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LITTÉRATURE,

D'HISTO I RE,

ET DE

PHILOSOPHIE.

MÉLANGES

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LITTERATURE,

D'HISTOIRE,

ET DE

PHILOSOPHIE.

QUATRIEME ÉDITION*

TOME SECOND. tAUmboM, ^xv Le rW k 3

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A AMSTERDAM, Chez Zacharie Châtelain & Fils Imprimeurs-Libraires.

M. DCC. LXVII.

sq 350,

RÉFLEXIONS

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ELOGES ACADEMIQUES.

XES Princes font , pour l'ordi- naire , beaucoup plus loués durant leur vie qu après leur mârt ; la plupart des Gens de Lettres ont un fort contraire. Tant au ils refpirent, on les critique ou on les oui lie, fé- lon qu'ils Je diflinguent ou qu'ils demeurent confondus dans la foule ; mais on les célèbre prefque tous qu'ils ne font plus : ilneflpas mt rare de voir les mânes d"un Ecrivain illuflre encenjés par les mêmes ; mes qui F av oient déchiré de fon vivant j& qui femb lent dejiinées à fe deshonorer également par leurs fatyres & par leurs éloges* Tome II, A

9^35"*

1 RÉFLEXIONS

Tant d'Académies dont nos Pro- vinces font inondées, & qui font per- dre des hommes à l'Etat fans en faire acquérir aux Lettres, ont rendu com- muns ces panégyriques funèbres. Les plus minces Littérateurs ayant fou- vent l'avantage ou le ridicule d'ap- partenir à quelqu'une de eesSociétés9 ce titre affure à leur mémoire une petite apothéofe , à la vérité aujji ob faire que leur vie.

^Quelques Cenfeurs fe font élevés contre cette multiplicité faflidieufe d'éloges. Si on les en croit , ceux qui par leurs lumières & leurs talens ont éclairé leurs Contemporains , & ho- noré leur Patrie , font les feuls dignes de nos hommages ; mais à quoi bon 9 difent-ils 9 tranfnettre à lapofiéritédes noms inconnus à leur propre fiecle , & leur accorder foie m- nettement une place dans les fafles littéraires, l'on ne p enfer a jamais 4 les chercher ? Nous avouerons fans peine que Vufage dont on fe

SUR LES ÉLOGES ÀCADEMIQ. 3 plaint a fes abus ; & quel ufage na. pas les fiens ? Al ai s les abus nous paroiffent légers en comparaifon des avantages. Si les Anciens qui éle- voient des ftatues aux grands hom- mes , avoient eu le même foin que nous d'écrire la vie des Gens de Let- tres, nous aurions , il ejl vrai , quel- ques mémoires inutiles , mais nous ferions plus inflruits fur les progrès des Sciences & des Arts > & jur les découvertes de tous les âges ; hif- toireplus intereffante pour nous que celle d'une foule de Souverains qui nom fait que du mal aux hommes. ]y ailleurs ne craignons point que la po fié rite confonde les rangs ; enfai- fant le panégyrique d'un homme de lettres, nous lui ajji gnons à peu près, même fans le vouloir , la place qu'il doit occuper. Qinconque aura lu les éloges de l Académie des Sciences y ne jera pas plus tenic de mettre Pa- rent à coté de Newton , que Tallard à côté de Vauban. Les hommes mi*

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'4 RÉFLEXIONS

diocres peuvent être élevés par FO- rateurunpeu au-defjus de leur place , mais les grands hommes gardent toujours la leur.

Quoi quilenfoit 9 nous efpêrons que les gens de lettres qui font l'objet des éloges fuiv ans, ne paroîtront pas indignes de l nommage que nous leur rendons. On y verra un des plus grands Mathématiciens defonfiecle^ un Philofophe pratique du premier ordre . un fage Lésjîlateur du p;enre ' humain , un Grammairien de génie ; enfin 5 ce qui ejl prefque au [fi rare , & peut - être plus efiimable ,, un Théologien tolérant & modéré.

C ejl par les allions qu'il faut louer ceux qui le méritent ; l'éloge d'un homme de Lettres doit donc être le récit defes travaux. Mais il efl peut- être aujfi utile de faire connoitre ce qu'il a été \& dépeindre l'homme en même tems que l'Ecrivain, au rifque de changer quelquefois le panégy- rique en hifloire. En montrant d'un

SUR LES ÉLOGES ACADÉMIQ. 5

côté aux Lecteurs injiruits ce que les

Sciences ouïes Lettres doivent à celui qu'on loue, le point il les a trou*- vées ? & celui ou il les a laiffées par fes veilles , on intérefjera de F autre les Lecteurs philo fophes par le con- tra fie ou pari9 accord de fes écrits & de fes mœurs. Le caractère des hommes célèbres n efl pas moins digne de fixer nos regards que leurs talens ; cette rc rit a cependant quelques reflric- tiens. Uanalyfe des écrits efl indif penfxble dans reloge hiflcrique d'un homme de lettres; à F égard du carac- tère & des moeurs, s'il efl du devoir de V Hiflonen de ne pas cacher les défauts qui font rentrer les gens de Lettres dans la claffe ordinaire de V humanité , il efl encore plus nécef faire de tirer le rideau fur les vices qui ont quelquefois terni F éclat des talens. Le but des éloges littéraires efl de rendre les Lettres refpeclables, & non de les avilir. Si donc par un malheur qui 11 efl pas fins exemple y

A iij

6 RÉFLEXIONS

la conduite a déshonoré les Ouvra- ges , quel parti prendre ? Louer les Ouvrages. Et fi d'un autre côté la conduite ejl fans reproche , & les Ouvrages fans mérite, que dire alors? Se taire. On oublie quon doit par- ler d'un homme de Lettres , ou plu- tôt on en fait indirectement lafatyrey quand on fe borne à célébrer en lui V homme vertueux; titre très-eflima- ble dans la Société , mais très-peu littéraire. Que penferoit-on d'un Gé- néral d'armée , dans V éloge duquel on ne trouverait ni batailles gagnées y ni villes prifes ?

Cefi apparemment par cette rai- fon que plùfleurs de nos Académies nimpojent point au Secrétaire la loi rigoureuse défaire l'éloge j un ébre de tous les Académiciens, l'expérience ayant prouvé que V intrigue & la fa- veur ont quelquefois ouvert la porte de ces Compagnies à des hommes dont tout V éloge doit fe réduire à la date de leurnriffance & de leur mort.

sur les Éloges àcàdémiq. 7

Il fe roit pourtant j ufie , il ferait même à fouhaiter que la loi dont nous par- lons fût établie. Il en r éful te roit peut- être qu'on apporte roit dans le choix des fujets une févérité plus confiante & plus continue ; le Secrétaire, & [a Compagnie par contrecoup, feroi t inté refis à ne fe donner pour conj res que des s louables.

Le ton d'un éloge Info ri que doit être ni celui d'un di [cours ora- toire,;: 7 r ratio n Les réflexions philofophiques j l'a me & la [ubflance de ce genre . crits , tantôt on les entre-mélera au récit avec art & brièveté, tantôt elles feront rajfemblées& développées d des morceaux particuliers , ou elles formeront comme des majfes de lu- mière qui ferviront à éclairer le te Cefl en cela que Villuflre Secrétaire de l' Académie des Sciences afurtout excellé ; cefl par-là qu'il fera princi- palement époque dans Vhifloire de la Philofophie ; c'eflparlà enfin qu'il

À iv

8 RÉFLEXIONS

a rendu Ji dangereufe à occuper au- jourd'hui la place qu'il a remplie avec tant de Juccès. Si on peut lui repro- cher de légers défauts ( & pourquoi ne hasarderions- nous pas une criti- que qui ne le touche plus & qui ne jauroil effleurer fa gloire?) c'efl quel- quefois trop de familiarité dans le fiyle 9 quelquefois trop de recherche & de rafinement dans les idées ; ici une forte d'affectation à montrer en petit les grandes chofes ? quelques détails puérils ? peu dignes de la gra- vité d'un Ouvrage philo f phi que. Voilà pourtant , qui le croiroit ! en quoi la plupart de nos jaifeurs d'élo- ges ont cherché à lui rejjémbler j ils n'ont pris duflylede M. de Fonte- nelle que ces taches légères , fans en imiter la précifion 9 la lumière & l'é- légance. Ils n'ont pas ferai que fi les défauts de cet Ecrivain célèbre bleffent moins che^ lui qu'ils ne fe- r oient ailleurs , c'efl non feulement parles beautés 7 tantôt frappantes 7

sur les Éloges Académiq. 9 tantôt fines , qui les effacent , mais parce quon fent que ces défauts font naturels en lui, & que le propre du naturel , quand il ne plaît pas yefi au moins d'obtenir grâce. Son venre d'écrire lui appartient absolument , & ne peut pa [fer, fans y perdre, par une autre plume ; ctft une liqueur qui ne doit jamais changer de vafem Il a eu comme tous les bons Ecri- vains , le flyle de fa penfée j ce flyle quelquefois négligé , mais toujours original & fimple, ?ie peut repréfen* ter fidèlement que le genre d'cfprit qu'il avoit reçu delà nature , & ne fera que le mafque d'un autre. Or le flyle ne fi agréable qu'autant qu'il efi l'image naïve du genre defpril de l'Auteur ; & c'efi à quoi le Lec- teur ne fe méprend guère , comme on juge qu'un portrait reffemblefans avoir vu l'original. Ainjî,pour ob- tenir quelque place après M. de Fontenelle dans la carrière qu'il a fi glorieufanent parcourue . il faut

A y

10 RÉFLEXIONS, &C.

nécejfa ire ment prendre un ton diffè- rent du fien y il faut de plus , ce qui n ejl pas moins difficile , accoutumer le Public à ce ton , & lui perfuader quon peut être digne de lui plaire , en le conduifant par une route qui ne lui ejl pas connue. Car le premier mouvement du P uhlic , femblable en cela aux critiques fui 'alternes, ejl de juger par imitation : il court après la nouveauté ? & il ejl toujours prêt à la proferire. Il ejl vrai qu'il ne tarde pas à revenir de [on injujlice9 au lieu que les critiques Jub alternes s3 opiniâtrent dans la leur.

Je ne prétends point avoir obfervé dans les Eloges fuivans les règles que je viens d'établir ; mon objet na point été de rendre ces éloges agréa- bles , je Jerai content fi on Us juge utiles.

*r***

II

Éloge historique

DE M.

JEANBERNOULLÏ,

Profeffèur de Mathématiques à F a fie , & Membre des Académies Royales des Sciences de France , d'Angleterre , de PruJJe & de Ru(jie9 6cc. mort au com- mencement de i y 48 , dans un âge fort avancé.

M

Bernoulli ne m'étoit connu J.T1* que par les Ouvrages; je leur dois prefque entièrement le peu de pro- grès que j'ai fait en Géométrie , 6c la reconnoiffance existe de moi Phonv, que je vais rendre à fa mémoire. N'ayant eu avec lui aucune efpece de commerce, j'ignore les détails peu intéreffans de fa vie privée ; je laide donc à des cher- cheurs de dates ( a ) 6c à des compila-

(«) Quelques Journalises nous ayant paru fort

A vj

1 z Eloge

teurs le foin de le faire naître ck mourir. Je commence fa vie cii commence fa réputation , & fon hifloire n'y perdra peu d'années. Je dis fon hijloire : car je la promets encore plus que fon éloge; on ne peint point les hommes quand on les peint fans foibleïies ; ôter au vrai mérite quelques taches légères, c'efr. peut-être lui faire tort, ck c'eit fûrement en faire à la vérité. Ainfi dans l'abrégé que je vais donner de la vie de M. Bernoulli , celt-à-dire , de fes tra- vaux , l'homme îllufire fe fera fouvent admirer , L'homme s'y montrera quel- quefois.

M. Bernoulli annonça dans une très- grande jeunefïe , ce qu'il devoit être un jour 9 par une DilTerîation fur l'effer- vefcence ck la fermentation, qu'il publia &: qu'il foûtint en forme de thèfe. Bien- tôt après il fefit connoître aux Géomè- tres par le fameux problême de la Chat- mue , agité depuis long-tems parmi eux, ck que le célèbre Galilée avoit en vain effayé de réfoudre. Ce problême con- lîfle à trouver la courbure que prend

avides de ces fortes de dates , nous dirons ici, pour les rendre heureux , que M. Bernoulli étoit le 7 Août 1667. & ciu'iï & inci't i€ *e' Janvier 174$»

de M. BernouHL 1 3

une chaîne confidérée comme un fil par- faitement flexible , chargé d'une infinité de petits poids , & fufpendu dans un plan vertical par Tes deux extrémités. M. Eernoulli détermina cette courbe , &: trouva qu'elle étoit du nombre de celles que les Géomètres ont nommées courbes mèchaniqius , c'eft-à-dire , qui ne peuvent être repréfentées par une équation finie. Il démontra , peu de tems après, que la courbure d'une voile enflée par le vent étoit la même que celle de la chaînette , & réfolut ainfi problèmes très- difficiles au lieu d'un.

La flexion de la chaîne & de la voile, en chaque point, dépend de la pofition de chaque petit coté de la courbe : i! falloit donc trouver une équation ou formule qui déterminât cette pofition. La Géométrie des infiniment petits ,. peu connue alors , étoit feule capable d'y atteindre : mais un infiniment né- ceifaire eût encore été inutile au grand nombre ; il demandoit une main habile pour être employé avec fuccès ; & d'ailleurs M. Bernoulli ne devoit en quelque forte qu'à lui-même l'avantage de te pofféder j car il avoit contribue

5 4 'Eloge

par fes travaux à perfe ftiormer cette Géométrie naifîante, & pouvoit être mis au nombre de ceux qui l'avoient créée. Peu de tems après , il réfolut un autre problème , dont il avoue qu'il avoit été occupé pendant cinq ans; c'eft celui du plus court crépufcule. On fait que le crépufcule , quelle qu'en Toit la caufe , commence le matin & finit le foir,quand le foleil eft à 18 degrés au-deftbus de l'horifon , c'eft-à-dire , quand la por- tion de cercle vertical comprife entre Phorifon &c le foleil caché au-derTous , eft un arc de 1 8 degrés ; le crépufcule ' doit donc durer autant de tems que le foleil en met àdefeendre de 18 degrés au-defïous de Phorifon. Or cet aftre "ne décrit pas tous les jours le même cercle par rapport à nous 9 puif qu'il eft tantôt plus près de notre zénith , Se tantôt plus loin. Il eft donc chaque jour plus ou moins de tems à parcourir ces 1 8 degrés: la difficulté confifte à trouver le jour de l'année ce tems eft le plus petit qu'il eft poiSble ; & M. Bernouili donne pour cela une règle fort fimple. Mais il ne nous apprend ni le chemin qu'il a fuivi pour la découvrir , ni les difficul- tés qui l'avoient arrêté fi long -tems,

de M. BernoullL 15

Elles étoient vrai- fembîable ment les mêmes que M. de Maupertuis a fçu le premier appercevoir 6c réfoudre dans ion Ajlronomie nautique.

M. Bernoulli publia vers le même tems une efpece de thèfe fur la Logi- que , que nous croyons pouvoir pro- pofer comme un modèle des ouvrages de cette efpece. La Logique n'y paroît point fous la forme barbare dont les Philofophes de Pécole Pavoient défi- gurée. Elle ert réduite à ce qu'elle a de néceflairè , c'eft- à-dire à peu de pré- ceptes , &: la plupart font appuyés par des exemples tirés de la Géométrie. On peÉt en effet regarder cette der- nière Science comme une Logique pra- tique , parce que les vérités dont elle s'occupe , étant les plus (Impies & les plus fenfibles de toutes , font par cette raifon les plus fufceptibles d'une appli- cation facile & palpable des règles du raifonnement,

Cette thèfi fut fuivie d'une differta- tion fur le mouvement des mufcles, que M. Bernoulli compofa pour rece- voir le Doctorat en Médecine ; car il ioit aiuii cette dernière Science , ô£ fes Maîtres fe glorifiaient de compter

1 6 Eloge

parmi leurs difciples un Mathématicien du premier ordre. Mais PAnatomifte &C le Médecin , qui étoient en lui fort fnbordonnés au Géomètre, le font aufîi dans cette differtation ; il avoit choiû* un fujet pût briller fa Science favo- rite ; & l'ouvrage efî fur-tout recom- mandable par l'heureux emploi que M. Bernoulli fait de la méchanique la plus fiibtile pour déterminer la courbure des fibres élaftiques mufculaires , enflées par le fluide qui les remplit : fes formules lui fourniiTent une table l'on trouve la force néceflaire à un mufcle pour foutenir un poids donné.

Il continua pendant quelques%nnées à remplir les Âeles de Leipfick de diffé- rens opufcules mathématiques , dignes de leur Auteur; mais le détail en feroit trop long , & ceux qui les ont fuivis les ont prefque fait oublier. Tels furent, pour ainfi dire , les degrés par lefquels if s'éleva en 1697 au fameux problême de la Brackyfiochrone , ou ligne, de laplus vite défunte. Voici l'énoncé de ce pro- blème , tel que M. Bernoulli le propofa aux Géomètres : Deux points étant don- nes , lefquels foient dans un plan vertical 9 & ne foient cependant ni dans la même ligne

de M, BernouHL 17

horijbntalc ni dans la même ligne verticale, trouver une courbe qui peiffe par ces deux points ? & dent la propriété foi t telle, quun corps pefant défendant le long de fa conca- vité, mette moins de tems à la parcourir que toute autre ligne droite ou courbe, paffant par les mêmes points. Galilée qui aveit cm que la courbe de la chaîne étoit une parabole , avoit cru auffi que la ligne de vite defeente étoit un cercle; 6c cet homme immortel par fes décou- vertes agronomiques & méchaniqûes , n'avoit pas trouvé dans la Géométrie de fon tems des fecoûrs fumYans pour ré- foudre la queftion.

M. Bernoulli , en propofant le pro- 1 e , avoit averti que la ligne droite qu'on pouvoit tirer entre les deux <; donnés, quoique plus courte qu'aucune autre, n'étoit pas cependant c qu'un corps pefant mettroit le tems a parcourir. Nous n'en- treprendrons point d'en donner la rai- fon métaphyfique. Ce n'eft qu'à l'aide d'un calcul très-fubtil qu'on peut démon- trer cette vérité. Tout ce qui eu ilifcep- tible d'idées précifes , n'en foufFre point d'autres ; préfenter des notions vagues pour des dcmonftrations exaftes ? c'eft

1 8 Elocre

fcibftituéf de fauffes lueurs à la lumière, c'eft retarder les progrès de l'efprit en voulant l'éclairer. L'icmoranee croit y gagner, & les Sciences y font une perte réelle. Ce n'eft. pas que la Géo- métrie n'ait , comme toutes les autres Sciences , une méîaphyfique qui lui eft propre, & nécefiaire même pour y faire des découvertes. Un homme qui avant que de toucher les objets , les apperçoit déjà , quoique confufément , a fans doute beaucoup d'avantagé fur un aveugle qui les rencontre brufque-*, ment &: par hafard ; mais ce n'efl pas affez d'entrevoir une vérité géomé- trique dans Féloignement ; il faut , pour ainfi dire , nous aiTurer d'elle en la reconnoiffant de plus près, & fran- chir l'intervalle qui nous en fépare ; or le calcul eft le feul guide qui puhTe conduire dans cette route, faire éviter les obftades cul s'y rencontrent, ou avertir qu'ils font infurmontables. comme ce guide feroit trop peu fami- lier à la plupart de nos Lecteurs , nous ne pouvons tout au plus, dans la queftion dont il s'agit , que diminuer le para- doxe , &: difîiper les fauffes raifons qui pourraient faire croire que la ligne

de M. BernoullL 19

droite eft celle de la plus vite defeente. Si un corps pefant fe mouvoit unifor- mément , c'efî-à-dire , s'il parcouroit toujours en tems égaux des eipaces égaux, il n'eft pas douteux que la ligne droite étant la plus courte de toutes , feroit aum* celle qu'il décrirait en moins de tems. Mais un corps pefant drïcend d'un mouvement accéléré , & U qu'il emploie à parcourir une I quelconque , eft la lomme des tems qu'il met à en parcourir les diligentes parties. S'il fe meut fur une ligne courbe qui paffe par les deux points donnés, &c qui tombe au-de flous de la ligne droite tirée par ces deux mêmes points , on voit au premier coup d'œil qu'il doit d'abord descendre plus verticalement & par conféquent avec un mouvement plus accéléré , que s'il décrivoit la droite. Il n'y a donc rien d\ croire qu'il puuTe parcourir la courbe en moins de tems. Voilà juf< la Métaphyflque peut nous conduire ; c'eft. au calcul feul à achever le refte 6c à faire entièrement évanouir le para- doxe , parce que c'efl à lui feul à déter- miner 6c à comparer entr'eux les deux tems. On trouve par fon fe cours, que

20 Eloge

la Brachyjlcchrone doit être une portion de cycloïde , courbe très- familière aux Géomètres. C'efr. celle que décrit le point de la circonférence d'un cercle qui roule fur un plan ; ou pour lui don- ner une origine plus connue , c'eft celle que trace en l'air le clou de la circonfé- rence d'une roue qui tourne & qui avance en même teins. La cycloïde a un grand nombre de propriétés très-fingu- : , <k celle d'être la courbe de la plus vite defcente , n'etl pas une des moins remarquables.

Il ne fera peut-être pas inutile de donner une idée de la folution de M. Bernoulli ; nous la donnerons même d : volontiers , que cette fo-

lution Singulière peut fournir matière à quelques obfervations importantes.

La courbe Brachyftochrone doit être telle 9 que fi on y prend à volonté une très-petite portion terminée par deux points quelconques , cette petite por- tion foit parcourue en moins de tems cu'une autre petite portion de courbe terminée par les deux mêmes points ît proches. En effet , fi cette dernière portion étoit parcourue en moins de teins que la première , ôc

de M. Bernoidlî. ir

qu'on ôtât à la courbe la première por- tion qu'elle avoit ] pour lui donner l'autre , la courbe clans ce nouvel état feroit parcourue en moins de teins que dans le premier état; & par conséquent elle ne feroit pas dans ion premier état la courbe de la /plus vite defcente ; ce qui eft contre la fuppofition. Or la portion de courbe infiniment -petite dont nous parlons, peut cire regardée comme compofée de deux petites lignes étroites , dont chacune efl parcourue avec une vîteffe différente , mais uni- quement dépendante de la hauteur d'où le corps efî fuppofé tomber. Il faut donc trouver la pofition que doivent avoir ces deux petites lignes pour parcourues dans le moins de tems qu'il eft poffible ; l'équation différentielle qui détermine cette pofition efl celle de la cycloïde , & ony parvient affez faci- lement.

Mais M. Bernoulli fit plus que de réfoudre le problème de la plus vite defcente; il prouva qu'il étoit analogue à un autre non moins difficile ; c'efï la recherche de la courbe que décrit un corpufcule de lumière , en traverfant un milieu dont les couches font d'une

21 Eloge

denfité variable. On fait qu'un rayon qui paffe obliquement d'un milieu dans un autre , ne continue pas ion chemin dans la même ligne droite fuivant la- quelle il entre , mais qu'il s'en détourne d'autant plus que la denfité du nouveau milieu diffère plus de celle du milieu d'où il fort. Si donc un rayon de lu- mière traverfe un fluide compofé d'une infinité de couches , chacune d'une denfité différente ? il doit à chaque inf- tant s'écarter un peu de fa direction, ck par conféquent décrire une courbe. C'efr. ce que font les rayons en péné- trant notre atmofphere , dont les cou- ches élafHques fe compriment les unes les autres par leur poids , &c font par conféquent d'autant plus comprimées & d'autant plus denfes , qu'elles font plus proches de nous. M. Bernoulli prouva qu'en fuppofant une certaine loi dans les denfités de ces couches 9 la courbe décrite par le rayon de lu- mière devoitêtre une cycloïde , comme la courbe de la plus vite defcente en étoit une.

Il faut remarquer pourtant que dans fafolutionil admet un principe contefté par pluûeurs grands Géomètres &: ha-

de M, Bernoidli. 25

biles Phyficiens , favoir qu'un corpuf- cule de lumière qui va d'un point à un autre placé dans un milieu différent , doit y aller dans le tems le plus court qu'il eu pofïible. M. de Fermât avoit le premier avancé ce principe , croyant ébranler par des raifons metaphyiîques l'explication ingénieufe que M. Def- caites avoit donnée de la réfraction; M. Huyghens l'avoit enfuite adopté comme une conféquence de fon hypo- thèfe fur la propagation de la lumière ; enfin M. Leibnitz l'avoit foutenu comme favorable à fes idées fur le fyitême des caufes finales. On appelle ainu* cette partie de la Phyfique , ou plutôt de la Métaphyfique , ( ou peut - être ni de l'une ni de l'autre ) qui a pour but de découvrir les lois de la Nature par la fin que fon Auteur s'eit propofée en établilTant ces lois. Cette Théorie eft fondée fur les axiomes fi vrais , mais û peu féconds &c fouvent fi trompeurs , que rien ne fe fait fans raifon fuffifante , que la nature agit toujours parles voies les plus fimples , & fur quelques autres aufîi certains & aufli inutiles. Le Chan- celier Bacon qui avoit fenti combien cette manière de philo fopher étoit une

24 Eloge

voie fîérile pour les découvertes , la comparait avec beaucoup de finelle & de vérité à une vierge confacrée à Dieu qui ne produit rien ; d'autres grands hommes n'ont pas été fi fages ; & quelques Savans qui n'étoient pas de grands hommes, n'ont pas craint, même au prix des plus ridicules absur- dités-, d'introduire dans la Géométrie les caufes finales ; témoin le P. Jac- quet, Jéfuite, qui trouvant quelques phénomènes de Catoptrique en contra- diction avec ce principe , que la nature prend toujours le plus court chemin , croit concilier les phénomènes & le principe , en difant que la nature prend le chemin le plus long, quand elle ne fauroit prendre le plus court. Les Parti- fans modernes des caufes finales , plus circonfpetts & plus raifonnables , fe contentent d'en faire l'application à quelques lois très-conflatées d'ailleurs , ck de la chercher dans d'autres , en fe taifant fur le refle. Quoi qu'il en foit, & pour en revenir à la foluîion que donne M. Bernoulli du problême dont il s'agit, le principe métaphyfique en apparence, fur lequel cette folution eft appuyée , peut n'être regardé, û l'on veut, que

comme

de M* BernoullL 2^

comme un principe purement géométri- que , & la folution n'y perdra rien de ion mérite.

En propofant aux Géomètres le pro- blème de la plus vite deicente , M. Ber- noulli leur avoit donné un certain efpace de tems pour le réibudre. Ce terme qu'il prolongea étant expiré , on ne vit paroître que quatre {blutions. L'une qui étoit de M. Newton , fi.it envoyée fans nom d'Auteur ; & M. Bernouîli dit que c'étoit un ongle du lion qu'il étoit facile de reconnoître ; les trois autres étoient de M. Jacques Bernouîli , frère aîné de celui dont nous parlons , de M. Leibnitz & de M. le Marquis de l'Hôpital. Prefque toutes les Nations lavantes donnèrent chacune un athlète , &c peut-être un cinquième auroit-il été difficile à trouver.

M. Jacques Bernouîli avoit donné à fen frère les premières leçons de Géo- métrie : il voyoit fon élevé courir avec lui d'un pas égal la carrière dans laquelle il l'avoit fait entrer ; <k peut-être con- fervoit-il un peu trop à fon égard ce ton de fupériorité dont il eft fi difficile de fe défaire , quand une fois on l'a pris , mais que la reconnoiuance même a bien de Tome IL B

i6 Eloge

la peine à fouffrir quand il eft înjufte. Le rival ne vouloit plus être traité en dif- cîple : il fembloit harceler , quoique légèrement , fon ancien maître , qui n'étoit pas homme à le fouffrir; & les questions fréquentes que M. Jean Ber- noulli propoioit aux Mathématiciens dans les Acîes de Leipiick ? étoient des attaques indirectes qui s'adreflbient à fon aîné. Celui-ci fe crut enfin affez provoqué pour en venir à un coup d'é- clat : faifant donc un dernier effort , il propofa publiquement à fon frère le fameux problême des Ifopérimetres , 6c joignit même à fon cartel la promette d'une certaine fomme. Il falloit trouver parmi toutes les courbes de même lon- gueur qui parlent par deux points don- nés , celle qui renferme avec la ligne droite tirée entre ces deux points , le plus grand efpace poiîible , & celles qui en tournant autour de cette ligne droite , engendrent le folide le plus grand , la furface courbe la plus grande , &c. La quefTion fut même propofée avec plus de généralité que nous ne lui en don- nons dans cet énoncé. On n'ignoroit pas que de toutes les figures ifopérimetres, c'eft-à-dire d'un égal contour, le cercle.

de M. Bernoullu VJ

eft celle qui renferme le plus grand efpace ; mais voilà tout ce qu'on favoit fur cette matière : il reftoit à trouver par une méthode directe ck analytique , que le cercle avoit en effet cette propriété ; il reftoit à déterminer par cette même méthode la courbe qui par fa révolution forme la plus grande furface, celle qui donne le plus grand folide , &c. enfin à trouver une infinité d'autres courbes fort différentes du cercle.

M. Jean Bernoulliréfolutaffezprompte- ment toutes les queftions de fon frère ; mais il donna fa folution fans analyfe. Son adverfaire prétendit que la folution étoit défedfueufe , & non-feulement ne fe crut point débiteur de la fomme , mais s'engagea publiquement à trois chofes; i°. à deviner au jufte Panalyfe de fon frère ; 2°. quelle qu'elle fût , à y faire voir des paralogifmes , fi on la vouloit publier; 30. à donner la folution com- plexe du problême; ajoutant, que s'ilfe trouvoit quelqu'un qui s'intéreflât affez à l'avancement des Sciences pour pro- pofer quelque prix fur chacun de ces points, il s'engageoit à perdre autant, s'il ne s'acquittoit pas du premier ; le double , s'il ne réuififlbit pas au fécond;

Bij

a S Eloge

6c le triple , s'il manquoît au troifieme. On verra par la fuite de ce récit qu'il ne rifquoit rien , au moins fur les deux der- niers articles. Cette altercation produifit de la part des deux frères plufieurs écrits, l'aigreur femble quelquefois prendre la place de l'émulation ; mais puifque l'un des deux avoit tort , il falloit bien que l'un des deux fe fâchât.

L'Académie Royale des Sciences de Paris fut prife pour juge du différend ; c'étoit l'arbitre le plus refpedable que puflent choilir les deux rivaux. La iolution de M. Jean Bernoulli fut donc remife en 1701 à l'Académie dans un papier cacheté ; 6c l'Auteur recom- manda qu'il ne fût ouvert qu'après que fon frère auroit publié fon analyfe du même problême. Mais il y eut fur cette publication des difficultés qui durèrent plufieurs années ; elles furent terminées ou plutôt arrêtées par la mort de M. Bernoulli l'aîné , arrivée le 16 Août 1705 ; & le mémoire de fon frère fut publié bientôt après parmi ceux de l'Aca- démie en 1706. Quelque élégante que paroifTe fa folution , il faut avouer qu'elle étoit en effet imparfaite à cer* Sains égards 7 l'Auteur en convint lui*

de M. Befnoidll. 2.9

même dans un écrit qu'il publia plufieurs années après fur cette matière , 6c qui contenoit une nouvelle méthode pour réfoudre le problême , méthode un peu plus fimple que celle de M. Jacques Bernoulii , mais d'ailleurs entièrement la même quant aux principes. Cette conformité , jointe à une rétractation fi long-tems différée , a été vivement &c plus d'une fois reprochée à M. Jean Ber- noulii; on l'a ouvertement accufé d'une foibleiîe dont les plus grands hommes n'ont pas toujours été exempts. Mais s'il avoit apperçu fon erreur du vivant de (on frère , peut-on croire qu'en 1 706 , lorfque rien ne l'y obligeoit , il eût publié cette erreur avec fon ouvrage ? M. Leibnitz avoit paru approuver la première folution ; & une méprife affez iubtile pour avoir échappé à des yeux fi pénétrans , ne devoit pas coûter beau- coup à reconnoître , même par un aveu public. Le Géomètre n'y eût rien perdu, & le Philofophe y eût gagné.

Tant de travaux auxquels des Ma- thématiciens d'une très-grande force auroient à peine fum* , n'étoient pas les feuls qui occupaffent le nôtre. En 1697 il donna dans les A&es de Leipfick le

B iij

30 Eloge

calcul des quantités exponentielles , c'efl- a-dire des quantités confiantes ou varia- bles élevées à des puiffances variables. La méthode de difrérentier & d'intégrer ces fortes de quantités étoit jufqu'alors inconnue , & M. Bernoiûli ajouta aux nouveaux calculs cette branche deve- nue depuis fi féconde. Les A£tes de Leipfick de cette même année 1697 & des fuivantes , contiennent encore piu- fieurs écrits importans , qu'il compofa fur différentes queftions mathématiques. Parmi ces écrits , on doit remarquer fur-tout fes recherches fur le folide de la moindre réfijlance , c'eil-à-dire fa Mé- thode pour trouver un folide , qui étant dans un fluide en repos parallèle- ment à fon axe , rencontre moins de réfiftance que tout autre folide de même bafe , fuivant la même direction èz avec la même viteffe. M. Newton avoit donné la folution de ce problême dans fon admirable ouvrage des Principes mathématiques , mais fans indiquer la route qu'il avoit fuivie ; &" M. Fatio de Duillier venoit d'en publier une folution très-embarraffée. Nous remar- querons , à l'occafion de ce dernier , qu'il fut dans la fuite un trille exemple

de M. Bernoulli. 3*

des égaremens dont les meilleurs efprits font capables. Il préféra par choix &C de bonne foi le métier d'enthoufiafte 8c de prédicant qui le perdit , à la réputation de grand Géomètre qu'il auroit pu facilement acquérir. Après avoir fait en Mathématique des progrès confidérables , il fe crut deiïiné à de plus grandes chofes , promit qu'il ref- îlifciteroit des morts , affembla toute l'Angleterre pour en être témoin , ne tint point parole.

M. Bernoulli , effrayé des calculs de M. Fado , fe mit à chercher par une autre voie le folide de la moindre réfiilance , &: ne fut pas long-tems à le trouver. Les grands Géomètres connoifTent cette efpece de parefle qui préfère la peine de découvrir une vérité à la contrainte peu agréable de la fuivre dans l'ouvrage d'autrui ; en général ils fe lifent peu les uns les autres , (/») Se peut-être perdroient-ils à lire beaucoup : une tête pleine d'idées empruntées n'a plus 'de place pour les tiennes propres , ôc trop de le&ure peut étouffer le génie y

(b) Nous ne difons point qu'ils ne fe lifent pas-, mais qu'ils fe lifent peu : en ce genre , un coup d'oeil jette fur un ouvrage , fuffit aux maîtres pour le juger. Il «'en eil pas de même en Littérature.

B iv

3 1 Eloge

au lieu de l'aider. Si elle eft plus né~ cefTaire dans l'étude des Belles-Lettres que dans celles de la Géométrie , la différence de leurs objets & des qua- lités qu'elles exigent , en efl fans doute la caufe. La Géométrie ne veut que découvrir des vérités , fouvent difficiles à atteindre , mais faciles à reconnoître dès qu'on les a faifies ; & elle ne demande pour cela qu'une jurleffe & une fagacité qui ne s'acquièrent point, Si elle n'arrive pas précifément à fon but, elle le manque entièrement, mais, tout moyen lui efl bon pour y arriver; 6c chaque efprit a le ûen , qu'il efl en droit de croire le meilleur : au contraire , le mérite principal de l'Éloquence 6c de la Poéfie , conflue à exprimer & à peindre ; 6c les talens naturels , abfo- lument néceflaires pour y réuiîir , ont encore befoin d'être éclairés par l'étude réfléchie des excellens modèles, 6c , pour ainfi dire , guidés par l'expérience de tous les fiecles. Quand on a lu une fois un problême de Newton , on y a vu tout , ou l'on n'a rien vil , parce que la vérité s'y montre nue 6c fans réfer- ve ; mais quand on a lu '6c relu une page de Virgile ou de Racine , il y relie en-

de Af. Bernoulli **

cote cent chofes à voir. Un bel-efpiït qui ne lit point , n'a pas moins à crain- dre de palier pour un écrivain ridicule , qu'un Géomètre qui lit trop , de n'être jamais que médiocre.

Pendant que M. Bernoulli foutenoît contre ion frère la difpute des Ifopéri- metres , une querelle beaucoup plus ié- rieufe l'occupoit. Il avoit publié une Dif- fertation , il prouvoit que les corps dans leur accroiffement foufFroient une déperdition continuelle de parties , fuc- cemVement remplacées par d'autres. Un grand mérite fait toujours des ennemis ; &: par conséquent notre Géomètre en avoit. Ne pouvant attaquer le Savant ? ils eurent recours à une refîburce alTez ordinaire à l'envie ; ils cherchèrent à rendre le Chrétien fufpecl. Plus jaloux de fa Supériorité que des intérêts de la Religion ( car il n'eil pas néceflaire d'en avoir pour la faire fervir de mafque à la haine) ils prétendirent que l'opinion de M. Bernoulli étoit dangereufe , con- traire au dogme de la Rémrrettion, &c favorable aux objedUons des Sociniens. M. Bernoulli n'eut pas de peine à mon- trer le ridicule d'une imputation fi pdieufe ; &C s'il traita fes Adverfaires

B v

34 &oge

avec toute la franchife helvétique &c géométrique , il faut avouer que jamais indignation ne fut plus juile.

L'accufation que M. Bernoulli eut à foutenir dans cette occafion , lui avoit été intentée par les Théologiens Cal- viniftes de Groningue il étoit Pro- feffeiir. La conduite qu'il tint avec eux mérite de fervir de modèle à tous les Gens de Lettres injuftement attaqués fur un point fi important ; & nous croyons aum* que cette circonftance de fon éloge doit nous arrêter beaucoup plus long-tems qu'aucune autre. ïl vi- voit dans un pays , oii le Gouverne- ment, occupé pour lors d'affaires publi- ques très-importantes (c) , & tolérant d'ailleurs par néceflité , n'examinoit guère fi un Savant , chargé d'enfeigner à quelques Elevés le calcul différentiel &: intégral , croyoit ou ne croyoit pas à la réfurreclion des morts : il ne pou- voit fe diflimuler ? quand il Fauroit voulu , combien ce Gouvernement avoit d'intérêt de ménager un homme aufîi utile que lui par les Etrangers qu'il

(<r) C'étoit dans le tems de la guerre pour la fuc- ceflîon d'Efpagne > l'on fait <jue la Hollande étoit fort engagée.

de M. BcrnoullL 35;

attiroit à Groningue ; &c rien n'étoit plus facile avec moins de probité , que d'abufer de ces avantages : il avoit le bonheur enfin de fe trouver au milieu d'une République libre , le bras féculier ne fert pas PemprefTement des Controverfiftes avec tout le zèle qu'ils ont coutume de defirer , & avec la do- cilité qu'ils ont le bonheur ou le mal- heur de rencontrer dans des climats plus méridionaux. Malgré ces considé- rations il crut ne devoir pas garder le filence fur des reproches, trop ridicules fans doute en eux-mêmes pour qu'il les réfutât férieufement , mais en même tems trop odieux pour qu'il ne cher- chât pas à s'en laver. La manière dont il fe défendit lui donna un nouveau mérite , &c fut digne des motifs qui l'y déterminèrent. Il avoit beaucoup d'a- vantage fans doute contre les Théolo- giens hérétiques qui l'attaquoient. Ces Docteurs imbécilles, divifés entr'eux & également dans l'erreur , fur les points les plus efTentiels de cette Religion qu'ils ofoient enfeigner aux autres , & qu'ils Paccufoient de renverfer; ces Sedaires dont les uns anéanthToient la toute- puuTançe divine , ôc les autres la liberté

B vj

3 6 Eloge

humaine, (J) donnoient apurement beaucoup de prife à qui n'eût été que Philofophe , 6c n'eût voulu que fe venger. M. Bernoulli eut le courage &: l'équité de ne point employer de telles armes , qui fans foutenir au fond fa caufe , auroient pu nuire à ce qu'il vouloit & devoit refpecler. Beaucoup plus modéré que fes Adverfaires , il crut devoir s'abflenir de les dévoiler aux yeux d'un peuple trop accoutumé à ne point diflinguer la Religion d'avec fes Minières , 6c toujours difpofé à . fecouer le joug facré qu'ils lui impofent : ii fe contenta de jetter fur leurs impu- tations le ridicule &: l'odieux qu'il auroit pu répandre fur leurs opinions & fur leurs perfonnes. C'eft l'objet d'une harangue qu'il prononça, & qui ctoit , félon le titre , une Apologie de fa réputation , de fa religion y & de fon honneur. Les Magiftrats , plus éclairés fouvent qu'un Théologien dans fa pro-

(d) On connoît la fameufe divifîon des Réformés Hollande en Arminiens Si Gomariftes. Les premiers don- nent à l'homme tout le mérite des bonnes œuvres ; les autres le lui ôtent entièrement. Ce font les Molinifte* & les Janfénijles delà prétendue réforme; ils fe réu- nïfToient pour calomnier M. Bernoulli , comme les lAçUniftcs & les Janfénijles de l'Eglife Romaine fe réunhTant aujourd'hui pour calomnier- & perfécut.ï les Philefopftes,

M. Bernoulli 37

pre caufe , lorfqu'ils font affez équita- bles pour y démêler les intérêts de Dieu d'avec ceux des parlions humai- nas , rendirent en cette occafion à notre grand Géomètre une juftice écla- tante. Mais malgré tout l'avantage qu'il eut dans cette difpute , il n'a pas voulu que les pièces en fufîent inférées dans le recueil de (es Ouvrages. Sa modéra- tion fur ce point a été peut-être excef- five. Ces pièces auroient été de nou- veaux Mémoires pour Phiftoire de la Philofophie & de fes perfécuteurs , c'eiî-à-dire , de l'ignorance & de l'a- veuglement des hommes ; car les fana- tiques joueront toujours un grand rôle dans rhiftoire de l'Efprit humain , par le mal qu'ils ont cherché à lui faire. On auroit pris plaifir à rapprocher les attaques que le grand Bernoulli eut à foutenir alors , des perfécutions que le grand De i carte s avoit efïuyées foixante ans auparavant dans le même pays , pour avoir cherché de nouvelles preu- ves de l'exiilence de Dieu; & la pof- térité auroit eu la fatisfa&ion d'ajouter le nom de M. Bernoulli à celui de tant d'hommes illuflres , qui depuis Socrate ont fouffert pour la Philofophie, Con-

3 S Eloge

tens de pofféder la vérité pour eux- mêmes , ces grands Génies ne trou- bloient point l'Etat pour l'y faire entrer , 6c méntoient au moins qu'on les en laiiTât jouir. Mais à quoi ne doit-on pas s'attendre , quand on ne veut époufer , ni les parlions , ni les préjugés des hommes? La contradiction les choque moins que l'indifférence : bientôt on fe voit en butte aux traits des partis les plus contraires , des (e&es les plus divifées pour les questions les plus obfcures. Ce {ont des peuples en- nemis , animés les uns contre les autres par une guerre très-vive , qui fe réu- nifient quelques inilans pour extermi- ner un étranger , fpeclateur tranquille de leurs combats.

D'ailleurs il eu plus que vraifem- blable ? comme nous l'avons déjà infi- mié , que ce ne fut pas même ce motif qui fufeita à M. Bernoulli des ennemis fi redoutables.* La confidération qu'il s'étoit acquife , les élevés que l'Europe lui envoyoit de toutes parts , les hon- neurs que le Gouvernement &: les ci- toyens s'empreUcient de rendre à un étranger , turent fans doute les rerTorts fecrets qui foule verent l'envie. Souvent

de M. Bernoulli. 39

il en a fallu moins pour exciter de plus grands troubles : & rien ne doit étonner en ce genre , quand on fonge qu'une partie de la terre a été bouleveriée , ÔC que le fyftême de l'Europe a changé de face , parce qu'un Moine a été préféré à un autre pour prêcher les indulgences.

Il efl du moins certain que ni les ou- vrages , ni les diicours même de M. Ber- noulli ne pouvoient fournir de prétexte railonnable pour l'attaquer. Sincère- ment attaché à la Religion , il la refpecla toute fa vie fans bruit &c fans faile. On a trouvé parmi les papiers des preuves par écrit de fes fentimens pour elle ; & il faudra augmenter de fon nom ia lilte des grands nommes qui l'ont regardée comme l'ouvrage de Dieu : lifte capable d'ébranler , même avant l'examen , les meilleurs efprits , mais fuffifante au moins pour impofer filence à une foule de conjurés, ennemis impuiffans de quel- ques vérités néceflaires aux hommes , que Pafcal a défendues , que Newton croyoit , &c que Defcartes a refpedées.

Dans ce même tems il avoit une difpute moins importante fur le phof- phore du Baromètre avec quelques membres de l'Académie des Sciences

ifi Eloge

de Paris. M. Picard avoit découvert le premier en 1675 •> ^ue ^on Baromètre fecoué dans l'obfcurité , donnoit de la lumière , principalement à fa partie fupérieure. On tenta la même chofe fur d'autres Baromètres-; mais il s'en trouva très-peu qui euffent cette pro- priété. M. Bernouili ayant réitéré l'expérience de différentes manières , crut qu'une pellicule qui fe formoit fur la furface du mercure , lorfqu'il n'étoit pas bien net , &c l'air qui pou- voit refter dans le Baromètre , étoient les caufes qui empêchoient la lumière ; & il conclut de-là , que pour qu'un Baromètre eût la propriété d'être lumi- neux , il falloit que le mercure fut très-pur , qu'il ne traverfât point l'air quand on le verfoit dans le Baromètre , & que le vuide du haut du tuyau fût aufîi parfait qu'il pouvoit l'être. L'Aca- démie ayant réitéré l'expérience fui- vant les vues de M. Bernouili , ne trouva ces conditions , ni toutes nécef- faires , ni toutes fuffifantes : elle objecla à l'Auteur quelques Baromètres , dont les uns ne rendoient point de lumière, quoique conftruits d'après ces condi- tions y & dont les autres conflruits fans

de M. Bernoulli. 41

précaution , ctoient cependant lumi- neux. M. Bernoulli répondoitliir les pre- miers, qu'apparemment le mercure n'en étoit pas encore afTez net , ni afYez purgé d'air ; fur les autres , que le mercure en étoit peut-être plus pur qu'on ne l'imaginoit. M. Hartfoeker , dont le goût pour la contradiction étoit afTez décidé, attaqua quelques années après , par les plus mauvaifes raifons , le fentiment de M. Bernoulli ; &C celui-ci fit Soutenir fur ce fujet en 17 19 , une thèfe très-morti- fiante pour fon adverfaire , qui de fon côté ne le ménageoit pas. On crut voir renouveller ces guerres littéraires les Auteurs du feizieme fiecle fe prodi- guoient les épithétes les plus lavantes 6c les plus injurieufes , & apparemment l'Allemagne n'avoit pas encore perdu cet ufage. Au refte , on a lieu de juger par la lecture d'un Mémoire imprimé dans le Recueil de l'Académie des Sciences , en 1723 , qugiHpteernoulli étoit afTez bien fondé à foutenir fon opinion. Les condi- tions que nous venons de donner d'après lui pour le phofpkore du Baromètre, font à-peu-près celles que donne M. Dufày dans ce Mémoire , &: qu'il dit avoir apprifes d'un Vitrier Allemand.

'4* Eloge

En 1705 , M. Bernoulli publia fort excellente Differtation , intitulée Motus Reptorius ; en faifant glifler des courbes les unes fur les autres , fuivant une certaine condition qu'il détermine , il en produit par ce moyen de nouvelles dont la longueur eft égaie à celle des courbes génératrices.

Le Recueil de l'Académie en 17 10 & 171 1 , nous offre deux autres Ou- vrages. Dans celui de 17 10 il fe propofe de trouver la courbe que décrit un corps lancé fuivant une direclion quel- conque avec une vîteffe connue , & attiré vers un point fixe par une force centrale qui agiffe fuivant une loi quel- conque. M. Newton avoit donné dans fon livre des Principes la folution de ce problême ; M. Bernoulli prétendit qu'elle étoit obfcure & infuffifante , & on n'efl pas peu furpris quand on voit que la ûçnne n'en difjflre prefqu'en rien. M. Newton , feloflUft , n'avoit pas fufîifamment démontré qu'un corps jette fuivant une direclion connue , 6c attiré par une force centrale récipro- quement proportionnelle au quarré de la diftance , de voit décrire une feclion conique. Cependant il efl évident qu'un

de M. Bernoulli. 43

corps ainfi lancé ne iauroit fe mouvoir que fuivant une feule & unique loi , & que par conféquent , s'il peut décrire une certaine courbe , il doit la décrire en effet. Or M. Newton avoit déterminé la fe&ion conique fur laquelle le pro- jectile pou voit fe mouvoir ; il avoit donc entièrement fatisfait à la quertion. Ce fut la réponfe des Géomètres An- glo's , intéreflés à la gloire de leur com- patriote , uniquement occupés du foin de la défendre. On fera peut-être éton- né , fi on connoît un peu le cœur hu- main , qu'ils ne cherchaient pas plutôt à diminuer : mais n'en faifons pas entiè- rement honneur à leur équité ; les hommes tout injuftes qu'ils font , ne le font pourtant eue juiqu'à un certain point ; & la fupériorité , quand elle efl extrême , fait pour eux comme une clafle à part , qu'ils regardent fans en- vie. Si les concitoyens de M. Newton n'étoient pas jaloux de fon mérite , c'efl qu'ils le voyoient trop au-defius d'eux. Une inégalité moins marquée lui eût peut-être fait trouver dans fa propre nation quelques rivaux , plus emprefiés d'obfcurcir fes découvertes , que de les faire valoir, En lui laiflant toute fa

44 •£%*

réputation , ils avoient du moins la

refïburce de croire la partager.

M. Bernoulli prétendit avec plus de fondement en 171 1 5 que M. Newton étoit tombé dans quelque méprife fur la meiiire des forces centrales dans les milieux réfiflans ; on faifoit alors en Angleterre une nouvelle édition de l'ouvrage de ce grand homme , ck il fe corrigea fans répondre.

L'année 17 14 vit paroître l'excellent Ejjai (Tune nouvelle théorie de la manœu- vre des vaijjeaux. La manœuvre err, principalement fondée furies lois de la réfiflance des fluides , Se ces lois n'é* toient encore que peu connues. M. le Chevalier Renau , dans un Livre qu'il avoit publié fur cette matière , s'étoit écarté des vrais principes ; aufîi le che- min qu'il fuivoit l'avoit-il conduit à plufieurs erreurs. Mais ces erreurs étoient arTez délicates pour avoir féduit plufieurs favans Géomètres. M. Ber- noulli donna dans fon EiTai la vraie théorie de la réfiftance du fluide au mouvement du vaiiTeau ; fondé fur cette théorie , il fe déclara ouvertement contre celle de M. le Chevalier Renau , & contre les conféquences qu'il en

de M. BcrnoullL 45

tiroit. M. Renau répondit à fes objec- tions , & s'engagea par Lettres avec lui dans une difpute très-favante , difpute cii la fagacité des deux adversaires ne fe fît pas moins admirer que leur poli- teffe mutuelle. M. Bernoulli montra dans cette occafion qu'il n'ignoroit pas les égards qu'il de voit à ceux qui en avoient pour lui ; mais n'eût -il pas mieux valu les avoir toujours , & laif- fer à {es adverfaires le trille avantage de les violer feuls ?

Cette même année 17 14, il publia dans les Mémoires de l'Académie des Sciences & dans les Journaux de Leip- fick Tes recherches fur les centres d'Ofcil- lation. Pluiîeurs poids étant attachés à la verge d'une pendule , confidérée comme une ligne inflexible , fans pefan- teur &c fans malle , il eil évident que fi cette verge vient à faire des vibrations , ion mouvement doit être fort différent de celui qu'elle aurait n'étant chargée que d'un feul corps : car les poids placés à différentes diftances , tendent à des- cendre également dans le même rems; cr cela ne fe pourrait faire fans que la verge fe brifât ; fon inflexibilité exige nécessairement que les poids les plus

46 Eloge

éloignés du centre de fufpenfion décri- vent les plus grands arcs. Les poids fe- ront donc entr'eux une efpece de corn- penfation & de répartition de leurs mou- vemens ; la vîtefle des poids inférieurs fera plus grande & celle des poids fupé- rieurs fera plus petite , que fi chacun d'eux étoit feul attaché à la verge. Mais quelle doit être la loi de cette réparti- tion &: la vîtefle du pendule compofé qui en réfultera ? ou ce qui revient au même, quelle eft la longueur du pendule fimple qui feroit fes ofcillations dans le même tems que le pendule compofé ? voilà à quoi fe réduit la queftion. Le point qui détermine fur la verge la lon- gueur de ce pendule fimple , eft appelle centre d'Ofcillation du pendule compofé. M. Huyghens , fi célèbre par fes nom- breufes découvertes , &c à qui Newton don* peut-être autant qu'à Defcartes , avoit trouvé le centre d'ofcillation par une méthode fort indirecte ; M. Jacques Bernoulli l'avoit enfuite déterminé par une voie plus naturelle , mais difficile ; enfin notre Géomètre trouva une mé- thode fort fimple pour réfourdre la queftion. Cette méthode confifte en général à chercher d'abord quelle de-»

de M. Bcrnoulli. 47

vroit être la gravité dans un pendule {impie de même longueur que le com- pofé , pour que les deux pendules fif- fent leurs ofcillations dans un tems égal. Enfuite au lieu de ce pendule (impie d'une longueur connue & d'une peian- teur fuppofée , il fubftitue un pendule fimple animé par la gravité naturelle , & détermine aiiément la longueur qu'il doit avoir pour faire fes vibrations en même tems que l'autre.

La difpute de M. Leibnîtz avec M. Newton , ou plutôt avec l'Angleterre , fur la découverte du calcul différentiel , éclata en 171 5 avec beaucoup de vio- lence , 6c devint prefque une querelle nationale. On ne pouvoit ôter à M. Newton l'honneur de l'invention ; la Métaph^rcme lumineufe qui l'avoit conduit à trouver les règles de ce cal- cul , l'extrade fécondité dont il avoit été entre fes mains , enfin des dates an- ciennes &z bien conftatées, tout dépo- foit en fa faveur. Quoique fon rival eût le premier publié la nouvelle Ana- lyfe , fa gloire n'était pas fi afîurée. On lui repro choit le peu de clarté , ou plu- tôt la faufîeté palpable de fes principes , dont il paroiffoit fe méfier lui-même ;

o

4$ Elo:

le peu de chemin qu'il a voit fait dans une route , dont il fembloit qu'il auroit voir retendue immenfe s'il l'eût ou- verte en effet ; enfin quelques écrits de M. Newton dont on le foupçonnoit d'avoir eu connoiffance. Ces précomp- tions formoient contre lui un préjugé peu avantageux ; mais enfin ce n'étoit qu'un préjugé ; & nous n'avons garde de vouloir prononcer fur une caufe qui partage encore aujourd'hui tous les Savans de l'Europe. M. Leibnitz offenfé des foupçons que les Anglois avoient jette fur les travaux , leur propofa com- me une efpece de défi le problême des trajectoires. Il s'aghToit de trouver une courbe qui coupât à angles droits ou fous un angle confiant une incité d'au- tres courbes toutes du mênW genre , comme des cercles , des paraboles , des ellipfes , &c. On croira iMf peine que ce problême ne fut qu'un jeu pour M. Newton , car plufieurs autres Géomè- tres Anglois remplirent le défi. Ainfî M. Leibnitz n'avoit pas été fort heureux dans le piège qu'il avoit choifi pour em- bamuTer fes adverfaires ; Se la grande difpute fur l'inventeur du calcul diffé- rentiel eût été par-là décidée contre lui ,

fi

Si. Berâc 49

fi la (olution bonne ou mauvaife d'un, problème iiolé fuffit pour décider des queftions pareilles, (</)

M. Leibnitz étant mort en 171 6. M. Bernoulli continua la difpute avec l'An- gleterre ; il propofa de nouveau aux Savans de cette nation le problême des Trajectoires , mais avec des conditions qui le rendoient beaucoup plus difficile; &: ceux-ci à leur tour lui en propoferent d'autres qui ne Fétoient pas moins. On peut juger par la force des combaîtans de la vigueur des coups qu'ils fe por- toient. La fraude même parut un peu s'y mêler : car dans le cours de cette difpute M. Keil avant propoié à M. Bernoulli un problême très - difiicile , celui-ci en trouva bientôt la fblution, &c fomma en vain fon adversaire de mon- trer la fienne. Il étoi; queitiof) de déter- miner la courbe décrite par un pro- jectile , dans un milieu réfifiant fuivant une certaine loi qui renfermoit une in- finité de cas , & dont un feul juf qu'a- lors avoit été réiblu.

De tous les Géomètres Anglois qui parurent dans la lice en cette occafion,

(</) On peut voir fur cette queftion , le Dictionnaire .<te l'Encyclopédie, au mot Différentiel.

Tome IL C

jo Eloge

Si. n'y en avoit point de plus célèbre que M. Taylor , il connu par ion Ou- vrage intitulé Mcthodus incnmmtorum direcla & inverjli, ouvrage original &c très -ingénieux , mais difficile encore aujourd'hui,même pour les plus habiles. M. Taylor avoit trouvé à-peu-près en même tems que M. Bernoulli , & par une méthode femblable, la folution du problème des centres d'ofcillation ; l'un &: l'autre fe conteflereitt la priorité la découverte , & perlbnne ne leur en eut refufé à chacun la propriété. Au refle nous devons dire à l'honneur de M. Taylor, que dans cette difpute il ne fortit jamais des bornes littéraires. M. Bernoulli, attaqué par toute une nation , jaloux de foutenir l'honneur de la Tienne , &c plus occupé du fond de la dispute que de la £yme , n'étoit pas ïi fcrupuleux envers les Géomètres Àn- glois. Peut-être étoit-il excufable à l'é* gard de M. Keill , qui avoit en quelque manière violé les règles du droit des gens, & dont les procédés n'étoient pas moins blâmables que les difcours. Pour M. Taylor , il ne répondit aux injures que par des plaintes fort modérées aux Journalises de Leipfiçk , fur la liberté

■de M. BsrnoullL 5 t

avec laquelle on traitoit Ta réputation dans leur Journal. Les différentes pièces de ce procès fe trouvent dans ce recueil ( année 17 1 5 ck fliiv. ) âv elles font infi- niment utiles à ceux qui veulent péné- trer dans les myfteres de la plus haute Géométrie. Mais pourquoi font -elL s plus d'honneur à Tciprit qu'au cœur humain ?

On nous demandera fans doute le but & l'utilité de toutes ces fublimes recher- ches. Nous ne répondrons point à cette queilion par une injure , comme faifoit Galilée (e): nous ne chercherons pas même à tirer de quelques-uns des pro- blêmes dont nous avons parlé , des ufa- ges peu lénfibles , &: qu'on leur contef- teroit peut-être. Mais la Géométrie n'a- t-elle pas par elle-même une beauté réelle , indépendante de toute utilité , vraie ou prétendue ? Quand elle n'au- roit d'autre prérogative , que de nous offrir fans aucun mélange des connoif- fances évidentes 6c certaines , un grand avantage ne la rendrait -il pas digne de notre étude ? Elle eft pour ainfi

( e) On demandent à Galilée à quoi fervoif la Géomé- trie: il répondit que laGéométrie fervoit principalement àpefer, à mejurer , compter ; :d pefer les ignorais v kmc/urer les ibts, & à compter les uns & les autres.

Ci)

5 1 Eloge

dire, la mefure la plus précife de notre efprit , de Ion degré d'étendue , de fagacité , de profondeur & de jufteffe. Si elle ne peut nous donner ces qualités, on conviendra du moins qu'elle les for- tifie , &: fournit les moyens les plus faciles de nous afïurer nous-mêmes & de faire cpnnoître aux autres jufqu'à quel point nous les pofiedons. Archi- mede eft encore plus célèbre par fes re- cherckes fur la Parabole & fur les Spi- rales, que par fes Sphères mouvantes &c fes bafçules. Defcartes & Newton, dont les ouvrages n'ont guère contribué qu'aux progrès de la raifon , feront l'uni & l'autre immortels , tandis que les Inventeurs des Arts les plus nécefTaires font pour la plupart inconnus, parce que c'eft plutôt le hafard que le génie qui les a guidés. Un Hiftorien eu loué de tra^ vailler à illuftrer fa nation : quel ref- pect ne mérite pas un petit nombre de génies rares , qui en montrant jufqu'où peuvent aller les forces de l'efprit, ont éclairé l'Univers & fait honneur à Fhu- manité? Il a fallu des fiecles pour les produire , & on ne peut efpérer de les voir de tems en tems renaître , qu'en ne traitant point leurs difciples de fainéans

-

de M. Bernoulli. 53

laborieux. Aïnii quand les fpéculations de la Géométrie tranfcendante ne ie- roient & ne pourroient jamais être d'aucun ufage , ce qu'on eftbien éloigné de prouver , ces hommes refpe&ables devroient les mettre à l'abri du reproche de frivolité que leur font tous les jours des gens oiiifs , frivoles par état , &c incapables de les apprécier. Si des tra- vaux d'une utilité matérielle &C fenlible étoient la feule ou la principale mefure du mérite, le Laboureur &: le Soldat, au- jourd'hui victimes d un mépris injurie , dent recevoir des honneurs aulïî peu mérités, Lestalens de toute efpece, les noms célèbres en tout genre, feroient oubliés ou proferits; la barbarie renaî- trait bientôt , &c avec elle tous les maux qu'elle traîne à fa fuite.

En 1724, M. Bernoulli compofa fon Difcours fur les lois de la communication du mouvement , à Poccafion du prix que l'Académie des Sciences de Paris avoit propofé. Ce difcours , l'un de fes plus beaux ouvrages , fut loué par fes juges, mais ne fut point couronné. On trouva qu'il ne répondoit pas précifément à la queftion du prix : l'Académie deman- doit les lois du choc des corps durs , ôc

C iij

:54w . EH\

il débutoit dans fa pièce par foutenir que ces corps ne pouvoient exifter. Il en donnoit pour raifon, que dans le choc des corps durs la ccmmuication du mouvement devroit nécefîairement être instantanée , & qu'ainfi ces corps devraient parler fubitement d'un mou- vement quelconque à un autre , fans paffer parles degrés intermédiaires; ce qui eft contraire au principe , que tout fe fait dans la nature par des degrés infen- phles. On aurait pu demander à M. Bernoulli, û dans le choc de deux corps élastiques , égaux &: femhlables , qui viennent fe frapper directement en fens contraire , avec des vîteiTes égales , le point d'attouchement ne perd pas tout d'un coup fon mouvement dès PinflanÇ que les deux corps fe joignent, ck fi par conféquent il ne parlé pas fubite- ment & fans gradation à l'état de repos; état dans lequel il refk pendant tout le îems que les deux corps mettent à fe comprimer 6c à fe rétablir. Si cela eft: , comme on ne peut en difeonvenir, & û d'un autre côté la matière ne peut être fuppofée actuellement dîvifée à l'infini , ce qui eft évident , le point de contact ne lauroit perdre fon mouve-

de M. Bernoullu 55

ment , fans qu'une petite portion de chaque corps, contiguë à ce point, ne perde aufïï le fien. Voilà donc , même dans l'hypothèfe abnraite de M. Ber- noulli, deux parties de matière qui paf- ùnt fans gradation du mouvement au repos. Ce principe que tout fe fait dans la nature par degrés infeniibles, efl celui que Leibnitz ck fes feclateurs ont appelle loi de continuité. On ne peut nier qu'il ne foit très-philofophique, ck confirmé du moins par la plus grande partie des phénomènes. Mais c'eiï en faire un étrange ufage , que d'en conclure qu'il n'y a point clans l'univers de corps durs , c'eft-à-clire , d'en exclure , félon l'expreilion d'un Phiiofophe moderne, les feuls corps peut-être qui y foicnt : car comment fe former une idée de ia matière, ii on n'accorde pas une dureté originaire ck primitive aux élémens dont elle efl compofée , ck qui font proprement les vrais corps ? Au refle quand l'exiïtence des corps durs feroit phyiiquement impoilible , il n'efl pas moins certain qu'on peut toujours con- sidérer ces corps comme on confidere en Géométrie des lignes ck des furfaces parfaites, en méchanique des leviers

C iv

5 6 Éloge

inflexibles &i fans pefanteur ; &C c'était fans doute le point de vue de la qaeïiion propofée.

M. Bernoulli foutenoit dans la même pièce une autre opinion qui parut aufn* nouvelle, quoiqu'elle eût pour premier Auteur M. Leibnitz, èc qu'elle ait eu depuis bien des Sénateurs. C'était la mefure des forces vives ou des forces des corps en mouvement , par les pro- duits des maffes & des quarrés des vîtefles. Pour réduire cette queftion à l'énoncé le plus ïimple , il s'agit de lavoir fi la force d'un corps qui a une certaine vîtefîe , devient double ou quadruple quand fa vîtefle devient double. Jufqu'à M. Leibnitz , tous les Méchaniciens avoient cru qu'elle étoit double ; ce grand Philofophe foutint le premier qu'elle étoit quadruple , & il le prou voit par le raifonnement fui- vant. La force d'un corps ne fe peut mefurer que par fes effets , & par les obilacles qu'elle lui fait vaincre : or ix un corps pefant peut monter à quinze pieds étant jette de bas en haut avec une certaine viteile , il doit monter, de l'aveu de tout le monde , à 6o pieds étant jette avec une vîtefîe double, Il

de M. Bernoulli. 57

fait donc dans ce dernier cas quatre fois plus d'effet & furmonte Quatre fois plus d'obfcacles ; la force eft aonc qua- druple de la première.

Cette preuve de M. Leibnitz fut fortifiée par M. Bernoulli d'un grand nombre d'autres. Il démontra qu'un corps qui ferme ou bande un reffort avec une certaine vîterle , peut avec une vîteiTe double fermer tout à la fois, ou fuccefïïvement , quatre refîbrts fem- blables au premier , neuf avec une vite fie triple , &c. Il n'oublia pas d'in- fifler fur une vérité très - importante , découverte par M. Huyghens, l'avoir g i dans le choc des corps élaftiques la fomme des forces vives, c'eït-à- dire , des produits des maries par les quarrés des viteiies, demeure toujours la même; ce qu'on ne peut pas dire de la fomme des produits des malfes par les vîteifes. Les partiians des forces vives ont fou- vent fait valoir ce théorème en faveur de feur opinion , fur-tout depuis qu'on l'a rendu beaucoup plus général , & d'un uiàge prefque univerfel dans les problèmes méchanicue. Nous n'en- trerons point ici dans le détail des dnTé- rens écrits que la queilion des forces

C y

58 Eloge

vives a produit. Il iemble qu'aujottr* d'hui les Géomètres conviennent aviez unanimement que c'efl une pure ques- tion de nom : & comment n'en feroit-ce pas une , puifque les deux partis font d'ailleurs entièrement d'accord fur les principes fondamentaux de l'équilibre & du mouvement? Dans le mouvement d'un corps , nous ne voyons clairement que deux chofes y l'efpace parcouru & le tems employé à le parcourir. Le mot de fora ne nous repréfente qu'un être vague , dont nous n'avons point d'idée nette , dont l'exiftence même n'eft pas trop bien constatée , qu'on ne peut connoitre tout au plus que par fes effets. Tous les Géomètres conviennent entr'eux fur la mefure de ces effets, 6c cela doit leur fuirTre. Nous en faurons davantage , quand il plaira à l'Etre fuprême de nous dévoiler plus claire- ment l'efîence des corps , & fur-tout la manière d'analy fer par le calcul leurs propriétés métaphysiques , peut - être aufïi incomparables entr'elles que nos propres fenfations.

M.Eernoullife vengea de l'infortune littéraire qu'il a voit eue en 1724, en remportant plufieurs années de fuite le

de M. BernoatlL y^

prix de l'Académie Royale des Sciences. Sa pièce de 1730 , fur la manière d'ex- pliquer par les tourbillons la forme &c les propriétés des orbites des planètes, eft remarquable par les efforts qu'il fait pour défendre un fyfteme que Newton croyoit avoir anéanti. La profonde Géométrie qui règne dans cet ouvrage, la fupériorité de l'Auteur fur fes con- clure ns , & peut-être la prédilection naturelle à des François pour l'hypo- qu'il défendoit , lui valurent le prix , malgré une erreur de caler. 1 , qui fans doute n'avoit pas échappé à la pé- nétration de fes juges.

En 1734 parut PeiTai de M. Bernoulli fur la Phyfiqut cé/efic. Il tâchoit d'y expliquer par une hypothefe nouvelle les principaux points du fyïtéme du monde , cl fur-tout la caufe de l'incli- naifon des orbites des planètes , que l'Académie avoit propofee. Si on re- marque dans cet ouvrage un grand nombre de choies que la laine Pkyiique refiiferoit peut-être d'adopter, on doit d'un autre côté y admirer î'^dreâe avec laquelle l'Auteur fait valoir en fa faveur tout ce que les reffources d'un inventif peuvent fournir de féduiiant

C v

éo Eloge

ou de plauhble ; 6c le iufFrage de l'Aca- démie , fans répondre du iuccès de ce travail , en a du moins été la récom- penfe. De plus , la queïlion qu'il falloit refondre étoit du nombre de celles qui n'admettent aucune explication dans le fyftême Nev/tonien; M. Bernoulli, qui d'ailleurs n'étoit pas trop favorable à ce fyfiême , & qui ne trouvoit point dans celui de Defcartes une explication fatisfaifante de ce qu'il cherchoit, fut obligé d'en imaginer une autre ; &C quelle e(î l'hypothefe qui fatisfait à tout ?

Voilà les principaux ouvrages d'un homme dont les Mathématiques con- :-ront à jamais le nom. Un écrit beaucoup plus long que celui-ci n'eût pas fuir) pour les indiquer tous; &ceux que nous avons omis feroient encore honneur aux plus grands Géomètres.

Eafie étoit fa patrie ; il efl jufte de faire honneur à cette République d'un citoyen qu'elle a toujours diftingué > puiïque tant de perfonnages célèbres ont fait après leur mort la gloire de leur nation 5 qui les avok oubliés pendant leur vie. - îl étoit depuis iong-terns le premier

de M. Bernoulli. 61

des AfTociés étrangers de l'Académie Royale des Sciences de Paris ; fans doute les Croula/., les Y/olf, les Sloane, les Poleni , &c. dont les noms remplif- foient alors cette liile, fe voyoient avec compkifânce à cote d'un homme que les Euler , les Bradley , les Daniel Bernoulli euffent été flattés de voir à leur tête. Si la mort de M. Bernoulli a biffé un grand vuide , l'Académie n'a eu que l'embarras du choix pour le remplir.

Quoique fes fuccès dans les Mathé- matiques euffent été fort précoces , &c fuiTent l'effet d'un talent qui a voit reconnoître de bonne heur.? fon objet &: le laifir , cette étude néanmoins n'étoit p?s la première à laquelle il s'étoit livré. Son ame avide de connoif- fances s'étoit , pour ainfi dire , jettée d'abord fur le premier aliment qu'on lui avoit préfenté. Les charmes des Belles- Lettres , qui s'offrirent à lui dès l'entrée de fa carrière , le dédommagèrent des avantages qu'il auroit pu trouver dans le Commerce pour lequel il n 'avoit aucun goût , quoiqu'il y eût été defïiné par un père , oui pour avoir un lils rare 7 n'en reifembloit pas moins à tous

6.1 Eloge

les pères. ïl parla de-là à l'étude de la Médecine; &: ce fut elle fans doute qui le conduifit inlenfiblement au point la nature l'appelloit , à cette Géométrie fublime , fi neceffairé pour entrevoir le méchaniime admirable du corps humain, & fi inliimTante néanmoins pour en démêler tous les reiibrts. M. Bernoulli aufli incapable d'en impoier à lui-même qu'aux autres , &c fait pour appercevoir prefque au premier coup d'oeil les li- mites preferites à nos connoiilances , vit bientôt que l'ufage de la Géométrie dans cette matière dégénéroit trop fa- cilement en abus ; malgré le fuccès de la Diiîertaîion Phyfico - mathématique qu'il avoit publiée fur le mouvement des mufcles, & dont nous avons parlé, il crut devoir dans la fuite réferver la Géométrie pour de objets moins utiles peut -être , mais plus faîisfaifans du moins par les lumières qu'elle peut y répandre.

Cependant il n'étoit pas tellement borné aux Mathématiques , qu'il perdît entièrement d? vue tout le relie. Il fai- foit quelquefois pour fe délaiTer, des vers latins , peut-être auffi mal qif un homme à Pékin feroit des vers fran-

de M. Bernoulli. 63

çois ; mais allez bien cependant pour pouvoir tenir un rang honorable parmi la foule des modernes qui ont mieux aimé parler une langue morte que la leur. On nous permettra de faire à cette occafion une remarque finguliere; c'eft que les langues grecque & latine , tant qu'on les a parlées , n'ayent eu qu'un très-petit nombre d'excellcns Poètes , comme toutes les langues vivantes , & qu'au contraire, depuis la renaiffan ce des Lettres , nous nous fïations d'avoir tant d'Horaces 6c de Virgiles. La fblution de ce paradoxe ne fera pas fort difficile à trouver, fi onfe demande à foi-méme, pourquoi plufieurs corps célèbres qui ont produit une nuée de \ ei \ .. iteurs latins \ n'ont pas un feul Poète françois qu'on punie lire. Nous ne croyons donc pas devoir nous arrêter beaucoup far les Vers latins de M. Bernoulli. 11 faifoit mieux ou plus mal encore; car dans (a. jeun elle , à l'âge de dix -huit ans, il avoit foute nu une Thèfe en Vers grecs, fur cette queïtion , que le Prince èft pour les ft] us; matière du moins aufh inté- relicinte qu'aucune de celles cm'ila trai- tées depuis : mais qu'un Philoibphe pouvoit le diipenfer de traiter en Vers,

64 Eloge

6c un Républicain de traiter en Grec.

Il eil rare que les hommes célèbres ayent des enfans qui leur refTemblent. Le nôtre en a eu phifieurs d'un mérite difnngué; Nicolas Bernoulli, mort fort jeune à Petersbourg , le Czar l'avoit appelle , & 011 il étoit déjà l'un des prin- cipaux ornemens de l'Académie naif- fante ; Jean Bernoulli , aujourd'hui Pro- feffeur à Baile , qui a remporté plu- fieurs prix de l'Académie Royale des Sciences de Paris , & qui auroit été grand Mathématicien , s'il n'eût mieux aimé être Orateur ; enfin , Daniel Ber- noulli l'aîné & le plus illuftre de tous , qui foutient par fes ouvrages le nom de fon père. Ses talens iublimes & connus depuis long-terns brillent fur-tout dans fon Hydrodynamique, il a le premier appliqué au mouvement des fluides le principe de la confervation des forces vives , &c déterminé les lois de ce mou- vement par des méthodes fûres & non arbitraires. Il a partagé avec fon père le prix de l'Académie en 1734, & s'eit. montré digne de lui en l'égalant; depuis plufieurs années ce prix eft pour M. Daniel Bernoulli une efpece de revenu ; fortune la plus fiatteufe; qu'un Sayaji|

de M. Bernoulli. 65

puiffe retirer de fon travail, puifqiril ne la doit qu'à lui feul.

Meilleurs de Maupertuis & Clairaut, célèbres Géomètres François , ont fait l'un &: l'autre le voyage de Balle pour profiter des lumières de M. Bernoulli ; femblables à ces anciens Grecs qui alloient chercher les Sciences en Egyp- te , & revenoient enfuite les répandre dans leur patrie avec leurs propres ri- cheiies. Enfin c'elt. à M. Bernoulli, qu'on doit M. Euler , dont le nom re- tentit aujourd'hui dans toute l'Europe te titre; la recormohTance de Géomètre pour fon illuftre e égale la profondeur fk la faga- cité qu'on admire dans les Ouvrages.

On a publié en 1743 (/) à Laufanne , le recueil de tous les écrits de M. Ber- noulli: ce recueil précieux , fait avec un foin &: une intelligence qui méritent la reconnoifiance de tous les Géomètres , eft à l'un des plus célèbres difciples de l'Auteur , feu M. Cramer Profeileur

(/) Nous difons 1743, quoique le titre porte 1742 , parce qu'il efl certain que le recueil n'a paru qu'en 1 -43 ; la Lettre de M. Bernoulli au Libraire , qu'on voit à la tète du premier volume, eft datée du 9 Janvier de cette dernière année, & la Pié&ÇÇ du l'EditcUï «il du i Mars Suivant,

66 Eloçe

de Mathématiques à Genève , que l'é- tendue de fes connohTances dans la Géo- métrie , dans la Phyfique <k dans les Belles-Lettres rendoit digne de toutes les Sociétés favantes , &: dont l'efprit philosophique &c les qualités perfon- nelles relevoient encore les talens.

De toutes les Académies qui avoient l'avantage de compter M. Bernoulli parmi leurs membres , aucune ne lui a rendu des honneurs plus marqués que l'Académie Royale clés Sciences de Prufie. Cette Compagnie chargea {on Secrétaire de lui faire un éloge public , quoique ce ne foit point l'ufage de pro- noncer celui des Académiciens étran- gers. Elle n'a pas craint qu'un tel exem- ple l'engageât à accorder fouvent de pareilles . diftinctions ; la mémoire d'un ii grand homme méritoit cet hommage de îa part d'un Corps il comptoit des amis &c des élevés illuflres. Le recueil des œuvres de M. Bernoulli erl dédié au Monarque , protecteur de cette Acadé- mie célèbre ; . & û elles méritoient de paroître fous les aufpiçes d'un Prince Philofophe , ofons dire à la gloire des Lettres, &c plus encore à celle du Prin- ce , qu'il étoit digne de voir {on nom à la tête de cet immortel Ouvrage.

fes^fes

ÉLOGE

D E M.

L'ABBÉ TERRASSON,

Mort au mois de Septembre ij5o.

LE S ouvrages d'un grand génie , ou d'un Savant illuftre , fixent affefc par eux-mêmes le jugement qu'on doit porter de les talens : mais le fpedtacîe de fa conduite , de fes mœurs , de les foiblcffes même , cil une école de Phi- lofophie : fur-tout , quelle infini a ion ne peut-on pas en retirer, lorfque par fon caractère & fa façon de penfer , il a mérité de fervir de modèle à ceux qui courent la même carrière ?

Tel fut M. l'AhhéTerrafïbn. Iloccu- poit fans doute une place àiftinguée dans la Littérature , mais ce fut la moin- dre partie de fa gloire : ce qui le carac- tériiè , c'eit. d'avoir été à la tête des Phi-

6 S Eloge

■hes pratiques de ion fiecle : l'éloge efi d'autant plus grand , qu'il eit plus rare aujourd'hui de le mériter.

On l'a dit il y a long-tems ; la gloire & l'intérêt , quelquefois tous deux en- femble 9 quelquefois l'un aux dépens de l'autre , font les deux grands refforts qui font mouvoir les hommes , & les Gens de Lettres ne font pas exempts de payer le tribut à l'humanité. Quoique leurs travaux mènent rarement à la for- tune , pîufieurs d'entre eux ne laiffent pas de s'y méprendre ? &c de s'engager dans une carrière fi noble , par un motif qui ne l'eu. pas. Quelques-uns femblent avoir renoncé à l'intérêt ; facrifice mé- diocre , lorfqu'ils n'ont aucun defir à fatisfaire : mais ils ii^en. font ordinaire- ment que plus vifs fur cet amour de la réputation , qui félon l'expreflion de Tacite , efh la dernière paffion des Sages. En vain fe repréfentent-ils que le nom- bre des bons Juges eft petit , il leur fuffit de penfer que le nombre des Juges efl grand ; & par une contradiction , dont ils ont peine à fe rendre raifon, ils font avides de la réunion de ces fuffrages , dont chacun en particulier , fi on n'en excepte quelques-uns ? ne les fiatteroit

de M. VAbbe Terrafcn. 69 nullement. Heureux quand ils ne tra- vaillent pas à fe les procurer par les manœuvres &c par l'intrigue !

M. l'Abbé Terraffon étoit bien éloi- gné de cette manière de pen'fer: il ne tut fujet, ni à cet amour-propre fi déli- cat qui fait quelquefois le fupplice des Savans, ni à cette baffe jaloufie qui les dégrade : il ne reçardoit fes Ouvrages que comme des enfans de fon loifir qu'il abandonnoit à la cenfure publique ; content de l'approbation de quelques amis éclairés , il étoit fort tranquille fur le jugement des autres. On lui deman- de it un jour ce qu'il penfoit d'une ha- rangue qu'il devoit prononcer : Elle eji bonne, répondit-il, je dis très - bonne ; tout le monde rien penjèra peut-être pas comme moi ; mais cela ne m inquiète guère.

L'envie de s'enrichir ne le tourmen- toit pas plus que celle de faire du bruit; la fortune vint à lui fans qu'il la cher- chât, elle le quitta fans qu'il longeât à la retenir , & il fe retrouva dans un état médiocre , avec cette même Phi'ofo- phie qui ne l'avoit jamais abandonné. Cependant , quoiqu'il eût confervé au milieu des richeilés la fimplicité de mœurs qu'elles ont coutume d'ôter y il

70 Ejfai

n'étoit pas fans défiance de lui-même : Je réponds dz moi , difoit-il , jufquà un million : ceux qui le connoiiîbient au- roient bien répondu de lui par de-là.

Il regrettoit le tems les Gens de Lettres moins répandus & moins dif- traits , vîvoient davantage entre eux. Comme ils avoient moins d'intérêt de de fe nuire , ils étoient plus unis , &c par conféquent plus refpettés ; leur fociété n'avoit peut-être pas les mêmes agré- mens qui la font rechercher aujour- d'hui; mais la politeffe ne fe perfec- tionne que trop fou vent aux dépens des mœurs ; la charlatanerie , qu'on me per- mette ce terme , fi commune & fi har- die maintenant , l'étoit alors beaucoup moins, parce qu'elle étoit moins sûre de réuiïir ; ce n'eft pas que le commerce du monde ne foit nécefîaire aux Gens de Lettres, fur- tout à ceux qui travail- lent pour plaire à leur fiecle ou pour le peindre ; mais ce commerce , devenu général & fans choix , eït aujourd'hui pour eux , ce que la découverte du nou- veau monde a été pour l'Europe ; il eu fort douteux qu'il leur ait fait autant de bien que de mal.

Nullement empreffé défaire fa cour,

de M. VAbbc Terraffbn, 71

M. l'Abbé Terraffon trouvoit plus aifé de ne point vivre avec la plupart des grands , que d'être avec eux à fa place, fans ie dégrader , & fans le compro- mettre. Il iliyoit fur-tout ceux dont l'orgueil perce à travers leur accueil même/ Mais il eftimoit beaucoup les grands d'une fociété fimple & aimable , qui cultivent fans prétention les Scien- ces cV les beaux Arts , qui les aiment fans vanité , cv qui, s'il err. permis de parler le jargon du tems, ne font point fervir leur naiiTance ck leurs titres de e-ganû à leur cfynt. A uni étoit-il bien éloigné de confon- dre les amateurs véritablement éclairés, avec ceux qui en ufurpent le nom , ordinairement occupés du foin de ra- baiiTef les grands talens pour élever les médiocres, parce qu'ils ignorent que le mérite éminent honore les protecteurs, & que le mérite médiocre avilit les iiens. On n'aura pas de peine à croire qu'il n'étoit guère plus favorable a ces Sociétés particulières , fi fort à la mode aujourd'hui, qui s'érigent en arbitres des Auteurs. On avoir beau lui repréfenter que par le moyen de ces Sociétés , Pef- prit fe répand 6c fe communique de

71 Eloge

proche en procKé. Il répondoîtpar une comparaifon plus énergique que recher- chée , que l'efprit d'une nation refTem- bie à ces feuilles d'or qui deviennent plus minces à médire qu'elles s'étendent, &C qu'il perd ordinairement en profon- deur ce qu'il gagne en fuperrlcie. il crai- gnoit fur-tout aue ces Justes {ans droit & lans titre , faits pour prendre le ton des Gens de Lettres , ne prétendirent un jour de leur donner , & ne cherchaf- fent à fe rendre par cette ufurpation le fléau des bons livres , & l'afyle du mau- vais goût. Selon lui , il ne falloit point attribuera d'autres caufes ce jargon qui fe répand infenfiblement dans les ou- vrages modernes , & qui devenant de jour en jour plus étrange , femble nous annoncer la décadence prochaine des Lettres ; car le faux bel efprit tient de plus près qu'on ne croit à la barbarie.

Un homme qui penfoit comme M. l'Abbé Terraiïbn ne devoit guère folli- citer de grâces , même purement litté- raires. Il eût fallu lui apprendre jufque aux noms de ceux qui les diflribuoient; fon mérite feul avoit brigué pour lui celles qu'on lui avoit accordées.

On ne doit pas trouver furprenant

qu'il

de M. VAbbc TerraJJbn. 73

qu'il ait eu pour les autres Pin différence qu'il avoit pour lui-même. Le fpeclacîe fi varié des pariions qui agitent les hom- mes 9 amufement ordinaire de la plu- part des Sages , n'étoit pas même urt îpeclacle pour lui. Plus Philofophe que Démocrite , il fe contentoit de voir le ridicule de fes contemporains , l claignoit pas en rire : on eût dit qif \ contemploit de la planète de Saturne cette terre que nous habitons ; il efl vrai que les hommes ne font qu'un point pour qui les voit de -là ; mais ne s'y place pas qui veut.

Sur-tout, ce qui i'occupoitle moins, c'étaient les démêlés des Princes , 6c les affaires d'Etat , dont les Philofophes ne parlent guère que pour médire de ceux qui gouvernent , quelquefois mal-à-pro- pos , 6c toujours inutilement. Il avoit coutume de dire avec Malherbe , ( ^) qu'il ne faut point fe mêler du gou- vernail dans un vaifleau l'on n'efl que paffager. Ce parti eft aflurément le meilleur dans une Monarchie bien gouvernée , 6c le plus fur au moins dans quelque Monarchie que ce puifie être.

(#) Voyez les Mémoires pour la vie de Malherbe parRacan, n. XXXII,

Tome IL I>

74 t Eloge ^

L'ignorance il étoit fur la plupart des chofes de la vie , lui donnoit cette naïveté , qui efî. un agrément quand elle n'eft pas un ridicule , qui du moins annonce ordinairement la vertu , & dont par cette raiïbn le vice emprunte quelquefois le mafque. Comme elle le faifoit paroître fimple aux yeux de bien des gens , elle a fait dire qu'il n' étoit homme d'efprit que de profil : on pour- ront dire avec moins de fmerTe & plus de vérité , qu'il avoit un vifage pour le peuple , & un autre pour les Philo- sophes.

Sans être extrêmement zélé pour aucun fyftême ni phyfique ni métaphy- iique ? le Cartéfianifme étoit celui qu'il fembloit avoir adopté. C'étoit , pour ainfi dire , un pli qu'il avoit pris de jeu- neffe ; mais il ne trouvoit point mauvais qu'on en eût pris un autre. Cependant- cette fe&e ? qui n'efl pas aujourd'hui trop nombreufe , efl volontiers into- lérante comme bien des fecles oppri- mées ou négligées : peu s'en faut qu'elle ne décrie les adverfaires ? comme de mauvais citoyens infenfibles à la gloire de leur Nation. Les partifans de Def- cartes feroient peut-être bien étonnés >

de M. l'Abbê Terrafon. 75

fi ce grand homme revenoit au monde , de trouver en lui le plus redoutable ennemi du Cartéfianifme.

Enfin , ce qui met le comble à l'Eloge de M. l'Abbé TemuTon , fa Philofophie étoit fans bruit , parce qu'elle étoit fans effort; peut-être en avoit-il eu moins de mérite à l'acquérir : mais les vertus qu'on loue le plus , font fouvent celles qui coûtent le moins. D'ailleurs , quel- que ridicules que foient les préjugés % leur empire eu fi puilTant , que ceux: même qui lui réfiftent , s'applaudirent de leur courage ; pour lui , fans fe pré- valoir d'un avantage f\ rare , il en jouif- foit paifiblement ; il n'avoit pas befoia d'avertir les autres qu'il n'étoit ni com- plaifant de perfonne , ni efclave de fort amour-propre ; tout le monde le voyoit allez , &c il aimoit mieux renfermer fa Philofophie dans fa conduite , que de la borner à fes difcours.

Il me refte à dire un mot de (es Ou- vrages. Le premier fut fa Diilertation contre l'Iliade. Elle parut en 1715, dans le fort de la difpute fur Homère y difpute auffi peuutile que prefque toutes les autres , qui n'a rien appris au -genre humain, finon que Madame Dacier.

Di]

7 6 Eloge

avoit encore moins de Logique que M. de la Mette ne favoit de Grec. Les coups que l'on porîoit alors au Prince des Poètes ? lui rirent peut-être moins de tort que la manière dont ils étoient repoiuTés. Attaqué par des gens d'efprit &c par des Philofopnes , il n?avoit guère dans fon parti que des gens de goût oui fe taiibient , ou de pefans érudits qui am'oient admiré la Pucelle , u* Chapelain l'avoit écrits il y a trois mille ans, D'un autre côté les adverfaires d'Homère , trop peu feniibles aux beautés de détail dont l'Iliade efr. remplie , Ô£ qui font peut-être la partie la plus enentielle d'un Poëme Epique ? s'attachoient trop à juger un Ouvrage de génie fur des règles d'où l'arbitraire n'eft pas tout-à- fait exclu , & fur des ufages qu'ils rap- portaient trop à notre goût.

A l'égard de la querelle fur les An- ciens & les Modernes , qui faifoit auffi partie de cette difpute , je ne prétends point la renouveller ici , encore moins la terminer : j'obferverai feulement que fi les Grecs &: les Romains nous font fupérieurs à certains égards , &C infé- rieurs à d'autres ? c'eft peut-être moins à la différence de génie qu'il faut l'attri*

de M. VAbbl Termffon. 77

buer, qu'à celle des circonilances , du gouvernement, des motifs d'émulation; 6c fur-tout à l'avantage qu'ils ont eu de parcourir avant nous certaines routes , & à celui que nous avons d'en trouver d'autres tout ouvertes qu'ils n'avoient fait qu'entrevoir

Quoi qu'il en foit , l'Ouvrage de M. l'Abbé Terraflbn eut un fucccs dont l'Auteur fut digne par fa modération y & fur-tout par le mérite qu'il eut d'a- voir porté dans les Belles-Lettres cet efprit de lumière ôc de Philofophie , ii utile dans les matières même de goût , quand il remonte à leurs vrais princi- pes. Le feul cas il foit dangereux , c'en1 lorfqu'égaré par une fauffe Méta- pliyfique , ii analyfe froidement ce qui doit être fenti.

Madame Dacier qui ne pouvoit pas reprocher à M. l'Abbé Terrafîbn d'igno- rer le Grec , ne jugea pas à propos de s'engager dans une réplique. M. Dacier s'en chargea , &: aceufa entre autres chofes fon adverfaire d'avoir fait dans fon Ouvrage l'apologie de la morale du Théâtre Lyrique , imputation aufïï injufle que déplacée. M. l'Abbé Ter- ranon daigna cependant v répondre ,

D lij

78 * Eloge

& il faut avouer que c'eft. îa partie de

fa DiiTertation la plus inutile.

L'Ouvrage qui fuivit , fut d'un goût bien différent. C'étoit des Réflexions fur le fameux fyflême qui a ruiné parmi nous tant de familles , pour en enrichir tant d'autres. M. l'Abbé TerrafTon eut le courage d'en prendre la défenfe r parce que l'ayant envifagé d'un œil philofophique , il le jugeoit utile , 3>c qu'il en féparoit le principe d'avec ce quin'étoit qu'acceifoire. A îa veille du défaire public & de la chute des for- tunes qu'il ne pouvoit prévoir , il juf- iiria , pour ainfi dire, d'avance ce qu'on alloit accufer bientôt d'être îa caufe de tant de malheurs ; &t aujourd'hui que les efpriîs ne font plus échauffés fur cette matière par un intérêt préfènt 6c perfonnel , l'opinion qu'il défendoit ne manqueroit peut-être pas de partifans éclairés. Au refle ce fut à cet Ouvrage qu'il dut l'opulence paffagere dont nous avons parlé , ck par bonheur pour lui elle ne fut que pafiagere : car quoiqu'il ne l'eût pas eue pour objet en écrivant^ on auroit pu la lui reprocher , fi le peu de durée de fa fortune n'avoit répondu de la droiture de fes motifs. Ce n'eftpas

de M, VAbbl Tcrrajjbn. 79 que pour être ruiné, on en {bit toujours plus honnête homme : mais le Philofo- phe dont nous parlons , ruiné par le fyf- tême qu'il avoit défendu , prouvoit au moins qu'il l'avoit défendu de bonne foi.

Il fembloit que M. l'Abbé TerrafTon fut deftiné à s'exercer fur les genres les plus oppofés. En 173 1 il publia le Ro- man de Sethos. Cet Ouvrage , quoique bien écrit , Se ellimable par beaucoup d'endroits , ne fit cependant qu'une for- tune médiocre. Le mélange de Phyiîque & d'érudition que l'Auteur y avoit ré- pandu , 6c par lequel il avoit cru inf- truire & plaire , ne fut point du goût d'une Nation qui facriiic tout à l'agré- ment, & que M. l'Abbé TerrarTon avoit inoins étudié en homme du monde qu'en Philofophe. Mais il le Roman de Sethos eft. inférieur de ce côté-là au Té- lémaque fon modèle , il n'y a rien aufïï dans le Télémaque qui approche d'un grand nombre de caractères , de traits de morale , de réflexions fines , & de difeours quelquefois fublimes , qu'on trouve dans Sethos. Je n'en apporterai pour exemple que le feul portrait de la Ileine d'Egypte en forme d'oraifon fa-

D iv

80 Eloge

nebre (* ) , portrait que Tacite eût ad- miré , & dont Platon eût confeillé la leclure à tous les Rois. -

Le dernier de fes Ouvrages efl fa tra- duclion de Diodore de Sicile. Quoiqu'il n'épargne pas les éloges à fon Auteur dans la Préface, on prétend qu'il n'entre- prit cette traduction que pour prouver combien les admirateurs àes Anciens font aveugles. Ce n'efl: pourtant pas plai- der de trop bonne foi la caufe des Mo- dernes , que de croire leur afïlirer la fu- périorité en les oppofant à Diodore de Sicile ., Hillorien crédule , Ecrivain du fécond ordre , &: que d'ailleurs une traduction peut encore défigurer. C'eft Homère qu'il faut comparer à Milton , DemofThene à BofTuet , Tacite à Gui- chardin ou peut-être à perfonne , Séne- que à Montagne, Archimede à Newton , Arifïote à Defcartes , Platon oc Lucrèce au Chancelier Bacon ; &c pour lors le procès des Anciens & des Modernes ne fera plus û facile à juger.

M. l'Abbé TerrafTon étoit entré de bonne heure à l'Académie des Sciences pour en devenir un jour le Secrétaire.

( * ) Voyez le premier volume , page 6z. & beaucoup d'autres endroits.

de M. VAbhi Terraftrt. gi L'étendue de fes cennoiffances , & le talent qu'il avoit pouf écrire , donnoient tout lieu de croire qu'il rempliroit avec honneur cette place importante. Mais lorfque M. de Fontenelle fortit d'une, carrière qu'il étoit encore en état de pourfuivre après l'avoir parcourue du- rant quarante ans avec la plus grande réputation , ce fucceffeur qu'il s'étoit delliné depuis long-tems , n'avoit plus aiiez de forces pour le remplacer.

Un Philofophe tel que nous venons de le dépeindre , favoit trop bien fe fuffire à lui-même , pour ne pas diiparoître de deffus la icene , quand la vieillerie &c les infirmités commencèrent à l'y rendre inutile. Il fe renferma donc abfolument chez lui , & ne fe montroit tout au plus que dans des lieux publics , oii il ne pou- voit être à charge à perfonne. Il con- noiffoit trop bien fa nation pour n'avoir pas fenti de bonne heure combien elle eft ingrate envers ceux même qui ont le plus contribué à fon inflruclion ou à (es plaifirs. Il favoit que l'avantage d'être recherché avec empreffement iufqu'à la fin , efl le privilège d'un petit nombre d'hommes rares : louve nt même quoi- qu'ils méritent cet empreffement par

D v

8 2 Eloge de M. rAbbè Terrafor?: leurs qualités perfonnelles , &: par Pa~ grément de leur commerce , c'eft à la vanité qu'ils en font principalement redevables. M. l'Abbé Terrafïbn retira donc de bonne heure^z ame de laprejfe, fuivant le confeil de Montagne , & fa vieillerie fut auiîi philofophique que fa vie.

L'efpece de ftoïcifme dont il faifoit profefïion 9 ne l'empêchoit pas d'avoir des amis auxquels il étoit fort attaché ; M. le Marquis de Laffay ck M. Falconet étoient de ce "nombre ; c'en eft affez pour juger qu'il favoit les choifir , & fur-tout qu'il ne fe trompoit pas en honnêtes gens. Au refte , il regardoit l'amitié comme un fentiment trop refpe diable & trop précieux pour être prodigué ; il croyoit avec raifon qu'on avoit très-peu d'amitié, quand on avoit beau coup d'a- mis. Pleuré des fiens , M, l'Abbé Ter- rafïbn efi généralement regretté de tous ceux qui l'ont connu : on ne fauroit manquer de l'être, quand avec de l'efprit & des talens , on n'a jamais nui à l'amour propre y ni à l'avidité des autres.

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f ** X ^ X ^V?

ÉLOGE

£>£ M. PRÉSIDENT

DE MONTESQUIEU ,

•M/j <i /# rete </// cinquième Volume de £ Encyclopédie.

L'Intérêt que les bons Citoyens prennent à l'Encyclopédie. , & le grand nombre de Gens de Lettres qui lui consacrent leurs travaux , Semblent nous permettre de la regarder comme un des monumens les plus propres à être dépo- sitaires des fentimens de la patrie , 6c des hommages qu'elle doit aux hommes célèbres qui Pont honorée. Perfuadés néanmoins que M. de Montefquieu étoit en droit d'attendre d'autres Panégyriftes que nous , & que la douleur publique eût mérité des interprètes plus éloquens, aous eufïions renfermé au dedans de

D vj

84 Eloge de M. à Prijîdent

nous-mêmes nos juftés regrets &z notre refpect pour la mémoire. Mais l'aveu de ce que nous lui devons nous efl trop précieux pour en laiffer le loin à d'au- tres. Bienfaiteur de l'humanité par tes Ecrits , il a daigné l'être aufïi de cet Ouvrage ; & notre reconnoiîiance ne veut que tracer quelques lignes au pie de fa ftatue.

Charles de Secondât, Baron de la Brede Ô£ de Montefquieu , ancien Pré- fident à Mortier au Parlement de Bor- deaux , de l'Académie Françoife , de l'Académie Royale des Sciences & des Belles-Lettres de PruiTe , & de la Société Royale de Londres , naquit au Château de la Brede près de Bordeaux , le 1 8 Janvier 1689 , d'une Famille noble de Guyenne. Son trifaïeul, Jean de Secon- dât , Maître-d'hôtel d'Henri II. Roi de Navarre , &C enfuite de Jeanne , fille de ce Roi, qui époufa Antoine de Bourbon, acquit la Terre de Montefquieu d'une fomme de 10000 livres que cette Prin- ceffe lui donna par un adte authentique, en récompenfe de fa probité ck de {qs fervices. Henri III. Roi de Navarre, depuis Henri IV. Roi de France , érigea en Baronie la Terre de Montefquieu ,

de Montcfquku. Sj

en faveur de Jacob de Secondât , ûls de Jean , d'abord Gentilhomme ordinaire de la Chambre de ce Prince , & enfuite Mettre de Camp du Régiment de Châ- tillon. Jean-Gatton de Secondât , fon fécond fils , ayant époufé la fille du Pre- mier Préfident du Parlement de Bor- deaux , acquit dans cette Compagnie une Charge de Préfident à Mortier ; il eut plufieurs enfans, dontun entra dans le Service , s'y diflïngua , & le quitta de fort bonne heure : ce fut le père de Charles de Secondât , Auteur de l'Efprit des Lois. Ces détails paroîtront peut- être déplacés à la tête de l'éloge d'un Philolbphe dont le nom a fi peu befoin d'Ancêtres; mais n'envions point à leur mémoire l'éclat que ce nom répand fur elle.

Les fliccès de l'enfance , préfage quel- quefois fi trompeur, ne le furent point dans Charles de Secondât : il annonça de bonne heure ce qu'il devoit être ; fon père donna tous fes foins à cultiver ce génie aaiffant, objet de fon eipérance & de fa tendre fie. Des l'âge de vingt ans , le jeune Montefcmieu préparait déjà les matériaux de l'Efprit des Lois , par un extrait raiibnné des immenfes

86 Eloge de M. le Prèfident

volumes qui composent le Corps du Droit Civil ; ainfi autrefois Newton avoit jette dès fa première jeunefîe les fondemens des ouvrages qui l'ont rendu immortel. Cependant l'étude de la Jurif- prudence* , quoique moins aride pour M. de Montefquieu que pour la plupart de ceux qui s'y livrent , parce qu'il la cultivoit en Philofophe , ne fuffifoit pas à l'étendue èc à l'activité de fon génie ; il approfondiffoit dans le même tems des matières encore plus importantes tk plus délicates , &c les difcutoit dans le fJence avec la fagelfe , la décence & l'équité qu'il a depuis montrées dans fes Ouvrages. (#)

Un Oncle paternel , Prèfident à Mor- tier au Parlement de Bordeaux , Juge éclairé & citoyen vertueux, l'oracle de fa Compagnie & de fa Province , ayant perdu un fils unique , £c voulant confer- ver dans fon Corps l'efprit d'élévation qu'il avoit tâché d'y répandre , laiffa fes biens & fa Charge à M. de Montefquieu ; il étoit Confeilier au Parlement de Bor- deaux depuis le 24 Février 17 14 , &C

(a) Nous voulons parler ici d'un Écrit qui n'a poiat paru , & dans lequel il fe propofoit de prouver que l'idolâtrie de la plupart des Païens ne paroiffoit pas ci ériter une damnation éternelle.

de Montefquku. §7

futreçuPréfident à Mortier le 13 Juillet 17 16. Quelques années après , en 1722, pendant la minorité du Roi , fa Com- pagnie le chargea de préfenter des Re- montrances à l'occafion d'un nouvel Impôt. Placé entre le trône 6c le peu- ple , il remplit en fujet refpeclueux & en Magiftrat plein de courage l'emploi fi noble 6c il peu envié de faire parve- nir au Souverain le cri des malheureux ; & la mifere publique repréfentée avec autant d'habileté que de force , obtint la juflice qu'elle demandoit. Ce fuccès , il eft vrai ? par malheur pour l'Etat bien plus que pour lui , fut auvTi paflager que s'il eût été injurie ; à peine la voix des peuples eut-elle cefTé de fe faire enten- dre , que l'Impôt fupprimé fut remplacé par un autre; mais le Citoyen avoit fait ion devoir.

Il fut recule 3 Avril 17 16 dans l'Aca- démie de Bordeaux , qui ne faifoit que de naître. Le goût pour lamufique & pour les ouvrages de pur agrément avoit d'abord raffemblé les membres qui la formoientr M. de Montefquieu crut avec raifon que l'ardeur naiflànte & les talens de fes Confrères pourroient s'exercer avec encore plus d'avantage

88 Eloçc de M. U Prifident

fur les objets de la Phyfioue. Il étoit perfuadé que la nature , û digne d'être obfervée par-tout , trouvoit aufîi par- tout des yeux dignes de la voir ; qu'au contraire les ouvrages de goût ne fouf- frant point de médiocrité , &t la Capitale étant en ce genre le centre des lumières & des fecours , il étoit trop difficile de rallembler loin d'elle un affez grand nombre d'Ecrivains diftingués ; ilreqar- Goit les Sociétés de bel eïprit , n etran- gement multipliées dans nos Provinces, comme une efpece ou plutôt comme une ombre de luxe littéraire , qui nuit à l'opulence réelle fans même en offrir l'apparence. Heureufement M. le Duc de la Force , par un prix qu'il venoit de fonder à Bordeaux , avoit fécondé des vues û éclairées & fi juiles. On jugea qu'une expérience bien faite feroiî pré- férable à un difcours foible ou à un mauvais Poème ; Se Bordeaux eut une Académie des Sciences.

M. de Montefquieu , nullement em- prelîe de fe montrer au Public , fembloit attendre , félon l'expreffion d'un grand Génie , un dgc mûr pour écrire ; ce ne fut qu'en 17 21 , c'efl-à-dire , âgé de trente-deux ans , qu'il mit au jour les

de Monte fqùiëtl* 89

Lettres Perfanes. Le Siamois des Amufe- jnens férieux & comiques pou voit lui en avoir fourni l'idée ; mais il lurpaïla fon -modèle. La peinture des mœurs orien- tales réelles ou fuppofées , de l'orgueil &c du flegme de l'amour Afiatique , n'eft que le moindre objet de ces Lettres ; elle n'y fert, pour ainfi dire , que de pré- texte à une fatyre fine de nos mœurs , ck à, des matières importantes que l'Auteur approfondit en paroinant les effleurer. Dans cette efpece de tableau mouvant, Usbek expofe fur-tout avec autant de légèreté que d'énergie, ce qui a le plus frappé parmi nous fes yeux pénétrans ; notre habitude de traiter férieufement les choies les plus futiles , &: de tourner les plus importantes en plaifanterie ; nos conversations fi bruyantes &C û frivoles ; notre ennui dans le fein du pîaifir même ; nos pré- jugés & nos adions en contradiction continuelle avec nos lumières ; tant d'amour pour la gloire joint à tant de refpecl: pour l'idole de la faveur ; nos Courtifans fi rampans &C fi vains ; notre politeffe extérieure & notre mépris réel pour les étrangers , ou notre prédilec- tion affeclée pour eux ; la biiarrerie de

90 Eloge de M. le Prejldent

nos goûts , qui n'a rien au-defïbus d'elle que l'empreflement de toute l'Europe à les adopter; notre dédain barbare pour deux des plus refpe&ables occupations d'un citoyen , le Commerce &c la Ma- gistrature ; nos difputes littéraires fi vives Si fi inutiles ; notre fureur d'écrire avant que de penfer , de juger avant que de connaître. A cette peinture vive, mais fans fiel , il oppofe , dans l'apologue des Troglodites , le tableau d'un peuple vertueux , devenu fage par le malheur; morceau digne du portique. Ailleurs il montre la Philofophie long-tems étouf- fée , reparoifiant tout-à-coup , regagnant par fes progrès le tems qu'elle a perdu , pénétrant jufques chez les Rufies à la voix d'un Génie qui l'appelle , tandis que chez d'autres peuples de l'Europe , la fuperitition femblable à une atmof- phere épaiiTe , empêche la lumière qui les environne de toutes parts, d'arriver jufqu'à eux. Enfin , par les principes qu'il établit fur la nature des Gouver- ' nemens anciens ck modernes , il pré- iente le germe de ces idées lumineufes , qu'il a développées depuis dans fon grand Ouvrage.

Ces différens fujets privés aujour-

de Montejquieu. 91

d'hui des grâces de la nouveauté qu'ils avoient dans la naifïance des Lettres Perfanes , y conferveront toujours le mérite du caractère original qu'on a fu leur donner : mérite d'autant plus réel , qu'il vient ici du génie feul de l'Ecrivain , &C non du voile étranger dont il s'efr. couvert. Car Usbek a pris durant fou féjour en France , non-feulement une connoilTance û parfaite de nos mœurs , mais une fi forte teinture de nos maniè- res même , que fon fïyle fait fouvent oublier fon pays. Ce léger défaut de vraifemblance peut n'être pas fans def- fein &: fans adreffe : en relevant nos ridicules & nos vices , il a voulu fans doute aufîi rendre juflice à nos avanta- ges ; il a fenti toute la fadeur d'un éloge direct, ck il nous a plus finement loués en prenant fi fouvent notre ton pour médire plus agréablement de nous.

Malgré le iiiccès de cet Ouvrage, M. de Montefquieu ne s'en éroit point déclaré ouvertement l'Auteur. Peut-être croyoit-il échapper plus aiiément par ce moyen à la fatyre littéraire , qui épargne plus volontiers les écrits ano- nymes , parce que c'efr. toujours la perfonne ôc non l'ouvrage qui eil le

92 Eloge de M. le Prejldent

but de fes traits ; peut-être craignoit-il d'être attaqué fur le prétendu contrarie des Lettres Perfanes avec l'aurtérité de fa place : efpece de reproche, difoit-il, que les critiques ne manquent jamais , parce qiril ne demande aucun -effort d'efprit. Mais fon fecret étoit découvert , ck déjà le Public le montroit à l'Acadé- mie Françoife. L'événement fit voir combien le filence de M. de Montef- quieu avoit été fage. Usbek s'exprime quelquefois aflez librement, non fur le fond du Chriftianifme , mais fur des ma- tières que trop de perfonnes affeclent de confondre avec le Chriftianifme même ; fur l'efprit de perfécution dont tant de Chrétiens ont été animés ; fur les ufur- pations temporelles de la puifîance ec- cléfiaftique ; fur la multiplication .ex- cefîive des Monafteres , qui enlevé des fujets à l'Etat fans donner à Dieu des adorateurs ; fur quelques opinions qu'on a vainement tenté d'ériger en dogmes ; fur nos difputes de Religion , toujours violentes , ck fouvent funeftes. S'il pa- roît toucher ailleurs à des questions plus délicates , & qui intéreffent de plus près la Religion Chrétienne , fes réflexions appréciées avec juftice , font en effet

de Montefquieu. 93

très-favorables à la révélation , puifqu'iî fe borne à montrer combien la raifon humaine abandonnée à elle-même efl peu éclairée fur ces objets. Enfin parmi les véritables Lettres de M. de Montef- quieu , l'Imprimeur étranger en avoit inféré quelques-unes d'une autre main , <k il eût fallu du moins , avant que de condamner l'Auteur, démêler ce qui lui appartenoit en propre. Sans égard à ces confidérations , d'un côté la haine fous le nom de zèle , de l'autre le zèle fans difcernement ou fans lumières , fe fou- levèrent & fe réunirent contre les Let- tres Perfanes. Des délateurs , efpece d'homme dangereufe & lâche, que mê- me dans un Gouvernement fage on a quelquefois le malheur d'écouter , alar- mèrent par un extrait infidèle la piété du Miniftere. M. de Montefquieu, par le confeil de fes amis fou tenu de la voix pu- blique , s'étant préfenté pour la place de l'Académie Françoife , vacante par la mort de M. de Sacy , le Miniftre écrivit à cette Compagnie que S. M. ne don- neroit jamais fon agrément à l'Auteur, des Lettres Perfanes ; qu'il n'avoit point lu ce Livre , mais que des perfonnes en qui il avoit confiance lui en avoient

94 Elogç de M. k Préfidcnt fait connaître le poiibn & le danger. M. de Moiitefqiiieufentit le coup qu'une pareille aceufation pouvoit porter à fa perfonne , à fa famille , à la tranquillité de fa vie. Il n'attachoit pas affez de prix aux honneurs littéraires ? ni pour les rechercher avec avidité , ni pour affe&er de les dédaigner quand ils fe préfen- toient à lui , ni enfin pour en regarder la fimple privation comme un malheur ; mais Pexclufion perpétuelle , & fur- tout les motifs de Pexclufion lui paroif- foient une injure. Il vit le Miniflre , lui déclara que par des raifons particulières il n'avouoit point les Lettres Perfanes , mais qu'il étoit encore plus éloigné de défavouer un Ouvrage dont il croyoit n'avoir point à rougir ; & qu'il devoit être jugé d'après une le dure , & non fur une délation. Le Miniflre prit enfin le parti par il auroit commen- cer ; il lut le Livre , aima l'Auteur ? &c apprit à mieux placer fa confiance : l'A- cadémie Françoife ne fut point privée à\m de fes plus beaux omemens ; & la France eut le bonheur de conferver un Sujet que la fuperftition ou la calomnie étoient prêtes à lui faire perdre : car M. de Montefquieu ayoit déclaré au

de Montcjquuu. 95

Gouvernement, qu'après l'efpece d'ou- trage qu'on alloit lui faire , il iroit cher- cher chez les étrangers qui lui tendoient les bras , la lïireté , le repos , & peut- être les récompenles qu'il auroit dît efpérer dans fon pays. La Nation eût déploré cette perte , & la honte en lut pourtant retombée fur elle.

Feu M. le Maréchal d'Eftrées , alors Directeur de l'Académie Françoife , fe conduifit dans cette circonflance en Courtifan vertueux &C d'une ame vrai- ment élevée : il ne craignit ni d'abufer de fon crédit ni de le compromettre ; il foutint fon ami & juftifîa Socrate. Ce trait de courage fi précieux aux Lettres ," fi digne d'avoir aujourd'hui des imita- teurs , & fi honorable à la mémoire de M. le Maréchal d'Eftrées , n'auroit pas être oublié dans fon Eloge.

M. de Montefquieu fut reçu le 24 Janvier 1728 ; fon difeours eft un àes meilleurs qu'on ait prononcés dans une pareille occafion ; le mérite en eft d'au- tant plus grand , que les Récipiendai- res gênés jufqu'alors par ces formules &: ces éloges d'ufage auxquels une efpece de prefcription les afïujettit , n'avoient encore ofé franchir ce cercle

9 6 Eloge de M, le Prèfident

pour traiter d'autres fujets , ou n'avoient point penfé du moins à les y renfermer ; dans cet état même de contrainte il eut l'avantage de réunir. Entre plusieurs traits dont brille fon difeours , on re- connoîtroit l'Ecrivain qui penfe , au feul portrait du Cardinal de Richelieu , qui apprit a la France le fient de fes forces , & à, FEfpagne celui defafoibkffe, qui ôtâ à r Allemagne fes chaînes , & lui en donna de nouvelles. Il faut admirer M. de Mon- te fquieu d'avoir fu vaincre la difficulté de fon Sujet , & pardonner à ceux qui n'ont pas eu le même fuccès.

Le nouvel Académicien étoit d'autant plus digne de ce titre , qu'il avoit peu de tems auparavant renoncé à tout autre travail , pour fe livrer entière- ment à fon génie & à fon goût. Quelque importante que fût la place qu'il occu- poit, avec quelques lumières & quel- que intégrité qu'il en eût rempli les devoirs , il fentoit qu'il y avoit des objets plus dignes d'occuper fes talens ; qu'un Citoyen eir. redevable à fa Na- tion &c à Phumanité de tout le bien qu'il peut leur faire ; <5c qu'il feroit plus utile à l'une 6c à l'autre , en les éclai- rant par (es écrits , qu'il ne pouvoit

l'être

de Montefquieu. 97

l'être en difcutant quelques contefta- tions particulières dans l'obfcurité : tou- tes ces réflexions le déterminèrent à vendre fa charge ; il ceiTa d'être Magif- trat , ck ne fut plus qu'homme de Lettres.

Mais pour fe rendre utile par fes ou- vrages aux différentes Nations , il étoit nécdlaire qu'il les connut ; ce fut dans cette vue qu'il entreprit de voyager. Son but étoit d'examiner par-tout le .Phyïique &; le Moral; d'étudier les lois ce la conftitution de chaque pays ; de vifiter les Savans , les Ecrivains , les Artifles célèbres ; de chercher fur-tout ces hommes rares & fmguliers dont le commerce iuppîée quelquefois à plu- sieurs années d'observations & de fé- jour. M. de Montefquieu eût pu dire comme Démocrite : « Je n'ai rien 011- » blié pour m'infiruire ; j'ai quitté mon » pays &c parcouru l'Univers pour » mieux connoitre la vérité ; j'ai vu » tous les perfonnages illu/tres de mon » tems. » Mais il y eut cette différence entre le Démocrite François & celui d'Abdere , que le premier voyageoit pour inllruire les hommes, & le fécond pour s'en moquer.

Tome IL E

£)% Eloge de M. le Préjîdeht

II alla d'abord à Vienne , il vit fouvent le célèbre Prince Eugène ; ce Héros fi funefte à la France ( à laquelle il auroit pu être fi utile ) après avoir balancé la fortune de Louis XIV. & humilié la fierté Ottomane , vivoit fans fafle durant la paix , aimant àc culti- vant les Lettres dans une Cour elles font peu en honneur , &c donnant à fes maîtres l'exemple de les protéger. M. de Montefquieu crut entrevoir dans {es difeours quelques refres d'intérêt pour fon ancienne Patrie ; le Prince Eugène en laiPfoit voir fur-tout , autant que le peut faire un ennemi , fur les fuites funeftes de cette divifion inteftine qui trouble depuis fi long-tems l'Eglife de France : l'homme d'Etat en prévoyoit la durée ck les effets , 6c les prédit au Philofophe.

M. de Montefquieu partit de Vienne pour voir la Hongrie , contrée opulente 8c fertile , habitée par une Nation fiere Se généreufe , le fléau de fes Tyrans 6c l'appui de fes Souverains. Comme peu de perfonnes connoifTent bien ce pays, il a écrit avec foin cette partie de (es voyages. (

P'Allemagne il paffa en Italie ; il

de Montcfuieu. 99

vit à Venife le fameux Lav , à qui il ne reitoit de fa grandeur parlée que des projets heureuiement deitinés à mourir dans fa tête , & un diamant qu'il engageoit pour jouer aux jeux de hafard. Un jour la converfation rouloit fur le fameux fyftême que Law avoit Invente ; époque de tant de malheurs 6c de fortunes , fur-tout d'une dépra- vation remarquable dans nos mœurs. Comme le Parlement de Paris , déposi- taire immédiat des lois dans les tems de minorité , avoit fait éprouver au Mi- mitre Ecoflbis quelque réfiitance dans cette occalion , M. de Montefquieu lui demanda pourquoi on n'avoit pas efTayé de vaincre cette réfiitance par un moyen prefque toujours infaillible en Angle- terre , par le grand mobile des a&ions des hommes , en un mot par l'argent. Ce ne font pas , répondit Law , d'auffi grands génies que mes compatriotes , mais ils font beaucoup plus incorruptibles. Nous ajouterons, fans aucun préjugé de va- nité nationale , qu'un Corps , qui eft libre pour quelques initans feulement , doit mieux réfiiter à la corruption que celui qui eft toujours libre. Le premier en vendant fa liberté ? la perd : le fecoa4

E ij

îOO Eloge de M. le Prêfident ne fait , pour ainfi dire , que la prêter , & l'exerce même en l'engageant; ainfi les circonflances & la nature du Gou- vernement font les vices 6c les vertus des Nations.

Un autre perfonnage non moins fameux , que M. de Montefquieu vit encore plus fouvent à Vernie ? fut le Comte de Bonneval. Cet homme fi connu par fes aventures , qui n'étoient pas encore à leur terme , & flatté de converfer avec un Juge digne de l'en- tendre , lui faifoit avec plaifîr le détail fingulier de fa vie , le récit des actions militaires il s'étoit trouvé , le por-r trait des Généraux & des Minières qu'il avoit connus. M. de Montefquieu fe rappelloit fouvent ces converfaîions , &c en racontoit difrerens traits à fes amis. Il alla de Venife à Rome : dans cette ancienne Capitale du monde , qui l'efl: encore à certains égards , il s'appliqua fur-tout à examiner ce qui la diilingue aujourd'hui le plus , les ouvrages des Raphaëls , des Titiens &: des Michel- Ange : il navoit point fait une étude particulière des beaux Arts ; mais Pex- prefïion dont brillent les chefs-d'œuvre en ce genre , faifit infailliblement tout

de Montefquieu. roi

homme de génie : accoutumé à étudier la nature 9 il la reconnoît quand elle eft imitée , comme un portrait rëflemblant frappe tous ceux à qui l'original eli familier : malheur aux productions de l'Art dont toute la beauté n'eit. que pour les Artiftes.

Après avoir parcouru l'Italie , M. de Montefquieu vint en SuirTe ; il examina foigneulement les vait.es pays arrofés par le Rhin ; & il ne lui relia plus rien à voir en Allemagne ; car Frédéric ne régnoit pas encore. Il s'arrêta enfuite quelque tems dans les Provinces-Unies, monument admirable de ce que peut JSnduftrïe humaine animée par l'amour de la liberté. Enfin il fe rendit en Angle- terre où il demeura deux ans. Digne de voir &c d'entretenir les plus grands hommes, il n'eut à regretter que de n'a- voir pas fait plutôt ce voyage : Locke &: Newton étoient morts. Mais il eut fouvent l'honneur de faire fa cour à leur protectrice , la célèbre Reine d'An- gleterre , qui cultivoit la Philofophie iur le Trône , 6c qui goûta 5 comme elle le devoit, M. de Montefquieu. Il ne fut pas moins accueilli par la Nation , qui n'avoit pas befoin fur cela de pren-

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101 Eloge de M. le Prêfzdent dre le ton de fes Maîtres. Il forma k Londres des liaifons intimes avec des hommes exercés à méditer , &: à fe pré- parer aux grandes chofes par des études profondes ; il s'initruifit avec eux de la nature du Gouvernement , & parvint à la bien connoître. Nous parlons ici d'après le témoignage public que lui ont rendu les Anglois eux-mêmes, fi jaloux de nos avantages , 6c û peu difpofés à reconnoître en nous aucune fupérionté.

Comme il n'avoit rien examiné ni avec la prévention d'un enthcufiarte , ni avec l'auflérité d'un cynique , il n'avoit remporté de ies voyages ni un dédain outrageant pour les étrangers , ni un mépris encore plus déplacé pour fon propre pays. Il réiultoit de fes ob- fervaîions , que l'Allemagne étoit faite pour y voyager , l'Italie pour y fejour- ner , l'Angleterre pour y penfer , 6c la France pour y vivre.

De retour enfin dans fa Patrie , M. de Montefquieu fe retira pendant deux ans à fa terre de la Brede : il y jouit en paix de cette folitude que le fpe£tacle 6c le tumulte du monde fert à rendre plus agréable ; il vécut avec lui-même , après en être forti fi long-tems -, 6c ce qui nous

de Monufqiâcik \Cl

intéreffe le plus , il mit ia dernière main à Ton ouvrage fur les caufis de la grandeur & de la décadence des Romains , qui parut en 1734.

Les Empires , ainfi que les hommes ? doivent croître , dépérir, & s'éteindre : mais cette révolution néceffaire a fou- vent des caufes cachées que la nuit des tems nous dérobe , &: que le myilere ouleurpetitefie apparente a même quel- quefois voilées aux yeux des contempo- rains ; rien ne reifemblc plus fur ce point à THiftoire moderne que l'Hiftoire an- cienne. Celle des Romains mérite néan- moins à cet égard quelque exception ; elle préfente une politique raifonnée 7 un fyilême fuivi d'agrandifTement , qui ne permet pas d'attribuer la fortune de ce peuple à des refibrts obfcurs & fubal- ternes. Les caufes de la grandeur Ro- maine fe trouvent donc dans l'Hifloire , &: c'eft au Philo fophe à les y d vrir. D'ailleurs il n'en eft pas des fyflêmes dans cette étude comme dans celle de la Phyiique ; ceux-ci font pref- 'que toujours précipités , parce qu'une obfervation nouvelle & imprévue peut les renverfer en un infîant; au contraire quand on recueille avec foin les faits

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1 04 Eloge de M. le Prifidcnt que nous tranfmet l'Hiftoire ancienne d'un pays , fi on ne raffemble pas tou- jours tous les matériaux qu'on peut de- firer , on ne fauroit du moins efpérer d'en avoir un jour davantage. L'étude réfléchie de l'Hiftoire , étude fi impor- tante &C û difficile * confifle à combiner de la manière la plus parfaite ces maté- riaux défe clueux : tel ferait le mérite d'un Architecte , qui fur des ruines iàvantes tracerait de la manière la plus vraifemblable le plan d'un édifice an- tique , en fuppléant par le génie dz par d'heureufes conje&ures à dts refles informes & tronqués.

C'eft fous ce point de vue qu'il faut envifager l'ouvrage de M. de Montef- quieu. Il trouve les caufes de la gran- deur des Romains dans l'amour de la liberté, du travail & de la patrie , qu'on leur infpiroit dès l'enfance ; dans la vé- rité de la difcipline militaire ; dans ces difîentions inteftines qui donnoient du l'effort aux efprits , & qui ceiToient tout- à-coup à la vue de l'ennemi ; dans cette confiance après le malheur , qui ne dé- fefpéroit jamais de la République ; dans le principe ou ils furent toujours de ne faire jamais la paix qu'après des

di Montefquieu. ïôj

vl&oires ; dans l'honneur du triomphe , fujet d'émulation pour les Généraux; dans la protection qu'ils accordoient aux peuples révoltés contre leurs Rois ; dans l'excellente politique de laiiTer aux vaincus leurs Dieux & leurs coutumes; dans celle de n'avoir jamais deux puii- fans ennemis fur les bras , &c de tout louffrir de l'un jufqu'à ce qu'ils enflent anéanti l'autre. Il trouve les caufes de leur décadence dans FaggYandirTement même de l'État , qui changea en guer- res civiles les tumultes populaires; dans les guerres éloignées qui forçant les Citoyens à une trop longue ablence , leur raifoient perdre infenfiblement l'ef- prit républicain ; dans les droit de Bour- geoise accordé à tant de Nations , &c qui ne lit plus du Peuple Romain qu'une efpece de rnonitre à plufieurs têtes ; dans la corruption introduite par le luxe de l'Ane ; dans les proscriptions de Syila qui avilirent i'efprit de la Nation , &c la préparèrent à l'efclavage; dans la nécef- îité les Romains fe trouvèrent de foufrrir des Maîtres , lorfque leur liberté leur fut devenue à charge ; dans l'obli- gation où ils furent de changer de ma* ximes , en changeant de Gouverne-

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106 Eloge de M. h Président nient ; dans cette fuite de monftres qui régnèrent , prefque fans interruption > depuis Tibère jufqu'à Nerva, &c depuis ■Commode jufqu'à Confcantin ; enfin dans la translation & le partage de l'Em- pire , qui périt d'abord en Occident par la puifiance des Barbares , & qui après avoir langui plusieurs fie clés en Orient fous des Empereurs imbécilles ou féro- ces , s'anéantit infenfibîement comme ces fleuves qui difparoiffent dans des fables.

Un affez petit volume a fum* à M. de Montefeuieu pour développer un ta- bleau û intéreffant &: fi varie. Comme l'Auteur ne s'appefantit point fur les détails , & ne faifit que les branches fécondes de fon fujet , il a fu renfermer en très-peu d'efpace un grand nombre d'objets difrindternent apperçus & rapi- dement pré fentes fans fatigue pour le Lecteur ; en laiflant beaucoup voir , if laiiie encore plus à penfer, & il auroit pu intituler fon livre , Hifloire Romaine à Pufage des hommes d'État & des Philo- Jbphes.

Quelque réputation que M. de Mon- tefquieu fe fût acquife par ce dernier Ouvrage & par ceux qui Favoient pré-

de Monùefquieu* 107

cédé , il n'avoit fait que fe frayer îe chemin à une plus grande entreprife , à celle qui doit immortaiifer fon nom &c le rendre refpe&able aux fiecles futurs. Il en avoit des long-tems formé le def- fein , il en médita pendant vingt ans l'exécution ; ou pour parler plus exac- tement , toute fa vie en avoit été la méditation continuelle. D'abord il s'é- toit fait en quelque façon étranger dans fon propre pays , afin de le mieux con- noitre. Il avoit enfuite parcouru toute l'Europe , & profondément étudié les différens peuples qui l'habitent. L'Ifle fameufe , qui fe glorifie tant de fes lois & qui en profite fi mal , avoit été pour lui dans ce long voyage , ce que l'ifle de Crète fut autrefois pour Lycurgue , une Ecole il avoit fu s'inftruire fans tout approuver. Enfin , il avoit , fi on peut parler ainfl , interrogé <k jugé les Peuples & les Hommes célèbres qui n'exiftent plus aujourd'hui que dans les Annales du monde. Ce fut ainfi qu'il s'éleva par degrés au plus beau titre qu'un Sage puiffe mériter , celui de Législateur des Nations.

S'il étoit animé par l'importance de la matière , il étoit effrayé en même

Evj

10 8 Eloge de M. le Président îems par fon étendue : il l'abandonna J & y revint à plimeurs repaies : il fentit plus d'une fois , comme il l'avoue lui- même , tomber les mains paternelles. Encouragé enfin par fes amis , il ramafla toutes (es forces , & donna CEfprit des Lois.

Dans cet important Ouvrage , M. de Montefquieu , fans s'appeiantir , à l'exemple de ceux qui l'ont précédé , fur des diicufïions métaphysiques relatives à l'homme ftippôfé dans un état d'abf- îraclion , fans le borner , comme d'au- tres , à confidérer certains peuples dans quelques relations ou circonflances par- ticulières , envifage les habitans de l'u- nivers dans l'état réel ils font , ôc dans tous les rapports qu'ils peuvent avoir entr'eux. La plupart des autres Écrivains en ce genre font prefque tou- jours ou de firnples Moralift.es , ou de fimples Jurifconfaltes 9 ou même quel- quefois de fimples Théologiens ; pour lui , l'homme de tous les Pays & de toutes les Nations , il s'occupe moins de ce que le devoir exige de nous que des moyens par lefquels on peut nous obli- ger de le remplir ; de la perfection méta- phyfique des lois que de celle dont la

de Montejquku. 1091

nature humaine les rend fufceptibles ; des Lois qu'on a faites que de celles qu'on a faire ; des Lois d'un peuple particulier que de celles de tous les peu- ples. Ainfi en le comparant lui-même à ceux qui ont couru avant lui cette grande & noble carrière , il a pu dire comme le Correge quand il eut vu les ouvrages de fes rivaux , & moi aujjî je fuis peintre (/>).

Rempli & pénétré de fon objet , l'Au- teur de l'Efprit des Lois y embrafle un il grand nombre de matières , & les traite avec tant de brièveté & de profondeur, qu'une le&ure aMidue &c méditée peut feule faire fentir le mérite de ce Livre. Elle fervira fur-tout , nous ofons le dire ., à faire difparoître le prétendu défaut de méthode dont quelques Lecleurs ont aceufé M. de Montefquieu ; avr qu'ils n'auroient pas le taxer légère- ment d'avoir négligé dans une matière philofophique , & dans un ouvrage de vingt années. Il faut diftinguer le defor- dre réel de celui qui n'eft qu'apparent. Le défordre efl réel , quand l'analogie ck la fuite des idées n'eft point obfervée ;

( b ) On trouvera à la fuite de cet Eloge l'aoalyfè de rÉfprit des Lois.

î i O Eloge de M. h Préjident quand les conclunons font érigées en principes , ou les précèdent ; quand le Lecleur , après des détours fans nombre , fe retrouve au point d'où il eu parti. Le détordre n'efr. qu'apparent , quand l'Auteur mettant à leur véritable place les idées dont il fait ufage , lahTe à ftip- pléer aux Lecteurs les idées intermédiai- res : & c'efr. ainfi que M. de Montef- quieu a cru pouvoir &: devoir en ufer dans un Livre deftiné à des hommes qui penfent, & dont le génie doit fuppléerà des omiflions volontaires & raifonnées. L'ordre qui fe fait appercevoir dans les grandes parties de TEfprit des Lois , ne règne pas moins dans les détails : nous croyons que plus on approfondira l'ouvrage , plus on en fera convaincu. Fidèle à fes divifions générales, l'Auteur rapporte à chacune les objets qui lui appartiennent exclufivement ; & à l'é- gard de ceux qui par différentes bran- ches appartiennent à primeurs divifions à la fois , il a placé fous chaque divinon la branche qui lui appartient en propre; par -là on apperçoit aifément & fans confufion l'influence que les différentes parties du fujet ont les unes fur les au- tres ; comme dans un arbre ou fyflêms

de Montejqideiu 1 1 7

bien entendu des connohTances humai- nes , on peut voir le rapport mutuel des Sciences & des Arts. Cette comparaifon d'ailleurs eu. d'autant plus jufte , qu'il en efl du plan qu'on peutfe faire dans l'exa- men philo fophique des Lois , comme de l'ordre qu'on peut obferver dans un Ar- bre Encyclopédique des Sciences : il y refiera toujours de l'arbitraire ; 6c tout ce qu'on peut exiger de l'Auteur, c'efl qu'il fuïve fans détour &c fans écart le fyftême qu'il s'efî une fois formé.

Nous dirons de l'obfcurité qu'on peut fe permettre dans un tel Ouvrage , la même chofe que du défaut d'ordre ; ce qui feroit obfcur pour les Lecteurs vul- gaires , ne l'eft pas pour ceux que l'Au- teur a eus en vue. D'ailleurs l'obfcurité volontaire n'en efl point une : M. de Montefquieu ayant à préfénter quel- quefois des vérités importantes , dont l'énoncé abiolu 6c direcf auroit pu bîef- fer fans fruit , a eu la prudence louable de les envelopper , & par cet innocent artifice , les a voilées à ceux à qui elles feroient nuifibles , fans qu'elles fuffent perdues pour les fages.

Parmi les ouvrages qui lui ont fourni des fe cours , 6c quelquefois des vues

l ï 2 Eloge de M. le Vrtfidmt pour le fien , on voit qu'il a fur-tout profité des deux Hiftoriens qui ont penfé le plus , Tacite &: Plutarque ; mais quoiqu'un Phiiofophe qui a fait ces deux lectures , foit difpenfé de beaucoup d'au- très , il n'avoit pas cm devoir en ce genre rien négliger ni dédaigner de ce qui pouvoit être utile àfon objet. La lecture que fuppofe i'Efprit des Lois , eft im- menfe ; 6c l'ufage raifonné que l'Auteur a fait de cette multitude prodigieufe de matériaux , paroitra encore plus furpre- nant , quand on faura qu'il étoit pref- qu'entièrement privé de la vue , & obligé d'avoir recours à des yeux étran- gers. Cette varie lecture contribue non- îeulement à l'utilité , mais à l'agrément de l'Ouvrage : fans déroger à la majefté de (on fujet , M. de Montefquieu fait en tempérer l'auftérité, procurer aux Lecteurs des momens de repos , foit par des faits finguîiers oZ. peu connus , foit par des allufions délicates , foit par ces coups de pinceau énergiques & brillans, qui peignent d'un feul trait les peuples & les hommes.

Enfin, car nous ne voulons pas jouer ici le rôle des Commentateurs d'Home- re , il y a fans doute des fautes dans

de Montcfquîeu. I ï 3

PEfprit des Lois, comme il y en a dans tout ouvrage de génie , dont l'Auteur a le premier ofé fe frayer des routes nou- velles. M. de Montefquieu a été parmi nous pour l'étude des Lois ce que Defcartes a été pour la Philofophie ; il éclaire louve nt ck fe trompe quelque- fois ; mais en fe trompant même il inf- truit ceux qui favent lire. La nouvelle édition qui vient de paraître , montre par les additions & corrections qu'il a faites, que s'il efr. tombé de tems en tems^iî afu le reconnoître & fe relever; par-là il acquiert du moins le droit à un nouvel examen , dans les endroits il n'a pas été de l'avis de fes Cenfeurs; peut-être même ce qu'il a jugé le plus digne de correction , leur a-t-il abfo- lument échappé , tant l'envie de nuire eil ordinairement aveugle.

Mais ce qui eft à la portée de tout le monde dans PEfprit des Lois, ce qui doit rendre l'Auteur cher à toutes les Na- tions , ce qui ferviroit même à couvrir des fautes plus grandes que les fiennes, c'en1 l'efprit de Citoyen qui a dicté l'ou- vrage. L'amour du bien public , le defir de voir les hommes heureux s'y mon- trent de toutes parts; & n'eût-il que

1 14 Eloge de M. le Prêjident ce mérite û rare &c il précieux , il feroït cligne par cet endroit feul , d'être la le «Su- re des Peuples & des Rois. Nous voyons déjà par une heureufe expérience , que les fruits de cet ouvrage ne fe bornent pas dans ies Lecteurs à des fentirnens fléri- les. Quoique M. de Montefquieu ait peu furvécu à la publication de l'Efprit des Lois , il a eu la fatisfa&ion d'entrevoir les effets qu'il commence à produire parmi nous ; l'amour naturel des Fran- çois pour leur patrie , tourné vers fon véritable objet ; ce goût pour le Com- merce , pour l'Agriculture , 6c pour les Arts utiles, qui fe répand infenfiblement dans notre Nation ; cette lumière gé- nérale fur les principes du Gouverne- ment , qui rend les Peuples plus attachés à ce qu'ils doivent aimer. Ceux qui ont ii indécemment attaqué cet ouvrage , lui doivent peut-être plus qu'ils ne s'i- maginent : l'ingratitude au relie eR le moindre reproche qu'on ait à leur faire. Ce n'eft pas fans regret , &c fans rougir pour notre fiecle, que nous allons les dévoiler; mais ce détail importe trop à la gloire de M. de Montefquieu , & à l'avantage de la Philofophie , pour être paffé fous filence. PuiiTe l'opprobre

de Montefquicu. 115

qui couvre enfin fes ennemis , leur de- venir falutaire !

A peine PEfprit des Lois parut-il 9 qu'il fut recherché avec empreâement 9 nir la réputation de l'Auteur ; mais quoique M. de Montefquieu eût écrit pour le bien du peuple , il ne devoir pas avoir le peuple pour juge ; la profon- deur de l'objet étoit une fuite de fon importance même. Cependant les traits qui étoient répandus dans l'ouvrage , &C qui auroient été déplacés s'ils n'étoient pas nés du fond du fujet, perfuaderent à trop de perfonnes qu'il étoit écrit elles : on cherchoit un Livre aéré4 cl on lie trouvoit qu'un Livre utile , dont on ne pouvoit d'ailleurs fans quel- que attention faifir l'enfemble & les détails. On traita légèrement l'Efprit des Lois; le titre même flit un fujet de plaisanterie ; enfin l'un dis plus beaux monumens littéraires qui foient fortis de notre Nation fut regardé d'abord par elle avec afiez d'indifférence. Il fallut que les véritables juges euiTent eu le tems de le lire ; bientôt ils ramenèrent la multitude , toujours prompte à chan- ger d'avis ; la partie du Public qui enfei- gne 3 dicta à la partie qui écoute ce qu'elle

ï 1 6 Eloge de M. le Prifident devoit penfer & dire ; & le fiiffrage des hommes éclairés , joint aux échos qui le répétèrent , ne forma plus qu'une voix dans toute l'Europe.

Ce fut alors que les ennemis publics & fecrets des Lettres tk de la Philofophie ( car elles en ont de ces deux efpeces) réunirent leurs traits contre l'ouvrage. De-là cette foule de brochures qui lui furent lancées de toutes parts , & que nous ne tirerons pas de l'oubli elles font déjà plongées. Si leurs Auteurs n'avoient pris de bonnes mefures pour être inconnus à la poirérité , elle croi- rait que l'Efprit des Lois a été écrit au milieu d'un Peuple de barbares.

M. de Montefquieuméprifafans peine les critiques ténébreufes de ces Auteurs fans talent , qui foit par une jaloufie qu'ils n'ont pas droit d'avoir , foit pour fatisfaire la malignité du Public qui aime la fatyre & la méprife , outragent ce qu'ils ne peuvent atteindre ; & qui plus odieux par le mal qu'ils veulent faire que redoutables par celui qu'ils font , ne réufîment pas même dans un genre d'écrire que fa facilité ëz fon objet ren- dent également vil. Il mettoit les Ou- vrages de cette efpece fur la même ligne

de Montefquicu. 1 1 7

que ces Relations hebdomadaires des affaires de l'Europe , dont les éloges font fans autorité ce les traits fans effet , que des Lecteurs oififs parcourent fans y ajouter foi , &c dans lesquelles les Souverains font infultés fans le faveir , ou fans daigner fe venger. Il ne fut pas aufii indifférent fur les principes d'irré- ligion au'on l'accufa d'avoir femés dans PEfprit des Lois. En rnépnfant de pa- reils reproches , il auroit cru les méri- ter , oC l'importance de l'objet lui ferma les yeux fur la valeur de fes adverfaires. Ces hommes également dépourvus de zèle &: également empreilés d'en faire paroître , également effrayés de la lu- mière que les Lettres répandent, non au préjudice de la Religion , mais à leur défavantage , avoient pris différentes formes pour lui porter atteinte. Les uns par un ftratagême aufîi puéril que pufil- lanime , s'étoient écrit à eux-mêmes : les autres après l'avoir déchiré fous le mafque de l'anonyme , s'étoient enfuite déchirés entr'eux à fonoccafion. M. de Montefquieu , quoique jaloux de les confondre , ne jugea pas à propos de perdre un tems précieux à les combattre les uns après les autres j il fe contenta

ï 1 8 Eloge de M. h Prifident

de faire un exemple fur celui qui s'étoit

le plus fignalé par fes excès.

C'étoit l'Auteur d'une Feuille ano- nyme & périodique , qui croit avoir fuccédé à Paical , parce qu'il a fuccédé à fes opinions ; panégyrifle d'ouvrages que perfonne ne lit , & apologifle de miracles que l'autorité féculiere a fait perler dès qu'elle l'a voulu ; qui appelle impiété & fcandale le peu d'intérêt que les Gens de Lettres prennent à fes que- relles ; & qui s'eil aliéné , par une adrefTe digne de lui , la partie de la Nation qu'il avoit le plus d'intérêt de ménager. Les coups de ce redoutable Athlète furent dignes des vues qui l'infpirerent ; il ac- cula M. de Montefquieu de Spinofifme &C de Déifme ( deux imputations incom- patibles ) ; d'avoir fuivi le fyflême de Pope ( dont il n'y avoit pas un mot dans l'ouvrage ) ; d'avoir cité un Auteur païen tel que Plutarque ; de n'avoir point parlé du péché originel & de la grâce. Il prétendit enfin que PEfprit des Lois étoit une production de la Conftitu- tion Unigenitus ; idée qu'on nous foup- çonnera peut-être de prêter par déri- iion au Critique. Ceux qui ont connu M. de Montefquieu, l'Ouvrage de Clé*

de Monufquicu. 1 1 9

ment XL & le iien , peuvent juger par cette accula lion de toutes les autres.

Le malheur de cet Ecrivain dut bien le décourager : il vouloit perdre un Sage par l'endroit le plus fenfible à tout Ci- toyen , il ne fit que lui procurer une nouvelle gloire comme homme de Let- tres ; la Defenfi de tEfprit des Lois pa- rut. Cet Ouvrage , par la modération , la vérité , la fînelîe de plaiianterie qui y régnent , doit être regardé comme un modèle en ce genre. M. de Montef- quieu , chargé par fon adverfaire d'im- putations atroces , pouvoit le rendre odieux fans peine ; il fit mieux , il le rendit ridicule. S'il faut tenir compte à Paggrefléur d'un bien qu'il a fait fans le vouloir, nous lui devons une éternelle reconnoiffance de nous avoir procuré ce chef-d'œuvre. Mais ce qui ajoute en- core au mérite de ce morceau précieux, c'efl que l'Auteur s'y elt. peint lui-même fans y penfer; ceux qui l'ont connu, croient l'entendre , & la poflérité s'af- furera , en lifant fa Définfe , que fa converfation n'étoit pas inférieure à fes écrits ; éloge que bien peu de grands Hommes ont mérité.

Une autre xirçonftance lui allure

I io Eloge de M. le Prlfident pleinement l'avantage dans cette dif- pute : le critique , qui pour preuve de ion attachement à la religion , en dé- chire les Minières , accufoit hautement le Clergé de France , &c fur-tout la Fa- culté de Théologie , d'indifférence pour la caufe de Dieu , en ce qu'ils ne prof- crivoient pas aiithentiquement un n pernicieux ouvrage. La Faculté étoit en droit de méprifer le reproche d'un Ecrivain fans aveu ; mais il s'agifibit de la Religion ; une délicatelîe loua- ble lui a fait prendre le parti d'exami- ner l'Efprit des Lois. Quoiqu'elle s'en occupe depuis plusieurs années , elle n'a rien prononcé iufqu'ici; §C fut-il échappé à M. de Montefquieu quelques inadvertances légères, prefque inévita- bles dans une carrière fi vafie , l'atten- tion longue & fcrupuleufe qu'elles au- roient demandée de la part du Corps le . plus éclairé de FEglife , prouveroit au moins combien elles feroient excufa- bles. Mais ce Corps , plein de prudence, ne précipitera rien dans une fi impor- tante matière : il connoît les bornes de la raifon & de la foi; il fait que l'ou- vrage d'un Homme de Lettres ne doit point être examiné comme celui d'un

Théologien ,

de Monufquieu. 121

Théologien; que les conféquences con- damnables auxquelles une propofition peut donner lieu par des interprétations odieufes , ne rendent point blâmable la propofition en elle-même ;que d'ailleurs nous vivons dans un fiecle malheureux, les intérêts de la Religion ont befoin d'être ménagés , & qu'on peut lui nuire auprès des fimples, en répandant mal- à-propos fur des Génies du premier or- dre le foupçon d'incrédulité; qu'enfin, malgré cette accufation injufte , M. de Montefquieu fut toujours eftimé , re- cherché , accueilli par tout ce que l'E- glife a de plus refpeâable 6V de plus grand; eut-il confervé auprès des gens de bien la confidération dont il jouinoit, s'ils l'euffent regardé comme un Ecri- vain dangereux ?

Pendant que des infectes le tourmen- toient dans fon propre pays , l'Angle- terre élevoit un monument à fa gloire. En 1751, M. Dafïïer , célèbre parles Médailles qu'il a frappées à l'honneur de plufieurs hommes illuflres , vint de Londres à Paris pour frapper la fienne. M. de la Tour, cet Artiite fi fupérieur par fon talent , & fi eftimable par fon défintéreflement 6c l'élévation de fon Tome IL F

122 Eloge de M. le Prifident ame , avoit ardemment defiré de donner un nouveau luflre à fon pinceau, en tranfmettant à la pofiérité le portrait de l'Auteur de l'Efprit des Lois ; il ne vouloit que la fatisfaclion de le peindre, &C il méritoit comme Appelle , que cet honneur lui fût réfervé : mais M. de Monte fquieu , d'autant plus avare du tems de M. de la Tour que celui-ci en étoit plus prodigue , fe refufa conftam- ment & poliment à (es prenantes folli ci- tations. M. Daïîier efluya d'abord des difficultés femblabîes:« Croyez vous, » dit-il enfin à M. de Montefquieu , qu'il » n'y ait pas autant d'orgueil à refufer » ma proportion qu'à l'accepter » ? Défarmé par cette plaifanterie , il laiiTa faire à M. Daiïler tout ce qu'il voulut. L'Auteur de FEfprit des Lois jouhToit enfin paisiblement de fa gloire , lorfqu'iî tomba malade au commencement de Février 1755. ^a *ant^ naturellement délicate 9 comme nçoit à s'altérer depuis long-tems par l'effet lent & prefqu'in- failiible des études profondes , par les chagrins qu'on avoit cherché à lui fuf- ciîer fur fbn Ouvrage ; enfin par le oenre de vie qu'on le forçoit de mener à Paris , ck qu'il fentoit lui être fonefte.

de Montefquieu, I2>

Mais Pempreffement avec lequel on recherchent fa fociété étoit trop vif pour n'être pas quelquefois indilcret ; on vouloit fans s'en appercevoir , jouir de lui aux dépens de lui-même. A peine la nouvelle du danger il étoit fe fut-elle répandue , qu'elle devint l'objet des converfations & de l'inquiétude publi- que ; fa maifon ne défemplitfoit point de perfonnes de tout rang qui venoierit s'informer de ion état , les unes par un intérêt véritable , les autres pour s'en donner l'apparence , ou pour fuivre la foule. Sa Majeité pénétrée de la perte que fon Royaume alloit faire , en de- manda pliule tirs fois des nouvelles : témoignage de bonté &t de juftice qui n'honore pas moins le Monarque que le fujet. La fin de M. de Montefquieu ne fut point indigne de fa vie. Accablé de douleurs cruelles , éloigné d'une famille à qui il étoit cher , 6c qui n'a pas eu la confolation de lui fermer les yeux, en- touré de quelques amis , <k d'un plus grand nombre de fpeclateurs , il con- ferva jufqu'au dernier moment la paix &: l'égalité de fon ame. Enfin , après avoir fatisfait avec décence à tousA (es devoirs ? plein de confiance en l'Etre

Fij

1 24 Eloge de M, te Prèfident éternel auquel il alloit fe rejoindre , il mourut avec la tranquillité d'un homme de bien , qui n'avoit jamais confacré fes talens qu'à l'avantage de la vertu &: de l'humanité. La France & l'Europe le perdirent le 10 Février 1755 ? «* ^ge de foixante-fix ans révolus.

Toutes les nouvelles publiques ont annoncé cet événement comme une calamité. On pourroit appliquer à M. deMontefquieu ce qui a été dit autrefois d'un illuflre Romain , que perfonne en apprenant fa mort n'en témoigna de joie , que perfonne même ne l'oublia dès qu'il ne fut plus. Les Etrangers s'em- prefferent de faire éclater leurs regrets ; & Milord Chefïerfield , qu'il fuffit de nommer , fit imprimer dans un des pa-* piers publics de Londres un article en ïbn honneur, article digne de l'un &c de l'autre ; c'eft le portrait d'Anaxagore tracé par Périclés ( c ). L'Académie

( c ) Voici cet éloge en Anglois , tel qu'on le lit dans la gazette appellée Evening-pofi , ou Pofi& dufoir.

On te ioth of this month , died at Paris , univerfally and fîncerely regretted, Charles Secondât , Baron of. Montefquieu^ar.a Prèfident à mortier of the Parliament of Bourdeaux. His virtues didhonour to human nature, his writings juftice. A friend to mankind , he afferted iheir undoubted and inaliénable rigtbs with freedom^ even in his own country , wofe préjudices in matters ©f religion and government ( il faut fe reiTouvenir que .

de Montejquieu. 115

îoyale des Sciences & des belles Lettres de Prude, quoiqu'on n'y foit point dans l'ufage de prononcer l'éloge des Aiîbciés étrangers , a cru devoir lui faire cet honneur , qu'elle n'a fait encore qu'à l'illuitre Jean Bernoulli; M. de Mau- pe/tuis , tout malade qu'il étoit , a rendu lui-même à ion ami ce dernier devoir f &c n'a voulu fe repofer fur perfonne d'un foin fi cher 6c û trifte. A tant de fuffrages éclatans en faveur de M. de Montefquieu , nous croyons pouvoir joindre fans indifcrétion les éloges que lui a donnés en notre préfence le Mo- narque même auquel cette Académie célèbre doit fon lufïre , Prince fait pour fentir les pertes de la Philofophie , &C pour l'en confoler.

Le 17 Février, l'Académie Françoife lui fit felon l'ufage , un Service fo- lemnel , auquel malgré la rigueur de la faifon , prefque tous les Gens de Let-

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c'eft un Anglois qui parle ) lie had long Iamented , and endeavoured (net without fome fuccefs) to remove.He well knew , and juftly admiredthe happy conftitution ©f this country , where fix'd and knownLaws equally reftraia Monarchy from Tyranny , and liberty from ii- centioufnefs. His Works wïïl illuftrate his name , and furvive him, as long as right reafon, moral obligation, and the true fpirit of laws, shall be underftood , ref- pefted and maintained,

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Il6 Eloge de M. le Prêjîdent très de ce Corps , qui n'éîoient point abiens de Paris , fe firent un devoir d'af- fifler. On auroit dans cette t rifle Cé- rémonie 9 placer PEfprit des Lois fur fon cercueil , comme on expofa autrefois vis-à-vis le cercueil de Raphaël fon der- nier tableau de la Transfiguration. Cet appareil fimple & touchant eût été une belle Oraifon funèbre.

Jufqu'ici nous n'avons confidéré M. de Montefquieu que comme Ecrivain Se Philofophe ; ce feroit lui dérober la moitié de fa gloire , que de paffer fous filence fes agrémens & fes qualités per- fonnelles.

Il étoit dans le commerce d'une dou- ceur & d'une gaieté toujours égales. Sa converfation étoit légère , agréable & inftruftive par le grand nombre d'hom- mes & de peuples qu'il avoit connus. Elle étoit coupée comme fon fryle , pleine de fel & de faillies , fans amer- tume & fans faîyre. Perfonne ne ra- contoit plus vivement , plus prompte- ment, avec plus de grâce & moins d'ap- prêt ; il favoit que la fin d'une hiftoire plaifante en efl toujours le but; il fe hâtoit donc d'y arriver , &c produifoit l'effet fans l'avoir promis.

de Montefquicu. ïiy

Ses fréquentes diuracHons ne le ren- doient que plus aimable; il en fortoit toujours par quelque trait inattendu qui réveilloit la converfation languiffante ; d'ailleurs elles n'étoient jamais ni jouées, ni choquantes, ni» importunes : le feu de fon efprk , le grand nombre d'idées dont il étoit plein , les faifoient naître , mais il n'y tomboit jamais au milieu d'un entretien intéreffant ou fé- rieux ; le defir de plaire à ceux avec qui il fe trouvoit, le rendoit alors à eux fans affedïation &c fans effort.

Les agrémens de ion commerce te- noient non-feulement à fon caraclere &C à fon efprit, mais à lefpece de régime qu'il obier voit dans l'étude. Quoique capable d'une méditation profonde & long-tems foutenue , il n'épuifoit jamais fes forces , il quittoit toujours le travail avant que d'en reffentir la moindre im- prefîion de fatigue.

Il étoit fenfible à la gloire, mais il ne vouloit y parvenir qu'en la méritant ; jamais il n'a cherché à augmenter la fienne par ces manœuvres fourdes , par ces voies obicures & honteufes , qui deshonorent la perfonne fans ajouter au nom de l'Auteur.

F iv

12.8 Eloge de M. le Préfident

Digne de toutes les diflin&ions 6c de toutes les récompenfes , il ne deman- doit rien , 6c ne s'étonnoit point d'être oublié ; mais il a ofé , même dans des circonftances délicates , protéger à la Cour des Hommes de Lettres perfécu- tés , célèbres 6c malheureux , 6c leur a obtenu des grâces.

Quoiqu'il vécût avec les grands , foit par néceiîité , foit par convenance , foit par goût , leur fociété n'étoit pas nécef- faire à fon bonheur. Il fuyoit dès qu'il le pouvoit à fa terre ;il y rétro u voit avec joie fa Philofophie , fes Livres 6c le re- pos. Entouré de gens de la campagne dans fes heures de loifir , après avoir étudié l'homme dans le commerce du monde 6c dans Phiftoire des Nations, il l'étudioit encore dans ces âmes fim- ples que la Nature feule a inflruites , 6c il y trouvoit à apprendre ; il converfoit gaiement avec eux ? il leur cherchoit de l'efprit comme Socrate ; il parohToit fe plaire autant dans leur entretien que dans les Sociétés les plus brillantes , fur- tout quand il terminoit leurs diiférens Se foulageoit leurs peines par fes bienfaits. Rien n'honore plus fa mémoire que l'ceçonomie avec laquelle il vivoit, &

de MontcfquUîl'. 129

qu'on a ofé trouver excefilve dans un monde avare & faftueux , peu fait pour en pénétrer les motifs, &C encore moins pour les fentir. Bienfaifant , &c par con- féquent juffce , M. de Montefquieu ne vouloit rien prendre fur fa famille, ni des fecours qu'il donnoit aux malheu- reux , ni des dépenfes confîdérables auxquelles fes longs voyages , la foi- blefTe de fa vue &c l'impreflionde fes Ou- vrages l'avoicnt obligé. Il a tranfmis à fes enfans , fans diminution ni augmen- tation , Phéritage qu'il avoit reçu de fes pères ; il n'y a rien ajouté que la gloire de fon nom &c l'exemple de fa vie.

Il avoit époufé en 171 5 Demoifelle Jeanne de Lartigue , fille de Pierre de Lartigue , Lieutenant -Colonel au Ré- giment de Mauiévrier ; il en a eu deux filles 6c un fils , qui par fon caractère , fes mœurs Se fes ouvrages , s'efl montré digne d'un tel père.

Ceux qui aiment la vérité & la pa- trie ne feront pas fâchés de trouver ici quelques-unes de fes maximes : il pen- ioit,

Que chaque portion de l'Etat doit être également foumife aux Lois ; mais que les Privilèges de chaque portion de

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ï}0 Eloge de M, le Prifident TEtat doivent être refpeâés , lorfque leurs effets n'ont rien de contraire au droit naturel, qui oblige tous les Ci- toyens à concourir également au bien public ; que la pofTeffion ancienne étoit en ce genre le premier des titres & le plus inviolable des droits , qu'il étoit toujours injuffe & quelquefois dange*- reux de vouloir ébranler.

Que les Magistrats , dans quelque cir confiance & pour quelque grand intérêt de Corps que ce puiffe être , ne doivent jamais être que Magistrats, fans parti & fans pafiion comme les Lois, qui abfolvent ôc puniffent fans aimer ni haïr.

Il difoit enfin , à Poccafion des dis- putes eccléfiafTiques qui ont tant occupé les Empereurs & les Chrétiens Grecs , que les querelles théologiques, lors- qu'elles cefîent d'être renfermées dans les Ecoles , deshonorent infailliblement une Nation aux yeux des autres : en effet , le mépris même des Sages pour ces querelles ne la juftifîe pas ; parce que les Sages faifant par-tout le moins de bruit 6c le plus petit nombre , ce n'eft jamais fur eux qu'une Nation eu jugée. L'importance des ouvrages dont nous

de Montefquleu. 131

avons eu à parler clans cet Eloge, nous en a fait parler fous filence de moins confîdérables, qui fervoient à l'Auteur comme de délaffement , & qui auroient Tuffi pour l'Eloge d'un autre. Le plus remarquable efl le Temple de Gnide, qui fuivit d'arTez près les Lettres Perfanes. M. de Montefquieu , après avoir été dans celles-ci, Horace , ThéophrarTe & Lucien , fut Ovide & Anacréon dans ce nouvel Efiai : ce n'efr. plus l'amour des- potique de l'Orient qu'il fe propofe de peindre ; c'efl la délicateffe & la naïveté de l'amour paftoral, tel qu'il eft dans une ame neuve que le commerce des hommes n'a point encore corrompue. L'Auteur, craignant peut-être qu'un tableau fi étranger à nos mœurs ne parût trop languifiant Se trop uniforme , a cherché à l'animer par les peintures les plus riantes; il tranfporte le Lecteur dans des lieux enchantés , dont à la vérité, le fpedlacle intérefTe peu l'amant heureux, mais dont la description flatte au moins l'imagination quand les defirs font fatisfaits. Emporté par fon fujet, il a répandu dans fa profe ce ftyle animé, figuré- & poétique , dont le Roman de Télémaque a fourni parmi nous le pre-

Fvj

t$i Eloge de M. le Priftdent mier modèle. Nous ignorons pourquo quelques Cenfeurs du Temple de Gnide ont dit à cette occafion , qu'il auroit eu befoin d'être en vers. Le tlyle poétique, fi on entend, comme on le doit, par ce mot un ïtyle plein de chaleur d'images, n'a pas befoin , pour être agréable , de la marche uniforme & cadencée de la vérification ; mais û on ne fait confirmer ce ftyle que dans une diction chargée d'épithetes oifives, dans les peintures froides ck triviales des. ailes & du carquois de l'amour , ck de femblables objets , la vérification n'a- joutera prefque aucun mérite à ces or- nemens ufés; on y cherchera toujours en vain l'ame & la vie. Quoi qu'il en foit , le Temple de Gnide étant une efpece de Poëme en profe , c'eft. à nos Ecrivains les plus célèbres en ce genre à fixer le rang qu'il doit occuper ; il mérite de pareils juges ; nous croyons du moins que les peintures de cet Ou- vrage foutiendroient avec fuccès une des principales épreuves des defcrip- tions poétiques, celle de les repréfenter fur la toile. Mais ce qu'on doit fur-tout remarquer dans le Temple de Gnide, c'eit qu'Anaçréon même y eft toujours

de Montefquieu. 135

obfervateur 6z Philoibphe. Dans le IVe. Chant , il paroît décrire les mœurs des Sibarites , & on s'apperçoit aifément que ces mœurs font les nôtres. La Pré- face porte fur-tout l'empreinte de l'Au- teur des Lettres Perfanes. En préfen- tant le Temple de Gnide comme la Traduction d'un Manufcrit Grec , plai- fanterie défigurée depuis par tant de mauvais Copiées, il en prend occafion de peindre d'un trait de plume l'ineptie des Critiques &: le pédantifme des Tra- ducteurs, &c finit par ces paroles dignes d'être rapportées : « Si les gens graves » defiroient de moi quelque Ouvrage » moins frivole, je fuis en état de les fatis- » faire : il y a trente ans que je travaille » à un livre de douze pages , qui doit » contenir tout ce que nous favons fur » la Métaphyfique , la Politique &: la » Morale , &c tout ce que de très-grands » Auteurs ont oublié dans les volumes » qu'ils ont publiés fur ces matitres. » Nous regardons comme une des plus honorables récompenfes de notre tra- vail , l'intérêt particulier que M. de Montefquieu prenoit à l'Encyclopédie, dont toutes les refTources ont été juf- ^u'à préfent dans le courage & l'ému-

134 Eloge de A/, de Montefquieu. lation de fes Auteurs. Tous les Gens de Lettres , félon lui , dévoient s'em- prefTer de concourir à l'exécution de cette enîreprife utile ; il en a donné l'exemple avec M. de Voltaire , & plu- fieurs autres Ecrivains célèbres. Peut- être les traverfes que cet Ouvrage a eflliyées , & qui lui rappelloient les Tiennes propres , PintérefToient-elles en notre faveur. Peut-être étoit-il fenfible, fans s'en appercevoir , à la jufîice que nous avions ofé lui rendre dans le pre- mier Volume de l'Encyclopédie , lorf- que perfonne n'ofeit encore élever fa voix pour le défendre. Il nous deftinoit un article fur le Goût , qui a été trouvé imparfait dans fes papiers ; nous le donnerons en cet état au Public, &C nous le traiterons'avec le même refpecl: que Rome témoigna autrefois pour les dernières paroles de Séneque. La mort l'a empêché d'étendre plus loin fes bienfaitl à notre égard; & en joignant nos propres regrets à ceux de l'Europe entière , nous pourrions écrire fur fon tombeau :

Finis vitee ejus nobis lucîuojus , Patriae trijlis , Extraneis etiam ignotifque non fine cura fuit.

Tacit. in JgricoL €.43,

J35

ANALYSE

DE L'ESPRIT DES LOIS,

Pour fervir de fuite à F Eloge de M. le Préjident de Montefquieu.

JL A plupart des Gens de Lettres qui ont parlé de ÏEjprit des Lois , s'étant plus attachés à le critiquer qu'à en donner une idée jufte,nous allons tâcher de fuppléer à ce qu'ils auroient faire , & d'en développer l'objet , le cara&ere & le plan. Ceux qui en trouveront l'analvfe trop longue jugeront peut-être après l'avoir lue qu'il n'y avoit que ce feul moyen de bien faire faifir la méthode de l'Auteur. On doit fe fouvenir d'ailleurs que l'hiitoire des Ecrivains célèbres n'eft que celle de leurs penfées & de leurs travaux , & que cete partie de leur éloge en elt la plus effentielle & la plus utile.

Les hommes dans l'état de nature, ablVaclion faite de toute religion, ne connoilTant dans les différens qu'ils peuvent avoir, d'autre loi que celle des animaux, le droit du plus fort, on doit regarder l'étahliiTement des fociétés comme une efpece de traité contre ce droit injufte ; traité defliné à établir dans les différentes parties du genre humain une forte de balance. Mais il en eit de l'équilibre moral comme du phyfique , il elt rare qu'il foit parfait & durable ;& les traités du genre humain font comme les traités entre nos Princes , une femence continuelle de divi- sons. L'intérêt, le befoin &le plaifiront rap- proché les hommes ; mais ces mêmes motifs les

î 3 6 Analyfi

pouffent Tans ceffe à vouloir jouir des avanta- ges de la fociété fans en porter les charges ; & c'efr en ce Cens qu'on peut dire avec l'Auteur , que les hommes, dès qu'ils font en fociété, font en état deguerre.Carlaguerrefupofe dans ceux qui fe la font , fmon l'égalité de force, au moins l'opinion de cette égalité , d'où naît le defir & l'efpoir mutuel de fe vaincre ; or dans l'état de fociété , fi la balance n'eft jamais parfaite entre les hommes, elle n'eft pas non plus trop inégale: au contraire, dans l'état de nature les hommes ne feroient point en état de guerre proprement dite ; car ou ils n'auroient rien à fe difputer, ou fi la nécefîité les y obligeoit, on ne verroit que la foibleffe fuyant devant la force, des oppreffeurs fans combat & des opprimés fans réfiftance.

Voilà donc les hommes , réunis & armés tout à la fois , s'embraflant d'un côté , fi on peut parler ainfi , & cherchant de l'autre à fe blaiffer mutuellement. Les lois font le lien plus ou moins efficace , deftiné à fufpendre ou à retenir leurs coups ; mais l'étendue prodigieufe du globe que nous habitons, la nature différente des régions de la Terre & des Peuples qui la couvrent , ne permettant pas que tous les hom- mes vivent fous un feul & même gouverne- ment , le genre humain a fe partager en un certain nombre d'Etats , diftingués par la diffé- rence des lois auxquelles ils obéhTent. Un feul gouvernement n'auroit fait du genre humain qu'un corps exténué & languiffant, étendu fans vigueur fur la furface de la Terre ; les différens Etats font autant de corps agiles & robuftes , qui en fe donnant la main les uns aux autres , ïl'en forment qu'un, & dont l'action réciproque entretient par-tout le mouvement & la vie.

de VEfprit des Lois, 1 3 7

On peut distinguer trois fortes de gouver- nemens ; le Républicain , le Monarchique , le Defpotique. Dans le Républicain, le peuple en corps a la fouveraine puitïance ;dans le Monar- chique , un feul gouverne par des lois fonda- mentales ; dans le Defpotique , on ne connoît d'autre loi que la volonté du Maître , ou plutôt du Tyran. Ce n'eft pas à dire qu'il n'y ait dans l'Univers que ces trois efpeces d'Etats ; ce n'eft pas à dire même qu'il y ait des Etats qui appar- tiennent uniquement ck rigoureufement à quel- qu'une de ces formes ; la plupart font, pour ainil dire , mi-partis ou nuancés les uns des autres : ici la Monarchie incline au Defpotifme ; le gouvernement Monarchique eft combiné avec le Républicain : ailleurs ce n'eft pas le peuple entier, c'eft feulement une partie du peuple qui fait les lois. Mais la divifion précédente n'en eft. pas moins exaéle & moins jufte. Les trois efpe- ces de gouvernemens qu'elle renferme font tel- lement diftinguées, qu'elles n'ont proprement rien de commun ; & d'ailieurs tous les Etats que nous connoiftbns participent de l'une ou de l'autre. Il étoit donc néceftaire de former de ces trois efpeces des claiïes particulières, & de s'appliquer à déterminer les lois qui leur font propres ; il fera facile enfuite de modifier ces lois dans l'application à quelque gouvernement que ce foit ; félon qu'il appartiendra plus ou moins à ces différentes formes.

Dans les divers Etats , les lois doivent être relatives à leur nature, c'eft-à-dire , à ce qui les conftitue , &c à leur principe , c'eft- à-dire , à ce qui les foutient & les fait agir ; difiinction importante, la clé d'une infinité de lois , & dont l'Auteur tire bien des conféquences.

13$ Analyfi

Les principales lois relatives à la nature de la Démocratie , font, que le peuple y foit à certains égards le Monarque , à d'autres le Sujet ; qu'il élife & juge Tes Magiftrats , & que Jes Magiftrats en certaines occaiions décident. La nature de la Monarchie demande qu'il y ait entre le Monarque & le Peuple beaucoup de pouvoirs & de rangs intermédiaires , & un Corps dépofitaire des lois, médiateur entre les Sujets ck le Prince. La nature du Defpotif- rne exige que le Tyran exerce Ton autorité, ou par lui leul , ou par un feul qui le repréfente. . Quant au principe des trois gouvernemens , celui de la Démocratie eft l'amour de la Répu- blique , c'eft-à-dire de l'égalité ; dans les Mo- narchies , un feul eft le diipeniateur des dif- tinclions & des récompenfes , & l'on s'ac- coutume à confondre l'Etat avec ce feul hom- me, le principe eft l'honneur, c'eft-à-dire, l'am- bition & l'amour de l'eftime; fous le Defpotifme enfin, c'eft la crainte. Plus ces principes font en vigueur, plus le gouvernement eft fiable ; plus ils s'altèrent & fe corrompent , plus il in- cline à fa deftru£t.ion. Quand l'Auteur parle de l'égalité dans les Démocraties , il n'entend pas une égalité extrême, abfolue,& par conféquent chimérique ; il entend cet heureux équilibre qui rend tous les citoyens également fournis aux lois , & également intéreifés à les obferver. .

Dans chaque gouvernement les lois de l'édu- cation doivent être relatives au principe ; on entend ici par éducation , celle qu'on reçoit en entrant dans le monde , & non celle des parens & des maitres , qui fouvent y eft contraire , fur-tout dans certains Etats. Dans les Monar- chies ? l'éducation doit avoir pour objet l'urba-

de VEfprit des Lois. 139

jiité & les égards réciproques ; dans les Etats Defpotiques , la terreur & raviliflement des efprits ; dans les Républiques on a befoin de toute la puiftance de l'éducation ; elle doit inf- pirer un fentiment noble , mais pénible , le renoncement à foi-méme , d'où naît l'amour de la patrie.

Les Lois que leLégiflateur donne , doivent être conformes au principe de chaque gouver- nement; dans la République, entretenir l'égalité & la frugalité ; dans la Monarchie , ioutenir la NoblefTe fans écrafer le peuple ; fous le gouver- nement Defpotique , tenir également tous les Etats dans le filence. On ne doit point accufer M. de Montefquieu d'avoir ici tracé aux Sou- verains les principes du pouvoir arbitraire , dont le nom feul eft fi odieux aux Princes juftes, & à plus iorte raifcn aux citoyens fages & ver- tueux. C'eft travailler à l'anéantir que de mon- trer ce qu'il faut faire pour le conferver : la per- fection de ce gouvernement en eft la ruine ; & le Code exaét de la tyrannie , tel que l'Au- teur le donne, eft en même tems la fatyre & le fléau le plus redoutable des Tyrans. A l'é- gard des autres gouvernemens, ils ont chacun leurs avantages ; le Républicain eft plus propre aux petits Etats , le Monarchique aux grands ; le Républicain plus fujet aux excès, le Monar- chique aux abus; le Républicain apporte plus de maturité dans l'exécution des lois , le Monar- chique plus de promptitude.

La différence des principes des trois gouver- nemens doit en produire dans le nombre & l'objet des lois , dans la forme des jugemens & la nature des peines. La conftitution des Monar- chies étant invariable &. fondamentale, exige

14° Analyfi

plus de lois civiles & de tribunaux , afin que la juftice Toit rendue d'une manière plus uniforme & moms arbitraire. Dans les Etats modérés , foit Monarchies , Toit Républiques , on ne fau- roit apporter trop de formalités aux lois crimi- nelles. Les peines doivent non-feulement être en proportion avec le crime , mais encore les plus douces qu'il eft pofîible , fur-tout dans la Démocratie ; l'opinion attachée aux peines fera fouvent plus d'effet que leur grandeur même. Dans les Républiques , il faut juger félon la loi , parce qu'aucun particulier n'eft le maître de l'altérer. Dans les Monarchies , la clémence du Souverain peut quelquefois l'adoucir ; mais les . crimes ne doivent jamais y être jugés que par les Magiftrats exprefîément chargés d'en con- noître. Enfin c'eft principalement dans les Dé- mocraties que les lois doivent êtreféveres con- tre le luxe , le relâchement des mœurs & la fé- duclion des femmes. Leur douceur ckleurfoi- bleffe même les rend allez propres à gouverner dans les Monarchies ; & FHiftoire prouve que fouvent elles ont porté la couronne avec gloire. M. de Montelquieu ayant ainfi parcouru chaque gouvernement en particulier , les exa- mine enfuke dans le raport qu'ils peuvent avoir les uns aux autres, mais feulement fous le point de vue le plus général , c'eft-à-dire fous celui qui eft uniquement relatif à leur nature ckàleur principe. Envi-fagés de cette manière les Etats ne peuvent avoir d'autres rapports que celui de fe défendre ou d'attaquer. Les Républiques de- vant par leur nature renfermer un petit Etat, elles ne peuvent fe défendre fans alliance,, majs c'eft avec des Républiques qu'elles 'dotveht s'al- " lier ; la force défenfive de la Monarchie coniifte

de PEfprh des Lois. I41

principalement à avoir des frontières hors d'in- fulte. Les Etats ont comme les hommes le droit d'attaquer pour leur propre confervation : du droit de la guerre dérive celui de conquête ; droit nécefiaire, légitime & malheureux, qui laijfe toujours à payer une dette immenfe pour s' ac- quitter envers la nature humaine, & dont la loi générale eft de faire aux vaincus le moins de mal qu'il eftpoiîîble. Les Républiques peuvent moins conquérir que les Monarchies ; des con- quêtes immenfes fuppofent le Defpotiime ou rafïurent.Un des grands principes de l'efprit de conquête doit être de rendre meilleure, autant qu'il eft pofîïble, la condition du peuple con- duis ; c'eit fatisfaire tout-à-la-fois la loi naturelle 6c la maxime d'Etat. Rien n'eft plus beau que le traité de paix de Gelon avec les Carthaginois , par lequel il leur défendit d'immoler à l'avenir leurs propres enfans. Les Efpagnols, en con- quérant le Pérou , auroient de même obliger les habitans à ne plus immoler des hommes à leurs Dieux : mais ils crurent plus avantageux dimmoler ces peuples mêmes \ ils n'eurent plus pour conquête qu'un vafte défert : ils furent for- cés à dépeupler leur pays, & s'affaiblirent pour toujours par leur propre victoire. On peut être obligé quelquefois de changer les lois du peuple vaincu ; rien ne peut jamais obliger de lui ôter fes mœurs ou même les coutumes, qui font fou- vent toutes fes mœurs. Mais le moyen le plus sûr de conferver une conquête, c'eit de mettre, s'il eft pofiibîe , le peuple vaincu au niveau du peuple conquérant , de lui accorder les mêmes droits jjç le^roêmes privilèges : c'eft ainfi qu'en ont foùvènt uie les Romains, c'eit ainu* fur-tout qu'en ufa Céfar à l'égard des Gaulois.

ï-42, Analyfi

Jufqu'ici, en confidérant chaque gouverne- ment tant en lui-même que dans fon rapport aux autres , nous n'avons eu égard ni à ce qui doit leur, être commun , ni aux circonftances particulières tirées ou de la nature du pays, ou du génie des peuples : c'eft ce qu'il faut main- tenant développer.

La loi commune de tous les gouvernemens, du moins des gouvernemens modérés , & par conféquent juïtes, eft la liberté politique dont chaque citoyen doit jouir. Cette liberté n'eft: point la licence abfurde de faire tout ce qu'on veut , mais le pouvoir de faire tout ce que les lois permettent. Elle peut être envifagée ou dans fon rapport à la conftitution , ou dans fon rapport au citoyen.

Il y a dans la conftitution de chaque Etat deux fortes de pouvoirs , la puifTance légiilative & l'exécutrice ; & cette dernière a deux objets , l'intérieur de l'Etat & le dehors. C'eft de la dif- tributionlégitime&delarépartition convenable de ces différentes efpeces de pouvoirs, que dé- pend la plus grande perfection de la liberté poli- tique par rapport à la conftitution. M. de Mon- tefquieu en apporte pour preuve la conftitution de la République Romaine, & celle de l'Angle- terre. Il trouve le principe de celle-ci dans cette loi fondamentale du gouvernement des anciens Germains , que les affaires peu importantes y étoient décidées par les Chefs, & que les gran- des étoient portées au tribunal de la Nation , après avoir été auparavant agitées par lesChefs. M. de Montefquieu n'examine point fi les An- glois jouiiTent ou non de cette extrême liberté politique que leur conftitution leur donne , il lui fufnt qu'elle foit établie par leurs lois : il eft

de FEfprit des Lois, 143

encore plus éloigné de vouloir faire la fatyre des autres Etats ; il croit au contraire que l'excès , rrrême dans le bien, n'eft pas toujours deiirable, que laliberté extrême a fes inconvéniens comme l'extrême fervitude , & qu'en général la nature humaine s'accommode mieux d'un Etat moyen. La liberté politique conlidérée par rapport au citoyen, confifte dans la sûreté il eft à l'abri des lois, ou du moins dans l'opinion de cette sûreté , qui fait qu'un citoyen n'en craint point un autre. C'eft principalement par la nature &C la proportion des peines, que cette liberté s'éta- blit oufe détruit. Les crimes contre la Religion doivent être punis par la privation des biens que la Religion procure ; les crimes contre les moeurs , par la honte ; les crimes contre la tranquillité publique , par la prifon ou l'exil ; 'les crimes contre la sûreté , par les iupplices. Les écrits doivent être moins punis que les adions , jamais les {impies penfées ne doivent l'être; aceufations non juridiques, efpions, let- tres anonymes s toutes ces rellources de la ty- rannie, également honteufes à ceux qui en font l'inftrument & à ceux qui s'en fervent, doivent être proferites dans un bon gouvernement Mo- narchique. Il n'efï. permis d'acculer qu'en face de la loi, qui punit toujours ou l'accufé ou le calomniateur. Dans tout autre cas , ceux qui gouvernent doivent dire avec l'Empereur Confiance : Nous ne /aurions joupçonner celui à qui il a manqué un aceufateur, lorfqu'il ne lui man- quoit pas un ennemi. C'eft une très-bonne initi- tution que celle d'une partie publique qui fe charge au nom de l'Etat de pourfuivre les cri- mes , ik qui ait toute l'utilité des délateurs fans en avoir les vils intérêts > les inconvéniens & l'infamie.

144 Analyfi

La grandeur des impôts doit être en propor- tion directe avec la liberté. Ainfi dans les Dé- mocraties ils peuvent être plus grands qu'ail leurs fans être onéreux , parce que chaque citoyen les regarde comme un tribut qu'il fe paye à lui-même, 6c qui allure la tranquillité & le fort de chaque membre. De plus , dans un Etat Démocratique , l'emploi infidèle des de- niers publics eft plus difficile , parce qu'il eft plus aifé de le connoitre & de le punir, le dé- pofitaire en devant compte, pour ainfi dire, au premier citoyen qui l'exige.

Dans quelque gouvernement que ce foit , l'efpece de tribut la moins onéreufe , eft celle qui eft établie fur les marchandifes, parce que le citoyen paye fans s'en appercevoir. La quan- tité exceilive de troupes en tems de paix, n'eft qu'un prétexte pour charger le peuple d'im- pôts , un moyen d'énerver l'Etat , 6k un infini- ment de fervitude. La régie des tributs qui en fait rentrer le produit en entier dans le fiic pu- blic , eft fans comparaiibn moins à charge au peuple , & par conféquent plus avantageufe , lorfqu'elle peut avoir lieu , que la ferme de ces mêmes tributs } qui laiiïe toujours entre les mains de quelques particuliers une partie des revenus de l'Etat. Tout eft perdu fur-tout (ce font ici les termes de l'Auteur) lorfque la pro- iéliicn de Traitant devient honorable ; Ô£ elle le devient dès que le luxe eft en vigueur. Laif- fer quelques hommes fe nourrir delà fubftance publique pour les dépouiller à leur tour , com- me on l'a quelquefois pratiqué dans certains Etats , c'eft réparer une injuftice par une autre, &. faire deux maux au lieu d'un.

Venons maintenant, avec M. de Montef-

ouieu ,

de PEfprit des Lois. 14^

<$uieu , aux circonftances particulières indé- pendantes de la nature du gouvernement , &. qui doivent en modifier les Lois. Les cir- conftances qui viennent de la nature du pays font de deux fortes ; les unes ont rapport au climat , les autres au terrein. Perfonne ne doute que le climat n'influe fur la difpofition habituelle des corps , & par conféquent fur les caracleres ; c'eft pourquoi les Lois doivent te conformer au phyfique du climat dans les chofes indifférentes , &. au contraire le com- battre dans les effets vicieux : ainfi dans les pays l'ufage du vin eft nuifible , c'eff une très-bonne Loi que celle qui l'interdit : dans les pays la chaleur du climat porte à la pareffe , c'eir. une très -bonne Loi que celle qui encourage au travail. Le gouvernement peut donc corriger les effets du climat, 6k cela îuffit pour mettre l'efprit des Lois à couvert du reproche très-injufte qu'on lui a fait d'at- tribuer tout au froid 6c à la chaleur ; car outre que la chaleur & le froid ne font pas la feule chofe par laquelle les climats foient diftingués, ,il feroit auilï abfurde de nier certains effets du climat , que de vouloir lui attribuer tout.

L'ufage des efclaves établi dans les pays chauds de l'Afie & de l'Amérique, & réprouvé dans les climats tempérés de l'Europe , donne fujet à l'Auteur de traiter de l'efclavage civil. Les hommes n'ayant pas plus de droit fur la liberté que fur la vie les uns des autres , il s'enfuit que l'efclavage généralement parlant , eft contre la Loi naturelle. En effet , le droit d'efclavage ne peut venir ni de la guerre , puifqu'il ne pourroit alors être fondé que fur le rachat de la vie , & qu'il n'y a plus de droit

Tome JL G

1 46 Analyfz

fur la vie de ceux qui n'attaquent plus ; ni de la vente qu'un homme fait de lui-même à un autre, puifque tout citoyen étant redevable de fa vie à l'Etat , lui eft à plus forte raifoi redevable de fa liberté , & par conféquent n'eft pas le maître de la vendre. D'ailleur: quelferoit le prix de cette vente ? ce ne peut être l'argent donné au vendeur , puifqu'au moment qu'on fe rend efclave , toutes les pofTeiîions appartiennent au maître : or une vente fans prix eft aurîi chimérique qu'un contrat fans condition. Il n'y a peut-être ja- mais eu qu'une Loi jufte en faveur de l'efcla-» vage , c'étoif la Loi Romaine qui rendoit le débiteur efclave du créancier ; encore cette Loi , pour être équitable , devoit borner la fervitude quant au degré & quant au tems. L'efclavage peut tout au plus être toléré dans les Etats defpotiques , les hommes libres , trop loibles contre le gouvernement, cherchent à devenir pour leur propre utilité , les efclaves de ceux qui tyrannifent l'Etat ; ou bien dans les climats dont la chaleur énerve fi fort la corps & affaiblit tellement le courage , que les hommes n'y font portés à un devoir pénible que par la crainte du châtiment.

A côté de l'efclavage civil , on peut placer la fervitude domeftique, c'eft-à-dire, celle oui les femmes font dans certains climats : elle peut avoir lieu dans ces contrées de l'Afie , elles font en état d'habiter avec les hommes avant que de pouvoir faire ufage de leur raifon; nubiles par la Loi du climat, enfans par celle de la nature. Cette fujétion devient encore plus néceffaire dans les pays la polygamie «il établie \ ufage que M. de Montefquieu ne.

de CEJprît des Lois. 147

prétend pas juftifier dans ce qu'il a de contraire à la Religion , mais qui dans les lieux il eft reçu ( & à ne parler que politiquement ) peut être fondé jui'qu'à un certain point , ou 'fur la nature du pays , ou fur le rapport du nombre des femmes au nombre des hommes. M. de Montefquieu parle à cette occafion de la répudiation 6c du divorce ; & il établit fur de bonnes raifons , que la répudiation une fois admife , devroit être permife aux femmes comme aux hommes.

Si le climat a tant d'influence fur la fervitude dorneflique & civile , il n'en a pas moins fur la fervitude politique, c'eft-à-dire , fur celle qui foumet un peuple à un autre. Les peuples du Nord font plus forts Se plus courageux que ceux du Midi ; ceux-ci doivent donc en général être fubjugués , ceux-là conquérans ; ceux-ci efclaves , ceux-là libres. Ceft auflï ce que l'Hiftoire confirme : l'Alie a été conquife onze 'fois par les peuples du Nord : l'Europe a fout- fert beaucoup moins de révolutions.

A l'égard des Lois relatives à la nature du

terrein , il eft clair que la Démocratie convient

mieux que la Monarchie aux pays ftériles ,

la terre a befotn de toute l'induit, ie des

•hommes. La liberté d'ailleurs eft en ce cas une

efpece de dédommagement de la dureté du

"travail. Il faut plus de Lois pour un peuple

'agriculteur, que pour un peuple qui nourrit

des troupeaux; pour celui-ci , que pour un

peuple chafleur ; pour un peuple qui fait ufage

de la monnoie , que pour celui qui l'ignore.

Enfin on doit avoir égard au génie particulier

delà Nation. La vanité qui groilit les objets,

•feft un bon reffort pour le gouvernement:

Gij

ij$ Ànalyfe

l'orgueil qui les déprife eft un reflbrt dange- reux. Le Législateur doit reipe&er jufqu'à ui certain point les préjugés, les pallions , le* abus. Il doit imiter Solon , qui avoit donn^ aux Athéniens , non les meilleures Lois ei elles-mêmes : mais les meilleures qu'ils puffent avoir : le cara&ere gai de ces peuples deman- dait des Lois plus faciles ; le caractère dur des Lacédémoniens, des Lois plus féveres. Les Lois font un mauvais moyen pour changer les manières & les ufages ; c'eft par les récom- penfes & l'exemple qu'il faut tâcher d'y par- venir. Il eft pourtant vrai en même tems , que les Lois d'un peuple , quand on n'afFecle pas .d'y choquer grofïïérement & directement fes mœurs , doivent influer infentiblement fur elles , foit pour les affermir , foit pour les changer.

c

Après avoir approfondi de cette manière la nature & l'efprit des Lois, par rapport aux différentes efpeces de pays & de peuples , l'Auteur revient de nouveau à confidérer les Etats, les uns par rapport aux autres. D'abord, en les comparant entr'eux d'une manière géné- rale, il n'avoit pu les envilager que par rapport su mal qu'ils peuvent fe faire ; ici il les envifage par rapport aux fecours mutuels qu'ils peuvent le donner. Or ces fecours font principalement fondés fur le commerce. Si l'efprit de com- merce produit naturellement un efprit d'inté- rêt oppoféà la fublimité des vertus morales, jl rend auiîi un peuple naturellement jufte , ÔC en éloigne l'oifiveté & le brigandage. Les Na- tions libres qui vivent fous des gouvernemens modérés , doivent s'y livrer plus que les Na- tions efckves. Jamais- une Nation ne doit e$«

il PEfprit des Lois. . 14$ 'dure de Ton commerce une autre Nation, fans de grandes rations. Au refte , la liberté en ce genre n'eft pas une faculté abfoiue accordée aux Négocians de faire ce qu'ils veulent , fa- culté qui leur feroit Couvent préjudiciable ; elle confifte à ne gêner les Négocians qu'en faveur du commerce. Dans la M onarchie , la NoblelTe ne doit point s'y adonner, encore moins le Prince. Enfin , il eft des Nations auxquelles le commerce eft défavantageux ; ce ne font pas celles qui n'ont befoin de rien , mais celles qui Ont befoin de tout : Paradoxe que TAuteur fend fenfible par l'exemple de la Pologne , qui manque de tout , excepté de bled , &. qui par le commerce qu'elle en fait, prive les Payfans de leur nourriture pour fatisfaire au luxe des Seigneurs. M. de Montefquieu , à l'occalion des Lois que le Commerce exige , fait l'hif- toire de fes différentes révolutions ; & cette partie de ion Livre n'eft ni la moins intirel- îante , ni la moins curieufe. Il compare l'ap- pauvriiTement de l'Efpagne , par la découverte de l'Amérique, au fort de ce Prince imbécille de la table , prêt à mourir de faim , pour avoir demandé aux Dieux que tout ce qu'il touche- roit fe convertît en or. L'ufa^e de la monno'.e étant une partie confidérable de l'objet du Commerce, & fon principal inftrument, il a cru devoir en conféquence traiter des opéra- tions fur la monnoie , du change , du paiement des dettes publiques , du prêt à intérêt, dont il fixe les lois & les limites , & qu'il ne con- fond nullement avec les excès û jugement condamnés de l'ufure.

La population & le nombre des habitans , ont avec le commerce un rapport immédiat ;

i^o Ahalyfi

& les mariages ayant pour objet la population 9 M. de Montefquieu approfondit ici cette im- portante matière. Ce qui favorife le plus la propagation , eft la continence publique ; l'ex- périence prouve que les conjonctions illicites y contribuent peu , & même y nuifent. On a établi avec juftice pour les mariages , le confentement des pères ; cependant on y doit mettre des reilriclions : car la Loi doit en général favorifer les mariages. La Loi qui détend le mariage des mères avec les fils , eft ( indépendamment des préceptes de la Reli- gion ) une très-bonne Loi civile ; car fans par- ler de plufieurs autres raifons 9 les contrac- tans étant d'âge très-différent , ces fortes de mariages peuvent rarement avoir la propaga- tion pour objet. La Loi qui défend le mariage du père avec la fille , eCt fondée fur les mêmes motifs ; cependant ( à ne parler que civilement) elle n'eft pas fi indifpenfablement néceiTaire que l'autre à l'objet de la population , puifque la vertu d'engendrer finit beaucoup plus tard- dans les hommes ; aufli l'ufage contraire a-t-il eu lieu chez certains peuples , que la lumière du Chriftianifme n'a point éclairés. Comme la nature porte d'elle-même au mariage , c'eft un mauvais gouvernement que celui on aura befoin d'y encourager. La liberté , la fureté , la modération des impôts , la profcription du luxe , font les vrais principes ck les vrais fou- tiens de la population ; cependant on peut avec fuccès faire des Lois pour encourager les mariages , quand malgré la corruption il refte encore des reflbrts dans le peuple qui l'attachent à fa patrie. R.ien n'eft plus beau que les Lois d'Augufte pour favoriier la prQ-

de VEfprlt des Lois, 151

pagation de l'efpece ; par malheur il fit ces Lois dans la décadence , ou plutôt dans la chute de la République ; & les citoyens dé- couragés , dévoient prévoir qu'ils ne met- troient plus au monde que des efclaves ; auiîi l'exécution de ces Lois fut - elle bien foible durant tout le tems des Empereurs païens, Conftantin enfin les abolit en le faifant chré- tien , comme li le Chriftianifme avoit pour but de dépeupler la fociété, en confeillant à un petit nombre la perfection du célibat.

I/établiiïement des hôpitaux , félon l'efprit dans lequel il eft fait , peut nuire à la popu- lation , ou la favorifer. Il peut & il doit même y avoir des hôpitaux dans un Etat dont la plupart des citoyens n'ont que leur indultrie pour refTourc^,, parce que cette ind'uftrie peut quelquefois être malheureufe ; mais les fecours que ces hôpitaux donnent , ne doivent être cjue pailagers , pour ne point encourager la mendicité 6k la fainéantife. Il faut commencer par rendre le peuple riche , ik bâtir enfuite des hôpitaux pour les befoins imprévus &. preffans. Malheureux les pays la multitude des hôpitaux & des monafteres , qui ne font que des hôpitaux perpétuels, fait que tout le monde eft à fon aife , excepté ceux qui tra- vaillent !

M. de Montefquieu n'a encore parlé que des lois humaines : il pafle maintenant à celles de la Religion , qui dans prefque tous les Etats font un objet fi eflentiel du gouvernement. Par-tout il fait l'éloge du Chriitiantfme , il en montre les avantages & la grandeur, il cherche le faire aimer ; il foutient qu'il n'eft pas iaipoiîible, comme Bayle l'a prétendu, qu'une

G iv

1 5 2 Ànalyjt

fbciété de parfaits Chrétiens forme un Etaff fubfiftant & durable. Mais il s'eft cru permis aufti d'examiner ce que les différentes religions (humainement parlant) peuvent avoir de con- forme ou de contraire au génie & à la fituatior* des peuples qui les profeiTent. C'eft dans ce point de vue qu'il faut lire tout ce qu'il a écrit fur cette matière , & qui a été l'objet de tant de déclamations injuftes. Il eft furprenant fur- tout , que dans un fiecle qui en appelle tant d'autres barbares 5 on lui ait fait un crime de- ce qu'il dit de la tolérance ; comme fi c'étoit approuver une religion que de la tolérer ; corn-* me fi enfin l'Evangile même ne profcrivoit pas tout autre moyen de répandre la foi , que la douceur & la perfuafion. Ceux en qui la fu- perftition n'a pas éteint tout fentiment de corn- paffion & de juflice , ne pourront lire fans être attendris , la remontrance aux Inquifiteurs, ce Tribunal odieux , qui outrage la Religion en paroifTant la venger.

Enfin après avoir traité en particulier des différentes efpeces de Lois que les hommes peuvent avoir , il ne refte plus qu'à les com- parer toutes enfemble , & à les examiner dans leur rapport avec les chofes fur lefquelles elles itatuent. Les hommes font gouvernés par dif- férentes efpeces de Lois ; par le droit naturel, commun à chaque individu ; par le droit divin, qui eft celui de la Religion ; par le droit ecclé- fiaftique , qui eft celui de la police de la Reli- gion ; par le droit civil , qui eft celui des mem- bres d'une même Société; par le droit politi- que , qui eft celui du gouvernement de cette fociété ; par le droit des gens 3 qui eft celui des feciétés les unes par rapport aux autres. Ces

dz FEJprh des Lois'. ÎJJ

(droits ont chacun leurs objets diflingués , qu'il faut bien fe garder de confondre. On ne doit jamais régler par l'un ce qui appartient à Tau- tre, pour ne point mettre de déibrdre ni ci'in- juflice dans les principes qui gouvernent les hommes. Il faut enfin que les principes qui preferivent le genre des Lois , ck qui en cir- conferivent l'objet , règne aufîi dans la manière de les coropofer. L'efprit de modération doit, autant qu'il eft poilible , en dicler toutes !es difpofitions. Des Lois bien faites feront con- formes à l'efprit du Législateur , mais en pa- roiilant s'y oppofer. 1 elle étoit la fameufe Loi de Solon , par laquelle tous ceux qui ne prenoient point de part dans les féditions, étoient déclarés infâmes. Elles prévenoient les féditions , ou les rendoient utiles en forçant tous les membres de la République à s'occu- per de fes vrais intérêts. L'Ofl:racifme même étoit une très-bonne Loi ; car d'un côté elle étoit honorable au citoyen qui en étoit l'objet, & de l'autre elle prévenoit les effets de Tarn* bition ; il falloit d'ailleurs un très-grand nom- bre de fumages , & on ne pouvoit bannir que tous les cinq ans. Souvent les Lois qui pa- roifient les mêmes , n'ont ni le même motif , ni le même effet , ni la même équité ; la forme du gouvernement , les conjonctures & le gé-- nie du peuple changent tout. Enfin le ftylc des Lois doit être fimple & grave : elles peu- vent le difpenfer de motiver , parce que le mo- tif eft fuppofé exifter dans l'efprit du Légiila— teur ; mais quand elles motivent , ce doit être' fur des principes évidens ; elles ne doivent pas reflembler à cette Loi , qui défendant aux. aveugles de plaider, apporte pour raifon qu'il^

G Y

1 54 Analyft de VEfprlt des Lois.

ne peuvent pas voir les ornemens de la Ma-

giftrature.

M. de Montefquieu , pour montrer par des exemples l'application de les principes, a choifi deux différens peuples ; le plus célèbre de la Terre , & celui dont l'hiftoi ;e nous iméreiTe le plus ; les Romains & les François. 11 ne s'at- tache qu'à une partie de la Junfprudence du premier ; celle qui regarde les fucceiiicns. A l'égard des François, il entre dans le plus grand détail fur l'origine & les révolutions de leurs Lois civiles , 6c fur les difîérens ulages abolis ou fubfiftans , qui en ont été la fuite : il s'étend principalement fur les Lois féodales,, cette efpece de gouvernement inconnu à toute l'antiquité , qui le fera peut-être pour toujours aux fiecles futurs , & qui a fait tant de bien Si tant de mal. ïl difeute fur-tout ces Lois dans le rapport qu'elles ont à l'établhTement & aux révolutions de la Monarchie Françoife ; il prouve, contre M. l'Abbé du Bos , que les Francs font réellement entrés en conquérans dans les Gaules, & qu'il n'eft pas vrai, comme cet Auteur le prétend, qu'ils aient été appelles par les peuples pour fuccéder aux droits des Empereurs Romains qui les opprimoient : dé- tail profond , exact & curieux, mais dans le- quel il nous eft imppofhble de le fuivre.

Telle eft l'analyfe générale , mais très-in- forme & très-imparfaite de l'Ouvrage de M. de Montefquieu ; nous l'avons féparée du refle de fon Eloge , pour ne pas trop interrompre la fuite de notre récit.

55

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î^^^^^^i

ELOGE

DE M. L'ABBÈ

M A L L E T ,

Mis à la tête du Jïxieme Volume de l'Encyclopédie.

EDME MALLET, Dotteur & Profeffeur Royal en Théologie de la Faculté de Paris, de la Maiibn & Société Royale de Navarre, naquit à Melun en 171 3 , d'une famille pleine de probité, & ce qui en eft fouvent la fuite , peu accommodée des biens de la fortune.

Après avoir fait fes études avec fuc- ,cès au Collège des Bamabites de Mon- targis , fonde par les Ducs d'Orléans , il vint à Paris, & fut çhoifi par M. de

G vj

1 5 6 Eloge

la Live de Bellegarde Fermier Général £ pour veiller à l'inffari£Hon de {es en- fans. Les principes de goût , &: les fenti- mens honnêtes qu'if eut foin de leur inf- pirer, prodùiurent les fruits qu'il avoit. lieu d'en attendre. C'eit aux foins de cet Inilituteur, fécondés d'un heureux naturel , que nous devons M. de la Live de Jully , Introducteur des AmbafTa— deurs , Si Honoraire de l'Académie Royale de Peinture , qui cultive les beaux Arts avec ûiccbs ; amateur fans- ©{tentation, fans injuftice Ô£ fans ty-- rannnie.

M. l'Abbé Mallet pana à cet emploi pénible dans une carrière non moins propre à faire connoître fes talens ; il entra, en Licence en 1742. dans la Fa-* culté de Théologie de Paris. Les fuecès par lefquels il s'y difiingua ne furent pas équivoques. Ce il i'ufage en Sorbonne à la fin de chaque Licence de donner aux Licenciés les places , à peu près comme On le pratique dans nos Collèges : les deux premières de ces places font aftec* tées de droit aux deux Prieurs de Sor- bonne; les deux fuivantes (par un ar- rangement fondé fans doute fur de tonnes raifons ) font deftinées aux deux

2e M.tAbbi Mallzt. ïjf

plus qualifiés de la Licence ; le mérite dénué de titres n'a dans cette Lifte que la cinquième place ; elle fut donnée unanimement à M: l'Abbé Mallet.

Pendant fa Licence il fut aggrégé à la Maifon & Société Royale de Navarre. Les hommes illuilres qu'elle a produits,. Gerfon , Duperron , Launoi , Eofïïiet , & tant d'autres , étoient bien propres à exciter l'émulation de M. l'Abbé Mal- let , 6c avoient déterminé fon choix en faveur de cette Maifon célèbre.

Tout l'invitoit à demeurer à Paris ; le féjour de la Capitale lui oirroit des refiburces aiîurées , & le fucccs de fa Licence des efpérances flatteufes. Déjà la Maifon de Rohan l'avoit choifi pour élever les jeunes Princes de Guemené' Montbafon ; mais fa mère &: fa famille avoient befoin de fes fecours : aucun facrifice ne lui coûta pour s'acquitter de ce devoir, ou plutôt il ne s'apperçut pas qu'il eût de facrifice à faire ; il alla rem- plir auprès de Melun en 1744 une Cure arTez modique, qui en le raprochantde les parens le mettoit à portée de leur être plus utile. Il y parla environ années , dans l'obïcurité , la retraite &c h travail, partageant fon peu de for--

1 5 S Eloge

tune avec les Tiens , enfeignant à d( hommes fimples la morale de l'Evan- gile , & donnant le refte de fon tems à l'étude : ces années furent de fon aveu les plus heureufes de favie,&on n'aura pas de peine à le croire.

La mort de fa mère , & les mefures qu'il avoitprifes pour rendre meilleure la fituation de fa famille , lui permirent de revenir à Paris en 175 1 , pour y occuper dans le Collège de Navarre une Chaire de Théologie , à laquelle le Roi l'a voit nommé fans qu'il le demandât. Il s'acquitta des fonctions de cette place en homme qui ne l'avoit point follici- tée. Néanmoins la manière diflmguée dont il la rempliiToit ne Pempêchoit pas de trouver du tems pour d'autres occu- pations. Il mit au jour en 1753. fon Effai fur les bienf lances Oratoires, & fes Principes pour la lecture des Orateurs, La foiitude il vivoit dans fa Cure avoit déjà produit en 1745. fes Principes pour la lecture des Poètes, Malgré le befoin qu'il avoit alors de Protecteurs , il n'en chercha pas pour cet Ouvrage ; il l'of- frit à Meilleurs de la Live fes élevés ; ce fut fa première & fon unique Dédi- cace,

de M. VAbbl Mal/et. 159

Ces diffère ns écrits , & quelques au- tres du même genre qu'il a mis au jour, étant principalement devinés à l'inf- trufrion de la jeunefl'e , il n'y faut point cherc' en avertit lui-

analyfes profondes <k de brillans p oit, ck ce font

ici les pro ^ (./), qu'en ma-

tière de goût les opinions établies depuis long-tems dans la République des Let- tres , font toujours préférables aux fin- gularités &: aux preftiges de la nou- | veauté ; maxime qu'on ne peut contef- ter en général , pourvu qu'une fuperlïi- tion aveugle n'en toit pas le fruit. Ainfi dans les ouvrages dont nous parlons , l'Auteur fe borne à expofer avec netteté les préceptes des grands Maîtres , &t à les appuyer par des exemples choifis , tirés des Auteurs anciens &c modernes. Tant de travaux ne fervoient , pour ainfi dire , que de prélude à de plus grandes entreprifes. Il a laiffé une tra- duction compiette de l'excellente Hif- toire de Davila , qui a parir depuis fa mort , avec une Préface. Il avoit formé k projet dp deux autres ouvrages cen-

( a ) Préface des Principes pour la leclure tes Poètes, PaS- lh

i6o Elogt

fidérables, pour lefquels il avoit déjà recueilli bien des matériaux ; le pre- mier étoit une Hifloire générale de tou- tes nos guerres depuis l'établhTement de la Monarchie jufqu'à Louis XIV. . inclufivement ; le fécond étoit une Hif- toire du Concile de Trente qu'il vouloit oppofer à celle de Fia - Paolo donnée parle P. le Courrayer. Ces deuxfavans hommes , fi fouvent combattus ? 6c plus fouvent injuriés , auroient enfin été attaqués fans fiel & fans amertume , avec cette modération qui honore èc qui annonce la vérité.

Des circonftances que nous ne pou- vions prévoir nous ayant placés à la tête de l'Encvclopédie , nous crûmes que M. -l'Abbé Mailet, par fes connoif- fances , par fes talens 6c par fon carac- tère , étoit très-propre à féconder nos- travaux, ïl voulut bien fe charger de deux parties considérables , celle des Belles Lettres & celle de la Théologie. Tranquille comme il étoit fur la pureté- de fes intentions & de fa doctrine , il ne craignit point de s'afïbcier à une entre- prife qui a le précieux avantage d'avoir tous les hommes de parti contre elle- Auffi malgré leur jaloufe vigilance ylçd

dt M. tAbhl Matlet. ï6î

articles nombreux que M. l'Abbé Mallet nous avoit donnés fur les matières les plus importantes de la Religion, demeu- rèrent abfolument fans atteinte. Mais û fon travail fut à l'abri de la cenfure, fa perfonne n'échappa pas aux déla- teurs. Tandis que d'un côté les Au- teurs d'une Gazette hebdomadaire oui prend le nom & EccUJiajliqiu (£) , cher- choient , fuivant leur ufage , à rendre fa religion fufpeôe , le parti oppofé à ceux-ci l'accufoit de penfer comme eux. De ce s de ux imput . d' Athcif-

me d'une part, & d? Janfinifmt de l'au- tre , la dernière parut la plus importante au févere difpenfaîeur des Bénéfices, feu M. l'ancien Evèque de Mire que fon âge avancé 6c la délicate lie

(b) On peut juger par un trait peu remarquable en lui-même, mais cifif, du degré de croyance cjue cette gazette mérite. Nous avons dit dans l'éloge de M. de Montefquieu , que ce grand homme quit toit fon travail fans en refftntir la moindre imprejfion de fatigue , & nous avions dit quelques lignes auparavant , que fa fantés'e'toit altérée par L'effet LENT & prcfqu' 'infaillible des études profondes. Pourquoi en rapprochant ces deux partages, a-t-on fupprimé les mots lent& prej "qu'infail- lible , qu'on avoit fous les yeux ? c'eft évidemment parce qu'on a fenti qu'un effet lent n'eft pas moins réel, pour n'être pas reftenti fur le champ , & que par co i- féquent ces mots détruifoient l'apparence même de la contradiction qu'on prétendoit faire remarquer. Tells eft la bonne foi de ces Auteurs dans des bagatelles , dt à plus forte raifon dans des matières plus lerieufes.

l6i Etoee

exceïïîve fur l'objet de l'accufation ren- doient facile à prévenir. Ce Prélat , à qui on ne reprochera pas d'avoir voulu favorifer les Auteurs de l'Encyclopé- die , ût en cette occafion ce que les hommes en place devroient toujours faire ; il examina , reconnut qu'on l'a- voit furpris , & récompenfa d'un Cano- nicat de Verdun la doctrine &c les mœurs de PAccufé. Un événement fi humi- liant pour les ennemis de M. l'Abbé Malle t , montra clairement que leur crédit étoit égal à leurs lumières , & fort au-deffous de l'opinion qu'ils voûtaient en donner.

Notre eflimable Collègue méritoit fur-tout les bontés du Souverain par fon attachement inviolable à nos libertés &c aux maximes du Royaume , deux objets que les Auteurs de l'Encyclopédie fe fe- ront toujours une gloire d'avoir devant les yeux. On peut fe convaincre par la leéture du mot Excommunication impri- mé dans ie VIe. volume , que M. l'Abbé Malle t penfoit fur cette importante ma- tière en Citoyen , en Philofophe , Se même en Théologien éclairé fur les vrais intérêts de la Religion. Un autre de (qs articles, le mot Communion, ne

de M. FAbbl Malle t. i6 $

doit pas faire moins d'honneur à fa mo- dération 6c à fa bonne foi. Il s'y ex- plique avec une égale impartialité , & fur le célèbre Arnauld , dont les talens 6c les lumières ont fi étrangement dé- généré clans ceux qui fe difent (es dilcipïes , &r fur le fameux P. Pichon , proïcrit par les E vécues de France , Se abandonné enfin par les Confrères mê- me après laréfiftance la plus courageufe. M. l'Abbé Mallet 9 quoiqu'attaqué en différentes occafions par les Journaliires de Trévoux , ne chercha point à leur reprocher les éloges qu'ils avoient d'a- bord donnés au Livre de ce Religieux; fon p.-u de reiilntiment & ion indul- gence ordinaire le portoient à ex< une diffraction fi pardonnabl ...». Il :,1 natu- rel, nous difoitol avec un ancien, de louer les Athéniens en préfence des Athéniens.

Toute l'Europe a entendirparler de la Thcfe qui fit tant de bruit en Sor- I î en 175 1 , & dont l'Auteur étoit M. PAbhé de Prades . Bachelier

en Théologie, depuis Le&eur Se Se- crétaire des Commandemens de S. M. le Roi. de PriuTe , & Honoraire de EÀcadémie Royale des Sciences <Sc des Belles-Lettres de Berlin. L"accuié de-

IÔ4 &°ge

mandoît avec inflance à être entendu; il promettoit de fe foumettre fans ré- ferve : mais il fe propofoit de repré- fenter à fes Juges (&: nous ne fommes ici qu'Hiftoriens ) qu'il avoit cru voir fa doéïrine fur les miracles dans les ou- vrages de deux Théologiens d'un grand poids dans la Faculté (c) , &: que cette reflemblance , apparente ou réelle 9 avoit cauié fon erreur. Plufieurs Doc- teurs craignirent , peut-être avec quel- que fondement , les inconvéniens qui pouvoient réfulter d'un examen de cette efpece , dût-il fe terminer à la décharge des deux Auteurs. Ils opinèrent donc à condamner le Bachelier fans l'entendre : M. l'Abbé Mallet, moins prévoyant Ô£ plus équitable , ait avec beaucoup d'au-- très d'un avis contraire ; mais le nom- bre l'emporta.

Il mourut le 25 Septembre 1755, d'une efquinancie qui le conduifit en deux jours au tombeau.

Son efprit reiTembloit à fon ftyîe : il l'avoit jurte , net , facile & fans afFecla- tion ; mais ce qui doit principalement

( c ) L'Auteur ( défunt ) du Traité dogmatique fur Us faux Miracles Au tems , & l'Auteur (aulïï défunt) des LcttresThéologiqucs fur ces mêmes Miracles éphémères, & fur ces convulfious qui deshonorent notre fiedo»

de M. tÀbU Malitt. l6j

faire le fujet de fon Eloge, c'en1 ratta- chement qu'il montra toujours pourfes amis , fa candeur, fon caractère doux & modefte. Dès qu'il parut à Verdun , il y acquit Teilime & la confiance générale de fon Chapitre , qui le chargea dès ce moment de fes affaires les plus im- portantes ; il fut toujours confidéré de même par fes Supérieurs les plus ref- peclables. Quoique très -attaché à la Religion par principes par état , il ne cherchoit point à en étendre les droits au-delà des bornes qu'elle s'eft preferites elle-même. Les articles DU fi- nit & £ /z/l'r pourraient fervir à montrer combien il favoit diftinguer dans ces matières délicates les limites de la rai- ■fbn 6c de la foi. Il ne mérita jamais ni par fes difeours , ni par fa conduite , le reproche qu'on a quelquefois fait aux Théologiens , d'être par leurs querelles une occafion de trouble (^). L'afflic- tion que lui caufoient les diiputes pré- fentes de FEglife, &c le funefïe triomphe

(d) Les Auteurs d'un Dittionnaire qui eft entre les mains de tout le monde ont étendu ce reproche beau- coup au-delà de ce qu'ils pouvoient fe permettre. Las Théologiens , dit le Dictionnaire de Trévoux , au mot Perturbateur , font ordinairement les perturbateurs de l'Etat. Que de clameurSj (i cette phrafe ie fut trou»* vée dans l'Encyclopédie t

i66 Elcgz de M, VAbbl Malkt. qu'il voyoit en réfulter pour les enne-» mis de la Religion , lui faifoient regret- ter que des la naiffance de ces difputes le Gouvernement n'eût pas impofé un fiience efficace iur une matière qui en eu û digne. Pendant la dernière afîem- hlée du Clergé , il fit à la prière d'un des principaux Membres de cette ArTem- blée plufiurs Mémoires théologiques qui établifibient de la manière la plus nette 6c la plus iblide la vérité , la con- corde 6c la paix. ïl paya fon zèle de fa vie , ce travail forcé ayant cccafionné îa maladie dont il efi mort à la fleur de fon âge. Ennemi de la perfécution, to- lérant même , autant qu'un Chrétien doit l'être , il ne vouloit employer contre l'erreur que les armes de l'Evan- gile , la douceur, la perfuafion 6c la pa- tience, ïl ne cherchoit point fur-tout à groiilr à fes propres yeux 6c à ceux des autres la Lifte déjà trop nombreufe des /incrédules, en y faifant entrer (par une mal-adreiïe ïi commune aujourd'hui) la plupart des Ecrivains célèbres. Ne nous brouillons peint , difoit-il ? avec ks Phi* lofoph.es.

ÉLOGE

D E

M. DU MARSAIS,

Mis à la tête du feptieme Volume de. l'Encyclopédie*

LA vie fcdentaire •&" obfcflre de la plupart des Gens de Lettres offre pour l'ordinaire peu d'événemens, iur- tout quand leur fortune n'a pas répondu à ce qu'ils avoient mérité par leurs tra- vaux. M. du Marfais a été de ce nom- bre ; il a vécu pauvre & prefque ignoré dans le iein d'une patrie qu'il avoit ins- truite : le détail de fa vie n'occupera donc dans cet Éloge que la moindre place , &i nous nous attacherons prin- cipalement à PAnalyfe raifonnée de tes

ï68 Eloge

Ouvrages. Par -là nous acquitterons , autant qu'il eft. en nous , les obligations que l'Encyclopédie & les Lettres ont eues à ce Philofophe ; nous devons d'autant plus d'honneurs à fa mémoire , que le fort lui en a plus refufé de fon vi- vant, & l'hiiloire de fes écrits eft le plus beau monument que nous puiffions lui confacrer. Cette Hiftoire remplira d'ail- leurs le principal but que nous nous pro- pofons dans nos Éloges , d'en faire un objet d'initTu£tion pour nos Lecteurs, & un recueil de mémoires fur l'état pré- sent de la Philofophie parmi nous.

César Chesneau , fieur du Marfais,1 Avocat au Parlement de Paris , naquit àMarfeille le 17 Juillet 1676. Il perdit fon père* au berceau, Se refta entre les mains d'une mère qui laiffa dépérir la fortune de (es enfans par un défintéref- iement romanefque ; fentiment louable dans fon principe, eftirnable peut-être dans un Piiilofophe ifolé , mais blâma- ble dans une mère de famille. Le jeune du Mariais étoit d'autant plus à plain- dre , qu'il avoit aufîi perdu en très-bas âge , & peu après la mort de fon père , deux oncles d'un mérite diitingué , dont /'un ? Nicolas Chefneau , favant Méde- cin,

de M. du Ma.rf.iis. 169

cîn , eft auteur de quelques ouvra- ges, (a) Ces oncles lui avoient laifTé une Bibliothèque nombreufe & choifie , qui bientôt après leur mort fut vendue prefqu'en entier à un prix très-modique. L'enfant qui n'avoit pas encore atteint fa feptieme année , pleura beaucoup de cette perte , & cachoit tous les Livres qu'il pouvoit foufrraire. L'excès de fon affliction engagea fa mère à mettre à part quelques Livres rares , pour les lui rclerver quand il feroit en âge de les lire ; mais ces livres même lurent difîipés peu de tems après : il fembloit que la fortune , après l'avoir privé de fon bien , cherchât encore à lui ôt.r tous les moyens de s'inllniire.

L'ardeur &c le talent fe fortifièrent en lui par les obftacles ; il fît fes études

(a) Ces Ouvrages font 1°. La Pharmacie -Théori- : que. Pans , Frédéric Léonard , 1677. i/z-40. il en donna } en 16S2 une féconde édition fort augmentée.

12°. Un Traité de Chimie à la fuite de cette féconde édition.

3". Obfc-vationum Nicolai Chefneau , Mqjnienjis , Docloris Medici, libri V. in-S° . Paris , Léonard, 1672.

40 Difcours & abrégé des vertus & propriétés des eaux de Barbotan en la Comté d'Armagnac. Bordeaux^ X679. in-S '.

On a fait à Leyde en 171 9 une nouvelle édition des Ouvrages de Chefneau 3 mais on a oublié les deux premiers.

Tome IL H

170 Eloge

avec fuccès chez les Pères de l'Oratoire de Marfeille : il entra même dans cette Congrégation , une de celles qui ont le mieux cultivé les Lettres , &c la feule qui ait produit un Philofophe célèbre , parce qu'on y eft moins efclave que dans les autres , & moins obligé de pen- 1er comme fes fupérieurs. Mais la liberté dont on y jouit n'étoit pas encore arTez grande pour M. du Marfais. Il en fortit donc bientôt , vint à Paris à Pâs;e de. vingt-cinq ans, s'y maria, & fut reçu Avocat le 10 Janvier 1704. Il s'attacha à un célèbre Avocat au Confeil, fous, lequel il commençoit à travailler avec, fuccès. Des efpérances trompeufes qu'on lui donna , lui firent quitter cette profeïïion. Il fe trouva fans état & fans bien , chargé de famille , & ce qui étoitj encore plus trille pour lui , accablé de peines domeftiques. L'humeur chagrine de fa femme , qui croyoit avoir acquis par une conduite fage le droit d'être infoçkble , fit repentir plufieurs ibis notre rhilofophe d'avoir pris un engar gement indiffoluble ; il regrette à cette occafion , dans un écrit de fa main trouvé après fa mort parmi (es papiers, que notre Religion , fi attentive aux

M, du Marrais. is de l'humanité, n'ait pas permis le divorce aux Particuliers , comme elle Ta quelquefois permis aux Princes : il déplore la condition de l'homme , qui jette fur la terre au hazard , igno- rant les malheurs , les paiTions & les dangers qui l'attendent, n'acquiert d'ex- périence que par fes fautes , &: meurt fans avoir eu le tems d'en profiter.

M. du Marfais aimant mieux fe pri- ! ver du néceiTaire que du repos , aban- I donna à fa femme le peu qu'il avoit de I bien , & par le confeil de fes amis entra che^ M. le Président de Maifons , pour veiller à l'éducation de fon fils : c'eft le même que M. de Voltaire a célébré dans plufieurs endroits de fes Œuvres , qui des l'âge de vingt-fept ans fut reçu dans l'Académie des Sciences , & dont lies connoilTances & les lumières rai- foi ent déjà beaucoup d'honneur à fou Maître , iorfqu'il fut enlevé à la fleur de fon âge.

Ce fut dans cette maifon & à îa prière du père de fon Ëleve , que M. du Mariais commença fon ouvrage fur les Libertés de l'Eglife Gallicane , qu'il acheva enfaite pour M. le Duc de la Feuiiiade , nommé par le Roi à l'am-

Hij

172- Eloge

bafîade de Rome. II étoit perfuadé que tout François doit connoître les princi- pes de cette importante matière , géné- ralement adoptés dans le premier âge du Chriitianiime , obfcurcis depuis par l'ignorance 6c la fuperitition , 6c que l'Eglife de France a eu le bonheur dev conferver prefque feule. Mais cet objet qui nous intérefïe de fi près , eft. rare-' ment bien connu de ceux même que leur devoir oblige de s^en occuper. Les fa van s écrits de Meilleurs Pithou 6c Dupuy fur nos Libertés , un peu rebu- tans par la forme , font trop peu lus chez une Nation qui compte pour rien le méj rite d'inflruire , quand il n'eft pas ac- compagné d'agrément, 6c qui préfère l'ignorance de les droits à l'ennui de les apprendre. M. du Marfais plein du de- fir d'être utile à (es concitoyens, entre- prit de leur donner fur ce ïujet un ou- vrage précis 6c méthodique , affez in- téreiTant par les détails pour attacher la parefîe même ; la Jurifpruclençe fut guidée par une philofophie lumineufe : 6c fut appuyée d'une érudition choifie répandue fobrement 6c placée à propos Tel fut le plan qu'il fe forma , & qu'il a exécuté avec fuccès: fi néanmoins dans

.

de M. du Marfais. 173

le flecle 011 nous vivons tant de fcience & de logique eft néceffaire pour prou- ver que le fouverain Pontife peut fe ; tromper comme un autre homme ; que le chef d'une Religion de paix &c d'humi- lité ne peut difpenfer ni les peuples de ce qu'ils doivent à leurs Rois., ni les Rois de ce qu'ils doivent à leurs Peu- ples ; que tout ufage qui va au détri- | ment de FEtat eïr. injufte , quoiqn ; 1ère ou môme revêtu d'une autorité ] apparente; que le pouvoir des Souve- rains eu indépendant des Parleurs ; que ij les Ecclcfiailiquesenfin doivent donner ! aux autres Citoyens l'exemple de la fourmilion aux Lois.

Le Traité de M. du Marfais , fous le

titre à? Expofition de la Doctrine de FE-

gtife Gall'i cane par rapport aux prétendons

de la Cour de Rome, eu. divifé en deux

Parties. L'Auteur établit dans la pre-

. miere , les principes généraux fur ief-

I quels font fondées les deux PuuTances,

la fpirituelle &c la temporelle : dans la

[féconde il fait ufage de ces principes

pour fixer les bornes du pouvoir du

Pape , de PEglife tk. des Evêques. Uii

petit nombre de maximes générales

appuyées par la raifon ? par nos Lois 6c

H iij

î74 Eloge

par nos Annales ? ck les conféquences qui résultent de ces maximes ? font toute la fubilance de l'ouvrage.

Ceux qui croiront avoir befoin de recourir à i'Hiftoire Eccléfiarnque peur prémunir contre l'infaillibilité que les Ultramontains attribuent , fans la croire , aux Souverains Pontifes , peu- vens lire les preuves de la huitième maxime ; ils y verront S. Pierre repris' par S. Paul, Se rëconnohTant qu'il s'é- toit trompé ; le Pape Eleuthere approu- vant d'abord les prophéties des Monta- mires , qu'il proferivit bientôt après ; Vicier blâmé par S. Irenée, pour avoir excommunié mal-à-propos les Evêques d'Aïie; Libère fonferivant aux formules des Ariens ; Honorius anathé^iatifé , comme Monothélite , au fixieme Con- cile général , & fes écrits brûlés ; Jean XXlï. au quatorzième fiecle condamné par la Sorbonne fur fon opinion de la vifion béatifique , Se obligé de fe ré- tracter; enfin le grand nombre de con- tradictions qui fe trouvent dans les dé- cidons des Papes , & l'aveu même que plufleurs ont fait de n'être pas infailli- bles , dans un tems ils n'avoient point d'intérêt à le foutenir, Les faits i

de M. du MaffMS. 175

qui peuvent fervir à combattre des pré- tentions d'un autre genre , font recueil- lis dans cet ouvrage avec le même choix & la même exa&itude. On y lit que Grégoire VIL celui qui a le premier levé l'étendard de la rébellion contre les Rois , fe repentit en mourant de cette usurpation, & en dernand don à fon Prince &t à toute PEgfife ; que Ferdinand , fi mal - à - propos frommé le pieux, &: fi digne du nom de traître , enleva la Navarre à la

îibn de France , fur une fimple Bulle du Pape Jules II; que la Cour de Rome , fi on en croit nos Jurifconfultes , a évité pour cette raifon , autant qu'elle l'a pu, de donner à nos Pvois le titre de Rois de Navarre ; omiïïion , au refle , peu importante en elle-même , &C que nos Rois ont fans doute regardée comme indiite rente à leur grandeur, le nom de Rois de France étant le plus b 1

ils puiffent porter. Enfin M. du Mar- que les Bulles de Sixte V. de Grégoire XïV. contre Henri IV.

ent un des plus grands obfiacles que trouva ce Prince pour remonter fur le Thrône de les pères. Il fait voir en- core, ce qui n'eft pas difficile , que Tab-

H iv

176 Eloge

folution (réelle ou fuppofée ) donnée à la Nation Françoife par le Pape Zacha- rie , du ferment de fidélité qu'elle avoit fait aux defcendans de Clovis , ne dif- penfoit point la Nation de ce ferment: d'où il s'enfait que la race de Hugues Capet a pu légitimement recevoir de cette même Nation une Couronne que la race de Charlemagne avoit enlevée aux héritiers légitimes.

Non-feulement, ajoute l'Auteur, les Papes n'ont aucun pouvoir fur les Em- pires ; ils ne peuvent même , fans la permiffion des Princes , rien recevoir des fiijets , à quelque titre que ce puifTe être. Jean XXII. ayant entrepris de faire une levée d'argent fur notre Clergé y Charles-le-Bel s'y oppofa d'abord avec vigueur; mais enfuite le Pape lui ayant donné la dixme des Eglifes pendant deux ans , le Roi pour reconnoître cette, condefcendance par une autre , lui per- mit de lever l'argent qu'il vouloit. Les Chroniques de faint Denis , citées par M. du Mariais , racontent cette conven- tion avec la {implicite de ces tems-là : » Le Roi , difent-elles , confidérant don." » nes-rnen, je t'en donrai , odroya au » Pape de lever; ainfi? Ste. Eglife, quand

de M. du Marfiis. 177

» l'un lui tolte , l'autre Pécorche ». L'Auteur prouve avec la môme faci- lité , par le raisonnement 6c par l'His- toire , les maximes qui ont rapport à la Jurifdi&ion Eccléfiaftique des Evê- ques, 6c qui font une partie fi effentielle de nos Libertés. Selon l'aveu d'un des plus faints Pontifes de l'ancienne Eglife, les Evoques ne tiennent pas leur auto- rité du Pape , mais de Dieu même : ils n'ont donc pas befoin de recourir au S. Siège pour condamner des erreurs , ni, à plus forte raifon, pour des points de difeipline. Ils ont droit de juger avant le Pape &c après le Pape ; ce n'a été qu'à Poccaiion de l'affaire de Janfénius , en 1 6 5 o , qu'ils fe font adrefTés à Rome , avant que de prononcer eux-mêmes. L'ufage des appellations au Pape n'a jamais été reçu en Orient, & ne l'a été que fort tard en Occident. L'Evêque de Rome n'ayant de Jurifdi&ion im- médiate que dans fon Diocefe , ne peut excommunier ni nos Rois ni leurs Su- jets , ni mettre le Royaume en interdit. C'eft par les Empereurs , 6c non par d'autres , que les premiers Conciles généraux ont été convoqués ; 6c le Pape même n'y a pas toujours affilié 7

H v

178 Eloge

(bit en perfonne , foit par fes Légats. Ces Conciles ont befoin d'être auto- rliés , non par l'approbation du Pape 1 mais par la puhTance féculiere , pour. faire exécuter leurs Lois. Enfin c'efl aux Rxâs à convoquer les Conciles de leur Nation ? &c à les difloudre.

Il faut au reiie 9 comme M. du Mar- iais l'obférve après plufieurs Ecrivains , distinguer avec foin la Cour de Rome , le Pape , cz le Saint Siège ; on doit toujours conferver l'unité avec celui-ci, quoiqu'on puiffe défapprouver les fenl timens du Pape 9 & l'ambition de la Cour de Rome. Il efî trïfte , ajoute-t-il, qu'en France même on n'ait pas tou- jours fu faire cette diftinclion û eïlen- •/6c que plufieurs Ecciéilaftiques , & fur-tout certains Ordres Religieux , foient encore fecrettement attachés par- mi nous aux féntimens ultramontains , qui ne font pas même regardés comme de foi dans les pays d'Inquintion.

M. du Mariais dit à la fin de fon Livre , qu'il avoit eu deffein d'y joindre une diflertation historique qui exposât par quels degrés les Papes font devenus Souverains. Cette matière auïïi curieufe que délicate 5 étoit bien digne d'être

de M. du Marfaïs. 179

traitée par un Philoibphe qui fans doute auroit fe garantir également du rlel & de la flatterie : en avouant le mal que quelques Papes ont fait pour devenir Princes, il n'auroit pas lahTé ignorer le bien que plusieurs ont fait après qu'ils le font devenus taux entraves flineftes que la PI lie a reçues par quel-

ques Co .> Apoftoliques . ;

oppoi'é la reiiaiïiance des Arts en Euro- pe , prefqu'uniquement due à la magni- ce &: au gcût des Souverains Pon- tifes. 11 n'eût pas manqué d'obferver du'aucunt lifte de Monarques ne pré- égal, autant d'hom- ' ention de la poftéritc. .ùt c 0 nf orme fur cette matière à la 11 enfer du Public, qui

malignité naturelle , eft au- l'hui trop éclairé fur la Religion , pour faire fervir d'argumens contre elle : les fcandales donnés par quelques Chefs [de PEglife. L'indirTérence avec laquelle •on recevroit maintenant parmi nous lune iatyre des Papes, eit une fuite heu- :rogrèsdelaPhi- loibphie dans ce fiecle.

No.: ns , & nous l'apprenons

[avec regret au public 5 que M. du Mar- ti vj

i8o Eloge

fais fe propofoit encore de joindre àfoir ouvrage l'examen impartial & pacifique d'une querelle importante , qui tient de près à nos Libertés , oc que tant d'Ecri- vains ont agitée dans ces derniers tems avec plus de chaleur que de logique L'Auteur , en Philofophe éclairé & en Citoyen fage , avoit réduit toute cette querelle aux queilions fuivantes , que nous nous bornerons fagement à énon- cer, fans entreprendre de les réfoudre : Si une fociété d'hommes qui croit de- voir fe gouverner à certains égards par des lois indépendantes de la puiffance temporelle , peut exiger que cette puif- fance concoure au maintien de ces lois? Si dans les pays nombreux PEglife ne fait avec l'Etat qu'un même corps y la liberté abfolue que les Minières de la Religion réclament dans l'exercice de leur miniftere, ne leur donneroit pas un droit,qu'ils font bien éloignés de pré- tendre, fur les privilèges èi fur l'état des Citoyens ? En cas que cet inconvénient fut réel ,. quel parti les Législateurs de- ' vroient prendre pour le prévenir : ou de mettre au pouvoir fpirituel de PEgli- fe des bornes qu'elle croira toujours devoir franchir 3 ce qui entretiendra

de M. du Marfaîs. i S i

dans PEtat la divifion & le trouble ; ou de tracer entre les matières fpiritueUes & les matières civiles une ligne de fépa- ration invariable? Si les principes du Chriftianifme s'oppoferoient à cette ré- paration , & û* elle ne produiroit pas in- fenfiblement ck fans effort la tolérance civile , que la politique a confeillée à tant de Princes & à tant d'Etats?

Telles étoient les queftions que M. du Marfais fe propofoit d'examiner; éloi- gné , comme il l'étoit , de tout fanatifme par fon caractère ? & de tout préjugé par fes réflexions , perfonne n'étoit plus en état de traiter cet important îiijet avec la modération & l'équité qu'il exige. Mais comme ce n'eït. point par jjies livres qu'on ramené au vrai des "fprits ulcérés ou prévenus , cette mo- dération & cette équité n'euffent peut- être fervi qu'à lui faire des ennemis pimTans &t implacables. Quoique les matières quil a difcutées dans fon Ou- vrage , foient beaucoup moins délicates que celles-ci , quoiqu'en traitant ces matières il préfente la vérité avec toute la prudence dont elle a befoin pour fe faire recevoir, il ne jugea pas à propos de laiffer paroître de fon vivant fou

1 8 2 Eloge

Expojition des Libertés de VEglifi Galli- cane. Il craignoit, difoit-il , des perfécu- tions femblables à celles que M. Dupuy, le défenfeur de ces Libertés dans le der- nier fiecle , avoit eues à fouftrir de quel- ques Evêques de France, défa voués fans doute en cela par leurs Confrères. La fuite de cet éloge fera voir d'ailleurs que M. du Mariais avoit de grands mé- nag-emens à garder avec l'Eglife , dont il avoit pourtant défendu les droits plus encore qu'il ne les avoit bornés, il .'fe plaint dans une efpece d'Introduclion . qui cil à la tête de l'on Livre , qu'on ne puiffe expofer impunément en France la doctrine confiante du Parlement & de îa Scrbonne fur l'indépendance de nos Rois , & fur les droits de nos Evê-A ques; tandis que chez les nations imbuePi des opinions contraires 9 tout parle pu- bliquement oc fans crainte contre la juflice ce la vérité. Nous ignorons fi ces plaintes étoient fondées dans le tems que M. du Marfais écrivoit ; mais la France conçoit mieux aujourd'hui fes vrais intérêts. Ceux entre les mains defquels le manuferit de l'Auteur efï tombé après fa mort , moins timides ou plus heureux que lui, en ont fait part

rjais. 183

au public. Les ouvrages pleins de ve- ntes hardies 6c utiles , dont le genre humain eu de tems en teins redeva- ble au courage de quelque Homme de Lettres, font aux yeux de la pofïérité la gloire des Gouvernemens qui les protègent , la cenfùre de ceux qui ne lavent pas les encourager, 6c la honte de ceux qui les proferivent.

La fupprefîion de ce Livre eût été fans doute une perte pour les Citoyens; mais les Philosophes doivent regr encore plus, que M. du Mariais n'ait pas publié fa Rèponfi à la Critique de CHif- toire des Oracles; on n'a trouvé dans {qs papiers que de^ fragmens imparfaits de cette Réponfe, à laquelle ii ne paroît pas avoir mis la dernière main. Pour la faire connoître en détail , ii faut repren- dre les chofes de plus haut.

Feu M. de Fontenelle avoit donné en 1686, d'après le Médecin Vandale , l'Hiltoire des Oracles , un de i es meil- leurs ouvrages , 6c peut-être celui de. tous auquel le iuifrage (/') unanime de la

( b ) Il n'y a peut-être qu'une phrafe à retrancher de cet Ouvrage ; ce font ces trois lignes de U Préface : u II »» me femble qu'il ne faudroit donner dais le : »> qu'à fon corps défendent : il eft fi peu naturel ! J'avoue » que le ftylç bas eji encore quelque çhofe de pis.

184 Eloge

poiïérité eft le plus allure. Il y foutient, comme tout le monde fait , que les Oracles étoient l'ouvrage de la fuperfti- tion &c de la fourberie , & non celui des démons , & qu'ils n'ont point celle à la venue de Jefus-Chrift. Le P. Baltus , Jéfuite , vingt ans après la publication de ce livre, crut qu'il étoit de fon devoir d'en prévenir les effets dangereux, & fe propofa de le réfuter. Il foutint , avec toute la modération qu'un Théo- logien peut fe permettre , que M. de Fontenelle avoit attaqué une des prin- cipales preuves du Chriitianifrne , pour avoir prétendu que les Prêtres Païens étoient des impofteurs ou des dupes. Cependant en avançant une opinion fi finguliere , le critique avoit eu l'art de lier fon fyftême à la Religion, quoiqu'il y foit réellement contraire par les armes qu'il peut fournir aux incrédules. La caufe du PhMofopbe étoit jufle, mais les dévots étoient foulevés , &: s'il répon- doit , il étoit perdu. Il eut donc la fageffe de demeurer dans le filence , 6c de s'abftenir d'une défenfe facile & dange- reufe , dont le public l'a difpenfé depuis en.lifant tous les jours fon ouvrage, &C en ne iifant point celui de fon adver-

de M. du Marfais. î§5

faire. M. du Mariais, jeune encore, avide de fe fignaler , & n'ayant à rif- quer ni places ni fortune , entreprit de juftifier M. de Fontenelle contre les imputations du P. Baltus. Il accufoit le critique de n'avoir point entendu les Pères de l'Eglife , 6c de ne les avoir pas cités exactement ; il lui reprochoit des méprifes confidérables , & un plagiat moins excuiable encore du Profeiîeur Mœbius, qui avoit écrit contre Vandale, Affuré de la bonté de fa caufe , le dé- fenfeur de M. de Fontenelle ne craignit point de faire part de fon ouvrage à quelques Confrères du P. Baltus ; il ne vouloit par cette démarche, que donner des marques de fon eftime à une Société long-tems utile aux Lettres , &: qui fe fouvient encore aujourd'hui avec com- plaifance du crédit 6c des hommes célè- bres qu'elle avoit alors. Nous avons peine à nous perfuader que dans une matière fi indifférente en elle-même , cette Société fe foit crue blerice par l'attaque d'un de fes Membres ; nous ignorons par qui & comment la con- fiance de M. du Marfais fut trompée , mais elle le fut. On travailla efficace- ment à empêcher l'impieû'ion ôt même

iS6 Eloge

l'examen de l'ouvrage ; on accufa faïuTe- ffiënt l'Auteur d'avoir voulu le faire paroître fans approbation ni privilège , quoique fon adverfaire eût pris la même liberté. Il repréfenta en vain que ce livre avoit été approuvé par pluneurs perfonnes favantes & pieufes , & qu'il demandoit à le mettre au jour, non par vanité d'Auteur , mais pour prou- ver fon innocence : il offrit inutilement de le foumettre à la cenfure de la S or- bonne , de le faire même approuver par l'Inquifition , &c imprimer avec la permiffîon des Supérieurs clans les Terres du Pape; on étoit réfolu de ne rien écouter , & M. du Marfais eut une défenfe expreffe de faire paroître fon livre , foit en France , foit ailleurs. Cet événement de fa vie fut la première époque , & peut-être la fource des in- jurlices qu'il eiTuya ; on n'avoit vo'mt eu de peine à prévenir contre lui un Monarque refpectable , alors dans fa vieilleffe , & d'une délicateife louable fur tout ce qu'il croyoit bleffer la Re- ligion ; on lui avoit infpiré quelques foupçons fur la manière de penfer de PAntagonifte du Père Baltus ; efpece d'armes dont on n'abufe que trop fou-

de M. du Marfils. 1S7

vent auprès des Princes , pour perdre le mérite fans appui, fans hypocrifie & fans intrigue. L'Auteur abandonna donc entièrement ion ouvrage ; & le P. Baltus libre de la guerre dont il étoit menacé , entra dans une carrière plus convenable à fon état; il avoit trop légèrement facrifié les prémices de fa plume à défendre fans le vouloir les oracles des Païens; il l'employa plus heureufement dans la fuite à un objet fur lequel il n'avoit point de contradic- tions à craindre , à la défenfe des pro- phéties de la Religion Chrétienne.

Comme l'Ouvrage de M. du Marfais fur les Oracles n'a point paru , nous tacherons d'en donner quelqu'idée à nos Leâeurs d'après les fragraens qui nous ont été remis. La Préface contient quelques réflexions générales fur l'abus •qu'on peut faire de la Religion en l'é- tendant à des objets qui ne font pas de fon reffort ; on y expoie enfuite le def- fein &c le plan de l'Ouvrage , dans le- quel il paroît qu'on s'efr. propofé trois objets ; de prouver que les démons n'étoient point les auteurs des oracles ; de répondre aux objections du Père Baltus; d'examiner enfin le tems auquel

18$ Eloge

les oracles ont ceflé, & de faire voir

qu'ils ont cefTé d'une manière naturelle.

Le defir fi vif & fi inutile de con- noître l'avenir , donna nahTance aux oracles des Païens. Quelques hommes adroits & entreprenants mirent à profit la curiofité du peuple pour le tromper : il n'y eut point en cela d'autre magie ; l'impoflure avoit commencé l'ouvrage , le fanatifme l'acheva : car un moyen infaillible de faire des fanatiques , c'eft". de perfuader avant que d'inftruire ; quelquefois même certains Prêtres ont pu être la dupe des oracles qu'ils ren- doient ou qu'ils faifoient rendre , fem- bîables à ces Empyriques , dont les uns participent à l'erreur publique qu'ils entretiennent , les autres en profitent fans la partager.

C'eft parla foi feule que nous favons qu'il y a des démons ; c'eft donc par la foi feule que nous pouvons apprendre ce qu'ils font capables de faire dans l'ordre furnaturel ; & piûfque la révéla- tion ne leur attribue pas les oracles , elle nous permet de croire que ces ora- cles n'étoient pas leur ouvrage. Lorf- qu'Ifaïe défia les dieux des Païens de prédire l'avenir ; il ne mit point de ref*

dcM.duMarfals. 1S9

trierions à ce défi, qui n'eut plus été qu'imprudent, fi en effet les démons avoient eu le pouvoir de prophétifer. Daniel ne crut pas que le ferpent des Babyloniens fut un démon : il rit en Philoibphe , dit l'Ecriture , de la crédu- lité du Prince &: de la fourberie des Prêtres , & empoifonna le ferpent. D'ailleurs les Partifans même des ora- cles conviennent qu'il y en a eu de faux, & par-la ils nous mettent en droit (s'il n'y a pas de preuve évidente du contraire) de les regarder fans excep- tion comme fuppofés : tout fe réduifoit à cacher plus ou moins adroitement l'importure. Enfin les Païens mêmes n'ont pas cru généralement que les ora- I çles fuflent furnaturels. De grandes fectes de Philofophes , entr'autres les Epicuriens, fe vantoient , comme les i Chrétiens , de faire taire les oracles & ! de démafquer les Prêtres. Valere-Ma- . xime &c d'autres difent , il eft vrai , que j des ilatues ont parlé ; mais l'Ecriture i dément ce témoignage , en nous appre- nant que les ilatues font muettes. Les | Hiiloriens profanes , lorfqu'ils racon- tent fur un fimple oui-dire des faits ex- traordinaires , font moins croyables

IC}0 Eloge

que les Hiftoriens de la Chine fur l'an- tiquité qu'ils donnent au monde. Ca- faubon le moque avec raifon d'Héro- dote , qui rapporte férieufement plu- fieurs de ces oracles ridicules de l'an- tiquité, &: d'autres prodiges de la même force.

Si les oracles n'euffent pas été une fourberie , l'idolâtrie n'eût plus été qu'un malheur excufable , parce que les Païens n'auroient eu aucun moyen de. découvrir leur erreur par la raifon , le feul guide qu'ils euffent alors. Quand une fauffe religion, ou quelque fecte que ce puiïîé être, vante les prodiges opérés en fa faveur , qu'on ne peut expli- quer ces prodiges d'une manière natu- relle , il n'y a qu'un parti à prendre , celui de nier les faits. Rien n'efl donc plus conforme aux principes &c aux intérêts du Chrillianifme , que de re- garder le Paganifme comme un pur ouvrage des hommes , qui n'a fubfifté que par des moyens humains. Aulfo l'Ecriture ne donne à l'idolâtrie qu'une* origine toute naturelle , & la plupart des Pères parohTent penfer de même. Plufieurs d'entr'eux ont exprerTémentf traité les oracles d'impoïlures , aucun

de M, du Mr.; fais» 19 1

n'a prétendu que ce fentiment offensât la Religion. Ceux même qui n'ont pas été éloignés de croire qu'il y avoit quelque ckofe de furnaturel dans les oracles , parohTent n'y avoir été déter- mines que par une façon particulière de pe nier tout- à-fait indépendante des vérités fondamentales du Chri I Selon la plupart des Païens, les Dieux étoient les auteurs des oracles favora- i blés , 6k les mauvais Génies l'étoient 1 des oracles funeftes ou trompeurs. Les Chrétiens profitèrent de cette opinion pour attribuer les oracles aux démons : 1 ils y trouvoient d'ailleurs un avantage ; 'ils expliquaient par cette fuppofition :1e merveilleux apparent qui les embar- jrafibit dans certains oracles. Un faux ; principe oii ils étoient , fervoit a les fortifier dans cette idée ; ils croyoient j les démons corporels , & S. Auguflin js'efl exprefTément rétracté d'avoir don- m^defemblables explications. Les Chré- tiens modernes ont eu des idées plus . épurées oc plus faines fur la nature des 1 démons; mais en rejettant le principe, plusieurs ont retenu la conséquence. : C'eif donc en vain que certains Au- teurs Eccléfiafliques , qui n'ont pas dans

192- Eloge

l'Eglife l'autorité des Pères , &c qui croyoient que les démons étoient des animaux d'un efprit aérien , nous rap- portent de faux oracles , dont ils pré- tendent tirer des argumens en faveur de la Religion. Il faut mettre ces faits , & les raîionnemens qui en font la fuite , à côté des relations de la Légende dorée , du Corbeau excommunié pour avoir volé la bague de l'Abbé Conrad , & des extravagances que l'imbécillité a débi- tées fur les prétendus hommages que les animaux ont rendus à nos redoutables Myfteres. Rien n'eft plus propre à avilir' la Religion (fi quelque chofe peut l'a- vilir) rien n'eit du moins plus nuifible auprès des Peuples à une caufe ii refpec- table , que de la défendre par des preu- ves foibles ou abfurdes ; c'eft Ofa qui croit que l'Arche chancelé , &C qui ofe y porter la main.

Le P. Baltus abufe évidemment des termes , quand il prétend que l'opinion qui attribue les oracles aux malins ef- prits , eft une vérité enfeignée par la tradition ; puifqu'on ne doit regarder comme des vérités de tradition & par conféquent de foi , que celles qui ont été constamment reconnues pour telles

pari

de M. du Marfais, 193

par PEgliie. Le défenfe ur des Oracles le contredit enfuite lui-même , quand il avoue que l'opinion qu'il foutient n'efl que de foi humaine , c'eft-à-dire du genre des chofes qu'on peut le difpenler de croire fans cefî'er d'être Chrétien ; mais en cela il tombe dans une autre contra- diction , puifque la foi humaine ne peut tomber que fur ce qui eft de de Tordre naturel, & que les oracles , félon lui , n'en font pas. Le témoignage des Hif- toriens de l'Antiquité , ajoute M. du Marfais , eft formellement contraire à ce que le P. Baltus prétend, que jamais les oracles n'ont été rendus par des ftatues creufes : mais quand cette pré- tention feroit fondée , elle feroit favo- rable à la caufe de M. de Fontenelle , puifqu'il eft encore plus aifé de faire parler un Prêtre qu'une ftatue. Il n'efl point vrai , comme le dit encore le Critique , que ceux qui réduifent les oracles à des caufes naturelles , dimi- nuent par ce moyen la gloire de Jefus- Chrifl qui les a fait ceiTer ; ce feroit au contraire affaiblir véritablement cette gjoire , que d'attribuer les oracles aux démons : car le P. Baltus prétend lui- même que Julien ? dans le IV. fiecle du Tome IL I

104 FJoge

Chriftianifme , eu évoquant efficacement les enfers par la magie par les en- chantemens , en avoit obtenu réponfaj Les permilTions partieulieres que l'Ecri» ture dit avoir été accordées au démon , ne nous donnent pas droit d'en fuppql fer d'autres ; rien n'eft plus ridicule dans l'ordre furnaturel que l'argument qui prouve l'exigence d'un fait miracu» îeux par celle d'un fait femblable. Ajou- ter foi trop légèrement aux prodiges , dans un fiecie ils ne font plus nécef* faires à i'étabiirTement du Chriftianifme , c'efl ébranler , fans le vouloir , les fon- démens de la croyance que l'on doit aux vrais miracles rapportés dans les Livres faints. On ne croit plus de nos jours aux pofledés , quoiqu'on çroye à ceux de l'Ecriture. Jefus-Chrift a été tranfporté par le démon , il l'a permis pour nous inftruire ; mais de pareils rnjj racles ne fe font plus. La métamorphofe de Nabuchodonofor en bête, dont il ne nous eft pas permis de douter , n'eft arrivée qu'une fois. Enfin Saiil a évo- qué l'ombre de Samuel , & l'on n'ajoute plus de foi aux évocations. Le P. Baltus avoue que les prodiges même racontés par les Pères , ne font pas de foi} ^

de M. du Marfais. 195

plus forte raifon les prétendus miracles du Paganifme , qu'ils ont quelquefois daigné rapporter. Si le fentiment de ces Auteurs (d'ailleurs très-graves) fur des objets étrangers au Chrift! aniline , de- voit être la règle de nos opinions , on pourroit juftifîer par ce principe le trai- tement que les Inquifiteurs ont fait à Galilée.

On aura peine à croire que le Père Baltus ait reproché férieufement à M. de Fonlenelle d'avoir adopté fur les ora- cles le fentiment de l'Anabaptifle Van- dale ; comme û un Anabaptifte étoit condamné à déraifonner en tout , même fur une matière étrangère aux erreurs de fa fede. La réponfe de M. du Marfais à cette objection 9 eu que le Religieux qui a pris la défenfe des oracles , a fuivi aurîi le fentiment du Luthérien Mœbius ; & qu'hérétique pour hérétique , un Anabaptifte vaut bien un Luthérien.

Ceux qui ont avancé que les oracles avoient ceflé à la venue de Jefus-Chrift, ne l'ont cru que d'après l'oracle fuppofé fur l'enfant Hébreu ; oracle regardé comme faux par le P. Baltus lui-même; aufîi prétend-il que les oracles n'ont pas fini précifément à la venue du Sauveur

196 Eloge

du monde , mais peu à peu, à mefure que Jefus-Chriit a été connu 6c adoré. Cette manière de finir n'a rien de fur- prenant , elle étoit la fuite naturelle de l'étabïiffement d'un nouveau culte. Les faits miraculeux , ou plutôt qu'on peut donner pour tels , diminuent dans une fauffe religion , ou à meilire qu'elle s'établit , parce qu'elle n'en a plus befoin , ou à mefure qu'elle s'affoi- fclit , parce qu'ils n'obtiennent plus de croyance. La pauvreté des peuples qui n'avoient plus rien à donner , la four^ berie découverte dans plusieurs oracles, &: conclue dans les autres , enfin les Edits des Empereurs Chrétiens , voilà les caufes véritables de la ceffation de ce genre d'imporhire : des circonlïances favorables l'avoient produit , des çir- confiances contraires l'ont fait difpa- roître ; ainfi les oracles ont été fournis à toute la viciffitude des choies humain nés. On fe retranche à dire que la nahTance de Jefus-Chriit. efl la première époque de leur ceffation ; mais pour- quoi certains démons ont-ils fui tandis que les autres reffoient ? D'ailleurs PHiftoire ancienne prouve invincible- ment que plujieurs oracles ayoient été

de M. du Mcirfaîs. ic^f

détruits avant la venue du Sauveur du monde , par des guerres & par d'autres troubles : tous les oracles brillans de la Grèce n'exifroient plus ou prefque plus, & quelquefois l'oracle le trouvoit in- terrompu par le filence d'un honnête Prêtre qui ne vouloit pas tromper le peuple. L'oracle de Delphes , dit Lu*- Gain , eft demeuré muet depuis que les Princes craignent l'avenir ; ils ont dé- fendu aux Dieux de parler , &c les Dieux ont obéi. Enfin tout eft plein dans les Auteurs profanes , d'oracles qui ont fubfifté jufqu'au IV. & V. fiecles , & il y en a encore aujourdhui chez les Ido- lâtres. Cette opiniâtreté inconteftable des oracles à fubfiiler encore après la venue de Jefus-Chrifr. , fimiroit pour prouver qu'ils n'ont pas été rendus par les démons , comme le remarquent M. de Fontenelle &c fon défenfeur ; puis- qu'il eft évident que le Fils de Dieu defeendant parmi les hommes , devoit tout-à-coup impofer filence aux enfers. Telle efl l'analyfe de l'ouvrage de M. du Marfais fur les oracles. Revenons maintenant à fa perfonne. Il étoit defti- à être malheureux en tout ; M. de Maifons le père chez qui il étoit entré ,

Iiij

198 Eloge

&: qui en avoit fait fon ami , étoit trop éclairé pour ne pas fentir les obligations qu'il avoit à un pareil gouverneur , & trop équitable pour ne pas les recon^ noître ; mais la mort l'enleva dans le tems oul'éducation de fon fils étoit prête à finir , ck oii il fe propofoit d'affurer à M. du Marfais une retraite honnête , juile fruit de (es travaux &c de fes foins. Notre Philofophe , fur les efpérances qu'on lui donnoit de fuppléer à ce que le père de fon Elevé n'avoit pu faire, relia encore quelque tems dans la mai- fon; mais le peu de confidération qu'on lui marquoit , & les dégoûts même qu'il çffuya , l'obligèrent enfin d'en fortir , & de renoncer à ce qu'il avoit lieu d'atten- dre d'une famille riche à laquelle il avoit facrifié les douze plus belles années de fa vie. On lui propofa d'entrer chez le fameux Law , pour être auprès de fon £ls , qui étoit alors âgé de feize ou dix- fept ans ; &c M. du Mariais accepta cette propofition. Quelques amis l'ac- cuferent injuftement d'avoir eu dans cette démarche de vues d'intérêt ; toute fa conduite prouve allez qu'il n'étoit fur ce point ni fort éclairé , ni fort aclif ; & H a plufieurs fois afluré qu'il n'eût

de M. du Marjals 199

jamais quitté fon premier Elevé , fi par le refus des égards les plus ordinaires on ne lui avoit rendu fa fituation infup- portable.

La fortune qui fembloit l'avoir placé chez M. Law , lui manqua encore ; il avoit des actions qu'il vouloit conver- tir en un bien plus folide : on lui con- feilla de les garder; bientôt après tout fiit anéanti , 6c M. Law obligé de fortir du Royaume , & d'aller mourir dans l'obfcurité à Venife. Tout le fruit que M. du Marfais retira d'avoir demeuré dans cette maifon , ce fut , comme il l'a écrit lui-même , de pouvoir rendre des fervices importans à plufieurs perfonnes d'un rang très-fupérieur au fien , qui depuis n'ont pas paru s'en fouvenir ; & de connoître ( ce font encore fes propres termes) la baiTeffe , la fervitude 6c l'efprit d'adulation des Grands.

Il avoit éprouvé par lui-même com- bien cette proie rTion fi noble 6c fi utile, qui a pour objet l'éducation de la jeu- nèfle , efl peu honorée parmi nous , tant nous fommes éclairés fur nos inté- rêts ; mais la fituation de {es affaires , 6c peut-être l'habitude , lui avoient ren- du cette reffource indifpenfable ; il ren-

I iv

200 Eloge

îra donc encore dans la même carrière , & toujours avec un égal fuccès. La juf- tice que nous devons à fa mémoire , nous oblige de repoufîer à cette occa- fion une calomnie qui n'a été que trop répandue. On a prétendu que M. du Marfais étant appelle pour prérider à l'éducation de trois frères dans une des premières maifons du Royaume , avoir, demandé dans quelle religion on vouloit qu'il les élevât. Cette quefîion fingu- i liere avoit été faite à M. Law , alors ' de la Religion Anglicane , par un homme d'efprit qui avoit été pendant quelque tems auprès de fon fils. M. du Mariais avoit lu le fait , &c l'avoit fimplement raconté : il étoit abfurde de penfer qu'en France , dans le fein d'une famille Ca- tholique , perfonne ne le connoif- foit encore , & il avoit intérêt de donner bonne opinion de fa prudence ? il eut hafardé un difcours fi extrava- gant , & qui pouvoitêtre regardé comme une injure ; mais on trouva plaifant de le lui attribuer , & par cette raifon on continuera peut-être à le lui attribuer encore , non-feulement contre la vé- rité , mais même contre la vraifem- blance. Cependant nous ne devons pas

ai M. du Mm fais. 20 î

laifTer ignorer à ceux qui liront ce? Eloge , que ce conte ridicule , r. & môme orné en parlant de bouche en bouche , eu. peut-être ce qui a le plus nui à M. du Mariais. Les plaisanteries que notre frivolité fe permet fi légère- ment fans en prévoir les fuites , lahTent fouvent après elles des plaies profon- des ; la haine profite de tout ; & qu'il eft doux pour cette multitude d'hommes que bleffe l'éclat des talens , de trouver le plus léger prétexte pour fe difpenfer de leur rendre juflice !

Cette imputation calomnieufe , &: ce que nous avons rapporté au fujet de gHiftoire des oracles , ne font pas les feules perfécutions que M. du M ait effuyées. Il nous eil tombé entre les mains un fragment d'une de (es Lettres fur la légèreté des foupçons qu'on forme contre les autres en matière de Reli- gion : il ne lui étoit que trop permis de s'en plaindre , puifqu'il en avoit été fi fouvent l'objet & la viclime. Nous apprenons par ce fragment , que des hommes oui fe difoient Philofoohes,

i m i < 7

Pavoient accufé d'impiété , pour avoir foutenu contre les Cartéfiens que les bêtes n'étoient pas des automates. Ses

I v

aoi Eloge

adverfaires donnoient pour preuve de cette accufation , Fimpofiibilité qu'il y avoit , félon eux , de concilier l'opinion qui attribue du fentiment aux bêtes , avec les dogmes de la fpirituaîité & de l'immoralité de l'ame , de la liberté de l'homme , & de la juitice divine dans la distribution des maux (*) ; M. du Mariais répondoit que l'opinion qu'il avoit foutenue fur l'ame des bêtes , n'étoit pas la fienne ;' qu'avant Def- cartes elle étoit abfolument générale j comme conforme aux premières no- tions de l'expérience & du fens com- mun & même au langage de l'Ecriture ; que depuis Defcartes même elle avoit toujours prévalu dans la plupart des Ecoles , qui ne s'en étoient pas crues moins orthodoxes ; enfin que c'était ap- paremment le fort de quelque opinion que ce fut fur l'ame des bëtçs , de faire taxer d'irréligion ceux qui la foute- noient, puifque Defcartes lui-même en avoit été accufé de fon tems , pour avoir prétendu que les animaux étoient de pures machines. Il en a été de même parmi nous , d'abord des partifans des

(*) Vuyei dans le feptieme volume de l'Encyclopédie l'article Forme substantielle.

de M, du Marjdif, loj

idées innées , o: depuis peu de leurs adverfaires ; plufieurs autres opinions femblables ont eu cette finguliere de{- tinée , que le pour 6c le contre ont été fuccefiivement traités comme impies ; tant le zèle aveuglé par l'ignorance , eft ingénieux à fe forger des ilijets de fcandale , ck à f e tourmenter lui-même &c les autres.

M. du Marfais , après la chute de M. Law , entra chez M. le Marquis de Beaufremont ; le iéjour qu'il y fit du- rant plufieurs années , eil une des épo- ques les plus remarquables de fa vie , par l'utilité dont il a été pour les L t- tres. Il donna occafion à M. du Marfais de fe dévoiler au Public pour ce qu'il étoit , pour un Grammairien profond ik Philoîophe , & pour un efprit créa- teur dans une matière fur laquelle fe font exercés tant d'excellens Ecrivains. C'eft principalement en ce genre qu'il s'eft acquis une réputation immortelle , & c'en1 aufii par ce côté important que nous allons déformais l'enviiager.

Un des plus grands efforts de l'efprit humain , eft d avoir adujetti les Lan- gues à des règles ; mais cet effort n'a été fait que peu à peu. Les Langues ,

I vj

204 Eloge

formées d'abord fans principes , ont plus été l'ouvrage du befoin que de la rai- fon ; & les Philofophes réduits à dé- brouiller ce chaos informe , fe font bornés à en diminuer le plus qu'il étoit poflible l'irrégularité , &t à réparer de leur mieux ce que le peuple avoit confîmit au hafard : car c'efl aux Phi- lofophes à régler les Langues , comme c'efl aux bons Ecrivains à les fixer. La Grammaire efi donc l'ouvrage des Phi- lofophes ; mais ceux qui en ont établi les règles , ont fait comme la plupart des Inventeurs dans les Sciences : ils n'ont donné que les réfuitats de leur travail , fans montrer l'efprit qui les avoit guidés. Pour bien faifir cet efprit fi précieux à connoître , il faut fe re- mettre fur leurs traces ; mais c'efl ce qui n'appartient qu'à des Philofophes comme eux. L'étude &: l'ufage fufrîfent pour apprendre les règles , & un degré de conception ordinaire pour les appli- quer ; l'efprit philofophique féul peut remonter jufqu'aux principes fur les- quels les règles font établies , & dif- tmguer le Grammairien de génie du Grammairien de mémoire. Cet efprit apperçoit d'abord dans la Grammaire

de M. du Marfals. 20<f

de chaque Langue les principes géné- raux qui font communs à toutes les au- tres , &: qui forment la Grammaire générale ; il démêle enfuite dans les ufages particuliers à chaque Langue , ceux qui peuvent être fondés en raifon , d'avec ceux qui ne font que l'ouvrage du hafard ou de la négligence : il ob- ferve l'influence réciproque que les Langues ont eue les unes fur les autres , & les altérations que ce mélange leur a données , fans leur ôter entièrement leur premier caractère : il balance leurs avantages & leurs défavantages mu- tuels ; la différence de leur conftruclion, ici libre , hardie &: variée , régulière , timide & uniforme ; la diverfité de le in- génie , tantôt favorable, tantôt contraire à l'exprefiion heureufe & rapide des idées; leur richeffe 6k leur liberté , leur indigence &c leur fervitude. Le déve- loppement de ces différera objets eil la vraie Métaphysique de la Grammaire, Elle ne confifïe point , comme cette Philo fophie ténébreufe qui fe perd dans ks attributs de Dieu & les facultés de notre ame , à raifonner à perte de vue fur ce qu'on ne connoît pas , ou h prouver laborieufement par des argu-

%o6 Eloge

mens foibles , des vérités dont la Foi nous difpenfe de chercher les preuves. Son objet eft plus réel & plus à notre portée ; c'eft la marche de l'efprit hu- main dans la génération de fes idées , & dans l'ufage qu'il fait des mots pour transmettre {es penfées aux autres hom- mes. Tous les principes de cette Meta- phyfique appartiennent , pour ainfi dire, à chacun , puifqu'ils font au dedans de nous ; il ne faut , pour les y trouver , qu'une analyfe exa£te & réfléchie ; mais le don de cette analyfe n'eft pas donné à tous. On peut néanmoins s'aflurer fi elle eft bien faite , par un effet qu'elle, doit alors produire infailliblement , celui de frapper d'une lumière vive tous les bons efprits auxquels elle fera préfen- tée : en ce genre c'eït prefque une mar- que sûre de n'avoir pas rencontré le vrai , que de trouver des contradic- teurs , ou d'en trouver qui le foient long-tems. Auiïi M. du Marfais n'a-t-il effuyé d'attaques que ce qu'il en falloit pour aflurer pleinement fon triomphe; avantage rare pour ceux qui portent les premiers le flambeau de la Philofo- phie dans les fuiets qu'ils traitent. Le premier fruit des réflexions de M,

de M. du Marfais. 107

du Marfais fur l'étude des Langes , fut fon Expofition d'une Méthode raifonnéz pour apprendre la Langue Latine; elle pa- rut en 1722 : il la dédia à Meilleurs de Beaufremont les élevés , qui en avoient fait le plus heureux ellai , &c dont l'un, commencé dès l'alphabet par fon illus- tre Maître , a voit fait en moins de trois ans les progrès les plus Singuliers & les plus rapides.

La méthode de M. du Marfais a deux parties , l'ufage ck la raifon. Savoir une langue , c'err. en entendre les mots , & cette connoifTance appartient pro- prement à la mémoire , c'eit-à-dire , à --celle des facultés de notre ame qui fe développe la première chez les enfans , qui eït. même plus vive à cet âge que dans aucun autre , & qu'on peut appel- ler l'efprit de l'enfance. C'en1 donc cette faculté qu'il faut exercer d'abord , & qu'il faut même exercer feule. Ainfi on fera d'abord apprendre aux enfans , fans les fatiguer, & comme par manière d'anvufement , fui van t dirférens moyens que l'Auteur indioue , les mots latins les plus en ufage. On leur donnera en- fuite à expliquer un Auteur Latin rangé Suivant la conftru&ion Françoife , 6c

2.0 8 Elogt

■-'■

fans înverfion. On fubftltuera de plus

dans le texte , les mots ibus-entendus par l'Auteur , & on mettra ibus chaque mot Latin le terme François correfpon- dant : vis-à-vis de ce texte ainfi difpofé pour en faciliter l'intelligence , on pla- cera le texte de l'Auteur tel qu'il efr. ; & à côté du François littéral , une tra- duction Françoife conforme au génie de notre Langue. Par ce moyen, l'en- fant reparlant du texte Latin altéré au texte véritable , &c de la veriion inter-f linéaire à une traduction libre, s'accou- tumera infenfiblement à connaître par le feul ufage les façons de parier pro- pres à la Langue Latine & à îa Langue Françoife. Cette manière d'enfeigner le Latin aux enfans ? err. une imitation exa£te de la façon dont on fe rend familières les Langues vivantes , que Pufage feul enfeigne beaucoup plus vite que toutes les méthodes. G'eft d'ailleurs fe conformer à la marche de la nature. Le langage s'efl d'abord établi, & la Grammaire u'eft venue qu'à la fuite.

A mefure que la mémoire des enfans fe remplit , que leur raifon fe perfec- tionne , & que Pufage de traduire leur fait appercevoir les variétés clans ks

de M. du Marfaîs. 109

termînaifons des mots Latins & dans la conftruciion , & l'objet de ces variétés , on leur fait apprendre peu à peu les déclinaifons , les conjugaisons 6c les premières règles de la Syntaxe , & on leur en montre l'application dans *?s Auteurs même qu'ils ont traduits : ainfi on les prépare peu à peu , & comme par une efpece d'inilind" , à recevoir les principes de la Grammaire raifonnée , qui n'efl proprement qu'une vraie Lo- gique , mais une Logique qu'on peut mettre à la portée des enfans. C'efr. alors qu'on leur enfeigne le méchanifme de la conftruftion , en leur faifant faire l'anatomie de toutes les phrafes , & en leur donnant une idée jufte de toutes les parties du difeours.

M. du Marfais n'a pas de peine à montrer les avantages de cette méthode fur la méthode ordinaire. Les inconvé- niens de celle-ci font de parler aux en- fans de cas , de modes , de concordance &; de régime , fans préparation , & fans qu'ils puiiTent fentir Pufage de ce qu'on leur fait apprendre ; de leur don- 'ner enfuite des règles de Syntaxe très- compofées , dont on les oblige de faire l'application en mettant du François en

HO Eloge

Latin ; de vouloir forcer leur efprit à produire , dans un tems il n9eû def- tiné qu'à recevoir ; de les fatiguer en cherchant à les instruire ; 6c de leuf infpirer le dégoût de l'étude , dans un âge l'on ne doit fonger qu'à la rendre agréable. En un mot , dans la méthode ordinaire on enfeignele Latin à-peu-près comme un homme qui pour apprendre à un enfant à parler, commenceroit par lui montrer la méchanique des organes de la parole ; M. du Marfais imite au contraire celui qui enfeigneroit d'abord à parler, & qui expliquerait enfuite la méchanicïiie des organes. Il termine fon ouvrage par une application du plan qu'il propofe , au Poëme féculaire d'Horace : cet exemple doit furEre aux Maîtres intelligens , pour les guider dans la route qui leur eu. ouverte.

Rien ne paraît plus philofophique que cette méthode , plus conforme au développement naturel de Pefprit, & plus propre à abréger les difficultés. Mais elle avoit deux grands défauts ; elle étoit nouvelle ; elle contenoit de plus une critique de la manière d'enfei- gner qu'on pratique encore parmi nous, &: que la prévention , la pareffe , l'itf-

de M. du Marjais. 1 1 1

diférence pour le bien public s'obftinent à conferver , comme elles confacrent tant d'autres abus fous le nom d'ufage. Auflî l'ouvrage fut-il attaqué , & prin- cipalement dans celui de nos Journaux: dont les Auteurs avoient un intérêt direct à le combattre. Ils firent à M. du Mariais un grand nombre d'obje&ions auxquelles il fatisfit pleinement. Mais nous ne devons pas oublier de remar- quer que lorfqu'il fe chargea , près de trente ans après , de la partie de la Grammaire dans le Diclionnaire Ency- clopédique ? il fut célébré comme un grand Maître , & prefque comme un oracle , dans le même Journal fes premiers ouvrages fur cette matière avoient été fi mal accueillis. Cependant bien loin d'avoir changé de principes , il s'étoit confirmé par l'expérience &c par les réflexions , dans le peu de cas qu'il fàifoit de la méthode ordinaire. Mais fa réputation le mettoit alors au deflus de la critique ; il touchoit d'ail- leurs à la fin de fa carrière , & il n'y avoit plus d'inconvénient à le louer. La plupart des Critiques de profeflion ont un avantage dont ils ne s'apperçoi- vent peut-être pas eux-mêmes , mais

Il 2 Ëtogt

dont ils profitent comme' s'ils en corï- noiflbient toute l'étendue ; c'eft l'oubli auquel leurs décidions font fu jettes , & îa liberté que cet oubli leur lahTe d'ap- prouver aujourd'hui ce qu'ils blâmoient hier , & de le blâmer de nouveau pour l'approuver encore.

M. du Mariais encouragé par le fuc- cès de ce premier eilai , entreprit de le développer dans un ouvrage qui devoit avoir pour titre , Les véritables principes de la Grammaire , ou nouvelle Grammaire raifonnéepour apprendre la Langue Latine, Il dpnna en 1729 la Préface de cet ou- vrage qui contient un détail plus éten- du de fa Méthode , pîufleurs raifons nouvelles en fa faveur , & le plan qu'il fe propofoit de fuivre dans la Gram- maire générale. îl îa divife en fix arti- cles ; favoir , la connohTance de la propofition & de la période en tant qu'elles font compofées de mots , l'or- thographe , îa profodie , l'étymologie , les préliminaires de îa Syntaxe , & la Syntaxe même. C'eft tout ce qu'il publia pour lors de fon ouvrage , mais il en détacha l'année mivante un morceau précieux qu'il donna féparément au Public , ôc qui devoit faire le dernier

de M. du Marfais. JïJ

objet de fa Grammaire générale. Nous voulons parler de fon Traité des Trop es , ou des diiFérens fens dans lefquels un même mot peut être pris dans une même Langue. L'Auteur expofe d'abord dans cet ouvrage , à-peu-près comme il Ta fait depuis dans l'Encyclopédie , a,u mot Figure , ce qui conftitue en général le ftyle figuré, &: montre combien ce fïyle efr. ordinaire non -feulement dans les écrits , mais dans la conversation mê- me ; il fait fentir ce qui diitingue les figures de penfêe y communes à toutes les Langues , d'avec les figures de mots , qui font particulières à chacune , &: qu'on appelle proprement Tropes. Il "détaille Vi .fage à^s Tropes dans le difeours , & les abus qu'on peut en faire ; il fait fen- tir les avantages qu'il y auroit à difrin- guer dans les Dictionnaires Latins-Fran- çois , le fens porpre de chaque mot, d'avec les fens figurés qu'il peut rece- voir ; il explique la flibordination âes tropes ou les différentes clafles auxquel- les on peut les réduire , &c les dirférens noms qu'on leur a donnés. Enfin pour rendre fon ouvrage complet , il traite encore des autres fens dont un même met efv. fufceptiile , outre le fens %uréi

214 Eloge

comme le fens adjectif ou fubftantif , déterminé ou indéterminé, a&if, paflif ou neutre , abfolu ou relatif , colleclif ou diftributif , compofé ou divifé , & ainfi des autres. Les^ obfervations &C les règles font appuyées par-tout d'e- xemples frappans , & d'une Logique dont la clarté & la précifion ne laiiîent rien à defirer.

Tout mérite d'être lu dans le Traité des Tropes ? jufqu'à Y Errata ; il contient des réflexions fur notre orthographe , fur fes bizarreries , fes inconféquences fes variations. On voit dans ces ré- flexions un Ecrivain judicieux , éga- lement éloigné de refpecler fuperfti- tieufement l'ufage , & de le heurter en tout par une réforme impraticable.

Cet ouvrage , qu'on peut regarder comme un chef-d'œuvre en fon genre , fut plus eftimé qu'il n'eut un prompt débit ; il lui a fallu près de trente ans pour arriver à une nouvelle édition, qui n'a paru qu'après la mort de l'Au- teur. La matière , quoique traitée d'une manière fupérieure , intéréffoit trop peu ce grand nombre de Lecleurs oi- iifs qui ne veulent qu'être amufés : le titre même du Livre , peu entendu de

de M. du Marfais. 1 1 5

!a multitude , contribua à l'indifférence du public , &c M. du Marfais nous a rapporté fur cela lui-même une anec- dote finguliere. Quelqu'un voulant un jour lui faire compliment fur cet ou- vrage , lui dit qu'il venoit d'entendre dire beaucoup de bien de fon Hijloirc des Tropes : il prenoit les Tropes pour un nom de Peuple.

Cette lenteur de fuccès , jointe à des occupations particulières , & peut-être à un peu de pareffe , a privé le public de la Grammaire que l'Auteur avoit promife ; perte très-difficile à réparer dans ce fiecle même , la Grammaire , plus que jamais cultivée par des Philo- ïbphes , commence à être mieux appro- fondie & mieux connue. M. du Mar- iais fe contenta de publier en 173 1 l'a- brégé de la Fable du P. Jouvenci , dif- poié fuivant fa Méthode ; le texte pur d'abord , enfuite le même texte fans inverfion & fans mots fous-entendus ; au-defîbus de ce texte la verfion inter- linéaire , &c au-defîbus de cette verfion la vraie traduction en langue Françoife. C'eft le dernier ouvrage qu'il a donné au Public ; on a trouvé dans fes papiers plufieurs verfions de ce genre ? qu'il

n 6 Eloge

feroit facile de mettre au jour, il on les

jugeoit utiles.

Il avoit compofé pour l'ufage de fes Elevés ou pour le lien , d'autres ouvra- ges qui n'ont point paru. Nous ne cite- rons que y^ Logique ou Réflexions fur les opérations de Vefpriu Ce Traité contient fur l'art de raiionner tout ce qu'il eu utile d'apprendre , &: fur la Métaphy- fique tout ce qu'il efl permis de favoir. C'eit. dire que l'ouvrage eil très-court , & peut - être pourroit - on l'abréger encore.

L'éducation de Meilleurs de Beau- fremont finie , M. du Marfais continua d'exercer le talent rare qu'il avoit pour l'éducation de la jeune (Te. Il prit une Penfion au Faubourg faint Victor , dans laquelle il éievoit iliivant fa méthode un certain nombre de jeunes gens ; mais des circorrftances imprévues le forcè- rent d'y renoncer. Il voulut fe charger encore de quelques éducations parti- culières , que fon âge avancé ne lui per- mit pas de conferver long-tems : obligé enfin de fe borner à quelques leçons qu'il faifoit pour fuhfifïer , fans fortune , fans eipérance , cl prefque fans refTour- ce y il (e réduilit à un genre de vie, fort

étroit,

ic M. du Marfals. liy

étroit. Ce fut alors que nous eûmes le bonheur de l'aflbcierà l'Encyclopédie; les articles qu'il lui a fournis, 6c qui font en grand nombre dans les fix pre- miers volumes , feront à jamais un des principaux ornemens de cet Ouvrage, & font fupérieurs à tous nos éloges. La Philo fophie faine &c lumineufe qu'ils contiennent , le favoir que l'Auteur y a répandu , la précifion des règles &c la julle fie des applications , ont fait regar- der avec raifon cette partie de l'Ency- clopédie comme une des mieux traitées. Un lue ces il général & fi jufle ne pou- voit augmenter i'eftime que les Gens de Lettres avoient depuis long-tems pour l'Auteur , mais le fit connoître d'un grand nombre de gens du monde , dont la plupart ignoroient jufqu'à fon nom. Enhardi & foute nu par les marques les moins équivoques de l'approbation pu- blique, il crut pouvoir en faire ufage pour fe procurer le néceflaire qui lui manquoit. Il écrivit à un Philofophe y du petit nombre de ceux qui habitent Verfailles , pour le prier de s'intéreffer en fa faveur auprès des diflributeurs des Tome IL K

2. 1 8 Eloge ,

grâces. Ses ouvrages & l'es travaux , recommandation trop inutile , étoient la feule qu'il pût faire parier pour lui. Il fe comparoit dans fa Lettre , au Pa- ralytique de trente-huit, ans qui atten- doit en vain que l'eau de la pifcine fut agitée en fa faveur. Cette Lettre tou- chante eut l'effet qu'elle devoit avoir à la Cour , oit les intérêts perfbnnels étouffent tout autre intérêt 5 le mé^ rite a des amis timides qui le fervent foiblement , & des ennemis ardens, attentifs aux occafions de lui nuire. Les fervices de M. du Marfais , fa vieil- leffe , fes infirmités , les prières de fon ami , ne purent rien obtenir. On con- vint de la juflice de fes demandes , on lui témoigna beaucoup d'envie de l'obliger ; ce fut tout le fruit qu'il retira de la bonne volonté apparente qu'on lui marquoit. La plus grande injure que les gens en place puiiTent faire à un Homme de Lettres , ce n'efl pas de lui refufer l'appui qu'il a droit d'attendre d'eux ; c'eft de le laiffer dans l'oppreflion ou dans l'oubli , en voib- lant paroître fes protecteurs, L'indirTé-

de M. du Marfais. 119

rence pour les talcns ne les olfenfe pas toujours , mais elle les révolte quand elle cherche à fe couvrir d'un faux air d'intérêt; heureufement elle fe démar- que bientôt elle-même ; Se les moins clair-voyans n'y font pas long-tems trompés.

M. du Marfais , avec moins de déli- cateile & plus de talens pour fe faire va- loir , eût peut-être trouvé chez quelques Citoyens riches &: généreux , les fe- cours qu'on lui refùfoit d'ailleurs. Mais il avoit allez vécu pour apprendre à re- douter les bienfaits, quand l'amitié n'en efl pas le principe , ou quand on ne peut eftimeir la main dont ils viennent. C'efî. parce qu'il étoit très-capable de reconnoiffance , & qu'il en connoif- foit tous les devoirs , qu'il ne vouloir pas placer ce fentiment au hazard. Il racontoit à cette occafion avec une forte de gaieté que {es malheurs ne lui avoîént point fait perdre, un trait eue Molière n'eût pas laiffé échapper , s'il eût pu le connoitre : M. du Mar- fais, dftbit un riche avare , efl un fort honnête homme ; il y a quarante, ans qu'il

Kij

220 Eloge

ejl mon ami ; il efl pauvre , & il ne nia

jamais rien demandé.

Sur la fin de fa vie il crut pouvoir fe promettre des jours un peu plus heu- reux ; fon fils qui avoit fait une petite fortune au Cap François , il mourut il y a quelques années , lui donna par la difpoiition de fonteftament l'uiufruit du bien qu'il kiilïbit. Peut-être un père avoit-il droit d'en attendre davantage ; mais c'en étoit affez pour un vieillard & pour un Philcfcphe. Cependant la diilance. des lieux àz. le peu de tems qu'il furvécut à fon {ils , ne lui permi- rent de toucher qu'une petite partie de ce bien. Dans ces circonftances M. le Comte de Lauragais, quia fu. préférer dans l'Académie Royale des Sciences îe fimple titre d'Académicien à celui d'Honoraire , eut occafion de voir M. du Marfais , & fut touché de fa fituation. Il lui arlura une penfion de iooo liv. dont il a continué une partie aune per- fonne qui avoit eu foin de la vieiîlefTe du Philofophe : a£ticn de génércfité qui aura parmi nous plus d'éloges que d'imitateurs»

de AL du MarfaUé rii

Notre iiïïiure Collègue \ quoiqu'âgé de près de quatre-vingts ans , paroiûbit pouvoir fe promettre encore quelques années de vie , lorsqu'il tomba malade au mois de Juin de l'année 1756. II s'apperçut bientôt du danger il étoit, & demanda les Sacremens qu'il reçut avec beaucoup de préience d'efprit &t de tranquillité : il vit approcher la mort en fage qui avoit appris à ne la point craindre , ck en homme qui n'avait pas lieu de regretter la vie. La République des Lettres le perdit le 1 1 du même mois , après4 une maladie de trois ou quatre jtwra

Les qualités dominantes de fon efprit étoient la netteté oc la julteffe , portées l'une & l'autre au plus haut degré. Son caractère étoit doux &c tranquille ; &c fon ame toujours égale paroiffoit peu agitée par les différens événemens de la vie , même par ceux qui fem- bloient devoir l'aile fter le plus. Quoi- qu'accoutumé à recevoir des louanges 4 il en étoit très-flatté ; foibleffe , fi c'en efl une , pardonnable aux Philofophes même , oc bien naturelle à un homme

K iij

%n Elv<6z

de Lettres qui n'avoit point recueilli d'autre récompenfe de {es travaux. Peu jaloux d'en impofer par les dehors fou- vent greffiers d'une faufîe modeftie , il laiffoit entrevoir fans peine l'opinion avantageufe qu'il avoit de fes Ouvra- ges ; mais fi fon amour propre n'étoit pas toujours caché , il fe montroit fous une forme qui ne pouvoit choquer celui des autres. Son extérieur & fes dif- cours n'annonçoient pas toujours ce qu'il étoit : il avoit l'efprit plus fage que brillant , la marche plus fure que rapide , &c plus propre aux matières

*x"« ^'n^ndent de la difctiflion &c de l'anajyfe , qu'à celles qui demandent

une impreillon vive &c prompte. L'ha- bitude qu'il avoit prife d'envilager cha- que idée par toutes fes faces, & la néceffité il s'étoit trouvé de parier prefque toute fa vie à des enfans , lui avoient fait contracter dans la couver- fation une dirrufion qui pafToit quel- quefois dans fes Ecrits , & qu'on y remarqua fur-tout à mefure qu'il avança en âge. Souvent dans {es entretiens il faifoit précéder ce qu'il avoit à dire

de M. du Marfais. 21$

par des préambules dont on ne voyoit pas d'abord le but , mais dont on appercevoit enfuite le motif, &: quel- quefois la néceflité. Son peu de con- noiiîance des hommes , fon peu d'ufage de traiter avec eux , 6c fa facilité k dire librement ce qu'il penfoit fur toutes fortes de fujets , lui donnoient une naïveté fouvent plaifante, qui eût pane pour limplicité dans tout: autre que lui; <k on eût pu Pappeller le La Fontaine iks Pliiiofophes. Par une fuite de ce caractère , il itoit feniible au naturel , & bfeffé de tout ce qui s'en éloignoit ; auffi quoiqu'il n'eût aucun talent pour le Théâtre , on affure qu'il ne contribua pas peu par" fes confeils à faire acquérir à la célèbre le Couvreur cette déclamation fimple d'où dépend l'illufion du ipeclateur , &: fans laquelle les repréfentations dramatiques , dé- nuées d'exprefîions & de vérité , ne font que des pîaifirs d'enfant. Enfin il étoit, dit M. de Voltaire, du nombre de ces fages obfcurs dont Paris eft plein, qui jugent fainement de tout , qui vi- vent entre eux dans la paix & dans k

Kiv

124 Eloge

communication de la raifon , ignorés des Grands , & très-redoutés de ces Charlatans en tout genre qui veulent dominer fur les efprits. Il fe félicitoit d'avoir vu deux événemens qui l'a- voient beaucoup inftruit , difoit-il, fur les maladies épidémiques de l'efprit hu- main , & qui le confoloient de n'avoir pas vécu fous Alexandre ou fous Au- gufte. Le premier de ces événemens étoit le fameux fyitême dont il avoit été une des victimes ; fyitême très-utile «n lui-même s'il eût été bien conduit, ôc û fon Auteur ck le Gouvernement n'avoient pas été féduits ck entraînés par le fanatifme du Peuple. Le fécond événement étoit l'étrange folie des convuîfions & des miracles qui les ont annoncées; autre efpece de fanatifme qui auroit pu être dangereux s'il n'avoit pas été ridicule ; qui a porté le coup mortel aux hommes parmi lefquels il efl , & qui les a fait tomber dans un mépris ils relieront 5 fi la perfé- cution ne les en tire pas.

Nous avions tout lieu de craindre gue la mort de M, du Marfais ne laiffât

de M. du Marfils. 22 J

dans l'Encyclopédie un vuide immenfe &; irréparable ; nous nous fommes heureufement adreffés pour le remplir à d'excellens difciples de ce grand Maître , affez bien inflruits de Tes prin- cipes , non -feulement pour les déve- lopper avec netteté & les appliquer avec jufteiTe , mais pour fe les rendre propres , pour les entendre , &: même pour ofer quelquefois les combattre. M. Douchet, Profefleurde Grammaire à l'Ecole Royale Militaire , & M. Beau- zée fon Collègue , ont bien voulu fe charger à notre prière de continuer le travail de M. du Mariais. M. Paris de Meyzfeu , Direcleur général des étu-< des & Intendant en furvivance de la même Ecole, Auteur de Y Article Ecole Royale Militaire , a contribué , par l'intérêt qu'il prend à l'Encyclo- pédie , a nous procurer cet important fecours ; il veut bien encore y joindre fes lumières , &c concourir, autant que fes occupations pourront le lui per- mettre , à la perfection d'une partie fi utile de notre Ouvrage. Plufieurs des articles que MM. Douchet &c Beauzée

Kv

2.i6 Eloge de M. du Marfais. nous ont donnés , fe trouvent dans le fepîieme volume de l'Encyclopédie ; & s'il nous étoit permis de prévenir le jugement du public fur ces nouveaux Collègues , nous oferions croire qu'il ne les trouvera pas indignes de leur- iUuftre PrédécefTeur.

>4'

MEMOIRES

ET RÉFLEXIONS

S U R

CHRISTINE,

REINE DE SUEDE.

Defcends du haut desCieux, augufte Vérité : Répands fur mes écrits ta force & ta clarté, Que l'oreille des Rois s'accoutume à t 'entendre. Henriad. Chant I,

Kvj

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MÉMOIRES

ET RÉFLEXIONS

SUR

CHRISTINE,

REINE DE SUEDE.

ffi irfc' A fcience de ITMoire , quand L | elle n'eft pas éclairée par la Phi- gg=^ loibphie , eft la dernière des connohTances humaines. L'étude en feroit plus intéreflànte , fi on eût un peu plus écrit l'hiftoire des hommes, de un peu moins celle des Princes qui n'efl dans fa plus grande partie que les fafîes du vice ou de la foibleiîe. C'eft bien pis quand on y mêle une multitude de faits encore moins dignes d'être connus. Un homme d'efprit, très -peu verfé dans }'Hiftoire; fe çonfoloit de ion ignorance^

ï]0 Mémoires

en confidérant que ce qui fe pafie fous nos yeux feroit l'Hiiloire un jour, feroit à fouhaiter que tous les cent ans on fît un extrait des faits hiftoriques réellement utiles , & qu'on brûlât le relie. Ce feroit le moyen d'épargner à notre pofîérité l'inondation dont elle efl menacée , fi on continue d'abufer de l'Imprimerie pour apprendre aux fiecles futurs des chofes dont on ne s'embarraffe guère dans les fiecles elles fe paffent. Je ne doute point qu'un defir fi raifonnable ne foitpour bien des Savans un crime de lefe - érudition , digne des injures & des anathêmes de tous les compilateurs ; mais j'appelle de ces anathêmes au jugement des fages.. Eux feuls devroient être en droit de peindre les hommes comme de les gou- verner. L'hifioire ck les hommes en vaudraient mieux.

Je n'ai pu m'empêcher de faire ces réflexions à la vue de deux gros volu- mes de Mémoires fur Chrifiine Reine de Suéde , qu'on vient de publier en Hollande. Si l'Auteur de ces Mémoires a eu pour bnt de faire connoître fon Héroïne, je doute qu'il y foit parvenu, ie connois plufieurs Savans, afiez aguer-

de Chnfiïne'. 131

ris aux îe&ures rebutantes , qui n'ont pu foutenir celle de ion Ouvrage , ni dévorer paiiiblement ce fatras d'éru- dition & de citations l'hiftoire de Chriftine fe trouve ahforbée. C'efl un portrait affez mal defîiné , déchiré par lambeaux &; difperfe fous un monceau de décombres.

Cependant le defir que j'ai toujours eu de me former une idée de cette Prin- cefTe fmguliere dont on a parlé diver- fement , m'a forcé de parcourir une fi énorme compilation. Je l'ai envhagée comme ces perfpè&ives , dans lesquelles le Peintre a dëffiné d'une manière dit- forme une figure hiunaine , qu'on ne peut démêler qu'à un certain point de vue , elle paroît avec fes jiùtes pro- portions j & débarraffée de tous les objets étrangers dont le mélange la rendoit méconnohTable. J'ai tâché de faifir ce point de vue ; mais je ne me flatte pas de l'avoir trouvé,

Quoi qu'il en foit , voici ce que j'ai pu recueillir de cette levure. Si on juge mon ouvrage ennuyeux , je n'empêche perfonne de recourir à l'original même? & d'y trouver plus de plaifir. Je tâcherai «ski moins de rendre cet écrit utile ,

131 Mémoires

les principes que j'aurai foin œy répan- dre , & furtout par les réflexions qu'il rne donnera occafion de faire contre les deux plus grands fléaux du genre hu- main, la fuperftition & la tyrannie.

Mon premier deïTein étoit de donner, fur ces Mémoires une hiftoire abrégée de Chriitine. Mais la marche uniforme & le ftyle un peu monotone auquel on a jugé à propos d'affujettir PHiftoire , auroit été pour moi une entrave conti- nuelle. Je ne fai par quelle raifon on eu convenu prefque généralement de réduire l'Hiftoire à une efpece de ga- zette renforcée , exacle pour les faits ôc pour le ffyle. On prétend que l'Hif- torien doit s'abftenir des réflexions 6c les lanTer faire à ceux qui lifent. Pour moi , je crois que le vrai moyen de fuggérer des réflexions au Lecïeur , c'eft d'en faire. Tout confifïe à fa voir les ménager, les préfenter avec art , les lier au fujet de- manière qu'elles aug- mentent l'intérêt au lieu de le refroidir. En un mot les réflexions me paroiflent auîli efTentielles pour rendre l'Hiffoire agréable, pour fixer même les faits dans la mémoire , que les démonftrations de (Géométrie pour fixçr dans l'efprit i'é?

de Chriftine. 1J$

nonce des proportions. L'Hiftorien , dit-on , doit n'être qu'un témoin qui dépofe , 6c les réflexions feroient foup- çonner fa partialité. Mais il me femble que la manière feule *de narrer les faits rend un Hiftorien aufîi fufpeft que le peuvent faire les réflexions ; 6c partia- lité pour partialité , celle qui ennuie le moins eft préférable. D'ailleurs ce foup- çon de partialité ne peut jamais tomber que fur un Auteur qui écrit FHiftoire de ion teins ; j'aurois beau faire l'éloge ou la fatyre de Chriftine , on pourra m'ac- cufer de m'étre trompé , comme on le feroit fi je m'en tenois au fimple récit, mais jamais on ne me foupçonnera de lui avoir voulu ni bien ni mal.

Cependant, pour ne pas heurter de front un préjugé aviez généralement établi , ce n'eft pas PHiftoire de Chrif- tine que je vais donner; ce fontfimple- ment des obfervations fur les princi- paux traits de la vie de cette Princefle , ce fera , fi l'on veut, un extrait raifonné des Mémoires de Chriftine , une Lettre fur ces Mémoires , une converfation avec mon Lecteur; je lui laifle le choix du titre.

Je fais grâce au Public des Lettres

2J4 Mémoires

que Chriftine , âgée de cinq ans , é cri- volt au Roi fon père , ck par lefquelles elle lui marquoit qu'elle tâchoit d'ap- prendre à bien prier Dieu; Lettres que le Compilateur avoue n'être pas fort intéreffantes pour les Etrangers , mais qu'il croit l'être beaucoup pour les Sué- dois. Je fais grâce aufîi de fon horof- cope Se de celui de Guftave Adolphe fon pcre , pour confidérer quelques momens ce conquérant fi fameux.

Tandis qu'uni avec la France , Se fecrettetnent applaudi de la Cour de. Rome jaloufe de la puiflance Autri- chienne , il vengeoit de Popprefîion de Ferdinand les Proteitans de l'Empire ^ toute la Bavière retentïfïbit d'orailbns, d'exorcilmes , de litanies Se d'impréca- tions contre ce Prince ; des Moines Allemands prouvoient qu'il étoit l'An-- techrifï , Se des Miniilres Luthériens qu'il ne Pétoit pas. Mon Auteur affure néanmoins que ce Prince ufa modéré- ment de fes victoires. On prétend que l'Allemagne en fut redevable aux (en- timens que Giiftave avoit conçus pour les Catholiques en étudiant dans fa jeu- neffe à Pavie fous le célèbre Galilée, que l'Inquifition traita depuis comme

de Chnfliw. 235

hérétique , parce qu'il étoit Aflronome, Mais outre que le voyage de Guliave en Italie eil afTez douteux , il ne paroît pas qu'un pays Ton fait un article de foi du fyïîême de Ptolomée , fût bien propre à prévenir favorablement un Prince Luthérien. Quoiqu'il en foit, le Pape Urbain VIII. qui joignoit à tout le zèle d'un fouverain Pontife pour fa Religion une haine encore plus grande pour l'Empereur Ferdinand , affuroit que les Elpagnols de Charles -quint avoient fait plus de mal à PEglife P<o- rnaine , que les Suédois de Gufiave n'en avoient fait à l'Allemagne. ÏJ efl à defirer pour l'honneur de Guftave Se de l'hu-

URUiite ovi'il nit mérité l'éloge OU OU

fait ici de fa modération. Si quelque .chofe pouvoit rendre cet éloge fufpecl y ce feroit le prétendu goût que mon Au- teur attribue à Gufiave pour les Lettres, parce qu'il avoit lu des Livres de Tac- tique & d'Art Militaire. C'eit. comme s'il eût foutenu que le feuPvoi de PnuTe aimoit les Sciences , parce que fon amour extrême pour fes troupes l'en- gageoit à accorder quelque protection aux Chirurgiens d'armée. Le Compila- teur efl ii prévenu pour fes Souverains,

±j6 Mémoires

qu'il loue fur l'amour des Lettres jufqu'à Charles XII. qui n'avoit lu en fa vie que les Commentaires de Céfar. C'eft ainfi qu'en prodigant les éloges aux Princes, on les diipenfe de les mériter. Mais la portirité qui juge les Ecrivains & les Rois , faura mettre à leur place ceux qui donnent les louanges, & ceux qui les reçoivent.

Ce qui me paroît le plus frappant dans toute l'hifloire de Guiïave , ce font les réflexions fages qu'on lui attribue fur les conquérans. On les croiroit Socrate , & Guftave auroit joindre au mérite d'en être l'Auteur , la gloire de les mettre en pratique. Le mal qu'il a fait à la Maifon d'Antrichp "'^ p«^ xcn- du la Suéde plus heureufe. Je ne connois prefque que le Czar Pierre , dont les conquêtes aient tourné à l'avantage de {es peuples ; encore feroit-ce une ques- tion de morale à décider , fi un Prince pour augmenter le bonheurde fes Sujets doit faire le malheur de fes voifms. Pour aiTurer le repos de l'Empire , & humi- lier la maifon d'Autriche , il n'étoit pas nécefTaire que Guftave envahît en un an les deux tiers de l'Allemagne, 6c qu'il donnât affez de jaloulie &■ d'om-

de Chrlfim. 237

brage à fes Alliés pour que Louis XIII. refusât d'avoir avec lui une entrevue dont tout l'honneur feroit demeuré au Roi de Suéde. Giiflave foutenoit avec raifon" qu'il n'y a de différence entre les Rois que celle du mérite ; mais le mérite principal d'un Souverain eftl'a- mour de l'humanité , de la juftice Se d^ la paix. Les Rois qui n'ont que de la puifTance ou même que de la valeur, toujours les premiers des hommes pour leurs courtifans , font les derniers pour le fage.

Ce Prince ayant été tué, comme l'on l63** fait , à la bataille de Lutzen par un coup z nngulier pour qu'on y ait cherché du myfïere , Chriftine encore entant lui fuccéda. Dans le plan que le célèbre Chancelier Oxeniliern donna pour la régence , on remarque un éloigne- ment pour le defpotifme , qui doit ho- norer la mémoire d'un Miniflre d'Etat» Il paroît incliner pour un Gouverne- ment m clé du monarchique ck du ré- publicain : & l'on ne peut difeonvenir que cette forme n'ait plufieurs grands avantages , fans prétendre d'ailleurs toucher à la question délicate du meil- leur gouvernement pofîible , dont 1^

23S Mémoires

folution peut recevoir différentes mo- difications par la différence des climats , de la fituation , des circonftances , du génie des Rois 6c des Peuples. Mais on ne fauroit foupçonner un efprit aufli éclairé qu'Oxenftiern d'avoir don- né la préférence , comme quelques-uns l'ont cru , au gouvernement Ariftocra- tique , que le droit naturel & l'expé- rience démontrent être le pire de tous.

Ceux qui furent chargés de l'éduca- tion de Chriftine , eurent ordre de lui infpirer de bonne heure de ne pas don- ner toute fa confiance à un feul ; maxi- me excellente fans doute en elle-même , mais dont tant de Princes n'ont que trop abiiié pour fe délier également du vice &c de la vertu , pour ne prendre jamais de confeil, & pourfe croire pru- dens & fermes lorfqu'ils n'éloienî qu'o- piniâtres.

Chriftine montra de bonne heure une pénétration d'efprit fmguliere : on allure que dès fon enfance elle lifoit en original Thucidide & Polybe , Se qu'elle en jugeoit bien. On eût mieux fait de lui apprendre à connoître les hommes que les Auteurs Grecs. La vraie Phiiofophie eil encore plus nécef-

de Chrifîine. 239

faire à un Prince que l'Hiftoire; j'en excepte celle de la Bible , à laquelle les Etats de Suéde vouloient qu'on lui fit donner beaucoup de terns , comme étant, difent-ils dans un Mémoire ex- près, la fource de toutes les autres. On ne peut que louer les Etats d'avoir in- fîflé fur les principes de religion qu'on de voit infpirer à la jeune Reine ; mais il femble que tous les autres objets aient été un peu trop oubliés en faveur de celui-là ; la fuite lit voir qu'on n'auroit pas les négliger.

Je n'entrerai clans aucun détail , ni fur la minorité de Chriftine, ni fur la manière dont elle fe conduifit avec la France quand elle eut pris les rênes du Gouvernement, ni fur les plaintes réciproques , & peut - être également juiles, de la Pveine & de fes Alliés. Eclair- cir ces démêlés politiques , eiï fans doute un grand projet : mais l'incerti- tude des faits qui fe parlent fous nos yeux , doit rendre très-fufpec"t le déve- loppement prétendu de quelques intri- gues fecretes & anciennes , dont l'Hif- toire auroit peut-être été écrite fort différemment par les principaux Ac- teurs. Je garderai donc fur tous ces

240 Mémoires

faits un fiîence prudent ; c'en1 FHiftoire privée de Chriitine & non FHiïloire de ion Royaume que j'ai pour objet dans cet écrit ; oc je ne la confidere même un moment fur le Thrône de Suéde , que pour Fenvifager enfuite plus à mon aife & de plus près dans la retraite. -

Une des chofes dont on doit favoir le plus de gré à Chriiline , c'efl la con- fidération qu'elle témoigna pour le cé- lèbre Grotius. Cet homme ilimlre par fes Ouvrages , mais dont la plus grande gloire eft d'avoir été l'ami de Éarne- veldt 9 Se le défenfeur de la liberté de fon pays , étoit allé chercher un afile en France contre la perfécution des Goma- riftes. Il déplut au Cardinal de Richelieu, parce qu'il ne le flattoit pas fur fes talens littéraires. Car il faut toujours que les grands hommes fe rapprochent des au- tres par quelque foibiefle. Le protec- teur de Myrame èc de Y Amour tyran- nique , qui perfécutoit &C récompenfoit tout-à-la-fois Corneille , non-feulement ne nt rien pour Grotius , mais l'o- bligea à force de dégoûts de fe retirer; Guftave Adolphe l'accueillit , Oxenf- tiern le renvoya en France avec le titre «FAmbafladeur , 6c Chriiline bientôt

après

de Chrtûinc. 241

après lui confirma ce titre ; elle treu- voit par-là le moyen de récompenfer d'une manière digne d'elle un homme d'un mérite rare, de mortifier les Hol- 1635a landois qu'elle n'aimoitpas, & de pi- 1645. quer le Cardinal dont elle croyoit avoir à fe plaindre. Ainli Grotius, que ion gé- nie &£ ion naturel rendoient incapable de toute efpece de fouplerTe , &: que fou titre en difpenfoit , jouit du plaifir de traiter en égal un Miniitre qui l'avoit méprifé. C'eft un honneur pour Chrif- tine que d'avoir penfé de Grotius com- me la poftérité ; fans doute ce fuffrage de plus n'étoit pas nécefTaire à la répu- tation d'un fi grand homme ; mais il faut favoir gré aux Princes d'être juf- tes , &c même de connoître avec le Pu- blic les hommes illuftres & vertueux. Quand Chriftine n'auroit témoigné de confidération à Grotius que par vanité, on doit lui tenir compte de cette vanité même ; fi c'efl: une foiblefîe dans les Rois, comme dans les autres hommes, c'eft du moins une foiblefîe qui peut les mener aux grandes chofes.

Après la victoire de Norlingue , 1646. le Prince de Condé &z Turenne , à la tête des troupes de France , vengèrent Tome II. L

142 Mémoires

l'honneur des Suédois qui avoîent été défaits quelques années auparavant ait même lieu , Chriiline écrivit au Prince de Condé une lettre de remerciement. Quelques Hriloriens prétendent que ce Prince avoua dans fa réponfe qu'il de- voit une grande partie du fuccès au Vicomte de Turenne. Si le fait eu: vrai , le Prince de Ccndé auroit mis le comble à fa gloire en l'avouant: mais il n'en paroit dans fa réponfe aucua veftige. ï^47- On ne fera point furpris que Chrif- tine , auflî pafTionnée pour les Lettres & pour le repos que fon père l'étoit pour la guerre , ait hâté la conclusion de la paix de Weftphalie. L'animofité & la jalonne des Minières y mettoient un obftacle encore plus grand que le nombre prodigieux d'intérêts qu'il y avoit à régler. Les Plénipotentiaires de Suéde , auiïi divifés entr'eux que ceux de France, étoient le Comte Oxenl- tiern , fils du grand Chancelier de Sué- de , ck Aider Salvius Chancelier de la Cour. Le premier ie conduifoit en tout parles confeils de fon père qui déplaifoit à Chrifline , parce qu'il lui étoit trop- néceflaire , tk. parce qu'il cherchoit

de Chrijlîne. 24 J

bailleurs , contre le defir de la Reinei à éloigner la conclufion de la paix. I croyoit trouver dans la continuation de la guerre la gloire de la Suc de , l'af- foiblrilement de la France qu'il crai- gnoit comme une amie dangereufe , &c l'avantage des Proteflans d'Allemagne. C'eft lui qui ccrivoit à ion fils , enrayé du chaos des affaires : « Ne fais-tu pas, » mon fils, combien le fecret de gou- » verner le monde efr. peu de choie »? Salvius , collègue d'Oxenilicrn , Ôc d'un caraclere plus liant, avoit toute la confiance Si toute la faveur de la Reine , &: cependant n'étoit pas fans mérite : Chrifline , comme tous les Princes , aimoit mieux être flattée que fervie , mais en même tems étoit allez éclairée pour ne pas facrifier toùt-à-fait à fon amour propre Plionneur de fon difeernement Se fes vrais intérêts. En faifant Salvius Sénateur de Suéde , quoi- qu'il ne fut pas d'une maifon aiTez no- ble , elle avoit tenu au Sénat ce difeours que tous les Rois devroient favoir par cœur. « Quand il e(l queftion de bons> » avis & de fages confeils , on ne de- » mande point feize quartiers, mais ce » qu'il faut faire. Salvius feroit fans

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2.44 Mémoires

» doute fin homme capable s'il étoit de » grande famille .... Si les enfans de » famille ont de la capacité , ils feront » fortune comme les autres, fans que » je prétende m'y reftraindre. 1648. Cette paix de Weftphalie tant den- rée fe fit enfin , à h fatisfa&ion réci- proque de la plupart des PuifTances intérefTées , mais au grand mécontente- ment d'Innocent X. Ce Pape auroit voulu trouver à la fois dans la paix deux avantages incompatibles , l'abaif- fement de la Maifon d'Autriche , qu'il defiroit comme Prince temporel , & l'afFoibliffement des Proteflans , qu'il fouhaitoit comme Souverain Pontife ; il publia une Bulle il refufoit le titre de Reine de Suéde à Chriftine , pour la punir d'avoir trop influé dans l'ouvrage de la paix. Une telle démarche eût été bonne au douzième fiecle , lorfque les Princes croyoient avoir befoin pour l'être , de Brefs & de bénédictions ; elle venoit trop tard 500 ans après. Le Nonce fit afficher à Vienne la Bulle de fon maître , l'Empereur la fît arracher, Innocent fe tut , &c il n'en fut plus queftion.

L'amour de Chriftine pour la liberté

de Chrifline. 24?

lui fît refufer tous les partis qui fe pré- sentaient pour elle, quoique plufieurs f lifTent très-avantageux , & que la Suéde la prefïat de fe marier. Le Roi d'Efpa- gne Philippe IV, un de ceux qui afpi- roient à époufer la Reine , s'en défifta bientôt, dans la crainte de fe voir obligé par cette alliance à ne plus traiter les Protefrans d'hérétiques. Celui de tous les prétendans qui parut le plus em- prefîé , étoit Charles Gufïave , coufin de Chrifline , Prince Palatin , à qui elle avoit été deftinée dès l'enfance ; elle fut aum* fourde pour lui que pour (es rivaux. Cependant , foit qu'il lui infpi- rât moins de dégoût , foit qu'elle mé- ditât dès lors le defTein d'abdiquer le Trône , elle réufîît à le faire déclarer par les Etats fon fuccefléur. Par cette démarche elle vint à bout , & de fe conferver libre , & d'affurer le repos de la Suéde , & de prévenir aufïï l'am- bition de quelques Maifons Suédoifes qui auroient pu après fa mort difputer la Couronne. On arTigna à Charles Guflave un certain revenu pour l'en- tretien de fa Cour. Mais la Reine dit que c'etoit un fecret de la famille royale de ne donner aucune terre à un Prince

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» doute un homme capable s'il étoit de » grande famille .... Si les enfans de » famille ont de la capacité , ils feront » fortune comme les autres, fans que » je prétende m'y reftraindre. '64S. Cette paix de Weftphalie tant den- rée fe fit enfin , à la latisfa&ion réci- proque de la plupart des PuhTances intéreflées , mais au grand mécontente- ment d'Innocent X. Ce Pape auroit voulu trouver à la fois dans la paix deux avantages incompatibles , l'abaif- fement de la Maifon d'Autriche , qu'il defiroit comme Prince temporel , & PaffoiblifTement des Proteftans , qu'il fouhaitoit comme Souverain Pontife ; il publia une Bulle il refufoit le titre de Reine de Suéde à Chriftine , pour la punir d'avoir trop influé dans l'ouvrage de la paix. Une telle démarche eût été bonne au douzième fiecle , lorfque les Princes croyoient avoir befoin pour l'être , de Brefs & de bénédictions ; elle venoit trop tard 500 ans après. Le Nonce fit afficher à Vienne la Bulle de fon maître , l'Empereur la fît arracher, Innocent fe tut , &c il n'en fut plus queftion.

L'amour de Chriftine pour la liberté

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lui fit refufer tous les partis qui fe pré- sentaient pour elle, quoique plufieurs furlent très-avantageux , & que la Suéde la prefîât de fe marier. Le Roi d'Efpa- gne Philippe IV, un de ceux qui afpi- roient à époufer la Reine , s'en défifla bientôt, dans la crainte de fe voir obligé par cette alliance à ne plus traiter les rroteftans d'hérétiques. Celui de tous les prête ndans qui parut le plus em- preflé , étoit Charles Guflave , coufin de Chrifiine , Prince Palatin , à qui elle avoit été deflinée dès l'enfance ; elle fut aufTi fourde pour lui que pour fes rivaux. Cependant , foit qu'il lui infpi- rât moins de dégoût , foit qu'elle mé- ditât dès lors le deffein d'abdiquer le Trône , elle réuflit à le faire déclarer par les Etats fon fuccefleur. Par cette démarche elle vint à bout , & de fe conferver libre , & d'afîurer le repos de la Suéde , & de prévenir aufîi l'am- bition de quelques Maifons Suédoifes qui auroient pu après fa mort difputer la Couronne. On aiïigna à Charles Guflave un certain revenu pour l'en- tretien de fa Cour. Mais la Pveine dit que c'étoit un fecret de la famille royale de ne donner aucune terre à un Prince

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1^6 Mémoires

héréditaire ; fecret qui ne mérite guère ce nom , & que les Princes defpotiques les plus bornés auront toujours pour maxime. Chriftine , par le même motif, éloigna toujours des affaires le Prince Charles Guflave , pendant qu'elle gou- verna la Suéde ; quoiqu'elle aimât peu le Trône , ion génie indépendant ne vouloit rien qui la gênât, tant qu'il lui plairoit de l'occuper.

Ce fut dans ce tems-là qu'arrivèrent les troubles de la France , la guerre de la fronde , cette guerre plus fameufe par le ridicule qui la couvrit que par les maux qu'elle penfa entraîner après elle, l'exil de Mazarin , fon retour , fon nou- vel exil, i'emprifonnement des Princes , les affemblées bruyantes du Parlement, qui rendoit des Arrêts pendant qu'on donnoit des batailles , ck décrétoit des armées de prife de corps. L'amour de Chriïf ine pour la tranquillité , la crainte que cette guerre civile ne ftiî Tocca- fîon d'une nouvelle guerre au dehors , & peut-être le goût qu'elle avoit tou- jours confervé pour le Prince de Con- dé, l'engagèrent à prendre part à ces troubles ; elle écrivit à la Pleine Anne d'Autriche , au Duc d'Orléans ? aux

de Chrïfiinc. h.$f

Princes , au Parlement même des let- tres qui n'eurent d'autre effet que d'at- tirer à Ion Réfident des plaintes de la Cour de France , ôk des réprimandes ne fa part , quoiqu'il n'eût fait que fiiivre fes ordres. Ces troubles , qui avoient commencé fans elle , finirent bientôt fans fa médiation. Le Parle- ment qui avoit été fur le point de trai- ter avec cette Princeffe fut exilé à Pon- toife, & trop heureux d'en revenir pour complimenter, quelques années après , ce même Cardinal dont il avoit mis la tyte à prix. Le Prince de Coudé fugitif chez les Efpagnols, perdit tout excepté (a gloire ; & Mazarin refla maître jus- qu'à fa mort, de la Pleine , du Roi & de l'Etat.

L'amour que Chriftine avoit ou af- l6S<>« feôoit pour les hommes illuflres, lui fit fouhaiter d'attirer auprès d'elle le célè- bre Defcartes , le reitaurateur de la Philofophie , ignoré en France fa pa- trie , pour avoir été plus occupé des Sciences que de fa fortune , mis à l'index à Rome , pour avoir cru fur le mouve- ment de la terre les obfervations agro- nomiques plutôt que les Bulles des Pa- pes? & perfécuté en Hollande pour

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avoir fubftitué au jargon des Scholafti- ques la vraie méthode de philofopher. Chriftine , charmée de quelques écrits de ce grand homme , lui avoit fait pro- pofer plufieurs de ces questions de morale que les Philofophes agitent de- puis long-tems , fans qu'elles foient décidées , & fans que les hommes en foient meilleurs &: plus heureux. Telle étoit entr'autres celle du fouverain bien , que Defcartes faifoit confirmer dans le bon ufage de notre volonté; par la raifon , difoit-il , que les biens du corps & de la fortune , &c même nqs connoiflances , ne dépendent pas de nous ; comme fi le bon ufage de notre volonté étoit moins fournis que le relie à l'Être tout - puiffant. Cette folution 9 toute infuffifante qu'elle étoit, plut allez à Chriltine pour qu'elle fouhaitât ar- demment d'en voir l'Auteur , comme un homme qu'elle croyoit heureux &C dont elle envioit la condition. M. Cha- nut , Ambaffadeur de France en Suéde , & ami du Philofophe , fut chargé de cette négociation , dans laquelle il eut d'abord de la peine à réufîir. La diffé- rence des climats étoit une des raifons principales qui détournoit Defcartes de

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de Chrifline. 249

ce voyage. Il écrivit à fon ami : « qu'un » homme dans les jardins de la Tou- » raine ; & retiré dans une terre il » y avoit moins de miel , à la vérité , » mais peut-être plus de lait que dans » la terre promiie aux Ifraeiites , ne » pouvoit pas aifément le réibudre à la » quitter pour aller vivre au pays des » ours , entre des rochers &C des gla- » ces. » Cette raifon étoit très-fufFifnte pour un Sage, à qui la fanté ne pouvoit être trop précieufe , parce que c'eft un des biens qui ne dépendent point des autres hommes. Mais ne feroit-il pas permis de croire que Defcartes , ami de la folitude comme il l'étoit , 3c vou- lant chercher à fon aile la vérité , re- doutoit un peu l'approche du Trône ? Un Prince a beau être Philofophe , ou aftedter de l'être , la Royauté forme en lui un caractère ineffaçable , toujours à craindre pour ceux qui l'approchent , & incommode pour la Philofophie , quelque foin que le Monarque prenne de la raffurer. Le Sage refpecle les Princes , les eftime quelquefois , & les fuit toujours (iz). Nous fommes l'un

( a ) S'il y a des exceptions à cette règle , heureux le Souverain pour qui elles font faites ! Socrate, aceufé

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n<o Mémoires

pour l'autre un aiTez grand théâtre, cerivoit Defcartes à un Philofophe comme lui , qu'il exhortait à venir partager fa retraite", dans le tems Chriftiqe vouloit l'en faire fortir.

Cependant , comme l'amour môme àe la liberté ne réfifte guère aux Rois quand ils iniiftent, Defcartes fe rendit bientôt après à Stockholm , dans la ré- folution , ainfi qu'il le difoiî lui-même, de ne rien déguifer à cette Princeffe de fes fentimens , ou cle s'en retourner philosopher dans fa folitude. On voit par fes lettres qu'il fut très-fatisfait de l'accueil c^ie lui fit la Pleine; elle le difpenfa de tous les aiTujettûTemens clés Courtifans , mais ce fut pour lui en impofer d'autres qui dérangèrent tout- à-fait fa manière de vivre , & qui joints à la rigueur du climat , le conduifirent au tombeau au. bout de quatre mois. Defcartes trouvoit à Chriftine beau- coup d'efprit & de fagacité ; néanmoins il paroît eue le goût dominant du Phi- loiophe fut toujours pour la malheu- reufe Princeffe Palatine fa première difciple ; foit que les malheurs qu'il

par Anitus devant l'Aréopage , fe fût réfugie auprès cic Marc-Aurele , s'il eût vécu de fon tems.

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avoit éprouves lui-même redoublaient fon attachement pour elle ; foit qu'il lui trouvât plus de lumières , ou de cette docilité qui eu le premier hommage pour un Chef de fecTe. Cette préférence qu'il laiffa apparemment entrevoir , caufa à Chriftine un peu de jaloufie.

Defcartes , qui en renonçant à tout autre avantage, avoit confervé l'am- bition des Philofophes , le defir de voir adopter exclufivement iés opinions èc (es goûts , n'approuvoit point que Chriiline partageât fon tems entre la Philofophie & l'étude des Langues. Il fe trouvoit mal à fon aile au milieu de cette foule d'érudits dont Chriftine étoit environnée , & qui faifoit dire aux étrangers , que bientôt la Suéde alloit être gouvernée par des Grammairiens, ïl ofa même lui faire fur ce point des repréfentations aflez libres 6c allez for- tes pour fe brouiller fans retour avec le Maître de Grec de la Reine , le favant Ifaac Vomiis , ce Théologien incrédule 6c iiiperititieux., de qui Charles II. Roi d'Angleterre , difoit qu'il croyoit tout excepté la Bible. Les repréfentations de Defcartes n'empêchèrent pas la Reine d'apprendre le Grec > mais elles ne chan-

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gèrent rien aux fentimens qu'elle avoit pour lui. Elle prenoit fur fon ibmmeil le tems qu'elle lui donnoit; elle vou- lut le faire Dire de ur d'une Académie qu'elle fongeoit à établir ; enfin elle lui marqua tant de confidération qu'on prétendit que les Gammairiens de Stoc- kholm avoient avancé par le poifon la mort du Phiiofophe. Mais cette manière de fe défaire de fes ennemis , dit Sor-* bière , eft un honneur que les Gens de Lettres n'envient pas aux Grands.

Néanmoins quelque paiTionnée que Chrifline fe foit montrée pour la Phi- lofophie de Defcfrtes , il n'y a nulle apparence , comme quelques-uns l'ont cru, qu'elle l'ait confulté fur les affaires politiques. Elevée , comme ellel'étoit, à h meilleure école de l'Europe en ce genre , c'eft-à-dire , dans le Sénat de Suéde , quel fecours auroit-elle pu tirer d'un Philofophe , qui par fa conduite en Hollande avoit montré combien peu il favoit traiter avec les hommes , &; qu'une retraite de 30 ans avoit em- pêché de les çonnoître ? On a même prétendu qu'elle montra auili peu de zèle pour les opinions de Defcartes, qu'elle avoit témoigné d'efiime pour fa

de Chrijline. 253

perfonne ; ck que le fruit qu'elle retira de l'étude de la Philo fophie , fut de le pcrfuader qu'en ce genre les jbttifes an- ciennes va/oient bien les nouvelles.

Chriftine eut bientôt dans fes Etats 165 1. des affaires plus importantes que l'étude du Grec , des idées innées &C des tour- billons. La réfolution qu'elle avoit prife de ne fe point marier, allarmoit des peuples qui craignoient de manquer de maître. L'épuiiement des finances dé- rangées par fes profitions caufoit un mécontentement général; ce fut alors qu'elle penfa pour la première fois à defçendre du Trône. Elle fe rendit en plein Sénat , déclara le deffein qu'elle avoit formé , 6c le fit favoir par lettres au Prince Charles Guffave. Celui-ci allez habile pour diflimuler, 6c craignant peut-être que la Reine ne fit fur fon iucceffeur une tentative dansereufe , rejeta les offres de Chriftine, pria Dieu 6c la Suéde de la çonferver long-tems , 6c fe para avec beaucoup d'orientation de fentimens qu'il n'avoit guère. La folitude ce Prince affectoit de vivre après avoir accepté la fucceflion , la précaution qu'il avoit prife de s'éloi- gner de la Cour , qii^ii l'extrême cir-

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confpecYion qu'il mettoit dans tous fes dii cours & dans toutes fes démarches , étaient pour les moins cîairvoyans une preuve du defir qu'il avoit de parvenir au Trône. Il le flattoit peut-être que le Sénat acceptant la démiilion de Chrif- tine , lui procureroit l'avantage de ré- gner en lui laïffant l'honneur de la inodeftie. Mais il fut trompé dans fes efpérances. Soit que Chriftine eût fim- plement voulu calmer des Sujets mé- contens , &l s'affermir fur le Trône par leur fuffrage , foit qu'elle vît ion abdi- cation jugée moins favorablement par les étrangers qu'elle ne s'y attendoit, fait enfin qu'après avoir voulu quitter le Trône par vanité elle voulût le con- ferver par caprice, elle fe rendit ou fit femblaht de fe rendre aux follicitations de fon Succefîeur &c de fes Sujets. 1652. Chriftine écrivit Tannée fui vante 1652,3 M. Godeau , Evêque de Vence, dont nous avons tant de vers & fi peu de Poéfie. Ce Prélat l' avoit louée par lettres ; la Reine de Suéde lui dit dans fa rcponfe , « Que les honnêtes gens de » France font fi accoutumés à louer 9 » qu'elle n'ofe fe plaindre d'une coutu- v me fi générale , <k qu'elle lui en efl

de Chrijline, icc

» même obligée ». Il paroîtque le même Prélat avoit marque dans fa lettre quel- que envie de convertir la Reine. En remerciant l'Evêque de fes bonnes in- tentions , elle lui fouhaite le bonheur de pénfer carcime elle, & paroît furprife qu'on puhTe être û éclairé Si n'être pas Luthérien. Elle fe mcriîra auiîî peu Ca- tholique dans une lettre qu'elle écrivit Vers le même tems au Prince Frédéric de Hefie pour le détourner d'embraiTer la Religion Romaine. Ces. deux lettres devraient Surprendre de la part d'une Princefle qui fe fit Catholique un an après , fi l'on ne favoit combien peu de tems il faut aux hommes, &c fur-tout aux Princes , pour changer dans leurs opinions comme dans leurs goûts.' Un Auteur Proteflant qui a parlé de ces deux lettres , remarque avec plus de malignité que d'efprit, que l'heure de la grâce n'étoit pas encore venue : on. pourroit dire avec plus de raifon , que peut-être Chrifrine n'avoit pas encore été allez tourmentée par les Minières pour prendre leurs dogmes en averdon. Car telle efl l'iniufHce incroyable des hommes, que de la haine des Miniflres à celle du culte qu'ils prêchent il n'y a

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qu'un pas ; commence-t-on à fe déta- cher d'eux , ce qui étoit refpe diable devient indifférent; abufent-ils de leur pouvoir , ce qui n'étoit qu'indifférent celle de l'être. Cette Logique n'eftfans doute ni folide ni équitable : mais c'eir, la Logique des panions ; iÎTaut les mé- nager comme on fait un malade; & le plus sur moyen d'apprendre aux hom- mes à être jufïes, c'en1 de commencer par l'être à leur égard.

Au refte fi on examine les raifons mêmes que ChrirTine propofoit au Prince de Helfe pour refter dans fa Re- ligion , il efï facile de juger qu'elle avoit pour la fienne un affez grand fond d'in- différence. Quoique Luthérienne , &c par conféquent prefque aum* éloignée duCalvinifme que de l'Eglife Romaine, elle exhorte néanmoins ce Prince Cal- vinifte à ne point changer. Elle paroît méprifer cette fureur fb.ipide avec la- quelle des hommes qui fe difoient fages, ont tant écrit fur des chofes qu'il ne falloit que croire. « Je laiffe , dit-elle , à » ceux qui font profeiiion de traiter les » controverfes , à s'égorger là-deflus » félon leur plaifir ». Elle ne repréfente au Prince de Heffe oue les motifs de

de Chrifline, 257

l'honneur , de la confiance , de l'avan- tage de fa Maifon & de fes Etats; motifs peu dignes de balancer l'intérêt de la vraie Religion , mais proportionnés à la vanité & à la foibleffe humaine.

Les libéralités de Chrifline prodi- guées avec peu de difeernement & de mefure , lui attirèrent bientôt dès pané- gyriques de tous les Savans de Suéde & des pays étrangers. Son Hiilorien en compte deux cent qui font oubliés aujourd'hui comme prefque tous les panégyriques des Princes faits de leur vivant. Celui de Trajan par Pline le jeune , prononcé devant l'Empereur en plein Sénat , efl prefque le feulqui foit reflé ; le nom de l'Orateur 6c l'idée que nous donne ion ouvrage de l'éloquence de ces tems-là , ont encore moins con- tribué à le conferver , que les vertus du Prince qui en étoit l'objet. Ce n'cil point l'ouvrage qui a immortalifé le Monarque ; c'efl le Monarque qui a fait parler l'ouvrage à la poflérité ; peut-être même ce panégyrique eût-il fait tort à Trajan , fi à force de le mériter , il n'eût fait oublier la foibleffe qu'il avoit eue de l'entendre.

Je pafle fous filence toutes les mar-

1 5 8 Mémoires

ques de bonté que Chriftine donna â Saumaife , cet homme fi favant & fi défagréable , qui en apprenant tant de choies , avoit aufli appris à interpréter les fonges , la vifite que Chriftine lui rendit , la lecture qu'ils rirent enfemble du Moyen de parvenir -,1e combat à coups de poing entre Meilleurs Bourdelot 6c Meibom , & d'autres anecdotes aufîi intérefîantes. Je parle fous filence auffi les noms de tous les Savans que Chrif- tine attira dans fis Etats ou qu'elle y trouva; 6c (on commerce épiftolaire avec eux. Elle eût mieux fait de ne pas tant écrire de lettres de compîimens aux Savans , 6c d'envoyer un peu plus de lettres de change à Nicolas Heinfius qu'elle avoit chargé de lui acheter des livres , des manufcrits ck des médailles, 6c qui ne put jamais parvenir à être rembourié de fes avances. Néanmoins PHiftorien de Chriftine entreprend de la juftin'er fur cet article môme, 6c fait pref- que un crime à Heinfius de s'être plaint. Les Monarques font afTez dans Pufage de fe manquer de bonne foi entr'eux, mais il ne leur eft pas encore permis d'étendre ceîtQ règle aux particuliers. 1653. Ce qu'il y a de plus remarquable

de Chrljline. 259

dans les lettres dont il e il question , c'eft l'offre que Chrifline fît à Scuderi , fi l'on en croit un Auteur moderne , de rece- voir la dédicace de ion Alaric , en y joignant un prêtent considérable , à condition qu'il efFaceroit de ce Poème l'éloge de M. de la Gardie qui a voit encouru la difgrace de la Reine ; Scuderi répondit à cette offre qu'il ne déîruiroit jamais l'autel il avoit facrifié. Une réponfe fi noble fait regretter que le Poëme d'Alaric n'ait pas été meilleur.

Parmi les Savans que Chrifline ac- 1653. cueiiloit , on ne trouve pas un feul An- glais. Cette nation, devenue depuis fi fameufe & fi féconde en grands génies , étoit alors agitée de troubles &c de guerres civiles peu favorables aux Let- tres. Elle venoit de faire couper la tête à Charles I. & ne fongeoit guère qu'à fa liberté , à fon aggrandiffement ck à fon commerce. L'exécution récente de ce Prince faiibit beaucoup de bruit en Suéde : plufieurs ne trouvoient pas mauvais , dit M. Chanut AmbafTadeur de France, qu'il y eût un exemple pu- blic d'un Roi dépouillé de fon autorité pour avoir violé le contrat fait avec fes iiijets ; mais tous généralement blâ-

î6o Mémoires

moient l'excès d'injuflice & de fureur la nation s'étoit portée. Il n'eft guère vraisemblable que Chrifline ap- prenant cette nouvelle , ait tenu ce dif cours qu'on lui attribue. « Les An- » glois ont fait couper la tête à leur » Roi , qui n'en faifoit rien , & ils ont » bien fait ». Comment concilier ce difcours avec la lettre qu'elle écrivit en même tems au fils de l'infortuné Mo- narque , lettre dans laquelle elle fe ré- crie contre cet Arrêt d'un Parlement fanguinaire ? L'horreur que Chrifline en conçut fut une des caufes qui re- tardèrent la conclufion du Traité que PAmbaffadeur de Cromwel négocioit alors auprès d'elle. Cet Ambauadeur qui ne vint à bout de fon entreprife qu'avec beaucoup de peine ck de tems, fe plaignit qu'on ne lui parloit à fes audiences que de Philofophie, de diver- tiflèmens &: de ballets.

De tous les Miniflres étrangers qui étoient à la Cour de Suéde , Pimentel , Miniftre d'Efpagne , étoit celui que la Reine aimoit le plus. A la première Audience qu'il eut» de Chrifline , il fe retira fans dire un feul mot , & lui avoua le lendemain qu'il avcit été in-

de Chrifiine. 16 I

terdit de la majeflé qui brilloit dans toute fa perfonne. On peut juger s'il plut. Pimentel, Minière habile , profita de ce premier avantage pour gagner la confiance de la Reine; il découvrit bien- tôt en elle beaucoup d'amour pour la nouveauté , de prévention pour les derniers venus , & de facilité à dire fon fecret , dès qu'elle avoit accordé ies bonnes grâces. Mais la faveur de Pi- mentel , trop utile à FEfpagne , donna à la France & à la Suéde même tant d'ombrage , que Chrifiine fut bientôt obligée de le congédier.

Nous voici arrivés au moment 1654. elle abdiqua la Couronne. Le defiein qu'elle en avoit eu quelques années au- paravant fe réveilla en elle avec tant de force , que rien ne put l'en difîuader. Il y a apparence que le dégoût pour les affaires , & l'envie d'être libre, furent les principaux motifs qui l'y détermi- nèrent. « Je n'entends toujours que la » même chofe , difoit-elle en parlant » des affaires , je vois bien qu'il faut » que je me remette à l'étude &: à la » converfation des Savans ». Elle croyoit , pour employer une de fes expreiîions , voir le diable , quand (es

2.6 1 Mémoires \

Secrétaires entroient pour lui faire ligner des dépêches ; &: l'ennui du gou- vernement lui caufa une mélancolie fi afFreufe qu'on appréhenda que fon ef- prit ne s'en affoiblît. Elle écrivit enfin à M. Chanut fur la ré'folution qu'elle avoit prife. Les difcours que fa démar- che allcit faire tenir ne paroiîTent pas l'occuper beaucoup. « Je ne m'inquiète » point , lui écrit-elle , du plaudiu; il » eu difficile qu'un defiein mâle & vi- » goureux plaile à tout le monde ; je me » contenterai d'un feul approbateur, » je me parlerai même d'en avoir. Que » j'aurai de plailir à me fouvenir d'a- » voir fait du bien aux hommes!*» Pourquoi donc vouloit-elle cerTer de leur en faire ?

On a parlé fort diverfement de l'ab- dication de Chrifline ; elle auroit été plus généralement approuvée ( fans le mériter peut-être) fi la converfion de cette Princefie , qui arriva peu de tems après , n'avoir animé contre ffle les ennemis de l'Eglife Romaine. Car en général on efl toujours affez porté à louer les Souverains qui defcendent du Trône; on a fi peu d'idées des devoirs iminenfes d'un Prince ? qu'on regarde

de ChrlJHne. 163

fon abdication comme un facrifice écla- tant. Précipkeroit-on ainfi fon juge- ment fi l'on vouloit approfondir ce eue le nom de Monarque impofe à celui qui le porte ? Efclave de la juftice &c de la décence , obligé d'ohferver le premier les lois dont il efl le déposi- taire , il efl comptable envers l'Etat de tout le mal qui fe fait fous ion nom &c de tout le bien qui ne fe fait pas. Com- bien peu de Rois voudroient l'être; , à condition de L'être en effet? Si donc un Prince pofîede les talens néceflaires pour gouverner , c'eft un crime de les rendre inutiles par une démiûlon vo- lontaire. 11 n'auroit d'exeufe qu'en fe donnant un fuccefteur capable de le remplacer; mais outre qu'un tel fuccef- feur eft bien rare , c'eft fou vent un motif tout contraire qui a déterminé quelques Princes , parce qu'ils n'ai- moient que leur gloire , & nullement les hommes. A l'égard des Rois qui ne quittent le Trône que par défaut de capacité, ils ne font en cela que s'ac- quitter d'un devoir efTentiel. Cependant il eft certains devoirs qu'il faut tenir compte aux hommes de remplir , lorf- qu'en les rernpliffant ils renoncent à de

2.64 Mémoires

grands avantages. Le devoir dont nous parlons efr. de ce nombre, & les Princes qui ont quitté le Trône mériteroient des éloges , fi cette démarche avoit été le fruit de la jurtice qu'ils fe rendoient , & du peu de talens qu'ils fe fentoient pour régner. Mais la plupart n'ont pas même eu l'avantage de faire cette ac- tion jufle par un motif louable. L'amour de l'oifiveté , le defir de fatisfaire en paix à des goûts vils ou fubalternes , font prefque toujours les principes de leur abdication. Ils croient que rien ne leur manque pour régner que la vo- lonté ; auiîi cette volonté renaît - elle fouvent en eux après leur retraite pour en être le tourment. Un des plus grands avantages que les Princes puiffent fe procurer en descendant du Trône , c'eft de s'afîlirer par ce moyen de la réa- lité des éloges qu'on leur a prodigués 'dans le tems de leur pouvoir , de voir éclipfer les flatteurs , & de fe trouver feuls avec leur vertu , s'ils font affez heureux pour en avoir. Mais il n'y a pas d apparence qu'un tel avantage flate beaucoup les Souverains , & l'exemple des Rois oui fe privent volontairement de leurs courtifans, n'efl pas contagieux.

On

de Chriftine. 265

On afïure que Chriftine avant que d'abdiquer la couronne , eut deffein de faire avec le Prince Charles Gufkive une efpece de Traité qui eût été trop onéreux pour ce dernier. Elle vouloit fe réferver .U. plus grande partie du Royaume ,Jfc*e abfolument indépen- dante , avcWIa liberté de voyager ou de refter en tel endroit de Suéde qu'il lui plairoit ; enfin elle prête n doit que fon fuccefTeur ne fit aucun changement dans les places qu'elle auroit données. Charles qui avoit cherché d'abord à dhTuader Chriftine de fon abdication, mais qui apparemment la voyoit alors en fituation de ne plus reculer , rejetta ces conditions & répondit qu'il ne vou- loit pas être un Roi titulaire. Chriftine ayant appris fa réponfe , dit qu'elle ne lui faifoit ces proportions que pour connoître fon caradlere , qu'elle voyoit à préfent combien Charles Guftave étoit digne de régner , puifqu'il con- noifîbit fi bien les droits d'un Monar- que : ce compliment forcé de Chriftine à fon fuccefTeur étoit-il bien fincere?

Charles Guftave pour témoigner à la Reine fa reconnohTance , fit frapper alors une médaille dont la légende di- Tomc IL M

%66 Mémoires

foit qu'il tenoit le trône de Dieu &: de Chrifîine ; cette médaille déplut aux Etats , qui prétendoient avec raifort que c'étoit par leur choix qu'il étoit parvenu au trône. On ne peut nier , puifque la Religion noi^ l'enfeigne , que l'autorité légitimeras Rois ne vienne de Dieu; mais c'eit le consen- tement des peuples qui efl le figne vi- fible de cette autorité légitime , & qui en afïiire l'exercice.

Le Clergé vouloit obliger Chrifîine à refier en Suéde , de crainte qu'elle ne changeât de religion ; comme il cette Prince fie , après avoir fait le facrifîce du trône à fa liberté , n'eût pas acquis le droit d'ufer de cette liberté toute entière , & n'eût pu aller à la Mené à Stockholm fans troubler l'Etat. Mais foit que la Reine voulût fe mettre à l'abri des perfécutions ecdénafliques , fi re- doutables pour les Souverains même qui ont le pouvoir en main , foit qu'elle eût pris dès-lors la refplution d'aller paner le relie de fes jours hors de fon Pays, elle quitta la Suéde peu de jours après fon abdication , & fit graver une médaille dont la légende étoit, que h Parnajje vaut mieux que le Trône ; mé-

de Chrifiine. i6j

daille qui fait auflî peu d'honneur à fes fentimens , que la légende en fait peu à ion goût. Quand elle fut arrivée fur la frontière de Suéde à un petit ruiffeau qui féparoit alors le Danemarck de ce Royaume : « me voilà enfin en liberté , » dit-elle , & hors de Suéde j'efpere » ne retourner jamais. » Charles Guf- tave lui fit offrir encore fon cœur &c fa main ; mais elle répondit qu'il n'étoit plus tems.

Traveftie en homme durant une partie de fon voyage , elle traverfa le Danemarck &c l'Allemagne , peu occu- pée des difcours que fon abdication faïfbit tenir, & montrant fur cela une philoibphie fupérieure à celle qui l'a- voit portée à cette abdication même. Le Prince de Condé fe trouvant à Bru- xelles lorfque Chriftine y pafia , de- manda où etoit cette Reine , qui avoit û facilement abandonné la couronne , pour laquelle nous autres, difoit-il, nous combattons, & après laquelle nous courons tout le tems de notre vie fans pouvoir l'at- teindre. Ses ennemis prétendoient que dès fon arrivée à Bruxelles , elle com- mençoit déjà à fe repentir d'avoir ab- diqué : le bruit s'en répandit en Suéde ,

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a 6$ Mémoires

6c le grand Chancelier Oxenfliern , alors au lit de la mort, ne put s'em- pêcher de dire : « Je lui ai prédit qu'elle » le repentiroit de cette démarche ; » mais c'eil toujours la fille de Gufïa- » ve. » Ce furent les dernières paroles de ce grand homme.

Déjà Christine préparoit fon chan- gement de religion , en vifitant tous les Monafleres & toutes les Eglifes qui fe trou voient fur fa route , fur -tout lorfque ces bâtimens renfermaient quelques curiofités particulières. En- fin , après avoir embralTé la Religion Catholique à Bruxelles , elle abjura publiquement le Luthéranifme à Inf- pruck , 6c prit cette devife allez peu dévote : Fata viam inventent , les def- tins dirigeront ma route. 1655. Cette action fut pour les Catholiques un grand triomphe ; comme fi la ma- nière de penfer de cette Priricefîe eût ajouté quelque nouveau degré de for- ce aux preuves fur lefquelles la Reli- gion Romaine efl fondée ; & comme fi on ne pouvoit pas embrafler une7 reli- gion vraie par des motifs purement hu- mains. Les Proteftans au contraire ont témoigné avec aufîi peu de raifon un

de Ciir'ijlinc. 260

grand défefpoir de cette démarche. Ils ont prétendu que Chriffine indiffère n- te pour toutes les Religions , n'en a voit changé que par convenance , pour vi- vre plus à fon aife en Italie elle comptoit fe retirer, & jouir des Arts que ce pays renferme. Ils allèguent pour preuve de cette indifférence quelques lettres ou quelques difeours de Chrif- tine , dont il faudroit que la vérité fût bien atteftée pour qu'on pût en rien conclure. On prétend par exemple que les Jéfuites de Louvain lui promettant une place auprès de fainte Brigitte de Suéde , elle répondit: J'aime bien mieux quonme mette entre les S âges* On ne peut nier, fk une expérience trop malheu- reufe le prouve , qu'il eil bien rare d'embraffer par conviction une religion dont les principes n'ont pas été gravés en nous dès l'enfance. L'intérêt eft û fouvent le motif d'un tel changement , que les honnêtes gens refufent prefque toujours leur eitime à ceux, même qui abjurent une Religion faillie , pour peit qu'ils foient foupçonnés d'avoir eu d'autres vues dans ce changement que l'amour de la vérité. Si Chriiline s'eft fente Catholique pour voir plus à fon

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270 Mémoires

aile des fïatues , elle ne mérite pas d'en avoir une ; &z fi elle a renoncé pour des tableaux à faire du bien à fes peu- ples «, elle eil au-deftbus des plus mépri- sables Monarques.

Il eft. certain que pendant fon féjour à Rome 9 elle témoigna beaucoup de goût pour les ouvrages des grands Maîtres dont cette Ville eït remplie. Un jour qu'elle admiroit une ftatue de marbre du cavalier Bernin , qui repré- fentcit la Vérité , un Cardinal qui étoit près d'elle en prit occafion de lui dire qu'elle aimoit plus la vérité que les autres Princes : Toutes les Vérités , ré- pondit-elle , ne font pas de marbre.

Son changement de religion flit fu- nefte à l'Evêque Jean Matthiœ , fon précepteur , Luthérien modéré & paci- fique , qui avoit propofé plufieurs pro- jets pour la réunion des Eglifes protef- tantes. Les Réformés qui reprochent tant l'intolérance à l'Eglife Romaine, ne haiïTent la perfécution que quand elle îes regarde , & nullement quand ils l'exercent. Matthiœ accufé quoique fans raifon , d'avoir eu part à la prétendue apoflafie de Chriftine , fut dépofé de fon Evêché parles Etats du Royaume.

de ChrifJne. 1JÏ

Cette Prince fie qui n'avoit jamais eu 1656/. de goût pour la France , en prit tout- à-coup à l'occafion de quelques mau- vais difcours que tinrent d'elle des do- meïtiques Espagnols qu'elle avoit ren- voyés. On voit par-là que fon amour &: fa haine n'étoient pas difficiles en mo- tifs. Ce goût pour la France devint ii grand , qu'elle prit bientôt la réfolu- tion d*y aller faire un voyage , & de montrer à cette Nation pamonnée pour la Monarchie , une Reine qui avoit quitté le trône pour philofopher. Elle eflûya en traverfant les Villes de France toutes les harangues & tous les hon- neurs auxquels les Souverains font con- damnés. Quoique nouvellement ren- trée dans le fein de PEglife , Chriftine toujours femme & PrincefTe reçut afTez mal un Orateur qui l'entretint des juge- mens de Dieu &c du mépris du monde. Elle arriva enfin à Fontainebleau ; fk étonnée du cérémonial de la Cour , elle demandoit pourquoi les Dames mon- troient tant d'empreifement à la baifer : efr-ce , difoit-elle, parce que je ref- femble à un homme ?

La célèbre Ninon , qu'elle voulut voir en pafiànt à Senlis , fut la feule

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iji Mémoires

de toutes les femmes Françoifes à qui elle donna des marques d'eflime. Cette perfonne fmguliere, qui par fon efprit, par fa manière de penfer 6c par fa con- duite même, éîoit parvenue à jouer avec beaucoup de confidération le rôle de courtifane, étoit plus propre qu'aucune autre femme à fraper Pefprit d'une Prin- ceffe auiïi fmguliere qu'elle. Il faut louer r^inon de l'accueihqu'elle reçut; mais il ne faut pas biâmer Chrifrine.

De Fontainebleau elle fut à Paris , 011 après avoir été complimentée par tous les Corps, elle efruya de nouveau de longs 6c triftes ferlins qu'on lui donna , ôcjufqu'à des tragédies de Collège dont elle le moqua plus hardiment. Elle fe vengea fur elles de l'ennui que tout cet attirail de cérémonies 6c de réception lui avoit caufé.

Chriftine vit à Paris beaucoup de Savans , reçut des pièces de vers fans nombre , 6c les apprécia ce qu'elles va- loient. Elle avoit conçu depuis long- tems beaucoup d'eflime pour le fameux Ménage, qui nous a laiflé dans fes écrits tant de chofes frivoles parmi quelques- unes d'utiles. Dans fon voyage de Sué- de à Rome , elle lui avoit écrit en paf-

de Chrijîlne. 27?

fant par Bruxelles de la venir trouver ; elle lui marquoit qu'elle avoit fait la moitié du chemin , & que c'était à lui à faire le reite. Ménage ne jugea pas à propos de fe déplacer pour la fatisfac- tion d'une Reine qui ne l'étoit plus. Elle ne lui en fut pas mauvais gré ; car dès qu'elle fut arrivée à Paris , comme elle n'y cherchoit que les hommes célèbres par leurs talens , elle donna à Ménage la place d'Introdiifteur auprès d'elle ; place ^ qu'un Savant pofTédoit pour la première & apparemment pour la der- nière fois. Comme c'étoit une efpece de titre de célébrité que d'avoir été pré- fente à la Reine , Ménage ne pouvoit fuffire à tous ceux qui l'en prioient , & ne refufoit perfonne : ce qui fît dire à Chrifline , que ce M. Ménage connoif- foit bien des gens de mérite.

Elle eut plus lieu d'être fatisfaite de Paris que de la Cour , elle n'avoit que très-peu rémTi. Les femmes & les courtifans ne purent goûter une Prin- ceffe qui s'habilloit en homme , qui brufquoit les flatteurs , qui faifoit com- pliment fur leur mémoire à ceux qui vouloient l'amufer par de jolis contes , ôc dont l'efprit enfin avoit quelque

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274 Mémoires

chofe de trop maie pour des êtres fri- voles , auprès defquels toutes fes con- noilïances lui étoient inutiles. Ceux qui croyoient la mieux connoître , la comparaient au château de Fontaine- bleau , grand, mais irrégulier. On ne fera pas étonné du peu d'accueil qu'elle reçut , quand on longe au peu d'im- prefîion que fit en 17 17 fur cette même Cour le Czar Pierre le Grand , bien fupérieur à Chrifline ; la plupart des Courtifans ne virent dans ce Monarque qu'un étranger qui n'avoit pas les ma- nières de leur Pays , &: nullement un Souverain plein de génie qui voyageoit pour s'infïruire , & qui avoit quitté le trône pour s'en rendre digne. Il fem- ble que notre Nation ait porté plus loin que les autres cette attention fubalter- ne dont parle Tacite , qui cherche la réputation des grands hommes dans leur contenance , & s'étonne de ne l'y pas démêler. Ï657. Chriftine avoit pris tant de goût pour la France , qu'à peine retournée en Italie , elle jugea à propos de faire dans ce Royaume un fécond voyage. On crut que des vues politiques l'y ame- noient; mais ce voyage ne fut remar-

de Chrijline* ijk

quabîe que par la mort tragique de Monaldefchi,fon grand Ecuyer, qu'elle fît , comme l'on fait , affaffiner prefque en fa préfence à Fontainebleau dans la galerie des Cerfs. Les circonllances de cette mort font allez connues ; mais ce qui l'eft moins , &: ce qui doit paroî- tre encore plus étrange que la barbarie de Chriiline , ce font les difîertations qu'écrivirent de favans Jurifconfultes pour la jultifler. Ces difîertations, trifte monument de la flatterie des Gens de Lettres envers les Rois , font la honte de leurs Auteurs fans être L'apologie de celle qui en fut l'objet. Je fuis fâché pour la mémoire de Leibnitz & pour l'humanité , de trouver le ne m de ce grand homme parmi les défendeurs d'un ailaffinat; ck je fuis encore plus furpris de Pinjuilice qu'il fait à la Cour de France , en afmrant eue fi on y fut blefîe de l'aclion de Chrifline , c'en1 uniquement parce qu'on n'y avoir plus le même goût pour elle. La poftérité trouvera bien étrange qu'au centre de l'Europe , dans un fiecle éclairé , on ait agité férieufement , û une Reine qui a quitté le trône > n'a pas confirvé îe droit de faire égorger fes domeftiques fans

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Zj6 Mémoires

autre forme. Il auroit fallu demander plutôt fi Chriftine fur le trône même de Suéde auroit eu ce droit barbare ; quefîion qui eût bientôt été décidée au tribunal de la Loi Naturelle & des Nations. L'Etat , dont la conftitution doit être iacrée pour les Monarques , parce qu'il iiibfifte toujours tandis que les fujets &c les Rois difparoiffent , a intérêt que tout homme foit jugé fui- vànt les Lois. C'eft l'intérêt des Princes même , dont les Lois font la force h fureté. L'humanité leur permet quel- quefois d'en adoucir la rigueur en par- donnant, mais jamais de s'en difpenfer pour être cruels. Ce feroit faire injure aux Rois que d'imaginer que ces prin- cipes pufTent les offenfer , ou qu'il fallût même du courage pour les réclamer au fein d'une Monarchie, ils font le cri de la nature. Des maximes fi vraies & fi bien gravées dans le cœur de tous les hommes , nous difpenfent de décider à quel tribunal Chrifline defcendue du trône devoit faire juger Monaldefchi ; fi c'étoit à celui de la Suéde , ou de Rome , ou de la France. Peu importoit à quel tribunal, pourvu que ce ne fut pas au fien.

de, Chrijline. 277

Il paroît encore moins effentiel d'e- xaminer quelle a pu être la raifon de l'aïfaiTinat de Monaldefchi ; peut-être même eft-il nécefTaire pour l'honneur de Chrifline de tirer le rideau fur ce myftere : il feroit affreux qu'une intri- gue d'amour en eut été la caufe , comme quelques Auteurs l'ont écrit. L'a&ion de Chrifline* n'a pas belbin d\m tel motif pour être odieufe.

Dégoûtée de la France , ce meur- 1657. tre avoit infpiré de l'horreur pour elle , elle voulut pafler en Angleterre ; Cromv/ell qui gouvernoit alors ce Royaume avec un defpotifme beau- coup plus grand que celui dont il avoit fait punir ion Roi , ne jugea pas à pro- pos de la recevoir. Cet homme , aum* habile politique que citoyen dange- reux , craignoit d'expofer le fecret de les affaires aux regards perçans d'une femme qui pafToit pour intriguante ; il ne pouvoit d'ailleurs fe refondre à voir une Reine qui avoit quitté trois Cou- ronnes pour une Religion qu'il haïfîbit, & ne jugeoit pas à propos d'employer l'argent de l'Angleterre à une réception fi inutile. Aufli Chrifline le dégoûta bientôt de ce voyage ; elle ne fit que

27 S Mémoires

celui de l'Académie Françoife , l'on n'eut rien de meilleur à lui donner qu'une traduction faite par Cotin de quelques vers de Lucrèce contre la Providence, auxquels le même oppofa , dit Patru , une vingtaine de vers pour la foutenir. Il n'eit pas inutile de remar- quer que dans la même aflembïée , on lut devant Chriâme quelques articles du Dictionnaire auquel l'Académie Françoife travailloit des-lors ; on tomba fur le mot Jeu , dans leauel fe trouvè- rent ces mots : Jeux de Princes, qui ne plaifent qua ceux qui les font.

Enfin la Reine de Suéde retourna à Rome , elle fe livra dans la douceur de Poifiveté à fon goût pour les Arts & pour les Sciences , principalement pour la Chimie , les Médailles , ck les Statues. Le Cardinal Azzolini qui prit pour elle un gcût que la médifance ou la calomnie n'a pas épargné , rétablit le dérangement qui fe trouvoit alors dans les finances de Chriftine , tant par fes profanons , que par le peu d'exacti- tude de la Suéde à lui payer la penfion dont on étoit convenu. Ce Cardinal Azzolini refea fon ami cl fon confident jufqu'à fa mort. Auiïi diibit-on qu'il

de Chrijline. ijg

n'y avoit que trois hommes qui euflent arraché l'eftime de la Reine , le Prince de Condé par fon courage , le Cardinal de Retz par fon efprit , 6c le Cardinal Azzolini par fes complaifances. Au refte à en juger par le cara&ere de Chriftine, il ne paroît pas qu'elle ait été fort portée comme on Ta cru , au libertinage , ou même à l'amour. Une vanité , allez mal- entendue, étoit fon caractère dominant. Elle ne fuit pas long-îems à Rome, fans avoir des démêlés avec Alexandre VII qui occupoit alors le faint Siège. Ce Pape , homme vain & minutieux , avoit déjà voulu fe faire honneur, de la converfion de cette PrincefFe , dont il n'avoit reçu qu'une feule lettre quand une fois elle eut pris fa réfolution,. La part que Chriftine paroifîbit prendre aux intérêts de la France , mécontenta le Pontife qui n'aimoit pas Louis XÏV ; mais la Reine qui connoiiToit l'efprit d'Alexandre VII, & qui avoifr intérêt de le ménager, alloit de tems en teins calmer ce Pape en recevant fa béné- diction dans les procédons publiques ; elle alla jufqu'à fe loger dans un Cou- vent pour donner moins d'ombrage au Pape , qui ne laiffa pas de la faire épier

l8o Mémoires

par des EccléfiafHques & des Moines. Ce féjcur dans un Couvent fît croire qu'elle penfoit à fe faire Religieufe : » La Reine Chriftine , écrivoit â cette » occafion Guy Patin , fera toute forte » de métiers dans fa vie , fi elle ne meurt » bientôt ; elle a déjà joué bien des » perfonnages difFérens, éc fort éloignés » de fon premier état , lorfau'on l'ap- » pelloit la dixième Mufe & la Sibylle » du Septentrion. » Il efl difficile de croire qu'une PrincefTe indignée contre le iouverain Pontife, ait voulu refferrer d'une manière fi étrange les liens qui la mettaient dans la dépendance de Rome. Enfin les fujets de mécontentement qu'elle avoit ou croyoit avoir , augmen-

1660. terent -au point que le Roi Charles

1661. Guftave étant mort , elle penfa à re- tourner en Suéde. Ce voyage , dont on ignora les vrais motifs , fit beaucoup raifonner les politiques ; mais ne fut pas heureux. Les anciens fujets de Chriftine oubliant tout ce qu'elle avoit fait pour eux , & tout l'amour qu'ils lui avoient témoigné autrefois , ne virent en elle qu'une femme qui les avoit quittés pour aller vivre dans une terre étrangère au fein d'une Religion

de Chrifline. 281

qu'ils regardèrent comme funefte à la Suéde. La Me fle qu'elle faifoit dire afiez librement dans fon palais, ne déplut pas beaucoup à la NoblerTe uniquement oc- cupée de guerres &: d'intrigues. Mais elle orîenfa les deux Ordres extrêmes du Royaume , le Clergé dont elle bravoit l'autorité, &c l'Ordre des Payfans dont elle choquoit les préventions ; ces deux Ordres refuferent de lui alîurer fes reve- nus , perfuadés qu'il falloit croire à Luther pour être digne de vivre. Chris- tine eut beau dire que comme Souve- raine elle n'étoit refponfable de (es actions à perfonne ; on lui répondit qu'elle n'étoit pas la maîtreffe d'an- nuller les conftitutions fondamentales du Royaume. Les Etats rirent abattre fa Chapelle , & congédièrent les Aumô- niers Italiens qui l'a voient fuivie. Elle n'étoit plus Reine que de nom , dit un Hiitorien , & celui qu'elle avoit fait Roi , &: qui fe vantoit de tenir tout de Dieu ck de Chiifline , n'étoit plus.

Il y a apparence qu'elle fe fut vengée de cette perfécution par une autre , il elle eut réuiïi dans le deffein qu'elle montra pour lors de remonter fur le trône. Mais ce detTein n'aboutit qu'à

iôi Mémoires

un fécond acte de renonciation auquel on l'obligea. Elle retourna donc à Ro- me ; en paffant par Hambourg elle y vit le célèbre Lambecius , qu'elle con- foïa par l'accueil qu'elle lui fit, des per- fécuîions qu'il efluyoit alors de la part des Théologiens Proteitans de cette ville ; ces perfécutions allèrent au point qu'il fe fit Catholique , pour fe juftiner de l'Athéifme dont fes ennemis l'accu* foient ; c'efr.- à -dire , qu'il changea de religion pour prouver qu'il en avoit une.

Le fiege de Candie , dont les Princes Chrétiens étoient alors fpeclateurs fans daigner fe courir cette ville , ne parut pas auiîi indifférent à la Reine de Suéde ; elle fe donna de grands mouvemens pour procurer aux Vénitiens des fecours d'argent & de troupes ; & ces mouve- mens quoiqu'inutiîes , furent fi grands, qu'on les foupçonna d'être intérefles ; tant la malignité humaine eu habile a empoifonner fans fondement les actions les plus louables. 1661. Peu de tems après arriva la fameufe affaire des Corfes , dont le Roi de France tira une fatisfa£tion fi humiliante pour la Cour de Rome. Chriiline dans cette

de Chrifline. 283

affaire eut tout à la fois l'honneur d'in- tercéder auprès du Roi pour le Pape qu'elle n'aimoit pas , &; le plaifir d'in- tercéder inutilement. Le Pape qui auroit été fâché de lui devoir l'indulgence du R.oi, & qui peut-être pénétroit dans fes motifs , le crut quitte de tout envers elle , parce qu'elle n'avoit point réuiîi; il continua à la ménager fi peu , que laffe enfin de ne recevoir du Souverain Pontife que des dégoûts & des abiblu- tions , elle prit férieufement le parti de retourner encore en Suéde. Pendant 1663. qu'elle faifoit fonder les Etats du Royau- me fur cette démarche, elle s'occupeit dans Rome à la converfation des Gens de Lettres , & s'égayoit quelquefois à leurs dépens. Elle fît entr'autres frapper une médaille fmguliere , pour fe divertir de l'embarras que leur caufala légende. Je ne fai fi ce plaifir cil fort convenable. Un Prince a tant d'intérêt d'aimer Se de favorifer les Lettres , qu'il efr moins fait que perfonne pour tourner en ridi- cule ceux qui les cultivent : c'efl un foin qu'il faut leur lahTer, & dont par malheur ils ne s'acquittent que trop bien.

Les conditions que le Sénat mit au

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féjour de Chriftine en Suéde , même lorsqu'elle fut partie pour y revenir une féconde fois , lui parurent fi dures qu'elle jugea à propos d'aller attendre à Hambourg la prochaine diette pour y faire valoir fes demandes. Ce fut de-là qu'elle écrivit au Sénateur Sevedt Baat , chargé de {es affaires à la Cour de Suéde, que l'obligation elle étoit de ménager de grands intérêts , lui avoit appris à fouffrir & à difîimuler. Ce fut aurîi dans ce voyage qu'ayant trouvé dans le cabinet d'un Antiquaire la mé- daille de fon abdication , elle rejetta cette médaille & ne voulut point la voir. Cette a&ion qui pouvoit n'être qu'un effet de fon chagrin a&uel , fut regardée avec affez de vraifemblance comme une vive expreflion du dépit .qu'elle reffentoit d'avoir quitté la Cou- ronne.

La diette fe tint , & il eft à croire que les intérêts de Dieu a voient chan- gé; car de tous les Ordres de l'État, le Clergé ilit le feul qui fut favorable à Chriftine. ilcraignoit apparemment que fi elle revenoit à la Cour folliciter par elle-même ce qu'elle demandoit , elle ne réufsît au de-là de fes efpérances ; Se

de Chriftne. 285

les Prêtres Suédois pratiquèrent en ce cas la maxime de faire un pont d'or à fon ennemi. Mais le reite de la Nation à qui tous ces voyages de Chriitine avoient infpiré peu d'eftime pour elle , &c qui ne voyoit plus dans fa conduite que beaucoup d'inconftance & d'intrigues , ufa du droit qu'elle lui avoit donné, &C lui refufa preique toutes les demandes. Elle renonça donc à la Suéde pour ja- mais , & revint à Rome , elle parla le relie de fes jours mécontente & mal payée de (es anciens fujets , oubliée de la France , & afîez peu confidérée de la Nation même qu'elle avoit préférée aux autres. La reconnoifTance & l'ad- miration avoient été , pour ainfi dire , le premier mouvement des Romains envers une Prince fie qui avoit renoncé à régner pour vivre au milieu d'eux ; mais les nommes n'ont de fentiment continu que pour la grandeur &t le pouvoir ; les Princes même les plus eiîimés &c les plus dignes de l'être, igno- rent combien le trône leur efl nécef- faire pour faire rendre juftice à leurs taiens , & combien aux yeux du peu- ple , c'eft- à-dire , de prefque tous les hommes , ils tirent de mérite de leur

2% 6 Mémoires

Couronne , même lorfqu'ils auroient le moins befoin d'elle. « Chriftine , dit » i'Hiftorien Nani , s'apperçut bientôt » après fon abdication qu'une Reine » fans Etats étoit une Divinité fans tem- » pie , dont le culte eu promptement » abandonné ».

Elle n'étoit pas encore arrivée à Rome , lorfqu'elle apprit la mort d'Ale- xandre VII. On peut donner par le fait fuivant une idée du caractère de ce Pape. Il avoit témoigné dès le commencement de fon Pontificat , beaucoup de vérité èc d'éloignement pour ce qu'on appelle à Rome le Népotifme. Ce défmtérefie- nient étoit l'objet d'une Epître que le Cardinal Pallavicini lui avoit adrefïee à la tête de fon Hifïoire du Concile de Trente ; mais le Pape changea fi bruf- quement ou de fentiment ou de con- duite , 6c inonda tellement Rome de fes neveux, que Pallavicini fentant le ridi- cule de l'Epître , ne la publia pas quoi- qu'elle fût déjà imprimée. 1667. Alexandre VII eut pour fucceffeur 1669. Clément IX, dont le Pontificat trop court fut appelle Page d'or de Rome ; Pontife libéral , magnifique , ami des Lettres ck des hommes , aHez éclairé

de Chriftine. 287

pour vouloir rendre la Religion refpeo table en terminant toutes les difputes , & dont l'eiprit pacifique auroit avoir plus d'imitateurs.

Chriftine continuoit toujours fon commerce avec les Savans de Rome 6c les étrangers. L'Auteur des Mémoires nous donne à cette occafion une lifte des Savans qui compofbient alors l'A- cadémie des Arcades , lifte aufîi inutile dans cette Hiftoire que celle qu'il donne des Savans de Suéde durant le règne de Chriftine. Nous ne citerons de tout cet endroit de fes Mémoires que le titre d'un ouvrage de Nicolas Pallavicini: La défcnjè de la providence divine par la grande acquifttion qu\i faite la Religion Catholique en la perfonne de la Reine de Suéde. Ce traité ne fut pas imprimé à caufe de cinquante - quatre héréiies qu'on prétendoit qui s'y trouvoient. J'admire la patience qui les a. comptées.

On voit par une lettre que Chriftine écrivit vers ce tems-là à Otto de Gue- ricke , combien les préjugés contre le mouvement de la terre éîoient enraci- nés à Rome. Cette Princefte qui avoit renoncé au trône pour être libre , ne l'étoit pas aftez pour dire hardiment à

1§8 Mt moires

un étranger qu'elle croyoit l'immobilité

du foleiî.

1672. Bientôt après commença la fameufe guerre que Louis XIV foutint avec tant de gloire contre toute l'Europe jaloufe de l'humiliation des Hollandois , & qui fut terminée par le traité de Nimegue. ChrifHne n'approuvoit point que la Suéde fut entrée dans cette guerre , en effet elle ne fut pas heureufe. Peut- être auiH fon reifentiment étoit-il excité par un libelle qu'on venoit de publier contre elle en France , & dont elle n'a- voit pu avoir fatisfaclion. Mais ce qui la touchoit le plus , c'étoit la crainte de voir retardé le payement de fes reve-

1678. nus. Elle envoya à Nimegue , pour y veiller à fes intérêts, un Plénipotentiaire qui y fut écouté ck reçu comme l'Am- baffadeur d'une Reine fans pouvoir. Ce Plénipotentiaire étoit un jeune Suédois nommé Cedercrantz. Le peu de talent & de connoiiTances que Chrifline avoit remarqué en lui ne Favoit pas empêché de lui confier le foin de fes affaires ; elle difoit que fon dedin étoit de faire non- feulement la fortune , mais aufîi l'efprit de ceux qui la fer voient. Cependant la Suéde fit remettre à Chrifline des fom-

mes

de Chiflbu. 189

mes afiez confidérables auffi-tôt après la conclufion de la paix. Mais cette Princ effe rejetta abfolùment la propo- rtion qu'on lui fit, de recevoir chaque année, à compte de fes prétentions, une certaine iomme de la France. Quand on peut être fon maître , répondit-elLe , on ne doit pas en chercher un.

L'année fuivante les opinions des 1679, Quiétiiïes , plus humiliantes encore pour la raifon humaine que celles qui ont troublé la France dans ces derniers tems , firent grand bruit à Rome , ces fortes de conteflations font mépri- fées pour le fond , ck jugées avec beau- coup de folemnité pour la forme. Le nouveau fyflême avoit pour Auteur Michel Molinos Prêtre Efpagnol, grand Directeur , & cependant homme de bien , félon la juitice que lui rendit le Pape ; deux titres pour avoir beaucoup d'ennemis. Ceux qui étoient jaloux de gouverner les confeiences , ne manquè- rent pas devoir un hérétique dangereux dans un homme dont les idées fur la fpiritualité étoient plus dignes de pitié que d'indignation. Chrifline , foit par compaiTion naturelle , foit par haine pour les persécuteurs de Molinos , foit Tome IL N

290 Mémoires

enfin par le defir de jouer un rôle re- marquable dans une airaire dont la Chrétienté étoit alors occupée , prit fi hautement le parti de Molinos , qu'elle fut foupçonnée de favorifer même {es opinions ; & peu s'en fallut qu'on ne fit un crime à cette Princelie de remplir envers un malheureux les devoirs de l'humanité. Le repos fpirituel que prê- choit Molinos , tk. qui étoit alors l'objet de toute l'attention du faint Office , fît dire à Pafquin affez plaifamment : « Si »> nous parlons , les galères ; fi nous » écrivons , le gibet ; fi nous nous » tenons en repos , le faint Office : que » faire donc» ?

Molinos appuyé par ChrifHne , avoit un adverfaire redoutable dans la per- fonne du Roi de France , qui animé par les ennemis d'un héréfiarque fi peu dangereux 5 pourfuivoit vivement à Rome fa condamnation. Elle fut enfin prononcée par le Pape Innocent XI. qui étoit alors affis fur le faint Siège ; &c indépendamment de la juftiçe avec laquelle le Pape agit en cette occafion , on croit lui devoir ce témoignage , qu'aucun motif humain ne l'y détermi- nent. Il parut bien par toute fa conduite

de Chrifiînc. 291

avec la France , qu'il n'avoît aucun deiîein de la ménager ; ce Pontife ver- tueux , opiniâtre Cv borné n fe comporta avec une inflexibilité, qui fous un Roi moins pieux que Louis XIV. auroit pu caufer un fchifine entre l'Eglife de France &c celle de Rome. Ses fucceiïeurs obtinrent beaucoup plus par la dou- ceur, qu'il ne put faire par une fermeté mal placée ; & c'eiï une chofe remar- quable dans notre hifloire , que la Cour de France , malgré fon attachement au faint Siège , efl celle qui a lu le mieux tenir tête pour fes intérêts aux ibuve- rains Pontifes.

La célèbre Mademoifelle le Fevre , depuis Madame Dacier, envoya vers ce tems à Chriftine le Florus ad ufum qu'elle venoit de mettre au jour. Chrif- tine en la remerciant l'exhorta à fe faire Catholique , &i Mademoifelle le Fevre profita quelque tems après de (es avis.

Je ne fais li je dois faire ici mention d'une autre lettre que mon Auteur rap- porte , & par laquelle la Reine de Suéde exhortoit un certain Comte Vafanau a fe faire Moine. Le compilateur veut le fervir de cette lettre pour prouver les fentimens de religion de Chrifline ,

292 Mémoires

quoiqu'il ait fait entendre en pïnfieurs endroits de ion Ouvrage , qu'il foup- çonne la fincérité de converfion; car ce problême lui paroît fort important à réfoudre , & femble toujours l'inquiéter beaucoup. Mais une lettre fi peu digne de la Princeffe & de celui à qui elle écrivoit, ne fert qu'à prouver combien Chrifïine avoit de tems à perdre ; elle eit du nombre de celles qu'on auroit retrancher de fon hiftoire.

J'en dis autant de l'apologie qu'on fait de Chriftine fur fon goût prétendu poujtl'AuroIogie. Bans un iiecle la Philofophie ( qui finit ordinairement par les Trônes ) n'avoit pas encore éclairé tous les Etats , il ne feroit pas furprenant que la Reine , avide des cho- fes même qu'on ne peut favoir , eût quelque prévention pour une Science frivole , à laouelle de fort grands bom- mes s'étoient appliques , & cui avoit occupé le célèbre Caiïini dans fa jeu- neiïe. Chriftine au moins témoigna quelque difeernement & quelque con- noiffance des affaires de ce monde , lorfqu'elle dit que i'aftrologie terreftre lui paroiffoit encore plus sûre que la çélefle pour juger des événernens , &

de Chrijlint. 293

que I'Aftrologie eft comme la Médecine, qu'il faut étudier pour n'être point dupe.

Cette PrincefTe comme Reine, com- i68j. me Catholique , & comme enthoufiafle des grandes actions, écrivit en 1683 une lettre au Roi de Pologne , Jean Sobieski , qui en délivrant Vienne afîié- gée par les Turcs , & abandonnée par Leopold , venoit de fervir ôt d'humilier l'Empereur. Chriitine dans fa lettre fait entendre à Sobieski le reproche dont on le chargeoit, d'avoir un peu trop tourné à fon profit les dépouilles de la guerre : « Je n'envie point, lui dit-elle , » à V. M. tant de îréfors , je ne lui en- >► vie que le titre glorieux de Libérateur » de la Chrétienté ; & quoique fans » Royaume , je n'en fuis pas difpeniee » de l'obligation que doivent vous » avoir tous les Monarques h.

Louis XIV. qui en humiliant le Pape d'une main, fongeoit à écrafer de l'autre le Calvinifme dans {es Etats , donna en 1 68 5 le fameux Edit qui révoquoit celui de Nantes. Chriftine écrivit à cette oc- eafiori au Chevalier de Terlon , Ambaf- fadeurde France en Suéde, une lettre que Bayle inféra dans fon Journal. Elle y dépioroit le fort des Calviniftes per-

N iij

294 Mémoires

eûtes , avec un intérêt & un air de bonne foi 9 qui firent dire à ce fameux Ecrivain , que la lettre de la Reine étoit un refle de Proteflantifme. Mais cerefte de Proteflantifme étoit au moins fort équivoque ; il y a bien de l'apparence que les droits feuls de l'humanité arra- chèrent la lettre à Chriftine. La perfécu- tion contre les Réformés fiit portée à un degré de violence qu'on ne doit point attribuer à Louis XIV ; elle fut l'effet fu- nefîe de l'animofité de fes Minifrres. Il en auroit eu horreur s'il en avoit été té- moin. Je n'entre point ici dans la quef- tion , fi le Roi de voit foufFrir le Cavinif- me dans {es Etats ; fi deux puiffantes Re- ligions, rivales l'une de l'autre , font plus clangereufes à un Royaume , que ne le feroit l'extirpation de l'une des deux ; fi dans l'état étoient les chofes il n'eût pas mieux valu employer la dou- ceur que la force ouverte , & faire pai- fiblement & peu à peu des profélytes au Catholieifine à force de bienfaits, que des martyrs au Calvinifme. De tels problêmes de politique & de religion demanderaient une autre plume que la mienne , & un autre écrit que celui-ci. Mais au moins tout le monde convient

de Chriftine. 295

aujourd'hui , que cette perfécution fut d'une cruauté qui révolte également la Religion la juftice ; en applaudiiTant à la droiture des intentions du Roi, on le plaint d'avoir été fi inhumainement obéi.

Les fentimens que Chriftine montre dans fa lettre lui font honneur , èc font un des plus «beaux monumens qui ref- tent d'elle. « Eté s- vous bien perfuadé , » écri voit-elle au Chevalier deTerlon, » de la fincérite de ces nouveaux con-

» vertis ? Les gens de guerre

» font d'étranges apôtres. ... Je plains » tant d'honnêtes gens réduits à l'au-

» mône Quoique dans l'erreur,

» ils font plus dignes de pitié que de

» haine Je confidere la France

» comme un malade à qui on coupe le » bras pour extiper un mal que la pa- » tien ce & la douceur auroient guéri ». Elle iinit fa lettre par oppofer la con- duite de Louis XIV. envers les fujets Proteftans , à la conduite qu'il tenoit alors envers le Pape. Ce dernier article eft de trop , ainfi que fes déclamations ultramontaines contre les Libertés de PEglife Gallicane , &: contre les fameux articles de 1682.

Chriftine trouva très - mauvais que

N iv

2Ç>6 Mémoires

Bayle eût publié cette lettre , & fut encore plus choquée des réflexions qu'il y avoit jointes pour jetter fur la converfion de la Reine une efpece de doute. Ses plaintes furent le fujet d'une négociation affez longue entre le Phi- lolophe & la Princeffe ; & cette négo- ciation fe termina à la fatisfaftion réci- proque de Tune & de Pautre. lÉS?. L'affaire des franchifes qui faifoit alors tant de bruit en France , n'en fai- foit pas moins à Rome. Chriiiine qui avoit d'abord renoncé à fon droit , voulut annuller fa renonciation , par le mécontentement qu'elle eut de l'info- lence des Officiers du Pape , qui avoient pourfuivi 6c enlevé un criminel jufques dans fa maifon. Mais cette affaire qui fe traitoit à Paris avec beaucoup d'ap- pareil , &c qui produifoit de la part du Pape des excommunications , & de la part du Parlement des arrêts & des ap- pels au futur Concile , fe traitoit plus paifiblement entre Chriftine & le Pape, par le moyen de leurs ConfefTeurs. Néanmoins elle fut auffi difficile à ac- commoder que fi Chrifline eût été re<- doutable.

Le Prince de Condé étoit mort l'an-

de Chrijilne. 297

née précédente ; Chriftine , dont l'ad- miration pour ce Prince n'avoit jamais été refroidie par la difgrace , écrivit à Mademoifelle Scudery pour l'engager à célébrer un Héros fi digne d'éloge. Elle paroîtdans cette lettre envifagerfa fin avec afTez de ftcïcifme. « La mort> » dit-elle, qui s'approche &: ne manque » jamais à fon moment , ne m'inquiète » pas , je l'attends fans la délirer ni la. » craindre ».

Cependant la guerre recommençoit i6SS^ en Europe. On voit par une des der- nières lettres de Chrifïine , qu'elle pré- vit quelle en feroit l'ifîue par rapport au Rci Jacques Iï. Ce Prince , plus louable dans une Oraifon funèbre que dans l'hiftoire , & dont l'efprit perfécu- teur fera toujours déiapprouvé par un Chriilianifme bien entendu, avoit été chaiié de fon trône pour avoir tour- menté une nation qui le lahToit jouir en paix de (es moines &c de fes maître il e s 9 &c pour avoir voulu faire croire aux Angïois par la force , ce qu'il auroit leur perfuader par fon exemple. Réfu- gié en France , peu eilimé dans l'Eu- rope , & en butte aux railleries de la Cour même il s'étoit retiré 3 il fit,

N v

zcj$ Mémoires

dit-on , des miracles après fa mort , n'ayant pu faire pendant fa vie celui de remonter fur le trône. « Voici , écri- » voit Chriitine aufujet de cette guerre, » un grand fpectacle ouvert qui va faire » rire & pleurer bien des gens. Tout » tremble à Rome excepté moi feule. » Ma grande curiofité eu d'obferver la » contenance de la Suéde ». Toujours animée contre la France , elle ne pa- rouToit pas defirer que la Suéde s'unît à Louis XïV. On prétend aum* que laffe du Pape & des Romains , elle négocioit avec le grand Electeur de Brandebourg une retraite dans fes Etats. Quelques Ecrivains , fans examiner û cette négo- ciation eÛ. réelle , en ont conclu qu'elle méditoit de retourner à la Religion Lu- thérienne : mais Chrifiine , fi elle eut en eiîet ce defTein peu vraifemblable , j68$>. n'eut par le tems de l'exécuter. Elle mouhit peu* de tems après, avec affez de tranquillité & de philofophie. On a prétendu que fa mort étoit fupérieure à celle d'Elifabeth ; il feroit à fouhaiter qu'on en pût dire autant de fa vie. Elle ordonna par fon teftament qu'on ne mît fur fon tombeau que ces mots , D. O. M.vixit Chrifiina ami. LXIII{b).

(J>) Ceft-L-dire , à JP'uutrès-bin & trïs-^randi Çhrijin&avciu 63 ans.

de Chriftinc. 299

La modefrie fk le fafee des inferiptions font également l'ouvrage de la vanité. La modeftie convient mieux à la vanité qui a fait de grandes chofes ; le fafte à la vanité qui n'en a fait que de petites. Si on juge fur cette règle Pépitaphe de Chrifïine , on trouvera qu'elle n'eft que vraie fans être grande. Les inégalités de fa conduite , de fon humeur cV de fes goûts, le peu de décence qu'elle mit dans les acîions , le peu d'avantage qu'elle tira de {es connohTances & de ion efprit pour rendre les hommes heu- reux, fa fierté qui fut fouvent déplacée, ( car la fierté l'eft toujours quand elle ne produit pas l'eftime ) , {es diicours équivoques fur la Religion qu'elle avoit quittée tk fur celle qu'elle embrafioit y enfin la vie pour ainfi dire errante qu'elle a menée parmi des étrangers qui ne l'ai- moient pas ; tout cela iurafië plus qu'elle ne l'a cru , la brièveté de fon épitaphe. Je ne dis rien de fes obfeques , de fa bibliothèque , de fes tableaux, de fes curiofités , des médailles qui furent frappées à fon fujet ; & je lahTe l'Auteur des Mémoires fe livrer avec complai- fan ce à ce détail; j'aime mieux faire mention de deux ouvrages qu'elle com-

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300 Mémoires de Chrijline. pofa. L'un intitulé Penfêes diverfes , efl comme la plupart des ouvrages de ce genre, un recueil de lieux communs, que fouvent même on n'a pas pris la peine de déguifer par un tour épigram- matique. Ce qui eft le plus fmgulier dans cet écrit , ce font quelques maxi- mes fur la tolérance , qu'on y remarque précifément à côté des proportions les plus outrées fur l'infaillibilité du Pape. Si elle a prétendu donner celles-ci pour le contrepoifon des premières, ne pour- roit-on pas dire que le remède efl pire que le mal? L'autre ouvrage de Chrif- tine efl un éloge d'Alexandre , ce con- quérant, l'idole de l'antiquité, l'objet de la critique de notre fiecle , qui comme îa plupart des Princes célèbres , ne mé- rita ni cet excès d'éloges dont la flatterie Faccabîa , ni les fatyres que tant de Gens de Lettres en font aujourd'hui parce qu'ils n'ont rien à en attendre ; Chriftine auroit louer moins ce Prince , &c l'imiter davantage ; non dans fon amour effréné de la gloire & des conquêtes, mais dans fa grandeur d'ame , dans fon talent pour régner , dans la connoif- fance qu'il eut des nommes , dans l'é- tendue de fes vues , & dans fon goût éclairé pour les Sciences & pour les Arts.

DISCOURS

D E M. D'ALEMBERT

A L'ACADÉMIE

FRANÇOISE,

Lorfqu'il y fut reçu à la place de M. TEvêque de Vence, le Jeudi 19 Décembre 1754.

303

D I S C O U R S

D E

M. D'ALEMBERT

A L'ACADÉMIE

FRANCOI|à

ESSIEURS,

Livré dès mon enfance à des études abflraites , obligé depuis de m'y coii- facrer, par l'adoption qu'a daigné faire de moi une Compagnie favante & cé- lèbre , je me contentois d'aimer &c d'admirer vos travaux. C'efl donc moins à mes Ecrits que vous avez ac- cordé vos fuffrages, qu'âmes fentimens

3 04 Difcours

pour vous , à mon zèle pour la gloire des Lettres , à mon attachement pour tous ceux qui à votre exemple les font refpe&er par leurs talens &c par leurs mœurs. Tels font les titres que j'ap- porte ici : ils m'honorent, & ne me coûteront point à conferver.

Mais c'eil trop vous parler de moi, Messieurs ; le premier devoir que la reconnoifîance m'impofe efl de m'ou- blier moi-même , pour m'occuper de ce qui vous intéreffe , & pour partager vos jufles regrets fur la perte que vous venez de faire. M. l'Evêque de Vence ne fut redevable qu'à lui-même de la répujj^n c-: des honneurs dont il a joui I 'ignora la foupleffe du manège, la baSene de l'intrigue , & tous ces moyens méprifables qui mènent aux dignités par l'avilifîement ; il fut élo- quent & vertueux, & ces deux qualités lui méritèrent PEpifcopat & vos fuffra- ges. Permettez- moi , Messieurs, de commencer l'hommage que je dois à fa mémoire par quelques réflexions fur le genre dans lequel il s'efr. diitingué; j'ai puifé ces réflexions dans vos ouvrages , ôc je les foumets à vos lumières.

L'éloquence efl le talent de faire

à V Académie. Françoife, 305 parler avec rapidité & d'imprimer avec force dans Pâme des autres le fentiment profond dont on eït. pénétré. Ce talent ïiiblime a fon germe dans une fenfibi- îité rare pour le grand & pour le vrai. La même difpofition de l'ame , qui nous rend fufceptibles d'une émotion vive & peu commune , uiffit pour en faire fortir l'image au dehors : il n'y a donc point d'art pour l'éloquence , puifqu'il n'y en a point pour fentir. Ce n'eil point à produire des beautés , c'efl à faire éviter les fautes , que les grands maîtres ont deftiné les règles. La na- ture forme les hommes de génie , com- me elle forme au fein de la terre les métaux précieux , bruts , informes , pleins d'alliage &C de matières étran- gères : l'art ne fait pour le génie que ce qu'il fait pour ces métaux ; il n'a- joute rien à leur fubftance , il les dé- gage de ce qu'ils ont d'étranger , &c découvre l'ouvrage de la nature.

Suivant ces principes , qui font les vôtres , Messieurs , il n'y a de vrai- ment éloquent , que ce qui conferve ce caractère en parlant d'une langue dans une autre : le fublime fe traduit toujours , prefque jamais le ftyle. Pour-

306 Difiours

quoi les Cicérons & les Démofthenes intéreffent-ils celui même qui les lit dans une autre langue que la leur , quoi- que trop ibuvent dénaturés &c travef- îis ? Le génie de ces grands hommes y refpire encore , & fi on peut parler ainfi, l'empreinte de leur ame y refte attachée.

Pour être éloquent , même fans af- pirer à cette gloire , il ne faut à un génie élevé que de grands objets. Def- cartes & Newton ( pardonnez , Mes- sieurs , cet exemple à un Géomètre qui ofe parler de l'éloquence devant vous ) Defcartes & Newton , ces deux législateurs dans Fart de penfer , que je ne prétens pas mettre au rang des Orateurs, font cloque ns lorsqu'ils par- lent de Dieu , du tems & de l'efpace. En effet ce qui nous élevé l'efprit ou l'ame eu la matière propre de l'élo- quence , par le plaifir que nous reflen- tons à nous voir grands.

Mais ce qui nous anéantit à nos yeux n'y eit pas moins propre , & peut-être par la même raifon. Car quoi de plus capable de nous élever en nous humi- liant , que le conîraile entre le peu d'efpace que nous occupons dans PU-

à L'Académie Françoifc. 307 nivers , & l'étendue immenfe que nos idées oient parcourir, en s'élançant, pour ainfi dire , du centre étroit nous fommes placés ?

Rien n'eft donc, Messieurs, plus favorable à l'éloquence que les vérités de la Religion : elles nous of- frent le néant 61 la dignité de l'homme. Mais plus un fujet eh grand , plus on exige de ceux qui le traitent ; 6c les lois de l'éloquence de la chaire com- pensent par leur rigueur les avantages de l'objet. Prefque tout eft écueil en -ce genre ; la difficulté d'annoncer d'une manière frappante , 6c cependant na- turelle , des vérités que leur importan- ce a rendues communes ; la forme fe- che 6c didactique, fi ennemie des grands mouvemens 6c des grandes idées; l'air de prétention 6c d'apprêt , qui décelé un Orateur plus occupé de lui-même que du Dieu qu'il re préfente ; enfin le goùî des ornemens frivoles, qui outragent la majefté du fujet. Des dif- férens ftyles qu'admet l'éloquence pro- fane , il n'y a proprement que le ftyle fimple qui convienne à celle de la chai- re ; le fublime doit toujours être dans le fentiment ou dans la penfée, 6c la fimplicité dans Pexprefîîon.

308 Difcôurs

Telle fut , Messieurs, l'élo- quence de l'Orateur qui efl aujourd'hui l'objet de vos regrets ; elle fut tou- chante &c fans art , comme la Religion <k la Vérité ; il fembloit l'avoir formée fur le modèle de ces difcôurs nobles & fimplcs , par lefquels un de vos^ plus iliuftres confrères (#) infpiroit au cœur tendre Se fenfible de notre Monarque encore enfant , les vertus dont nous goûtons aujourd'hui les fruits.

Qu'il feroit à fouhaiter que l'Eglife &C la nation, après avoir joui fi long- tems de l'éloquence de mon prédécef- feur, piuTent en recueillir les reft.es après fa mort ? La levure de fes ou- vrages en eût fans doute aiîuré le fuc- cès. Mais M. l'Evêque de Vence , par un fentiment que nous oferions blâ- mer , fi nous n'en refpedions le prin- cipe , fe défia , comme il le difoit lui- même , de fa jeunefTe &: de fes parti- fans : il fut trop éclairé pour n'être pas modefre. Son ame reffembloit à {on éloquence ; elle étoit fimple & élevée. La fimplicité efl la fuite ordi- naire de l'élévation des fentimens ,

(a) M. Mafïîilon , Evêque de Clermont, dans ion petit Carême , prêché devant le Roi durant fa minorité.

à F Académie Françoifi* 309 parce que la {implicite coniirle à fe montrer tel que l'on eft , & que les âmes nobles gagnent toujours à être connues.

Enfin ce qui honore le plus, Mes- sieurs , la mémoire de M. l'Evêque de Vence , c'eft (on attachement éclairé pour la Religion : il la refpecloit allez pour vouloir la faire aimer aux au- tres ; il favoit que les opinions des hommes leur font du moins auîîi chè- res que leurs paillons , mais font en- core moins durables quand on les abandonne à elles-mêmes; que l'er- reur ne réfiile que trop à l'épreuve des remèdes violens ; que la modéra- tion , la douceur ce le tems détruifent tout , excepté la vérité. Il fut fur-tout bien éloigné de ce zèle aveugle 6c bar- bare , qui cherche l'impiété ou elle n'eft pas, &C qui moins ami de la Re- ligion qu'ennemi des feiences & des lettres , outrage oc noircit les hom- mes irréprochables dans leur conduite oc dans leurs écrits. pourrois-je Messieurs, réclamer avec plus de force Se de fuccès contre cette injus- tice cruelle , qu'au milieu d'une Com- pagnie qui renferme ce que la Reii-

3 1 o Dlfcours

gion a de plus refpeetable , l'Etat de plus grand, les Lettres de plus célè- bre ? La Religion doit aux Lettres & à la Philofophie l'affermiflement de {es principes ; les Souverains l'afFermiffe- ment de leurs droits , combattus & violés dans des fiecles d'ignorance ; les peuples cette lumière générale , qui rend l'autorité plus douce & l'o- béifiance plus fidelle.

Quel eft notre bonheur , M E s- sieurs, de vivre fous un Prince humain & fage , qui fait combien les Lettres font propres à faire aimer à la nation ce que lui-même chérit le plus , la jufïice , la vérité , l'ordre &: îa paix? Des difpofitions fi refpeclables dans notre augufte Monarque , doivent nous être du moins aum* chères , que i:\nt d'avtions éclatantes dont une feule UifEroit pour immortalifer (on règne ; la grandeur de fa maifon augmentée , deux Provinces conquifes , &: deux victoires remportées en perfonne , la paix rendue à l'Europe par fa modéra- tion , la noblefïe accordée aux défen- feurs de la pétrie , l'école des héros élevée à côté de leur afyle , la terre mefurée de l'extrémité de l'Afrique à

à £ Académie Françoife. 311 la mer Glaciale , le goût pour l'agricul- ture &: pour les arts utiles encouragé par les opérations les plus fagement combinées , le commerce le plus né- ceflaire rendu libre entre nos Provinces, la fubMance accordée par ce moyen à vingt millions d'hommes qui vont l'appeller leur père.

C'cft donc à nous, Messieurs , (le zèle pour la patrie m'autorife à me met- tre du nombre) c'eft à nous à répondre aux intentions fi droites & fi pures du Prince équitable qui nous gouverne, en infpirant à tous les Citoyens dans nos écrits l'amour paiiible de la Religion & des Lois. Ce fut ailffi principalement dans cette vue , ce fut pour fixer dans la nation par vos ouvrages la manière de penfer , bien plus que la langue , que votre illunre fondateur vous éta- blit; il connouToit toute la confidéra- tion , &: par conséquent toute l'auto- rité , qu'un homme de lettres peut tirer de ion état ;Richelieu vainqueur de l'Efpagne , de Fhéréfie & des grands , fentoit au milieu des hommages qu'il recevoit de toutes parts , que fi le fage honoroit en lui le grand homme , la /multitude n'honoroit que la place , Se

3 1 1 Dlfcours

que les applmicfifiemens arrachés par Corneille à la multitude & aux fages , n'étoient donnés qu'à la perfonne. La forme 6c les lois que votre fondateur vous pref crivit , Messieurs, étoient une fuite de l'idée qu'il avoit de la di- gnité de vos travaux ; il vous fit le préfent le plus précieux & le plus jufte que puilie faire un grand Miniftre à une fbciété d'hommes qui penfent , et qui s'affemblent pour s'éclairer mu- tuellement, l'égalité &c la liberté; par il écarta de vous cet efprit de fer- mentation & d'intrigue , qui efï le poi- fon lent des Sociétés littéraires ; par il prépara -'honneur que vous ont fait, & celui que fe font fait à eux- mêmes les premiers hommes de l'Etat, en venant parmi vous facrifier aux let- tres un rang qu'elles refpectent tou- jours dans les grands même qui s'en fouviennent , &c à plus forte raifon dans ceux oui l'oublient. Ainfi autre- fois Pompée , (£) vainqueur de Mithri- date , de l'Afrique & de l'Afie ? prêt à

(b) Potnpcius , dit Pline , intraturus Pofidonii Sapien* tliz profefjione clari domum , fores percuti de more à lie-» tore vetuit ; & fafees lltterarumj armez fubmi fit is , cui fe Orie.ns Qccidenfjue fubmiferat. Hift. natur. VII. 30.

difputer

à F Académie Françoi/è. 315 difputer à Céfar l'Empire du monde , dépofoit fes faifceaux , fon ambition 6c iès lauriers à la porte d'un Philosophe avec lequel il alloit s'entretenir , de donjioit lieu de douter aux fages mê- me , quel étoit le plus grand en cette occafion , du Philofophe ou du Con- quérant.

Mais l'honneur le plus diftingué que vous ayez jamais reçu , Messieurs , efr. la protection immédiate de vos Sou- verains. Ce titre eft devenu trop grand pour tout autre que pour eux ; les Let- tres ne peuvent être dignement proté- gées que par les Rois , ou par elles- mêmes. L'Académie Françoife verra à la tête de {es protecteurs , ce Prince û célèbre dans les faftes de la France , de l'Europe & de l'Univers , à la gloire duquel l'adverfité même a concouru; plus grand, lorfque pour le foulagement de fes peuples il engageoit à la paix les nations liguées contre lui , que lors- qu'il les forçoit à la recevoir; enfin qui mérita de (es fujets, des étrangers ck de (es ennemis , l'honneur de don- ner Ion nom à fon fiecle.

Tels font , Messieurs , les objets immortels que vous devez célébrer; Tome II* O

314 Difcours , &c.

tels font les engagemens de tous ceux que le talent appelle parmi vous ; pour moi , je me bornerai à vous entendre & à vous lire ; je fentirai croître par votre exemple mon attachement pour ma patrie, déjà éprouvé par un Prince, l'allié & fur-tout l'ami de notre nation , & que l'Europe & fes aclions me dif- penfent de louer; j'apprendrai enfin de vous ce que les jeunes Lacédémoniens apprenoient de leurs maîtres , le ref- pecl: pour les lois , l'amour de la vertu , l'horreur de toute adion lâche &c odieu- fe. Je finis , Messieurs, pénétré à la vue de vos bontés & de mes devoirs ; les fentimens dont mon ame eft rem- plie , impatiens de fe montrer , fe nui- îent les uns aux autres ; &: je ferai une exception à la règle , qu'il fufrlt de fentir pour être éloquent.

^^

RÉFLEXIONS

SUR

L'ÉLOCU TION ORATOIRE,

ET SUR

LE STYLE EN GÉNÉRAL.

Oij

3i7

RÉFLEXIONS

SUR

L'ÈLOCUTION

ORATOIRE,

E T

5Z7A LE STYLE EN GÉNÉRAL.

tt^*ys#ES réflexions font deftinées à ^fTT!^ développer les principes qu'on %t.M-H.i$ a établis fur l'éloquence dans le x^s&x Difcours précédent ; les éloges de juftice &c de devoir , auxquels on a été obligé dans ce Difcours , & les bor- nes qui lui étoient d'ailleurs prefcrites , n'ont pas permis d'y traiter avec l'é- tendue convenable cette matière im- portante.

L'Éloquence , fille du génie &c de la liberté , eft née dans les Républiques.

Oiij

318 Réflexions

Les Orateurs ont appliqué d'abord aux grands objets du gouvernement le ta- lent de la parole ; & comme dans ces occanons il falloit en même tems con- vaincre & remuer le peuple , ils appel- èrent l'Eloquence l'art de perfuader , c'eft-à-dire de prouver 6c d'émouvoir tout enfemble.

Nos Ecrivains modernes , pour la plupart copiftes fuperftitieux & fervi- les de l'antiquité , ont adopté cette dé- finition , fans faire attention que les anciens qui nous l'ont lahTée , y bor- noient l'éloquence à fa partie la plus noble & la plus étendue , & que par conféquent la définition étoit incom- plette. En effet combien de traits vrai- ment éloquens qui n'ont pour but que d'émouvoir, & nullement de convain- cre ? Penfer autrement , ce feroit ref- fernbler à ce Mathématicien ievere , qui après avoir lu la feene admirable du délire de Phèdre , demandoit froide- ment , quejl-ce que cela prouve?

La définition que nous avons donnée de l'éloquence renferme l'idée la plus générale qu'on puhTe en avoir. C'efl: , avons-nous dit , le talent de faire paf- fer avec rapidité àt d'imprimer avec

fur PE locution oratoire. 3 1 9

force dans l'amedes autres le fentimen* profond dont on eft pénétré. Cette dé* finition convient à l'éloquence môme du filence , langage énergique &c quel- quefois fublime des grandes parlions ; à l'éloquence du gefte , qu'on peut ap- peller l'éloquence du peuple , par le pouvoir qu'elle a pour fubjuguer la multitude, toujours plus frappée de ce qu'elle voit que de ce qu'elle entend ; enfin à cette éloquence adroite & tran- quille , qui fe borne à convaincre fans émouvoir , & qui ne cherche point à arracher le contentement, mais à l'ob- tenir. Cette dernière efpece d'éloquence n'eft peut-être pas la moins puiftante ; on eft moins en garde contre l'inrinua- tion que contre la force. Néanmoins comme le talent d'émouvoir eft le ca- ractère principal de l'Eloquence, c'eft aufTi fous ce point èe vue que nous allons principalement la confidérer.

Le propre de l'éloquence eft non- feulement de remuer , mais d'élever l'ame ; c'eft l'effet même de celle qui ne paroît deftinée qu'à nous arracher des larmes ; le pathétique &C le fublime fe tiennent ; en fe fentant attendri , on fe trouve en même teins plus grand ,

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3 10 Riflexi

parce qu'on fe trouve meilleur; la trif- tefte délicieufe & douce , que produi- fent en nous un difcours , un tableau touchant , nous donne bonne opinion de nous - mêmes par le témoignage qu'elle nous rend de la fenfibilité de notre ame ; ce témoignage eft une des principales fources du plaifir qu'on goûte en aimant , & en général de celui que les fentimens tendres 6c profonds nous font éprouver.

Nous appelions l'éloquence un talent, &: non pas un art , comme l'ont appel- lée la plupart des Rhéteurs ; car tout art s'acquiert par l'étude & par l'exer- cice , & l'éloquence eft un don de la nature. Les règles ne fontdefîinées qu'à être le frein du génie qui s'égare , & non le flambeau du génie qui prend l'efïbr ; leur unique ufage eft d'empê- cher que les traits Vraiment éloquens ne foient défigurés par d'autres, ouvrage de la négligence ou du mauvais goût. Ce ne font point les règles qui ont inf- piré à Shakefpear le monologue admi- rable d'Hamlet; mais elles nous auroient épargné la feene barbare & dégoûtante des foftbyeurs.

On rend avec netteté ce que l'on

fur F E locution oratoire. 32.1

conçoit bien ; de même on énonce avec chaleur ce que l'on fent avec enthou- fiafme , & les mots viennent aufïi aifé- ment pour exprimer une émotion vive, qu'une idée claire. Le fentiment s'afFoi- bliroit , s'éteindroit même dans l'Ora- teur, par le foin froid 6c étudié qu'il fe donneroit pour le rendre ; & tout le fruit de fes efforts feroit de perfua- der à {es Auditeurs qu'il ne reffentoit pas ce qu'il a voulu leur infpirer. Ai- me^ & faites tous ce qu'il vous plaira , dit un Père de PEglife aux Chrétiens ; fen- te?^ vivement, & dites tout ce que vous voudrez , voilà la devife des Orateurs, Qu'on interroge les Ecrivains de génie fur les plus beaux endroits de leurs ou- vrages , ils avoueront prefque toujours que ces endroits font ceux qui leur ont coûté le moins, parce qu'ils ont été comme infpirés en les produifant. Dé- barrafTée de toute contrainte, & bravant quelquefois les règles même , la nature produit alors fes plus grands miracles ; on éprouve alors la vérité de ce paf- fage de Quintilien ; Cejl Vame feule qui nous rend éloquens, & les ignorans mérne^ quand une violente paffïon les agite , ne cherchent point ce qu'ils ont à dire. Tel

Ov

311 Réflexions

étoit l'enthoufiaime qui animoît autre- fois le Payfan du Danube , 6c qui le fit admirer dans le lanctuaire de l'élo- quence par le Sénat de Rome. C'efr. ce même enthoiifiamie , prompt à fe com- muniquer à l'Auditeur, qui met tant de différence entre l'éloquence parlée, fi on peut fe fervir de cette expreiîion , 6c l'éloquence écrite. L'éloquence dans les livres eït à peu près comme la mu- fique fur le papier , muette , nulle , 6c fans vie ; elle y perd du moins fa plus grande force , 6c elle a befoin de l'ac- tion pour fe déployer. Nous ne pou- vons lire fans être attendris les pero- raifons touchantes de Cicéron pour Flaccus , pour Fonte ius , pour Sextius , pour Plancius 6c pour Silla , les plus ad- mirables modèles d'éloquence que l'an- tiquité nous ait laifles dans le genre pa- thétique : qu'on imagine l'effet qu'elles dévoient produire dans la bouche de ce grand homme : qu'on fe repréfente Ci- céron au milieu du Barreau , animant par fes pleurs le difcours le plus tou- chant , tenant le fils de Flaccus (c) entre

(c) Voyt\ la peroraifon pour Flaccus. C'eft peut-être après la peroraifon pour Mil on qui ne fut pas pronon- cée , la plus belle de Cice'ron

fur TE locution oratoire 313 fes bras , le préfentant aux Juges, &c implorant pour lui l'humanité & les lois ; fera-t-on furpris de ce qu'il nous apprend lui-même qu'il fut interrompu par les gémiflemens & les fanglots de l'auditoire ? Sera-t-on iiirpris que ce ta- bleau ait féduit &: entraîné les Juges } Sera-t-on furpris enfin , que l'éloquence de Cicéron lui ait fervi tant de fois à fauve r des cliens coupables? Aufîi l'A- réopage qui ne vouloit qu'être jiifte , avoit interdit févérement l'éloquence aux Avocats. On y demandoit, comme dans nos Tribunaux , plus de raifons que de pathétique ; &: les Juges d'Athè- nes , ainfi que les nôtres , euffent fait perdre à Cicéron la plupart des caufes qu'il avoit gagnées à Rome.

Non -feulement il faut fentir pour être éloquent , mais il ne faut pas fen- tir à demi , comme il ne faut pas con- cevoir à demi pour s'énoncer avec clarté. Pleurez , fi vous voulez me tirer des pleurs , dit Horace dans cet admi- rable Art poétique, qu'on doit appeller le code du bon goût ; on peut ajouter à ce précepte , tremblez & frémiriez , fi vous voulez me faire trembler & fré- mir. Il faut avouer cependant , que fi

Ovj

3 24 Réflexions

l'agitation qui anime l'Orateur au mo- ment de la production doit toujours être très-vive , il n'ert pas néceiTaire qu'elle foit femblable par fa nature à celle qu'il fe propofe d'exciter. Notre ame a deux refîbrts par lefquels on la met en mouvement, le fentiment &t l'imagination. Le premier de ces deux refïbrts a fans doute le plus de force ; mais Fimagination peut quelquefois en jouer le rôle & en tenir la place. Ceû par qu'un Orateur , fans être réelle- ment affligé, fera verfer des pleurs à fon Auditoire & en répandra lui-même ; c'eft par-là qu'un Comédien , en fe met- tant à la place du perfonnage qu'il re- préfente , agite & trouble les Specta- teurs au récit animé des malheurs qu'il n'a pas reffentis ; c'eft. enfin par-là que des hommes nés avec une imagination fenfible , peuvent infpirer dans leurs écrits l'amour des vertus qu'ils n'ont pas. L'imagination ne fupplee jamais au fentiment par l'imprefîion qu'elle fait ' fur nous-mêmes ; mais elle peut y fup- pléer par l'impulfion qu'elle donne aux autres. L'effet du fentiment en nous eu. plus concentré ; celui de l'imagination eft plus fait pour fe répandre au dehors;

fur fE locution oratoire. 325 l'ct&ion de celle-ci eil plus violente &c plus courte , celle du fentimeht efl plus forte & plus confiante.

Ainfi l'émotion qui doit animer l'Ora- teur , doit réparer par fa véhémence ce qu'elle pourra ne pas avoir en durée ; elle ne reflemblera pas à cette agitation fuperficielle que l'éloquence excite dans les aines froides ; imprefîion purement méchanique , produite par l'exemple ou par le ton qu'on a donné à la multitude : plus l'Auditeur aura de génie , plus auffi ion imprefïion reffemblera à -celle de l'Orateur ; plus il fera capable d'imiter ce qu'il admire.

Si l'effet de l'éloquence eft cie faire pafier dans Famé des autres le mouve- ment qui nous anime , il s'enfuit que plus le difeours fera fimple dans un grand fujet, plus il fera éloquent, parce qu'il repréfentera le fentiment avec plus de vérité. Je ne fai par quelle raifon tant d'Ecrivains modernes nous parlent de V éloquence des chefs, comme s'il y avoit une éloquence des mots. L'éloquence , on ne fauroit trop le redire , n'eft ja- mais que dans le iiijet ; Se le caractère dufujet, ou plutôt du fentiment qu'il produit , paffe de lui-même au difeours.

3 16 Réflexions

L'éloquence ne confifte donc point, comme quelques anciens l'ont dit, &: comme tant d'échos l'ont répété , à dire les grandes chofes d'un ftyle fu- blime , mais d'un ftyle fimple. C'eft. afFoiblir une grande idée que de cher- cher à la relever par la pompe des pa- roles. Le Pfaimifte a dit , les deux ra- content la gloire de Dieu , & le firmament annonce V ouvrage de fes mains : voyez comment un de nos plus grands Poètes a défiguré cette penfée fublime en vou- lant l'étendre 6c l'orner.

Les Cieux inftruifent la terre A révérer leur Auteur ; Tout ce que leur globe enferre Célèbre un Dieu Créateur. Quel plus fublime cantique Que ce concert magnifique De tous les célefles corps ? Quelle grandeur infinie , Quelle divine harmonie Réfulte de leurs accords ?

L'exemple, dira-t-on peut-être, eft, mal choifl ; cette ftrophe prefque toute entière eft mauvaife en elle-même , & indigne d'être comparée à fon modèle.

fur VElocutioti oratoire, 3 17 Prenons-en donc une autre dont on ne puifle conteHer la beauté , la première du cantique d'Ezéchias traduit par le même Poète ; &: rapprochons - la de l'original.

J'ai vu mes triftes journées Décliner vers leur penchant ; Au midi de mes années Je touchois à mon couchant ; La mort déployant fes ailes , CouvroTt d'ombres éternelles La clarté dont je jouis ; Et dans cette nuit funefte Je cherchois envain le refte De mes jours évanouis.

Quelqu'admirables que foient ces vers , on y reconnoît encore le Poëte ; le midi & le couchant des années , les journées qui déclinent vers leu penchant, les ailes de la mort déployées. Ces ima- ges , belles à m vérité , mais l'ouvrage de Tefprit qui cherche à peindre , &: non du fentiment qui ne veut qu'ex- primer , peuvent-elles être comparées à la (implicite touchante de l'Ecriture , h la triftefTe profonde &c vraie avec laquelle le Prince jeune 6c mourant fe

328 Réflexions

repréfente aux portes de la mort ? F ai dit au milieu de mes jours , je vais mou- rir ; & j'ai cherché le rejle de mes ans.

Allons plus loin; comparons le Poëte à lui-même dans le même ouvrage ; & quelque belle que foit la ftrophe que nous venons de citer , nous ne balan- cerons point à y préférer la ïiiivante , par cette feule raifon que l'exprefîion y eft plus naturelle & moins étudiée :

Ainfi de cris & d'allarmeS Mon mal fembloit fe nourrir ; Et mes yeux noyés de larmes Étoient laiïes de s'ouvrir. Je difois à la nuit fombre , O nuit ! tu vas dans ton ombre M'enfevelir pour toujours ; Je redifois à l'aurore , Le jour que tu fais éclore Eft le dernier de mes jours.

Rien ne feroit plus beau fjue cette flro- phe , fi l'original ne Pétoit davantage , parce qu'il eu plus fimple : J'ai dit, je ne verrai plus mon peuple ; & mes yeux las defe tourner vers le ciel , fe font formés. On connoît les éloges juftement don- nés par Longin à ce paffage fublime de

fur VElocution oratoire. 329 la Genefe : Dieu dit; que la lumière fe fa-fil: & la lumière fe fit. Quelques Ecri- vains modernes ont prétendu que ce pafTage , bien loin d'être un exemple de fublime , en étoit un au contraire de {im- plicite ; ils prenoient pour Poppofé du fublime , ce qui en fait le véritable ca- ractère, l'expreïîion fimple d'une grande idée.

Mais parlons un moment du facré au profane, &" donnons encore un exemple des avantages de la iimplicité d'expref- fion, pour rendre avec autant de véri- té aue d'énergie les idées nobles ou pathétiques ; rappelions-nous de quelle manière Virgile dépeint Orphée , feul avec fa douleur fur le rivage de la mer, pleurant fa chère Euricide depuis la nauTance jufqu'au déclin du jour. Un Poète médiocre , un grand Poète même qui auroit eu moins de goût , auroit décrit dans une Phrafe poétique le lever & le coucher du foleil; Ovide n'y eût pas manqué ; mais écoutons Virgile.

Te dulcis conjux , te folo in lit tore fecum , Te veniente die , te decedente canebat.

Si quelque chofe eft au deflus de ces

33° Réflexions

vers admirables , c'efï peut-être le com- mencement du Pfeaume qui peint d'une manière fi touchante ôc vraie les Juifs en captivité. Sur le bord des fleuves de Babylone , jious nous finîmes affis & nous avons pleure , en nous rejjbuvenant de S ion.

Le (Me naturel & fimple , dit Pafcal , nous enchante avec raifon; car on s'at- tendoit à trouver un Auteur , & on trouve un homme. L'exprelîion même la plus brillante perd de fon mérite dès que la recherche s'y laiffe appercevoir. Cette recherche nous fait fentir que l'Auteur s'eft occupé de lui, &c a voulu nous en occuper ; & dès-lors il a d'au- tant moins de droit à notre fufirage, que nous l'accordons toujours le plus tard &; le moins qu'il nous eu poffible. L'affectation du ff/yle nuit d'ailleurs à PexprefTion du fentiment, &c par con- féquent à la vérité. Un Ecrivain juge- ment célèbre par fes ouvrages , mais modèle quelquefois dangereux & juge quelquefois fufpecl: en matière de goût, donne des éloges à cette phrafe de M. de la Rochefoucault , Pefprit a été en moi la dupe du cœur , pour dire,/ ai crû ma Maurejje fidelle parce que je le fouhai-

fur VElocution oratoire. 331 tois. Cette dernière expreiîion eft pour- tant celle de la nature ; c'en1 la feule qui fe préfente à un Amant affligé ; la première elt d'un bel efprit qui n'aime point , ou qui n'aime plus.

Un des moyens les plus sûrs pour juger fi le ilyle a cette fimplicité fi pré- cieufe & fi rare , c'en1 de fe mettre à la place de l'Auteur, de fuppofer qu'on ait eu la même idée à rendre que lui , &C de voir fi fans effort & fans apprêt on l'auroit rendue de même :

O malheureux Phocas ! O trop heureux

Maurice ! Tu retrouves deux fils pour mourir après

toi , Et je n'en puis trouver pour régner après moi.

L'homme le plus ordinaire ayant ce fentiment à exprimer, l'auroit-il énoncé en d'autres termes que Corneille ? La feule différence entre l'homme ordi- naire &: le grand homme , c'eft que le dernier a trouvé ce fentiment dans fon ame , Se que l'autre auroit eu befoin qu'on le lui fuggérât.

Auiïi les traits vraiment éloquens font ceux qui fe traduifent avec le moins de

332 Réflexions

peine ; parce que la grandeur de l'idée

îubfifte toujours fous quelque forme

qu'on la préfente , &C qu'il n'eft point

de langue qui fe refufe à l'expreffion

naturelle & fimple d'un fentiment fu-

blime.

Les hommes , dit un Philofophe mo- derne, ont tous à peu près le même fond de penfées ; ils ne différent guère que par la manière dont ils les rendent. Il y a , ce me femble , du vrai & du faux dans cette maxime. Tous les hommes ont le même fond de penfées commu- nes , que l'homme ordinaire exprime fans agrément, &c l'homme d'efprit avec grâce ; une grande idée n'appartient qu'aux grands génies ; les efprits mé- diocres ne l'ont que par emprunt ; ils montrentmême, par les ornemens qu'ils lui prêtent , qu'elle n'étoit point chez eux dans ion terroir naturel , & s'y trouvoit dénaturée & tranfplantée.

Mais , dira-t-on , fi l'éloquence pro- prement dite , celle qui fe propofe de nous remuer par de grands objets , a fi peu befoin des règles de l'élocution, û elle ne doit avoir d'autre exprefîion que celle qui eft di£téee par la natue , pourquoi donc les anciens , dans leurs

fur PE locution oratoire, 333 écrits fur l'éloquence , ont - ils donné tant de règles de Pélocution oratoire ? Cette queflion mérite d'être appro- fondie.

L'éloquence ne conMe proprement que dans des traits vifs & rapides ; fon effet eu d'émouvoir vivement, & toute émotion s'affoiblit par la durée. L'élo- quence proprement dite ne peut donc régner que par intervalles dans un dif- cours de quelqu'étendue, l'éclair part &C la nue fe referme. Mais fi les ombres du tableau font néceffaires, elles ne doivent pas être trop fortes ; il faut fans doute à l'Orateur & à l'Auditeur des endroits de repos , mais dans ces endroits l'Au- diteur doit refpirer , & non s'endor- mir , & c'eil aux charmes tranquilles de Pélocution à le tenir dans cette fitua- tion douce & agréable. Ainfi ( ce qui femblera paradoxe , fans en être moins vrai ) les règles de Pélocution ne font néceffaires que pour les morceaux qui ne font pas proprement éloquens , & la nature a befoin de Part. L'homme de génie ne doit craindre de tomber dans un ftyle foible &t négligé , que lorfqu'il n'efl point foutenu par fa ma- tière ; c'eft alors qu'il doit fonger h

334 Apologie

l'élocutîon & s'en occuper ; dès qu'il aura de grandes chofes à dire , fon élo- cution fera telle qu'elle doit être fans qu'il y penfe. Les anciens, fi je ne me trompe, ont fenti cette vérité, &c'efl pour cette raifon qu'ils ont traité de rélocution avec tant de détail ; c'efl aufîi dans la même idée que nous allons en tracer légèrement les principes.

L'élocution a deux parties qu'il eft néceffaire de distinguer, quoique fou- vent on les confonde , la di&ion &: le ityle. La diction n'a proprement de rapport qu'aux qualités grammaticales du difcours , la correction 6c la clarté : le ftyle au contraire renferme les qua- lités de l'élocution plus particulières, plus difficiles &c plus rares , qui mar- quent le génie ou le talent de celui qui écrit ou qui parle ; telles font la pro- priété des termes , la nobleffe , l'har- monie & la facilité. Parcourons fuc- cefïivement ces différens objets.

Quoique la correction foit une qua- lité fi effe ntielle , qu'il efl inutile de la recommander , l'Orateur ne doit pas néanmoins s'en rendre tellement efcla- ve , qu'elle nuife à la vivacité nécef- faire du difcours ; de légères fautes font

fur tElocution oratoire. 335 alors une licence heureufe ; c'eft v.n défaut d'être incorfeô; mais c'erl: un vice d'être froid. Lorfque Racine a dit, je taimois inconfant , queujfê-je fait fiddc ! il a mieux aimé être inexact que languiflant, & manquer à la Gram- maire qu'à l'exprerTion.

La clarté , cette loi fondamentale , aujourd'hui négligée par tant d'Ecri- vains , qui croient être profonds & qui ne font qu'obfcurs , conflit e à éviter non-feulement les conftrucYions louches , 6c les phrafes trop chargées d'idées accefîbires à l'idée principale , mais encore les tours épigrammatiques dont la multitude ne peut fentir la fi- nevTe ; car l'Orateur ne doit jamais ou- blier que c'eft à la multitude qu'il parle , que c'eil elle qu'il doit émouvoir, at- tendrir , entraîner. L'éloquence oui n'eft pas pour le grand nombre , n'eft pas de l'éloquence. Cependant fi l'O- rateur doit bannir de fon difeours la fi- nette épigrammatique ,qui n'eft fou vent que l'art puéril 6c méprifable de faire pa- roître les choies plus ingénieufes qu'el- les ne font , il eft une autre efpece de fmeflé qui lui eft permife , quelquefois même néceflaire , 6c qu'il ne faut pas

33^ Réflexions

confondre avec l'obfcurité. L'obfcurité confifle à ne point offrir de fens net à l'efprit, la rmeffe à en préfenter deux, un clair Se fimple pour le vulgaire , un plus adroit &; plus détourné que les gens d'efprit apperçoivent &c faimTent ; 6c pourquoi n'y auroit - il pas dans un difcours d'éloquence des traits unique- ment réfervés aux feuls hommes dont l'Orateur doit réellement ambitionner Peflime ? C'eil aux gens d'efprit à le juger, & à la multitude à lui obéir. Qu'il foit néanmoins fobre &c circonf- pecl dans l'ufage de cette nneffe même; fur-tout qu'il fe l'interdife févérement dans les fujets fufceptibles d'élévation ou de véhémence 5 qui n'exigent qu'un coloris mâle & des traits forts 6c mar- qués ; la fmefîe d'exprefîion dans ces fortes de fujets en banniroit lanoblefle, 6c ne ferviroit qu'à les énerver fans les embellir." Il en eu. du ûyle comme du caraclere ; la grandeur 6c la finefTe y font incompatibles.

Si on prend à la lettre ce qui fe dit communément , que le caraclere de no- tre langue eft la clarté , on croira qu'il n'en eft aucune plus favorable à l'Ora- teur ; il ne faut pour fe détromper qu'a- voir

fur CE locution oratoire. 337 voir écrit en françois , ou qu'interro- ger ceux qui ont pris cette peine. Au- cune langue fans exception n'eft plus iii jette à l'obfcurité que la nôtre , Se ne demande dans ceux qui en font ufage plus de précautions minutieufes pour être entendus. Ainfi la clarté eft l'ap- panage de notre langue en ce feul fens , qu'un Ecrivain François ne doit jamais perdre la clarté de vue , comme étant prête à lui échapper fans ceffe. On de- mandera fans doute comment une lan- gue fu jette à ce définit importun , ti- mide d'ailleurs, fourde & peu abon- dante , a fait dans l'Europe une û pro- digieufe fortune ? Piufieurs raifons y ont contribué, la grandeur oiila France eft parvenue fous le dernier règne ; la fupériorité de nos bons Ecrivains en matière de goût fur ceux des autres Nations ; & peut-être aufîi cette desti- née quelquefois bifarre , qui décide ap- paremment de la fortune des langues comme de celle des hommes.

Outre la clarté & la correction pu- rement grammaticales , qui n'ont de rapport qu'à la diction, il eft une au- tre forte de clarté &c de correction non moins eflentielles , qui appartien- Tomc II. P

338 Réflexions

nent au ilyle ; elles confident dans la propriété des termes. Chez les Auteurs médiocres , l'exprefîion eft, pour ainfi dire , toujours à côté de l'idée ; la lec- ture de leurs ouvrages fait aux bons ef- prits le même genre de peine que fe- roit à des oreilles délicates un chanteur dont la voix feroit entre le faux ck le jufte. La propriété des termes eil au con- traire le caractère diflinclif des grands Ecrivains; c'eil par-là que ?eurfryleeft toujours au niveau de leur fujet ; c'efl à cette qualité qu'on reconnoît le vrai ta- lent d'écrire , & non à l'art futile de dé- guifer par un vain coloris des idées com- munes.

C'efT aufTi la nécerlité d'employer par tout le terme propre , qui rend les bons vers f\ rares , par la contrainte que la Poéfie impofe , & qui oblige à tout moment les vérificateurs médiocres de ne rendre que foiblement ou imparfai- tement leur penfée , quand ils ont le bonheur d'en avoir une. Mais dans ceux qui ont le talent de la Poéfie , cette con- trainte même devient une fource de beautés. L'obligation fe trouve le Poète de chercher l'exprefîion , lui fait fouvent rencontrer la plus énergique

fur l'E locution oratoire. 339 Se la plus propre , qu'il n'eût peut-être pas trouvée s'il eût écrit en profe, parce que la parelTe naturelle l'eût porté à fe contenter du premier mot qui fe feroit offert à fa plume. Cette contrainte Se les avantages qui en naiiTent, font peut- être la meilleure raifon qu'on puiiTe ap- porter en faveur de la loi fi rigoureufe- ment obfervée jufqu'ici , qui veut que les Tragédies foient en vers ; mais il refteroit à examiner fi Pobfervation de cette loi n'a pas produit plus de mau- vais vers que de bons ; &t fi elle n'a pas éténuifible à d'excellens efprits, qui fans avoir le talent de la Poéfie , poiledoient fupérieurement celui du Théâtre.

De la propriété des termes naiiTent la précifion , l'élégance ck l'énergie , fuivant la nature des fujets qu'on traite, ou des objets qu'on doit peindre ; la précifion dans les matières de difeuf- iion, l'élégance dans les fujets agréables, l'énergie dans les fujets grands ou pa- thétiques.

Ces qualités, en rendant le ïtyle con- venable au fujet , lui donneront nécef- fairement de la nobleiTe , puifque l'Ora- teur doit écarter avec foin les idées po- pulaires & les fujets bas, Il eft vrai que^

pij

34© Réflexions

la barlerTe des idées & des fujets eu trop Couvent arbitraire. Les anciens fe donnoient là-derTus beaucoup plus de liberté que nous , qui en banniflant de nos mœurs la délicatefie , l'avons por- tée jufqu'à l'excès dans nos écrits &C dans nos difcours. Mais quelque peu Philofophe qu'une Nation puiffe être fur ce point , l'Orateur qui veut réufîir auprès d'elle , doit fe conformer aux préjugés qui la dominent, & qu'on peut appeller la Philofophie du vulgaire ; le génie même les braveroit en vain , fur-tout chez un peuple léger &c frivole, plus frappé du ridicule que fenfible au grand , fur qui une exprefîion fublime peut manquer fon effet , mais à qui une expreffion populaire ou triviale n'é-^ chappe jamais , & qui à la fuite de plu- fieurs pages de génie , pardonne à peine une ligne de mauvais goût.

Venons à l'harmonie , un des orne- mens les plus indifpenfables du difcours oratoire. Demander s'il y a une har- monie du fïyle , c'eïl à peu près la même chofe que de demander s'il y a une Mufique ; & vouloir le prouver , eft prefque aufîi ridicule que de le mettre en queiftion. Il y a fan,s doute des oreil-

fur PE locution oratoire» 5 4X les qui ne font pas faites pour l'har- monie oratoire , comme il en efl d'in- fenfibles à Pharmonie muficale ; mais c'eft. à la nature à les refaire , &: non au raifonnement à les corriger. Les an- ciens étoient extrêmement délicats fur cette qualité du difeours ; on le voit fur-tout par un paflage de Cicéron (£) , en rapportant le trait éloquent d'un Tribun du peuple , qui invoquoit les mânes d'un citoyen contre un fils fédi- tfieux, il paroît encore plus occupé de l'arrangement des mots que de la grande idée qu'ils expriment. Cette attention de Cicéron à l'harmonie dans un mor- ceau pathétique , ne contredit nulle- ment ce que nous avons avancé , que les idées fortes & grandes difpenfent

(b ) J'étois prefeni , dit Cicéron , lorfque C. Car- bon s'écria dans une harangue au Peuple : a O Mar- » ce Drufus ( patrem appelle ) tu dicere folebas facrarrt »♦ efle Rempublicam ; quicumque eam violaviflet , ab »» omnibus efle ei pœnas perfolutas ; patris diftum fa- piens, temeritas filii comprobavit. Cette chute corn- m probavit, ajoute Cicéron, excita par fon harmonie un >♦ cri d'admiration dans toute l'AfTemblée.Qu'on change j> l'ordre des mots , & qu'on mette comprobavit filii te- ■>i méritas , il n'y aura plus rien , jam nihil erit ». Voilà, pour le dire en paiTant, de quoi ne fe feroient pas doutés- nos Latiniftes modernes , qui prononcent le Latin aufïî mal qu'ils le parlent. Mais cet exemple fufEt pour prou- ver combien les anciens étoient fenfibles à l'harmonie.

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54 2 Réflexions

du foin de chercher les termes : il s'agit ici , non de Pexpreiiion en elle-même , mais de la difpofition méchanique des mots. La première eu dictée parla na- ture ; c'eft. enfuite à Poreille & à l'art d'arranger les termes de la manière la plus harmonieufe. Il en eu de l'Ora- teur comme du Muficien, à qui le génie feul infpire le chant , mais que l'oreille &c l'art conduifent dans l'enchaînement des modulations.

Quoique notre Poéne & notre ProfdÉ foient moins fufceptibles d'harmonie que ne l'étoient la Profe ou la Poéne des anciens , elles ont cependant chacune une forte de mélodie qui leur eu pro- pre. Peut-être même ceïïe de la Profe a-t-elle un avantage , en ce qu'elle eu moins monotone , 6c par conféquent moins fatigante. La difficulté vaincue eu le grand mérite de la Poéfie , & la principale fource duplaifir qu'elle nous caufe. Ne feroit-ce point par cette rai- fon qu'il eft rare de lire de fuite &c fans dégoût un long ouvrage en vers , & - que les charmes de la vérification nous touchent moins à mefure que nous avançons en âge ?

Quoi qu'il en foit 7 comme ce font

fur PE locution oratoire, 343 les Poètes qui ont formé les langues i c'erï aufîl l'harmonie de la Poclie qui a fait naître celle de la Profe. Malherbe faifoit parmi nous des Odes harmonieux fes, lorfque notre Profe étoit encore barbare & grofîiere ; c'eft à Balzac que nous avons l'obligation de lui avoir le premier donné de l'harmonie. « L'élo- » quence , dit très-bien M. de Voltaire , » a tant de pouvoir fur les hommes , » qu'on admira Balzac de fon tems, pour » avoir trouvé cette petite partie de ►> l'art ignorée & néceflaire, qui conliite » dans le choix harmonieux des paro* » les , 6v même pour l'avoir fouvent » employée hors de fa place. » Le ftyle de Thucydide , auquel il ne manque que l'harmonie , reilemble, félon Cicéron, au bouclier de Minerve par Phidias , qu'on auroit mis en pièces.

Deux chofes charment l'oreille dans le difcours ; le fon , ck le nombre : le fon par la qualité des mots , le nom- bre par leur arrangement. Il eu. difficile à l'Orateur, pour peu qu'il ait d'oreille & d'organe , de fe méprendre fur ces deux points. La prononciation feule lui fera aifément diïtinguer les mots doux ôc fonores , de ceux qui font rudes &C

P iv

mil ifin i

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542 Réflexions

du foin de chercher les termes : il s'agit ici , non de l'expreflion en elle-même , mais de la difpofition méchanique des mots. La première eu di&ée par la na- ture ; c'en1 enfuite à l'oreille ck à l'art d'arranger les termes de la manière la plus harmonieufe. Il en eu de l'Ora- teur comme du Mufkien, à qui le génie feul infpire le chant , mais que l'oreille & l'art conduifent dans l'enchaînement des modulations.

Quoique notre Poéiie & notre Profate foient moins fufceptibles d'harmonie que ne Pétoient la Profe ou la Poéiie des anciens, elles ont cependant chacune une forte de mélodie qui leur eu pro- pre. Peut-être même ceîîe de la Profe a-t-elle un avantage , en ce qu'elle eu moins monotone , & par conféquent moins fatigante. La difficulté vaincue efl le grand mérite de la Poéfie , & la principale fource duplaifir qu'elle nous caufe. Ne feroit-ce point par cette rai- fon qu'il efl rare de lire de fuite & fans dégoût un long ouvrage en vers , &: que les charmes de la vérification nous touchent moins à mefure que nous avançons en âge ?

Quoi qu'il en foit > comme ce font

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fur PE locution oratoire» 343 les Poètes qui ont formé les langues i c'eft aum* l'harmonie de la Poeïle qui a fait naître celle de la Proie. Malherbe faifoit parmi nous des Odes harmonieu* fes , lorlque notre Profe étoit encore barbare & grofliere ; c'eft à Balzac que nous avons l'obligation de lui avoir le premier donné de l'harmonie. « L'élo- » quence , dit très-bien M. de Voltaire , » a tant de pouvoir fur les hommes , » qu'on admira Balzac de fon tems, pour » avoir trouvé cette petite partie de ►> l'art ignorée ck nécefTaire, qui coniifte » dans le choix harmonieux des paro* » les , &: même pour l'avoir fouvent » employée hors de fa place. » Le flyle de Thucydide , auquel il ne manque que l'harmonie , rerYemble, félon Cicéron, au bouclier de Minerve par Phidias , qu'on auroit mis en pièces.

Deux chofes charment l'oreille dans le difeours ; le fon , Se le nombre : le fon par la qualité des mots , le nom- bre par leur arrangement. Il eft. difficile à l'Orateur , pour peu qu'il ait d'oreille & d'organe , de fe méprendre fur ces deux points. La prononciation feule lui fera aifément diitinguer les mots doux &C fonores , de ceux qui font rudes Se

P iv

3 44 Réflexions

fourds , 6c par la même raifon les mots dont la liaiîbn efT. harmonieufe 6c fa- cile , de ceux dont l'union eu dure & raboteufe.- Mais il eft dans l'harmonie une autre condition , non moins nécef- faire que le choix 6c la fucceliion des mots , & qui demande une oreille plus délicate 6c plus exercée. Comme dans la Mufique l'agrément de la mélodie vient non -feulement du rapport des fons , mais de celui que les phrafes de chant doivent avoir entr'elles, de même l'harmonie oratoire ( plus analogue qu'on ne penfe à l'harmonie muficale ) confifle à ne pas mettre trop d'inéga- lité entre les membres d'une même phrafe , 6c fur- tout à ne pas faire (es derniers membres trop courts par rap- port aux premiers ; à éviter également les périodes trop longues , 6c les phrafes trop étranglées &c pour ainfi dire à demi éclo fes ; le ftyle qui fait perdre haleine, 3c celui qui oblige à chaque infîant de la reprendre , 6c qui reffemble à une forte de marqueterie ; à favoir enfin en- tremêler les périodes arrondies 6c fou- tenues , avec d'autres qui le foient moins , 6c qui fervent comme de repos à l'oreille. On ne fauroit croire ? 6c je

fur rE locution oratoire, 345 ne crains point là-defîus d'être démenti par les bons juges , combien un mot plus ou moins long à la fin d'une phrafe , une chute mafculine ou féminine , &c > quelquefois une fyllabe de plus ou de moins dans le corps de la phrafe , pro- duit de différence dans l'harmonie. L'é- tude réfléchie des grands maîtres, 6c fur-tout un organe fenfible & fonore, en apprendront plus fur cela que toutes les règles.

Au refte l'arTeclation & la contrainte, ennemies des beautés en tout genre y ne le font pas moins dans celui-ci. Ci- céron fi difficile d'ailleurs fur tout ce qui avoit rapport à l'harmonie du ftyle, condamne avec raifon Théopompe , pour avoir porté jufqu'à l'excès le foin minutieux d'éviter le concours des voyelles (c). C'eft à l'ufage & à l'o- reille à procurer d'eux-mêmes cet avan- tage fans qu'on le cherche avec fatigue".

(c) Je remarquerai à cette occafon une des bizarre- ries de notre PoéTie ; c'eft de ne permettre la rencontre des voyelles que dans les cas elle a le plus de dureté. Dans immolée à mes yeux le concours des voyelles eft certainement plusfeniible, & par conféquent plus rude que dans immolé à mes yeux. Cependant l'un eft permis en Poéfie , & l'autre ne l'eft Das. De même le concours des voyelles eft permis en Poéfie devant l'A afpirée , quoique cette afpiration rende le concours plus marqué,

Pv

54^ Réflexions

L'Orateur exercé apperçoit par une ef- pece d'infonct la fucceïïion harmonieufe des mots , comme un bon Lecteur voit d'un coup d'œil les fyilabes qui précè- dent &: celles qui fuivent.

A l'exemple des anciens , nous avons banni avec raifon les grands vers de notre Profe ; mais on a remarqué que la Profe la plus fonore contient beau- coup de vers d'une plus petite mefure , qui étant d'ailleurs entremêlés &: fans rime , donnent à la Profe un des agré- mens de la Poéfie fans lui communiquer la monotonie &: l'uniformité qu'on re- proche à nos vers. La Profe de Molière efl toute pleine de vers de cette efpece ;. en voici un exemple tiré de la première fcene du Sicilien*

Chut, n'avancez pas davantage , Et demeurez en cet endroit Jufqu'à ce que je vous appelle. Il fait noir comme dans un four ,

Le ciel s'eft habillé ce foir en fcaramouche ~ Et je ne vois pas une étoile , Qui montre le bout de fon nez.

Sotte condition que celle d'un efclave l De ne vivre jamais pour foi, Et d'être toujours tout entier Aux pallions d'un rjaaitre* &c?

fur PE locution oratoire. 3 47 Le refte de la pièce eit à peu près fem- biable à ce début.

L'arrangement harmonique des mots ne peut quelquefois fe concilier avec leur arrangement logique ; quel parti faut-il prendre alors ? Un Philosophe rigide ne balanceroit pas ; la raifon efl fon maître , je dirois prefque fon ty- ran. L'Orateur fournis à l'oreille autant que le Philofophe I'elt à la raifon , fa^ cririe fuivant les cas , tantôt l'harmonie , tantôt la juftefle ; l'harmonie quand il veut frapper par les chofes , la juftefTe quand il ne veut que féduire par Pex- prefïion. Mais ces iacrifices, quels qu'ils foient , doivent toujours être très-rares ; &: fur- tout très-légers.

La réunion de la juftefTe & de l'har- monie étoit vraifeinblablement le talent fupérieur de Démofthene. Mais dans une langue morte , le mérite de ces deux qualités difparoît en grande partie : on le fuppofe plutôt qu'on ne le fent (d).

(d) En veut-on la preuve par rapport à l'harmonie ? En prononçant des vers Latins , nous eïtropions à tout moment la profodie & la mefure , nous faifons bref ce qui eit long , & long ce qui eft bref; nous appuyons fur des voyelles qui devroient difparoîtrepar l'éliiîon, nous fcandons enfin les vers à contre-fens ; cependant nous trouvons dans les vçrs Latins de l'harmonie ; eft-ce rai*

P Vj

34$ ) Réflexion s

Il ne faut donc pas s'étonner fi -quel- ques modernes , en rendant juïtice d'ail- leurs à l'éloquence de Démofthene , n'en ont pas paru échauffés au même de- gré que les Athéniens. Cette nation dé- licate &c fenfible , qui connoifibit l'élo- quence &£ fa langue , avoit raifon fans doute d'écouterDémorthene avec admi- ration; la nôtre ne feroit qu'un enthou- fiafme outré , fi elle étoit au même de- gré que la leur. L'eftime raifonnée d'un Philo fophe honore plus les grands Ecri- vains que les exclamations de Collège, &: la prévention des pédans. Pindare fut certainement un grand Poète ; plus à portée que nous d'en décider, toute l'antiquité l'a jugé tel , & elle s'y con- noiffoit ; mais efl - ce une raifon pour que nous l'admirions comme des enfans jufques dansfes écarts même? Peut-on

fon ou préjugé ? J'ai dit que nous fcandions les vers à contre-fens ; la démcnfhation en eft facile. En fcan- <3art par exemple les vers hexamètres, nous nous ar- rêtons fur la dernière fylkbe des dactyles; cependant cette derrière fyJlabe eu une brève ; c'eft comme u" dans une mefure compofée d'une noire & de deux croches , on s'arrêtoit & on appuyoit fur la dernière croche ; on feande nos vers ccrr.me fi les dactyles au lieu d'être une longue fuivie de deux brèves , étoient deux brèves fuivies d'une longue. Les Muiîciens m'en- tendront , & il faudroit trop de paroles pour me faire entendre aux autres.

[fur VE locution oratoire. 349 rien lire de plus ridicule que le com- mentaire de Defpréaux fur la première Ode de cet Auteur, ck fes efforts pour traveftir en fublime le mélange bizarre que le Poète Grec fait dans la même lirophe , de l'eau , de l'or , & du foleil avec les jeux olympiques ? Si Perrault ou Chapelain avoient fait une pareille fïrophe, quelle matière de plaifanterie ils euffent fournie au fatyrique ?

Revenons à notre fujet. Quelqu'a- gréable que l'harmonie foit en elle- même , elle perdra beaucoup de fon prix , fi elle n'efl employée qu'à orner un ftyle lâche & diffus. Le ftyle ferré , quand il n'efl: d'ailleurs ni découfu ni obfcur , a le premier de tous les méri- tes , celui de rendre le difcours fem- blable à la marche de l'efprit, ck à cette opération rapide par laquelle des intel- ligences fe communiqueroient leurs idées. Il arrive fouvent d'être aufli obf- cur en fuyant la brièveté qu'en la cher- chant ; on perd fa route en voulant prendre la plus longue ; la vraie ma- nière d'arriver à un but, c'en1 d'y aller par le plus court chemin , pourvu qu'on y aille en marchant , &: non pas en fau- tant d'un lieu à un autre. La brièveté

5 ço Réflexions

ne coniifte donc pas à omettre des idées néceïïaires , mais à ranger chaque idée à fa place , ck à la rendre par le terme convenable ; par ce moyen le flyle au- ra le double avantage d'être concis fans être fatigant , &: développé fans être lâche.

On peut juger fur ces principes, com- bien il y a loin de la véritable éloquen- ce à cette loquacité û ordinaire au bar- reau , qui confifle à dire fi peu avec tant de paroles. Deux raifons contri- buent à ce défaut, le plus infupportable de tous aux bons efprits ; les faillies idées qu'on donne de l'éloquence dans nos Collèges , en apprenant aux jeunes gens à noyer une penfée commune dans Un déluge de périodes iniipides ; ck fi on ofe le dire , l'exemple de Cicéron , quelquefois un peu trop verbeux. Ce qu'il a de vif & de moelk, dit Montagne, efl étouffé par fes longucries. Il eu vrai que Cicéron fait oublier ce défaut par les autres qualités de l'Orateur qu'il pof- fede au fuprême degré. Mais les défauts des grands Ecrivains font tout ce que les Auteurs médiocres en imitent.

Il ne fuffit point au flyle de l'Orateur d'être clair, correc\ nobîe ? harmonieux,

fur PElocution oratoire, îji vif &: ferré ; il faut encore qu'il foit fa- cile , c'eit-à-dire que le travail ne s'y faffe point fentir. Cicéron , déjà tant cité, 6c qui ne fauroit trop l'être dans un écrit fur l'éloquence , doit un de fes plus grands charmes à la facilité inimi- table de fon ftyle : il on y apperçoit quelque légère étude , c'ell dans le foin d'arranger les mots ; mais on fent que ce foin même lui a peu coûté , &C que les mots , après s'être offerts à fon ef- prit fans qu'il les cherchât , font venus d'eux-mêmes 6c fans effort s'arranger fous (a plume. Le caractère de l'élo- quence de Cicéron eft, ce me femble , la réunion toujours heure ufe de la faci- lité & de l'harmonie. C'en1 auffi cette réunion , fi difficile à imiter , qui rend ce grand Orateur ii difficile à traduire ; fur- tout dans une langue comme la nôtre , l'inverfion n'eit point permife , 6c l'arrangement forcé des mots eff re- cueil continuel de l'harmonie.

L'habitude & l'ufaçe d'écrire en vers produit ibuvent dans la profe cette em- preinte d'affe&ation & de travail que l'Orateur doit avoir tant de foin d'évi- ter. La plupart des Poètes , accoutumés au langage ordinaire de la vérification,

352. Réflexions

le tranfportent comme malgré eux dans leur profe ; ou s'ils font des efforts pour la rendre fimple , elle devient contrain- te & feche ; <k s'ils s'abandonnent à la négligence de leur plume , leur ilyle efl traînant & fans ame. Aufll nos Poètes ont-ils pour l'ordinaire aifez mal réufîi dans la Profe. Les Préfaces de Racine font foiblement écrites , celles de Cor- neille font aufïi défe&ueufes par le lan- gage , qu'excellentes par le fond des chofes ; la Profe de Roufleau eft dure , celle de Defpréaux pefante ? celle de La Fontaine infipide.

Rien n'eil: donc plus oppofé au ftyle facile , & par conféquent au bon goût , que ce langage figuré , poétique , char- gé de métaphores & d'antithefes , qu'on appelle , je ne fais par quelle raifon , flyk Académique , quoique les plus il- luftres membres de l'Académie Fran- çoife l'aient évité avec foin & proferit hautement dans leurs ouvrages. On l'ap- pelleroit avec bien plus de raifon jiyU de la chaire; c'eft en effet celui de la plu- part de nos Prédicateurs modernes ; il fait reffembler leurs Sermons , non à Fépanchement d'un cœur pénétré des vérités qu'il doit perfuader aux autres ,

fur tElocution oratoire, 353 mais à une efpece de repréfentation ennuyeufe & monotone , l'A&eur s'applaudit fans être écouté. Que dirions- nous d'un homme qui ayant à nous entretenir fur la chofe du monde qui nous intérefîeroit le plus , s'en acquit- teroit par un difeours étudié, compaffé, chargé de figures &: d'ornemens ? Ce Rhéteur à contre-tems ne nous paroî- troit-il pas jouer un rôle bien ridicule ou bien infipide ? Voilà l'image de la foule des Prédicateurs, Leurs fades déclama- tions doivent paroître encore au-def- fous des pieufes comédies de nos Mif- fionnaires , les gens du monde vont rire , & d'où le peuple fort en pleurant. Ces Mifîionnaires femblent du moins pénétrés de ce qu'ils annoncent ; tk leurélocution brufque & grofTiere pro- duit fon effet fur l'efpece d'hommes à qui elle eft deftinée (e).

Faut-il s'étonner après cela que l'élo- quence de la chaire foit regardée com- me un mauvais genre par un grand nom- bre de gens d'elprit , qui confondent le genre avec l'abus ? Le petit Carême du

(c) On fait le jugement que portoit le P. Bourdaloue d'un fameux Millionnaire de fon temps : ce Prédicateur, dilbit-il , cjl bien plus éloquent que moi ; car f es fermons font rendre ce qui a été volé aux miens.

354 Réflexions

Père Mainllon fufîira pour apprendre à nos Orateurs chrétiens & à leurs juges, combien la véritable éloquence de la chaire eft oppofée à PafTe dation du fîyle ; nous_ les renvoyons fur- tout au Sermon fur V humanité des grands , que les Prédicateurs devroient lire fans cefle pour fe former le goût , & les Princes pour apprendre à être hommes.

La iimplicité ck le naturel de Mafîil- Ion me paroiftent , û j'ofe le dire , plus propres à faire entrer dans Pâme les vé- rités du Chriftianifme , que toute la dia- lectique de Bourdaloue. La logique de l'Evangile eft dans nos coeurs ; c'eft qu'on doit la chercher ; les raifonne- mens les plus prefîans fur le devoir in- difpenfable d'affifter les malheureux, ne toucheront guère celui qui a pu voir fouffrir fon femblable fans en être ému ; une ame inïenfible eft un clavecin fans touches , dont on chercheroit en vain à tirer des fons. Si la dialectique eft né- ceflaire , c'eft feulement dans les ma- tières de dogme ; mais ces matières font plus faites pour les livres que pour la chaire, qui doit être le théâtre des grands mouvemens , non pas de la difcuf- fion. La févérité de la controverfe re-

fur VElocuùon oratoire» 355 jette Se profcrit tout ce qui n'eft pas preuve & raifon ; infïruire &: convain- cre , voilà fon unique objet. Ce n'eft , ni dans un fermon , ni en vers , qu'il faut entreprendre de prouver aux in- crédules la vérité du Chrifîianifme; le recueillement du cabinet & l'âuftérité de la proie n'ont rien de trop pour une matière û férieufe.

En expofant les règles de Pélocution oratoire , nous avons prefque donné celles du ftyle en général. L'Orateur, ï'Hiilorien & le Philofophe ( car on peut réduire tous les écrivains à ces trois gen- res ) différent principalement entr'eux par la nature des fujets qu'ils traitent ; & c'en1 la différence dans les fujets qui doit en mettre dans leur ftyle l'Hi.' - rien doit penfer Se peindre , le Philofo- phe fentir Se penfer, l'Orateur penfer, peindre Se fentir. Mais Pélocution n'a pour tous qu'une même règle ; c'efl d'être claire , précife , harmonicufe , Se fur-tout facile Se naturelle. L'affectation du fry le, toujours pénible Se choquante, l'eft principalement dans les matières philofophiques , qui doivent briller de leur propre beauté , 011 l'ornement eff. le fujet même , Se qui rejettent comme

356 Réflexions, &c,

indigne d'elles toute parure empruntée d'ailleurs : c'eft principalement à ces matières qu'on doit appliquer le beau paffage de Pétrone; Grandis, & mita dicam 9 pudica oratio , naturali pulchritu- dine exurgit. En un mot , la vérité , la {implicite , la nature ; voilà ce que tout Ecrivain doit avoir fans cefTe devant les yeux. Le point eflentiel pour bien écrire , eu d'être riche en idées ; mais les idées font rares , & la rhétorique commune.

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DESCRIPTION

ABRÉGÉE

DU GOUVERNEMENT

DE GENEVE.

DESCRIPTION

ABRÉGÉE DU GOUVERNE ME NT,

DE GENEVE.

L'article GENEVE de V Encyclopédie ayant été l'occafion de la Lettre de M. Roujfeau à V Auteur , & des réfle- xions que M. d? Alembert lui adrejje fur cette Lettre , nous croyons devoir remet* tre cet article fous les yeux du Lecleur,

^gg^^ A ville de Genève eu fituée

$L'% T "-^ ^ur ^eux conmes? à l'endroit x^iffl ou 6™* ^e Lac qui porte au- ^^^^, jourd'hui fon nom ? & qu'on appelloit autrefois Lac Léman. La fitua- tion en eft très-agréable ; on voit d'un côté le Lac , de l'autre le Rhône , aux environs une campagne riante ? des

360 Defcription abrégée

coteaux couverts de maiions de cam- pagne le long du Lac , Ô£ à quelques lieues les fommets toujours glacés des Alpes, qui paroiffent des montagnes d'argent lorsqu'ils font éclairés par le foleil dans les beaux jours. Le port de Genève fur le lac avec des jettées, fes barques , fes marchés , & fa pofition entre la France, l'Italie &: l'Allemagne > la rendent induftrieufe , riche & com- merçante. Elle a plufieurs beaux édi- fices & des promenades agréables ; les rues font éclairées la nuit , & on a conf- truit fur le Rhône une machine à pom- pes fort fimple , qui fournit de l'eau jufqu'aux quartiers les plus élevés , à cent pieds de haut. Le lac efl d'environ dix-huit lieues de long, &c de quatre à cinq dans fa plus grande largeur. C'efl une efpece de petite mer qui a fes tem- pêtes , &c qui produit d'autres phéno- mènes curieux.

Jules Céfar parle de Genève comme d'une ville des Allobroges , alors Pro- vince Pvomaine ; il y vint pour s'oppo- fer au paffage des Helvétiens , qu'on a depuis appelles SuijJ'es. Dès que le Chrif- tianifme fut introduit dans cette ville , elle devint un fiege Epifcopal, fufFra-

gant

du Gouvernement de Genève. 361 gant de Vienne. Au commencement du Ve. fiecle , l'Empereur Honorius la céda aux Bourguignons qui en furent dépof- fédes en 534 par les Rois Francs. Lors- que Charlemagne , fur la fin du VIIIe fiecle ? alla combattre les llois des Lom- bards , & délivrer de ces Tyrans les Sou- verains Pontifes (qui l'en récompenfe-, rent bien dans la fuite par la Couronne Impériale ) ce Prince paifa à Genève , & en fit le rendez-vous général de fon ar- mée. Cette ville fut enfuite annexée par héritage à l'Empire Germanique , &c Conrad y vint prendre la Couronne en 1034. Mais les Empereurs fes fuccef- feurs , occupés d'aflaires très - impor- tantes , que leur fufeiterent les Papes pendant plus de trois cens ans , avant négligé d'avoir les yeux fur cette ville, elle lecoua infenfiblement le joug , &C devint une ville Impériale qui eut fon Evoque pour Prince , ou plutôt pour Seigneur ; car l'autorité de l'Eve que étoit tempérée par celle des Citoyens. Les armoiries qu'elle prit dès-lors ex- primoient cette conftitution mixte ; c'é- tait une Aigle Impériale d'un côté, de l'autre une clé repréfentant le pouvoir de PEglife , avec cette devife , Poft te- Tome II. Q

%6i JDcjcrîption abrégée

nebras lux, La ville de Genève a confer- ces armes après avoir renoncé à l'E- glife Romaine ; elle n'a plus de commun avec la Papauté que les clés qu'elle porte dans fon écurTon; il efr. même alfez fin- gulier qu'elle les ait confervées , après avoir brifé avec une efpece de fuperfti~ tion tous les liens qui pouvoient rat- tacher à Rome ; elle a penfé apparenv ment que la devife , Pojl tenebras lux , qui exprime parfaitement, à ce qu'elle croit, fon état adluel par rapport à la Religion, lui perme îtoit de ne rien chan- ger au refïe de fes armoiries.

Les Ducs de Savoy e voifins de Ge~ nevç, appuyés quelquefois par les Evê- ques , firent infenfiblement & à diffé- rentes reprifes des efforts pour établir leur autorité dans cette ville ; mais elle

réfifia avec courage , foutenue de 'alliance de Fribourg &c de celle de Ber- ne. Ce fut alors , c'eif -à-dire vers 1 5 26 , que le Confeil des deux cens fut éta- bli. Les opinions de Luther tk de Zuin- gle commençoient à s'introduire ; Berne les avoit adoptées ; Geneveles goûtoit ; elle les admit enfin en 1 5 3 5 ; la Papauté fut abolie ; & PEvêque qui prend toiw jours le titre à'Evêque de Genève 3 fans y

l

du Gouvernement de Genève. 36$ avoir plus de Jurifdiclion que TEvêque de Babylone n'en a dans fon Diocefe , eft réfident à Annecy depuis ce tems-là.

On voit encore entre ies deux portes de l'Hôtel de Ville de Genève , une inf- cription latine en mémoire de l'abolition de la Religion Catholique. Le Pape y efl appelle YAntechrifl: cette expreffion que le fanatifme de la liberté &c de la nou- veauté s'eft. permife dans un fie de en- core à demi barbare , nous paroît peu digne aujourd'hui d'une Ville fi Philo- fophe. Nous oibns l'inviter à fubftituer à ce monument injurieux 6c grofïier, une infeription plus vraie , plus noble, & plus (impie. Pour les Catholiques , le Pape efl le chef de la véritable Eglife; pour les Proteftans fages &C modérés, c'eft un Souverain qu'ils refpe&ent com- me Prince fans lui obéir : mais dans un fiecle tel que le noire, il n'^flplus l'An- techrirl pour perfonne.

Genève pour défendre fa liberté con- tre les entreprifes des Ducs de Savoye &c de fes Evêques , fe fortifia encore de l'alliance de Zurich , &: fur-tout de celle de la France. Ce fut avec ces fe cours qu'elle réfifla aux armes de Charles JÉmmanuel , & aux tréfors de Philippe,

Q n

364 Defcription abrégée

IL Prince dont l'ambition , le defpotif- me , la cruauté ek la fuperîîition , afîu- rerit à fa mémoire l'exécration de poftérité. Henri IV. qui avoit fecouru Genève de 300 foldats , eut bientôt après befoin lui-même de fes fecours ; elle ne lui fut pas inutile dans le tems de la ligue dans d'autres occafions : de font venus les privilèges dont les Genevois jouiflent en France comme les Suif] es.

Ces peuples voulant donner de la célébrité à leur ville , y appelèrent Calvin qui jouifïbit avec juftice d'une grande réputation, homme de Lettres du premier ordre , écrivant en Latin suffi bien qu'on le peut faire dans une langue morte , & en François avec une pureté fmguliere pour fon tems ; cette pureté que nos habiles Grammairiens admirent encore aujourd'hui , rend {es écrits bien fupérieurs à prefque tous ceux du même fiecle , comme les ou- vrages de M. M. de Port-Royal fe dif- tlnguent par la même raifon , des rap- ibdies barbares de leurs adverfaires & de leurs contemporains. Calvin Jurif- confuîte habile , & Théologien auffi éclairé qu'un hérétique le peut être ,

du Gouvernement de Genève. 365 drefîa de concert avec les Magiflrats un recueil de Lois Civiles & Eccléfiafti- ques , qui flit approuvé en 1 543 par le peuple , & qui efl devenu le Code fon- damental de la République. Le fuperflu des biens eccléfiaftiques , qui fer voit avant la réforme à nourrir le luxe des Evêques & de leurs fubalternes , fut appliqué à la fondation d'un Hôpital , d'un Collège, & d'une Académie :mais les guerres que Genève eut à foutenir pendant près de foixante ans , empê- chèrent les Arts & le Commerce d'y fleurir autant que les feiences. Enfin le mauvais fuccès de l'efcalade tentée en 1602 par le Duc de Savoye , a été l'é- poque de la tranquillité de cette Répu- blique. Les Genevois repoufferent leurs ennemis qui les avoient attaqués par furprife ; &c pour dégoûter le Duc de Savoye d'entreprifes femblables , ils firent pendre treize des principaux Gé- néraux ennemis. Ils crurent pouvoir traiter comme des voleurs de grand che- min , des hommes qui avoient attaqué leur Ville fans déclaration de guerre : car cette politique iinguliere &c nouvel- le , qui confifle à faire la guerre fans l'avoir déclarée 5 n'étoit pas encore con-

Qiij

366 Defcription abrégée

nue en Europe ; & eût - elle été prati- quée dès-iors par les grands Etats , elle eft. trop préjudiciable aux petits 9 pour qu'elle puiiTe jamais être de leur goût.

Le Duc Charles Emmanuel fe voyant repoufié &c fes Généraux pendus ? re- nonça à s'emparer de Genève. Son exem- ple ïervit de leçon à fes fuccerTeurs ; &C depuis ce tems , cette Ville n'a ceffé de fe peupler , de s'enrichir &: de s'em- bellir dans le fein de la paix. Quelques dnTentions inteitines , dont la dernière a éclaté en 1738 , ont de tems en tems altéré légèrement la tranquillité de la République ; mais tout a été he-ureufe- ment pacifié par la médiation de la Fran- ce &: des Cantons confédérés ; & la fu- reté efr. aujourd'hui établie au-dehors plus fortement que jamais , par deux nouveaux Traités , l'un avec la France en 1749 , l'autre avec le Roi de Sar- daigne en 1754.

C'eft une chofe très-finguliere , qu'u- ne Ville qui compte à peine 24000 âmes ? & dont le territoire morcelé ne contient pas trente villages , ne laiffe pas d'être un État fouverain, & une des Villes les plus floriffantes de l'Europe. Riclie par fa liberté & par fon commer-

du Gouvernement de Genève. 367 ce , elle voit fouvent tout en feu autour d'elle fans jamais s'en rcfientir; les évé- iiemens qui agitent l'Europe ne font pour elle qu'un fpe&acle , dont elle jouit fans y prendre part : attachée à la France par fes traités & par fon com- merce , aux Anglois par fon commerce & par la religion , 6c trop fage pour prendre d'ailleurs aucune part aux guer- res que ces deux nations puhTantes fe font l'une à l'autre , elle prononce avec impartialité fur la jufrice de ces guerres y & juge tous les Souverains de l'Europe, fans les flatter , fans les bleffer, & fans les craindre.

La Ville eft bien fortifiée , fur -tout du côté du Prince qu'elle redoute le plus , du Roi de Sardaigne. Du côté de la France , elle efl prefque ouverte & fans défenfe. Mais le fervice s'y fait comme dans une ville de guerre ; les arfenaux & les magafins font bien four- nis ; chaque Citoyen yeft foldat corn- me en Suiffe & dans l'ancienne Rome. On permet aux Genevois de fervir dans les Troupes étrangères ; mais l'Etat ne fournit à aucune Puiflance des compa- gnies avouées , & ne fouffre 4ans fon territoire aucun enrôlement.

36Ë Defcription abrégée

Quoique la Ville foit riche , l'État efl pauvre par la répugnance que té- moigne le peuple pour les nouveaux impôts , môme les moins onéreux. Le revenu de l'Etat ne va pas à cinq cent mille livres monnoie de France ; mais l'économie admirable avec laquelle il efl adminiflré , fliftit à tout , & produit même des fommes en réferve pour les befbins extraordinaires.

On diilingue dans Genève quatre or- dres de perfbnnes : les Citoyens qui font fils de Bourgeois & nés dans la Ville ; eux feuls peuvent parvenir à la Magif- trature : les Bourgeois qui font fils de Bourgeois ou de Citoyens , mais nés en pays étranger, ou qui étant étrangers ont acquis le droit de Bourgeoifie que le Magiflrat peut conférer ; ils peuvent être du Confeil général , & même du grand Confeil , appelle des Deux-cent. Les habitans font des étrangers qui ont permiflion du Magiflrat de demeurer dans la Ville , & qui n'y font rien autre chofe. Enfin les natifs font les fils des habitans; ils ont quelques privilèges de plus que leurs pères , mais ils font ex- clus du Gouvernement.

A la tête de la République font qua-

du Gouvernement de Genève, 3 69 tre Syndics , qui ne peuvent l'être qu'un an , 6c ne le redevenir qu'après quatre ans. Aux Svndics eft joint le petit Con- feil , compofé de vingt Confeillers , d'un Tréforier de deux Secrétaires d'Etat, & un autre corps qu'on appelle de la Juftice. Les affaires journalières qui demandent expédition , foit crimi- nelles , foit civiles , font l'objet de ces deux Corps.

Le Grand - Confeil eft compofé de deux cent cinquante Citoyens ou Bourgeois : il eft Juge des grandes cau- ûs civiles , il fait grâce , il bat mon- noie , il élit les membres Petit-Con- feil , il délibère fur ce qui doit être porté au Confeil général. Ce Confeil général embrafle le Corps entier des Citoyens & des Bourgeois ; excepté ceux qui n'ont pas vingt-cinq ans , les Banque- routiers , & ceux qui ont eu quelque flétrifiiire. C'eft à cette aflemblée qu'ap- partiennent le pouvoir législatif, le droit de la guerre & de la paix , les alliances , les impôts , & l'éleftion des principaux Magiftrats, qui fe fait dans la Cathé- drale avec beaucoup d'ordre & de dé- cence , quoique le nombre des Votans foit d'environ 1 500 perfonnes.

O v

370 Dejcription abrégée

On voit par ce détail que le gouver- nement de Genève a tous les avantages & aucun des inconvéniens de la Dé- mocratie ; tout eil fous la diredlion des Syndics, tout émane du Petit- Confei! pour la délibération , & tout retourne à lui pour l'exécution : ainn il femble que la ville de Genève ait pris pour modèle cette loi fi fage du gouverne- ment des anciens Germains : De mi- noribus rébus Principes consultant T de majoribus omnes ; ïta tamen 5 ut ea quo- rum pênes phbem arbitrium eji , apud Principes prcetmclemur* Tacite ? de mou German*

Le droit civil de Genève eu. prefque tout tiré du droit Romain , avec quel- ques modifications : par exemple , un père ne peut jamais difpofer que de la moitié de fon bien en faveur de qui lui plaît , le refle fe partage également *?ntre fes enfans. Cette loi aflure d'un côté la dépendance des enfans 9 & de l'autre eÙe prévient l'injuïîice des pères.

M. de Montefquieu appelle avec rai- fon une belle loi, celle qui exclut des charges de la République les Citoyens qui n'acquittent pas les dettes de leur

du Gouvernement de Genève. 371 père après fa mort , &c à plus forte rai- ion ceux qui n'acquittent pas leurs dettes propres.

On n'étend point les degrés de pa- renté qui prohibent le mariage , au- 'i de ceux que marque le Lévitique : ainfi les coufins germains peuvent fe marier enfemble ; mais aurîi point de difpenfe dans les cas prohibés. On ac- corde le divorce en cas d'adultère ou de défertion malicieufe , après des pro- clamations juridiques.

La juftice criminelle s'exerce avec plus d'exactitude que de rigueur. La queftion , déjà abolie dans pkùieurs Etats , ck qui devroit l'être par - tout comme une cruauté inutile, efl prof- crite à Genève; on ne la donne qu'à des criminels déjà condamnés à mort, pour découvrir leurs complices , s'il ert né- ceilaire. L'accufé peut demander com- munication de la procédure , & fe faire aflifter de {es parens , &c d'un Avocat pour plaider fa caufe devant les Juges à nuis ouverts. Les Sentences criminelles fe rendent dans la place publique par les Syndics, avec beaucoup d'appareil.

On ne connoît point à Genève de dignité héréditaire ; le iîls d'un premier

372. Defcrlptloji abregk

Magiftrat refte confondu dans la foule , s'il ne s'en tire par fon mérite; La no- bleile, nilanchefle ne donnent ni rai

ng

h*

ni prérogatives , ni facilité pour s'élever aux charges : les brigues font févére- ment défendues. Les emplois font fi peu lucratifs , qu'ils n'ont pas de quoi exciter la cupidité ; ils ne peuvent ten- ter que des âmes nobles , par la confé- dération qui y efr. attachée.

On voit peu de procès ; la plupart font accommodés par des amis com- muns , par les Avocats même , & par les Juges.

Des lois fomptuaires défendent l'u- fage des pierreries et de la dorure , limitent la dépenfe des funérailles , & obligent tous les Citoyens à aller à pie dans les rues : on n'a de voitures que pour la campagne. Ces lois , qu'on regardèrent en France comme trop ie- veres, & prefque comme barbares Se inhumaines, ne font point nuinbles aux véritables commodités de la vie , qu'on peut toujours fe procurer à peu de frais; elles ne retranchent que le &fte , qui ne contribue point au bonheur ? & qui ruine fans être utile.

Il n'y a peut-être point de ville

du Gouvernement de Genève. 37$ il y ait plus de mariages heureux ; Ge- nève eil Iur ce peint à deux cens ans de nos mœurs. Les réglemens contre le luxe font qu'on ne craint point la mul- titude des enfàns; ainfi le luxe n'y en1 point , comme en France, un des grands obïiacles à la population.

On ne fouffrè peint à Genève de Comédie ; ce n'en1 pas qu'on y défap- prouve les fpeclacles en eux-mêmes; mais on craint , dit-on , le goût de pa- rure , de dirlipation & de libertinage que les troupes de Comédiens répan- dent parmi la jeune fie. Cependant ne ferôit-il pas pofîible de remédier à cet inconvénient , par des lois féveres èc bien exécutées iur la conduite des Co- médiens ? Par ce moyen Genève auroit des fpeclacles Se des mœurs , & jouiroit de l'avantage des uns &c des autres : les repréfentations théâtrales fonneroient le goût des Citoyens , &c leur donne- roient une fmefie de tact, une délicatefie de fentiment qu'il erl très-difficile d'ac- quérir fans ce fe cours. La Littérature en proflteroiî , fans que le libertinage fit des progrès , & Genève réuniroiî à la fagefTe de Lacédémone la politefTe d'A- thènes. Une autre confidération ? digne

374 Defcription abrégée

d'une République {i fage &c fi éclairée * devroit peut-être l'engager à permettre îesfpeclacles. Le préjugé barbare contre la profeffion de Comédien , l'efpece d'à viliffe ment nous avons mis ces hommes fi néceiTaires au progrès & au foutien des Arts , eft certainement une jdes principales caufes qui contribue au dérèglement que nous leur reprochons : ils cherchent à fe dédommager par les plaifirs , de Feftime que leur état ne peut obtenir. Parmi nous , un Comé- dien qui a des mœurs efl doublement refpe&able , mais à peine lui en favons- nous gré. Le Traitant qui infulte à l'in- digence publique & qui s'en nourrit, le Courtifan qui rampe & qui ne paie point fes dettes , voilà l'efpece d'hom- mes que nous honorons le plus. Si les Comédiens étoient non-feulement fouf- ferts à Genève, mais contenus d'abord par des réglemens fages , protégés en- fuite y & même confidérés dès qu'ils en feroient dignes , enfin abfolument pla- cés fur la même ligne que les autres Citoyens , cette Ville auroit bientôt l'avantage de pofiéder ce qu'on croit fi rare, ck ce qui ne Peft que par notre faute j une troupe de Comédiens efli-

du Gouvernement de Genève. 375 mable. Ajoutons que cette îrcupe de- viendrait bientôt la meilleure de l'Eu- rope ; pluficurs perlonnes pleines de goût 8c de difpofition pour le théâtre , &: qui craignent de fe déshonorer parmi nous en s'y livrant , accourroient à Genève pour cultiver non -feulement fans honte , mais même avec eftime , un talent fi agréable & fi peu commun. Le féjour de cette Ville , que bien des François regardent comme trifle par la privation des fpeclacles , deviendroit alors le féjour des plahlrs honnêtes ? comme il eil celui de la Philofophie 6c de la liberté ; & les Etrangers ne feroient plus furpris de voir que dans une ville lesfpe&acles décens &c réguliers font défendus , on permette des farces grof- fieres & fans efprit , aufîi contraires au bon goût qu'aux bonnes mœurs. Ce n'en1 pas tout : peu à peu l'exemple des Comédiens de Genève , la régularité de leur conduite , & la confidération dont elle les feroit jouir, ferviroient de mo- dèle aux Comédiens des autres Nations? de leçon à ceux qui les ont traités jufqu'ici avec tant de rigueur, & même d'inconféquence. On ne les verroit pas d'un côté pensionnés par le Gouverne-

376 Defcription abrégée

ment, & de l'autre un objet d'anathê- me ; nos Prêtres perdroient l'habitude de les excommunier , & nos Bourgeois de les regarder avec mépris ; & une pe- tite République auroit la gloire d'avoir réformé l'Europe fur ce point , plus im- portant peut-être qu'on ne penfe.

Genève a une Univerfité qu'on appelle Académie , la jeuneife eft. inftruite gratuitement. Les Profeffeurs peuvent devenir Magiftrats , & plufieurs le font en effet devenus, ce qui contribue beau- coup à entretenir l'émulation & la célé- brité de l'Académie. Depuis quelques années on a établi aufîi une Ecole de DefTein. Les Avocats , les Notaires , les Médecins , forment des corps aux- quels on n'eft aggrégé qu'après des exa- mens publics; 6c tous les Corps de métiers ont aum* leurs réglemens , leurs apprentinages , & leurs chefs-d'œuvre.

La Bibliothèque publique eft. bien aflbrtie; elle contient vingt- fix mille volumes , & un allez grand nombre de manuferits. On prête ces Livres à tous les Citoyens , ainfi chacun lit & s'é- claire; aum* le peuple eft. -il beaucoup plus innruit à Genève que par-tout ail- leurs. On ne s'apperçoit pas que ce foit

du Gouvernement de Genève, 377 un mal , comme on prétend que c'en feroit un parmi nous. Peut-être les Ge- nevois ëc nos politiques ont-ils égale- ment raifon.

Après l'Angleterre, Genève a reçu la première l'inoculation de la petite vé- role , qui a tant de peine à s'établir en France , & qui pourtant s'y établira , quoique plufieurs de nos Médecins la combattent encore J comme leurs pré- décesseurs ont combattu la circulation du fang , Pémétique 6c tant d'autres vérités inconteftables ou de pratiques utiles.

Toutes les Sciences & prefque tous les Arts ont été fi bien cultivés ^"Genève, qu'on feroit furpris de voir la lifte des Savans & des Artiiïes en tout genre que cette Ville a produits depuis deux fie- cles. Elle a eu môme quelquefois l'avan- tage de pofTéder des étrangers célèbres, que fa fituation agréable , & la liberté dont on y jouit , ont engagés à s'y re- tirer ; M. de Voltaire , qui depuis 1755 y a établi fon féjour , retrouve chez ces Républicains les mêmes maraues d'ef- time & de confidération qu'il a reçues de plufieurs Monarques.

La fabrique qui fleurit le plus à Ge-

378 Dejcriptîon abrégée

neve , eil celle de l'horlogerie ; elle 00 cupe plus de cinq mille perfonnes , c'eft-à-dire plus de la cinquième partie des Citoyens. Les autres arts n'y font pas négligés , entr'autres l'agriculture ; on remédie au peu de fertilité du terroir à force de foin & de travail.

Toutes les maifons font bâties de pierre , ce qui prévient très - fouvent les incendies , auxquels l'on apporte d'ailleurs un prompt remède , par le bel ordre établi pour les éteindre.

Les Hôpitaux ne font point à Genève, comme ailleurs , une fimple retraite pour les pauvres malades ck infirmes : on y exerce l'hofpitalité envers les pau- vres pafians ; mais fur-tout on en tire une multitude de petites pensons qu'on diftribue aux pauvres familles , pour les aider à vivre fans fe déplacer , &C fans renoncer à leur travail. Les Hôpi- taux dépenfent par an plus du triple de leur revenu, tant les aumônes de toute efpece font abondantes.

Il nous refle à parler de la Religion de Genève ; c'eft la partie de cet article qui intéreffe peut-être le plus les Philo- fophes. Nous allons donc entrer dans ce détail; mais nous prions nos Lee-

du Gouvernement de Genève. 379 teurs de fe fo avenir que nous ne fem- mes ici qu'Hifloriens , & non Contieo- verfiftes , 6c que raconter n'eil pas ap- prouver.

La constitution Eccléfiaftique de Ge- nève e Apurement presbytérienne; point d'Evêques , encore moins de Chanoi- nes : ce n'eu1 pas qu'on désapprouve PEpifcopat; mais comme on ne le croit pas de droit divin, on a penfé que des Paiteurs moins riches &c moins impor- tais que des Evêques , convenoient mieux à une petite République.

Les Miniftres font ou Pafteurs, com- me nos Curés, ou Pojïulans, comme nos Prêtres fans bénéfice. Le revenu des Pafteurs ne va pas au-delà de 1 200 liv. fans aucun cafuel ; c'efî. PEtat qui le donne , car PEglife n'a rien. Les Minif- tres ne font reçus qu'à vingt - quatre ans , après des examens qui font très- rigides, quant à la feience & quant aux mœurs , & dont il feroit à fouhaiter que la plupart de nos Eglifes Catholiques fuiviflent l'exemple.

Les Eccléfiaftiques n'ont rien à faire dans les funérailles ; c'efl un ac~te de fimple police qui fe fait fans appareil ; on croit à Genève qu'il efl ridicule d'être

3&o Defcrlption abrégée

faflueux après la mort. On enterre dans un varie cimetière afYez éloigné de la Ville , ufage qui devroit être fuivi par- tout.

Le Clergé de Genève a des moeurs exemplaires : les Minières vivent dans une grande union; on ne les voit point, comme dans d'autres pays , difputer entr'eux avec aigreur fur des matières inintelligibles , ie perfécuter mutuelle- ment , s'aceufer indécemment auprès des Magifïrats : il s'en faut cependant beaucoup qu'ils penfent tous de même fur les articles qu'on regarde ailleurs comme les plus importans de la Reli- gion. Plufieurs ne croient plus la divi- nité de Jefus - Chri(l , dont Calvin leur chef étoit fi zélé défenfeur , &: pour la- quelle il fit brûler Servet. Quand on leur parle de ce fupplice , qui fait quelque tort à la charité & à la modération de leur Patriarche , ils n'entreprennent point de le jullifier ; ils avouent que Calvin fit une aclion très-blâmable , & ils fe contentent (fi c'eil un Catholique Cfui leur parle) d'oppoferau fupplice de Servet cette abominable journée de la St. Barthélémy , que tout bon François defireroit effacer de notre hiïloire avec

du Gouvernement de Genève. 381 fon fang , & ce fiipplice de Jean Hus , que les Catholiques même , difent-ils , n'entreprennent plus de juftifier , l'humanité & la bonne foi furent égale- ment violées , & qui doit couvrir la mémoire de l'Empereur Sigifmond d'un opprobre éternel.

» Ce n'eft pas , dit M. de Voltaire , » un petit exemple du progrès de la rai- » fon humaine . qu'en ait imprimé à » Genève avec l'approbation publique (dans Yefai fur VHlfioin générale du même Auteur ) , que Calvin avoit une » ame atroce , auffi bien qu'un efprit » éclairé. Le meurtre de Servet pa- » roît aujourd'hui abominable ». Nous croyons que les éloges dûs à cette no- ble liberté de penfer & d'écrire , font à partager également entre l'Auteur , fon fiecle &c Genève. Combien de pays la Philofophie n'a pas fait moins de progrès , mais la vérité efl encore captive , la raifon n'ofe élever la voix pour foudroyer ce qu'elle con- damne en filence , même trop d'E- crivains pufillanimes ? qu'on appelle figes , refpeclent les préjugés qu'ils pourroient combattre avec autant de décence que de fureté?

3S2 Defcripuon abrégée-

L'enfer, un des points principaux de notre croyance , n'en eft. pas un au- jourd'hui pour plufieurs Minirires de Genève ; ce feroit , félon eux , faire in- jure à la Divinité ? d'imaginer que cet Etre plein de bonté &: de juftice , fût capable de punir nos fautes par une éter- nité de tourmens : ils expliquent le moins mal qu'ils peuvent les paffages formels de l'Écriture qui font contrai- res à leur opinion , prétendant qu'il ne faut jamais prendre à la lettre dans les Livres faints , tout ce qui paroît blefTer l'humanité &c la raifon. Us croient donc qu'il y a des peines dans une autre vie , mais pour un tems ; ainfî le Purgatoire , qui a été une des principales caufes de la féparation des Proteflans d'avec l'E- gîife Romaine , eft aujourd'hui la feule peine que plufieurs d'entr'eux admet- tent après la mort : nouveau trait à ajouter à l'hiftoire des contradictions humaines.

Pour tout dire en un mot , plufieurs Pafteurs de Genève n'ont d'autre reli- gion qu'un Socinianifme parfait , rejet- tant tout ce qu'on appelle myjleres, &C s'imaginant que le premier principe d'une religion véritable ? eft de ne rien

du Gouvernement de Genève. 383 propofer à croire qui heurte la raifon: aufii quand on les preffe fur la nécefïité de la révélation , ce dogme fi effentiel du Chriftianifme, plufieurs y fubftituent le terme d'utilité, qui leur paroît plus doux : en cela s'ils ne font pas ortho- doxes , ils font au moins conféquens à leurs principes.

Un Clergé qui penfe ainfî doit être tolérant , 6c l'eft afTez en effet pour n'être pas regardé de bon œil par les Minières des autres Eglifes réformées. On peut dire encore , fans prétendre approuver d'ailleurs la religion de G.e- neve , qu'il y a peu de pays les Théo- logiens & les EccléfiaiKques foient plus ennemis de la fuperilition. Mais en ré- compenfe , comme l'intolérance & la fuperilition ne fervent qu'à multiplier les incrédules , on fe plaint moins à Genève qu'ailleurs des progrès de l'in- crédulité , ce qui ne doit pas furpren- dre : la religion y eft prefque réduite à l'adoration d'un leul Dieu , du moins chez prefque tout ce qui n'eft pas peu- pie : le refpeclpour Jefus-Chriiî. &c pour les Ecritures , eil peut-être la feule choie qui distingue d'un purDéifme le Chriftianifme de Genève,

3 $4 Defcriptlon abrégée

Les Eccléfiaiïiques font encore mieux à Genève, que d'être tolérans ; ils fe ren- ferment uniquement dans leurs fonc- tions , en donnant les premiers aux Ci- toyens l'exemple de la fourmilion aux lois. Le ConnTtoire établi pour veiller fur les mœurs , n'inflige que des peines fpirituelles. La grande querelle du Sa- cerdoce &C de l'Empire , qui dans des lie clés d'ignorance a ébranlé la Cou- renne de tant d'Empereurs , & qui comme nous ne le lavons que trop , caufe des troubles fâcheux dans d^s fiecles plus éclairés , n'efc point con- nue à Genève; le Clergé n'y fait rien fans l'approbation des Magiftrats.

Le culte eft fort {impie ; point d'i- mages, point de luminaire, point d'or- nemens dans les Eglifes. On vient pour- tant de donner à la Cathédrale un por- tail d'affez bon goût ; peut - être par- viendra-t-on peu à peu à décorer l'in- térieur des Temples. feroit en effet l'inconvénient d'avoir des tableaux &c des ftatues , en avertiffant le peuple , fi l'on vouloit , de ne leur rendre au- cun culte , & de ne les regarder que comme dés monumens défîmes à retra- cer d'une manière frappante & agréable

les

du Gouvernement de Genève, 3S5 les principaux événemens de la Reli- gion ? Les Arts y gagneroient fans que la fuperfïition en profitât; Nous par- lons ici , comme le Lecf eur doit le (en- tir , dans les principes des Parleurs Genevois , 6c non dans ceux de l'Eglife Catholique.

Le Service Divin renferme deux cho- fes; les Prédications, 6c le Chant. Les Prédications le bornent prefqu'unique- ment à la morale , &c n'en valent que mieux. Le Chant efl d'afïez mauvais goût; 6c les vers françois qu'on chante, plus mauvais encore. Il faut efpérer que Genève fe réformera fur ces deux points. On vient de placer un orgue dans la Cathédrale ; 6c peut- être par- viendra-t-on à louer Dieu en meilleur langage 6c en meilleure mufique. Du refte la vérité nous oblige de dire , que l'Etre fuprême efl honoré à Genève avec une décence 6c un recueillement qu'on ne remarque point dans nos Eglifes.

Nous ne donnerons peut-être pas d'aufîi grands articles aux plus varies Monarchies ; mais aux yeux du Philo- fophe la République des Abeilles n'eil pas moins intérefTante que l'hifloire d^s grands Empires; 6c ce n'efl peut-être Tome IL R

3 S6 - Description abrigce, &c. que dans les petits Etats qu'on peut trouver le modèle d'une parfaite admi- nittration politique. Si la Religion ne nous permet pas de penfer que les Ge- nevois aient efficacement travaillé à leur honneur dans l'autre monde , la raifon nous oblige de croire qu'ils font H-peu-pres aiïiu heureux qu on le peut être dans celui-ci.

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M. ROUSSEAU,

CITOYEN DE GENEVE.

^'^T^^ A Lettre que vous m'avez || fait rhonneur de m'adreffer, il l^h" I ï Monsieur, fur l'article G^- ^^=^^ neve de l'Encyclopédie, a eu tout le fuccès que vous deviez en at- tendre. En intérerTant les Philofophes par les vérités répandues dans votre ouvrage , Se les gens de goût par l'é- loquence de la chaleur de votre ftyle y vous avez encore fit plaire à la multi- tude par le mépris même que vous té- moignez pour elle , tk que vous euiliez peut-être marqué davantage en affeftant moins de le montrer.

R iij

^<)0 Lettre

Je ne me propofe pas de répondre précifément a votre Lettre , mais de m'entretenir avec vous fur ce qui en fait ie fujet, èc de vous communiquer mes réflexions bonnes ou mauvaifes; il feroit trop dangereux de lutter contre une plume telle que îa vôtre , & je ne cherche point à écrire des chofes bril- lantes, mais des chofes vraies.

Une autre raifon m'engage à ne pas demeurer dans le fiience ; c'eitla recon- noiffance que je vous dois des égards avec lefquels vous m'avez combattu. Sur ce point feul je me flatte de ne vous point céder. Vous avez donné aux Gens de Lettres un exemple digne de vous , & qu'ils imiteront peut - être enfin , quand ils connoiîront mieux leurs vrais intérêts. Si lafatyre & l'injure n'étoknt pas aujourd'hui le ton favori de la criti- que , elle feroit plus honorable à ceux qui l'exercent , & plus utile à ceux qui en font l'objet. On ne craindroit point de s'avilir en y répondant; on ne fon- geroit qu'à s'éclairer avec une candeur & une efiime réciproque; la vérité fe- roit connue , &c perfonne ne feroit of- fenfé ; car c'eft moins la vérité qui bleife , que la manière de la dire.

à M, Roujfeau. 39 î

Vous avez eu dans votre lettre trois objets principaux; d'attaquer les fpec- tacles pris en eux-mêmes ; de montrer que quand la morale pourroit les tolé- rer , la conflitution de .Genexe ne lui permettroit pas d'en avoir; de juflifler enfin les Parleurs de votre Eglife fur les fentimens que je leur ai attribués en matière de religion. Je fuivrai ces trois objets avec vous , &c je m'arrêterai d'abord fur le premier , comme fur ce- lui qui intérefle le plus grand nombre des Lecleurs. Malgré Tétendue de îa matière , je tâcherai d'être le plus court qu'il me fera poilible ; il n'appartient qu'à vous d'être long & d'être lu , &C je ne dois pas me flatter d'être auni heureux en écarts.

Le caractère de votre philofophie, Monfieur , efl d'être ferme & inexora- ble dans fa marche. Vos principes po- fés , les conféquences font ce qu'elles peuvent ; tant pis pour nous fi elles font fâcheufes ; mais à quelque point qu'elles le foient , elles ne vous le pa- roiffent jamais allez pour vous forcer à revenir fur les principes. Bien loin de craindre les objections qu'on peut faire contre vos paradoxes , vous prévenez

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3 9 2- Lettre

ces obje&ions en y répondant par des paradoxes nouveaux. Il me femble voir en vous ( la comparaifon ne vous offen- fera pas ïans doute ) ce chef intrépide des Réformateurs, qui pourfe défendre d'une héréfie en avançoit une plus gra- ve , qui commença par attaquer les In- dulgences , & finit par abolir la Méfie* Vous avez prétendu que la culture des Sciences &l des Arts efï nuifible aux mœurs ; on pouvoit vous objecter que dans une fociété policée cette culture eft du moins néceffaire jufqu'à un cer- tain point , £c vous prier d'en fixer les bornes ; vous vous êtes tiré d'embarras en coupant le nœud, &: vous n'avez cru pouvoir nous rendre heureux & par- faits , qu'en nous réduifant à l'état de bêtes. Pour prouver ce que tant d'O- péras françois avoient fi bien prouvé avant vous , que nous n'avons point de mufique , vous avez déclaré que nous ne pouvions en avoir , & que jl nous en avions une , ce firoit tant pis pour nous. Enfin dans la vue d'infpirer plus efficacement à vos compatriotes l'hor- reur de la Comédie , vous la repréfen- tez comme une des plus pernicieufes nventions des hommes , ck pour me

à M. Rouf] eau. 593

fervir de vos propres termes , comme un divertifTement plus barbare que les combats des gladiateurs.

Vous procédez avec ordre , &z ne portez pas d'abord les grands coups. A ne regarder les ipetlacles que com- me un amufemenî , cette raifon feule vous paroît fttffire pour les condamner. La vie ejljz courte, dites-vous , & le tems Ji précieux. Qui en doute, Monfieur ? Mais en même tems la vie eft fi malheu- reufe , & le plaifir fi rare ! Pourquoi envier aux hommes , deftinés prefquc uniquement par la nature à pleurer & à mourir , quelques délaffemens pafl'a- gers , qui les aident à fupporter l'amer- tume ou l'infipidité de leur exiftence ! Si les fpeftacles , confidérés fous ce point de vue , ont un défaut à mes yeux, c'eil d'être pour nous une diflraclion trop légère & un amufemsnt trop foible , précifément pour cette raifon qu'ils fe préfentent trop à nous fous la feule idée d'amu(ement?& d'amufement nécefTaire à notre oifiveté. L'illufion fe trouvant rarement dans les repréfenîations théâ- trales , nous ne les voyons que comme un jeu qui nous laifle prefque entière- ment à nous, D'ailleurs le plaiiir fuperfî-

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394 Lettre,

ciel & momentané qu'elles peuvent pro- duire, efï encore affoibli par la nature de ce plaiïir même , qui tout imparfait qu'il efl , a l'inconvénient d'être trop recher- ché , &: , fi on peut parler de la forte, ap- pelle de trop loin.ïl a fallu, ce me fem- ble , pour imaginer un pareil genre de divertinement, que les nommes en euf- {ent auparavant effayé Sz ufe de bien des efpeces ; quelqu'un qui s'ennuyoit cruellement ( c'étoit vraifemblahlement un Prince ) doit avoir eu la première idée de cet amufement rafiné , qui con- fiée à repréfenter fur des planches les infortunes & les travers de nos fembla- bles pour nous confcler ou nous guérir des nôtres, &: à nous rendre fpeclateurs de la vie , d'acteurs que nous y fommes,. pour nous en adoucir le poids &c les mal- heurs. Cette réflexion trille vient quel- quefois troubler le plaifir que je goûte au théâtre ; à travers les impreiîions agréables de la fcene , j'apperçois de tems en tems malgré moi &c avec une forte de chagrin l'empreinte fâcheufe de fon origine ; fur-tout dans ces momens de repos, l'action fufpendue tk refroi- die tarifant l'imagination tranquille , ne montre plus que la repréientation au

à M. R.oujJeau. 39^;

lieu de la chofe , & Fadeur au lieu du perfonnage. Telle efl, Monfieur, la trille deflinée de l'homme jufques dans les plaifirs même ; moins il peut s'en palier, moins il les goûte ; & plus il y met de foins & d'étude, moins leur imprefîioa eil fenfible. Pour nous en convaincre par un exemple encore plus frappant que celui du Théâtre , jettons les yeux fur ces maifons décorées par la vanité 6c par l'opulence , que le vulgaire croit un féjour de délices, & ou les rafinemens d'un luxe recherché brillent de toutes parts ; elles ne rappellent que trop fou- vent au riche blazé qui les a fait conf- truire, l'image importune de l'ennui qui lui a rendu ces rafinemens néceflaires.

Quoi qu'il en foit , Monfieur, nous avons trop befoin de plaifirs , pour nous rendre difficiles fur le nombre ou ïur le choix. Sans doute tous nos divertiffe- mens forcés & faclices , inventés mis en ufage par Poifiveté , font bien au-deHous des plaifirs fi purs & fi {im- pies que devroient nous offrir les de- voirs de citoyen, d'ami, d'époux, de fils , &: de père : mais rendez - nous cfonc , fi vous le pouvez , ces devoirs moins pénibles 6c moins trilles ; ou

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396 Lettre

fouffrez qu'après les avoir remplis de notre mieux , nous nous confolions de notre mieux aufïi des chagrins qui les accompagnent. Rendez les peuples plus heureux , 6c par conféquent les Ci- toyens moins rares , les amis plus (en- fibles &c plus conftans , les pères plus jufïes, les enfans plus tendres , les fem- mes plus fidèles & plus vraies ; nous ne chercherons point alors d'autres plaifirs que ceux qu'on goûte au fein de l'ami- tié , de la patrie , de la nature &c de l'amour. Mais il y a long-tems , vous le favez , que le fie de d'Aftrée n'exîile plus que dans les fables , fi même il a jamais exiilé ailleurs. Soîon difoit qu'il avoit donné aux Athéniens , non les meilleures lois en elles-mêmes, mais les meilleures qu'ils puffent obferver. Il pn eu ainfi dr-s devoirs qu'une faine Philofoph'e preferit aux hommes , &C des plaifirs qu'elle leur permet. Elle doit nous fuppe fei & nous prendre tels que nous ïommes , pleins de pallions Se de foiblefies j mécontens de nous- mêmes &: des autres , réunifiant à un penchant naturel pour l'oinveté, l'in- quiétude & l'aclivité dans les defirs. Que refïe-t-il à faire à la Philofophie ,

à M. RouJJeau, $()y

que de pallier a nos yeux par les dif- fractions qu'elle nous offre , l'agitation qui nous tourmente ou la langueur qui nous confirme? Peu de perfonnes ont, comme vous , Monfieur , la force de chercher leur bonheur dans la trille &C uniforme tranquillité de la folitude. Mais cette reflburce ne vous manquc- t - elle jamais à vous-même? N'éprou- vez-vous jamais au fein du repos , & quelquefois du travail , ces momens de dégoût d'ennui qui rendent nécef- faires les délallemens ou les diffrac- tions ? La fociété feroit d'ailleurs trop malheureufe , fi tous ceux qui peuvent fe fuffire ainfi que vous , s'en bannif- foicnt par un exil volontaire. Le fage en fuyant les hommes, c'eft-à-dire , en évitant de s'y livrer, ( car c'efï la feule manière dont il doit les fuir) , leur eu au moins redevable de fes inftruclions &c de fon exemple ; c'efr. au milieu de fes femblables que l'Être fuprême lui a marqué fon féjour , & il n'eft pas plus permis aux Philofophes qu'aux Rois d'être hors de chez eux.

Je reviens aux piaifirs du théâtre. Vous avez laiffé avec raifonaux décla- mateurs de la chaire \ cet argument fi

3 9 8 Lettre

rebattu contre les fpeclacles , qu'ils font contraires à l'efprit du Chriftianifme , qui nous oblige cle nous mortifier fans cefTe. On s'inîerdiroiî fur ce principe les délafiemens que la religion con- damne le moins. Les folitaires auiteres de Port-Royal , grands prédicateurs de la mortification chrétienne, & par cette raiibn grands adverfaires de la corné* die 5 ne fe refufoient pas dans leur fo- litude , comme l'a remarqué Racine , le plaifir de faire des fabots , & celui de tourner les Jéfuites en ridicule.

Il femble donc que les fpe.âacles , à ne les confidérer encore que du côté de Famufement, peuvent être accordés aux hommes, du moins comme un jouet qu'on donne à des enfans qui fouffrent. Mais ce n'eu pas feulement un jouet qu'on a prétendu leur donner , ce font des leçons utiles déguifées fous l'appa- rence du plaifir. Non - feulement on a voulu diftraire de leurs peines ces en- fans adultes ; on a voulu que ce théâtre , ils ne vont en apparence que pour rire ou pour pleurer, devînt pour eux,, prefque fans qu'ils s'en apperçtuTent, une école de mœurs & de vertu. Voilà, Monteur, de quoi vous croyez le théa-

à M. RouJJcau. 399

tre incapable ; vous lui attribuez même un effet abfolument contraire , 6c vous prétendez le prouver.

Je conviens d'abord avec vous , que ks Ecrivains dramatiques ont pour but principal de plaire , 6c que celui d'être utiles ei\ tout au plus le fécond ; mais qu'importe , s'ils ibnt en effet utiles, que ce foit leur premier ou leur fécond objet ? Soyons d: bonne for, Moniteur, avec nous-mêmes , 6c convenons que les Auteurs de théâtre n'ont rien en cela qui les difîingue des autres. LAf- tirne publique eiï le but principal de tout Ecrivain ; 6c la première vérité qu'il veut apprendre à fes Lecleurs , c'efï qu'il eft digne de cette efiime. En vain affecte roit-ii de ia dédaigner dans fes ouvrages ; l'indifférence le tait , 6c ne fait point tant de bruit ; les injures même dites à une nation ne font quel- quefois qu'un moyen plus piquant de fe gappeBer à fon fouvenir. Et le fameux Cynique de la Grèce eut bientôt quitté ce tonneau d'où il bravoit les préju- gés &c les Rois , li les Athéniens eiuTent palTé leur chemin fans le regarder 6c îans l'entendre. La vraie Philo fophie ne çonfifie point à fouler aux pieds la

400 Lettre

gloire , & encore moins à le dire ; mais à n'en pas faire dépendre Ton bonheur , même en tâchant de la mé- riter. On n'écrit donc , Monfieur , que pour être lu , & on ne veut être lu que pour être eftimé ; j'ajoute , pour être eftimé de la multitude, de cette multitude même, dont on fait d'ailleurs ( &C avec raifon ) fi peu de cas. Une voix fe cr ette & importune nous crie , que ce qui eit bsau , grand & vrai, plaît à tout le monde , & que ce qui n'obtient pas le fuifrage général, man- que apparemment de quelqu'une de ces qualités. Ainfi quand on cherche les éloges du vulgaire , c'eit moins comme une récompenfe flatteufe en elle-mê- me , que comme le gage le plus sûr de la bonté d'un ouvrage. L'amour-propre qui n'annonce que des prétentions mo- dérées , en déclarant qu'il fe borne à l'approbation du petit nombre , eft un amour -propre timide qui fe confole d'avance , ou un amour- propre mé- content qui fe confole après coup. Mais quel que foit le but d'un Ecrivain , foit d'être loué , foit d'être utile , ce but n'importe guère au public; ce n'eft point ce qui règle fon jugement $

à M. Rouffeau. 40 ii

c'en1 uniquement le degré de plaifir ou; de lumière qu'on lui a donné. Il hono-] re ceux qui Pinftruifent , il encourage ceux qui Pamufent , il applaudit ceux qui Pinftruifent en l'amufant. Or les bonnes pièces de théâtre me parouTent réunir ces deux derniers avantages. C'efî. la morale mife en aclion , ce lbnt les préceptes réduits en exemples; la tragédie nous offre les malheurs pro- duits par les vices des hommes ; la co- médie les ridicules attachés à leurs dé- fauts ; l'une &: l'autre mettent fous les yeux ce que la morale ne montre que d'une manière abflfaite & dans une efpece de lointain. Elles développent &: fortifient par les mouvemens qu'elles excitent en nous , les fentimens dont la nature a mis le germe, dans nos âmes.

On va, félon vous , s'ifoler au fpec- tacle, on y va oublier fes proches , fes concitoyens ies amis. Le fpe&acle efî. au contraire celui de tous nos plai- firs qui nous rappelle le plus aux autres hommes , par l'image qu'il nous pré- fente de la vie humaine , & par les im- prerTions qu'il nous donne &c qu'il nous laiffe. Un Poète dans fon enthoufiafme,

402 Lutri

un Géomètre dans fes méditations pro* fondes , font bien plus ifolés qu'on ne l'eft au théâtre. Mais quand les plaifirs de la fcene nous feroient perdre pour un moment le fouvenir de nos fembla- bles , n'eft-ce pas l'effet naturel de toute occupation qui nous attache , de tout amufement qui nous entraîne ? Com- bien de momens dans la vie l'homme le plus vertueux oublie fes compatriotes & fes amis fans les aimer moins ; &c vous-même , Monfieur , n'auriez- vous renoncé à vivre avec les vôtres que pour y penfer toujours ?

Vous avez bien de la peine, ajoutez- vous , à concevoir cette règle de la Poétique des anciens 9 que le théâtre purge les pallions en les excitant. -La règle, ce me femble, en1 vraie 9 mais elle a le défaut d'être mal énoncée ; &C c'efr. fans doute par cette raifon qu'elle a produit tant de difputes, qu'on fe feroit épargnées fi on avoit voulu s'entendre. Les parlions dont le théâ- tre tend à nous garantir ne font pas celles qu'il excite ; mais il nous en ga- rantit en excitant en nous les parlions contraires ; j'entends ici par pajjîon , avec la plupart des Ecrivains de mo-

a M. Roujfeau. 403

raie , toute affection vive & profonde , qui nous attache fortement à.fon objet. En ce fens la tragédie fe fert des par- lions utiles & louables , pour réprimer les parlions blâmables & nuifiblcs ; elle emploie , par exemple , les larmes 6c la companion dans Zaïre , pour nous précautionner centre l'amour violent &: jaloux ; rameur de la patrie dans Brutus , pour nous guérir de l'ambition; la terreur & la crainte de la vengeance céiefle dans Sémiramis, pour nous faire haïr & éviter le crime. Mais û avec quelques Philofophes on n'attache l'i- dée de parTion qu'aux affeclions crimi- nelles, il faudra pour lors fe bornera dire , çue le théâtre les corrige en nous rappellant aux affections naturelles ou vertueufes , que le Créateur nous a données pour combattre ces mêmes pallions.

« Voilà, obj e die z- vous, un remède bien » foible & cherché bien loin : Phomme » cil naturellement bon ; l'amour de la » vertu , quoi qu'en difent les Philofo- » phes , en inné dans nous ; il n'y a per- » fonne, excepté les fcélérats de profef- » fion , qui avant que d'entendre une » tragédie ne foitdéjà perfuadé desvé-

404 Lettre

» rites dont elle va nous inftruire ; & à » l'égard des hommes plongés dans le » crime , ces vérités font bien inutiles à » leur faire entendre , & leur cœur n'a » point d'oreilles ». L'homme eft natu- rellement bon , je le veux ; cette quef- tion demanderoit un trop long examen; mais vous conviendrez du moins que la foclété , l'intérêt , l'exemple , peuvent faire de l'homme un être méchant. J'a- voue que quand il voudra confulter fa raifon, il trouvera qu'il ne peut être heureux que par la vertu ; & c'eft. en ce feul fens que vous pouvez regarder l'a- mour de la vertu comme inné dans nous ; car vous ne croyez pas apparem- ment que le fœtus ck les enfans à lamam- melle aient aucune notion du jufte &c de l'in jufle. Mais la raifon ayant à com- battre en nous des parlions qui étouf- fent fa voix , emprunte le fe cours du théâtre pour imprimer plus profondé- ment dans notre ame les vérités que nous avons befoin d'apprendre. Si ces vérités glifTent fur les fcélérats décidés , elles trouvent dans le cœur des autres une entrée plus facile ; elles s'y forti- fient quand elles y étoient déjà gravées; incapables peut - être de ramener les

a M. Roujfeau. 40 5

hommes perdus , elles font au moins propres à empêcher les autres de fe per- dre. Car la morale eir. comme la méde- cine ; beaucoup plus sure dans ce qu'elle fait pour prévenir les maux , que dans ce qu'elle tente pour les guérir.

L'effet de la morale du théâtre efl donc moins d'opérer un changement fubit dans les cœurs corrompus , que de prémunir contre le vice les âmes foibles par l'exercice des fentimens hon- nêtes , &" d'affermir dans ces mêmes (en- timens les âmes vertueufes. Vous ap- peliez paffagers & ftériles les mouve- mens que le théâtre excite , parce que la vivacité de ces mouvemens femble ne durer que le tems de la pièce; mais leur effet, pour être lent& comme in- fenfible , n'en efl pas moins réel aux yeux du Philofophe. Ces mouvemens îbnt des fecoufTes par lefquelles le fen- timent de la vertu a befoin d'être ré- veillé dans nous; c'efl un feu qu'il faut de tems en tems ranimer & nourrir pour l'empêcher de s'éteindre.

Voilà, Monfieur, les fruits naturels de la morale mile en action fur le théâ- tre ; voilà les ieuls qu'on en puifTe at- tendre. Si elle n'en a pas de plus mar-

40 6 Lettre

qués, croyez-vous que la morale ré- duite aux préceptes en prodirfe beau- coup davantage ? Il eu bien rare que les meilleurs livres de morale rendent vertueux ceux qui n'y font pas diïpofés d'avance ; efl-ce une raifon pour pros- crire ces livres ? Demandez à nos Pré- dicateurs les plus fameux combien ils font de converfions par an ; ils vous répondront qu'on en fait une ou deux par fiecle , encore faut-il que le fiecle îoit bon ; fur cette réponfe leur défen- drez-vous de prêcher , <k à nous de les entendre ?

« Belle comparaifon ! direz- vous ; je » veux que nos Prédicateurs & nos Mo- » raliftes n'aient pas des fuccès brillans ; » au moins ne font-ils pas grand mal , fi » ce n'efl peut-être celui d'ennuyer quei- » quefois ; mais c'eû précifément parce » que les Auteurs de théâtre nous en- » nuient moins, qu'ils nous nuifent da- » vantage. Quelle morale, que celle qui » préfente fi fouvent aux yeux desfpec- » taîeurs des montres impunis &des cri- » mes heureux ? Un Atrée qui s'applau- » dit des horreurs qu'il a exercées contre » fon frère , un Néron qui empoifonne » Britannicus pour régner en paix ; une,

, à M. RouJJeau. 407

» Médée qui égorge les en fans, & qui » part en infultant au défefpoir de leur » père , un Mahomet qui feduit &C qui » entraîne tout un peuple , victime & » infiniment de fes fureurs? Quel affreux: » fpeclacle à montrer aux hommes , que » à'cs fcélérats triomphans ». Pourquoi non , Monfieur , fi on leur rend ces fcé- lérats odieux dans leur triomphe même? Peut-on mieux nous inftruire à la vertu, qu'en nous montrant d'un côté les fuc-\ ces du crime , & en nous faifant envier de l'autre le fort de la vertu malheu- reufe ? Ce n'eft. pas dans la profpérité ni dans l'élévation qu'on a befoin d'ap- prendre à i'aimer, c'eft. dans l'afcjeftion 6c clans l'infortune. Or fur cet effet du théâtre j'en appelle avec confiance à votre propre témoignage ; interrogez les fpeclateurs l'un après l'autre au ibr- tir de ces Tragédies que vous croyez une école de vice èc de crime ; deman- dez-leur lequel ils aimeroient mieux être , de Britannicus ou de Néron , d'Atrée ou deThiefte , de Zopire ou de Mahomet ; héfiteront-ils fur la réponfe ? Et comment héfiteroient-ils ? Pour nous borner à un feul exemple , quelle leçon plus propre à rendre le fanatifme exé-^

4o$ Lettre

crable , Se à faire regarder comme des monftres ceux qui l'infpirent , que cet horrible tableau du quatrième ac~te de Mahomet , l'on voit Séide , égaré par un zèle affreux , enfoncer le poi- gnard dans le fein de fon père ? Vous voudriez , Monfieur , bannir cette Tra- gédie de notre Théâtre ? Plût à Dieu qu'elle y fût plus ancienne de deux cens ans ! L'efprit philofophique qui l'a dictée , feroit de même date parmi nous, &C peut-être eût épargné à la nation Françoife ? d'ailleurs fi paifible & fi douce , les horreurs & les atrocités reli- gieufes auxquelles elle s'eif livrée. Si cette Tragédie laiffe quelque chofe à regretter aux Sages , c'eft de n'y voir que les forfaits caufés parle zèle d'une faufll religion , 6c non les malheurs encore plus déplorables , le zèle aveugle pour une Religion vraie peut quelquefois entraîner les hommes.

Ce que je dis ici de Mahomet , je crois pouvoir le dire de même des au- tres Tragédies qui vous paroiffent fi dangereufes. Il n'en efl, ce me femble , aucune qui ne laiffe dans notre ame après la repréfentation, quelque grande & utile leçon de morale plus ou moins

développée.

à M. RouJJeau. 409.

développée. Je vois dans (Edipe un Prince , fort à plaindre fans doute , mais toujours coupable , puifqu'il a voulu contre l'avis même des Dieux , braver fa deftinée ; dans Phèdre , une femme que la violence de fa pafîion peut ren- dre malheureufe , mais non pas excu- fable , puifqu'elle travaille à perdre un Prince vertueux dont elle n'a pu fe faire aimer ; dans Catilina , le mal que l'abus des grands talens peut faire au genre humain; dans Médée tk dans Atree les effets abominables de l'amour criminel & irrité, de la vengeance &c de la haine. D'ailleurs quand ces pièces ne nous enfeigneroient directement aucune vé- rite morale, feroient- elles pour cela blâmables ou pernicieufes ? Il fufFiroit pour les juilifler de ce reproche, de faire attention aux fentimens louables , ou tout au moins naturels, qu'elles excitent en nous ; Œdipe 6c Phèdre Tattendrif- fement fur nos femblables , Atrée & Médée le frémhTement & l'horreur. Quand nous irions à ces Tragédies , moins pour être inftruits que pour être remués , quel feroit en cela notre crime & le leur? Elles feroient pour les hon- nêtes gens , s'il efî. permis d'employer Tome IL S

410 Lettre

cette comparoifon , ce que les fupplices font pour le peuple , un fpe&acle ils aiTifieroient par le feul befoin que tous les hommes ont d'être émus. C'efl en efFet ce befoin , & non pas , comme on le croit communément, un fentiment d'inhumanité qui fait courir le peuple aux exécutions des criminels. Il voit au contraire ces exécutions avec un mouvement de trouble et de pitié , qui va quelquefois jufques à l'horreur &c aux larmes. Il faut à ces âmes rudes , concentrées & groffieres , des fecoiuTes fortes pour les ébranler. La Tragédie fuffit aux âmes plus délicates & plus (qr- fibles ; quelquefois même , comme dans Médée & dans Atrée , l'impreilion eil trop violente pour elles. Mais bien loin d'être alors dangereufe , elle efl au con- traire importune ; & un fentiment de cette efpece peut-il être une fource de vices &c de forfaits ? Si dans les pièces l'on expofe le crime à nos yeux , les fcéiérats ne font pas toujours punis , le fpe dateur eil affligé qu'ils ne le foient pa> : quand il ne peut en accufer le Poète , toujours obligé de fe conformer à l'Kiitoire , c'efl alors , fi je puis par- ler ainfi , l'Hiftoire elle - même qu'il

à M, Roujjlau, 411

accufe ; & il fe dit en fortant :

Faifons notre devoir,& laiflbris faire aux Dieux.

Aufîi dans un fpe&acle qui laiiTeroit plus de liberté au Poète , dans notre Opéra , par exemple , qui n'eu1 d'ail- burs ni le Spe&acte de la vérité ni celui des mœurs , je doute qu'on pardonnât a l'Auteur de biffer jamais le crime im- puni. Je me fbuviens d'avoir vu autre- fois en manufcrit un Opéra d'Atrée , ce monnre périflbit écrafé de la fou- dre, en criant avec une fatisfaclion barbare ,

Tonnc^ , Dieux impuiffans , frappe^ 3 je fuis vengé.

Cette fituation vraiment théâtrale 9 fccondée par une mufique effrayante , eût produit, ce me ïemble , un des plus heureux dénouemens qu'on piaffe ima- giner au théâtre lyrique.

Si dans quelques tragédies on a vou- lu nous intérefTerpour des fcéiérats, ces tragédies ont manqué leur objet ; c'efr. la faute du Poète & non du genre ; vous trouverez des Hiftoriens même qui ne font pas exempts de ce repro- che ; en accuferez-vous Phiiloire? Rap-

Sij

^.12 Lettre

peliez -vous , Monfieur, un de nos chefs-d'œuvre en ce genre , la conjura- tion de Venife de l'Abbé de St. Real , &C Pefpece d'intérêt qu'il nous infpire (fans l'avoir peut-être voulu ) pour ces hom- mes qui ont juré la ruine de leur patrie ; on s'afm'ge prefque après cette le&ure de voir tant de courage &: d'habileté devenu inutile ; on fe reproche ce (en- timent , mais il nous faifit malgré nous ; oc ce n'efl que par réflexion qu'on, prend part au falut de Venife. Je vous avouerai à cette occafion ( contre l'opi- nion aflez généralement établie ) que le fujet de Venife fauvée me paroîtbien plus propre au théâtre que celui de Man- lius Capitolinus , quoique ces deux pie- ces ne différent guère que par les noms &: l'état des perfonnages; des malheu- reux qui confpirent pour fe rendre li- bres , font moins odieux que des Sé- nateurs qui cabale nt pour fe rendre maîtres.

Mais ce qui paroît , Monfieur , vous avoir choqué le plus dans nos pièces, c'eft. le rôle qu'on y fait jouer à l'amour. Cette pafïion , le grand mobile des ac- tions des hommes , eu en effet le reiîbrt prefque unique du théâtre françois ;

à M. Rmjfeau. 413

& rien ne vous paroît plus contraire à la faine morale que, de réveiller par des peintures & des fituations féduifantes un fentiment fi dangereux. Permettez- moi de vous faire une queflion avant que de vous répondre. Voudriez- vous bannir l'amour de la fociété ? Ce feroit je crois , pour elle un grand bien &c un grand mal. Mais vous chercheriez en vain à détruire cette pafTion dans les hommes ; il ne paroît pas d'ailleurs que votre déflein foit de la leur interdire , du moins fi on en juge par les defcrip- tions intéreffantes que vous en faites , &c auxquelles toute l'auftérité de votre Philofophie n'a pu fe refufer. Or ii on ne peut , & fi on ne doit peut-être pas étouffer l'amour dans le cœur des hom- mes , que refte-t-il à faire , nnon de le diriger vers une fin honnête , & de nous montrer dans des exemples iiluilres fes fureurs & fes foiblefî es , pour nous en défendre ou nous en guérir ? Vous con- venez que c'eit l'objet de nos Tragédies ; mais vous prétendez, que l'objet eft manqué par les efforts même que l'on fait pour le remplir , que Pimprefiion du fentiment refte , &C que la morale efl bientôt oubliée. Je prendrai, Mon-

S iij

414 Ltttre

fieur, pour vous répondre, l'exemple même que vous apportez de la Tragédie de Bérénice , Racine a trouvé l'art de nous intéreffer pendant cinq actes avec ces feuls mots , je vous aime, vous êtes Empereur & je pars; & ce grand Poète a lu réparer par les charmes de fon ftyle le défaut daclion tk la mono- tonie de fon fujet. Tcuî fpetfateur fen- fible, je l'avoue, fort de cette Tragédie le cœur affligé , partageant en quelque manière le iacrifice qui coûte fi cher à Titus , 61 le déïefpoir de Bérénice aban- donnée. Mais quand ce fpecteteur re- garde au fond de fon ame , & appro- fondit le fentiment trifte qui l'occupe , qu'y apperçoit- il , Monfieur? Un re- tour affligeant fur le malheur de la con- dition humaine , qui nous obiige pref- que toujours de faire céder nos parlions à nos devoirs. Cela efl fi vrai , qu'au milieu des pleurs que nous donnons à Bérénice , le bonheur du monde attaché au facriflce de Titus , nous rend inexo- rables fur la néceflité de ce facrifice même dont nous le plaignons ; l'intérêt que nous prenons à fa douleur , en ad- mirant fa vertu , fe changerait en in- dignation s'il fuccomboit à fa foibleffe.

à M. Roufjeau. 415

En vain Racine même , tout habile qu'il ctoit dans l'éloquence du cœur , eût eflayé de nous repréfenter ce Prince, entre Bérénice d'un côté & Rome de l'autre , fenfible aux: prières d'un peu- ple qui embrafTe fes genoux pour le retenir, mais cédant aux larmes de fa maître ffe ; les adieux les plus touchans de ce Prince à les fujets ne le rendroient que plus méprilable à nos yeux ; nous n'y verrions qu'un Monarque vil , qui pour fatisfaire une pafîion obfcure , re- nonce à faire du bien aux hommes , &C qui va dans les bras d'une femme ou- blier leurs pleurs. Si quelque chofe au contraire adoucit à nos yeux la peine de Titus , c'eft le fpe&acle de tout un peuple devenu heureux par le courage du Prince : rien n'eft. plus propre à con- foler de l'infortune , que le bien qu'on fait à ceux qui foiuTrent , & l'homme vertueux fufpend le cours de fes larmes en efTuyant celles des autres. Cette Tra- gédie , Monfieur, a d'ailleurs un autre avantage , c'efl de nous rendre plus grands à nos propres yeux en nous montrant de quels efforts la vertu nous rend capables. Elle ne réveille en nous la plus puifTante &C la plus douce de tou-

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4i 6 Lettre

tes les parlions , que pour nous appren- dre à la vaincre , en la faifant céder, quand le devoir l'exige , à des intérêts plus préfixants &c plus chers. Ainli elle nous flatte & nous élevé tout à la fois , par l'expérience douce qu'elle nous fait faire de la tendrefife de notre ame , &c par le courage qu'elle nous infpire pour réprimer ce fentiment dans fes effets , en confervant le fentiment même.

Si donc les peintures qu'on fait de l'amour fur nos théâtres étoient dan- gereufes , ce ne pourroit être tout au plus que chez une nation déjà corrom- pue , à qui les remèdes même fervi- roient de poifon ; aurlî fuis-je perfuadé, malgré l'opinion contraire vous êtes , que les repréfentations théâtrales font plus utiles à un peuple qui a confervé les mœurs , qu'à celui qui auroit perdu les fiennes. Mais quand l'état préfent de nos mœurs pourroit nous faire re- garder la Tragédie comme un nouveau moyen de corruption , la plupart de nos pièces me paroiffent bien propres à nous raflurer à cet égard. Ce qui de- vroit , ce me femble , vous déplaire le plus dans l'amour que nous mettons fi fréquemment fur nos théâtres , ce n'efl

à M. RouJJeau. ^!7

pas la vivacité avec laquelle il eft peint , c'eft le rôle froid 6c lubalterne qu'il y joue prefque toujours. L'amour , fi on en croit la multitude, eft l'ame de nos Tragédies ; pour moi, il m'y paroit pres- que auiîî rare que dans le monde. La plupart des perfonnages de Racine mê- me ont à mes yeux moins de pafïion que de métaphyiique , moins de cha- leur que de galanterie. Qu'efl-ce que l'amour dans Mithridate , dans Iphigé- nie , dans Britannicus , dans Bajazet même 6c dans Andromaque , fi on en excepte quelques traits des rôles de P.oxane 6c d'Hermione ? Phèdre eïl peut-être le feul ouvrage de ce grand homme , l'amour fbit vraiment ter- rible 6c tragique ; encore y eft - il défi- guré par l'intrigue obfcure d'Hippolite 6c d'Aricie. Arnaud l'avoit bien fenti , quand il difoit à Racine : Pourquoi cet Hippolite amoureux? Le reproche étoit moins d'un cafuifte que d'un homme de goût ; on fait la réponfe que Racine lui fît ; eh , Monjîeur^fans cela qu auraient dit les petits-maures ? Ainii c'efl à la fri- volité de la nation que Racine a facriHé la perfection de fa pièce. L'amour dans Corneille P eft encore plus languîfTant

S v

4i § Lettre

& plus déplacé : ion génie femble s'ê- tre épuifé dans le Cid à peindre cette paflien , & il faut avouer qu'il l'a peinte en maître ; mais il n'y a prefqu'aucune de i'es autres tragédies que l'amour ne dépare & ne refroidiffe. Ce fentiment exçlùfif& impérieux, û propre à nous confoler de tout ou à nous rendre tout infupportable , à nous faire jouir de no- tre exiftence ou à nous la faire détefler, veut être fur le théâtre comme dans nos cœurs , y régner feul & fans partage. Par-tout il ne joue pas le premier rôle , il eu dégradé par le fécond. Le feul caractère qui lui convienne dans la Tragédie , eft celui de la véhémence , du trouble & du défefpoir : ôtez-lui ces qualités , ce n'efr. plus , fi j'ofe parler ainfi , qu'une paiïion commune & bour- geoise. Mais, dira-t-on, en peignant l'amour de la forte , il deviendra mo- notone , &: toutes nos pièces fe refTem- blcront. Et pourquoi s'imaginer, com- me ont fait pr. fque tous nos Auteurs , qu'une pièce ne puhTe nous intcrefîer fans amour? Sommes-nous plus difficiles ou plus infenfibles que les Athéniens ? &C ne pouvons-nous pas trouver à leur exemple une infinité d'autres fujeîs ca-

à M. Rouffeaiù '419

pabîes de remplir dignement le théâtre , les malheurs de l'ambition , le fpecta- cle d'un héros dans Pinfortune , la hai- ne de la fuperftition &: des tyrans, l'a- mour de la patrie , la tendrefie mater- nelle ? Ne faifons point à nos Fran- çoiies l'injure de penfer que l'amour feule puiiie les émouvoir , comme ii elles n'étoient ni citoyennes ni mor°s. Ne les avons-nous pas vues s'intéref- fer à la mort de Céfar, 6c verfer des larmes à Mérope ?

Je viens , Monfieur, à vos obje&ions fur la Comédie. Vous n'y voyez qu'un exemple continuel de libertinage , de perfidie 6c de mauvaifes mœurs ; des femmes qui trompent leurs maris , des enfans qui volent leurs pères, d'honnê- tes bourgeois dupés par des fripons de Cour. Mais je vous prie de confidérer un moment fous cuel point de vue tous ces vices nous iont repréfentés fur le théâtre. Eft-ce pour les mettre en hon- neur? Nullement , il n'eft point de fpec- tateur qui s'y méprenne ; c'eft. pour nous ouvrir les yeux fur la fource de ces vices , pour nous faire voir dans nos propres défauts (dans des défauts qui en eux-mêmes ne bleiient point

Svj

410 Lettre

l'honnêteté) une des caufes les plus com- munes des actions criminelles que nous reprochons aux autres. Qu'apprenons- nous dans George-Dandin? que le dérè- glement des femmes eft la fuite ordinai- re des mariages mal afiortis la vanité a prélidé ; dans le Bourgeois Gentilhomme? qu'un Bourgeois qui veut fortir de fon état , avoir une femme de la Cour pour maîtreiTe , & un grand Seigneur pour ami, n'aura pour maîtreffe qu'une fem- me perdue , &: pour ami qu'un honnête voleur ; dans les fcenes tf Harpagon & de fon fils ? que l'avarice des pères pro- duit la mauvaife conduite des enfans; enfin dans toutes , cette vérité fi utile , que les ridicules de la fociêté y font une fource de déferdres.lLt quelle manière plus efficace d'attaquer nos ridicules, que de nous montrer qu'ils rendent les au- tres médians à nos dépens ? En vain diriez-vous que dans la Comédie nous ibmmes plus frappés du ridicule qu'elle joue , que des vices dont ce ridicule eft la fource. Cela doit être , puifque l'ob- jet naturel de la Comédie eft la correc- tion de nos défauts par le ridicule , leur antidote le plus puiffant , &: non la correction de nos vices qui demande

a M. Roujfeau. 411

des remèdes d'un autre genre. Mais fon effet n'efl pas pour cela de nous faire préférer le vice au ridicule ; elle nous fuppofe pour le vice cette horreur qu'il infpite à toute ame bien née ; elle fe fert même de cette horreur pour combattre nos travers ; & il eit tout fimple cfue le fentiment qu'elle fuppofe nous affecte moins ( dans le moment de la repréfentation ) que celui qu'elle cherche à exciter en nous ; fans que pour cela elle nous rafle prendre le change fur celui de ces deux fentimens qui doit dominer dans notre ame. Si quelques Comédies en petit nombre s'écartent de cet objet louable , & font prefque uniquement une école de mau- vaifes mœurs , on peut comparer leurs Auteurs à ces hérétiques , qui pour dé- biter le menfbnge, ont abufé quelque- fois de la chaire de vérité.

Vous ne vous en tenez pas à des im- putations générales. Vous attaquez , comme une fatyre cruelle de la vertu ? le Mijhntropc de Molière, ce chef-d'œu- vre de notre théâtre comique ; fi néan- moins le Tartufe ne lui eu pas encore fupérieur , foit par la vivacité de l'ac- tion, foit par les fituations théâtrales,

4*2 Lettre

foit enfin par la variété & la vérité des caractères. Je ne fai, Monfieur, ce que vous penfez de cette dernière pièce , elle étoit bien faite pour trouver grâce devant vous ; ne fut-ce que par l'aver- iion dont on ne peut fe défendre pour Pefpeee d'hommes û odieufe que Mo- lière y a joués & démafqués. Mais je viens au Mifantrope. Molière , félon vous y a eu defTein dans cette Comédie de rendre la vertu ridicule. Il me fem- ble que le fùjet & les détails de la pièce, que le fentiment même qu'elle produit en nous , prouvent le contraire. Mo- lière a voulu nous apprendre , que l'ef- prit & la vertu ne fufRïent pas pour la ïbciété , fi nous ne favons compatir aux foiblefTes de nos femblables , oc fuppor- ter leurs vices même ; que les hommes font encore plus bornés que médians , & qu'il faut les méprifer fans le leur dire. Quoique le Mifantrope divertifie les fpeftateurs , il n'efl pas pour cela ridicule à leurs yeux: il n'efl perfonne au contraire qui ne l'eftime , qui ne foit porté même à l'aimer & à le plaindre. On rit de fa mauvaife humeur , comme de celle d'un enfant bien & de beau- coup d'efprit. La feule chofe que j'ofe-

à M. Rouffeau. 42.3

rois blâmer dans le rôle du Mifantrope , c'eil qu'Alcefte n'a pas toujours tort d'être en colère contre l'ami raifonnable &: phiiofophe , que Molière a voulu lui oppofer comme un modèle de la con- duite qu'on doit tenir avec les hommes. Philinte m'a toujours paru , non pas ab- folument, comme vous le prétendez, un caractère odieux , mais un caraclere mal décidé, plein de fageffe dans fes maximes <k de faufïeté dans fa con- duite. Rien de plus fenfé que ce qu'il dit au Mifantrope dans la première ïce- ne fur la néccffité de s'accommoder aux travers des hommes; rien de plus foi- ble que fa réponfe aux reproches dont le Mifantrope l'accable fur l'accueil af- te clé qu'il vient de faire à un homme dont il ne fait par le nom. Il ne difcon- vienfrpas de l'exagération qu'il a mife dans cet accueil , &c donne par-là beau- coup d'avantage au Mifantrope. Il de- voit répondre au contraire,que ce qu'Al- cc fie avoit pris pour un accueil exagéré, n'étoit qu'un compliment ordinaire & froid , une de ces formules de politefTe dont les hommes font convenus de fe payer réciproquement lorfqu'ils n'ont rien à fe dire. Le Mifantrope a encore

'424 Lettre

plus beau jeu dans la fcene du fonnet. Ce n'eit point Philinte qu'Oronte vient confulter, c'eft. Aîcefte , ck rien n'o- blige Philinte de louer comme il fait le fonnet d'Oronte à tort 6c à travers , &c d'interrompre même la lecture par fes fades éloges. Il devoit attendre qu'O- ronte lui demandât fon avis , & fe bor- ner alors à des difcours généraux , & à une approbation foible , parce qu'il fent qu'Oronte veut être loué , &c que dans des bagatelles de ce genre on ne doit la vérité qu'à fes amis, encore faut-il qu'ils ayent grande ' envie ou grand befoin qu'on la leur dife. L'approbation foible de Philinte n'en eût pas moins produit ce que vouloit Molière, l'emportement d'Alceile, qui fe pique de vérité dans les choies les plus indifférentes , au rifque de bîeiTer ceux à qui il la dit. Cetge co- lère du Mifantrope fur la complaifance de Philinte n'en eût été que plus plai- dante , parce au'elle eût été moins fon- dée; &la fituation des perfonnages eût produit un jeu de théâtre d'autant plus grand, que Philinte eût été partagé entre l'embarras de contredire Alcefte & la crainte de choquer Oronte. Mais je m'apperçois, Monfieur, que je donne des leçons à Molière.

à M. Roujffeau. 425

Vous prétendez que dans cette fcene du fonnet, le Miiantrope eiï prefque un Philinte , & fes je ne dis pas cela répétés avant que de déclarer franchement Ion avis , vous paroiflent hors de fbn ca- ractère. Permettez- moi de n'être pas de votre fentiment. Le Miiantrope de Molière n'eïï pas un homme groiîier, mais un homme vrai; fesje ne dis pas cela, fur-tout de l'air dont il les doit pro- noncer , font fumYamment entendre qu'il trouve le fonnet déteitable ; ce n'en1 que quand Oronte le prelfe & le pouffe à bout , qu'il doit lever le mai que & lui rompre en viliere. Rien n'eft , ce me femble , mieux ménagé 6c gradué plus adroitement que cette fcene; ol je dois rendre cette justice à nos fpec- tateurs modernes , qu'il en eu peu qu'ils écoutent avec plus de plaifir. Aufii je ne crois pas que ce chef- d'oeuvre de Molière (fupérieur peut-être de quel- ques années à fon fiecle ) dût craindre aujourd'hui le fort équivoque qu'il eut à fa naiffance ; notre parterre plus fin & plus éclairé qu'il ne l'étoit il y a foixante ans , n'auroit plus befoin du Médecin malgré lui pour aller au Mi- fantrope. Mais je crois en même tems

42,6 Lettre

avec vous , que d'autres chefs-d'œuvre du même Poète &c de quelques autres , autrefois juftement applaudis , auroient aujourd'hui plus d'eftime que de fuccès ; notre changement de goût en efï la cau- fe ; nous voulons dans la Tragédie plus d'aclîon , &c dans la Comédie plus de fl- neffe. La raifon en efl , fi je ne me trompe, que les fujets communs font prefqu'entiérement épuifés fur les deux théâtres ; <k qu'il faut d'un côté plus de mouvement pour nous intéreffer à des héros moins connus , & de l'autre plus de recherche Se plus de nuance pour faire fentir des ridicules moins appa- reils.

Le zèle dont vous êtes animé contre la Comédie , ne vous permet pas de faire grâce à aucun genre , même à ce- lui où l'on fe propofe de faire couler nos larmes par des fituations intérerTan- tes , Se de nous offrir dans la vie com- mune des modèles de courage ck de vertu ; autant vaudroit , dites - vous , aller aufermon. Ce difeours me furprend dans votre bouche. Vous prétendiez un moment auparavant, que les leçons de îa Tragédie nous font inutiles , parce qu'on n'y met far le théâtre que des

à M. Roujjeau. 427

héros , auxquels nous ne pouvons nous flatter de reffembler;'& vous blâmez à préfent les pièces l'on n'expofe à nos yeux que nos citoyens nos fem- blables ; ce n'en: plus comme pernicieux aux bonnes mœurs , mais comme înfi- picle & ennuyeux que vous attaquez ce genre. Dites , Moniteur , fi vous le vou- lez, que c'en1 le plus facile de tous; mais ne cherchez pas à lui enlever le droit de nous attendrir ; il me i emble au contraire qu'aucun genre de pièces n'y efr. plus propre ; & s'il m'efl permis de juger de l'imprerlion des autres par la mienne , j'avoue que je fuis encore plus touché des fcenes pathétiques de V Enfant prodigue , que des pleurs <ÏAn~ dromaque Cv d'Iphigénie, Les Princes &Z les grands font trop loin de nous, pour que nous prenions à leurs revers le même intérêt qu'aux nôtres. Nous ne voyons , pour ainfi dire , les infortu- nes des Rois qu'en perfpe&ive ; &c dans le tems même nous les plaignons , un fentiment confus femble nous dire pour nous confoler , qife ces infortunes font le prix de la grandeur fuprême , & comme les degrés par lefquels la na- ture rapproche les Princes des autres

42-8 Lettre

hommes. Mais les malheurs de la vie privée n'ont point cette refîburce à nous offrir; ils font l'image ridelle des peines qui nous affligent ou qui nous mena- cent; un Roi n'eft prefque pas notre femblable , & le fort de nos pareils a bien plus de droits à nos larmes.

Ce qui me paroît blâmable dans ce genre , ou plutôt dans la manière dont l'ont traité nos Poètes , eft. le mélange bizarre qu'ils y ont prefque toujours fait du pathétique 6c du plaifant ; deux fentimens fi tranchans ck fi difparates ne font pas faits pour être voifins ; & quoiqu'il y ait dans la vie quelques cir- conrlances bizarres oii l'on rit &: ou Ton pleure à la fois , je demande fi toutes les circonstances de la vie font propres à être représentées fur le théâ- tre, & fi le fentiment trouble & mal dé- cidé qui rémite de cet alliage des ris avec les pleurs , eft. préférable au plaifir feul de pleurer , ou même au pîaiilr feul de rire? Les hommes font tous de fer ! s'é- crie l'Enfant prodigue , après avoir fait à fon valet la ffeinture odieufe de l'in- gratitude & de la dureté de fes anciens amis ; & les femmes? lui répond le valet, qui ne veut que faire rire le parterre ;

à M. Roujfeau. 429

j'ofe inviter l'illuûre Auteur de cette pièce à retrancher ces trois mots , qui ne font -là que pour défigurer un chef- d'œuvre. Il me femble qu'ils doivent produire fur tous les gens de goût le même effet qu'un fon aigre & discor- dant qui fe feroit entendre tout-à-coup au milieu d'une mufique touchante.

Après avoir dit tant de mal des fpec- tacles , il ne vous reftoit plus , Mon- fieur, qu'à vous déclarer aum* contre les perfonnes qui les repréfentent Se contre celles qui , félon vous , nous y attirent ; & c'eft de quoi vous vous êtes pleinement acquitté par la manière dont vous traitez les Comédiens &c les fem- mes. Votre Philofophie n'épargne per- fonne , &c on pourroit lui appliquer ce paflage de l'Ecriture , & manus ejus contra omnes.

Selon vous , l'habitude font les Comédiens de revêtir un caraclere qui n'efl pas le leur , les accoutume à la faufleté. Je ne faurois croire que ce reproche (bit férieux. Vous feriez le procès fur le même principe , à tous les Auteurs de pièces de théâtre , bien plus obligés encore que le Comédien, de fe transformer dans les perfonnages

43° Lettre

qu'ils ont à faire parler fur la feene. Vous ajoutez qu'il eft vil de s'expofer aux fifflets pour de l'argent ; qu'en faut-il conclure? Que l'état de Comédien eft celui de tous oii il eft le moins permis d'être médiocre. Mais en récompenfe, quels applaudifTernens plus flatteurs que ceux du théâtre ? C'eft oii l' amour- propre ne peut fe faire illufion ni fur les iuccès , ni fur les chûtes ; & pourquoi refuferions-nous à un A£teur accueilli & defiré du public , le droit fi jufte &c fi noble de tirer de fon talent fa fubfiftan- ce ? Je ne dis rien de ce que vous ajou- tez ( pour plaifanîer fans doute ) que les valets en s'exerçant à voler adroi- tement fur le théâtre , s'inftruifent à voler dans les maifons & dans les rues. Supérieur , comme vous l'êtes , par votre caractère 8c par vos réflexions , à toute efpece de préjugés , étoit-ce 9 Monfieur , celui que vous deviez pré- férer pour vous y foumettre 8c pour le défendre ? Comment n'avez-vous pas fenti , que fi ceux qui repréfentent nos pièces méritent d'être déshonorés, ceux qui les compofent mériteroient aufîi de l'être ; &c qu'ainfi en élevant les uns 6c en avilifiant les autres ? nous avons été

à M. RouJJeau. 43 I

tout à la fois bien inconféquens & bien barbares ? Les Grecs l'ont été moins que nous , & il ne faut point chercher d'autres caufes cle Pefliine on les bons Comédiens étoient parmi eux. Ils con- fidéroient Éfopus par la même raifon qu'ils admiroient Euripide &c Sophocle. Les Romains , il eiï vrai , ont penfé différemment; mais chez eux la Co- médie étoit jouçe par des efclaves ; occupés de grands objets , ils ne vou- îoient employer que des efclaves à leurs plaifirs.

La chafteté des Comédiennes, j'en conviens avec vous , efr. plus expofée que celle des femmes du monde ; mais aufli la gloire de vaincre en doit être plus grande ; il n'eil pas rare d'en voir qui réfifïent long-tems, & il feroit plus commun d'en trouver qui réfifîafîent toujours , fi elles n'étoient comme dé- couragées de la continence par le peu de ccnfidération réelle qu'elles en reti- rent. Le plus sûr moyen de vaincre les pa/îlons , efr. de les combattre par la vanité^ qu'on accorde des diflinclions aux Comédiennes (âges , &z ce fera , j'ofe le prédire, l'ordre de l'Etat le plus iévere dans fes mœurs. Mais quand elles

43 2 Lettre

voient que d'un côté ? on ne leur fait aucun gré de fe priver d'amans , & que de l'autre il eu permis aux femmes du monde d'en avoir , fans en être moins confidérées , comment ne cherche- raient-elles pas leur confolation dans des plaiiirs qu'elles s'interdiroient en pure perte?

Vous êtes du moins , Monfïeur , plus jufte ou plus conféquetit que le public ; votre fortie fur nos Actrices en a valu une très-violente aux autres femmes. Je ne fai fi vous êtes du petit nombre des fages qu'elles ont fu quelquefois rendre malheureux 9 & fi par le mal que vous en dites , vous avez voulu leur restituer celui qu'elles vous ont fait. Cependant je doute que votre élo- quente cenfure vous faffe parmi elles beaucoup d'ennemies ; on voit percer à travers vos reproches le goût très-par- donnable que vous avez eonfervé pour elles , peut-être même quelque choie de plus vif ; ce mélange de vérité &c de foiblefle ( pardonnez- moi ce dernier mot) vous fera aifément obtenir «race ; elles fentiront du moins , & elles vous en fauront gré , qu'il vous en a moins coûté pour déclamer contre elles avec

chaleur ?

à M. RouJJeau. 433

chaleur , que pour les voir Se les juger avec une indifférence philofophique. Mais comment allier cette indifférence avec le fentiment û féduifant qu'elles infpirent ? Qui peut avoir le bonheur ou le malheur de parler d'elles fans in- térêt ? Effayons néanmoins , pour les apprécier avec juflice , fans adulation comme fans humeur, d'oublier en ce moment combien leur fociété eft aima- ble &c dangereufe ; relifons Epittete avant que d'écrire, & tenons -nous fermes pour être aufteres &: graves.

Je n'examinerai point , Monfieur,1 û vous avez raifon de vous écrier , trouver a-t-on une femme aimable & ver~ tueufe ? comme le Sage s'écrioit autre- fois , trouver a-t-on une femme forte ? Le genre humain feroit bien à plaindre, ii l'objet le plus digne de nos hommages ctoit en effet aulîi rare que vous le dites. Mais fi par malheur vous aviez raifon t quelle en feroit la trifte caufe ? L'efcla- vage & Pefpece d'aviliffement nous avons mis les femmes ; les entraves que nous donnons à leur efprit & à leur ame ; le jargon futile , & humiliant pour elles & pour nous , auquel nous avons réduit notre commerce avec elles ? Tome 1I% T

434 Lettre

comme fi elles n'avoient pas une raifon à cultiver , ou n'en étoient pas dignes ; enfin l'éducation funefte , je dirois pref- que meurtrière , que nous leur prescri- vons , fans leur permettre d'en avoir d'autre ; éducation elles apprennent prefque uniquement à fe contrefaire fans ceffe , à n'avoir pas un fentiment qu'elles ne contraignent, une opinion qu'elles ne cachent , une penfée qu'elles ne déguifent. Nous traitons la nature en elles comme nous la traitons dans nos jardins , nous cherchons à l'orner en l'étouffant. Si la plupart des nations ont agi comme nous à leur égard ? c'eft que par-tout les hommes ont été les plus forts , &c que par -tout le plus fort efl l'opprefTeur & le tyran du plus foible. Je ne fai fi je me trompe , mais il me femble que l'éloignement nous te- nons les femmes de tout ce qui peut les éclairer & leur élever l'ame , eil bien capable , en mettant leur vanité à la gêne , de flatter leur amour propre. On diroit que nous fentons leurs avantages, &c que nous voulons les empêcher d'en profiter. Nous ne pouvons nous difîi- muler que dans les ouvrages de goût & d'agrément ? elles réuffiroient mieux

à M* RouJJeau. 43 J

que nous, fur-tout dans ceux dont le Sen- timent &t la tendreffe doivent être l'a- ine ; car quand vous dites qu'elles ne fi* yeiit ni décrire , ni fentir l'amour même, il faut que vous n'ayez jamais lu les Let- tres d'Héloïfe, ou que vous ne les ayez lues que dans quelque Poète qui les aura gâtées. J'avoue que ce talent de peindre l'amour au naturel , talent propre à un tems d'ignorance , ou la nature feule donnoit des leçons , pour s'être affoibli dans notre fiecle , & que les femmes , devenues à notre exemple plus coquet- tes que paflionnées , faiiront bientôt aimer au Ai peu que nous &C le dire aufîi mal; mais iera~ce la faute de la nature? A l'égard des ouvrages de génie Se de fagacité , mille exemples nous prouvent que la foibleffe du corps n'y eft pas un obftacle dans les hommes; pourquoi donc une éducation plus folide ck plus mâle ne mettroit-elle pas les femmes à portée d'y réuffir ? Defcartes les ju- ge oit plus propres que nous à la Philo- fophie , & une Princeffe malheureufe a été fon plus illuftre difciple. Plus ine- xorable pour elles, vous les traiterez, Monfieur , comme ces peuples vaincus, mais redoutables , que leurs conquérant

Ti;

436 Lettre

défarment; & après avoir foutenu que la culture de l'efprit eft pernicieufe k la vertu des hommes ? vous en con- clurez qu'elle le feroit encore plus à celle des femmes. Il me femble au con- traire que lçs hommes devant être plus vertueux à proportion qu'ils connoî- tront mieux les véritables fources de leur bonheur , le genre humain doit gagner à s'inftruire. Si les fie clés éclairés ne font pas moins corrompus que les autres , c'eft que la lumière y eft trop inégalement répandue , qu'elle eft ref- ferrée & concentrée dans un trop petit nombre d'efprits ; que les rayons qui s'en échappent dans le peuple ont aflez de force pour découvrir aux âmes com- munes l'attrait & les avantages du vice, & non pour leur en faire voir les dan- gers & l'horreur: le grand défaut de ce iiecle philofophe eft de ne l'être pas encore aflez. Mais quand la lumière fera plus libre de fe répandre , plus étendue 6c plus égale , nous en fentirons alors les effets bienfaifans; nous ceflerons de tenir les femmes fous le joug &: dans l'ignorance , & elles de féduire , de tromper & de gouverner leurs maîtres. L'amour fera pour lors entre les deux

à M. Roujjeau. 437

fexes ce que l'amitié la plus douce &C la plus vraie eft entre les hommes ver- tueux ; ou plutôt ce fera un fentiment plus délicieux encore , le complément & la perfection de l'amitié ; fentiment qui dans l'intention de la nature , devoit nous rendre heureux, &c que pour notre malheur nous avons fu altérer ôc cor- rompre.

Enfin ne nous arrêtons pas feule- ment, Mo nfieur , aux avantages que îa fociété pourroit tirer de l'éducation des femmes; ayons de plus l'humanité 3l la juftice de ne pas leur refufer ce qui peut leur adoucir la vie comme à nous. Nous avons éprouvé tant de fois combien la culture de l'efprit &: l'exercice des ta- lens font propres à nous diftraire de nos maux , & à nous confoler dans nos pei- nes : pourquoi refufer à la plus aimable moitié du genre humain , deftinée à par- tager avec nous le malheur d'être , le foulagement le plus propre à le lui faire fupporter ? Philofophes que la nature a répandus fur la furface de la terre , c'eft à vous à détruire , s'il vous eft pof- fible , un préjugé fi funeile ; c'efl: à ceux d'entre vous qui éprouvent la douceur ou le chagrin d'être pères , d'ofer les

tiij

43$ Lettre

premiers fecouer le joug d'un barbare ufage , en donnant à leurs filles la même éducation qu'à leurs autres enfans. Qu'elles apprennent feulement de vous-, en recevant cette éducation précieufe , à la regarder uniquement comme un préfervatif contre Toiuveté , un rem- part contre les malheurs, Si non comme l'aliment d'une curiofité vaine , & le fujet d'une orientation frivole. Voilà tout ce que vous devez ôc tout ce qu'el- les doivent à l'opinion publique , qui peut les condamner à paroître ignoran- tes , mais non pas les forcer à l'être. On vous a vus fi fouvent , pour des motifs très-légers , par vanité ou par humeur f heurter de front les idées de votre fie- cle ; pour quel intérêt plus grand pou- vez-vous le braver , que pour l'avantage de ce que vous devez avoir de plus cher au monde , pour rendre la vie moins amere à ceux qui la tiennent de vous , ôc que la nature a deftinés à vous furvi- vre &c à foufFrir; pour leur procurer dans l'infortune , dans les maladies , dans la pauvreté, dans la vieillerie , des refîburces dont notre injuftice les a pri- vées ? On regarde communément, Mon- fieur, les femmes comme très-fenfibles,

à Af. RoufeaU. 439

& très-foibles; je les crois au contraire ou moins fenfibles ou moins foibles que nous. Sans force de corps , fans talens, fans étude qui puifTe les arrachera leurs peines , & les leur faire oublier quelques momens , elles les fupportent néan- moins , elles les dévorent , &: favent quelquefois les cacher mieux que nous ; cette fermeté fuppofe en elles , ou une ame peu fufceptible d'impreffions pro- fondes , ou un courage dont nous n'a- vons pas l'idée. Combien de fituations cruelles auxquelles les hommes ne re- firent que par le tourbillon d'occupa- tion qui les entraîne? Les chagrins des femmes feroient-iis moins pénetrans Ô£ moins vifs que les nôtres ? Ils ne le de- vraient pas être. Leurs peines viennent ordinairement du cœur, les nôtres n'ont fouvent pour principe que la vanité &C l'ambition. Mais ces fentimens étran- gers, que l'éducation a portés dans notre ame , que l'habitude y. a gravés, & que l'exemple y fortifie , deviennent ( à la honte de l'humanité ) plus puuTans fur nous que les fentimens naturels ; la douleur fait plus périr de minières dé- placés que d'amans malheureux.

Voilà , Monfieur , j'avois à plaider

Tiv

44$ Lettre

la caufe des femmes , ce que j'oferoîs dire en leur faveur; je les défendrois moins fur ce qu'elles font que fur ce qu'elles pourroient être. Je ne les loue- rois point en fo utenant avec vous que la pudeur leur eil naturelle ; ce feroit prétendre que la nature ne leur a donné ni befoins , ni parlions ; la réflexion peut réprimer les defirs , mais le premier mouvement ( qui eft celui de la nature) porte toujours à s'y livrer. Je me bor- nerai donc à convenir que la fociété Se les lois ont rendu la pudeur nécefTaire aux femmes; & û je fais jamais un livre fur le pouvoir de l'éducation , cette pu- deur en fera le premier chapitre. Mais en paroifTant moins prévenu que vous pour la modeftie de leur fexe , je ferai plus favorable à leur confervation ; & malgré la bonne opinion que vous avez de .la bravoure d'un régiment de fem- mes, je ne croirai pas que le principal moyen de les rendre utiles , foit de les defïiner à recruter nos troupes.

Mais je m'apperçois , Monfieur , & je crains bien de m'en appercevoir trop tard , que le plaifir de m'entretenir avec vous , l'apologie des femmes , 6c peut- être cet intérêt fecret qui nous féduit

à M. Roujjeaa. j^ai

toujours pour elles , m'ont entraîné trop loin 6c trop long-tems hors de mon fujet. En voilà donc affez , 6c peut-être trop, fur la partie de votre Lettre qui concerne les Spectacles en eux-mêmes , fk les dangers de toute efpece dont vous les rendez refponfa- bles. Rien ne pourra plus leur nuire , fi votre Écrit n'y réufîit pas ; car il faut avouer qu'aucun de nos Prédica- teurs ne les a combattus avec autant de force & de fubtilité que vous. Il efl vrai que la fupériorité de vos talens ne doit pas feule en avoir l'honneur. La plupart de nos Orateurs . Chrétiens en attaquant la Comédie , condamnent ce qu'ils ne connoiffent pas ; vous avez au contraire étudié , analyfé , compofé vous - même ( pour en mieux juoer les effets ) le poiibn dangereux dont vous cherchez à nous preferver; & vous décriez nos pièces de théâtre avec l'a- vantage non-feulement d'en avoir vu 9 mais d'en avoir fait. Néanmoins cet avantage même forme contre vous une objection incommode que vous paroif- fez avoir fentie en n'ofant vous la faire , & à laquelle vous avez indirec- tement tâché de répondre. Les Spec--

Tv

44 ^ Lettre

tacles , félon vous , font nécefîaires dans une ville aufll corrompue que celle que vous avez habitée long-tems; & c'eft apparemment pour fes habitans pervers, ( car ce n'e pas certainement pour votre patrie ) que vos pièces ont été compofées. C'eft-à-dire , Monïieur, que vous nous avez traité comme ces animaux expirans , qu'on achevé dans leurs maladies de peur de les voir trop long-tems fouffrir. Aflez d'autres fans vous n'auroient - ils pas pris ce foin; ck votre délicateffe n'aura-t-elle rien à fe reprocher à notre égard ? Je le crains d'autant plus., que le talent dont vous avez montré au théâtre lyrique de fi heureux effais , comme Mulicien Se comme Poète , eft du moins aurîi pro- pre à faire aux Spectacles des partifans ,. que votre éloquence à leur en enlever» Le plaifir de vous lire ne nuira point à celui de vous entendre ; & vous aurez long-tems la douleur de voir le Devin du village détruire tout le bien que vos écrits contre la Comédie auraient pu nous faire.

Il me refle à vous dire un mot fur les deux autres articles de votre Let- tre ; & en premier lieu fur les raifons

à M. Roujfidti. 443

que vous apportez contre PétablhTe- ment d'un théâtre de Comédie à Ge- nève. Cette partie de votre ouvrage, je dois l'avouer, eft celle qui a trouvé à Paris le moins de contradicteurs. Très-indulgens envers nous-mêmes, nous regardons les Spectacles comme un aliment nécefTaire à notre frivolité; mais nous décidons volontiers que Ge- nève ne doit point en avoir ; pourvu que nos riches oififs aillent tous les jours pendant trois heures fe foulager au théâtre du poids du tems qui les ac- cable , peu leur importe qu'on s'amufe ailleurs ; parce que Dieu , pour me fer- vir d'une de vos plus heureufes expref- fions , les a doués d'une douceur très- méritoire à fupporter l'ennui des au- tres. Mais je doute que les Genevois, qui s'intérefTent un peu plus que nous à ce qui les regarde , applaudifTent de même à votre févérité. C'en1 d'après un defir qui m'a paru prefque général dans vos concitoyens , que j'ai pro- pofé PétablhTement d'un théâtre dans leur Ville , & j'ai peine à croire qu'ils fe livrent avec autant de plaifir aux amufemens que vous y fubftituez. On în'affure même que plufieurs de ces

444 Lettre

amufemens , quoiqu'en rnnple projet, allarment déjà vos graves Minières ; qu'ils fe récrient fur-tout contre lés danfes que vous voulez mettre à la place de la Comédie ? &c qu'il leur pa- roit plus dangereux encore de fe don- ner en fpe clacle que d'y affilier.

Au relie , c'eit à vos compatriotes feuls à juger de ce qui .peut en ce genre leur être utile ou nuifible. S'ils craignent pour leurs mœurs les effets &: les fuites de la Comédie , ce que j'ai déjà dit en fa faveur ne les déter- minera point à la recevoir , comme tout ce que vous dites contr'eile ne la leur fera pas rejeter , s'ils imaginent qu'elle puifTe leur être de quelque avan- tage. Je me contenterai donc d'exami- ner en peu de mots les raifons que vous apportez contre PétabliiTement d'un théâtre à Genève , &: je foumets cet examen au jugement 6c à la décifion des Genevois.

Vous vous tranfportez d'abord dans les montagnes du Valais , au centre d'un petit pays dont vous^ faites une defcrïption charmante ; vous nous montrez ce qui ne fe trouve peut-être que dans ce feul coin de l'Univers , des

à M. Rouflïdtt. 44^

peuples tranquilles & fatisfaits au feirr de leur famille & de leur travail; &C vous prouvez que la Comédie ne feroif propre qu'à troubler le bonheur dont ils jouhTent. Perfonne i Monfieur , ne prétendra le contraire : des hommes affez heureux pour le contenter des plai- firs offerts par la nature , ne doivent point y en fubftituer d'autres ; les amu* îemens qu'on cherche font le poifon lent des amufemens fimples ; 6c c'efl une loi générale de ne pas entreprendre de changer le bien en mieux : qu'en con- clurez-vous pour Genève? L'état pré- fent de cette République eiî-il fufcepti- ble de l'application de ces règles ? Je veux croire qu'il n'y a rien d'exagéré ni de romanefque dans la defcription de ce canton fortuné du Valais , n'y a ni haine , ni jaloufie , ni querelles 5 &: il y a pourtant des hommes» Mais û l'âge d'or s'eft réfugié dans les rochers voilins de Genève , vos Cito- yens en font pour le moins à l'âge d'ar- gent; & dans le peu de tems que j'ai paffé parmi eux , ils m'ont paru allez avancés , ou fi vous voulez aflez per- vertis , pour pouvoir entendre Brutus & Rome fauvée fans avoir à craindre d'en devenir pires ,

446 Lettre

La plus forte de toutes vos objec- tions contre l'établiffement d'un théâ- tre à Genève , c'elt l'impofîibilité de fupporter cette dépenfe dans une pe- tite Ville. Vous pouvez néanmoins vous fouvenir, que des circonftances particulières ayant obligé vos Magis- trats il y a quelques années de per- mettre dans la Ville même de Genève un fpe&acle public , on ne s'apperçut point de l'inconvénient dont il s'agit , ni de tous ceux que vous faites crain- dre. Cependant quand il feroit vrai que la recette journalière ne fuffiroit pas à l'entretien du fpeclacle , je vous prie d'obferver que la Ville de Genève erl: à proportion de fon étendue , une des plus riches de l'Europe ; & j'ai lieu de croire que plufieurs Citoyens opu- lens de cette Ville , qui defireroient d'y avoir un théâtre , fourniroient fans peine à une partie de la dépenfe ; c'efl du moins la difpofition plufieurs d'entr'eirx m'ont paru être , & c'en1 en conféquence que j'ai hazardé la pro- pofition qui vous allarme. Cela fup- pofé , il feroit aifé de répondre en deux mots à vos autres objections. Je n'ai point prétendu qu'il y eût à Ge-

à M. Roujjeatt. A^T

neve un fpe&acle tous les jours ; un ou deux jours de la termine fuffiroient à cet amufement , & on pourroit prendre pour un de ces jours celui le peuple fe repofe ; ainii d'un côté le travail ne feroit point ralenti , de l'au- tre la troupe pourroit être moins nom- breuse , & par conféquent moins à charge à la Ville ; on donnerait l'hy- ver feul à la Comédie , l'été aux plai- lirs de la campagne , 6c aux exercices militaires dont vous parlez. J'ai peine à croire aum* qu'on ne pût remédier par des lois feveres aux allarmes de vos Minières fur la conduite des Co- médiens , dans un État aum* petit que celui de Genève , l'œil vigilant des Magiflrats peut s'étendre au même initant d'une frontière à l'autre , la législation embrafTe à la fois toutes les parties , elle eu enfin û rigou- reufe & fi bien exécutée contre les dé- fordres des femmes publiques, &c mê- me contre les défordres fecrets. J'en dis autant des lois fomptuaires , dont il eft toujours facile de maintenir l'exé- cution dans un petit État : d'ailleurs la vanité même ne fera guère intéreflée à les violer, parce qu'elles obligent

448 Lettre

également tous les Citoyens , Se qu'à Genève les hommes ne font jugés ni par les richefies , ni parles habits. En- fin rien , ce me fembie , ne fouffriroit dans votre patrie de rétablhTement d'un théâtre , pas même l'yvrognerie des hommes &c la médifance des fem- mes , qui trouvent l'une &c l'autre tant de faveur auprès de vous. Mais quand la fuppreiïion de ces deux derniers ar- ticles produiroit , pour parler votre langage , un affoiblijfement d'État , je ferois d'avis qu'on le confolât de ce malheur. Il ne falloit pas moins qu'un Philo fophe exercé comme vous aux paradoxes , pour nous foutenir qu'il y a moins de mal à s'enyvrer &c à mé- dire , qu'à voir repréfenter Cinna & Polyeucle. Je parle ici d'après la pein- ture que vous avez faite vous-même de la vie journalière de vos Citoyens ; car je n'ignore pas qu'ils fe récrient fort contre cette peinture ; le peu de féjour , difent-ils , que vous avez fait parmi eux , ne vous a pas lauTé le tems de les connoître , ni d'en fréquenter afTez les diffère ns états ; & vous avez repréfenté comme l'efprit général de cette fage République , ee qui n'efl

à M. Roujjeau. 449

tout au plus que le vice obfcur & méprifé de quelques fociétés particu- lières.

Au refte vous ne devez pas ignorer , Morifieur , que depuis nombre d'années une troupe de Comédiens s'eft établie aux portes de Genève , & que Ge- nève & les Comédiens s'en trouvent à merveille. Prenez votre parti avec courage , la circonftance eft urgente & le cas difficile. Corruption pour cor- ruption , celle qui laiûera aux Gene- vois leur argent dont ils ont befoin, eu. préférable à celle qui le fait fortir de chez eux.

Je me hâte de finir fur cet article dont la plupart de nos Le&eurs ne s'embarrafTent guère , pour en venir à un autre qui les intérefle encore moins , & fur lequel par cette raifon je m'arrêterai moins encore. Ce font les fentimens que j'attribue à vos Mi- nières en matière de Religion. Vous favez , & ils le favent encore mieux que vous , que mon defTein n'a point été de les offenfer ; &c ce motif feul fii£ firoit aujourd'hui pour me rendre fen^ fible à leurs plaintes , 6c circonfpeii

45ô Lettre

dans ma justification. Je ferois très-a£ fiigé du foupçon d'avoir violé leurfecret* fur-tout ii ce foupçon venoit de votre part ; permettez -moi de vous faire remarquer que rémunération des mo- yens par lefquels vous fuppofez que j'ai pu juger de leur doctrine , n'efl pas complette. Si je me fuis trompé dans Pexpofition que j'ai faite de leurs fentimens ( d'après leurs ouvrages , d'après des converfations publiques oit ils ne m'ont pas paru prendre beau- coup d'intérêt à la Trinité ni à Y Enfer* enfin d'après l'opinion de leurs conci- toyens , & des autres Églifes réfor- mées ) tout autre qiîe moi , j'ofe le dire , eût été trompé de même. Ces fentimens font d'ailleurs une fuite né- ceffaire des principes de la Religion Proteilante ; & fi vos Minières ne jugent pas à propos de les adopter ou de les avouer aujourd'hui , la lo- gique que je leur connois doit natu- rellement les y conduire , ou les îaif- fera à moitié chemin. Quand ils ne feroient pas Sociniens, il faudrait qu'ils le devinrent , non pour l'honneur de leur Religion , mais pour celui de

à M. Rouffeau. 45 1

leur Philofophie. Ce mot de Socinuns ne doit pas vous effrayer; mon dei- fein n'a point été de donner un nom de parti à des hommes dont j'ai d'ailleurs fait un jufte éloge , mais d'expofer par un feul mot ce que j'ai cru être leur doctrine , & ce qui fera infailli- blement dans quelques années leur doefrine publique. A l'égard de leur profeffion de foi , je me borne à vous y renvoyer & à vous en faire juge ; vous avouez que vous ne l'avez pas lue , c'étoit peut-être le moyen le plus -Sur d'en être aufîi fatisfait que vous me le parouTez. Ne prenez point cette invitation pour un trait de fatyre con- tre vos Minirires ; eux-mêmes ne doi- vent pas s'en offenfer ; en matière de proferîion de foi , il erl: permis à un Catholique de fe montrer difficile , fans que des Chrétiens d'une Communion contraire puiffent légitimement en être bleffés. L'Eglife Romaine a un langage confacré fur la divinité du Verbe , & nous oblige à regarder impitoyable- ment comme Ariens tous ceux qui n'em- ploient pas ce langage. Vos Paiteurs diront qu'ils ne reconnoiffent pas PE-

452. Lettre

glife Romaine pour leur juge ; maïs ils fouffriront apparemment que je la re- garde comme le mien. Par cet accom- modement nous ferons réconciliés les uns avec les autres, & j'aurai dit vrai fans les offenfer. Ce qui m'étonne, Mon- fieur, c'efî que des hommes qui fe don- nent pour zélés défenfeurs des vérités de la Religion Catholique, qui voient fouvent l'impiété & le fcandale il n'y en a pas même l'apparence , qui fe piquent fur ces matières d'entendre fi- nette & de n'entendre point raifon , & qui ont lu cette profeflion de foi de Ge- nève , en ayent été aufîi fatisfaits que vous , jufqu'à fe croire même obligés d'en faire l'éloge. Mais il s'aghToit de rendre tout à la fois ma probité & ma religion fufpeûe ; tout leur a été bon dans ce deflein ; &c ce n'étoit pas aux Minières de Genève qu'ils vouloient nuire. Quoi qu'il en foit , je ne fai fi les Eccléfiailiques Genevois que vous avez voulu juftifler far leur croyance , feront beaucoup plus contens de vous qu'ils l'ont été de moi , &t fi votre mollefTe à les défendre leur plaira plus que ma françhife. Vous femblez m'aceufer pref-

à M. Roujjeau. 453

que uniquement ft imprudence à leur égard ; vous me reprochez de ne les avoir point loués à leur manière , mais à la mienne , &c vous marquez d'ailleurs affez d'indifférence fur ce Socinianilme dont ils craignent tant d'être foupçon- nés. Permettez-moi de douter que cette manière de plaider leur caufe les fatis- fafîe. Je n'en ferois pourtant point étonné, quand je vois l'accueil extraor- dinaire que les dévots ont fait à votre ouvrage. La rigueur de la morale que vous prêchez les a rendus indulgens fur la tolérance que vous profériez avec courage &c fans détour. Eil-ce à eux qu'il faut en faire honneur, ou à vous, ou peut-être aux progrès inattendus de la Philofophie dans les efprits même qui en paronToient les moins fufcepti- bles ? Mon article Genève n'a pas reçu de leur part le même accueil que votre Lettre ; nos Prêtres m'ont prefque fait un crime des fentimens hétérodoxes que j'attribuois à leurs ennemis. Voilà ce que ni vous ni moi n'aurions prévu ; mais quiconque écrit , doit s'attendre à ces légères injuftices , heureux quand il n'çn efluie point de plus graves.

454 Lettre à M. Rcujfiau.

Je fuis , avec tout le refpecl que méritent votre vertu &c vos talens, &; avec plus de vérité que le Philinte de Molière ,

MONSIEUR,

Votre très-humble Sz très-obéhTant ierviteur,

d'Alembert.

Fin du Tome fécond.

45Ï

TABLE

De ce qui eft contenu dans ce fécond Volume,

J\ÉFLEXïONS fur les Eloges Académiques , Page l

Eloge hijlorique de M, Jean Ber- noulli y il

Eloge de M. l'Abbé Terrajfon , 6j Eloge de M. le Préfident de Mon- tesquieu y 82 Analyfe de l'Efprit des Lois ,pour fervir de fuite à l'Eloge de M. de Montefquieu , 13c Eloge de M. ï Abbé Mollet , I ç 5 Eloge de M. du Ma; fais , 1 67 Mémoires & Réflexions fur Chrif- tine , Reine de Suéde , 229 D if cours de M. dy Alembert à FA- cadémie Francoife y 303

45<$ T A B L E.

Réflexions fur VElocution oratoire, & fur le flyle en général >

... , , Page 3*7

Defcription abrégée du Gouverne*

ment de Genève 9 359

Lettre à M. Rouffeau, Citoyen de

Genève, 389

Fin de la Table,

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