Capet et souvent remanié, en particulier au xv» siècle, tenait plus de la forteresse que de la maison de plaisance. Sa lourde masse dominait la vallée du Loing, dans une région de grands bois très fourrés et très peu percés. Enveloppé lui-même de broussailles et défendu par des fossés profonds, le château s'harmonisait avec la sauvagerie du décor. Ses fenêtres s'ouvraient à une grande hau- teur au-dessus du sol et ses tours étaient robustes. Ses corps de logis massifs et nus, reliés entre eux par de fortes murailles, formaient une enceinte irrégulière et de mine sévère. L'ensemble était imposant : il n'avait jamais été riant, et Saint-Far- geau, inhabité depuis longtemps, n'était plus qu'un immense nid à rats, presque une ruine, quand
1. Mémoires de MlJe de Montpensier, édit. Chéruel.
l'exil a saint-fargeau. 5
Mademoiselle s'y présenta en fugitive. On la fit entrer dans « une vilaine chambre » où il y avait un étai au milieu. Au sortir de son palais des Tuileries, cette vue l'acheva, en lui faisant mesurer la profon- deur de sa chute. Elle eut un accès de désespoir : « Je me trouvais bien malheureuse, étant hors de la Cour, de n'avoir pas une plus belle demeure que celle-là, et de songer que c'était le plus beau de tous mes cliâlcaux ».
Sa « peur » devint de l'épouvante en découvrant qu'il manquait partout des portes et des fenêtres. Un rapport de valet avait achevé de lui faire accroire qu'on la cherchait pour la mettre en prison, et elle n'était plus en état de comprendre qu'il n'y aurait verrous qui tinssent, si le roi donnait l'ordre de l'arrêter. Elle reprit sa course pour gagner un petit château situé à deux lieues de Saint-Fargeau et qu'on lui disait très sûr : « Jugez, dit-elle, avec quel plaisir je fis cette traite! je m'étais levée deux heures devant le jour; j'avais fait vingt-deux lieues, et j'étais sur un cheval qui en avait fait autant. Nous arrivâmes à cette maison... sur les trois heures du malin; je me couchai en grande diligence. »
La crise fut brève. Dès le lendemain. Mademoiselle se laissa expliquer que Saint-Fargeau avait une double issue en cas d'alerte. Elle y revint d'elle- même le quatrième jour, et il ne fut plus question d'avoir du chagrin, ni même de l'humeur; du moment que la place était « bonne et forte », la princesse prenait son parti des fenêtres éventrées,
(y LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
des plafonds étayés, des portes absentes et de tout le reste. Les grandes dames du xvii= siècle n'en étaient pas à cela près. Mademoiselle campa dans un « grenier » tandis que l'on réparait l'appartement au-dessous, en fut réduite à emprunter un lit, et recouvra toute sa gaîté devant la bouffonnerie de la situation pour une cousine germaine du roi de France : « Par bonheur pour moi, écrit-elle, le bailli de Saint-Fargeau était marié depuis peu; ainsi il avait un lit neuf. »
Le lit de Mme la baillive fut la grande res- source du château. On l'avait rendu sitôt que la princesse avait eu le sien, qu'on lui apporta de Paris, mais on y envoyait coucher les hôtes de marque, et il en était arrivé un défilé, chose tout à l'honneur de la noblesse française, dès que l'on avait appris où cette illustre disgraciée allait passer son exil. Mademoiselle ne savait où les mettre : on menait les plus importants chez le bailli. La duchesse de Sully et sa sœur, la marquise de Laval, venues ensemble pour un séjour assez prolongé, firent tout le temps la navette entre le grenier où la Grande Mademoiselle tenait sa cour et le « lit neuf » de la ville de Saint-Fargeau. Des femmes de qualité, arrivées au même moment, s'étaient logées où elles avaient pu, au petit bonheur, et il en fut ainsi jus- qu'à ce que le château eût été remis en état. Chacun était mal, et personne n'y faisait attention. Il y a de l'élégance dans cette façon hautaine de traiter le « confort » : l'importance (pi'il a prise de nos jours
LEXIL A SAINT-FABGEAU. 7
semble, en comparaison, bien bourgeoise, dans le mauvais sens du mot.
Peu à peu, tout s'arrangea. Le château fut res- tauré, les appartements agrandis'. Le fouillis de végétation des abords fît place à une terrasse d'où Ton eut la surprise de découvrir une vue charmante. Le Saint-Fargeau des Capétiens et des premiers Valois, « lieu si sauvage, dit Mademoiselle, que l'on n'y trouvait pas des herbes à mettre au pot lorsque j'y arrivai », devint une belle résidence, hospitalière et animée. La maîtresse du logis aimait le grand air et le mouvement, comme les aimait toute la noblesse de France avant d'avoir été dressée par la monarchie absolue, dans l'intérêt de l'ordre et de la paix, à ne plus bouger des salons de Versailles. La décadence des muscles a commencé chez nous avec l'obligation de passer ses journées en bas de soie et à faire des révérences, sous peine d'être exclu de tout. Les exercices violents furent abandonnés ou adoucis^; on ne s'attacha plus qu'à ce qui donnait au corps les grâces majestueuses en harmonie avec la Galerie des glaces. Les bourgeois s'empressèrent de singer les gens de qualité, et les hautes classes payèrent leurs belles manières, ou leurs prétentions
1. Le château de Saint-Fargeau existe toujours; mais l'inté- rieur en a été transformé à la suite d'un grand incendie survenu en 1752. Il ne reste plus rien des appartements de Mademoiselle. Cf. les Châteaux d'Ancy-le-Franc, de Saint-Far-' geau, etc., par le baron Cliaiilou des Barres.
2. Cf. les Sports et jeux d'mcercice dans V ancienne France par J.-J. Jusscrand.
8 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
aux belles manières, par les migraines et les maux de nerfs du xviii'' siècle. Le goût des sports ne devait reparaître en France que de nos jours; nous venons d'assister à sa résurrection.
11 était encore bien vivant au lendemain de la Fronde, et Mademoiselle s'y abandonnait avec pas- sion. Elle fit venir d'Angleterre une meute et des chevaux de chasse. Elle eut un grand train d'équi- pages pour les promenades, un jeu de mail devant le château, des jeux d'appartement pour les jours de pluie, ses violons des Tuileries pour faire danser, et il n'y eut pas de cour plus leste et plus fringante, plus allante et plus caracolante. Mademoiselle don- nait l'exemple, en personne que rien ne fatiguait jamais, et assaisonnait ces « jeux d'action » de cau- series dont quelques-unes nous ont été heureuse- ment conservées par Segrais*, son secrétaire des commandements. Nous savons, grâce à lui, même en admettant qu'il ait un peu arrangé ses récits, de quoi l'on parlait à la cour de Saint-Fargeau, et on ne l'apprendra pas sans quelques étonnements; il se disait là toutes sortes de choses que nous n'au- rions jamais devinées, car nous nous figurions qu'elles n'étaient pas inventées au xvii^ siècle.
1. Les Nouvelles françaises oit les Divertissements de la prin- cesse Anrdlie, pnr Segrais. Paris, 2 vol., 1036-57. La dernière des « Nouvelles fran(;aises », Floridon ou l'amour imprudent, est Phistoire des intrigues de sérail ([ni amonèrcnt la mort de Bajazet. Itacine Pavait certainement lue lorsqu'il lit sa tragédie.
LA VIE A SATNT-FARGEAU
II
Dans cet âge qui passe pour avoir été rebelle au sentiment de la nature, la conversation tombait sans cesse sur le paysage. On s'arrêtait pour admirer les points de vue, on allait les chercher, et Ton tâchait de s'expliquer pourquoi on les trouvait beaux. Les raisons que l'on s'en donnait étaient de gens qui, tout en sachant goûter un grand bois et le « beau tapis de pied » de sa mousse, préféraient aux paysages naturels ceux où se faisaient sentir l'intervention et le travail de l'homme. Un « désert » leur plaisait moins qu'un paysage habité, un site sauvage moins qu'un riant « assemblage » de champs cultivés et de « vergers plantés avec symétrie », rappelant « l'agréable variété des parterres qui sont faits par Tartifice des hommes ». Mademoiselle vante dans ses Mémoires la vue que l'on avait du bout de sa terrasse. Elle s'essaie à la décrire et s'en tire très mal. Segrais s'y est aussi essayé et ne s'en est tiré qu'un peu moins mal. On ne savait pas, de leur temps; on n'avait même pas les mots nécessaires pour noter un paysage, puisque aussi bien la gloire de Bernardin de Saint-Pierre * a été de créer notre vocabulaire descriptif. En récompense, Segrais a
1. Voir le Bernardin de Saint-Pierre de la collection des Grands écrivains (Paris, Hachette).
10 LOUIS XIV ET LA GRANDE ilADEMOISELLE.
très bien su nous expliquer que la beauté de cette vue qu'il venait de décrire si gauchement tenait pour lui, et pour son entourage, à ce qu'elle avait été trop bien arrangée par le hasard, à ce qu'elle était trop conforme aux règles du paysage classique en peinture, pour avoir l'air d'être l'œuvre de la seule nature. Ni la vallée du Loing, ni le grand étang qui « fermait » ce côté du château, ni l'île de l'étang, avec ses bouquets d'arbres, ni l'église et la petite hauteur que l'on apercevait dans le fond, ne semblaient se trouver fortuitement là où ils étaient : — « Et c'est, écrit Segrais, ce qui représente si fort ces excellents paysages des grands peintres, que tous ceux qui le regardent croient avoir vu cet étang, cette église et cette petite île dans mille tableaux. » La littérature, celle d'imagination tout au moins, tenait aussi une place considérable dans les conver- sations. Mademoiselle, qui n'avait rien lu avant d'ôlre à Sainl-Fargeau, s'était mise à rattraper le temps perdu. — « Je suis une créature très igno- rante, écrivait-elle au début de son exil, qui n'ai jamais lu que les gazettes, n'aimant point à lire : mais dorénavant je m'y veux appliquer et voir si je pourrai aimer une chose de propos délibéré, sans que l'inclination y ait part. Je suis en un lieu où ce me sera un grand divertissement si je réussis diins ce dessein. » Le succès passa ses espérances. Elle se prit de passion pour la lecture dans ce premier hiver de 1652-1653 où le château était livré aux ouvriers et les distractions rares. Quand le mauvais
LA VIE A SAINT-FARGEAU. 11
temps et les chemins défoncés rendaient Sàint-Far- geau inabordable et le « grenier » solitaire, elle se faisait lire, et écoutait sans se lasser en tirant Tai- guille : — « Je travaillais depuis le matin jusques au soir à mon ouvrage, et je ne sortais de ma chambre que pour aller dîner en bas, et à la messe. Cet hiver-là étant assez vilain pour ne pouvoir s'aller promener, dès qu'il faisait un moment de beau temps, j'allais à cheval, et, quand il gelait trop, me promener à pied, voir mes ouvriers.... Pendant que je travaillais à mon ouvrage, je faisais lire ; et ce fut en ce temps que je commençai à aimer la lec- ture, que j'ai toujours fort aimée depuis. » Au bout de quelques années d'exil, son « érudition » frappa le docte Huet, qui l'avait rencontrée aux eaux de Forges : — « Elle aimait passionnément les his- toires, dit-il en ses Mémoires^ et surtout les romans, comme on les appelle. Pendant que ses femmes la coiffaient, elle voulait que je lui fisse la lecture, et, quel qu'en fût le sujet, il provoquait de sa part mille questions. En quoi je reconnus bien la finesse de son esprit.... »
Les romans à la mode étaient pour plaire à une princesse qui avait de la grandeur et aimait à en rencontrer chez les autres. C'étaient les œuvres de Gomberville', de La Calprenède et de Mlle de Scu-
1. Son Polexandre avait paru de 1629 à 1637; son dernier roman, la Jeune Alcidiane, en 16!)1. Cassandre et Cléopâtre, de La Calprenède, sont de 1642 et 1647. Artamène ou le Grand Cyrus, de Mlle de Scudéry, a été publié de 1649 à 1653.
12 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE
déry, où les bergeries et les roucoulements de VAsirée avaient cédé la place aux aventures héroï- ques et aux grands sentiments de princes batailleurs et superbes, les mêmes, en dépit de leurs noms exotiques, qui regimbèrent sous Riclielieu et firent la Fronde sous Mazarin. Les générations nées dans le premier tiers du siècle furent charmées des héros à leur ressemblance que leur offraient ces récits romanesques. Elles se passionnèrent pour le Scythe Oroondate ou pour le grand Cyrus, comme leurs descendants pour Saint-Preux ou pour Lélia, et plus d'un lecteur resta fidèle jusqu'à la mort aux écrivains qui avaient su exprimer l'idéal de sa jeu- nesse. A soixante ans, La Rochefoucauld relisait encore La Calprenède. Mme de Sévigné était grand'- mère qu'elle se laissait reprendre à Cléopâtre « comme à de la glu. La beauté des sentiments, écrivait-elle, la violence des passions, la grandeur des événements et le succès miraculeux de leur re- doutable épée, tout cela m'entraîne comme une petite fille.... Les sentiments... sont d'une perfection qui remplit mon idée sur les belles âmes ' ». Le réalisme et le naturalisme nous ont déshabitués de ces enthou- siasmes pour les héros de romans; l'imagination ne peut pas s'enflammer pour un Coupeau ou une Nana, ni même pour une Emma Bovary, quels que soient les mérites littéraires de l'œuvre. La petite cour de Saint-Fargeau en était à ne
1. Lettres du 12 et du 15 juillet 1671, à Mme de Grignan.
LA VIE A SAINT-FARGEAU. 13
pouvoir parler de sang-froid de ses héros favoris. Un jour que Mademoiselle, suivie d'une troupe nombreuse, se promenait en carrosse dans la fraîche vallée du Loing, elle mit pied à terre sous les grands saules qui bordaient la petite rivière. On était au printemps et le soleil était radieux. L'herbe nouvelle et les feuilles naissantes composaient un tableau si « riant », que Ton ne put parler d'autre chose pendant longtemps. Enfin, tout en marchant, la conversation tourna sur les romans, et chacun prit parti pour son personnage de prédilection. La discussion s'échauffait, quand la princesse, qui n'avait presque rien dit jusque-là, intervint pour en modérer l'ardeur. Après avoir avoué qu'elle avait encore bien peu lu, elle fit l'éloge du roman histo- rique, où plutôt de ce qu'il pourrait devenir, mieux compris , sous une plume savante , et critiqua l'usage de « donner des mœurs tout à fait françaises à des Grecs, des Persans ou des Indiens ». Made- moiselle aurait voulu plus de « vérité historique » et de ce que nous appelons la couleur locale. Pourquoi ne pas prendre franchement des sujets et des per- sonnages français et contemporains ? — « Je m'étonne, dit-elle en terminant, que tant de gens d'esprit, qui nous ont imaginé de si honnêtes Scythes et des Parthes si généreux, n'ont pris le môme plaisir d'imaginer des chevaliers ou des princes français aussi accomplis, dont les aventures n'eus- sent pas été moins plaisantes. » Après un moment de silence, les objections se
14 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
succédèrent. L'idée d'écrire un roman sur « la guerre de Paris » semblait bien osée. Une jeune femme représenta naïvement que l'auteur ne saurait comment appeler ses personnages. Les Français, disait-elle, aiment « naturellement » les beaux noms. Artabaze, Iphidamante, Orosmane sont de beaux noms; Rohan, Lorraine, Montmorency n'en sont pas. La vieille Mme de Choisy, avec l'autorité que lui donnait son esprit, fit valoir qu'il fallait au récit d'imagination, pour devenir vraisemblable, le recul du temps et de l'espace. Une marquise parut lasse des rois et des empereurs de romans et réclama des bérospris dans les classes moyennes. Une autre marquise, Mme de Mauny, qui passait ' pour avoir inventé le mot « s'encanailler », rappela qu'il est défendu aux héros de romans de rien faire ni rien dire qui « déroge aux beaux sentiments », apanage de la grande naissance.
Mademoiselle maintint la nécessité de l'observa- tion et de la vérité pour k la nouvelle », mais elle admit que l'auteur d'un grand roman, faisant œuvre de « poète », avait le droit de « se figurer les choses », au lieu de les copier servilement. La nou- velle, disait-elle, « raconte les choses comme elles sont >>, le roman « comme elles doivent être ». La distinction ne manque ni de finesse, ni d'une cer- taine juslcsso, et l'on aimerait à savoir dans quelle mesure Segrais y avait collaboré. Personne n'ayant
1. Voir le Diclionnaire des Précieuses de Soraaize.
LA CONVERSATION A SAINT-FARGEAU. 15
répliqué, la princesse remonta dans son carrosse et ordonna de suivre sa meute, qui venait de lever un lièvre à quelques pas de là. Elle fut obéie, malgré les obstacles que présentait le terrain, et rentra au château très satisfaite de son après-midi.
III
Plus encore que de littérature et de paysage, on parlait d'amour à Saint-Fargeau. C'est un sujet dont les femmes ne se lassent jamais, et sur lequel elles ont toujours quelque chose à dire. Mademoiselle s'y prêtait complaisamment; ce fut elle qui mit en dis- cussion, certain jour de pluie où l'on ne pouvait sortir, une question dont l'hôtel de Rambouillet eût envié la subtilité : — « Lequel doit mieux sentir les inquiétudes de l'absence, d'un amant qui serait aimé, ou d'un qui ne le serait pas? » Elle consentait à admettre les idées de VAstrée sur la fatalité de la passion, à condition d'en borner les effets aux per- sonnages de romans, ou, dans la vie réelle, aux gens de petite naissance. Segrais a pu lui faire dire sans la choquer, dans une nouvelle * qu'elle est censée avoir dictée : — « L'homme n'est pas libre d'aimer ou de n'aimer pas comme il lui plaît », Dans le fond de son âme et la vérité de sa pensée, jamais Mlle de Montpensier n'avait été plus éloignée de comprendre
l. Eugénie, ou la Force du Destin
16 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Tamour, jamais elle ne lui avait refusé plus énergi- quement toute beauté et toute grandeur. L'une de de ses dames, la gracieuse Frontenac aux yeux « remplis de lumière », avait fait un mariage d'incli- nation, chose absurde, chose basse et honteuse, au jugement de sa maîtresse. Le ménage alla mal. M. de Frontenac était un bizarre. Sa jeune femme le prit en crainte, puis en aversion, et il se passa entre eux, à Saint-Fargeau, des scènes tragi-co- miques que personne ne put ignorer. Mademoiselle venait justement de commencer ses Mémoires *. Elle s'empressa d'y conter les querelles conjugales de M. et Mme de Frontenac, avec plus de détails qu'il ne serait à propos d'en donner ici, et ce lui fut une occasion d'éclater contre les insensés qui essaient de fonder le mariage sur la plus fugitive des passions humaines : — « J'avais toujours eu une grande aversion pour l'amour, même pour celui qui allait au légitime, tant cette passion me paraissait indigne d'une âme bien faite ! Mais je m'y confirmai encore davantage, et je compris bien que la raison ne suit guère les choses faites par passion; et que la passion cesse vite, qui n'est jamais de longue durée. L'on est fort malheureux le reste de ses jours, quand c'est pour une action de cette durée où elle engage comme le mariage, et l'on est bien heureux, quand
1. Mademoiselle avait commencé ses Mémoires peu de temps après son arrivée ù Saint-Fargeau. Elle les interrompit en 1600, les reprit en 1677, et ne les abandonna définitivement qu'en 1688, cinq ans avant sa mort.
LA CONVERSATION A SAINT-FARGEAU. 17
Ion veut se marier, que ce soit par raison, et par toutes les considérations imaginables, même quand l'aversion y serait; car je crois que l'on s'en aime davantage après. »
Le principe peut être sage ; mais la Grande Made- moiselle est pourtant par trop sûre de son fait. Ce « même quand l'aversion y serait » est cruel à digérer. La princesse marchait vers la trentaine quand elle traitait l'amour avec ce mépris, et rien ne l'avait encore avertie de l'imprudence de défier la nature; aussi se croyait-elle bien à l'abri. Au prin- temps de 1653, le bruit avait couru qu'elle et M. le Prince s'étaient promis le mariage, dans l'attente et dans l'espoir d'être bientôt débarrassés de la Prin- cesse de Condé, toujours malade, et que l'imagi- nation de Mademoiselle, à défaut de son cœur, la pressait « furieusement » dans cette affaire. Les salons parisiens n'avaient pas trouvé d'autre expli- cation à l'attitude hostile qu'elle s'obstinait à con- server envers la cour de France, qu'elle aurait eu tant d'intérêt à se réconcilier. Il était inconcevable, sans une raison de ce genre, qu'elle se compromît comme elle le faisait pour un prince passé à l'étran- ger et que l'on ne reverrait peut-être jamais. Pour- quoi afficher leur intelligence par des lettres dont Mazarin surprenait toujours quelqu'une? Pourquoi laisser à Condé, devenu général espagnol, les com- pagnies levées sous la Fronde avec l'argent de Mademoiselle et portant son nom? Ou elle avait perdu le sens, ou il fallait s'attendre à quelque
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18 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
équipée romanesque qui se dénouerait par un mariage.
— « Avez-vous tout dit? demanda Mademoiselle à la vieille comtesse de Fiesque, son ancienne gouver- nante, un matin que cette dernière lui dévidait les commentaires du monde : — « Non », répondait la bonne femme. Sa maîtresse la laissa aller, puis elle prit la parole, indignée qu'on la crût capable de se marier par coup de tête ; le reste ne l'avait pas tou- chée. Elle déclara que M. le Prince ne lui avait jamais parlé de l'épouser, et qu'il serait temps d'y songer si Mme la Princesse mourait, que M. le Prince rentrât en grâce, qu'il la demandât en mariage et que le roi approuvât « l'affaire ». — « Je crois, poursuivit-elle, que je l'épouserais, n'y ayant rien en sa personne que de grand, d'héroïque et digne du nom qu'il porte. Mais de croire que je me marie comme les demoiselles des romans, et qu'il vienne en Amadis me quérir sur un palefroi, pour- fendant tout ce qu'il trouvera en chemin qui lui fera obstacle; et que, de mon côté, je monte sur un autre palefroi, comme Mme Oriane *, je vous assure que je ne suis pas d'humeur à en user ainsi, et que je m'estime fort offensée contre les gens qui ont une telle pensée de moi. »
Ici, la princesse se tut. C'eût été le moment de donner le mot de sa conduite; mais il aurait fallu avouer qu'en dépit de ses beaux discours et de son
1. Oriane était lu maîtresse d'Amndis.
LA CONVERSATION A SAINT-FARGEAU. 19
mépris pour les amoureux, elle était justement une vraie princesse de roman, menée par son imagina- tion. L'idée de faire la guerre au roi du fond d'un grenier l'avait amusée, et encore plus celle d'être le prix de la paix avec Condé, et elle n'avait pas voulu regarder plus loin.
Tandis que l'orage s'amoncelait sur sa tête, la grande préoccupation de Mademoiselle était d'ins- taller un théâtre dans son château délabré, où les ouvriers du pays n'étaient pas encore venus à bout de lui arranger une chambre à coucher. Elle ne pouvait plus vivre sans « la comédie »; le théâtre passa avant tout. Il fut prêt en février 1653, et inau- guré aussitôt par une troupe ambulante, engagée pour la saison. La salle était commode, mais très froide. La cour de Saint-Fargeau y descendait de ses galetas tout emmitouflée, les dames coiffées de bonnets de fourrures. Les gens assez heureux pour être invités accouraient de dix lieues à la ronde grelotter de compagnie. Mademoiselle était parfai- tement contente : — « J'écoutais la comédie avec plus de plaisir que je n'avais jamais fait. )> Nous ne savons plus ce que c'est que d'aimer le spectacle.
D'après la gazette de Loret, la pièce d'ouverture avait été une pastorale, « moitié gaie et moitié morale ». Mademoiselle aimait ce genre un peu démodé ; Segrais avait conservé un joli souvenir d'un soir d'été passé en forêt, à écouter dans le décor naturel d'une haute futaie une Amarillis vieillotte, « repolie » et remise à la scène par quelque écrivain
20 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
de métier. Mademoiselle, au surplus, aimait tout en fait de théâtre, depuis la tragédie jusqu'aux chiens savants. On lit dans une bagatelle de sa façon*, écrite en manière de passe-temps et imprimée pour divertir ses amis : — « Les comédiens, c'est chose nécessaire; de Français et d'Italiens; des bateleurs, sauteurs de corde et buveurs d'eau, sans oublier les marionnettes et joueurs de gobelets; des chiens dressés à sauter, et des singes pour montrer aux nôtres; des violons,... des baladins et bons dan- seurs ». Sans vouloir prendre cette boutade au pied de la lettre, elle s'accorde avec le récit que nous a laissé un témoin de l'une des représentations de Saint-Fargeau. On donnait les Plaisirs de la cam- pagne, ballet mêlé de chant. Le grand succès ne fut ni pour la déesse Flore, ni pour « l'amant mélanco- lique » ; il fut pour deux enfants déguisés en singes, et exécutant « avec cadence tout ce qu'on apprend à ces animaux ».
Deux fois la semaine, les plaisirs et les soucis de Saint-Fargeau étaient variés par l'arrivée de l'ordi- naire, apportant les lettres et les gazettes. Les nou- velles (|ue l'on n'osait confier à la poste s'apprenaient par les visites de Paris ou par des messagers spé- ciaux. On se tenait A peu près au courant des événements politiques, mais il manquait aux exilés de savoir en démêler les ressorts et en tirer la
1. La Relation de Vlsle imaginaire, imprimée en IGo9, h peu d'exemplaires, avec Vllisloire de la Princesse de Paphlagonie. Nous y reviendrons en temps et lieu.
LA CONVERSATION A SAINT-FARGEAU. 21
morale. Ce talent-là, que les Parisiens ont toujours possédé au plus haut degré, n'a jamais passé la banlieue; on ne l'emporte pas avec soi. Mademoi- selle, pour sa part, ne l'avait jamais eu, même aux Tuileries. Elle était la première à dire : — « Je ne devine jamais rien ». Une fois dans son trou, elle ne comprit plus absolument rien à l'histoire de son temps.
IV
Pour d'autres que des provinciaux, il n'y avait rien de plus clair que la conduite de la cour de France depuis sa rentrée dans la capitale. Mademoiselle s'était sauvée des Tuileries le 21 octobre 1652. Le lendemain, le jeune roi tenait un lit de justice où le Parlement recevait défense de s'occuper des « affaires générales » de l'État. Les bannissements et les poursuites commencèrent aussitôt; mais il en était fort peu question dans les gazettes, où Paris apparaissait uniquement occupé de ses plaisirs. Les ordinaires de novembre apportèrent à Saint-Far- geau des descriptions d'un premier bal de cour, et quelques lignes sur un nouveau lit de justice (13 novembre) où le prince de Condé et ses adhé- rents avaient été déclarés criminels de lèse-majesté. En décembre, on eut l'arrestation de Retz, qui s'était cependant rallié avant la fin de la Fronde et la relation d'un grand mariage, avec énumération des
22 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
cadeaux et noms des donateurs, exactement comme dans nos journaux mondains. Janvier fut marqué par plusieurs succès de Turenne sur Condé et ses Espagnols, et par la mort de l'ancienne naine de Mademoiselle, qui avait pris sa retraite il y avait sept ou huit ans; son article nécrolog-ique tient plus de place dans la gazette de Loret que les nouvelles politiques et celles de la guerre mises ensemble. Le 3 du mois suivant, Tère révolutionnaire fut close par le retour triomphal de Mazarin. Louis XIV alla au-devant de lui l'espace de trois lieues,
Encor qu'il fît un temps étrange, Temps de vent, de pluie et de fange,
et le ramena dans son carrosse au Louvre, où l'atten- daient un somptueux festin, un feu d'artifice, et les hommages, plus ou moins sincères, d'un peuple de courtisans.
L'attention des Parisiens se porta ensuite sur un grand ballet avec trucs et changements à vue, qui fut dansé trois fois, par le roi et la fleur de sa noblesse*, devant des publics analogues à ceux de nos représentations gratuites du 14 juillet. On réser- vait des places pour la Cour et ses invités, qui fai- saient partie du spectacle, et entrait du reste qui voulait. La foule s'écrasait aux portes pour voir ce qu'on ne verra probablement plus jamais : un monarque assez sûr de son prestige pour pirouetter
1. Ces représentations eurent lieu dans la grande salle du Petit-Bourbon, près du Louvre (Cf. Vliisloue de Paris, de Dulaure).
LOUIS XIV A PARIS. 23
en costume de divinité mythologique, ou zigzaguer en « voleur qui a trop bu », devant la « canaille » de sa capitale. Le lendemain de la première, un journa- liste se plaignit aigrement dans sa feuille d'avoir fait queue trois heures, et attendu huit heures dans la salle, pour ne rien voir du tout. A peine si la presse était née, et elle avait déjà le sentiment de son importance. Elle exigeait des égards, et elle les obtenait ; à la seconde représentation, le chroniqueur à qui Ton avait manqué de respect fut conduit en cérémonie aux places réservées. Il ne fut pas encore content; il n'était pas de face. Cependant il se montra bon prince et fît un article où il admirait tout, même un tableau dont le comique nous semble aujourd'hui bien inhumain. C'était un bal d'estro- piés. Les contorsions de ces misérables firent beau- coup rire.
Des abus qui avaient amené la Fronde, âme qui vive ne soufflait plus mot. Aucun n'avait disparu, et la plupart s'étaient aggravés parle désordre général; mais la France ressemblait à un malade qui n'a trouvé que des charlatans pour médecins ; elle en avait assez des remèdes : — « Le peuple de Paris, écrivait André d'Ormesson, était dégoûté des princes et ne voulait plus manger de la guerre ». On pouvait en dire autant des provinces. Elles restaient pour la plupart troublées et misérables, mais la haine s'y tournait contre les seigneurs, auxquels quatre ans d'anarchie avaient refait des mœurs de brigands féo- daux. Déçu de tous les côtés, trompé par tous les
24 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
prétendus sauveurs, le pays en revenait à mettre son espoir dans le pouvoir central. Il n'en fallait pas davantage pour que ce dernier reprît chaque jour de la force, et il sautait aux yeux des Parisiens aussi bien que des courtisans que le premier usage que feraii la royauté de sa convalescence serait de mettre les grands hors d'état de recommencer la Fronde. Le temps était passé pour eux de servir le roi de France à leur mode et non à la sienne, comme lorsqu'ils se battaient contre lui « pour son service », et afin de le « délivrer » de son premier ministre. Louis XIV voudra être servi à sa mode à lui, qui était d'être obéi, et il se sentira de force à l'imposer. Il fallait toute la naïveté de Mademoiselle pour s'imaginer qu'elle lui ferait admettre ses distinctions de vieille Frondeuse entre M. le Prince, à qui l'on avait le droit de souhaiter des succès, et les soldats espagnols commandés par M. le Prince, auxquels il n'était pas permis de s'intéresser.
Elle avait si peu conscience du changement ({ui s'était produit dans les esprits dès le lendemain de son exil, qu'elle n'essaya même pas de dissimuler son chagrin à la nouvelle de la victoire d'Arras, remportée par Turenne le 27 août 1654. La Grande Mademoiselle se crut en règle avec son roi et son pays lorsqu'elle eut écrit dans ses Mémoires : — « Je n'ai point souhaité que les Espagnols remportassent des avantages sur les Français, mais je souhaitais fort ceux de M. le Prince, et je ne me pouvais per- suader que cela fût contre le service du roi ». Il y
LOUIS XIV A PARIS. 25
avait alors quatre mois que le jeune monarque était entré, le fouet à la main, au Parlement, pour lui défendre de se mêler de ses affaires ; mais sa cou- sine n'avait pas plus compris cet avertissement-là que les autres. Pas une fois la pensée ne lui était venue que les branches cadettes étaient parmi les vaincus, et que les parents du roi de France, bien éloignés de pouvoir prétendre à lui dicter la loi, seraient désormais les plus étroitement tenus de tous ses sujets : il leur a fallu les approches de la grande révolution pour reprendre de l'importance, et Ton sait si Louis XVI et Marie- Antoinette ont eu à s'en louer.
Ce fut Monsieur qui se chargea de ramener sa fille au sentiment de la réalité. Il était dit qu'aussi long- temps qu'il vivrait, les expériences amères vien- draient à Mademoiselle par ce prince dangereux.
Gaston d'Orléans était sorti de scène, à la fin de la Fronde, en vrai personnage de comédie. Sa femme disait, moitié pleurant, moitié riant, qu'il lui avait semblé entendre Trivelin, célèbre acteur comique qui jouait ce que nous appelons aujourd'hui les rois d'opérette. La rentrée de la Cour à Paris avait été annoncée au Luxembourg par une lettre de Louis XIV. Cette nouvelle avait mis Monsieur hors
26 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
des gonds, et il avait fait le rodomont avec tant de vérité, que Madame s'y était laissé prendre une fois de plus. <■< Il était dans un emportement inconce- vable, raconte Retz, et Ton eût dit, de la manière dont il parlait, qu'il était à cheval, armé de toutes pièces et prêt i\ couvrir de sang et de carnage les plaines de Saint-Denis et de Grenelle. Madame était épouvantée. » Elle s'efforçait de l'apaiser; mais plus elle suppliait, plus il menaçait de tout pourfendre.
Son ardeur martiale s'évanouit en recevant un ordre d'exil (21 octobre 1652). C'était pendant que le roi faisait son entrée à Paris, et l'on entendait de tous côtés des coups de feu ; le peuple, selon l'usage du temps, tirait en l'air en signe de réjouissance. Rien ne put ôter de la tête de Monsieur, tout vieux Parisien qu'il fût, que ces décharges provenaient des troupes du roi, et qu'on venait l'assiéger dans son palais. La peur le prit. Il allait et venait avec agitation, envoyait à la découverte, ouvrait les fenêtres pour tendre l'oreille, et pressait son départ, qui eut lieu le lendemain avant l'aube. Il ne respira que dans la vallée de Ghevreuse.
Personne ne songeait à le retenir, bien au con- traire. Mazarin, qui gouvernait la France du fond de son exil, était résolu à en finir avec lui : — « Que Son Altesse Royale, écrivait-il, s'en aille dans son apanage' ». Son Altesse Royale s'étant arrêtée à son château de Limours, Michel Le Tellier, secrétaire
i. Lettre du 12 octobre, ù l'abbé Foucquet.
GASTON d'oRLÉANS A BLOIS. 27
d'Etat à la Guerre, courut Vj trouver, et ce fut la répétition des scènes d'autrefois avec Richelieu. Pour ses adieux à la vie publique, Gaston d'Orléans dénonça Retz, comme jadis Chalais, Montmorency, Cinq-Mars et tant d'autres. Lorsqu'il eut dit tout ce qu'on voulait, préparant ainsi l'arrestation du car- dinal, qui allait étonner Mademoiselle à Saint-Far- geau, le roi « lui permit de se retirer à Blois ' ». Monsieur obéit de mauvaise grâce; il sentait qu'on l'enterrait tout vif.
Ce n'était pas la première fois qu'il habitait Blois malgré lui. Les séjours forcés qu'il y avait faits sous Louis XIII n'avaient pas été désagréables, contrainte à part, parce qu'ils n'étaient pas définitifs et que lui-même, étant jeune et gai, s'arrangeait très bien de vivre un temps en petit roi d'Yvetot. Il avait reconstruit à son goût (1635-1638) une partie du château, d'après les plans de François Mansard, « le plus habile architecte de son temps ^ » et l'oncle de celui qui fit Versailles. Il avait Chambord pour maison de campagne, un pays plantureux pour garde-manger, des forêts giboyeuses pour terrain de chasse, et de bonnes gens pour sujets, qui avaient gardé la foi monarchique et se tenaient pour très honorés quand le frère du roi daignait cajoler leurs femmes et leurs filles. Autant Saint-Fargeau était un lieu âpre et revêche, autant Blois, avec son ciel
1. Mémoires de Montglat.
2. Mémoires du marquis de Sourches. — Cf. VHistoire du châ- teau de Blois, de La Saussaye.
28 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
plein de caresses, se montrait le digne avant-cour- rier de « la douceur angevine ».
Coteaux riants y sont des deux côtés, Coteaux non pas si voisins de la nue Qu'en Limousin, mais coteaux enchantés, Belles maisons, beaux parcs et bien plantés, Prés verdoyants dont ce pays abonde, Vignes et bois, tant de diversités Qu'on croit d'abord être en un autre monde *.
C'est un touriste du temps qui parle ainsi, c'est La Fontaine, qui visita Blois en 1663, et le décrivit à sa femme dans une lettre moitié prose et moitié vers. La ville l'avait charmé par sa jolie situation et l'air avenant de ses habitants : — « La façon de vivre y est fort polie, soit que cela ait été ainsi de tout temps, et que le climat et la beauté du pays y contribuent, soit que le séjour de Monsieur ail amené cette politesse, ou le nombre de jolies femmes ». En homme de goût, il avait admiré au château la partie de François I", « sans régularité et sans ordre ». En bon vivant, il avait apprécié l'excellent déjeuner de son auberge. En bon voya- geur, il avait assez bavardé avec les gens de l'en- droit pour savoir combien ils avaient été heureux sous le règne doux et réparateur de Gaston. Les traces des guerres civiles avaient été vite effacées dans ces pays fertiles et populeux. La Fontaine reprit gaîment sa route vers Amboisc : il voyait le sourire de la France et il était fait pour en jouir.
I. Lettre du 3 septembre 1663.
GASTON D ORLEANS A BLOIS. 29
Au temps où Monsieur en jouissait, aussi, son grand plaisir était de parcourir son apanage en prince fainéant, descendant ici de carrosse pour chasser un cerf, arrêtant là son bateau pour dîner sur l'herbe, s'invitant dans les maisons, nobles ou bourgeoises, où il savait trouver de jolies personnes. Il s'embarqua un jour sur l'un de ces bateaux cou- verts que nous montrent les tableaux du xvii* siècle. On les appelait des galiotes, et ils servaient à voyager sur les rivières et les canaux. Monsieur, rapporte un témoin, avait « commandé... un second bateau, où il fit mettre force provisions et ses offi- ciers de suite, tant pour la cuisine que la garde- robe; les chevaux suivaient sur la levée. Il nous mena dix ou douze avec lui, et lorsque nous trou- vions quelque île belle et agréable, il y descendait et faisait servir le dîner et le souper sous les plus beaux ombrages. Certes, nous pouvions dire... que tous soins étaient bannis de notre société, que Ton y vivait sans contrainte, que l'on y jouait, buvait, mangeait, dormait à son choix, que les heures n'obligeaient à rien; enfin, le maître s'était mis au rang de ses serviteurs, quoique fils et frère de grands rois ' ». On descendit ainsi jusqu'en Bre- tagne. Le temps était admirable. Les châteaux de la Loire défilaient devant la galiote. Ces gens-là voyageaient en poètes.
Sitôt que Richelieu le permettait, Gaston accou-
1. Nicolas Goulas, Mémoires,
30 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
rait à Paris se replonger dans la politique, qui ne signifiait jamais pour lui que lâchetés et trahisons, mais il ne Ten aimait pas moins. Elle était son vice chéri, dont il n'aurait voulu pour rien au monde se corriger, car la politique lui était une source de sensations rares. Tenir la vie d'un ami dans ses mains, en sachant d'avance qu'on la livrera au bourreau et qu'on en pleurera passionnément, savoir aussi que votre chagrin s'envolera et que l'on reprendra joyeusement une autre vie dans ses mains, ce sont évidemment de ces choses qui rendent les journées très intéressantes, lorsque ni la conscience ni le cœur n'en sont mis à la gêne. Elles avaient rempli la carrière publique de Gaston, et quand il se retrouva dans son château de Blois, près de vingt ans après le voyage radieux sur la Loire, privé à jamais, selon toutes vraisemblances, des fortes émotions dont Le Tellier lui avait fait goûter une dernière fois la saveur dans l'entrevue de Limours, l'existence lui parut intolérablement fade et vide. Le bien qu'il pouvait faire, et qu'il fît en effet, ne l'intéressait pas ; le mal qu'il ne pouvait plus faire lui manquait affreusement. Personne, môme parmi ses ennemis, ne l'a cependant accusé d'être méchant. Il faudrait être médecin pour analyser ces natures malsaines.
Monsieur avait commencé par lutter contre l'en- nui. Il s'était formé une belle bibliothèque et avait attiré des gens de lettres à sa cour, dans l'espoir de reprendre goût à la littérature, qu'il avait aimée dans
GASTON D ORLEANS A BLOIS. 31
sa jeunesse. Il s'était souvenu de ses collections d'objets d'art et de curiosités, les avait continuées et en avait commencé de nouvelles. Rien n'avait pu vaincre son indifférence, à l'exception d'un .Tardin des plantes, dont il s'occupait avec plaisir. Tout le reste avait semblé puéril infiniment à un homme qui avait contribué si longtemps à faire l'histoire de son pays; il lui était devenu impossible d'attacher de l'importance aux petits v^ers de ses beaux-esprits et de se passionner pour des oiseaux empaillés, ou même pour une médaille antique.
De guerre lasse, il se jeta dans la dévotion, La gazette de Loret en fit part officiellement à la France et tint le pays au courant des progrès de Gaston dans la voie de la piété. Le premier gage qu'il donna de sa conversion fut de se corriger d'un défaut qui lui avait attiré jadis de Richelieu d'inu- tiles remontrances . Ce prince d'esprit si raffiné jurait et sacrait abominablement. L'habitude s'en était communiquée à son entourage ; nous savons que Mademoiselle elle-même avait le verbe vif dans les moments d'irritation. En décembre 1652, jurons et blasphèmes furent sévèrement interdits à la cour de Blois, et Monsieur y tint la main. Aujourd'hui, rap- portait la Gazette,
Aucun de ceux qui sont à lui, Quelque malheur qui lui survienne, N'oserait jurer la mordienne.
On apprit ensuite que ces beaux commencements ne iVétaient pas démentis et que Monsieur était
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maintenant" moins souvent chez lui qu'à TEglise* ». Les Parisiens et la cour de France eurent beaucoup de peine à admettre qu'un esprit aussi libre et aussi sceptique fût venu à résipiscence. — « Sa piété serait entièrement estimable, écrivait Mme de Mot- teville, si sa paresse n'avait point eu quelque petite part à sa vertu. » Et quand cela serait? La dévotion de Gaston n'en fut pas moins sincère. Il réforma sa vie et finit par trouver au pied des autels, à défaut de contentement, un peu de patience et de résigna- tion. Toutefois, ce fut long à venir; les commence- ments de l'exil définitif furent remplis d'agitations misérables et de plaintes sans dignité.
Madame était venue le rejoindi^e avec leur petit troupeau de filles ^. Cette princesse ne mit point d'animation dans le château. Uniquement occupée de sa santé, elle vivait enfermée, sans autre distrac- tion que de manger du matin au soir, « pour remé- dier à ses vapeurs, racontait la Grande Mademoi- selle, ce qui les augmentait.... Elle ne donnait ordre à rien, et ne voyait ses filles qu'un demi-quart d'heure le soir, et autant le matin, et ne leur disait rien, sinon : — « Tenez-vous droites, levez la tête ». Voilà toute l'instruction qu'elle leur donnait. Elle ne les voyait pas le reste de la journée et ne s'infor- mait pas de ce qu'elles faisaient >■>. La gouvernante des petites princesses se débarrassait à son tour de ses élèves, qui restaient abandonnées aux inférieurs.
1. Gazellf (la 22 ;ioiit 10.^4.
2. Quatre, mais la dirnière ni lurut uii Las âge.
GASTON d'oRLÉANS A BLOIS. 33
Leur père ne trouvait rien à redire à ces éduca- tions ; la reine Anne d'Autriche n'avait pas élevé ses fils très différemment. Monsieur était d'ailleurs un époux soumis. Il savait sa femme de bon conseil, et beaucoup plus intelligente que ne l'annonçaient ses gros yeux effarés. — « C'est, disait Tallemant, une pauvre idiote... et qui pourtant a de l'esprit. » Mme de Motleville la jugeait exactement de même. Madame n'était pas aimée, parce qu'elle n'était pas aimable, mais personne ne s'étonnait de son ascen- dant sur Monsieur.
Leur cour était fort déserte. Au rebours de ce qui s'était produit pour Mademoiselle, leur disgrâce avait été le signal d'un abandon général. Dans les premières années, Gaston se donna la peine de fêter ses rares visiteurs; il redevenait pour quelques heures le causeur incomparable « qui savait mille belles choses ' » et trouvait des tours charmants pour les dire. Chapelle et Bachaumont furent reçus au château, à leur passage à Blois en 1656, et remportèrent le meilleur souvenir des dîners du duc d'Orléans.
Là, d'une obligeante manière, D'un visage ouvert et riant, Il nous fît bonne et grande chère. Nous donnant à son ordinaire Tout ce que Blois a de friand.
« Son couvert était le plus propre du monde, il ne souffrait pas sur la nappe une seule miette de
1. Mémoires de Bussv-Rabutin.
34 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
pain. Des verres bien rincés, de ioutes sortes de figures, brillaient sans nombre sur son buffet, et la glace était tout autour en abondance... Sa salle était préparée pour le ballet du soir, toutes les belles de la ville priées, tous les violons de la province rassemblés. » Encore un peu, et l'effort de recevoir devint à charge à Monsieur. 11 n'aima plus que son repos, et il aurait passé le reste de ses jours à dormir les yeux ouverts, sans sa fille de Saint- Fargeau, la terrible Mademoiselle, dont il s'était séparé à Paris sur une explication pénible, et qui ne lui avait laissé depuis aucune tranquillité.
Elle avait commencé par venir le voir malgré lui, sans tenir compte de ses défenses répétées. La Grande Mademoiselle, ouvertement alliée à Coudé, était un hôte compromettant pour un prince obsédé à cette époque du désir de reprendre sa place auprès du trône. Elle avait beau dire qu'elle avait rappelé ses troupes de l'armée de M. le Prince, son père savait fort bien qu'elle se moquait de lui, et il la reçut froidement le soir de sa première arrivée (décembre 1652). « Il vint à la porte de sa chambre au-devant de moi, et me dit : — « Je n'oserais sortir, « parce que j'ai la joue enflée. » Un instant après, Monsieur entendit de loin une voix joyeuse; c'était Mademoiselle qui contait ses aventures pendant la fuite à Saint-Fargeau. Monsieur n'y put tenir. Il s'approcha, la fit recommencer, et rit avec les
1. Voyage de Chapelle et de Bachaumont.
GASTON d'ORLÉANS A BLOIS. 35
autres. La glace était rompue. Cependant, le qua- trième jour, il dit à Préfontaine, l'homme de con- fiance de Mademoiselle, en le promenant dans le parc de Chambord : — « J'aime fort ma fille, mais j'ai quelques considérations : je serai bien aise qu'elle ne demeure guère ici ». Mademoiselle repartit le lendemain.
Le mois suivant (janvier 1653), Monsieur et Ma- dame firent un séjour à Orléans. Malgré de nou- velles défenses , Mademoiselle vint passer une journée avec eux : — « Je ne me tins point pour éconduite..., écrit-elle; je partis de Saint-Fargeau et je m'en allai à Orléans ». Cette obstination à s'imposer chez des gens qu'elle voyait sans aucun plaisir est difficile à expliquer. Monsieur et Madame, q;ji avaient peur d'elle, prirent sur eux de lui faire bon visage, et son père lui dit en la quittant : — « Les affaires de votre compte de tutelle n'ont point encore été terminées; je veux finir cette affaire avec vous : ordonnez-le à vos gens ». Mademoiselle ne se le fit pas dire deux fois. — « J'en écrivis à Paris, puis à Blois. Il se fit là-dessus force écritures qu commençaient à s'aigrir un peu. »
Monsieur avait ses projets. C'était une occasion unique de procurer un peu de bien à ses filles du second lit. Ces jeunes princesses n'avaient rien à attendre de leur mère, et peu de chose de leur père, dont les pensions et l'apanage étaient destinés à disparaître avec lui. Madame était préoccupée de cette situation. Depuis longtemps, rapporte un de
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leurs familiers», « Madame, habilement, sollicitait Monseigneur de songer à ses affaires et de mettre du bien solide à couvert pour ses enfants, disant qu'il ne possédait rien au monde que de réversible à la couronne en cas qu'il n'eût point d'enfants mâles, et que ses filles demeureraient à la merci de la Cour et des ministres pour leur subsistance ». Jusqu'à leur disgrâce, Madame n'avait rien obtenu, et pour cause. Son époux se ruinait au jeu; on l'avait vu perdre un demi-million contre le fameux chevalier de Gramont. Il ne se rangea qu'à Blois, trop tard pour faire des économies ; ses dettes l'écrasaient, et ses pensions ne lui étaient plus payées que très irrégulièrement. L'argent de Made- moiselle parut tout indiqué pour remettre la maison d'Orléans à flot, et ses comptes de tutelle furent l'eau trouble où l'on se proposa de pêcher.
Monsieur ne soupçonnait pas à quel point l'exil avait changé sa fille, le iidèle Préfontaine aidant.
VI
La race des Préfontaine a disparu avec l'ancien régime. 11 n'y a plus do place dans notre société déraocratiijue pour ces hommes à la lois serviteurs et amis, habitués à se compter pour rien et que l'on rencontre si souvent dans les grandes familles
1. Mt'moires de Nicolas Goulas.
LES DEMELES DE MADEMOISELLE. 37
d'autrefois, où rien ne paraissait plus naturel que leur dévouement de bon chien à des maîtres tou- jours exigeants et souvent ingrats. La Grande Mademoiselle n'était pas ingrate, mais elle était violente, et c'était toujours sur le patient Préfon- taine qu'elle passait ses colères. Il était son con- seiller, le factotum, très avisé et très ferme, auquel aboutissaient toutes les affaires, le confident qui savait les projets de mariage les plus secrets, sans cesser un seul instant d'être le domestique qui ne compte pas. Sa maîtresse ne faisait rien sans lui, et elle ne nous dit même pas, elle qui se perd dans les infiniment petits lorsqu'il s'agit des personnes de qualité de sa suite, à quelle époque cet homme pré- cieux entra à son service. Elle le nomme pour la première fois en 1651, sans dire qui il est ni d'où il vient, ne cesse plus dès lors de le nommer tant que durent les temps difficiles, et le laisse néan- moins dans ses Mémoires à l'état d'ombre. Quand nous aurons ajouté qu'il était gentilhomme, très estimé, et qu'il n'avait pas d'autre raison de se dévouer à Mademoiselle que d'être entré chez elle pour cela, nous aurons dit à peu près tout ce que l'on sait de lui.
Il avait trouvé les affaires de sa maîtresse en fort mauvais état et l'en avait avertie : Monsieur avait été un tuteur négligent et, qui pis est, un tuteur infidèle. Mademoiselle commença par ne rien écouter; c'était à Paris, dans le feu de la Fronde, et elle avait autre chose à penser. Préfontaine
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revint à la charge à SainL-Fargeau, où le temps ne manquait pas, et fut mieux reçu. Un sentiment nouveau s'était éveillé chez Mademoiselle ; elle com- mençait à aimer l'argent. Elle prit intérêt à ses affaires. Habilement dirigée, elle s'appliqua aux choses de la chicane avec un tel succès, qu'elle en aurait bientôt remontre à la comtesse de Pim- bcsclie. Il lui venait des idées d'ordre et d'économie, bien rares chez les princesses de son temps. — a Ce n'est pas assez, dit-elle un jour à Préfontaine, d'avoir l'œil sur mes procès et l'augmentation de mes revenus ; mais il faut aussi voir la dépense de ma maison. Je suis persuadée que l'on me vole; et, pour éviter cela, je veux que l'on me rende compte, comme l'on fait à un particulier. Cela n'est point au-dessous d'une grande princesse. » Examen fait, ils virent qu'effectivement les gens de Made- moiselle la volaient. A dater de cette découverte, elle s'imposa de contrôler deux fois la semaine toutes les dépenses, « jusques aux plus petites »• Elle sut le prix de chaque chose : « Qui m'aurait dit, (lu temps que j'étais à la Cour, que j'aurais su combien coule la brique, la chaux, le plâtre, les voitures, journées des ouvriers, enfin tous les délails d'un bâtiment, et que tous les samedis j'aurais arrêté leurs comptes; cela m'aurait bien surpris ». Et le monde encore plus; c'était une chose presque incroyable.
Elle ne tarda guère à s'apercevoir que Monsieur ne prenait pas au sérieux les comptes de tutelle de
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sa fille. Dans sa pensée, le chef de la famille d'Or- léans avait le droit et le devoir de faire prévaloir l'intérêt général de la maison sur les intérêts parti- culiers de ses membres. Sa fille du premier lit était puissamment riche. Quoi de plus juste que d'user librement de sa fortune pour le bien commun? Quoi de plus naturel que de rejeter sur elle la moitié des dettes contractées pour faire paraître la famille avec éclat? ou de donner un peu de son superflu à ses jeunes sœurs en vue de leur établissement? Il lui envoya à signer un acte conçu dans cet esprit, et essuya le refus le plus net. Très respectueuse- ment, mais avec fermeté, Mademoiselle annonçait la volonté de s'en tenir aux dispositions de la loi, qui lui garantissaient l'intégrité de sa fortune. Monsieur se mit en colère, après quoi il ne sut plus que faire. La politique lui valut un secours inopiné.
On venait d'arrêter un gentilhomme envoyé en France par Condé pour porter son courrier. On avait trouvé sur lui, entre autres, une lettre sans suscriplion, mais évidemment destinée à Mademoi- selle et des plus compromettantes pour elle. Mazarin chargea l'archevêque d'Embrun d'en remettre une copie à Gaston. On possède la dépêche où le prélat rend compte de sa mission. En voici les passages essentiels.
A Blois, ce 31 mars 1G53. « Monseigneur,
« Je suis arrivé dimanche au soir en cette ville, où i'ai été accueilli avec toutes les caresses imaginables
40 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
de Monsieur.... J'ai eu, en arrivant, une conférence d'une heure, seul, avec lui, dans son cabinet....
« Je lui ai représenté... par la... lettre adressante à Mademoiselle, ses intelligences avec M. le Prince, les Espagnols et M. de Lorraine, qui étaient toutes marquées visiblement dans la lettre.... Il m'a dit là- dessus qu'il était fort mal satisfait de Mademoiselle; que la reine savait qu'ils n'avaient jamais été huit jours ensemble; et que présentement elle lui voulait susciter une chicane pour lui demander compte de son bien durant le temps qu'il en avait eu la garde- noble, et qu'ainsi il ne doutait point de son empor- tement.
« Je lui dis aussi que j'avais ordre de supplier Son Altesse royale de faire deux observations sur cette lettre : la première que. Mademoiselle jouis- sant de grands biens dans le royaume, elle pourrait assister un parti où elle était engagée, et que le roi, pour détourner ce mal, avait résolu de mettre des administrateurs ou commissaires dans son bien pour le lui conserver, sans qu'elle en pût abuser, mais qu'on laissait à Son Altesse royale le choix des commissaires.
« La seconde observation était qu'il y avait à craindre, suivant l'intelligence de la lettre, que, si M. le Prince s'avançait. Mademoiselle pourrait l'aller joindre, et que le roi, en cette difficulté, lui demandait conseil, comme étant plus intéressé que personne dans la conduite de Mademoiselle. Il m'a répondu qu'il lui avait mandé de venir le trouver à
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Orléans le mardi de la semaine sainte ; que de là il prétendait la ramener à Blois, où elle demeurerait auprès de lui.
« ... J'ai aussi, Monseigneur, entretenu Madame de tous les mêmes sujets dont j'avais traité avec Mon- sieur, parce que je savais qu'elle en était instruite, et que d'ailleurs Monsieur défère beaucoup à ses sentiments. »
Mazarin ne donna jamais aucune suite à la com- munication de l'archevêque d'Embrun. Il lui suffi- sait d'avoir fait entendre à Monsieur qu'on l'autori- sait à ne pas se gêner avec une rebelle, et Monsieur, de son côté, n'en demandait pas davantage. Sûr à présent d'être couvert par la Cour, il se répandit en paroles amères et en menaces contre cette fille déso- béissante et sans cœur qui se dérobait à son devoir. Tantôt il lui écrivait que, « si elle ne lui donnait de bonne volonté tout ce qu'il lui demandait, il se mettrait en possession de tout son bien, et ne lui donnerait que ce qu'il lui plairait ». Tantôt il jetait feu et flamme contre elle en public : « — Elle n'aime point ses sœurs ; dit que ce sont des gueuses ; qu'après ma mort elle leur verra demander l'aumône, sans leur en donner.... Elle veut voir mes enfants à l'hôpital ». Et autres propos du même genre, qui étaient rapportés à Saint-Fargeau. Mademoiselle apprit un jour par lui-même qu'il songeait à l'en- fermer dans un couvent, « que c'était l'intention du roi », et qu'elle devait se disposer à venir le trouver. Au même moment, elle était avisée de Paris que son
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père avait prorais à la Cour de « l'arrêter prison- nière » dès qu'elle serait à Blois. Les choses en vinrent au point que Monsieur ne pouvait plus entendre le nom de sa fille sans entrer en fureur.
Cette princesse s'était tout d'abord montrée intré- pide. Sachant que la lettre de Condé ne portait pas d'adresse, Mademoiselle nia qu'elle lui fût destinée et le prit de très haut avec son père : — « Je mandai que l'on ne me pouvait ôter mon bien, à moins que d'être déclarée folle ou criminelle, et je savais bien que je n'étais ni l'une ni l'autre ». La réflexion lui ôta cette belle assurance. L'idée d'être « arrêtée prisonnière » la terrifiait, et c'était certainement, de l'avis de ses dames, le sort qui l'attendait à Blois, la raison pour laquelle Monsieur, après le lui avoir tant défendu, lui envoyait à présent ordre sur ordre de l'aller trouver. Elle en versait des torrents de larmes; elle en fut malade lorsqu'il fallut enfin obéir, et elle avoue qu'en arrivant à Blois, elle avait perdu la tête de frayeur.
Ce fut l'histoire du lièvre et des grenouilles. Les projets de Gaston, quels qu'ils fussent, s'évanouirent à l'aspect de cette personne agitée, et il n'eut plus d'autre pensée que de calmer sa fille pour éviter les scènes. Il y employa toutes ses grâces, qui étaient fort grandes, et contraignit Mademoiselle, rassurée et rassérénée, à convenir que son père pouvait être « charmant ». Les jours s'écoulèrent sans qu'il fût question de leurs démêlés : « — Je lui voulus parler un jour de mes affaires; il s'enfuit et ne me voulut
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donner aucune attention ». Mademoiselle se laissait prendre aux délices d'un pays couvert de châteaux superbes où elle était fêtée, et de villes aimables qui tiraient le canon en son honneur. Elle s'y promena une grande partie de l'été (1633) et se sépara de son père le plus amicalement du monde. Huit jours après, la situation était plus sombre qu'avant son départ pour Blois. Les exigences de Monsieur n'avaient pas diminué, son langage se faisait encore plus dur et plus menaçant.
VII
Leurs démêlés traînèrent plusieurs années. Made- moiselle laisse entendre qu'il s'agissait de sommes considérables. Elle raconte tristement les progrès du mauvais vouloir chez son père; comment les séjours à Blois devinrent si pénibles qu'elle pleurait du matin au soir; et comment, sans Préfontaine qui l'en dissuada, elle se serait retirée dans un couvent de Carmélites, « non pas pour être reli- gieuse, Dieu ne m'ayant pas fait la grâce de m'en donner l'envie, mais pour être hors du monde pour quelques années ». L'ennui de la vie claustrale aurait été compensé par le plaisir de faire des éco- nomies. « J'amasserais beaucoup d'argent», disait- elle, et cette pensée la consolait.
On se crut une fois à la veille d'une solution amiable. Le père et la fdle s'en étaient remis à l'ar-
44 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
bitrage de la grand'raère maternelle de Mademoi- selle, la vieille Mme de Guise, qui leur avait fait pro- mettre par écrit de signer « tout ce qu'elle voudrait sans le voir ». Il n'en résulta que la brouille défini- tive. Mme de Guise était « passionnée de sa mai- son * », cette ambitieuse et intrigante maison de Lor- raine où elle s'était remariée ^, et qui se trouvait ici en cause par la seconde femme de Gaston, sœur du duc Henri ^. Quand Mademoiselle, après avoir « signé sans voir », prit connaissance de la « transaction » de sa grand'mère, elle constata que celle-ci l'avait dépouillée avec une mauvaise foi criante, pour que ses demi-sœurs, les petites Lorraines ne fussent plus menacées d'être « à l'hôpital ». L'amour de « la maison » l'avait emporté chez Mme de Guise, comme chez Monsieur, sur les considérations de jus- tice et de parenté.
Cela se passaH h Orléans, au mois de mai 1655. Mademoiselle, révoltée, courut chez sa grand'mère : — «.Te lui dis qu'il paraissait qu'elle aimait mieux la maison de Lorraine que celle de Bourbon; qu'elle avait raison de chercher à donner du bien à mes sœurs; qu'elles en auraient peu du côté de Madame, et (pie cela faisait voir que j'étais une grande dame
i. Saint-Simon, Écrits inédits.
2. Henriette-Catherine, duchesse de Joyeuse, mariée en pre- mières noces à Henri de Bourhnn, duc do Montpensier, dont elle eut Marie de Bourbon, mère de Mademoiselle, s'était remariée en IGIl avec Cliarles de Lorraine, duc de Guise, dont elle avait eu plusieurs enfants.
3. Henri de Lorraine régna de 1(508 à 1624.
LES DÉMÊLÉS DE MADEMOISELLE. 45
d'avoir de quoi me passer des autres, et que la for- tune de ma famille s'établît sur ce que l'on pouvait attraper de moi; mais que j'étais assez au-dessus d'elles pour qu'elles pussent recevoir mes bienfaits; ainsi, qu'il valait mieux les tenir de ma libéralité que de me les escroquer; que cela était mieux selon Dieu et selon les hommes ». La scène dura trois heures. Le même jour, Monsieur était averti que Mademoi- selle n'acceptait pas « d'être dupe ». Il donna préci- pitamment l'ordre du départ et défendit de recevoir sa fille. Dans le désordre qui s'ensuivit, Madame faillit ne pas avoir à dîner et parut très interdite. L'entourage s'entremit pour sauver au moins les apparences et l'on se dit adieu, mais ce fut tout : la rupture était consommée.
De retour à Saint-Fargeau, Mademoiselle ne tarda pas à apprendre que Monsieur luiôtaitses gens d'af- faires, y compris l'indispensable Préfontaine, et la laissait sans même un secrétaire, nous ouvrant ainsi un jour de plus sur l'autorité du chef de famille et ses limitations, dans une famille princière et à l'époque qui nous occupe. On remarquera combien la fortune de Mademoiselle était mieux défendue contre son père que sa personne et son indépen- dance. Monsieur n'osait pas lui prendre son argent sans un consentement libre et formel; il savait que, si les choses n'étaient pas faites régulièrement, « dans cent ans les héritiers de Mademoiselle pour- raient tourmenter les enfants de Monsieur ». En revanche, il la tyrannise dans son intérieur; c'est son
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droit. Il renfermerait dans un couvent, ou dans le châ- teau d'Amboise, comme plusieurs le lui conseillaient, que ce serait encore son droit. S'il n'en fît rien, c'est qu'étant nerveux et impressionnable, il redoutait les cris de femme. Mademoiselle se savait à sa merci ; en dehors des questions d'argent, la pensée ne lui venait pas de contester l'autorité paternelle. Elle pleurait, « pâtissait beaucoup », mais elle n'essaya pas de sauver Préfontaine.
Les années qui suivirent furent tristes pour elle. Jusque-là, Mademoiselle avait eu du chagrin deux jours par semaine, ceux du courrier, à cause des lettres d'affaires à lire et à écrire. Elle s'enfermait dans son cabinet pour cacher ses yeux rouges, mais, sa correspondance expédiée, « je ne songeais, dit- elle, qu'à me divertir ». Les choses changèrent lors- qu'il lui fallut comprendre que Monsieur, ce père si méprisable dont elle avait tant souffert dès son enfance, mais si aimable qu'elle l'admirait et l'aimait quand même, n'avait aucune espèce d'affection pour elle. Très sensible, malgré sa brusquerie. Mademoi- selle en éprouva une douleur profonde. Son humeur s'en ressentit, dans un moment où les jeunes femmes de sa suite, commençant à trouver l'exil long et à regretter Paris, étaient mal disposées à la patience. 11 y eut des froissements, des aigreurs et, finalement, celte guerre domestique qui lient une place déme- surée dans les Mémoires de Mademoiselle. Des griefs mesvquins, de petites intrigues et beaucoup de com- mérages rendirent insupportables les unes aux
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autres des personnes condamnées à se voir à toute heure du jour. On en vint à ne plus se parler, et cela dura jusqu'à ce que les plus mécontentes, Mmes de Fiesque et de Frontenac, eussent pris le parti de retourner à Paris. Il fallait bien parler de ces tracas- series parce qu'elles contribuèrent, en lui gâtant Saint-Fargeau, à incliner Mademoiselle vers la sou- mission à la Cour; mais il suffit de les avoir men- tionnées et nous n'y reviendrons pas.
Elle commençait à convenir vis-à-vis d'elle-même de l'imprudence d'être mal à la fois avec la Cour et avec son père. Son obstination à soutenir Condé avait fini par fâcher sérieusement Mazarin. La noblesse le sentait et témoignait moins d'empres- sement à Mademoiselle. En 1655, elle s'approcha à six lieues de Paris. Elle comptait sur beaucoup de visites; il en vint fort peu. — « J'avais fait tout le monde malade, dit-elle spirituellement ; car tous ceux qui ne m'osèrent mander qu'ils craignaient de se brouiller à la Cour, feignirent des maladies ou des accidents, de sorte que je n'en ai jamais tant vu. » Le troisième jour, elle reçut l'ordre de « s'en retourner ». Cette mésaventure l'éclaira; Mademoi- selle admit la nécessité de faire sa paix avec la royauté.
Il se trouvait justement que le Prince de Condé devenait moins intéressant pour elle, car ses chances de veuvage diminuaient. Mme la Princesse se réta- blissait, et chacun des progrès de sa santé rendait Mademoiselle un peu moins chaude pour M. le
48 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Prince. Celui-ci s'en apercevait et changeait aussi de ton. — « Il n'y a pas rupture, dit le duc d'Aumale, mais on peut suivre les progrès du refroidissement et leur concordance avec certaines nouvelles*. » Une lettre de Condé, reçue après la course aux environs de Paris, fait pressentir la fin d'une amitié qui, d'un côté au moins, était toute politique.
Bruxelles, 6 mars 1655.
«... Quant à ce que vous me témoignez du chan- gement que vous remarquez en moi, vous me faites en cela beaucoup d'injustice et il me semble que je suis bien plus en droit de vous en accuser que vous n'êtes, puisque votre long silence et les termes de votre lettre font connaître la différence des sentiments que vous avez à présent à ceux que vous aviez parle passé. Il n'en est pas de même des miens; ils sont toujours tels que vous les avez connus; et si vous en croyez autrement et que vous ajoutiez foi aux bruits que mes ennemis font courir de mon accommode- ment^, c'est un malheur pour moi et non pas un crime; car je vous proteste qu'il n'en est rien, que les choses ne sont pas en cet état, et que, quand elles y seraient, je n'écouterais jamais aucune pro- position d'accommodement, non seulement sans y ménager vos intérêts et votre satisfaction, mais même sans votre consentement et votre participa-
1 . lH^tnire des princes de la maison de Condé.
2. Avec la Cour.
MADEMOISELLE ET LE PRINCE DE CONDÉ. 49
tion. Vous connaîtrez cette vérité dans toute ma conduite, et pas une de mes actions ne démentira jamais les paroles que je vous donne, quand vous auriez mis en oubli tous ces bons sentiments que vous aviez lorsque vous vîntes voir notre armée ', qui est une chose que je ne puis me persuader d'une per- sonne faite comme vous et qui a la générosité que vous avez.
« J'ai su que vous étiez venue jusqu'à Lésigny, et que, la Cour l'ayant trouvé mauvais, vous y aviez reçu des ordres pour vous en retourner, de quoi j'ai eu beaucoup de déplaisir.... »
Mademoiselle n'attendait plus qu'un prétexte hon- nête pour tirer son épingle du jeu. Sa brouille avec son père le lui fournit. Elle pria aussitôt Condé de ne plus lui écrire. — « Il faut se rendre, lui disait- elle, et... si je trouvais à pouvoir, avec honneur et sans faire de bassesse, prendre des mesures avec le cardinal Mazarin, je le ferais pour me tirer des per- sécutions de Son Altesse royale. » Quelques jours plus tard, le comte de Béthune transmettait au car- dinal les ouvertures de paix de la Grande Mademoi- selle. Mazarin désira des gages. Elle rappela ses compagnies de l'armée espagnole, sur quoi M. le Prince, sans aucun ménagement, « garda les soldats et mit le chef en prison^ ». Mademoiselle eut beau
1. Allusion à la visite de Mademoiselle au quartier général de Condé, à Grosbois, le 16 septembre 1632, et aux hommages qu'elle y reçut. — Voir la Jeunesse de la Grande Mademoiselle, 327-328.
2. Histoire des princes de la maison de Condé.
i
bO LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
s'indigner : — « J'ai été sept ou huit ans, écrivait Condé à Ton de ses agents, sans avoir les bonnes grâces de Mademoiselle; je les ai possédées depuis; et si par un caprice elle veut me les faire perdre, il faudra bien s'y résoudre, comme je fais, sans m'en désespérer* ». C'est d'un homme libéré plutôt que chagriné.
Ainsi avortaient, l'une après l'autre, les menaces dirigées par la Fronde contre la royauté. Le projet d'alliance entre les deux branches cadettes de la maison de Bourbon avait été inspiré à Mademoiselle par l'envie qu'elle avait de se marier. Il s'était trouvé si dangereux pour le trône, que peu d'idées, parmi toutes celles qui vinrent aux meneurs de la révolu- tion, causèrent autant de souci au cardinal Mazarin. On se rappelle qu'il aurait été tout prêt, pour remettre la division entre les branches cadettes, à marier le petit Louis XIV à sa grande cousine. Ras- suré enfin par les promesses de Mademoiselle, qui s'engagea à ne plus avoir aucun commerce avec M. le Prince, Mazarin eut de la peine à surmonter sa rancune, et il lui fit attendre la récompense de sa soumission.
VIII
En général, Mazarin s'était montré facile avec les Frondeurs repentis. Le prince de Conti avait été
1. Lettre du 10 août 1057 ou comte d'Auteuil.
RETOUR DES FRONDEURS A LA COUR. 51
fêté au Louvre dès 1654. Il est vrai qu'il acceptait d'épouser une nièce de Mazarin, Anne-Marie Marti- nozzi, condition qui lui fît du tort dans le public : — « Ce mariage, écrivait André d'Ormesson ', est une des plus grandes marques de l'inconstance des affaires humaines et de la légèreté des esprits fran- çais que l'on ait vues de notre temps. » Après Conti, un autre prince, Monsieur en personne, tout confît qu'il fût en paresse et en dévotion, se remua pour revenir à la Cour. L'accord se conclut à des condi- tions qui n'avaient rien de dur, ou d'inusité, pour un Gaston d'Orléans : il ne lui en coûta que d'aban- donner quelques derniers amis. A la vérité, il reçut peu de chose en échange. Lorsqu'il venait « saluer le roi », chacun lui faisait sentir qu'il était déjà « au rang des morts », selon l'expression de Mme de Motteville. L'humeur qu'il en éprouvait le faisait repartir au plus vite pour Blois, et c'était ce qu'on voulait. Son accommodement profita surtout à ses gens d'affaires. Ils en eurent plus d'autorité pour harceler Mademoiselle, et ne lui laissèrent plus ni trêve ni repos. Leur but était de lui faire exécuter la transaction signée à Orléans, mais elle leur tenait tête, sans conseil et sans secrétaire.
Elle suffisait seule à un labeur énorme, dont ses comptes de tutelle n'étaient qu'un chapitre, et non le plus considérable. L'administration de ses
1. André d'Ormesson mourut en 1665, doyen du Conseil d'État, Quelques fragments de ses Mémoires ont été publiés par Ché ruel à la suite du Journal de son flls, Olivier d'Ormesson.
52 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
immenses domaines était retombée tout entière sur elle. C'était à présent Mademoiselle qui ouvrait les monceaux de lettres provenant de ses régisseurs, contrôleurs, avocats, gardes forestiers, fermiers, simples sujets, bref de quiconque, dans les princi- pautés de Dombes ou de la Roche-sur-Yon, dans les duchés de Montpensier ou de Ghâtellerault, avait un compte à régler avec elle, un ordre à lui demander ou une réclamation à lui soumettre. C'était Mademoiselle qui répondait, c'était elle qui suivait les nombreux procès nécessités par l'incurie de la gestion paternelle; ce fut elle qui termina la grosse affaire de Champigny, dont le retentissement fut grand à cause du rang des parties et des souve- nirs réveillés par les plaidoyers.
Champigny était une terre de rapport située en Touraine et ayant appartenu à Mademoiselle. Riche- lieu l'en avait dépouillée, alors qu'elle n'était qu'une enfant, par un échange forcé avec le château de Bois-le- Vicomte, aux environs de Meaux. Devenue maîtresse de sa fortune, elle assigna les héritiers du cardinal en restitution, et elle venait de gagner son procès quand Monsieur lui ôta Préfontaine. L'arrêt qui lui rendait Champigny lui allouait en outre des indemnités, à fixer à dire d'experts, pour des bâti- ments abattus et des bois « dégradés ». Mademoi- selle estimait que cela pouvait monter assez haut, et elle savait que, chez son père, où Ton s'imaginait l'avoir mise dans un cruel embarras, on répétait à tout venant qu'elle n'obtiendrait à peu près rien.
RETOUR DES FRONDEURS A LA COUR. 53
Ces discours la piquaient au jeu. Le moment venu, Mademoiselle se transporta à Champigny, et y fut du matin au soir, pendant plusieurs semaines, sur les talons des dix-huit experts : procureurs, avocats, gentilshommes, maçons, charpentiers et marchands de bois, désignés pour évaluer les dommages. Elle eut de longues explications avec « le bonhomme Madelaine », conseiller au Parlement et chargé de diriger l'expertise, qui restait confondu de tout ce que savait cette princesse. Il lui disait : — « Vous savez notre métier comme nous, et vous parlez de vos affaires comme un avocat ». Les opérations ter- minées. Mademoiselle eut le plaisir de pouvoir écrire à Blois « que cette affaire chimérique, dont elle ne devait avoir que oO 000 francs, se montait à 550000 ». Elle sortit moins glorieusement de son litige avec son père. Mazarin avait rendu à Mademoiselle le mauvais service de faire évoquer son affaire par le conseil du roi. Un arrêt confirma la décision de Mme de Guise et il n'y eut plus qu'à obéir. Made- moiselle signa, en pleurant « furieusement », l'acte qui la spoliait, et se soumit avec désespoir à partir pour Blois. Elle allait revoir son père après avoir eu l'esprit traversé par la pensée qu'il pourrait bien la faire assassiner; on racontait qu'il en avait été question à Blois : « Dans des rêveries mélancoli- ques, je songeais que Son Altesse royale... était fils d'une Médicis; et même je pensais en moi-même que le venin des Médicis pouvait être venu en moi de me donner de telles pensées ». Son père, d'autre
54 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
part, allait l'accabler de tendresses après s'être laissé dire sans protester que Mademoiselle préparait un guet-apens pour « poignarder » l'un de ses gentils- hommes. Pour leur temps, et pour leur famille, c'était simplement une situation un peu gênante; mais Mademoiselle, si peu « Médicis », fit la route en proie à une douleur poignante, que les assistants purent lire sur son visage à son entrée dans le châ- teau de Blois : « En y arrivant, je sentis un grand saisissement.... J'allai droit dans la chambre de Monsieur; il me salua et me dit qu'il était bien aise de me voir. Je lui répondis que j'étais ravie d'avoir cet honneur. Il était embarrassé au dernier point ». Ni l'un ni l'autre ne savait plus que dire. Made- moiselle renfonçait silencieusement ses larmes. Monsieur, pour se donner une contenance, cares- sait les levrettes de sa fille, La Reine et Madame Souris. Il reprit enfin : — « Allons chez Madame ». « Elle me reçut fort civilement et me fit assez d'ami- tiés. Dès que je fus à ma chambre, Monsieur m'y vint voir et m'entretint tout comme si rien ne s'était passé. » Un quart d'heure lui avait suffi pour recouvrer sa liberté d'esprit, et il se mit en devoir de reconquérir sa fille. Elle n'avait jamais su lui tenir rigueur; Monsieur comptait qu'il en serait de même cette fois. Il fut empressé, il la prit par ses faibles, petits et grands, l'amusa avec des projets de mariage et traita ses levrettes en personnages importants; on le vit se rendre à minuit dans la basse-cour, parmi le fumier, pour prendre des nou-
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relies de « Madame Souris », qui avait eu un acci- dent. Il fit mieux encore : il écrivit à Mazarin pour le raccommoder avec Mademoiselle.
Depuis la rupture avec Condë, il était visible, à des signes qui ne trompent point, que l'heure appro- chait, pour l'héroïne d'Orléans et de la porte Saint- Antoine, où le tout-puissant ministre lui ferait grâce. Au mois de juillet 1656, Mademoiselle avait dû se rendre aux eaux de Forges, en Normandie. Elle était passée en vue de Paris, avait séjourné dans la banlieue sans être inquiétée, et son nom, cette fois, n'avait pas « fait tout le monde malade ». Les visites avaient afflué. Mademoiselle avait eu à dîner « tout ce qu'il y avait de princesses et de duchesses à Paris », et elle en avait conclu, connaissant les cours et le courtisan, que son exil tirait à sa fin : — « En vérité, dit-elle, je ne sentais pas tant de joie que Ton eût cru.... Quand on sort d'une misère égale à la mienne, le souvenir en dure si longtemps et la douleur se fait un si fort calus contre la joie, que l'on est longtemps sans qu'elle le puisse ou pénétrer ou amollir pour s'y rendre sen- sible ». Malgré tout, la lettre de son père à Mazarin la mit dans une grande agitation. La cour de France était alors dans l'Est, où Turenne faisait sa cam- pagne annuelle contre M. le Prince et les Espagnols. Mademoiselle résolut de se rapprocher pour avoir la réponse du cardinal plus tôt.
Elle quittait Blois en étrangère, comme elle y était arrivée. Une seule chose aurait pu la toucher :
56 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
le rappel de Préfontaine et de ses autres serviteurs, frappés pour l'avoir fidèlement servie. Monsieur s'y étant obstinément refusé, ses politesses exagérées et ses grimaces de tendresse n'avaient abouti qu'à éloigner davantage sa fille. Elle sentait qu'il la détes- tait, et elle ne l'aimait plus.
Sur la route de Paris, elle doubla les étapes. L'impatience la gagnait en approchant du but, et le « calus de la douleur » laissait pénétrer largement la joie. Elle revit en passant Étampes et ses ruines, qui dataient déjà de cinq ans * et que La Fontaine devait retrouver intactes en 1663, tant le relèvement de la France fut long et difficile dans certaines régions, après celte Fronde que les historiens ne prennent pas toujours au sérieux, sans doute parce qu'ils y voient trop de belles dames : « Nous regar- dâmes avec pitié les faubourgs d' Etampes, écrivait La Fontaine *. Imaginez-vous une suite de maisons sans toits, sans fenêtres, percées de tous les côtés : il n'y a rien de plus laid et de plus hideux ». Il en parla toute la soirée, n'ayant pas une âme d'héroïne de la Fronde; mais Mademoiselle avait traversé avec indifférence ces ruines où poussait l'herbe, faute d'habitants pour les relever. Aucun remords, aucun regret, si léger fût-il, d'avoir eu sa part de
1. Turcnnc avait battu les troupes des princes dans Etampes (mai 1652), à l'occasion d'une revue en l'honneur de Mademoi- selle et du désordre qui en était résulté. Voir la Jeunesse de la Grande Mademoiselle, p. 313-314. Quelques semaines plus tard, il assiégea la ville.
2. Lettre à sa femme, du 3 août 1GC3.
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responsabilité dans les désastres de populations innocentes ne devait jamais effleurer son esprit, et il est à remarquer qu'elle était connue pour avoir bon cœur.
Elle apprit à Saint-Cloud qu'on l'invitait à rejoindre la Cour à Sedan. Mademoiselle prit son chemin par Reims. Elle traversa ainsi la Cham- pagne, qui était champ de bataille depuis plus de vingt ans que durait la guerre avec l'Espagne* et qui offrait l'image de la désolation. Le pays était dépeuplé, nombre de villages brûlés, les villes rui- nées par le pillage et les contributions de guerre. Plus curieuse des choses qui intéressent •■<■ la canaille », Mademoiselle aurait entendu de la bouche des survivants que, de tous les ennemis qui avaient piétiné et pressuré cette malheureuse pro- vince, le plus âpre et le plus barbare avait été son allié, le prince de Condé, avec qui se trouvaient toujours ses compagnies. Elle n'en aurait pas moins écrit dans ses Mémoires, en toute inconscience, à propos de la peine qu'avait eue la Cour à lui par- donner : « Je n'avais point d'affaire avec la Cour, et... je n'étais criminelle que parce que j'étais fille de Son Altesse royale ». Nous n'avons presque pas le droit de lui reprocher cette phrase monstrueuse. Trahir sa patrie, c'était alors chose trop fréquente pour en faire beaucoup d'embarras. Quant aux hommes de ce temps qui « en vinrent jusqu'à s'oc-
1. Richelieu avait déclaré la guerre à l'Espagne le 26 mars 1633.
58 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
cuper du menu peuple ' » et à attacher quelque importance à ses souffrances, c'étaient des esprits révolutionnaires ou des disciples de saint Vincent de Paul, et Mademoiselle n'était pas pour les partis extrêmes; ni sa naissance, ni la tournure un peu supeificielle de ^ son esprit ne l'y avaient prédes- tinée.
Pendant le voyage en Champagne, elle fut tout à la joie d'entendre de nouveau cliqueter les armes et sonner les trompettes. Mazarin lui avait envoyé une grosse escorte; les coureurs de l'ennemi battaient la campagne jusqu'aux environs de Reims. Quantité de gens de la Cour, qui guettaient une occasion, se joignirent à elle pour profiter de ses gendarmes et de ses chevau-légers. Colbert se mit également sous sa protection avec des charrettes chargées d'argent qu'il menait à Sedan, et cet important convoi fut entouré du même appareil militaire « que si c'eût été la personne du roi ». Les grandes précautions s'adressaient peut-être aux charrettes d'argent; les honneurs étaient bien pour Mademoiselle, et ils eurent de quoi flatter sa vanité. Le commandant de l'escorte lui demandait l'ordre. Quand elle parais- sait, les troupes la saluaient militairement. Un régi- ment que l'on rencontra sur la route sollicita l'hon- neur de lui être présenté. Elle l'examina de près, en princesse guerrière qui s'y connaissait et dont le gi'and Condé avait dit un jour, à propos d'un mou-
1. Le mot est de Bussy-Rnbulia.
RETOUR DE MADEMOISELLE A LA COUR. 59
vement do troupes, que « Gustave-Adolphe n'aui'ait pas mieux fait ».
Certaine halte sur l'herbe, dans une prairie où passait un ruisseau, lui laissa d'inoubliables souve- nirs. Mademoiselle offrait à dîner, ce jour-là, à toute l'escorte et presque tout le convoi. Le coup d'œil de la prairie, avec son fourmillement d'uniformes et de chevaux, lui rappela les campagnes de son beau temps d'héroïne. — « Les trompettes sonnèrent pen- dant mon dîner; cela avait tout à fait l'air d'une vraie marche d'armée. » Elle arriva à Sedan grisée par les spectacles militaires de la route, et son entrée s'en ressentit; on aurait eu le droit de ne pas la trouver assez modeste pour une exilée de la veille. La reine Anne d'Autriche, étant à se promener, vit paraître un carrosse au grand galop entouré d'un tourbillon de cavalerie : — « J'arrivai dans cette prairie à toute bride avec ces gendarmes et ces chevau-légers, leurs trompettes sonnant d'une manière assez triom- phante. » Toute la cour de France reconnut la Grande Mademoiselle avant de l'avoir vue. L'exil ne l'avait pas changée, et son entrée lui ressemblait.
CHAPITRE II
L'éducation de Louis XIV. — Les mœurs, la misère, la charilé. Vincent de Paul. Une société secrète. — Mariage de Louis XIV. Son avènement au pouvoir à la mort de Mazarin. Il refait son éducation.
LE souvenir de la Fronde allait peser lourdement sur le reste du règne de Louis XIV. 11 a dominé pendant plus d'un demi-siècle la politique intérieure du pays et décidé de la fortune, bonne ou mauvaise, des grandes familles d'alors. Le mot de « liberté » était devenu synonyme de « licence, confusion, désordre* », et les anciens frondeurs passèrent le reste de leur vie dans la disgrâce, ou tout au moins la défaveur. La Grande Mademoiselle ne fut jamais pardonnée, bien qu'elle ne voulût point se l'avouer à elle-même. Elle aurait pu le prévoir dès son retour à la Cour, si elle n'avait pas été décidée à croire le con-
1. Voir les Mémoires de Louis XIV, édités par Charles Dreyss. Les Mémoires de Louis XIV n'ont pas été écrits par lui-même. Il les parlait à des secrétaires, auxquels il remettait en outre des notes de sa main, et dont il corrigeait ensuite la rédaction. Voir ^'Introduction de M. Dreyss.
62 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
traire. Les avertissements ne lui manquèrent pas. Le premier fut sa rencontre avec la reine mère dans la prairie de Sedan. Quand Anne d'Autriche vit arriver au son des fanfares, l'air dégagé et triomphant, cette princesse insolente qui avait tiré le canon sur son roi, elle l'eut à peine embrassée qu'elle éclata en reproches, et lui déclara qu'après le combat Saint- Antoine, « si elle l'avait tenue, elle l'aurait étran- glée * ». Mademoiselle pleurait; la Cour regardait. « J'ai tout oublié », dit enfin la reine, et sa nièce s'empressa de le croire.
L'accueil du roi fut plus significatif encore. Il arrivait à cheval, tout mouillé et tout crotté, de la ville de Montraédy, prise le jour même aux Espa- gnols (7 août 1657). Sa mère lui dit : « Voici une demoiselle que je vous présente, et qui est bien fâchée d'avoir été méchante; elle sera bien sage à l'avenir ». Le jeune roi se contenta de rire, et répondit en parlant du siège de Montmédy. Made- moiselle repartit néanmoins de Sedan ave(; des pensées très riantes : elle s'était figuré lire dans tous les yeux qu'on allait la marier au frère du roi, le petit Monsieur. Il avait dix-sept ans; elle en avait trente et beaucoup de cheveux blancs.
Encore quelques mois d'une demi-retraite, et la Grande Mademoiselle, tolérée sinon pardonnée, ne devait plus bouger de la Cour pendant les années de transition où se prépara le gouvernement personnel
1. Mémoires de Mlle de Montpensier. — Mémoires de Montglat.
l'éducation de louis XIV. 63
de Louis XIV. Un nouveau régime allait naître, et un nouveau monde avec lui. On les voyait de jour en jour se dessiner, reléguant dans l'ombre du passé le vieil esprit d'indépendance et étouffant les aspira- tions confuses du pays vers quelques libertés légales. Mazarin incarnait ce grand mouvement politique. A la veille de disparaître, ce ministre impopulaire était devenu tout en France.
Il était le maître; personne ne songeait plus à lui résister; mais on continuait de l'exécrer et l'on n'arrivait pas à l'admirer. La Fiance n'ayant alors ni journaux, ni débats parlementaires, la politique étrangère de Mazarin, qui lui fait tant d'honneur à nos yeux, restait fort mal connue, même à Paris. Ainsi s'explique que sa gloire ait été en grande partie posthume. Elle a grandi à mesure que l'on a pu le juger sur pièces, d'après les documents enfermés dans nos archives nationales ou dans celles des autres pays. Ses correspondances ont mis au jour un si beau génie diplomatique, que les historiens, avec beaucoup de raison, ont laissé au second plan les vilains côtés de l'homme, ses petitesses, pour appuyer sur les services du ministre.
Il s'était passé précisément le contraire au xvii* siècle. On n'avait guère vu que les défauts du cardinal, qui crevaient tous les yeux. La mauvaise
64 LOUIS XlV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
fortune avait redoublé sa rapacité. Mazaiin avait gardé sur le cœur de s'être trouvé sans argent lors de son expulsion du royaume. Il s'était juré qu'on ne le prendrait plus sans vert, et il travaillait depuis son retour à mettre des millions en lieu sûr. Tous les moyens lui étaient bons pour se constituer cette espèce de trésor de guerre. Il vendait depuis les plus hautes fonctions de l'État jusqu'aux places de « lavandière » chez la reine. Il partageait les béné- fices avec les corsaires auxquels il donnait des lettres de marque. 11 se chargeait à forfait des services publics, empochait l'argent, et laissait nos ambassa- deurs sans traitement, nos vaisseaux et nos fortifi- cations sans entretien. L'armée criait la faim et la soif depuis qu'il s'était fait son « vivandier » et son « munitionnaire » ; il lui donnait du pain au rabais et trouvait le moyen, prétendaient les courtisans, de faire payer au soldat, si rarement payé lui-même, jusqu'à l'eau qu'il buvait. Turenne fit une fois briser sa vaisselle plate pour en distribuer les mor- ceaux h ses troupes, qui périssaient de misère. Des scènes de comédie se mêlaient à ces drames. Bussy- Rabutin, qui servait dans l'armée de Turenne, avait été heureux au jeu. Le cardinal en eut vent. Il fit dire à Bussy qu'il gardait sa solde, qu'il s'était associé à son jeu, et que la solde représentait sa part de gain.
Il avait étendu son trafic à la maison royale. C'était lui qui la fournissait de meubles ou de vaisselle. Il avait l'entreprise des deuils de Cour, celle des fêtes;
L ÉDUCATION DE LOUIS XIV. 65
quand le roi dansait un ballet, son premier ministre gagnait sur les décors et les accessoires. Les comptes de ménage lui passaient par les mains. Pendant la campagne de 1658, il supprima le cuisinier du roi, afin de s'approprier ce qu'aurait coûté la table. On vit Louis XIV réduit à s'inviter à dîner chez l'un ou chez l'autre. Mazarin lui prenait jusqu'à son argent de poche, et le jeune monarque se laissait faire, avec une patience qui était pour son entourage un perpé- tuel sujet d'étonnement. Sa mère n'était ni mieux traitée, ni moins soumise.
Le cardinal était aussi jaloux de son autorité que de son argent. Le roi n'avait voix au chapitre sur rien; quand il se permettait d'accorder une grâce, si légère fût-elle, son premier ministre la révoquait en « le gourmandant comme un écolier ' ». On disait de la reine mère qu'elle n'avait plus pour cent écus d'influence, et elle-même en convenait. De plus, elle était grondée du matin au soir. L'âge avait rendu Mazarin insupportable. Il était sans gêne avec le roi, quelque chose de plus avec sa mère; les courti- sans haussaient les épaules en l'entendant parler à Anne d'Autriche « comme à une chambrière ^ ». La reine n'était pas insensible à ces rudesses ; elle avouait à sa fidèle Motteville « que le cardinal deve- nait de si mauvaise humeur et si avare, qu'elle ne ne savait pas comment à l'avenir on pourrait vivre
1. Monglat.
2. W.
66 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
avec lui »; mais il ne semblait pas lui venir à l'esprit que l'on pourrait peut-être vivre sans le cardinal.
Est-ce à dire qu'Anne d'Autriche et Mazarin étaient mariés, ainsi que l'affirme * la Palatine, mère du régent? A mesure qu'ils vieillissent, on est bien tenté de le croire, tant le spectacle offert par ces illustres personnages, lui si désagréable, elle si sou- mise, donne l'impression de deux destinées « unies ensemble, selon les propres expressions du cardi- nal ^, par des liens... qui ne pouvaient être rom- pus ». La question est de savoir si Mazarin pouvait se marier. D'après la tradition, il n'était pas prêtre. D'après les érudits, c'est un point sujet à discus- sion ^. Aussi longtemps que l'on n'aura pas réussi à le fixer, le mariage d'Anne d'Autriche avec son ministre restera parmi les énigmes historiques, car tout ce qu'on en dira sera paroles en l'air.
La patience de Louis XIV ne s'explique que par toute son éducation, et par l'état d'esprit qui en avait été le fruit.
1. Lettres du 3 janvier 1717, du 27 septembre 1718 et du 2 juillet 1722. Madame ajoute dans cette dernière : « On en connaît maintenant toutes les circonstances ».
2. Lettre à la reine Anne d'Autriche (27 octobre 1651).
3. Le 25 mars 1805, le Père Theiner, gardien des archives secrètes du Vatican, répondait à quelqu'un qui lui avait posé la question : « Nos actes du 16 décembre lOil, où Jules Mazarin a été créé cardinal, ne disent pas s'il a été prêtre ou non. Comme il a été cependant admis à l'ordre des cardinaux-prèlres, il est liors de doute ([u'il a été prêtre ». La lettre du Père Theiner a été publiée par JL Jules Loiseleur dans ses Problèmes hislo- tiques.
l'éducation de louis XIV. 67
II
Son berceau avait été entouré d'un troupeau de serviteurs chargés de veiller sur ses moindres mou- vements. Sa mère l'adorait, et s'en occupait beau- coup pour une reine. Néanmoins, il n'y eut pas dans tout le royaume d'enfant aussi mal gardé que le fils du roi. Louis XIV ne l'avait jamais oublié, et il en parla toute sa vie avec amertume. « Le roi me surprend toujours, racontait Mme de Maintenon à Saint-Cyr, quand il me parle de son éducation. Ses gouvernantes jouaient tout le jour et le laissaient entre les mains de leurs femmes de chambre, sans se mettre en peine du jeune roi. » Les femmes de chambre l'abandonnaient à lui-même, et on le retrouva une fois dans le bassin du Palais-Royal. L'un de ses grands plaisirs était d'aller rôder dans les cuisines avec son frère le petit Monsieur. « Il mangeait tout ce qu'il attrapait, sans qu'on fît attention à ce qui pouvait être contraire à sa santé... Si l'on fricassait une omelette, il en attrapait tou- jours quelque pièce, que Monsieur et lui allaient manger dans quelque coin '. » Un jour que les deux petits princes mettaient ainsi leurs doigts dans les plats, les marmitons impatientés les poursuivirent à coups de torchon.
Il jouait avec n'importe qui. Sa société la plus
1. Lettres de Madame de Maintenon, édit, Geffroy.
68 LOUIS XtV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
ordinaire, rapporte encore Mme de Maintenon, était la fille « de la femme de chambre des femmes de chambre de la reine ». Quand on le tirait de ce milieu inférieur pour le mener chez sa mère, ou le faire figurer dans quelque cérémonie, c'était un timide, qui regardait les gens avec embarras sans savoir que leur dire, et qui en souffrait cruellement. Un jour qu'on lui avait fait la leçon, et que sa timidité l'empêchait de retrouver ses mots, il fondit en larmes de honte et de colère. Le roi de France manquait de monde.
A cinq ans et demi, il eut des maîtres et un pré- cepteur*, mais il n'apprit rien. Mazarin ne le pous- sait pas au travail, pour des raisons à lui connues, et les circonstances secondèrent les vues du premier ministre. La Fronde vint rendre toute étude suivie impossible, en bouleversant l'existence de la Cour de France, qui ne fut plus que campée, lorsqu'elle n'était pas tout à fait errante. Louis XIV avait qua- torze ans au moment où il se réinstalla au Louvre, et il ne fut même pas question de lui faire rattraper le temps perdu ; il passa désormais ses journées à chasser, à étudier des pas de ballet et à s'amuser avec les nièces du cardinal. Le monde politique croyait deviner le pourquoi de cette éducation som- maire et s'en exprimait sévèrement. « Le roi, écri- vait en 1652 l'ambassadeur de Venise *, ne s'applique
i. Pour plus de détails, voir l'excellent volume de M. Lacour- Gayet : l'Éducation poliligue de Louis XIV. 2. Le 24 décembre, Relations des ambassadeurs vénitiens.
L EDUCATION DE LOUIS XIV. 69
toute la journée qu'à apprendre le ballet.... Les jeux, les danses et les comédies sont les uniques entre- liens du roi, dans Tintention de le détourner entiè- rement des choses plus solides et plus importantes. » L'ambassadeur revint sur le même sujet à l'occasion d'un opéra italien où le roi * s'était exhibé en Apollon, entouré de belles personnes représentant les neuf Muses : « Certains blâmèrent la chose, mais ceux-là ue connaissent pas la politique du cardinal, qui tient le roi expressément appliqué à des exercices de passe-temps pour le détourner des solides et impor- tantes, et, tandis que Sa Majesté est occupée à faire rouler des machines de bois sur la scène, le cardinal remue et fait rouler à son bon plaisir, sur le théâtre de France, toutes les machines d'État. »
Quelques rares observateurs, dont Mazarin, devi- naient que cet adolescent, avec son air d'être perdu dans les niaiseries, réfléchissait en secret à son métier de roi et aux moyens de s'en rendre capable. La nature lui avait donné l'instinct du commande- ment, joint à un sentiment très vif des devoirs de son rang. Il dit dans ses Mémoires : « Dès l'enfance môme, le seul nom de rois fainéants et de maires du palais me faisait peine quand on le prononçait en ma présence ^ ». Son précepteur, l'abbé de Péré- fixe, avait encouragé ce sentiment, tout en laissant
1. La lettre est du 21 avril 1654. Louis XIV avait alors quinze ans et demi.
2. Mme de Motteville Tavait entendu exprimer la niêriie idée. — Cf. ses Mémoires, V, 101, éd. Petitot.
70 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
son élève, par une contradiction dont il nétait peut- être pas responsable, prendre le chemin de devenir un vrai roi fainéant. Péréfixe avait écrit pour le jeune prince une Histoire du roi Henri le Grande où on lisait « que la royauté n'est pas un métier de fainéant, qu'elle consiste presque toute en l'action, qu'il faut qu'un roi fasse ses délices de son devoir, que son plaisir soit de régner, et qu'il sache que régner, c'est tenir lui-même le timon de son État ». Sa gloire y est intéressée. En effet, « qui ne sait pas qu'il n'y a point d'honneur à porter un titre dont on ne fait point les fonctions? » Doctrine qui supprime les premiers minisires, et dont Louis XIV devait faire son profit.
Le hasard était venu au secours du précepteur. Le 19 juin 1G51, l'ancienne gouvernante du roi, Mme de Lansac, le dérangea au milieu d'une leçon pour lui faire cadeau « de trois lettres que Catherine de Médicis écrivait à Henri III, son fils, pour son éducation' ». Péréfixe prit les lettres et en donna lecture, le roi l'écoutant « avec beaucoup d'atten- tion ». L'une d'elles était tout un mémoire'. Cathe- rine y donnait à son fils le même précepte que Péré- fixe à son élève : un roi doit « régner », c'est-à-dire faire les fonctions de son titre. Pour « régner », il faut se mettre au travail sitôt éveillé, lire toutes les
1. V. les l'raçimenls des Mi'moircs inédits de Dubois, valet de chainlire de Louis XIV, publiés par Léon Aubineau dans la Biblio- tlu^'/ue de l'École des Charles et dans ses Notices littéraires sur le XVII' siècle.
2. Cf. Lacour-Gayet, p. 203.
L EDUCATION DE LOUIS XIV. 71
dépêches et ensuite les réponse.-, parler soi-mêm<; à ses agents, se faire rendre compte chaque semaine des recettes et des dépenses; ainsi de suite du matin au soir et tous les jours de la A'ie. C'était un pro- gramme de forçat du pouvoir. Louis XIV en fit le sien dans le fond de son ârae; il n'avait pas encore treize ans.
Ces belles résolutions étaient cependant destinées à rester lettre morte tant que Mazarin vivrait. Elles ne pouvaient s'exécuter qu'au détriment de son autorité, et l'idée d'entrer en lutte avec le cardinal répugnait au jeune roi, moitié vieille alTection d'en- fance, moitié timidité et habitude de l'obéissance. Louis XIV y avait pourtant songé, et il tint plus tard à ce qu'on le sût, mais il avait été content de se trouver de bonnes excuses pour laisser aller les cho- ses. Il explique dans ses Mémoires qu'il fut arrêté par la raison politique : il avait trop de bon sens, tout jeune qu'il fût, trop d'expérience aussi, quelque étrange que paraisse le mot appliqué à un enfant élevé aussi sottement, pour ne pas discerner les dangers d'une révolution de palais dans l'état où les troubles civils avaient laissé la France. A défaut de la science que l'on puise dans les livres, Louis XIV avait eu les leçons de choses de la Fronde : les émeutes et les barricades, les discours véhéments du Parlement à sa mère, les fuites humiliantes avec la Cour, les temps de misère où ses domestiques n'avaient pas à dîner et où lui-même couchait dans des draps percés et portait des habits trop courts, les
72 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
batailles où ses sujets tiraient sur lui, les trahisons de ses proches et de sa noblesse et leurs marchan- dages honteux. Rien de tout cela n'avait été perdu pour le jeune roi. L'ordre rétabli à la surface, il sut voir combien la situation demeurait troublée dans le fond, combien précaire, et il jugea prudent de différer ce qu'il « souhaitait et... craignait tout ensemble », disent nettement ses Mémoires.
Il y discute si ce fut une faute. « Il faut, dit-il, se représenter l'état des choses : des agitations par tout le royaume avant et après ma majorité; une guerre étrangère où ces troubles domestiques avaient fait perdre à la France mille avantages ; un prince de mon sang et un très grand nom à la tête de mes ennemis; beaucoup de cabales dans l'État; les Par- lements encore en possession et en goût d'une auto- rité usurpée ; dans ma Cour, très peu de fidélité sans intérêt, et par là mes sujets en apparence les plus soumis, autant à charge et à redouter pour moi que les plus rebelles. « Était-ce le moment d'exposer le pays à de nouvelles secousses? Louis XI'V était resté convaincu ' du contraire, tout en avouant qu'il trou- vait dès lors bien à reprendre aux façons de faire de Mazarin, « un ministre, poursuivait-il, rétabli malgré tant de factions, très habile, très adroit, qui m'aimait et que j'aimais, qui m'avait rendu de grands ser- vices, mais dont les pensées et les manières étaient naturellement très différentes des miennes, que je
1. M. Dreyss place la rédaction de cette partie des Mémoires vers 1670.
l'éducation de louis XIV. 73
ne pouvais toutefois contredire ni discréditer sans exciter peut-être de nouveau contre lui, par celte image quoique fausse de disgrâce, les mêmes orages qu'on avait eu tant de peine à calmer )>.
Le roi avait aussi à tenir compte de son extrême jeunesse et de son ignorance des affaires. Il raconte à ce propos son ardent désir de gloire, sa peur de mal débuter, car on ne s'en relève pas, son attention à suivre les événements, « en secret et sans confi- dent », sa joie quand il découvrait que « les gens habiles et consommés », partageaient sa façon de voir. Tout considéré, n'y avait-il pas de quoi être « pressé et retardé presque également » dans son dessein de prendre « la conduite de son État »?
Cette page curieuse n'a d'autre défaut que d'avoir été dictée par un homme fait, dans l'esprit duquel les choses ont pris une netteté qu'elles n'avaient pas chez l'adolescent, et qui croit se rappeler des volontés là où il n'y avait eu que des velléités. Louis XIV serait impardonnable si l'on n'en rabattait de ses Mémoires. Pourquoi, s'il y voyait si clair, avoir rechigné à toute espèce de travail? A seize ans, Mazarin lui avait fixé des jours pour assister au Conseil. Le roi s'y ennuyait. Il s'en allait, et on le retrouvait causant du prochain ballet ou jouant de la guitare avec ses familiers. Mazarin dut gronder pour le faire rester au Conseil. A force de bague- nauder, il n'aimait plus que cela, et il y eut de la paresse dans sa résolution de laisser faire son ministre.
74 LOUIS XÎV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
La Cour avait son opinion faite; elle tenait le jeune roi pour incapable d'application. On avait aussi décidé qu'il manquait d'esprit, et en cela l'on ne s'était pas trompé. Lui-même ne se faisait aucune illusion et disait avec simplicité : « Je n'ai pas d'esprit ». La jeunesse libertine qui l'entourait, et que gênait son air grave, ne cachait pas qu'elle le trouvait ennuyeux, comme devait le faire Mme de Maintenon un demi-siècle plus tard. Les Guiche et les Vardes le croyaient voué à l'insignifiance, et ils ne s'en affligeaient que médiocrement.
La ville était moins convaincue de sa nullité, peut-être parce qu'elle en aurait pris moins aisément son parti. Paris commençait à avoir la terreur des princes auxquels, pour une raison ou pour une autre, il faut des premiers ministres, et la bourgeoisie parisienne était à l'afCût de toute preuve d'intelli gence chez son jeune monarque. « On dit que l'esprit du roi s'éveille, écrivait Guy Patin en 1654; Dieu le veuille. » Cette première lueur n'ayant pas eu de suites apparentes, Paris admira, en attendant mieux, la bonne mine du souverain. « J'ai vu aujour- d'hui le roi qui s'en allait à la chasse, écrivait encore Guy Patin quatre ans plus tard. C'est un beau prince, fort et robuste; il est grand et a bonne grâce; c'est dommage qu'il ne sait pas son métier'. » On vantait aussi son air sérieux, son éloignement pour la débauche sous toutes ses
1. Lellrcs du 9 juin 1054 et du 9 avril 1658.
MADEMOISELLE AU LUXEMBOURG. 75
formes, et la modestie qui lui faisait répondre bra- vement, devant toute la Cour, à une question sur la pièce nouvelle : « Je ne juge jamais de ce que je ne sais pas * ». Ce n'était pas la réponse d'un sot.
En somme, comme il était très froid, très dissi- mulé, qu'il parlait peu, par calcul autant que par goût, et presque uniquement de bagatelles, cet adolescent sur qui toute la France avait les yeux fixés restait un inconnu pour ses sujets.
III
Le 18 septembre 1657, deux étrangers qui traver- saient le Pont-Neuf se trouvèrent pris dans une bousculade. La foule se précipitait avec des cris de joie vers un carrosse dont elle avait reconnu la livrée. C'était la Grande Mademoiselle, retour d'exil, qui venait prendre possession du Luxembourg, où son père lui donnait un logement, sentant bien qu'il n'y reviendrait jamais. Les deux étrangers notèrent dans leur Journal de Voyage - que les Parisiens por- taient une « affection particulière » à cette prin- cesse, parce qu'elle s'était conduite en « vraie amazone » pendant la guerre civile. On les avait bien renseignés. Mademoiselle était restée populaire
1. Segraisiana. Louis XIV avait dix-sept ans lorsqu'il fit cette réponse.
2. Journal du voyage de deux jeunes Hollandais à Pa?-7"s (J656- 1658).
76 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
à Paris, où Ton se souvenait toujours de ses exploits pendant la Fronde et de sa belle tournure à la tête de son régiment.
Elle ne fit guère que passer, ayant des affaires à régler en province. A son retour définitif, le 31 dé- cembre, la Cour et la ville s'écrasèrent chez elle. Le Luxembourg fut plusieurs jours sans désemplir, après quoi, quand le monde eut constaté que Made- moiselle « n'avait plus sur le visage la fraîcheur des roses nouvellement épanouies ' », sa curiosité fut satisfaite et il s'occupa d'autre chose. Elle-même avait fort à faire. L'idée d'épouser le petit Monsieur ne la quittait plus depuis Sedan. On lui assurait qu'il en mourait d'envie, et Mademoiselle répondait naïvement qu'elle s'en apercevait bien : « Cela ne me déplaisait pas, ajoute t-elle. Un jeune prince, beau, bien fait, frère du roi, me paraissait un bon parti pour moi ». Dans l'attente de leurs fiançailles, elle ferma l'heureuse parenthèse de Saint-Fargeau où elle avait aimé le travail et l'intelligence, pour se faire la camarade d'un enfant uniquement adonné aux plaisirs de son âge, et passa l'hiver à danser, à se déguiser, à courir les promenades et les baraques de la foire Saint-Germain 2. Le public remarquait que le petit Monsieur paraissait « peu gai » avec sa grande cousine, qu'il « ne se peinait guère à l'en-
1. Mémoirex de Mme de Molteville.
2. La foire Saint-Germain se tenait entre Saint-Sulpice et Saint-Germain-des-Prés, depuis le 3 février jusqu'à la veille des Rameaux. La Cour s'y pressait et y coudoyait la populace.
MADEMOISELLE AU LUXEMBOURG. 77
tretenir * », et qu'il lui aurait préféré d'autres com- pagnes, mieux assorties à ses dix-sept ans. Made- moiselle ne s'apercevait de rien.
Philippe, duc d'Anjou, avait une figure de bellâtre sur un petit corps rondelet. Il ne manquait pas d'esprit, n'avait aucune méchanceté, et aurait pu faire un gentil prince sans la raison d'État, qui était en train de le réduire à la condition de fantoche. Sa mère et Mazarin l'avaient élevé en fille, de peur qu'il ne causât plus tard des ennuis à son aîné, et cette éducation n'avait que trop bien réussi. A force de l'envoyer jouer avec le futur abbé de Choisy, qui mettait une robe et des mouches pour le recevoir ; à force de lui faire habiller et coiffer les filles d'hon- neur de la reine, de l'habiller lui-môme en jupes et de l'occuper de chiffons, on en avait fait un être ambigu, une espèce de fille manquée et n'ayant que les défauts de son sexe. Monsieur avait tous les jours un habit neuf et tremblait de s'abîmer le teint, de se décoiffer, ou d'être vu de profil s'il se croyait mieux de face. Paris n'avait pas de plus grande commère; il bavardait, il tracassait, brouillait les gens en répétant tout, et cela l'amusait. Mademoi- selle se faisait un devoir de lui « prêcher » les « grandes actions », mais elle perdait son temps : il était la mollesse et la faiblesse même. Les deux cousins étaient mal assortis de toutes les façons. Lorsqu'ils entraient ensemble dans un salon, Mon-
1. Journal... de deux jeunes Hollandais.
78 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
sieur, court et replet, paré comme une châsse, cousu de pierreries depuis la tête jusqu'aux pieds, Mademoiselle, un peu mousquetaire de taille et d'allure et négligée dans ses ajustements, c'était un couple singulier. Ceux qui ne les connaissaient pas ouvraient de grands yeux, et il s'en rencontrait tou- jours, en hiver du moins, car la société était alors des plus mêlées, même chez les grands.
Depuis le jour des Rois jusqu'au mercredi des Cendres, les Parisiens n'avaient pas de plus grand plaisir que de se promener la nuit en masque et d'entrer, sans être invités, dans les maisons où se donnait une fête. Louis XIV se mettait volontiers de la partie; un soir de mardi-gras, qu'il courait ainsi les rues avec Mademoiselle, ils rencontrèrent Mon- sieur « habillé en fille, avec des cheveux blonds * ». Les hôteliers envoyaient les étrangers profiter de l'aubaine; un jeune Hollandais racontait qu'il était allé la même nuit, « avec ceux de son hauberge », à cinq grands bals, le premier chez Mme de Villeroy, le dernier chez la duchesse de Valentinois, et qu'il avait vu dans chaque « plus de deux cents masques '•' ». La foule n'admettait pas qu'on lui refusût l'entrée, nulle part et sous aucun prétexte. Le même Hollandais rapporte avec une pointe d'aigreur qu'un autre soir, il lui avait été impossible de pénétrer chez le maréchal de l'Hôpital, parce que,
1. Mémoires de Mademoiselle.
2. Journal... de (leur Jeunes Hollandais.
MADEMOISELLE AU LUXEMBOURG. 79
le roi s'y trouvant, on avait pris des mesures afin d'éviter la cohue. L'usage obligeait à subir chez soi les sociétés les moins choisies. A une grande fête chez le duc de Lesdiguières, qui l'offrait en son cœur, disait la chronique, à Mme de Sévigné, « le roi était à peine sorti, qu'on commença à jouer des mains et à piller tout, jusque-là que l'on assure qu'il fallut remettre quatre ou cinq fois de la bougie aux lustres, et qu'il en coûta pour ce seul article plus de cent pistoles à M. de Lesdiguières * ».
Ces moeurs démocratiques avaient l'encourage- ment du roi, qui laissait aussi sa porte ouverte les soirs où il dansait son ballet. Il faisait mieux encore. Il allait officiellement souper chez « le sieur de la Bazinière », ancien laquais devenu financier et mil- lionnaire et ayant la tournure, les manières et les cascades de rubans du marquis de Mascarille. Il veillait à ce que Mademoiselle invitât au Luxem- bourg Mme de l'Hôpital, ancienne lingère épousée deux fois pour ses beaux yeux, la première fois par un partisan, la seconde par un maréchal de France. Ces leçons n'étaient pas perdues pour la noblesse. Les mésalliances ne s'y comptaient plus, les plus basses, les plus honteuses, pourvu que la dot fût belle. Un duc et pair avait épousé la fille d'un ancien charr tier. Le maréchal d'EsLrées était gendre d'un partisan connu sous le nom de Morin le Juif. On en pourrait citer bien d'autres, car le mouvement se
1. Journal... de deux jeunes Hollandais.
80 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
précipitait d'année en année. En 1663, le roi étant allé au Parlement * faire vérifier un édit, un groupe d'hommes, parmi lesquels Olivier d'Ormesson, regar- dait la tribune des dames de la Cour. Quelqu'un s'avisa de compter combien d'entre elles étaient filles de parvenus de la finance : il s'en trouva trois sur six. Deux autres étaient des nièces de Mazarin, mariées à des nobles français^. La seule qui fût de bonne maison était Mlle d'Alençon, demi-sœur de la Grande Mademoiselle. On ne se serait pas attendu à ces chiffres, même en faisant la part du hasard; mais le roi approuvait et la noblesse était ruinée : chacun se raccrochait où il pouvait.
Le courant général était favorable à cette confu- sion des rangs. Depuis la rentrée triomphale de Mazarin, en 1653, jusqu'à sa mort en 1661, il y eut à la Cour une sorte de laisser aller universel, qui surprenait les anciens Frondeurs à leur retour d'exil. Le jeune monarque provoquait lui-même aux fami- liarités, aux manquements à l'étiquette. Ce change- ment était l'œuvre des nièces du cardinal, qui y trouvaient leur compte, puisque Marie, la troisième des Mancini, allait bientôt toucher la couronne du bout du doigt. Mademoiselle eut de la peine à s'ha- bituer aux nouvelles manières vis-à-vis du roi. « Pour moi, dit-elle, qui ai été nourrie dans un grand res- pect, cela m'étonnait, et j'ai été longtemps sans
1. Le 29 avril.
2. Au duc de Bouillon, et au fils du marociial duc de La Meil- leraye, qui prit le litre de duc de Mazarin.
LES MtEURS. 81
m'accoulumer à en user ainsi. Mais quand j'ai vu que les autres le faisaient, et que la reine m'eût dit un jour que le roi n'aimait point les cérémonies... lors je le fis ; car sans cela, les fautes des autres ne m'en auraient pas fait commettre. » Le Louis XIV pompeux des portraits à grandes perruques n'exis- tait pas encore, et le Louvre de 1638 ne ressemblait i^uère au Versailles fastueux et formaliste que Saint-Simon a connu ^
Le laisser aller s'étendait aux mœurs. Nombre de femmes de qualité se conduisaient mal, quelques- unes prêtaient au soupçon de vénalité, et ni l'un ni l'autre n'était une nouA^eauté; mais le vice s'enca- naillait, et c'est de quoi les personnes fières, comme Mademoiselle, ne pouvaient prendre leur parti. Ouand on venait lui conter que la duchesse de CJiâtillon, fille de Montmorency-Boutteville, rece- vait de l'argent de l'abbé Foucquet ^ et en essuyait des scènes de laquais, jusqu'à lui casser un jour ses miroirs à coups de pied, elle était révoltée. « C'est une étrange chose, écrivait-elle, que la différence des temps ! Qui aurait dit à l'amiral de Coligny : « La femme de votre petits-fils sera maltraitée par <( l'abbé Foucquet », il ne l'aurait pas cru, et il n'était nulle mention de ce nom-là de son temps. » Dans l'esprit de Mademoiselle, qui en avait vu tant
1. Il ne faut jamais oublier que Saint-Simon a été présenté à la Cour en 1602. Louis XIV avait alors cinquante-quatre ans, et il y en avait quarante-neuf qu'il était sur le trône. Saint-Simon n'a connu que la vieillesse du règne.
2. Frère du surinleudaut des Finances.
82 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
d'autres, c'était surtout la basse naissance de l'abbé qui aurait affecté l'amiral : « Quoi que l'on puisse dire, ajoutait-elle, je ne saurai jamais croire que les personnes de qualité s'abandonnent au point que les médisants le disent. Car quand on n'aurait pas son salut en vue, l'honneur du monde est, à ma fantaisie, une si belle chose, que je ne comprends pas comme on peut le mépriser. « Mademoiselle ne transigeait pas sur le respect dû à la hiérarchie du rang; pour le reste, elle s'en tenait à ce qu'on est convenu d'appeler la morale des honnêtes gens, qui a toujours autorisé de grandes indulgences.
Elle savait cependant toute la différence de cette morale-là d'avec la morale chrétienne. Les Provin- ciales (1656) venaient de faire comprendre aux plus étourdis qu'il fallait choisir entre les deux. Mademoi- selle était allée, sous leur influence, visiter le Port- Royal-des-Champs ', et en était revenue entière- ment gagnée à ces « gens admirables » qui vivaient comme des saints, et qui parlaient et écrivaient « avec la plus belle éloquence », tandis que les Jésuites auraient mieux fait de se taire, n'ayant rien de bon à dire et le disant mal : « Car assurément il n'y eut jamais moins de prédicateurs qu'ils en ont parmi eux, ni moins de bonnes plumes, et il y paraît par leurs lettres. C'est pourquoi, par toutes sortes de raisons, ils eussent mieux fait de n'écrire pas ». La voyant si chaude pour les siens, l'un des mes-
1. Dans l'été de 10.'57.
LES MCEURS. 83
sieurs de Port-Royal, Arnauld d'Andilly, lui avait dit comme elle repartait : « Vous vous en allez à la Cour; vous pourrez rendre compte à la reine de ce que vous avez vu. — Je l'assurai que je le ferais très volontiers. » De l'humeur dont nous la connaissons, nul doute qu'elle n'ait tenu parole; mais ce fut tout. L'honnête Mademoiselle, incapable pour son compte d'une chose vilaine ou basse, ne songea pas une seconde à faire intervenir l'austère morale jansé- niste, mal appropriée aux besoins de la vie de Cour, dans ses jugements sur autrui et le choix de ses amitiés. Elle blâma la duchesse de Châtillon pour des raisons où la vertu proprement dite n'avait rien à voir; nous la verrons bientôt accueillir Mme de Montespan, parce que la morale des honnêtes gens n'avait rien à redire aux maîtresses de rois. Mme de Sévigné pensait comme Mademoiselle, et elles n'étaient pas les seules. C'était pour les Jésuites une façon de revanche.
Le goût devenait aussi médiocre que les senti- ments. Celui du roi n'était pas formé, et le ballet faisait tort sur son théâtre du Louvre au plaisir noble de la tragédie, laquelle, du reste, n'était plus la tragédie. Corneille avait renoncé une première fois à écrire en 1632, après ia chute de son Pertha- rite. L'année suivante, Quinault débutait, et plai- sait. Il enseignait dans des tragi-comédies fleuries et tendres que « l'amour rend tout permis », ainsi que l'avait dit Honoré d'Urfé dans YAstrée un demi- siècle auparavant, et il renouait sans effort, après la
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parenthèse cornélienne, le fil d'une doctrine qui devait se transmettre sans autre interruption jus- qu'à nos jours. L'amour justifie tout, car le droit à la passion est sacré, et rien ne subsiste devait lui :
Dans l'empire amoureux,
Le devoir n'a point de puissance....
L'éclat de deux beaux yeux adoucit bien un crime : Au regard des amants tout paraît légitime *.
L'idée qu'expriment ces vers se retrouve tout du long de l'œuvre de Ouinault. Il l'a redite, avec la même douceur langoureuse et insinuante, pendant plus de trente ans, et personne, dans les commen- cements, ne lui disputait sérieusement l'attention du public. A l'apparition de sa première pièce, en 1653, Racine avait quatorze ans. Molière n'est revenu à Paris qu'en 1658. Corneille, à la vérité, préparait sa rentrée au théâtre; mais il se trouva, lorsqu'on joua ses dernières tragédies, qu'il avait cru bien faire d'étudier Quinault, et que cela n'avait pas toujours été en pure perte. C'est une preuve décisive de l'écho que trouvait dans les âmes l'immoralité « rou- coulante * » du nouveau venu.
Ainsi la Cour de France se rendait peu intéres- sante en tout. L'éclat jeté par la Fronde sur les chercheurs et les chercheuses de grandes aventures n'avait pas été remplacé. Les plaisirs, qui faisaient
1. Vers à\ilijs, opéra joué en 1G76, et à'Aslrate, tragédie de 16G3.
2. Le mol est de M. Jules Lemaîlre.
LES MœURS. «5
à présent toute la vie, n'étaient pas toujours raf- finés, on l'a vu plus haut, et ils n'étaient pas davan- tage intelligents. La troupe hardie des Mazarines donnait le ton au Louvre, et ce ton manquait de délicatesse. La reine Anne d'Autriche en gémissait dans l'intimité, mais elle lâchait la bride; sauf d'épouser son fds, elle n'avait rien à refuser aux nièces du cardinal Mazarin.
IV
Parce que la Cour, presque tout entière, était oisive et frivole, il ne faudrait pas se hâter de penser du mal de la France d'alors. Il ne faut jamais se hâter de penser du mal de la France. La Cour n'était pas tout le pays ; il y avait place à côté d'elle pour d'autres idées et d'autres sentiments. C'est dans ces années de 1650 à 1636, qui nous appa- raissent d'abord comme un désert moral, que la charité privée fit chez nous l'un de ses plus grands efforts, les plus à l'honneur de tous ceux qui s'en mêlèrent. J'ai signalé ailleurs * la misère effroyable du pays pendant la Fronde. Il fallait soulager cette
1. Voir la Jeunesse de la Grande Mademoiselle, passim. Pour ce chapitre, Cf. la Misère au temps de la Froride et saint Vin- cent de Paul, par Fcillet; la Cabale des dévots, par Raoul Allier; Sainl Vincent de Paul, par Emmanuel de Broglie; Saint Vin- cent de Paul et les Gondi, par Ghantelauze ; (Po^'^-jRoyaZ, par Sainte-Beuve.
86 LOUIS XIV ET LA GKANDE MADEMOISELLE.
détresse, qui changeait en solitudes un lambeau après Fautre de notre territoire, et il ne se trouvait personne pour le faire parmi les gens en possession de l'autorité. Les ressources et la bonne volonté leur manquaient également : il n'y avait aucune aide à attendre de la royauté impuissante et, il faut bien le dire, à peu près indifférente.
On a peine aujourd'hui à se représenter l'état où le simple passage d'une armée, appartenant à un peuple civilisé, pouvait mettre il y a deux ou trois cents ans une terre française ou allemande. L'idée de restreindre les souffrances de la guerre à l'inévi- table est nouvelle. Au xvii^ siècle, on travaillait au contraire à les accroître. La plupart des chefs appor- taient un soin sauvage à exciter la manie de des- truction qui s'émeut si facilement chez le soldat en campagne. Vers la fin de la Fronde, des troupes appartenant à Condé, alors au service de l'Espagne, occupèrent son ancien gouvernement de Bour- gogne. Si province en France pouvait espérer d'être ménagée par M. le Prince, c'était celle-là : son père l'avait eue avant lui, et elle était pleine de leurs amis. Tant de liens furent inutiles. Le 23 mars 16rj2, les États de Bourgogne écrivaient à M. de Bielle, leur « député en Cour » : « Les ennemis ayant brfdé entièrement quatorze villages {suioaient les iioms), outre d'autres qu'ils ont brûlés depuis, ces boute- feux étant encore en campagne et continuant ces horribles dégâts, le tout ainsi qu'il a été mandé par ordre exprès de Mgr le Prince, que le commandant
LA MISÈRE APRÈS LA GUERRE. 87
(de la ville) de Seurre a reçu, de brûler toute la province s'il lui était possible. Ledit sieur de Bielle peut juger par ces incendies, auxquels on n'apporte aucun empêchement, en quel état sera la province dans peu. »
Le soldat ne s'inquiétait guère que la région sac- cagée fût en deçà ou au delà de la frontière; il en faisait à peine la différence. Quelques semaines après les incendies de la Bourgogne, deux armées torturèrent la Brie. L'une était au roi, l'autre au duc de Lorraine, et il n'y eut qu'une nuance de cruauté en moins chez nos troupes. Quand ils furent tous passés, les campagnes étaient semées de charniers, et il y a charnier et charnier. Celui de Rampillon S particulièrement atroce, doit être mis au compte des Lorrains : « A chaque pas on ren- contrait des gens mutilés, des membres épars; des femmes coupées par quartiers après avoir été vio- lées ; des hommes expirants sous les ruines des mai- sons incendiées, d'autres... percés avec des broches ou des pieux aigus ^. » Personne ne s'inquiétait ensuite de supprimer ces foyers d'infection.
On serait en peine de dire si cette façon de faire la guerre était plus féroce et plus stupide. Quelques chefs de corps, précurseurs de l'idée d'humanité, protestaient timidement, au nom de l'intérêt bien entendu, contre un système qui donnait aux armées pour compagnes inséparables la peste, la famine
1. Village de l'arrondissement de Provins.
2. Feillet, La Misère au temps de la Fronde.
88 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
et la haine universelle. On possède une lettre signée de quatre d'entre eux, Fabert en tête, et adressée à Mazarin, pour le supplier d'arrêter les ravages d'un étranger au service de France, M. de Rosen. Mazarin n'eut garde d'en tenir compte : il aurait fallu commencer par payer Rosen et ses soldats.
Quant à sauver les survivants, laissés sans pain, bestiaux ni semences, sans toit et sans instruments de travail, si Ton cherche à qui en incombait le devoir dans l'opinion des contemporains, on ne trouve nulle part que l'État se crût tenu de réparer les désastres publics, pas plus que de protéger les classes pauvres. L'idée du devoir social n'était pas née, ni près de naître. L'assistance publique était dans l'enfance, et ce qui en tenait lieu avait été désorganisé, comme tout le reste, par le désordre général; chaque ville secourait ou non ses men- diants, selon ses ressources et les circonstances. En revanche, l'idée du devoir chrétien de la charité avait repris une grande force dans quelques milieux, sous l'influence combinée du jansénisme, qui exi- geait des siens une foi agissante; d'une société secrète catholique dont l'existence est l'une des découvertes historiques les plus curieuses de ces dernières années*; et d'un pauvre saint dont l'air paysan et la soutane rapiécée faisaient rire lorsqu'il se présentait chez la reine. On a reconnu Vincent
1. Voir le volume de Raoul Allier : la Cabale dea dévots.
LA CHARITÉ. VINCENT DE PAUL. 89
de Paul. Le commerce des grands n'avait pu le changer. On disait de lui, après des années de fré- quentation à la Cour : « M. Vincent est toujours M. Vincent », et cela était vrai; ces hommes-là ne changent jamais, heureusement pour le monde. Il devint la cheville ouvrière de l'œuvre du relèvement des provinces ruinées.
Même après les derniers travaux, on ne saurait fixer la part de chacun dans cette entreprise colos- sale. La société secrète à laquelle il a été fait allusion avait été fondée en 1627, par le duc de Ventadour, dans une pensée mystique qui la conduisit, ainsi qu'il arrive souvent, à des œuvres essentiellement pratiques. Elle s'était donné le nom de Compagnie du Saint-Sacrement, et, sans doute, son but suprême était de « faire honorer partout le Saint-Sacrement ». Justement à cause de cela, la société cherchait à « procurer » autour d'elle « tout le bien » en son pouvoir, car rien n'est plus profitable à la religion que les secours, tant matériels que spirituels ou moraux, distribués sous son inspiration et, pour ainsi dire, de sa part. D'autant plus que la pratique de la charité est une source de précieux renseigne- ments pour établir la police des mœurs, d'où Ton passe aisément à la police des âmes, par laquelle on détruit l'hérésie, avec ou sans douceur. De ce pro- gramme devaient sortir des œuvres philanthropi- ques admirables, en avance de deux siècles sur les idées courantes, et, en même temps, des persécu- tions, des cruautés, des infamies, tous les vices
90 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
inséparables de l'esprit sectaire, pour qui la fin jus- tifie les moyens.
Ainsi orientée, la société grandit rapidement, tou- jours souterraine, et multipliant les précautions pour ne pas se déceler, puisque ni le clergé, ni la royauté, n'étaient bien disposés envers cette force mystérieuse dont ils recevaient les chocs sans dis- tinguer d'où partaient les coups. Ce fut un pouvoir occulte assez analogue, quant à l'étendue, à l'into- lérance, et même aux voies et moyens emjjjoy*^'?) à la franc-maçonnerie de l'époque actuelle. La Compa- gnie du Saint-Sacrement eut des affiliés par toute la France et dans toutes les classes ; Anne d'Autriche était à sa dévotion, un compagnon cordonnier y joua un rôle important. Vincent de Paul s'y enrôla vers 1C33, contribua au bien et ignora probablement le mal. A dater de son affiliation, ses oeuvres chari- tables s'emmêlent de telle sorte avec celles de la société, qu'on ne peut plus s'y reconnaître. On voit que cette dernière lui apporte un secours puissant, qu'elle l'aide efficacement à trouver l'argent et les auxiliaires dont il a besoin : on est souvent en peine de dire à qui revient l'idée première de telle ou telle œuvre.
Pour celle qui nous occupe ici, cependant, le point de départ est connu. Ce ne fut ni Vincent de Paul ni la Compagnie du Saint-Sacrement qui conçut et mil en train l'œuvre prodigieuse du relèvement des pro- vinces. Le premier comité de secours fut fondé à Paris, en 1049, par un janséniste, M. de Dernières,
LA CHARITÉ. VINCENT DE PAUL. 91
auquel revient également l'invention des Relations imprimées qui allèrent informer toute la France des misères à soulager. C'était la première fois que la charité se servait de la publicité. Elle s'en trouva bien. M. de Dernières et son comité, où dominaient les femmes de parlementaires, purent bientôt com- mencer à faire distribuer en Picardie et en Cham- pagne du pain, des vêtements, de l'argent, des semences, des instruments de travail. Ils établirent des hôpitaux. Ils mirent fin à l'affreux sentiment d'abandon de ces malheureuses populations, piéti- nées depuis tant d'années par des mercenaires de toutes races et de toutes langues. Mais leur nombre était médiocre, si leur zèle était grand, et la com- munauté janséniste n'était pas outillée pour une tâche de cette envergure. Dès la fin de l'année suivante, la direction de l'entreprise passa tout naturellement aux mains de Vincent de Paul, qui lui amenait son armée de sœurs de charité, ses prêtres de la I\{is- sion, et tout un contingent d'alliés secrets, mais absolument dévoués.
Il ne semble pas qu'il en soit résulté d'abord aucun conflit. Mme de Lamoignon et la présidente de Herse furent le bras droit de M. Vincent comme elles l'avaient été de M. de Dernières. Quand la reine de Pologne*, élevée en France et fille spiri- tuelle de Port-Royal, voulut souscrire à l'œuvre, elle envoya son argent à la mère Angélique, en lui
1. Marie de Gonzague.
92 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
disant de s'entendre avec M. Vincent. Mais cette bonne harmonie ne dura guère. Les membres de ce que le public allait baptiser du sobriquet de Cabale des Dévots, faute d'en connaître le nom véritable, ne purent supporter la concurrence janséniste dans la charité. Ils entamèrent contre M. de Bernièrcs une campagne d'odieuses calomnies et de dénoncia- tions qui aboutit à Fexil de cet homme de bien. De toutes les mauvaises actions oii les poussa l'esprit sectaire, c'est l'une des plus abominables.
Les Relations furent continuées sous la direction de Vincent de Paul. On sait par elles, et par d'au- tres documents du temps, le détail de la tâche entreprise. Le plus pressé pour la santé publique était de débarrasser la surface du sol, dans les pro- vinces où l'on se battait, des corps en putréfaction et des immondices laissés derrière elles par les armées. Il y avait telle petite ville d'où s'exhalait une puanteur si effroyable, que personne, dans le pays ne voulait en approcher. Une Relation de 1652 décrit en ces termes les environs de Paris : « A Étrechy, les vivants sont mêlés avec les morts, et le pays en est rempli. A Villeneuve-Saint- Georges, Crosne, Limay, on a trouvé trois cent soixante-quatorze malades dans la dernière extré- mité, ni lits, ni habits, ni pain. Il va falloir com- mencer par enlever le foyer d'infection qui augmente la maladie, en enterrant les cadavres d'hommes, de chevaux morts et de bestiaux, et toutes les saletés que produit le séjour d'une armée ». Le nettoyage
LA CHARITE. VINCENT DE PAUL. 93
du sol fut la spécialité de M. Vincent et l'un de ses bienfaits les plus signalés. Il y employa ses prêtres de la Mission et ses sœurs de charité. Les mission- naires se mettaient à la tête des ouvriers, les sœurs recherchaient les malades abandonnés. Soutanes et cornettes mouraient à la peine, « les armes à la main », disait leur chef, mais leur œuvre était bonne; on commençait enfin par le commencement. Après les morts, les vivants : « Le curé de Boult*, rapporte une autre Relation^ nous a assuré avoir enterré trois de ses paroissiens morts de faim; les autres n'ont vécu que de pailles hachées et mêlées avec de la terre, dont ils composent un manger que l'on ne peut appeler pain. Cinq chevaux puants et pourris ont été dévorés; un vieillard, âgé de soixante- quinze ans, est entré à son presbytère pour faire rôtir à son feu un morceau de chair de cheval mort de gale depuis quinze jours, infecté de vers et jeté dans un bourbier puant ». A Saint-Quentin, dans les faubourgs, où les maisons avaient été démolies, les missionnaires découvrirent les derniers habitants dans des cabanes misérables « en chacune desquelles, écrivait l'un d'eux, j'ai trouvé deux ou trois malades, en une seule dix ; deux femmes veuves, ayant cha- cune quatre enfants, couchés tous ensemble sur la terre, n'ayant chose quelconque et sans aucun linge. Un autre ecclésiastique, dans sa visite, ayant ren- contré plusieurs portes fermées, en a fait faire ouver-
1. Eu Picardie.
94 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
lure et a trouvé que les malades étaient si laibles qu'ils ne pouvaient ouvrir la porte, n'ayant mangé depuis trois jours, et n'ayant sous eux qu'un peu de paille à demi pourrie ; le nombre de ces pauvres est si grand que sans le secours venu de Paris, lors de l'appréhension du siège, les bourgeois, ne les pou- vant nourrir, avaient résolu de les jeter par-dessus les murailles ».
Il fallait des millions rien que pour alléger une pareille détresse, et Vincent de Paul rêvait mieux, ses associés avec lui : ils voulaient mettre ces popu- lations agonisantes en état de reprendre le travail et de réparer leurs ruines. L'entreprise s'organisait au travers d'obstacles qui avaient l'air insurmontables. L'épuisement de la France et la difficulté des com- munications étaient les principaux. Le comité pail- sicn sut trouver des sommes énormes, des dons en nature de toutes sortes, et le moyen de transporter ses approvisionnements. Il s'était partagé les envi- rons de Paris : Mme Joly, un village; la présidente de Nesmond, quatre villages, et ainsi de suite. En dehors de la banlieue, on envoyait les mission- naires.
L'un des derniers biographes de Vincent de Paul ', évalue à douze millions de livres, qui en feraient soixante d'à présent, les sommes qu'il distribua, sans préciser, toutefois, si ce fut pour l'ensemble de ses œuvres, ou seulement pour celle qui nous
l.M. Emmanuel de Broûlie.
LA CHARITÉ. ^'INCENT DE PAUL. 95
occupe. Quoi qu'il en soit, cette dernière eut certai- nement la grosse part.
L'immensité de l'entreprise, son apparente témé- rité, nous en apprennent long sur la richesse et la puissance des classes moyennes au milieu du xvii^ siècle. Après Vincent de Paul et M. de Der- nières, l'honneur de l'œuvre du relèvement revient au monde parlementaire et à la bourgeoisie pari- sienne; l'aristocratie n'y joua qu'un rôle secondaire. Les classes moyennes fournirent cet effort énorme dans une période où presque tous les revenus man- quaient à la fois. On nous dit que plusieurs eurent recours à l'emprunt pour alimenter la caisse, que d'autres vendirent leurs bijoux et leur vaisselle d'ar- gent : encore cela suppose-t-il du luxe et du crédit. D'une façon ou de l'autre, le bourgeois est en état de donner, tandis que le petit noble de la Lorraine ou de la Beauce en est réduit à recevoir; et c'est ce qui complète la leçon de l'histoire. Le pain manque dans les gentilhommières comme dans les chau- mières. Lorsqu'on est resté deux jours sans manger, on accepte l'aumône; au bout de trois jours, on la demande, à cause des enfants. Décadence des uns, ascension des autres jusqu'à ce que leur tour vienne : c'est toujours la même chose depuis que le monde est monde.
Dernier détail, et le plus significatif peut-être. Il n'est pas question dans les Mémoires du temps * de
1. Saul dans le Journal des Guerres civiles, de Dubuisson- Aubenay. Celui-ci mentionne à la date du 2 décembre ICoO les
96 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
ce qui fut l'œuvre principale de Vincent de Paul. Leurs auteurs se feraient conscience d'oublier une intrigue de Cour ou une aventure scandaleuse; mais des gens qui sont nus, qui ont faim, en quoi est-ce intéressant? On évite d'en parler, on n'y pense pas. En 1652, année où la misère, à son comble, étrei- gnait Paris, la mère Angélique écrivait de Port- Royal, à la reine de Pologne (28 juin) : « Hors le petit nombre de bonnes âmes qui s'appliquent à la charité, les autres sont autant dans le luxe que jamais. Le Cours et les Thuileries sont aussi fré- quentés que ci-devant, les collations et le reste des superfluilés vont à l'ordinaire... ». Paris s'amuse avec la même fureur que si ses rues n'étaient pas remplies de spectacles affreux, « et ce qui est plus horrible, c'est qu'on ne peut souffrir que les prédi- cateurs prêchent la pénitence (lettre du 12 juillet) ». Le défaut de pitié pour le miséreux était presque général; on ne voulait pas être importuné de ce qui se passait dans les bouges.
Vincent de Paul et ses alliés luttèrent six ans. Pas une fois le gouvernement ne vint à leur aide, et la guerre continuait toujours; pour une ruine relevée, les armées en faisaient dix autres. Le groupe des « bonnes âmes » qui avaient fait ces pro- digieux sacrifices finit par être usé, pour ainsi dire, et il ne se renouvela point, malgré la source inépui- sable de dévouement offerte par la Compagnie du
« grandis aumônes » ei:Voyces en Champagne par Mines de Lamoignon et de Herse, les sieurs de Bernières, Lenain, etc. »
LA CHARITE. VINCENT DE PAUL. 97
Saint-Sacrement. Il avait été composé d'honniies et de femmes tellement exceptionnels, par le caractère aussi bien que par les idées, qu'il n'eut pas où se recruter pour boucher les vides produits par la mort, l'épuisement des ressources et du courage. En I600, les recettes du comité tarissaient à vue d'œil. Deux ans plus tard, elles étaient taries, et l'œuvre de salut demeurait inachevée. Il était précieux qu'elle eût été tentée; un levain de bonté en subsista dans l'àme nationale.
Les traces du bien accompli furent promptement effacées; les famines de 1659 à 1GG2, la dernière surtout, comptent parmi les plus effroyables du siècle, et peut-être de toute notre histoire. L'excès de la misère matérielle engendra une immense misère morale, en particulier dans les grandes villes, où le luxe côtoie les dénuements les plus affreux, et Paris devint excitable et mauvais, comme toujours lorsqu'il souffre. Le carnaval de 1660 fut le plus bruyant et le plus troublé qu'eussent jamais vu les vieux Parisiens. Grands et petits cherchaient le plaisir avec une espèce de rage, et ce n'était du haut en bas de l'échelle que dissensions et querelles. Les lieux publics étaient pleins de désordres et de rixes. Il y avait des nuits où les masques étaient maîtres du pavé, et l'on a vu plus haut qu'il n'exis-
7
98 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
tait pas de sécurité avec ces foules composites qui volaient jusqu'aux bougies des maisons où elles entraient. Un seul bal reçut un soir la visite de soixante-six bandes de masques, qui parcoururent la ville trois nuits de suite. L'hystérie de Paris pendant que la France mourait de faim est d'autant plus frappante, que la Cour n'était pas là pour lui communiquer son éternel besoin d'agitation et d'amusement. Louis XIV employa une grande partie de ces années critiques à parcourir son royaume.
Un premier voyage, du 26 octobre 1658 au 27 jan- vier suivant, eut pour objet de rencontrer à Lyon la princesse de Savoie qu'il était alors question de faire épouser au roi. En passant à Dijon, la Cour s'y arrêta plus de quinze jours. Mademoiselle nous en apprend les raisons; elles ne sont pas glorieuses pour la royauté. Le Parlement de Dijon résistait à enregistrer certains édits qui aggravaient les charges de la province. Le Tellier « alla de la part du roi » promettre qu'il n'en serait plus question, si les États de Bourgogne portaient leur subside à un chiffre qui fut indiqué : « Sur quoi ils accordèrent ce qu'on leur demandait, et en vinrent rendre compte au roi ». Dès le lendemain, avec un mépris cynique de la parole royale, « Sa Majesté » allait au Parlement de Dijon faire enregistrer les édits'. Mademoiselle avait eu la curiosité d'assister à la séance. Le premier
1. Le Parloincnt de Dijon avait mauvaise réputation auprès des ministres, ([ui l'accusaient de se mettre en travers de toutes les réformes. Cela ne juslide j)as un pareil manque de foi.
LA COUR EN VOYAGE. 99
président fit la seule chose en son pouvoir. Il exprima courageusement ses « regrets »,et « fut loué de tous ceux qui l'entendirent ». La Cour plia bagage le jour suivant, avec une certaine hâte, « laissant Dijon et toute la province dans une grande conster- nation ».
Mademoiselle n'avait blâmé que la façon de s'y prendre. Au fond, elle pensait avec son temps que le souverain ne doit à son peuple que l'autorité : il ne lui doit pas le bonheur. Quelques semaines après l'incident de Dijon, se trouvant à Lyon, la proxi- mité lui donna envie d'aller visiter sa principauté de Dombes \ qu'elle n'avait jamais vue. La Dombes ne payait pas l'impôt au roi, et il n'en avait pas fallu davantage pour la rendre prospère. Mademoi- selle fut scandalisée du bien-être de ses sujets. Les paysans étaient bien vêtus. « Ils mangeaient quatre fois par jour de la viande », et il n'y avait point de « misérables » dans le pays. « Aussi, poursuit Mademoiselle, n'ont-ils point payé de tailles jus- qu'à cette heure, et peut-être leur serait-il meilleur qu'ils en payassent. Car ils sont fainéants, ne s'adon- nent à aucun travail ni commerce. » Son petit peuple avait tout quitté et mis ses plus beaux habits pour la recevoir. En guise de remerciement, Made- moiselle tira de lui tout l'argent qu'elle put. Il faut se rappeler qu'aux yeux des grands , même les
i. La Dombes était une petite principauté indépendante, qui n'a été réunie définitivement à la France que le 28 mars 1762. Elle avait Trévoux pour capitale.
100 LOUIS XIV ET lA GRANDE MADEMOISELLE.
meilleurs, un paysan était à peine un homme. Nous serions mal venus à nous en indigner. Nous admet- tons bien que les races supérieures, ou soi-disant telles, ont le droit d'exploiter les races tenues pour inférieures et de les détruire au besoin. Nos pères se traitaient d'une classe à l'autre comme l'on se traite de nos jours d'une race à l'autre : c'est exacte- ment le même sentiment.
A son retour de la Bombes, Mademoiselle retrouva la Cour à Lyon. Chacun y était tout yeux et tout oreilles pour un spectacle qui dérangeait les idées admises sur les rois. Marie Mancini essayait de se faire épouser par Louis XIV, et son entreprise n'avait pas l'air aussi absurde qu'il l'aurait fallu. Le mariage de Savoie avait manqué dans des condi- tions pénibles, qui donnaient à penser au courtisan; le roi s'était conduit avec la princesse Marguerite en homme mal élevé. On en était à se demander si le mariage d'Espagne allait aussi manquer, et avec lui la paix tant désirée, parce qu'il plaisait à deux amoureux, dont l'un n'aurait pas dû oublier ses devoirs de roi, de proclamer les droits souverains de la passion. Anne d'Autriche devenait inquièle. Mazarin, succombant à la tentation, laissait le champ libre à sa nièce, qui « obsédait * » le jeune monarque de ses regards et de ses discours. Elle lui faisait perdre la tête, et il jurait tout ce qu'elle voulait. La partie n'était pas égale entre ime lia-
1. Mottcville.
LA COUR EN VOYAGE. 101
lienne passionnée et le timide un peu neuf qu'était alors Louis XIV. Ce fut au retour de Lyon qu'il se mit à genoux devant sa mère et Mazarin, en les sup- pliant de lui laisser épouser celle qu'il aimait. Il les trouva inflexibles. La reine sentait ce qu'une telle mésalliance jetterait de déconsidération sur la royauté. Le cardinal s'était ressaisi par diverses raisons et se hâta d'éloigner sa nièce.
Un second voyage dura plus d'un an. La Cour partit le 29 juin 16.59 et passa par Blois. Elle s'y arrêta chez Gaston. Nous devons aux Mémoires de Mademoiselle une dernière vision de ce prince jadis si brillant, acoquiné maintenant dans son milieu provincial où rien n'était à la mode de Paris, ni les toilettes, ni la cuisine, ni l'air de la maison, ni Monsieur lui-même qui ne savait plus recevoir, et se vexa de ce que le roi lui tuait ses faisans. Il laissa voir qu'on le dérangeait, on ne lui cela point qu'on ne demandait qu'à repartir, et tout alla de travers. L'aînée de ses filles du dernier lit, Marguerite d'Or- léans, avait une grande réputation de beauté. Ses parents s'étaient flattés longtemps de la voir reine de France. Elle fut défigurée par les moustiques la nuit d'avant l'arrivée du roi. On vantait extrême- ment sa danse : elle dansa mal ce soir-là. Gaston avait annoncé que la petite de dix ans « causait à étourdir les gens », et avec esprit : personne n'en put tirer un mot. Bref, rien ne réussissait. Mademoi- selle n'en était pas autrement fâchée ; elle avait trem- blé de voir sa cadette « au-dessus d'elle ». A peine la
J02 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Co'ur fut-elle remontée en voiture, que la carrossée royale, suivant une habitude de tous les temps, se mit à se moquer de ses hôtes. Le roi plaisantait de la figure de son oncle en voyant tomber ses faisans. Mademoiselle riait avec les autres. Elle s'était pour- tant laissé prendre à une scène de tendresse que lui avait jouée son père.
Il était venu la réveiller à quatre heures du matin : « Il s'assit sur mon lit et me dit : « Je crois que « vous ne serez pas fâchée que je vous aie éveillée, « puisque je n'aurais pas eu le temps de vous voir « tantôt. Vous allez faire un grand et long voyage.... « Je suis vieux, usé; ainsi je puis mourir pendant « votre absence. Si je meurs, je vous recommande « vos sœurs. Je sais bien que vous n'aimez pas « Madame; qu'elle n'a pas eu envers vous toute la « conduite qu'elle eût pu avoir; ses enfants n'en « peuvent mais ; pour l'amour de moi, ayez-en soin. « Elles auront bien besoin de vous; car pour Ma- « dame, elle ne leur sera pas d'un grand secours ». Il m'embrassa trois ou quatre fois. Je reçus cela avec beaucoup de tendresse; car j'ai le cœur bon.... Nous nous séparâmes fort bien, et je me rendormis. »
Mademoiselle crut qu'ils avaient enfin réussi à s'aimer. Six semaines plus tard, un scandale écla- tait à la Cour de France, alors à Bordeaux. Le duc de Savoie avait rcfu- '^ d'épousor la princesse Mar- guerite d'Orléans, et Mademoiselle était accusée d'avoir écrit secrètement au duc que sa sœur était bossue. L'accusation parlait de Gaston, qui disait
LA COUR EN VOYAGE. 103
en avoir la preuve. Ce fut une affaire très désa- gréable pour Mademoiselle, et après laquelle il n'y avait plus d'illusion possible : Gaston était toujours Gaston, l'homme le plus dangereux de France.
De Bordeaux, la Cour se rendit à Toulouse, où elle fut rejointe par Mazarin, qui venait de signer la paix des Pyrénées (7 novembre 16.o9). Les arti- cles en sont dans toutes les histoires. Leurs consé- quences pour l'Europe ont été ramassées en quel- ques lignes lumineuses par le grand historien alle- mand, Léopold Ranke, frappé des avantages que le traité nous donnait sur son pays. « S'il faut carac- tériser d'une façon générale les résultats de cette paix... nous dirons que leur importance résidait dans la constitution et l'extension du grand système géographique militaire de la monarchie française. De tous les côtés, aux Pyrénées, aux Alpes, surtout sur les frontières de l'empire allemand et des Pays- Bas, la France acquérait par ses nouvelles places fortes... autant de positions aussi importantes pour la défense que favorables à l'attaque. Sa position sur le Haut-Rhin, qu'elle devait à la paix de West- phalie, reçut sa plus grande extension ^ » Mazarin s'était bien trouvé d'avoir aimé à suivre les armées en campagne. Il connaissait l'importance militaire de la plupart des places. Le négociateur espagnol n'aurait pu en dire autant.
A l'intérieur, le premier venu comprenait les
1. Histoire de France. Traduction Jacques Porchat et Miot. Paris, 1886.
104 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
bienfaits politiques d'un traité qui abolissait le passé dans la mesure du possible. Gondé avait été com- pris dans la paix et rentrait en France bien résolu à se tenir tranquille. Il rejoignit la Cour à Aix, le 27 janvier 1660, et la trouva très curieuse de savoir comment il allait être reçu. Mademoiselle accourut chez Anne d'Autriche : « Ma nièce, lui dit la reine, allez-vous-en faire un tour à votre logis; car M. le Prince m'a fait prier qu'il n'y eût personne, la pre- mière fois que je le verrais ». « Je me mis à sourire de dépit et je lui dis : « Je ne suis personne; je crois « que M. le Prince sera fort étonné s'il ne me trouve « pas ici. » Elle insista d'un ton fort aigre. Je m'en allai, résolue de m'en plaindre à M. le cardinal; ce que je fis le lendemain, et lui dis que, si pareille chose m'arrivait une autre fois, je m'en irais. Il me fit de grandes excuses. » C'était le système de Mazarin. Il se confondait en excuses, et il n'en était ni plus ni moins « une autre fois ».
On sut que M. le Prince avait demandé pardon à genoux, et qu'il avait trouvé devant lui, en Louis XIV, un juge grave et froid, qui s'était tenu « très droit * ». Se battre contre son roi n'était décidément plus un jeu : on ne s'en relevait pas, fût-on le vainqueur de Rocroy. Mademoiselle ne réussissait pas à le com- prendre. Condé, surpris et déçu, tâtait le terrain. Un soir de bal qu'il causait avec Mademoiselle, le roi se mit en tiers. La conversation tomba sur la
1. Mémoires de Montglat, Mifmoires de Mme de Molleville.
MORT DE GASTON d'ORLÉANS. 105
Fronde. De la part d'un homme d'autant d'esprit que M. le Prince, on peut croire que cène fut point par hasard : « On parla fort de la guerre, raconte Mademoiselle, et nous raillâmes fort de toutes les sottises que nous avions faites, et le roi entra le mieux du monde dans ces plaisanteries. Quoique j'eusse fort la migraine, je ne m'y ennuyai pas. » Elle avait ri sans arrière-pensée. Condé, plus per- spicace, trembla le reste de ses jours devant ce monarque si dissimulé et si parfaitement maître de soi.
Presque au même moment, expirait un autre attardé de ces idées féodales que ni la royauté, ni les mœurs, ne voulaient plus souffrir chez les grands. Gaston d'Orléans mourut à Blois, le 2 février*, des suites d'une attaque. On l'avait entendu murmurer de son lit, en regardant sa femme et ses enfants : « Doinus mea domus desolationis vocabitur. Ma maison sera nommée la maison de la désolation ». Il ne croyait pas si bien dire. Madame se surpassa pour la maladresse, et quekfiie chose de plus. Elle alla dîner pendant que son époux recevait l'exlrême- onction , congédia la domesticité de Monsieur aussitôt après le dernier soupir, fit mettre tout sous clef et ne s'occupa plus de rien. Ses femmes refu- sèrent un drap pour ensevelir le cadavre ; il fallut qu'une dame de l'entourage en donnât un. Des prêtres étaient venus veiller le corps; n'ayant point
1. Le bal avait eu lieu le 3. Il fallut plusieurs jours pour que la nouvelle de la mort arrivât à Aix.
106 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
« de lumière ni de feu », ils s'en retournèrent, et le mort resta seul, plus abandonné encore que ne l'avait été son frère, le roi Louis XIII. On l'emporta « sans pompe ni dépense ' » à Saint-Denis, et sa veuve courut à Paris, s'emparer du Luxembourg pendant que Mademoiselle n'y était pas.
La Cour se dispensa de feindre des regrets. Le roi lui avait donné le ton en disant à sa cousine d'un air gai, après les premiers compliments : « Vous verrez demain mon frère avec un manteau qui traîne. Je crois qu'il a été ravi de la mort de voire père pour cela.... Il croit en hériter et avoir son apanage ; il ne parle d'autre chose ; mais il ne Fa pas encore. » Anne d'Autriche écoutait en souriant. « Il est vrai, poursuit Mademoiselle, que Monsieur vint le lendemain avec un furieux manteau. » Elle avait eu de la peine à ne pas sourire aussi. Son cha- grin était cependant très vif, malgré le passé, ou plutôt ù cause de lui; mais c'était une impulsive, entraînée par l'impression du moment. Elle afficha un peu trop sa douleur : « Je voulais porter le deuil le plus régulier et le plus grand qui eût jamais été.... Tout était vêtu de deuil, jusqu'aux marmitons et les valets de tous mes gens, les couvertures de mules, tous les carapaçons de mes chevaux et de mes sommiers. Rien n'était si beau, la première fois que l'on marcha, que de voir tout ce grand équipage de deuil. Cela avait un air fort magnifique
1. Mémoires de Madoinoiselle.
MORT DE GASTON D ORLEANS. 107
et de vraie grandeur. On dit que je l'ai assez à toute chose. » Le deuil des mulets valait le manteau à traîne de Monsieur. Cette magnifique pompe funèbre avait l'inconvénient de rappeler à tout venant que Mademoiselle devait fuir les plaisirs. Au bout de quelques semaines, elle en aurait volontiers repris sa part; Anne d'Autriche eut la bonté de lui en donner l'ordre.
Cependant l'été approchait. La Cour continuait à se traîner de ville en ville, attendant qu'il plût au roi d'Espagne de lui amener sa fille, et le temps paraissait long. Mazarin s'enfermait à travailler. Louis XIV commandait l'exercice aux soldats de sa garde. La reine sa mère passait de longues heures dans les couvents. Mademoiselle écrivait ou faisait de la tapisserie. Un grand nombre de courtisans, n'en pouvant plus d'ennui, étaient retournés à Paris; le reste vivait dans un désœuvrement complet. Le roi aurait eu là une belle occasion d'étudier ses pro- vinces; mais il n'avait pas l'esprit curieux. Il passa des mois entiers en face des Pyrénées sans s'aviser de savoir comment les montagnes sont faites, chose très ignorée de son temps. L'une des rares per- sonnes qui se hasardèrent dans les Pyrénées, Mme de Motteville, a conté son étonnement en y découvrant des vallées, des torrents, des champs cultivés et des habitants. Elle avait cru trouver une sorte de grande muraille, « déserte et inculte ». On voyageait, pourtant; mais la nature n'avait pas encore ses droits d'entrée dans la littérature, et les
108 LOUIS XÏV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
cercles où Ton en parlait étaient rares. Chacun ne connaissait du vaste monde que ce qu'il en avait vu de ses yeux.
Enfin, le 2 juin (1660), la Cour de France cro- quant le marmot à Saint-Jean-de-Luz depuis près d'un mois, on eut nouvelle de l'arrivée de Phi- lippe IV et de l'infante Marie-Thérèse à Fontarabie. Les cérémonies du mariage commencèrent dès le lendemain.
VI
Il fallut six jours, et beaucoup de bonne volonté des deux parts, pour achever cette grande affaire sans offenser l'étiquette. Le problème consistait à marier le roi de France avec la fille du roi d'Espagne sans que le roi de France mît Is pied en Espagne, ni le roi d'Espagne en France, et sans que l'infante quittât son père d'un pas avant d'être épousée. Du côté de notre Cour, où la discipline laissait à désirer, des difficultés de détail venaient à tout instant com- pliquer encore les choses. Le petit Monsieur pleu- rait d'envie d'aller à Fontarabie voir une cérémonie espagnole; mais l'étiquette obligeait à distinguer en sa personne le frère du loi d'avec l'héritier pré- somptif de la couronne, « car, alléguait Louis XIV, le présomptif héritier d'Espagne ne viendrait point en France voir une cérémonie' ». Tout examiné
i. Mémoires de Mademoiselle.
MARIAGE DE LOUIS XIV, 109
Ihéritier reçut défense de passer la ûonlière. Sur- vint Mademoiselle, qui devait être de la partie. Elle représenta que l'interdiction ne lui était pas appli- cable, et s'appuya sur la loi salique pour avoir le droit de traverser la Bidassoa : « Je n'hérite point, disait-elle; je ne dois pas être malheureuse en tout. Puisque les filles ne sont bonnes à rien en France, au moins que l'on les laisse voir ce qu'elles ont envie. » Mazarin convoqua les ministres pour leur soumettre cet argument. La discussion dura « trois ou quatre heures ». Finalement, Mademoiselle eut gain de cause, bien que le roi fût plutôt contre elle.
Les questions de « queues » donnèrent aussi de la tablature au cardinal. Un duc s'était offert à porter la queue de Mademoiselle dans le cortège nuptial. Mazarin dut se mettre en quête de deux autres ducs pour les plus jeunes sœurs de Mademoi- selle, deux enfants, que la dame d'atour de leur mère avait amenées au mariage. Il ne put trouver qu'un marquis et un comte; les ducs se dérobaient. La dame d'atour jeta les hauts cris; ses princesses auraient des porte-queue aussi titrés que leur grande sœur, ou elles n'iraient point. « Je ferai ce que je pourrai, répondait le cardinal; mais personne ne le veut. » Mademoiselle eut la bonne arrâce de sacrifie
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son duc, et Mazarin croyait en être quitte, quand la princesse Palatine * suscita un nouvel incident le jour même de la cérémonie et presque au demie;-
1. Anne de Gonzaeue.
HO LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
moment. Elle apparut dans la chambre de la reine avec une queue. Elle n'en avait pas le droit, étant princesse étrangère. Elle comptait sur ragilalion générale pour passer en contrebande et créer un précédent. Il fallut en rabattre. Sa queue avait été dénoncée à Mademoiselle et il n'y eut pas de mariage qui tînt; force fut au cardinal, et au roi après lui, d'écouter un vrai discours sur les empiétements des princes étrangers : « Je crois, écrivait Mademoiselle, que je fus fort éloquente ». Elle fut, en tout cas, très convaincante, car la Palatine reçut l'ordre d'ôter sa queue. Mais il nous faut retourner en arrière; les queues nous ont entraînés trop loin.
Les rapports entre les deux monarques avaient été réglés avec une minutie digne des cours asiatiques. Ils ne se voyaient que dans une salle construite tout exprès dans l'île des Faisans, et à cheval sur la fron- tière. Une moitié se trouvait en territoire français, l'autre moitié en territoire espagnol. Le décor changeait d'un côté à l'autre. Louis XIV ne devait marcher que sur des tapis français, Philippe IV sur des tapis espagnols. L'un ne s'asseyait que sur une chaise française, n'écrivait que sur une table et avec de l'encre françaises, ne regardait l'heure qu'à l'horloge placée dans sa moitié de salle; l'autre se gardait avec le même soin de tout objet qui n'était pas espagnol. Deux portes en vis-à-vis leur livraient passage au même moment. Un même nombre de pas les amenait à l'endroit où le tapis rouge de France rejoignait le tapis or et argent d'Espagne,
MARIAGE DE LOUIS XIV. Hl
et l'on se parlait, l'on s'embrassait, par-dessus la frontière. Ainsi le voulaient les lois du cérémonial monarchique. Leur rigueur commençait à étonner les bonnes gens de France. Les entrevues de l'île des Faisans devinrent légendaires, La Fontaine y fait allusion dans l'une de ses dernières fables : Les deux chèvres *, où il n'a pas trouvé de meilleure comparaison pour rendre la solennité avec laquelle ses deux chèvres, également entichées de leur rang, également gourmées, s'avancent l'une vers l'autre sur le pont étroit et fragile.
Je m'imagine voir, avec Louis le Grand, Philippe Quatre qui s'avance Dans File de la Conférence ~. Ainsi s'avançaient pas à pas, Nez à nez, nos aventurières....
Quand tout fut arrangé, le 3 juin, sans que les mariés ni leurs parents se fussent vus, le roi de France, représenté par don Luis de Haro, fut marié par procuration dans l'église de Fontarabie avec linfante Marie-Thérèse. C'était le biais qui sauve- gardait la dignité des deux couronnes. Après la céré- monie, la nouvelle reine retourna chez son père.
Elle écrivit le lendemain à son époux une lettre de compliments officiels. Nous possédons la réponse de Louis XIV. Il s'en était bien tiré; ce n'était pourtant point facile.
1. Parue en 1691.
2. L'île des Faisans était aussi appelée île de la Conférence depuis que Mazarin y avait discuté le traité des Pyrénées avec don Luis de Haro.
112 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
A Saint-Jean-dc-Luz, le 4 juin 1060.
« Recevoir en môme temps une lettre de Votre Majesté et la nouvelle de la célébration de notre mariage, et être à la veille de jouir du bonheur de la voir, ce sont assurément des sujets de joie indi- cible pour moi. Mon cousin le duc de Créqui, pre- mier gentilhomme de ma chambre, que j'envoie exprès vers Votre Majesté, lui communiquera là- dessus les sentiments de mon cœur, dans lesquels elle remarquera toujours de plus en plus une extrême impatience de les lui pouvoir dire moi-même. Il lui présentera aussi quelques bagatelles de ma part.
« L. »
Le même jour, dans l'après-midi, Anne d'Autriche se rencontra pour la première fois avec son frère et sa nièce. L'entrevue eut lieu dans la salle de l'île des Faisans. Philippe IV étonna les Français, décidé- ment moins traditionnels que les Espagnols. Il « demeurait tellement immobile dans sa gravite, qu'on l'eût pris pour une statue plutôt que pour un homme vivant' ». Anne d'Autriche ayant voulu embrasser ce frère qu'elle n'avait pas vu depuis qua- rante-cinq ans, il se décida à faire un mouvement mais ce fut pour « retirer sa tête de si loin, que jamais elle ne put l'attraper * ». La reine mère avait
1. Mémoires de Moiilglat.
2. Mémoires de >.!iiie de Motleville.
MARIAGE DE LOUIS XIV. 113
oublié les usages de son pays. S'embrasser, en Espagne, n'était pas « se baiser ». C'était se donner l'accolade sans se toucher des lèvres, ainsi que nous le voyons faire à la Comédie-Française aux person- nages du répertoire classique. On ne se « baisait » que dans des cas déterminés et rares, comme nous le voyons chez Molière. Dans le Malade imaginaire^ Thomas Diafoirus consulte son père avant de « baiser » sa fiancée : « Baiserai-je? — Oui, oui », répond M. Diafoirus. Le soir de l'entrevue du 4 juin, Mademoiselle eut « la curiosité de savoir si le roi d'Espagne n'avait pas baisé la reine-mère. Je lui demandai; elle me dit que non; qu'ils s'étaient embrassés à la mode de son pays ». Comment cette mode étrangère s'est-elle établie à la cour de France et de là sur nos scènes? Est-ce à la suite du mariage de Louis XIV? Je laisse aux amateurs de théâtre à résoudre ce petit problème d'histoire dramatique.
On apporta une chaise française à la reine mère, une chaise espagnole à Philippe IV, et ils s'assirent « environ sur la ligne qui séparait les deux royaumes 1 ». II restait à asseoir Marie-Thérèse, infante d'Espagne mariée par procuration au roi de France. Serait-ce en France ou en Espagne? Sur un siège espagnol ou français? On apporta un coussin espagnol et deux coussins français, on les empila en territoire espagnol, et la jeune reine se trouva assise d'une façon mixte, convenable à sa situation
1. Moite ville.
il4 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
ambiguë. Louis XIV n'avait pas accompagné sa mère : réliquetie ne permettait pas encore au nou- veau couple de s'adresser la parole. 11 avait été con- venu que le roi de France se promènerait à cheval sur les bords de la Bidassoa, et que l'infante le regar- derait de loin par une fenêtre. Une impatience romantique qui prit à l'époux de connaître son épousée fit manquer cette partie du programme. Louis XIV vint regarder sa femme par une porte entr'ouverte. Ils se considérèrent quelques instants et s'en reîournèrent chacun chez soi, elle à Fonta- rabie, lui à Saint-Jean-de-Luz.
Le dimanche 6, ils se virent officiellement dans l'île des Faisans. Ils n'en furent guère plus avancés; Phi- lippe IV avait déclaré que l'infante devait cacher ses impressions jusqu'à ce qu'elle fût en terre française.
Le 7, Anne d'Autriche emmena sa bru à Saint- Jean-de-Luz, où les jeunes gens purent enfin se parler en attendant la célébration définitive du mariage, qui eut lieu le 9 juin dans l'église de Saint- Jean-de-Luz. Quelques jours plus tard, la Cour reprenait le chemin de Paris. Marie-Thérèse fit son entrée solennelle dans la capitale le 26 août. Le cor- tège parlait de Vincennes. « Il me fallut lever à quatre heures du malin », rapporte Mademoiselle, qui avait « une migraine horrible » et grand mal au cœur. A cinq heures tout le monde était en costume d'apparat, et l'on n'arriva au Louvre qu'à sept heures du soir. Mademoiselle n'en pouvait plus; mais une
MARIAGE DE LOUIS XIV. 115
princesse du sang n'avait pas le droit d'être malade le jour de Tenlrée de la reine.
Tantôt ridicule et tantôt féroce : telle apparaît l'an- cienne étiquette à nos générations démocratiques. Les monarques d'autrefois sentaient trop vivement les services qu'elle leur rendait pour lui marchander la soumission. Ils savaient qu'un demi-dieu ne des- cend jamais impunément de son piédestal; on ne peut pas s'empêcher de rire lorsqu'il prétend y remonter. Aujourd'hui, les princes eux-mêmes ne veulent plus de Tétiquette. Le sentiment monar- chique n'est plus assez fort pour leur faire supporter l'ennui du cérémonial : ils sont capables de tout pour lui échapper. Nous les voyons jeter aux orties leur rang et leurs privilèges dans l'espoir de trouver plus de bonheur parmi la foule obscure que dans les palais des rois. Il arrive alors que leur sans-gêne déshabitue le peuple de les prendre au sérieux, et ainsi s'en vont de compagnie le respect des révé- rences et le respect des royautés. Louis XIV et Phi- lippe IV avaient raison contre La Fontaine, à leur point de vue de souverains, d'attacher une impor- tance capitale à ne pas poser leurs pieds sacrés au hasard des tapis. Ils prolongeaient l'existence de la monarchie.
H 6 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
VII
La vie reprit son cours habituel dans le Palais du Louvre. Le roi étudiait un nouveau ballet. Il chas- sait et se déguisait. Très peu de personnes remar- quèrent qu'il trouvait toujours le temps d'aller faire de longues visites à Mazarin. Le cardinal, se sentant laloanépar la mort, préparait en hâte son élève à son « grand métier » de souverain. Il le mettait au cou- rant des affaires, lui parlait en confidence du per- sonnel gouvernemental, l'entretenait de politique et lui recommandait de ne plus avoir de premier ministre '. La seule chose à laquelle il ne pouvait se résoudre, c'était de lui permettre de donner quelque- fois un ordre. Ses mains de moribond ne voulaient lâcher ni un écu, ni un atome d'autorité. La jeune reine s'étonnait de connaître la gène depuis qu'elle était en France ; Mazarin tenait sa maison par l'inter- médiaire de Golbert, « qui épargnait sur toutes choses^ », et il empochait les économies. Au jour de l'an, il s'attribua les trois quarts des étrennes de Marie-Thérèse. La reine mère ayant marqué du mécontentement, « le pauvre Monsieur le Cardinal »,
1. Il existe aux archives des Affaires étrangères un fragment des instructions de Mazurin à Louis XIV, écrit sous la dicl('o du roi. M. Chantclauzn, qui Pavait découvert, Ta publié dans le Coi'reupondant du 10 août 1881.
2. Motteville.
MORT DE MAZARIN. H7
ainsi qu'elle l'appelait, s'écria effrontément : « Hélas! si elle savait d'où vient cet argent, et que c'est le sang du peuple, elle n'en serait pas si libé- rale ».
Mazarin eut beau se presser : il n'eut pas le temps d'achever sa tâche. Le 11 février 1661, le roi, sachant son ministre perdu, se mit à pleurer et à dire qu'il ne saurait comment s'en tirer. La France entière éprouvait les mêmes craintes. Il ne venait pas à l'es- prit qu'il fût capable de gouverner, ni qu'il voulût s'en donner la peine. On n'hésitait que sur le nom de celui qui mènerait la barque à sa place. Anne d'Au- triche se croyait des chances. Coudé avait un parti dans la noblesse. La bourgeoisie parisienne se disait que Retz allait peut-être revenir sur l'eau « par nécessité* ». Les ministres n'admettaient qu'un homme de la carrière. Pendant que les intrigues allaient leur train, Mazarin expira (9 mars), et quel- ques heures plus tard eut lieu le coup de théâtre qu'on lit dans tous les historiens. Louis XIV signifia à ses ministres et aux grands son intention de gou- verner par lui-même. Ceux qui le connaissaient bien, à commencer par sa mère, ne firent qu'en rire, per- suadés que ce serait un feu de paille.
Il s'était d'abord enfermé tout seul, pendant deux heures, pour établir son « règlement de vie^ » de monarque effectif. Le programme sorti de cette méditation ressemble à s'y méprendre à celui de
1. Guy Patin. Lettre du 28 janvier 1661,
2. Motteville.
118 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Catherine de Médicis dans la lettre citée plus haut. 11 exigeait des qualités de grand travailleur. Louis XIV les eut du jour au lendemain, « car sur- tout, dit-il dans ses Mémoires, j'étais résolu à ne prendre point de premier ministre, et à ne pas laisser faire par un autre la fonction de roi pendant que je n'en aurais que le titre ». Le passage où il décrit ses noces avec la joie du travail est émouvant et beau. Il est même poétique : « Je me sentis (aussitôt) comme élever l'esprit et le courage, je me trouvai tout autre, je découvris en moi ce que je n'y connais- sois pas, et je me reprochai avec joie de l'avoir si longtemps ignoré. Cette première timidité que le jugement donne toujours et qui me faisait peine, sur- tout quand il fallait parler un peu longtemps et en public, se dissipa en moins de rien. Il me sembla alors que j'étais roi et né pour l'être. J'éprouvai enfin une douceur difficile à exprimer ».
Il eut bientôt besoin de tout ce courage neuf. A mesure que son esprit « s'élevait », la honte le pre- nait de sa crasse ignorance : « Quand la raison, dit- il, commence à devenir solide, on ressent un cuisant et juste chagrin d'ignorer les choses que savent tous les autres ». L'utilité pratique des études qu'il avait négligées se faisait sentir à lui. Ne pas savoir l'his- toire, avec son « métier », c'était une gêne de tous les instants. Ne pas être capable de décliilTror tout seul une lettre en lalin, alors que Rome et l'Empire n'écrivaient leurs dépêches qu'en lalin, c'était une servitude insupportable. N'avoir jamais rien lu sur
AVÈNEMENT DE LOUIS XIV. H 9
« Fart de la guerre », quand on avait l'ambition de s'y « rendre savant » et d'y acquérir de la gloire, c'était se mettre à soi-même des bâtons dans les roues. Son éducation était à refaire : « Toute la difficulté n'était qu'à pouvoir en trouver le temps ».
Il s'était interdit de s'arrêter aux autres diffi- cultés, dont la principale était qu'à se remettre sur les bancs, il hasardait son autorité fraîche éclose. Louis XIV brava l'opinion avec un courage remar- quable. C'est l'un des plus beaux endroits de sa vie. Il a été vraiment grand, par le sentiment du devoir professionnel et par l'empire sur lui-même, le jour où il osa se dire à lui-même, comme devait le dire tout haut le Bourgeois gentilhomme de Molière, et en se rendant parfaitement compte qu'il s'exposait au ridicule : « Je veux... savoir raisonner des choses parmi les honnêtes gens. » Pour lui rendre pleine justice, il faut se représenter l'effet dadais que produisait alors un écolier de vingt-trois ans '. Il faut se rappeler que l'on finissait ses classes à quinze ou seize, et que leur souvenir était inséparable de celui des verges, sans lesquelles il n'y avait pas de péda- gogie au xvif siècle. Quand on sut que le roi repre- nait des leçons de latin de son ancien précepteur et qu'il passait des heures à faire des thèmes, les courtisans durent avoir sur lé bout de la langue de lui demander, comme Mme Jourdain à M. Jourdain :
1. 11 en avait même vingt-quatre lorsqu'il demanda à Péréfixe de lui redonner des leçons de latin.
120 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
« N'irez-vous point Fun de ces jours au collège vous faire donner le fouet, à votre âge? »
Il ne se berçait pas de l'illusion que son rang le sauverait des railleries. Il avoue à propos de l'his- toire, qu'il voulut aussi rapprendre, combien la pensée du qu'en-dira-t-on lui avait été sensible : « — Un seul scrupule m'embarrassait, qui était que j'avais quelque manière de pudeur, étant dans la considération où j'étais dans le monde, de redes- cendre dans une occupation que j'aurais dû prendre de meilleure heure. » Tout avait cédé à la volonté « de n'être pas privé des connaissances qu'un honnête homme doit avoir ». Il ne fut pourtant jamais instruit; il ne sut pas le latin, ce qui s'appe- lait le savoir au xvii^ siècle, où on l'apprenait bien. Trop d'affaires, ou de plaisirs, l'avaient empêché de suivre assez longtemps son dessein. Il est possible aussi qu'il ait été découragé par son peu de facilité. Louis XIV avait de la mémoire et du jugement, mais l'intelligence était lente. Bref, il abandonna ses études trop tôt, le sentit, et répéta jusqu'à sa mort : « Je suis ignorant ».
Quant à son labeur de chef d'État, jamais il ne s'en relâcha. Ses journées furent réglées une fois pour toutes. Mme de Motteville nous en donne l'arrangement au lendemain de la mort de Mazarin, Saint-Simon nous le redonne à un demi-siècle de distance, et c'est identique. Louis XIV consacrait régulièrement de six à huit heures par jour aux affaires, sans l'exlraordinaire et l'imprévu, sans les
LOUIS XIV REFAIT SON ÉDUCATION. 121
fonctions d'apparat, si nombreuses et si importantes à son époque. Ajoutez le temps de dormir et de manger, de voir sa famille et de prendre l'air, il n'en serait guère resté pour les divertissements, si le roi n'avait eu la faculté de se passer de sommeil, presque à volonté. Ce fut ce qui lui permit de fournir au plaisir aussi largement qu'au travail. La Cour eut néanmoins de la peine à se faire au nouveau régime. Elle ne savait que devenir pendant que le roi travaillait : « On ne s'est jamais tant ennuyé que l'on s'ennuie ici, écrivait en 1664 le duc d'Enghien, fils du grand Condé. Le roi est enfermé quasi tout l'après-dîner ^ »
En dehors de la Cour, on aurait volontiers crié de joie. La surprise de découvrir un grand laborieux dans ce faiseur de ronds de jambe avait été délicieuse. Paris était prêt à lui passer bien des faiblesses pourvu qu'il gouvernât, qu'il usât lui-même de son pouvoir. La bourgeoisie frondeuse désarmait. « Il faut, écri- vait Guy Patin à un ami, que je vous fasse part d'une pensée que je trouve fort plaisante. M. de Vendôme a dit que notre bon roi est semblable à un jeune médecin qui a beaucoup d'ardeur pour sa profession, mais qui fait des q^ii pro quo. Je sais des gens qui le voient de près, qui m'ont assuré qu'il a de très bonnes intentions, et que dès quil sera plus maître qu'il n'est, il en persuadera tout le monde.
1. Letfc..e du 27 juin, à la reine de Pologne (Archives de Chan- tilly). — Le roi dînait à une heure.
122 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Amen'. » Les mots que j'ai soulignés sont signifi- catifs de la part de Guy Patin. En établissant la monarchie absolue, Louis XIV avait Topinion pour lui. Il en existe un autre témoignage tout aussi remarquable. Après la mort de Mazarin, Olivier d'Ormesson, qui avait été de l'opposition j)arlemen- taire, et auquel son indépendance devait bientôt coûter sa carrière, laissa couler trois années entières avant d'admettre dans son Journal quoi que ce fût de désagréable pour le jeune roi. Lui aussi, il lui fait crédit et passe sur les qui pro quo du gouver- nant novice.
Dans l'entourage immédiat du roi, son coup d'État provoqua peu de commentaires, la première surprise passée. Anne d'Autriche eut un accès de dépit en comprenant qu'elle ne retrouverait jamais aucune influence, après quoi, la paresse aidant, son parti fut pris. Elle n'avait aucune objection de prin- cipe à la monarchie absolue; elle en avait toujours été partisan. Elle ne concevait môme pas, en sa qualité de princesse espagnole, une royauté le moins du monde limitée. Une fois résignée, elle devint une vieille reine très maternelle, qui prêchait la vertu à la jeunesse et tâchait d'éviter à sa belle-fille le plus d'ennuis possible.
Marie-Thérèse n'avait qu'une seule opinion en politique; le bon gouvernement était celui sous lequel les rois passaient beaucoup de temps avec
1. Lultre du 15 juillet 1661.
LOUIS XIV REFAIT SON ÉDUCATION. 123
leur femme. Elle devait mourir sans lavoir connu.
Maeiemoiselle n'avait garde de regretter les pre- miers ministres; elle avait eu trop peu à se louer des deux qu'elle avait fréquentés. Elle s'imaginait avoir été libérée de toute dépendance par la mort du cardinal, succédant à celle de son père, et cette pensée lui était infiniment agréable. Elle ne s'aper- cevait pas qu'elle n'avait fait que changer de maître, et que le nouveau serait incomparablement plus difficile, plus exigeant, que cet Italien sceptique qui se bornait à veiller à ce qu'elle ne portât pas ses millions à l'étranger, et se moquait du reste. Made- moiselle avait à faire l'apprentissage de la monar- chie absolue. Elle n'ouvrit les yeux que le jour oii le tonnerre tomba sur elle.
CHAPITRE III
iMademoiselle au Luxembourg-, Son salon. Les « anatomies b du cœur. — Projets de mariage et nouvel exil. — Louis XIV et les libertins. — Fragilité d'une fortune terrienne. — Fêtes galantes.
I
AUX approches de trente-cinq ans, la Grande Mademoiselle s'aperçut à divers signes qu'elle n'était plus jeune. Elle connut la limite de ses forces, chose qui ne lui était jamais arrivée, le 7 février 1662. Louis XIV dansait pour la première fois un grand ballet intitulé les Amours d'Hercule, et sa cousine de Montpensier y tenait un rôle : elle en fut malade de fatigue. Une lassitude d'un autre genre lui venait; elle s'ennuyait dans les fêtes. Elle avait vu tant de galas, depuis qu'elle était au monde, tant de festins et de feux d'artifice, de guirlandes de fleurs et de chars allégoriques, qu'à présent elle en avait vite assez, et le roi aimait justement les plaisirs copieux; ceux qu'il offrait à sa Cour se prolongeaient parfois des jours et des nuits de suite, sans vous laisser le
126 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
temps de respirer, et il n'était pas permis de ne pas s'amuser tout le temps. Mademoiselle n'en était plus capable. Elle commençait à avoir envie de rester au logis. Ses migraines y contribuaient; l'âge les mul- tipliait, et toutes les femmes savent qu'il est plus agréable d'avoir la migraine sans témoins.
Elle était rentrée de haute lutte dans le palais du Luxembourg et s'y était logée auprès de sa belle- mère. La vieille Madame se serait bien passée d'un voisinage qui ne lui présageait rien de bon, mais elle n'avait été soutenue par personne, car personne ne s'intéressait à elle. On lit dans une gazette à la main du 21 juillet 1660 : — « L'affaire mise en déli- bérationlilaCour, on trouva que Mademoiselle avait droit de... demander (un des appartements libres) et que Madame ne pouvait pas le lui refuser. On dit même que le roi lui écrivit pour le lui faire trouver bon. » Il fallut avaler le calice et installer à sa porte cette belle-fille tempétueuse, avec laquelle il n'y avait pas de tranquillité possible, alors que Madame aurait eu besoin d'un grand calme. Madame avait des « vapeurs », autrement dit une maladie nerveuse. Elle avait peur du bruit, peur de voir remuer ou d'être obligée de parler, et Mademoiselle venait lui faire des scènes : « — Je la picotais souvent, disent ses Mémoires, et la méprisais beaucoup (en quoi j'ai eu tort) et... elle me répondait toujours comme une personne qui me craignait, et avec beaucoup de soumission. » Le public se dispensait de plaindre Madame, parce qu'elle ennuyait tout le monde; c'est
MADEMOISELLE AU LUXEMBOURG. 127
le défaut qui se pardonne le moins. Anne d'Autriche elle-même, très bonne femme tant qu'on ne la con- trariait pas, ne pouvait souffrir son inoffensive belle- sœur. Elle disait à Mademoiselle, qui n'avait pas besoin de cet encouragement : « — Sa personne, son humeur et ses manières me sont odieuses ». Au fond, le public avait raison dans son antipathie. Madame était de ces gens qui rendent la vertu haïs- sable, et sont par là très malfaisants.
Le Luxembourg était commode et gai. Mademoi- selle s'y plaisait, et il lui souriait de s'arranger une grande existence de princesse riche et indépendante. On ne pouvait pas faire plus mal sa cour. Dès que Louis XIV eut pris le pouvoir, il laissa voir qu'il ne voulait plus d'autre centre mondain dans son royaume que son propre palais. Sa cousine n'en tint compte. Ce n'était point bravade; c'était impossibi- lité de comprendre qu'une « personne de sa qualité » pût être réduite au rôle de satellite. Il est certain que la nature ne l'y avait pas préparée. « Je passe- rais ma vie dans la solitude, écrivait-elle, plutôt que de contraindre mon humeur fière en rien, y allât-il de ma fortune.... Je n'ai nulle complaisance et j'en demande beaucoup ^ » Elle disait aussi : «Je ne loue pas volontiers les autres, et je me blâme rarement ». Avec ce caractère-là, il était peut-être plus sage de ne pas aller trop souvent au Louvre; l'imprudence
1. Portrait de Mademoiselle fait par elle-même (novembre 1657), dans la Galerie des Portraits de Mademoiselle de Montpe?tsier, éditée par Edouard de Barthélémy (Paris, 1860).
J28 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
fut d'allirer la foule chez soi, comme au temps où Mademoiselle faisait de l'opposition dans ses Tuileries.
Son salon devint le premier de Paris, le plus inté- ressant et le plus recherché. Paris ne pouvait plus se passer de jolie conversation depuis qu'il en avait goûté sous la direction de Mme de Rambouillet et qu'il s'était découvert le génie de cet art délicat. L'initiatrice vivait encore, mais elle était vieille, malade, et son cercle s'était dispersé il y avait long- temps *. Mlle de Scudéry en avait recueilli ce qu'elle avait pu et en avait fait le fond de ses fameux samedis, où l'esprit et le savoir se dépensaient sans compter. Néanmoins, ce n'était plus cela. Les samedis de « Sapho » ramenaient les gens de lettres à la pédanterie dont Mme de Rambouillet les avait plus ou moins débarbouillés. Ils s'y retrouvaient trop entre eux. Laissés à eux-mêmes, ils reperdaient ce qu'ils avaient pu acquérir de bonne grâce intel- lectuelle au frottement des habitués aristocratiques de la Chambre bleue. L'esprit a ses manières tout ainsi que le corps, et il peut aussi en avoir de bonnes et de mauvaises. En 1G61, la Cour était encore seule à avoir les bonnes. Il n'existait pas d'autre monde où le premier venu sût parler un langage aisé et galant, assorti aux feutres à plumes et aux belles révérences. C'était dans les traditions du lieu. Il manqua aux doctes amis de Mlle de Scudéry de ne
1. Mme de UaïubouiUel mourut très âgée on 1065. La fm do son règne remonUiit ii 1G50 environ.
LE SALON DU LUXEMBOURG. 129
plus se sentir guettés par ces beaux seigneurs qui avaient le trait si prompt, la raillerie si légère, et qui détestaient les cuistres.
La société féminine des samedis avait aussi trop peu d'habitude avec les duchesses et les marquises pour remplacer Thôtel de Rambouillet. Mlle Boc- quet, qui tient une grande place dans les chroniques des samedis, était fort aimable et jouait « miracu- leusement* » du luth, mais elle appartenait à la très petite bourgeoisie. Mlle Dupré, autre amie de la maison, était une fdle intelligente et instruite, qui avait fait une étude particulière de la philosophie : elle citait trop souvent Descartes pour avoir « l'air galant » en conversation. Ainsi des autres. Mlle de Scudéry elle-même, qui était reçue dans la meil- leure compagnie et qui avait autrefois combattu le « bas-bleuisme » avec un bon sens admirable, n'avait pas pu écrire impunément trente -deux in-octavo à la file; il lui en était resté un peu d'encre au bout des doigts. Il semblait que tous les pédants de France tinssent classe en sa maison. Les mots d'esprit y avaient leurs papiers; on en dressait des procès-verbaux. « L'illustre Sapho » avait bien mérité d'inspirer Molière lorsqu'il écrivit les Précieuses ridicules; M. Cousin a beau se refuser aie croire^, je m'imagine qu'elle n'y a pas échappé.
1. Le Grand Cyrus. La plupart des amies de Mlle de Scudéry y sont peintes sous des noms supposés. Mlle Bocquet s'y appelle Agélasle.
2. Cf. la Société française au JV//" siècle, vol. II, ch. xv,
9
130 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Mademoiselle rendit aux beaux esprits le service de les remettre à l'école de la Cour pour les manières et le langage. Nous sommes très renseignés, grâce à une fantaisie de princesse d'où est sortie une petite littérature, sur les modèles que le Luxem- bourg avait à leur offrir. En 1657, Mademoiselle étant à Champigny pour le procès Richelieu, la princesse de Tarente * et Mlle de la Trémouille^ lui montrèrent leurs portraits écrits par elles-mêmes ', à l'imitation de ceux que Mlle de Scudéry, créa- trice du genre, donnait à deviner dans ses romans à clef : « — Je n'en avais jamais vu; je trouvai cette manière d'écrire fort galante, et je fis le mien ». Après le sien, elle en fit d'autres et exigea que l'on en fît autour d'elle. Il en est résulté un répertoire unique en son genre, où de nobles personnages, des deux sexes et de tout âge, ont la bonté de ne rien nous laisser ignorer d'eux-mêmes, pas plus l'état de leurs dents que leurs opinions sur l'amour, ni de leurs amis, pour lesquels ils ne se sont pas trouvé de raisons d'être plus discrets. Le recueil des Por- traits * nous apprend comment l'aristocratie d'alors se voyait, ou voulait être vue.
1. C'est l'amie de Mme de Sévigné.
2. Belle-sœur de la précédente. Elle épousa en 1062 Bernard, duc de Saxe-Iéna.
3. Mademoiselle dit dans ses Mémoires qu'elles les avaient « fait faire ». C'est un lapsus.
4. La Galerie des Portraits, etc.
LES PORTRAITS. 131
II
On commençait d'ordinaire par dépeindre sa figure et sa tournure. La mode était d'y mettre de la sincérité, ce qui ne veut pas toujours dire de la modestie. La célèbre duchesse de Chàtillon prévient le lecteur qu'elle va lui parler avec une naïveté « la plus grande qui fut jamais. C'est pourquoi, con- tinue-t-elle, je puis dire que j'ai la taille des plus belles et des mieux faites que l'on puisse voir. Il n'y a rien de si régulier, de si libre, ni de si aisé. Ma démarche est tout à fait agréable, et en toutes mes actions j'ai un air infiniment spirituel. Mon visage est un ovale des plus parfaits selon toutes les règles ; mon front est un peu élevé, ce qui sert à la régularité de l'ovale. Mes yeux sont bruns, fort brillants et bien fendus ; le regard en est fort doux, et plein de feu et d'esprit. J'ai le nez assez bien fait, et pour la bouche, je puis dire que je l'ai non seule- ment belle et bien colorée, mais infiniment agréable, par mille petites façons naturelles qu'on ne peut voir en nulle autre bouche. J'ai les dents fort belles et bien rangées. J'ai un fort joli petit menton. Je n'ai pas le teint fort blanc. Mes cheveux sont d'un châtain clair, et tout à fait lustrés. Ma gorge est plus belle que laide. Pour les bras et les mains, je ne m'en pique pas; mais pour la peau, je l'ai fort douce et fort déliée. On ne peut pas avoir la jambe ni la
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cuisse mieux faite que je l'ai, ni le pied mieux tourné. »
La description de la personne physique était Tune des lois du genre; personne ne croyait pou- voir s'en dispenser, pas même les religieuses. On trouve parmi les Portraits celui d'une abbesse qui fréquentait chez Mademoiselle, l'imposante Marie- Éléonore de Rohan, personne très estimée, au rebours de sa mère, la fameuse duchesse de Mont- bazon, mais très déroutante tout de même pour nos idées modernes sur la vie monastique. Elle se par- tageait entre le cloître et le monde et suffisait à tout, édifiante quand il le fallait, vive et brillante le reste du temps, et aussi naturelle dans un rôle que dans l'autre. L'abbesse composait des ouvrages de piété pour ses nonnes : la Morale de Satomon \ ou les Paraphrases des sept Psaumes de la Pénitence. La mondaine se plaçait devant son miroir et écrivait sans l'ombre d'embarras : « — J'ai quelque hauteur dans la physionomie, et de la modestie. J'ai... le nez trop grand, la bouche point désagréable, les lèvres propres et les dents ni belles, ni laides. » Ce « nez trop grand » choqua le savant Huet. I\Iis en demeure de refaire le portrait de Madame l'abbesse, il écrivit : « — Comme c'est une beauté à laquelle je suis fort sensible que celle du nez..., trouvez bon, madame, que je commence parle vôtre. Il est grand, mais de grandeur médiocre; il est blanc, un peu
1. Plusieurs fois réédité.
LES PORTRAITS. 133
aquiliii, et rend votre ris fort spirituel. » Une autre phrase de Huet nous fait entrevoir les accommode- ments du costume monastique avec la coquetterie, chez ces pseudo-religieuses dont l'espèce, qu'il n'y a vraiment pas lieu de regretter, était destinée à disparaître avec la réforme des couvents : « ... On ne peut imaginer, poursuivait le futur évêque, de plus beaux cheveux que les vôtres; ils sont d'un blond cendré et frisés d'une manière fort agréable, et ils accompagneraient admirablement bien votre visage, à ce que j'ai pu juger quand ils se sont dérobés par hasard au soin que vous prenez de les cacher ».
Après le corps venaient l'humeur, les goûts, les qualités de l'esprit et ses défauts. C'est là que gît l'intérêt durable des Portraits. Il est précieux de savoir de première main, par ses propres confi- dences, que cette société aristocratique, de qui le roi allait exiger le sacrifice complet de son indé- pendance, ne haïssait rien tant que la contrainte, et ne se gênait pas pour le dire. Hommes ou femmes, tous ceux qui parlent pour eux-mêmes en reviennent toujours là, et presque dans les mêmes termes : « — Je hais la contrainte.... La contrainte m'est insupportable... j'ai aversion pour tout ce qui s'ap- pelle contrainte.... Je souffre impatiemment l'op- pression, et j'aime passionnément la liberté.... » Au point de vue de la monarchie absolue et de la dis- cipline qu'elle impose à une Cour, la noblesse fran- çaise avait de bien mauvaises habitudes.
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Elle professait l'amour des vertus chevaleresques et la haine de tout ce qui ressemble à bassesse ou déloyauté. En quoi elle était sincère, à condition d'admettre que les opinions des hommes sont chan- geantes, même en morale, et que nous aurions aujourd'hui de la peine à nous entendre avec un gentilhomme de 1660 sur ce qui est loyal, ou bas, et ce qui ne l'est pas. L'honneur lui commandait de venger ses offenses, sans regarder de trop près aux moyens. L'usage l'autorisait à être injuste et de mauvaise foi avec les petits et les faibles, en parti- culier lorsqu'il leur devait de l'argent; la probité était une vertu bourgeoise. Mademoiselle trouvait indigne que les gens de qualité abusassent de leur i< autorité » pour « ruiner de misérables créanciers ». Mais elle était parmi les exceptions.
Le droit d'avoir « de l'honneur » s'étendait à toutes les conditions; Vatel fut loué de s'être tué parce que la marée n'arrivait pas : « — On dit, écrivait Mme de Sévigné, que c'était à force d'avoir de l'honneur à sa manière ». Il n'en était pas de même d'un autre sentiment qui remplit le théûtre de Cor- neille et dont il est continuellement question dans tous les écrits du temps. Le consentement général réservait aux gens de qualité le privilège d'avoir « de la gloire », de « la belle », de la « vraie », celle qui « portait, selon la définition de Huet, à désirer les grandes choses ». La « vraie gloire », que l'on distinguait avec soin de ce que nous appellerions la gloriole, était le sentiment aristocratique par excel-
LES PORTRAITS. 135
lence. Même parmi les auteurs des Portraits, tout le monde ne se permet pas de l'avoir.
Il y avait encore, dans cette brillante société, beaucoup de très honnêtes femmes, malgré le train licencieux que prenait la jeune Cour. Toutefois, il manquait à la vertu d'être suffisamment en honneur. Elle restait affaire de goût personnel; la noblesse n'y attachait en général qu'une importance secon- daire, et toute de convention. Les femmes « sages », ou présumées telles, en recevaient des louanges dans les portraits dus à des plumes amies; les autres n'en étaient pas plus mal vues, sauf par les jansé- nistes et autres « esprits chagrins ». La jeune com- tesse de Fiesque, avec qui Mademoiselle s'était brouillée à Saint-Fargeau, avait une réputation bien établie de galanterie. L'auteur anonyme de son portrait y fait allusion et s'empresse d'ajouter : « — Véritablement cela ne lui fait point de tort ». Aucun tort en effet. Mademoiselle n'y pensa même pas, quand Mme de Fiesque vint lui demander pardon de ses impertinences : « — Elle se jeta à genoux devant moi; je la relevai en l'embrassant; elle pleura de joie. C'est une bonne femme, de ces esprits qui se laissent entraîner..., mais dont le fond est bon ».
Par un juste retour, les hommes parlaient fort librement des femmes; on croirait entendre chanter des coqs. Un anonyme, qui « pourrait bien être le poète RacanS » se représente très laid, très bègue et
1. C'est M. de Barthélémy, l'éditeur de la Galerie des Portraits,
136 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
très puant, très maussade par-dessus le marché et très menteur, et il poursuit : « ... Je suis fort effronté parmi les femmes, et aussi entreprenant que si j'avais toute la bonne mine et tout l'agrément du monde pour me faire bien recevoir. Je m'en suis bien trouvé quelquefois, tel que vous me voyez.... » Il ya encore plus de mépris pour la femme dans le passage suivant du portrait de La Rochefoucauld par lui-même : « — Pour galant, je l'ai été un peu autrefois; présentement je ne le suis plus, quelque jeune que je sois. J'ai renoncé aux fleurettes, je m'étonne seulepnent de ce qu'il y a encore tant d'honnêtes gens qui s'occupent à en débiter ». Voilà qui est dur pour Mme de Longueville. Je ferai remarquer en passant que La Rochefoucauld avait quarante-cinq ans ' au moment où il se trouvait si «jeune » pour « renoncer aux fleurettes ». Cepen- dant Molière allait bientôt faire rire tout Paris aux dépens d'Arnolphe *, qui se mêle encore d'aimer à quarante-deux ans. Faut-il en conclure que Molière avait entrepris d'abaisser la limite d'âge de l'amour? Ou bien était-ce seulement au théâtre que la mode exigeait des amoureux jeunes? Je laisse la question à déplus habiles; elle n'est pas sans importance pour l'histoire des sentiments.
qui le dit. Honorât de Bueil, marquis de Racan, naquit en 1589 et mourut en 1G70.
1. Ou quarante-six, selon ((uo l'on adopte pour son portrait la date de 1058 ou celle de 1650.
2. L'École des femmes est de 1062.
LES PORTRAITS. 137
La mode des portraits ne dura guère que deux ans chez ceux qui en avaient été les parrains ; sitôt qu'elle eut gagné la bourgeoisie, les gens de qualité l'abandonnèrent. Le goût très vif qu'y prirent à leur tour les classes moyennes fut un service rendu aux lettres. Les imitateurs de la Galerie apprirent à ce jeu, comme auparavant les créateurs du genre, à connaître « l'intérieur des gens* ». Leurs « anato- mies » du cœur, tout imparfaites qu'elles fussent, les habituaient à discerner « les qualités et les humeurs des personnes ^ », et il se formait ainsi un grand public préparé à comprendre les femmes de Racine.
Mademoiselle fut la première à profiter des études d'âme qu'elle avait mises en faveur. Il lui en resta un tour de main qui est très sensible dans la por- tion de ses Mémoires écrite après 1660. Le progrès est également marqué dans un petit roman à clef intitulé : Histoire de la Princesse de Pophlagonie, qui fut composé et imprimé à Bordeaux en 1639, pen- dant l'arrêt prolongé de la Cour. Ce n'est point la seule œuvre d'imagination qui soit sortie de celte plume facile ^ ; c'est la seule qui vaille qu'on en dise quelques mots.
1. Galerie, etc. L'expression est de la jolie marquise de Mauny, qui avait fait partie de la petite cour de Saint-Fargeau.
2. De Mme de Sainctôt, femme du maître de cérémonies et introducteur des ambassadeurs sous Louis XIV. Elle fut l'amie de Voilure.
3. Les autres sont : Vie de Madame de FouqueroUes, autobio- graphie supposée d'une dame qui fut mêlée aux intrigues de la Fronde (existe en manuscrit à la Bibliothè(iue de l'Arsenal), et
138 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Le sujet esl sans intérêt; Mademoiselle a mis en conte bleu les fastidieuses querelles de son domes- tique : « J'en fis une petite histoire qui fut achevée en trois jours, à écrire une heure ou deux heures le soir, quand je revenais de chez la reine ». En récompense, il y a dans la Princesse de Paphlagonie des croquis d'après nature d'un trait vif et ferme qui est une nouveauté chez Mademoiselle. Un passage sur la chambre bleue de Mme de Rambouillet sera d'un grand secours pour restituer un intérieur élé- gant sous Louis XIV, si l'on essaie jamais, comme il a été proposé, de jouer les comédies de Molière dans la vraie « chambre » de Philamiute ou de Géli- mène. D'autres nous ont parlé de la pièce où rece- vait Mme de Rambouillet. Ils nous en ont décrit le décor harmonieux et le désordre savant. Personne ne nous a rendu comme Mademoiselle l'atmosphère intime du sanctuaire, avec son jour mesuré et dis- cret, son luxe de fleurs, ses objets d'art, et sa petite bibliothèque de choix, disant les goûts et les préfé- rences de la divinité du lieu. Cela ressemble bien plus au salon d'une femme intelligente du xx= siècle qu'à une pièce du chi\teau de Versailles.
la Relation de [Vîle imarjitiaire (1658), badinage renouvelé d'un épisode de Do7i Quichotte.
LES AMUSEMENTS. 139
III
Les invités de Mademoiselle profitaient aussi de raffinement de son goût. Elle avait imposé à son salon une règle, une seule : les cartes en étaient bannies. On n'y était jamais exposé à se ruiner comme chez le Roi, qui encourageait le gros jeu. Il ne déplaisait pas à Louis XIV d'être la Providence des décavés; c'était encore une façon de tenir sa noblesse. Sa cousine n'entrait pas dans ces sortes de considérations. Elle disait : « Je hais à jouer aux cartes », et ne jouait que s'Jl lui était impossible de s'en dispenser; elle ne devait pas aimer à perdre. On remarqua que le Luxembourg avait gagné en gaîté à l'exclusion des jeux d'argent : « — On riait cent fois davantage », raconte l'abbé de Ghoisy\ alors tout jeune, et très assidu chez Mademoiselle, où il trouvait nombreuse compagnie de son âge.
Les trois filles de la vieille Madame, Mlles d'Or- léans, d'Alençon et de Valois^, y étaient sans cesse. Elles s'échappaient de leur appartement désert pour accourir vers le bruit et le mouvement; leur vie
1. Mémoires. Francois-Timoléon de Choisy était né en 1644. Il a été question plusieurs i'ois de sa mère.
2. Marguerite-Louise d'Orléans, née le 28 juillet 1645; Elisa- beth, dite Mademoiselle d'Alençon, née le 26 décembre 1646; Françoise-Madeleine, dite Mademoiselle de Valois, née le 13 oc- tobre 1048.
liO LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
était trop triste, avec Madame et ses éternelles vapeurs. Reléguées dans leur chambre, comme à Blois, avec quelques compagnes d'enfance, dont Louise de La Vallière * encore inconnue, les petites princesses redoutaient cette mère presque invisible, qui ne leur adressait la parole que pour les gronder. Au moins, chez Mademoiselle, on avait le droit de remuer. La jeunesse y était dans une grande liberté. On organisait de petits jeux. On faisait des parties de cache-cache et de colin-maillard. Le soir, on dansait : « — Comme j'avais des violons, dit Made- moiselle, le bal était bientôt fait dans une chambre éloignée de celle de Madame ». L'abbé de Choisy ajoute un détail gracieux : « — Il y avait des vio- loiîs, mais ordinairement on les faisait taire pour danser aux chansons. C'est si joli de danser aux chansons! »
Tandis que la jeunesse sautait, les grandes per- sonnes avaient aussi leurs petits jeux. Tout cédait, cependant, au plaisir sans égal de la conversation. Parmi ceux qui lui donnaient son éclat au Luxem- bourg, on peut citer La Rochefoucaidd, Segrais, Mme de Lafayette, Mme de Sévigné, Mademoiselle elle-même, qui menait les idées un peu tambour battant, comme elle menait tout, mais, aussi, avec le même imprévu. La conversation allait être pen-
1. Née il Tours en 1G44. Son père, Laurent de La Baume Le Blanc, seigneur de La Vallière, étant mort en 1054, sa mère se remaria avec Jac(iues de Courlavel, marquis de Saint-Remi, maître d'iiôtel de Gaston d'Orléans.
LES AMUSEMENTS. 141
dant plus d'un siècle, jusqu'à la Révolution, les délices de la France intelligente, et rendre d'incom- parables services à la langue, légèrement empêtrée dans les nobles périodes du xvii'^ siècle. On s'aperçut tout de suite que le pire défaut, pour un causeur, est de parler comme un livre, et le français dut à cette simple remarque de devenir sans rival d;ms tout l'univers pour la vivacité et le naturel.
Les habitués du Luxembourg regrettaient seule- ment que la conversation ne tournât pas plus sou- vent sur l'amour. Mademoiselle n'y mettait plus la même complaisance qu'à Saint-Fargeau. Nous avons vu que, dans la pratique, elle fermait les yeux; cela simplifiait la vie. Dans la conversation, pour son plaisir, elle aimait mieux d'autres sujets; celui-là lui devenait insupportable. « — L'on me fait la guerre, dit-elle dans son Portrait, que les vers que j'aime le moins sont ceux qui sont pas- sionnés, car je n'ai pas l'âme tendre. » D'ailleurs, elle n'avait plus rien à dire sur l'amour. Elle venait de faire sa profession de foi dans une correspon- dance avec Mme de Motteville qui circulait manus- crite, en attendant mieux, et où on lisait : « Son commerce est honteux; il est volage et inégal, sans foi et sans probité.... C'est un impie; il se moque du sacrement ». Le mariage ne raccommode rien : il donne tout à l'homme : « Tirons-nous de l'escla- vage, s'écriait Mademoiselle; qu'il y ait un coin du monde où Ton puisse dire que les femmes sont mai- tresses d'elles-mêmes »
142 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
On a le droit de mépriser l'amour et le mariage, à condition que ce ne soit pas seulement pour les autres. La jeunesse du Luxembourg savait à mer- veille, et c'est pourquoi elle protestait, que Made- moiselle recherchait avec une ardeur croissante cet « esclavage » contre lequel, de vive voix ou par écrit, elle appelait son sexe à la révolte. Les per- sonnes de son intimité la voyaient se forger de pures imaginations sous l'empire d'une idée qui tournait à l'obsession, et croire ensuite que ces choses-là étaient réellement arrivées. Elle avait cru à des « empressements » significatifs de la part du petit Monsieur, qui allait en épouser une autre. Après la restauration des Stuarts (avril 1660), elle crut, — le récit en est tout au long dans ses Mémoires, — que le roi Charles II, qu'elle avait refusé avec dédain lorsqu'il n'était qu'un pauvre prétendant, n'avait rien eu de plus pressé en mon- tant sur le trône que de redemander sa main, et qu'elle avait répondu noblement : « Je ne le mérite pas, les ayant refusés pendant leur disgrâce.... Il aurait toujours cela sur le cœur et je l'aurais sur le mien, et cela nous empêcherait d'être heureux ».
Cette belle réponse a été citée cent fois. On sait aujourd'hui par des documents anglais * que Made- moiselle n'eut jamais lieu de la faire. Les avances, hélas 1 étaient venues de son côté, et avaient été mal reçues : « Je désire beaucoup le mariage de Made-
1. Cf. Madame, Mcmoirs of Ilenrietla Duchess of Orléans, par Julia Cartwright (Londres, 1894).
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PROJETS DE MARIAGE. 143
moiselle, écrivait lady Derby' à sa belle-sœur, Mme de la Trémouille, par qui passaient les « insinua- tions » ; mais le roi y a grande aversion, à cause du mépris qu'elle lui a montré. J'ai parlé d'elle au mar- quis d'Ormond, mais j'ai rencontré peu d'encoura- gement. » Autre lettre : « J'ai fait proposer Made- moiselle, et j'ai un peu d'espoir. Si le roi tient aux richesses, il ne peut pas en avoir plus qu'avec Mademoiselle... ; mais je crains qu'ayant été méprisé dans sa pauvreté, il ne soit peu disposé maintenant à envisager un pareil mariage. » Charles II ne vou- lut rien écouter; il avait gardé rancune à sa cou- sine.
En revanche, il y a toute apparence qu'elle dit vrai ^ lorsqu'elle raconte que le vieux duc Charles III de Lorraine ^ l'avait demandée « à genoux » pour un jouvenceau de dix-huit ans, le prince Charles de Lorraine, son neveu, qui devint dans la suite l'un des meilleurs généraux de l'Autriche. Il s'agissait, bien entendu, d'une combinaison politique. Par malheur, le prince Charles avait une autre idée, plus de son âge. Il était fort amoureux de la fille aînée de Madame, Marguerite d'Orléans, qui le lui rendait de tout son cœur. La jeunesse du Luxembourg accusa la Grande Mademoiselle d'avoir fait manquer leur mariage par jalousie : « L'affaire avait été fort
1. Lady Derby était une La Trémouille. La belle-sœur à qui sont adressées les lettres était la sœur de Turennc.
2. CL les Mémoires de Montglat.
3. Ou Charles IV; il y a deux façons de compter les ducs de Lorraine.
144 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
avancée, rapporte cette commère d'abbé de Choisy, mais la vieille Mademoiselle avait tant parlé et chu- choté, qu'elle avait tout rompu. Elle était au déses- poir que ses sœurs cadettes, et gueuses au prix d'elle, se mariassent à sa barbe ». Marguerite d'Or- léans en fit un mariage de dépit qui tourna très mal *, et dont Mademoiselle ne profita même pas : par un retour singulier, du jour où il avait dépendu d'elle d'épouser le prince Charles, elle n'avait plus eu que du mépris pour ce principicule « sans bastions^ ». Ses caprices impatientaient le roi, qui finit par prendre ses arrangements avec la Lorraine sans plus s'occuper de sa cousine.
Louis XIV était dans les vieux principes monar- chiques quant aux mariages de princesses. Il n'y voyait que des questions politiques à régler entre gouvernements, et où le sentiment n'avait pas à intervenir. L'idée que nous avons tous droit au bonheur n'était pas de son temps, et, si quelque pré- curseur la lui avait suggérée, il l'aurait sûrement condamnée, car elle fait passer les intérêts de l'indi- vidu avant ceux de la communauté, qui paraissaient bien autrement sacrés aux gens du xvir siècle. Louis XIV ne s'était pas cru le droit, pour lui-même, de n'accepter que les agréments de son « métier de roi », puisqu'il s'était imposé une existence de tra-
1, Voyez le très curieux volume de M. Rodocanachi : les Infor- tunes d'une pelile-fille d'Henri IV. Le mariage de la princesse Marguerite avec le duc de Toscane avait eu lieu le 19 avril 1661.
2. Mémoires de Mademoiselle.
Q PROJETS DE MARIAGE. 145
vail acharné, lorsqu'il lui aurait été si doux de ne rien faire. Dans son esprit, plus l'individu était haut placé, plus il était tenu de sacrifier ses propres con- venances au bien général. M'ademoiselle avait l'hon- neur d'être sa cousine germaine; il était parfaite- ment résolu à la marier ou ne la marier pas, à la donner indifféremment à un héros ou à un monstre, selon qu'il le jugerait utile pour « le service du Roi ». C'était sa façon de reconnaître la parenté; elle ne manquait pas de grandeur.
Il n'entrait pas dans sa pensée que Mademoiselle aurait l'audace de lui résister. On peut dire que, sous ce rapport, ils étaient aussi incapables l'un que l'autre de se comprendre. Mademoiselle avait vécu trop longtemps dans l'opposition pour se faire à la notion d'un pouvoir royal absolument sans limites, dans toutes les circonstances imaginables et vis-à-vis de toutes les personnes possibles. Louis XIV avait une foi trop profonde au droit divin des rois pour se refuser une seule des prérogatives qui peuvent en découler. Ils représentaient l'un et l'autre l'opinion de nombreux Français ; mais Mademoiselle représen- tait pour l'instant le courant décroissant, Louis XIV le courant grossissant.
Ce prince était venu au monde au bon moment pour profiter d'une doctrine qui, suivant une heu- reuse expression *, semblait faite pour lui comme il
1. Sur la Théorie du pouvoir royal chez les contemporains de Louis XIV, voir V Éducation politique de Louis XIV, par M. Lacour-Gayet.
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146 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
semblait l'ait pour elle. A la suite de la Réforme, la vieille théorie de Forigine divine du pouvoir avait bénéficié de ce que les peuples, en maint pays ou en mainte province, s'étaient trouvés aussi intéressés que pouvaient l'être les souverains à supprimer Fau- torité politique du pape en dehors de ses États, et son ingérence dans les affaires des autres pays. C'est ainsi qu'en France, on remarque des théologiens calvinistes parmi les écrivains qui soutinrent dès le xvi^ siècle que les princes reçoivent directement leur pouvoir de Dieu, et de Dieu seul. La conséquence immédiate de la doctrine fut de rehausser encore l'éclat de la majesté royale. Les princes devinrent « l'image » de la divinité, et même quelque chose de plus; le premier discours officiel qu'entendit Louis XIV, — il n'avait pas cinq ans, — le qualifia de « divinité visible ». Deux ans plus tard, le Catéchisme roxjaU lui expliquait qu'il était « vice-dieu ». Vingt ans plus tard, Louis XIV était « dieu » tout court, et c'était Bossuet qui le lui déclarait du haut de la chaire. Prêchant au Louvre, le 2 avril 1662, et ayant à parler des devoirs des rois, Bossuet s'écria : « 0 dieux de terre et de poussière, vous mourrez comme des hommes. N'importe, vous êtes des dieux, encore que vous mouriez.... »
Quand un homme entend ces choses-là sans bron- cher, il est mûr pour en accepter toutes les consé- quences : « Les rois, avait écrit un anonyme, sont
1. Par Fortin de la Hoguelte (1645).
PROJETS DE MARIAGE. 147
les seigneurs absolus de tout ce qui respire l'air, dans toute l'étendue de leur empire^ ». Louis XIV a formulé très nellement la même pensée dans ses Mémoires : « Celui qui a donné des rois aux hommes a voulu qu'on les respectât comme ses lieutenants, se réservant à lui seul le droit d'examiner leur con- duite. Sa volonté est que quiconque est né sujet obéisse sans discernement^ ». Il est juste d'ajouter qu'il était arrivé à ces conclusions sous une poussée du sentiment public, devenu itapatient de donner à la monarchie la force dont elle avait besoin pour remettre le pays en ordre. A la mort de Mazarin, la France était semblable à une grande maison dont les armoires, confiées à une ménagère négligente, n'ont pas été rangées depuis toute une génération. Une immense espérance traversa la France quand le pays vit son jeune monarque, aidé vigoureusement par Colbert, mettre le balai dans l'amas d'abus et d'ini- quités qui portait le nom d'administration, et se montrer résolu, en dépit des résistances et sans ménagements pour les personnes, à introduire de l'ordre et de la propreté morale dans les grands ser- vices publics.
Cela ne se fit point sans des pleurs et des grince- ments de dents, sans des injustices aussi, témoin Foucquet, coupable assurément mais payant pour tant d'autres, dont Mazarin le premier. Mais cela se fit. Les finances d'abord, avec ce résultat que le
1. L'Image du souverain (1649).
2. Mémoires pour 1667. Éd. de M, Charles Dreyss.
148 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
peuple paya moins et que les impôls rapportèrent davantage. La justice ensuite; la réforme de la pro- cédure fut commencée en 1665, et les grands jours d'Auvergne s'ouvrirent la même année. L'armée; les soldats, régulièrement payés, commirent moins de désordres, et la noblesse apprit bon gré mal gré l'obéissance militaire. En même temps, l'industrie et le commerce marchaient d'un tel pas, que, dès 1668, les commandes affluaient à Paris « du monde entier », pour une foule d'articles que nous étions forcés, dix ans plus tôt, de faire venir de l'étranger; c'est l'ambassadeur de Venise, Giustiniani, qui l'écrit à son gouvernement.
La ferme volonté du maître avait remis le pays en marche. Louis XIV en fut confirmé dans sa haute opinion de la monarchie absolue. L'année même où Bossuet l'encourageait à se croire au-dessus de l'hu- manité ordinaire, il décida en toute sûreté de con- science de marier la Grande Mademoiselle à un véri- table monstre, dans l'intérêt d'une combinaison poli- tique qui lui tenait au cœur, car il y est revenu à plusieurs reprises dans ses M (hnoires. Son beau-père, Philippe IV, menaçait l'indépendance du Portugal'. Or, Louis XIV se « faisait scrupule d'assister ouverte- ment le Portugal à cause du traité des Pyrénées^ ». D'autre part, il estimait duperie d'être plus honnête avec les Esoagnols que les Espagnols ne l'étaient avec lui : « Je ne pouvais pas douter qu'ils n'eussent
1. Le Portugal avait repris son indépendance en 1040.
2. Mémoires pour l'année 1661.
PROJETS DE MARIAGE. 149
violé les premiers et en mille sortes le traité des Pyrénées, et j'aurais cru manquer à ce que je dois à mes États si, en l'observant plus scrupuleusement qu'eux, je leur laissais librement ruiner le Portugal, pour retomber ensuite sur moi avec toutes leurs forces ». Il lui sembla qu'il conciliait tout en aidant le Portugal sous main, et Turenne n'eut aucune répugnance à s'employer dans cette aflaire : cela s'appelait alors, et cela s'appelle encore quelquefois, faire de la politique.
Telle étant la situation, Turenne vint une après- midi trouver Mademoiselle dans son cabinet. Le récit de leur entrevue nous a été conservé par la prin- cesse, et nous pouvons, cette fois, nous en fier à elle ; ses Mémoires s'accordent avec les témoignages des contemporains.
C'était vers la fin de l'hiver de 1662. Turenne s'assit au coin du feu et entama des protestations de tendresse. « Commeje suis brusque, je lui dis : « De « quoi est-il question? » Il me répondit : « Je veux « vous marier. » Je l'interrompis et lui dis : « Cela « n'est pas facile ; je suis contente de ma condition. — « Je vous veux faire reine ; mais écoutez-moi ; laissez- « moi tout dire, et puis vous parlerez. Je vous veux « faire reine de Portugal. — Fi! me récriai-je, je « n'en veux point. » Il reprit : « Les filles de votre « qualité n'ont point de volonté; elle doit être celle « du Roi ».
Le monarque qui faisait crier « Fi! » à Mademoi- selle s'appelait Alphonse VI et n'avait pas encore
150 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
vingt ans. A vingt-trois, Tabbé de Saint-Romain, notre envoyé en Portugal, rapportera qu'il ne savait encore ni lire ni écrire '. En revanche, « il tirait les oreilles et arrachait les cheveux du premier venu «, et c'était dans ses bons jours; dans les mauvais, il frappait « des pieds, des mains et de l'épée tous ceux qui le fâchaient, indifféremment ». Ses sujets n'osaient plus sortir de nuit dans les rues, parce que l'un de ses divertissements était de les « charger brusquement » dans l'obscurité, et d'essayer de les embrocher. De sa personne, Alphonse VI était un gros petit tonneau, à moitié paralysé d'une jambe, u goulu et malpropre », presque toujours ivre, et vomissant alors « après ses repas ». Il portail, « six ou sept habits » les uns sur les autres, parmi lesquels « un jupon de trois cents taffetas piqués à l'épreuve du pistolet ». Sur la tête, un béguin retombant jusqu'aux yeux, plusieurs calottes par-dessus ce béguin, dont une « à oreilles », et un « bonnet à l'anglaise » sur le tout. « Son corps, poursuivait l'abbé, sent naturellement mauvais, et il a toujours des ulcères sous de grands doubles ou replis de peau qui se font en divers endroits de sa personne, et il serait impossible de souffrir toutes ces puanteurs ensemble, s'il ne se faisait laverie corps une fois par jour en hiver, et deux fois dans les autres saisons.... » La peur l'obligeait à faire « toujours coucher dix- sept personnes » dans sa chambre, « et, pour achever
1. Mignet, Négociations relatives à la successio7i d'Espagne.
PROJETS DE MARIAGE. 151
la cassolette, sa chaise, qui n'est pas une chaise inutile, demeure nuit et jour dans la ruelle de son lit. »
Turenne, cependant, s'efforçait de dorer la pilule, ir exposa à Mademoiselle combien il serait utile au roi, et pour quelles raisons, d'avoir une princesse française sur le trône de Portugal. Il lui promit, connaissant son faible, qu'elle serait maîtresse absolue de la « grande et forte armée » que le roi lui ferait passer sans bruit, par petits paquets. Sans doute, Alphonse VI était paralytique. « Mais, assu- rait Turenne, cela ne paraît pas quand il est habillé; il traîne seulement un peu une jambe et s'aide malai- sément du bras. » Tant mieux si son intelligence traînait aussi un peu. « On ne sait pas s'il a de l'esprit ou s'il n'en a point; c'est comme il faut les maris pour être heureuse. »
« — Mais, répliquait Mademoiselle, être la liaison d'une guerre éternelle entre la France et l'Espagne... me paraît très laid. « La situation serait encore pire pour elle si, comme elle en était convaincue, les deux couronnes en arrivaient à se raccommoder. Le bel avenir, « d'avoir un mari sot et paralytique, que les Espagnols chasseraient, et de venir en France demander l'aumône, quand mon bien serait mangé, et faire la reine dans quelque petite ville! Il fait bon être Mademoiselle en France avec cinq cent mille livres de rente » et rien à demander à la Cour. « Quand on est ainsi, on y demeure. Si Ton s'ennuie à la Cour, l'on ira à la campagne, à ses maisons, où
152 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
ron a une cour. On y fait bâtir, l'on s'y divertit. Enfin, quand Ton est maîtresse de ses volontés, Ton est heureuse : car Ton fait ce que Ton veut. »
« — Mais, reprenait Turenne, quand Ton est Made- moiselle, avec tout ce que vous avez dit, on est sujette du roi. Il veut ce qu'il veut. Quand on ne le veut pas, il gronde ; il donne mille dégoûts à la Cour; il passe souvent plus loin : il chasse les gens. Quand ils se plaisent à une maison, il les envoie à une autre. Il fait promener d'un bout du royaume à l'autre. Quelquefois il met en prison dans sa propre maison, envoie dans un couvent, et, après tout cela, il faut obéir.... Qu'est-ce qu'il y a à répondre à cela? ))
« — Que les gens comme vous ne menacent point ceux comme moi, s'écria Mademoiselle en colère; que je sais ce que j'ai à faire; que, si le roi m'en disait autant, je verrais ce que j'aurais à lui répondre. » Elle lui défendit de lui reparler de cette affaire, et il se retira.
« A cinq ou six jours de là, il m'en parla encore. » Puis ce furent des amis communs. L'iuijuiétude gagnait Mademoiselle. Dans quelle mesure Turenne était-il le porte-paroles du roi? Elle écrivit à ce dernier pour provoquer une explication; pas de réponse. Elle confia sa peine à la reine mère, qui se borna à ces mots : « Si le roi le veut, c'est une terrible pitié; il est le maître; pour moi, je n'ai rien à dire là-dessus ». « J'avais une hâte épouvantable, ajoute Mademoiselle, que le temps de Forges fût
NOUVEL EXIL. 153
venu, afin de m'en aller. » La saison arrivée, il fallut prendre congé du roi. Elle voulut en avoir le cœur net : « Sire, si Votre Majesté voulait songer à mon « établissement, voilà M. de Béziers... qui passera à (c Turin; il pourra négocier mon mariage avec M. de « Savoie. — Je songerai à vous quand cela me con- « viendra et je vous marierai où il sera utile pour « mon service » ; d'un ton sec, qui m'effraya fort. Sur cela, il me salua fort froidement, et je m'en allai; je pris mes eaux. »
Elle eut l'imprudence de parler et d'écrire. Bussy- Rabutin prétend même qu'elle « en avait écrit une lettre au roi d'Espagne, pour s'en faire de fête auprès de lui, laquelle on avait interceptée * » ; mais cela est bien difficile à croire, quelque inconsidérée que fût parfois Mademoiselle. De Forges, elle se rendit au château d'Eu, qu'elle avait acheté depuis peu. Ce fut là, le 15 octobre 1662, qu'elle reçut commande- ment du roi de s'en retourner à Saint-Fargeau « jus- qu'à nouvel ordre ». Elle eut sur sa route « des lettres de tout le monde ». Être exilée pour avoir refusé d'épouser Alphonse VI, le pays n'était pas encore fait à ces conséquences du nouveau régime. On sut bientôt que Mademoiselle faisait venir de Paris « aiguilles, canevas et soie ^ », en personne qui va avoir du temps devant soi. En somme, si les choses en restaient là, elle ne payait pas trop cher le plaisir
1. Mémoires de Bussy-Rabutin.
2. Gazette, de Loret du 28 octobre 1662.
154 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
de ne pas être reine de Portugal. C'était son avis, et elle était de très bonne humeur.
IV
Son départ ne laissa point de vide dans la jeune Cour; il y eut une princesse de moins aux céré- monies officielles, et ce fut tout. Pour la nouvelle génération, passée au premier plan avec le roi, la Grande Mademoiselle n'était plus que « la vieille Mademoiselle », comme l'appelait Fabbé de Clioisy. Jeunes amours et plaisirs de vingt ans n'avaient que faire d'elle, ni, au surplus, de la reine mère, devenue prêcheuse avec l'âge, et de ces « dévots » groupés sous son égide, que Molière scandalisait par son impiété et qui trouvaient mauvais qu'un roi eût des maîtresses. La question était de savoir de quel côté se rangerait définitivement le maître. Pour l'instant, Louis XIV penchait très fort vers les amis de la bonne nalure et de sa joyeuse liberté. Leur serait-il acquis? La logique des choses, et des idées, le con- duirait-elle ensuite à secouer la gêne des pratiques religieuses, puis celle des croyances, à la façon des Hugues de Lionne, des Bussy-Rabutin, des Guiche, des Roquelaure, des Vardes et de cent autres « libertins », qui ne voyaient dans la religion qu'une collection de simagrées? Voilà ce qu'on avait le droit de se demander en 1662, et cela était autrement
LOUIS XIV ET LES LIBERTINS. 155
intéressant que la chronique du Luxembourg ou de Saint- Fargeau.
La jeune reine était inquiète; elle flairait un danger, mais elle ne savait que gémir et pleurer, sans comprendre que des yeux rouges et un ton grognon ne sont pas ce qu'il faut pour retenir un jeune mari. Elle n'avait même pas la consolation d'être plainte, ne s'étant point fait d'autre amie en France qu'Anne d'Autriche, qui s'efforçait de lui conserver quelques illusions, à défaut de mieux, sur la mélancolie de sa destinée. Il était pourtant impossible d'être meilleure créature que cette petite reine fraîche et joufflue, qui sautait de joie le len- demain de son mariage et racontait ingénument à Mme de Motteville son petit roman.
Marie-Thérèse s'était toujours souvenue que sa mère ', morte quand elle avait six ans, lui répétait qu'elle voulait la voir reine de France, — le bonheur n'était que là, — ou alors dans un couvent. La petite princesse avait grandi avec cette pensée de la France. Louis XIV avait été le prince Charmant de ses rêves d'infante. Quand elle avait su qu'un seigneur français venait « en poste » la demander de la part de son maître, la chose lui avait paru toute naturelle. Elle avait guetté d'une fenêtre l'a rrivée de M . de Gramont ^
1. Elisabeth de France, fille d'Henri IV. Née en 1602, elle épousa Philippe IV en 1615, eut Marie-Thérèse en 1038, et mourut en 1644.
2. C'était le maréchal de Gramont, père du comte de Guiche. La « magnificence » et la « galanterie » de sa course à Madrid pour demander l'infante avaient laissé de vifs souvenirs.
Ib6 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Il était passé très vite, suivi de beaucoup d'autres Français brodés d'or et d'argent et couverts de plumes et de rubans de toutes les couleurs. On aurait dit « un parterre de fleurs... courant la poste », racontait la jeune reine, devenue poète pour la première et la dernière fois de sa vie.
Mariée, Marie-Thérèse avait demandé à son époux la promesse qu'ils ne se quitteraient jamais, ni jour ni nuit, dans la mesure du possible. Louis XIV promit, tint parole, et ce fut la précaution inutile. D'après Mme de Motteville et Mme de Maintenon », la reine ne sut pas s'y prendre. Sa dévotion était « mal entendue » ; si le Roi la demandait, elle refu- sait de lui sacrifier une oraison. Elle avait aussi une jalousie u mal entendue »; si le roi ne la demandait pas, elle ne distinguait pas assez, dans ses plaintes contre ceux qui le lui enlevaient, entre Mlle de La Vallière et le Conseil des ministres. Son humeur était décourageante. Si le roi l'emmenait, elle se plaignait de tout. S'il ne l'emmenait pas, c'étaient des flots de larmes. Si le dîner n'était pas à son goût, elle était maussade. S'il lui plaisait, elle se tourmentait : « — On mangera tout; l'on ne me laissera rien ». — « Et le roi s'en moquait », ajoute Mademoiselle, amenée par sa naissance à se trouver souvent parmi ceux qui « mangeaient tout ». Marie- Thérèse était bonne, généreuse, la vertu même, elle
1. Souvenirs de Madame de Caylus. — Mémoires de Mme de Motteville. — Souvenirs sur Madame de Maintenon, publiés par le comte d'IJuussonville et M. G. Ilanoluux.
LOUIS XIV ET LES LIBERTINS. 157
avait une violente passion pour son mari, et, avec tout cela, elle était à fuir. Mme de Maintenon résu- mait la situation en disant que la reine savait aimer et ne savait pas plaire, au rebours du roi, qui avait tout pour plaire, « sans être capable d'aimer beaucoup. Presque toutes les femmes lui avaient plu, excepté la sienne ». Libertins et débau- chés n'avaient pas à compter avec Marie-Thérèse; la reine n'avait pas l'ombre d'influence sur le roi. Pour des raisons différentes, ce n'était pas non plus Monsieur, frère du roi, ni la femme de Mon- sieur, qui leur feraient obstacle. Tout a été dit sur les puissances de séduction de Mme Henriette d'An- gleterre % sur ses grâces irrésistibles, sa beauté immatérielle et le charme particulier, très original chez une grande princesse, que lui avait valu son enfance pauvre et humiliée ; réduite à vivre en « per- sonne privée », elle avait « pris toutes les lumières, toute la civilité et toute l'humanité des conditions ordinaires^ », et rien, peut-être, n'avait contribué davantage à la faire « aimer des hommes et adorer des femmes ». Ses défauts étaient grands, mais ils ne lui furent pas comptés, à cause de ce don de plaire qui était en elle et que les circonstances avaient développé. Madame fut mal sûre et dangereuse impunément. Elle put devenir le centre des basses
1. Mariée le 1" avril 1661, à dix-sept ans. Monsieur (Philippe de France, duc d'Orléans) en avait vingt et un.
2. Histoire de Madame Henriette d'Angleterre, par Mme de La Fayette.
i38 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
intrigues de la Cour sans perdre, ni seulement ris- quer de perdre, son empire sur les cœurs. A ce pre- mier bonheur est venu se joindre celui d'avoir Bos- suet pour abriter sa mémoire. Henriette d'Angle- terre a traversé les siècles « protégée par son Oraison funèbre^ », comme elle avait traversé la vie protégée par cette fascination que la nature met en de cer- taines femmes, qui ne sont pas toujours les meil- leures.
Monsieur n'avait pas gagné depuis que nous avons parlé de lui. Il s'était, pour ainsi dire, établi dans le vice, publiquement, sans vergogne, et dans le vice immonde. Le mariage n'y avait rien fait : « Le miracle d'enflammer le cœur de ce prince, explique discrètement Mme de La Fayette, n'était réservé à aucune femme du monde- ». Livré à une race de favoris très exigeante, qui ne le laissait point chômer de complications domestiques. Monsieur était devenu décidément un « tripoteux », selon le mot expressif de sa mère. Entre Madame et lui, leur cour était un lieu d'une agitation inconcevable, une sentine de médisances et de calomnies, de petites perfidies et de petites trahisons, de quoi donner la nausée, même lorsque cela est raconté par Mme de La Fayette. Je ne sais, en vérité, si cette dernière a rendu service à sa chère princesse en écrivant son Histoire de Madame Henriette. A part les premières pages, jusqu'au mariage, et la belle scène de la
1. Le mot est de M. Bruneliére.
2. Histoire de Madame Henriette, etc.
LOUIS XIV ET LES LIBERTINS. 159
mort tout à la fin, le reste est un tissu de riens si méprisables à tous égards, que le livre en tombe des mains. Voilà donc tout ce que Fauteur de la Prin- cesse de Clèves a trouvé à dire d'une personne aussi en vue ! d'une belle-sœur à qui Louis XIV confiait les secrets de sa politique et qu'il avait failli trop aimer !
Dans toute la famille royale, les libertins n'avaient à compter qu'avec la reine mère, leur ennemie déclarée, et avec le roi lui-même, trop fermé pour que Ton pût deviner comment il prétendait arran- ger ensemble le plaisir et la religion. Qu'il ne se contraindrait pas sur le plaisir, on n'avait pas été long à s'en apercevoir. Il s'était marié le 9 juin 1660. Un an après commençait le défilé des maîtresses imposées à la famille royale, et à toute la France, elles et leurs enfants, d'une façon qui rappelle plutôt la polygamie orientale que les mœurs de l'Occident, Louis XIV s'était senti incapable d'être vertueux. Un jour que sa mère profitait des atten- drissements d'une réconciliation, — ils avaient été quelque temps sans se parler, — pour lui repré- senter le scandale de sa liaison avec Mlle de La Vallière, « il lui répondit cordialement, avec des larmes de douleur qui partaient du fond de son cœur, où il y avait encore quelque reste de sa piété passée, qu'il connaissait son mal; qu'il en ressentait quelquefois de la peine et de la honte; qu'il avait fait ce qu'il avait pu pour se retenir d'offenser Dieu, et pour ne se pas abandonner à ses passions; mais
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qu'il était contraint de lui avouer qu'elles étaient devenues plus fortes que sa raison, qu'il ne pouvait plus résister à leur violence, et qu'il ne se sentait pas môme le désir de le faire * ». Cette conversation avait lieu en juillet 1664. L'automne suivant, le roi ayant trouvé la reine sa femme w toute en larmes dans son oratoire », par l'effet d'une trop juste jalousie, il lui « fît espérer » qu'à trente ans, il serait un « bon mari » ; propos plutôt cynique.
Non seulement il avait les « passions » violentes, mais il ne s'était pas découvert de raisons sérieuses de se gêner sur le chapitre des femmes. On lit dans ses Mémoires, qui étaient écrits en vue du dauphin, un passage digne de lord Ghesterfield, où il expose à son fils ses idées sur les maîtresses de rois. La page se rapporte à 1667, année où commença la guerre de la Dévolution : « Avant que de partir pour l'armée, j'envoyai un édit au parlement. J'éri- geais en duché la terre de Vaujours en faveur de Mlle de La Vallière, et reconnaissais une fille que j'avais eue d'elle. Car, n'étant pas résolu d'aller à l'armée pour y demeurer éloigné de tous les périls, je crus qu'il était juste d'assurer à cette enfant l'honneur de sa naissance, et de donner à la mère un établissement convenable à l'affection que j'avais pour elle depuis six ans.
« J'aurais pu sans doute me passer de vous parler de cet attachement dont l'exemple n'est pas bon à
1. Mémoires de Mme de Molleville.
LOUIS XIV ET LES LIBERTINS. 161
suivre. Mais, après avoir tiré plusieurs instructions des manquements que j'ai remarqués dans les autres, je n'ai pas voulu vous priver de celle que vous pouviez tirer des miens propres ».
La première « instruction » à tirer de ses « man- quements », c'est qu'il ne faut pas perdre son temps avec les femmes : « Que le temps que nous donnons à notre amour ne soit jamais pris au préjudice de nos affaires ». La seconde « considération..., c'est qu'en abandonnant notre cœur, il faut demeurer maître absolu de notre esprit; que nous séparions les tendresses d'amant d'avec les résolutions de sou- verain; que la beauté qui fait nos plaisirs n'ait jamais la liberté de nous parler de nos affaires, ni des gens qui nous y servent, et que ce soient deux choses absolument séparées. »
« Vous savez ce que je vous ai dit en diverses occasions contre le crédit des favoris ; celui d'une maîtresse est bien plus dangereux. »
Louis XIV insistait longuement sur l'infirmité d'esprit qui rend les femmes dangereuses. Il les avait étudiées de près, et il jugeait « ces ani- maux-là » à peu près comme Arnolphe : « Elles sont, disait-il au dauphin, éloquentes dans leurs expressions, pressantes dans leurs prières, opiniâ- tres dans leurs sentiments.... Le secret ne peut être chez elles dans aucune sûreté ». Elles agissent tou- jours par calcul et, en conséquence, par « adresses » et « artifices ». Quoi qu'il en puisse coûter à un cœur amoureux, un prince ne saurait prendre trop
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de « précautions » avec ses maîtresses ; il y va quel- quefois de son trône. Pauvre La Vallière! si désin- téressée, si peu intrigante. Quelle douleur, si elle avait lu ces pages cruelles !
Les conseils que l'on vient de lire sont très poli- tiques et très prudents; ils n'ont rien à faire avec la morale ou la religion. Les Mémoires royaux ajoutent bien quelque part que « le prince... devrait toujours être un parfait modèle de vertu », et, aussi, que le devoir du chrétien est « de s'abstenir de tous ces commerces illicites qui ne sont presque jamais inno- cents ». C'était le moins que pût dire un père s'adressant officiellement à son fils. Au fond, Louis XIV n'avait pas retiré grand'chose, quant à la discipline morale, d'une religion dont il connaissait presque uniquement les pratiques. Pendant son enfance, sa mère s'était réservé son éducation reli- gieuse. Elle l'avait emmené dès le bas âge dans les églises, où elle-même passait une partie de ses journées, et lui avait communiqué ainsi un peu de sa piété étroite et machinale. Louis XIV n'en connut jamais d'autre. II n'était pas plus savant en caté- chisme qu'en grammaire latine, et avec cette cir- constance aggravante qu'il voyait la nécessité de savoir le latin pour lire les dépêches diplomatiques, tandis qu'il ne voyait pas du tout l'utilité de savoir sa religion. Il ne varia jamais là-dessus; Mme de Maintenon elle-même y perdit ses peines. La seconde Madame, la Palatine, n'en revenait pas. Elle écrivait : « Pourvu, croyait-il, qu'il écoulai son
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confesseur et récitât son Pater, tout irait bien et sa dévotion serait parfaite * ».
Avec ces idées, le roi trouva fort mauvais, alors qu'un flot d'adulateurs le déifiaient à lenvi, de ren- contrer parmi ses sujets des hommes assez hardis pour blâmer ses mœurs et le lui dire en face. Des prélats se montrèrent sévères; c'était leur métier. Mais que des courtisans, et même, à ce que l'on racontait, un simple bourgeois de Paris, osassent adresser des remontrances à leur souverain, cela ne se pouvait souffrir; sans compter que leurs obser- vations excitaient sa mère contre lui, au risque de les brouiller, ainsi qu'il arriva en effet. Ne fût-ce que par politique, Louis XIV était résolu à ne pas tolérer que Ton se mêlât ainsi de ses affaires. Il sen- tait confusément que tous ces gens-là s'entendaient pour lui faire la leçon. Il devinait une force orga- nisée et considérable derrière cette « cabale des dévots » qui représentait à la Cour l'austérité, et que les libertins du Louvre tournaient en ridicule.
Cette force organisée, nous la connaissons. Nous l'avons vue à l'œuvre dans un précédent chapitre, sous le nom de Compagnie du Saint-Sacrement, alors qu'elle travaillait avec Vincent de Paul aux grandes entreprises charitables du siècle -. Le surnom malveillant de Cabale des dévots lui avait été donné, vers 1658, par les nombreuses personnes qui l'abominaient, sans connaître « son vrai titre et
1. Lettre du 9 juillet 1719, et passim, dans sa correspondance.
2. Cf. la Cabale des Dévots, par M. Raoul Allier.
164 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
son organisation », parce qu'elle les troublait dans leur existence. Depuis que nous nous en sommes occupés, la carrière de la société avait continué d'offrir le même mélange de bien et de mal. Tout ce qu'elle avait fait pour soulager les pauvres, les pri- sonniers, les galériens et autres misérables, pour les protéger contre l'abus et l'arbitraire, pour les relever moralement, avait été au-dessus de tout éloge. De même ses efforts pour assurer la décence de la rue, ou pour combattre dans les hautes classes les deux fléaux du temps, le duel et le jeu. On n'en saurait dire autant des vues étroites et fanatiques qui l'avaient rendue persécutrice et policière, de son goût pour l'espionnage et la délation, de sa barbarie à l'égard des hérétiques ou des illuminés. Elle devenait facilement dangereuse et malfaisante, et l'on ne savait alors comment se défendre contre ce pouvoir occulte qui avait « des yeux et des mains partout ». Mazarin, qu'elle picotait sottement par des lettres anonymes, l'avait recherchée et pourchassée; elle avait dû se terrer pendant les derniers mois de sa vie. Après la mort du cardinal, la Compagnie s'était remise peu à peu en mouve- ment, et il fallait qu'elle eût Jjien repris confiance pour oser s'attaquer au roi, même en étant sûre de la reine mère. C'est une époque où elle est très intéressante. La Compagnie du Saint-Sacrement est devenue un parti politique, puisqu'elle essaie de s'assurer du roi, et que, si elle y avait réussi, l'his- toire du règne n'aurait certainement pas été la
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même Livré à son influence, l'État n'aurait pas attendu la grande Révolution pour prendre con- science de ses devoirs envers le peuple.
L'imprudence de sa conduite envers le roi, ses indiscrétions, firent le jeu des « libertins ». Ils ne désespérèrent pas, devant le mécontentement de Louis XIV, de tirer celui-ci à eux, à leur incrédu- lité, leur indocilité aux croyances religieuses, et en vérité, sans aller jusqu'à regretter leur échec final, on leur sait gré d'avoir un peu secoué cette intelli- gence routinière. L'esprit de Louis XIV, si remar- quable par sa justesse et sa solidité, était le con- traire de l'esprit moderne par son absence totale de curiosité, et la peine qu'il avait à changer de manière de voir sur quoi que ce fût. Le roi aurait eu besoin de faire de mauvaises lectures. Comme il ne lisait jamais, les assauts des libertins lui rendirent le ser- vice de mettre un peu de trouble dans ses idées; ils le dérangèrent dans ses habitudes de pratiques mécaniques. Olivier d'Ormesson, qui était de la Compagnie du Samt-Sacreraent, écrivait, après la Pentecôte de 1G64 « que le Roi n'avait point fait ses dévotions à la fête, et que. Monsieur lui ayant demandé s'il les ferait, il lui avait dit que non, et qu'il ne ferait pas l'hypocrite comme lui, qui allait à confesse parce que la reine mère le vou- lait' ».
La conscience du roi traversait une crise, chacun
1. Journal d'Olivier Lefèvre d'Ormessdn.
166 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
le sentait. En présence d'un si gros événement, les malheurs de la Grande Mademoiselle achevaient de perdre leur intérêt, déjà réduit à peu de chose pour la nouvelle génération. L'oubli s'accentuait.
Dans les premiers mois de son nouvel exil, Mademoiselle fut occupée à tenir tête au roi. Louis XIV n'abandonnait pas son idée de la marier à Alphonse VI, et Tu renne s'efforçait de la « mettre à la raison », d'où un mouvement de lettres et de visites officieuses qui avaient ce bon côté de rompre la monotonie de Saint-Fargeau. La vie, cette fois. y était lourde; le vieil entrain n'était pas revenu. Trop fière pour l'avouer, Mademoiselle faisait bonne contenance dans ses lettres. Elle écrivait à Bussy- Rabutin, le 9 novembre 1662 : « Je crois que le séjour que je ferai ici sera plus long que vous ne souhaitez. Si je n'avais peur de passer pour trop indifférente, je vous dirais que je ne m'en soucie guère : peut-être dirais-je vrai ; mais toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire K » Ses Mémoires sont plus sincères. Elle y raconte qu'au bout de cinq mois de Saint-Fargeau, elle écrivit au roi qu'elle mourrait, si elle restait là plus longtemps; que c'était un lieu malsain, à cause des marais dont le
1. Mémoires de Bussy-Rabutin.
FRAGILITÉ d'une FORTUNE TERRIENNE. 167
château était entouré; qu'elle « ne croyait point avoir rien fait qui méritât la mort, et une telle mort ; . . . et que s'il voulait lui faire faire une plus longue pénitence des crimes qu'elle n'aA^ait pas commis, elle le suppliait de lui permettre d'aller à Eu. » Louis XIV permit Eu, mais il fit savoir à Mademoi- selle qu'il n'avait pas renoncé à la marier au roi de Portugal et qu'il espérait l'amener par son bon pro- cédé « aux sentiments qu'elle devait avoir ». Elle ne s'attarda pas à discuter : « Je partis et quittai Saint- Fargeau sans regret. » Ce fut un adieu définitif.
Elle venait d'acheter le comté d'Eu, dans des cir- constances qui font voir à quel point les fortunes terriennes et seigneuriales de l'ancien régime, qui paraissent de loin si solides, étaient fragiles en réa- lité, et à la merci d'un accident. Le comté d'Eu était un bien de l'illustre et puissante famille de Guise. En 1634, le propriétaire du moment, Louis de Lor- raine, duc de Joyeuse, fut tué au siège d'Arras, lais- sant un fils unique et en bas âge, Louis-Joseph de Lorraine, prince de Joinville. Cet enfant eut poui tutrice sa tante, Mlle de Guise, personne entendue et importante, l'oracle de la famille, dit Saint- Simon. Il eut aussi deux tuteurs, dont l'un, Claude de Bourdeille, comte de Montrésor, avait épousé secrètement Mlle de Guise. A eux trois, tuteurs et tutrice sentirent bientôt leur impuissance à défendre les intérêts qui leur étaient confiés. Le comté d'Eu était chargé de deux millions de dettes, chiffre qui n'aurait point entraîné de désastre si le duc de
168 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Joyeuse avait été là pour faire respecter ses droits et pour réclamer sa part de la manne monarchique : pensions, gratifications du roi, bénéfices, gou- vernements, charges de cour, etc. Mais il n'y était pas, et les biens du mineur avaient été mis à la curée, par les gens d'affaires d'une part, les paysans normands de l'autre.
Contre les gens d'affaires, les tuteurs en furent réduits, après des années de lutte, à invoquer l'aide du Parlement. Ils lui adressèrent, en janvier 1660, une requête ' où ils exposaient que leur pupille, parce qu'il n'était qu'un enfant, « destitué des puis- sants moyens » qu'aurait eus son père de faire les choses, était devenu la victime des usuriers et des gens de chicane. Les deux millions de créances sur le comté d'Eu avaient été en grande partie rachetées par des créanciers postiches et véreux, avec lesquels il était impossible d'arriver à un règlement quelconque. Ces pêcheurs en eau trouble avaient porté le désordre au comble en prati- quant des saisies. Tous les revenus passaient en frais. Les deux tuteurs demandaient au Parle- ment de les dépêtrer de cette glu en ordonnant la mainlevée « de toutes les saisies et arrêts » et en disant « qu'il serait sursis à toutes poursuites et saisies faites contre eux pendant deux ans ». Ils
1. A Nos seigneurs de Parlement. — Archives du château d'Eu. — Mgr le Duc d'Orléans a bien voulu m'ouvrir l'accès des Archives d'Eu avec une libéralité dont je lui adresse ici mes remerciemeûts.
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FRAGILITÉ d'une FORTUNE TERRIENNE. 169
espéraient arriver pendant ce répit à une liquidation générale.
Contre les paysans normands, personne ne voyait rien à faire que de les passer au plus vite, par la vente du comté d'Eu, à un maître capable de leur en imposer. La difficulté, dans Tétat où était alors la France, était de trouver une personne de qualité pouvant disposer de plusieurs millions. On avait pensé tout de suite à Mademoiselle, qui avait tou- jours de l'argent. Elle était alors trop occupée à se débattre avec son père, mais l'idée lui avait souri, et elle y était revenue dès qu'elle avait eu les mains libres. Le marché fut conclu en 1637. Cela ne faisait point l'affaire de la chicane. Il y eut tant d' « oppo- sitions », tant de complications procédurières, il fallut tant de procès et tant d'arrêts pour que Made- moiselle pût se mettre en règle et posséder Eu dans les formes, que des années s'écoulèrent encore, — la requête des deux tuteurs en témoigne, — avant que les paysans d'Eu fussent dérangés dans leur travail de termites. En attendant, ils avaient continué à dévorer la substance de l'orphelin princier, aidés, il faut le dire, par d'autres Normands qui, pour n'être pas paysans, ne s'en montraient ni plus scrupuleux, ni moins avides. Comment les uns et les autres s'y prenaient, on le sait très exactement par les Archives du château d'Eu.
Au moment même de la requête des tuteurs, Mademoiselle avait envoyé un homme à elle se rendre compte de l'état des choses. Le rapport de
170 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
son agent, complété par d'autres papiers d'affaires », établit que le comté d'Eu tirait plus de la moitié de son revenu de sa forêt. Cette forêt, qui existe encore, contenait de « dix à onze mille acres- », avait « huit à neuf lieues de long », et aurait dû être tout entière en « futaies de divers âges » ; mais les rive- rains avaient si bien travaillé, qu'on n'y aurait plus trouvé « une poutre ». Elle était maintenant tout entière en taillis, et souvent en mauvais taillis, à cause des bestiaux qui la « dégradaient ». Tout le pays avait contribué à cet extraordinaire escamo- tage d'une forêt de huit lieues. Une vingtaine de villages, plusieurs abbayes, des gentilshommes, des prêtres, de simples « particuliers », étaient venus, sous prétexte d'un « droit usager », prendre le bois comme s'il était à eux. Les gardes de la forêt en avaient fait autant, et leurs parents ou amis à leur suite. Les « officiers » du domaine avaient coupé à tort et à travers ce que le public voulait bien leur laisser, et pour compléter la ruine des bois, chacun avait envoyé ses vaches, ou ses porcs, dans les jeunes tailles. L'agent de Mademoiselle concluait qu'il fallait absolument arrêter ce « pillage », sans quoi « l'on ne ferait jamais 50 000 livres de bois par chacun an ».
Il signalait d'autres abus ; la nature des revenus seigneuriaux les rendait inévitables en l'absence
1. Déclaration par le menu du comté d'Eu (8 mai 16G0), et inventaire oéne'ral du comté d'Eu (1" juillet lGi)3).
2. L'acre de Normandie valait 81 ares 71 centiares.
FRAGILITE DUNE FORTUNE TERRIENNE. 171
d'une main ferme. J'ai eu sous les yeux plusieurs tableaux des revenus du comté d'Eu au xvii' siècle. Les fraudes devaient être faciles et tentantes, la perception des impôts très coûteuse. On remarque d'abord une redevance, payable à Noël, en argent et en nature, par tous les habitants possesseurs d'un bien-fonds quelconque, maison ou « masure », champ ou jardin : — François Guignon, du village de Cyrel, « doit 40 sols, 2 chapons, à cause d'une maison audit Cyrel ». — « François du Bue... doit 8 sols, un tiers de chapon, à cause d'une maison ».
« Guillaume Fumechon... doit 43 sols et 2 cha- pons à cause de demi-acre de terre ».
« Les hoirs Jean Drie doivent 8 sols et la moitié d'un chapon ».
« Jean Rose doit 31 sols, 2 poules et 11 œufs, à cause de ses terres aux champs ».
Le sieur de Saint-Igny, du Mesnil à Caux, « doit 4 livres 9 sols, 10 boisseaux de bled et pareil nombre d'avoine ». Alizon « doit 3 sols, 6 deniers et un tiers de chapon ». Un cultivateur de Greny « doit une mine de bled, 15 boisseaux d'avoine et une poule » ; un autre « 2 boisseaux une quarte d'avoine et un quart d'oie » ; un autre « cinq quarts d'oie ». Ainsi de suite pendant trois cent cinquante pages in-folio.
L'impôt dit « du travers » frappait les marchan- dises entrant à Eu par « la porte de Picardie ». On payait tant par chariot ou cheval chargé. Les bou- chers payaient « pour chacun bœuf, vache ou porc un denier, pour chacune blanche bête une obole »,
172 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
les « poissonnières « « pour chacun panier à bras 2 deniers », les « fourreurs pour chacune peau une obole ».
Venait ensuite l'impôt « de la friperie ou chin- cherie, pour lequel est dû de chacun lit qui se vend en la ville d'Eu, soit neuf ou vieux, 4 deniers; et pour chaque robe, pourpoint, chausses ou autre chose à l'usage d'homme ou femme, quand ils sont vendus, un denier ».
Le marchand de toile devait également « un denier, sur peine d'amende, pour chaque coupe » vendue.
Il était perçu une taxe pour le mesurage des grains et le pesage des marchandises.
Les moulins étaient la propriété du seigneur d'Eu, et il n'était pas permis de faire moudre ailleurs que chez lui. L'agent de Mademoiselle recommandait d'y tenir la main, « ce qu'on avait négligé... ce qui faisait que le revenu était diminué ».
Les pêcheurs du Tréport « payaient chaque marée 500 harengs », les « horsains » qui venaient pêcher au Tréport « payaient un millier de harengs de chaque marée ».
Appartenaient au seigneur d'Eu les épaves qui n'avaient pas été réclamées dans le délai d'un an et « tous poissons royaux, comme esturgeons, baleines, marsouins, eues de mer, et autres grands pois- sons ».
Ce n'est pas tout; c'est assez pour expliquer la rapidité avec laquelle fondait le revenu d'un bien
FRAGILITÉ D'U^E FORTUNE TERRIENNE. 173
seigneurial, quand il n'y avait plus là, pour faire peur au petit monde, solliciter les juges en cas de procès, suivant l'usage du temps, et recourir au roi s'il en était besoin, un personnage important, ayant, selon l'expression populaire, le bras long. Le mal était connu, et le remède aussi. L'état déplo- rable où il avait trouvé les choses n'avait pas du tout inquiété l'agent de Mademoiselle. Connaissant sa maîtresse, il ne doutait pas qu'elle ne vînt à bout des Normands, et il lui prédisait une bonne affaire Si l'on met ordre à tout, disaii-ii « (comme il y a apparence qu'il sera facile), le comté d'Eu se fera une terre fort considérable et de grand revenu ».
Le mot « facile » était de trop. Le comté d'Eu fut enfin « adjugé » à Mlle de Montpensier, par « décret » du Parlement de Paris, le 20 août 1660, pour la somme de 2550000 livres. Elle s'occupa sur-le-champ de sauver les restes de la forêt, et trouva la popula- tion liguée contre elle pour garder sa proie. Au bout de six mois, Mademoiselle sentit qu'elle n'était pas la plus forte et s'adressa au roi'. Elle lui exposait qu'elle avait établi pour la surveillance de ses bois un personnel nombreux, qui « lui coûtait extrême- ment à entretenir », mais que les riverains, ayant « pris l'habitude d'entrer hardiment dans ladite forêt » et d'y commettre « jour et nuit toutes sortes de délits..., se vantent de continuer »; qu'ils vien- nent de tuer l'un de ses gardes « d'un coup de fusil
1. Sa « requête » au roi est du 9 février 1661 (Archives du château d'Eu).
174 LOUTS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
dans le ventre », pour avoir voulu empêcher un vol de bois; qu'ils menacent les autres « de les mettre collecteurs » d'impôts, ce qui ne leur laisserait plus le temps de garder ; qu'ils « les surtaxent à la taille et autres impositions » ; qu'ils font en un mot leur possible pour rendre la position du personnel inte- nable. En conséquence, Mademoiselle demandait au roi qu'il fût « particulièrement défendu aux rive- rains de tenir chez eux et de porter armes à feu ou autres armes de défense », et qu'il fût au contraire permis à ses gardes d'être armés. Elle réclamait aussi pour eux certains privilèges qui devaient leur Dermettre de punir les délinquants.
Louis XIV accorda tout, et l'on put arrêter les déprédations; à la mort de Mademoiselle, la forêt d'Eu était remise en futaies. Quant à supprimer les « usagers », Mademoiselle avait beau être cousine germaine du roi, son pouvoir n'alla pas jusque-là. Il fallut se borner à les empêcher de multij)lier, et à limiter leurs exigences. Entre eux et le proprié- taire, l'état d'hostilité était chronique. Du reste, il existe encore des « usagers » en France; chacun peut observer sur le vif les inconvénients du sys- tème.
Le seul des intéressés qui ne tira pas son épingle du jeu fut le petit prince de Joinville. Ses créan- ciers avaient continué leurs manœuvres pour éviter un règlement. Le 27 mars 1661, le Parlement de Paris rendit un arrêt qui les obligeait à se laisser payer. Il y avait alors huit ans de la mort du duc de
FRAGILITÉ DUNE FORTUNE TERRIENNE. 175
Joyeuse. Les deux millions de dettes avaient fait la boule. Quand tout fut terminé, au lieu d'avoir un reliquat pour leur pupille, les tuteurs se trouvèrent en face d'un déficit de plus de 150 000 livres ^ Nous avons déjà vu Gaston dilapider impunément, en sa qualité de chef de la Maison, la fortune de sa fille mineure. Ici, c'est au contraire la disparition du père de famille qui permet de dépouiller un enfant. Mazarin avait laissé faire Gaston pour punir Made- moiselle de sa conduite pendant la Fronde. Louis XIV semble avoir pris peu d'intérêt au rejeton de la tur- bulente et ambitieuse famille de Guise. Dans l'un et l'autre cas, les bonnes ou mauvaises dispositions de la royauté avaient décidé de l'issue d'une affaire d'argent.
Mademoiselle avait pris possession officielle d'Eu le 24 août 1661. On lui avait ménagé une entrée comme elle les aimait, avec cortège, drapeaux, harangues, lanternes vénitiennes, salves de mous- queterie et de « toute l'artillerie de la ville* » : douze pièces de canon et quarante « boëtes » sur les rem- parts, huit canons et quarante « boëtes » sur la ter- rasse du château. Elle revint l'année suivante, mais ne s'installa vraiment à Eu qu'en 1663, après avoir obtenu la permission de quitter Saint-Fargeau : « Je vins ici résolue d'y passer mon hiver, sans en
1. Les dettes se montèrent, exactement, à 2 700 718 livres 18 sols (Liste des créanciers, etc. Archives du château d'Eu). On a vu que Mademoiselle avait acheté Eu 2 550 000 livres.
2. Le récit de l'entrée de Mademoiselle est aux Archives du château d'Eu.
176 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
avoir aucun chagrin ». Elle regardait travailler ses ouvriers, se promenait beaucoup et devenait assidue aux offices. On venait la voir : « — Il y avait quan- tité de dames du pays, raisonnables ; force gens de qualité; ma cour était grosse. Il vint des comédiens s'offrir; mais je n'étais plus d'humeur à cela; je commençais à m'en rebuter. Je lisais; je travaillais; les jours d'écrire emportaient du temps; toutes ces choses le font passer insensiblement ». Cette page des Mémoires laisse entrevoir une vie assez terne. Une lettre de Mademoiselle à Bussy-Rabutin con- firme et accentue l'impression :
A Eu, ce 28 novembre 1663.
« Voici l'unique réponse à vos lettres. Je prétends que vous m'en écriviez quatre contre moi une, et je crois que je vous ferai plaisir; car que peut-on mander d'un désert comme celui-ci, où l'on ne verra personne de tout l'hiver, les chemins étant impraticables pour les gens de lointaine contrée, comme vous pourriez dire vers Paris, et les vents étant tels dans les plaines par où il faut que les voisins viennent, qu'il n'y en a pas un qui ne redoute le nord-ouest, qui est fréquent en ce pays, comme une bête farouche. Ainsi j'aurai le temps de lire les lettres qu'on m'écrira, et peu d'esprit, encore moins de matière, pour y répondre.,.. »
La situation du château d'Eu est mélancolique, le vent de mer véritablement « farouche » aux envi-
FÊTES GALANTES. 177
rons. Les gazettes de Paris apportaient des descrip- tions de fêtes et des visions de gloire qui contras- taient avec la médiocrité d'une cour provinciale. Mademoiselle avait beau être décidée à ne pas s'en- nuyer, elle éprouvait comme toute la France que, loin du roi, la vie n'était plus la vie : ce n'en était plus que l'ombre.
VI
Dans la conversation mémorable où Louis XIV avait avoué à sa mère qu'il n'était plus maître de ses passions, Anne d'Autriche l'avait averti « qu'il était trop enivré de sa propre grandeur *». Elle disait vrai; l'infatuation avait été rapide. L'excuse du roi était d'avoir le monde entier pour complice de l'admiration qu'il s'inspirait à lui-même. Il n'entre pas dans notre sujet de raconter le gouver- nement intérieur, ou l'action diplomatique, qui ren- dirent les débuts de Louis XIV si féconds en grands résultats et si glorieux pour lui. Nous nous bornerons à constater le fait. La supériorité prise par la France se manifesta au premier contact avec l'Angleterre et l'Espagne, et ne se fit pas moins sentir au delà du Rhin : « — Louis, dit un historien allemand, possédait dans l'empire germanique une influence qui, au moins dans les cercles occidentaux, était
1. Motteville.
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égale, sinon supérieure, à l'autorité deTEmpereur * . » Les étrangers étaient presque aussi frappés de la sollicitude de son gouvernement pour les artisans et les commerçants. Sans doute, les raisons sentimen- tales n'y étaient pour rien ; quand Colbert interdisait aux collecteurs d'impôts de se saisir des bestiaux du laboureur, il appliquait simplement au nom du roi ses principes de bon négociant qui ménage le débiteur. Mais le bienfait n'en était pas moins grand. A quelque point de vue que l'on se plaçât, *la France donnait aux autres nations l'impression d'un peuple grandissant; on reconnaissait qu'elle avait pris la tête de l'Europe.
Le pays en avait le sentiment. Il rapportait très justement cet essor aux efforts personnels de son jeune roi, et lui était reconnaissant de son énorme labeur. Louis XIV le savait bien. Il y avait comme un mot d'ordre d'insister à toute occasion sur la peine qu'il sedonnait dans son métier de roi et les grandes fatigues qu'il endurait pour le bien public. La Gazette, journal officiel, n'y manquait jamais. Tout lui était prétexte. A propos d'un voyage de huit jours, elle écrivait : « — Ce prince, aussi infatigable qu'un Hercule dans ses tra- vaux^», etc. Elle justifiait les ballets royaux, qui coûtaient fort cher, par l'excès du travail de tête chez le chef de TÉtat : « — Le 8 (janvier 1663), le roi, afin de se délasser un peu des soins avec les-
1. Histoire de France de Léopold Ranke.
2. Numéro du 14 septembre lC(i3.
FÊTES GALANTES. 179
quels Sa Majesté travaille si infatigablement au bonheur de ses peuples, prit au palais Cardinal le divertissement d'un ballet à sept entrées, appelé le Ballet des Arts. « Louis XIV redansa trois fois le Ballet des Arts. Mlles de La Vallière, de Sévigné et de Mortemart y eurent un vif succès; cette dernière était à la veille de devenir Mme de Montespan *.
Les représentations du nouveau ballet alternent dans la Gazette avec les cérémonies funèbres en l'honneur d'une fille du roi et de la reine, morte à six semaines le 30 décembre. Louis XIV avait pleuré son enfant avec cette sensiblerie à fleur de peau par laquelle il ressemble, quelque bizarre que cela puisse paraître, aux philosophes du xviii® siècle. Il aurait rendu des points à Diderot pour la facilité à verser des torrents de larmes, et il étonnait souvent la Cour par le sujet de ses attendrissements. Il trompait la reine du matin au soir, et il pleurait de la voir pleurer quand il la quittait. Il trouva des larmes de crocodile pour la mort de son beau- père ^. La main tournée, il n'y pensait plus, encore comme Diderot, et n'en perdait ni un pas de danse, ni un rendez-vous galant.
Au ballet succédèrent d'autres « délassements », et il est curieux de voir la Gazette prendre la peine, pour une simple promenade, d'expliquer que le roi l'avait bien gagnée: « — (7 avril 1663). Cette semaine, le roi, pour donner quelque relâche à ses
1. Le mariage eut lieu le 28 janvier.
2. Philippe IV mourut Ip P septembre 1665.
180 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
continuelles applications pour l'établissement de la félicité de ses sujets, a pris le divertissement de la promenade à Saint-Germain-en-Laye et à Ver- sailles ». Les chroniqueurs mondains emboîtaient le pas ', et Louis XIV voyait sa « gloire » de grand travailleur aller aux nues, avec sa « gloire » d'homme de guerre et, pour tout dire en un mot, de héros universel. Il ne pouvait même plus commander l'exercice à ses mousquetaires sans que la Gazette publiât un entrefilet sur « l'admiration de tous les spectateurs 2 ». La France entière se mettait au même diapason. Quand il alla prendre possession de Dun- kerque ^ il passa devant un Olympe en plâtre, fabriqué pour la circonstance. Il vit « Neptune, qui, par respect, baissait son trident..., les Génies de la terre et de la mer prosternés devant ce grand prince », c'est-à-dire devant lui, et il permit que son journal officiel régalât le pays de ces sottises : il est clair qu'à ses yeux, Neptune et sa cour ne faisaient que leur devoir. On était en train de le déifier; il se laissait faire, et même avec plaisir. Ce fut la perte de cet homme né avec tant de bon sens, et qui avait des parties si supérieures.
L'éclat de sa Cour, dont l'honneur lui revenait, contribuait aussi à l'éblouissement général. Ce
1. Cf. la Rnlntion des divertissements que le Roi a donnés aux Reines, elc, par Marigny (juin 1061).
2. Numéro du 21 juillet 1603, al passim.
3. Louis XIV avait acheté Dunkcrque au roi d'Angleterre. La ville fut livrée le 27 novembre 1662. Pour l'entrée du roi, voir la Gazelle,
FÊTES GALANTES. 181
n'était pas encore la foule ininterrompue de vingt ans plus tard, quand le château de Versailles fut achevé et que Louis XIV tint sa noblesse logée sous sa main ', ne bougeant d'auprès de lui que pour faire campagne. La jeune Cour ne fut jamais très nombreuse que par intermittences. On verra tout à riieure combien elle avait été grosse en mai 1664. Le 27 du mois suivant, le duc d'Enghien écrivait de Fontainebleau : « Il n'y a presque point de femmes ici, et fort peu d'hommes. Jamais la Cour n'a été aussi petite ^ ».
Le 16 août, aussi à Fontainebleau, la reine mère donne un bal ; elle n'a que seize danseuses et autant de danseurs ^. En octobre, la Cour est à Paris et le Roi donne une fête : « Le bal n'était point beau, écrit le grand Condé, la plupart des dames étaient encore aux champs. Il ne s'en trouva dans tout Paris que quatorze * ». Dans ces premières années, la noblesse n'était pas encore encouragée à tout quitter pour venir vivre dans l'ombre du trône. Ceux qui avaient des charges en province « obtenaient diffici- lement des congés^ » ; ceux qui manquaient d'argent
1. Louis XIV s'est installé à Versailles, à demeure, le 6 mai 1682.
2. Lettre à la reine de Pologne, Marie de Gonzague (Archives de Chantilly). Le duc d'Enghien avait épousé, le 11 décembre 1663, Anne de Bavière, fille de la princesse palatine et nièce de Marie de Gonzague.
3. Joiirîial d'Olivier d'Ormesson.
4. Lettre du 31 octobre, à la reine de Pologne (Archives dô' Chantilly).
5. Cf. De La Vallière à Montespan, par Jean Lemoine et André Lichtenberger.
d82 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
pour paraître avec magnificence avaient peu d'aide à attendre de la royauté; la pluie d'or ne commença que plus tard, et Louis XIV passait même pour serré; « Outre son humeur naturelle, disait Condé, qui n'est pas fort portée à faire de grandes dépenses », il est retenu par « M. Colbert, qui l'est encore infini- ment moins, et particulièrement quand il n'est pas bien persuadé des affaires pour lesquelles il faut dépenser ^ ».
Il est connu que Colbert n'aimait pas le gaspil- lage; mais il savait être large, même pour les dépenses de luxe. Personne n'était plus persuadé de l'utilité de la représentation pour un souverain, et il ne ménageait ni sa peine, ni les deniers de l'État, pour que les grandes fêtes auxquelles son maître conviait la Cour et la ville fussent sans rivales en Europe. Et elles l'étaient, surtout au début, alors que les goûts étaient jeunes comme le reste, j'oserai dire comme les fautes, et en bénéficiaient comme elles. Ce qui s'appelle entraînement chez le très jeune homme prend le nom de vice chez l'homme mûr, et, il n'y a pas à dire, l'un est beaucoup plus laid que l'autre. Louis XIV n'avait pas vingt-trois ans lorsqu'il s'éprit de La Vallière, et les fêtes qu'il lui offrit s'en ressentirent. Ce furent d'exquises fée- ries, dans des décors légers de fleurs et de feuillages. La plus fameuse, à cause de la part qu'y prit Molière, est celle qu'on appela les Plaisirs de Vile enchantée,
1. Lettre du 28 décembre 1663, à la reine de Pologne (Archives de Chantilly).
FÊTES GALANTES. 183
et qui fut donnée à Versailles en mai 1664. Elle devait durer trois jours; on la prolongea six jours de plus, malgré le grand nombre des invitations et les difficultés qui en résultaient. La Cour, dit une Rela- tion \ arriva « le cinquième de mai, que le roi traita plus de six cents personnes jusques au quatorzième, outre une infinité de gens nécessaires à la danse et à la comédie, et d'artisans de toutes sortes venus de Paris : si bien que cela paraissait une petite armée ».
Il faut oublier tout ce que nous savons de Ver- sailles pour se le représenter en 1664. 11 n'y avait pas alors de ville, ni grande ni petite. Versailles était un petit village, entouré sur trois côtés de champs ou de marécages ^. Le dernier côté était occupé par un château qui aurait été spacieux pour un particulier, qui ne comptait pas pour une Cour. A peine de dépendances. Un commencement de jardin planté par Le Nôtre. C'était tout.
Colbert trouvait déjà Versailles trop grand depuis que Louis XIV avait décidé d'offrir à ses hôtes autre chose que les quatre murs de leur chambre. On se souvient^ que Mademoiselle, lorsqu'elle venait à Saint-Germain chez la reine mère, apportait ses meubles et amenait son cuisinier. Elle n'était même pas nourrie. C'était la règle générale. Louis XIV voulut être plus hospitalier, et commença sa réforme
1 . Voir le Molière des Grands écrivains, t. IV.
2. Voir les gravures du temps. On en trouvera des reproduc- tions dans le bel ouvrage de M. de Nolhac : la Création de Vtr- sailles.
3. Voir ^a Jeunesse de la Grande Mademoiselle.
184 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
par Versailles. — « Ce qui est fort particulier en cette maison, écrivait Colbert en 1663, est que Sa Majesté a voulu que toutes les personnes auxquelles elle donne des appartements soient meublées. Elle fait donner à manger à tout le monde et fait fournir jusqu'au bois et aux bougies dans toutes les cham- bres, ce qui n'a jamais été pratiqué dans les maisons royales. » Colbert est évidemment de mauvaise humeur. Il n'y avait pourtant guère d'appartements à donner dans le château de Versailles ; les six cents invités s'en aperçurent de reste. Le Journal d'Olivier d'Ormesson contient à la date du 13 mai les lignes que voici : « Ce même jour, Mme de Sévigné nous conta les divertissements de Versailles, qui avaient duré depuis le mercredi jusqu'au dimanche*, en courses de bague, ballets, comédies, feux d'artifice et autres inventions fort belles; que tous les courti- sans étaient enragés; car le roi ne prenait soin d'aucun d'eux, et MM. de Guise et d'Elbeuf n'avaient pas quasi un trou pour se mettre à couvert ». Notez que le duc de Guise allait avoir à se costumer, avec toute sa « livrée ».
Le thème de la fête avait été tiré du Roland furieux, et agrémenté d'épisodes de circonstance, par un courtisan expert à ces sortes d'ouvrages, le duc de Saint-Aignan. Pendant trois jours et trois nuits, une troupe de choix s'il en fut, composée de Louis XIV, de Molière, des plus grands seigneurs de France et
1. Du 7 au 11 mai, les deux premiers jours et les doux der- niers non comptés.
FETES GALANTES. 183
des plus jolies actrices de Paris, broda sur les ima- ginations de TArioste, en présence de deux reines et d'une Cour immense, qui semblait, dit quelque part la Gazette *, avoir « épuisé les Indes » pour se couvrir de pierres précieuses. Des salles de verdure, des astragales de fleurs et la voûte du ciel furent le cadre où se déployèrent les cortèges mythologiques, les jeux de chevalerie, les ballets, les festins pour toute la « petite armée » et deux premières représentations de Molière, dont l'une allait être Tun des événements littéraires du siècle. Le soir, on allumait des lustres accrochés parmi les feuillages, et la fête continuait pendant la nuit. La musique molle et tendre de Lulli planait sur cette apothéose de l'amour, dont l'héroïne, et c'était un charme de plus, restait con- fondue dans la foule : Louise de La Vallière n'était encore ni « reconnue », ni duchesse.
La première des trois grandes journées de la fête fut toute pour les yeux. Le roi de France et la fleur de ses courtisans, en paladins de Gharlemagne habillés et armés « à la grecque », selon les idées du xviF siècle sur la couleur locale, coururent la bague devant une somptueuse assemblée qui pous- sait « des cris de joie et d'admiration » à l'aspect du maître-. Louis XIV recherchait ces exhibitions. Il y brillait, et il leur attribuait une importance sur
1. Numéro du 3 février 1663, à propos d'un bal donné au Louvre par le roi, le 31 janvier.
2. Pour cette partie, voir la Gazette du 17 mai, les Lettres de Loret des 10 et 17, les diverses Relations du temps, le Molière des Grands écrivains, etc.
186 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
laquelle il s'explique à son fils dans ses Mémoires : il les croyait très efficaces pour « lier d'affection » avec le souverain « ses peuples et surtout les gens de qualité ». Les peuples ont toujours aimé les spec- tacles, et, pour la noblesse, plus un roi la tient de court, plus il doit lui montrer que ce n'est pas « aversion », mais « raison et devoir simplement ». Rien n'y sert mieux que les carrousels et autres divertissements de même nature : — « Cette société de plaisirs, qui donne aux personnes de la Cour une honnête familiarité avec nous, les touche et les charme plus qu'on ne peut dire ».
Les tenants de la course de bague de 1664 avaient, en effet, été très fiers de l'honneur qui leur était fait. Ils apparurent couverts d'or, d'argent et de pierreries, escortés de pages et de gentilshommes galamment équipés. On vit défiler après eux des chars allégoriques, des personnages de la Fable et des animaux exotiques, Molière en dieu Pan, l'un de ses camarades monté sur un éléphant, un autre sur un chameau. Au souper en plein air qui termina la journée, la table royale fut servie par le corps de ballet, qui vint en dansant et tourbillonnant appor- ter chacun son plat. Les « chevaliers » de la course de bague, « avec leurs casques couverts de plumes de différentes couleurs et leurs habits de la course », se tenaient debout derrière les convives. Deux cents masques portant des flambeaux de cire blanche éclairaient cet admirable tableau vivant, digne du grand poète qui l'avait inspiré.
FÊTES GALANTES, 187
Le lendemain fut employé à donner aux six cents invités une leçon de philosophie de la nature, non plus symbolique et voilée, mais claire et directe; aussi fut-elle parfaitement comprise, les specta- trices en convinrent. La leçon était de Molière, qui avait écrit sa Princesse d'Elide dans le dessein bien arrêté de « célébrer » et de « justifier' » les amours du roi et de La Vallière. On se rappelle le Récit de V Aurore qui ouvre la pièce :
Dans l'âge où Ton est aimable, Rien n'est si beau que d'aimer.
Soupirez librement pour un amant fidèle,
Et bravez ceux qui voudraient vous blâmer....
On se rappelle aussi que les cinq actes qui suivent ne sont que le développement, plein d'insistance, de cette invitation aux femmes de la Cour à ne pas mériter « le nom de cruelle ».
Après les affaires sérieuses, on revint aux plaisirs innocents, dont le plus applaudi fut un feu d'artifice qui embrasa « le ciel, la terre et l'eau » parmi un grand fracas de boîtes. Déjà chacun songeait au départ, quand Molière, le lundi 12 mai, donna les trois premiers actes du Tartuffe. La connivence du Roi paraît bien établie. Le Père Rapin raconte -' que <i la secte des dévots » s'était rendue tellement insupportable, dès le temps de Mazarin, par ses
1, Louise de La Vallière, par J. Lair.
2. Mémoires sur l'Église et la société de 1644 à 1669.
188 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
avis indiscrets, que le Roi, « pour les décrier, les fit jouer quelques années après, sur le théâtre, par Molière ». Les « dévots » avaient vu venir le coup et fait leur possible pour le détourner; les Annales de la Compagnie du Sàint-Sacrcment en l'ont foi'. Elles rapportent que Ton « parla fort », dans la séance du 17 avril, « de travailler à procurer la suppression de la méchante comédie de Tartuffe. Chacun se chargea d'en parler à ses amis qui avaient quelque crédit à la Cour pour prévenir sa repré- sentation ». Ils eurent beau faire. Tartuffe fut joué. L'assistance devina sans hésitation à qui Molière en avait, et les « dévots » ouïrent avec émotion ce congé dans les formes qui leur était signifié publique- ment, moins d'une semaine après que la Princesse d'Élide avait déjà donné son compte à la morale. Au point de vue de la thèse générale, les deux pièces se faisaient suite; elles étaient deux chapitres du môme évangile. Le roi avait tout l'air de passer à l'ennemi et de se rallier aux libertins. La cabale fit un effort désespéré et Tartuffe fut interdit; toute- fois, personne ne s'imagina que la bataille fût ter- minée. On entrevoit une agitation extraordinaire autour de Louis XIV dans les semaines qui sui- virent les fêtes de Versailles. La Cour était partie directement pour Fontainebleau; l'été s'y passa à se disputer le jeune monarque.
Celui-ci était tiraillé. 11 y avait en Louis XIV un
1. Voir la Cabale des Dévols, par M. Raoul Allier.
FÊTES GALANTES. 189
révolté contre les contraintes de la religion, et un catholique politique, soutenant l'Église par maxime d'État, parce qu'il ne pouvait se passer d'elle pour une foule de choses. Ce sont deux façons de penser qui peuvent très bien s'arranger ensemble, et le roi était en train de s'en aviser. Encore un peu, et la conciliation des deux points de vue sera chose faite dans son esprit. En attendant, il vivait au milieu des scènes et des larmes. Ce fut un été bien troublé.
Tandis que ces événements tenaient Paris attentif, la pauvre Mademoiselle, oubliée dans son château d'Eu, se rongeait si fort qu'enfin son orgueil fut vaincu : « — Sur la nouvelle de la grossesse de la reine, disent ses Mémoires, je m'avisai d'écrire, et je songeai : Peut-être le roi veut-il que je le prie ». Et elle s'abaissa à le prier. Elle exprimait d'abord l'espoir que l'enfant attendu serait un fils : « — J'exagérai de très bonne foi l'envie que j'en avais, et je témoignai la douleur où j'étais d'être si longtemps sans avoir l'honneur de le voir. Je dis tout de mon mieux pour l'obliger à me permettre de retourner ». Elle écrivit en même temps à Colbert, qui passait pour être l'homme influent du ministère :
A Eu, ce 23 mars 1664.
« Monsieur Colbert, en envoyant témoigner au roi la joie que j'ai de la grossesse de la reine, j'ose lui demander ses bonnes grâces et la permission
190 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
de les lui aller demander moi-même. J'espère que vous m'assisterez de vos bons offices pour obtenir un bien si précieux. Je le supplie, si je ne puis y parvenir, de m'accorder celle d'aller faire un tour à Paris avant mai \ y ayant trois procès considé- rables pour arriver en ce temps. J'attends en ce rencontre la continuation de vos bons offices.
« Anne-Marie-Louise d'Orléans. »
Le roi mit deux mois à répondre :
« A ma cousine que c'est Mlle fille aînée de feu Mgr le Duc d'Orléans.
« Ma cousine, j'ai une extrême consolation de vous voir dans les sentiments que vous me témoi- gnés par votre lettre, j'oublie de bon cœur le passé, et je vous permets non seulement d'aller faire un tour à Paris, mais aussi d'y demeurer, ou de choisir tel autre séjour qui vous sera plus agréable, et même de venir ici, en cas que vous le souhaitiez, m'assûrant que votre conduite me donnera toujours sujet de vous chérir, et de vous traiter comme une personne qui m'est aussi proche que vous êtes. Je vous remercie de l'affection avec laquelle vous m'écrivez sur la grossesse de la Reine, et prie... «,etc.
« Louis. »
Quelques jours plus tard, Mademoiselle était en route pour Fontainebleau, bien résolue à n'y faire
1. Mot douteux.
FELES GALANTES. 191
qu'une apparition. Elle nageait dans la joie d'avoir recouvré la liberté de ses mouvements, mais la Cour, à présent, lui faisait peur. Le terrain y était devenu trop glissant pour une personne de son humeur, aimant autant son indépendance, et aussi rebelle à toute discipline.
CHAPITRE IV
Importance croissante des choses de l'amour. Les emiioison- neuses. — Naissance de la musique dramatique et son inll uence. — L'amour dans Racine. — Louis XIV et la noblesse. — Le roi est polygame.
I
CE n'était point par compassion, ni davantage par amitié, que Louis XIV avait rappelé d'exil, une seconde fois, sa cousine de Montpensier. Il avait renoncé à lui faire épouser Alphonse VI, puisqu'elle s'opiniâtrait dans son refus, mais il suivait son idée de la marier « où il serait utile pour son service », et il avait besoin de l'entretenir d'un autre projet. Pendant qu'elle était en pénitence à Eu, l'une de ses petites sœurs, Mlle de Valois, avait épousé le duc de Savoie, Charles-Emmanuel II, et était morte (14 janvier iOG4) au bout de quelques mois de mariage. Les veuvages de princes étaient rarement longs. Le roi avait arrangé tout de suite d'offrir les milHons de la Grande Mademoiselle au duc do
13
194 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Savoie, qu'il importait de rattacher à la France, et de dédommager le roi de Portugal en lui donnant l'une des princesses de Nemours K La nouvelle com- binaison était connue du monde politique. On lit dans le Journal d'Olivier dOrmesson, à la date du 4 juin 16(54 : « M. Le Pelletier Mue dit encore le retour de Mlle d'Orléans, et que le Roi lui avait écrit de sa main pour lui permettre de revenir, sans en avoir rien dit à la reine-mère : que c'était en vue du mariage de Savoie ».
Louis XIV ne s'était pas résigné sans effort à procurer un si bel établissement à une ancienne Frondeuse. On voit par une lettre du grand Condé à la reine de Pologne que la rancune royale avait dû céder à la raison d'État :
Fontainebleau, 3 juin 1664,
« Mademoiselle ayant écrit au Roy sur la grossesse de la reyne sa majesté lui a faict response qui est une marque qu'il est fort adoucy pour elle tout le monde même croit qu'elle reviendra et que sa maiesté con- sentira à son mariage avec M. de Savoie qu'il n'avoit pas voulu jusques à cette heure à cause qu'il aimoit mieux celui de Mlle dalanson ^ mais comme elle est
1. Mlles (le Nemours étaient lilles d'I'llisabeth de Vendôme, sœur du duc de Beaufort, et d'Henri de Savoie, duc de Nemours, qui fut tué en duel par son beau-frère (30 juillet 1652). La cadette épousa Alphonse VI le 28 juin 1666.
2. Claude Le Pelletier, alors président aux enquêtes. 11 fut depuis ministre d'État et contrùleur général des finances.
3. Mlle d'Aleni;on, la seconde des demi-sœurs de Mademoiselle.
NOUVEAUX PROJETS DE MARIAGE. 195
fort laide et que pour lui donner un nouvel agrément elle a la plus furieuse petite vérole du monde et que le roy croit que M. de Savoie ne se résoudra pas volontiers à Fespouser, il appréhende qu'il ne songe 'a espouser une de la maison d'Autriche et ainsy je croy qu'il se résoudra plus tôt à faire le mariage de Mlle quelque aversion d'ailleurs qu'il y ait ce qui n'est pas pourtant encore assuré mais i.y vois beau- coup d'apparence '....»
Il n'y avait pas de danger que Mademoiselle fît la petite bouche pour ce mari-là; le roi le savait bien. Elle arriva à Fontainebleau dans la première quin- zaine de juin 1664. Toute la Cour était allée à sa rencontre sur la grande route. Mademoiselle était la première personne qui eût fait céder le roi depuis qu'il avait pris le gouvernement. C'était une gloire. Elle le sentait bien, et rentrait la tête haute. Louis XIV eut le bon goût de ne pas lui en vouloir. Il l'accueillit gracieusement, et borna sa vengeance à la taquiner pendant les quelques jours qu'elle passa auprès de lui. « Avouez, lui disait-il, que vous vous êtes fort ennuyée? » Elle se récriait : « Je vous assure que non, et que je pensais souvent : on est bien attrapé à la Cour si l'on croit me mortifier, car je ne m'ennuie pas un moment ». Il en croyait ce qu'il voulait. Un soir, après la comédie, il la mena sur une petite terrasse, et prit la parole en ces termes : « Il faut oublier le passé; soyez persuadée que vous
1. Archives de Chantilly.
,196 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
recevrez toutes sortes de bons traitements de moi à l'avenir, et que je vais songer à votre établissement. M. de Savoie est un bien meilleur parti qu'il n'était : sa mère est morte. Il connaîtra la difïérence qu'il y a de votre sœur à vous. Ainsi vous serez fort heu- reuse et j'y travaillerai sérieusement ». Ce discours fut suivi d'un échange d'effusions. « Nous venons de nous embrasser, ma cousine et moi », dit le roi en reparaissant devant sa Cour, et le mot d'ordre fut saisi au vol. La Grande Mademoiselle eut à Fontainebleau une semaine quasi triomphale. Ren- trée dans sa province, elle ne sut malheureusement pas s'y tenir en repos.
Le roi, ses ministres et ses ambassadeurs tra- vaillaient à son mariage. Il n'y avait qu'à les laisser faire. Mademoiselle voulut les aider. Pour com- mencer, elle entreprit de réduire au silence la vieille Madame, qui était outrée de son empressement à remplacer sa cadette. Il en résulta de telles criail- leries, que Louis XIV dut intervenir pour faire taire toutes ces femmes. Il écrivit à Mademoiselle :
A ma cousine.
Ma cousine, je ne puis pas empêcher que les gens de ma tante ne parlent, mais je ne crois pas qu'elle dise que je lui aie promis ma protection contre vous. Je vous aime et vous considère, autant que les plus pressants motifs qui passent dans votre esprit sont capables de m'y convier. Et assurément
NOUVEAUX PROJETS DE MARIAGE. 197
mon intention est de vous faire plaisir en tout ce qui se pourra. Je vous avoue seulement que vous m'en ferez beaucoup, si vous voulez de votre part faciliter les choses un peu ; c'est en cela que consiste toute ma partialité : Et n'ayant rien à ajouter à une explication si sincère de mes sentiments, je finis cette lettre, priant Dieu, etc.
« Écrit à Fontainebleau le 12° juillet 1604.
« Signé : Louis ' . »
Il était au-dessus des forces de Mademoiselle de ne pas s'en mêler. Sa persévérance à faire la mouche du coche lui attira une nouvelle lettre du roi. Le ton en est d'un homme tout à fait impatienté.
A ma cousine.
« Ma cousine, je vois clairement par votre der- nière lettre, qu'on ne vous informe point au vrai de ce qui se passe en Piémont ; car si j 'a vois à être mal satisfait de mon ambassadeur, ce seroit de ce qu'il a exécuté mes ordres avec tant de chaleur, que le duc de Savoie s'est plaint par ses dépêches au comte Carroccio, qu'il sembloit qu'on l'ait voulu forcer en une chose qui a toujours été entièrement libre, même au plus misérable particulier. Jugez par cette circonstance que la conduite, qu'on vous propose, et que vous me suggérés, seroit fort bonne :
1. Œuvres de Louis XIV. — Lettres par licuHùres, Paris, 1806.
198 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
je remarque même beaucoup de malice en ceux qui vous donnent de pareils avis : car leur but est de vous mettre dans Tesprit, que si Faffaire ne réussit pas, c'est que je ne l'aurois pas voulu. Et je vois que vous êtes déjà persuadée qu'elle dépend purement de ma simple volonté, en la portant plutôt d'une manière que d'une autre, mais je ne suis pas résolu de me conduire par le caprice de ces g-ens-là. Je vous ai dit que je souhaite sincèrement votre satisfaction, et je vous le confirme encore; la seule amitié que j'ai pour vous me donneroit ce sentiment, et je connois de plus que c'est mon service. Vous ne devez donc pas douter que je ne fasse tout ce qui sera effectivement plus utile pour faire réussir la chose; et pour les moyens, je ne tirerai pas grand avantage de dire, que je vois mieux ce qui se doit faire, que ceux qui vous parlent ou qui vous écri- vent; cependant je prie Dieu, etc.
« A Vinccnnes, le 2° septembre 1664.
« Signé : Louis. »
Le roi disait la vérité; le duc de Savoie ne voulait pas de la Grande Mademoiselle. Charles-Emmanuel n'avait jamais digéré « l'aiTront du voyage de Lyon, d'où il avait vu sa sœur revenir duchesse de Parme, quand il s'imaginait la voir reine de France * ». Il n'était pas fâché de rendre à Louis XIV la monnaie
1. U ambassadeur de la Fiœnte au roi d'Espagne; Paris, 27 janvier 1064 [Archives de. la liasHlIe). La princesse de Savoie refusée par Louis XIV s'était décidée à épouser le duc de Parme.
NOUVEAUX PROJETS DE MARIAGE. 199
de sa pièce en lui refusant à son tour une princesse de sa famille, dont les années, au surplus, « lui faisaient peur, car il désirait avoir. des enfants* ». Il avait aussi un compte d'amour-propre à régler avec Mademoiselle, qui l'avait dédaigné du temps où elle était jeune et belle. A cette époque lointaine, Charles-Emmanuel, bien que de sept ans son cadet, n'avait pas caché qu'il ne se ferait pas prier pour l'épouser, « tant par quelque estime de sa personne que par le désir de son grand bien ^ ». Mais il en avait été du duc de Savoie comme du prince de Galles, et, plus tard, du prince de Lorraine :
Quoi? moi! quoi? ces gens-là! l'on radote, je pense, A moi les proposer! hélas! ils font pitié : Voyez un peu la belle espèce 3.
Devenue moins exigeante avec les années, Made- moiselle trouvait un homme qui nentendait pas jouer le rôle de pis aller.
Il tint bon, et ce fut encore une Nemours *, sœur de la reine de Portugal, qui hérita du mari destiné à la Grande Mademoiselle. A force d'avoir fait la difficile, il arrivait à cette princesse la même aven- ture qu'à la fille à marier de La Fontaine : elle
1. Mémoires de Mme de Motteville.
2. L'archevêque d'Embrun à Brienne père; Turin, le 1" août 1659.
3. La Fontaine : la Fille, fable publiée pour la première fois dans l'édition de 1678 et 1679.
4. Marie-Jeanne-Baptiste de Nemours épousa Charles-Emma- nuel Il le M mai 1665.
200 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
allait en être réduite à épouser un cadet de Gas- cogne, le « malotru » de la fable.
Je crois du reste que La Fontaine avait pensé à elle en écrivant la Fille. On s'est demandé s'il n'aurait pas emprunté son sujet à une épigramme de Martial. Il n'avait pas eu besoin d'aller chercher si loin. Le 8 juillet 1664, La Fontaine avait été nommé « gentilhomme servant de la duchesse douairière d'Orléans ' » ; c'est dire s'il était au courant des mariages manques et des petits ridi- cules de la belle-fille de la maison. Nous possédons ses confidences sur le Luxembourg, côté Madame et côté Mademoiselle, dans une Épître dédiée à Mignon, le petit chien de sa maîtresse.
Pour La Fontaine, le Luxembourg était le palais où l'on n'avait pas le droit d'être amoureux. C'était défendu chez Madame, où il fallait se contenter des « dévots sourires » de Mme de Crissé, l'original de la comtesse de Pimbesche, et se défier d'un ancien capucin, devenu évêque de Bethléem en Nivernais^, qui avait la surveillance des conversations : « Parle bas », dit Tépître Pour Mignon :
Si révoque de Bethléem
Nous entendait, Dieu sait la vie.
On n'avait même pas la ressource de se réfugier chez « la divinité » d'en face. Les amoureux y étaient plus mal vus d'année en année, et La Fontaine avait
1. Ht non de Madame Henriette, comme il a été dit par erreur.
2. Ce Bethléem-là était un faubourg de Glomecy.
NOUVEAUX PROJETS DE MARIAGE. 201
deviné pourquoi ; Tantipathie que leur avait toujours témoignée Mademoiselle était à présent doublée d'envie.
L'échec du mariage de Savoie avait déterminé une crise pénible dans la vie de celte pauvre héroïne en disponibilité. Pour la première fois, on lui avait fait sentir qu'elle était hors d'âge pour le mariage, et elle était de celles qui ont le terrible malheur de ne pas pouvoir se résigner à leur déchéance de femmes. Leur révolte dégénère souvent en bizarrerie. C'est une terrible injustice de la nature envers ces créatures douloureuses qui n'auraient souvent pas demandé mieux que d'obéir à ses lois en devenant épouses et mères. Des troubles nerveux donnent à la tragédie de leur âme des dehors burlesques, et le monde rit sans comprendre. Mademoiselle a été de ces infortunées. La Fontaine l'avait bien pénétrée lorsqu'il écrivait :
Son miroir lui disait : « Prenez vite un mari ». Je ne sais quel désir le lui disait aussi : Le désir peut loger chez une précieuse.
Il est très difficile de raconter le déclin de la Grande Mademoiselle sans provoquer tout au moins le sourire, et il serait pourtant dommage que cette fîère figure prît sur la fin, si peu que ce fût, une ressemblance avec Bélise.
Elle restait désemparée, sans but, au moment même où les femmes se voyaient exclues de l'action, après s'en être grisées sous la régence d'Anne d'Au-
202 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
triche. Les hommes d'alors les avaient encouragées à entrer avec eux dans la vie publique. Grâce à leur complicité, les femmes étaient montées au faîte de la puissance et de la domination, et avaient vécu l'un des moments les plus romanesques de leur histoire. L'habitude était prise d'être traitées en égales par les hommes, quand la volonté d'un monarque qui se défiait d'elles les précipita brus- quement de ces sommets.
On a vu à propos de La Vallière avec quel mépris Louis XIV parle des femmes dans ses Mémoires. Il avait sur leur sexe des idées orientales, se rappro- chant de celles que ses ancêtres espagnols avaient héritées des Maures. Il ne pouvait point se passer d'elles, mais il ne leur demandait que du plaisir. Au fond, il ne les croyait pas capables de donner plus; il les jugeait inférieures et dangereuses, peut-être en souvenir de Marie Mancini, qui avait failli l'entraîner à un crime contre la royauté. A peine eut-il le pouvoir, toutes celles qui étaient sorties du rang durent se hâter d'y rentrer : il n'était plus permis aux femmes d'avoir de l'importance qu'en amour. Louis XIV ne faisait pas d'exception pour ses maî- tresses. Mme de Montespan le tyrannisa malgré lui. Les autres ne furent jamais admises à être autre chose que belles et amusantes. Quand Mme de Main- tenon, sur la fin du règne, eut la gloire de relever son sexe dans l'estime du Roi, elle n'en bénéficia que pour son compte personnel. La généralité n'y gagna rien ; le pli était trop bien pris.
IMPORTANCE DES CHOSES DE l'aMOUR. 203
Réduites tout d'un coup à une existence où rhorizon s'était refermé, les femmes la trouvèrent pâle et mesquine. Elles demandèrent à l'amour, puisqu'on ne leur laissait que cela, de leur rendre les émotions violentes dont elles avaient pris l'habi- tude dans les camps et dans les conseils. Il sortit de là des choses étranges, qui se remarquèrent peu tant que la reine mère fut de ce monde; Anne d'Autriche obtenait, faute de mieux, que l'on sauvât les apparences. Elle morte, on eut la débâcle, et les choses étranges devinrent des choses effroyables.
II
Ce fut à Versailles, parmi les feux de Bengale de Vile enchantée^ que la reine mère sentit la première morsure du cancer qui devait l'emporter. Paris suivit avec chagrin la marche de son mal. Anne d'Autriche était redevenue populaire depuis qu'elle n'était plus rien, a Elle conserve l'union, écrivait d'Ormesson, et quoiqu'elle n'ait aucun crédit pour faire du bien, elle empêche à ce qu'on croit beau- coup de mal (5 juin 1665). » On savait que la Cour de France lui devait d'avoir gardé une certaine décence; que, sans elle, Louis XIV et sa belle-sœur Henriette ne se seraient peut-être pas aperçus à temps qu'ils allaient s'aimer trop, qu'ils s'aimaient déjà trop et que cela faisait « beaucoup de bruit à
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la Cour* ». La reine mère avait forcé de s'ouvrir des yçiix qui voulaient rester fermés. Elle avait parlé sans ménagement, et sa rudesse avait peut-être épargné à la royauté française une souillure ineffa- çable; ce sont de ces services que les honnêtes gens n'oublient point. A la reconnaissance venait s'ajouter une admiration sincère pour son courage devant la souffrance. Elle endura sans une plainte, avec une tranquillité incroyable, neuf mois de douleurs aiguës, avivées encore par les remèdes barbares d'un défilé d'empiriques.
Dans la famille royale, les sentiments étaient mélangés. Louis XIV — Mme de MoLteville l'avait bien remarqué — était un homme plein de « con- trariétés ». Il chérissait sa mère. Pendant une pre- mière maladie, un peu avant le cancer, il l'avait soignée jour et nuit avec un dévouement, et aussi une adresse, dont les assistants s'étaient émerveillés. L'idée de la perdre lui donnait à présent des crises de sanglots à TéLouffer. En même temps, sa mère devenait de trop. Elle le gênait par sa clairvoyance. Il éprouvait un soulagement dont il ne se rendait sûrement pas compte, mais qui n'échappait pas aux observateurs, en voyant approcher le moment où elle ne serait plus là pour le regarder vivre. Lors- qu'elle fut à l'agonie, raOection emporta tout et le roi faillit s'évanouir. Elle était à peine enterrée, que le plaisir de se sentir libre prenait le dessus.
1. Mme de La Fayette : Histoire de Madame Henriette.
IMPORTANCE DES CHOSES DE l'aMOUR. 20S
L'attachement de Monsieur pour sa mère était ce qu'il y avait de meilleur en lui. Son chagrin fut sans arrière-pensée, et se traduisit par le besoin d'être toujours avec elle. — « C'était une telle puanteur, rapporte Mademoiselle, que l'on ne pouvait quasi souper..., après l'avoir vu panser. » Monsieur pas- sait son temps dans cette chambre, et ne savait qu'inventer pour montrer sa tendresse. Il tombait quelquefois sur des idées ridicules; mais il était tou- chant quand même, par sa sincérité et ses larmes intarissables. Anne d'Autriche finissait par le ren- voyer. Monsieur retournait alors à ses plaisirs et s'y oubliait; il n'aurait pas été lui, s'il avait agi autre- ment. A l'approche de la fin, il ne se laissa plus ren- voyer, par personne, tout craintif et tout soumis qu'il fût. Le Roi s'était retiré, obéissant à l'usage qui interdisait aux princes, comme jadis aux dieux, de voir mourir. Il fit dire par deux fois à son frère de ne pas rester là, et en reçut pour réponse « qu'il ne lui pouvait obéir en cela, mais qu'il promettait que c'était la seule chose en quoi il lui désobéirait de sa vie * ». Ce fut par un cri de Monsieur, qui perça les murailles, que Louis XIV apprit que sa mère était morte.
La jeune reine Marie-Thérèse, qui perdait tout, justifia la réputation de « bêtise » que la Cour lui avait faite. Elle se laissa persuader que son rôle allait grandir de tout celui de la reine mère, et fut plus qu'à demi consolée par cette chimère.
1. Méu.oires de Mme de Motteville.
206 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Mademoiselle observa scrupuleusement les bien- séances; c'est tout ce que Ton peut dire. Anne d'Au- triche avait souligné de son côté dans une heure solennelle la ténacité de sa rancune contre sa nièce. La veille de sa mort, elle fit ses adieux aux siens. Deux seulement parurent oubliés : « Je fus étonnée, raconte Mademoiselle, qu'elle ne dît pas un mot à M. le Prince ni à moi, qui étions là, après tout ce qui s'était passé, et particulièrement à moi, qui ai toujours été nourrie auprès d'elle ». C'était juste- ment à cause « de tout ce qui s'était passé ». Anne d'Autriche donnait le bon exemple au roi : elle expirait sans avoir pardonné aux Frondeurs.
De grands changements suivirent sa mort . Louis XIV avait perdu sa mère le 20 janvier 1666. Le 27, une députalion du Parlement vint « faire les compliments au roi ». D'Ormesson en était. — « Je fus après, dit son Journal, à la messe du roi, où étaient la reine, M. le Dauphin, Monsieur et Mlle de La Vallière, que la Reine a prise auprès d'elle par complaisance pour le roi. En quoi elle est fort sage. » Louis XIV prcsenlait officiellement sa maî- tresse à son peuple et lui assignait son rang dans l'État, immédiatement au-dessous de l'épouse légi- time. Il n'aurait pas osé du vivant de sa mère.
Deux mois plus tard, il était délivré de la « Cabale des Dévots », et de ses observations importunes, par la disparition de la Compagnie du Saint Sacrement. Il ne paraît pas impossible que la mort de la reine mère ait à tout le moins hâté cet événement. Anne
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d'Autriche connaissait la société de longue date * et lui avait témoigné pendant bien des années un dévouement absolu. Elle lui avait gardé le secret, même avec Mazarin. Elle avait fait plus; on a la preuve qu'elle trompait son ministre pour la Com- pagnie. La situation changea avec la mort du car- dinal. Soit crainte de son fils, soit scrupule, rien n'autorise à penser qu'Anne d'Autriche ait trompe Louis XIV, après Mazarin, pour une société secrète. Recherchée activement par Colbert, qui devinait une puissance occulte derrière les adversaires de son pouvoir, la Compagnie recourut à sa protectrice habituelle, et eut l'amère déception de la solliciter en vain. Le dévouement d'Anne d'Autriche n'allait plus qu'à se taire.
Aussi longtemps qu'elle fut de ce monde, tout espoir ne fut pas perdu : on pouvait la ramener, et réussir mieux une autre fois. Sa mort compléta le désarroi. Depuis quelque temps, la société n'osait déjà presque plus se réunir. Privée de la mère du roi, on dirait qu'elle s'abandonne. Elle se dissout, ou elle en a l'air; ses registres s'arrêtent au 8 avril 1666. La suite des procès-verbaux a-t-elle été détruite ou égarée? Avait-on renoncé, par pru- dence, à toutes les écritures? Les suppositions sont libres. Il en est jusqu'à nouvel ordre de la mysté- rieuse confrérie comme de ces cours d'eau qui dis- paraissent sous terre. On perd leurs traces. Il arrive
i. Voir Raoul Allier, la Cabale des Dévots.
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même qu'on ne les reconnaît plus et qu'on leur donne un autre nom, lorsqu'ils ressortent à la sur- face. Tel, sans doute, a été le sort de la Compagnie du Saint-Sacrement, car l'esprit sectaire, qui était sa marque, ne perd jamais ses droits dans notre pays; nous le voyons, de nos jours encore, se mettre en France au service des idées les plus diverses.
Dans ce même commencement d'avril (1666) où la Cabale des Dévots s'était avouée vaincue, la Cour fut frappée de l'animation du Roi : — « On fit, écrivait Mademoiselle, un voyage à Mouchy, où on fut trois jours pour une revue. Le roi y fit venir quantité de troupes. Il y vint beaucoup de dames. On était en justaucorps de deuil. On se divertit fort bien; le roi était d'une grande gaieté; il fit des chansons pendant le chemin... ». Louis XIV n'a pas fait beaucoup de chansons dans sa vie, bien que celles-là n'aient pas été les seules.
Il jouissait de se sentir débarrassé des ennuyeux qui avaient abusé du patronage de sa mère pour s'ériger en censeurs de leur souverain. Personne ne s'occupait plus de ses péchés en dehors de son con- fesseur et de ses prédicateurs. Quand les prédica- teurs s'appelaient Bossuet ou Bourdaloue, ils ne le ménageaient guère; mais Louis XIV le supportait : c'était leur métier, et les chrétiens d'alors, même les mauvais, connaissaient leurs devoirs de chré- tiens et baissaient le front devant la chaire. Bossuet s'écriait en présence de toute la Cour que les « mau- vaises mœurs » sont toujours les mauvaises mœurs,
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et qu'il y a un Dieu dans le ciel qui venge les péchés des peuples, « mais surtout qui venge les péchés des rois ' ». Il lançait des apostrophes à l'adresse de Mlle de La Vallière : « — 0 créatures, idoles hon- teuses, retirez-vous de ce cœur. Ombres, fantômes, dissipez-vous en présence de la vérité! Voici l'amour véritable qui veut entrer dans ce cœur : amour faux, amour trompeur, veux-tu tenir devant lui? » Bour- daloue, qui trouva Mme de Montespan à la place de La Vallière, reprochait au Roi ses « débauches » et lui demandait en plein sermon s'il avait tenu ses promesses de rupture : « — N'avez- vous plus revu cette personne, écueil de votre fermeté et de votre constance? N'avez- vous plus recherché des occa- sions si dangereuses pour vous? » Mme de Sévigné alla un jour l'entendre à Saint-Germain, où il prê- chait un carême devant le roi et la reine. Elle en revint confondue et transportée de sa hardiesse : « — Nous entendîmes, après dîner, le sermon du Bourdaloue, qui frappe toujours comme un sourd, disant des vérités à bride abattue, parlant contre l'adultère à tort et à travers : sauve qui peut, il va toujours son chemin^ ». Louis XIV acceptait ces reproches publics : il n'en était ensuite ni plus ni moins.
La mort de la reine mère avait encore eu pour effet, en suscitant vingt rivales à La Vallière, de grossir la clientèle aristocratique des charlatans et alchimistes,
1. Sermons pour le carême de 1662
2. Lettre du 29 mars 1680.
14
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devineresses , sorcières et empoisonneuses qui jouaient un si grand rôle dans la vie amoureuse de la société la plus polie du monde. La magie comp- tait alors parmi les industries parisiennes les plus florissantes. Les habitants des rues écartées, ou des faubourgs, étaient accoutumés au mouvement qui se produisait de grand matin, ou le soir à la brune, autour de certaines maisons isolées'. Des gens de toutes mines, à pied, en carrosse ou en chaise, les femmes masquées ou emmitouflées, se succédaient devant une porte close, qui ne s'ouvrait que sur un signal particulier. L'état d'esprit qui amenait cette foule chez la devineresse était répandu dans toutes les classes de la société, des plus basses aux plus hautes. La crédulité publique traversait une période d'épanouissement qui jurait avec la splendeur intel- lectuelle de la France d'alors, et dont ne s'étonne- ront pourtant que ceux qui croient aux formules simples en histoire. Deux de nos grands classiques ont laissé des pages qui témoignent de l'étendue du mal, dans ce même moment où notre pays pre- nait la tête de l'Europe. Molière s'est moqué des sciences occultes et de leurs adeptes tout au long d'une pièce, ou plutôt d'un« livre de ballet^ », qu'il écrivit pour le Roi en 1670, et qui s'appelle, comme on sait, les Amants magnifiques. Les personnages
t. Archives de la Daslillc, par François Ravaisson, t. IV, V et VI, passim.
2. Voyez la Notice sur la pièce dans le Molière des Grands écri- vains de la France (Hachette).
LES EMPOISONNEUSES. 211
y sont divisés en deux camps d'après une règle de sa façon, fort impertinente pour les grands de ce monde : Molière les avantage quant à la bêtise. Il lui suffit que ses héros soient illustres par le rang et la naissance pour les doler d'une foi aveugle à tous les grimoires. « — La vérité de l'astrologie, dit le prince Iphicrale, est une chose incontestable, et il n'y a personne qui puisse disputer contre la cer- titude de ses prédictions. » C'est aussi l'avis du prince Timoclès : « — Je suis assez incrédule pour quantité de choses; mais, pour ce qui est de l'astro- logie, il n'y a rien de plus sûr et de plus constant que le succès des horoscopes qu'elle tire ». La prin- cesse Aristione est de la même opinion et s'inquiète de trouver sa fille moins convaincue. C'est un com- mencement de libertinage d'esprit, et l'on ne sait pas où cela peut vous mener : « — Ma fille, lui dit- elle, vous avez une petite incrédulité qui ne vous quitte point ».
L'athéisme en astrologie et en sorcellerie est représenté dans la pièce par Molière, qui s'est mis en scène sous le nom de « Clitidas, plaisant de Cour », et par un autre personnage de naissance obscure, « Sostrate, général d'armée », qui prend le parti de Clitidas contre les prophètes en chambre et autres exploiteurs de la sottise humaine. — « Il n'est rien de plus agréable, dit-il, que toutes les grandes promesses de ces connaissances sublimes. Transformer tout en or, faire vivre éternellement, guérir par des paroles, se faire aimer de qui l'on
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veut, savoir tous les secrets de l'avenir, faire des- cendre, comme on veut, du ciel sur des métaux des impressions de bonheur », commander aux démons, se faire des armées invisibles et des soldats invul- nérables : tout cela est charmant, sans doute, et il y a des gens qui n'ont aucune peine à en comprendre la possibilité : cela leur est le plus aisé du monde à concevoir. Mais pour moi, je vous avoue que mon esprit grossier a quelque peine à le comprendre et à le croire.... »
La Fontaine a traité le même sujet dans trois de ses fables. Il en est une, les Devineresses^ publiée en 1678, avant le fameux « drame des poisons », par conséquent, où il se montre très renseigné sur ce que la police n'avait pas encore su voir. Il con- naissait à merveille l'existence de la « poudre de succession » et de la « poudre pour l'amour ».
Une femme, à Paris, faisait la pythonisse. On l'allait consulter sur clia(iue événement; Perdait-on un cliiffon, avait-on un amant, Un mari vivant trop, au gré de son épouse. Une mère fâcheuse, une femme jalouse,
Chez la Devineuse on courait, Pour se faire annoncer ce que Ton désirait.
L'avertissement ne fut pas remarqué, et il fallut la Chambre ardente de 1680 pour faire comprendre aux honnêtes gens que « la Devineuse » se doublait le plus souvent d'une marchande de poison; mais La Fontaine n'avait rien appris à personne sur la
1. Allusion à certains talismans.
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confiance qu'elle savait inspirer. La chose était bien connue. Cette dangereuse engeance, que l'on a déjà entrevue à l'occasion des premières poursuites contre Lesage et Mariette, mérite quelques détails. Elle fut mêlée à Paris, pendant une vingtaine d'an- nées, à tant d'intrigues et à tant de crimes, qu'elle exerça une réelle influence sur la moralité du monde parisien et, par là, sur les affaires de la Cour.
III
Ce fut comme un vent de folie, qui souffla plus particulièrement sur les femmes. Beaucoup d'entre elles étaient à l'état de révolte, inconsolables d'avoir perdu le surcroît d'importance acquis durant les troubles civils à celles-là mêmes qui ne se mêlaient point de politique. La force des choses avait alors émancipé les femmes. Dans le désordre général, et pendant que les hommes étaient à se battre, elles avaient perdu l'habitude de rester dans l'ombre et d'obéir, ou de n'être que les premiers objets de luxe de leur maison. Louis XIV avait entrepris de les ramener à un rôle décoratif, ou utilitaire : c'était à peu près comme si nous demandions aujourd'hui à nos filles, si libres et si mêlées au mouvement général, de revenir tout d'un coup à l'effacement et aux mille contraintes de notre propre jeunesse. Elles se cabreraient. En 1666, la plupart des clientes
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de la nécromancienne sollicitaient, avant tout, un secret pour secouer le joug retombé sur leurs épaules.
Le mari était l'incarnation naturelle de ce joug. Aussi était-ce à lui que les révoltées s'en prenaient d'habitude. Elles s'adressaient à une devineresse. La première consultation était presque toujours innocente. La devineresse conseillait des neuvaines au bon saint Denis, très secourable aux femmes malheureuses en ménage, ou à l'infatigable saint Antoine de Padoue. Elle réservait pour plus tard, ne les donnant qu'à bon escient, des « poudres » dont le secret avait été apporté d'Italie, et que l'on venait chercher à Paris de toute la province et des pays étrangers. On sait par des documents con- temporains qu'il y entrait de l'arsenic, et que tant de personnes s'accusaient en confession d'avoir « empoisonné quelqu'un », que le clergé de Notre- Dame finit par avertir la justice (1G73). Les péni- tents, et surtout les pénitentes, disaient-ils toujours vrai? L'imagination populaire est si prompte à prendre le galop dès qu'il s'agit d'empoisonne- ments, que l'on peut se demander si une partie de ces malheureuses n'étaient pas plutôt des hystéri- ques et des hallucinées? Il est probable qu'on l'ignorera toujours. Les médecins d'alors étaient les médecins de Mohère, et la chimie n'existait pas.
Le mari adouci, ou supprimé, les femmes deman- daient à l'amour de remettre des émotions dans leurs existences rétrécies et affadies. La tâche de la
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nécromancienne consistait alors à intéresser Dieu ou le diable aux peines de cœur de sa cliente et à la faire aimer, bon gré mal gré, de Thomme qu'elle désignait. On commençait par les neuvaines, on finissait par la messe noire, avec ses rites obscènes, ou par la messe sanglante, pour laquelle on égor- geait un petit enfant. Toutes les formes de conju- ration avaient place dans l'entre-deux, tous les charmes, tous les talismans, et plusieurs sortes de « poudres », qui n'étaient pas toujours inoffen- sives. Les consultations se payaient suivant le rang et la fortune des clientes. A défaut d'argent, on donnait un bijou ou bien l'on signait un billet, res- source dont il n'est pas besoin de signaler l'impru- dence.
L'année où mourut Anne d'Autriche, l'une des devineresses les mieux achalandées de la capitale était la femme d'un bonnetier appelé Antoine Mont- voisin, dont la boutique était située sur le pont Marie, le même qui, aujourd'hui encore, relie la rive droite de la Seine avec l'île Saint-Louis. Le pont Marie, comme presque tous ceux du Paris d'alors, portait une double rangée de maisons à boutiques qui en faisaient une rue très animée. Les affaires de Montvoisin n'avaient pourtant pas pros- péré. Il avait essayé de plusieurs commerces sans réussir dans aucun. Il avait été mercier, joaillier, et toujours il avait « perdu ses boutiques », suivant l'expression de sa femme, Catherine Montvoisin, familièrement « la Voisin ». C'est sous ce dernier
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nom qu'elle est devenue célèbre dans les annales dn crime. La Voisin diseuse de bonne aventure est la même que la Voisin l'empoisonneuse.
Au temps du magasin de bonneterie, elle n'avait pas encore éveillé l'attention de la justice, malgré son installation mal sûre du pont Marie, qui l'obli- geait à avoir double domicile ou à donner ses rendez-vous chez des compères. Elle gagnait énor- mément d'argent. Le prix de ses consultations variait d'une pièce de monnaie à plusieurs milliers de livres, ou d'une vieille nippe à un collier de pierres précieuses, et elle faisait encore des bénéfices sur les acolytes des deux sexes qui l'assistaient dans ses œuvres scélérates. On sait par elle-même qu'elle s'était séparée de biens d'avec son mari, toujours malheureux en affaires. Malgré cette précaution, l'argent lui fondait entre les doigts. Il est vrai qu'elle avait des charges, enfants à élever et parents à soutenir. Elle disait : « J'ai dix personnes à nourrir » ; mais elle était économe pour les autres. La Voisin donnait un écu par semaine à sa mère et élevait sa fille en très petite bourgeoise. C'était elle qui dépensait follement, en compagnie de miséra- bles de son espèce.
La position de mari d'empoisonneuse semble avoir été précaire. Antoine Montvoisin était au cou- rant de l'industrie de sa femme, et sa conscience ne lui interdisait pas d'en profiter pour se donner du bien-être. Sa conscience lui permettait aussi de s'approprier l'argent que sa femme lui confiait pour
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faire exécuter les commandes de neuvaines ; il était libertin, tout comme les Vardes et les Guiche, et convaincu que les neuvaines ne servaient absolu- ment à rien.
Quant à aller plus loin, et à mettre franchement la main à la pâte, serviteur! Sa prudence lui roussit : il ne fut jamais inquiété; mais elle l'ex- posait tous les jours de sa vie à être empoisonné dans son potage, car la Voisin ne pouvait souf- frir ce poltron. Elle aurait voulu le remplacer par un véritable associé, et c'était entre eux un perpétuel assaut de ruses. Le bonhomme Antoine aurait cer- tainement fini, malgré tout, par y passer, s'il n'avait eu l'idée ingénieuse de se lier avec un bourreau, auquel il confia sa situation. Il fut convenu entre eux que, si Montvoisin mourait avant sa femme, le bourreau parlerait et provoquerait l'ouverture du corps. La Voisin prit peur. Elle essaya de faire empoisonner son mari en voyage, n'y réussit point et, finalement, le garda.
Elle avait bénéficié, comme toute la corporation, des espérances éveillées chez nombre de jolies femmes de l'aristocratie par la disparition de la reine mère. Anne d'Autriche avait si mal pris les premiers écarts de son fils, que les aspirantes à la succession de La Vallière en avaient conservé une certaine discrétion. Lorsqu'on n'eut plus à craindre les rebulYades de la vieille reine, les passions se déchaînèrent, et un essaim de jeunes ambitieuses s'adressèrent aux devineresses en vogue « pour par-
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venir aux bonnes grâces du Roi '. » Les plus hardies demandaient en même temps « quelque chose contre Mme de La Vallière ». Parmi ces jeunes femmes se trouvait la marquise de Montespan, qui n'aimait ni son mari ni le roi, mais qui était harcelée par ses créanciers, consciente de sa valeur, et déterminée à être « maîtresse reconnue », puisque aussi bien c'était une position classée et admise.
Elle était « belle comme le jour », dit Saint-Simon, sans être « parfaitement agréable » ; le correctif est de Mme de La Fayette. Elle avait tout l'esprit que l'on peut avoir, et délicieux de singularité et de pohtesse. Malgré tant d'éclat, le roi l'évitait plutôt et elle en était réduite à amuser Marie-Thérèse, qui la voyait volontiers, ayant une confiance absolue en sa vertu. La reine s'était laissé prendre aux pieuses austérités de la jeune marquise, à ses fréquentes communions, à tout un appareil de pratiques et d'observances qui partait du reste d'un sentiment sincère, et dont Mme de Montespan conserva tou- jours le plus qu'elle put à travers les scandales de son existence. Ainsi entendue, la religion n'empêche pas d'aller chez la sorcière. Elle y mènerait plutôt en donnant à l'âme perverse « la vague conscience du plus outre ^ ».
Mme de Montespan devint l'une des meilleures pratiques de la Voisin, de celles qui ne regardaient
1. Aixhives de la Ms tille : Rapport de la Rcynic, lieutenant général do police, à Louvois (1680; pas d'autre date).
2. La Magie dans Vlnde antique, par Victor Henry.
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pas aux frais, ni à la décence des cérémonies, pourvu que le diable la fît aimer de Louis XIV. A la diffé- rence de ses rivales, elle en eut pour son argent. Elle s'était mise en campagne dans le courant de 1666. Les Mémoires de Mademoiselle, très abondants sur ce sujet, et confirmés par ailleurs, nous appren- nent qu'au printemps de 1667, Mme de Montespan avait supplanté La Vallière; il n'y avait plus que la jeune reine à l'ignorer.
Moins d'un an après, la Voisin eut l'imprudence de faire du bruit parce que deux de ses auxiliaires n'en avaient pas agi honnêtement avec elle. L'un d'eux s'appelait Mariette et était prêtre, attaché à l'église de Saint-Séverin; la Voisin s'en servait pour les sacrilèges. L'autre, Lesage, était une espèce d'homme à tout faire, qui ne reculait devant aucune abomination. La Voisin les accusait de lui avoir soufflé l'une de ses clientes, Mme de Montespan, ce qui était vrai, mais inutile à crier sur les toits. Leurs démêlés « ayant fait quelque éclat, rapporte La Reynie', et le roi ayant eu avis que ces gens faisaient des impiétés et des sacrilèges, et les ayant fait observer », Mariette et Lesage furent arrêtés. Leurs interrogatoires nous ont été con- servés. En voici le passage essentiel.
Mariette avoua sans difficulté avoir « dit des Évangiles » sur la tète de diverses personnes, forme de conjuration relativement innocente. On lui
1. II avait été nommé lieutenant de police en 1667. Pour ce procès, voir les Archives de la Baslille.
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demanda les noms? — « Sur la tête de la dame de Bougy, sur Mme de Montespan, à la Duverger, à M. de RaveLot, toutes lesquelles personnes Lesage a menées chez lui *, »
Mis au courant, Louis XIV ordonna de pour- suivre : « — Saint-Germain, 16 août 1668. — Je vous écris cette lettre pour vous dire que mon inten- tion est que vous ayez à faire conduire lesdits Mariette et Dubuisson^ de mon château au Châtelet de la ville de Paris, à l'effet de l'instruction de leur procès ». On peut tenir pour certain que le roi ne perdit pas l'enquête de vue. Louis XIV était friand de détails policiers, et cette affaire-là le touchait de trop près pour l'oublier.
L'instruction commencée, il se découvrit que Mariette était cousin germain de la femme d'un juge. Le Châtelet estima qu'il y allait de l'honneur de la magistrature d'étouffer l'affaire. Il y apporta tous ses soins et rencontra évidemment d'utiles approba- tions parmi les puissants de ce monde, car la suite de l'histoire laisse entrevoir de nombreuses irrégu- larités. On y distingue que la Voisin, revenue à son bon sens, seconda le Châtelet en faisant agir de hautes protections, et que Mariette et Lesage, après une période d'épreuves et de difficultés, reprirent en paix leur métier louche. Us figurèrent l'un et
1. Interrogatoire du 30 juin 1608. Mme de Bougy était la veuve du marquis de ce nom, lieutenant ^'on(''ral. La Duvergor s'occu- j)ait de magie. Le marquis de Ravelut avait épousé Catherine de Grammont, fille du maréchal.
2. Autre nom de Lesage.
LES EMPOISONNEUSES. 221
l'autre au procès monstre de 1680, où ils furent de ceux qui se répandirent en détails sur les pratiques abominables auxquelles Mme de Montespan aurait été mêlée pendant de longues années. Qu'ils en aient ajouté ou non, la chose n'importe pas ici, car c'est le seul Louis XIV qui nous intéresse, ce n'est pas Mme de Montespan. La lettre citée plus haut prouve, et c'est tout ce qu'il nous faut, que le roi avait su dès 1668 que sa nouvelle maîtresse avait des accointances dans le monde de la criminalité, qu'elle s'abouchait avec des individus ignobles, subissait leur contact dégradant et s'adonnait en leur compagnie à des rites sacrilèges. Ce monarque, qui passe pour si délicat en matière de correction, s'en montra singulièrement peu ému.
Entouré de libertins sans préjugés, à demi libertin lui-même, il ressemblait si peu, dans sa jeunesse, au Louis XIV de la fin du règne et des Mémoires de Saint-Simon, emperruqué au moral comme au phy- sique, qu'il semble voir un autre homme. La correc- tion, les bienséances, comme il en faisait bon marché quand la passion était enjeu! Et comme il est plus vivant ainsi, plus naturel, que le personnage compassé des portraits officiels de Versailles I Louis XIV est décidément un méconnu.
222 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
IV
Il serait inexact de dire que les passions étaient devenues plus vives que sous la Fronde, époque ardente entre toutes, mais elles avaient certainement changé de caractère, comme les goûts et les idées, la littérature, les modes en général. C'est le cours naturel des choses, et l'on a vu que le mouvement s'était précipité sous l'influence d'un monarque tout- puissant, déterminé à effacer le passé. Un événement artistique que l'on ne saurait négliger avait favorisé les desseins de Louis XIV, en ouvrant des perspec- tives ignorées aux curieux de sensations nouvelles, déjà nombreux au xvii" siècle. La musique drama- tique avait fait son entrée dans le monde moderne. Elle lui apportait, selon le mot de l'un de ses histo- riens, M. Romain Rolland ', son « pouvoir illimité » pour exprimer les passions, et, dans les passions, ce qui en demeure incommunicable avec le seul secours du langage. Que l'on aime ou non la musique, on doit comprendre qu'une découverte de cette nature exerce forcément une action sur la partie raffinée d'une nation. La société française n'y avait pas échappé. L'art nouveau était en train de modifier l'état nerveux, si j'ose ainsi parler, du
1. Histoire de l'Opéra en Europe, par M. Romain Rolland. — Cf. Histoire de la musique dramatique en France, par Choiiquot, el les Origines de l'opéra français, par Nuitter et Thoinon.
NAISSANCE DE LA MUSIQUE DRAMATIQUE. 223
monde où grandissaient, sous la protection royale, des idées plutôt périlleuses sur les droits de la nature et la fatalité de la passion. Il rendait de jour en jour ce milieu plus impressionnable.
La musique dramatique est née en Italie; cela va de soi. En 1597, un soir de carnaval, un riche Flo- rentin fit jouer dans sa maison, devant un auditoire de choix, une tragédie en musique appelée Dafne, dont la partition est perdue. D'après l'un des invités, « le plaisir et la stupeur qui saisirent l'âme des auditeurs devant un spectacle si nouveau ne se peu- vent exprimer ». M. Romain Rolland confirme ce témoignage : « Ce fut un coup de foudre.... Il n'y eut personne qui ne sentît qu'on était en présence d'un art nouveau ». En dix ans, l'opéra italien eut pris toute son ampleur, grâce à un compositeur de génie, Monteverde, dont V Ariane fit éclater en san- glots, le soir de la première, un auditoire de plus de six mille personnes. L'art du chant avait marché du même pas et atteint son apogée du premier coup. Un sopraniste fameux, Vittori, « jetait le public dans des transports que nous avons peine à conce- voir.... Beaucoup de personnes étaient obligées d'ouvrir brusquement leurs vêtements pour respirer, suffoquées d'émotion ». Des théâtres de musique surgissaient de toutes parts. Les grandes villes en avaient plusieurs, — cinq à Venise, — et cela ne suffisait pas encore. On jouait l'opéra dans les palais et dans les maisons particulières; Bologne possédait « plus de soixante théâtres privés : sans parler des
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couvents et des collèges ». Le clergé s'était laissé prendre dans le tourbillon ; moines et nonnes chan- taient Fopéra, des cardinaux se faisaient metteurs en scène, un futur pape écrivait des livrets. C'était une épidémie, une folie, et Tltalie ne délirait pas impunément. Pour ses débuts, l'opéra eut à son acquits de graves désordres, nerveux et moraux; on Taima trop.
Mazarin en avait pris le goût avant de s'établir en France. Il voulut initier son pays d'adoption aux jouissances, presque redoutables, dont s'était brus- quement enrichie la vie humaine, et fit venir l'une après l'autre quatre troupes italiennes, la première en 1645, la dernière peu de temps avant sa mort. L'issue était aisée à prévoir : un spectacle patronné par le cardinal devenait une question politique. Applaudi par les partisans du ministre, dénigré par ses adversaires, l'opéra italien rencontra une telle opposition qu'il fallut y renoncer; toute- fois la leçon n'avait pas été perdue. Nos composi- teurs, voués jusqu'ici aux ballets et aux « masca- rades », n'avaient pas eu en vain la révélation du style dramatique ; l'ambition leur était venue d'expri- mer, eux aussi, les orages de l'âme, et ils s'étaient mis à tâtonner dans la voie nouvelle.
Ils ne réussirent pas tout de suite; mais leurs essais familiarisaient le public avec l'idée d'un lan- gage musical de la passion. En 1664, on en était venu à considérer le chant comme le truchement naturel de l'amour. C'est Molière qui fixe la date
NAISSANCE DE LA MUSIQUE DRAMATIQUE. 225
dans sa Princesse d'Élide, où Moron ne parvient pas à se faire écouter de Philis parce qu'il parle sa déclaration au lieu de la chanter. Philis s'enfuit, et Moron s'écrie : « Voilà ce que c'est : si je savais chanter, j'en ferais bien mieux mes affaires. La plupart des femmes aujourd'hui se laissent prendre par les oreilles ; elles sont cause que tout le monde se mêle de musique, et l'on ne réussit auprès d'elles que par les petites chansons et les petits vers qu'on leur fait entendre. Il faut que j'apprenne à chanter pour faire comme les autres ».
Ce fut bien autre chose quand l'opéra français* eut réussi à venir au monde (1671). A peine né, il dut à l'association de Quinault avec Lulli d'être un conseiller de volupté. Tandis que les décors et les danses charmaient les yeux, que les « machines » amusaient par leurs complications ingénieuses, les vers et la musique, renchérissant sur la Princesse d'Flide'^, murmuraient inlassablement, avec la même langueur caressante, que nul être jeune n'a le droit, pour aucun motif, de se refuser au devoir d'amour. — « Cédez, rendez-vous », chante un chœur d'Ama- dis. Les treize « tragédies lyriques » données de 1673 à 1686 par Quinault et Lulli sont toutes construites sur ce thème unique. Elles n'expriment que cette
1. Le premier digne de ce nom fut Pomone, de Cambert. On trouvera dans les ouvrages spéciaux en quoi l'opéra français différait de l'opéra italien, et par quel enchaînement de circon- stances un Florentin, Baptiste Lulli, en a été le véritable fonda- teur.
2. Voyez plus haut, p. 187.
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seule idée : « Cédez, rendez-vous », et finissent par tirer une certaine éloquence de leur monotonie. Lorsqu'on les joue au piano *, faute d'un meilleur moyen de les connaître, on se rend compte qu'en dépit de leur fadeur, cet appel continuel aux sens pouvait produire à la longue, dans l'atmosphère particulière d'une salle de théâtre, une espèce d'en- traînement.
Les moralistes s'en étaient aperçus. La violente sortie de Boileau contre l'opéra est dans toutes les mémoires. Nous la trouvons aujourd'hui par trop vertueuse; elle en est ridicule. Elle s'explique cependant si l'on considère combien il était nouveau de pleurer et d'avoir des attaques de nerfs en écou- tant chanter. Était-ce la « morale lubrique » de Quinaultqui agissait? Était-ce la nouvelle musique? Dans les deux cas, l'honnête Boileau était excu- sable de prendre l'alarme.
La France n'en était pas au degré d'excitation de l'Italie; nous ne sommes pab assez musiciens pour cela. Dans une mesure moindre, le pays subis- sait pourtant l'extraordinaire pouvoir du style dra- matique. On sait par Mme de Sévigné que, si les salles françaises n'allaient pas jusqu'à « éclater en sanglots », ou à « suffoquer d'émotion », plus d'un auditeur, à commencer par elle-même, pleurait silencieusement aux beaux endroits. La mode s'en mêlait, et nous savons de quoi la mode est capable
1. 11 a paru un choix des opéras de Lulli, pour piano et chant, dans la collcclion Michaelis.
INFLUENCE DE LA MUSIQUE DRAMATIQUE. 227
en France. Saint-Évreinond a fait une comédie inti- tulée les Opéra. On lit dans la liste des person- nages : « — Mlle Crisotine, devenue folle par la lecture des Opéra. — Tirsolet, jeune homme de Lyon, devenu fou par les Opéra comme elle ». Un troisième personnage raconte que l'on ne parle d'autre chose à Paris : « — Les femmes et les jeunes gens savent les Opéra par cœur, et il n'y a presque pas une maison où l'on n'en chante des scènes entières ». Voilà qui nous rapproche de l'Italie.
La mode était partie du Louvre, où le courtisan se hâtait d'imiter le roi, grand admirateur de Lulli. Il était arrivé à Louis XIV de dire, pendant les répétitions à-'Alceste, que, « s'il était à Paris quand on jouerait l'opéra, il irait tous les jours. Ce mot, ajoutait Mme de Sévigné S vaudra cent mille francs à Baptiste ». Ce n'était pas affectation de la part du roi; il aimait réellement la musique; on le recon- naît à des signes qui ne trompent point. Louis XIV eut toute sa vie le goût, et plus que le goût, le besoin de celle que l'on fait soi-même, à son heure, à son choix, à sa manière, et que ne remplacent jamais les plus belles exécutions des gens du métier. Adolescent, il jouait de la guitare et tenait sa place dans les ensembles. Devenu homme, il se trouva une bonne voix, et sut s'en servir dans les réunions d'amateurs. On peut même dire qu'il chantait à propos et hors de propos; le lendemain de la mort
1. Lettre du 1" décembre 1673.
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de Monsieur, son propre frère, les dames du palais eurent la surprise d'entendre le roi chanter des prologues d'opéra. Dans ses toutes dernières années, alors quïl était devenu « inamusable », Mme de Maintenon lui organisait de la musique chez elle, et il y prenait toujours plaisir. Un soir qu'elle avait substitué les vêpres aux partitions de Lulli, Louis XIV se laissa faire et psalmodia les vêpres *. Pourvu que ce fût de la musique, tous les genres lui étaient bons.
Avec une prédilection, toutefois, pour celui qu'il avait vu naître, qui était déjà si riche en émotions neuves, et que Ton devinait chargé de promesses pour l'avenir. Le roi avait tout ce qu'il fallait pour en jouir profondément. Le lecteur n'a pas été sans s'apercevoir à ses crises de larmes que Louis XIV était un nerveux, sous les dehors froids et calmes qu'il s'était imposés. En avançant en âge, la dispo- sition aux larmes prit chez lui un caractère maladif. Mme de Maintenon, parlant à une amie, dans une lettre de 1705, des « vapeurs » du roi et de son humeur sombre, fait la remarque « qu'il lui prend quelquefois des pleurs dont il n'était pas le maître ». C'était aussi un sensuel, à qui les thèmes amoureux n'étaient pas pour déplaire. — « Cédez, rendez-vous » ; le roi ne cessait de le répéter, pour son compte per- sonnel, aux jolies femmes de sa cour. Du reste, Quinault et Lulli lui faisaient choisir leurs sujets
1. Introduction, par M. le comte d'Haussonville, aux Souvenirs tur Mme de Maintenon.
INFLUENCE DE LA MUSIQUE DRAMATIQUE. 229
d'opéras; il était donc pour quelque chose dans la mollesse qui s'exhalait de leur œuvre.
La musique dramatique s'est bien réhabilitée depuis. L'univers civilisé a éprouvé avec ravisse- ment qu'elle disposait vraiment d'un « pouvoir illi- mité » pour exprimer les passions, et toutes les passions, les plus hautes, les plus héroïques, les plus pures (et j'y comprends l'amour). On s'est aperçu aussi que son langage pouvait fort bien se parler en dehors du théâtre, dans une symphonie, dans une simple sonate, et qu'il n'existait pas d'art aussi bienfaisant pour reposer et rasséréner les âmes troublées ou harassées. Malgré cela, malgré tout, les moralistes n'ont jamais désarmé devant la musique. Emmanuel Kant lui était nettement hostile. Il disait : « — Elle amollit l'homme », et il en détour- nait ses disciples ^ Tolstoï lui a été inclément dans la Sonate à Kreutzer.
Toutes les forces peuvent devenir dangereuses; cela dépend de « l'usage qu'on en fait^ ». Et aussi des âmes qui reçoivent le choc; il faut qu'elles soient de taille à le supporter. L'action de la musique sur la société française n'a jamais, que je sache, été étudiée méthodiquement dans ses effets physiques et moraux. Si elle trouve quelque jour son histo- rien, il devra sortir des nouveaux laboratoires de psychologie, à installation scientifique, où Tobser-
1. Kant als Mensch, par Erich Adickes.
2. Romain Rolland, loc. cit.
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valeur se double d'un médecin. A cette seule condi- tion, il pourra parler avec autorité.
La Grande Mademoiselle aimait peu la musique. Elle vante néanmoins Lulli dans ses Mémoires : (( — Il fait les plus beaux airs du monde ^>. La gloire de « Baptiste » la touchait parce qu'il avait été « à elle » en arrivant d'Italie, bien avant la Fronde : « Il était venu en France avec feu mon oncle le che- valier de Guise... je l'avais prié de m'amener un Italien pour que je pusse parler avec lui, l'apprenant lors ». Luili n'avait que treize ans. Dans l'intervalle des leçons d'italien, il était marmiton. Admis plus tard dans les violons de Mademoiselle, on raconta qu'il s'était fait chasser pour avoir chansonné sa maîtresse. Celle-ci rapporte les choses autrement : « — Je fus exilée ; il ne voulut pas demeurer à la campagne; il me demanda son congé; je le lui don- nai, et depuis, il a fait fortune : car c'est un grand baladin ». Lulli resta toujours un « baladin » pour Mademoiselle, qui avait assisté à ses triomphes et qui lui survécut. Elle avait été frappée, plus encore que de ses beaux « airs », de ses talents de mime, de danseur et de boufl'on de comédie. Ils étaient, à la vérité, remarquables.
Mademoiselle s'en tenait au goût qu'elle avait pris
MADEMOISELLE ET MOLIÈRE. 231
à Samt-Fargeau pour les lettres. Son nom esl demeuré associé à plusieurs incidents, gros ou petits, de l'histoire littéraire du temps. En 1669, lorsque Tartuffe fut autorisé de façon définitive, elle voulut en avoir le régal chez elle. Cela se remarquait, à cause des défenses de l'Église. Le 21 août, Mademoi- selle donna une fête. Quand le gros des invités fut parti, « on joua Tartuffe, qui était la pièce à la mode, devant « vingt » femmes et « force hommes * ». Faut- il voir une manière d'excuse dans le bout de phrase : « qui était la pièce à la mode »? Quoi qu'il en soit. Mademoiselle put faire valoir à son confesseur qu'elle avait été économe avec Molière. La « visite de Tartuffe à Luxembourg^ » fut payée aux acteurs 300 livres. Le prix courant était 550 livres. C'est ainsi que l'on fait les bonnes maisons.
Une autre fois. Mademoiselle eut l'honneur, s'il faut en croire l'abbé d'Olivet', de fournir à Molière une scène toute faite, et quelle scène! Parmi les habitués de son salon figurait l'une des victimes de Boileau, l'imprudent abbé Cotin, qui, ne se trouvant pas encore assez étrillé, avait provoqué de nouvelles représailles en bavardant sur Molière. Un jour qu'il avait fait des vers, et qu'il en était très content, selon son habitude, l'abbé vint au Luxembourg les lire à Mademoiselle. Pendant qu'elle admirait, entre un autre écrivain, que l'on croit être Ménage. Mademoi-
1. Mémoires de Mademoiselle.
2. Registre de La Grange.
3. Daijs V Histoire de V Académie française.
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selle commit la faute de lui montrer les vers et de lui en demander son avis sans lui nommer Fauteur. 11 en sortit la scène de Vadius et Trissotin (d'abord « Tricotin », de peur qu'on ne s'y trompât). Molière n'eut qu'à lui donner le coup de pouce du génie. Quant au sonnet à la princesse Uranie et aux vers sur le carrosse amarante, on sait qu'il les copia mot pour mot dans un volume' de l'abbé Cotin.
Il y eut encore les échos, très nombreux au Luxembourg, de la grande bataille littéraire du siècle^, alors que le succès des premières tragédies de Racine irritait la portion du public, toujours nombreuse, qui a horreur d'être dérangée dans ses habitudes d'esprit par d'importunes nouveautés. C'est un supplice pour beaucoup de personnes, qu'il s'agisse de littérature, de science, ou de n'importe quel art. Les exemples n'en ont pas manqué dans le siècle qui vient de finir; il suffira de rappeler ici les luttes à peine refroidies d'un Pasteur ou d'un Wagner. Racine arrivait en révolutionnaire. Il apportait, avec Molière et soutenu comme lui par leur ami Boilcau, un art dramatique absolument neuf, séparé par un abîme de celui de Corneille, et auquel rien n'avait frayé les voies. Corneille avait derrière lui les Mairet, les du Ryer, et combien
1. OEuvres galantes en vers et en prose de M. Colin.
2. Pour cette partie, cf. les Ennemis de Racine, par F. Deltour; les Époques du Théâtre français, et les Études critiques sur rilislvire de la littérature française, par M. F. Brunetière; les Mémoires et Correspondances du temps; la collection du Mercure Galant; les préfaces de Racine, etc.
MADEMOISELLE ET RACINE. 233
d'autres. Racine, personne. Il a été le premier, et le seul, à faire de la tragédie réaliste, où le. sujet était simple, les caractères scrupuleusement vrais, la langue souvent audacieuse de familiarité. Louis XIV applaudissait; Racine et lui étaient faits pour se comprendre. Henri Heine en a donné la raison dans l'un de ces mots qui éclairent toute une époque : — « Racine est le premier poète moderne, comme Louis XIV fut le premier roi moderne ». La jeune Cour applaudissait avec le roi, et sincèrement; elle aussi appartenait aux temps nouveaux. Mais pour la vieille Cour, pour les survivants de Thôtel Ram- bouillet, la tragédie de Racine était aussi cho- quante, aussi déplaisante, que le parurent les pre- miers romans naturalistes aux fidèles du romantisme. Et parles mêmes raisons. Malgré la peine qu'ont aujourd'hui tant de personnes à entrer dans ces idées-là, celui qu'elles appellent, un peu dédaigneu- sement, le « doux » Racine, 1' « élégant » Racine, ne paraissait justement ni doux, ni élégant, aux trois quarts du salon très « vieille Cour » de la Grande Mademoiselle. Son Pyrrhus leur faisait l'effet d'un « brutal », sa Phèdre d'une « forcenée ». La « noir- ceur » de son Néron, ou de son Narcisse, dépassait à leurs yeux ce que l'on peut supporter à la scène. Non pas que les personnages de Corneille ou de ses prédécesseurs n'en eussent fait autant et davantage; mais leurs brutes et leurs scélérats étaient quand même des « héros », et cela sauve tout; ceux de Racine n'étaient que des hommes, de simples
234 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
hommes qui se servaient de mots « bas et rampants », d'expressions bourgeoises telles que quoi qu'il en soit, que fais-je, que dis-je^, et qui ne savaient même pas le sens des mots; on avait compté dans Andro- maque près de trois cents termes impropres.
Racine s'en serait tiré si sa nouvelle poétique n'avait pas été une critique à l'adresse de Corneille. C'était le grand grief; il obligeait les fervents du vieux poète à condamner quand même l'insolent. Mme de Sévigné, qui ne pouvait pas toujours s'em- pêcher, quoique « folle de Corneille », d'admirer Racine et de le laisser voir, se hâtait de se reprendre quand cela lui arrivait. Elle écrivait à sa fille : « Bajazet est beau », et ajoutait six lignes plus bas, en personne qui a un reproche à se faire : « Croyez que jamais rien n'approchera (je ne dis pas surpas- sera) des divins endroits de Corneille ». S'étant ainsi mise en règle avec sa conscience, elle revenait à Bajazet pour avouer qu'elle y avait « pleuré plus de vingt larmes » [Lettre du 15 janvier 1672), mais sa lettre lui laissait une sorte de malaise. Deux mois après, elle atténuait encore son éloge de la pièce nouvelle, à qui elle n'accordait plus que « des choses agréables », et déclarait que Corneille était d'un autre ordre : « Ma fille, gardons-nous de lui com- parer Racine, sentons -en la différence ».
La génération de Mademoiselle, presque tout entière, se montrait aussi jalouse que Mme de
1. La critique est de Boursuiilt.
MADEMOISELLE ET RACINE. 235
Sévigné de la gloire de Corneille. A Tadmiration inspirée par son génie s'ajoutait la tendresse recon- naissante que nous gardons aux œuvres où survit l'idéal de notre jeunesse. C'est nous que nous aimons en elles, ce sont nos beaux rêves d'autrefois. La tra- gédie de Racine ne signifiait pas seulement que celle de Corneille avait fait son temps. Elle indiquait le passage à d'autres idées, et reléguait du coup les fidèles de l'ancien culte parmi les ancêtres. Cela n'est jamais agréable lorsqu'on est encore bien vivant et que l'on ne se fait pas l'effet d'être vieux. Les gens de lettres sont les premiers à souffrir de ces révolutions du goût qui ne laissent debout que les œuvres supérieures et rejettent le reste dans le néant. Ceux d'entre eux que l'on sait avoir fréquenté chez Mademoiselle furent tous des ennemis de Racine, moitié à cause de Corneille, moitié à cause d'eux-mêmes, et par instinct de conservation. Outre Ménage et l'abbé Cotin, que l'on vient d'y rencontrer se disant leurs vérités, outre l'aimable Segrais, dont le bagage littéraire était trop léger pour le mener bien loin, c'était l'abbé Royer, à qui Segrais voulait que l'on pardonnât ses tragédies parce qu'il était « assez bon académicien », et le vieux brave homme de Chapelain, illustre jusqu'au jour où il s'était fait imprimer*. Il y avait de quoi faire accuser Made-
1. Les douze premiers chants de sa Pucelle avaient paru en 1636. Le public les admirait de confiance depuis vingt ans. La chute fut si profonde, que la suite est restée manuscrite jusqu'à nos jours.
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moiselle d'avoir été « le centre de l'opposition à la nouvelle poésie ' ». C'est cependant exagérer son rôle. On verra tout à l'heure qu'elle était dès lors trop occupée à vivre sa propre tragédie pour s'intéresser activement à celles qui se jouaient sur les planches.
Criblé d'injures et de calomnies par les Vadius et les Trissotin, menacé de coups de bâton par les pro- tecteurs aristocratiques de ces grands hommes de salon, Racine risquait fort d'être accablé sans la faveur éclatante du roi. Il n'aurait peut-être pas fait son œuvre, et Molière certainement pas, si Louis XIV ne les avait soutenus envers et contre tous. C'est un service pour lequel nous ne devons pas lui mar- chander notre gratitude. Quand on y songe, on se sent pris de tendresse pour ce prince que l'on n'avait pas toujours trouvé sympathique. Il est possible qu'il y eût un peu de politique dans son affaire; le succès d'écrivains aussi neufs cadrait avec son dessein de faire table rase d'un passé détesté; mais la grande raison pour laquelle il les protégeait, c'est qu'il les aimait. Quand Louis XIV riait « jusqu'à s'en tenir les côtés * » à L'École des femmes^ dont s'indignaient les dévotes et les prudes, ou qu'il sauvait les Plai- deurs^ presque siffles à l'hôtel de Bourgogne, en fai- sant « des éclats de rire si grands que la Cour en fut étonnée' », il n'y mettait pas de calcul; il s'amusait
1. Deltour, les Ennemis de Racine.
2. Gazette do Lord, 13 janvier 1G63.
3. Mémoires sur la vie et les ouvrages de Jean Racine, par Louis Racine.
l'amour dans racine. 237
bonnement, comme vous et moi. De môme, lorsqu'il s'essuyait les yeux à Jphigénie, ou qu'il se faisait jouer et rejouer Mithridate sans pouvoir s'en lasser, c'était émotion vraie et franche admiration.
Il aimait les « jeunes » pour deux raisons : parce qu'il avait le goût bon, et parce que leurs héros étaient ceux qu'il fallait à sa génération. Pour Molière, on a vu combien merveilleusement le roi et lui s'entendaient, et, sur Racine, on n'a pas oublié le mot profond d'Henri Heine. Racine s'était révélé « le premier poète moderne » dès Andromaque. Her- mione et Oreste n'ont déjà plus qu'une parenté éloi- gnée avec les amoureux de Corneille. Ils sont déjà « les possédés de l'amour, les grands passionnés qui aiment comme on est malade, qui aiment jusqu'au crime et jusqu'à la mort. Avec eux, on peut dire que l'amour moderne, plus profond, plus mélanco- lique, plus tendre, plus imprégné d'âme et en même temps plus troublé par les obscures influences de la vie nerveuse, fait son entrée dans notre littérature.,.. Oreste a en lui une tristesse, une désespérance et une folie qui, cent cinquante ans après lui, écla- teront dans nos romans d'amour* ».
Louis XIV n'avait pas attendu Racine pour faire son éducation passionnelle. Au temps où Marie Mancini l'affolait, il avait été l'une des premières ébauches du type moderne des « possédés de l'amour », et il n'avait rien oublié de cette crise; il
1. Jules Lemaître, Impressions de théâlre.
23S LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
n'oubliait jamais rien^ C'était un bon apprentissage pour comprendre que l'amour d'Oreste ou de Phèdre, l'amour-maladie, est une fatalité contre laquelle notre seule volonté n'est qu'une pauvre arme. Autour du roi, Mme Henriette, Mme de Mon- tespan, toute la jeune Cour et quelques esprits aigus de la vieille, Condé en tête, rendaient justice à la vérité des « anatoraies » du cœur dans la tragédie de Racine. Mademoiselle en était incapable; elle croyait trop fermement au surhomme de Corneille, dont la volonté se rit des résistances, qu'elles vien- nent de son âme ou du monde extérieur, pour pou- voir admettre la fatalité de la passion. Et c'était justement elle qui allait prouver par son exemple, à la stupéfaction de la France entière, que nul, fût-ce une Grande Mademoiselle, n'échappe à son sort quand son sort est d'aimer. Ce fut le grand malheur de sa vie.
VI
Il n'est pas sain pour une vieille fille amoureuse de l'amour, et à cent lieues de s'en douter, de vivre dans l'intimité de personnes dont l'unique occupa- tion est de se faire aimer. Mademoiselle avait eu l'idée singulière, et qui devait lui coûter cher, de se lier avec Mme de Montespan et d'en faire à la Cour sa société préférée. Elle la recherchait, lui rendait des services et en acceptait. Mme de Mon-
L AMOUR DANS RACINE. 239
tespan était son truchement pour arriver à Toreille du Roi. En retour, Mademoiselle tâchait à calmer M. de Montespan, qui, pour des raisons bonnes ou mauvaises *, se « déchaînait » en « fou » et en « extra- vagant » contre Madame sa femme : « — Il est mon parent, et je le grondais », disent les Mémoires de Mademoiselle.
En bonne connaisseuse, Mademoiselle goûtait infiniment l'esprit original de Mme de Montespan. Le plaisir de lui renvoyer la balle avait commencé leur familiarité : personne, de plus en plus, ne résistait à la séduction de l'esprit. Dans le désœu- vrement accablant de la Cour, c'était la seule res- source contre l'ennui. On la prenait où on la trouvait. La sage et prudente Mme de Maintenon succomba comme Mademoiselle, quand son tour fut venu, au charme irrésistible d'une conversation qui « rendait agréables les matières les plus sérieuses et enno- blissait les plus triviales * ». Au plus aigre de sa lutte avec Mme de Montespan, l'une et l'autre se happaient au passage, si l'on me passe l'expression, pour avoir le régal de s'écouter, et c'était des deux parts une jouissance si vive, qu'elles avaient peine à se quitter. « Mme de Montespan et moi, écri- vait Mme de Maintenon en 1681 % nous avons fait aujourd'hui un chemin ensemble nous tenant sous
1. Sur ce sujet délicat, voir le volume de MM. Jean Lemoine et André Lichtenberger : De La Vallière à Montespan.
2. Sotivenirs sur Mme de Maintenon. — Les Cahiers de Mite d'Aumale, avec une Introduction de M. G. Hanotaux.
3. Le 27 mai, à M. de Montchevreuil.
240 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
le bras et riant beaucoup : nous n'en sommes pas mieux pour cela. »
On n'a jamais trop d'esprit; mais il y a un incon- vénient à n'avoir que de l'esprit, et c'est l'un des écueils vers lesquels Louis XIV était en train de pousser la noblesse française. Il lui avait rendu impossible, en la parquant dans ses antichambres, tout autre effort intellectuel que de chercher de jolis mots pour amuser la galerie. Un homme de qualité commençait sa journée à huit heures du matin par faire le pied de grue devant la porte du roi. On se saluait, les élégants se peignaient avec leur peigne de poche, et chacun guettait du coin de l'œil le moment d'entrer. Molière nous fait assister dans des vers peu connus à l'assaut final :
Grattez du peigne à la porte *
De la chambre du Roi;
Ou si, comme je prévoi,
La presse s'y trouve forte,
Montrez de loin votre chapeau,
Ou montez sur quelque chose
Pour faire voir votre museau,
Et criez sans aucune pause,
D'un ton rien moins que naturel :
a Monsieur l'huissier, pour le marquis un tel ». Jetez-vous dans la foule, et tranchez du notable. Coudoyez un chacun, point du tout de quartier,
Pressez, poussez, faites le diable
Pour vous mettre le premier... *.
M. le marquis est entré. La chambre est déjà comble. Il gagne « le terrain pas à pas », réussit à
1. Frapper eût été d'un malappris.
2. Remerciement au Roi (1G63).
LOUIS XIV ET LA NOBLESSE. 241
voir le roi mettre ses souliers', car il les mettait lui-même, et voilà l'emploi de sa première heure. Il recommencera le soir pour voir le roi ôter ses souliers. Il avait déjà recommencé à une heure de l'après-midi pour le voir manger son potage, et deux ou trois autres fois, dans le courant de la journée, pour se trouver sur son passage à Faller ou au retour de la messe et de la promenade. Dans les intervalles, il a eu les occupations puériles des charges de Cour, la tournée des hommages aux membres de la famille royale et aux puissances du jour, le jeu et autres plaisirs officiels. Point d'autre soulagement à son oi.siveté que les mois de cam- pagne, lorsqu'il y a guerre. Admirons-le d'avoir gardé l'esprit en éveil, alerte à l'attaque et à la riposte, et de retrouver, le jour où il part pour l'armée, les vertus militaires devenues à ceux de sa caste une seconde nature. Ce n'est pas de sa faute si les autres facultés, qu'il n'exerçait jamais, que le Roi ne voulait pas qu'il exerçât, s'appauvrirent chez beaucoup de ses descendants avec la prolongation du régime que l'on vient de voir. Quatre ou cinq générations de cette vie absurde aboutirent aux émigrés de la grande Révolution, tous bi'aves, presque tous spirituels — ou en ayant l'air, — et dont un si grand nombre n'avaient absolument que de l'esprit. On ne saurait trop le répéter : jamais monarque n'a travaillé avec plus d'art et de méthode
1. Cf. les Mémoires de Saint-Simon, édition de MM. Chéruel et Ad. Régnier flls, vol. XII, ch. ix.
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242 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
que Louis XIV à annuler sa noblesse et à la ruiner dans l'opinion. Le tout en souvenir de la Fronde.
Il en était des femmes comme des hommes. Même assujettissement, et même vide, d'où Ton a vu naître le faible de Mademoiselle pour Mme de Montespan. La situation de « maîtresse reconnue » n'arrêta rien; Mademoiselle avait toujours eu pour règle de conduite que la vertu des autres ne la regardait pas. Les nouveautés de cette même situation firent le reste. Ses prérogatives inattendues, les habitudes qui en découlaient, et qui sont l'une des curiosités du règne, achevèrent de resserrer une intimité qui survécut ensuite aux plus rudes secousses.
Il avait bien fallu, puisque Louis XIV tenait ses maîtresses à la Cour, établir pour elles une façon d'étiquette. Il se forma des règles tacites, que per- sonne ne formula jamais, que l'on démêle pourtant à travers les écrits contemporains. Ce furent ces règles qui firent le scandale, bien plus que des fai- blesses communes aux hommes de tous les temps. Le peuple avait trouvé le mot juste lorsqu'il courait voir « les trois reines » dans un même carrosse. Mlle de La Vallière et Mme de Montespan, toutes les deux à la fois, en étaient venues à occuper publi- quement le rang d'épouses en second du Roi. Lors des visites solennelles de la famille royale à celui de ses membres qui allait mourir, elles arrivaient ensemble, après le roi et la reine. Mademoiselle les vit au lit de mort de Mme Henriette : « Mme de Mon- tespan et La Vallière vinrent ». Elle les rencontra
LOUIS XIV ET LA NOBLESSE. 243
devant le berceau d'une fille de Louis XIV et de Marie-Thérèse, morte en bas âge : « Je la trouvai à l'extrémité.... On y fut quasi toute la nuit à la voir agoniser. Mme de Montespan et Mme de La Val- lière y étaient ».
Cette dernière se dérobait le plus qu'elle pouvait aux honneurs. Mme de Montespan s'y complaisait et s'en ajoutait. Elle s'était mise sur le même pied que la reine pour les visites ordinaires, qu'elle ne ren- dait « jamais , dit Saint-Simon , non pas même à Monsieur, ni à Madame, ni à la Grande Mademoi- selle, ni à l'hôtel de Condé ». Même hauteur dans la manière de recevoir chez elle les princes et prin- cesses du sang, et cet « extérieur de reine » la suivit plus tard dans la retraite. « Il n'y avait personne qui n'y fût si accoutumé,... qu'on en conserva l'habitude sans murmure », dit encore Saint-Simon, qui avait connu Mme de Montespan, disgraciée et occupée à faire pénitence, continuant néanmoins à tenir sa cour dans son couvent \ avec une étiquette aussi « royale » qu'à Saint-Germain ou à Versailles : « Son fauteuil avait le dos joignant le pied de son lit; il n'en fallait point chercher d'autre dans la chambre. . . . Monsieur et la Grande Mademoiselle l'avaient tou- jours aimée, et l'allaient voir assez souvent; à ceux- là on apportait des fauteuils, et à Madame la Princesse; mais elle ne songeait pas à se déranger du sien, ni à les conduire.... On peut juger par là
1. Le couvent de Saint-Joseph, rue Saint-Dominique; Mme de Montespan s'y était construit un logis.
244 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
comme elle recevait tout le monde. » Le « tout le monde », qui comprenait les plus grands, se conten- tait de « petites chaises à dos » ou de simples « ployans ». Personne ne s'en offusquait : « Toute la France y allait; je ne sais par quelle fantaisie cela s'était tourné de temps en temps en devoir.... Elle parlait à chacun comme une reine qui tient sa cour,' et qui honore en adressant la parole ».
Marie-Thérèse elle-même, au temps où Mme de Montespan était la vraie souveraine, avait subi à la longue l'empire de l'habitude. En 1675, quatrième année de la guerre de Hollande, Louis XYV étant à l'armée, Mme de Montespan à son château de Clagny, et l'un de leurs fils se trouvant « un peu malade * », la reine se fît une obligation d'aller voir l'enfant et de distraire la mère. Elle venait prendre Mme de Montespan, l'emmenait un jour se promener à Trianon, un autre jour dîner dans quelque couvent favori, exemple qui amena la foule à Clagny et détruisit les dernières hésitations : « La femme de son ami solide, écrivait Mme de Sévigné, lui fait des visites, et toute la famille tour à tour. Elle passe net- tement devant toutes les duchesses (3 juillet 1675) ».
Il y avait eu un temps où cette façon de faire litière des rangs aurait indigné la Grande Mademoiselle. Mais co temps était loin, plus loin qu'elle-même ne se le figurait. En 1667, elle avait encore crié très haut parce que sa seconde sœur, Mlle d'Alençon,
1. Le comte de Vexin, moii jeune. — Mme de Sévigné, lettre du 14 juin 1675.
LE ROI ET LA NOBLESSE. 245
s'était mésalliée en épousant un simple grand sei- gneur, le duc de Guise, et elle avait fait grise mine aux mariés. Mademoiselle n'avait pourtant plus le droit d'être si fîère, car elle-même était mûre pour les mésalliances. Sa patience était à bout. On n'a pas oublié son agitation pendant que Louis XIV négociait son mariage avec le Duc de Savoie. Aucun prince n'avait pensé à elle depuis cet affront. Ils la trouvaient tous trop vieille. Elle ne se l'avouait pas, elle le sentait, et une tempête s'amassait au fond de son cœur.
La crise éclata en 1669. Il est impossible de dire dans quelle mesure la nature en fut responsable, et ce qui en revenait à l'atmosphère de désordre moral et d'éléments voluptueux que Mademoiselle respi- rait maintenant à la Cour, dans la compagnie habi- tuelle de la favorite. Une seule chose est certaine : la Grande Mademoiselle n'essaya pas de lutter contre la passion; son attitude fut plutôt celle d'une per- sonne qui la cherchait.
ANTOINE NOMPAR DE CAUMONT, DUC DE LAUZUN
d'après un portrait ayant appartenu au duc de La Force.
CHAPITRE V
La Grande Mademoiselle amoureuse. Portrait de Lauzun, et leur
roman. — La Gour en voyage. — Mort de Madame. — Annonce du mariage de Mademoiselle. Émotion générale. Louis XIV rompt l'affaire.
I
AU printemps de 1669, le roi Louis XIV écoutait un jour chanter la comtesse de Soissons. C'était, comme l'on sait, la seconde des Mazarines, et la seule vraiment scélérate de la famille. Elle chantait une chanson nouvelle, en beaucoup de cou- plets et fort méchante, où défilait une partie de la cour. Hommes et femmes y recevaient leur paquet, sous la forme d'une « contre-vérité », selon une mode alors si répandue, que le mot « contre-vérité » était devenu le nom d'une forme de la satire, presque d'un genre littéraire.
Le roi laissait passer les couplets sans souffler mot. Il n'avait même pas protesté à celui-ci :
Et pour M. Le Grand i, Il est tout mystère ; Quand il est galant Il a comme La Vallière L'esprit pénétrant.
1 . Le grand écuyer, Louis de Lorraine, comte d'Armagnac.
248 LOUIS XIV ET LA GKANDE MADEMOISELLE.
La comtesse arriva ainsi à un couplet sur Puy- guilhem, plus connu sous le nom de Lauzun'.
De la cour La vertu la plus pure Est en Pég:uilin....
A cet endroit, le roi interrompit : — « Si on a voulu le fâcher, dit-il, je trouve que l'on a tort, et que quand les gens agissent comme lui, ils ne se doivent inquiéter de rien; mais pour les autres, on les traite fort mal ». Le brusque mécontentement du roi au nom de Péguilin fit un silence général, et la chanson en resta là.
La Grande Mademoiselle assistait à cette scène. Elle eut la surprise de ne pas s'y sentir indifférente. A peine, cependant, connaissait-elle Lauzun, qui n'était pas de sa coterie. — « Je pris plaisir, disent ses Mémoires, à voir la manière dont le roi parlait de lui ; j'avais quelque instinct de ce qui devait arriver. » Ce fut le premier avertissement de la passion qui s'était déjà insinuée dans le fond de son cœur; mais elle ne le comprit pas.
Il lui vint pourtant l'idée de causer, à l'occasion, avec M. de Lauzun. Elle y prit goût tout de suite. Il a, disait-elle, « des manières de s'expliquer tout extraordinaires ». Mademoiselle aimait cela, et, comme elle croyait encore n'aimer que cela dans ce
1. Le marquis de Puyguilhem (on écrivait Péguilin, comme
l'on prononçait, ayant pris le nom de comte de Lauzun au
mois de janvier suivant, nous le lui donnerons dès à présent pour la clarté du récit.
PORTRAIT DE LAUZUN. 249
petit cadet de Gascogne, elle fut la première à se demander pourquoi, s'étant si bien trouvée depuis cinq ans de peu fréquenter la cour, elle reprenait l'habitude de n'en plus bouger. L'année se termina sans qu'elle eût trouvé la réponse : « J'allai donc... au mois de décembre (le 6) à Saint-Germain, d'où je ne partis point. Je m'y accoutumai fort. Je n'y étais d'ordinaire que trois ou quatre jours. On s'étonnait du long séjour que j'y faisais. » Le 31, elle se décida enfin à retourner à Paris : « Je m'y ennuyais fort, et je ne pouvais dire ce que je faisais à Saint-Germain qui me divertît plus qu'à l'ordinaire ». Elle se hâta de rejoindre la cour, sans savoir pourquoi, reprit ses entretiens avec Lauzun, et ne comprit tou- jours pas.
Elle savait seulement qu'elle était troublée et agitée, mécontente de sa condition, et qu'elle avait envie de se marier. Ce désir datait de loin, mais il avait pris, dans les derniers temps, une importunité qui obligea Mademoiselle à s'examiner sérieusement. La page où elle raconte sa découverte est charmante de naturel, et comme on la sent vraie ! « Je raison- nais en moi-même (car je n'en parlai à personne) et je me disais : « Ce n'est point une pensée vague; il « faut qu'elle ait quelque objet»; etje ne trouvai point qui c'était. Je cherchais, je songeais et je ne trou- vais point. Enfin, après m'être inquiétée quelques jours, je m'aperçus que c'était M. de Lauzun que j'aimais, qui s'était glissé dans mon cœur; je le regardais comme le plus honnête homme du monde,
250 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
le plus agréable, et que rien ne manquait à mon bonheur que d'avoir un mari fait comme lui, que j'aimerais fort et qui m'aimerait aussi ; que jamais personne ne m'avait témoigné d'amitié; qu'il fallait, une fois en sa vie, goûter la douceur de se voir aimée de quelqu'un, qui valût la peine qu'on l'aimât, »
Cet éclaircissement avec son cœur fut suivi de jours d'ivresse. Mademoiselle vivait dans un rêve, et tout était facile, tout s'arrangeait. — « Il me parut que je trouvais plus de plaisir à le voir et à l'entretenir qu'à l'ordinaire; que les jours que je ne le voyais point, il m'ennuyait. Je crus que la même pensée lui était venue ; qu'il n'osait me le dire ; mais que les soins qu'il avait de venir... partout où l'on se pouvait voir par hasard, me le faisaient assez connaître. » En l'absence de Lauzun, elle cherchait la solitude, afin de penser à lui en liberté : « J'étais ravie d'être toute seule dans ma chambre ; je me faisais un plan de ce que je pouvais faire pour lui, qui lui donnerait une grande élévation ».
Une seule pensée, bien caractéristique de sa génération, venait troubler son bonheur. Elle se demandait si les grandes princesses du théâtre de Corneille auraient épousé un cadet de Gascogne? Assurément, la passion souffle où elle veut; Cor- neille ne l'avait jamais nié; mais il avait soutenu que la volonté nous rend maîtres de nos affections, et l'on voyait aussi dans ses pièces que l'amour, même fondé sur une juste admiration, est tenu de
LA GRANDE MADEMOISELLE AMOUREUSE, 251
s'efTacer devant ce que l'on doit à son rang. Les poètes, heureusement, se contredisent quelquefois, même lorsqu'ils s'appellent Corneille, et Mademoi- selle, qui avait été à la comédie dès le maillot, con- naissait bien son répertoire. Elle se souvint d'un passage de la Suite du Menteur qui établit clairement « la prédestination des mariages ou la prévision de Dieu », de sorte qu'il est « chrétien » de se sou- mettre sans résistance à des sentiments qui nous sont envoyés par « le Ciel » en personne. Bien que sûre de sa mémoire, qui était excellente en effet, Mademoiselle « envoya quérir (la pièce) à Paris en grande diligence », et chercha la page (acte IV), où Mélisse confie à Lise son amour pour Dorante :
Quand les ordres du ciel nous ont faits l'un pour l'autre,
Lise, c'est un accord bientôt fait que le nôtre.
Sa main entre les cœurs, par un secret pouvoir,
Sème l'intelligence avant que de se voir;
Il prépare si bien l'amant et la maîtresse,
Que leur àme au seul nom s'émeut et s'intéresse.
On s'estime, on se cherche, on s'aime en un moment;
Tout ce qu'on s'entredit persuade aisément ;
Et, sans s'inquiéter de mille peurs frivoles,
La foi semble courir au-devant des paroles.
Comment douter un seul instant, après avoir lu ces vers, qu'il y ait de l'impiété à contrarier les « ordres » d'aimer qui nous viennent d'eïi haut? Il se livra néanmoins de grands combats dans l'âme de la royale élève de Corneille. Tantôt elle se représen- tait avec vivacité les joies de son mariage, au pre- mier rang desquelles Mademoiselle plaçait le dépit de ses héritiers, qui commençaient déjà à trouver
252 LOUIS XIV ET LA GUANDE MADEMOISELLE.
qu'elle les faisait trop attendre, et il lui tardait alors d'en finir. Tantôt elle ne pouvait penser qu'au bruit que ferait une pareille mésalliance, à la répro- bation des uns, à la risée des autres, et son orgueil refusait de se rendre. De sorte qu'elle voulait un jour et ne voulait plus le lendemain, selon qu'elle avait vu ou non M. de Lauzun. La lutte entre sa « tête » et son « cœur » se prolongea plusieurs semaines : « Enfin, après avoir souvent passé et repassé le pour et le contre dans ma lète, mon cœur décida l'affaire, et ce fut aux Récollets que je pris ma dernière réso- lution.... Jamais je n'ai été à l'église avec tant de dévotion, et ceux qui me regardaient me trouvaient bien absorbée : car j'étais assurément tout occupée, et je crois que Dieu m'inspira ce qu'il voulait que je fisse. Le lendemain, qui était le second jour de mars, j'étais fort gaie.... » Si Mademoiselle avait eu l'âge de Juliette, ce serait un joli roman. Mais elle avait quarante-trois ans; c'est bien tard pour jouer les grandes amoureuses.
L'homme qui lui causait ces agitations est l'un des mieux connus de son temps; il en est question partout. La singularité du personnage, jointe aux prodiges de sa fortune en bien et en mal, en avaient fait pour ses contemporains une façon d'objet de curiosité; c'est de lui que La Bruyère a dit : « On ne rêve point comme il a vécu * ». Le monde poli- tique, ministres en tête, l'observait avec une alten-
1. Voir le portrait de Slralon, au chapitre intitulé : De la Cour.
PORTRAIT DE LAUZUN. 253
tion inquiète, parce qu'il avait accompli le miracle de devenir le favori du roi, tout en ayant précisé- ment les défauts que Louis XIV craignait le plus. Non pas, sans doute, un favori tout-puissant, comme l'avait été, par exemple, le connétable de Luynes sous Louis XIII; mais d'assez de crédit, cependant, pour se faire combler de charges et d'honneurs.
Antonin Nompar de Gaumont, marquis de Puy- guilhem, puis comte de Lauzun, était né en 1633 (ou 1632) d'une très ancienne famille du Périgord. Ses parents avaient neuf enfants et rien à donner aux cadets, mais leur belle parenté assurait à cette jeunesse des entrées et des appuis à la cour. Or, le troisième de leurs garçons, qui rappelait le petit Poucet par la taille, en avait aussi la subtilité. Ils prirent le parti de l'envoyer chercher fortune, non pas dans une forêt, comme le héros du conte, mais aux alentours de la cour de France, persuadés qu'avec son esprit, il ne se laisserait pas manger par l'ogre et croquerait plutôt les autres. Le maré- chal de Gramont, cousin germain du vieux Lauzun, vit ainsi débarquer chez lui un tout petit bonhomme à figure de « chat écorché ' » et à cheveux de filasse, qui prétendait avoir quatorze ans, était vif comme un moineau et Gascon jusqu'au bout des ongles. Le maréchal le garda et pourvut à son éducation. En hiver, le petit allait à « l'académie », apprendre à danser, à tirer des armes et à se servir d'un cheval.
1. Saint-Simon, Écrits inédits.
254 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
L'été, il faisait campagne dans un régiment de cavalerie appartenant à son oncle. D'études, pas trace. De lectures, pas davantage. L'ignorance com- plète était encore admise dans la noblesse, sans y être aussi bien vue, on pourrait presque dire aussi de rigueur, qu'un siècle auparavant.
Les parents de Lauzun Pavaient bien jugé. En peu de temps, il se fut faufilé partout, dans les maisons les plus imposantes et les chambres les plus sacrées. On l'aperçut chez le roi. On le rencontra chez les belles dames. La cour et la ville se familiarisèrent avec sa mine futée et hardie, qui tourna bientôt à la hauteur et l'insolence. A dix-huit ans, son père lui céda une première charge. A vingt-quatre, il eut un régiment, puis, coup sur coup, quand le roi eut pris le pouvoir, des avancements, des grâces, un crédit toujours grandissant et inexplicable, qui lui valut la haine de Louvois, car, dans leurs fréquentes discussions à propos du service, « le favori gagnait toujours* ». Un plat de son métier, inouï d'im- pudence et qui aurait dû le perdre sans retour, n'aboutit qu'à lui prouver sa force.
Dans le même temps où Mademoiselle commen- çait à s'occuper de lui, l'insatiable petit homme avait tiré de son maître, sous la condition de lui garder le secret à cause de Louvois, la promesse d'être bientôt grand maître de rartillerie. Lauzun eut la sottise de ne pas savoir se taire. Louvois,
1. Saint-Simon, Écrits inédits.
LAUZUN ET MADAME DE MONTESPAN. 255
averti, fit de fortes représentations au roi, qui se piqua, et le favori n'entendit plus parler de rien. Dans son inquiétude, il s'adressa à Mme de Mon- tespan. Elle était sa grande amie et lui promit son aide; mais il se défiait et voulait « en avoir le cœur net » ; d'où une scène qui dépassa l'imagination de Saint-Simon lui-même, lorsqu'elle lui fut contée longtemps après. Il avoue dans ses Mémoires qu'elle aurait été « incroyable, si elle n'avait été attestée de toute la cour d'alors ».
Louis XIV, comme la plupart des grands travail- leurs, était ordonné et méthodique en tout. Il avait des heures fixes pour ses ministres et d'autres pour la représentation, des heures pour sa femme et d'autres pour ses maîtresses. On savait toujours où il était et ce qu'il faisait. L'heure de Mme de Montespan était dans l'après-midi. Lauzun s'introduisit chez elle avec la complicité d'une femme de chambre, se cacha sous le lit, attendit, écouta, et en eut promp- tement « le cœur net ». Mme de Montespan ne l'oublia point dans la conversation, mais ce fut pour le draper, n'en finissant plus d'appuyer sur son mauvais caractère, son peu de sûreté, son arrogance envers Louvois, et le tout avec tant d'esprit, tant de drôlerie, que le roi, entraîné, lui répondait avec presque aussi peu de charité. L'autre, sous son lit, « suait à grosses gouttes », de rage et de contrainte. Enfin le roi retourna à ses affaires, et Mme de Mon- tespan aux siennes, qui étaient de s'habiller pour N assister à un ballet.
256 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Au sortir de sa toilette, elle trouva Lauzun à sa porte : « Il lui présenta la main et lui demanda s'il osait se flatter d'avoir eu quelque part en son sou- venir auprès du roi. Elle lui répondit qu'elle n'avait eu garde d'y manquer, et lui étala » tous les ser- vices qu'elle venait de lui rendre. « M. de Lauzun lui laissa tout dire, ayant soin seulement de la faire marcher à petits pas, puis lui dit, doux et bas, mot pour mot, tout ce qui s'était passé entre eux, sans y manquer d'une syllabe; et de là, toujours doux et bas, l'appelle par tous les noms les plus infâmes, l'assure qu'il lui coupera le visage, et la conduit, quoi qu'elle pût faire, jusque dans le ballet où elle arriva plus morte que vive, se trouvant mal et ayant presque perdu toute connaissance.... Le roi et elle crurent que ce ne pouvait être que le diable, qui lui eût rendu un compte si prompt et si fidèle de ce qui s'était passé * ». Fort en peine l'un et l'autre, et dans une colère « horrible », ils n'avaient pas eu le temps de s'en remettre que le favori faisait de nouveau des siennes. Deux jours après cet événement inexpli- cable, il vint casser son épée devant le roi, en criant qu'il ne voulait plus servir un prince qui lui man- quait de parole pour une... {le mot ne peut se répéter). La conduite de Louis XIV dans celte con- joncture est restée célèbre. Il ouvrit la fenêtre et jela sa canne, en disant qu'il serait fâché d'avoir frappé un gentilhomme.
1. tfaint-Simoii, Ecrits inédits.
LAUZUN A LA BASTILLE. 2^7
Le lendemain Lauzun était à la Bastille, et il semblait que ce fût pour longtemps, avec un mo- narque qui n'avait de sa vie, même enfant, pardonne un manque de respect. Mais le public n'était pas au bout de ses ctonnements. A la fin du second mois c'était le Roi qui tâchait de se faire pardonner, et Lauzun qui le prenait de haut, refusant les dédom- magements et préférant sa prison à la cour. On se représente ce que durent éprouver Louvois et bien d'autres devant cet étrange marchandage, ces allées et venues entre Saint-Germain et la Bastille, pour obtenir de ce dangereux personnage qu'il daignât accepter l'une des charges, si recherchées, et par les plus grands seigneurs, de capitaine des gardes du corps. On juge de leurs alarmes à son retour si prompt ' et suivi d'un redoublement de faveur. D'où lui venait son crédit auprès d'un prince si peu accessible aux influences, et qui s'était toujours pré- tendu aussi contraire aux favoris qu'aux premiers ministres? En quoi ce petit Lauzun le méritait-il? Et en quoi méritait-il d'être la coqueluche des femmes, qui couraient toutes après lui et se l'arra- chaient à force d'avances et de cadeaux, tout petit Poucet qu'il fût?
Car il n'avait pas grandi. « C'est, écrivait Bussy- Rabutin, un des plus petits hommes... que Dieu ait jamais faits ^. » Il n'avait pas non plus embelli. Nous pouvons, là-dessus, en croire Mademoiselle. Au
1. Lauzun devint capitaine des gardes du corps en juillet 1669.
2. LctUe à Mme de Sévigné, du 2 février 1669.
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258 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
plus fort de sa passion, voici comment elle dépei- gnait Lauzun à Mme de Noailles : « C'est un petit homme ; personne ne saurait dire qu'il n'ait pas la taille la plus droite, la plus jolie et la plus agréable. Les jambes sont belles; un bon air à tout ce qu'il fait; peu de cheveux, blonds mais fort mêlés de gris, mal peignés et souvent gras; de beaux yeux bleus, mais quasi toujours rouges; un air fin; une jolie mine. Son sourire plaît. Le bout du nez pointu, rouge; quelque chose d'élevé dans la physionomie; fort négligé; quand il lui plaît d'être ajusté, il est fort bien. Voilà l'homme. » Ce n'est pas séduisant; il n'y avait pas de quoi le mettre aux enchères. On murmurait qu'il avait des secrets pour se faire aimer. « Pour son humeur et ses manières, continuait Mademoiselle, je défie de les connaître, de les dire ni de les copier. » Le monde n'était pas entièrement de cet avis. 11 croyait savoir, tout au moins, que M. de Lauzun était « le plus insolent petit homme qu'on eût vu depuis un siècle * », et le plus mali- cieux. On citait de lui bien des traits sanglants, et l'on connaissait sa façon de pirouetter sur ses talons et de plonger dans la foule, avant que sa victime eût recouvré ses esprits. Le monde avait aussi la certitude que le favori élait un intrigant. Lauzun machinait toujours (juclque chose, fût-ce contre des indifférents : cela lui faisait la main. Pour le reste, Mademoiselle avait raison : on s'y perdait.
1. Mcmoii-es et Réflexions du marquis de I-a Fare,
lAUZUN. 239
Il avait beaucoup d'esprit. On se répétait ses mots, par exemple sa réponse à une femme de ministre, qui lui disait assez sottement, pour faire valoir la peine que se donnait son mari : « Il n'y en a point de plus embarrassés que celui qui tient la queue de la poêle, n'est-il pas vrai? — Pardonnez- moi, madame, ce sont ceux qui sont dedans. » Mais il aimait à faire l'imbécile et à débiter d'un ton niais des choses n'ayant aucun sens; il s'abandonnait à ce goût singulier même devant le roi. Le contraste n'était pas moins grand entre ses prétentions à avoir grand air, son désir d'en imposer, et l'habi- tude de se composer des accoutrements grotesques, pour voir si quelqu'un oserait rire de M. de Lauzun. On le trouvait chez lui en robe de chambre et grande perruque, son manteau par-dessus sa robe de chambre, un bonnet de nuit sur sa perruque et un chapeau à plumes sur le tout. Ainsi affublé, il se promenait de long en large en dévisageant ses domestiques, et malheur à qui ne gardait pas son sérieux.
Il était en même temps avare et libéral, ingrat et reconnaissant, méchant avec délices et toutefois bon ami, très bon parent, sans jamais cesser d'être dangereux. Il entreprit une fois de pousser dans le monde un sien neveu, frais émoulu du Périgord. Il l'équipa de sa bourse et se donna la peine d'aller le présenter à la cour, où leur apparition fît événe- ment. On se les montrait du doigt, et personne, pas même le roi, impassible par métier, ne pouvait
260 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
s'empêcher de rire : Laiizun avait eu la fantaisie de faire habiller son neveu à la mode de son grand- père. Le pauvre garçon se sentait si ridicule qu'il en mourait de honte, et qu'il s'enfuit de Paris sans plus oser se montrer. Son oncle n'y avait certaine- ment pas mis de malice. Il ne s'était pas rendu compte; il avait un grain de folie.
Ce grain-là, quand il n'est pas trop gros, peut donner aux gens une saveur particulière. Il avait séduit Mademoiselle, qui essayait vainement de le définir à propos de Lauzun, et se rabattait à con- clure : « Enfin il m'a plu ; je l'aime passionnément ». Le roi n'avait peut-être pas été insensible non plus à ce je ne sais quoi; mais la vérité oblige à dire qu'il avait été séduit surtout par l'âme de parfait courtisan de ce demi-fou. La cour de France ne possédait pas plus servile devant le maître que « le plus insolent petit homme qu'on eût vu depuis un siècle ». Ce Gascon jouait à Louis XIV des comédies de dévouement et d'admiration absolument éhon- tées, et qui réussissaient tout de même. Le roi s'était laissé persuader que M. de Lauzun n'aimait que lui, ne vivait que pour lui, s'absorbait en lui, pour ainsi parler, et le roi en avait été touché. Il trouvait cela bien. Il était prêt à beaucoup pardonner à l'homme qui donnait un si bon exemple aux autres courtisans.
Lorsqu'on avait fait la pa.t de l'originalité et celle de la bassesse dans la faveur de Lauzun auprès du prince; lorsqu'on s'était rendu compte, d'autre part,
LAUZUN. 201
que Louis XIV n'échappait pas entièrement à la crainte inspirée par son favori; on continuait à se demander la cause d'une fortune si dispropor- tionnée au mérite. Lauzun était en passe d'arriver à tout, quand le grain de folie le perdit.
II
Une fois décidée, Mademoiselle n'avait plus songé qu'au moyen., de venir ù ]>out de son dessein. Le premier pas lui paraissait l'un des plus difficiles. C'était à elle, vu la disproportion des rangs, à faire les avances et à demander la main de M. de Lauzun. Mademoiselle y était toute préparée ; elle ne redou- tait pas un refus. Mais il ne lui suffisait pas d'être épousée; elle voulait avoir son roman, être aimée et se l'entendre dire, et c'était cela qui n'était pas tout simple : — « Je ne sais, dit-elle, s'il voyait ce que j'avais dans le cœur. Je mourais d'envie de lui donner occasion de me dire ce que le sien sentait pour moi. Je ne savais comment faire ». Il n'y avait que la Grande Mademoiselle, dans toute la cour de France, pour être aussi novice aux manèges d'amou- reux. Après y avoir bien pensé, elle s'arrêta à un expédient classique : ce sont les meilleurs. Elle résolut de dire à Lauzun qu'il était question de la marier, et qu'elle voulait en avoir son avis. S'il l'aimait, il se trahirait.
262 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Elle se mit incontinent à sa recherche, ce même 2 mars où elle s'était éveillée si gaie, et le trouva chez la reine, à l'heure où celte princesse s'enfer- mait dans son oratoire pour « prier Dieu ». Marie- Thérèse prolongeait pieusement ces séances, pen- dant lesquelles il s'établissait quelque liberté dans sa chambre. « Je m'en allai à lui et le menai dans une fenêtre. A sa fierté et à son air, il me parut l'empereur de tout le monde. Je commençai : « Vous m'avez tant témoigné d'amitié depuis quelque temps, que cela me donne la dernière confiance en vous, et que je ne veux plus rien faire sans votre avis ». Lauzun protesta, ainsi qu'il convenait, de sa recon- naissance et de son dévouement, et elle reprit : « On dit dans le monde que le roi me veut marier au prince de Lorraine; en avez-vousouï parler?» Non, il n'en avait pas ouï parler. Mademoiselle enfila des explications confuses sur ce qu'elle voulait rester en France, et trouver enfin le bonheur. « Pour moi, conclut-elle, je ne saurais aimer ce que je n'estime pas. » Lauzun approuva tout et demanda : « Son- geriez-vous à vous marier? » Elle répondit naïve- ment : « J'enrage quand j'entends compter les gens qui aspirent à ma succession. — Ah! dit-il,... rien ne me donnerait tant d'envie que cela de me marier! » A cet endroit, la reine sortit de son ora- toire, et il fallut se quitter. Lauzun ne s'était pas trahi. Mademoiselle se sentait néanmoins très heu- reuse. — « Je songeais : voilà un grand pas de fait, et il ne peut plus douter de mes sentiments; à la
LE HOMAN DE MADEMOISELLE ET DE LAUZUN. 203
première occasion, je connaîtrai les siens. J'étais bien contente de moi et de ce que j'avais fait. »
Lauzun avait en effet compris sur-le-champ que la Grande Mademoiselle se jetait à sa tête, et il était bien décidé à entrer dans le jeu, à tout hasard, pour en tirer ce qu'il pourrait. Sans aller jusqu'au mariage, l'amour d'une grande princesse peut être avantageux de bien des façons. Il se prêta donc à renouer l'entretien et mit tout son art, tout son esprit, à défaut du moindre sentiment, à échauffer la passion de cette vieille fille, et à flatter les fai- blesses qui se joignaient au mouvement de son cœur pour lui faire souhaiter de se marier.
Elle ne pouvait pas supporter la vision de ses héritiers aux aguets : Lauzun appuya sur « le cha- grin... d'entendre dire : un tel aura une terre; Vautre une autre. Je le trouve très juste, continuait-il; car il faut vivre tant que l'on peut, et n'aimer point ceux qui souhaitent notre mort ».
Elle ne se résignait pas à vieillir. Ce n'était pas coquetterie; Mademoiselle n'en avait jamais eu; c'était conviction qu'elle devait à sa haute naissance d'être une créature privilégiée. Elle disait très sérieusement : « Les gens de ma qualité sont tou- jours jeunes », et elle s'habillait comme à vingt ans et continuait à danser. Lauzun la mit sur ce sujet délicat, et ne lui ménagea point les vérités désobli- geantes, avant d'en arriver au baume qu'il tenait en réserve. Il entrait dans ses habitudes de brutaliser les femmes éprises de lui, pour se les soumettre, et
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il en avait ici deux raisons pour une. « Sa maxime, rapporte Saint-Simon, était que les Bourbons vou- laient être rudoyés et menés le bâton haut, sans quoi on ne pouvait se conserver sur eux aucun empire. » Le système ne lui avait pas mal réussi avec Louis XIV. Lauzun put croire dans ces pre- miers temps qu'il réussirait aussi avec Mademoiselle, tant celle-ci acceptait humblement ses duretés.
Il lui disait : « Je trouve que vous avez raison de prendre un parti, rien au monde n'étant si ridicule, de quelque qualité que Ton soit, que de voir une fille de quarante ans habillée dans les plaisirs, dans le monde, comme une de quinze qui ne songe à rien. Quand l'on est à cet âge, il faut ou se faire religieuse ou dévote, ou, habillée modestement, n'aller à rien ». Il accordait que Mademoiselle, par exception, « à cause de sa qualité », pourrait se permettre, de loin en loin, un acte ou deux d'opéra; mais son lot de vieille fille était « d'aller à vêpres, au sermon, au salut, aux assemblées des pauvres, aux hôpitaux ». Ou bien, alors, se marier : c'était l'alternative qu'il lui avait ménagée. « Car l'étant, poursuivait-il, à tous les âges on va partout; on est habillée comme les autres, pour plaire à son mari. On va aux plaisirs parce qu'il veut que l'on fasse comme les autres ».
Chacune de ses paroles s'imprimait dans l'esprit de l'amoureuse princesse. Quand Saint-Simon, qui avait connu intimement Lauzun, eut lu les Mémoires de Mademoiselle, il renonça à conter après elle
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leur aventure, tant son récit était exact et vivant : « Qui a un peu connu M. de Lauzun, écrivait- il, le reconnaîtra en tout ce que Mademoiselle en raconte, et jusqu'à croire l'entendre parler i ».
Par une contradiction très naturelle, Mademoi- selle, au milieu de son ivresse, conservait « du regret de n'être pas reine dans des pays étrangers ». Lauzun s'efforça de l'en guérir. Il lui représentait que la peine aurait passé le plaisir. « Si vous aviez été reine, impératrice, vous vous seriez fort ennuyée.... Demeurez donc, toute votre vie, ici.... Si vous avez envie de vous marier, vous avez de quoi faire un homme égal en grandeur et en puissance aux sou- verains. Il saura par-dessus que vous aurez le plaisir de l'avoir fait; il vous en aura obligation.... Il ne faut point dire comme il faut qu'il soit fait pour posséder un tel honneur; car^ en vous plaisant et étant choisi par vous, ce sera un homme admirable. Rien ne lui manquera ; mais où est-il? » Ce langage, qui nous paraît si clair, ne l'était pas encore assez au gré de Mademoiselle. Cette princesse attendait toujours un aveu, des douceurs, qui ne venaient jamais. Lauzun faisait l'ami désintéressé, celui qui est entièrement hors de cause, et il étalait à Mademoiselle toutes les raisons qui devaient la dégoûter d'un mariage inégal. Bien loin de chercher à lui parler, il se tenait respectueusement à distance lorsqu'il la rencontrait. « C'était moi, dit-elle, qui
1. Écrits inédits.
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allais à lui. » Sa réserve et ses réticences attisaient le feu, et cela le divertissait, mais il n'osait pas, pour le moment, s'en promettre autre chose que plus de crédit encore à la cour.
Sur ces entrefaites, la duchesse de Longueville voulut établir le comte de Saint-Paul, celui de ses fils qui ressemblait « infiniment » à La Rochefou cauld. Malgré l'énorme différence d'âge — son fils n'avait que vingt ans — elle songea à Mademoiselle, qui était toujours le plus grand parti du royaume, et lui fit porter des ouvertures qui furent éludées, mais avec une douceur dont le monde s'étonna. Made- moiselle avait ses raisons : « Pour moi qui avais mon dessein dans la tête, je n'étais pas fâchée que le bruit courût que l'on parlait de me mariera M. de Longueville ^; il me semblait que c'était, en quelque façon, accoutumer les gens à Ce que je voulais faire ». Pour une fois que Mademoiselle se mêlait de faire de la diplomatie, son calcul se trouva juste. A quelques jours de là, comme l'on causait de cette affaire devant Lauzun, l'un de ses amis, auquel n'avait pas échappé que Mademoiselle l'écoutailavec plaisir, lui demanda pourquoi il ne tenterait pas la fortune *. D'autres seigneurs se joignirent au pre-
1. La sœur du Grand Condé. Sur son rôle pendant la Fronde, voir la Jeune^^se de la Grande Mademoiselle, p. 284 et «uiv.
2. M. de Saint-Paul commença vers ce même temps à porter le nom de Longueville.
3. Cette conversation, qui donne la clef de la conduite de Lauzun, est rapportée dans le Perroc/iiet, ou les Amours de Mademoiselli', récit anonyme imprime par M. Livet à la suite de l'Histoire amoureuse des Gaules (Paris, Jannet, 1857); et dans
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mier, et tous ensemble lui assurèrent que rien n'était impossible à un homme aussi avant dans les bonnes grâces du roi. Lauzun se défendit avec chaleur de penser seulement à épouser Mademoi- selle; mais, rentré au logis, il rumina toute la nuit celte conversation, et commença dès lors à ne plus trouver l'idée aussi chimérique. Il fallut remettre à plus trouver tard à s'en assurer ; le roi emmenait la Cour en Flandre, et il avait donné le commandement de l'escorte à son favori.
C'était un voyage politique. L'Espagne venait d'èlre vaincue presque sans résistance dans la guerre de Dévolution (1667-1668). Louis XIV jugeait utile de montrer la royauté française dans toute sa pompe aux populations devenues nôtres par le traité d'Aix- la-Chapelle (2 mai 1668), et chacun se préparait à faire bonne figure dans un spectacle dont l'étrangeté n'a plus d'analogue dans notre vie moderne. En 1658, Loret, le gazetier, avait évalué à près de 12 000 âmes, « non compris les marmitons », le convoi formé par la cour à son départ pour Lyon, Ce chiffre fut certainement dépassé en 1670, où la seule famille royale, plus qu'au complet, puisqu'elle comprenait Mme de Montespan et Mlle de La Val- lière, traînait une suite de plusieurs milliers de per- sonnes — non compris l'armée d'escorte — en dames ou filles d'honneur, gentilshommes, pages, « domes-
Yllistoire de Mademoiselle et du comte de Losun (Bibl. Sainte- Geneviève, Ms. 3 208). Ce ne sont pas toujours des sources sûres; mais je crois que l'on peut s'y lier ici.
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tiques » de loiit ordre et des deux sexes, valetaille et valets des valets. Le Roi emmenait jusqu'à sa nourrice. La noblesse, d'autre part, était plus dis- ciplinée qu'au temps de Mazarin et d'Anne d'Au- triche, et nul n'avait osé rester en arrière. Le départ se fit de Saint-Germain, le 28 avril. Pellisson écri- vait le surlendemain à son amie Mlle de Scudéry : « Il n'est pas possible de vous dire combien la cour est grosse; elle n'est point telle à Saint-Germain ni à Paris. Tout le monde a suivi ' ».
La quantité des bagages donnait à cette foule l'aspect d'une tribu nomade en déplacement. Tous les hauts personnages emportaient des mobiliers complets. Louis XIV avait dans ce voyage une « Chambre de damas cramoisi », pour l'usage ordi- naire, et une autre w très magnifique » pour les endroits où Ton avait de la place. Le lit de cette dernière était « de velours vert en broderie d'or » et « d'une grandeur immense... qui passait celle de beaucoup de petites chambres ». Il était accompagné de « toute la suite d'ameublements qu'il faut, quand (le roi) est logé à l'aise, et pour la reine de même; ce sont de très belles tapisseries des Gobelins,... quantité de plaques 2, bras et chandeliers d'argent, et autres pièces ». Le service de la bouche empor- tait une batterie de cuisine monstre, et les ustensiles
1. Lettres historiques. Pellisson accompagnait la Cour en qua- lité d'historiopraplic.
2. PUkiuc : pit-ce (rargeiilerie ouvragée, au bas de laquelle se trouvait un chandelier.
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nécessaires pour servir matin et ^oir en vaisselle plate plusieurs tables immenses. Quand tout cela était déballé, Leurs Majestés étaient « comme au palais des Tuileries, ou à peu près ».
Monsieur ne pouvait se passer d'être entouré de jolies choses, ni de varier ses toilettes à l'infini; il était encombrant en voyage. Mademoiselle, peu exigeante, avait néanmoins son rang à garder, et sa « chambre de campagne » était imposante; à un voyage, où elle logea dix jours dans une maison de paysan, basse de plafond, il fallut creaser le sol pour faire tenir son lit à « pavillon ». Parmi les courti- sans, plusieurs des principaux, obligés par leurs charges d'avoir table ouverte, menaient avec eux un personnel et un matériel de cabaret ambulant. D'autres voulaient se faire remarquer par la « galanterie » de leur équipage; celui de Lauzun avait été extrêmement admiré à sa sortie de Paris : « Il tenait toute la rue Saint-Honoré, écrit Made- moiselle qui l'avait croisé par hasard; il était très beau et magnifique ». Les gens modestes empor- taient au moins un lit de camp, sous peine de cou- cher par terre pendant tout le voyage.
On se représente le train de chariots, fourgons et chevaux ou mulets de bât qui se déroula sur la route de Flandre, en 1670; la difficulté de faire arriver le soir à chacun ses bagages, quand la couchée s'épar- pillait sur une ville entière ou sur un archipel de villages : les accidents de toute sorte qui attendaient la caravane, dans des chemins presque toujours
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effroyables et au passage de rivières presque tou- jours sans ponts; l'affairement des uns, Timpatience des autres et le désordre universel; l'angoisse d'avoir perdu ses cuisiniers, si l'on était Marie-Thérèse, la désolation de ne plus retrouver son rouge et sa poudre, si l'on était Monsieur ou quelque jolie femme; enfin, l'épreuve où étaient mis les caractères, et l'espèce de gloire assurée à qui gardoit sa bonne humeur, au travers de fatigues souvent excessives et de contretemps perpétuels.
Louis XIV était bon voyageur, s'arrangeait de tout et exigeait que l'on en fît autant; il détestait les gémissements, les femmes qui ont peur et celles qui tiennent à coucher dans un lit. La reine Marie-Thé- rèse commençait à gémir avant d'être montée en voiture, et c'était une nouvelle publique que de l'avoir vue de bonne humeur pendant un voyage. Les soupers de famine et les nuits passées en carrosse, à attendre un chariot qui s'était trompé de chemin, lui paraissaient d'effroyables calamités. Les mau- vaises routes la faisaient pleurer, et elle jetait les hauts cris en traversant les gués; on la trouva une fois tout en larmes, arrêtée en rase campagne et refusant obstinément d'avancer ou de reculer. Ses peines étaient sans compensation, car elle n'avait pas de curiosité. Les conférences dont le roi régalait les dames, tout le long du chemin, sur la tactique et les fortifications, ennuyaient mortellement la pauvre reine, et elle ne savait môme pas le cacher. A dire, le vrai, de toutes ces femmes qui s'empressaient der-
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rière le roi, sur les remparts des villes ou les anciens champs de bataille, en ayant l'air de boire ses paroles, la seule Mademoiselle Técoutait avec plaisir; depuis ses exploits de la Fronde, elle s'était toujours crue du métier.
Monsieur était d'une grande ressource en voyage. Lorsqu'il choisissait d'être avec le roi, Monsieur savait toujours tant de nouvelles, que toute la car- rossée s'animait à l'instant. Le soir, quand les lits se faisaient attendre, il mettait des jeux en train, ou bien il mandait les violons du roi et donnait le bal; faute de mieux, on dansait dans une grange. Il n'était sensible qu'aux accidents de toilette; mais, pour ceux-là, il ne concevait pas que l'on pût les prendre légèrement. Le voyage de 1670 fut contrarié par des pluies torrentielles, et le plus mouillé était toujours le commandant en chef des troupes, obligé de prendre tête nue les ordres du roi. Monsieur considérait avec une espèce d'indignation la mine piteuse de Lauzun, ruisselant et défrisé, et il disait ensuite : « Pour rien je ne me montrerais à tous comme était M. de Lauzun tantôt : il n'avait pas bon air avec ses cheveux mouillés ; jamais je n'ai vu un homme si affreux ' » .
Mademoiselle était encore plus indignée que Mon- sieur; mais c'était que l'on pût trouver M. de Lauzun laid, « en quelque état qu'il fût », et que le roi l'exposât de gaieté de cœur à s'enrhumer : « M. de
1. Mémoires de Mademoiselle.
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Lauzun était à tout moment sans chapeau et se mouillait fort la tête. Je disais au Roi : « Sire, com- « mandez-lui de mettre son chapeau ; cela le fera «malade ». Enfin je le dis si souvent, que j'eus peur que l'on le remarquât ». Mademoiselle s'inquiétait peu pour elle-même des misères de la route. Aucune femme ne faisait moins de grimaces pour manger un mauvais souper, pour coucher dans sa voiture ou dormir sur une chaise. Elle n'avait cependant pas la réputation d'être bonne voyageuse, à cause de la frayeur insurmontable que lui inspirait l'eau. Dans un gué, elle criait autant que la reine; les marques d'impatience du roi n'y pouvaient rien : « Dès que je la vois, disait-elle de l'eau, je ne sais plus ce que je fais ».
Le reste de la caravane était résigné à camper à la grâce de Dieu. On savait qu'il fallait être content, sous peine de déplaire, et l'on était accoutumé à être mal; il en était de même dans tous les voyages. En 1667, la cour avait passé une nuit au château de Mailly, près d'Amiens. L'abbé de Montigny, aumô- nier de la Reine, écrivait le lendemain à des amies . « Mailly, mesdames, est unechahuanterie.... Tout le monde y était tellement entassé que Mme de Mon- tausier coucha sur un tas de paille dans un cabinet, les fdles de la reine dans un grenier sur un las de blé et votre serviteur sur un tas de charbon ' ». En
1. De La Vallière à Monlespan, par Jean Leiuoiue et André Lichtenberger.
LA COUR EN VOYAGE. 273
1670, la nuit du 3 au 4 mai défraya longtemps les correspondances.
La journée du 3 avait été pénible. L'immense convoi était parti de Saint-Quentin pour Landrecies de très bonne heure, par une pluie battante qui fai- sait grossir à vue d'œil les cours d'eau et les marais. D'heure en heure, on enfonçait davantage dans les boues, et la route s'encombrait de chevaux et de mulets morts ou abattus, de charrettes embourbées et de bagages déchargés. Les carrosses ne tardèrent pas à se mettre de la partie. Le maréchal de Belle- fonds abandonna le sien dans une fondrière et fit le reste de l'étape à pied avec Benserade et deux autres. M. de Crussol* eut de l'eau par-dessus les portières en traversant la Sambre, et M. de Bouli- gneux^, qui le suivait, fut contraint de dételer au milieu de la rivière et de se sauver sur l'un des che- vaux. Quand ce vint à la reine et à Mademoiselle, on eut beau les conduire à un autre gué « fort sûr », leurs cris et leur agitation furent tels, que l'on renonça à les faire passer. Elles allèrent chercher un abri dans la seule habitation du rivage. C'était une pauvre maison, composée de deux pièces se com- mandant, et n'ayant que la terre pour plancher; Mademoiselle y enfonça jusqu'au genou dans un trou boueux. Landrecies était sur l'autre bord, la nuit tombait et chacun mourait de faim, car l'on n'avait
1. Emmanuel II de Crussol, duc d'Uzès. Il avait épousé la fllle du duc de Montausier et de Julie d'Angennes.
2. Probablement l'oncle par alliance de Bussy-Rabutin.
18
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presque rien eu à manger depuis Saint-Quentin. Le roi, très mécontent, déclara que tout le monde res- terait là, et que l'on attendrait le jour dans les car- rosses.
Mademoiselle remonta dans le sien, mit son bonnet de nuit, sa robe de chambre et se délaça en dessous, mais elle ne put fermer l'œil, « car c'était un bruit effroyable ». Quelqu'un lui dit : « Voilà le roi et la reine qui vont manger ». Elle se fit porter telle quelle, à travers les bourbiers, dans la petite maison, et trouva la reine fort maussade. Marie-Thérèse n'avait pas de lit, et elle se lamentait, disant « qu'elle serait malade si elle ne dormait point », et demandant où était le plaisir de voyages pareils? Louis XIV^ mit le comble à son chagrin en proposant de coucher toute la famille royale et quelques familières dans la plus grande des deux pièces, l'autre devant servir de quartier général à Lauzun : « Voilà, disait le Roi, qu'on vient d'apporter des matelas; Romecourt ' a un lit tout neuf sur quoi vous pourrez dormir. — Quoi! se récriait la reine, coucher tous ensemble, cela serait horrible! — Quoi! reprenait le roi, être sur des matelas tout habillés, il y a du mal? Je n'y en trouve point ». Mademoiselle, prise pour arbitre, n'y en trouva point non plus, et la reine céda
Cependant la ville de Landrecies avait envoyé à ses souverains un « bouillon fort maigre », dont la mau-
1. Homecourt était lieutenant des gardes du roi.
LA COUR EN VOYAGE. 275
vaise mine consterna Marie-Thérèse. Elle le refusa avec dépit. Quand il fut bien entendu « qu'elle n'en voulait point », le roi et ^Mademoiselle, aidés de Monsieur et de Madame, l'expédièrent en un instant, et, dès qu'il n'y eut plus rien, la reine dit : « J'en voulais, et Ton a tout mangé! » On allait rire, au mépris de l'étiquette, sans un grand plat venu aussi de Landrecies, et sur lequel on se jeta. Il y avait dedans, raconte Mademoiselle, des viandes « si dures, que l'on prenait un poulet à deux par chaque cuisse et on avait peine en le tirant de toute sa force d'en venir à bout ». Puis l'on se coucha. Ceux qui n'avaient pas encore leur bonnet de nuit et leur robe de chambre les mirent \ et c'est dans l'appareil d'Argan qu'il faut se représenter la royauté fran- çaise pendant cette nuit mémorable.
Au coin de la cheminée, sur le lit de Romecourt, était la reine, tournée de manière à regarder ce qui se passait : — « Vous n'avez qu'à tenir votre rideau ouvert, disait le roi, vous nous verrez tous ». Auprès de la reine, sur un matelas, étaient Mme de Béthune, sa dame d'atour, et Mme de Thianges, sœur de Mme de Montespan. Venaient ensuite, sur trois matelas se touchant faute de place. Monsieur et Madame, Louis XIV et la Grande Mademoiselle, Mlle de La Vallière et Mme de Montespan. Une duchesse, une marquise et une fille d'honneur se ser- raient sur un dernier matelas, placé en équerre, et
1. 11 est évident qu'on les avait avec soi dans sa voiture, à tout événement.
276 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
des plus gênants pour le va-et-vient des officiers ayant affaire au quartier général, dans la pièce du fond. Par bonheur pour tout le monde, le roi finit par faire dire à Lauzun de pratiquer un trou dans le mur extérieur de sa chambre et de donner ses ordres par là. Le dortoir royal eut ainsi quelque tranquillité, et l'on put s'endormir.
A quatre heures du matin, Louvois vint avertir que l'on avait fait un pont. Mademoiselle éveilla le roi, et chacun se leva. Ce ne fut pas un beau coup d'œil. Les cheveux étaient pendants et les visages fripés. Mademoiselle se croyait « moins défigurée » que les autres, parce qu'elle se sentait très rouge, et elle s'en réjouissait, ne pouvant éviter d'être vue par Lauzun. La famille royale remonta en carrosse et s'en alla tout droit entendre la messe à Landre- cies, après quoi ces augustes personnes se cou- chèrent, et dormirent une partie de la journée.
Le soir même, à peine levée. Mademoiselle fut très grondée par Lauzun de ses peurs ridicules de l'eau. Gela lui fut très doux; c'était la première fois qu'il s'arrogeait pareille liberté, et les femmes très amou- reuses commencent toujours par aimer le ton de maître. Ils se voyaient moins souvent qu'à Saint- Germain, mais avec plus de liberté. Les hasards des voyages leur valaient çà et là de longs tête-à-lôte, qu'ils mettaient à profit, elle pour devenir pressante, lui pour se faire désirer. Il lui dit un jour qu'il pen- sait à quitter le monde : « J'y entrevois, continua-t-il, de si belles et de si grandes espérances! et si elles
LA COUR EN VOYAGE. 277
me manquent, je mourrai de douleur. — Mais, fit Mademoiselle, ne songerez-vous jamais à vous marier? — La seule chose, répondit-il, à quoi je songerais si je me voulais marier, ce serait à la vertu de la demoiselle : car s'il y avait la moindre faute, je n'en voudrais pas; fût-ce vous, qui êtes au-dessus de tout ». Il disait cela parce que le bruit courait que le roi voulait marier son favori avec Mlle de La Vallière. Mademoiselle s'écria ingénu- ment : « Mais vous voudriez bien de moi ; car je suis sage. — Ne faisons point de contes de Peau d'Ane quand nous parlons sérieusement. — Mais revenons donc à moi.... » C'était justement ce qu'il ne voulait point. Il se rappela tout d'un coup que l'ambassadeur de Venise l'atteudait.
Une autre fois. Mademoiselle lui dit en l'abor- dant qu'elle était « toute résolue de se marier » et que son choix était fait. Elle ajouta : « J'en veux parler au roi et me marier en Flandre; cela fera moins de bruit qu'à Paris. — Ah! gardez-vous-en bien, s'écria Lauzun alarmé, car il ne jugeait pas le terrain assez préparé; je ne le veux pas;... je m'y oppose ». Quelques jours après, ils regardaient ensemble par une fenêtre et échangeaient leurs impressions sur les gens de qualité qui venaient à passer, « leur taille, leur air, leur mine, leur esprit ». Au bout de quelque temps, Lauzun dit : « Par ce que je vois, ce n'est pas un de ceux-là que vous choisirez. — Non, assurément, réphqua Mademoi- selle. Je voudrais qu'il passât et vous le pouvoir
278 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
montrer ». Comme on avait beau passer, elle reprit : (' Il faut chercher : il y en a encore quelque autre ». (' Sur cela, rapportent ses Mémoires, il sourit, et nous parlâmes d'autre chose. » Ils avaient main- tenant de ces sourires d'intelligence.
Cependant la cour revint à Saint-Germain (le 7 juin) sans que Mademoiselle eût obtenu la parole décisive qu'elle ne cessait de mendier. Lauzun oppo- sait des atermoiements à toutes ses avances. Calcul ou excès de prudence, il allait avoir à s'en applaudir.
III
Quinze jours s'étaient encore passés dans les détours et les faux-fuyants. Mademoiselle en était excédée. Tout en comprenant qu'un cadet de Gas- cogne ne pouvait pas lui dire : « Prenez-moi », il était si peu dans son caractère déjouer au plus fin, qu'elle trouvait « les manières de M. de Lauzun à son égard... extraordinaires ». Lauzun était trop compliqué pour une personne qui l'était si peu. La Bruyère lui-même allait renoncer à le pénétrer, et l'avouer dans le passage où il le peint sous le nom de Straton : « Caractère équivoque, mêlé, enveloppé; une énigme; une question presque indécise ». Per- suadée qu'il ne se dérobait que par respect. Made- moiselle résolut de brusquer les choses.
Le 20 juin, la cour alla « prendre les divertisse-
MORT DE MADAME. 279
ments de la belle saison ' » à Versailles. Monsieur et Madame s'en furent à leur château de Saint- Gloud, Mademoiselle suivit la cour. Lauzun s'était absenté, mais il avait soin de venir, de temps à autre, faire des apparitions chez la reine. Un soir qu'il y avait rencontré Mademoiselle et qu'il la plai- santait au sujet du duc de Longueville, cette prin- cesse lui dit vivement : — « Assurément, je me marierai; mais ce ne sera pas à lui. Je vous prie que je vous parle demain ; car je suis déterminée, résolue de parler au roi, et je voudrais bien que tout ceci fût fini devant le 1" juillet ». Il répondit : — « Je m'en vais demain à Paris, et dimanche, sans faute, je serai ici, et nous causerons de toute chose; je commence à avoir aussi envie que vous de voir tout ceci fini »,
Le dimanche (29 juin), vers le soir, Lauzun n'était pas encore arrivé. On vint à la chambre de Made- moiselle l'avertir que la reine l'attendait pour la promenade. Elle sortit en courant et croisa le comte d'Ayen ^, l'air très pressé aussi, qui lui dit en pas- sant : « Madame se meurt ! Je cherche M. Vallot^, que le roi m'a commandé d'y mener ». En bas, la reine conta dans son carrosse l'histoire du verre d'eau de chicorée, et que Madame se croyait empoi- sonnée. On s'étonnait, on s'exclamait : « Ah ! quelle
1. Gazette de Renaudot.
2. Capitaine des gardes du corps. Il fut depuis duc de Noailles et maréchal de France.
3. Premier médecin du Roi.
280 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
horreur! » on se regardait et l'on ne savait que faire; Marie-Thérèse était descendue de voiture et se pro- menait en bateau, très paisiblement, sur le grand canal. Survint précipitamment un gentilhomme : Madame était à l'extrémité et faisait dire à la reine de ne point tarder, si elle voulait la voir. On regagna « fort vite » le château, où l'embarras recommença. La reine demandait à chaque instant : « Que ferai-je?.., Que ferai-je? » ne se décidait point et empêchait Mademoiselle de partir sans elle. Enfin le roi parut. Il prit la reine dans son carrosse, avec Mademoiselle et la comtesse de Soissons. Mme de Montespan et Mlle de La Vallière suivirent. Il était onze heures quand la famille royale mit pied à terre à la porte du château de Saint-Cloud.
Le spectacle qui l'attendait a été redit cent fois. C'était, sur un lit, une pauvre petite figure échevelée, pathétique de souffrance, et déjà tirée par l'approche de l'agonie. Sa chemise dénouée laissait voir sa mai- greur, et elle était si pâle que, sans ses cris, on l'aurait crue expirée. Nous savons par Mme de La Fayette* que les premiers sentiments de l'entourage avaient été la pitié et l'attendrissement, naturels en pareil cas, et redoublés ici par les douleurs effroya- bles et la douceur devant la mort de cet être jeune et charmant. L'état de Madame avait touché jusqu'à Monsieur, si dur pour elle depuis qu'elle l'avait blessé par ses légèretés, de sorte « qu'on n'entendait
1. lUaloire de Madame Henriette d'Angleterre,
MORT DE MADAME. 281
plus (dans sa chambre) que le bruit que font des personnes qui pleurent ».
L'entrée des souverains avec leur suite changea soudain les dispositions de cette chambre. Louis XIV, cependant, était sincèrement affligé, Mademoiselle sincèrement émue, et le reste sentait « qu'on perdait avec (Madame) toute la joie, tout l'agrément et tous les plaisirs de la cour ' » ; mais l'égoïsme et l'intrigue marchaient sur les talons des Majestés. Tout en pleu- rant, chacun se mit à songer aux conséquences de cette mort. Qui hériterait du grand crédit de Madame? Qui Monsieur allait-il épouser? Serait-ce Mademoiselle? Comment s'en trouveraient les inté- rêts de tel ou tel? La mourante sentait autour d'elle comme un refroidissement : « Elle voyait la tran- quillité de tout le monde avec peine, rapporte Made- moiselle; car je n'ai jamais rien vu de si pitoyable que l'état où elle était, et celui où elle voyait les autres.... On causait dans la chambre; on allait et venait; on riait quasi ». Monsieur n'était plus « qu'étonné » de ce qui lui arrivait. Mademoiselle l'ayant engagé à faire appeler un prêtre, il lui dit : « Qui enverrons-nous chercher qui eût un bon air à mettre dans la Gazette? » Monsieur est tout entier dans cette question.
Après le départ du roi, qui en entrahîa d'autres, la scène changea encore. Monsieur avait envoyé chercher Bossuet, qui a raconté sa course à Saint-
1. Mme de Sévigne à Bussy-Rabulin, Lettre du 0 juillet 1670,
282 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Cloud dans une lettre à l'un de ses frères. Il semble, à le lire, que sa présence chez Madame ait purifié les esprits des préoccupations terrestres, pour n'y soufTrir d'autre pensée que celle de la grandeur de la mort. En tout cas, Madame donna l'exemple, en prouvant de toutes les manières, et jusqu'à son der- nier soupir, qu'elle se savait en train d'accomplir « la plus importante action de notre vie ' ». — « Je la trouvai avec une pleine connaissance, dit Bos- suet, parlant et faisant toutes choses sans trouble, sans ostentation, sans effort et sans violence, mais si bien et si à propos, avec tant de courage et de piété que fen suis liors de moi! » Dieu eut ainsi le dernier mot.
A Versailles, la reine s'était mise à souper en ren- trant. Mademoiselle apercevait Lauzun parmi les assistants. « En sortant de table, je lui dis : « Voici « ce qui nous déconcerte ». Il me dit : « Beaucoup, « et j'ai peur que ceci ne rompe tous nos projets ». Je lui dis : « Ah! non, quoi qu'il puisse arriver ». Elle ne put dormir de la nuit : comment se débar- rasser de Monsieur, si le roi « voulait » ce mariage. A six heures du matin, on vint de Sainl-Cloud annoncer la mort de Madame. A cette nouvelle, « le roi, continue Mademoiselle..., résolut de prendre médecine », et cette princesse, survenant avec la reine, le trouva en robe de chambre, qui pleurait Madame de bon cœur et s'attendrissait sur lui-
1. Mme de Sùvigiié à Bussy-Rabutin [Lettre du 15 janvier 1687) à propos de la mort de (Joiidé.
PROJETS COMPROMIS. 283
même. Il dit à Mademoiselle : « Venez me voir prendre médecine, afin de ne plus faire de façons et de faire comme moi ». Après avoir bu, il alla se recoucher, et la matinée se passa autour de son lit, à parler de la morte. Dans l'après-midi, le roi s'habilla, et vint causer des funérailles avec Made- moiselle, la grande autorité de la cour en matière d'étiquette. Dès que tout fut réglé, il lui dit la parole qu'elle attendait et qu'elle redoutait : « Ma cousine, voilà une place vacante : la voulez-vous remplir? » Je devins pâle comme la mort, et je lui dis : « Vous êtes le maître, je n'aurai jamais de « volonté que la vôtre. » Il me pressa; je lui dis : « Je « n'ai rien à dire que cela. — Mais y avez- vous de « l'aversion? » Je ne dis rien; il me dit : « J'y Ira- « vaillcrai et je vous en rendrai compte ». Dans les salons, la foule remariait Monsieur tout haut. On disait : « A qui? » et l'on regardait Mademoiselle.
Lauzun prit la chose en homme d'esprit, sans s'attarder à d'inutiles regrets, ni feindre un déses- poir amoureux qui était fort loin de lui. Ce fut d'un air très dégagé, et très gai, trop même au gré de Mademoiselle, qu'il la félicita et qu'il refusa d'écouter ses protestations que « cela ne se ferait point ». « Le roi, lui disait-il, veut que vous épousiez Mon- sieur; il lui faut obéir. » Il Tobjurguait de ne pas hésiter, et lui dépeignait les joies des grandeurs et le bonheur d'être toujours en fête avec Monsieur. Elle répondait : « Songez que j'ai plus de quinze ans, et que vous me proposez des choses propres
284 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
aux enfants ». De tous les honneurs attachés au rang de belle-sœur du roi, un seul la touchait : c'était que Ton avait une bonne place dans le car- rosse royal, au lieu d'être toujours sur le strapontin, et elle représentait à Lauzun que la bonne place « ne durerait pas » ; il faudrait la rendre aux enfants du roi dès qu'ils seraient grands. Il répliquait à tout qu'il fallait obéir. Une fois, il ajouta : « Il faut oul)lier le passé. Pour moi, je ne sais plus rien de ce que vous m'avez conté : depuis quelque temps, j'ai tout oublié ». Une autre fois, il laissa voir qu'il n'ignorait pas ce qu'il perdait. Elle venait de répéter : « Ah I cela ne se fera point. — Ah! si, repartit Lauzun, et j'en serai bien aise; car je pré- fère votre grandeur à ma joie et à ma fortune; je vous suis trop obligé pour avoir d'autres senti- ments ». — « Il ne m'en avait jamais tant dit », fait remarquer Mademoiselle. Après ces entretiens, elle allait s'enfermer pour pleurer. L'idée d'épouser Monsieur lui était odieuse, pour d'autres raisons encore que sa passion.
Non pas qu'elle le soupçonnât d'avoir empoisonné sa femme; Mademoiselle l'en croyait incapable; mais elle ne pouvait se faire à l'idée des favoris de Monsieur et de leur toute-puissance dans la maison. L'un d'eux, M. de Beuvron ', l'avait confirmée dans ses répugnances, en venant insolemment, et mala-
1. Charles d'IInrcourt, chevalier, puis comlc de Beuvron, était l'un de ceux que le bruit public accusa d'avoir tontril)U(' à la mort de Madame
PROJETS COMPROMIS. 285
droitement, l'assurer de sa protection et de celle du chevalier de Lorraine. Il lui avait dit en propres termes : « J'aurais plus d'avantage que ce fût vous qu'une de ces princesses d'Allemagne, qui n'aui'ait pas un sou de bien, qui fera de la dépense; et vous, vous en avez beaucoup. Ce que le roi donne, Mon- sieur en pourra faire des libéralités; ainsi nous y trouverons bien mieux notre compte ». Adressé à une princesse aimant autant son argent, ce discours n'était pas habile. La suite le fut encore moins • « Quand nous aurons fait votre mariage, vous nous en aurez l'obligation; car vous savez bien que nous le pouvons ». Mademoiselle le laissa dire et conta la scène au roi : « Il vous a parlé comme un sot », fit Louis XIV avec son bon sens ordinaire.
Elle ne pouvait pas se résigner, et Lauzun trem- blait qu'on ne l'en rendît responsable. Il vint une der- nière fois trouver Mademoiselle chez la reine, et lui dit : « Je viens vous supplier très humblement de ne me plus parler. Je suis assez malheureux pour déplaire à Monsieur.... Il croirait que toutes les dif- ficultés que vous pourriez faire... viendraient de moi. Ainsi... je n'aurai plus l'honneur de parler à vous. Ne m'appelez point en lieu du monde; car je ne répondrais pas. Ne m'écrivez ni m'envoyez. Je suis au désespoir d'être obligé d'en user ainsi; mais c'est une chose que je dois faire pour l'amour de vous ». Elle ergotait, essayait de le retenir : il lui répéta son refrain accoutumé, qu'il fallait obéir, et prit froidement congé tandis qu'elle s'écriait :
286 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
« Mais ne vous en allez pas. Quoi! je ne vous par- lerai plus! » A partir de ce jour, Lauzun l'évita soi- gneusement. Un soir que cette princesse lui avait commandé de renouer son ruban de manchette, il « répondit qu'il n'était pas assez adroit », et céda la place à Mlle de La Vallière. Il évitait même de regarder du côté de Mademoiselle.
Louis XIV avait trouvé son frère tout endoctriné sur les avantages d'épouser beaucoup de millions; Monsieur demandait seulement un délai, ne voulant pas, avec les bruits qui couraient, paraître trop pressé de remplacer la morte. Mademoiselle s'étu- diait de son côté à traîner les choses en longueur. De l'un à l'autre, le mois de septembre s'avançait, lorsque le roi dit à sa cousine en présence de la reine : « Mon frère m'a parlé; il souhaite qu'au cas que vous n'eussiez point d'enfants, vous donniez tout votre bien à sa fdle*, et il dit qu'il souhaite fort de n'en point avoir, pourvu qu'il soit sûr que ma fille épouse son fils. Je lui ai dit que je lui con- seillais d'avoir des enfants, parce que ce n'était pas une chose sûre ».
Monsieur avait treize ans de moins que Mademoi- selle, et celle-ci savait ce que parler veut dire. Elle se mit néanmoins à rire : « Jamais en se mariant on n'a dit que l'on souhaite de n'avoir point d'enfants.
1. Monsieur avait deux filles de son premier mariape : Marie- Louise d'Orlrans, qui épousa, en 1079, C.liailes 11, roi d'Espagne, et Anne-Murie de Valois, mariée, en lOS-i, à Victor-Ainédée H, duc de Savoie.
MONSIEUR PRÉTENDANT. 287
Je ne sais si ce propos est obligeant; qu'en dit Votre Majesté? » Le roi riait aussi : « Il a dit bien d'autres choses sur ce chapitre, plus ridicules, que je lui ai conseillé de ne pas dire, pour son honneur », La plaisanterie se prolongea malgré la reine, qui s'écriait : « Cela est bien vilain! » Enfin, Mademoi- selle conclut d'un ton sérieux : « Quoique je ne sois pas jeune, je ne suis pas d'un âge à ne pouvoir avoir d'enfants. A une créature fort inférieure on fait de ces propositions; ainsi Votre Majesté veut bien que je dise qu'elles ne me sont pas agréables ». Le roi reprit aussi son sérieux pour prévenir sa cousine qu'il ne donnerait iamais à son frère ni gouvernement, ni rien de ce qui procure la puis- sance, mais seulement des pierreries, meubles et autres jouets. C'était encore l'une des leçons de la Fronde, et Louis XIV insiste sur cette résolution dans ses Mémoires^. Mademoiselle le remercia iro- niquement de tout faire pour lui rendre Monsieur souhaitable, et, voyant aux questions du roi qu'il avait eu vent de quelque chose, elle dépeignit à mots couverts l'avenir qu'elle entrevoyait. La reine demandait ce que cela voulait dire. Louis XIV se taisait : « J'ose espérer, fit Mademoiselle en termi- nant, que je ferai ce que je voudrai et que (le roi) ne me contraindra pas . — Non , sûrement , répliqua-t-il; je vous laisserai faire tout ce que vous voudrez et je ne contraindrai jamais per-
1. Cf. Métnoires de Louis XIV « pour l'année i666 ». Édition Charles Dreyss.
288 LOUIS XIV ET LA GRANDE JIADEMOISELLE.
sonne ». Tl ajouta un instant après : « Allons dîner », et l'on se sépara.
Des semaines s'écoulèrent encore. Les favoris de Monsieur s'étaient refroidis sur une alliance où, à la réflexion, l'humeur de Mademoiselle leur faisait craindre de ne pas trouver leur compte *. Les choses se passèrent avec beaucoup de douceur quand cette princesse, un soir d'octobre, supplia le roi qu'il n'en fût plus question. Louis XIV parut indifférent. Monsieur se fâcha un instant et n'y pensa plus. La seule Marie-Thérèse, qui ne s'intéressait ni à son beau-frère, ni à sa cousine, « fut au désespoir, raconte Mademoiselle, car elle veut que l'on se marie et que l'on ait des enfants ». Mais nul ne s'occupait des désespoirs de Marie-Thérèse.
Lauzun approuva Mademoiselle et cessa de la fuir. Ce fut tout. Pour un grand ambitieux, il n'était pas assez beau joueur avec la fortune; il avait trop peur d'être dupe. Il avait repris son attitude revêche, et refusait toujours d'écouter le nom de celui que Mademoiselle avait choisi. Certain jeudi soir, qu'elle l'avait menacé de « souffler contre le miroir et de l'écrire », minuit sonna pendant leur contestation : « 11 n'y a plus moyen de le dire, fit Mademoiselle, car il serait vendredi ». Elle croyait au vendredi. Le lendemain, elle prit une feuille de papier, écrivit tout en haut : « C'est vous », et cacheta. « Ce jour-là je ne le vis qu'en allant
1. Cf. Segraisiana.
LAUZUN RENTRE EN FAVEUR 289
souper. Je lui dis : « J'ai le nom dans ma poche; « mais je ne vous le veux pas donner le vendredi ». Il me dit : « Donnez-le moi ; je vous promets que je « le mettrai sous le chevet de mon lit, et que je ne « l'ouvrirai pas que minuit soit sonné ». Elle n'avait pas coniiance, et lui ne songeait même pas à sacri- fier une course arrangée pour le samedi. « Eh bien! j'attendrai à dimanche », dit Mademoiselle avec une patience inconcevable, et sa seule ven- geance fut de se faire prier, le dimanche, avant de donner son papier. Ils étaient seuls au coin du feu, chez la reine : « Je tirai cette feuille, où il n'y avait qu'un mot qui en disait beaucoup; je la lui montrai; je la remettais dans ma poche; je la mettais dans mon manchon. Il me pressait fort de la lui donner, en disant que le cœur lui battait.... Avant que de lui donner je lui dis : « Vous répondrez dans la (( même feuille... ». Le soir, alors qu'elle n'osait lever les yeux sur lui, il lui déclara qu'elle se moquait de lui, qu'il n'était pas « assez sot pour y donner », et ce fut aussi le thème de la lettre qu'il lui remit. En même temps, il commençait à être ému de sentir à portée de sa main une élévation aussi prodigieuse, et il ne pouvait toujours se défendre de répondre sérieusement à Mademoiselle.
Elle lui parlait du bonheur qui les attendait, et de ses projets pour faire de lui le plus grand seigneur du royaume. Il lui déconseillait toujours de s'abais- ser de la sorte, mais un jour il ajouta : « Quand on se marie, il faut connaître l'humeur des gens. Je
19
290 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
VOUS veux dire la mienne ». Il se peignit alors au naturel, bizarre et insociable, et ne pouvant vivre que dans le sillage du roi : — ■( Ainsi je serais un mari que l'on ne verrait guère, et, quand on le verrait, qui ne serait pas divertissant. » Ensuite il broda, affirmant qu'il était corrigé des femmes et qu'il n'avait aucune ambition : « Quand on me vou- drait donner un gouvernement, je n'en voudrais point. Après tout cela, me voudriez-vous? — Oui,
je vous veux — Ne trouvez-vous rien à ma
personne qui vous dégoûte? » Cette question avait sa raison d'être ; Lauzun était « malpropre ^ » ; mais elle indigna Mademoiselle : « Quand vous avez peur de ne pas plaire, c'est que vous vous moquez des gens : vous n'avez que trop plu, dans votre vie; mais moi! Ne trouvez-vous rien en ma figure de déplaisant? Je crois n'avoir nul défaut extérieur que les dents, que je n'ai pas belles : mais c'est un défaut de race, et cette race en peut faire passer quelques-uns. — Assurément », fît-il, et elle n'en put tirer un compliment.
Sur ces entrefaites, la cour rentra au Louvre et aux Tuileries, Mademoiselle au Luxembourg. Après mainte hésitation, Lauzun consentit qu'elle écrivît une lettre où elle suppliait le roi d'oublier tout ce qu'il lui avait toujours entendu dire contre les mariages inégaux, et de lui permettre d'être heu- reuse. L'opinion des contemporains fut que Lauzun
1. Mémoires de l'abbé de Choisy
LAUZUN RENTRE EN FAVEUR. 291
avait pris les devants. Le chargé d'affaires d'Espagne écrivait de Paris le 21 décembre : « Il est certain, à ce que l'on dit, qu'il en est venu là avec l'autori- sation et la permission du roi * ». La voix publique, dont les nouvellistes du temps nous ont conservé l'écho, ajoutait que Mme de Montespan avait été très mêlée à toute cette affaire, version que confir- ment deux de ses lettres à Lauzun^, et qu'elle avait enlevé le consentement du roi en lui disant : « Hé! Sire, laissez-le faire, il a assez de mérite pour cela ^ ». Il y avait entre elle et Lauzun quelque chose que l'on ne sait pas, et qui les rapprochait toujours, quelque mal qu'ils se fussent fait.
Le roi avait répondu à Mademoiselle, sans dire ni oui ni non, que sa lettre l'avait étonné, et qu'il lui demandait d'y mieux penser. Il lui redonna le même avis, trois jours après, dans un tête-à-tête qui eut lieu entre deux portes et à deux heures du matin : « Je ne vous le conseille pas; je ne vous le défends point; mais je vous prie d'y songer ». Il ajouta que l'on commençait à en parler et que bien des gens n'aimaient pas M. de Lauzun : « Prenez là-dessus vos mesures ». Ils firent leur profit de l'avertissement. Le lundi 15 décembre 1670, dans l'après-midi, les ducs de Montausier et de Créquy,
1. Don Miguel de Iturrieta à don Diego de la Torre (Archives de la Bastille).
2. Madame de Montespan et Louis XIV, par P. Clément, p. 218.
3. Histoire, etc. (Bibl. Sainte-Geneviève, ms. 3 208). La même version se retrouve, avec de légères variantes, dans le Perro- quet, etc.
292 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
le maréchal d'Albret et le marquis de Guitry se présentèrent ensemble devant Louis XIV et lui demandèrent la main de Mademoiselle pour M. de Lauzun, « comme députés, pour ainsi dire, de la noblesse de France, qui recevrait à grand honneur et à grande grâce que le roi voulût permettre qu'un simple gentilhomme qualifié épousât une princesse de ce rang' ». Cette démarche était une idée de Lauzun. Elle réussit auprès du roi, et, après qu'il eut été remercié au nom de toute la noblesse de son royaume, Mademoiselle, qui faisait semblant d'écouter un sermon derrière la reine, fut avertie que M. de Montausier la demandait. Il lui conta le bon accueil qu'ils avaient reçu et finit en ces termes : a Voilà une affaire faite; mais je vous conseille de la laisser le moins traîner que vous pourrez, et si vous me croyez, vous vous marierez cette nuit ». — « Je trouvai qu'il avait raison, ajoute Mademoiselle, et je le priai de le dire à M. de Lauzun, s'il le voyait avant moi. »
IV
Il n'y a pas de meilleure leçon d'histoire que l'émoi de toute la France en apprenant que la duchesse de Montpensier, petite-fille dHenri IV, épousait le comte de Lauzun, « simple gentilhomme
1. Mémoires de La Fare.
ANNONCE DU MARIAGE. 293
qualifié ». Un mariage de ce genre, à moins qu'il ne s'agisse de Théritier du trône, n'est aujourd'hui qu'une simple nouvelle mondaine, même dans les pays restés de sentiment monarchique. Au xvii^siècle, c'était une telle atteinte à la hiérarchie sociale, sur laquelle tout reposait, que Mademoiselle parut avoir manqué gravement à son devoir de princesse en brouillant ainsi les rangs, Louis XIV à son devoir de roi en ne s'y opposant point. On leur en voulut d'autant plus que les mœurs, encouragées par d'illustres exemples, offraient aux amants séparés par la naissance un moyen facile de concilier leur bonheur privé avec l'ordre public. Les « mariages de conscience » avaient été inventés pour ces sortes de cas : pourquoi ne pas s'y tenir? Paris cherchait la réponse, et il avait pris cet air bourdonnant et affairé que n'oublièrent jamais ceux qui en avaient été les témoins et qui faisait écrire à Mme de Scvi- gné au bout de dix ans, lorsque l'affaire des poisons éclata : — « Il y a deux jours que l'on est assez comme le jour de Mademoiselle et de M. de Lauzun : on est dans une agitation, on envoie aux nouvelles, on va dans les maisons pour en apprendre, on est curieux* ».
Les princes et princesses du sang se jugèrent outragés et se rebellèrent, événement si en dehors de toutes les prévisions, avec leurs habitudes de soumission passive, que Louis XIV ne laissa pas
i. Lettre du 26 janvier 1680.
294 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
d'en être ému. La timide Marie-Thérèse donna l'exemple. Mademoiselle était allée lui annoncer son mariage : « Je désapprouve fort cela, ma cou- sine, fit la reine d'un ton fort aigre, et le roi ne l'approuvera jamais. — Il l'approuve, Madame, et c'est chose résolue. — Vous feriez bien mieux de ne vous marier jamais et de garder votre bien pour mon fils d'Anjou * ». La colère lui donna le courage de parler au roi, qui se fâcha, d'où scène, larmes, nuit de désespoir, mais refus de céder, et, finale- ment, déclaration publique qu'elle ne signerait pas au contrat.
Monsieur criait du haut de sa tête. Il chanta pouilles aux « députés de la noblesse de France », traita Mademoiselle, en présence du roi, de « sans cœur » et de personne à « mettre aux Petites-Mai- sons- », et déclara aussi qu'il ne signerait pas au contrat. Le plus grave fut qu'il accusa sa cousine de répéter à tout venant que son mariage lui avait été conseillé par le roi. Mademoiselle eut beau jurer qu'elle n'avait jamais rien dit de pareil, le mot fit une grande impression sur Louis XIV; il lui donna son premier regret.
Le prince de Condé, tant accusé d'être devenu sur le tard un plat courtisan, fit respectueusement au roi des remontrances très fermes. Il n'y eut pas
1. Second fils de Louis XIV, mort en bas âge.
2. Cf., pour ce chapitre, les Mélanges de Phililicrt Delamare (Bibl. nationale, ms. français, 23 251), le Journal d'Ormesson, et, en général, tous les mémoires, correspondances, pamphlets et chansons de l'époque.
ANNONCE DU MARIAGE. 295
jusqu'à la vieille Madame, si profondément oubliée dans son coin du Luxembourg, qui se réveilla de son apathie pour signer une lettre au roi, écrite en son nom par M. Le Pelletier, président aux Enquêtes.
En dehors de la famille royale, Louis XIV sentait le blâme monter vers lui de toutes les classes de la population. La noblesse se refusait généralement à ratifier le mandat que les « députés » s'étaient donné en son nom. Sans doute, l'honneur de ce mariage était grand, et très inattendu de la part d'un monarque qui avait travaillé aussi résolument à rogner la puissance de l'aristocratie; mais la plu- part des gens de qualité en étaient moins touchés que de l'espèce d'abaissement infligé à la royauté, et, à travers elle, à l'idée monarchique, par un acte qui, pour cette même raison, soulevait une répro- bation universelle dans le reste de la nation. Le monde des Parlementaires et de la haute bourgeoisie était outré; on y était convaincu que l'affaire n'avait pu être entreprise que du consentement du roi, et l'on trouvait cela une « honte » pour lui. Les classes moyennes étaient dans une irritation inconcevable, Segrais entendit Guilloire, intendant de Mademoi- selle, dire à sa maîtresse d'un ton très excité, sachant fort bien qu'il risquait sa place : « Vous êtes la risée et l'opprobre de toute l'Europe ». Quant au peuple, son attitude fut touchante : « il était, rap- poite un témoin', dans une dernière consterna-
1. Philibert Delamare, loc. cit.
29G LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
tion ». Le peuple avait du chagrin, comme si son prince lui avait causé une grande déception.
Les ennemis de Lauzun attisaient le méconten- tement et tâchaient de gagner du temps. Louvois passa pour avoir obtenu de l'archevêque de Paris qu'il retardât les bans. Le ministre se sentait direc- tement menacé, et c'était aussi l'avis du monde politique, où beaucoup de gens crurent toujours que le mariage de Mademoiselle avait été un coup monté « contre M. de Louvois, ennemi de M. de Lauzun » », par Colbert et Mme de Montespan.
Tandis que l'orage s'amassait, les amis des deux amants les pressaient d'en finir au plus tôt. « Au nom de Dieu, leur disait Rochefort, capitaine des gardes comme Lauzun, mariez-vous plutôt aujour- d'hui que demain. » Monlausier les « grondait » de lanterner. Mme de Sévigné représentait à Mademoi- selle que c'était « tenter Dieu et le Roi - ». Rien n'y faisait avec des gens qui marchaient sur les nuées. Lauzun v enivré de vanité ' » se croyait au port et à l'abri de tout, ayant le roi et Mme de Mon- tespan pour lui. Mademoiselle « enivrée d'amour » se laissait guider. Son premier avis avait été de se marier le soir même de la députation, sans le dire à personne, mais Lauzun s'y était refusé : « Il était si persuadé que (Mme de Montespan) ne lui manque-
1. Journal d'Olivier d'Orniesson.
2. Lettre à Coulanges, du 31 décembre. La lettre où elle annonce le mariage, trop connue pour qu'on l'ose citer, est du 15.
3. Mémoires de La Fare.
ÉMOTION GÉNÉRALE. 297
rait pas et que rien ne pourrait changer le roi pour lui, qu'il se tenait sur de tout et me disait : t< Je ne me défie que de vous ». Se marier ainsi en tapinois ne contentait point sa vanité. Il voulait que cela se fît « de couronne à couronne * », en plein jour et dans toutes les formes. 11 voulait la chapelle des Tuileries, du faste, de la foule, une haie de visages étonnés et envieux. Il voulait la « riche livrée ^ » qu'il s'était hâté de commander pour la circonstance. Bref il voulait la lune, et cela ne réussit jamais.
Le mardi 16 décembre « se passa à parler, à s'étonner, à complimenter ^ ». Il vint au Luxembourg « un monde infini », dont l'archevêque de Reims, frère de Louvois, qui dit à Mademoiselle : « Me feriez- vous le tort de choisir un autre que moi pour vous marier? » — « Un autre » avait déjà sollicité cet honneur, preuve que l'on n'envisageait pas alors la possibilité d'une rupture, et Mademoiselle répli- qua : — « M. l'archevêque de Paris a dit qu'il vou- lait que ce fût lui ». Le mercredi, nouvelle cohue, Louvois en personne, tous les ministres; mais le ton n'était déjà plus le même, et Mademoiselle s'en aperçut bien : « On me faisait de grandes révérences : on causait et on ne parlait point de l'affaire ». Le soir de ce même jour, elle fit donation à Lauzun, « en attendant mieux », disait Mme de Sévigné, du comté d'Eu, qui était la première pairie de France,
1. Mémoires dt, Mme de Caylus.
2. Saint-Simon, Écrits inédits.
3. Mme de Sévigné, lettre du 19 décembre.
298 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
donnant le premier rang-, de la principauté de Dombes et du duché de Montpensier, dont il prit aussitôt le titre et le nom. Ils convinrent ensuite de se marier le lendemain à midi.
Le jeudi 18, il se trouva que le contrat n'était pas prêt; les hommes d'affaires l'avaient fait exprès. Vers le soir, Lauzun, qui perdait sa belle assurance, offrit à Mademoiselle de rompre. Elle s'en offensa, et essaya une fois de plus de lui faire dire qu'il l'aimait, mais il répondit : « C'est ce que je ne dirai qu'en sortant de l'église ». Il n'était plus question de la chapelle des Tuileries, ni d'éblouir les Parisiens, et le vendredi obligeait à un nouveau retard. Mademoi- selle ayant écarté ce jour-là. Tout considéré, rendez- vous fut pris à Gharenton, dans une maison amie, pour se marier à la dérobée, le lendemain soir après minuit, sans archevêque, car celui de Paris com- mençait à inspirer de la défiance : « Le curé du lieu nous parut bon pour cela ». Lorsqu'ils furent bien convenus de leurs faits. Mademoiselle s'amusa à montrer à ses familiers la chambre qu'elle venait de faire arranger pour le futur duc de Montpensier : « Elle était magnifiquement meublée, raconte l'abbé de Choisy. « Ne trouvez- vous pas, nous dit-elle, « qu'un cadet de Gascogne sera assez bien logé? » Lauzun prit congé de bonne heure. Il voulait, selon l'usage du temps, aller coucher chez des baigneurs ; Mademoiselle s'y opposa, parce qu'il était « fort enrhumé ». Il avait aussi « fort mal aux yeux ». Je lui disais : « "Vous avez les yeux bien rouges ». Il me
ÉMOTION GÉNÉRALE. 299
répondit : « Vous font-ils mal au cœur? — Non, car ils ne sont nullement dégoûtants. » On a déjà pu remarquer que ces illustres amants ne possé- daient ni l'un ni l'autre les grâces légères de la conversation; ils avaient le mot singulièrement appuyé. « Ces dames se moquèrent de nous, poursuit la princesse. On était fort gai. Je ne sais pourtant quel pressentiment j'avais. Je me mis à pleurer en le voyant partir ; il fut triste ; on se moqua de nous. Toutes ces dames s'en allèrent aussi; il ne resta que Mme de Nogent. » C'était la sœur de Lauzun, et Mademoiselle s'était fort liée avec elle dans les der- niers mois.
Tandis que l'on perdait du temps au Luxembourg, Louis XIV subissait une sorte d'assaut général pour obtenir qu'il retirât son autorisation : « La reine et les princes du sang redoublaient leurs instances. Le maréchal de Villeroy * se jeta à ses genoux, les larmes aux yeux; les ministres, à la fin tous ceux qui approchent de la personne du roi, lui font entendre la voix du peuple. . . . Enfin Dieu toucha tout à coup le cœur du roi ^... » Dieu, non, mais une créature de chair : Mme de Montespan trahissait une seconde fois Lauzun .
La Fare affirme que ce fut sur le conseil de Mme de Maintenon, qui n'élait encore que Mme Scar- ron, gagnant péniblement son pain à élever dans
1. Ancien gouverneur du roi, qui lui avait conservé beaucoup d'affection.
2. Philibert Delamare, loc. cit.
300 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Tombre les enfants du roi et de Mme de Montespan. Mme Scarron avait infiniment d'esprit, infiniment de prudence, et elle était alors bien loin de toute pensée de rivalité : le roi ne la pouvait souffrir. Elle racontait plus tard qu'il l'avait prise pour un « bel esprit » n'aimant «que les choses sublimes ' », et Louis XIV redoutait les Philamintes. Ce fut donc en amie désintéressée qu'elle « fit voir à Mme de Montespan l'orage qu'elle s'attirait, en soutenant Lauzun dans cette affaire, que la famille royale, et le roi lui-même lui reprocherait le pas qu'elle lui faisait faire. Enfin elle fit si bien, que celle qui avait fait cette affaire la rompit ^ », Louis XIV céda aux instances de Mme de Montespan, et envoya chercher Mademoiselle au Luxembourg.
Il était huit heures du soir. Mademoiselle eut un cri en apprenant que le roi la demandait: « Je suis au désespoir; mon affaire est rompue ». Arrivée aux Tuileries, on la fit entrer chez le roi par les der- rières, et elle s'aperçut qu'on lui dissimulait quelque chose. En effet, Louis XIV faisait cacher Condé der- rière une porte, afin qu'il les écoutât et lui servît de garant : « On ferma la porte sur moi. Je trouvai le roi tout seul, ému, triste, qui me dit : « Je suis au « désespoir de ce que j ai à vous dire. On m'a dit
1. Mme de Maintenon, Lettres historiques et édifiantes. Cf. Mémoire do Mlle d'Aumale, publié par M. le comte d'Hausson- ville.
2. L'abbé de Choisy raconte la même scène, mais en Tattri- buant à la princesse de Carignan ^iMarie de Bourbon-Soissons, 1066-1692).
LOUIS XIV ROMPT L'aFFAIUE. 301
« que l'on disait dans le monde que je vous sacri- « fiais pour iaire la fortune de M. de Lauzun; que « cela me nuirait dans les pays étrangers, et que je « ne devais point souffrir que cette affaire s'achevât. « Vous avez raison de vous plaindre de moi ; battez- « moi, si vous voulez. 11 n'y a emportement que vous M puissiez avoir, que je ne souffre et que je ne « mérite. — Ah! m'écriai-je, Sire, que me dites-vous? « Quelle cruauté! » Elle mêlait les protestations de respect et les reproches, criait son désespoir et s'informait avec angoisse, à deux genoux, du sort de Lauzun : « Où est-il, Sire, M. de Lauzun? — Ne vous mettez point en peine; on ne lui fera rien »,
Les vraies douleurs sont toujours éloquentes. Louis XIV laissa voir sans fausse honte son émo- tion : « Il se jeta à genoux en même temps que moi et m'embrassa. Nous fûmes trois quarls d'heure embrassés, sa joue contre la mienne; il pleurait aussi fort que moi : « Ah! pourquoi avez-vous donné le temps de faire des réflexions? Que ne vous hâtiez- vous? — Hélas ! Sire, qui se serait méfié de la parole de Votre Majesté? Vous n'en avez jamais manqué à personne, et vous commencez par moi et par M. de Lauzun! je mourrai, et je serai trop heureuse de mourir. Je n'avais jamais rien aimé de ma vie; j'aime, et aime, passionnément et de bonne foi, le plus honnête homme de votre royaume. Je faisais mon plaisir et la joie de ma vie de son éléva- tion. Je croyais passer ce qui m'en reste agréable- ment avec lui, à vous honorer, à vous aimer autant
302 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
que lui. Vous me l'aviez donné, vous me l'ôtez, c'est m'arracher le cœur. »
On avait toussé derrière la porte. « A qui me sacrifiez-vous là, Sire? Serait-ce à M. le Prince? » Mademoiselle devenait amère et le roi avait envie que ce fût fini ; mais elle continuait à le supplier : « Quoi ! Sire, ne vous rendrez-vous pas à mes larmes? » Il répondit en élevant la voix, « afin que Ton l'entendît : « Les rois doivent satisfaire le « public ». Un instant après, il lui dit : « Il est tard. « Je n'en dirais pas davantage ni autrement, quand « vous seriez ici plus longtemps. » Il m'embrassa, et me mena à la porte.... »
Tel est le récit de Mademoiselle. Il en existe un autre, dicté le soir même par Louis XIV à son ministre des Affaires étrangères , ainsi qu'en témoigne la lettre suivante de M. de Lyonne, écrite le lendemain matin, avant que le roi fût levé, et expédiée en hâte à M. de Pomponne ', notre ambas- sadeur en Hollande :
« Je suis accablé d'affaires et n'ai le temps de vous dire autre chose si ce n'est que, comme je ne doute pas que toutes les lettres de Paris ne portent en vos quartiers la nouvelle du mariage de Mademoiselle avec M. le comte de Lauzun, je dois vous avertir que le roi le rompit hier à onze heures du soir, ce que peu de personnes auront pu apprendre avant le départ de l'ordinaire. J'ai déjà minuté une lettre cir-
1. Simon Arnauld, marquis de Pomponne (iC18-1699) et fils d'Arnuuld d'Andilly.
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culaire de Sa IMajesté à tous messieurs ses ministres qui la servent au dehors, pour les informer de tout ce qui s'est passé depuis sept ou huit jours en cette affaire; mais comme le roi ne s'éveille qu'après neuf heures, et qu'alors le courrier sera parti, Sa Majesté ne pourra la signer assez à temps pour vous être envoyée aujourd'hui et vous vous contenterez, s'il vous plaît, de savoir que le mariage est rompu. Je vous prie d'envoyer la copie du billet à M. le cheva- lier de Terlon et au sieur Rousseau ', et de leur mar- quer que je vous en ai prié* ».
Avant de faire connaître la « lettre circulaire de sa Majesté » sur les cris et les larmes de sa pauvre cou- sine, il est à noter que le pays trouva parfaitement naturel, à en juger par les écrits du temps, ce faire- part officiel aux puissances étrangères de choses qui les regardaient si peu. Tant l'homme était insépa- rable du souverain dans l'opinion du xviV siècle, et tant la France était pénétrée de l'importance univer- selle de Louis XIV et des obligations qui en décou- laient pour lui ! « Il devait compte de ses actions à toute l'Europe », dit, à propos de l'affaire Lauzun, une relation déjà citée '.
Il est bon aussi de rappeler, pour l'intelligence du texte, que l'une des demi-sœurs de Mademoiselle avait épousé un duc de Guise, cadet de la maison de Lorraine; mariage qui n'avait pas semblé moins
1. Nos chargés d'affaires en Suède et en Allemagne.
2. Archives de la Bastille.
3. Philibert Delamare, loc. cit.
304 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
inégal à l'aristocratie française que celui de Lauzuii avec Mademoiselle. On n'y avait pas fait grande attention sur le moment, parce que, entre ]\Ille d'Alençonetla Grande Mademoiselle, l'habitude mettait un abîme; mais les « députés de la noblesse de France » n'avaient pas manqué de faire valoir au roi que les grands de son royaume et les officiers de sa couronne valaient bien les princes étrangers, et en particulier « les Lorrains », malgré les préten- tions de ces derniers. Cela dit, voici l'essentiel de la longue dépêche adressée à tous nos ambassadeurs. Elle débutait en ces termes : « Comme ce qui s'est passé depuis cinq ou six jours sur un dessein que ma cousine avait formé d'épouser le comte de Lauzun, l'un des capitaines des gardes de mon corps, fera sans doute grand éclat partout, et que la conduite que j'y ai tenue pourrait être malignement interprétée et blâmée par ceux qui n'en seraient pas bien informés, j'ai cru en devoir instruire tous mes ministres qui me servent au dehors ». Le roi expo- sait ensuite par le menu les incidents de l'affaire, et c'est exactement le récit de Mademoiselle, sauf que Louis XIV se dépeint très opposé dès le début à ce mariage, et n'ayant cédé que de guerre lasse, à force d'être harcelé par sa cousine et les députés de la noblesse : « Elle continua..., par de nouveaux billets, et par toutes les autres voies qui lui purent tomber dans l'esprit, à me presser vivement de donner ce consentement qu'elle me demandait, comme la seule chose qui pouvait, disait-elle, faire tout le bonheur
LOUIS XIV ROMPT l'aFFAIRE. 305
elle repos de sa vie ». D'autre part, les députés lui représentèrent « que si, après avoir consenti au mariage de ma cousine de Guise, non seulement sans y faire la moindre difficulté, mais avec plaisir, je résistais à celui-ci, que sa sœur souhaitait si ardem- ment, je ferais connaître évidemment au monde que je mettais une très grande différence entre des Cadets issus de maisons souveraines et les officiers de ma couronne, ce que l'Espagne ne faisait point, et, au contraire, préférait ses Grands à tous les Princes étrangers, et qu'il était impossible que cette différence ne mortifiât extraordinairement toute la noblesse démon royaume.... Pour conclusion, les instances de ces quatre personnes furent si pres- santes, ou leurs raisons si persuasives, sur le prin- cipe de ne pas désobliger sensiblement toute la noblesse française, que je me rendis à la fin à donner un consentement au moins tacite à ce mariage, haus- sant les épaules d'étonnement sur l'emportement de ma cousine, et disant seulement qu'elle avait qua- rante-trois ans et qu'elle pouvait faire ce qui lui plai- rait ».
Il continuait : « Dès ce moment-là, l'affaire fut tenue pour conclue ». Suivaient les détails que l'on connaît : préparatifs du mariage, foule au Luxem- bourg, bruits « fort injurieux » que le roi avait arrangé la chose en dessous pour favoriser Lauzun, et, finalement, résolution de rompre l'affaire. C'est le seul endroit où Louis XIV ait cru devoir borner ses confidences à l'univers : il passe sous silence
20
306 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Mme de Montespan suppliante et Condé derrière sa porte : « J'envoyai appeler ma cousine. Je lui déclarai que je ne soiifiYirais point qu'elle passât outre à ce mariage, que je ne consentirais pas non plus qu'elle épousât aucun prince de mes sujets, mais qu'elle pouvait choisir dans toute la noblesse qualifiée de France qui elle voudrait, hors le seul comte de Lauzun, et que je la mènerais moi-même à l'église. Il est superflu de vous dire avec quelle dou- leur elle reçut la chose, combien elle répandit de larmes et poussa de sanglots. Elle se jeta à genoux. Je lui avais donné cent coups de poignard dans le cœur. Elle voulait mourir. Je résistai à tout.... » Le roi ajoute qu'il fit ensuite la même communication à Lauzun, « et je puis dire qu'il la reçut avec toute la constance, la soumission et la résignation que je pouvais désirer* ». C'est sur cette comparaison, défavorable à Mademoiselle, que se termine ce curieux document, si peu généreux en présence d'un chagrin si vrai et si profond.
Cette princesse était remontée en carrosse dans un état à faire pitié. Elle y eut une attaque de nerfs et cassa en route les glaces de la voiture. Au Luxem- bourg, sa chambre s'était remplie de gens qui atten- daient son retour : « Deux de ses valets de pied, raconte l'abbé de Choisy, entrèrent dans sa chambre
1. La Correspondance de Pomponne (Bibl. de l'Arsenal, 4 712 (598, II. F.), fol. 373. M. Chéruel, dans l'appendice au vol. IV des Mémoires de Mademoiselle, et M. Livet, dans VHistoirt amoureuse des Gaules, ont publié cette lettre d'après une copio légèrement inexacte.
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en disant tout haut : « Sortez vite par le degré ». Tout le monde sortit en foule; mais je demeurai des derniers, et vis la princesse venir du bout de la salle des gardes comme une furie, échevelée, et menaçant des bras le ciel et la terre ». Elle avait h peine eu le temps de se calmer, que Lauzun entra, accompagné de MM. de Montausier, Créqui et Guitry : « En le voyant, je criai les hauts cris, et, lui, eut beaucoup de peine à s'empêcher de pleurer ». La noblesse de France venait, sur Tordre du roi, remercier la petile-fdle d'Henri IV de l'honneur qu'elle avait voulu lui faire. M. de Montausier porta la parole. Mademoiselle sanglotait, Lauzun avait pris l'atti- tude, qui devait lui être comptée, et il le savait bien, d'un homme qui bénit les coups les plus cruels, par- tant de la main de son roi. « M. de Lauzun, écrivait Mme de Sévigné, a joué son personnage en perfec- tion; il a soutenu ce malheur avec une fermeté, un courage, et pourtant une douleur mêlée d'un profond respect, qui l'ont fait admirer de tout le monde* ». La princesse l'aurait souhaité moins admirable. Elle lui disait : « Vous avez cette force d'esprit que tout le monde vous croira indifférent pour moi. Que dites-vous? » et je sanglotais à chaque parole. Il me dit d'un grand sang-froid : « Si vous croyez mon con- « seil, vous irez demain dîner aux Tuileries et remer- « cier le roi de l'honneur qu'il vous a fait d'avoir « empêché une chose, dont vous vous seriez repentie
1. Lettre du 24 décembre 1670.
308 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE,
« toute votre vie ». Elle l'emmena à l'écart et eut enfin le plaisir de le voir pleurer : « Il ne me sut jamais parler, ni moi non plus. Je lui dis seulement : « Quoi! je ne vous verrai plus? Si cela est, je «mourrai ». Puis nous retournâmes. Ces messieurs s'en allèrent... je me couchai; je fus vingt-quatre heures... quasi sans connaissance ».
Elle avait défendu de recevoir personne. Sa porte s'ouvrit cependant, le vendredi matin, pour Mme de Sévigné. Il y avait juste vingt-quatre heures que Mademoiselle avait débordé de joie devant elle et méprisé ses avertissements : « Je la trouvai dans son lit*; elle redoubla ses cris en me voyant; elle m'ap- pela, m'embrassa, et me mouilla toute de ses larmes. Elle me dit : « Hélas I vous souvient-il de ce que « vous me dites hier? Ah I quelle cruelle prudence! « ah! la prudei-ce »! Elle me fit pleurer à force de pleurer ». Un peu plus tard, on lui annonça le roi. « Quand il entra, rapporte Mademoiselle, je me mis à crier de toute ma force; il m'embrassa encore et fut toujourssa joue contre la mienne. Je lui disais : « Votre Majesté me fait comme les singes qui étouffent leurs enfants en les embrassant ». Comme il lui promettait merveilles pour la consoler, entre autres « qu'il ferait des choses admirables pour M. de Lauzun », elle eut la présence d'esprit, malgré son trouble, de demander s'il lui faudrait ne plus voir son ami? La réponse du roi est à retenir, car elle eut de grandes
1. Lettre du 31 décembre.
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suites pour sa cousine. « Il me dit : « Je ne vous « défends point de le voir;... et assurément vous ne « sauriez prendre avis d'un plus honnête homme, ni u plus habile en tout ce que vous aurez à faire, que de « lui ». Elle se hâta de prendre acte de la permission. « C'est mon intention, Sire, et je suis trop heureuse que vous vouliez bien que ce soit mon meilleur ami;... mais au moins. Sire, ne changerez-vous pas, comme vous avez fait? Je ne puis m'empêcher de vous faire ce reproche. »
Les jours suivants, elle dut rouvrir sa porte, et la même foule qui avait fait semblant de se réjouir avec elle revint faire semblant de la plaindre. Il fallut revoir tous les mêmes visages, subir les regards curieux, les regards railleurs, et répondre aux bana- lités. On fit de grandes plaisanteries dans Paris de ce qu'elle recevait les condoléances sur son lit, à la mode des veuves. « J'ai ouï dire à Mme de jMain- tenon , raconte Mme de Caylus * , qu'elle s'écriait dans son désespoir : « Il serait là ! Il serait là ! » c'est- à-dire, il serait dans mon lit; car elle montrait la place vide. » Une grande princesse amoureuse à en mourir, et d'un simple cadet de Gascogne, presque un croquant, c'était un spectacle si nouveau, qui choquait tellement toutes les idées sur ce qui se fait et ce qui ne se fait pas, que le public, dans le fond, ne prenait pas au série ix ce chagrin légèrement théâtral. On prétendait que Louis XIV avait dit :
1. Souvenirs et Correspondance.
310 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
« C'est une fantaisie qui lui a prise en trois jours, et dans trois elle en sera consolée ».
Vrai ou faux, — le roi le niait, — le propos avait l'approbation générale; il dispensait de s'apitoyer sur cette malheureuse qui se dévorait, et dépérissait à vue d'œil : « J'étais maigre, les joues creuses, comme une personne qui ne mangeait ni ne dormait, et je pleurais, dès que j'étais toute seule, ou que je voyais des amis de M. de Lauzun, que l'on parlait de choses qui avaient relation à lui; j'en voulais tout jours parler ». L'espoir d'une prompte mort était sa seule consolation, car personne, elle en était sûre, n'avait jamais autant souffert : « Mon état était pitoyable, et il faut l'avoir senti pour le comprendre, et ce sont de ces choses que l'on ne saurait exprimer. Il faudrait les connaître soi-même, pour en juger, et personne ne saurait avoir senti une douleur com- parable à la mienne; il n'y a rien à quoi on la puisse comparer ». C'est l'éternel langage des amoureux déçus; mais le mot que voici n'est pas à la portée de toutes les âmes. Il s'applique aux moments où l'excès de la douleur la rendait presque incon- sciente : « A force de trop sentir, je ne sentais plus rien ».
Le cinquième jour, l'étiquette exigea qu'elle fùl consolée. On lui rappela ses devoirs de princesse, « qu'il fallait aller à la Cour; que cela était bien ma- d'être huit jours sans voir le roi ». Elle eut beau se débattre contre ces exigences cruelles, force lui fut de se donner en spectacle avec son visage défait,
LOUIS XIV ROMPT L AFFAIRE. 311
ses yeux rouges et « gros comme le poing », ses per- pétuelles crises de larmes, à tort et à travers, ses cris aigus dès qu'elle apercevait Lauzun. Ce dernier lui faisait de gros yeux, comme à une enfant, et lui adressait des menaces terribles : « Si vous faites de ces vies-là , je ne me trouverai jamais où vous serez ». Mais elle ne venait pas à bout de se dominer. Un soir, à un grand bal de cour, elle s'arrêta au milieu d'une danse et se mit à pleurer. Le roi se leva et vint mettre son chapeau devant la figure de Mademoiselle. Il l'emmena en disant : « Ma cou- sine a des vapeurs ».
Le public ne la plaignait pas. Il aurait plutôt fait des feux de joie. « Tout le monde a loué le roi de cette action », écrivait Olivier d'Ormesson. Louis XIV en redevint populaire pendant quelques jours, lui qui ne l'était déjà plus qu'à l'occasion : « On ne peut dire la joie que non seulement toute la Cour, mais que tout le royaume a eue de cette rupture de mariage' ». C'était l'impression una- nime. Quant à la princesse coupable d'avoir cru au « droit au bonheur », l'opinion la jugeait très sévè- rement; le xvii^ siècle, on l'a déjà vu, n'admettait pas que l'on fît prédominer les sentiments indivi- duels ou les intérêts du cœur sur les exigences du rang ou de la situation sociale. L'âge des amoureux et l'aspect comique do ce couple mal assorti, elle si grande, lui presque nain, venant s'ajouter aux
1. Philibert Deiamare, loc. cit.
3d2 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
côtés sérieux de Taffaire, la Grande Mademoiselle tomba brusquement « dans le mépris. Car, dit La Fare, si ce mariage avait paru extraordinaire dès qu'il fut publié, sitôt qu'il fut rompu, il devint ridicule ».
Il est agréable de rencontrer un bon Samaritain parmi tous ces gens qui ont raison avec trop peu de charité. Tandis que Mme de Sévigné écrivait gaie- ment : « Voilà qui est fini * », les larmes de Made- moiselle inspiraient de bonnes et courageuses paroles à une personne parfaitement obscure, et qui se défendait toujours d'écrire aux gens parce qu'elle ne se trouvait pas assez d'esprit. On lit dans une lettre adressée le 21 janvier 1671 à Bussy-RabuLin par Mme de Scudéry, belle-sœur de l'illustre Madeleine: « Je ne vous dirai rien de l'affaire de Mademoiselle ; vous aurez su sans doute tout ce qui s'est passé; j'ajouterai seulement que, si vous saviez ce que c'est qu'une grande passion dans le cœur d'une honnête personne comme elle, vous vous en éton- neriez et vous en auriez pitié. Pour moi, qui ne connais point l'amour par mon expérience, je com- prends pourtant que Mademoiselle est fort à plain- dre; car elle ne dort pas la nuit, elle s'agite tout le jour, elle pleure; et enfin elle fait la plus misérable vie du monde * ».
Bussy-Rabutin répondit : « {A Chaseu, ce .29 jan-
1. Lettre du 24 décembre 1670.
2. Correspondance de Bussy-Rabutin, publiée par Ludovic Lalannc.
LOUIS XIV ROMPT l'aFFAIRE, 313
vier 1 67 1)... Je comprends bien ce que c'est qu'une passion dans un cœur neuf comme celui de Made- moiselle, de son tempérament et de son âge, et je vous avoue que cela me fait pitié ! Il me semble que l'amour est une maladie comme la petite vérole : plus on l'a tard et plus on est malade. » Il avait bien compris en effet, mais seulement le côté dé- plaisant de cette passion tardive, et presque tout le monde en était là, ce qui achevait de détourner l'intérêt de Mademoiselle. La chute de cette prin- cesse fut ainsi définitive. L'héroïne de la Fronde s'eîïaça aux yeux des contemporains, et il ne resta qu'une vieille fille ridicule, dont les infortunes amusèrent la galerie.
1
CHxVPITRE VI
Si Mademoiselle s'est mariée secrètement. — Captivité de Lauzun. — Splendeur et décadence de la France. La Chambre ardente. — Mademoiselle achète la liberté de Lauzun. — Leur brouille. — Mort de la Grande Mademoiselle. Mort de Lauzun. — Conclusion.
A plupart des événements qu'il nous reste à raconter sont demeurés obscurs. Ils figure- raient dans les recueils d'énigmes historiques s'ils avaient plus d'importance; mais aucun ne méritait cet honneur. Aucun n'a influé sur la marche des a(Taires en France, comme l'avait fait trente ans plus tôt le lien qui soumettait Anne d'Autriche à Mazarin ; aucun non plus ne possède l'attrait roma- nesque qu'effraie la légende du Masque de fer avant d'être éclaircie. En revanche, ce sont de ces choses qui nous rendent l'ancienne société française très piésente et très vivante, et la part de mystère qu'elles contiennent n'est pas pour en diminuer l'intérêt : il n'y a que dans les romans que tout finit toujours par s'expliquer.
316 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
1
Le plus obscur peut-être de ces événements est le mariage de la Grande Mademoiselle avec le « petit homme », comme elle-même appelait Lauzun dans l'intimité. Les contemporains y ont cru à peu près unanimement, sans pouvoir ni s'entendre sur l'épo- que, à dix ans près, ni bien moins encore désigner le lieu et les témoins, ainsi qu'ils le faisaient pour Louis XIV et Mme de Mainteuon. On n'en connaît jusqu'ici aucune preuve écrite; Mademoiselle avait l'habitude de brûler ses lettres, et elle n'avait pas fait d'exception pour celles de Lauzun; elle en dit son regret dans ses Mémoires. Nous sommes donc réduits aux preuves morales. Il est vrai qu'elles sont très fortes en faveur du mariage. Il est vrai aussi qu'elles ne sont pas toujours sans réplique.
L'idée d'un lien secret était venue à bien des gens après la rupture officielle. L'un des correspondants* de Bussy-Rabutin lui écrivait le 17 février 1G71 : « (Mademoiselle) pleure encore quelquefois quand elle y pense; souvent elle rit quand elle n'y pense pas. Son amant... continue de la voir et personne ne s'y oppose : je ne sais ce qui en arrivera ». Trois semaines après, Mme de Scudéry faisait allusion au môme bruit : « (.4 Paris, ce 6 mars i 671) Mademoi-
1. M. du Housset, ancien intendant des finances. Il venait d'acheter la charge de chancelier de Monsieur.
LES MARIAGES SECRETS. 317
selle parle toujours à M. de Lauzun. Leurs conver- sations commencent et finissent par des larmes. Cependant, je vous le dis, cela n'aboutira à rien ». Bussy était de ceux qui croyaient que « cela aboutirait » à quelque chose. Il répondit le 13 à Mme de Scudéry : « Je crois que l'affaire de Made- moiselle et Lauzun aura un succès heureux, non pas de la manière qu'ils l'espéraient d'abord, mais d'une autre plus secrète qui se fera du consente- ment du roi. »
Mademoiselle accepterait-elle cette autre « ma- nière »? Il était permis d'en douter. Les mariages de conscience, si à la mode au xvii^ siècle, créaient des situations très fausses, et assez humiliantes, à qui n'était pas un Louis XIV, n'ayant de comptes à rendre à personne et maître de laisser transpirer la vérité. Les mariages secrets du reste des mortels devaient rester vraiment secrets, faute de quoi ils auraient eu une partie des effets que l'on avait voulu éviter; de sorte que deux époux ne se voyaient toute leur vie qu'en bonne fortune, ce qui n'élait pas du goût de tout le monde, non plus que les soupçons et les commentaires auxquels on n'échappait point, et la dépendance où l'on tombait vis-à-vis des ser- viteurs. Segrais ne voulut jamais croire que Made- moiselle eût épousé Lauzun, et l'une de ses raisons était qu'elle avait « chassé Madelon, sa femme de chambre, ce qu'elle n'aurait pas fait » si Madelon avait eu de quoi bavarder. Segrais aurait pu ajouter que sa maîtresse s'était toujours exprimée sévère-
318 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
ment sur les équivoques créées par les mariages de conscience.
Mais « tout change », ainsi qu'elle l'avait dit au roi dans leur grande conversation entre les deux portes. Mademoiselle encourageait Lauzun à prendre vis-à-vis d'elle des airs de maître. Il la dirigeait, et elle lui était passionnément soumise : « Il me regar- dait tant, que je n'osais plus pleurer, et le pouvoir qu'il avait sur moi retenait mes larmes; c'est en avoir beaucoup : car on n'en est pas maître soi- même ». Ce fut d'accord avec lui qu'elle fit maison nette de ceux de ses gens qui avaient blâmé leur premier projet. M. de Montausier et Mme de Sévigné essayèrent inutilement de sauver Segrais, qui était de leurs amis : « Elle n'est pas traitable, écrivait Mme de Sévigné, sur ce qui touche à neuf cents lieues près de la vue d'un certain cap' ». Ce fut Lauzun qui désigna le successeur de Guilloire, l'intendant, et qui soumit ce choix au roi. Il y avait de quoi donner à penser. Lauzun en avertissait Mademoiselle : « On dira dans le monde que je veux faire le maître; que je veux tout gouverner chez vous ». Elle répondait : « Plût à Dieu que vous le voulussiez! c'est ce que je souhaite avec passion ».
Elle lui avait confirmé par de nouveaux actes les folles donations du contrat, et le roi rivalisait de générosité avec sa cousine. A en croire les courti- sans, Louis XIV avait promis à Lauzun qu'il ne pcr-
1. Lettre du 1" nvril 1671.
MARIAGE SECRET, 319
drait rien à ne pas épouser Mademoiselle. En tout cas, il le comblait. C'était des entrées de faveur, c'était le gouvernement du Berri, c'était 30 000 livi'es pour payer ses dettes, et il y avait apparence que sa fortune ne s'arrêterait pas en si beau chemin. Lou- vois s'en inquiétait, et amassait des trésors de haine contre le favori.
L'hiver se passade la sorte. Au printemps, la Cour retourna en Flandre. Pendant un séjour à Dun- kerque, on parla si haut de l'intimité du « nain » avec la Grande Mademoiselle, que cette princesse l'apprit : « On fît courre le bruit que nous nous étions mariés avant que de partir de Paris, et la Gazette de Hollande le dit. On me l'apporta pour me la montrer. Il riait, je ne dis rien; je la lui envoyai ». Deux pages plus loin, une autre conversation prouve que la nouvelle était tout au moins prématurée; mais le public avait le droit de s'y tromper, tant les façons d'être de Mademoiselle avec Lauzun étaient deve- nues tendres et familières. Il fut question en ce même printemps'd'un voyage à Fontainebleau : « Je dis à M. de Lauzun : « Ayez soin de mettre une « calotte, quand vous y serez : le serein en est mortel « pour les dents, vous qui êtes sujet à avoir mal aux « yeux, à être enrhumé ; cet air fait tomber les che- « veux ». Il me dit : « Pour les dents, j'en ai à con- « server. Je crains le rhume; car pour les yeux « rouges, dont vous me faites la guerre, c'est à force « de veiller que j'y ai mal quelquefois. Pour mes che- « veux, j'en ai si peu que je n'ai rien à ménager »
320 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Elle lui prêchait la propreté : « Quand on vous aura vu tout crasseux, on aura trouvé que j'avais un méchant goût. Pour mon honneur, vous deviez vous ajuster ». Il riait. Ou bien elle le grondait, par jalousie, parce qu'il s'échappait pour aller on ne savait où, et, alors, il l'enjôlait : « Dès qu'il voyait que j'avais envie de le gronder, il avait des manières à me ramener et à me mettre de bonne humeur, qu'il n'y en eut jamais de pareilles ».
Tout cela ressemblait assez à une lune de miel, et les Mémoires de Mademoiselle pour l'automne de cette même année renferment un passage qui est presque un aveu : — « On continuait de dire que nous étions mariés. Nous ne disions rien ni lui ni moi, n'y ayant que nos amis particuliers qui nous en osassent parler, et on leur riait au nez, sans en dire davantage (que) : « Le roi sait ce qui en est ». La conduite de Mademoiselle, pendant les dix années qui vont suivre, ayant été une confirmation perpétuelle, et éclatante, de cette demi-confession, son mariage secret avec Lauzun serait acquis, et on le placerait sans hésitation entre mai et novembre 1671, sans un dernier texte qui remet tout en ques- tion. Nous le donnerons à sa date.
Quoi qu'il en fût, elle avait su ramasser les mor- ceaux de son bonheur; mais Lauzun perdit tout une seconde fois. Il avait appris très vite qu'il devait à Mme de Montespan la rupture de son mariage, et il en avait conçu une haine furieuse contre cette fausse amie. La tôle lui en tourna. Après une scène
LAUZUN ARRÊTÉ. 321
(le porlofaix, où il lui donna de ces noms qui ne sinipiinient point, il alla se déchaînant contre elle dans les salons, avec une violence inouïe, et parfois à deux pas d'elle. Les courtisans s'émerveillaient de l'excès d'insolence d'une part et de l'excès de patience de l'autre, car Mme de Montespan endurait ces outrages sans souffler mot. On prétendait qu'elle avait été autrefois sa maîtresse, et qu'il la tenait par là. C'est à cette rude pénitence de la toute-puis- sante favorite que Mme Scarron faisait allusion lorsqu'elle « raisonnait, dans un souper conté par Mme de Sévigné', sur les horribles agitations d'un pays qu'elle connaissait bien... les rages continuelles du petit Lauzun, le noir chagrin ou les tristes ennuis des dames de Saint-Germain; et peut-être <|ue la plus enviée n'en est pas toujours exempte ». Mme Scarron avait vu les « horribles agitations » de très près, car c'était encore elle qui était intervenue contre Lauzun, c'était sur ses représentations que Mme de Montespan avait fini par (<_ dire au Roi qu'elle ne se croyait pas en sûreté de sa vio tant (qu'il) serait en liberté ^ ». Lauzun fut arrêté à Saint- Germain, dans sa chambre, le soir du 25 no- vembre 167L
L'avanl-veille, Mademoiselle était partie pour Paris en lui disant : « Je ne sais ce que j ai; je suis dans un chagrin si horrible, que je ne puis
1. Lettre du 13 janvier 1672.
2. Mémoires de La Fare. Cf. les Mémoires de Clioisy, Segrai- siana, etc.
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322 LOUIS XIV ET LA GRaNDE MADEMOISELLE.
durer ici ». Elle pleura tout le long de la roule. Elle savait très bien d'où lui venait son chagrin ; on avait demandé à l'un de leurs amis « si M. de Lauzun était arrêté », et cette question leur avait déplu.
Hasard ou précaution, la nouvelle de l'arrestation mit vingt-quatre heures à arriver au Luxembourg. Lauzun était déjà sur la route de Pignerol. En avant de lui courait M. de Nallot, l'homme de confiance expédié par Louvois, certainement avec une joie féroce, pour porter les instructions de son maître au sieur de Saint-Mars, gouverneur du donjon de Pignerol, et chargé du soin des prisonniers qui s'y trouvaient enfermés. Saint-Mars gardait Foucquet depuis sept ans, avec une telle fidélité aux ordres reçus, que Louvois ne doutait pas d'en être obéi aveuglément pour tout ce qu'il lui plairait de com- mander à l'égard de Lauzun. Ses instructions por- taient de l'enfermer avec un valet sans jamais les laisser sortir, ni communiquer avec âme au monde. Saint-Mars répondit :
A Pignerol, ce 9 décembre 1671.
« Monseigneur, M. de Nallot est arrivé ici le 5 du courant, où il m'a remis en main la lettre et l'ins- truction qu'il vous a plu avoir la bonté de m'envoyer par lui.... Il vous pourra dire la manière dont je me comporte pour faire préparer en diligence l'appar- temenl de M. de Lauzun; il vous dira. Monseigneur, que je le logerai dans les deux chambres basses qui
CAPTIVITÉ DE LAUZUN. 323
sont au-dessous de M. Foucquet; ce sont celles où vous vîtes '■ les fenêtres grillées en dedans de grosses barres de fer; de la manière que j'ai ordonné de faire en ce lieu-là, je vous réponds sur ma vie de la sûreté de la personne de M. de Lauzun, comme aussi de toutes les nouvelles qu'il pourrait donner ou recevoir. Je vous engage mon honneur, Monsei- gneur, que vous n'entendrez jamais parler de lui tant qu'il sera sous ma garde... il sera comme s'il était in pace.... Le lieu que je lui fais préparer est tourné de manière que je ne puis y faire faire de trous pour le voir dans ses appartements. Je pré- tends savoir tout ce qu'il fera et dira, jusqu'à la moindre chose, par le moyen d'un valet que je lui donnerai, ainsi que vous me l'ordonnez; j'en ai trouvé un avec beaucoup de peine, et ce sont ces sortes de gens-là qui m'en donnent plus que tout le reste, parce qu'ils ne veulent point demeurer toute leur vie en prison.... Vous m'ordonnez de ne faire dire la messe à M. de Lauzun que les fêtes et dimanches; je m'attacherai fort régulièrement au pied de la lettre.... Le confesseur de M. Foucquet le confessera à Pâques et pas davantage, quoi qu'il puisse arriver. Je n'ai d'autre pensée qu'à bien exé- cuter l'honneur de vos ordres; je m'y attacherai toute ma vie avec tant de zèle, de passion et de fidé- lité, que j'espère que vous serez content de mes petits services ^. »
1. Louvois était venu l'année précédente visiter Pignerol.
2. Les pièces citées dans ce chapitre, et dans le suivant, sur
324 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Toutes les autorités de la citadelle avaient écrit Louvois après l'arrivée de son ap;enl, tant ses iu- truclions avaient fait d'impression sur le personnel. On se disait qu'il fallait que ce M. de Lauzun fût un bien grand coupable, et un homme bien dan- gereux, pour nécessiter de pareilles précautions. Chacun tenant à montrer son zèle, Louis XIV fut abondamment renseigné sur le cachot destiné à son ancien favori. Louvois lui en montra le plan, qu'il venait de recevoir. C'était une « basse- voûte », for- mant deux }>ièces et donnant sur une cour déserte où personne ne passait jamais. Les fenêtres, obscur- cies par leurs barreaux de fer et par des branches d'arbres, étaient munies de ces espèces de hottes, usitées dans les prisons, qui empêchent de voir ou d'être vu. Les bruits du dehors, môme ceux « des corps de garde et des cuisines », n'arrivaient point dans ce lieu reculé, le plus « sourd » de toute la citadelle, à cause de l'énorme épaisseur des murailles et des voûtes : « Jamais, disait l'une des lettres, M. Foucquet ne pourra savoir s'il a un compagnon ou non ». Les correspondants de Louvois insistaient unanimement sur rimpossibilitc de se sauver de là.
Le roi leur fit répondre d'ajouter encore « une grille en fer scellée en dedans de la chambre à
la captivité de Lauzun, sont en partie inédites et tirées dos Archives du ministère de la Guerre, en partie empruntées aux Archives de la Bastille, de M. Ilavaisson. Voir aussi un recueil de documents historiques de 1829 : Uidoire de la délention des jjhilo^op/ics, etc., par J. Delort.
CAPTIVITÉ DE LAUZUN. 325
l'embrasure des fenêtres, et une vissante à la che- minée », pour empêcher M. de Lauzun de « parler à JM. Foucquet par la même cheminée ».
Quand cette lettre partit de Saint-Germain, Lauzun était déjà sous clef à Pignerol. 11 s'était montré fort triste et fort abattu pendant le voyage. Son afflic- tion se changea en fureur à la vue du cachot qui Tatlendait. Saint- Mars écrivit à Louvois : « (22 décembre 1671) Monseigneur, mon prisonnier est... dans un si profond chagrin, que je ne vous le puis figurer aussi grand qu'il est ; il m'a dit que je lui avait fais faire un logement pour m sœcula sœcu- lorum ». Lauzun lui déclarait qu'il en deviendrait fou, et son agitation semblait lui donner raison : « (30 décembre) Je ne crois pas, Monseigneur, vous mander jamais rien de sa quiétude ; il est dans une affliction si grande, qu'il ne fait autre chose que de soupirer et de battre des pieds.... Il m'a demandé une fois si je savais le sujet de sa déten- tion; je lui ai dit que je n'apprends jamais de nou- velles, de crainte d'en dire à personne ».
Lauzun devait deviner pourquoi il avait été arrêté; mais personne ne le lui avait dit. On lui avait refusé à Saint-Germain toute explication, et, d'être mis dans un pareil cachot, au secret le plus rigoureux, sans même lui en donner la raison, cela lui parais- sait criant d'injustice et d'arbitraire. Saint-Mars commençait à craindre un dénouement tragique : « (12 janvier 1672) Monseigneur... il est si extraor- dinaireraent chagrin que j'ai peur qu'il ne perde
326 LOUIS XIV ET LA GKANDE MADEMOISELLE.
l'esprit ou qu'il ne se désespère ', il m'en a menacé plusieurs fois.... Gomme je ne m'arrête pas à ces sortes de manières de parler, il ma fait reproche que j'étais devenu dur et impitoyable par la longueur de temps que je garde des prisonniers, mais qu'il n'était point un condamné, et que tout ce qui faisait son mal extrême était qu'il ne savait point son péché ».
// n'était pas un condamné. Ce fut son refrain pen- dant dix ans. Foucquet, son voisin de prison, était un condamné. Foucquet avait eu des juges, indé- pendants ou non. Il avait su de quoi on l'accusait, et l'on avait écouté sa défense. Lauzun était dans sa basse-voûte par le bon plaisir du roi, sans avoir été admis à se justifier, et cela le révoltait.
II
Quand on vint dire h Mademoiselle que Lauzun était arrêté, elle éprouva un tel saisissement, qu'elle s'étonna « de n'en être pas morte ». Elle fut jusqu'au surlendemain dans un état pitoyable. Quelqu'un lui ayant alors « conseillé » de ne pas tarder davantage à reparaître devant le roi, il fallut prendre une réso- lution. Si elle n'avait eu à penser qu'à soi, Made- moiselle aurait dit adieu au monde; mais il y avait Lauzun, qui allait être attaqué, selon l'usage des
1. Se désespérer a ici le sens de se tuer.
CAPTIVITÉ DE LAUZUN. 327
Cours, à présent qu'il ne pouvait plus se défendre, et qui n'avait qu'elle au monde pour plaider sa cause auprès du roi. 11 était impossible de l'aban- donner. Mademoiselle trouva la force de se lever et de se rendre à Saint-Germain. Elle ne vit le roi que le soir, à son souper : « Il me regarda avec un air assez triste et embarrassé. Je le regardai les larmes aux yeux; je ne dis rien; je sus qu'il avait dit en rentrant chez les dames ' : « Ma cousine « en a usé avec bien de l'honnêteté pour moi : elle ne « m'a rien dit. » Il aurait été fort imprudent à moi de parler, car il était préparé à tout ce que j'aurais pu dire ».
La Cour de France était alors très gaie et très animée. Monsieur venait de se remarier (16 no- vembre) avec Elisabeth-Charlotte de Bavière, prin- cesse palatine, si connue par l'originalité de son esprit et par la verdeur de son langage. Le roi, qui avait bon goût en fait d'esprit, se montrait charmé de sa nouvelle belle-sœur et lui prodiguait les fêtes. Mademoiselle s'imposa d'assister à la première. Elle a conté d'une façon pathétique cette soirée abomi- nable où elle avait l'air de regarder un ballet, tandis que sa pensée suivait au loin un carrosse enveloppé de mousquetaires : « De songer qu'il n'y était plus, et qu'il faisait un froid, une neige épouvan- tables, et qu'il était par les chemins et pour aller en prison, ce qu'il souffrait en cet état, le mien était
1. On appelait « les dames » tout court, Mme de Montespan et Mlle de La Vallière.
328 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
digne de pitié; et je crois que ceux qui étaient capables d'en avoir de lui, cela leur en donnait de me voir, et en un lieu où l'on savait bien la peine que j'avais d'y être. Toute la consolation que j'y pouvais trouver, c'est que la continuation des sacri- fices que je faisais au roi sans cesse pourrait, par ma persévérance, attirer sa pitié sur M. de Lauzun et renouveler sa tendresse, ne me pouvant persuader qu'il ne l'aimait plus. J'étais trop heureuse si cela lui pouvait être bon à quelque chose. Voilà le motif qui m'a attachée à la Cour depuis sa prison, qui m'a fait surmonter ma juste douleur pour aller à toutes les choses où mon devoir et mon inclination m'ont dû empêcher d'aller; mais ce même devoir qui m'aurait retenue chez moi... m'a fait faire tous les pas que j'ai faits, qui ne convenaient pas à une per- sonne dont le cœur est aussi pénétré qu'est le mien d'une tendre douleur ».
Après chaque effort de ce genre, elle s'accordait un peu de relâche pour pleurer dans son coin, puis elle revenait montrer à Louis XIV ses yeux rougis : « Je suis persuadée , écrivait-elle à propos d'un voyage avec la Cour, que ma présence a fait sou- venir (le M. de Lauzun; c'est pourquoi je voudrais être toujours devant les yeux (du roi).... Je ne puis croire qu'il ne prenne toujours mes regards pour des supplications en sa faveur. » Elle s'ingéniait à lui rappeler l'absent. Passait-on devant une fenêtre grillée, Mademoiselle se mettait à plaindre les gens en prison. Apprenait-on que Lau/.un avait été
CAPTIVITE DE LAUZUN. 329
malade, elle sollicitait par lettre l'adoucissement de son régime. Louis XIV ne répondait jamais rien, mais il ne témoignait pas de mécontentement.
Les ennemis du disgracié travaillaient à détacher Mademoiselle de lui. Ils savaient son point faible; elle était atrocement jalouse, et il ne fallait pas l'être avec Lauzun, le plus grand coureur de cette cour licencieuse. Au moment de son arrestation, ses papiers avaient été saisis. On y avait trouvé force lettres de femmes, des mèches de cheveux et autres gages amoureux, soigneusement étiquetés, et une espèce de musée secret renfermant des por- traits que Louis XIV fit détruire, pas assez vite tou- tefois; ils avaient été vus de plusieurs personnes, qui nommèrent les modèles. Les « cassettes » de M. de Lauzun furent le grand scandale mondain de l'hiver, et il ne manqua pas de gens pour l'exploiter auprès de Mademoiselle. Ils en furent pour leur méchanceté : elle eut la sagesse de ne vouloir rien savoir. C'était le passé.
Les mêmes gens essayèrent de lui ouvrir les yeux sur la duperie d'avoir donné son cœur à un homme qui n'en voulait qu'à ses millions. On lui disait : « Il ne vous aimait point; quand on lui a promis de lui donnei- des biens, des charges, il vous a plantée là; le jour que le roi rompit votre mariage, il joua tout le soir avec une grande tranquillité; il ne se souciait point de vous ». Elle convient dans ses Mémoires que l'on finit par .se sentir ébranlé, lors- qu'on s'entend répéter de ces choses-là du matin au
330 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
soir pendant des années. Ses propres souvenirs ne les confirmaient que trop : elle n'avait jamais eu de Lauzun un mot de tendresse ou seulement un mot gracieux. Mais le malheur est une sauvegarde invin- cible auprès des âmes généreuses. Mademoiselle raconte que son cœur « combattait contre elle- même » en faveur de son ami, et son cœur l'empor- tait, puisque chaque nouvelle année la retrouvait aussi dévouée que la précédente, aussi infatigable dans ses efforts pour le faire relâcher.
Il ne devait s'en douter qu'au bout de huit ans. Les contemporains ne sont pas arrivés à découvrir, ni personne après eux, pourquoi Louis XIV et Lou- vois attachaient une importance capitale à empêcher Lauzun d'avoir aucune nouvelle. De quoi avait-on peur? Il y serait allé du salut de la France, que les précautions n'auraient pas été plus minutieuses. Un jour, Lauzun va recevoir son linge, qu'on lui envoie de Saint -Germain. Louvois écrit à Saint-Mars : « (2 février 1672) Vous le ferez blanchir deux ou trois fois avant de lui donner ». Saint-Mars tient à mon- trer qu'il a compris et répond : « (20 février) Je ne manquerai pas de faire bien mouiller le linge que vous m'enverrez de M. de Lauzun, après l'avoir visité par toutes les coutures ; toute écriture faite sur le linge s'en va quand il est mouillé. Tout celui qui sort de sa chambre... est mis dans un baquet plein d'eau après l'avoir visité, et la blanchisseuse l'apporte venant de la rivière pour le faire sécher au feu devant mes officiers qui en ont le soin tour
LAUZUN A PIGNEIîOL. 331
à tour, toutes les semaines. Je prends cette précau- tion-là aussi pour les serviettes. »
Une autre fois, on a arrêté près de Pignerol un ancien serviteur de Lauzun, qui s'est tué en se voyant pris, et sur lequel on a trouvé des lettres chiffrées. Aurait-il eu quelque « commerce » avec le prisonnier? Cette pensée jette Louvois dans une agitation inconcevable. Il veut à tout prix tirer la chose au clair et il trouve le temps, en pleine guerre de Hollande, d'écrire lettre sur lettre à Pignerol pour talonner son monde. On a arrêté les complices présumés du mort; on s'est même fait livrer par voie diplomatique deux d'entre eux qui s'étaient réfugiés à Turin. 11 « faut » les faire parler « par tous moyens,... de quelque manière que ce puisse être ». 11 « faut... savoir si M. de Lauzun a eu des nouvelles ». Le personnel de Pignerol en est affolé. Un officier écrit à Louvois pour le « conjurer » de lui dénoncer les suspects parmi les soldats sous ses ordres, « afin, lui dit-il, que je les arrête et les attache comme des scélérats ». Et, si les deux neveux qu'il a dans la citadelle se trouvent être les cou- pables, il « sera leur premier bourreau (10 sep- tembre 1772) ». Saint-Mars est humilié et offensé qu'on le soupçonne de s'être laissé berner. Il en devient féroce pour les « misérables » qui lui ont attiré cette insulte, et il les mettrait volontiers à la torture « car, pour vous dire la vérité, écrit-il à Louvois, je voudrais fort trouver la moindre chose du monde contre un soldat ou un domestique, afin
332 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
de les faire pendre (20 août) >>. Quelques semaines plus tard, il résumait en ces termes les résultats de son enquête : « (7 octobre) Je ne saurais empêcher que l'on ait eu envie d'avoir intelligence avec M. de Lauzun, mais je puis bien répondre sur ma vie que Ton n'en a point eu ».
Saint-Mars eut encore un autre chagrin. Louvois lui recommandait sans cesse de faire jaser son pri- sonnier et de lui en rapporter toutes les paroles, jusqu'aux plus insignifiantes; mais Lauzun ne vou- lait rien dire : « Je ne sais d'où vient, écrivait naïve- ment Saint-Mars; il se méfie tant de moi, il n'oserait presque me parler (10 février 1672) ». Du 19 mars : « Il est toujours dans une défiance de moi extra- ordinaire ». Louvois insistait et recevait des lettres découragées : « (30 mars) Lorsque je vais lui rendre visite, notre entretien est tellement sec et stérile, que nous faisons souvent cent tours de chambre sans nous dire l'un l'autre aucun mot ». Saint-Mars cherchait inutilement des sujets anodins. 11 essayait de parler du temps : M. de Lauzun l'interrompait sous prétexte que le temps lui était indifférent, puisqu'il ne voyait de sa basse voûte « ni lune ni soleil ». Saint-Mars s'informait alors de sa santé. M. de Lauzun coupait court en déclarant que « sa santé était inutile à tout le monde et qu'il ne se porterait toujours que trop bien ». Saint-Mars ne savait plus que dire. Il enrageait, Lauzun le voyait, et devenait encore plus taciturne; c'était de bonne guerre.
LAUZUN A PIGNEROL. 333
Au bout d'un an, Saint-Mars n'était pas plu iiré : « (7 janvier 1673) Quand je lui vais donne; bonjour ou le bonsoir, et que je lui deman i" comme il se porte, il me fait de grandes révérences, me disant qu'il se porte très bien pour me rendre ses très humbles respects s'il en était capaMe; après l'avoir remercié, nous nous promenons quel- que temps ensemble sans nous rien dire, et comme je me veux retirer je lui demande s'il n'a rien à me commander, il me fait encore une très grande révé- rence et me conduit jusqu'à la porte de sa chambre; voilà, Monseigneur, où nous en sommes, lui et moi, et où je crois que nous en demeurerons ».
Il essaya de la contrainte. C'était lui qui fournis- sait Lauzun de tout, qui l'habillait, le meublait, lui achetait des pincettes ou lui commandait une per- ruque. Il se dit qu'un moyen certain de le faire parler serait de ne plus rien lui donner qu'il ne l'eût demandé. Lauzun inventa aussitôt un langage muet. Saint-Mars apercevait en entrant quelque objet hors de service, placé « en parade » et ayant l'air de lui faire signe : « Quelquefois, écrivait-il, je ne fais pas semblant de prendre garde à cela, afin de l'obliger à me demander (6 mai 1672) ». Lauzun dirigeait alors sa promenade devant l'objet « en parade », et Saint-Mars se trouvait forcé d'avoir compris.
Le valet était presque aussi fermé que le maître. Saint-Mars ne cessait de se lamenter de la peine que lui donnaient « ces gens-là ». Les valets de pri- sonniers d'État suivaient le sort de leur maître. Ils
334 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
ne repassaient le seuil de son cachot qu'avec lui, c'est-à-dire jamais dans beaucoup de cas, ce qui rendait extrômement difficile de s'en procurer. Celui de Lauzun était « un méchant garçon », qui s'était laissé gagner, et refusait déjà au bout de trois mois de faire son devoir d'espion. Saint-Mars en était outré : « (20 février 1672) Avec votre permis- sion, (je) le mettrai dans un lieu que je réserve, qui fait jaser les muets, après y avoir demeuré un mois. Je saurai par là toutes choses de lui, et je suis assuré qu'il n'oubliera pas la moindre bagatelle ». Réflexion faite , Saint-Mars finissait toujours par patienter, car comment le remplacer? « Tous mes valets n'y entreraient pas pour un million. Ils ont vu que ceux que j'ai mis auprès de M. Foucquet n'en sont jamais sortis. » Louvois ne put jamais savoir, quelque désir qu'il en eût, à quoi songeait dans sa basse-voûte le favori tombé.
Il se dédommageait un peu les jours où Lauzun se mettait en colère, ce qui lui arrivait souvent. Lauzun ne pouvait pas digérer qu'il fût défendu à Saint-Mars de répondre à aucune de ses questions. Passe encore quand il demandait si la France était en guerre ou si Mademoiselle était mariée; mais pourquoi lui refuser des nouvelles des siens? pour- quoi lui cacher si sa mère était morte ou vivante? Son chagrin se tournait en fureur. Il laissait échapper un torrent d'imprécations et de plaintes amères, et Louvois avait le plaisir d'apprendre par le courrier suivant que, s'il se taisait d'ordinaire, ce
LAUZUN A PIGWEROL. 33S
n'élait pas du moins faute de souffrir. Un jour (28 janvier 1673), après avoir rapporté l'une de ces explosions, Saint-Mars ajoutait : « Il disait tout cela en pleurant à chaudes larmes, et détestant sa vie malheureuse; il se récria encore fort sur l'horrible et affreuse prison à basse voûte que je lui ai donnée, où il a perdu les yeux et la santé... ».
Ces cris de douleur retentissaient jusque dans Paris, en passant par le cabinet de Louvois et la chambre de Mme de Montespan, et le public se demandait avec curiosité ce qu'avait fait M. de Lauzun pour s'attirer un châtiment aussi rigou- reux : « Je ne veux jamais ni dire, ni croire, écrivait Mademoiselle, que ce soit par les ordres du roi ». On comprenait bien que Louvois vengeait ses frayeurs et Mme de Montespan ses humiliations; mais encore fallait-il que le roi les laissât faire, et le roi n'avait jamais eu l'air de prendre très à cœur leurs démêlés avec son favori.
Il faut tenir compte que le xvip siècle n'avait pas plus de respect pour la liberté que pour la vie humaine. On n'avait de respect que pour le rang et la naissance, et on en avait alors tant, que nous n'y comprenons plus rien. Ce même Louvois, qui tour- mentait Lauzun à le rendre fou, s'était empressé de lui faire expédier sa vaisselle d'argent, et l'avait invité à lui adresser ses plaintes si son geôlier se montrait impoli : « M. de Saint-Mars, écrivait le ministre, a ordre... de ne manquer jamais envers vous à ce qui est dû à votre naissance et au rang
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que VOUS avez lenu à la Cour (12 décembre 1072) ».
Pareillement, la naissance de Lauzun lui avait valu des meubles neufs, mais pas un objet, de quelque nature qu'il fût, pouvant fournir une occu- pation quelconque. C'était là le supplice; un désœu- vrement absolu dans un lieu obscur, et jamais un écho de l'extérieur pour empêcher l'esprit de tou: ner indéfiniment sur lui-même. Lauzun n'obtint quelques livres qu'à la longue, et toujours difficilement, i^irès quils avaient été examinés page par page ; on redoutait les messages à l'encre invisible et les phrases (jui renseignent sur les événements du jour. Saint-Mars, quand on lui laissait le choix, s'en tenait aux livres de piété, le Tabi au de la pénite/ice ou le Pédagogue chrétien. On savait ce qu'il y avait dedans, et puis « cela pourra lui servir, disait il, dans le désespoir où il dit qu'il est ».
On se rappelle que Mademoiselle grondait son « petit homme » pour l'obliger à prendre soin de sa personne. En prison, Lauzun s'abandonna complè- tement : « (20 avril 1G72) Il se néglige tellement, qu'il y a près de trois semaines qu'il porte un mou- choir cordelé autour de son cou en façon de cravate ». Du 30 juillet 1672, plus de sept mois après son arrivée : <■<■ Il n'a point encore fait balayer sa chambre, ni rincer son verre; il est extrêmement négligé ». Lauzun avait laissé pousser sa barbe, ce qui contribuait à lui donner l'air « négligé »; Saint- Mars prétendait qu'elle avait une demi-aune de long. « (41 février 1073) Il se tient toujours mal-
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propre à son ordinaire, tant sur lui que dans ses appartements ».
Les années passaient. En 1673, on élagua les arbres qui étaient le jour. Ce fut le seul changement. En 1674, Lauzun faillit mourir. Sa santé se déla- brait, et son caractère changeait. Il était devenu tranquille, — les accès de colère à part, — et très poli avec son geôlier, qui attribuait cette métamor- phose aux livres de piété et à Teau bénite dont il l'avait pourvu. Saint-Mars le trouvait « très souvent » à genoux, disant ses patenôtres devant une image de la Vierge, et il avait « bien de la joie » du nou- veau train de choses.
Tout à coup, — en 1676, au mois de février, — Louvois reçut une lettre ' qui fut en un clin d'œil la nouvelle de Paris. M. de Lauzun avait manqué se sauver, et non point par la porte, ni par la fenêtre, mais comme l'on ne se sauve d'ordinaire que dans les romans. Il avait entrepris de faire un trou au donjon de Pignerol avec de vieux clous, de vieux couteaux, des débris d'ustensiles, et il avait réussi, à force de gratter, à percer l'épaisse voûte située en dessous de sa chambre. Lauzun se coula par cette ouverture et se retrouva entre quatre murs, devant une fenêtre grillée. Il se remit à gratter, démolit l'un des angles de la fenêtre, descella l'un des barreaux, et vit qu'il était encore à plusieurs toises du sol. Des serviettes amassées par sa prévoyance lui permirent
1. Cette lettre a été perdue ou détruite.
22
338 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
de fabriquer une échelle de corde, « la mieux faite du monde», écrivait Mademoiselle avec admiration, d'après Téchantillon expédié à Louvois. Il descendit par son échelle dans le fossé du donjon, « reperça sous la muraille qui servait d'enceinte au fossé' », rencontra un rocher et recommença un peu plus loin. Sa nouvelle galerie aboutissait dans une cour de la citadelle. Lauzun sortit de terre un matin, au point du jour. Il y avait trois ans qu'il grattait; c'était ce qui l'avait rendu si tranquille.
Une porte ouverte, et il était sauvé. Il l'aurait mérité pour son industrie et sa patience. Mais tout était fermé, et il fut arrêté par une sentinelle incor- ruptible. On le ramena dans son cachot, et Louvois lava la tête aux autorités de Pignerol, qui laissaient démolir murs et fenêtres, remplir une cour de tas de décombres, sans s'apercevoir de rien. Il ordonna des travaux, de nombreuses mesures de précaution, et Saint-Mars, très penaud, jura ses grands dieux qu'on ne l'y prendrait plus.
Saint-Mars en fut pour ses serments. Plusieurs de ses prisonniers venaient précisément de découvrir le moyen de rendre visite à leurs voisins. D'après les récits de Saint-Simon^, il semble que les larges che- minées de nos pères fussent devenues les voies de comraunicalion ordinaires du donjon de Pignerol.
1. Louvois à Saint-Mars, 2 mars 1C76.
2. Il en est de la lettre de Saint-Mars (du 23 mars IGSO) sur les communications de cachot à cachot comme de celle sur la fuite de Lauzun : elle ne s'est pas retrouvée.
LAUZUN A PTGNEROL. 339
On faisait « un trou au tuyau, qui se refermait avec justesse pendant le jour », et l'on s'aidait mutuelle- ment à grimper et à descendre. Lauzun fut mis de la sorte en relations avec divers prisonniers, dont Foucquet, qui le crut fou en lui entendant conter son mariage manqué avec la Grande Mademoiselle. Ils devaient tous avoir l'air de ramoneurs. Saint- Mars ne sut pourtant ces nouvelles pratiques qu'après la mort de Foucquet; Lauzun était alors presque au bout de ses peines.
La mort de son frère aîné, survenue en 1677, avait entraîné un changement considérable dans sa situa- tion. Lauzun devenait le chef de sa famille. Sa sœur, Mme de Nogent, représenta au roi qu'il y allait « de la conservation de sa maison », que M, de Lauzun pût donner ordre à ses affaires, et elle n'eut aucune peine à se faire écouter. Autant l'indi- vidu comptait peu, autant « la maison » était pour ainsi dire chose sacrée, même aux yeux de Louis XIV. Saint-Mars eut commandement de recevoir Mme de Nogent, un autre de ses frères, le chevalier de Lauzun, et leur avocat, M. Isarn, et de les aboucher avec son prisonnier, moyennant promesse de ne lui parler que de ses affaires. Il leur était interdit tout particulièrement de dire un seul mot, « sous quelque prétexte que ce pût être », de Mlle de Montpensier. On possède le récit de ces entrevues, tracé par Isarn. Il ne faut pas oublier en le lisant que Lauzun avait grand intérêt à inspirer une vive pitié à des gens qui allaient retourner le dire à Paris.
340 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Après de longs préliminaires, Isarn en arrive à la première rencontre avec Lauzun, que personne n'avait revu depuis six ans : « (29 octobre 1677) L'heure de deux heures étant venue, M. de Saint- Mars, ayant fait retirer tout le monde, nous pria d'entrer dans sa chambre, où l'on rangea six chaises autour d'une table, et M. de Saint-Mars étant sorti, irevint un moment après, menant M. le comte de Lauzun, le soutenant sous le bras, car il ne pouvait guère bien se soutenir, soit à cause du grand air, de la grande clarté, ou de la faiblesse de sa maladie. A cette vue, j'avoue, monsieur, que nous fûmes touchés de pitié, car nous remarquâmes en lui une contenance si abattue, un visage si pâle, autant qu'il nous put paraître sous une barbe et une mous- tache fort longues, des yeux si remplis de tristesse et de langueur, qu'il serait impossible de n'être pas ému de compassion; je ne saurais vous exprimer la douleur de madame sa sœur et de monsieur son frère.
« On lui présenta une chaise près du feu, devant le jour, mais il la retira, disant d'une voix basse et en toussant que le trop grand jour lui donnait dans les yeux et le feu dans la tête. M. de Saint-Mars le plaça contre le jour, il se mit à son côté et M. le com- missaire de l'autre, moi à côté de M. de Saint-Mars ayant mon écrit devant lui sur la table. Mme de Nogent ne pouvait contenir ses larmes, et nous fûmes quelque temps sans parler ».
Lorsqu'ils furent tous un peu remis, Isarn entama son exposé des affaires à régler. A la première pause,
LAUZUN A PIGNEROL. 341
Lauzun prit la parole : « Il me dit assez froide- ment qu'étant depuis six ans, et commençant la septième, dans une prison fort étroite, n'ayant ouï parler d'affaires depuis un si long espace de temps et n'ayant jamais vu qu'une seule personne, il avait Icsprit si bouché et l'intelligence si obscure, qu'il lui était impossible de comprendre rien à tout ce que je lui disais » . 11 ajouta des choses affectueuses pour sa sœur, des choses touchantes sur sa douleur d'avoir déplu au roi, et, s'étant attendri au souvenir de ce maître bien-aimé, il porta son mouchoir à ses yeux, « et l'y laissa longtemps ». Ce spectacle pro- voqua une telle explosion de larmes et de gémisse- ments, qu'il fut impossible de reprendre la confé- rence. Lauzun « se retira, sans rien dire, avec M. de Saint-Mars ». On emporta sa sœur évanouie. Le chevalier de Lauzun, malade d'émotion, alla se coucher, et Isarn partagea leur affliction.
Aux séances suivantes, Lauzun répéta qu'il ne comprenait rien à ce que disait son avocat, mais il lui donnait en même temps ses instructions « avec beaucoup de jugement et de clarté d'esprit ». Il y eut encore des scènes d'attendrissement. Un jour, après en avoir obtenu la permission, « il demanda si sa mère était vivante », et il n'y eut pas besoin de comédie pour rendre la scène impressionnante. A la dernière entrevue il chargea sa sœur d'implorer pour lui la pitié du roi et le pardon de Louvois, en termes humbles et soumis qui annonçaient un vaincu, un homme brisé et désormais inoffensif.
342 LOUIS XIV ET LA GftANDE MADEMOISELLE.
Soit compassion, soit encore, ainsi que le bruit en courut, quelque combinaison mystérieuse, cet appel produisit une série d'adoucissements qui aboutirent h une semi-liberté. Lauzun en était à donner des dîners et à acheter des chevaux de selle « pour monter dans la cour ou sur les bastions' », quand survint un détachement de mousquetaires chargé de le conduire aux eaux de Bourbon, sous prétexte qu'il avait mal au bras. Il quitta Pignerol le 22 avril 1681. Foucquet était mort (23 mars 1680). Il ne restait à Saint-Mars qu'un seul prisonnier de marque : le Masque de fer était depuis quelque temps dans le donjon.
III
Un Robinson Crusoé sortant de son île n'est pas devenu plus étranger à la marche du monde que ne l'était un prisonnier d'État après des années de cachot. Foucquet avait cru, en écoutant Lauzun, qu'il avait l'esprit dérange. Quand ce fut au tour de ce dernier de reprendre contact avec lu vie générale, il eut aussi fort h faire pour se remettre au courant. L'histoire de France s'était allongée d'un chapitre tandis qu'il enrageait dans son cachot. L'histoire intérieure de la cour, de l)eaucoup la phis importante pour un ancien favori désireux de
1. Louvois à Suint-Mars, 28 novembre 1679.
SPLENDEUR DE LA FRANCE. 343
reprendre pied, aurait rempli un volume de ses complications tragi-comiques.
A première vue, le chapitre de Thistoire nationale était resplendissant entre tous. La guerre de Hol- lande avait donné à la France la Franche Comté, à Louis XIV une gloire et une puissance qui l'avaient élevé, dans l'opinion européenne, au-dessus de tous les autres souverains. Aux yeux des étrangers, il était plus qu'un roi, il était le Roi, l'incarnation par excellence de l'idée monarchique, le prince qui avait fait de la France la dominatrice du monde civilisé : « Jamais, dans l'Europe moderne, dit un historien allemand* qui nous considère toujours à travers l'intérêt germanique, il n'y avait eu un déve- loppement de la puissance militaire sur terre ou sur mer, pour l'attaque et pour la défense, tel que celui auquel parvint la France pendant la guerre, et qu'elle conserva pendant la paix; jamais encore une seule volonté n'avait exercé un commandement aussi étendu sur des troupes aussi instruites et aussi sou- mises ». On nous admirait et l'on nous craignait : « (Louis XIV) dit encore Ranke, réduisit une partie des princes allemands et tout l'empire à un degré d'abaissement auquel ils n'étaient jamais tombés dans le cours des siècles ; l'Espagne se vit menacée par lui de la perte de son indépendance.... » L'Europe s'accordait aussi à reconnaître que « l'his- toire du monde offrait peu d'époques dont la civilisa-
1. Léopold de Ranke-) Histoire de France,
344 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
tien et la littérature eussent jeté autant d'éclat que celle de Louis XIV ». Telle était la France, vue du dehors, dans les années qui séparent la paix de Nimèg-ue (1679) de la Révocation de TÉditde Nantes (1685). Ce brillant tableau avait quelques ombres; les vaincus nous gardaient un profond ressentiment et nos alliés se détachaient de nous sans que l'on réussît à les remplacer; mais nous nous jugions de force à supporter notre isolement.
Vue du dedans, la France présentait l'apparence de la prospérité à qui vivait les yeux fermés. Il suf- fisait toutefois de les ouvrir pour s'apercevoir que le temps des vaches maigres approchait. Plusieurs provinces étaient retombées dans la misère. Le mécontentement était général, la désaffection fai- sait des progrès rapides; on se détachait déjà du pouvoir absolu, si bien accueilli d'abord. Les esprits clairvoyants avaient commencé de s'inquiéter quatre ans après la mort de Mazarin et l'arrivée de Louis XIV au pouvoir. Olivier d'Ormesson écrivait en 1665, après avoir été d'abord, comme tout le monde, sous le charme du jeune roi : « (Mars) Aucun n'oserait rien dire... quoiqu'il n'y en ait aucun qui ne souffre et qui ne soit au désespoir dans le cœur; il n'y a personne qui ne dise qu'il est impossible que cela dure, la conduite étant trop injuste et trop vio- lente * ».
Olivier d'Ormesson avait des s^riefs personnels.
1. Journal d'Olivier Lefèvre d'Ormesson.
DÉCADENCE DE LA FRANCE. 343
Il avait été disgracié pour s'être montré trop indé- pendant lors du procès Foucquet, et il était, d'autre part, de ces vieux parlementaires, libéraux à leur mode, qui regrettaient les privilèges de leur com- pagnie, et qui ne s'accoutumaient point à voir châtier les blasphémateurs du roi plus durement encore que les blasphémateurs de Dieu. En 1608, un pauvre homme de Saint-Germain — un vieillard — fut « accusé » d'avoir dit que le roi était un tyran et « qu'il y avait encore des Ravaillac et des gens de courage et de vertu. » Il fut condamné « à avoir la langue coupée et aux galères.... L'on dit, ajoute Ormesson, que c'est un supplice nouveau que de couper la langue, et qu'on la perce seulement aux blasphémateurs ». Il y a un peu à rabattre, en se plaçant au point de vue général de son temps, du témoignage d'Olivier d'Ormesson.
Il n'en est pas de même pour celui de Colbert, alors en grande faveur, et dur de son naturel. Colbert prévint Louis XIV dès 1666, par un mé- moire presque brutal, qu'il menait la France à la ruine par ses extravagances. Le ministre commen- çait par déclarer qu'il ne lésinerait jamais pour avoir une bonne armée ni une bonne flotte, ou pour soutenir au dehors la politique étrangère de son maître, ou, en général, pour toutes les dépenses utiles, dans lesquelles il comprenait les frais de représentation d'un grand souverain. Il affirmait que, pour toutes ces choses, il pousserait plutôt à la dépense, et c'était la vérité. Mais il ne pouvait
346 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
prendre son parti de l'immense coulage par lequel s'épuisait la richesse publique, des millions gas- pillés en « ajustements » inutiles pour des troupes de luxe, en fêtes d'un prix fou', en pertes de jeu insensées^, en pensions et gratifications à tort et à travers, et encore beaucoup d'autres articles, dont l'un mérite quelques détails, car il est curieux, peu connu, et c'est, d'après Colbert, celui qui engendra les conséquences les plus désastreuses.
A l'entendre, rien n'a coûté aussi cher à la France sous Louis XIV, après les guerres, que la passion du monarque pour jouer au soldat devant les belles dames. C'est une manie qui a l'air bien innocente, encore qu'un peu puérile. Colbert en signalait à son maître les effets imprévus. Le roi assemblait des armées pour donner aux dames le spectacle d'un camp, ou d'un simulacre de siège. Ou bien, les troupes venaient se faire passer en revue par lui dans des endroits commodes pour les dames, au lieu de l'attendre dans leurs cantonnements. 11 en résul- tait des marches et passages de troupes perpétuels, et l'épuisement des provinces, car « il suffit de dire,
1. Deux ans après cet avertissement, Louis XIV donnait à Versailles, en l'honneur de iMme de .Montespan. une ftHo pour laquelle on avait élevé des constructions provisoires. La salie de bal, qui servit u/ie nuit, était en marbre et jiborpliyre; le reste à l'avenant.
2. Les pertes de 100 000 écus et davnnlnfre n'étaient pas rares à la table de jeu du roi. Le 6 mars 1070, Mme de Montespan perdit 400 000 pisloles dans une nuit. A 8 heures du m;itin, elle en regagna .'iOOOOO. La pistole valait environ 10 francs. Kn 1682, trois ans après sa disgrâce, elle perdit une fois 700 000 écus et ne les regagna pas. C'était le roi qui payait.
DEPENSES DU ROI. 347
poursuivait Colbert, que telle ville ou lieu d'étape a souffert depuis six mois cent logements diiïérents de troupes, et que ceux qui en ont le moins en ont souffert plus de cinquante. Toutes les troupes vivent à discrétion en entrant et sortant des lieux où elles logent.... C'est assez dire pour connaître claire- ment » qu'elles laissent ces lieux dans l'état où les aurait mis une longue guerre. Si le roi savait « combien de paysans de Champagne et des autres frontières ont déjà passé et se disposent de passer dans les pays étrangers », il comprendrait que cela ne peut pas durer.
Le plus délicat restait à dire, et Colbert l'abordait courageusement. A faire ainsi la roue devant les dames, un grand ridicule rejaillissait sur la royauté, et les Français n'avaient pas été longs à le saisir, les étrangers non plus. Louis XIV venait précisément d'installer à Moret un camp tout pimpant et tout bariolé, avec de jolies tentes pour coucher les ama- zones : « L'on dit, écrivait Ormesson... que l'on fera le siège de Moret dans les formes, pour montrer aux dames la manière de prendre les places. Le chagrin des malcontents, qui est fort général, traite cette revue d'une ba-dinerie pour le roi et d'un jeu d'enfants, et qui n'est pas bien reçu par les étran- gers ». Olivier d'Ormesson n'avait pas grand mérite à se montrer mordant : son Journal n'était que pour lui. Colbert, qui écrivait pour le roi, en eut beau- coup à mettre dans son Mémoire : ^^ Il est encore bon que Votre Majesté sache deux choses dont on
348 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
n'a osé demeurer d'accord quand elle l'a demandé : Tune, qu'il a été affiché dans Paris un libelle por- tant ces mots : Louis XIV donnera les grandes marion- nettes dans la plaine de Moret. L'autre.... » L'autre était l'appai'ition d'un libelle encore plus sanglant sur les hauts faits des capitaines pour rire.
Le roi lut le mémoire, le relut en présence de Colbert, et l'année suivante vit un nouveau camp où la tente royale, composée de six pièces somp- tueuses, « était remplie de cavalières fort bien mises, lesquelles étaient plus propres à attirer les ennemis qu'à les faire fuir'. » Colbert n'empêcha pas non plus un seul des grands voyages aux fron- tières, même en temps de guerre, avec une longue queue de femmes en toilette, et des maîtresses pour lesquelles il fallait mettre les maçons en mouvement à chaque lieu d'étape. De Louvois, le 7 mars i 67 i : « Il faut accommoder la chambre marquée 'V pour Mme de Montespan, y faire percer une porte à l'en- droit marqué 1.... Mme de La Vallicre logera dans la chambre marquée Y, à laquelle il faut faire une porte dans l'endroit marqué 3.... » Les frais de portes entraient, avec beaucoup d'autres aussi irré- guhers, dans le budget du ministre de la Guerre. Comment y mettre de l'ordre? Gomment le limiter? Colbert lui-même avait à faire la part des dames dans son budget de la Marine. En 1G78, Mme de
1. Lettre de Mme de (>hâtrier, attachée à la maison de Condé : De La ValUère à Monlespan, par Jean Leraoine et André Licl;- len berger.
DÉPENSES DU ROI. 349
Montespan eut la fantaisie d'armer un vaisseau en course, un vaisseau du roi, s'entend, avec des matelots du roi. Quelques semaines plus tard, un deuxième et un troisième vaisseau, toujours armés en course et aux frais du roi, furent accordés « à Mme de Montespan et à Mme la comtesse de Sois- sons* ». Tout compte fait, le goût de Louis XIV pour la conversation et la société des femmes, sans parler du reste, a peut-être coûté plus cher à la France que toutes les bâtisses du grand Roi mises ensemble; mais l'un peut se calculer, l'autre ne le peut pas. C'est pourquoi l'on parle toujours des dépenses de Versailles et de Marly, et jamais de ces malheureux paysans qui passaient la frontière après chaque spectacle militaire offert aux dames.
Louis XIV était incapable de compter. C'est sa seule excuse. Il est même étrange, par parenthèse, qu'un homme aussi méthodique, ayant l'esprit aussi bien équilibré et aussi ordonné, n'ait jamais pu comprendre que les chiffres sont les chiffres et que personne ne peut faire qu'un écu fasse deux écus. Colbert n'obtint jamais de supprimer un seul gaspillage autour de son maître, même dans les cas où la profusion ne procure aucun plaisir et nous paraît un luxe de barbare. On sait qu'au xvir siècle, les repas étaient plantureux. Ceux de Louis XIV l'avaient toujours été à l'excès. En 1GG4, le roi ayant invité le légat du pape à dîner en tête-à-tête avec
1. Lettre de Colbert à l'intendant de Rochcfort (1G avril 1678).
350 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
lui, les assistants avaient compté les plats et en avaient trouvé quatre-vingts, non compris les trente- huit assiettes ou compotiers du dessert. C'était déjà beaucoup et Colbert avait mis dans le mémoire de 16C6 : — « Je déclare à Votre Majesté... qu'un repas inutile de mille écus me fait une peine incroyable ». Ce n'était rien en comparaison de ce qu'on vit quinze ans plus tard. Le 16 janvier 1680, Louis XIV maria Mlle de Blois, la fille qu'il avait eue de La Vallière, au prince Louis-Armand de Conti, neveu du grand Condé : « Le festin de noce fut royal, écrivait Bussy-Rabutin; il y eut sept cents plats à une seule table, qui furent servis à cinq ser- vices, c'est-à-dire cent quarante plats à chaque service* ». Mme de Sévigné nous a fait connaître la morale de l'histoire. La mariée fut malade toute la nuit. On a envie de dire : c'est bien fait.
Si, de la nation aigrie et souffrante, on tourne les yeux vers la Cour, la différence entre le dehors et le dedans est peut-être aussi marquée, bien que plus difficile à saisir. Le dehors, c'est une splen- deur, des adulations, très propres à donner le change; le dedans, c'est une misère morale pro- fonde, faite de débauche et de mendicité chez les uns, de découragement et d'amertume chez les autres. Mme de Sévigné a peint en six lignes et sans y penser, dans une lettre de 1680, l'état d'avi- lissement où le roi réduisait systématiquement la
1. Lettre du 23 janvier 1680, à La Rivière.
LES MCEURS. 351
noblesse de France, dressée par lui à attraper les bourses au vol : « (12 janvier) Le roi fait des libéralités immenses ; en vérité, il ne faut point se désespérer : quoiqu'on ne soit pas son valet de chambre, il peut arriver qu'en faisant sa cour, on se trouvera sous ce qu'il jette. Ce qui est certain, c'est que loin de lui, tous les services sont perdus; c'était autrefois le contraire », Si les âmes se sont abaissées sous le règne de Louis XIV, il en a sa part de responsabilité.
De même pour les progrès du relâchement des mœurs. Certes , on était habitué avant lui aux maîtresses et aux bâtards ; on ne l'était pas à des prérogatives d'épouses en second et d'adultérins légitimés qui encourageaient ses sujets à ne pas prendre plus au sérieux les lois que la morale. L'exemple du maître achevait d'obscurcir les consciences naturellement troubles, et l'on voyait les maris encourager leur femme, les mères leur fille, à imiter les La Vallière et les Montespan.
Louis XIV a d'ailleurs été puni d'avoir voulu jouer au sultan. La polygamie ne va pas sans quel- ques désagréments dans un pays où il faut compter avec les femmes. Peu d'hommes, fût-ce dans les comédies, ont essuyé autant de scènes de leurs maîtresses , et de scènes violentes , humiliantes autant que pénibles, que ce monarque majestueux devant qui le reste de l'univers tremblait. Il n'y a plus de roi pour une amante jalouse, et Louis XIV n'a jamais été fidèle qu'à Mme de Maintenon.
352 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Il avait été gâté par Louise de La Vallière, qui était la douceur même, et que l'amour inclinait au pardon. Aucune des autres ne l'a jamais aimé, sauf Marie Mancini. Il ne plaisait pas aux femmes; elles ne se disputaient en lui que le Roi. Mlle de La Vallière était entrée au Carmel en 1674. Demeurée seule sur la brèche, Mme de Montespan défendit sa « situation » en lionne. Elle était naturellement aigre, ses colères « inexprimables * », au dire des témoins, et Louis XIV n'avait pas pour lui la force que donne l'innocence ; parmi les rivales que combat • tait Mme de Montespan, beaucoup, en dépit de ses efforts, ont eu leur année, ou leur jour. Alors elle s'emportait, et le roi pliait le dos sous l'orage : « Elle l'a souvent grondé, disait plus tard Mme de Maintenon à Mademoiselle, et il ne s'en est pas vanté ^ ». C'était l'expiation.
Vint le règne éphémère de Mlle de Fontanges. Elle aussi était colère, et elle traita le roi avec « encore plus d'autorité que les autres ' ». Louis XIV appelait Mme de Maintenon à son secours, et la chargeait d'aller apaiser ces furies. Les scènes commençaient à le fatiguer. On avait remarqué dès 1675 qu'il aspirait à des instants de « repos » et de « liberté ». Mme de Montespan ne sut pas com- prendre, avec tout son esprit, qu'il arrive un âge où les hommes ne peuvent plus supporter de vivre
1. Mémoires de I.a Fare.
2. Mémoires de Mlle de Montpensier.
3. Mémoires de l'abbé de (Thoisy.
LOUIS XIV ET MADAME DE MONTESPAN. 353
dans la tempête, et son erreur fut la cause de sa perte. Le roi prit l'habitude de se réfugier chez Mme de Maintenon, où il trouvait une atmosphère de paix et une conversation rafraîchissante. C'était la première fois qu'une femme intelligente lui par- lait sérieusement , sans chercher à s'attirer une déclaration ni à le divertir par des bagatelles, mais pour le délasser agréablement de son travail et, aussi, pour le faire réfléchir à de certains sujets qu'il n'aimait pas; par exemple, à ce qui attend dans l'autre monde le pécheur qui ne s'est pas repenti d'avoir pris la femme d'autrui. Elle lui rap- pelait qu'il y avait une police dans le ciel, tout comme dans les résidences du roi de France, et elle lui demandait : « Que feriez-vous si l'on venait dire à Votre Majesté qu'un de ces mousquetaires, que vous aimez tant, a pris la femme d'un homme vivant, et qu'il vit actuellement avec elle? Je suis sûre que, dès le soir, il sortirait de l'hôtel et n'y coucherait pas, quelque tard qu'il fût * «.Le roi riait. Il n'avait jamais été plus amoureux de Mme de Montespan, — cela se passait en 1675, avant le jubilé qui les sépara trois ou quatre mois, — mais il n'en voulait pas à Mme de Maintenon, car, déjà, il « ne pouvait plus vivre sans elle ^ ». Que l'on ait ou non de la sympathie pour cette dernière, il est cer- tain que, sans elle, sans l'empire qu'elle sut prendre
1. Souvenirs sur Mme de Maintenon. — Les Cahiers de Mlle d'Aumale, avec une introduction par M. G. Ilanotaux.
2. Ibid.
23
354 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
sur un prince ardent au plaisir plutôt que véritable- ment débauché, Louis XIV courait au-devant d'une vieillesse honteuse. A chacun selon ses mérites : la reine Marie-Thérèse était dans le vrai en donnant son amitié à Mme de Maintenon, qui avait obtenu pour elle, sur le tard, des égards, et même des pro- cédés affectueux , auxquels la pauvre princesse n'était pas accoutumée.
Quand le roi eut passé la quarantaine, la tranquil- lité lui devint un besoin. Il crut s'être assuré la paix en donnant à Mme de Montespan son congé officiel de maîtresse reconnue. On sait la date. Le 29 mars 1679, la comtesse de Soissons fut priée de céder à l'ancienne favorite sa charge de surintendante de la maison de la reine. C'était une sorte de règlement de retraite. Le lendemain, Mme de Montespan écrivait au duc de Noailles pour lui annoncer cet arrangement , et elle ajoutait : « Du reste, tout est fort pésible yscy. Le roy ne vient dans ma chambre c'aprest la messe et aprest soupey. Il vaut beaucoup mieus se voir peu avec dousœur, que souvant avec de l'anbaras. » Le monde ne s'y trompa point : « {11 avril) Je croirais assez, écrivait Bussy, que le roi, juste comme il est, a donné cela pour récompense des services passés». De Mme de Scudéry à Bussy, le 29 octobre 1679 : « On établit un jeu chez Mme de Montespan pour cet hiver, et pourvu qu'elle puisse se passer d'amour, elle aura de la considération du roi. C'est tout ce que peut faire un honnête homme quand il
LA CHAMBRE ARDENTE. 355
n'aime plus ». Bussy répondait le 4 novembre : « Si Mme de Montespan est sage, elle ne songera qu'au jeu et laissera le roi en repos sur l'amour; car enfin on ne fait pas revenir par des plaintes et des tracas les amants infidèles ». Mme de Montespan n'était pas « sage ». Elle redoubla de scènes, dans l'espoir de reprendre le roi de force. Au même moment, un passé obscur, rempli de choses vagues et effroyables, se dressait contre elle, et l'expiation de l'avoir trop aimée prenait pour Louis XIV un caractère tragique.
On n'a pas oublié la Voisin l'empoisonneuse, ni ce procès de 1668 qui avait révélé au jeune roi les accointances de sa nouvelle maîtresse dans le monde des malfaiteurs. L'affaire étouffée, le mal reprit sa marche souterraine. Les marchandes de philtres et de poisons, et les prêtres pour rites sataniques virent leur clientèle grandir d'année en année, si bien que lorsque leurs crimes furent découverts, et que Louis XIV institua la « chambre ardente » (7 mars 1679) pour purifier la France de cette gan- grène, tant de Parisiens se sentirent solidaires des accusés, que le roi eut contre lui un puissant cou- rant d'opinion. C'est peut-être le symptôme le plus significatif de cette triste affaire. Au lieu d'être écrasées de honte, en apprenant combien des leurs étaient compromis, les hautes classes s'indignèrent contre cette justice égalitaire qui refusait de les ménager. Elles murmurèrent, et, pour une fois, le peuple fut avec elles, car le peuple tenait à ses sor-
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cières. La clameur devint si menaçante , que les rapporteurs de la chambre ardente ne se sentaient plus en sûreté : « — Je sais, écrivait Bussy-Rabutin le 1" avril, la chambre faite pour examiner les empoisonnements, et je sais de plus que MM. de Bezons et de La Reynie ne vont point de Paris à Vincennes sans escorte des gardes du Roi * ». Louis XIV eut plusieurs fois à rendre du courage aux juges, soit en leur commandant de vive voix « de faire une justice exacte, sans aucune distinction de personnes, de condition, ni de sexe ^ », soit en les assurant par lettre officielle « de sa protection ^ ». Les premières exécutions eurent lieu en fé- vrier 1679, avant la chambre ardente par consé- quent. La fournée d'arrestations, ou de citations à comparaître, qui fît un tel fracas à cause de sa composition aristocratique*, est du 23 janvier 1680. Il y avait alors quatre mois au moins * que deux
1. Lettre au marquis de Trichateau.
2. Note de La Reyriif (27 décembre 1679). Les pièces de V Affaire (les poisons forment plus de 1 300 papes pr. in-8 des Arrhhn's de la Bastilk, et elles ne !?ont pas complètes. Il y maïKiue tout au moins certaines dépositions particulièrement com promettantes pour Mme de Montespan, et brûlées sur Tordre de Louis XIV.
3. Louvoisà Houcherat, présidentdelallhambre, le4lévrierlCS0.
4. On y comptait : la cumlesso de Soissons, la marquise d'/Vl- luye (le roi les lit sauver), le duc de Luxembourg (victi/iie d'une erreur), la vicomtesse de Polijrnac, le inanjuis de Fcufiuières, la princesse de Tingry, la maréchale delà Ferlé, la duchesse de Bouillon, etc.
5. Cf. Archiver d>' la Ra^liUe, la « note autof/raphe » de La Reynie, du 17 septembre 1679. Klait-ce la première fois que ces deux noms apparaissaient? Les destructions de pièces ordonnées parle roi ne permettent pas de raffirmer.
LA CDAMBRE ARDENTE. 357
noms bien connus du roi avaient frappé ses oreilles pendant qu'il se faisait lire par Louvois les der- niers interrogatoires. Qu'est-ce que Mlle des OEillets, ancienne « suivante » de Mme de Mon- tespan, qu'est-ce que Cato, sa femme de cham- bre, allaient faire chez la Voisin et ses pareilles? Ces mêmes noms ayant été prononcés à nouveau (6 janvier 16H0), le roi, tout en déclarant que les témoins avaient certainement menli ', ordonna au procureur général, M. Robert, « d'avoir beaucoup d'attention » à cette particularité. Ce qui fut fait, avec ce résultat que Louis XIV en fut bientôt à se demander si la femme qu'il avait adorée entre toutes et qui lui avait donné sept enfants était une vile empoisonneuse? si ce corps parfait pour lequel il avait risqué le salut de son âme avait figuré dans les cérémonies ignobles de l'infâme Guibourg? si, non contente de s'en prendre à ses riva'es, comme d'autres dont il savait à présent les noms, elle n'avait pas essayé dans un accès de jalousie de l'empoi- sonner, lui, le roi? Il cherchait la vérité, et ne la trouvait pas.
En attendant, il l'emmenait toujours partout, et elle lui faisait toujours des scènes. Il était un peu moins patient; c'était toute la différence. De Bussy- Rabutin, le 18 mai 1680 : « Le roi,... comme il montait en carrosse avec la reine, eut de grosses paroles avec Mme de Montespan sur des senteurs
1. Louvois à M. Robert, le 15 janvier 1680.
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dont elle est toujours chargée et qui font mal à Sa Majesté. Le roi lui parla d'abord honnêtement, mais comme elle répondit avec beaucoup d'aigreur, Sa Majesté s'échaulTa ». Le 25, Mme de Scvigné enre- gistre une autre « extrême brouillerie ». Golbert les raccommoda.
La situation était poignante. On possède une longue série de lettres et de mémoires où La Reynie discute à l'intention du roi les charges accumulées contre Mme de Montespan. C'est le tableau des doutes et des fluctuations d'un honnête homme que sa responsabilité angoisse, et qui voit un égal péril à déshonorer le trône, et à laisser auprès du roi une femme qu'il lui est impossible de croire tout à fait innocente. Louis XIV passait à sa suite par les mêmes alternatives. Plus on allait, plus les pré- somptions devenaient fortes, sans qu'on eût jamais aucune preuve décisive. Le 12 juillet 1680, La Reynie résumait pour son maître l'histoire du « placet dont on devait se servir pour empoisonner le roi ». Le 11 octobre, il déclarait qu'il s'y perdait, et suppliait Sa Majesté d'examiner s'il était « du bien de son État » de rendre ces « horreurs » publi- ques. Au mois de mai suivant, il avouait avoir été induit en erreur sur plusieurs points et y voir plus trouble que jamais. Le merveilleux empire de Louis XIV sur lui-même l'empêchait de se trahir; mais l'on se représente ses incertitudes, ses combats intérieurs, et, il faut l'espérer, sa honte et ses remords, devant ce châtiment de ses fautes. Mme de
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Montespan, de son côté, malgré le secret absolu, et bien merveilleux aussi, gardé par la justice et la police, ne pouvait pas ignorer que Mlle des Œillets avait été interrogée, confrontée et, finalement, enfermée pour le reste de ses jours à l'hôpital général de Tours*. Mme de Montespan savait donc qu'elle-même avait été dénoncée; mais dans quelle mesure? et qu'en pensait le roi? Quelles rencontres, entre ces deux êtres I Quels entretiens, passés à s'ob- server et à dissimuler !
Cependant la vie de cour tournait dans son cercle monotone, et Mme de Montespan y figurait toujours aux places d'honneur. En mars 1680, elle va au- devant de la Dauphine^ avec le reste de la Cour, et c'est elle que l'on charge du choix et de l'arrange- ment de ce que nous appellerions la corbeille, « étant la femme du monde, écrivait Mademoiselle, qui se connaît le mieux à toutes choses ». En juillet, le roi l'emmène à Versailles avec sa sœur, Mme de Thianges, et sa nièce, la belle duchesse de Nevers, que sa mère et sa tante offrent cyniquement au monarque ^ En février 1681, « on ouvre... une loterie chez Mme de Montespan, dont le gros lot sera de cent mille francs, et où il y en aura cent
1. Elle y mourut le 8 septembre 1686. Cato semble avoir été mise hors de cause, bien qu'elle eilt été placée chez Mme de Montespan par la Voisin.
2. Marie-Anne-GhrisUne de Bavière venait épouser le Grand Dauphin.
3. Gf. les Souvenirs de Mme de Caylus et — entre autres — la lettre de Muie de Sévigné du 17 juillet 1080.
360 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
autres de chacun cent pistoles* ». En juillet 1682, la chambre ardente est supprimée brusquement. Sur plus de trois cents accusés, trente-six, gens de rien ou de pas grand'chose, avaient été exécutés, une centaine envoyés aux galères, ou en prison, ou dans des couvents, ou en exil, les accusés de marque s'en tirant toujours à bon compte. Les cachots de Paris et de Vincennes étaient encore bondés. On relâcha le fretin, et l'on répartit le reste, sans autre forme de procès, entre diverses prisons de province, pour y attendre une mort qui se faisait rarement attendre. De Louvois à M. Chauvelin, intendant, le 16 dé- cembre 1682, en lui annonçant l'un de ces convois : « Surtout recommandez, s'il vous plaît à ces messieurs, d'empêcher que l'on entende les sottises qu'ils pourront crier tout haut, leur étant souvent arrivé d'en dire touchant Mme de Montespan, qui sont sans aucun fondement, les menaçant de les faire corriger si cruellement au moindre bruit qu'ils feront, qu'il n'y en ait pas un qui ose souffler ». Cette lettre est l'épilogue de l'affaire des poisons en ce qui touche Mme de Montespan.
Elle était sauvée, que ce fût manque de preuves ou raison d'État, refus de Louis XIV d'en croire un abbé Guibourg et un Lesage, ou influence sur lui de sa vieille tendresse. Les quelques hommes qu'il avait fallu mettre dans le secret furent si parfaite- ment muets, que les contemporains ne soupçonnè-
1. Letti'e du marquis de Bussy àBussy-Rabutin, du 6 février 1681
(Correspondance de Bussy-Paljutin).
LA CHAMBRE ARDENTE. 361
rent rien. Ils virent l'ancienne favorite demeurer à la Cour, un peu délaissée, mais rêvant toujours d'une revanche, et gardant un certain crédit, une certaine influence, ainsi qu'en témoignent à chaque page les Mémoires de Mademoiselle. Tout cela était dans l'ordre.
Sur ce que pensait Louis XIV au fond de son âme, nous possédons un seul indice : une lettre de lui à Colbert, l'un de ceux qui savaient tout. Mademoiselle avait prié Mme de Monlespan de sol- liciter je ne sais quelle grâce en faveur de Lauzim. Le roi chargea Colbert de répondre pour lui : « (Octobre 1681)... Vous lui expliquerez en termes honnêtes que je reçois toujours les marques de son amitié et de sa confiance avec plaisir, et que je suis très fâché quand je ne saurais faire ce qu'elle désire;... mais qu'à cette heure je ne saurais rien faire de plus que ce que j'ai fait* ». Il la croyait innocente, — ou il lui avait pardonné.
IV
Le premier soin de Lauzun, en se voyant rendu au monde, dut être de se débrouiller tant bien que mal dans la chronologie des amours du roi, si néces- saire pour la connaissance de l'histoire intérieure de la Cour. Sur ce point, on a vu l'essentiel dans le
1. Mme de Monlespan et LouL XIV, par P. Clément.
362 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
chapitre précédent. Il eut ensuite à se mettre au courant de ce que Mademoiselle avait fait pour lui pendant sa captivité, et de ce qu'en pensait le public, et il reconnut tout d'abord que personne en France, excepté Segrais, ne doutait plus qu'ils ne fussent mariés. C'était une opinion établie, et qui ne varia plus. On la retrouve au xviii« siècle; l'his- torien Anquetil vit au Tréport, en 1744, une vieille personne de plus de soixante-dix ans, qui ressem- blait aux portraits de Mademoiselle, et qui ne savait pas d'où lui venait la pension dont elle vivait '. Cette personne se croyait fille de la duchesse de Montpensier, et la tradition locale lui donnait raison. De preuves, aucune, et l'on verra plus loin que cette question du mariage avec Lauzun revient sans cesse dans une biographie de la Grande Made- moiselle, avec une monotonie un peu fatigante, et sans qu'il soit jamais possible d'y faire une réponse nette.
Quoi qu'il en soit, cette princesse donnait un bien bel exemple de constance et de fidélité. Elle avait vécu dix ans absorbée dans une pensée unique. On lit dans ses Mémoires pour l'année 1673 : « Il ne se passa rien dont je me souvienne cet hiver-là. Mes chagrins m'occupent tant, que je ne le suis guère des affaires des autres ». Délivrer Lauzun était devenu son idée fixe, et elle s'attachait aux pas du roi, à ceux de Mme de Montespan, sans se permettre
1. Inouïs XIV, sa cour et le régent, par Anquetil (Paris, 1789).
LA DONATION AU DUC DU MAINE. 363
de leur garder rancune du mal qu'ils avaient fait, puisque eux seuls pouvaient le défaire. Plus ils se montraient inexorables, plus Mademoiselle redou- blait ses assiduités. En 1676, elle se fît pendant deux heures l'illusion que Louis XIV avait enfin, au bout de cinq ans, un mouvement de compassion. On venait de recevoir la nouvelle de l'évasion manquée de Lauzun : « J'appris que le roi avait écouté la relation que l'on lui en avait faite assez humainement, je ne puis dire avec pitié. S'il en avait eu, serait-iP encore là? » Elle écrivit au roi, n'en eut pas de réponse, comme toujours, et quatre années s'écoulèrent encore. Mme de Montespan n'était plus favorite. Les courtisans se croyaient habiles de la négliger. Mieux inspirée. Mademoiselle continuait à ne bouger de chez elle, et l'événement lui donna raison, au moment le plus dramatique pour Louis XIV de l'affaire des poisons.
C'était au printemps de 1680, tandis que de tout l'entourage de la Voisin, les dénonciations pleu- vaient sur la favorite tombée. Mademoiselle remar- quait à certaines allées et venues, à un changement de ton, qu'il se brassait quelque chose entre Mme de Montespan et Pignerol : « J'allais tous les jours chez (elle), et elle me paraissait attendrie pour M. de Lauzun.... Elle me disait souvent : « Mais « songez à ce que vous pourriez faire d'agréable au « roi, pour vous accorder ce qui vous tient tant au
1. Le second il s'applique à Lauzun.
364 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
« cœur ». Elle jetait de temps en temps des propos de cette nature, qui me firent aviser qu'ils pensaient à mon bien ». Le mot d'un ami lui revint en mémoire : « Mais si vous leur faisiez espérer de « faire M. du Maine votre héritier? » Elle se rappela d'autres mots, des détails qui ne l'avaient pas frappée d'abord, et comprit qu'on lui offrait un marché. Louis XIV et son ancienne maîtresse s'étaient entendus pour lui vendre la liberté de l'homme qu'elle aimait. Quel serait le prix, on ne le disait pas encore.
Mademoiselle avait mis un certain temps à com- prendre. Son trouble fut alors si grand, qu'elle ne se décidait pas à parler. Elle sentait que la partie n'était pas égale, entre elle à qui la passion ôtait tout son sang-froid, et Mme de Montespan qui conservait tout le sien, et elle balançait, craignant quelque piège : « Enfin je me résolus de faire M. du Maine mon héritier, pourvu que le roi voulût faire venir M. de Lauzun et consentir que je l'épousasse ». Un tiers porta ces conditions à Mme de Montespan et fut reçu à bras ouverts. Louis XIV remercia sa cousine de très bonne grâce, sans toutefois faire allusion aux conditions de l'affaire; il eut toujours le droit de dire qu'il n'avait rien promis. Mademoi- selle aurait voulu qu'il lui dît tout au moins un mot de Lauzun. Mme de Montespan répondait à ses ins- tances : « Il faut avoir patience », et les choses en restaient là.
Au bout de quelques semaines, Mademoiselle
LA DONATION AU DUC DU MAINE. 365
s'aperçut tout à coup qu'elle n'était plus libre. Elle avait compté prendre son temps, avoir ses sûretés avant que d'aller plus loin. On la mit en demeure de s'exécuter, et on ne la laissa plus respirer : « On ne se moque pas du roi, déclarait Mme de Montespan; quand on l'a promis, il faut tenir. — Mais, objectait Mademoiselle, je veux la liberté de M. de Lauzun, et si, après que j'aurai donné, on me trompe et que l'on ne le fasse pas sortir? » On lui dépêchait alors Louvois, pour la terroriser, ou Col- bert, pour la retourner par tous les bouts. Il ne s'agissait plus de testament. On exigeait une dona- tion entre vifs * de la principauté de Bombes et du comté d'Eu, sans parler du reste, et on l'eut, après une résistance désespérée et « les plaintes et les larmes les plus amères », car l'on demandait ce qui avait déjà été donné à Lauzun, et Mademoiselle ne pouvait se résoudre à dépouiller son ami : « Elle comprit... enfin que le roi... ne cesserait de la per- sécuter jusqu'à ce qu'elle eût consenti, sans aucune espérance de rien rabattre ^ », et elle céda. La dona- tion au duc du Maine fut signée le 2 février 1681. Elle valut encore quelques bonnes journées à Made- moiselle. Le roi l'assurait de sa reconnaissance : « A souper, il me faisait des mines et causait avec moi; cela avait fort bon air ».
Cependant Lauzun ne reparaissait pas. Un jour que Mme de Montespan disait à Mademoiselle que
1. Avec entrée en jouissance après la mort de Mademoiselle.
2. Mémoires de Saint-Simop,
366 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
le roi ne permettrait sûrement pas qu'il fût duc de Montpensier, et qu'il faudrait se rabattre sur un mariage secret, cette princesse s'écria : « Quoi! madame, il vivra avec moi comme mon mari, il ne le sera pas déclarément? Que pourra-t-on dire et croire de moi? » C'est sur ce passage des Mémoires de Mademoiselle que l'on peut s'appuyer pour placer son mariage en 1682, après la captivité de Lauzun. Nous ajouterons seulement qu'il existe contre cette date tardive tout un ensemble de preuves morales.
Quelque temps après cette conversation, au début d'avril 1681 et la cour étant à Saint-Germain, Mme de Montespan annonça à Mademoiselle le pro- chain départ de Lauzun pour les eaux de Bourbon, puis elle l'entraîna, un peu contre son gré, jusqu'au bout de la terrasse, loin des yeux et des oreilles indiscrets : « Quand nous fûmes (au Val), qui est un jardin au bout du parc de Saint-Germain, elle me dit : « Le roi m'a dit de vous dire qu'il ne « veut pas que vous songiez jamais h épouser M. do « Lauzun ». Épouser officiellement, s'entend. Made- moiselle était jouée : « Sur cela je me mis à pleurer et à dire beaucoup de choses sur ce que je n'avais fait les donations... qu'à cette condition. Mme de Montespan dit : « Je ne vous ai jamais rien « promis ». Elle avait son compte; ainsi elle souf- frit sans rien dire tout ce que je pus dire ». Le soir, il fallut avoir l'air ravie et remercier le roi de la liberté de Lauzun : un seul signe de mauvaise
LAUZUN LIBÉRÉ. 367
humeur, et Mademoiselle s'exposait à ne rien avoir du tout en échange de ses millions.
Il restait à tirer de Lauzun sa renonciation aux dons de Mademoiselle. Mme de Montespan prit le chemin de Bourbon, où « elle trouva plus de diffi- culté qu'elle ne pensait ». Ses exigences dépassaient à tel point les prévisions de Lauzun, qu'il en fut révolté : « Il y eut force disputes, force courriers, force longueurs * » au bout desquelles, ayant remis cet opiniâtre en prison ^, on le harcela de menaces et de promesses qui eurent raison de son obstina- tion. Sa signature donnée, il se croyait libre : on lui signifia un ordre d'exil à Amboise. Lui aussi, on l'a- vait joué. Cette affaire est odieuse d'un bout à l'autre.
Mademoiselle fut son recours et sa providence. Elle le dédommagea, dans la mesure du possible, par une nouvelle donation où figurait Saint- Fargeau, et trouva le moyen de lui faire payer près de 300 000 livres ^ sur ce que le Roi aurait pu lui donner s'il n'avait pas été mis à Pignerol. Chose plus difficile encore, et qu'il souhaitait ardemment, les importunités de Mademoiselle lui obtinrent la per- mission de venir saluer le roi et d'habiter ensuite où il lui plairait, à la seule condition de ne plus s'approcher de la Cour. L'accès lui en restait interdit; mais qu'en serait-il de cette défense lorsque son maître l'aurait vu à ses pieds?
1. Écrits inédits de Saint-Simon.
2. A Chalon-sur-Saône.
3. Exactement, d'après les chiffres officiels, 284 940 livres.
368 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Hélas! le charme était rompu, et pour toujours. Lauzun se jeta « dix fois » de suite (mars 1682) aux pieds de Louis XIV — c'est le roi qui Ta conté, — usa de toutes ses grâces et de toutes ses flatteries, sans réussir à fondre la glace. Accueilli sèchement et congédié sans délai, il se mit à la recherche de Mademoiselle. Ils ne s'étaient pas encore revus, et c'est une épreuve terrible que de se revoir onze ans après et de vouloir rouvrir ensemble la page fermée sur une catastrophe. La Grande Mademoiselle d'avant Pignerol ressemblait singulièrement à l'Her- mione de Racine pour la jalousie et la violence. Celle de 1682 ne s'était pas apaisée, mais Hermione était à présent une vieille femme, et Pyrrhus un barbon licencieux qui tâchait de se dédommager du temps perdu en prison. Les années ne l'avaient pas rendu amoureux de sa bienfaitrice, et il arrivait chez elle bien décidé à faire banqueroute à la recon- naissance de toutes les manières, mais plus particuliè- rement en amour. Mademoiselle était au courant de ses infidélités. La douleur mêlée d'irritation qu'elle en ressentait se manifestait pour l'instant par une sorte de gône et d'embarras. La grande joie qu'elle s'était promise à le revoir ne se retrouvait plus. Elle ne vivait depuis dix ans que pour cette minute; quand elle y fut, elle eut envie de se sauver.
Elle avait été l'attendre chez Mme de Montespan, première bizarrerie : « M. de Lauzun, disent ses Mémoires, vint après avoir vu le roi ; il avait un vieux justaucorps à brevet,... trop court et quasi tout
LAUZUN LIBÈRE. 369
déchiré, une vilaine perruque '. Il se jeta à mes pieds et fit cela de bonne grâce; puis Mme de Montespan nous mena dans son cabinet et dit : « Vous serez « bien aises de parler ensemble ». Elle s'en alla et je la suivis. » C'était une seconde bizarrerie. Lauzun en profita pour aller saluer le reste de la famille royale. En revenant, il retrouva sa princesse chez Mme de Montespan et ne la vit pas un instant seule : « Il me dit que l'on ne pouvait pas avoir été mieux reçu qu'il l'avait été...; que c'était à moi qu'il devait cela; qu'il ne lui pouvait jamais rien arriver de bien que par moi, de qui il tenait tout. Il me tint des propos fort gracieux; il avait raison d'en user ainsi. Je ne disais mot; j'étais étonnée ». Gela fait, Lauzun s'estima quitte, et s'en retourna à Paris la conscience en repos. Mademoiselle n'osa point l'y suivre trop vite.
Le quatrième jour, ils se retrouvèrent à Choisy, une nouvelle maison que Mademoiselle s'était bâtie à deux lieues de Sceaux, Lauzun survint tandis qu'elle se coiffait avec des rubans couleur de feu : « Il dit : « J'ai été étonné de voir la Reine toute « pleine de rubans de couleur à sa tête. — Vous « trouvez donc bien étrange que j'en aie, moi qui suis « plus vieille? — Il ne dit rien. Je lui appris que la qualité faisait que l'on en portait plus longtemps que
1. Le justaucorps dit à brevet, parce qu'il ne se pouvait porter qu'avec un brevet du roi, changeait tous les ans. Il élait donc très démodé au bout de douze ans. Lauzun avait pris perruque à Pignfrol, pour se protéger contre Thumidité de sa basse-voùte.
24
370 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
les autres ». (Mademoiselle avait écrit d'abord : « Je lui dis que les gens de ma qualité et ùent toujours jeunes ». Elle a effacé sa phrase.) Lauzun sut la remettre de bonne humeur, se laissa gronder, et s'échappa vers le soir pour retourner à ses plaisirs.
Le cinquième jour, ils se disputèrent. Lauzun avait tort; il avait parlé de sa visite à Choisy comme d'une corvée. Mademoiselle gâta sa cause par son aigreur. « Je vois bien, lui disait-elle, qu'en ce monde on se moque des gens qui font du bien, que Ton s'ennuie avec eux. » Lauzun, piqué, deman- dait : « Cette plaisanterie durera-t-elle longtemps? — Tant qu'il me plaira; je suis en droit de dire tout ce que je voudrai, et vous en obligation de l'écouter ». Lauzun montra « beaucoup d'impatience de s'en aller », et c'était assez naturel.
Une autre fois, ce fut lui qui se mit en colère le premier. De n'être plus rien, et de se voir à deux pas de la Cour sans pouvoir y mettre les pieds, le supplice passait ses forces. Il accusa Mademoiselle de s'y être mal prise et de ne lui avoir fait que du tort : si elle ne s'était pas « mêlée de ses affaires », il serait sorti de prison à de bien meilleures condi- tions. Mme de Montespan les entendait. A ce comble d'injustice et d'ingratitude, elle se fâcha, la princesse l'imita, et Ton ne voit point, au milieu de ces querelles, à quel moment Mademoiselle et Lauzun auraient eu envie de se marier, s'ils ne l'avaient pas été d'avant Pignerol. C'est encore une preuve morale à ajouter à toutes les autres.
BROUILLE ENTRE MADEMOISELLE ET LAUZUN. 371
Environ tous les deux jours, Lauzun se métamor- phosait et redevenait pour Mademoiselle, pendant quelques heures ou quelques minutes, l'ancien « petit homme » à qui son étrangeté donnait une séduction subtile, aussi difficile à expliquer qu'im- possible à nier. Il n'avait alors aucune peine à la ramener. Dès qu'elle le retrouvait avec l'air « doux et timide » et le sourire énigmatique qu'elle avait tant aimés, avec ces manières à lui qu'elle défiait autrefois « de connaître, de dire ni de copier », Mademoiselle retombait sous le charme et ne savait rien lui refuser. Mais cela ne durait jamais. Le temps d'obtenir d'elle une nouvelle démarche, un service de plus, et il reprenait l'air excédé du forçat qui traîne son boulet. II exaspérait tous les jours sa jalousie comme à plaisir; faute de mieux, « il s'amusait avec des gri- settes ^ », après que la famille royale l'avait reçu en cousin deviné, sinon avoué, et que tout Paris était allé complimenter Mademoiselle sur son retour.
D'autres froissements provinrent de ce que Lauzun considérait l'argent de Mademoiselle comme le sien. Choisy lui parut une dépense inutile; il la blâma. « Toutes ces terrasses coûtent des sommes immen- ses, disait-il en se promenant; à quoi cela est-il bon? » Mademoiselle avait vendu en son absence une chaîne de perles. « Où est l'argent? » deman- dait Lauzun. Il prétendait tenir les cordons de la
1. Écrits inédits, Saint-Simon.
372 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
bourse, et ne plus être « comme un gueux «. Il s'étonnait que Mademoiselle n'eût pas songé à lui meubler « un bel appartement » pour son arrivée, à lui organiser sa maison, à mettre l'un de ses carrosses à sa disposition. Il racontait dans le monde qu'elle le laissait « sans un sol » ; qu'elle ne lui avait rien donné que des diamants, pour mille pistoles en tout, et quels diamants! si « vilains », qu'il les avait vendus « pour vivre ». C'est l'éternelle histoire du jeune mari qui veut en avoir pour sa peine.
Le « bel appartement » existait et l'attendait, mais au château d'Eu; le roi ne l'aurait pas toléré au Luxembourg. Ceux qui ont visité Eu avant l'incendie de 1902 n'ont pas oublié le vol d'Amours qui traver- sait le plafond d'une chambre située au-dessus de celle de Mademoiselle. La chambre aux Amours était celle de Lauzun, qui ne fît pas honneur au symbole. Après s'être laissé attendre pendant trois semaines, il ne fut pas plutôt arrivé, qu'il commit l'imprudence inconcevable de pourchasser les fdles des environs sous les yeux de Mademoiselle. C'en était trop. Mademoiselle battit Lauzun, le griffa et le mit à la porte. Il devait s'y attendre. Il fut néan- moins assez penaud pour se prêter à un raccommo- dement. La comtesse de Fiesque servit d'intermé- diaire.
Il y avait au château d'Lu une grande galerie remplie de portraits de famille. Mademoiselle parut à l'un des bouts : « Il était à l'autre bout, et il en fit toule la longueur sur ses genoux jusqu'aux pieds
BROUILLE ENTRE MADEMOISELLE ET LAUZUN. 373
de Mademoiselle* ». Peut-être furent-ils sincères en se pardonnant; mais, lorsqu'on a commencé à se battre, Ton continue, que ce soit chez les princes ou dans la hutte d'un charbonnier : « Ces scènes, plus moins fortes, recommencèrent souvent dans la suite. Il se lassa d'être battu, et à son tour battit bel et bien Mademoiselle, et cela arriva plusieurs fois, tant qu'à la fin, lassés l'un de l'autre, ils se brouil- lèrent une bonne fois pour toutes et ne se revirent jamais depuis ». Leur dernière querelle est contée tout au long dans les mémoires de la princesse.
On était au printemps de 1684. La France faisait la guerre à l'Espagne. Le 22 avril, le roi partit pour l'armée, ayant refusé d'emmener Lauzun, qui s'ima- gina, à tort ou à raison, que Mademoiselle l'avait desservi, et en fut outré. Il se rendit au Luxem- bourg, où un accueil railleur acheva de l'exaspérer ; « J'allai à lui avec un air riant et lui dis : « Il faut « que vous vous en alliez à Lauzun ou à Saint-Far- « geau ; car n'allant point avec le roi, cela serait <( ridicule que vous demeurassiez à Paris, et je serais « fort fâchée que l'on crût que c'est moi qui suis cause « que vous y demeurez ». Il me dit : « Je m'en vais, « et je vous dis adieu pour ne vous voir de ma vie ». Je lui répondis :-« Elle aurait été bien heureuse, « si je ne vous avais jamais vu; mais il vaut mieux « tard que jamais. — Vous avez ruiné ma fortune me répliqua-t-il; vous m'avez coupé la gorge; vous
1. Saint-Simon, Mémoires. Saint-Simon tenait tous ces détails d'un témoin oculaire,
374 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
« êtes cause que je ne vais point avec le roi: vous l'en « avez prié. — Oh! pour celui-là, cela est faux; il « peut dire lui-même ce qui en est ». Il s'emporta beaucoup, et moi je demeurai dans un grand sang- froid. Je lui dis : « Adieu donc », et j'entrai dans ma petite chambre. J'y fus quelque temps; je ren- trai; je le trouvai encore. Les dames qui étaient là me dirent : « Ne voulez-vous donc pas jouer? » J'allai à lui, lui disant : « C'est trop; tenez votre réso- « lution; allez vous-en ». Il se retira. » Cette rup- ture fit grand bruit. Dangeau, qui avait suivi le roi à la frontière, nota le 6 mai dans son Journal : « On apprit de Paris que Mademoiselle avait défendu à M. de Lauzun de se présenter devant elle ». Ainsi finit, mesquinement et misérablement, la plus fameuse passion du siècle après celle de Chimène et de Rodrigue.
Le bruit apaisé, les héros du roman s'enfoncè- rent dans l'obscurité. Mademoiselle se jeta dans une dévotion d'où le pardon des injures restait exclu. Lauzun cherchait une branche où se raccrocher et n'en trouvait point; il comprenait trop tard que l'on ne se brouillait pas impunément avec une prin- cesse du sang. Il fit des tentatives de rapproche- ment que Mademoiselle repoussa : elle l'avait trop aimé pour ne pas le haïr. Leur vie à tous les deux
LAUZUN REA^ENT A LA COUR. 375
paraissait finie, quand -la même étoile fantasque qui avait guidé Lauzun vers tant d'aventures mer- veilleuses, sinon toujours agréables, le conduisit en Angleterre dans l'automne de 1688. Il venait y cher- cher une cour plus hospitalière quo la nôtre; il y trouva une révolution et la gloire : « J'admire l'étoile de M. de Lauzun, écrivait Mme de Sévigné, qui veut encore rendre son nom éclatant, quand il semble qu'il soit tout à fait enterré » (24 décem- bre 1688).
Son nom fut en effet sur toutes les lèvres. Il avait sauvé la reine d'Angleterre et son fils, les avait amenés à Calais au prix de réels dangers, et appa- raissait soudain comme une façon de héros, mé- connu et persécuté : « Il y a longtemps , dit aussitôt Louis XIV, que Lauzun n'a vu de mon écri- ture... : je crois qu'il aura une grande joie de rece- voir une lettre de ma main ». La lettre royale por- tait à l'ancien favori plus que l'oubli du passé ; elle lui parlait « d'impatience de le revoir * ». Mademoi- selle y vit un outrage, les ministres et les courti- sans une menace pour eux. « (27 décembre) Il a trouvé le chemin de Versailles en passant par Lon- dres; cela n'est fait que pour lui. La princesse est outrée de penser que le roi en est content, et qu'il reviendra à la Cour ^. » Vainement le roi envoya Seignelay dire à sa cousine, en manière d'excuse et de consolation, « qu'après les services que M. de
1. Saint-Simon, Écrits inédits.
2. Sévigné.
376 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Lauzun venait de lui rendre, il ne pouvait s'empê- cher en aucune façon de le voir ». Mademoiselle s'emporta et dit : « C'est donc là la reconnais- sance de ce que j'ai fait pour les enfants du Roil... » Un des amis de M. de Lauzun fut chargé de lui présenter une lettre de sa part : elle... « la jeta dans le feu* », sans la lire. Quand on la vit intraitable, on cessa de s'occuper d'elle et de sa mauvaise hu- meur. Lauzun rentra triomphalement à la Cour de France, et Bussy-Rabutin résuma sa carrière dans une lettre à Mme de Sévigné : « (2 février 1689) Nous l'avons vu favori, nous l'avons vu noyé, et le revoici sur l'eau. Ne savez-vous pas un jeu où l'on dit : Je Vai vu vif, je lai vu mort, je lai vu vif après sa mortl — C'est son histoire ».
Le « second tome du roman ^ » offrit encore aux badauds la remise solennelle au petit Lauzun, par le roi Jacques II et dans l'église de Notre-Dame, du collier de l'ordre de la Jarretière. A ce beau cha- pitre en succéda un moins brillant. Lauzun avait eu le commandement de l'armée que la France envoyait en Irlande soutenir la cause de la monarchie légi- time. Il manquait des talents nécessaires. Il étonna ses officiers par son incapacité et les fit rougir par une « rage de retourner en France^ » qui ne fut pas trouvée d'un héros. Louis XIV consentit à le faire
1. Mémoires d^ la cour de France, par Mme de La Fuyetle.
2. Sôvigné, 6janvior 1689.
3. Lettre de M. d'Ainfreville, officier général de la marine, h Seignelay, dans Vllisloire de Louvois de Camille Roussel.
LAUZUN REVIEiM A LA COUR. 377
duc (1692) sur « rinslante prière ' » des Majestés brilanniques, mais son opinion était faite : il n'em- ploya plus jamais Lauzun, qui n'en prit jamais son parti.
A force de rêver à ses peines, Mademoiselle com- prit cette vérité banale, que le bonheur n'est pas fait pour les grands de la terre. Sans Tavoir consolée, cette découverte lui avait apporté un certain apaise- ment. Elle avait alors pour voisine de campagne en Normandie une jeune et charmante femme, appelée la comtesse de Bayard, qui fut au siècle suivant la marraine de Bernardin de Saint-Pierre, et qui lui racontait des histoires^. Bernardin les a racontées à son tour, en les traduisant dans son langage sen- timental, et il s'en trouve sur la Grande Mademoi- selle. Mme de Bayard se plaisait à rappeler comment, dans leurs promenades solitaires, elle s'arrêtait à faire conter aux villageoises leurs amours et leur mariage ; comment ses yeux se remplissaient alors de larmes et comment, rentrée dans son château d'Eu, elle disait qu'elle aurait été plus heureuse dans une cabane. Aux pleurs succédaient des enfan- tillages ; l'exécrable vie de cour lui avait donné une vieillesse puérile, et elle se précipitait à Versailles pour ne pas manquer un carrousel, ou quelque spectacle du même genre ^.
1. Saint-Simon, Écrils inédits.
2. Œuvres complètes de Bernardin de Saint-Pierre (Paris, 1830). Vol. I : Esfai sur la vie, etc., par Aimé-Martin.
3. Lettre de Mme de Montespan à la duchesse de Noailles (l"juin 168o);j1/)«e de Montespan, etc., par P. Clément.
378 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Le 15 mars 1693, elle fut prise à Paris d'une maladie de vessie qui s'aggrava rapidement ^ On s'étouffa au Luxembourg pour avoir des nouvelles; la crainte de perdre la Grande Mademoiselle avait réveillé sa popularité. Monsieur et Madame, qui l'aimaient, vinrent la soigner. Lauzun lui fit de- mander de le recevoir; elle refusa. Son état conti- nuant à empirer et les médecins ne sachant que faire, on lui administra cinq prises d'émétique, le remède à la mode cet hiver-là, avec ce résultat qu'elle vit presque aussitôt défiler devant son lit le roi et la famille royale; c'était l'avis officiel de laisser toute espérance. Elle mourut le 5 avril, à soixante-six ans, et fut enterrée à Saint-Denis avec beaucoup de pompe. Au milieu de la cérémonie, une urne dans laquelle, par un arrangement bizarre , on avait enfermé les entrailles, « se fracassa avec un bruit épouvantable et une puanteur subite et intolé- rable ^ ». Des femmes s'évanouirent, le reste de l'assistance gagna le grand air à la course. « Tout fut parfumé et rétabli », mais cette scène burlesque devint la risée de Paris. Il était écrit que la Grande Mademoiselle aurait toujours son petit coin de ridi- cule, même le jour de son enterrement.
Lauzun prit le grand deuil et fit le même jour une demande en mariage ^, pour bien marquer
i. Cf. la Gazette pour 1693 et la collection du Mercure Galant, périodique mensuel, fondé en 1672 par Donneau de Visé.
2 Sainl-Simon, Mémuires.
3. Lettre de Madame à la duchesse de Hanovre {Coirespon- dance de Madame, 3 vol. Édition Kruest Jœglé).
MORT DE LA GRANDE MADEMOISELLE. 379
qu'il était veuf. Ayant essuyé un refus, il épousa (1693) la fille cadette du maréchal de Lorges, et devint par là le beau-frère de Saint-Simon. Mme de Lauzun était une enfant de quatorze ans ', à qui M. de Lauzun avait paru si vieux, avec ses soixante- trois ans, qu'elle avait bien voulu de lui pour être promptement veuve. Elle s'était dit qu'au bout « de deux ou trois ans, tout au plus* », elle se trouverait libre et indépendante, riche et duchesse par-dessus le marché, et cette idée l'avait séduite. Mais l'on ne pouvait jamais compter sur rien avec Lauzun. Sa femme le garda près de trente ans, à la faire enrager du matin au soir. Le roi avait dit au maréchal de Lorges, en apprenant le mariage de sa plus jeune fille : « Vous êtes hardi de mettre Lauzun dans votre famille; je souhaite que vous ne vous en repen- tiez pas ». Le repentir fut prompt et amer, et fît rendre justice à Mademoiselle : il était impossible de vivre avec Lauzun. Sa femme n'en vint à bout, tant bien que mal, que par des miracles de patience, et l'on n'a jamais le droit d'exiger un miracle. Le vilain petit calcul du début avait été amplement expié lorsqu'elle devint enfin veuve.
Son époux avait été jusqu'à la fin l'une des parures et des curiosités de la Cour de France par ses grandes manières, la singularité de ses habits, la splendeur de sa maison, et un je ne sais quoi
1. Saint-Simon dit quinze ans. Il se trompe, l'acte de mariage porte quatorze.
2. Mémoires de Saint-Simon.
380 r.OUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
d'élégant et d'aisé dans sa conversation et dans toute sa personne qui ne s'acquérait alors qu'à Versailles. A quatre-vingt-dix ans, il dressait encore des che- vaux. Un jour qu'il faisait travailler dans le Bois de Boulogne un poulain à ses débuts, le roi Louis XV vint à passer. Lauzun exécuta devant lui « cent passades », et remplit les spectateurs d'admiration par « son adresse, sa fermeté et sa bonne grâce* ». Il avait souvent de ces jolis moments.
Mais il y avait, il y eut toujours le revers de la médaille, le « nain » malfaisant que son esprit malin et ses méchants tours rendaient l'épouvantait de ceux qui l'approchaient. De loin, Lauzun est très amusant sous cet aspect; il excellait dans la bouf- fonnerie. Il eut dans l'extrême vieillesse une maladie qui faillit l'emporter. Un jour qu'il était très mal, il aperçut dans une glace deux de ses héritiers qui venaient sur la pointe du pied, en se cachant derrière les rideaux, regarder s'ils hériteraient bientôt. Lauzun ne fit semblant de rien, et se mit à prier à haute voix, en homme qui se croit seul. Il deman- dait pardon à Dieu de sa vie passée, et se lamentait de ne plus avoir le temps de faire pénitence. 11 s'écriait qu'il lui restait une seule voie pour faire son salut, qui était d'employer les biens que Dieu lui avait donnés à racheter ses péchés, et qu'il en prenait l'engagement de tout son cœur; qu'il promettait de léguer aux hôpitaux tout ce qu'il pos-
1. Saint-Simon, Mémoires.
MORT DE LAUZUN. 381
sédait, sans en distraire la moindre chose. Il faisait ces déclarations avec tant de ferveur, d'un accent si pénétré, que ses héritiers s'enfuirent éperdus conter leur malheur à Rime de Lauzun. Nous quitterons Lauzun sur cette scène, l'un de ses chefs-d'œuvre. Il mourut en 1723, à quatre-vingt-dix ans passés.
Mademoiselle avait été la dernière à disparaître des grandes figures de la Fronde. Retz, Gondé, Turenne, La Rochefoucauld, Mme de Chevreuse, Mme de Longueville étaient morts avant elle. Le seul des anciens rebelles qui ne pût pas mourir, l'Hôtel de Ville de Paris, s'était vu retrancher de l'histoire, par ordonnance royale, pour la période correspondant à la Fronde. Les procès-verbaux du conseil racontaient les sentiments révolutionnaires de la capitale pendant la guerre civile : le roi fit arracher des registres ' tout ce qui se rapportait aux affaires publiques des années 1646-1653. On peut avancer, sans calomnier Louis XIV, qu'à la mort de sa cousine il éprouva un soulagement à ne plus avoir devant les yeux ce souvenir vivant, et souvent indiscret, de l'époque exécrée dont il s'efforçait d'abolir la mémoire. Saint-Simon, nouveau venu à la Cour quand Mademoiselle mourut, avait déjà eu le temps de se convaincre qu'elle était toujours pour le roi l'héroïne irapardonnée, et impardon-
1. L'ordonnance royale est du 7 juillet I6C8. Louis XIV ignora toujours que los conseillers de l'Hôtel de Ville avaient passé les nuits à copier ce qui allait être brûlé, de sorte que nous possé- dons les documents qu'il avait voulu anéantir.
382 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
nable, du comLat de la porte Saint-Antoine : « Je l'ai ouï lui reprocher une fois à son souper, en plai- santant, mais un peu fortement, d'avoir fait tirer le canon de la Bastille sur ses troupes ».
La rancune royale s'étendait à la ville de Paris, berceau éternel de nos révolutions. Ne pouvant supprimer sa capitale, Louis XIV s'en était banni. Le 0 mai 1682, date néfaste pour la monarchie fran- çaise, la Cour s'installa définitivement à Versailles, et n'en bougea désormais que pour des séjours à la campagne, Fontainebleau ou Marly, par exemple. Paris fut abandonné, mis en pénitence. Non seule- ment Louis XIV n'y habita plus, mais il n'y vint que rarement et à son corps défendant; on remarquait qu'il aimait mieux faire un long détour que d'avoir à le traverser. Sa noblesse et ses ministres l'avaient suivi à Versailles. La royauté et la capitale se tour- naient le dos.
Un autre événement compléta le changement de décor. La reine Marie-Thérèse étant morte en 1683 (le oO juillet), Louis XIV épousa Mme de Maintenon dans le courant de l'hiver qui suivit. La physio- nomie de la Cour, ce que Saint-Simon aurait appelé son « écorce », en devint tout autre. Au moment de clore cette longue étude, c'est donc à un monde nouveau, entièrement différent de celui du début, que nous allons dire adieu, car la transformation ne s'était pas arrêtée à l'écorce.
l^^ne cause principale, rétablissement de la monar- chie absolue, avait agi violennnent sur la France en
CONCLUSION. 383
bouleversant le pays jusque dans ses profondeurs, comme toutes les nouveautés qui n'ont pas leur racine dans la tradition nationale. La monarchie absolue n'était pas dans la tradition française. Elle a été chez nous une importation espagnole. Anne d'Autriche, qui ne comprenait pas d'autre régime, avait élevé son fils dans ses idées, dans ses habi- tudes d'esprit, et la substitution s'était accomplie sans secousse à la mort de Mazarin. C'était pour- tant un vrai coup d'État.
Avant Louis XIV, le pouvoir royal, sans être soumis à des limitations précises, se heurtait à des droits multiples, eux-mêmes mal définis. Il y avait les droits des Parlements, ceux des États, ceux des grands et de combien d'autres, corps ou individus, qui, tous ensemble, mettaient le roi de France dans une situation assez semblable à celle où se trouva Gulliver quand les Lilliputiens l'eurent attaché avec des centaines de fils. Chaque fil n'était rien; l'en- semble paralysait les mouvements. Louis XIV cassa résolument les nombreux fils qui avaient entravé le pouvoir de ses prédécesseurs. Il se rendit libre en supprimant les vieilles libertés de la France. Avec quels résultats matériels, splendides d'abord, désas- treux à la longue, personne ne l'ignore; mais on a peut-être moins remarqué certaines conséquences morales de son gouvernement.
L'aristocratie française cessa dès la seconde génération d'être une pépinière d'hommes d'action. C'était ce qu'avait cherché Louis XIV en la tenant
384 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEIttOISElLE.
à la chaîne dans ses palais. Le but était atteint lorsqu'il mourut. On peut s'en remettre sur ce point à Saint-Simon, peu suspect d'hostilité envers la noblesse. Quand il arriva au pouvoir avec le Régent, la tête farcie de projets qui devaient rendre les premiers rôles à Taristocratie, et qu'il chercha de grands noms pour les grands emplois, il reconnut qu'il était trop tard : la pépinière était vide : « L'em- barras, disent ses Mémoires, fut l'ignorance, la légè- reté, l'inapplication de cette noblesse accoutumée à n'être bonne à rien qu'à se faire tuer, à n'arriver à la guerre que par l'ancienneté, et à croupir du reste dans la plus mortelle inutilité, qui l'avait livrée à l'oisiveté et au dégoût de toute instruction hors de guerre, par l'incapacité d'état de s'en pou- voir servir à rien ». Il faut rendre à César ce qui appartient à César. L'effacement de l'aristocratie française n'est pas l'œuvre de la grande Révolution, qui ne fit que prendre acte du fait accompli. C'est l'œuvre personnelle et systématique de Louis XIV. Les hautes classes en général subirent dans la seconde moitié du xvii^ siècle, contrairement à l'opinion commune, un abaissement de valeur morale. Le fait est d'autant plus frappant, que notre pays n'a peut-être jamais possédé, à aucune époque, autant de bons éléments pour la tenue et la dignité de la vie. Par une malchance déplorable, les groupes sociaux qui se trouvaient désignés, par la solidité de leurs principes, pour être les piliers de la mora- lité publique, avaient encouru l'un après l'autre,
CONCLUSION. 385
pour des raisons diverses, le sérieux déplaisir de la royauté. Chez les catholiques, les disciples des Bérulle et des Vincent de Paul s'étaient compromis, bien misérablement, dans l'affaire de la Compagnie du Saint-Sacrement; il n'y a pas de gouvernement digne de ce nom qui puisse accepter de se laisser mener par une société secrète, quelle qu'elle soit. Les Jansénistes avaient partagé avec les Réformés le mécontentement que toute velléité d'indépendance, dans n'importe quel domaine, inspirait à Louis XIV. Sa défiance s'étendait à la vie intérieure de chacun. Tout le monde devait sentir et penser comme le roi, sous peine d'être tenu pour rebelle. C'était chez lui une idée arrêtée, et qui donna sous son règne un caractère particulier aux persécutions reli- gieuses : jansénistes et protestants furent poursuivis à titre d'ennemis du roi, bien plus que d'ennemis de Dieu.
L'hostilité témoignée par le prince à ces trois foyers principaux de la conscience française, et la destruction de deux d'entre eux, laissèrent le champ à peu près libre au dévergondage qui fut la marque de la fin du règne. On le reporte toujours à la Régence; mais l'abcès était formé depuis longtemps quand la mort de Louis XIV lui permit de percer. Une lettre de 1680 le constatait déjà : « Nos pères n'étaient pas plus chastes que nous; mais... on brode à présent sur les vices, on les raffine * ».
1. De La Rivière à Bussy-Rabutin.
25
386 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Le mal avait grandi impunément sous le manteau d'hypocrisie qui recouvrit la cour de France du temps de Mme de Mainlenon. Cette dernière le voyait bien ; elle en gémissait inutilement. Les étrangers en étaient frappés : « Tout y est plus concentré, écrivait l'un d'eux en 1690, plus réservé, plus con- traint,... que ne le porte le génie ordinaire de la nation^ ». Le malheur fut que Louis XIV, qui avait été élevé et avait vieilli dans une religion toute de pratiques, s'en laissa imposer par des libertins déguisés en dévots pour faire leur cour. Le roi qui avait fait jouer Tartuffe ne l'avait pas assez médité. Un dernier méfait, et non le moindre, du i-égime absolu, fut de lancer le pays à la poursuite de la plus néfaste de toutes les chimères politiques, celle de l'unité morale. Louis XIV révoqua l'Édit de Nantes au nom de l'unité morale, parce qu'un bon Français devait être de la religion de son roi. Un siècle plus tard, la Terreur coupa les têtes au nom de l'unité morale, parce qu'un bon Français devait être vertueux à la façon de Rousseau et de Robes- pierre. Le lecteur peut continuer de lui-même la série et compter les actes d'oppression commis au xix'= siècle, et même au xx<=, tout jeune que celui-ci soit encore, en vue de procurer au pays l'uniformité des esprits, c'est-à-dire la mort intellectuelle; car en politique comme en religion, comme en art, en litté- rature, en tout, la diversité fait la vie. C'est par
1. lielalion de la cour de France, par Ézécbiel Spanheim envoyé extraordinaire de Brandebourg.
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cette erreur capitale que le règne de Louis XIV, si glorieux à tant d'égards, a été le précurseur de la grande révolution, et qu'il l'a rendue inévitable. Les jacobins sont un peu les héritiers du grand roi.
Au fond, la manie de l'unité morale n'est autre, sous un nom moins malsonnant, que l'horreur de la liberté; sentiment vieux comme le monde, mais qui n'avait pas été dominant, loin de là, dans la première partie du xvii* siècle. Le mot de liberté revient avec une insistance remarquable sous la plume de la plu- part des gens d'alors, théoriciens, jurisconsultes ou grands seigneurs, toutes les fois qu'ils touchent à la politique dans leurs écrits. L'expression n'avait rien de révolutionnaire dans leur esprit. Ce qu'ils récla- maient était plutôt un retour au passé. Et, surtout, il ne leur venait pas à l'esprit d'associer le mot d'éga- lité à celui de liberté. C'est le xviii* siècle, plus raisonneur et, peut-être, moins raisonnable, qui en a eu ridée le premier, sans s'apercevoir que les deux choses sont incompatibles, et que l'une des deux était destinée à tuer l'autre.
Si la royauté absolue était restée à Paris, elle se serait aperçue que le pays ne la suivait plus. A Versailles, elle ne vit rien : elle s'était enfermée elle- même dans son tombeau. Le divorce fut consommé entre la Cour et la capitale, l'une se contentant d'être figurative et ornementale, l'autre marchant à la conquête de l'opinion, puisque la royauté renon- çait à diriger l'esprit public. On se rappelle le rôle
388 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
d'arbitre universel qu'avait joué la « jeune Cour », son jeune roi en tête, du temps où le contact avec Paris était perpétuel, et comme elle était toujours à Tavant-garde, pour les idées comme pour les modes. Versailles fut cause que Ton n'espéra plus voir jamais revenir ces temps-là; on ne se connaissait plus, de roi de France à marchand de la rue Saint- Denis. En conséquence, Paris employa le xviii« siè- cle à prendre la direction des esprits. La Cour avait décidé du succès des pièces de Molière; le parterre parisien décida des pièces de Beau- marchais.
Si Ton considère maintenant que toute la politique intérieure de Louis XIV fut constamment dominée par le souvenir et Thorreur de la Fronde, on recon- naîtra que cette révolution avortée a entraîné des conséquences aussi graves qu'une révolution victo- rieuse. C'est pourquoi il était permis de faire tourner l'histoire des idées et des sentiments pendant la Fronde, et dans les quarante années qui suivirent, autour de la Grande Mademoiselle, figure représenta- tive s'il en fut d'une génération qui méritera toujours l'attention de l'histoire, et à un double titre : par sa fière conception de l'existence, et par le mal qu'elle a fait à la France, ou qu'elle lui a attiré dans la suite des temps. Personne n'a possédé les grandes qualités de son époque à un plus haut degré que celte prin- cesse, et personne ne les avait conservées aussi intactes, sans souci du danger, après qu'elles furent devenues une cause de défaveur. Ni Retz ni le grand
CONCLUSION. 389
Condé ne donnaient dans leur vieillesse l'idée de ce qu'ils avaient été sous la Fronde; Fun et l'autre s'étaient trop assagis. La Grande Mademoiselle fut toujours la Grande Mademoiselle, et, si ce fut quel- quefois son défaut, ce fut bien plus souvent son titre de gloire.
TABLE DES MATIÈRES
Avant-Propos.
CHAPITRE I
L'exil : la vie en province. — La conversation à Saint-Far- geau. Le sentiment de la nature au xvii° siècle. — Les démêlés de Mademoiselle avec son père. — Elle revient à la Cour 1
CHAPITRE II
L'éducation de Louis XIV. — Les mœurs, la misère, la charité. Vincent de Paul. Une société secrète. — Ma- riage de Louis XIV. Son avènement au pouvoir à la mort de Mazarin. Il refait son éducation 61
CHAPITRE III
Mademoiselle au Luxembourg. Son ..salon. Les « anato- mies • du cœur. — Projets de mariage et nouvel exil. — Louis XIV et les libertins. — Fragilité d'une fortune terrienne. — Fêtes galantes 125
CHAPITRE IV
importance croissante des choses de l'amour. Les empoi- sonneuses. — Naissance de la musique dramatique et son influence. — L'amour de Racine. — Louis XIV et la noblesse. — Le roi est polygame 193
392 TABLE DES MATIEPES.
CHAPITRE V
La Grande Mademoiselle amoureuse. Portrait de Lauzun, et leur roman. — La Cour en voyage. — Mort de Madame. — Annonce du mariage de Mademoiselle. Émotion générale. Louis XIV rompt l'afTaire 247
CHAPITRE VI
Si Mademoiselle s'est mariée secrètement. — Captivité de Lauzun. — Splendeur et décadence de la France. La Chambre ardente. — Mademoiselle achète la liberté de Lauzun. — Leur brouille. — Mort de la Grande Made- moiselle. Mort de Lauzun. — Conclusion 315
VI. lî. _ ConloDimleis. Imii. Paul BROHARD. — Pl-12.
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Vincens, Cécile
Louis XIV et la Grande Mademoiselle (1652-1693). 7^. éd.
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