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Duke University

Kare Dooks

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1 MELANGES

D E

LITTÉRATURE,

| DHISTOIRE,

ET DE

PHILOSOPHIE.

MELANGES

D E

LITTERATURE, D'HISTOIRE,

ET DE

PHILOSOPHIE.

TOME CINQUIEME.

in

ïS^TViS"

A AMSTERDAM,

Chez Zacharie Châtelain & Fû$3

Imp rim e urs-Libraire s .

LL- . " *

M. DCC LXVII,

A367ZA

v. \ v

AVERTISSEMENT.

UN Grand Roi , que tout le monde reconnoîtra à ce feul titre , ayant lu les Élémens de Philofophie inférés dans le tome 4e. de ces Mélanges , & les ayant jugés utiles , a déliré qu'on y don- nât plus d'étendue ; il a bien voulu même indiquer les endroits qui lui paroiffoient avoir befoin d'ê- tre difcutés & approfondis. L'Au- teur s'eft fait un devoir de fe con- former aux vues de cet illuftre Monarque ; trop heureux de lui donner cette légère preuve de fon profond refpefl , & de fa recon- noiflance ; fentimens qu'il partage avec tous ceux qui cultivent ou qui aiment la Philofophie & les Lettres , dont ce Prince eft un

a iij

%°\ 35<i

vj AVERTISSEMENT. juge fi éclairé , & un prote&eur digne de l'être.

Quelques amis de l'Auteur ayant lu en manufcrit les Eclairciffemens qui lui avoient été demandés, l'ont engagé à les mettre au jour ; & il s'eit rendu , peut-être trop facile- ment y à leurs confeils. Cependant l'ouvrage qu'on offre ici au Pu- blic n'eft pas tel qu'il a été pré- fente au R. de P. On a donné à certains articles plus de dévelop- pement, & à d'autres une forme différente. Tous les Leéteurs n'en- tendent pas comme ce Prince à demi mot , & n'entendroient pas raifon comme lui fur ce qui pour- roit contrarier à certains égards les idées vulgaires. On a tâché de fe mettre ici à la portée de tout le monde , & autant qu'on a pu , de ne révolter perfonne ; fans pourtant bleffer la vérité , qui mé- rite bien auffi qu'on ait quelques •égards pour elle.

AVERTISSEMENT, vîj Si ces premiers Ecla'wcijfemens font reçus du Public avec indul- gence , on fe propofe d'en donner de nouveaux par la fuite fur plu- fîeurs endroits des Elémens de Phï- lojophie, dont l'objet n'eft ni moins intéreffant , ni moins fufceptible de difcuffion.

On croit devoir avertir ceux qui ne cherchent qu'à s'amufer dans leurs leftures , qu'ils peuvent fe difpenfer d'entreprendre celle de ce volume. Ils y trouveront jufqu'à des figures de Géométrie ; c'en eft plus qu'il ne faut pour les effrayer. La plupart des matières traitées dans ce livre font épineu- (es & arides , & ne peuvent inté- reffer tout au plus que ceux qui aiment à réfléchir. Ils jugeront fi j'ai réufïï à les faire penfer ; car c'eft-là tout ce que je me propofe, & ce qu'on devroit , je crois , fe

fropofer toujours quand, on écrit, e ne ferois pas à la vérité tout-

a ir

viij AVERTISSEMENT. à-fait de l'avis de ce Mathémati- cien , qui difoit après avoir lu une fcene de Tragédie , quefl-ce que m cela prouve! Mais je demanderois volontiers de quelque ouvrage que ce pût être , quefl-ce que cela ap- prend ? Et pourquoi ne feroit-il pas permis de le demander ? Croit- on qu'une excellente fcene dra- matique , un excellent Roman , & d'autres ouvrages qui ne paf- fent que pour agréables , ne don- nent pas beaucoup à méditer quand ils font bien lus , & par conféquent beaucoup à appren- dre ?

On ne parle aujourd'hui que de chaleur: on en veut jufque dans les écrits qui ne font deftinés qu'à inftruire ; & ce font même fou- vent les efprits les plus froids qui fe montrent fur ce point les plus difficiles à fatisfaire. On croiroit que c'eft par le befoin qu'ils ont d'être ranimés ? fi on ne favoit

AVERTISSEMENT, ix

que la chaleur du ftyle n'a pas le même avantage que la chaleur phyfique , celui de fondre la gla- ce. Pour moi , qui n'afpire pas à l'honneur de l'éioquence , mais qui heureufement traite des matières elle n'eft pas d'obligation , peut-être même elle feroit nui- fible , je n'ai jamais eu pour point de vue dans mes Ecrits que ces deux mots , clarté & vérité , & je me tien d rois fort heureux d'avoir rempli cette devife -, perfuadé que la vérité feule donne le fceau de la durée aux ouvrages philofo- phiques , qu'un Ecrivain qui s'an- nonce pour parler à des hommes ne doit pas fe borner à étourdir ou amufer des enfans , & que l'éloquence eft bientôt oubliée quand elle n'eft employée qu'à orner des chimères. La flamme d'efprit de vin n'échauffe guère & s'éteint bien vite -, il faut nour- rir le feu de matières folides pour

a v

x AVERTISSEMENT.

que la chaleur foit fenfible & du- rable.

On n'efpere donc & on ne de- fue même d'autres Lecteurs , que ceux qui ne craindront , ni d'être rebutés par des matières feches , ni d'être refroidis par un ftyle qu'on a tâché feulement de rendre clair & précis. Ils feront bien , avant de lire chaque Eclairciffement, de jetter les yeux fur l'endroit des Elémens de P hilofophie qui y eft relatif. C'eil en faveur de ceux qui ont déjà ces Elémens ? que les Eclairciffemens n'ont point été refondus dans le corps de l'ouvrage.

A la fuite de ces Eclairciffemens on trouvera deux pièces , dont l'objet a auffi rapport à la Philo- fophie.

La première expofe des doutes fur certains principes, générale- ment reçus dans le calcul des pro- babilités. Je ne fais fi ces doutes

A FERT1SSEMENT. x)

font aufii fondés qu'ils me le pa- roiïïent ; mais je crois du moins avoir prouvé , que de très - ha- biles Mathématiciens ont fuppofé tacitement & fans s'en apperce- voir , dans plufieurs favantes re- cherches , des principes fembla- bles à ceux que je tâche d'établir. La féconde pièce contient des réflexions fur l'Inoculation % qui pourroient bien ne pas contenter tout le monde. Les confïdérations d'après lefquelles je crois qu'on doit fe déterminer en fa faveur , ne parokront peut-être pas con- cluantes à plufieurs même de Ces partifans : je fuis d'autant plus porté à le croire , qu'ils ne feront en cela qu'ufer de repréfailles ; car je n'ai point diffimulé., & j'ai tâché même de faire voir dé- monftrativement, l'infuffifance des principales raifons dont la plupart des lnoculateurs ou lnoculifles fe font appuyés jufqu'ici. Je n'en

a vj

xij AVERTISSEMENT.

dirai pas davantage fur ce fujet .; fi l'Inoculation , comme je le crois , eft véritablement utile , il im- porte à fes progrès que fa caufe ne foit pas mal défendue j c'efl: au Public à juger fi j'ai été plus heureux que les autres.

Les cinq morceaux fuivants font j de pure littérature.

Les quatre premiers ont été lus à l'Académie Françoife en diffé- rentes occafions. Les deux Ecrits fur la Poéjie , & fur- tout le pre- mier , ont excité dans le tems & vraifemblablement exciteront en- core les clameurs de tout le bas peuple du Parnaffe : je fermerai d'un feul mot la bouche à ces ver- fîficateurs fubalternes ; fi M. de Voltaire ne fi pas de mon avis > j'ai tort, Voilà , je crois , une au- torité qu'ils ne réeuferont pas y mais dont à la vérité je ne crains, guère que la décifion foit contre înoi. Car que fais-je autre chofe

AVERTISSEMENT, xiij dans ces deux Ecrits que de met- tre à fa vraie place toute Poéfie pleine de mots & vuide de cho- ies ? Et combien de fois cet il- luftre Ecrivain n'a-t-il pas témoi- gné fon dégoût & fbn mépris pour une Poéfie de cette efpece , pour celle qu'Horace appelle fi bien , nugœ canorœ , des bagatelles fo- nores ? Boileau lui-même , quelque mérite qu'il attachât , avec juf- tice , au foin & à l'élégance de la verfification ,, & à tout ce qui concerne le méchanifme de l'art , Boileau n'a-t-il pas dit, & mon vers , bien ou mal > dit toujours quelque chofe , & par-là n'en a-t-il pas fait un précepte ? Il ne s'agit pas de favoir s'il s'y eft toujours conformé lui-même, fur-tout dans quelques-unes de fes fatyres; car il ne fuffit pas que le vers dife quelque chofe , il faut encore que ce foit quelque chofe qui vaille la peine d'être dit. Mais le précepte

xiv AVERTISSEMENT.

n'en eft pas moins réel , moins avoué de nos excellens Poètes ; & c'en eft affez , ce me femble , pour ma juftification.

L'augufte Monarque dont nous avons déjà parlé , & à qui la versification fert de délaffement dans le petit nombre de fes heu- res de loiiir , a fait l'honneur au premier de nos deux Ecrits fur la Poéfie , de l'attaquer par des réflexions auffi folides qu'ingé- nieufes , dont il a bien voulu nous faire part. Perfonne cependant n'étoit moins intérefle que lui à critiquer notre opinion -, car per- fonne n'a mis dans fes vers plus d'idées & de Philofophie. Mais il a cru que l'on en vouloit à la Poé- fie en général , & on fe flatte de l'avoir pleinement détrompé fur ce fujet.

Le morceau fur PHiJloire 9 lors- qu'on en fit la leckire à une affem- blée publique de l'Académie ? pa-

AVERTISSEMENT, xv

rut être affez bien reçu ; on ieroit très-flatté qu'il en fût de même à l'impreffion. L'Apologie de l'Etude (pourquoi ne pas dire les chofes comme elles font ? ) n'a pas été auflî heureufe dans i'-ArTemblée elle fut lue. Peut-être le Public n'a-t-il fait en cela que juïtice ; peut-être auffi l'Auteur avoit-il mal choifi le tems & le lieu pour cette lec- ture -, peut-être quelques applica- tions qu'on s'eft avile de faire , quoiqu'il n'y eût jamais penfé, ont- elles contribué à mal dilpofer (es auditeurs. Quoi qu'il en lbit , com- me on a écrit ce morceau avec affez de foin , & que pluiieurs personnes , peut-être trop indul- gentes , l'ont trouvé digne d'un meilleur fort , on le remet ici fous les yeux des Juges. S'il arrive très- fouvent au Public de filer dans le cabinet ce qu'il a applaudi étant affemblé , il lui arrive auffi ( quoi- que bien plus rarement) de goû-

xvj AVERTISSEMENT. ter à un fécond examen ce qu'il avoit peu approuvé d'abord ; l'Au- teur fouhaite de fe trouver dans ce dernier cas.

Il n'ofe pas fe flatter de la mê- me indulgence de la part de ceux qui fe croiront offenfés par le morceau fur V Harmonie des Lan- gues , c'eft-à-dire de la part des Ecrivains modernes qui fe donnent la malheureufe peine d'écrire en Latin des ouvrages de goût. Mais comme la plupart d'entr'eux , ou n'écrivent guère en François , ou écrivent mal en cette Langue , l'Auteur ria guère à craindre de leur part que des injures latines ; & c'eft un mal qu'il fe fent difpofé à prendre en patience.

Quant à la juflification de l'ar- ticle Genève de £ Encyclopédie , outre que cette juftification eft très-courte , on ne s'eft détermi- né à la donner que parce qu'elle renferme quelques morceaux dont

AVERTISSEMENT, xvij la lefture peut intérefler un mo- ment , au moins par les réflexions qu'elle doit occasionner.

En voilà affez & peut-être trop fur mon ouvrage. Quoique le peu que j'en ai dit m'ait paru nécef- faire,, je crains qu'on ne m'accufe d'avoir entretenu trop long-tems mes Le&eurs de ce qui me re- garde ; & c'eft fur -tout ce qu'il faut éviter dans ce fiecle , il efh d'autant moins permis de fe montrer perfonnel , que prefque tout le monde l'eft aujourd'hui à l'excès & fans retenue. Parler long-tems de foi , dit finement un Auteur moderne , ejl un privilège de P hilofophe $ & on fait dans quel dénigrement la qualité de Philo- fophe eft aujourd'hui en France chez le peuple de tous les états. Je ne dois pas oublier à cette oc- cafion de demander excufe à mes Lefteurs , fi j'ai employé quelque- fois ce terme de Philofophe dans

xvii) AVERTISSEMENT.

mon ouvrage , malgré l'idée peu favorable qu'on s'efforce d'y atta- cher. Je crois donc devoir avertir , que j'entends par-là ce qu'on avoit toujours entendu jufqu'à ces der- niers tems, un Citoyen fidèle à fes devoirs , attaché à fa patrie , fou- rnis aux lois de la Religion & de l'Etat; qui eft plus occupé, fui- vant le principe de Defcartes , à régler fes dejirs que l'ordre du inon- de ; qui fans manège & fans re- proche 5 n'attend rien de la fa- veur , & ne craint rien de la ma- lignité \ qui cultive en paix fa rai- fon , fans flatter ni braver ceux qui ont l'autorité en main ; qui en ren- dant les honneurs légitimes & ex- térieurs au pouvoir , au rang , à la dignité D n'accorde l'honneur réel & intérieur qu'au mérite , aux talens & à la vertu ; en un mot qui refpeére ce qu'il doit , & qui efti- me ce qu'il peut. Si cette manière de penfer n'efl: pas faite pour plaire

AVERTISSEMENT, xix à tout le monde , du moins il ne paroît pas aifé de la rendre ridi- cule. Àufii a-t-on le chagrin d'y réuffir allez mal ; on trouve plus de facilité à la rendre odieufe , & c'eft à quoi on s'attache. Autre- fois on donnoit le nom de Janfé- nifies à ceux qu'on vouloit perdre ; ce nom étant aujourd'hui trop avi- li , il a fallu que la haine en cher- chât un autre ; elle a trouvé ce- lui de Phllofophcs , & elle le fait fervir de fon mieux à fes delTeins. Tous ceux qui ont le bonheur ou le malheur d'exciter l'envie par leurs fuccès , dans les Sciences , dans les Lettres ? dans la Chaire même , & jufques dans les digni- tés les plus refpe&ables , font qua- lifiés à tort & à travers de ce ter- rible nom , dont on épouvante les enfans. Que répondre à cette fin- guliere efpece d'accufation ? S'en confoler par le mérite de ceux avec qui on la partage ; rire en filence de l'abfurde méchanceté

xx AVERTISSEMENT.

des hommes ; être allez exempt de reproches dans fa conduite & dans fes écrits , pour ôter à la haine tout prétexte de nuire effi- cacement , & la réduire aux in- jures , ce qui eft la manière la plus fûre de la punir ; fe fouvenir , que fi d'un côté le faux ne peut jamais être utile , de l'autre , la vérité annoncée fans ménagement peut quelquefois fe nuire à elle-même ; ne pas oublier enfin , que tel a été dans tous les tems le fort de la plus faine & de la plus fage Phi- lofophie , d'avoir des ennemis & des calomniateurs. Il eft vrai que ce dernier fait , malheureufement incontestable,, eft aujourd'hui nié dans des brochures ; on va jal- qu'à foutenir que Defcartes n'a pas effuyé de perfécutions ; ceux qui avancent cette fauffeté font bien convaincus du contraire -, mais ils efperent trouver des Lec- teurs qui les croiront ? & ils en.

trouvent.

XX)

TABLE

De ce qui efl contenu dans ce cinquième Volume.

Claircissemens fur différens en*

droits des ÉUmens de Philofophie , p. 3

§. I. É 'clair xijfement fur ce qui a été dit cl

la page 24 & 2 S de ces Élémens , du

défaut d? enchaînement entre les vérités^

ibid.

§. IL E clair ciffement fur ce qui a été dit a la page 3 / &fuiv. concernant les idées fimples & les définitions , 1 0

§. III. Éclaircijjement fur ce qui a été dit à la page 3 5 & 3 6 , concernant les vé- rités appellées principes , 3 3

§. IV. Eclaircijjfement fur ce qui a été dit a la page 3 G & 3 7, concernant les prin- cipes du fécond ordre , comparés à ceux que f appelle premiers principes , 3 8

§. V. É 'clair xijjement fur ce qui a été dit a la page jc> , que Fart du raifonne- ment fe réduit à la comparaifon des idées y 46

*xij TABLE.

§. VI. É clair ciffemeiu fur ce qui a été dit à la page 43 , de Vart de conjecturer, 5 I

§. VII. Èclaircijfement fur ce qui a été dit à la page 49 , de Vanalyfe de nos Cens & de ce que chacun d'eux en particulier peut nous apprendre , 1 09

§. VIII. Èclaircijfement fur ce qui a été dit a la page Go , de la dijlinclion de l amc & du corps , I 2 J

§. IX. Èclaircijfement fur ce qui a été dit à la page 1 47 , des différens fins dont un même mot eft fujcepuble , 145

§. X. Èclaircijfement fur Pinverfïon , & à cette occajion fur ce quon appelle U génie des Langues , 165

§. XI. Sur les Elémens de Géométrie, 200

§. XII. Sur les Élémens a" Algèbre, 220

§. XIII. De l'application de l'Algèbre à la Géométrie , 232

§. XIV. Sur les principes Métaphyfiques du calcul infini téfimal y 239

§. XV. Sur l'ujhge & fur l'abus de la Mé- taphyfique en Géométrie , & en général dans les Sciences Mathématiques, 253

§. XVI. Èclaircijfement relatif à la page iSy de nos Élémens de Plulojbphie, Jur Vcfpace & fur le tems , 26 8

TABLE. xxiîj

DOUTES & quejllons fur le calcul dts probabilités , 275

RÉFLEXIONS Philofophiques & Mathé- matiques fur V application du calcul des probabilités al Inoculation de la petite vérole 7 305

Première Partie, Examen des cal- culs par lefquels on a prouvé jufquici les avantages de l'Inoculation , dans Vhypothefc que cette opération puiffe faire, perdre la vie , 315

Seconde Partie. Manière nouvelle & plus convaincante de calculer les avan- tages de r Inoculation , dans Vliypothefi que V Inoculation puiffe caufer la mort, &c. 349

Troisième Partie. Raifons qui pa- roiffent les plus perfuafives en faveur de r Inoculation 9 387

Extrait du Mémoire des Commi[faires de la Faculté de Médecine , favorables à P Inoculation , 421

RÉFLEXIONS fur la Poéfie , 433

Suite des Réflexions fur la Poéjie & fur COde en particulier , 455

RÈFEXIONS fur rHiftoire & fur les j différentes manières de l 'écrire , 471

xxîv T A B L E,#

Apologie deVEtude^ 497

Sur L'harmonie des Langues , & fur la Latinité des Modernes , 525

Notes fur l'Ecrit précédent , 563

Justification de l'article Genève de V Encyclopédie , 569

Extrait delà Lettre imprimée de M. Rouf feau à M. d'Akmbert^fur V article Ge- nève , 601

Extrait des Lettres écrites de la Montagne, parle même M. Roujfeau ? 607

Extrait de P Ouvrage intitulé: nouveaux Mémoires , ou Obf ervations fur l'Ita- lie ôc fur les Italiens 9par M, Grofley,

609

Fin de la Table.

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ÉCLAIRCISSEMENT

ECLAIRCISSEMENS

SUR

DIFFÉRENS ENDROITS

DES ÉLÊMENS DE PHILOSOPHIE.

Tome V.

ÉCLAIRCISSEMENS

SU /?•' DIFFÉRENS ENDROITS

£>£$ ÉLÉMENS

DE P H î L O S O P FI I E.

aam—g— n— ■»— i —hit— ■— ■iihh im iiiwiwhup—» - . , J>

S. I.

E clair cijfemcnt fur ce qui a été dit à la page 14 & 2 5 de ces Elémens , du défaut d'enchaîne- ment entre Us vérités.

^^S^^ EUX inconvéniens arrêtent

fV'r\"xM ou retardent le progrès des > :.,= .,.- J-. jïl connoiflances humaines; le JS=âë=i$! peu de vérités auxquelles nous pouvons atteindre, & le défaut d'enchaînement entre les vérités con- nues. Ces deux inconvéniens fe font

Aij

4 É c L: ire ijp mens

ientir plus ou moins , félon la nature des objets fur lef^uels roulent ces vérités. Dans la Métâphyfiqiié , par exemple , le nombre des vérités que nous connohTcns eft très-petit ; mais ce peu que nous connoiflons eft afTez bien lié , au moins dans cette partie de la Métaphyfique , la plus eftentielle & la plus utile , qui a pour objet la généra- tion des idées 6k leur développement. En effet cette recherche bien appré- tiée , & réduite à fon véritable point de vue , n'ëfl que l'hiftoire de nos penfées ; tous les faits qui compofent cette hiftoire nous font connus , puif- qu'ils éent notre propre ouvrage ; il ne faut plus qu'une attention fuivie pour voir par quel enchaînement ces faits naiïTent les uns des autres. Cette^ partie de la Métaphyfique eft donc une îcience qu'on peut regarder comme iulceptible de toute la perfection qui doit la rendre complette , & ne rien îaificr à defirer au Philofophe attentif. Tout le refte des objets dont la Méta- phyfique s'occupe , ou dont elle peut s'occuper , nous préfente peu de vé- . rites clairement connues , une obfcu- rité impénétrable dans quelques-unes

fur Us Elèmens de Philojbphie. 5 de celles dont nous ne pouvons dou- ter , &: quelquefois même une opposi- tion entre ces vérités , qui pour n'être qu'apparente , i^en efl pas moins forte à nos yeux. On peut regarder la Meta- phyfique comme un grand pays , dont une petite partie eft riche 6c bien con- nue , mais confine de tous cotés à de varies déferts , Ton trouve feule- ment de d illance en diftançe quelques mauvais gîtes , prêts à s'écrouler fur ceux qui s'y réfugient.

En Phyfique , l'expérience & l'o!> fervation nous font connoître tous les jours bien des vérités ; pluueurs de ces vérités nous laiiTentappercevoir l'union qui eil entre elles ; nous connohTons , par exemple , le rapport entre la pe- ïanteur des corps , & la force qui re- tient les planètes dans leurs orbites : dans d'autres cas nous ne voyons l'union des vérités , que d'une manière imparfaite. Teile eil l'analogie entre la pefanteur des corps &C Pattradtion des tuyaux capillaires ; nous avons des raifons de croire , mais non d'être affu- rés , que ces deux efpeces de gravita- tion tiennent à la même caufe , à la tendance réciproque des parties de la

A iij

6 Eclairciffcmens

matière les unes vers les autres. Plu- fieurs vérités enfin ont entre elles une union dont nous ne pouvons pas douter par le fait 9 mais que nous ne pouvons appercevoir dans fon principe ; nous citerons, pour exemple le rapport qu'il y a entre le ion de la voix , la barbe Ôc les parties de la génération ; rap- port dont les effets de la caftration ne nous permettent pas de clouter , mais dont la raifon nous eft abfolument in- connue. Les propriétés de l'aimant font encore dans le même cas ; nous igno- rons , non-feulement par quelle raifon ces propriétés il différentes , & en ap- parence fi peu analogues entre elles, fe trouvent réunies dans un même corps ; nous ignorons même jufqu'à quel point elles y font unies ; & s'il feroit poffible de conferver à l'aimant fa propriété d'attirer le fer en lui ôtant celle de fe tourner vers les pôles du monde. Ces exemples , auxquels on pourroit en ajouter mille autres , fuf- fifent pour montrer le défaut d'enchaî- nement qui ne fe trouve que trop dans les vérités phyfiques.

La Morale eft peut-être la plus com- plexe de toutes les fciences , quant aux

fut Us Elcmens de P/uloJbphîe. 7 vérités qui en font les principes , &c quant à l'enchaînement de ces vérités. Tout y eu fondé fur une feule vérité de fait , mais inconteflable , fur le be- foin mutuel que les hommes ont les uns des autres , &C fur les devoirs ré- ciproques que ce befoin leur impofe. Cette vérité fuppofée , toutes les règles de la morale en dérivent par un en- chaînement néceflaire. Les ténèbres ne font point ici , comme en Métaphy- fique ? répandues de toutes parts fur les confins du jour ; ni la lumière , comme en Phy/îque, difperfée par pe- lotons : toutes les queitions qui tien- nent à la morale , ont dans notre pro- pre cœur une folution toujours prête , que les paillons nous empêchent quel- quefois de fuivre , mais qu'elles ne dé- truifent jamais; &t la folution de toutes ces queitions aboutit toujours par plus ou moins de branches à un tronc com- mun , à notre intérêt bien entendu , principe de toutes les obligations mo- rales.

Voilà dans les principales fciences dont l'étude peut nous occuper , l'en- chaînement plus ou moins imparfait & plus ou moins fenfible que les vé-

& iv

8 EclaircîJJemens

rites ont entre elles. A l'égard des véri- tés que nous avons appellées ijbtèes &C flottantes y (*) & qui ne tiennent ou ne paroiffent tenir à aucune autre , ni comme conféquence ni comme princi- pe , ce n'eft guère que dans la Phylique ? &c principalement dans PHiftoire na- turelle , que nous pouvons en trouver des exemples. Elles confirment fur-tout dans certains faits que l'expérience nous découvre , & qui paroiffent con- tre notre attente ? n'avoir aucune ana- logie avec les faits qu'on obferve constamment dans la même efpece ; par exemple , la qualité fenfitive dans cer- taines plantes , ou du moins les effets apparens de cette qualité fenfïtive , propriété qui parcît refufée à toutes les autres plantes y & bornée prefque uni- quement aux feuls êtres animés ; la multiplication de certains animaux fans accouplement ; la reproduction des jambes des écreviffes , lorfqu'elles font coupées ; l'induilne dont certains ani- maux , certains infectes même , pa- roiflent doués préférablement aux au- tres ; en un mot les propriétés parti-

( * ) Elém. de Philof. p, 2.5. du Tome IV» de nos

Mélanges*

fur les Elémens de Philofophic. 9 entières que nous obfervons dans un certain genre d'êtres phyfiques , Se qui femblent contraires a celles des autres êtres du même genre. On peut donc définir les vérités ifolées dont il s'agit ici , des vérités particulières qui font ou fembhnt faire exception à des vérités gé- nérales. Il eïl vrai que l'exception n'eit qu'apparente ; une connoiffance plus parfaite de la nature la feroit difpa- roître : mais il n'en1 pas moins vrai que dans le fyftême , ou fi l'on veut , dans la carte générale des vérités que nous connoiflbns , celles dont il eft queftion doivent former une clafTe par- ticulière , finon par elles-mêmes , au moins par rapport à nous , ck au peu d'ufage que nous pouvons en faire pour connoître d'autres vérités.

 Y

10 Eclaira 'JJemens

§•• il

Eclaircijfement fur ce qui a été dit à la page 31 & [lavantes , con- cernant les idées fimples & les définitions.

LES idées qu'on ne fauroit décom- pofer, ni par conféquent définir, ont été désignées dans nos E terriens de Philofophie par le nom naturel qui leur convient , celui à* idées Jîmples. Nous en avons diftingué de deux efpeces ; les unes qui s'acquièrent par nos fens , comme celles des couleurs particulières, du (on , des odeurs , du froid , du chaud, &c. les autres qui s'acquièrent, ou fi l'on veut , qui fe forment par abf- tra&ion , &c que nous avons nommées idées abstraites. Sur quoi nous remarque- rons d ab^rd , que ce que nous appel- Ions ici idées abstraites efl pris dans un fens différent de celui qu'on y attache dans le langage vulgaire de la conver- fation ; dans ce langage on entend ordinairement par le mot abjtrait ce qui demande de la part de Pefprit une

fur les Eli/nens de Philofophie. 1 1 forte application ; nous entendons ici par idée abflraite toute idée par laquelle nous conndérons dans un même objet une , ou quelques - unes feulement de fes propriétés , fans faire attention aux autres. De cette opération de Pefpriî il réfulte pour l'ordinaire Pidéç géné- rale d'une propriété ou d'une manière d'être commune à plufieurs êtres dif- férens ; &c cette propriété ou manière d'être n'a pç^nt hors de notre efprit d'exiflence ifolée ; elle n'exifte que dans chacun des êtres auxquels elle appartient , & n'exiile dans ces êtres que conjointement avec d'autres pro- priétés dont la réunion confHtue chacun de ces êtres en particulier. Tout ceci fe fera aifément fentir par des exem- ples. Je fuppole que je voye un ceri- îier ; qu'eniiiite j'en voye deux , trois , &; tant qu'on voudra. Je remarque ce que tous ces arbres ont de commun , qui eu d'avoir des feuilles d'une même couleur & d'une même forme , de por- ter des fruits d'une même couleur &c d'une même forme , &c. & il en re- faite d'abord l'idée exprimée par le mot cerifier ; idée dans laquelle il com- mence déjà à y avoir une petite abûrac-

A vj

1 1 Eclaircijfemens

tion , puifqu'il n'y a point hors de moi à proprement parler , d'arbre qui fbit le cerifîer en général , mais qu'il n'exifte jamais que tel ou tel cerifîer en parti- culier, &: que l'idée générale de ceri- fîer fe forme dans mon efprit par celle de la reffemblance que j'apperçois en- tre les diffère ns arbres de cette efpece. Je compare eniiiite un cerifîer avec un marronnier; 6c de la reflemblance que j'apperçois entre l'un §c l'autre , qui eft d'avoir des racines par lefquelles ils tiennent à la terre , un tronc , des branches , des feuilles , je forme l'idée d'arbre , plus abïtraite que celle de cerl- fer. De , je compare le cerifer à quelqu'autre corps , comme à du mar- bre; je vois qu'il y a encore entre eux quelque chofe de commun, favoir d'être étendus , impénétrables , Se bornés en tous fens ; j'en forme" une nouvelle idée plus abflrake que les deux pre- mières , Tidée de corps. Cette nouvelle idée étant encore compofie de trois autres , étendue, impénétrabilité , & bor- nes en tous fens , j'en iépare l'idée d'im- pénétrabilité , il me refte celle d'une étendue bornée en tous fens , d'où je me ferme l'idée abflraite défigure;, de cette

fur les Elémens de Philofophie. 1 3 dernière idée je fépare encore celle de bornes , il me réfte l'idée abftraite dé- tendue. J'aurais pu encore parvenir à cette idée abftraite par une autre route en décompofant autrement l'idée de corps ; car û des trois idées que l'idée de corps renferme , j'en eiine fépare d'abord l'idée de bornes en tout Jèns , il me feroit reité l'idée d'étendue impéné- trable , c'eft-à-dire de matière ; & fi de l'idée de matière je fépare enfuite l'idée à? impénétrabilité , je parviens de même à l'idée abftraite détendue. Cette idée détendue ne peut plus être décompo- fée , elle n'en renferme point d'autre qu'elle-même ; & à cet égard elle peut être regardée comme une idée abftraite Jimple , &: les idées abstraites d'où elle a été déduite, comme des idées corn- pofées , qui le font plus ou moins à proportion du nombre des idées Jîmples qu'elles renferment.

Toutes ces idées abftraites , compo- fées de deux ou de plufieurs idées (impies , ont befoin d'être définies ; il n'y a que c^lle d'étendue, &c en géné- ral les idées abftraites fimples qui n'en ont pas befoin , &: qu'une défîmtion. ne feroit qu'obfcurcir.

1 4 Eclaircijfemens

Avant que d'aller plus loin , remar- quons , d'après le détail même nous venons d'entrer , qu'il y a dans les langues bien plus de mots qu'on ne croit, qui expriment des idées abstrai- tes ; de ce nombre font tous les mots dont on fe fert pour exprimer une qualité ou une manière d'être qui eu commune à plufieurs individus , & qui peut être différemment modifiée dans chacun de ces difFérens individus. Plus la qualité ou la manière d'être qu'on exprime eu. commune à un grand nom- bre d'individus , plus l'idée qui l'ex- prime eft abitraite ; ainfi arbre exprime une idée moins abrlraite que plante , plante que végétal , végétal que corps , corps Qu'étendue. Par la même raifon les mots Jbuffrir 9 fentir, exijter , expriment par degrés des idées plus abûxaites les unes que les autres.

Nous venons de dire que les idées abflraites fimples , qui ne peuvent ni ne doivent être définies , font celles qu'on ne peut décompofer en d'autres. Mais quoiqu'on ne puiffe les décom- pofer , on peut les générallfer , & ces nouvelles idées plus générales ne {ont pas non plus fufçeptibles d'être définies.

fur les Elémens de Philofophie. i s Ainfi les idées {impies attachées aux mots voir , entendre , toucher , &Tc. pro- dnifent l'idée plus générale dejènfation , & celle-ci l'idée plus générale encore d'exijlence. Mais ni les unes ni les au- tres de ces idées ne peuvent être ren- dues plus claires par des définitions. De même les idées abftraites fimples d'étendue &C de durée renferment l'idée plus générale de parties , qui dans l'é- tendue exiftent enfemble , & dans la durée fe ïuccedent ; mais l'idée de par- ties n'eft pas plus fufceptible de défini- tion que celles détendue & de durée.

Pour s'afTurer donc fi une idée eft. composée ou fimple , &: par conféquent fi elle eft fufceptible ou non d'être dé- finie , il faut bien diftinguer entre la dé~ compofition d'une idée & fa généralifa- tion , & prendre garde de ne pas con- fondre une de ces opérations avec l'autre. Une idée fufceptible de décompo- Jition peut & doit être définie ; une idée fufceptible de généralifation feulement, ne doit pas l'être. Par exemple , les trois idées d'étendue , de bornes d'im- pénétrabilité, différentes Se diftinguées l'une d? l'autre , forment étant réunies l'idée de corps > laquelle par conféquent

1 6 Eclaircijfimens

peut être décompofée dans chacune de ces trois idées , que l'efprit envisa- gera féparément ; au contraire l'idée fimple attachée au mot voir , quoi- qu'elle renferme les deux idées de fin- fation & tfexijlencs , n'eiï point formée de ces idées réunies ; car d'un côté ces deux idées, même étant réunies, font plus générales que l'idée attachée au mot voir , & par coniéquent ne compofent point cette dernière idée ; ck de l'autre la réunion de l'idée d'exifi tence à celle de finfation feroit illufoire , puifque l'idée d'exijience n'ajoute pro- prement rien à celle de finfation ; on ne peut fentir fans exifler.

Il efr. vifible par tout ce que nous venons de dire , qu'une idée abitraite , quoiqu'on en déduife une autre idée abflraite par la général! fation , n'efc pas plus comvoféc que l'idée plus abitraite qu'on en déduit ; & par conféqnent que ni les unes ni les autres ne peu- vent ni ne doivent être définies. Mais il y a cette différence entre les idées abftraites (impies produites par h gêné* ralifation , &C les idées abilraites qui fervent à les produire , que ces der- nières n'ont befoin ni qu'on les défi-

fur les Elémens de Philojbphle, 17 niffe , ni qu'on en explique la forma- tion ; au lieu qu'il eft fouvent, nécef- faire au Philoïbphe de développer la manière dont certaines idées abftraites /impies fe forment par la généralifation d'autres idées abdraites {impies ; & ce développement devient plus néceflaire à mefure que les idées qui en font Pobjet font plus générales. Ainfi Pidée attachée au mot voir n'a befoin ni qu'on la défînifié , puifque c'eit une idée {im- pie , ni qu'on en explique la forma- tion , puifque c'en1 une idée directe &C primitive que l'efprit acquiert tout d'un coup par les fens ;mais la manière dont nous formons les idées {impies de fen- fation &c à'exijle/zce , mérite l'analyfe du Philofophe.

Cette analyfe nous fera connoître que' le mot fijifation , pris abitraclive- ment 5 n'exprime proprement aucune idée , mais que ce mot eit feulement une exprefîion commune à toutes les idées que nous recevons par les iens. Ces idées n'ont rien de commun entre elles en tant qu'idées , ( car qu'y a-t-il de commun , par exemple , entre voir% &C entendre?} mais feulement en tant qu'elles font occafionnées par l'impref-

ï 8 Eclaircijfcmens

fion que reçoivent certaines parties de

notre corps.

Nous verrons enfuite que la notion abflraite tfexijlence fe forme d'abord en nous par le fentiment du moi qui refaite de nos fenfations & de nos pen- iees ; que de nous regardons ce fen- timent du moi , comme pouvant fe fé- parer du fujet dans lequel il fe trouve, fans que ce fujet foit anéanti ; & que par ce moyen il nous refîe l'idée abf- traite â'exijkncc, que nous appliquons enfuite aux êtres différens de nous , qui nous parciffent occalionner nos fenfa- tions.

Voilà un exemple abrégé de la ma- nière dont le Phiiofophe parvient à développer la formation de certaines idées abftraites générales , trop fimples pour être définies , mais trop abftraites pour être des notions directes & pri- mitives.

Un des principaux ufages de ce dé- veloppement, eft de nous garantir de l'erreur nous pourrions tomber en regardant les- objets des idées abftraites comme exiftans réellement hors de nous ; erreur que n'ont pas évité des fectes entières de Philofophes ? qui ne

furies Elcmcns de Philofophie, 19 faifant point attention à la génération des idées , fe font perfuadé que Yexif tence , par exemple , dans les objets animés, étoit différente de lafenfation; que de même il exiftoit hors de l'ef- prit quelque chofe qui étoit Y homme en général; le corps en général , la venu, le vice en général, tk. ainfi du refle; au lieu qu'il n'exide réellement hors de nous que des êtres particuliers , qui pofîedent ces propriétés que nous dé- tachons par l'eiprit du fujet elles fe trouvent en les confidérant féparé- ment des autres propriétés auxquelles elles font unies dans ce même fujet.

Je dirai plus ; cette méthode de fixer les idées en développant leur forma- tion , doit être fouvent préférée en Philofophie , à ce qu'on appelle défi- nition proprement dite , même dans les cas il s'agit de définir ; il en réfulte un plus grand jour répandu furies idées mêmes. En effet l'efprit reçoit d'abord par les fens d'une manière directe &c immédiate les idées compofées , &: en déduit enfuite , comme nous l'avons fait voir , les idées fimples , ou par la dêcompojîtion ou par la gênéralifadon. Ainfi , au lieu de définir les idées corn*

20 Eclairciffemens

pofées , en réunifiant à la fois dans une feule phrafe , & fans aucune décompo- fition préalable , les idées fimples dont cette idée eit formée , il feroit , ce me femble , plus conforme à la marche de l'efprit, de féparer par déduction les idées fimples des idées compofées, Se de faire fentir par-là comment les idées abitraites fe Amplifient en naiffant fuc- cefTivement les unes des autres.

Au lieu de dire , par exemple , comme on tait à la tête, de prefque tous les élémens de Géométrie , la ligne ejl une étendue fans largeur ni profondeur , la furface une étendue fans profondeur , le corps une étendue avec largeur , longueur y & profondeur , j'aimerais mieux procé- der de la manière fui vante. Je fuppofe que j'aye entre les mains un corps fo- lide quelconque , j'y dirlingue d'abord trois chofes , étendue , bornes en tousjèns, & impénétrabilité ; je fais abflraction de cette dernière , il me refle l'idée dV- tendue & celle de bornes , ck cette idée confHtue le corps géométrique , qui dif- fère du corps phyfique par l'idée de l'impénétrabilité , effentielle à celui-ci. Je fàistdnfuite abflra&ion de l'étendue ou de l'efpace que ce corps renferme ,

fur les Elémens de Philofophle. 1 1 pour ne confidérer que fes bornes en tout fens ; &c ces bornes me donnent l'idée de jiuface , qui fe réduit , comme il eft viiible , à une étendue de deux dimeniions ; enfin dans l'idée de fur- face je fais encore abftraclion d'une des deux dimeniions qui la compofent, &: il me refte l'idée de ligne. Voilà un léger efiai de la manière dont il feroit à défirer qu'on procédât dans les défi- nitions philosophiques.

De quelque manière au refte qu'on s'y prenne pour définir , remarquons qu'une définition fera vicieulé , toutes les fois qu'on pourra en retrancher quelque chofe fans altérer l'idée que cette définition doit fervir à fixer. Ainfl dans la définition du corps , que don- nent plufieurs Philofo plies , que c'eft une étendue impénétrable , figurée , divifi- ble &C mobile , les mots divijible 6c mobile paroiffent devoir en être retranchés comme fuperflus ; divifible, parce eue Tidée attachée à ce mot efl absolument renfermée dans l'idée détendue; mobile , pour deux raifons , i°. parce que ce mot fignifie fufceptible de mouvement , & qu'il n'eft pas plus dans nature du corps d'être fuiceptible de mouve-

22 Eclaircijjemens

ment que de repos ; il faudroit donc d'abord pour l'exactitude rigoureufe fubftituer au mot de mobile, cette phrafe, également fufceptibU de repos ou de mouve- ment ; 2°. cette addition même feroit illufoire , &c n'ajouteroit rien à l'idée d'étendue impénétrable & figurée ; car dès qu'on fuppofe une portion d'é- tendue distinguée de l'efpace qui l'en- vironne , par Y impénétrabilité &C par les bornes qui la terminent , on peut fup- pofer indifféremment , ou que cette portion d'étendue efî. toujours corref- pondante aux mêmes parties de l'ef- pace , &c par conféquent en repos , ou qu'elle occupe fuccefllvement des par- ties de l'efpace différentes , c'efl- à-dire, qu'elle efl en mouvement ; & comme l'une ou l'autre de ces fuppofitions efl néceffaire , & qu'aucune des deux n'efl néceffaire en particulier , il efr. donc évident que ni l'une ni l'autre ne font néceffaires dans la définition, & qu'elles font renfermées dans l'idée générale d'étendue impénétrable & figurée , c'efï-à- dire , d'étendue impénétrable èc termi- née en tous fens.

Pour connoître les cas les défi- nitions font néceffaires, & les idées

fur les Elcmcns de Philofophie. l J qui doivent y entrer , il y auroit , ce me Semble , un ouvrage à faire , qui feroit bien digne d'un Philofophe, & qui auroit peut-être moins de difficul- tés qu'on ne penfe ; ce feroit la table nuancée , fi on peut parler ainfi , de tous les différens genres d'idées abf- traites , dans l'ordre fiiivant lequel elles s'engendrent les unes les autres ; par ce moyen il deviendroit facile , foit de les dkompofer r foit de les génêralifer^ & par conféquent d'en fixer la notion pr^ife ; foit en les défmiflant , foit en développant leur formation.

Il faudroit pour cela diftinguer d'a- bord deux fortes d'idées ; celles que nous acquérons par les fens , & les idées purement intellectuelles que nous tirons de celles-ci par la réflexion. Par- mi les idées que nous acquérons direc- tement par nos fens, on diftingueroit celles qui expriment l'objet de la fen- fation, d'avec celles qui expriment la fenfation même ; par exemple , l'idée détendue eu de couleur &c celle de voir: il faudroit de plus faire attention aux mots qui étant pris en différens fens expriment à la fois la fenfation &c fon objet 3 comme les mots de lumière ,

24 Eclaircijfemens

de chaleur , de couleur , de fon , &ZC, &: ainfi des autres. On formeroit en- fuite une efpece d'échelle fur deux colonnes , l'une pour les objets des fenfations , l'autre pour les fenfations mêmes ; dans l'une de ces colonnes , les mots qui expriment des fenfations également fimples quoique différentes , comme voir, entendre, toucher , goûter 9 odorer (aj , te trouveroient fur la même ligne , &au-defTous de ces mots l'idée générale àejènjation, qui leur en1 com- mune, & celle à'exijience- qui en dérive. On placercit de même dans l'autre co- lonne les objets de nos fenfations , relativement au nombre plus ou moins grand de propriétés qu'on y confidere 6c d'idées qu'ils renferment; par exem- ple., au-de ficus du mot corps ceux d'im- pénétrabilité & de figure fur la même ligne , &c au-dcflous de ces derniers celui d'étendue.

Par le le cours de cette table , & d'après les principes que nous venons d'établir , on diftingueroit facilement •dans les objets de nos fenfations & dans les idées qui fe rapportent à ces

(a) Je dis odorer & non yzsfentir ; parce que ce dernier mot auroit un lens équivcquer

objets ,

furies Elemens de Philofophie. 25 objets , les idées abftraites compofées qui ont befoin d'être définies , les idées abf- traites Jîmples qui ne peuvent ni ne doi- vent l'être , &c enfin les idées abfrraites Jimples y qui fans pouvoir ni devoir être définies , ont befoin qu'on en développe la formation.

On fuivroit à-peu-près le même plan dans la table quirenfermeroit les expref- iions des idées purement intellectuelles & réfléchies : avec cette différence que la table dont il s'agit n'auroit pas befoin d'être formée fur deux colonnes comme celle des idées fenfibles ; l'objet d'une idée intelle ttueîle étant rarement diffé- rent de cette idée même. Mais il y auroit une grande précaution à prendre dans la définition des idées purement intellec- tuelles , par le peu de f ecours que la lan- gue fournit pour faire connoître en quoi conûilent ces idées. Cette difficulté fe feroit même appercevoir quelquefois dans la définition des idées qui fe rappor- tent aux objets fenfibles.

En effet , qu'il me foit permis de re- marquer ici ? 6c à l'occafion de la ma- tière que je traite , l'indigence & l'im- perfe&ion des langues ; i°. leur indigen- ce y en ce qu'elles expriment fouvent par Tome V. B

2.6 Eclaira ffemens

le même mot , des notions qu'il eût été facile &: avantageux d'exprimer par des mots différens , par exemple fentir une odeur , &C fentir de la réjiflance ; douleur pour exprimer les foufrrancesphyfiques, & douleur pour exprimer le chagrin ; une couleur éclatante & un bruit éclatant ; une lumière folble , un bruit foible ^ une oàeurfoible , & mille autres expreffions femblables. i°. Leur imperfection , en ce qu'elles rendent prefque toutes les idées intellectuelles par des expreffions figu- rées , c'eft-à-dire par des expreffions def- tinées dans leur fignification propre à exprimer les idées des objets fenfibles ; & remarquons en parlant, que cet in- convénient, commun à toutes les lan- gues fuffiroit peut-être pour montrer que c'efr. en effet à nos fenfations que nous devons toutes nos idées , fi cette vérité n'étoit pas d'ailleurs appuyée de mille autres preuves incontestables.

Quand je dis que la plupart des ex- preffions de la langue font figurées , je n'entends pas feulement les expreffions fi communes , la figure eu évidente , comme dans ces phrafes , une maifon ~îride , une campagne riante ? un dij cours froid 5 &c. j'entends les expreffions

fur les EUmcns de Philofophle. 17 qu'on regarde comme les plus fimples , éc qu'on trouvera néanmoins prefque toutes figurées , pour peu qu'on y faffe attention , quoique l'objet qu'elles ex- priment ne (bit pas une choie fenfible. Pour s'en convaincre , qu'on ouvre tel livre qu'on voudra , on verra peut-être avec étonnement à quel degré , fi je puis parler de la forte , toutes nos ex- prefïions font matérielles. C'eft une obfervation que des Philofophes très- ■éclairés ont déjà faite en partie , mais qu'ils n'ont pas , ce me femble , pouffée à beaucoup près aufîi loin qu'ils Pau- roient dû.

Je prendrai pour preuve au hazard la première phrafe de la Diop trique de Defcartes : je tire cet exemple des ou- vrages d'un Philofophe célèbre , pour montrer combien les Philofophes mô- me font obligés de fe foumettre à la tyrannie des exprefîions figurées. Toute la conduite de notre vie , dit ce Philofophe, dépend de nos fens , entre lefquels celui de la vue ejl fans comparai/on le premier* Toute la conduite de notre vie , exprefîiori figurée ? dans laquelle on perfonifïe la vie de r homme , à laquelle on donne dans l'homme même une efpeçe de

Bij

2 S Eclaircljfemens

guide Ça) ; dépend , autre exprelîlon figurée , prife d'une chofe matérielle , au-deffous de laquelle une autre efl at- tachée par un lien ; entre le/quels , autre exprefîion figurée , dans laquelle on fuppofe les fens perfonifiés , & for- mant , fi je puis parler de la forte , comme un afîemblage d'individus , par- mi lefquels on remarque & on choifit le fens de la vue pour y faire une at- tention particulière \fcms comparaifon , autre exprefîion figurée , puifque le mot comparer efl pris du parallèle qu'on fait entre deux chofes matérielles en les rapprochant l'une de l'autre pour juger de leur rapport (£); premier , der- nière exprefîion figurée , prife de celui qui marche à la tête d'une troupe de perfonnes. Il efl inutile de pouffer ce détail plus loin , &t c'en efl affez pour

( a) Je pourrois ajouter que tout eft un nom collec- tif qui ne fe donne dans fon fens propre qu'à une collection de chofes matérielles ; toute l'ajf emblée , tous les hommes.

(b) On pourroit ajouter que dans la phrafe même , fans comparaifon , la comparaifon eft perfonifiée & re- gardée comme un être physique & réel , qui par Fex- preflion fans , eft exclu & fuppofé abfent ; comme dans ies expreffions , agir fans prudence , agir avec prudence , la prudence eft regardée comme un être phy- iique qu'on exclut dans le premier cas , & qu'on fup- pofe dans le fécond accompagner celui qui agit.

fur les E mens de Philojopkie. 29 faire fentir combien les exprefîions fi- gurées abondent dans le langage le plus ordinaire.

Elles y abondent à tel point , qu'il y a dans la langue franc oife (pour ne par- ler ici que d'une feule langue ) un grâ.id nombre d'expiefîions qui n'ont d'ufage qu'au fens figuré , comme aveuglemer i , bajjejfe , tendrejfe & une infinité d'autres; on parleroit a/lez mal en difant de quel- qu'un qui a perdu la vue , qu'il eft à plaindre par fon aveuglement', on diroit plus mal encore la bajfejfe des eaux , la tendrejfe d'une viande; mais on dit très- bien Yavemlement de l'efprit & du cceur, la bajfejfe des fentimens , la tendrejje de l'amour.

Qu'une langue emploie des mots tout à la fois dans leur fens propre , &C dans celui qui ne l'efr. pas , c'eft déjà une im- perfection, peut-être indifpenfable , par la difficulté d'exprimer les idées pure- ment intellectuelles ; mais qu'une langue n'emploie des mots que dans un iens figuré, &: ne les emploie pas dans leur fens propre , c'eft ce me femble , un dé- faut inexcufable.

Quoi qu'il en foit , cette indigence & cette imperfection des langues ? qui

Biij

30 Eclaircîjjemcns

ne permet prefque jamais d'employer l'exprefîion propre à chaque choie , ert la fource d\me infinité de faux jugemens. Nous refTemblons bien plus fou vent que nous ne le croyons à cet aveugle , qui difoit que la couleur rouge lui paroiflbit devoir tenir quel- que chofe du fon de la trompette. Il eft facile ? ce me femble , de trouver la raifon de ce jugement fi bizarre &: û abfurde ; l'aveugle avoit entendu dire fouvenî du fon de la trompette (qu'il connohTcit ) que c'étoit un fon écla- tant ; il avoit entendu dire au/Ii que la couleur rouge ( qu'il ne connohToit pas ) étoit une couleur éclatante ; ce même mot employé à exprimer deux chofes fi différentes , lui avoit fait croire qu'elles avoient enfemble de l'analogie. Voilà l'image de nos jugemens en mille occafions , & un exemple bien fenfible de rinfluence des langues fur les opi- nions des hommes.

Un Grammairien Philofophe ( c ) voudroit que dans les matières meta- phyfiques Se didactiques , on évitât le plus qu'il eil poiîible les exprerïïons figu-

( c) M du Marfai* r article Abjtr action dans L'Ency- clopédie.

fur les Elèmens de Philofophie. 3 I rées ; qu'on ne dît pas qu'une idée en renferme une autre , qu'on unit ou qu'on fépare des idées , & ainfi du refte. Il eft certain que lorsqu'on fe propofe de ren- dre fenfibles des idées purement intel- lectuelles , idées ibuvent imparfaites , obfcures , fugitives , & pour ainfi dire à demi éclofes , on n'éprouve que trop combien les termes dont on eit forcé de fe fervir, font infuffifans pour ren- dre ces idées , &: fouvent propres à en donner de fauffes ; rien ne feroit donc plus raifonnable que de bannir des dif- cufîions métaphyfiques les exprellions figurées , autant qu'il feroit poffîble. Mais pour pouvoir les en bannir entiè- rement , il faudroit créer une langue ex- près dont les termes ne feroient enten- dus de perfonne ; le plus court eit. de fe fervir de la langue commune, en fe te- nant fur fes gardes pour n'en pas abufer dans fesjugemens.

En général , il eit beaucoup plus fim- ple , & par conféquent plus utile de fe fervir dans les feiences des termes re- çus , en fixant bien les idées qu'on doit y attacher , que d'y fubftituer des ter- mes nouveaux , fur-tout dans les feien- ces qui n'ont point ou qui n'ont guère

B iv

3 1 EclalrciJJemens

d'autre langue que la langue commune 9 ou dont les termes font afîez générale* ment connus , comme la Métaphyfique, la Morale , la Logique , & la Grammai- re : il en coûte moins au commun des hommes de réformer leurs idées que de changer leur langage. 11 faut du moins, fi la nécefîiîé oblige à créer de nouveaux termes , n'en hazarder qu'un très-petit nombre à la fois, pour ne pas rebuter par une langue trop nouvelle ceux qu'on le propofe d uiftriiire. On doit en ufer pour changer la langue àes fciences, comme pour notre Orthographe , qui quoique très - vicieufe 6c pleine d'in- conféquences 6c de contradictions , ne pourra cependant être réformée que peu à peu , 6c comme par degrés infenfibîes ; les changemens trop confidérables , & trop nombreux qu'on vou droit y faire tout-à-coup , ferviroient qu'à perpé- tuer le mal au lieu d'y remédier. Hate%- vous Lentement , doit être , ce me fem- ble , la devife de prefque tous les réfor- mateurs*

fur les Elemens de Philofcphie. 3 3

S- III.

Eclairciffement fur ce qui a été dit à la page 3 5 & 36 , concer- nant les vérités appe liées prin- cipes.

NOus avons dit que les vérités que dans chaque feience on ap- pelle principes , tk qu'on regarde com- me la bafe des vérités de détail , ne font peut-être elles-mêmes que des confé- quences fort éloignées d'autres prin- cipes plus généraux que leur fublimité dérobe à nos regards. En effet tous les principes de nos connoiilances ? en Phyfique , par exemple , font les pro- priétés les plus fenfibles que l'obier- vation nous découvre dans la matière ; propriétés qui tiennent elles-mêmes à l'effence , & ii je puis m'exprimer ain- , à la conflitution intime de la ma- tière que nous ne connoilfons nulle- ment ? & que nous ne parviendrons jamais à connoître. Les principes de

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3 4 Eclaircijjemens

nos connoifTances , en Métaphyfique , font aurTi des observations iur la ma- nière dont notre ame conçoit ou dont elle eft affefrée ; obfervations qui tien- nent de même à la nature encore plus ignorée , s'il eft pcffible , de ce qui penfe &c de ce qui fent en nous. Enfin les principes de la Morale , principes uniquement faits pour les hommes , Ôl non pour les animaux , tiennent à une différence entre l'homme &C la brute , que nous connoillons bien par le fait , mais dont le principe phiîo- fophique nous efl inconnu. Nous ne favons , û je puis m 'exprimer de la forte , ni le pourquoi ni le comment de rien; c'efi néanmoins à ce comment, à ce pourquoi , que nos connoiffances de- vraient remonter pour s'élever juf- qu'aux vrais principes de toutes les vérités , (oit pratiques , foit fpéculati- ves. Pourquoi y a-t~il quelque chofe ? de- mandoit un Roi des Indes à un Mif- fionnaire y qui dut fentir par cette quefiion combien ce Prince étoit loin encore de ce que le Millionnaire ve- noit lui prêcher. Pourquoi y a-t-il quel* que chofe ? Terrible quefiion 3 & dont

fur les Eli mens de Philofophie. 3 5 les Philofophes eux - mêmes ne Sem- blent pas , ii j'ofe parler de la forte , affez effrayés ; tant elle eil propre , pour peu qu'ils Penviiagent dans toute fa profondeur, à les décourager dans leurs recherches. Athées & Théiftes , Dog- matiques & Pyrrhoniens , tous font forcés d'admettre au moins un feul être qui exifte , par conféquent un être qui ait exiflé toujours , ci tous fe perdent dans cet abyme immenfe. Si nous fa- yions pourquoi il y a quelque chofe , nous ferions vraifemblablement bien avan- cés , pour réfoudre la quefiion comment telle & telle chofe exife-t-elle ? Car vrai- femblablement tout fe tient dans Puni- vers plus intimement encore que nous ne penfons ; &c fi nous favions ce pre- mier pourquoi , ce pourquoi fi embarraf- fant pour nous , nous tiendrions le boi|jt du fil qui forme le fyfTême général des êtres , 6c nous n'aurions plus qu'à le développer , Se pour ainû* dire , à le dérouler fans peine pour en connoître toutes les parties , au lieu d'en arra- cher , comme nous le faifons , quelques parcelles ifolées , qui nous lahTent dans une ignorance entière fur le tout en-

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3 6 Ectaircijfemens

femble > & fur la vraie place qu'elles y occupent. Et ne nous flattons pas de pouvoir ïbrtir de cette ignorance, Toutes les queftions qui ont rapport aux premiers principes des chofes, font aufîî peu éclaircies depuis qu'il y a des Philofophes,qu'elles l'étoient avant qu'il y en eût ; elles continueront , tant qu'il y en aura , à être aufîi vivement agitées que profondément obfcures. L'efprit humain , occupé depuis fi long-tems à chercher ces vérités premières , tentant mille voies pour y parvenir, ne les trouvant pas , & fe fatigant en pure perte à tourner ainfi fur lui - même , reffemble à un criminel enfermé dans un réduit ténébreux 9 tournant inutile- ment de tous côtés pour trouver une ifTue , & tout au plus entrevoyant une foible lumière par quelques fentes étroi- tes & tortueufes qu'il s'efforce en vain d'aggrandir. S'il y a dans ces ténèbres quelques objets difperfés çà & qu'il nous foit pofTible d'atteindre, ce n'etf qu'à tâtons , & par conféquent affez im- parfaitement , que nous pouvons les connoître : encore ne faut -il nous en approcher que pas à pas ? & avec une

fur les Elêmcns de Phllofophie. 37 fage & timide circonfpe&ion; en nous précipitant fur ces objets nous risque- rions d'en être blefles , &c de ne les connoître que par le mal qu'ils nous feraient fentir. Sadi raconte que quel- qu'un demanda au Sage Lockman à qui il devoit fa fageffe ; aux aveugles , ré- pondit ce Phiîofophe Indien , qui ne pofent le pied en aucun endroit fans s'être affurés de la folidité du fol.

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3 3 Eclaira (ferriens

§. iv.

Eclaircijjement fur ce qui a été dit à la page 36 & 3y , concernant les principes du fécond ordre , comparés à ceux que j'appelle premiers principes (a).

A Fin de donner une idée nette de ce que j'appelle en matière de fciences premiers principes , & de ce que j'appelle principes du fécond ordre , je prendrai pour exemple lafcience la plus féconde en vérités , & en vérités qui tiennent les unes aux autres , la Géo- métrie. J'ai déjà dit ailleurs (£) que les clémens de cette fciënce ttoient fon- dés fur deux principes, celui de hju- perpojïtion , & celui de la mefure des angles par les arcs de cercle décrits du fommet de ces angles. En effet ces deux principes font la bafe de tout ce qu'on peut établir fur l'égalité , ou l'inégalité ,

(a) Ceux qui ne font pas initiés dans la Géométrie, doivent naffer ce paragraphe.

(b) Elérnens de Phi'lofophie , p, 165.

fur les El&mens de Philofophie. 3 a ou en général le rapport des parties de l'étendue figurée ; &c ce rapport eft , comme l'on fait ? l'unique objet des élémens de Géométrie. Or je remarque d'abord , que de ces deux principes le premier eu fubordonné au fécond , & que la me fur e des angles par les arcs de cercle décrits de leur fommet, efr. elle-même dépendante du principe de la fuperpofition. Car quand on dit que la mefure d'un angle eïî l'arc circulaire décrit de fon fommet , on veut dire que û deux angles font égaux , les angles décrits de leur fommet à même rayon , feront égaux ; vérité qui fe démontre par le principe de la fuperpofition , comme tout Géomètre tant foit peu initié dans cette fcience le fentira facilement.

On placera donc d'abord à la tête des vérités géométriques , le principe de la fuperpoption , & immédiatement au-deflous celui de la mefure des angles dans une première branche collatérale ; la fuite de cette branche contiendra les vérités principales qui dérivent de ce dernier principe ; favoir la mefure des angles dont le fommet efr. à la circon- férence du cercle , & l'égalité des trois angles d'un triangle à deux droits ; vé-

4<D Eclairciffemtns

rite qui réfulte ou peut être conclue de

cette dernière.

Dans cette efpece d'échelle je regarde la mefure des angles par les arcs de cer- cle comme un principe du premier ordre, quoiqu'il ait au-defîus de lui le principe de lafuperpofition; & je penfe ainfi pour deux raifons ; premièrement , parce que le principe de la fuperpofition eft moins une vérité primitive , qu'une méthode pour découvrir des vérités ; féconde- ment , parce que le principe de la me- fure des angles fe déduit facilement fans le moindre effort du principe de la fu- perpofition ; ce qu'on ne peut pas dire des autres vérités fur la mefure & le rapport des angles : car outre qu'elles dépendent de la première , elles deman- dent pour être apperçues , un peu plus de combinaifon d'idées.

A l'égard de la propofition fur l'éga- lité des trois angles d'un triangle à deux droits , je la regarde comme un principe du fécond ordre ; comme un principe , parce qu'elle eft la bafe & la fource d'un grand nombre de vérités de détail ; & comme du fécond ordre , parce qu'elle a au-deffus d'elle d'autres vérités dont elle dérive.

fur les Elèmens de Philojbphie. 41 Après avoir formé cette première branche aii-deflous du principe de la fuperpofition , qu'on peut regarder comme le tronc, on en établira une autre partant du même tronc. Elle con- tiendra d'abord les propofitions fur les parallèles & fur l'égalité des triangles qui ont certains angles 6c certains côtés communs ; propofitions dont la preuve naît immédiatement du principe de la fuperpofition. Celles-ci conduiront à la propoiition fur l'égalité des parallélo- grammes de même baie & de même hau- teur, qui fera, ainfi que la propofition fur l'égalité des angles du triangle à deux droits , un principe du fecond ordre , par la quantité de propofitions qui en déri- vent ; entr'autres toutes les vérités fur la comparaifon des triangles & des figu- res reclilignes , 6c même du cercle avec ces figures.

Les propofitions fur les parallèles , & celles qui ont pour objet l'égalité des triangles , conduisent , étant réunies entr'elles , à un autre principe fonda- mental du fécond ordre , plus fécond peut-être de toute la Géométrie élé- mentaire , c'erl celui des côtés propor- tionnels des triangles femblabks ? qui eil

«42 Edairciffemens

la bafe de tant d'autres théorèmes. Il faut cependant remarquer que ce principe pour être démontré , abefoin d'emprun- ter quelque chofe d'une autre fcience , de celle des proportions , qui n'appar- tient pas immédiatement à la Géomé- trie , mais à la icience àes propriétés de la grandeur en général , qu'on a nommé Algèbre, On voit par , pour le dire en parlant , combien eft peu fondée la pré- tention de ceux qui veulent exclure l'Algèbre de la Géométrie élémentaire : auffi font-ils forcés de l'y admettre fous une forme au moins déguifée , dans les démonstrations qui dépendent des pro- portions , &c dans plufieurs autres ; à moins que ces Mathématiciens ne s'ima- ginent avoir évité l'Algèbre , quand ils ont mis dans une démonftration de gran- des lettres au lieu de petites.

Les proportions fur l'égalité des triangles qui ont leurs côtés & leurs angles égaux , combinées avec quel- ques-unes de celles iiir la comparaifon des angles , peuvent conduire à un nouveau principe fondamental du fécond ordre , non moins fécond que les pré- cédents ; c'eft celui du quarré de lliypo- ténufe du triangle rectangle , égal à la

fur les Elémens de Philofophle. 43 fomme des quarrés des deux côtés ; pro- portion dont la découverte coûta , dit l'hiftoire ou la fable , une hécatombe à Pythagore.

On peut aufiï déduire cette vérité , comme a fait Euclide , de celle de l'é- galité des triangles de même bafe & de même hauteur , ou comme ont fait d'au- tres Géomètres , de celle des côtés proportionnels dans les triangles fem- blables. Il ne feroit peut-être pas inu- tile , dans des élemens philofophiques de Géométrie , de marquer ou d'indiquer au moins ces différentes voies qui con- duifent à la même vérité. On pourroit faire la même chofe pour d'autres pro- portions fondamentales , par exemple , pour celle de l'égalité des angles du triangle à deux angles droits ; laquelle peut fe déduire également ou des pro- portions fur les parallèles , ou de celles fur la mefure des angles. L'efprit s'é- tend & fe fortifie , en voyant par ces différentes combinaifons qui conduifent au même but , de quelle manière les vérités fe rapprochent , &c rentrent les unes dans les autres.

Comme nous ne nous fommes pas propofé de donner ici des Elémens de

44 E clair ciffemens

Géométrie , ni même un plan général pour ces élémens , nous croyons en avoir dit affez pour faire entendre ce que nous appelions dans les fciences principes du premier ordre & principes du fécond , & la manière de reconnoître les uns &c les autres. Ce que nous avons dit de ces différentes fortes de prin- cipes , &: ce que nous venons d'ajou- ter fur la manière dont certaines vé- rités fe rapprochent, en eohduifant par différentes routes à une même vérité fondamentale; tout cela pourroit fe re- préfenter aiîement dans une efpece d'arbre figuré , ou généalogique , oii la dépendance mutuelle des vérités fon- damentales & la nature de cette dé- pendance feroit marquée par des lignes de communication différentes , & par ce moyen s'appercevroit fur le champ. Cet arbre feroit plus utile que tant d'ar- bres de nomenclature , dont la plupart des fciences font accablées , &: qui for- ment prefque toute la fubftance de quel- ques - unes ; ces arbres ne marquent pour l'ordinaire qu'un rapport itérile entre des noms; celui que nous pro- pofons montreroit le rapport entre des vérités importantes,

fur les Elimens de Philofophie. 4J C'eft. à peu près fuivant ce plan qu'un Philofbphe pourroit composer ou ef- quirTer au moins des Elémens de Géo- métrie. Il ne feroit pas nécerTaire qu'il y entrât dans le détail de toutes les pro- portions ; il fuffiroit qu'il démontrât les proportions principales , & qu'il indiquât celles qui en dérivent; à peu près comme les anciens plaçoient dans leurs grandes routes des colonnes mil- liaires pour guider les voyageurs , ou comme un Artifte trace à fes élevés le contour des figures qu'il leur laifle à terminer. On trouvera dans un des EclairciiTemens fuivans de nouvelles réflexions fur cet important objet.

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46 £ claire iffenuns

S. v.

E clair ciffement fur ce qui a été dit p. ^9 -> que ^art d>u raifonnement fe réduit à la comparaifon des idées.

NOus avons remarqué dans le §. II. combien l'emploi des exprefiions figurées occafionne de faux jugemens , quand on abufe de ces expreffions. Le moyen le plus fur èc le plus fimple de n'en pas abufer , efl fur-tout de fixer avec foin le fens précis qu'on attache aux exprefîions figurées dont on efl forcé de fe fervir. Prenons pour exem- ple une des façons de parler figurées qu'on a citées à la fin du §. II. telle idée if renfermée dans telle autre» Il faut bien expliquer ce qu'on entend ici par le mot , renfermée , à caufe de l'équivoque qui en peut réfulter. Car je puis dire que Vidée de pierre ef renfermée dans celle de marbre > en ce fens que dès que j'ai l'idée de marbre j'ai celle de pierre , dont le marbre forme une des efpeces;

fur les Elémens de Philofophie. 47 Se je puis dire auffi que ridée de marbre <Jt renfermée dans celle de pierre , en ce fens que l'idée de pierre eft. plus géné- rale que celle de marbre , qui n'efl qu'une efpece dont pierre eft le genre. Ainfi ces deux façons de parler , fi dif- férentes en apparence , & même oppo- fées , fignifient pourtant la même chofe au fond; mais il eft néceffaire pour évi- ter tout abus des mots , d'expliquer le fens rigoureux qu'on attache à l'une ou à l'autre de ces exprefîions.

Suppofons donc deux idées qu'on fe propofe de comparer entre elles , &c que nous appellerons A 6k B pour les diftinguer. Nous dirons que Vidée A eft renfermée dans Vidée B , lorfque l'idée Ë eft une fuite néceflaire de l'idée A , enforte que l'idée A produife néceflai- rement l'idée B. En ce fens l'idée de marbre eft renfermée dans celle de pierre, parce qu'on ne fauroit avoir l'idée de marbre fans avoir celle de pierre. Mais dans le fens que nous donnons ici au mot renfermer , l'idée de pierre n'eil pas renfermée dans celle de marbre , parce qu'on peut avoir l'idée de pierre fans avoir celle de marbre. Nous dirons de même que Vidée A exclut Vidée B , lorf°

48 E claire ijjemens

que ces deux idées font contraires l'une à l'autre , comme celle de mouvement §£ celle de repos.

Ces notions font la bafe de toute la Logique. En ne perdant point de vue £e fens précis que nous venons d'y attacher , il eft facile de réduire tout l'art du raifonnement à une règle fort fimple. Nous avons dit que l'art de raifonner confifte à comparer enfemble <ieux idées par le moyen d'une troi- fieme. Pour juger donc û l'idée A ren- ferme ou exclut l'idée B , prenez une troifieme idée C , à laquelle vous les comparerez fuccefïivement l'une Se l'autre ; fi l'idée A eft renfermée dans l'idée C , tk. Tidée C dans l'idée B , concluez que l'idée A eft renfermée dans l'idée B. Si l'idée A efl renfermée dans l'idée C , &c que l'idée C exclue l'idée B , concluez que l'idée A exclut l'idée B. Tout Syllogifme exact doit fe réduire à l'un de ces deux cas ; dans tout autre il eft vicieux. Voilà le fon- dement de toutes les règles du Syllo- gifme , imaginées par les Logiciens , règles dont les unes font trop vagues , & trop difficiles dans l'application , àc dont les autres font trop multipliées ,

trop

fur les Elèmens de Philofophîe. 49 trop fubtiles , & par-là trop pénibles , foit à retenir, foit à mettre en œuvre. Ce n'eft pas qu'il n'y ait du mérite & de la fagacité dans l'invention de ces règles; peut-être même n'eft-il pas inu- tile de les faire connoître aux jeunes gens , ne fût-ce que pour exercer leur efprit aux démonstrations , &: pour s'af- furer jufqu'à quel point ils font capa- bles d'en fentir l'enchaînement &c l'en- femble. Mais il faut , d'une part , ne donner à ces fpéculations , peu nécef- faires en elles-mêmes, que les momens perdus , pour ainfi dire , dans l'étude de la Philofophîe; & de l'autre, faire fentir aux jeunes gens que la forme fyllogifïique , fi chère aux fcholaitiques pour leurs vaines difputes , eft bien moins néceffaire dans les véritables fciences , que ces mêmes fcholafîiques ne le penfent ou ne le difent; que fans cet échaftaudage un efprit jufle apper- çoit pour l'ordinaire la connexion ou la discordance de deux idées avec l'i- dée moyenne à laquelle il les com- pare , & par conféquent la connexion ou la difcordance que ces deux idées ont entr'elles ; que les Géomètres , ceux de tous les Philofophes qui fe font

Tome fc C

jo Eclaircijjlmens

toujours le moins trompés , ont tou- jours été ceux qui ont fait le moins de fyllogifmes ; & que la forme fyllogif- tique n'en1 guère plus néceffaire à bon raifonnement que le nom de théo- rime à une véritable démonftration. L'étalage en tout genre eft une preuve d'opulence au moins très - équivoque 9 & îbuvent une marque beaucoup plus fûre d'indigence.

ft'^Pft^ff

smmt.

fur les È le mens ie Fhilofophie. 5 î

§. VI.

Eclaircijfement fur ce qui a été dit à la page 43 , de l'art de con- jefturer.

DAns Part de conjecturer on peut distinguer trois branches. La pre- mière qui a été long-tems la feule , &c qui n'a même commencé à être culti- vée que depuis environ un fiecle , efr. ce que les Mathématiciens appellent Vanalyfe des probabilités dans les jeux de hasard. Elle efl fourni fe à des règles connues & certaines , ou du moins regardées comme telles par les Mathé- maticiens ; car je crois avoir montré ailleurs (à) que les principes de cette feience peuvent encore lai fier quelque chofe à defirer à certains égards , & je l'ai prouvé par des queflions même dont la folution feroit illufoire de l'aveu des plus célèbres Analyses, fi on s'en tenoit aux règles ordinaires pour réfou- dre ce genre de queftions.

(a) Voyez dans ce volume l'Ecrit fur le calcul de* probabilités à la fuite de ces Ectaircijfcmcns .

Cij

5 2 Eclaircijjemens

La féconde branche eft Pextenfioa qu'on a faite de Panalyfe des probabi- lités dans les jeux de hazard , à diffé- rentes quefHons relatives à la vie com- mune , comme celle qui ont rapport à la durée de la vie des hommes , au prix des rentes viagères , aux afîuran- ces maritimes , à l'inoculation (£), &: autres objets femblables. Elles diffé- rent des queftions far les jeux de ha- zard , en ce que dans celles-ci , les rè- gles des combinaifons Mathématiques iuffifent (au moins prefque toujours) pour déterminer le nombre &C le rap- port des cas pofîibles; au lieu que dans celles-là 9 l'expérience & l'obfervation feule peuvent nous inftruire du nom- bre de ces cas, Se ne nous en inftruifent qu'à peu près.

Néanmoins dans cette féconde bran- che même de Van de conjecturer , le cal- cul mathématique eft encore applicable ; l'incertitude , s'il yena, ne tombe que fur les faits qui fervent de principes ; ces faits fuppofés , les conféquences font hors d'atteinte.

Il n'en eft pas ainfi d'une troifieme

( b ) Voyez dans es volume les Réflixions fur l'ino* çulation»

fur les Elemens de Philofophie* 5 $ branche de l'art de conjecturer , dans la- quelle même confifte réellement cet art proprement dit; car les deux premières branches n'y appartiennent que d'une manière impropre, *parce qu'elles ont pour bafe ou des principes certains , ou des faits qui le font à peu près , & une méthode fûre de raifonner d'après ces principes & ces faits.

Cette troifieme branche a pour objet les feiences dans lefquelles il eft rare ou impofîible de parvenir à la démonftra- tion , & dans lefquelles cependant l'art de conjeclurer eft néceflaire.

Il faut distinguer ces feiences en fpéculatives & en pratiques. Les pre- mières peuvent fe réduire à la Phy- fique & à PHifloire , les autres à la Médecine , à la Jurifprudence & à la feience du monde ; j'entends ici par la feience du inonde , l'art de fe conduire avec les hommes pour tirer de leur commerce le plus grand avantage pof- fible , fans s'écarter néanmoins des obli- gations que la morale impofe à leur égard.

Parcourons fuccemVement ces dif- férentes feiences , oc voyons dans chacune en quoi confifte l'art de con-

y 4 Eclaircijjemens

jecturer, relativement à leurs dirTérens

objets.

EnPhyfîque l'art de conj égarer peut avoir pour but, ou de trouver la caufe des faits que PexDerience & Pobfer- vation nous découvrent , ou de nous conduire à la découverte de nouveaux faits qiû ajoutent quelques degrés de perfection aux connoiffances que nous avons fur les phénomènes de la na- ture. C'eft en remplhTant ce dernier objet que l'art de conjecturer en Phy- fique peut avoir l'utilité la plus réelle &c la plus fenfîble. On fera d'autant plus en état d'y parvenir , qu'on aura une connohTance plus étendue des faits déjà découverts. En rapprochant les uns des autres ceux de ces feits qui ont entr'eux quelque chofe de commun , quelque analogie plus ou moins facile à apper- cevoir , on en vient à foupçonner les phénomènes qui pourroient réfulter de quelque combinaifon nouvelle ; & la conjecture fe change en démonilration , quand l'expérience confirme ce qu'on avoit foupçonné.

Il femble que cet art de conjecturer dans la Phyfique devroit en étendre très-rapidement les bornes. La multi-

fur les Elhnens de Philofophic. 5 5 tilde des phénomènes connus, les rap- ports qu'ils ont entre eux , les nou- velles combinaifbns qu'on peut faire pour généralifer ces rapports ou pour les reftreindre , tout cela paroîtroit de- voir enrichir prodigieufement de jour en jour la marie de nos connoifîances phyfiques. Mais foit négligence de la part des Philolbphes , lbit fatalité at- tachée au progrès des connoifîances humaines pour le ralentir , il s'erT écoulé des fiecles entre les découvertes qui fembloient avoir le plus d'analogie. L'art de frapper les monnoies & les mé- dailles a été connu des anciens ; ceux de la gravure &C de l'imprimerie , qui paroiîlent y toucher , ne le font que depuis trois cens ans. Toutes les his- toires anciennes font pleines de.s phé- nomènes de l'électricité & de l'aurore boréale ; ce n'eft. que depuis peu que les Phyficiens ont donné une attention fuivie à ces phénomènes , regardés jufques-là comme des efpeces de pro- diges que racontoit la crédulité des hiiloriens. La direction de l'aimant vers le nord a été connue plus d'un fiecle avant qu'on fongeât à faire ufage de la bouffoie» Les anciens fe fervoient de

C iy

56 Eclaircijjemens

fpheres de verre remplies d'eau pour augmenter le feu & la lumière , foit quand ils vouloient brûler certains corps , foit quand ils avoient à faire certains ouvrages qui demandoient que l'objet fur lequel ils travailloient fût bien éclairé; ils s'étoient même apper- çus (c) qu'une boule de verre pleine d'eau grolTiflbit les objets ; comment n'ont-ils pas fait plus d'ulage en Phy- fique de ces fortes de microfcopes , formés d'une petite boule de verre pleine d'eau , qui grofïit affez confidé- rablement les corps placés à fon foyer } Comment de plus ne leur eft-il pas venu en idée d'employer des verres lenticulaires au lieu de fpheres ? Ces verres fi utiles pour aider la vue , n'ont pourtant commencé d'être en ufage qu'à la fin du treizième fiecle. Mais ( ce qui efr. peut - être plus extraordi- naire ) comment s'eïr. - il écoulé trois fiecles entiers entre l'invention des lu-, nettes fimples à un feul verre , & celle des lunettes à deux verres ? Il femble pourtant que cette nouvelle combinai- fon étoit bien facile à imaginer, & qu'il étoit bien naturel d'erTayer ce qui (c) Seneque , Queft. nat. Ch, 6,

fur les Elcmcns de Phitofophie. 57 en réfulteroit , fans attendre que le ha- zard en fournît Poccafion. Combien d'autres exemples pourrions-nous ap- porter de la lenteur avec laquelle les découvertes fe fui vent , lors même qu'elles femblent avoir entr'elles une connexion nécefîaire ?

L'analogie , c'eft - à - dire la refTem- blance plus ou moins grande des faits , le rapport plus ou moins fenfible qu'ils ont entr'eux , eft donc Tunique règle des Phyficiens , foit pour expliquer les faits connus , foit pour en découvrir de nouveaux. Mais en même tems , que de précautions ne doivent-ils pas ap- porter dans l'application de cette règle , il fujette à les tromper , foit par des reflemblances qui ne font qu'apparen- tes , foit par des différences qu'on dé- couvre avec le tems entre les phéno- mènes qui paroiiïbient le plus parfaite- ment fembîables ?

Les planètes femblent être des corps opaques , analogues à la terre que nous habitons; en faut -il conclure {qu'elles font habitées comme notre terre? San> parler des difficultés théoloyques qu'on oppofe à cette codféqûence , (diffi- cultés auxquelles la Philofophie ne

C v

5 8 Eclaircijfemens

touche point ) la reilemblance des pla- nètes à la terre efï - elle aufîi parfaite que nous l'imaginons ? On doute beau- coup que la lune , celle de toutes les planètes dont nous connoifîbns le mieux la furface , ait un atmofphere femblable à celle du globe terreitre ; dès-lors voilà un point eflentiel de ref- femblance qui manqueront à ces deux corps , & qui infirmerait toutes les conféquences qu'on pourrait tirer de cette reflemblance prétendue. Ce n'eit pas tout. Snppofons les planètes ha- bitées ; pourquoi les comètes ne le fe- raient-elles pas aufîi ? Car ces comètes font aufîi elles - mêmes des planètes , comme l'Afïronomie moderne l'a dé- montré. Mais comment concevoir que ta comète de 1680 (pour ne point par- ler des autres) puiffe être habitée , elle qui s'eft. approchée du foleil jufqua toucher prefque fa furface , &c qui a éprouver dans cette proximité une chaleur capable de détruire tout ce qui la couvrait ? Or fi cette comète n'eft pas habitée , pourquoi les autres co- mètes le feraient - elles ? Et û les co- mètes ne font pas habitées , pourquoi veut-on que les planètes le foient? Mais

fur Us Elêmms de Philofophie. 59 fi les planètes Se les comètes ne font pas habitées , pourquoi ibnt-elles des corps opaques , 6c non des aflres lu- mineux par eux-mêmes ? On dira peut- être que lune fert à nous éclairer pendant l'abfence du ioleil, 6c que fi elle avoit été lumineuie par elle-même , la nuit , deftinée à tempérer la chaleur du jour , n'auroit fait alors eue l'aug- menter. D'abord il-eft fort douteux que la deilination de la lune ibit de nous éclairer pendant nos nuits , puifque durant la moitié des nuits elle nous eit cachée. Il faudroit, pour qu'elle nous éclairât conftamment pendant l'abience du ioleil, qu'elle fe levât tous les jours quand cet aûVe fe couche ; c'efl-à-dire que fa révolution autour de la terre , au lieu d'être de 27 à 18 jours , fut d'en- viron 365, précifément comme celle du ioleil. Il efl vrai qu'il feroit nécef- faire pour cela que la lune fût cinq à fix fois plus éloignée de nous ; & qu'alors elle nous donneroit moins de lumi re ; mais il eût été facile d'obvier à cet in- convénient en donnant plus de volume & par conféquent plus de furface à cette planète fans augmenter fa maffe. Concluons donc que nous ne favons

C vj

6o Eclaircîjjemens

pas trop bien la vraie deflination de ïa lune. Mais quand Fufage de cette pla- nète feroit en effet de nous éclairer pen- dant nos nuits, aflurément les autres pla- nètes ne font pas faites pour cela ; & quand elles le feroient , il n'y auroit aucun danger pour nous qu'elles fuffent lumineufes par elles-mêmes , fi elle ne font dcflinées qu'à nous éclairer.

Si donc les planètes , quoique fem- blables par leur opacité au globe ter- reftre , ne font pas habitées ( comme il eft très permis de le croire ) 9 quelle peut être l'utilité de ces corps dans la vafïe étendue des deux ? C'eft ce que nous ne favons pas , & vraifemblabie- ment ce qu'il faut nous réfoudre à ne favoir jamais. Ne cherchons point à deviner ce qui fe pafle dans les globes immenfes qui flottent û loin de notre terre. Contentons-nous d'ignorer pref- que entièrement ce qui arrive autour de nous dans le petit globe que nous ha- bitons ; & répétons-nous fouvent à nous- mêmes la leçon faite autrefois à ce Phi- îofophe , qui en obfervant les aftres fe laiffa tomber dans un puits.

Tandis qu'à fdne à tes pieds tu peux voir % Penfes-tu lire au-deJJ'us d> ta têtu?

fur les Elimens de Philo fophie. 6 1 La circonfpe&ion avec laquelle on doit faire ufage de Part de conjecturer en Phyfique , pour deviner les faits qui ne font pas à la portée de nos fens , doit être encore plus grande quand il s'agit d'expliquer les faits connus. C'en: fur-tout alors que les raiionnemens ti- rés de l'analogie font les plus fujets à nous induire en erreur. J'ai quelque- fois defiré (J) que pour guérir les Phy- ficiens de la manie d'expliquer tout, on fit un ouvrage qu'on pourroit inti- tuler And- -Phyfique , & dans lequel, fuppofant les phénomènes tout autre- ment qu'ils ne font , on en donneroit en même tems des explications fi évi- dentes en apparence , que le Phyfi- cien & même le Géomètre le plus dif- ficile devroit en être fatisfait. On diroit par exemple ;

Le Baromètre haujje pour annoncer la pluie.

Explication.

Lorfqu'il doit pleuvoir , l'air eft plus chargé de vapeurs ; par conféouent plus pefant ; par conféquent il doit faire

(d) Ceci peut fervir de développement à ce qui a iw dit dans les Elçm, de Philofvp,uet Tora. IV. p. 292.

6z E clair ciffemens

haufler le baromètre ; ce qu'il falloit

démontrer.

Autre fait à expliquer.

L'hiver eft la faifon la grêle doit principalement tomber.

Explication.

L'atmofphere étant plus froide en hiver , il eir. évident que c'en1 fur-tout dans cette faifon que les gouttes de pluie doivent fe congeler juiqu'à fe durcir en traverfant l'atmofphere. Ce qu il fal- loit démontrer.

Par malheur pour ces explications , les faits y font abfoiument oppofés. Le baromètre baifle pour annoncer la pluie, &: la grêle tombe bien plus fouvent en été qu'en hiver. Cependant je ne vois pas ce qu'on pourroit objecter aux ex- plications précédentes ; Se il faut con- venir que cette réflexion eft. fort en- courageante pour les Phyficiens qui veulent 6c qui croient rendre raifon des phénomènes de la nature.

Je n'apporterai pas un plus grand nombre d'exemples, par la trop grande facilité qu'il y auroiî à les multiplier ; mais après avoir donné un modèle.

fur les E terriens de Philofophie. 6$ d'explications phyfiques des faits non exiftans , j'en vais donner un des rai- fonnemens par lesquels les Philofophes prétendent décider qu'un fait eft im- poflible , preicrire des bornes à la na- ture , & lui dire comme Dieu à la mer; /// iras jujqrf ici & tu 71 avanceras pas plus loin.

Question.

On demande s'il eft poftibïe , qu'un pépin de fruit mis en terre , produife au bout d'un certain nombre d'années un arbre du même genre que celui d'où le fruit a été tiré.

RÉPONSE.

Il eft évident que cela eft impoflible ; comment le moins peut-il produire le plus? h moins qu'on ne veuille donner le démenti à l'axiome , que le tout eji plus grand que fa partie.

Autre Question.

Eft-il poftible qu'une certaine liqueur, lancée par un animal dans le corps de fa femelle , produife un autre animal de même efpece ?

64 Eclair •cijjemens

RÉPONSE.

Quelle abfurdité ? Et quel rapport peut-il y avoir entre cette liqueur brute de quelque genre quelle foit , &c un être pe niant & tentant ? On ne donne point ce qu'on n'a point ; ceux qui font cette quefîion font tout au moins fuf- pects de matérialifme ; mais heureufe- ment l'abiurdité de leur hypothefe em- pêche qu'elle ne foit dangereufe.

Troisième Question.

On prétend avoir trouvé le fecret d'une petite poudre , qui a cette pro- priété , que quand il tombe une étin- celle deflus , cette poudre éclate avec grand bruit, 6c peut, ouoiqu'en afTe2 petite quantité , renverler aans ion ex- piation des édifices considérables. On demande fi la chofe eft pofiible ?

RÉPONSE.

Cela efl impofïible par tous les prin- cipes de la méchanique. Pour qu'une petite malTe en renverfe une grande , il faut au moins que cette petite marie

fur les Elimcns de Philofophie. 65 foit douée d'une vîtefTe énorme ; & comment une étincelle peut-elle com- muniquer une fi grande vîtefTe à un amas de grains de poudre en repos? Car d'un côté cette étincelle eft beaucoup moin- dre que l'amas de grains de poudre , &C de l'autre la vîtefTe avec laquelle elle tombe fur cet amas de grains , eft peu confidérable. Il faut donc encore ren- voyer ce prétendu fait au catalogue des fables.

Cela eft fort bien raifonné ; mais cette poudre exifte cependant , au grand dé- triment de l'efpece humaine.

On ofe avancer qu'un Phyficien de cabinet, qui auroit cherché à deviner par les raifonnemens &: les calculs les phénomènes de la nature . &c qui les verroit enfuite tels qu'ils font , feroit bien étonné de n'avoir prefque ja- mais rencontré jufte. Il reftembleroit aux habitans des Iftes Marianes , qui la première fois qu'ils virent du feu , pri- rent cette matière pour un animal qui dévoroit tout ce qui fe trouvoit pro- che de lui. Un Hollandois qui entrete- noit un Roi de Siam des particularités de la Hollande , lui dit entr'autres ehofes que dans ion pays l'eau fe dur-

66 Eclaircijjemens

cilToit quelquefois fi fort pendant la fai- fon la plus froide de Tannée , que les hommes marchoient deflus, & que cette eau ainfi durcie porteroit des éléphans s'il y en avoit. Jufqifici , lui dit le Roi , y ai cru les chofes extraordinaires que vous mave^ dites , parce que je vous prenois pour un homme d'honneur & de probité ; mais préfentement je fuis ajj'urê que vous menteur. Ce Roi de Siam repréfente affez bien le Phyficien de cabinet , toujours prêt à nier comme impofïible ce qu'il ignore ck ne peut comprendre ,.& à rendre de mauvaifes raifons de ce qu'il ne peut nier parce qu'il le voit.

En voilà , ce me femble , allez pour convaincre les Phyficiens fages , les Phyficiens vraiment Philofophes 5 com- bien ils doivent être fur leurs gardes , & fi j'ofe le dire , modeftes , même à l'é- gard des faits qu'ils croient expliquer le plus clairement; puifque dans des cas ils croiraient atteindre jufqu'à la dé- monstration , ils pourraient avancer des abfurdités fans le favoir.

C'eft. bien pis quand ces explications hazardées ne le bornent pas à la mnple fpécutation,mais qu'elles peuvent avoir, comme en Médecine, les effets les plus

fur les Elêrncns de Philofophie. 6j nuifibles , fi on a le malheur de fe trom- per. La Médecine fyitimatique me pa- raît ( & je ne crois pas employer une exprefÏÏon trop forte ) un vrai fléau du genre humain. Des obfervations bien multipliées , bien détaillées , bien rap- prochées les unes des autres , voilà y ce me femble, à quoi les raifonnemens en Médecine devroient Te réduire. Je ne puis me défendre d'un mouvement 'd'indignation & de pitié quand je me rappelle qu'un homme qui fe faiioit appeller Médecin , & qui avoit penie me faire perdre un de mes amis , en rendant très - dangereufe une maladie très-légère, venoit au fortir de me prouver que la Médecine étoit plus cer- taine que la Géométrie.

Je ne prétends pas cependant qu'il n'y ait un art de guérir les hommes , je crois même cet art fort étendu dans la nature. Mais je le crois très - borné pour nous , foit parce que la nature s'obfline à nous cacher fon fecret , foit parce que nous ne favons pas l'inter- roger. L'apologue fuivant , fait par un Médecin même , homme d'efprit Se philofophe , re préfente aflez bien l'état de cette feience. La nature , dit-il 3 eft

68 Eclaîrcîffemtns

aux prifes avec la maladie ; un aveugle armé d'un bâton ( c'eft. le Médecin ) arrive pour les mettre d'accord ; il tâche d'abord de faire leur paix ; quand il ne peut en venir à bout ,- il levé fon bâton fans favoir il frappe ; s'il at- trape la maladie , il tue la maladie ; s'il attrape la nature , il tue la nature. Dif- cunt periculis no (Iris , dit Pline , & per expérimenta mortes agunt (e). Un Méde- cin célèbre , renonçant à la pratique qu'il avoit exercée trente ans, difoit,y'e fuis las de deviner.

L'art de conje&urer en Médecine," cet art fi néceïTaire & fi dangereux, ne fauroit donc conMer dans une fuite de raifonnemens appuyés fiir un vain fyftê- me. C'eft uniquement l'art de compa- rer une maladie qu'on doit guérir , avec les maladies femblables qu'on a déjà connues par fon expérience ou par celle des autres. Cet art confifle même quelquefois à appercevoir un rapport entre des maladies qui paroifTent n'en point avoir , comme aufîi des diffé- rences effentielles , quoique fugitives ,

(e) Ils s'inftruifent par les dangers ils nous expofent , & font leurs expériences aux dépens de notre vie.

fur Us Elcmcns de Phllofophie, 69 entre celles qui paroiffent fe reffembler le plus. Plus on aura ratTemblé de faits , plus on fera en état de conje durer heu- reufement ; fuppofé néanmoins qu'on ait d'ailleurs cette juftefie d'efprit que la nature feule peut donner.

Ainfi le meilleur Médecin n'efl pas ( comme le préjugé le fuppofe ) celui qui accumule en aveugle & en courant beaucoup de pratique , mais celui qui ne fait que des obfervations bien ap- profondies , & qui joint à ces obfer- vations le nombre beaucoup plus grand des obfervations faites dans tous les fiecles par des hommes animés du mê- me efprit que ljui. Ces obfervations font la véritable expérience du Médecin ; elles lui offrent mille fois plus de faits que fa propre pratique ne peut lui en fournir , & par conféquent elles exi- gent de lui pour être étudiées , un tems que fa propre pratique ne doit pas abforber tout entier. 11 eil pourtant vrai qu'il doit joindre cette pratique à la connohTance de celle des autres , comme il eft nécefTaire qu'un Arpen- teur joigne le travail des opérations fur le terrein à l'étude de la Géométrie dans les livres* Mais doit-on préférer le Me-

*J0 EclaircîJJemens

decin qui n'a que l'expérience de fes prédéceiTeurs , à celui qui n'a que la fienne ? Je vais peur-être avancer un paradoxe. L'Hifîoire Romaine nous ap- prend que Lucullus qui n'avoit jamais fait la guerre avant que d'être envoyé contre Mithridate , devint général dans la route par la feule lecture réfléchie des bons ouvrages en ce genre ; fi un Médecin qui n'auroit jamais pratiqué 9 avoit employé ion tems à étudier & à fe rendre bien propres les obfervations des Médecins fes prédécefleurs , je ne balancerais pas à le préférer à celui qui borné à fes propres obfervations , au- roit d'ailleurs pour lui la pratique la plus étendue. Des Maîtres de l'art font en cela du même avis. Je préférerois , difoit Rhazes , un Médecin favant qui n'auroit jamais vu de malades, à un Pra- ticien qui ignoreroit ce qu'ont enfei- gné les anciens. Le premier auroit bien plus de matériaux que le fécond pour conjecturer avec fuccès , puilqu'enfin le malheur du genre humain veut qu'un Médecin en foit réduit à conjecturer.

Je ne puis m'empêcher de regretter à cette occafion que le projet formé par M, Chirac n'ait pas eu lieu ; je ne

fur les Ellmens de Philojbphie. 7 1 doute point que la Médecine n'en eût pu tirer de grands avantages. Qu'on me permette de tranfcrire ici en entier cet endroit de fon éloge par M. de Fonte- nelie ; quoiqu'un peu long , je ne crois pas devoir en rien retrancher.

» M. Chirac avoit conçu depuis » long-tems une idée , qui eût pu con- » tribuer à l'avancement de la Méde- » cine. Chaque Médecin particulier a » fon favoir qui n'eft que pour lui, il » s'eft fait par fes obfervations & par » fes réflexions certains principes, qui » n'éclairent que lui ; un autre , &C » c'efr. ce qui n'arrive que trop , s'en » fera fait de tout différens , qui le » jetteront dans une conduite oppo- » fée. Non - feulement les Médecins » particuliers , mais les Facultés de Mé- » decine femblent fe faire un honneur » &c un plaifir de ne s'accorder pas. De » plus les obfervations d'un pays font » ordinairement perdues pour un au- » tre. On ne profite point à Paris de » ce qui a été remarqué à Montpellier. » Chacun efl comme renfermé chez » foi, 6c ne fonge point à former de » fociété. L'hiftoire d'une maladie qui » aura régné dans un lieu , ne fortira

Jl EclaîrciJJemens

» point de ce lieu-là , ou plutôt on ne » l'y fera pas. M. Chirac vouloit éta- » blir plus de communication de lu- » mieres , plus d'uniformité dans la pra- » tique. Vingt-quatre Médecins des plus » employés de la Faculté de Paris au- *> roient compofé une Académie , qui » eût été en correfpondance avec les » Médecins de tous les hôpitaux du » Royaume , 6c même avec ceux des » pays étrangers , qui l'emTent bien » voulu. Dans un tems les pleu- » réiies , par exemple , auroient été » plus communes , l'Académie auroit » demandé à fes correfpondans de » les examiner plus particulièrement » dans toutes leurs circonilances , aufîi- » bien que les effets pareillement dé- » taillés des remèdes. On auroit fait » de toutes ces relations un réfultat » bien précis , des efpeces d'aphorif- » mes , que l'on auroit gardés cepen- » dant jufqu'à ce que les pleuréfies » fuflent revenues , pour voir quels » changemens ou quelles modifications » il faudroit apporter au premier ré- » fultat. Au bout d'un tems on auroit » eu une excellente hiftoire de la pleu- » réfie?& des règles pour la traiter ?auûl

» (lires

fur les Elimens de Philofophie. 73 fûres qu'il foit pofTible. Cet exemple » fait voir d'un feul coup d'œil quel » étoit le projet , tout ce qu'il embraf- » foit , &: quel en devoit être le fruit. » M. le Duc d'Orléans l'avoit approu- w vé& y avoit fait entrer le Roi , mais » il mourut lorfque tout étoit difpofé » pour l'exécution >». On ne fera peut- être pas fâché d'apprendre par la fuite du même Eloge , ce qui a empêché la réufïite de ce projet; je ne crois point ce récit déplacé dans un ouvrage de Philofophie , ne fût-ce que pour ajou- ter de nouveaux traits à Phiftoire de l'efprit humain , & pour faire connoître les caufes morales , qui dans les fiecles les plus éclairés retardent le progrès des feiences les plus utiles.

» M. Chirac étant devenu premier » Médecin du Roi , fa nouvelle autorité » lui réveilla les idées de fon Acadé-

» mie de Médecine Mais quand le

» deffein fut communiqué à la Faculté » de Paris , il y trouva beaucoup d'op- pofition. Elle ne goûtoit point que » vingt -quatre de les Membres com- » pofaffent une petite troupe choifie, » cuii auroit été trop flere de cette dif- * tm&ion , ôc fe feroit crue en droit Tome K D

74 Edaircljjemens

» de dédaigner le relie du corps. Les » plus employés dévoient la former , » & les plus employés pouvoient-ils » fe charger d'occupations nouvelles ? » N'étoit-on pas déjà afîéz inftruit par » les voies ordinaires ? Enfin comme » il eft aifé de contredire , on contre- » difoit, & avec force, &c le premier » Médecin trop engagé d'honneur pour » reculer, perfuadé d'ailleurs de l'uti- » lité de fon projet, tomboit dans l'in- » certitude de la conduite qu'il devoit » tenir à l'égard d'un corps refpe&able. * La douceur & la vigueur font égale- f9 ment dangereufes ; ck il fe détermi- » noit pour les partis de vigueur, lorf- » qu'il fut attaqué de la maladie dont » il mourut ».

Souhaitons pour le bien de l'huma- nité que ce projet û utile fe réveille , qu'il ne trouve plus d'obftacles dans les intérêts particuliers, &; que ceux qui exercent un art fi néceflaire , concou- rent d'un commun accord à le rendre le moins dangereux qu'il eft pofîîble. Il ne le fera encore que trop , même après la réunion des lumières de tous ceux qui l'ont le mieux exercé ; que fera-ce fi l'on s'oppofe aux effets falu*

fur les E terriens de Philojbphie. 7 5 taïres que cette réunion produiroit in- failliblement ?

Puifqu'il erc queftion de ce fujet im- portant, je crois pouvoir parler ici d'un autre fouhait dont l'exécution feroit fort à defirer. Il manque , ce me fem- ble, deux ouvrages à la Médecine ; l'un, Médecine préfervative , qui enfeigneroit le régime qu'il faut fuivre pour fe pré- ferver des maladies dont on peut être menacé, ou par fa conftitution, ou par fa faute ; l'autre , Médecine négative , qui enfeigneroit ce qu'il faut ne point faire quand on eft attaqué de telle ou telle maladie , les alimens & les chofes dont cette maladie exige qu'on s'abftienne. J'aurois plus de foi à un pareil livre qu'à tous ces recueils de remèdes , ordonnés par des Médecins qui n'y croient pas ( ou qui n'y croient que par bénéfice ^inventaire ) &t adoptés par des malades impatiens , qui après avoir forcé ck dérangé la nature , veulent en- fuite précipiter fon opération dans le rétablhTement de l'œconomie animale» Quand nous n'aurions pas le malheur d'être convaincus trop fouvent par no- tre propre expérience du danger de toute cette pharmacie , il fufliroit , pour

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y 6 Eclalrcljfcmcns

nous convaincre au moins de fon peu d'utilité , de confulter féparément des Médecins reconnus pour habiles , fur les remèdes dont on doit ufer dans telle ou telle maladie. Il eit affez rare qu'ils ne prefcrivent pas des remèdes différens, ck fouvent oppofés. Il n'efl pas rare même , & je pourrois en citer des exemples dont j'ai été témoin , de voir des Médecins, réputés habiles dans la connoiffance des médicamens , fe tromper grofliérement fur la nature de la maladie dont on eit attaqué , ordonner en conféquence les remèdes que pref- crit la Médecine pour la maladie qu'ils fuppofent , & guérir par ces remèdes la maladie qu'on avoit réellement ; effet merveilleux de la Pharmacie , & qui prouve à quel point les effets en font certains & déterminés. Auffi les plus habiles & les plus éclairés de nos Mé- decins font-ils de toute cette Pharmacie le cas &c l'ufage qu'elle mérite ; c'en1 fans doute en ce fens qu'on a dit & avee grande raifon, que le Médecin le plus digne d'être confulté , étoit celui qui croyoitle moins à la Médecine.

Et comment les Médecins s'accoi*- deroient-ils fur les remèdes? Ils ne s'ac-

fur les Elèmens de Phtlojbphie. JJ cordent pas fur les faits les plus impor- tais ; par exemple fur la queflion , li on peut avoir deux fois la petite véro- le (/) , &: fur beaucoup d'autres fem- bîables ? Mais en voilà affez fur l'incer- titude de cet art ou de cette fcience, comme on voudra l'appeller.

Si l'art de conjeclurer eft reffource prefque unique de la Médecine , mal- gré l'importance de l'objet , cet art eu. ib u vent forcé de s'exercer en Jurifpru- de'nce fur des fujets qui ne font guère moins intéreffans , la fortune , l'hon- neur ^ l'état , la liberté & quelquefois même la vie des hommes. Cette fcience a pourtant un avantage que la Médecine a rarement, celui d'avoir des principes fixes & décidés, quoique fouvent arbi- traires dans leur institution. Ces prin- cipes font les lois de chaque état, qui ne peuvent être changées que par une volonté exprefTe de ceux qui gouver- nent. En Médecine , les deux chofes qu'il importe de connoître , font fou- vent incertaines l'une & l'autre , le mal & le remède ; en Jurifprudence le re- mède eft toujours donné par la loi ? le

(/) Voyez plus bas l'Ecrit fur l'application du cal- cul des probabilités à l'inoculation.

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7$ Eclalrcijjcmens

genre du mal feul peut être équivoque, L'art de conje&urer fe réduit donc à bien déterminer ce qui tombe dans le cas de la loi : il y a même des Etats , &c ce ne font pas les moins fages , on cette queftion efl la feule fur laquelle les Juges prononcent ; c'efl la loi qui or- donne le refle , 6c qui fait l'arrêt.

Le Juge peut rencontrer deux efpe- ces de difficultés à fixer ce qui tombe dans le cas de la loi ; en premier lieu PinfufTifance des preuves ; & en fécond lieu , lors même que les preuves font incontestables , la différence réelle ou apparente du cas propofé à ceux que la loi a exprefTément prévus : car il eft évident qu'elle ne fauroit tout prévoir. Quelquefois même les deux difficultés: fe réunifient, &c la déciiion en devient encore plus épineufe. Mais fi le Juge n'eft. que trop ibuvent obligé d'avoir recours à la conjecture , au moins doit- il être d'autant plus réfervé dans l'ufage qu'il en fait , que l'objet eft. plus im- portant , fur-tout quand il s'agit de l'hon- neur Ôt de la vie des hommes. J'avoue- rai à cette oceafion que deux chofes m'ont toujours fait peine dans nos lois criminelles françoifes. La première ,

fur les Elémens de Phllofophle, 79 qu'il ne faille que deux témoins pour condamner à mort un aceufé ; cette loi fuppofe , ce me femble , qu'un honnête homme ne peut jamais avoir deux en- nemis (g). La féconde , que pour infli- ger la peine de mort , la pluralité de deux voix feulement foit fuffifante. Une pluralité fi peu confidérable n'eft. -elle pas une preuve que le crime n'eft. pas avéré ? & peut-on fe réfoudre à priver un homme de la vie , quand fon crime n'eft pas aum* clair que le jour? Les auteurs d'une Jurifprudence fi févere > auroient-ils pris pour principe , qu'il eft moins dangereux de punir Un inno- cent que d'épargner un coupable ? Prin- cipe dont la morale des Etats peu s'ac- commoder quelquefois , mais qui ré- pugne à la nature , dont la loi parîoit aux hommes , avant qu'il y eût des Etats.

Il faut pourtant convenir que malgré cet inconvénient de*Aos lois , peut-être inévitable , (car je refpec~te la fageiTe qui les a diftées ) les innocens condamnés

(g) On prétend que cette loi eft fondée fur le paf- fage de l'Evangile ; in ore duorum aut trium teftium fiabit omne verbum ; je fuis perfuadé, pour l'honneur de ceux qui ont préfidé à nos lois , qu'ils n'ont jamais eu en yue cette application fi forcée.

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#0 EcWircijJemens

font rares , grâce à la pénétration 8z à la probité de nos Juges. Mais il fuffiroit qu'il y en eût un par fiecle , (& par mal- heur le nombre en eft plus grand) pour faire trembler le Juge le plus éclairé &c le plus intègre, quand il eil forcé de prononcer la mort d'un accufé.

Je ne parle point d'un grand nom- bre d'autres reproches qu'on eït. en droit de faire à la Jurifprudence crimi- nelle de toutes les nations. Ofons dire feulement que chez la plupart des peu- ples de l'Europe , cette partie fi im- portante de la légiflation eft encore dans fon enfance. On peut en voir la> preuve dans l'excellent traité des délits & des peines , par M. le Marquis Becca- ria (Ji) ; ouvrage que la Philofophie & l'amour des hommes femblent avoir

(h) Cet ouvrage , compofé en Itaiïen , a été tra- duit en françois par un homme de lettres , qui y a fait dans l'ordre des matières des changemens approuvés & adoptés par l'Auteur. I&ntérêt que nous prenons à cet excellent livre , nous fait defîrer que l'Auteur y donne tout le degré de perfection dont il eft fufeep- tible , qu'il développe davantage fes idées fur certains articles importans , qu'il approfondifle encore plus certaines queftions, qu'il fupprime les termes feienti- fïques auxquels il pourra en fubftituer de plus connus & de plus à la portée de tout le monde. La morale étant faite pour l'utilité générale , doit , autant qu'il eft poffible , parler le langage vulgaire.

fur les Elèmens de Philofophie. S l di&é , &: qui mérite d'être , fi je puis m'exprimer de la forte 9 le bréviaire des Souverains &C des Légiflateurs.

Venons à l'art de conjecturer en his- toire. Cet art a pour bafe la folution d'une queftion dont l'ufage s'étend au- delà de l'hiftoire même ; folution qui peut être foumife à des règles , mais à des règles délicates dans l'application : je veux parler de la probabilité des té- moignages , &c du degré de foi plus ou moins grand qu'on doit y ajouter.

Un Géomètre Anglois , à qui les Mathématiques ont d'ailleurs quelque obligation , s'avifa , à la fin du dernier fiecle, de calculerla probabilité du Chrii- tianifme dans un ouvrage intitulé , Prin- cipes mathématiques de la Théologie chré- tienne, Il pofe pour principe , i°. que la foi (fuivant la parole de J. C. ) doit être nulle fur la terre au jour du juge- ment dernier; 2°. que les témoignages fur lefquels la croyance des Chrétiens eft appuyée , décroiiient de probabilité à mefure qu'on s'éloigne de leur four- ce. Il cherche donc le tems cette probabilité fera réduite à rien ; ce tems doit être ? félon lui , celui de la fin du monde, qu'il fixe par fes calculs à l'an-

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S 2 Edaircijjemens

née 3150 ; c'eft-à-dire dans 1384 ans. On connoît plus d'un exemple de l'a- bus du calcul mathématique ; je doute qu'il y en ait jamais eu de plus étrange que celui-ci. Il l'efî. à tel point, que quelques lecteurs ont pris pour une plaifanterie , (auiïi mauvaife qu'indé- cente ) les raifonnemens &c l'ouvrage entier de l'Auteur. Mais il fuffit de lire cet ouvrage , & de voir le ton grave qui y règne , l'air même de profondeur qu'on y affecte , pour être perfuadé que l'Auteur a parlé très-férieufement ; d'ail- leurs une plaifanterie algébrique , fur- tout quand elle occupe tout un volume y feroit une bien trifte plaifanterie.

Quoi qu'il en foit , fans entreprendre de réfuter cet Ecrivain , &c fans rappel- ler ici les preuv*es fi connues de la ré- vélation , dont le détail n'appartient pa.*» à des Elémens de Philofophie, exa- minons feulement s'il eft bien vrai , comme ce Géomètre le fuppofe, que la probabilité d'un fait diminue à me- fure qu'on s'éloigne du tems il s'eft paffé.

D'abord , cet afFoiblifTement paroît inconteflable quand la probabilité du fait eft appuyée fur le fimple témoignage

fur les Elémens de Philo fophk. S $ verbal de génération en génération ; par la même raifon qu'un fait ? même arrivé de notre teins &: dans l'ordre le plus commun , eft d'autant moins cer- tain pour nous , qu'il le trouve plus de perfonnes entre celui qui raconte & celui qui dit avoir vu. Car pour croire ce fait , il faut fuppofer que chaque té- moin intermédiaire l'a réellement oui dire à celui qui le lui a tranfmis ; puis- que s'il en en1 un feul qui ne l'ait pas réellement oui dire, dès-lors la chaîne de la tradition eu rompue : il eft donc évident que la raifon de douter fe mul- tiplie à mefure qu'il y a plus de té- moins intermédiaires. Or la même rai- fon de douter a lieu pour les faits qui fe tranfmettent de bouche d'une géné- ration à l'autre ; la raifon de douter eu. même plus forte dans le fécond cas , parce que les témoins intermédiaires n'exiftant plus , comme ils exiitent dans le cas d'un fait arrivé de notre tems , il eu imporTible de s'affurer s'ils ont dit en effet ce qu'on leur attribue.

Il n'en eu pas de même quand le fait eu tranfmis par écrit. Tout fe ré- duit à favoir fi l'ouvrage qui nous le tranfmet n'eft ni fuppofé ni altéré ; car

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84 Eclaircijjemtns

alors cet ouvrage doit obtenir de nous la même croyance , que fi l'Auteur nous racontoft directement le fait dont il eft ou dont il prétend avoir été témoin. Il ne s'agira plus que d'examiner enfuite quel degré de foi on devroit ajouter à ce témoin s'il nous parloit lui-même ; or ce degré de foi doit fe mefurer , &c fur la nature du témoin , & fur celle du fait qu'il raconte. Dès qu'on ne pourra douter raifonnablement que Tite-Live , par exemple , n'ait écrit fon hiftoire , 1 exiftence de Scipion ne fera pas plus douteufe dans dix fiecles qu'elle ne l'eft aujourd'hui , ni les prodiges que cette hiftoire nous raconte , moins douteux aujourd'hui qu'ils le feront dans dix fiecles.

On doit cependant remarquer , que plus les faits tranfmis par écrit feront difficiles à croire , plus il faudra d'exa- men & de fcrupule pour s'afîurer û l'ouvrage a été véritablement écrit dans le tems on le fuppofe. Cet examen fcrupuleux efl fur - tout néceffaire , fi l'ouvrage paroît avoir pour but unique ou principal de raconter des prodiges , &L de changer la manière de penfer des hommes fur des points importans. Car

fur Us Elémens de Philofbphie. 8 J plus un Auteur montre de defTein &: de defir d'être cru, fur-tout en racontant des chofes extraordinaires , plus fon témoignage doit être fufpect , plus il eft. naturel de iuppofer qu'il n'a pas écrit dans un tems oii il pouvoit avoir des contradicteurs. Par conféquent , plus les faits qu'un Auteur raconte s'é- loignent de l'ordre commun , plus il cil néceflaire de s'afliirer que c'eft. vé- ritablement un témoin oculaire ou con- temporain qui les a écrits. Mais que l'ouvrage attribué à cet Auteur foit réel ou fuppofé , le doute ou la certitude fur cette qualité de l'ouvrage , ne fe- ront ni plus ni moins grands pour nos neveux que pour nous.

Obfervons au refte , que pour cons- tater la non- nippon" tion de l'ouvrage dont il s'agit , il faut entre cet ouvrage & nous une fuite non interrompue & inconteftable de témoignages par écrit qui en atteflent la réalité. Car fi entre l'ouvrage & le premier témoignage par écrit , il y avoit une lacune formée par une fimple tradition orale , alors la réa- lité de l'ouvrage feroit d'autant plus douteufe que le tems de cette lacune feroit plus long ; ce cas retomberoit

5 6 Eclaircijjemens

clans celui d'un fait attefté par le Am- ple témoignage verbal de plufieurs gé- nérations iucceiïives , depuis l'époque qu'on fuppofe à l'ouvrage en queftion juiqu'au premier témoignage par écrit.

Obfervons enfin , que plus les témoi- gnages par écrit s'éloignent de notre fiecle en remontant, plus la réalité de ces témoignages eft difficile à prouver; parce qu'ils font en plus petit nombre ,

6 moins propres par conféquent à fe confirmeras uns les autres. Mais il n'efl pas moins vrai que le doute fur la réa- lité de ces témoignages ( s'il doit avoir lieu) ne peut commencer raifonnabîe- ment qu'à une certaine époque plus ou moins éloignée de notre tems , 6c que depuis cette époque jufqu'à nous , tout le tems qui s'eft écoulé ne peut pro- duire aucune incertitude nouvelle.

Il eu donc queftion dans tous les cas foit de tradition orale , foit de tradition écrite , de remonter au premier témoin qui raconte. Il faudra enfuite examiner û ce témoin eft oculaire , ou feulement contemporain ; s'il eft le feul qui ait vu , ou fi plufieurs ont vu la même chofe , & nous en afTurent; fi leur témoignage eft uniforme ôc non çontefté , ni con^

fur les E/émens de Phuojbphie. 87 trarié , ni même altéré par d'autres ; û le fait qu'on raconte eu dans l'ordre commun , ou s'il n'y eft pas; fi dans ce dernier cas les témoins qui en dépofent ont été aflez éclairés pour ne fe pas tromper ; s'ils font à l'abri de tout foup- çon de féduclion ou d'enthoufiafme ; s'ils n'ont pas eu d'intérêt à voir les chofes telles qu'ils defiroient qu'elles fuffent ; s'il n'en ont point eu à dire qu'ils les ont vues pour fe faire croire plus aiiément ; enfin fi en les fuppofant de bonne foi & fans intérêt , il n'y a pas plus de raifon de les fuppofer dans l'erreur , que de croire que les lois or- dinaires & confiantes de la nature aient été violées pour contredire des vérités folidement établies.

On auroit grand tort de conclure de toutes ces règles , aufîi féveres qu'indif- penfables , qu'il faille toujours refufer fa croyance au témoignage des hommes en fait de prodiges. On en conclura feu- lement qu'il -faut être très-circonfpeft à y aujouter foi ; plus les faux miracles fe- ront décriés , plus les vrais miracles y gagneront.

Il y a plus de trente ans qu'il fe faifoit tous les jours des miracles fans fin dans

88 EclaîrcîJJtmens

un cimetière fîtué à l'extrémité de Paris.1 Ces miracles fon atteités , dit-on , par des témoignages nombreux & authen- tiques. Il n'y a dans toute Fhiftoire an- cienne & moderne , aucune efpece de prodiges (fi on en croit les partifans de ceux-ci ) qui puifient compter & réclamer tant de voix en fa faveur (*'). Si ce recueil de témoignages parvenoit à la poitérité, feul & dégagé de tout ce qui doit le rendre nul , elle fe trou- veroit embarrafTée , & n'oferoit pro- noncer fur la fauffeté de ces prétendus prodiges , en les voyant afïurés par des hommes dont l'état , le nombre , & les lumières qu'on leur fuppofe , femblent obliger de les croire fur leur parole quand ils afïurent avoir vu.

Je dirai plus. Un grand nombre de partifans de ces prétendus miracles ont été privés de leurs biens , exilés , em- prifonnés , perfécutés , fans changer d'avis. Il n'efi guère douteux que plu- fieurs n'eufTent fouffert les plus grands maux pour foute nir la vérité de ce qu'ils

(/) Les partifans de ces miracles ont ofé imprimer expreflement que les miracles de J. C. n'étaient pas mieux atteftés ; leurs adverfaires , qui le croiroit ! ont ^eu la lbttife d'appuyer en quelque manière cette afTer* tien impie , en la réfutant ferieufement.

fur les Elèmens de Phïlofophle. §9 croyoient avoir vu ; la poftérité feroit- èlle fage d'en conclure ( fans autre exa- men ) qu'ils n'étoient ni fourbes , ni dupes ? Nullement ; car les hiftoires font pleines de fanatiques qui ont même ïbuffert la mort avec courage pour leurs erreurs ; & il eft aufli facile à des hom- mes ignorans , inattentifs ou prévenus , de fe tromper fur des faits que fur des opinions.

Aurïi l'embarras de la poftérité fur cette nuée de témoignages commence- roit à diminuer , fi elle apprenoit en même tems les contradictions que ces miracles ont efTuyées dans le lieu même qui les a vus naître , le peu de foi que les fages y ont ajouté , 6c le ridicule dont ils ont fini par couvrir le parti qui s'en prévaloit. Bientôt cet embar- ras fe réduiroit à rien , fi elle favoit que dès que le théâtre de ces prétendus prodiges fut fermé, il ne s'en fit plus, parce qu'on avoit éteint le foyer l'enthoufiafme alloit s'allumer par une communication réciproque , &. muré , fi je puis parler ainfi, l'attelier fe fa- briquoient les lunettes du fanai if me.

Tel efl à peu près le fort qui eft deftiné à la plupart des faits de cette

90 Eclaircijfemens

nature , Se qui règle le jugement qu'oit en doit porter. On peut dire avec beau- coup de raifon que l'incrédulité fur ce point efl le commencement de la fa- gefle. Croira-t-on les prodiges d'Accius Navius , de Curtius , & mille autres femblables , quoiqu'arrivés , fi on s'en rapporte à l'hiftoire , fous les yeux de tout un peuple ? Croira-t-on la préten- due réfurrecîion dont on fait honneur à Apollonius de Thyane , quoiqu'exé- cutée , félon fon hiilorien , fur le plus grand théâtre ? dans la Capitale du mon- de ? Croira - 1 - on que le vieux de la Montagne n'en impofât pas à fes dif- ciples , quoiqu'ils couruffent fe donner la mort au premier fignal qu'ils rece- voient de lui? Croira-t-on enfin la pré- tendue guérifon d'un paralitique d'un aveugle par Vefpaiien , quoique rap- portée par un hiAorien tel que Tacite , qui femble même y ajouter une efpece de foi par ces paroles qui terminent fon récit; les témoins de ce fait, dit-il, Paffu- rent encore aujourd'hui , quoiqu'ils n aient plus ^intérêt à en impofer?

La circonfpec~tion avec laquelle on doit admettre les témoignages en cette matière , efl telle , que fouvent un

fur Us Elimens de Philofophie, 9 r témoignage qui paroîtroit d'un grand poids , diminue de force quand on l'exa- mine. On (ent aifément que mille rai- fons peuvent contribuer à cet affoiblif- iement. Il err. facile cependant de le faire illufion à ce fujet , &t de vouloir enle- ver quelquefois à un témoignage écla- tant une force qu'il n'eft pas pofîible de lui ôter. Qu'on me permette , pour le faire fentir , de rapporter un exem- ple célèbre. Ammien Marcellin raconte le prodige des feux fouterreins qui for- tant tout-à-coup du fein de la terre , empêchèrent que le temple de Jerufa- lem ne fut rebâti, comme l'Empereur Julien l'avoit ordonné. Or Ammien Mar- cellin étoit Payen , éclairé , Philofophe; il raconte ce fait 6c ne changea pas de religion ; qu'en faut-il conclure , difent les incrédules ? Tune de ces deux cho- fes ; ou que le paflage dont il s'agit n'efr. peut-être point d' Ammien Mar- cellin , & qu'il a pu être ajouté à fort hiftoire , comme cela s'eft pratiqué en d'autres occafions par une fraude plus pieufe qu'éclairée ; ou que u* c'en1 lui qui a raconté ce fait , il le regardoit , foit comme un bruit populaire , foit

91 Eclaircijjemens

comme purement naturel. La réponfe du Chrétien à cet argument err toute fimple ; Dieu a permis que la Philofo- phie d'Ammien Marcellin fût allez aveu- gle pour ne pas fentir ou ne pas con- noître les preuves qui réfultent de ce fait en faveur de la prédiction rappor- tée dans le nouveau Teftament , que le temple de Jerufalem ne feroit jamais rebâti. Si quelque Sultan également aveugle &: impie , éntreprenoit aujour- d'hui de faire rétablir ce temple , foit pour braver le Chriftianifme en détrui- fant , s'il le pouvoit, une de fes prin- cipales preuves , foit par des vues de politique pour attirer les Juifs dans {es Etats , & en augmenter la population , on doit être perfuadé que Dieu empê- cheroit l'exécution de ce deffein par quelque nouveau prodige. Mais cet être auffi fage que puiflant, qui ne multiplie pas les prodiges en vain , le contente d'éloigner de l'efprit des Sultans l'idée de rétablir le temple des Juifs. C'en1 en effet une chofe très - étonnante , que parmi tant d'Empereurs Turcs , enne- mis déclarés du Chriftianifme , dont même quelques-uns d'eux avoient juré

fur les Elémens de Philofophie. 9 } la perte , aucun n'ait encore penfé au projet dont nous parlons (/:). Quoi qu'il en foit , il n'y a pas , ce me femble , de Chrétien fincere &c zélé qui ne doive fouhaiter que Dieu permette cette en- treprife impie. Car il en réfulteroit fans doute en faveur de la Religion chrétienne un nouvel argument des plus éclatans.

Il n'en1 point de partifan éclairé de la vraie Religion qui n'admette toutes les règles que nous venons d'établir pour l'examen des miracles. Les défen- feurs d'une fi bonne caufe le refufent d'autant moins à ces règles , qu'elles leur fervent à établir la certitude des prodiges dont le Chriftianifme fe glo- rifie; certitude qu'on ne peut contefter.

Tels font les principes généraux fur lefquels efl appuyé l'art de conjecturer en matière d'hiiloire , & en général de faits 6c de témoignages. Venons à l'u- fage de cet art dans une autre feience ,

(k) On nous a obje&é qu'il y a une Mofquée de bâtie à l'endroit même étoit ce Temple , & que. la loi Mahométane défend d'abattre . aucune Mof- quée. Mais je doute que cette raifon arrêtât un Sultan zélé , qui fauroit bien fe faire appuyer par le Muphti. Un Chrétien ne peut donc fe diipenfer de recon- naître ici le doiçt de la Providence.

94 E clair ciffemens

celle de fe conduire avec les hommes. Dans cette fcience Part de conjecturer n'a qu'un principe lur , parmi beau- coup de règles fort incertaines. C'efl que les hommes , û difTérens d'ailleurs entr'eux par le caractère , par les opi- nions , par les paillons qui les agitent , ont un fentiment fur lequel ils fe reifem- blent tous , l'amour propre, avec lequel on a toujours à traiter quand on vit avec eux. Un Auteur moderne a dit que f intérêt étoit le mobile de toutes les actions humaines. Si par intérêt, comme je le crois , & comme il y a toute ap- parence , il a entendu l'amour de nous- mêmes , non-feulement il a dit une choie bien vraie , il a même dit une vérité commune , qui a cependant été regar- dée (pour l'honneur de cefiecle Philo- fophe) comme une abfurdité fcanda- leufe. Ce feul principe de la morale t ne faites point à autrui ce que vous n& voudriez pas qui vous fût fait , n'établit-il pas l'amour de nous-mêmes pour règle ck pour mefure de celui que nous devons à nos femblables ? En portant nos vues plus haut , &c nous élevant à une morale iupérieure encore à celle-là, s'il eft

fur les Elimens de Philofophie, 9 J poffible , le principe le plus épuré de la vertu , eft. , fi je ne me trompe , le de- fir d'être bien avec foi- môme ; & ce defir qu'eft-il autre chofe qu'une fuite de l'amour propre bien entendu?

L'amour de nous-mêmes , guide quel- quefois éclairé, plus fouvent aveugle, eft donc le grand reflbrt de l'humanité. Il faut bien fe dire que dans toutes leurs a&ions , tous leurs difcours , toutes leurs penfées tous leurs écrits même , les hommes n'ont qu'un refrain perpé- tuel; c'eft celui de ce Roi qui enten- dant faire l'éloge d'un autre Monarque , difoit tout bas , & moi donc ? Les plus adroits font ceux qui font fonner le moins haut ce refrain fi naturel ; mais ceux qui le difent le plus en fecret , ne font pas ceux qui le répètent le moins fouvent , &: avec le moins de force.

Ave^vous befoin , difoit une femme d'efprit qui connoiffoit bien les hom- mes , d? intérefj'er quelqu! un en votre faveur? flatte^ fa vanité par des éloges , aufji grof fiers mime qrfil vous plaira , fi vous ria- ve^ pas Cefprit ou fi vous ne voule^ pas prendre la peine de louer avecfinejfe ; peut- être déplaire^ - vous le premier jour , U

$6 Eclalrclffemens

fécond on vous fupportera , le troijleme on vous écoutera avec plaijîr , le quatrième on vous aimera.

Il feroit pourtant fâcheux , nous l'a- vouerons fans peine , que pour réufîir auprès des hommes , on en fût rc'duit à flatter fi groifiérement leur vanité. Si c'eft un «moyen fur de tirer parti d'eux, que de careil'er leur amour propre 9 c'eft un moyen pénible pour l'amour pro- pre qui carefie celui des autres, & qui fouffre plus ou moins du facrifice qu'il fait par-là de i'es intérêts. Ajoutons mê- me que ce moyen peut £tre aviliffant pour le fage , qui ne doit louer que ceux qu'il eftime. Mais s'il n'eft jamais d'oc- cafions il foit obligé d'encenfer baf- fement la vanité d'autrui , il en eu. en- core moins il fe trouve forcé de la blefîér. Il doit donc au moins ménager ce fentiment dans (es femblables , fur- tout quand il a quelque chofe à atten- dre ou à defirer d'eux. Le plus fage , il eft vrai , eu celui qui n'attend & ne defire rien des hommes, au-delà des devoirs mutuels que la fociété impofe à tous fes membres. Mais d'un autre côté le fage a , comme les autres , fon amour

propre

fur les Elimcns de Phllofophie. 97 propre , fouvent même d'autant plus vif, qu'il tâche de fe cacher davantage. Cet amour propre , s'il fait aux autres quel- que blerîure , s'expofe infailliblement à en recevoir de pareilles ; il efluie même des dégoûts , quand il ne cherche pas à en donner; il doit donc au moins faire en forte qu'ils foient rares , ck fur-tout qu'ils ne foient pas mérités.

Cette grande règle de conduite , de ménager l'amour propre des autres , efl fi évidente par fa nature , & ii facile dans l'application, qu'elle n'appartient même prefque pas à Y art de conjecturer, fi ce n'en1 peut-être en certains cas particu- liers , relativement au caraclere des hommes , ce qui blefferoit l'amour pro- pre de l'un , fktteroit l'amour propre de l'autre. Mais ce qui exige bien da- vantage toutes les reuources de la con- jecture , c'en1 la manière de nous con- duire avec les hommes relativement à nos intérêts , foit pour empêcher qu'ils n'y nuifent , foit même pour les y faire fervir : ce qui fuppofe la connoifîance des intérêts qu'ils ont eux-mêmes , ôc des reflburces qu'ils ont pour les faire valoir ; reflburces qu'ils doivent puifer , foit dans leurs talens , foit dans leur Tome K% E

9 S Eclaircljfcmens

caractère , foit enfin dans leur fituatïoi£ Cette connoifiance ne peut s'acquérir que par le fecours de l'expérience < De toutes les vérités que le commerce du monde nous apprend fur cette matière , la moins fujette à exception efr. celle- ci , qu'il faut fans cefTe fe défier des hommes , & ufer de la plus grande cir- confpeclion en traitant avec eux : maxi- me auffi trifte qu'importante, puisqu'elle nous met dans la néceffité de regarder nos femblables comme nos ennemis. Aiiiîi , quoique tous les livres nous la répètent , quoique tous les institu- teurs nous la crient, quoique l'expé- rience générale de tous ceux qui nous environnent nous en affure , la nature nous en éloigne fi fort , le befoin que nous avons de nos femblables &c le plaifir que nous trouvons dans une-confiance réciproque ont tant d'attraits pour nous, eue pour ne pas nous y livrer , nous avons prefque toujours befoin de notre propre expérience. Celle de tous les nommes & de tous les fiecles ne nous fuffit pas; un fentiment confus nous fait efpérer que nous ferons plus heureux que les autres dans la fociété, comme il nous flatte que nous ferons plus heu-

fur les Elèmens de Pkllofophie. 99 Feux en amour , malgré le petit nombre de gens heureux que l'amour a faits. Il fuffit qu'on nous ait avoué que ce mal- heur général attaché à l'efpece humaine a quelques exceptions , quoique fort rares ; nous nous flattons que l'excep- tion fera pour nous ; ce n'en1 qu'après avoir été trompés , &c même plus d'une fois , que nous confentons enfin à mettre la défiance en pratique , & qu« nous enfeignons cette maxime a la gé- nération fuivante , qui n'en profitera pas mieux que nous. On commence par croire tous les hommes honnêtes gens ; fouvent on finit par ne plus croire à la probité de perfonne ; c'eft. un autre excès : mais autant eft-il excufable dans celui qui a long-tems été dupe des au- tres , autant efî-ii odieux dans celui qui n'auroit encore été dupe de perfonne. Il faut commencer par être trompé , &t finir, fi l'on peut , par ne plus l'être.

Je dis , fi Von peut; car quoique l'ex- périence apprenne , &c même-d'afiez bonne heure , à fe défier des hommes , cependant, quand le caractère n'y porte pas , elle empêche rarement qu'on ne foit dupe prefque toute fa vie. On fe fouvient de tems en tems , dans la fpé-

I oo Eclaircijjemcns

culation , qu'il faut être fur fes gardes ,' mais on ne s'y met pas pour cela , parce qu'il en coûteroit pour fe contraindre ; et on fe dit à foi-même , quand on s'eft bien exhorté à -être défiant , ces vers de Britannicus ;

NarciJJe , tu dis vrai , mais cette défiance

Eft toujours d'un grand cœur la dernière fcience $

On le trompe long-tems.

Pal trh-mauvaife opinion dyun tel, me difoit un jour un homme de beaucoup d'efprit ; quelque jeune qu'il ait été, je n& lui ai jamais vu faire ni entendu dire de\ Jbttifes. Ce que l'expérience a bien de la peine à apprendre aux hommes faits , la nature feule l'avoit appris à. ce jeune homme ; & on avoit raifon d'en tirer des inductions fâcheufes pour fon carac- tère. Il ne faifoit ni ne difoit de fottifes, parce qu'il favoit combien les autres hommes font habiles à en profiter ; 8>c pourquoi le favoit-il ? n'ayant point en- core v\i les hommes? Etoit-ce parce qu'on le lui avoit dit ? Non ; cette vérité ne s'apprend jamais qu'à' fes propres dépens , à moins qu'elle ne foit innée , ou pour parler plus jufte , enfeignée 6c perfuadée par un naturel vicieux. C'eâ

fur les Elhnens de Philofophie. i o i ainfï qu'elle l'étoit à ce jeune homme; il craignoit que les autres ne profîtarYent de Tes fottifes , parce qu'il fe fentoit très- difpofé à profiter de celles d'autrui.

On ne m'accufera pas de prévention contre Tacite ; mais quand je le vois trouver fi peu de motifs honnêtes aux actions des hommes , j'en fuis fâché , non pour fon hiftoire ( qui peut - être n'en efï que plus vraie ) mais pour fa perfonne : je crains qu'un homme fi pénétrant, fi peu porté aux interpré- tations favorables , ne fut un peu pour ùs amis ce qu'il étoit pour les Princes , fk qu'il ne pratiquât la funefte maxime , •de vivre avec un ami comme fi on devoit un jour l'avoir pour ennemi. Maxime fi afFreufe , toute prudente qu'elle efr , qu'il me paroît impoiïible d'en faire une règle de conduite. Je ne dirai donc à perfonne , méfiez-vous de votre ami ; je dirai feulement, ne vous y fie?^ qu après une longue épreuve.

Quoi qu'il en foit , il réfuîte de tout ce que nous venons de dire , que la bafe «le l'art de conjecturer dans la fcïence du monde , eft. la connoiffance des hom- mes , & que celui qui par une longue expérience P aidée 6c nourrie de fes pro-

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102 EclairciJJemens

près réflexions , aura appris à les mien* connoître , fera le plus capable de con- jeclurer le mieux dans l'art de fe con- duire.

Au refte la connoiflance & l'ufage des règles fuivant lefquelles nous devons agir dans la fociété, tiennent non-feule- ment aux hommes avec qui nous vivons, mais encore aux événemens dont nous ne fommes pas les maîtres , & dont l'in- fluence efî néanmoins fi fréquente fur nos actions. C'éft donc un nouvel objet de l'art de conjecturer , que la manière dont nous devons agir , ou pour pré- venir ces événemens , ou pour les faire naître, ou pour les rendre (quand ils font arrivés fans nous ou malgré nous ) les plus avantageux ou les moins nuifi- bles à notre bonheur qu'il efl poiîlble. Mais ce feroit une entreprife prefque illufoire que de donner des principes fur ce fujet; la diverfité des cas , des circonftances , des fituations , deman- dant prefque toujours des règles diffé- rentes , 6c plutôt une efpece de coup d'oeil ôt d'infini cl: pour fe déterminer, que la Logique lente & timide des Ma- thématiciens &; des Philofophes vul- gaires.

furhs Elcmens de Philofophle. io$ La politique , qui eft une des princi- pales parties de cet art de conjecturer , fer- vircit à prouver , s'il étoit néceiTaire , combien les règles de cet art font peu alTurées ? combien elles font fautives , combien l'application de ces règles eft fouvent trompée par les événemens. Je n'en voudrois pour exemple que ceux qui fe font pâlies récemment ck fous nos yeux , dans la guerre fanglante qui vient de finir. AulTi n'ai-je point été fur- pris de voir le Héros de cette guerre , le Prince qui s'y eft acquis une gloire immortelle , faire bien peu de cas de cet art de chicane ( pour ne pas dire de fourberie ) qu'on a honoré du nom de politique ; on ne Taccufera pourtant , ni de vouloir par ce mépris fe venger d'avoir été dupe , ni de lailTer voir le dé- pit qu'inipirent les mauvais fuccès (/).

(/) Je n'oublierai point l'une des premières ques- tions que ce Prince me fit , lorfque j'eus l'honneur de le voir après la conclufîon de la paix , ayant réiiflé , contre toute vraifemblance , à l'Europe prefqu'entiere liguée pour le combattre, lime demanda fi Les Ma- thématiques fourniffoient quelque mé:hode pour cal- culer les probabilités en politique ; queftion que j*au- rois été tenté de prendre pour une épigramme, fhns le ton fimple & vrai avec lequel elle me fut faite. Ma réponfe fut que je ne connohTois point de mé-

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1 04 Ëclalrcîfjcmens

L'art de la guerre , qui eft l'art de détruire les hommes , comme la poli- tique eft celui de les tromper , eft en- core un de ceux 011 l'art de conjecturer a de quoi s'exercer le plus. Le guerrier eft même, ainfi que le Médecin, pref- que uniquement réduit à cette reflbur- ce. S'il y avoit entr'eux quelque diffé- rence à cet égard , elle feroit , ce me femble , à l'avantage du guerrier ; les moyens de tuer nos femblables font moins incertains que ceux de les guérir- Mais combien de fois arrive -t-il que dans l'art de la guerre les événemens trompent les conjectures ? J'ofe en ap- peller encore au Prince dont je viens de parler. Combien de fois n'a-t-il pas avoué, queîqu'intéreiïé qu'il foit à fou*- tenir le contraire , que les fuccès du Gé- néral le plus expérimenté x le plus clair- voyant, le plus actif, font, beaucoup plus fouvent qu'on ne penfe , l'effet &c l'ouvrage du hafard?

Ne concluons pourtant pas de cet aveu modefte , que dans la guerre &c

thode pour cet objet , mais que s'il en exiftoit quel* qu'une , elle venoit d'être rendue inutile par le Prince qui me faifoit cette queition»

fur les Elimens de Philofophie. ioj dans la politique l'art de conjeclurerfoit une chimère. Le plus habile dans cet art, eu. celui dont les conjectures 'font le moins fouvent démenties par les évé- nemens. Si dans le jeu compliqué & dan- gereux du politique & du guerrier , on peut fuppofer que deux malheurs valent un tort , on doit , ce me fembie , recon- noître auïîi que deux luccès valent un mérite. Quel mérite donc à ce Prince que celui d'un fi grand nombre de fuc- cès , lorfque tous les événemens ck tou- tes les apparences étoient contre !ui> Sa conduite pendant fix ans , couron- née enfin par un bonheur mérité, ap- prend , non-feulement aux Rois , mais à tous les hommes , que deux divinités, û on peut parler de la forte , préfident à peu près également aux événemens de ce monde , lafageffe & la fortune ; que û les événemens trompent quelquefois la fagefle , la fortune de fon côté amené enfin des événemens heureux ; que le plus habile eft celui qui fe met en état de profiler de ces événemens quand ils arrivent , & qui donne , pour ainfi dire , à la fortune le tems de venir au fe- cours d^ la fagefle. Cette maxime û vraie <k fi utile ? eft celle que le Philo

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io6 E clair clffemens

fophe doit le moins perdre de vue dans la conduite de îa vie. Donner du tems à la fortune doit être fa devife & fa règle; & c'efï par-ià que nous terminerons les vérités pratiques & importantes , que nous nous étions propeié de dévelop- per dans cet article.

De tous les objets de nos connoif- fances , il en eft deux feulement qui pa- roifTent ne devoir pas être fournis à Y art de conjecturer ; les feiences mathé- matiques, èc la vérité de la Religion : car chacun de ces deux objets doit avoir l'évidence pour caractère diïtinctif. Nulle difficulté à cet égard fur les feien- ces mathématiques. On riroit d'un Géo- mètre qui voudroit employer les argu- mens probables pour prouver une pro- portion d'Eue lide. Quant aux preuves de la Religion , il femble que celles qui feroient purement conjecturales , doi- vent être abfolument rejetées. Si Dieu, comme il rfeû pas permis d'en douter, a fait connoitre aux hommes le vrai culte qu'ils doivent lui rendre , il efl évident que les raifonnemens qui éta- blifient ce cu!te , doivent porter dans Fefprit une convidion , du moins auïîi frappante que les démenfirations géo-

fur les Elcmens de Phîlojbphie. 107 métriques : fans quoi il refteroit encore des motifs râifonnables de douter , Se par coniéquent une exeufe fufnfante à l'incrédule , qui n'en doit point avoir. Auflî les Théologiens les plus confé- quens ne craignent point de foutenir que l'évidence du Chriftianifme eu. égale , ou même fupérieure à celle des Mathématiques. Cependant le croira- t-on? Il s'eft trouvé des Philofophes , même Religieux , des Philofophes d'ail- leurs eftimés , qui nous difent tranquil- lement dans leurs Ouvrages (///) que pour croire à la Religion Chrétienne , il fuffit que Vimpofjîbilité nen foit pas démontrée. Si les ouvrages de ces Philo- fophes pénètrent chez tant de nations engagées dans l'erreur , n'efï-il pas à craindre qu'à l'aide d'un pareil argu- ment , ces nations ne relient invincible- ment attachées aux Religions les plus abfurdes? En effet combien d'hommes pour qui il efï comme impoiîible de fe démontrer la fauffeté d'un culte , auquel l'exemple , l'habitude , les préjugés , l'ignorance , la fuperitition les lient ! Je crois bien mieux fervir la vraie Religion

(m) Lettres de M. de Maupertuis, Lettre XVII , & EJfai de Philofophie morale du même Auteur , ch. VII»

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I O 8 Eclaircijfemens

en difant à tous les hommes : Soye^fùr que votre Religion ejl faujje , ou du moins que l'Etre fuprême nen exige de vous ni la croyance , ni la pratique >Ji la vérité nen ejl pas pour vous plus claire que le jour. Si l'on objecle au Chrétien les myfte- res de fa Religion , il répond que la Géométrie a au/îi les Tiens . qui ne l'em- pêchent pas d'être d'une certitude à toute épreuve , parce que l'évidence des raifbnnemensy étouffe , pour ainfidire , Pobfcurité des réf.iltats. Dans la vraie Religion il doit en être de même ; plus elle aura de myfleres à propofer , plus elle doit éclairer & accabler par les preuves ; &; je ne crains pas qu'aucun Chrétien foit d'un autre avis.

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fur les Ellmtns de Philojbphie. 109

§. VII.

Eclairciffement fur ce qui a été dit à la page 4g , de Vanalyfe de nos fens & de ce que chacun d'eux en particulier peut nous ap- prendre.

C'Est une queftion parmi les Phi- losophes , de favoirfilc fens de la vue ieul peut nous faire connoître , in- dépendamment du toucher, l'exiftence des objets extérieurs. Voici quelques réflexions fur ce fujet.

Il efl certain que la vue feule , indé- pendamment du toucher , nous donne l'idée de l'étendue ; piùTcjue détendue eft l'objet néceffaire de la vifion , &c qu'on ne verroit rien , fi on ne le voyait étendu. Je crois mêV;ie eue la vif'on doit nous donner l'idée de Té- tendue plus promptemént que le tou- cher, parce que la vue nous fait remar- quer plus promptemént & plus parfai- tement que le toucher , cette contiguïté ck en même tems cette diflindion de

r 1 0 Eclaircijjemens

parties en quoi l'étendue confilte. De plus la vifion feule nous donne l'idée de la couleur des objet?. Suppofons maintenant des parties de l'efpace , différemment colorées , &c éxpofées à nos yeux ; la différence des couleurs nous fera remarquer nécessairement les bornes ou limites qui féparent deux couleurs voifines , & par conléquent nous donnera une idée de figure ; car on conçoit une ngure dès qu'on conçoit des bornes en tous fens. Jufque-là , nous ne voyons point encore , il efl vrai , que ces portions d'étendue figu- rées <k colorées foient diftinguées de nous-mêmes. Mais foit par le mouve- ment de notre corps > foii par le mou- vement des corps qui nous environ- nent , nous appercevrons bientôt qu'il y a quelques-unes de ces portions d'é- ifendue figurées & colorées que nous voyons toujours , & qui nous affectent conflamment de la même manière , tan- dis que les autres varient continuelle- ment & nous oifrent fans ceile un nou- veau fpe&acle. N'efl-ce pas une raifort fufHfante pour conclure la différence de l'étendue qui efl nôtre d'avec celle qui efl hors de nous ? Il me paraît au

fur les Ellnuns de Phllofophle. 1 1 1 moins certain , qu'étant bornés à la vi- fion , nous remarquerions deux fortes d'étendue , dont Tune ne nous aban- donnerait jamais , &c l'autre paraîtrait &C difparoîtroit iucceffivement ; que dans cette étendue mobile 6c varia- ble , nous distinguerions des parties placées les unes hors des autres , & par conféquent auffi plus ou moins disantes de la portion d'étendue qui nous eït. toujours préfente. Suppcfons maintenant que nous piaffions , par le feul acle de notre volonté , rapprocher ou éloigner cette dernière portion d'é- tendue de celles qui l'environnent , tandis que nous ne pouvons ni la rap- procher ni l'éloigner elle-même, ni en un mot empêcher qu'elle ne nous fbit toujours préfente , pendant que les au- tres le font ou ceflènt de L'être à notre volonté ; n'en conclurons - nous pas que ces portions d'étendue environ- nantes font réellement diftinguées de nous ?

» Cette conclufion , dira-t-on peut- » être , n'elt pas exacte ; tout ce que » nous pouvons conclure de la ma- » niere différente dont les parties de » l'étendue nous affe tient , c'eft qu'il

111 EclairciJJhnens

» y a des parties de nous-mêmes qui » font permanentes , &c d'autres qui » font variables ». Mais quand nous appercevons par le toucher des portions de matière qui nous rendent fenfation pour fenfation , & d'autres qui ne nous la rendent pas , pourquoi ne conclu- rions-nous pas auMî qu'il y a une por- tion de nous - mêmes qui nous rend fenfation pour fenfation , Se une autre portion qui la donne fans la recevoir? Cependant nous ne tirons pas cette conclufion , ck nous concluons au con- traire que ces portions d'étendue qui nous procurent des fenfations fimples &c fans réplique , ne nous appartiennent point. Ne fommes-nous donc pas auto- rifés à conclure àuffi, que ces portions d'étendue qui font tantôt préfentes , tantôt abfentes pour nous , font distin- guées de nous-mêmes t Je conviendrai fans paine que cette conclufion n'eft pas démonîtrative , pourvu qu'on m'ac- corde en même-tëms qu'elle nous en- traîne avec autant de force que l'évi- dence même.

Si j'oie dire la venté , il me femble que comme nos fenfations ne nous dé- montrent point en rigueur qu'il y a des

fur les Elémens de Phllofoph.it. 113 êtres diffère ns de nous , ces mêmes fenfations ne nous démontrent pas non plus en rigueur fe termine notre corps ; que nous acquérons cette con- noifTance par des raiionnemens qui ne font d'abord que des foupçons , des conjectures , mais des conjectures que l'expérience répétée & l'accord des au- tres fens confirment. Je dis V accord des autres fens. Car il eff d'abord évident par tout ce que nous venons de dire du fens de la vue , que ce fens & celui du toucher s'accorderont parfaitement enfemble pour nous faire juger de ce qui eft notre corps Se de ce quiflfcl'err. point. A l'égard de l'odorat , de rouie , 6c du goût , quoique ces trois fens ne piaffent nous donner par eux - mêmes aucune notion de Pexiftence des objets extérieurs , je crois qu'ils iervent à nous en affurer, quand nous la con- noiffons ou la foupçonnons déjà par d'autres fens. Un homme qui n'auroit que le fens du toucher , joint à celui de l'odorat & de Pouie , s'appercevroit bientôt que dans l'odeur qu'il fènt ou le fon qu'il entend , il y a deux chofes à distinguer , la fenfation qu'il éprouve , &C un objet différent de lui-même , qui

H4 EclairciJJemens

lui caufe cette fenfation. Aufîl peut-on dire que les fenfations de l'odorat , de l'ouie , du goût , de la vue , font tout à la fois aidées & troublées par le tou- cher ; aidées , en ce que le toucher nous fait connoître Pexifïence des corps qui occafionnent en nous ces fenfations ; troublées , en ce que l'exiflence de ces corps une fois connue par le toucher , fait juger au vulgaire ce qui n'efl pas y favoir que les odeurs , les fons , les faveurs , les couleurs appartiennent aux objets extérieurs & non pas à nous ; au lieu que ces fenfations & celle de la TjBfcmême ( au moins dans les pre- miers înftans ) fi elles étoient feules , & que le toucher ne s'y mêlât pas , i nous apprendroient ce qui eil en effet , que les odeurs, les fons, les faveurs , les couleurs n'exiftent que dans nous- mêmes.

On peut remarquer au refte que le goût n'efl: qu'un toucher modifié : la raifon qui a porté les Philofophes à en faire un fens particulier, c'elt i°. que l'organe du goût eit affetté à une par- tie feule de notre corps , tandis que le toucher eft attaché à toutes les autres incliiïin&ement; i°. que cette efpece de

fur les È mens de Philo fophie. ï i $ toucher , exclufivement affeclée à une partie de notre corps , produit en nous une fenfation particulière qui fe joint au toucher, mais qui en eft différente. Obfervons cependant à cette occalion , que fi on établiffoit ia différence de nos fens fur celle de nos fenfations , il fau- drait admettre bien plus de cinq fens , même en ne mettant pas de ce nombre celui que Bacon & d'autres Philofophes après lui ont appelle lejixieme fins , je veux dire le fens phyfique de l'amour. La fenfation de chaleur , par exemple , Se celle de froid , font abfolument diffé- rentes de celle du toucher ; & fi nous les rapportons communément à ce der- nier fens , c'eit parce que pour l'ordi- naire nous éprouvons cette fenfation dans les parties extérieures de notre corps qui font l'organe du toucher; car d'ailleurs le toucher , confidéré en lui- même , ne nous donne proprement qu'une fenfation , celle de l'impénétra- bilité Si de la réfiftance plus ou moins grande des corps , d'où nous concluons la réalité de leur exiftence. Les fenfa- tions que nous acquérons ou que nous pouvons acquérir en touchant un corps, comme celle du froid, du chaud , du fec,

ï 1 6 Eclaircljjcmens

de l'humide , &c. font aufli différentes de la fenfation du toucher même , que la fenfation du goût , quoique cette der- nière fenfation dépende aum* du toucher.

Si d'un côté on peut multiplier le nombre de nos fens au - delà de celui que les Philofophes ont fixé , on peut , fous un autre point de vue , réduire tous les fens à une efpece de toucher; ce toucher s'exerce , ou d'une manière immédiate , comme dans le goût & le toucher proprement dit , ou d'une ma- nière médiate , comme dans la vue , Fouie , & l'odorat , par le moyen de quelque matière invifible que le corps lumineux , fonore , ou odoriférant, en- voie ou fait agir fur nos organes.

Mais outre ces cinq fens il en eft un qu'on peut appeller interne , qui eïr. comme intimement répandu dans notre fubftance , & dont le fiege fe trouve à la fois dans toutes les parties externes 6c internes de notre corps. Ce fens ne peut être rapporté ni médiatement ni immédiatement au toucher ; il réfulte de la difpofition actuelle des parties in- térieures ou extérieures de notre pro- pre corps , ck produit en nous , en con- îequence de cette difpofition , des {qïi-

fur les Elimens de Philofophie. lïf fations agréables ou pénibles , fans que les autres corps occafionnent ces (en- fations parleur action fur nos organes, ou du moins par une aclion fenfible. Ce fens interne a encore cela de particu- lier , qu'au lieu que les autres fens agiiîent fur notre ame fans en recevoir mutuellement aucune impreflion , l'ac- tion du fens interne fur Pâme , 6c de Pâme fur le fens interne eit réciproque, c'eft-à-dire que tantôt la difpofition de Pâme eft produite par la manière dont le fens interne eu affe&é , tantôt la difpo- fition du fens interne par celle de Pâme.

C'eft. vers la région de l'eftomac que ce fens interne paroît fur-tout réfider. Nous pouvons nous en aflurer dans les émotions vives de Pâme de quel- que efpece qu'elles foient : l'effet de ces émotions vives porte prefque tou- jours fur cette région , &c nous fait éprouver dans les parties qui en font voifînes , une pefanteur , une dilata- tion , un refferrement , en un mot une impreffion fenfible , &: différente fui- vant la nature de l'émotion qui l'a oc- casionnée.

Cette région femble donc être le ftege du fentiment, comme les'organes

ï ï 8 E clair ciffemens

de nos fens celui de nos fenfations , Se le cerveau celui de nos penfées. Mais à Poccafion de ces différentes parties de notre corps auxquelles nous rappor- tons les impreflions ou les idées qui nous affectent , qu'il nous foit permis de faire une remarque qui paroît avoir échappé à tous les Métaphyficiens.

La fenfation & la penfée , que les Philofophes femblent avoir confon- dues éc regardées comme du même genre , n'ont pourtant aucun rapport entr'elles ; car quel rapport entre la vue (Tune couleur , par exemple , 6c VidU deVinjufle? Pourquoi donc ces mêmes Philofophes , fi attentifs à démêler les défauts de rapport entre les chofes , &C en conféquence à afTigner de la diffé- rence entr'elles , n'ont -ils pas diftingué la fubftance qui fent^ de la fubftance qui penfe , par la même raifon qu'ils ont dif- tingué la fubftance penfante de la fubf- tance étendue ; la penfée pure 5c fimple n'ayant guère plus d'analogie avec la fenfation qu'avec l'étendue ? Ce n'efl: pas tout. Les fentimens qui affectent notre ame , foit purement pafîifs , com- me la joie , foit actifs comme le defir, n'ont aucun rapport ni aucune reffenv

fur les Elimens de Philofpphie. 119 blance entr'eux , ni avec la fenfation la penfée ; pourquoi donc les Philo- fophes n'ont-iîs pas aufïï attribué ces fentimens à quelque nouveau principe , distingué du principe qui fent & de celui qui penfe ? Seroit-ce parce que chaque ientiment fuppofe toujours une fenfa- tion ou une penfée qui l'accompagne ou la précède ? Mais chaque fenfation fuppofe toujours aufli dans l'organe ma- tériel un ébranlement qui la précède ou l'accompagne ; & cependant cette fen- fation n'appartient pas à l'organe ébran- lé. Allons plus loin. Nous rapportons la fenfation à cet organe , quoiqu'elle n'y appartiennent pas ; n'y a-t-il donc pas une forte de rapport , du moins ap-( parent , entre l'ébranlement ck la fen- fation ? Au lieu qu'il n'y a pas même l'apparence de rapport entre la fenfa- tion de la vue , de î'ouie , &c. & la vo- lonté de faire quelque aclion. Pour- quoi donc ne regardons-nous pas la {en-» iation & la volonté comme apparte- nantes à différens principes ? Si la fa- culté de fentir étoit unie à toutes le* parties de la matière , & la faculté de vouloir à quelques - unes feulement , nous regarderions vraifemblablement

1 20 Eclaircijjemens

cette dernière faculté comme apparte» nante à un principe différent de celui auquel nous rapportons nos fenfations ; &c peut-être ferions-nous tentés ( quoi- que fans fondement ) d'attribuer les fen^ iations à la matière même.

Ces réflexions avoient probablement frappé les anciens , lorfque dans leur Philofophie furannée , ils diftinguoient l'ame raifonnabk qui penfe , de Pamej£/z- Jitive qui ne fait que fentir ; 6c le Chan- celier Bacon ne paroît pas s'écarter de cette idée, lorfqu'il distingue lafcience de l'ame en fcience du fouffle divin , d'où eft fortie , dit- il , l'ame raifonnable ; 6c fcience de Vame irrationnelle , qui nous eft , dit-il , commune avec les brutes , 6c qui eft produite du limon de la terre. On ne peut , ce me femble , attribuer guère plus clairement à la matière la faculté de fentir ; 6c il faut avouer que cette idée, ii elle n'avoit pas d'ailleurs d'autres inconvéniens , fourniroit la réponfe à une des plus fortes objections qu'on peut faire contre l'ame des bêtes; car fi cette aine n'étoit que matière , elle périroit naturellement avec le corps. Il eft vrai que les animaux pa- roiflent avoir encore autre chofe que

des

fur les Elimens de Philofophie. Ht des fenfations , & être fufceptibles d'une forte de raisonnement , qu'on ne peut attribuer qu'à une fubftance pen- fànte. Aufli Defcartes , qui regardoit la faculté de penfer & celle de fentir comme l'attribut d'une feule 6c même fubftance, a refufé tout-à-fait Tune 6c l'autre faculté aux animaux , coupant ainfi le nœud gordien pour s'en débar- raffer. Mais il paroît que jufqu'à lui les idées des Philofophes n'étoient pas bien fixées fur la différence ou l'identité de Vamefen/îb/e Se de l'ame raifonnabU, I! ne faut peut-être pour s'en convaincre que fe rappeller ce principe trivial 6c de tous les tems , que la raifon eft ce qui distingue l'homme de la brute ; par le mot raifon on n'a pu entendre que la faculté de penfer , en tant qu'elle eft diftinguée de celle de fentir. Encore ne faut-il pas entendre ici par f acuité de penfer, ce que cette expreftion fignifie à la rigueur ; mais feulement la faculté de penfer perfectionnée , & rendue ca- pable de s'étendre au-delà des befoins naturels ; car pour la faculté de con noître les vrais befoins de l'individu leur nature , leur étendue , leurs limites & les moyens d'y fatisfaire , avouons Tome K F.

T2i Eclaircijjhnais

le à la honte cle notre efpece , cette fàcultéparoît plus parfaite dans les ani- maux que dans les hommes.

Mais ? dira-t-on y au lieu d'attribuer à deux principes difFérens la fenfation Se l'ébranlement de l'organe , tandis qu'on attribue au même principe deux chofes aufîi différentes que la fenfation & la penfée , ne feroit-il pas plus court & plus fimple de rapporter tout à un même principe > ébranlement , fenfa- tion , penfée , affections , &c. ? Cette manière de raifonner , feroit , ce me femble , peu philofophique , indépen- damment même des inconvéniens qui en réfultercient pour la religion. Bien loin de prétendre tout réduire à la ma- tière , plus j'approfondis la notion que je m'en forme , plus cette notion me paroit un abyme d'obfcurités. Le Phi- lofophe qui affirmerait qu'il n'y a qu'une fubilance , & celui qui voudroit en ad- mettre trois , quatre , ou davantage , feroient également téméraires. De bon- ne foi ? avons-nous même une idée claire de ce que c'efl o\\e fub fiance , pour être fi hardis dans nos affermions ? Il n'y a qu'à écouter les définitions que les Phi- Iofophes en donnent. La fubfiance ,

fur les Elcmens de Philofophie. 113 difent les uns , ejl ce qui exijle par fol- même. On croiroit qu'ils veulent parler de Dieu; car il n'y a que Dieu qui piiifTe exiiler par foi-même. La fubjlance , difent les autres , eji ce qui exifle en foi- même; cela n'efl-il pas bien clair ? Qu'eil- ce qu'exiiler en foi ? On fent bien que par cette façon de parler on veut dif- îinguer la fubjlance , qui exifle indépen- damment de la modification , d'avec la modification , qui ne peut exiiler fans la fubjlance ; mais l'idée qui reile de la fubiîance en eil-elle plus nette ? Faites abftraclion de toutes les modifications l'une après l'autre , imaginez que ce que vous appeliez fubjlance ou fujet de ces modifications , en foit dépouillé fuccef- fivement; il ne vous reilera plus l'idée de rien , tk, la fubjlance ne fera plus qu'un mot que vous prononcerez. Pour le faire fentir par un exemple , deman- dons aux Philofophes ce que c'eil que la matière. Ils nous diront que c'eil une fubiîance étendue &c impénétra- ble. Otez l'impénétrabilité , qui eil la modification diilindlive par laquelle l'é- tendue fimple eil rendue matière, il nous reilera l'étendue. Otez encore l'éten- due ? qui fuivant la plupart au moins

Fij

ï 24 Eclaircijjcmens

des Philofophes modernes ne conftirue point l'effence de la matière , il ne refte plus aucun objet , aucune idée dans l'ef- prit; & quand il reftsroit l'étendue , c'eft-à-dire une portion de l'efpace , il faudroit encore favoir fi cette portion de l'efpace , & l'efpace même , font quelque chofe de réel ( a ) ? Qu'eft-ce donc que hfubflance de la matière ?

(a) Voy«i plus bas VEclairciJJ'emcnt fur l'efpaci & fur le tems*

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fur les EUmens de Phllofophie. 1 1 y

§. VIII.

Eclaircijfement fur ce qui a été dit à la page 60 , de la dijliridion de Vame & du corps.

PLus on creufe la queftiori de la distinction du corps & de l'ame , plus elle offre de matière à la médita- tion du Philo fophe. Convenons d'a- bord , qu'il n'y a en effet aucun rapport apparent entre l'étendue & la penfée. Un bloc de marbre ne paroît ni doué ni fufceptible de fenfation , d'idée , de volonté : entre la matière qui forme ce bloc de marbre &: celle qui forme le corps humain , il n'y a ou il ne pa- roît y avoir que des différences pure- ment matérielles, quant à la figure , à la couleur , à la mollette ou à la dureté des parties , & à la fluidité de quelques- unes ;la différence eft encore moindre, quant au matériel , entre le corps hu- main & un automate qui en imiteroit certaines fondions , tel que la mécha- nique en produit quelquefois. Pourquoi

F iij

•I 2 6 Edaircijjemcns

donc l'un a-t-il le fentiment 6c la pen- fée , tandis que l'autre en eft privé ? Quelle différence paroît-il y avoir entre la main d'un cadavre expofée au feu , 6c celle d'un homme vivant qui y efi expofée de même , fi ce n'eft le mou- vement du fang qui eft arrêté dans la première ? Et quel rapport ce mouve- ment du fang paroît-il avoir avec la fen- fation que l'homme vivant éprouve , tandis que le cadavre en eft privé ? Ces réflexions fi flmples ne fuffifent-elles pas pour prouver , que le fentiment & la penfée appartiennent à un principe dif- férent de la matière ?

Mais d'un autre côté, ont dit pîu- fieurs Philofophes , « û la matière 6c » la fubftance penfante n'ont rien de » commun , pourquoi l'accroiiTement r » le dépériffement , l'altération , 6c en » général la perfection ou la force plus » ou moins grande de nos organes 9 » a-t-elle une influence fi marquée fur » nos fenfations , nos affections 6c nos f> idées ? Comment concevoir d'ailleurs » que deux fubftances qu'on fuppofe » abfolument différentes , 6c n'ayant » entr'elles rien de commun , puiflent » avoir Tune fur l'autre une aclioa

fur les Elèmens de Philofophîe. i vj » réciproque fi forte & fi fenfible ? » Quelle différence enfin pouvons* » nous concevoir , du moins d'après » les notions que l'habitude nous a fait » acquérir , entre le néant abfolu , Se » un être qui ne feroit point matière ? » On dit , pour prévenir cette objec- » tion , que la penfée , la volonté , ne » font ni longues , ni larges , ni colo- » rées , &: cependant font quelque « chofe. Cela eft vrai ; mais le mouve- » ment , la pefanteur ? &c. ne font non » plus ni longs , ni larges , ni colorés , » &C cependant font quelque chofe , &: » en même tems appartiennent à la » matière. La difficulté n'efï pas de con- » cevoir des modifications qui foient » privées d'étendue , mais de conce- » voir que le fujet qui reçoit ces mo- » dirications ne foit pas étendu. D'ail- » leurs fi la matière efl distinguée du » principe qui penfe , qui fent 6c qui » veut , & fi en même tems ce prin- » cipe qui penfe , qui fent & qui veut, *> efr individuellement le même , pour- » quoi d'un côté rapportons - nous » comme par un inflincl invincible nos » fenfations aux différentes parties de » notre corps qui en font l'organe , Se

F iv

1 1? E clair ciffemtns

» pourquoi de l'autre ne rapportons* » nous jamais la volonté à aucune par- » tie de notre corps , même à celle qui » pourroit en être l'objet , par exemple » aux pieds la volonté de marcher , » comme nous rapportons aux pieds » le chaud , le froid que nous y (en- » tons ? Plus on approfondit toutes ces » questions , plus on s'y perd ».

Telles font les raifons de certains Philofophes pour douter de la fpiritua- lité de l'ame. Mais ôtent-elles quelque force aux preuves que nous avons don- nées plus haut de cette fpiritualité ? Le fage fe bornera feulement à tirer de ces doutes deux concluions 9 l'une fpécula- tive y l'autre pratique. La première , c'eft que d'après le peu de connohTance que nous avons de l'eUence de la matière , &: d'après l'obfcurité même de l'idée fous laquelle nous nous la repréfen- tons , il feroit téméraire (la religion même étant mife à part) d'affirmer que la penfée ck le fentiment piuTent lui appartenir* La féconde , c'efî. que le fage , perfuadé de l'influence de nos organes fur le principe qui fent & qui penfe en nous , doit veiller avec foin à Ja confervation 6c au ménagement ds

fur les Elèmens de Phllofopkle, i 19 ces mêmes organes. Quand le Phyfique eft chez nous en bon état , tout va bien pour l'ordinaire : du moins eft-il cer- tain , que fi nos afTe&ions , nos fenti- mens , 6c fur-tout les événemens qui les produifent , ne dépendent pas de nous , le Phyfique de notre machine en dé- pend beaucoup davantage ; 6c c'eft fur ce Phyfique que le fage peut 6c doit veiller , foit pour adoucir , loit pour pré- venir l'effet des fentimens fâcheux. La région de l'eftomac , comme on l'a déjà dit plus haut, efl le fiege fenfible des afFedions vives 6c profondes ; 6c Par- menide , qui au rapport de Plutarque , mettoitle fiege de l'ame dans l'eftomac, n'avoit peut-être pas tort à certains égards. Au fond, cette queftion dujîege de Came , eft une des chimères de la Phi- lofophie ancienne 6c moderne ; car puifque l'on convient que la faculté de ientir appartient à l'ame , 6c puifque cette faculté eft mife en action par tou- tes les parties de notre corps 7 pour- quoi vouloir placer Lame dans une par- tie plutôt que dans une autre ? Elle eft par -tout ck nulle part. Mais revenons à cette région de l'eftomac 7 fiege de nos affe&ions > qu'en faut-il conclure?

F v

i ^o Eclair ci ffimzns

Que c'eft fur cette région qu'il faut veïf- 1er , que c'eft ce vifcere qu'il faut mé- nager , fur-tout dans les momens d'in- quiétude , de trille fle , & de paillon vio- lente ; il faut alors fe traiter comme fi on avoit la fièvre , & s'abflenir de tout ce qui pourroit arrêter , troubler , ou rendre plus pénibles les fonctions d'une partie fi importante à l'état de notre ame. Cet aphorifme eit , je crois , un des plus utiles de la Médecine préfervative.

Mais ne bornons pas notre apho* rifme ; &c concluons de l'influence ré- ciproque du corps & de l'ame , que la devife du fage doit être en général , veille fur ton corps. C'étoit la maxime de Defcartes , & il la mettoit en pratique ; jamais de veilles , jamais d'excès d'au- cune efpece , jamais en un mot de pri- vation volontaire de ce qui pouvoit améliorer fon exiflence phyfique , ni d'ufage immodéré de ce qui pouvoit la lui rendre agréable. Il fe démentit de cette maxime quand il facrifia à Chrif- tine fa liberté ; il dérangea fa manière de vivre ; & n'ayant jamais été malade dans les marais de la Hollande 9 il mou- rut à cinquante ans dans un palais. Ce que nous venons de dire de la

fur les Elémens de Philofophie. 131 Philo fophie pratique de Defcartes , nous donnera occalion de taire quelques ré- flexions fur fa Philo fophie fpéculative ; réflexions d'autant moins déplacées , qu'elles appartiennent au fujet que nous traitons. Plus on examine les différens points de la Métaphyfique Cartéfienne , plus on voit que fon illuitre Auteur a été le plus hardi fans doute , mais le plus conféquent peut-être de tous les Philofophes dans (es idées , comme il l'a été dans {qs maximes de con- duite jufqu'aux fix derniers mois de fa vie. Pour fe convaincre de ce que nous avançons , qu'on confklere la liaifon intime de tous les points de fa Méta- phyfique. La penfee ni le jentiment ne peuvent appartenir à F étendue ; voilà d'où il part. Donc > conclut - il , le principe, qui penje & qui Cent en nous ejl une fitbf- tance abjblument dijlinguée de L'étendue ? & qui na ni ne peut avoir par lui-même rien de commun avec la matière. Donc f union du corps & de Pâme ne peut confijler dans aucune influence mutuelle que ces deux fubflances aient par cllcs-mcme^ l'une fur l'autre , mais dans un décret di Dieu 9 par lequel il a ordonné qu à Uoceafan de tel mouvement ou de telle impre.fjwn dans

F vj

1 3 1 Eclairciffemens

U corps , Pâme auroit telle penfie ou telle fenfation ; & réciproquement quà Pocca- Jion de telle difpojition dans lame , telU impreffion jerou produite dans le corps. De plus les fenfations , qui ne font que dans P ame ffuppofcnt néanmoins une im- preffion dans le corps qui les produit ; donc quoique les fenfations ne puijjent appar- tenir quà lame , elles ne lui appartiennent pas nécefjairement , puifque Pexifence de~ Pâme ejl indépendante de celle du corps , & quune ame qui ne feroit point unie à un corps par une volonté particulière de- Dieu , n auroit point de fenfations. Or il ne peut y avoir dans Pâme que Jènfation & penfée. Donc puifque la Jenfation riefl pas efjentielle à P ame , il s enfuit que la p enfée lui ejl ejfentie lie. Donc i°. Pamepenfe toujours , puifquelle ne peut exifler fans te qui lui ejl ejjentieL 2.°. Lame nef au- tre chef que la penfée , puifque fi on con- çoit un être penj'ant , & quonfaff'e enfuite. ab fraction de la penfée , ce que Pon avoit conçu fe réduit à rien. Et qu'on ne dife pas que cet être r non penfant & non [en- tant par la fuppojition ,. pourra encore- avoir une volonté ; car toute volonté fup- pojè une penfée. En un mot la penfée ejl la jlule cJioJe dont on m puife fuppojèr

fur les Elimens de Philofophïe. 1 3 5 f ue Vame foit privée 7 & avec la penfée feule elle peut être imaginée existante ; donc lyame & la penfée font la même chofe ; donc lafenfation, la volonté , & toutes les au- tres affections de Came y ne font point dif- férentes de la penfée mime , ou plutôt ne font que la penfée modifiée différemmeiit. De plus , puifque V ame na par elle-même rien de commun avec le corps , donc elle peut fubfifi.tr quand le corps efl détruit* Donc elle doit fubjijler en effet ; car le corps même n'efi pas proprement détruit , Ces parties font feulement définies les unes des autres , & réunies à d'autres portions de matière ; rame au contraire ne pourroit être détruite fans être anéantie ; & pour" quoi Dieu U anêantiroit ~ il , lorfquil na- néantit pas le corps même , dont par fit nature elle ef indépendante 9 & dont lefi fence ef beaucoup moins noble , & un ou- vrage beaucoup moins digne du Créateur ? Dame ejl donc immortelle. Or la foi nous apprend que dans les animaux tout périt éivec eux. Il n'y a donc réellement dans les animaux aucun principe fpirituel & di (lin- gué de la matière ; donc puifque lafenfation9 la penfée , & la volonté ne peuvent ap- partenir à la madère 9 les animaux n'ont quên apparence des pmfées 7 des fenfa-

134 Ec lai rciffe mens

dons , des volontés. Donc les animaux

font des machines.

Toutes ces conféquences tiennent , ce me femble , très-fortement les unes aux autres ; & il paroît difficile d'en attaquer aucune , fans que le coup porte de proche en proche au prin- cipe d'où Defcartes eu parti , que la, penfée ne peut appartenir à l'étendue. Il faut pourtant avouer que parmi ces conféquences il y en a plufieurs qui font au moins douteufes , & .quelques- unes , comme celle du machinifme des bêtes, qui font révoltantes. En conclu- rons-nous que le principe fondamental n'eft pas vrai? A Dieu ne plaife ; mais voici , ce me femble , la manière dont le fage doit raifonner. L'expérience fem- ble d'un côté me porter à regarder mon ame & mon corps comme ne faifant qu'une fubftance ; le raifonnement d'un autre côté me donne de fortes preuves de la différence de l'un & de l'autre ; la religion vient à l'appui de ces der- nières ; c'efl donc à elles feules qu'il faut m'en tenir.

Ceci ne contredit point ce que nous avons dit ailleurs, que la fpiritualité de Pâme eitune vérité qui eft du reifort de

fur les Elcmens de Philojbphîe. 135 la raifon. Elle Pefl en effet , puifque la raifon en fournit les preuves ; mais la foi efl néceffaire pour faire le complé- ment de ces preuves , auxquelles même elle n'ajoute proprement rien , qu'en nous affluant que la force des preuves efl réelle , &c que celle des objections n'en1 qu'apparente, 6c en nous donnant ainfi le moyen de nous décider entre les unes &c les autres.

En vain diroit-011 , que fuivant l'opi- nion de quelques fa van s hommes , très- attachés d'ailleurs à la Religion , la fpiri- tualité de Pâme n'efl énoncée claire- ment en aucun endroit de l'Ecriture y &: par conféquent ne nous efl point confirmée par la révélation. Mettant cette difcuffion à part , l'objecfion dont il s'agit efl bonne tout au plus pour ceux qui bornent la révélation à l'Ecriture , mais non pour ceux qui y joignent l'au- torité de PEglife , deflinée à fupléer à l'Ecriture quand elle ne s'explique point, ou ne s'explique pas affez : or cette der- nière autorité ne nous laiffe aucun doute fur la fpiritualité de notre ame.

On auroit donc très-grand tort (& ceci foit dit en général pour toutes les queftions métaphyfiques dont l'examen

f$6 Edalrcijfcmens

tient à la Religion ) d'accufer de maté- rialifme un Philofophe qui compareroit & balanceroit les preuves de la fpiri- tualité de l'ame avec les objections qu'on y oppofe. Il fuffit qu'après avoir reconnu 6c fait fentir la force des preu- ves , il y ajoute la foi pour faire pen- cher évidemment la balance en leur faveur. Oui, je ne crains point de le dire , & je ne vois pas comment la Re- ligion , fi jaloufe de fa fupériorité fur la raifon humaine , pourroit s'en orTenfer ou s'en alarmer; la foi efl indifpenfa- ble dans la plupart de ces queftions mé- taphyfiques , non pour nous éclairer, mais pour nous décider entièrement : la raifon allume le flambeau ; c'eït à la foi à le recevoir d'elle , à l'entretenir , & à empêcher l'erreur de fouffler defYus. Combien de vérités fur lefquelles nous ne pouvons prononcer définitivement qu'avec ce fe cours ? Pcfons &c exami- nons toutes les preuves que la Philofo- phie nous fournit de la fpiritualité de l'ame , de fon immortalité , de la liberté de l'homme , &c par conféquent de fes obligations morales ; appliquons toutes ces preuves aux animaux , nous ferons étonnés des conféquences abfurdes dans

fur Us Ellmms di Phllofoplùc. 1 37 lefquelles elles nous précipiteraient, fi la foi ne venoit au fecours de la raifon qui s'égare , &: ne lui montroit les bornes elle doit s'arrêter , en lui apprenant la différence que le Créateur a jugé à pro- pos de mettre entre l'homme 6c la bête. Voici encore une queftion , dont la folution tient plus qu'on ne penfe à celle de la difHn&ion du corps &c de l'ame. Si l'ame eft différente du corps , fi c'efl une fubftance {impie, comment conce- voir l'inégalité des efprits ? Il vaudroit autant dire que les points mathématiques font inégaux ; l'égalité naturelle des ef- prits paroît donc une fuite inconteflable de la diftinclion des deux fubffances. Ce qu'il y a de fingulier , c'efl qu'un Phi- lofophe , qui dans un ouvrage célèbre a foutenu cette égalité primitive des ef- prits , a été accusé &. condamné même comme Matérialifte , tant fes adverfaires ont été conféquents. Mais fi ce Philofo- phe n'a pu effuyer à ce fujet une que- relle légitime de la part des Théologiens, il n'a pas été dans le même cas à l'égard des Philo fophes. Car il paroît avoir pré- tendu non-feulement que telle ame prife en elle-même eft égale à telle autre , opinion qu'il paroît difficile de réfuter 9

138 Eclaircijjemens

quand on admet la différence de l'ame &: du corps ; mais que telle ame unie à tel corps eu mfceptible des mêmes idées, des mêmes connohTances , des mêmes talens , des mêmes parlions , de la mê- me perfection que telle autre , unie à tel autre corps. Pour admettre cette opinion , il faudroit , ce me femble , ignorer , combien d'une part notre ame eu. dépendante de nos organes , & com- bien de l'autre les organes de deux hom- mes différent de perfection entr'eux , antérieurement à toute éducation ; deux vérités que l'expérience prouve incon- testablement. D'ailleurs (ck ceci foit dit par manière de remontrance aux Philofophes qui s'épuifent en raifonne- mens fur des queffions inutiles ) qu'im- porte ii les efprits , foit en eux-mêmes , ïbit unis au corps , font égaux ou iné- gaux entr'eux , &: fufceptibles des mê- mes idées , des mêmes talens , des mê- mes vertus ? A quoi bon agiter cette queftion , dont la folution ne peut être d'aucune utilité pratique , puifque dans le fait les efprits des hommes font réellement très - inégaux dans leurs productions , &c qu'aucun fyfîême ne pourra jamais les rendre égaux à cet

fur les EUmcns de Phllcfophle. 139 égard ? L'éducation peut feulement di- minuer jusqu'à un certain point cette inégalité. Si c'eft toute la conféquence pratique qu'on veut tirer du fyftême de l'égalité primordiale des efprits , cette conféquence efl vraie indépendamment du fyflême ; car il eft évident par l'expé- rience , que foit que les eiprits foient égaux ou non par leur nature , l'éduca- tion peut les perfectionner , ou par le nombre &; le genre des idées qu'elle procure, ou par le degré de perfection qu'elle peut ajouter aux organes. Mais prétendre que deux hommes , diffé- remment conititués &C organifés , &t placés d'ailleurs dans les mêmes circons- tances à chaque inftant de leur vie ? produiront abiblument les mêmes cho- ies , c'eft prétendre que deux hommes , l'un foible , l'autre robufle , placés dans les mêmes circonitances , & élevés de même , feront capables des mêmes aclions de force corporelle.

Autre difficulté ; car dans cette ma- tière ténébreufe tout en fourmille. Si les âmes des hommes font égales par leur nature , &c ft la différence de leurs idées & de leurs qualités tient uniquement à celle des organes , pourquoi Famé des

140 E clair cijjcmens

bêtes ne feroit - elle pas égale par fa na- ture à celle des hommes? Etfi ellel'eft, pourquoi la différence de fort qu'elle éprouve ? Voilà encore de l'occupation pour les Métaphyficiens, au moins pour ceux qui n'auront rien de mieux à faire , que de chercher à réfoudre de pareilles questions fans y pouvoir réufîir.

Donnons encore à cette occasion une nouvelle preuve de Pefprit confé- quent de Defcartes. « L'ame , difoit-il , » efl effentiellement différente de la » matière. Elle doit donc avoir des idées » qui en foient indépendantes. Elle doit » donc avoir des idées innées». Cette conféquence , fi elle n'en1 pas démonftra- îive , eft au moins bien philofophique , bien convenable & à la dignité de notre ame , & à la grandeur de l'Être qui l'a créée. Mais malheure ufe ment cette con- féquence n'eft. pas vraie ; Locke a dé- montré , &c bien d'autres après lui, que toutes nos idées , même les idées pure- ment intellectuelles ck morales , vien- nent de nos fenfations.

Je defirerois feulement, peut-être par un excès de fcrupule , que parmi les preuves invincibles que Locke a données de cette vérité , il n'eût pas fait

fur les Elèmcns de Philojbphie. i^t entrer la différente manière de penfer des hommes & des nations fur certaines vérités de morale ; je craindrois que cette différence ( qui n'eft, que trop vraie ) ne conduisît certains efprits peu atten- tifs à regarder ces vérités comme dou- teufes. Je fais qu'il s'en faut bien qu'elles le foient ; je fais même qu'il s'en faut bien que l'intention de Locke ait été de le faire croire. Mais il en1 des objets qui doivent être facrés pour le Philofo- phe , auxquels du moins il ne doit tou- cher qu'avec une extrême circonfpec- tion , & fur lefquels il doit éviter de donner même occafion à des fophifmes. D'ailleurs , pour prouver qu'il n'y a point d'idées innées , eft-il néceffaire d'obferver que les principes de morale trouvent de la contradiction parmi les hommes ? Quand toutes les nations fe- roient parfaitement d'accord fur ces principes , & fur la manière de s'y con- former , s'enfuivroit-il qu'ils fuffent innés pour cela? Il s'enfuivroit feulement que les hommes ayant les mêmes fenfations, ont être conduits de la même ma- nière par ces fenfations à la connoiffance des vérités morales. Je conviens que la connoiffance de ces vérités ne nous

14^ EcldlrciJJcmens

vient pas immédiatement de nos fen» fations ; elle nous vient de la ibciété que nous formons avec les autres hom- mes , des idées que cette fociété nous procure , des befoins qu'elle nous fait ientir , &: des moyens qu'elle nous four- nit pour les fatisfaire : mais toutes ces connoifTances mêmes tiennent évidem- ment à nos fenfations , en dépendent , ck ne font acquifes que par ce fecours. C'eft donc en effet à nos fenfations que nous devons la connoiflance des vérités morales. En un mot la connoiifance des vérités morales n'eft fondée que fur la notion du jufte & de l'injurie; l'homme n'a l'idée de l'injufte que parce qu'il a l'idée de fouffrance, & il n'a l'idée de fouffrance que parce qu'il a des fen- fations.

Mais s'il eft vrai que c'efl: à nos fens que nous devons primitivement toutes nos idées , il n'en1 pas moins vrai que c'eït à la ïcciété qui nous unit aux au- tres hommes que nous devons immé- diatement , non - feulement , comme nous venons de le dire , les idées mo- rales , mais la plus grande partie même des notions purement fpéculatives. Il ne faut , ce me femble , pour s'en con-

furies Elimens de Philo fophie. 145 vaincre , que réfléchir fur la différence énorme qui fe trouve à l'égard des con- noiffances & des lumières entre les Sauvages 6c les peuples policés. Qu'au- roit été le plus grand de nos Philofo- phes , s'il eût été réduit aux feules idées qui fortoient du fond de la nature ? N'eft- ce pas vraiiemblablement cette privation de fociété , plus eue toute autre caufe , qui réduit les animaux à un cercle d'idées ii étroit &c û borné ? Mais pourquoi les animaux, avec des organes femblables à ceux des hommes , n'ont-ils pas le mê- me penchant que les hommes à f e rap- procher les uns des autres ? Pourquoi leur langue & leur bouche , d'ailleurs fi femblables à la nôtre en apparence , ne forment-elles pas des fons articulés ? Il faut que les Philofophes aient bien fenti la difficulté de répondre à ces queftions, puifque la feule répônfe qu'ils y aient faite jufqu'à préfent, c'efr. que le Créa- teur a voulu que l'homme vécût en fo- ciété , & que les animaux n'y vécufTent pas ; réponié qui ne fatisfait à rien , &c qui pourtant eu la feule raifonnable; car comment expliquer ce qu'on ne com- prend pas , fi ce n'efr. en difant ; Dieu Va voulu ainjî? Si les Philofophes ont

144 E clair ciffemtns

quelque chofe à fe reprocher , c'efl peut- être de ne pas donner plus fouvent cette folution aux queflions qu'on leur fait; ils n'en feraient pas plus ignorans , ni nous plus mal inftruits ; ils auroient de plus le mérite d'avouer au moins leur ignorance , & nous celui de ne pas chercher en vain à fortir de la nôtre. Que de queflions métaphynques & théologiques , dont les Scholaftiques prétendent donner la folution , que le vrai Philofophe cherche encore & cher- chera vraisemblablement toujours ? Que d'objections dont il doit dire : Je fais bien la réponfe qu on fait à cette difficulté > mais je n y fais pas répondre.

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fur les Elèmens de Phllojbphie, 145

§. ix.

Eclaircifjement fur ce qui a été dit à la page 14J , des différens fens dont un même mot eflfufceptible.

LEs Grammairiens distinguent ordi- nairement deux efpeces de fens dans les mots ; le fens propre qui elt leur fignihcation originaire & primitive, & le fens figuré par lequel on détourne le premier féns , le fens- propre , en l'appliquant à un objet auquel il ne con- vient pas naturellement : par exemple dans ces phrafes , Y éclat de la lumière , ôc V éclat de la vertu , éclat eft d'abord pris dans fon fens propre , & enfuite dans fon fens figuré. iMais il y a outre le fens propre &c le fens figuré 9 un autre fens que j'appelle fens par extenfion , qui tient en quelque forte le milieu entre ces deux- •là. Ainfi quand je dis C éclat de la lumière , V éclat du fon , V éclat de la vertu , dans la phrafe l'éclat tdu fon , le mot éclat eft tranfporté par extenfion de la lumière au bruit , du fens de la vue auquel il eft propre, au fens àe Fouie auquel il n'ap- Tome Vt G

1 46 Eclaircifiemens

partient qu'improprement ; on ne doit pourtant pas dire eue cette exprefUon > V éclat du fin \ foit figurée , parce que les expreffions figurées font proprement l'application qu'on fait à un objet intel- lecluel , d'un mot defliné à exprimer un objet fenfibîe.

Voici encore un exemple fimpîe , qui dans trois différentes parafes montrera d'une manière bien claire ces trois di£ ierens iens ; marcher après qiulquun , arrïvu après V heure fixée, courir après les honneurs : voilà après , d'abord dans fon fens propre qui eit celui de fuivre un corps en mouvement ; enfuite dans fon fens par extenfion , parce que dans la phrafe , après l'heure , on regarde le tems comme marchant & fuyant , pour ainfi dire, devant nous ; enfin dans le fens . , courir après les honneurs, parce que dans cette phrafe on regarde aufïï les honneurs , qui font un être abftrait, comme un être phyûque fuyant devant celui qui le defire , ck: cherchant à lui échapper. Une infinité de mots de la langue , pris dans toutes, les clafles & tous les genres , peuvenflournir de pa- reils exemples.

Il faut remarquer encore que le fens

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fur les Elèmens de Philofophle. r 47

propre des mots à un ufage fixe , déter- miné &: unique , enforte qu'il n'y a jamais qu'une feule efpece de phraie , l'on puiffe employer ce fens propre ; au lieu que le fens par extenfion ce le iens figuré peuvent avoir différentes acceptions , différentes nuances , di- verfifîer plus ou moins dans ces nuances & ces acceptions , &c par coniéquent entrer dans différentes fortes de phrafes. Pour diilinguer ces nuances & ces ac- ceptions différentes , d'abord dans le fens par extenfion , enfuite dans le fens figuré , il faut commencer par définir les mots dans leur fens propre le plus ref- traint &c le plus rigoureux , ck parcourir enfuite par degrés toutes les nuances que ce premier fens a produites pour exprimer d'autres idées. Par exemple , donner fignifie proprement & dans fon fens primitif mettre quelque chofe de fa main dans celle d'un autre : dans la phrafe donner un ècu à quelqu'un , donner eft pris dans ce fens propre tk primitif; dans donner des coups d'éfée , le fens propre &c primitif commence à rece- voir un peu plus d'extenfion , parce qu'on donne à la vérité de fa main , mais non plus dans celle d'un autre ; dans

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1 48 E clair ci ffe mens

donner une maifon , encore davantage ', parce qu'on ne donne plus ni de Ta main, ni dans celle d'un autre; dans donner fes ouvrages au public , encore davantage , parce que le public , letre à qui l'on donne , n'eft plus comme dans les exem- ples précédens , un individu phyfique , mais une collection d'individus qui eft une efpece d'être abfïrait ; enfin dans donner fin eflime , fin affection , l'expref- fton devient tout-à-fait figurée , parce que V eflime , V affection , font des êtres abfolument métaphyfiques & intellec- tuels. De même dans ces phrafes , fentir une odeur , fentir de la réjijlance , fentir de la douleur , fentir de V amour , fentir de V amitié pour quelqu 'un , fentir un affront, fentir la force d'un raifonnement ; voilà d'abord fentir dans fon fens propre &C primitif , fentir une odeur ; enfuite dans fes dirïérens fens par extenfion , enfin dans fes différens fens figurés. Les fens par extenfion font ; fentir de la réf fiance , qui fe rapporte comme dans le premier fens à un objet extérieur & fenfible , mais différent , par fa nature &C par fon a&ion , d'un corps odoriférant ; fentir de la douleur, qui exprime une fenfation, mais une fenfation dont l'objet peut ae

fur les EUmens de Pkilojbpkie. 1 49 pas exifter hors de nous-mêmes; de-là le fens par extenfion s'unit au fens figuré dans fcntir de l" amour , qui exprime à la fois une fenfation & une affe&ion de l'ame, qui par la fenfation appartient au fens par exteniion , 6c par l'affeclion de l'ame au fens figuré ; enfuite ce (ens figuré fe trouve feul dans fcntir de. P ami- tié , qui n'exprime plus qu'une pure affe&ion de l'ame ; dans fcntir de V affront , qui exprime une affe&ion de l'ame , que la réflexion occafionne & qu'elle accom- pagne ; .& en tin chnsfe/ztir la force d'un, raifonnement , qui n'a rapport qu'à la réflexion fimple.

Ce dernier exemple tiré du mot fentir, fait voir bien clairement , ce me femble, la filiation des différentes acceptions d'un même mot, & comment ces accep- tions nauTent les unes des autres , cha- que acception nouvelle tenant toujours à l'acception précédente par quelque chofe qui leur en1 commun.

Il Vlj a peut-être dans la langue aucun mot, îufceptible de plufieiirs iens diffé- rens , dont on ne puhTe rapporter ainfî les différentes acceptions à un premier fens propre & primitif, en examinant la manière dont ce fens propre s'en:

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i^O EclairclJJemens

en quelque forte dénaturé par des nuan* ces & des gradations fucceffives dans toutes les autres acceptions. Il eft au moins certain qu'on peut faire d'une in- finité de mots de la langue la même ana- lyfe que nous venons de faire du mot fintir ; & ce feroit , ce me femble , un ouvrage très-philofophique & très-utile qu'un Dictionnaire on marqueroit ainii avec foin toutes les nuances poffi- bles des difFérens fens dans lefquels une même expreflion peut être prife , & de la manière dont ces différens fens font nés les uns des autres.

Souvent même onpourroit aller plus loin y ne pas fe borner à une analyfe purement de fait , ck , pour ainii dire , grammaticale , ck" appuyer cette analyfe fur des raifonnemens approfondis qui motiveroient & juftifieroient l'iifage» On tâcheroitjlorfque cela feroit poflible ( car nous conviendrons aifément que cela ne le feroit pas toujours ) de trou- ver par quelle raiibn un mot a été choifi préférablement à un autre pour fervir ( en le détournant de fon fens propre ) à exprimer une nouvelle idée que ce fens propre n'enferme pas ; pourquoi , par exemple , on a mieux aimé tranf-

fur les Elimens de Pk'rfofopkie. 151 porter à la fenfation du toucher le mot fentir pris de la fenfation de l'odorat , que les mots voir ou entendre pris de la fenfation de la vue , & de celle de l'ouie, quoiqu'au fond il n'y ait pas plus d'ana- logie entre le toucher & l'odorat qu'en- tre le toucher & le fens de la vue ou de l'ouie. Ne feroit-ce point parce que le fens de la vue &: celui de l'ouie font des fens qui font brufquement frappés par leur objet, & qui le faififlent tout- à-coup , au lieu que l'odorat &c le tou- cher font des fens qui ont b^foin d'exa- miner y Se pour ainfi dire , de tâtonner le leur pour en bien juger? Mais , dira- t-on , le goût eft à cet égard dans le même cas que l'odorat &: le toucher , c'eft aufTi un fens qui tâtonne ; & cepen- dant on ne dit point goûter une réjîftance. Cela eft vrai ; mais remarquons en môme tems , que le goût eft une efpece de toucher , puifqu'il. s'opère par l'applica- tion immédiate de l'objet de la fenfation fur l'organe de la fenfation ; c'eft pour- quoi le mot goûter , en tant qu'il exprime une fenfation , a être borné à fon fens propre , à la fenfation du goût; fi on diibit goûter une réjîjlanct , on tranf- porteroit mal-à-propos à l'effet du tour

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1 5 2 Eclaire iffemens

cher en général, ce qui eft l'effet parti- culier d'une efpece de toucher exercé fur une certaine partie de notre corps : &C pour s'allurer que c'eft en effet par cette raifon qu'on ne dit pas goûter une refifiance , comme fentir une refifiance , on n'a qu'à confidérer que le mot fentir 9 qui s'applique au toucher en général ,. s'applique auiîi à l'organe du goût, con- fidéré tout à la fois & comme une efpece de toucher, & comme un fens qui exa- mine & tâtonne aufîi fon objet ; car on dit très- bien •fintir quelqm chofe fur la langue ; une faveur qui Je fait bien fentir ? &; ainfi du reile.

C'eft. vraifemblablement par u*e raifon analogue à celle qui vient d'être rappor- tée , qu'on dit également bien une lumière éclatante , un fon éclatant , ck non une odeur , une faveur , une refifiance éclatante9 tandis qu'on dit également bien une lu- mière forte , un bruit fort, une odeur forte 9 une faveur forte , une refifiance forte : le mot éclatant, defliné dans fon fens pro- pre à marquer l'imprefïlon fubite Se vive qu'une grande lumière fait fur nos yeux, s'eft appliqué par extenfion à l'impref- fion vive & fubite que fait fur nos oreilles un grand bruit; cette impreffioa

fur les Elimens de Philofophle. ij$ dans les autres fens efl moins fubite & moins brufque , & prelque toujours accompagnée d'une forte de tâtonne- ment & d'examen : au contraire l'idée de force n'emporte point celle d'une im- preffion fubite , mais feulement d'une impreflion confidérable ; tk voilà pour- quoi elle s'applique également à tous les fens , parce que tous font également fufceptibles de ce genre d'imprelîion.

Voilà un foible effai de la manière dont on pourroit procéder dans le Dic- tionnaire que nous propofons , pour trouver les raifons du fens attaché par extenfion-à certains mots préférable- ment à d'autres.

Dans le Dictionnaire dont il s'agit , on examineroit encore la raifon de l'em- ploi d'un môme mot pour exprimer des idées abfolument différentes , non-feu- lement dans les objets intellectuels com- parés aux objets f enfibles , mais même dans les objets fenfibles comparés entre eux. Suppofons qu'on fe propofe d'exa- miner l'analogie de ces phrafes , P éclat de la lumière , les éclats d'une bombe , du bois qui a éclaté. Sans être Phyficien ni Philofophe , on regarde au moins confli- fément V éclat de la lumière comme pro-

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1 54 Eclalrcijfemens

duit par une efpece d'élancement rapide émané du corps lumineux 9 ou occa- fionné par la préfence de ce corps : on a dit de même les éclats d'une bombe , pour lignifier les parties de la bombe qui s'élancent rapidement en fe déta- chant d'elle ; d'ailleurs au moment que la bombe fe fend de la forte , cette fcifîion de fes parties eft accompagnée d'un bruit , du genre de ceux qu'on a nommé éclatans ; nouvelle raifon pour dire que la bombe éclate , & pour ap- peller éclats les parties qui s'en échap- pent. De -là 6c par extenfion on dit qu'un içorps quelconque éclate lorfqu'il ie fena &: fe crevé avec bruit; & par une extenfion encore plus grande , on dit que du bois , une pierre a éclaté , lorfqu'on y remarque des fentes , quoi- que ces fentes aient pu fe faire fans bruit , parce que ce bruit ayant lieu fou- vent dans les corps qui fe fendent, & en particulier dans le bois & les pierres, on fuppofe qu'il a pu avoir lieu dans chaque cas particulier.

Au reite dans cette analyfe des diffé- rens fens des mots on pourroit encore remarquer les bizarreries de l'ufage; on dit , par exemple , éclater de rire , des

fur les Elèmens de Philofbphu. i<< éclats de rire , par allufion tout à la fois au bruit éclatant que l'on fait en riant avec force , 6c aux élancemens d'une bombe qui éclate ; mais on ne dit point un rire éclatant ? quoiqu'il femble que par les mêmes raifons l'ufage auroit pu autorifer cette exprefîion.

Telle eft la méthode qu'il faudroit fuivre pour développer les différens fens par extenfion qu'on a donnés à un mê- me mot. A l'égard du fens figuré , il faudroit remarquer d'abord les expref- , fions qui ne font en ufage que dans ce feul fens , quoiqu'originairement elles aient rapport à l'expreffion d'une chofe fenfible , par exemple le mot de bajTeffc &c beaucoup d'autres : il faudroit déve- lopper outre cela ( ce qui eft encore plus digne d'examen ) comment cer- taines expreflions dont le fens propre & primitif eft purement intellectuel , ont été transportées à des objets fenfi- bles : cette opération eft contraire à celle qui fe fait prefque toujours dans les lan- gues ; car pour l'ordinaire on y trans- porte les mots , de l'ufage matériel Se fenfible , à Pufage intellectuel. Il ne pa- roît pas douteux que le fens propre & primitif du mot jujle ne foit cette notion

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Ij6 Eclaircijfemens

intelle Quelle , rendre à chacun ce qui lui appartient ; or l'idée d'exa&itude rigou- reufe que cette notion fuppofe, a été ap- pliquée à des objets matériels &c à d'au- tres objets intellectuels purement fpécu- latifs ; frapper ju fie au but, un coup d'oeil jujle , une montre jujle , une balance jufie , un calcul jujle , un habit jujle , un efprit jufte.Vowr prouver que c'eill'idée d'exac- titude qui a occafionné l'emploi du mot jujle dans toutes ces phrafes, remarquons que dans toutes on peut fubftituer au mot jujle le mot exact ; frapper exactement au but, un coup d'œil exact, &c. il en faut pourtant excepter habit jujle , auquel on ne peut pas fubftituer habit exact ; c'efl que le mot exact emporte plus néceffai- rement que le mot jujle une forte d'idée d'action dont l'habit n'eil pas regardé comme fufceptible; & cela eu u vrai, que fi on fuppofe que l'habit ait une forte d'action , alors le mot exact peut s'y adapter ; car on dit ; un habit jujle ejl celui qui s'applique exactement Jur le corps ; parce que le mot s 'appliquer 'fuppofe dans l'habit une efpece d'action par laquelle il vient , pour ainfi dire , fe joindre im- médiatement à la furface des parties du corps qu'iL couvre,

fur les Elemens de Phllofophic. 1 57

Il faudroit remarquer enfin dans l'ou- vrage dont je trace ici le plan, que parmi les exprefîions figurées il y en a qui le font plus ou moins félon que le mot y efl plus ou moins détourné de fon fens propre. Ainfi campagne riante eu une ex- prefîion plus figurée que campagne riche; car dans ce dernier cas on ne fait que tranfporter à campagne l'idée de la ri- chefle qui appartient proprement au polTe fleur ; ces idées campagne, poflejfeur, riche , ont une analogie par laquelle elles fe tiennent immédiatement, & on ne fait que fupprimer par la penfée celle du milieu pour joindre les deux autres ; au lieu que dans le premier cas (celui de campagne riante} on regarde la cam- pagne comme un être animé , & ayant une efpece de virage; & ces idées n'ont point entr'elles d analogie , ou n'en ont qu'une fort éloignée. De même Mujiqut brillante eu une exprefîion moins figurée que penfée brillante : car dans le premier, cas l'exprefflon brillante n'eft que tranf- porîée du fens de la vue auquel elle efl propre , au fens de l'ouie auquel elle n'appartient qu'improprement ; dans le fécond cas le mot brillant eu tranfporté des objets fenfibles à un objet purement intelle ftuel,

i ^ S E claire iffemens

Qu'on me permette ici en parlant une digrefîion de quelques momens , occa- lionnée par la phrafe même Mufîque brillante. , que je viens de citer. Cette analogie plus ou moins imparfaite par laquelle on transporte au fens de l'ouie des exprefîions propres au fens de la vue , peut aufîi , ce me femble , avoir lieu jufqu'à un certain point dans la Mu- fîque , &C lui fournit des peintures ( à la vérité très-imparfaites) d'objets qu'elle ne femble pas faite pour repréfenter. Si j'avois à exprimer muficalement le feu , qui dans laieparation des Elémens prend la place au plus haut lieu , pourquoi ne le pourrois-je pas jufqu'à un certain point par une fuite de fons qui iroient en s'élevant avec rapidité ? Je prie les Philofophes de faire attention qu'en ce cas la Miifique ferait parfaitement ana- logue à ces deux phrafes, également ad- mifes dans la langue ; le feu s'élève avec rapidité; des fons qui s'élèvent avec rapi- dité. La Mufîque ne fût autre chofe que réunir en quelque forte ces deux phra- fes dans un feul effet , en mettant le fin à la place du feu : la Mufîque réveille en nous l'idée attachée à ces mots , s* élever avec rapidité ; nous n'avons pliftj qu'à la tranfporter du {on 7 qui eft l'objet

fur les Elèmens de Philojophie. t 5 9 matériel dont la Muiique fe fert , au feu, qui eït l'objet qu'elle fe propofe de peindre. Il faut feulement que l'auditeur toit averti , ou par des paroles , ou par le fpe&acle , ou par quelque chofe d'équivalent , qu'il doit fubfUtuei l'idée de feu à celle de fon. De même fi je voulois peindre le lever du foleil , pour- quoi ne le pourrois-je pas par une Mu- fique dont le fon auroit un progrès afîez lent , mais iroit tout à la fois en s'éle- vant &: en augmentant d'éclat, précifé-' ment comme le foleil quand il fe levé ? Cette Muiique ne pourrait pas fans doute donner l'idée de la lumière & du lever du foleil à un aveugle ; mais ne fiîffiroit - elle pas pour reveiller cette idée dans ceux qui l'ont ? En un mot, toutes les fois que la Mufique entrepren- dra de peindre ou plutôt de nous rap- peller l'idée d'un objet fenfible qui n'eft pas un bruit phyfique , il faut , ce me îemble , pour qu'elle y réuffifTe le moins imparfaitement qu'il eft pofîible , qu'en fubftituant au fon qu'elle nous fait en- tendre , l'objet qu'elle veut peindre , on puifTe former deux phrafes oui foient l'une 6k l'autre également admifes dans la langue ; ck peut-être pourrait -on

\6o Eclaircijjemens

tirer de-là des conclurions curieufes pour l'influence que la langue peut avoir fur la Mufique , non pas feulement quant à la Mufique chantante , ce qui eft évi- dent , mais même quant à la Mufique purement inftrumentale. J'imagine que la peinture muficale du lever du foleil , telle que nous venons de la propofer , paroîtroit plus imparfaite & prefque nulle à un peuple dont la langue n'ad- mettroit point ces façons de parler , une Mufique brillante , un fin éclatant , V ac- cord , l'harmonie des couleurs , des fins qui s'élèvent rapidement du grave à l'aigu; &C ainfi du refte.

Je dirai plus ; les mêmes raifons qui font qu'une certaine exprefîîon eft com- mune au fens de la vue &: de Pouie , fans l'être aux autres fens , peuvent fer- vir à expliquer pourquoi la Mufique eft moins propre à peindre ce qui appar- tient à ces autres fens. Le fens de la vue & celui de Fouie ont plus d'expreflîons communes entr'eux qu'ils n'en ont avec le fens de l'odorat , du toucher , & du goût; tels font les mots, brillant, écla- tant,accord, harmonie, que nous venons de citer , & plufieurs autres. Voilà pour- quoi la Mufique ne peut ni peindre ? ni

fur les E le mens de Pkilofophie. 161 même nous rappeller les odeurs , les faveurs , 6c le toucher.

Je foumets au jugement des Philofo- phes cette idée fur l'analogie de la Mu- fique avec la langue ; idée que je crois nouvelle , & que peut-être ils ne trou- veront que bizarre , creufe & hafardée. Cependant ceux qui nieroient ce que je viens de dire fur l'exprefiïon imparfaite que la Munque peut donner de certains objets phyfiques dirTérens du fon , me permettront-ils de leur faire une quef- tion ? Je fuppofe qu'à l'Opéra on voye au fond du théâtre le foie il qui fe levé &: qui monte fur l'horiibn en augmen- tant de lumière , 6c qu'en même tems l'orcheftre exécute une fymphonie four- de & fombre ; le fpe&ateur ne dira-t-il pas que la Mufique eft en contradiction avec ce qu'il voit? N'en efl-ce pas affez pour prouver qu'une Mufique oppofée , une Mufique que nous appellerions bril- lante 6c ha.rmonieu.Jh , auroit en effet plus d'analogie , quant au fentiment qu'elle excite en nous , avec le fpe&acle que nos yeux conûderent en ce moment ?

Il eft hors de doute d'ailleurs que la Mufique fait naître en nous des fenti- mens de joie, de douleur, de tendref-

1 6 2 Eclalrcijfcmens

le , &c. parce que l'expérience nous ayant prouvé qu'il y a des fons phyfi- ques , ou des fucceflions de fons capa- bles de produire ces fentimens dans no- tre ame , la Mufique n'a rien autre chofe à faire pour les exciter en nous que d'employer ces mêmes fons : or ne peut- elle pas parvenir de même à réveiller en nous la mémoire d'un objet phyfique différent du bruit , en réveillant en nous par le moyen des fons ck par la déno- mination que ces fons ont dans la lan- gue , un fentiment femblable , ou du moins le plus approchant qu'il eft pofïi- ble de celui que cet objet y excite ?

J'ajouterai au refte que cette pro- priété , que nous remarquons ou au moins que nous fuppofons dans la Mu- fique , de nous rappeller l'idée de cer- tains objets , n'eft pas réciproque entre ces objets &c la Mufique. Une fuccefïïon de couleurs , par exemple , ne pourrait repréfenter ni rappeller une fucceffion de fons , comme une certaine fuccefïïon de fons peut nous retracer l'idée ouïe fouvenir de la lumière ; parce que la fuccefîion des couleurs préfentées rapi- dement à nos yeux ou même préfen- tées lentement, ne fauroit , en tant que

fur les Elcmtns de Philofbphit. 163 fuccefïion , nous procurer aucun plaifir ; au lieu que la fuccelîion des fons , en tant môme que fimple fuccefîïon , nous en procure ; or la première condition , eil que nous recevions du plaifir par la ienfation directe , avant que de chercher dans cette ienfation la fource d'un autre plaifir qu'elle ne peut nous procurer par elle-même, mais dont elle nous rappelle l'idée ou du moins le fouvenir.

Terminons ici cette digreffion , qui n'a fans doute été que trop longue , 6c revenons à notre Dictionnaire Philofo- phique , les différens fens d'un même mot feraient indiqués par les nuances confécutives qui tout à la fois les distin- guent & les rapprochent. Je ne doute point que la plus grande partie des mots delà langue ne s'accommodât facilement au point de vue fi lumineux & fi utile fous lequel nous propofons ici de les envifager ; j'entrevois feulement qu'il y aurait un petit nombre de mots qui pourraient préfenter à cet égard des difficultés peut-être infurmontables ; je mets principalement de ce nombre cer- taines prépofitions , comme à , de, 6c quelques autres , dont les acceptions font fi multipliées & fi différentes, qu'il

1 6 4 Eclairciffemms

paroît prefque impoiîible de les déduire toutes d'une même acception commune. En ce cas le parti qu'il y auroit à pren- dre , feroit de ne point s'opiniâtrer fur ces mots , de remarquer feulement parmi leurs différentes acceptions , celles dont on pourroit afîigner la filiation &: l'ana- logie , &t de renoncer à chercher le rapport des autres en fe contentant d'en indiquer la lignification. Il s'en faut beaucoup que le caprice de l'ufage ait autant préfidé à la formation des langues que la multitude l'imagine ; mais il ne faut pas croire non plus qu'il n'ait eu aucune influence fur cette formation. Le travail du Philofophe eft de démêler cette influence réelle de celle qui n'efl qu'apparente , de faire difparoître celle- ci , & de marquer en même tems les traits qui reflent de la première.

^^

fur les Elimcns de Philofophie. 165

S- x.

E c lai rcijfe ment fur Vinverjion , & à cette occajion fur ce qu'on appelle le génie des Langues,

TOut difeours eft compofé de mots; chacun \le ces mots exprime une idée ; Tordre naturel des mots dans le difeours eft donc celui que les idées doivent avoir dans renonciation. Lors- que l'ordre des mots ne fera pas confor- me à celui iuivant lequel les idées doi- vent être énoncées , il y aura pour lors dans le difeours ce qu'on appelle inver- fion , c'eït-à-dire renverjèment.

Pour déterminer donc en quoi Vin- yerfon confifte , 6V fi elle le trouve ou non dans le difeours , la queftion fe ré- duit à celle-ci ; queleft l'ordre fuivant lequel les idées doivent être énoncées?

D'abord il eft évident que fi on ne prend pas les idées une à une , mais plu- sieurs à la fois , &, pour ainfi dire , par mafles féparées & diftincles , ces idées , ou plutôt ces malles d'idées , doivent

ï66 E claire iffemens

garder entr'elles un ordre de î'efprîf le plus commun apperçoit aifément : Dieu ejl fouvenïinement parfait; donc Dieu ejï bon ; tout le monde voit que la maflfe d'idées renfermée dans cette phrafe Dieu ejl bon , doit être placée après la marie d'idées renfermée dans la phrafe Dieu ejl fouverainement parfait ; parce que la féconde de ces phrafes exprime la conféquence de la première , & que dans renonciation > le principe doit être préfenté avant la conféquence. De mê- me quand on raconte des faits , ceux qui ont précédé doivent être énoncés avant ceux qui ont fuivi , les faits généraux avant les exceptions , les faits qui doi- vent fervir de preuves à un raifonne- ment , avant les raifonnemens qu'on doit établir fur ces faits ; & ainri du refte. Cet ordre que les idées prifes en mafTe doivent avoir dans renonciation , eil tellement déterminé , & afiujetti à des règles fi invariables , qu'on en a fait l'objet d'une partie de la Logique , ap- pellée Méthode. Il ne s'agit donc point ici de cet ordre qui ne peut guère fouf- frir de difficulté ; il s'agit de l'ordre des idées prifes une à une , non-feulement dans chaque phrafe en particulier, mais

fur les Elémens de Philofophie. 1 6j dans chaque membre de chaque phrafe. Il s'agit , par exemple , de ravoir fi dans cette phrafe Dieu ejl bon , les trois idées qu'elle renferme, Dieu, ejl, bon, font énoncées dans l'ordre elles le doi- vent être.

Il femble d'abord que pour fixer l'or- dre de renonciation des idées , ainfi prifes une à une , il ne faut qu'exami- ner l'ordre que ces idées prifes une à une ont dans Pefprit. Mais , comme nous l'avons déjà remarqué dans nos Elémens de Philojbphie , p. 1 50 & 151, cette route pour réfoudre la queflion feroit abfolument illufoire , par la diffi- culté , & peut-être l'impoffibilité de dé- terminer quel ordre les idées obfervent dans leur formation , & même fi elles obfervent un ordre entr'elles. Quand je penfe qu' 'Alexandre a vaincu Darius , ou que Darius a été vaincu par Alexandre , il me paroît évident que ces trois idées, d1 Alexandre, de vaincu de Darius me font préfentes à la fois. Il efl au moins certain que fi elles fe fuccedent , c'efl avec une rapidité qui ne permet pas d obferver l'ordre qu'elles fuivent ; il n'efl pas moins évident qu'on ne fau- roit par la nature de ces idées afîigner

i6§ Eclaircijfernens

entr'elles aucun ordre de priorité , puif- qu'en fuppofant qu'elles fe luivent , on peut imaginer que ce foit dans tel ordre qu'on voudra , par exemple , dans l'un de ceux-ci , tous également naturels; Alexandre , vainqueur , de Darius Darius , vaincu, par Alexandre La victoire > Alexandre , fur Darius La défaite , de Darius , par Alexandre. Mais fi les trois idées de victoire , & Alexandre & de Darius font ou doi- vent être cenfées préfentes à la fois à l'efprit de celui qui parle , il n'efl pas pofîible , quand on ve'ut les communi- quer aux autres , de les leur préfenter à la fois. Nous ne pouvons exprimer par un feul mot ç^jl Alexandre a vaincu Da- rius , comme nous le concevons par une opération en quelque manière indivi- fible de l'efprit ; il s'agit donc de favoir dans quel ordre nous devons énoncer ces trois idées , & s'il en eft un qu'on doive préférer aux autres.

Pour nous faire mieux entendre, nous diviferons la quefrion en deux parties. Nous fuppoferons d'abord que la langue n'ait aucune efpece de fyntaxe , mais feulement les mots néceflaires pour exprimer chaque idée en particulier ;

nous

fur les Elément de Philofophîe. 1 69 tîous examinerons enfuite la quefrion relativement à la conftru&ion gramma- ticale.

Au lieu de la phrafe , Alexandre a vaincu Darius , fur laquelle nous revien- drons plus bas , prenons-en d'abord une plus fimple , afin de procéder avec le

Î>lus de facilité qu'il eu. pofîible dans 'analyfe délicate de la queftion pro- pofée.

Je veux énoncer que Dieu eji ban; c'eft l'exemple même apporté en quef- tion ci - defTus. Cette proportion ou ce jugement renferme trois idées , qui doivent être énoncées par des mots difFérens , l'idée de Dieu , celle de bonté y &c celle de la liaifon de ces deux idées entr'elles , liaifon que j'exprime par le mot être ; on demande quel eu l'ordre naturel dans lequel je dois préfenter ces idées.

D'abord je fuppofe , pour ne point embraffer trop de difficultés à la fois , que l'idée de Dieu foit la première qu'il faille énoncer ; je* reviendrai dans un moment fur cette hypothefe pour l'exa- miner. Or en la fuppofant jufte , je de- mande d'abord s'il faut placer immédia- tement après Dieu l'idée de bonté , & Tome r. H

i JO Ec lai rcijje mens

enfuite affirmer par le mot être la liaifon de ces deux idées , Dieu , bonté , êtrey ou s'il faut placer entre ces deux idées celle qui en exprime la liaifon , Dieu y être , bonté? L'ordre qu'on obferve dans chacune de ces deux manières d'énon- cer peut être fondé en raifon ; la pre- mière repréfente mieux l'opération que nous devons faire faire aux autres pour leur faire porter par eux-mêmes le juge- ment que nous avons déjà porté. La féconde repréfente mieux le réfultat du- jugement aprèsiqu'il eft tout formé dans notre efprit. Si je veux faire comparer à quelqu'un deux portions d'étendue , je commence par les approcher l'une de l'autre , pour lui faire juger par leur rapprochement mutuel fi elles font éga- les ou inégales ; de même û je veux lui faire comparer deux idées 9 je les appro- che d'abord l'une de l'autre , &z je lui fais juger en les approchant de la forte > ii elles s'accordent ou fe contrarient. donc après avoir jugé que les idées de Dieu &c de bonté s'accordent entr'elles , je veux les préfenter aux autres de la manière la plus propre à leur faire for- mer le jugement que j'en ai porté , i! fembie que je dois énoncer la propofi-

fur les Elêmens de Philofophie. iji tîon ainfî , Dieu , bonté , être. Mais û je veux énoncer fimplement le réfultat du jugement que j'ai porté , l'affirmation de la liaifon entre ces deux idées , i! femble que je dois mettre la liaifon entre les deux , Dieu, être , bonté , comme on place entre deux corps le lien qui fert à former &z à montrer leur union.

De ces deux manières d'énoncer le même jugement , la première paroît préférable , parce qu'elle préfente les idées à ceux à qui l'on parle dans l'ar- rangement le plus propre à les éclairer fur la vérité ou la fauiîeté du jugement que l'on porte. Cependant l'autre ma- nière de s'énoncer peut avoir aufîi fon avantage , en ce qu'elle offre aux autres le travail tout fait , &c n'en exige au- cun de leur part. La première manière reiTemble en quelque forte à la méthode analytique des Logiciens & des Géo- mètres , propre à faire trouver les vé- rités , &: à mettre les autres fur la voie de les découvrir eux-mêmes; la féconde reiTemble à la méthode Jyntkétique , prin- cipalement deflinée à expofer les dé- couvertes quand elles font faites , qu'on veut & borner à en inflruire le* autres.

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1 7 2 E clair cijfemens

On voit donc qu'en fuppofant même l'idée de Dieu préfentée la première , on peut également placer après celle-là l'une ou l'autre des deux idées qui y font jointes ; fans qu'on puirle dire qu'il y ait inverfion ni dans l'un ni dans l'autre de ces deux arrangemens. La difpofition de certains mots entr'eux, par exemple du verbe &c de l'adjectif, eu. donc en elle-même purement arbi- traire , à envifager la chofe métaphy- fiquement & antérieurement à toute conitruclion.

Revenons maintenant fur la fuppon- tion que nous avons faite , que l'idée de Dieu devoit être placée la première ; èc examinons fi cette fuppofition eft légitime. Il s'agit dans le jugement qu'on veut porter, de comparer l'idée de Dieu avec l'idée de bonté; or quand on com- pare deux idées , il femble qu'il n'y a point de raifon pour préférer l'une à l'autre quanta l'ordre de priorité; com- me il n'y en a point quand on compare qu'on rapproche deux pieds d'éten- due , pour placer l'un au deffus ou au defTous de l'autre par préférence. Il pa- roît donc indifférent ( au moins en en- gageant la çhofe fous ce premier point

fur les Elémens de Pkilofopkie* 17 J

de vue ) de placer l'idée de bonté avant celle de Dieu, ou celle de Dieu avant celle de bonté ; & comme on a déjà ob- fervé qu'il étoit indifférent de placer entre ces deux idées , ou à leur fuite , celle qui en exprime la liaifon ; il s'en- fuit que fi l'on s'en tenoit à cette pre- mière confidération , on auroit quatre manières , toutes également bonnes , & ians inverfion , d'exprimer le même jugement ,

Dieu , bonté , être

Dieu , être , bonté

bonté, Dieu 9 être

bonté, être, Dieu, Ainii des fix arrangemens dont les mots Dieu, être , bonté font fufceptibles, il n'y auroit d'exclus , comme renfer- mant une véritable inverfion , que les deux arrangemens fuivans

être , Dieu , bonté

être , bonté , Dieu , dans lefquels on montreroit la liaifon des deux idées , avant que d'avoir mon- tré aucune des deux ; ce qui feroit ab- folument contraire à l'ordre naturel.

Mais examinons d'une manière plus précife fi Pidée de Dieu doit être placée ayant ou après celle de bonté , 6c pour

Hiij

3 74 EclaircîJJiméns

cela reprenons le parallèle que nous avons fait de cette opération avec celle par laquelle on rapproche l'une de l'au- tre deux portions d'étendue qu'on veut comparer. Ce parallèle fervira à répan- dre un grand jour fur la queftion dont il s'agit.

Si les deux portions d'étendue font abfolument égales , il eft évident qu'il eft abfolument indifférent pour la com- modité de la comparaifon , de les difpo- fer l'une par rapport à l'autre de la ma- nière qu'on voudra. Mais û on veut comparer deux portions d'étendue iné- gales, un pied d'étendue à une toife % on appliquera le pied fur la toife non la toife fur le pied , & en général le contenu fur le contenant , Se non le contenant fur le contenu , pour juger plus aifément de leur rapport. Si donc on veut comparer entr'elles deux idées qui ont abfolument le même degré d'étendue , qui fe renferment ôc fe rap- pellent néceflairement Pune l'autre y comme celle de toute- puijj'ance et celle de Dieu , alors leur difpofition quant à l'ordre de renonciation eft indifférente r puifque l'idée de toute- puijjance rappelle •néceflairement celle de Dieu , comme

furies Elimcns de Philofophle. 175; l'idée de Dieu celle de toute-puiffance. Ainfi dans ce cas aucun des quatre ar- ran^emens fui vans ne renferme d'in- yerfion ,

Dieu , toute-puiffance , être , Dieu , être , toute-puiffance , toute-puiffance , Dieu , erre , toute-puiffance , *Ve , Dieu, Il n'en eft pas tout- à-fait de même quand des deux idées qu'on compare , il y en a une qui renferme &C fuppofe l'autre , fans qu'elle foit de même ren- fermée & fuppofée dans celle-là ; com- me l'idée de Dieu &c celle de bonté. La première renferme & rappelle la fé- conde , parce qu'on ne peut concevoir Dieu fans le concevoir bon; la féconde ne renferme & ne fuppofe pas la pre- mière , parce qu'on peut concevoir un être bon , fans penfer à Dieu. Dans ce cas il femble plus naturel de préfenter d'abord celle des deux idées qui ren- ferme &: qui fuppofe l'autre ; ce qui en rendra la comparaifon plus facile ; car ayant d'abord préfenté l'idée de Dieu, on a" préfenté déjà ( au moins implici- tement ) l'idée de bonté , &l par confé- quent il ne faut prelque plus d'effort pour voir que l'idée de bonté , qu'on

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« 7 6 Ëclaîrcîffemens

préfente enfuite , eft renfermée danar celle de Dieu; au lieu que fi on préfente d'abord l'idée de bonté , elle ne rappelle pas nécessairement celle de Dieu qu'on préfentera enfuite , & par conféquent ces deux idées ne font pas alors difpo- fées entr'elles de la manière la plus con- venable ck la plus commode pour pou- voir être comparées.

Ainli les deux arrangemens les plus naturels font ceux-ci : Dieu , bonté , être Dieu , être , bonté.

Et on ne peut pas dire qu'il y ait cTinverfion ni dans l'un ni dans l'autre , au moins à confidérer la nature des idées prifes en elles-mêmes.

Il refaite de cette difcufîion , & des difFérens cas qu'elle renferme , que les principes métaphyfiques de renoncia- tion n'exigent point que l'attribut foit placé dans tous les cas après le fujet , ni ie verbe entre les deux ; le feul prin- cipe général d'énonciation qu'on peut établir avec quelque fondement , efl que le verbe ou ce qui exprime l'affir- mation ne doit jamais commencer la phrafe.

Ce que la Métaphyfique laiffe d'ai>

fur les Elêmens de Philofophîe. 177 bitraire dans les principes de renon- ciation, eft antérieur à ce qu'on ap- pelle conjlrucïwn dans les langues. En effet nous nous ibmmes bornés à fup- pofer jufqu'ici que les langues foient fournies de tous les mots nécefiaires pour exprimer foit les idées , foit les liaifons qu'elles ont cnîr'elles, & qu'elles n'aient encore aucune règle de fyntaxe dépendante de la nature , du rapport &C de la liaifon des mots. Mais fuppoibns à préfent les langues toutes formées 8c toutes régulières , & voyons quelle modification leur fyntaxe doit appor- ter aux principes que nous venons d'établir.

Cette fyntaxe apprend d'abord que le fujet , exprimé par un mot appelle fubftantif, doit être placé avant Yattri- but, exprimé par un mot appelle adjectif. Cet arrangement eft fondé fur deux rai- fons. En premier lieu l'adjeclif exprime une manière d'être qui ne peut exifter que dans le fujet auquel il fe rapporte ; le mot qui exprime l'adjectif fuppofe y dès qu'il eft prononcé , un fubftantif qui étoit déjà dans l'efprit de celui qui parle & auquel il avoit en vue de rapporter l'adjeàif ; par çonféquent ce fubftantif

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178 Ê claircijjemens

doit être énoncé le premier. En fécond lieu l'adjectif (au moins dans la plupart des langues ) doit s'accorder , comme s'expriment ies Grammairiens , en genre & en nombre {a) avec le fubftantif; d'011 il s'enfuit que quand j'énonce , par exemple , l'adje&if tout-puijjant , qui eil à la fois au mafculin ck au Sngulier, j'ai déjà dans l'efprit un fubUantif majeulin & fingulier , auquel cet adjeclif fe rap- porte ; ce fubftantif eft Dieu , & doit par conféquent précéder le mot tout* puijpint. Ainfi ces mots Dieu & tout- puijj'ant^ dont la difpontion feroit indif- férente dans renonciation , fi on s'en tenoit à la fimple confi dération méta- phyfique des idées qu'ils renferment % ne font plus dans le même cas quand on a égard à leur nature grammaticale y & aux règles de conftru£tion qui rendent le fécond dépendant du premier.

De même û je veux exprimer qu5 'Alexandre a vaincu Darius , il eit néceflaire que je range les termes de cette propofition dans l'ordre ils font ici. Darius doit être placé après vaincu pour montrer qu'il efl le régime & non

(a) Je n'ajoute point en cas , parce que la plupait «les langues modernes n'en ont point.

fur les Elimens de Philofophie. 179 le nominatif du verbe ; fi je tranfpofois les termes & que je m'exprimarTe ainfi , Darius a vaincu Alexandre ; je ferois en- tendre le contraire de ce que je veux dire. La langue Françoife n'ayant point de cas ni même de manière différente d'exprimer ce que les Latins &z les Grecs appellent le nominatif &c Vaccufatif il efr. néceflaire pour la clarté du di! cours , que le rapport des mots foit déterminé par l'ordre qu'ils obfervent; fans quoi il pourroit y avoir équivoque & même contre-fens.

Je dis plus : lors même qu'on peut tranfpofer l'ordre des mots fans pro- duire aucune équivoque , cela n'empê- che pas que l'ordre naturel de ces mots ne foit fixé par la conftrucf ion gramma- ticale. Si je dis , Darius fut vaincu par Alexandre , ou par Alexandre fut vaincu Darius ; je me ferai également enten- dre; cependant la première de ces deux phrafes eft la feule conforme à l'ordre naturel : car le verbe fut vaincu eft. ame- né par le nominatif Darius auquel il fe rapporte ; & les mots par Alexandre font amenés par fut vaincu ; or l'ordre naturel demande que les mots qui font

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^$0 *Eclalrci(femen5

amenés foient à la fuite de ceux qui les

amènent.

C'efl par cette raifon que de ces deux phraies latines , Akx andzr vicit Dariumy Duriurn vicit AUxandcr , la première eft la feule conforme à Tordre naturel ; parce que le verbe vicit fuppofe le no- minatif AUxandcr dont il dépend , & que l'accufatif Darium fuppofe le verbe vicit par lequel il efl régi. Il eft vrai qu'on peut intervertir l'ordre de ces mots fans caufer aucune équivoque , parce que la terminaifon des mots Da- rium &£ AUxandcr ^ indique que l'un efl le nominatif, l'autre le régime du verbe; ce qui ne peut être indiqué dans la Lan-' gue Françoife que par le féal arrange- ment de ces mots, l'un avant, l'autre après le verbe : mais il n'en eïl pas moins vrai que dans lune & l'autre langue la place naturelle du nominatif eu avant te verbe , & que celle du ré- gime eiî après le verbe. Pour le faire fentir d'une manière palpable , je fup- pofe que je commence la phrafe par fut vaincu ; il efl évident que j'avois dans l'efprit en commençant cette phra- fe 3 l'idée de Darius 7 ou de tel autre

fur les Elimens de Phllofophie. i S i Prince qui auroit été clans le même cas, au lieu que fi j'ai ridée de Darius ou de tel autre Prince , cette idée n'emporte par elle-même ni celle de vaincu , ni au- cune autre. Or les idées qui par elles- mêmes & par la nature des mots qui les expriment n'en fuppofent point nécef- fairement d'autre , doivent être placées les premières dans Tordre de renoncia- tion. Par la même raifon on doit placer les mots par Alexandre après les mots fut vaincu , parce que les mots par Alexandre , quand on les prononce , fup- pofent nécessairement le verbe fut vain- cu ou tel autre dont ils dépendent; au contraire les mots fut vaincu ne fuppo- fent point nécefîairement le mots par Alexandre ; car on pourroit dire Darius fut vaincu, fans y rien ajouter , 6c fans que la phrafe fut incomplette; au lieu que fi on mettoit à la tête de la phrafe les mots fut vaincu , ou ceux-ci , par Alexandre, il efl vifibie qu'elle ferait incomplette , &: feroit nécefîairement attendre quelqu'autre chofe.

Telle efl , ce me femble , la raifon métaphyfique pour laquelle , laconilruc- tion 6c la fyntaxe des langues étant fuppofée 3 le nominatif doit être placé

1 8 1 E clair cifllmtns

avant le verbe , 6c le verbe avant fon régime. Les mots doivent être placés dans un tel ordre , qu'en finiflant la phrafe l'on voudra , elle préiénte autant qu'il eil pofiible un fens ou du moins une idée complette qui n'en fup- poié point nécessairement d'autres ; en- forte que les mots , à mefure qu'on les prononce , foient des modificatifs des mots qui les précèdent, & par confé- quent iiippofent l'idée que les mots précédens expriment , fans que ces mots précédens iiippofent nécessairement l'idée que les modificatifs y ajoutent. Voilà Tordre naturel que les mots d'une phrafe doivent obferver entr'eux. Toute conff ruclion qui s'éloignera de cet ordre efl une inverfion au moins quant à la conftru&ion grammaticale.

La difpofition mutuelle de ces mots , Alexandre vainquit Darius, Alexander yicit Darium , efl donc déterminée par le rapport grammatical , 6c la dépen- dance de conftruction que ces mots ont avec ceux qui les précèdent ; cet ordre n'eïî point déterminé par la nature des idées Alexandre , vicloire , Darius ; en effet on dira également bien , Alexandre vainquit Darius > 6c Darius fut vaincu

fur les Elemens de Philofophîe. 183 par Alexandre; dans chacune de ces phrafes les mots font placés dans l'or- dre naturel de la conftruction , quoique dans la première , l'idée & Alexandre foit préfentée d'abord , 6c que dans la féconde ce foit l'idée de Darius,

Lorfque l'ordre des mots n'en1 pa$ néceffité par leur rapport grammatical , alors cet ordre eït. arbitraire , 6c de quel- que manière qu'on s'y prenne , il n'y aura point d'inverfion; îi je dis Dieu, bon , efi , il n'y aura pas plus d'inver- fion que dans cette phrafe Dieu ejl bon ; car le mot bon ert déterminé par le mot Dieu , plus encore que par le mot efi ; 6c nous avons dit ci-derlus les raiions qui peuvent autoriier ces deux arran- gemens. Néanmoins la Grammaire Fran- çcife proferit le premier, Dieuy bon 9 efi. En voici la raiion; la nature de la Langue Françoife exige , comme nous l'avons vu, que dans un grand nombre de phrafes , comme celle-ci , Alexandre vainquit Darius ^ ,1e verbe loir placé après le nominatif 6c avant le régime , pour éviter toute équivoque dans le fens. Or cette règle , que la clarté du difeours exige dans certains cas, a été étendue aux cas même la clarté du difeours

I S 4 Eclaircijfemens

n'exige pas un tel arrangement; Si c'eft pour cette feule raifon , ce me femble , que des deux phrafes , Dieu ejl bon , Dieu bon ejl , toutes deux également claires en elles - mêmes & également conformes à l'arrangement naturel des mots , la première eiî admife par la Grammaire Françoife , ôc la féconde profcrite.

Au contraire dans les langues , com- me dans la Latine , la clarté n'exige en aucun cas que le verbe foit immé- diatement après le nominatif, & oii l'on peut dire également Alexander vi- citDarium , ou Alexander Danton vicit, on peut aum* dire également bien Deus ejl bonus , ou Deus bonus ejl.

Il eft vrai que l'ordre naturel de la conftrii£tion , comme nous l'avons ob- fervé , demande dans le premier cas Alexander vicit Darium , & qu'il lemble que par analogie on devroit dire ;uulî Deus ejl bonus , en plaçant le verbe après le nominatif. Mais outre la raifon Lirée de l'ordre naturel de la conilmdion , il y en a dans la françoife une de plus pour l'arrangement des mots , c^iîe de la clarté dans un très-grand nombre.de phrafes ; ç'efï. par cette dernière raifon.

fur les Elemens de Philofophie. 1 8 J que la Langue Françoiie eft affujettie dans toutes à une règle uniforme pour l'arrangement des mots ; règle dont la langue latine a cru pouvoir s'affranchir, parce que Pinverfion n'y efl pas, comme dans notre langue , l'ennemie fréquente de la clarté.

La Grammaire Françoife , qui exige par néceïïité que le verbe foit placé avant le régime , &c par analogie qu'il le foit avant l'adjeclif, n'a point eu de raifon femblable pour exiger que l'ad- verbe fut placé après le verbe, ou après le régime du verbe. C'en1 pour cela que les deux phrafes fuivantes ; cette femme, aime paffionnément fin mari , ou cette femme aime fin mari pafjionnémcnt , font également admifes dans la langue fran- çoife fans qu'il y ait d'inverfion ni dans l'un ni dans l'autre cas ; parce que ni la Métaphyfique , ni la conitruclion gram- maticale n'exigent que paffionnément foit placé immédiatement après le ver- be , ou après le régime ; dans le pre- mier cas , paffionnément eft modificatif du verbe , dans le fécond il eft modi- ficatif de l'aclion totale repréfentée par le verbe &c ion régime.

On peut , ce me femble , déterminer

lS6 Eclair ci ffemens

par les principes que nous avons étar blis jufqu'à préfent , les cas il y a in- verfion dans une phrafe propofée en quelque langue que ce puifle être , Se les cas Ou il n'y en a point. Examinons à préfent une autre queflion , û l'arran- gement qu'exige l'ordre grammatical n'eft. pas quelquefois contraire à l'ordre naturel que les idées devraient avoir ; c'eiï-à-dire ( pour nous exprimer avec prccifion) à l'ordre naturel dans lequel on doit les préfenter aux autres ; car nous avons déjà remarqué que c'efr. fur cet ordre feul que doit fe régler renon- ciation , &c non fur l'ordre que les idées ont dans Pefprit.

Un exemple fervira à faire mieux entendre la queftion dont il s'agit. Je veux dire à quelqu'un de fuir un ferpent qui vient à lui; l'ordre grammatical de- mande que je lui dife en françois ,fiiye^ le ferpent* & en latin fuge ferpentem , le verbe devant être placé avant fon ré- gime. « Mais , dit-on , fi je n'avois que « des geftes ou des fignes pour me faire » entendre , je commencerois par mon- » trer l'objet qu'il faut fuir , &c faire » enfuite le figne de la fuite ; il en fe- # roit de même fi je n'avois qu'une

fur les Elimens de Philojophie. i £7 ♦» langue fournie de mots , &: dépour- » vue de fyntaxe ; l'ordre naturel des » mots , q(Ï donc le ferpent fuye^ , ou w firpentem fugt ; par conféquent , l'or- » dre grammatical eu ici contraire à » Tordre naturel ; ainfi il y a réellement » inverfïon dans l'arrangement qui fe » conforme à la conftrutHon gramma- » ticale , & il n'y en a point dans l'ar- » rangement quiy eit contraire *. Exa- minons ce raifonnement dans toutes fcs parties.

Si dans les jugemens que nous vou- lons faire porter aux autres 9 il y avoit en effet des idées qui diuTent par leur nature ou par la circonftance , être pré- fentées les premières , & qui en même tems par la nature grammaticale des mots qui les expriment ne piuTent être préfentées qu'à la fuite des autres , il elt évident qu'alors l'ordre qu'exige la conftrufrion grammaticale , feroit en contradiction avec l'ordre qu'exigeroit renonciation ; en ce cas, pour ne pas tomber dans une difpute de mots , il faudrait diftinguer deux fortes d'inver- ûon , une dans les idées , ck l'autre dans les termes qui l'es expriment , &c remar- quer le cas, en évitant une de ces

«S 8 E clair ciffemtns

inversons , on tomberait nécefTaire-

ment dans l'autre.

Mais en premier lieu , il paroît très- difficile d'afîîgner d'une manière évi- dente les idées qui doivent par leur nature ou par la circonftance être pré- fentées les premières; en fécond lieu, fuppofant même que l'ordre des idées foit inconteflable , la raifon demande alors qu'on exprime ces idées par des mots qui en fuivant la conitrudioa grammaticale , puiflent oc doivent être placés les premiers. Développons ces deux réflexions.

Je prendrai pour exemple la phrafe même propofée , fuyez Uferpent, On dit que Uferpent doit être préfenté d'abord à l'efprit comme l'objet qu'il faut fuir; c'eft ce qui me paroît douteux. Car ne peut-on pas dire amli , que dans la cir- conftance dont il eft queflion , la fuite, eu ce qui importe le plus à la perfonne à qui on parle , & que par conféquent la fuite eu ce qu'on doit énoncer d'a- bord , en y ajoutant enfuite la raifon qui doit y obliger ? Il n'eft. donc nulle- ment décidé lequel des deux arrange- menseftle plus naturel, fuye^le ferpent y ou le ferpent fuyei ; &; je penie qu'il en

fur les Elèmens de Philofophu. i $0 fera à peu près ainfi dans la plupart des cas femblables.

En fécond lieu , fuppofant même que le ferpent foit nécessairement la pre- mière idée qui dût être énoncée , n'eft- îl pas pofîible de s'exprimer par une phrafe dont la conftru&ion grammati- cale demande que le ferpent foit en effet à la première place ; par exemple U ferpent vient , fuye^; ou feulement U ferpent vient , ce qui indique affez qu'il faut fuir. On dira peut-être que de ces deux phrafes , la première eft moins courte que celle-ci 9fiiye^ le ferpent ; &C que dans la féconde on a retranché le mot ettenùel fuyei; mais il eft aifé de répondre que dans la phrafe fuye{ le fer- pent y on a retranché auiïi les mots qui vient , lefquels doivent la terminer pour la rendre complette , &c ne peuvent être fous-entendus , qu'en fuppofant qu'on y fupplée par le gefte , &; par le ton.

De-là il s'enfuit que dans l'hypo- thefe préfente la feule conftru&ion qui ne fût point défe&ueufe , feroit celle- ci; le ferpent vient 9fuye^9 ou ferpens ve- nit , fuge 9 parce que c'eil la feule oîi l'arrangement grammatical des mots

ïC)0 Eclaircljjemens

s 'accorderait avec l'arrangement meta-

phyfique des idées.

En fuppofant donc pour un moment que l'ordre dans lequel on doit présen- ter les idées n'ait en foi rien d'arbitraire, que par exemple , dans la phrafe citée on doive commencer par l'idée du fer- pent; s'il y avoit deux langues dont l'une imprimât ces idées dans leur ordre naturel , mais dans un ordre contraire à la fyntaxe comme firpentcm fuge9 &C dont l'autre exprimât ces mêmes idées dans un ordre conforme à la fyntaxe, mais contraire à leur arrangement naturel , alors il ne faudroit pas dire qu'il n'y au- roit d'inverfion que dans la féconde , fk qu'il n'y en auroit point dans la pre- mière ; il faudroit dire que l'une & l'au- tre manière de s'énoncer feroit défec- tueufe , l'une quant à l'ordre gramma- tical des mots , l'autre quant à l'ordre des idées ; que la feule énonciation par- faite feroit celle ces deux dirTérens ordres feroient parfaitement d'accord entr'eux ; & qu'il faudroit choifir dans chacune des deux langues une ma* niere de s'exprimer qui conciliât Par-» rangement grammatical avec l'ordre des idées.

fur Us Elêmcns de Phllofophle. 1 9 r S'il n'étoit pas poffible de trouver une telle manière de s'exprimer , il faur droit regarder cet inconvénient comme un défaut de la langue dans laquelle on parleroit.

Enfin s'il n'étoit poffible d'exprimer les idées d'une manière conforme à leur ordre naturel , qu'en nuifant à la vivacité , à l'harmonie , ou à quelque autre qualité oratoire du difeours , ce feroit encore un défaut de la langue > moindre à la vérité que dans le cas 011 il feroit impofïible de concilier les deux arrangçmens , mais toujours un défaut. Il ne refleroit plus qu'à choifir entre l'un de ces deux inconvéniens inévi- tables , de facrifier les qualités oratoires du difeours à l'ordre naturel des idées , ou cet ordre aux qualités oratoires du difeours. Le premier facriflce appartient plus au Philofophe , le fécond à l'Ora- teur & au Poète.

Voilà , ce me femble , ce qu'on peut dire de plus précis fur cette matière agitée de l'inverfion , pour diitinguer & décider les différentes quefîions qu'elle renferme , lbit par rapport à- ?ordre des idées , foit par rapport à celui des mots, J'ai toujours remarqué

ï 9 1 EcialrclJJcmens

eue les difficultés de la plupart des ques- tions fur lesquelles les Philofophes fe partagent , viennent de ce que ces ques- tions en contiennent implicitement plu- sieurs autres dont chacune demande une Solution particulière : ce n'eft qu'en partageant la queftion propofée dans toutes les questions qu'elle renferme , qu'on peut parvenir à la réfoudre d'une manière précife.

Ce que nous venons de dire par rap- port à l'inverfion, nous conduira à quel- ques réflexions fur ce qu'on appelle le génie des langues , & fur les avaatages ou défavantages réciproques qui peu-* vent en réfulter par rapport aux lan- gues comparées entr'elles.

Qu'efï-ce que le génie d'une langue? C'eft le réfultat des lois auxquelles cette langue eft affujettie , eu égard à la na- ture des mots qu'elle peut employer , aux modifications dont ces mots font fufceptibles , Se enfin aux règles de conftrucliion qu'elle s'efl preferites. Des exemples éclairciront cette définition.

Voyons premièrement en quoi peut confiner la différence des langues quant à la nature des mots. La langue fran- çoife y par exemple , n'a que le pronom

fin9

fur les Elément de Philofophle. 195 Jon ,fa , fes , pour exprimer ce que les Latins expriment ou par fuus ou par ejus , félon que ce pronom fe rapporte ou ne fe rapporte pas au nominatif du verbe. Cet ufage d'un même pronom fon y fa y fis , pour des cas fi différens, produit fouvent dans la langue fran- çoife un inconvénient par rapport à la clarté ; inconvénient auquel la langue latine n'eft pas fujette à cet égard. On remédieroit à cet inconvénient en em- ployant le vieux mot icclul , dans le cas 011 les Latins emploient ejus. Mais la langue françoife moderne , qui a prof- crit cette exprefîion, empêche que nous ne jouhTions de cet avantage. Il efl compenfé par quelques autres de la même efpece , comme par l'ufage de V article , dont la langue latine étoit pri- vée , & qui nous met à portée d'expri- mer les nuances que vraifemblablement la langue latine n'exprimoit pas auflï bien. Nous difons , donnez-moi du pain y donne^- moi un pain , donne {-moi le pain ; ce qui exprime trois chofes très- différentes , que nous rendrions en latin par la feule phrafe Da mihi panem.

En fécond lieu, les langues différent quant aux modifications des mots. Les Tome K* I

1 94 EclalrciJJemens

Latins ont des cas , & nous n'en avons point ; ils exprimoient par deux termi- naifons différentes le nominatif & Fac- cufaîif , Darius & Darlum ; nous ex- primons l'un Se l'autre abfolument de la même manière ; cette reffemblance , comme on l'a vu plus haut , nous obli- ge , pour éviter l'équivoque , de placer le régime après le verbe , & jamais avant , fur- tout quand le verbe eft aclif. On voit que cet arrangement gramma- tical eu fondé fur la nature de la langue même , qui ne fauroit s'en permettre un autre pour être claire ; entrave à la- quelle la langue latine n'eft pas afïu- jettie. Mais cette entrave même efi une Source de clarté. Dès que l'arrangement des mots détermine leur rapport , le fens ne fauroit être obfcur ; & le vers de l'oracle , fi connu par fon amphi- bologie , Aio te JEacida Romanos vincere poffe , n'auroit plus cet inconvénient , û le génie de la langue latine eût exi- gé que le régime fut placé après le verbe.

Les langues différent en troifieme lieu quant à la conftru&ion grammati- cale. Cette règle de fyntaxe fur l'arran- gement des termes y à laquelle la langue

fur les EUmens de Philo fophîe. 195 françoife eft obligée de s'aiuijettir en certains cas pour fixer le rapport des mots & le fens de la phrafe , elle l'a étendue , comme nous l'avons dit en* core , aux autres cas cet arrangement feroit moins néceffaire ; il femble que nos pères , forcés par la nature de la lan- gue d'en gêner la conftruclion en cer- tains cas , aient voulu , par une efpece de dépit , s'il ell permis de parler de la forte , la gêner fans befoin dans tous les autres. De-là vient à notre langue cette marche uniforme, qui, dit -on, contribue à la clarté , mais qui nuit pour îe moins autant à la vivacité , à la va- riété & à l'harmonie du difcours. C'eft principalement cette confïru&ion mo- notone oui a donné à la langue fran- çoife le caractère de timidité , ou fi l'on veut , de fagefle qui lui eft propre ; mais qui l'empêchant de' fe permettre pref- que aucune licence , fait le défefpoir des Traducteurs &; des Poètes.

Il ne faut pas croire cependant que notre langue , gênée par tant de liens , n'ait aucun avantage qui lui foit pro- pre. Nous en avons indiqué quelques- uns ; l'ufage fait connoître tous les jours qu'il eft certaines idées ou plutôt çer-

1 n

ï 96 Edaircijjemens

taines nuances d'idées , qu'une langue exprime , & qui manquent à une autre , même beaucoup plus riche d'ailleurs. Tel eft ( pour ne citer qu'un exemple feul) Paorifle des verbes françois , qui exprime une nuance du tems paffé , &C qui manque aux verbes latins ; ceux-ci n'ont que le mot fui , pour exprimer ce que la langue françoife peut rendre par les mots fai été , ou je fus , fuivant les différens rapports fous lefquels on confidere le tems paffé. De même il n'y a point de langue qui ne puiffe rendre par un feul mot certaines idées qu'une autre langue ne pourroit déve- lopper que par une périphrafe ; il n'y en a point qui ne puiffe exprimer par des mots ou plus courts ou plus fonores , certaines idées qu'une autre langue fe- roit forcée de rendre par des mots , on plus longs ou plus fourds ; or la briè- veté &£ l'harmonie font encore des avantages dans les langues , la brièveté pour le plaifir de l'efprit , l'harmonie pour celui de l'oreille.

En un mot , il n'y a point d'ou- vrage écrit originairement dans une langue , qui étant traduit dans une autre, ne doive à certains égards y perdre plus,

>

fur les Elémens de Philofophle. X yf ou moins , & y gagner plus ou moins à d'autres. La feule harmonie du ftyle ^ dont nous parlions il n'y a qu'un mo- ment , peut fuffire pour rendre un écri- vain très-rebelle à la traduction. Tradui* fez Cicéron , fans lui conferver cette qualité , vous ne ferez qu'une copie in- forme &c languiiTante ; &: combien eft-if difficile de concilier cette harmonie avec les autres qualités qu'une pareille traduc- tion doit avoir, la jufïefie du fens , la propriété , la facilité , la fimplicité des termes ? Je me fouviens qu'ayant vou- lu autrefois traduire , pour en orner mes Réflexions fur rélocution oratoire , la per- oraifon de Cicéron pro Flacco , affez peu connue , & pourtant bien digne de l'ê- tre , je fus tout-à-coup dégoûté de cette entreprife en me rappellant la dernière phrafe de cette peroraifon ; Mifereminl familiœ , Judices , mijèremini fortiffimi pa- tris ; miferemini filii ; 7iomen clariffimum & fortifjïmum , vel generis , vel vetujiatis , vel hominis caufd , Reipublicœ refervate. Con- ferver tout à la fois à cette phrafe fa nobleffe , fa brièveté , fa {implicite , fa rondeur , & fur-tout le genre d'harmonie qui lui eft propre , err une entreprife que je laiffe à de plus habiles que moi.

Iiij

ï 9 8 EdairciJJemens

Il me femble que la queftion tant agitée , n les infcriptions doivent être en françois ou en latin , peut fe déci- der aifément par les principes qu'on vient d'établir. L'infcription doit être dans celle des deux langues qui rendra de la manière la plus courte , la plus énergique & la plus noble , fans dureté ni fécherefîe , ce qu'on veut exprimer. Je doute , par exemple i que l'infcrip- tion de la ftatue de Montpellier , A Louis Quatorze après fa mort , fût aufîi bien en langue latine ? Ludovico decimo quarto ex oculis fublato ; comme je doute que celle des Invalides de Berlin , Lœfo & invicio mïliti , eût pu être auflibien en françois. Cette infcription fimple , Henri IV \ au bas de la ftatue d'un de nos plus grands. Rois , non-feulement dira plus qu'une infcription longue &: faftueufe , elle dira mieux même que ne feroit la fimple infcription latine , Henricus quartus ; parce que la longueur de ce nom dans une langue étrangère , & le retour monotone des définences en us , nous rappelle moins agréablement l'idée de ce Prince , que le nom dont nous avons coutume de Pappeller. Henri IV dira mieux encore que Henri le Grand 7 par*

fur les Elirnens de Philojbphie. 199 ce qu'il fuffit de fon nom fans épithete pour re veiller toute l'idée que nous avons de ce grand Roi , &: qu'une épi- thete qui n'ajoute rien à l'idée , efl inutile & froide. On pourra fe former par ce peu d'exemples , finon des prin- cipes détaillés , au moins une méthode fûre pour juger , &: de la langue dans laquelle une infeription doit être écrite, & des qualités que l'infcription doit avoir. Une plus longue difcufllon fur ce fujet nous meneroit trop loin , Se auroit un rapport trop éloigné avec la matière que nous avons traitée dans cet article.

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200 Eclairclffcment

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§. XL

Sur les Elémens de Géométrie (a)*

NO us avons déjà donné dans le §. IV de ces Ê claire iffemens , une efquifle légère d'un plan fuivant lequel ces Élémens doivent être traités. Mais ce que nous en avons dit alors n'étoit que par forme d'exemple , ck pour faire connoître par une efpece de tableau r emprunté de la feience la plus exacle &: la plus fimple , les diffère ns ordres de principes que les feiences renfer- ment ou peuvent renfermer. Nous al- lons ici envifager les Élémens de Géo- métrie pris en eux-mêmes , &c propô- fer quelques réflexions fur la meilleure manière de les traiter , &t fur les in* convéniens l'on peut tomber à ce iujet.

On fe plaint , & avec raifon , de la difette réelle nous fommes de bons élémens de cette feience , au milieu de la

( a ) Il fera bon de relire l'article de la Géométrie «Uns les ÉUmms dç, PhilofophU, Terne IV. pag. 158.

fur les Elhnens de Philojbphic, 20 1 malheureufe & fcérile abondance d'ou- vrages dont nous fommes inondés en cette partie. Tous les défauts qu'on re- proche à ces ouvrages , fe réduifent prefque uniquement à un feul qui en eft la fource commune ; à ce que les idées n'y font pas placées dans l'ordre naturel qui leur convient. Par- il ar- rive , ou qu'on fuppofe ce qui auroit befoin d'être démontré , ou qu'on prou- ve d'une manière peu rigoureufe ce qui devroit & pourroit être démontré en rigueur , ou qu'on démontre par dis voies laborieuses cv quelquefois infuffi- fantes , ce qui pourroit être démontré avec beaucoup plus de fimplicité.

Pour placer les idées dans Tordre naturel , il faut fur-tout fe rendre atten- tifs aux définitions ; non-feulement en y mettant toute la précifion porîible ( ce qui n'a pas befoin d'être recom- mandé) mais en ne renfermant pas dans la définition des idées qu'elle ne doit pas contenir & qui doivent en être la conféquence. Un exemple fera fentir parfaitement la néce/îité du précepte que nous donnons ici , & les incon- véniens auxquels on s'expofe en s'en écartant,

I v

202 Edaircijjemens

Si je veux définir les parallèles , voi- ci , ce me femble , comment je dois m'y prendre , pour ne mettre dans cette dé- finition que ce qu'elle doit abiblument renfermer. Je fuppoferai d'abord une ligne droite tirée à volonté ; fur cette ligne j'élèverai en deux points différens deux perpendiculaires que je fuppoferai égales , 6c par l'extrémité de ces per- pendiculaires j'imaginerai une ligne droite , que j'appellerai parallèle à la ligne ftippofée. Il faudra déduire de cette définition toutes les propriétés des parallèles ; car elles y font nécef- fairement contenues. Il faudra démon- trer entr'autres chofes , que la ligne pa- rallèle à la ligne fuppofée , &: qui en eu également diftante dans deux de fes points, à tous fes autres points également diftans de cette ligne ; c'eft-à-dire que * les perpendiculaires élevées en quel- ques points que ce foit fur la ligne fup- pofée, & aboutifTantes à la ligne paral- lèle , font toutes égales aux deux per- pendiculaires par l'extrémité defquelîes cette parallèle a été tirée. Suppofer cette vérité fans la démontrer, c'efl fuppofer ce que la définition ne renferme tk ne doit renfermer qu'implicitement; car

fur les Elèmens de Philojbpkie. 203 cette définition ne fuppofe & ne doit fuppofer que l'égalité des deux perpen- diculaires , dont les extrémités fufnfent pour déterminer la pofition de la paral- lèle ; d'où il faut conclure &: prouver l'égalité de ces perpendiculaires avec toutes les autres. J'oie avancer , &c je ne crains point d'être contredit par ceux qui y réfléchiront , que la propofition que nous préfentons à démontrer ici , ck en général la théorie des parallèles y efl un des points les plus difficiles dans les élémens de Géométrie ; &c j'ajoute que cette théorie feroit bien avancée par cette démonftration.

On parviendrait peut-être plus faci- lement à la trouver , fi on avoit une bonne définition de la ligne droite ; par malheur cette définition nous manque. Il ne paroît pas porTible d'en donner une autre que celle dont prefque tous les Mathématiciens font ufage ; mais cette définition , comme nous l'avons dit ailleurs , exprime plutôt une pro- priété de la ligne droite , que fa notion primitive. Ce n'eft pas que je veuille , avec quelques Géomètres , chercher cette notion dans l'idée que la vifion nous donne de la ligne droite , en nous

I vj

104 EclalrciJJemens

apprenant que les points de cette ligné fe couvrent les uns les autres lorfque l'œil fe trouve placé dans ion prolon- gement. Cette notion de la ligne droite ferait tres-pcu géométrique , i°. parce qu'il y a des lignes droites pour un aveugle , & que l'illuftre Sanderfon entr'autres en avoit une idée très-dis- tincte fans en avoir jamais vu; i°. par- ce qu'il feroit impofTible de favoir que la lumière fe répand en ligne droite, fi pour connoître la rectitude d'une ligne, nous n'avions d'autre moyen que d'exa- miner fi les points de cette ligne fe cachent les uns les autres quand l'œil eu. placé dans fon prolongement. Si la lumière fe propageoit en fuivant une ligne circulaire d'une courbure déter- minée , que l'œil fût placé fur la cir- conférence d'un tel cercle , tous les points de ce cercle fe cacheroient les uns les autres , & cependant la ligne fur laquelle ils feroient placés ne feroit pas droite.

On ne détmiroit pas mieux la ligne droite, en difant avec d'autres Auteurs que c'eft une ligne dont tous les points font dans la même direction. Car qu'efr- çe que direction ? Et comment en peut-

fur les Elimens de Philofopfûe. 105 on avoir l'idée , fi on n'a déjà celle de ligne droite ?

On eft donc comme forcé d'en reve- nir à la définition ordinaire , que la ligne droite eft celle qui eft la plus courte d'un point à un autre. Mais il eft aile de fentir que cette définition n'en1 pas telle qu'on pourroit le délirer. En pre- mier lieu, d'où fait-on que d'un point à un autre , il n'y a qu'un ieul chemin qui foit le plus court ? Pourquoi ne pourroit-il pas y en avoir plufieurs , tous diffère ns , tous égaux , tous les plus courts ? On n'elt perluadé de la vérité contraire , & on ne la fuppofe dans la définition de la ligne droite , que parce qu'on a déjà dans i'elprit ou plutôt dans les fens , fi je puis parler de la forte , une notion de la ligne droite qui ren- ferme implicitement cette vérité. C'eft cette notion qu'il faudrait exprimer; mais les termes , & peut-être les idées , nous manquent pour cela. Hoc opus , hic labor eji.

% En fécond lieu , fuppofons qu'en effet la ligne droite foit le plus court chemin d'un point à un autre , eue ce plus court chemin foit unique , & qu'il n'y en ait pas deux égaux ; je vois clair

20 6 EclairciJJemens

rement comment on peut conclure de- là , que ii on veut mener une ligne droite d'un point à un autre , tous les points par lefquels doit parler cette li- gne , font nécessairement donnés , 6c que la ligne qui joint deux quelconques de ces points , efî aufTi la plus courte qu'on puifTe mener ou imaginer de l'un à l'autre. Mais je ne vois pas avec la même évidence , en partant de la défini- tion fuppofée , qu'une ligne droite tirée par deux points ne puiffe être prolon- gée que d'une feule manière, ou ce qui revient au même, que deux lignes droi- tes , tirées d'un même point à deux autres points , ne puiffent pas avoir une partie commune : je ne dis pas que cela ne foit évident, je dis (& je me flatte qu'on en conviendra après y avoir fait attention ) que cela ne fuit pas évidem- ment de la définition fuppofée , mais d'une notion primitive de la ligne droite que nous avons dans Pefprit fans pou- voir en quelque façon la rendre par des exprefîions ; idée dont la définition fup-> pofée n'efr. que la fuite.

La définition &c les propriétés de la ligne droite , ainfi que des lignes paral- lèles y font donc recueil , &c pour ainfi

fur les Elémens de Philofophie. 207 dire , le fcandale des élémens de Géo- métrie. Je ne crains point que les Mathé- maticiens Philofophes taxent de puéri- lité les réflexions que je viens de faire; puisqu'elles ont pour objet , non-feule- ment de porter la plus grande précifion dans une feience dont la précifion eu. l'ame , mais de montrer par des exem- ples frappans la néceïîité & la rareté des bonnes définitions.

On peut faire fentir l'un & l'autre par un nouvel exemple , tiré des mêmes élémens de Géométrie; par la définition de l'angle. Pour s'en former une idée nette , il faut nécefTairement , &c y faire entrer Fidée de Pefpace que l'angle ren- ferme , & en même tems borner cet ef- pace ; puifqu'autrement la grandeur de l'angle dépendroit de celle des lignes qui le comprennent, ce qui eil contraire à la vraie notion qu'on doit s'en former. Il faut donc fuppofer un arc de cercle décrit du fommet de l'angle comme centre , 6c d'un rayon pris à volonté , mais qui foit toujours le même pour quelque angle que ce foit; & on appel- lera aûgle Pefpace terminé par cet arc de cercle ; par ce moyen on viendra à bout de démontrer ayee précifion &

2o8 Eclaircljfemens

clarté toutes les proportions qui con- cernent les angles. Remarquons en paf- fant que la mefure des angles par les arcs de cercle décrits de leur fommet , eft fondée fur l'uniformité du cercle , qui fait que toutes fes parties font fem- biables 6c toujours difpofées de la mê- me manière par rapport aux rayons qui y aboutiflent; cette uniformité , qui fe prouve par le principe de la fuperpofi- tion , eft un point fur lequel on n'ap- puyé peut-être pas affez dans les élé- mens ordinaires , 6c qui eft pourtant le principe fondamental de la théorie des angles.

Au refte, la définition de l'angle qu'on vient de donner, fuppofe que les deux côtés de cet angle foient des lignes droi- tes , 6c non une ligne droite 6c une ligne courbe ; comme feroient un arc de cercle 6c fa tangente. Ce dernier angle , fi on peut lui donner ce nom , a été le fujet d'une grande difpute entre les Géomètres , peur favoir s'il étoit comparable ou non à l'angle re£tiligne , c'eft-à-dire , formé par des lignes droi- tes. Il eft aifé de voir que ce n'tftab- folument qu'une queition de nom. Tout dépend de l'idée qu'on attache en cette

fur les Elemens de Philofophie. 10$ occasion au mot angle. Si on entend par ce mot une portion finie de Pefpace compris entre la courbe &: fa tangente ? il n'efr. pas douteux que cet efpace ne foit comparable à une portion finie de celui qui eft renfermé par deux lignes droites qui fe coupent. Si on veut y attacher l'idée ordinaire de Pangle for- mé par deux lignes droites , on trouve- ra , pour peu qu'on y réflé chiffe , que cette idée prife abfoiument &: fans mo- dification , ne peut convenir à l'angle de contingence, parce que dans l'angle de contingence une des lignes qui le forme eft. courbe. Il faudra donc donner pour cet angle une définition particu- lière; & cette définition, qui eft arbi- traire , étant une fois bien fixée , il ne pourra plus y avoir de difficulté fur la queftion dont il s'agit. Une bonne preu- ve que cette queftion eft purement de nom , c'eft que les Géomètres font d'ail- leurs entièrement d'accord fur toutes les propriétés qu'ils démontrent de l'angle de contingence ; qu'entre un cercle & fa tangente , on ne peut faire paffer de lignes droites ; qu'on y peut faire paffer une infinité de lignes circu- laires , & ainfi du refte. Il en eft à peu

2 1 o Eclaira fflimcns

près de la querelle fur l'angle de contin- gence , comme de la fimeufe queftion des forces vives , l'on ne difpute que faute de s'entendre ( b ) , & tout le monde eft d'accord fur le fond en dif- férant dans les termes : &: c'eft à peu près ce qu'on doit penfer de toutes les difcuifîons métaphyfiques qui par- tagent quelquefois les Méchaniciens les Géomètres.

Si on doit s'attacher dans les élé- mens de Géométrie , à ne mettre dans les déïînitions que ce qui eft nécefïaire , pour donner plus de précifîon & de ri- gueur aux proportions qu'on en dé- duit , il efl un autre écueil qu'on doit éviter avec foin ; c'eft celui de ne pas développer fuffif?rnment l'idée qu'on doit attachera certaines expreilions. La Géométrie , même élémentaire , &c tou- tes les parties des Mathématiques , font fouvent ufage d'exprefTions de cette efpece , qui dans le fens métaphyfique qu'elles préfentent , paroiffent d'abord peu exaàes ; mais qui ne doivent être regardées que comme des manières abrégées de s'exprimer , que les Mathé-

(h) Voy. Elément de Philofophie , art. de la Mécha- nique , Tome IV. pag. 203,

fur les Elimens de Philofophie. 2 1 1 maticiens ont inventées pour énoncer une vérité dont le développement & l'énoncé exa£t auroit demandé beau- coup de mots. Il faut donc , avant que de faire ufage de ces exprefîions , fixer d'une manière nette & précife la no- tion qu'elles renferment.

On dit , par exemple , qu'un parallé- logramme eft le produit de fa bafe par fa hauteur. Que fignifie cette propor- tion ? Qu'eft-ce que le produit de la bafe par la hauteur 5 c'efl-à-dire la mul- tiplication d'une ligne par une autre ? En1 -ce qu'on multiplie des lignes par des lignes ? Non certainement ; car dans toute multiplication une des deux quan- tités au moins cfoit être un nombre abftrait ; multiplier , c'en1 prendre un certain nombre de fois une certaine choie ou un certain nombre de chofes ; on peut multiplier une ligne par un nombre , par exemple par 3 , ce qui fignifie qu'on prendra cette ligne trois fois , mais on ne multiplie point une ligne par une ligne ; cette opération ne préfente aucune idée nette. Quelques Mathématiciens , il eft vrai , ont dit que la multiplication d'une ligne par une ligne confiftoit à prendre une de ces

212 EcLaircîjJemens

lignes autant de fois qu'il y a de points dans l'autre , ce qui produit une fur- face. Mais cette notion eft fujette à beaucoup de difficultés. Elle fuppofe que la furface eft compofée de lignes , ck la ligne de points ; elle fuppofe que pour prendre une ligne autant de fois qu'il y a de points dans une autre , il faut que cette autre ligne foit élevée perpendiculairement fur la première: car fi le côté d'un parallélogramme n'eft pas perpendiculaire à la bafe , alors le parallélogramme n'eft plus le produit du côté par la bafe ; cependant fuivant les notions que fe forment de la fur- face les Mathématiciens que nous com- battons ? on ne peut disconvenir que dans la furface du parallélogramme la bafe ne fe trouve répétée autant de fois que le côté a de points ; à moins qu'on ne veuille admettre dans une ligne des points plus grands les uns que les au- tres , ce qui jette dans de nouvelles ab- furdités. Que lignifie donc cette pro- portion , que la mefure d'un parallélo- gramme reclangle eft le produit de fa bafe par fa hauteur ? Elle fignifîe que fi on fuppofe la bafe diviiée en un cer- tain nombre de parties égales , par exem-

fur les Elémens de Philofophie. 213 pie de pouces ou de lignes , & la hau- teur en un certain nombre des mêmes parties égales , c'efï>à-dire de pouces ou de lignes, le rapport du parallélogramme rectangle au quarré de chacune de {es parties , fera égal au rapport que le pro- duit des deux nombres de divifion de la bafe & de la hauteur aura avec l'uni- té. Par exemple , fuppofons la bafe divi- fée en 100 lignes ou pouces , 6c la hau- teur en 25 ; le produit de ces deux nombres qui eil 2500, c'eft-à-dire le rapport de ce nombre à l'unité , expri- mera le rapport du parallélogramme rectangle au quarré fait d'une ligne ou d'un pouce ; ce parallélogramme con- tenant en effet 2500 petits quarrés d'un pouce ou d'une ligne. Ainfi, dire qu'un parallélogramme efl le produit de fa bafe par fa hauteur , c'efl: une manière abré- gée d'exprimer la propofition que nous venons d'énoncer , & dont renoncia- tion rigoureufe & développée auroit demandé trop d'étendue &: de circonlo- cution. Dans les feiences on peut fe fer- vir utilement de ces fortes d'exprefîions abrégrées, quoique peu exactes en elles- mêmes : je dis plus ; on a befoin pour ne point trop fatiguer l'efprit , de s'en

£î4 Eclaîrcijjcmens

fervir fouvent , pourvu qu'on ait font de bien fixer le fens précis qui doit y être attaché. C'eft par malheur ce qu'on ne fait pas toujours , & ce qui peut quelquefois être reproché aux Géomè- tres même.

Il eiï aifé de conclure de cet exem- ple , &: de plufieurs autres qu'om pour- roit y joindre 5 que le mot de mefure en mathématique , renferme l'idée d'un rapport implicitement exprimé. Or il eu certains rapports qui offrent plus de dif- ficultés que les autres , foit pour en pré- fenter la notion d'une manière bien nette , foit pour les démontrer d'une manière rigoureufe : ce font les rap- ports des quantités incommenfurables. On dit , par exemple , que la diagonale du quarré eft à fon côté comme la ra- cine quarrée de i eftài; pour avoir une idée bien nette de la vérité que cette proportion exprime , il faut d'a- bord remarquer , qu'il n'y a point de ra- cine quarrée du nombre 2 , ni par con- féquent de rapport proprement dit entre cette racine & l'unité , ni par confé- quent de rapport proprement dit entre la diagonale & le côté d'un quarré , ni par conléquent enfin , d'égalité entre

fur les Elimcns de Philofophie. 1 1 Ç Ces rapports , puifqu'il n'y a point pro- prement d'égalité entre des rapports qui n'exiftent pas. Mais il faut remarquer en même tems , que fi on ne peut trouver un nombre qui multiplié par lui-même produife 2 , on peut trouver des nom- bres qui multipliés par eux-mêmes pro- duifent un nombre aufîi approchant de 2 qu'on voudra , foit en deiTus , foit en defîbus. Or fi on a deux nombres quel- conques, dont l'un donne un quarré plus grand que 2, mais avec fi peu de diffé- rence qu'on voudra, & l'autre un quarré plus petit que 2 , avec fi peu de diffé- rence qu'on voudra, une ligne quiauroit avec le côté du quarré un rapport ex- primé par le premier de ces nombres , feroit toujours plus grande que la diago- nale , &c une ligne qui auroit avec le même côté du quarré un rapport expri- mé par le fécond nombre , feroit plus petite que la même diagonale. Voilà le développement de cette propofition , que la diagonale ejl au côté du quarré com- me la racine quarrée de 2. ejl à 1 . Il en eu de même de toutes les autres propor- tions qui regardent des rapports incom- menfurables ; & cela fiiffit pour faire voir quel fens précis on y doit attacher.

2. 1 6 Eclair ci ffemens

Cette facilité qu'on a, de repréfentef les rapports incommenfurables , non par des nombres exacts , mais par des nom- bres qui en approchent aiiÔi près qu'on voudra , fans jamais exprimer rigou- reufement ces rapports , eft caufe que les Mathématiciens ont étendu la dé- nomination de nombre aux rapports incommenfurables, quoiqu'elle ne leur appartienne qu'improprement , puifque les mots nombre & nombrer fuppofent une défignation exacte & précife , dont ces fortes de rapports ne font pas fuf- ceptibles. AufTi n'y a-t-il proprement que deux fortes de nombres , les nom- bres entiers , comme 2 , 3 , 4 , &c* & les nombres rompus , ou fractions , comme l l l Sec. ou - 1 1 , &c. Les premiers repréfentent les rapports de deux grandeurs , dont l'une contient l'autre une certaine quantité de fois exactement , comme 2 fois , 3 fois , 4 fois ; les féconds expriment le rapport de deux grandeurs, dont l'une contient exactement une certaine quantité de fois , la moitié , le tiers , le quart , le cin- quième de l'autre , & ainfi de fuite ; les rapports repréfentés par des nombres rompus peuvent même fe réduire très-

aifément

fur les Ëlèmens de Philojbphie. i\y aifément à des rapports représentés par des nombres entiers ; car quand je dis par exemple, qu'une ligne eft les 2. d'une autre ligne , c'eft comme fi je difois que la première ligne e ri à la féconde dans le rapport du nombre entier 3 au nombre entier 4.

De-là il eft aile de voir , que fi les rapports incommenfurables font regar- dés comme des nombres , c'eft. par la raifon que s'ils ne font pas des nombres proprement dits, il ne s'en faut rien, pour ainfi dire , qu'ils n'en foient réel- lement , puifque la différence d'un rap- port incommenfarable à un nombre proprement dit , peut être aufTi petite qu'on voudra.

Deux autres raifons ont fait ranger les rapports incommenfurables parmi les nombres ; la première , c'efl que ces rapports ont plufieurs propriétés qui leur font communes avec les nom- bres , & peuvent être fournis à plu- fieurs égards à un calcul femblabfe à celui des nombres , comme nous le ver- rons plus en détail dans les deux §. fui- vans ; la féconde , c'eil que fi on veut donner au mot nombre une idée plus étendue que celle qu'on lui donne or- Tçme V% K

2 1 S Eclaîrcïjjcmens

dinairement , & qui ne renferme pro- prement que les nombres entiers & les îra&ions , alors les rapports incommen- surables peuvent y être compris ? puif- que ces rapports , quoiqu'ils ne puifTent pas être déiignés rigoureufement par l'arithmétique , peuvent être , finon exprimés , au moins repréfentés par la Géométrie ; par exemple , le rapport de la racine quarrée de 2 à l'unité , lequel ne peut être exprimé arithmétiquevicnt , peut être repréfenté géométriquement , par le rapport de la diagonale du quarré à fon côté. Il en eft de même d'une iniinité d'autres rapports incommen- surables , que la Géométrie repréfenté aifément par les rapports de certaines lignes ; par exemple , la racine quarrée de 3 peut être repréfentée par le rapport du double de la hauteur d'un triangle équilatéral au côté du même triangle ; celle de 5 par le rapport de la diagonale d'un parallélogramme rec- tangle au petit côté de ce même pa- rallélogramme , en fuppofant la bafe double de la hauteur ; & ainfi de mille autres exemples de cette efpece qu'on pourroit multiplier à l'infini. Cette re- marque fur la pénibilité de repréfen-

fur les Elémens de Philofopliit. 119 ter les rapports incommeniiirables par la Géométrie , nous fera utile dans ia fuite pour faire connoître quel eu l'a- vantage de l'application de i'Analyfe à cette fcience. C'eft ce qu'on verra plus bas dans un Article particulier; mais il efl nécefîaire de donner auparavant quelque idée du calcul algébrique.

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HO Eclaircijjsmtns

§. XII.

Sur les Elémens d'Algèbre (a).

L'Imperfection que nous avons remarquée clans plusieurs des no- tions que donnent pour l'ordinaire les Élémens de Géométrie , ne fe rencontre guère moins dans celles que prélentent la plupart des Élémens d'Algèbre ; quel- ques exemples en feront la preuve.

La première , & en un fens la plus effentielle des définitions que ces Élé- mens doivent offrir , eft celle de l'Al- gèbre même. Il femble que les Auteurs d'Élémens fe foient mis peu en peine de donner une idée nette de la nature de cette fcience &c de fon objet. Les uns difent que c'eil l'art de faire fur les lettres de l'Alphabet les mêmes opé- rations qu'on fait fur les chiffres ; défi- nition ridicule à tous égards. Les autres fe bornent à dire que c'eft la fcience du calcul des grandeurs zn général; définition plus exacte , mais qui a befoin d'être plus

(à) II fera bon de relire l'article de l'Algèbre dans Us EUnuns de. Fhilofopkie, page 152.

fur les Elemens de Philofophie. lit développée qu'elle ne l'eft ordinaire- ment parles Auteurs élémentaires.

Il faut d'abord partir de ce principe , que le calcul des grandeurs ne peut con- finer qu'à déterminer le rapport des grandeurs entr'elles. Or il y a, comme nous l'avons vu à la fin du §. précédent, deux fortes de rapports ; les uns qui peuvent être exprimés exactement par des nombres , foit entiers , foit rompus ; les autres , qu'on appelle incommenfu- rables , & qui ne peuvent être expri- més par àes nombres que d'une ma- nière approchée , mais qui peuvent être repréfentés ou qu'on peut imaginer être repréfentés d'une autre manière , par exemple par les rapports d'une ligne à une autre. Nous allons faire voir d'a- bord quelle eft l'utilité des caractères algébriques pour repréfenter les nom- bres proprement dits , & les rapports qu'ils expriment ; nous verrons enfuite l'utilité de ces mêmes caractères pour repréfenter les rapports incommenlli- rables.

Pour fentir quel eft l'avantage d'ex- primer les nombres par des caractères algébriques, il faut remarquer que l'a- rithmétique ordinaire a deux fortes de

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221 Eclalrcijjemens

principes. Les uns font dépendans des îignes ou chiffres par lefquels on exprime les nombres , & ce font ceux qu'on ap- pelle proprement règles de l'arithméti- que ; règles qui font attachées à la nature <le ces fignes , & qui feroient différen- tes , fi au lieu de dix caractères dont nous nous fervons pour exprimer tous les nombres pofTibles , nous en avions vin plus grand ou un plus petit nombre, ou fi au lieu de dîfpofer ces caractères comme nous le faifons pour exprimer les nombres , nous les difpofions autre- ment, ck que par- nous changeafîions & leur valeur intrinfeque & leur valeur relative. Mais outre les principes fur lefquels font fondées ces règles , l'arith- métique en a d'autres plus généraux , indépendans des fignes par lefquels on peut exprimer les nombres , &c unique- ment attachés à la nature des nombres mêmes ; tels font ceux-ci.

Si on retranche, un plus petit nombre d'un plus grand , & quon ajoute au plus petit nombre ce qui réfultera de cette opé- ration , on aura le plus grand nombre.

Le produit de deux nombres , divifé par Vun des deux produifans , donne Vautre produifant*

fur les Elémens de Phllojbphle. 213 Le produit du quotient d'une divijlon par le divifiur doit rendre le dividende. On. pourroit en énoncer planeurs autres.

Ces fortes de principes n'étant réel- lement que des propriétés générales des rapports ou des nombres , qui ont lieu pour quelques nombres que ce foit , ck de quelque manière que ces nombres foient défiçnés ; il s'enfuit d'à- bord que ces proportions générales peuvent être miles fous les yeux de la manière la plus claire & la plus fimpîe , en fuppofant les nombres repréfentés par des caractères généraux ; on a choifi pour exprimer ces caractères les let- tres de Palphabeth , comme étant plus connues , &C d'un ufage plus familier & plus univerfel. Première utilité de l'algèbre , de fervir à repréfenter & k démontrer d'une manière fimple & fa- cile les vérités qui ont rapport aux pro- priétés générales des nombres.

Ce n'efl pas tout. Comme il y a des propriétés générales des nombres , in- dépendantes de la manière dont ils font exprimés , il doit y avoir aufli pour le calcul des nombres , des principes généraux , par le moyen defquels on pourra exprimer ? de la manière la plus

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214 E clair clffemtns

fimple Si la plus abrégée qu'il ferapofîr- ble , le réfultat de la combinaifon de ces nombres , & des opérations qui feront la fuite de cette combinaifon. Les règles pour trouver ce réfultat font les règles de l'Algèbre. Ainfi l'addition algébrique n'eft autre chofe que le moyen d'ex- primer de la manière la plus courte &c la plus fimple le réfultat de l'addition de pluiieurs nombres , en ne donnant à ces nombres aucune valeur particulière; àl en eït de même de la fouftraclion , ck des autres règles.

L'utilité de ces règles ne fe borne pas à repréfenter de la manière la plus ïimple le réfultat des opérations qu'on peut fa*ire fur les nombres en général. Suppofons qu'un ou plufieurs nombres, ou en général une ou plufieurs quanti- tés ( car on a déjà dit que toute quan- tité pouvoit être repréfentée par un nombre) foient exprimés par des ca- ractères algébriques ; fuppofons de plus que ces nombres foient connus &c don- nés , qu'on propofe de trouver un ou plufieurs autres nombres qui dépen- dent des nombres donnés par de cer- taines conditions; ilefl évident i°. que par la généralité des caractères algé-

fur les Elèmens de Philofophie, ii< briques , on peut exprimer ces con- ditions fuppofées entre les nombres cherchés 6c les nombres donnés. 2°. Que par la généralité des opérations algébriques , on pourra pratiquer éga- lement ces opérations fur les nombres cherchés comme fur les nombres don- nés. Or en vertu de ces opérations l'algèbre enfeigne à dégager les nom- bres cherchés d'avec les nombres don- nés, en forte qu'on ait la valeur des premiers exprimée de la manière la plus îimple par un réfultat qui ne contien- dra plus que les féconds; & les opéra- tions que ce réfultat indique étant pra- tiquées fur tels nombres qu'on vou- dra, pris à volonté , donneront la valeur des nombres cherchés qui feront relatifs à ces nombres pris à volonté , fuivant les conditions exigées &: propofées.

Je ne fais s'il eft porlible de donner une notion plus nette de l'Algèbre à ceux qui n'en ont aucune. Peut-être ce qu'on vient de dire ne fera- 1- il pas encore arTez développé pour eux ; mais peut - être eft - il néceflaire d'être au moins initié dans cette fcience pour pouvoir s'en former une idée précife ; je ne doute point que ceux qui feront

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2 2 6 Eclaircijfemens

dans ce dernier cas ne trouvent jufîe &: exacte celle que nous venons d'ex- pofer. Oeil fans doute d'après une no- tion femblable que Newton a donné à l'Algèbre le nom & Arithmétique uni- verfelle ; dénomination qui en effet ex- prime & renferme ce que nous venons de dire fur le véritable objet Se la na- ture de cette feience.

Après avoir fait fentir l'utilité des caractères algébriques pour exprimer les nombres proprement dits , il fera plus facile encore d'en faire fentir l'uti- lité pour exprimer les rapports incom- menfurables. En premier lieu , ces rap- ports ont , pour ainfi dire , un droit de plus que les nombres , à pouvoir être représentés par des caractères algébri- ques ; puifque ces caractères n'ayant point , comme les nombres , de valeur fixe & déterminée , n'en font que plus propres à défigner des rapports qui ne peuvent être exprimés exactement par des nombres. En fécond lieu, les prin- cipes généraux énoncés ou indiqués ci-deflus , fur les propriétés générales des nombres & fur les réfultats du cal- cul qu'on en peut faire , principes qui fervent de bafe, comme nous l'avons

fur les Elimens de Phllojbphie. 227 dit , au calcul algébrique , ont égale- ment lieu pour les rapports incom- menfurables. De même , par exemple , qu'on double , qu'on triple , qu'on quadruple un nombre ordinaire en le multipliant par 2 , par 3 , par 4 , on double , on triple , on quadruple un rapport incommensurable en le mul- tipliant par 2 , par 3 , par 4 , &c ; on le réduit pareillement , ainfi que tout nombre , à la moitié, au tiers , au quart, en le divifant par 2 , par 3 , par 4 , cVc. Il en eft de même d'une infinité d'au- tres vérités femblables , également com- munes à toutes fortes de rapports , foit exprimables par des nombres , foit in- commenfurables. En un mot toutes les vérités fur les nombres , lefquelles ne fuppoferont pas , ou l'idée de nombres entiers en général, ou celle de tel nom- bre en particulier , ou la manière d'é- crire & de défigner les nombres par notre calcul arithmétique ordinaire j toutes ces vérités auront également lieu pour les rapports incommenfura- bles. Le calcul algébrique , qui ne con- fidere les rapports & les nombres que de la manière la plus générale & la plus abftraite ? s'étend donc & s'applique

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2. i S Eclaircijjcmens

aux rapports incommenfurables , &: mê- me encore plus parfaitement à ces rap- ports qu'aux nombres proprement dits ; et fous ce nouveau point de vue , il mérite encore à plus jufle titre le nom & Arithmétique univerfelle.

Nous verrons dans le §. fuivant , d'a- près les notions que nous venons de donner de l'Algèbre, comment elle s'ap- plique à la Géométrie. Mais avant que de finir , expofons encore quelques-unes des faufTes idées qu'on peut reprocher au commun des Algébriftes. Elles fer- viront , pour ainfi dire , de preuves jus- tificatives apportées d'avance de ce que nous dirons dans l'un des articles fui- vans , fur l'abus de la Métaphynque en Géométrie , 5c fur-tout en Algèbre; ôl les idées nettes & précifes que nous tâcherons ici de fubdituer à ces idées faufTes, pourront montrer en même îems un effai de la vraie Métaphyfique dont les feiences font fufceptibles.

Les Auteurs ordinaires d'Élémerts ne pèchent pas feulement par le peu de foin qu'ils ont de donner une idée nette de l'Algèbre & de fon but; mais encore par le peu d'exaclitude des no- tions qu'ils attachent à certaines ex-

furies Elèmens de Philofophie. 229 prefïions. Pour abréger, je me borne- rai à la notion des quantités négatives. Les uns regardent ces quantités comme au-dejjbus de rien , notion abfurde en elle-même : les autres , comme expri- mant des dettes , notion trop bornée ôc par cela feul peu exacte : les autres , comme des quantités qui doivent être prifes dans un fens contraire aux quan- tités qu'on a fuppofces pofitives ; no- tion dont la Géométrie fournit aifément des exemples , mais qui efl fujette à de fréquentes exceptions ; puifqu'ii efl aifé de faire voir , par des exemples ti- rés aum* de la Géométrie , que des quan- tités repréfentées par le calcul avec le figne négatif, doivent quelquefois être prifes du même fens que les quantités caradtérifées parle figne pofitif. Qu'euV ce donc que les quantités négatives? Il en faut diftinguer de deux eipeces.

Les premières par leur ligne n.. indiquent une fauiTe fuppolition qui a été faite dans l'énoncé du problc fuppolition redrefïée par la foiution. Si on demande un nombre qui ajouté à 20 fade 1 5 , on trouvera 5 avec le ligne négatif; ce qui marque qu'il auroit fallu énoncer le problême en cette iorte ;

l^ô EclaîrciJJemens

trouver un nombre tel , quêtant retran- ché de zo , & non ajouté , le rêfultat de V opération foit /J.En voilà autant qu'il eft néceffaire pour donner ici la vraie notion de cette première efpece de quantités négatives ? qui fe rencontrent à tout moment dans les folutions de problêmes.

La féconde efpece de quantités né- gatives , fe rencontre principalement dans les problêmes , le rêfultat du calcul paroît préfenter plufieurs folu- tions ; elles indiquent alors des folu- tions du même problême , envifagé fous un point de vue un peu différent de celui que l'énoncé fuppofe , mais tou- jours analogue à ce premier fens.

Les quantités négatives de la pre- mière efpece montrent la généralité & l'avantage du calcul algébrique , qui re- dreffe , pour ainfi dire , le calculateur en partant de la fuppofition même qui au- rait dû l'égarer. Les quantités négati- ves de la féconde efpece montrent tout à la fois , & la richeffe de cette fcience qui fait trouver dans la folution du pro- blême , jusqu'aux chofes qu'on ne de- mandoit pas \ Se en même tems , û on ofe le dire ? l'imperfe&ion du calcul ,

fur les Elcmens de Phllojbphie. 231' qui en donnant ce qu'on ne cherche pas Se qu'on ne lui demande point , ne donne pas toujours ce qu'on lui de- mande avec toute la perfection qu'on pourroit exiger. C'eft ce qui n'arrive que trop dans les queftions algébriques ; la folution d'un problême , qui n'en a quelquefois réellement qu'une feule poflible (dans le fens il a été pro- pofé ) eft fouvent incorporée &c com- me amalgamée avec plufieurs autres fo- lutions de problêmes analogues , mais difFérens ; folutions qui enveloppant &c mafquant , pour ainfi dire , la première , la rendent plus difficile à découvrir. Ceux qui ont quelque connohTance de ce qu'on appelle en Algèbre la théorie des équations , favent par expérience la vérité de ce que nous venons de dire. Mais en voilà afTez fur ce fujet , pour ne pas rebuter ceux de nos Le&eurs à qui les Élémens de cette feience font abfolument inconnus.

231 E claire IJJemens

§. XIII.

De V application de l'Algèbre à la Géométrie.

POur fe faire une idée de cette application , & en comprendre les avantages , il faut fe rappeller les prin- cipes lui vans.

La Géométrie eft , comme nous l'a- vons dit ailleurs (<z), la feience des propriétés de l'étendue , confidérée fimplement en tant qu'étendue 6c fi- gurée.

Ces propriétés confident en grande partie dans le rapport qu'ont entr'elles les différentes parties de l'étendue fi- gurée.

Par conféquent , un des grands objets de la Géométrie elï de connoître 6k de calculer le rapport des lignes les unes avec les autres , celui des furfaces entre elles , & celui des folides entr'eux.

Ces rapports peuvent être , ou ex- primés par des nombres , ou incom- menfurakles.

{a) Élémens de Philofophie , Tom. IV. p. 158.

fur les EUmcns de Philofophie. 233

Le rapport des furfaces , ou pour abréger, les furfaces mêmes, peuvent être repréfentés , comme nous l'avons expliqué plus haut , par le produit de deux lignes , en regardant ces lignes comme exprimées par des nombres qui en indiquent le rapport.

II n'en1 pas même nécefîaire que le rapport de ces lignes foit commenfu- rable ; & quel qu'il foit , le profit des quantités qui expriment ce rapport re- présentera la furiace.

De même &c par la même raifon un folide ou corps géométrique , ayant les trois dimenfions , peut être représenté par le produit de 3 lignes , c'efî-à-dire de 3 quantités , dont le rapport foit le même que celui de ces lignes.

Or les caractères algébriques défi- gnant également bien , foit les nombres, foit les rapports incommenfurables , comme on Ta vu ci-deffus; ces carac- tères peuvent fervir parfaitement à re- préfenter les lignes , en forte que le produit de deux caractères algébriques peut exprimer une furiace, celui de trois un folide ,.&e.

Par conféquent les opérations qu'on pourra faire fur ces caracieres , les rap-

234 Eclaircijjcmen s

ports qu'on y découvrira , en un mot les vérités qu'on pourra tirer de leur combinaifon par des opérations algé- briques , exprimeront , étant traduites du langage algébrique en langage géo- métrique , des vérités qui feront relati- ves au rapport des lignes , des ïiirfaces &: des folides.

Par la même raifon , les opérations algébriques qui fervent à réfoudre les questions qu'on peut propofer fur les nombres , ferviront auffi à réfoudre les queftions géométriques, qu'on peut propofer fur le rapport des lignes , des furfaces & des folides ; 6c par confé- quent en général à réfoudre la plupart des queftions qui ont rapport à cette fcience. En effet , ces queftions étant analyfées , fe réduifent pour l'ordinaire à trouver certains rapports entre certai- nes lignes , certaines furfaces , certains folides; puifque la plupart des propriétés des figures confirment, ou dans le rap- port qu'il y a entre quelques-unes de leurs parties , déterminées d'une cer- taine manière , ou dans le rapport de certaines lignes tirées dans ces figures, ou dans le rapport de ces figures , prifes flans leur entier ou par parties , avec

fur les Elimcns de Philofoplilt. 235 d'autres figures aufîi prifes dans leur entier ou par parties , & ainfi du refte.

Toutes ces considérations fufrlroient pour faire fentir l'ufage &: l'utilité de l'application de l'Algèbre à la Géomé- trie. Mais il eu fur -tout une branche de cette feience , Panalyfe algébri- que eft extrêmement utile ; c'eft la théo- rie des courbes.

Pour s'en convaincre , il faut confï- dérer d'abord la manière dont on dé- termine la nature d'une courbe. On rap- porte les points de cette courbe CABQ par des lignes A D , BE, QO, qu'on ap- pelle ordonnées, à une ligne droite fixe & in- \Q définie CR tirée dans le plan de cette cour- be , ôc fur laquelle ces lignes AD, BE,QO, font perpendiculaires ; les parties CD, CE , CO , de la ligne CR , s'appellent les abfciffès.

On fent bien que puifque la nature de la courbe CABQ eft déterminée , la longueur de chaque ordonnée DA, doit être déterminée par rapport à l'ab-

Eclaircijjemens g

fritte correfpondante CD 5 puifque c'efl la longueur plus ou moins grande DA de cette ordonnée qui donne par fon extré- iQ.mité le point corref- pondant A de la cour- be. La nature de la courbe confiile donc dans un certain rapport, une certaine loi qui s'obferve entre chaque ordon- née comme DA , & l'abfciffe CD correfpondante. Par exemple , dans la courbe appellée Parabole , le quarré de chaque ordonnée eu égal au parallélo- gramme reclangle qui auroit pour hau- teur FabfcuTe correfpondante , &c pour bafe une ligne toujours la même appel- lée paramètre : fi donc on fuppofe que cette ligne toujours la même foit ap- pellée a, que chaque abfciffe foit ap- pellée x , & l'ordonnée correfpon- dante y , le quarré de y fera égal au produit de a par x , ce qui s'exprime algébriquement de cette forte yy r= ax. C'eft. ce qu'on appelle Y équation de la courbe , dont tous les points , comme l'on voit ? font déterminés par cette

fur lis Elimens de Philofopkic. 237 équation. Il en eft de même de toutes les autres courbes ; elles ont chacune leur équation particulière , qui fert à déterminer leurs points ; & ces équa- tions , dont Pinvention eft due à Def- cartes , font une des branches les plus belles & les plus fécondes de l'applica- tion de l'Algèbre à la Géométrie.

Ayant l'équation entre lesj &: les x} c'eft-à-dire entre les ordonnées & les abfciffes , l'Algèbre enfeigne à en dé- duire l'équation entre les différences des abfcifTes & celle des ordonnées ; or nous ferons voir dans la Se&ion fur les principes métaphyfiques du calcul in- finitéfimal 9 comment la connoiflance du rapport entre ces différences donne la limite de ce rapport , comment cette limite donne les tangentes de la cour- be, & en général comment ce calcul des limites des rapports eft la clef du calcul différentiel & intégral. Nous n'en pourrions dire davantage , ni nous faire entendre fur les détails nous entre- rions à ce fujet , fans donner un traité complet d'Algèbre , de Géométrie , Se de calcul infinitéfimal ; ce qui n'efl pas ici notre objet , & qui a d'ailleurs été exécuté dans un grand nombre d'où-

i3$ Eclalrcljjlmcns

vrages. Ce que nous nous fommes pro- pofé ici , c'eft feulement de présenter îlir l'Algèbre & fur fon application à la Géométrie des notions fimples, nettes & précifes , à des perfonnes à qui d'au- tres occupations ne permettent pas de s'appliquer à ces fciences & d'en faire leur objet. Nous croyons que le peu que nous avons dit fuffira pour leur donner ces notions , &: pour leur faire fentir Tufage ck l'utilité de l'analyfe mathé- matique dans la fcience des propriétés de l'étendue.

fur les Etimens de Philofophic. 139

Sur les Principes Métaphyjiques du calcul infînitéjimal (a).

POur fe former des notions exacles de ce que les Géomètres appellent calcul infini cejïmal , il faut d'abord fixer d'une manière bien nette l'idée que nous avons de l'infini.

Pour peu qu'on y réfléchifTe , on verra clairement que cette idée n'eft qu'une notion abfiraite. Nous conce- vons une étendue finie quelconque , nous faifons en fuite ab ftra&ion des bornes de cette étendue , &l nous avons ?idée de l'étendue infinie. C'eft de la même manière , & même de cette ma- nière feule , que nous pouvons conce- voir un nombre infini, une durée infi- nie , & ainfi du reffe.

Par cette définition , ou plutôt cette analyfe , on voit d'abord à quel point la notion de l'infini eft pour ainfi dire vague & imparfaite en nous; on voit

. (a) Cet éclairciflement efl relatif à la page 177 de* Élémens de Philofophic»

1^0 Eclair ci jjemzni

qu'elle n'eft proprement que la notion & indéfini , pourvu qu'on entende par ce mot une quantité vague à laquelle on n'afîigne point de bornes , & non pas , comme on le peut fuppofer dans un autre fens , une quantité à laquelle on conçoit des bornes fans pourtant les fixer d'une manière précife.

On voit encore par cette notion , que V infini , tel que l'analyfe le confidere , eiî proprement la limite du fini , c'eft- à-dire le terme auquel le fini tend tou- jours fans jamais y arriver , mais dont on peut fuppofer qu'il approche tou- jours de plus en plus , quoiqu'il n'y atteigne jamais. Or c'eil fous ce point de vue que la Géométrie & PAnalyfe bien entendues confiderent la quantité infinie ; un exemple fervira à nous faire entendre.

Suppofons cette fuite de nombres fractionnaires à l'infini, - i l 1 ôVc.

7 1 J 4 7 8 7i6 7

& ainfi de fuite en diminuant toujours de la moitié : les Mathématiciens difent & prouvent que la fomme de cette fuite de nombres , fi on la fuppofe pouf- fée à l'infini , eft égale à 1 . Cela fignifie , fi on veut ne parler que d'après des idées claires , que le nombre 1 eft la

limite

fur les Elimens de Phîlojbphie. 24 1 limite de la fomme de cette fuite de nom- bres , c'eft-à-dire , que plus on prendra de nombres dans cette fuite , plus la fomme de ces nombres approchera d'être égale à 1 , & quelle pourra en approcher aujjî près qu'on voudra. Cette dernière conditiô'h eu. néee flaire pour compléter l'idée attachée au mot limite. Car le nombre 2 , par exemple , n'efr. pas la limite de la fomme de cette fuite , parce que , quelque nombre de termes qu'on y prenne , la fomme à la vérité approchera toujours de plus en plus du nombre 2 , mais ne pourra en appro- cher aufiï près qu'on voudra , puifque la différence fera toujours plus grande que l'unité.

De même quand on dit que la fomme de cette fuite 2,4,8, 16 , &c. ou de toute autre qui va en croiffant , eft in- finie , on veut dire que plus on prendra .de termes de cette fuite , plus la fomme en fera grande , & qu'elle peut être égale à un nombre aurTi grand qu'on voudra.

Telle eu la notion qu'il faut fe former de Yinfi/ii, au moins par rapport au point de vue fous lequel les Mathématiques le confiderent ; idée nette , fimple , &C a l'abri de toute chicane.

Tome V* L

14 1 Eclaircijjzmens

Je n'examine point ici s'il y a en effet des quantités infinies actuellement exilantes ; fi l'efpace efi réellement in- fini ; fi la durée efi infinie ; s'il y a dans une portion finie de matière un nom- bre réellement infini c^e particules.Tou- tes ces que fiions font étrangères à l'in- fini des Mathématiciens , qui n'efi abfo- îument , comme je viens de le dire , que la limite des quantités finies ; limite dont il n'efi pas nécefiaire en Mathé- matique de fuppofer l'exifience réelle ; il fliffit feulement que le fini n'y atteigne jamais.

La Géométrie , fans nier l'exifience -de l'infini actuel, ne fuppofe donc point, au moins nécefiairement , l'infini com- me réellement exifiant ; & cette feule confidération fufrit pour réfoudre un grand nombre d'objections qui ont été propofées fur l'infini mathématique.

On demande , par exemple , s'il n'y a pas des infinis plus grands les uns que les autres , û le quarré d'un nombre infini , n'eft pas infiniment plus grand que ce nombre ? La réponfe efi: facile au Géomètre : un nombre infini n'exifle pas pour lui, au moins nécefiairement; Vidée de nombre infini n'dt pour lui

fur les Elcmens de Philofophie. 243 qu'une idée abftraite ,qui exprime feule- ment une limite intellectuelle , à laquelle tout nombre fini n'atteint jamais.

Quand on parle en Géométrie d'in- finis du fécond & du troifieme ordre , il eft aifé d'attacher des notions neîtes à ces exprefîions , fans fe jetter dans une Métaphyfique obfcure & conten- tieufe. Si on dit, par exemple , lorfque telle ligne devient infinie , telle autre ligne qui en dépend ejl infinie du fécond ordre , cela fignifle que le rapport de la féconde ligne à la première ( en les fuppofant toutes deux finies ) eit d'autant plus grand que cette première eft plus gran- de; & que ce rapport peut être fuppofé plus grand qu'aucun nombre fini qu'on voudra afîigner.

Si on dit que la féconde ligne eft in- finie du troifieme ordre , cela fignifle , en s'exprimant nettement , que le pro- duit de la féconde ligne par une ligne finie quelconque, eft d'autant plus grand par rapport au quarré conftruit fur la première , que cette première eft plus grande ; & que le rapport peut être plus grand qu'aucun rapport fini.

De même quand on dit qu'une courbe eft un polygone d'une infinité de côtés 7

L ij

244 EclalrclJJemcns

on veut dire que cette courbe eu la limite des polygones qu'on peut lui infcrire & lui circonfcrire , c'eft-à-dire , que plus ces polygones auront de côtés, plus ils approcheront d'être égaux à la courbe , dont on peut fuppofer qu'ils différent aum* peu qu'on voudra , en augmentant à volonté le nombre de leurs côtés.

C'eft ainfi qu'on peut attacher des notions nettes ? (impies &z précifes , aux exprefîions dans lefquelles entrent le terme ou l'idée à infini. Ces exprefîions, û communes dans la haute Géométrie , font dans la claffe de plufieurs autres que nous offre cette fcience , ainfi que nous l'avons déjà ohfervé plus haut (£) ; exprefîions , qui , comme nous l'avons dit , dans le fins métaphyjique quelles pré' fentent , paroijjent peu exactes ; mais qui ne doivent être regardées que comme des manières abrégées de sr exprimer ^ que les Mathématiciens ont inventées pour énon- cer une vérité , dont le développement & 1? énoncé exact auroient demandé beaucoup plus de mots.

Ce que j'ai dit fur la quantité infinie ,

je le dis de même de la quantité infini-

Ç>) Voyez ci-deffus le §. des Élément de Géométrie

fur les Elémens de Philojbphie, 24J ment petite. Le calcul de l'infini ne fuppofe point l'exifîence de ces fortes de quantités. Il eu. néceffaire de déve-

lopper cette idée.

C

Je veux,par exem* pie , trouver la tan- gente d'une courbe CAB au point A. Je prends d'abord deux points à vo- tonte A>B,iiir cette <Zr ligne courbe , & par ces deux points , je tire une ligne droite AB, indéfiniment prolongée vers Z & vers X , laquelle coupe la courbe , comme cela eft évident; j'appelle cette ligne une fkanu; j'imagine enfuite une ligne fixe C E , placée à volonté dans le plan fur lequel eft tracée la courbe , 6t par les deux points A , B , que j'ai pris fur la courbe , je mené des ordonnées AD,BE, perpendiculaires à cette ligne fixe C E , que pour abréger j'appelle l'axe de la courbe. Il eft d'abord évident, que la pofition de la fécante eft déter- minée par la diftance D E des deux or- données & par leur différence B O ; en forte que fi on connoiiToit cette dif- tance & cette différence , ou même le

L iij

Eclairciflèmtris

rapport de la diftatî- ce des ordonnées à leur différence , on auroit la pofition de la fécante. Imagi- nons à préfent que des deux points A , ** B , que nous avons fuppofés fur la courbe , il y en ait un r par exemple B , qui fe rapproche conti- nuellement de l'autre point A; & que par cet autre point A , qu'on fuppofe fixe , on ait tiré une tangente AP à la courbe; il eft, aifé de voir que la fécante A B ? tirée par ces deux points A , B , dont l'un eit fuppofé fe rapprocher de plus en plus de l'autre , approchera con- tinuellement de la tangente , & enfin deviendra la tangente même , lorfque les deux points fe feront confondus en un feuï. La tangente efl donc la limite des fécantes, le terme dont elles appro- chent de plus en plus , fans pourtant ja- mais y arriver tant qu'elles font fécantes, mais dont elles peuvent approcher aufli près qu'on voudra. Or nous venons de voir que la pofition de la fécante fe dé- termine par le rapport de la différence BO des ordonnées ? à leur djftançe D E,

fur les Elemens de Philofophie. 147 Donc fi on cherche la limite de ce rap- port, c'eft-à-dire la valeur dont ce rap- port approche toujours de plus en plus à mefure que Tune des ordonnées s'ap- proche de l'autre , cette limite donnera la pofition de la tangente , puifque la tangente eft la limite des fécantes.

En quoi confifte donc le calcul qu'on appelle différentiel? A trouver la limite du rapport entre la différence finie de deux quantités , & la différence finie de deux autres quantités , qui ont avec les deux premières une analogie dont la loi eft connue.

Il eft évident que plus chacune des ces différences eft petite , plus leur rapport approche de la limite qu'on cherche. Il eft de plus évident , que tant que ces dif- férences ne font pas abfolument nulles , le rapport n'eft pas exactement égal à cette limite ; &t que lorfqu'elles font nulles , il n'y a plus de rapport propre- ment dit : car il n'y a point de rapport entre deux chofes qui n'exiftent point: mais la limite du rapport que ces diffé- rences avoient entr'elles lorfqu'elles étoient encore quelque chofe , cette limite n'eft pas moins réelle; & c'eft la valeur de cette limite qui conduit ,

L iv

148 Eclair ci ffemtns

comme nous l'avons vu , à déterminer

la pofition de la tangente.

Pour faire entendre par un exemple ce que je viens de dire fur la limite des rapports ; je fuppofe deux quantités dont la féconde foit égale au double de la première plus au quarré de cette pre- mière ; il eft évident i°. que le rapport de la féconde à la première fera tou- jours plus grand que le nombre deux 9 tant que la première & la féconde au- ront quelque valeur ; 20. que le rap- port de la féconde à la première appro- chera d'autant plus d'être égal à deux y que cette première fera plus petite , & que ce rapport peut approcher auiïï près qu'on voudra du nombre deux 9 en prenant la première quantité auiïi petite qu'il le faudra. D'où il s'enfuit que le nombre 2 efl la limite du rapport de ces deux quantités ; lorfque la première des deux quantités devient nulle , la fé- conde devient auffi évidemment nulle ; & il eft vrai de dire qu'elles n'ont alors proprement aucun rapport , mais il n'efr. pas moins vrai ni moins évident , que 2 eiï la limite de leur rapport tant qu'elles font quelque chofe.

Comme le rapport des différences

Jïir les Elèmtns de Phïlofophie. 149 approche d'autant plus de fa limite, que ces différences font plus petites, c'eiî pour cette raifon qu'on fuppofe la limite du rapport repréfentée par le rapport des différences infiniment petites. Mais encore une fois ce rapport de différen- ces infiniment petites n'en1 qu'une façon abrégée d'exprimer une notion plus exade & plus rigoureufe , la limite du rapport des différences finies. Car les différences infiniment petites , ou n'e- xiftent pas réellement , ou du moins n'ont pas befoin d'être fuppofécs réel- lement exiffantes , pour déterminer rigoureufement &c exactement cette limite.

Quelques Mathématiciens ont défini la quantité infiniment petite , celle qui $ évanouit , eonjidérée non pas avant quelle sêvanouifje , non pas après quelL eji éva- nouie , mais dans le moment même oh elle s évanouit. Je voudrois bien lavoir quelle idée nette &c précife on peut efpérer de faire naître dans l'efprit par une f en> blable définition ? Une quantité efl quel- que chofe ou rien; fi elle eft quelque chofe , elle n'eiî pas encore évanouie ; û elle n'e# rien , elle efl évanouie tout- à-fait. C'eft une chimère que la fuppo-

L v

250 Eclaircijjemms

fxtion d'un état moyen entre ces deux-là.

Ce que nous avons dit plus haut des infinis de difTérens ordres , s'appli- que de loi-même aux difTérens ordres & infiniment petits. Quand on dit qu'une quantité efl infiniment petite du fécond , c'eft-à-dire infiniment petite par rt à une quantité qui efl déjà in- finiment petite elle-même , cela figni£ë feulement que le rapport de la première de ces quantités à la féconde, efl tou- jours d'autant plus petit que cette fé- conde quantité efl fuppofée plus pe- tite ; & que le rapport peut être fnp- pofé aufïi petit qu'on le veut, en imagi- nant la féconde quantité affez petite pour cela.

De même , une quantité infiniment petite du troifieme ordre, efl celle dont le produit par une quantité finie efl d'autant plus petit par rapport au quarré d'une autre quantité , aue cette dernière efl fuppofée plus petite ; de manière que ce rapport peut être fuppofé auffî petit qu'on voudra.

Par ces principes il efl aifé de voir l'utilité du calcul différentiel pour dé- couvrir la nature & les propriétés des courbes. Car le principe de ce calcul

fur les Elèmens de Thilojbphic. 251 confiifant à regarder les courbes comme la limite des polygones , il eft clair que les quantités finies dont le rapport dé- termineroit les propriétés de ces poly- gones, deviennent nulles dans les cour- bes , & qu'au lieu du rapport de ces quantités , c'efl la limite de leur rapport que le calcul différentiel détermine , pour trouver par ce moyen les proprié- tés des courbes , coniidérées comme limite des polygones.

D'après cette notion , on voit que le calcul différentiel ne donne , pour ainfi dire, les propriétés d'une «courbe qu'a chaque point , puifqu'il ie borne à donner en chaque point la limite dit rapport de certaines quantités qui s'éva- nouhTent dans la courbe , qui font finies dans le polygone.

Le calcul différentiel eft. la première branche du calcul infinitéfimal , la fé- conde s'appelle le calcul intégral. Nous venons d'expliquer en quoi confifle le calcul différentiel. Que fait le calcul in- tégral? 11 donne le moyen de remon- ter , lorfque cela fe peut , de la limite du rapport entre les différences des quantités finies , au rapport même de ces quantités, En afTignant ce dernier

L vj

2. 5f 1 E clair àffzmtns

rapport, il conduit autant qu'il eft po£ fible à la connoiflance de la courbe dans telle étendue finie qu'on peut juger à propos , en fourniflant le moyen d'ins- crire à cette courbe tel polygone qu'on voudra, ou , ce qui revient au même , de connoitre les propriétés de ce poly- gone Se la pofition de fes côtés.

Comme il n'y a point de problême y fufceptible de l'application des calculs différentiel & intégral , qu'on ne puiffe réduire à la détermination d'une cour- be, & à la connoirYance de fes pro- priétés»; il s'enfuit que ce qu'on vient de dire pour faire connoître la méta- phyfique de ces calculs & leur ufage dans, la recherche des propriétés des courbes , s'applique aifément à toute autre queflion fufceptible de l'applica- tion des mêmes calculs.

En voilà donc afîez pour ceux qui ne veulent avoir fur cet objet que des notions générales , mais exactes.

?*&& *****

n$

fur les Elemens de Phllofopkie. 253

s. xv.

Sur l'ufage & fur l'abus de la Métaphyfique en Géométrie , & en général dans les Sciences Mathématiques, (a)

LA Métaphyfique , félon le point de vue fous lequel on l'envifage , eït la plus fatisfaifante ou la plus futile des connoifiances humaines : la plus fatis- faifante quand elle ne confidere que des objets qui font à fa portée , qu'elle les analyfe avec netteté & avec préci- fion , 6c qu'elle ne s'élève point dans cette analyfe au-delà de ce qu'elle con- noît clairement de ces mêmes objets ; la plus futile , lorfqu'orgueilleufe & té- breufe tout à la fois , elle s'enfonce dans une région refufée à fes regards 7 qu'elle differte furies attributs de Dieu 0 fur la nature de l'ame , fur la liberté , 6c fur d'autres fujets de cette efpece, toute l'antiquité philofophique s'eflper-

(a) Ceci a rapport à la page 178 des ÉHmcns d$ PhilofophU y Tome IV.

a 5 4 % tlairdffamnh

due , & la Philoibphie moderne ne doit pas efpérer d'être plus heureuie. C'eftde cette fcience de ténèbres qu'un grand Monarque difoit il y a peu de tems , dans une lettre digne d'être lue par tous les Philofophes & par tous les Rois : Il ny a point affe^ de données en Métaphyfique ; nous crions les principes que 7WILS appliquons a cette fcience , & ils ne lions fervent qu'a nous égarer plus métho- diquement ; ce qui me perfuade de plus en plus ? que la façon dont exijle l'être Çuprê- me , la manière don.t cet univers a été formé, la nature de ce qui je pafje en nous , font des chofes qu'il ne nous importe pas decon- noître , fans quoi nous les connoîtrions \ Pourvu que l'homme fiche dïjlinguer le bien & le mal, qu'il ait un penchant déterminé pour Vun & de Paver/ion pour l'autre , pourvu qu'il fit afj'e^ maître de fis pafpons pour qu'elles ne le tyrannijènt pas , & ne le précipitent point dans Fin fortune , ce(l9 je crois , uffe^ pour le rendre heureux ; le rejle des connoijfances métaphyfique s , dont on s efforce en vain d'arracher le ficret à la nature , ne nous firviroient qu'à contenter notre curiofté injatiahle , autant api elles feraient d'ailleurs inutiles a notre ufhge ; r homme jouit , il efi fait pour 'cela ; que lui faut-il davantage ?

fur les Elémens de Philofophic. i^ Ce n'eft donc pas de cette Métaphy- fique couverte de nuages qu'il fera ques- tion ici , mais d'une Métaphyfique plus faite pour nous, plus terre à terre , de celle qu'on peut porter dans les fcien- ces naturelles , 6c principalement dans la Géométrie 6c les différentes parties des Mathématiques.

A proprement parler , il n'y a point de fcience qui n'ait fa Métaphyjiqut , fi on entend par ce mot les principes gé- néraux fur lefquels une fcience eft ap- puyée , 6c qui font comme le germe des ventés de détail qu'elle renferme 6c qu'elle expofe ; principes d'où il faut partir pour découvrir de nouvelles vé- rités , ou auxquels il eft néoeflaire de remonter pour mettre au creufet les vérités qu'on croit découvrir.

Cependant comme le mot Métaphy- fique , ne doit s'appliquer proprement 6c fuivant fon fens véritable , qu'i objets immatériels , on ne donne point proprement de partie métaphyfique aux feiences qui ont des objets palpables 6c fenfibles ; c'eft par cette raifon que la Médecine, la Pharmacie , la Botanique, la Chimie n'ont point de Métaphyfique; par la même raifon la Phyfique partku-

256 Ecialrcijjemens

liere , qui entre dans le détail des proprié- tés des corps matériels , n'en a pas non plus ; mais la Phyjîque générale en a une , parce que cette Phyfique a pour objet des chofes abftraites , comme l'efpace en général , le mouvement &: le tems en général , les propriétés générales de la matière. La Grammaire a de même fa Métaphysique , en tant qu'elle analyfe les idées dont les mots ne font que les exprefïions ; la Mufique a la fienne , en tant qu'elle remonte aux fources du plaifir que l'harmonie &: la mélodie nous canient. Enfin la Géométrie , qui s'occupe comme la Phyfique générale , des propriétés de l'étendue abitraite, mais de l'étendue en tant que figurée , au lieu que la Phyfique générale la con- fidere en tant que divijîble ck mobile , la Géométrie ? dis- je , a auffi fa Meta- phyfique comme la Phyfique générale ; c'eft de cette dernière Métaphyfique qu'il efi ici principalement queftion.

En toutes chofes , dit la Morale pra- tique , il faut coniidérer la fin ; en tou- tes chofes , dit la faine Métaphyfique fpécuîative , il faut confidérer le prin- cipe. Or quel efl le principe de la Géo- métrie ? La nature de l'étendue y non

fur les Elémens de Philofophze. l*jj pas peut-être telle qu'elle eft , mais telle que nous la concevons , c'efï-à- dire comme compofée de parties fem- blables entr'elles , &c comme étant fuf- ceptibles de trois dimensions , que nous pouvons confidérer, ou toutes enfem- ble , ou deux à deux , ou chacune fé- parément.

Le premier tifage de la Métaphvfique en Géométrie , efl de donner d'après cette notion des idées claires du foiide, de la furface , de la ligne ; Y abus feroit de differter fur la nature de l'étendue , fur l'exiftence du point mathématique , qui n'en1 qu'une abftra&ion de l'efprit, fur la nature de la ligne droite qu'il nous eft fi difficile de bien définir , quoi- que nous la connoirlions aifez par fa propriété principale pour en déduire évidemment toutes les autres. Voyez à ce fujet nos réflexions précédentes fur les ÉUmens de Géométrie , §. XL

Uufage & Y abus de la Mctaphyfique en Géométrie peuvent aufîi fe faire ien- tir tout à la fois dans la manière de traiter certaines queftions qui ont par- tagé les Géomètres , par exemple , dans celle de Y angle de contingence , dont nous avons parlé plus haut ; on verra

158 Edairci (ferriens

Y abus de la Métaphyfique dans les diffi- cultés dont on a embrouillé cette quef- tion ? fàtite d'avoir fixé nettement l'idée qu'on devoit attacher au mot angle ; on appercevra Yufage de la Métaphyfi- que dans l'examen de la véritable idée qu'on doit attacher à ce mot , examen au moyen duquel toute cette contro- verfe fe réduit à une queftion de nom. Nous avons déjà remarqué , à Poccafion de cette controverfe même , que ce n'eft pas le feul exemple de pareilles difputes élevées dans le fein des Mathé- matiques , & qui au grand fcandale de l'évidence dont cette fcience fe glori- fie , ont partagé quelquefois les Savans les plus éclairés ck les plus célèbres.

Uujhge &C Y abus de la Métaphyfique peuvent encore avoir lieu dans la folu- tion de certains problêmes ; on tombe dans Y abus , en voulant employer les raifonnemens métaphyfiques à réfoudre des queflions pourlefquelles nous avons un guide plus fur , le calcul oc Panalyfe qui ne peuvent nous égarer , au lieu qu'une Métaphyfique vague &c hafardée, quelquefois même une Métaphyfique claire & fimple en apparence , pewt nous égarer fbuvent. Qu'on demande

fur les EUmens de Philofbpkie. 1 5; 9 par exemple , quelle efl la ligne qu'un corps pefant doit décrire pour aller d'un point donné à un autre point donné dans le tems le plus court qu'il eft. pof- fible ; un Métaphyficien , fur-tout s'il avoitle malheur d'être un peu Géomè- tre , répondroit tout d'un coup & fans héfiter, que la ligne qu'on cherche efl une ligne droite ; parce que cette ligne étant la plus courte de toutes , doit par conféquent être parcourue en moins de tems qu'aucune autre. Le Métaphyficien fe tromperoit ; une analyfe exa<ile fait voir que la ligne cherchée eil une cour- be. Mais que peut faire la Métajfhyiique, 6c en quoi confiile ici fon véritable ufage ?EUe peut , quand le problême eft réfolu , éclairer l'efprit jufqu'à un certain point fur le réfultat de la folution , diffi- per le paradoxe auquel cette folution femble conduire , faire connoître com- ment il efl poâîble qu'une certaine ligne courbe , quoique plus longue que la iigne droite , foit néanmoins parcou- rue en moins de tems.

La Métaphyfique peut faire encore plus ; elle peut même , non pas faire trouver la folution des problêmes , mais faire entrevoir en plufieurs cas la route

160 Eclairc'ijJcmeriS

qu'on doit fuivre pour arriver à cette iblution ; elle y parvient par un examen attentif des circonftances de la queftion propofée. Par exemple, dans celle dont il s'agit , elle nous montre que la pro- priété d'être la courbe de la plus vite des- cente , doit avoir lieu non-feulement dans la courbe prife en total , mais dans chacune de fes parties infiniment peti- tes ; d'où l'on voit que la queftion fe réduit à trouver une courbe dont chaque partie infiniment petite foit parcourue dans un tems plus court que toute autre petite partie de courbe parlant par les mêmes extrémités ; dès-lors la voie eft, pour ainfi dire , ouverte au calcul , & le problème efî réduit à une pure quef- tion d'analyfe. On peut voir ce que nous avons dit fur cela dans l'Eloge de M. Bernoulli, à i'occanon de cette quef- tion même , Tome II. de nos Mélanges , depuis la page 17 jufqu'à la page 25 ; nous avons tâché d'y expofer tout à la fois Vufage 6c Yabus qu'on peut faire de la Méiap hyfique dans cette queftion , en- vifagée même fous divers autres points de vue ; un tel exemple fera plus utile pour faire fentir cet abus & cet ufage,que des préceptes généraux fans application.

fur les Elimens de Philojbphie. 161 Enfin Vujhge &C Y abus de la Métaphy- fique en Géométrie peuvent fur -tout avoir lieu dans deux parties cenfidéra- bles de cette dernière feience , dans l'application de l'analyfe à la Géomé- trie , & dans le calcul infinitéfimal.

Nous l'avons déjà dit ailleurs ; une Métaphyfique aufTi fine que vraie a pré- fîdé à l'invention du calcul algébrique, de l'application de ce calcul à la Géo- métrie , & fur-tout du calcul infinité- iimal. Cette Métaphyfique lumineufe Se fimpîe , qui a guidé les inventeurs , leur a fait imaginer des formules ou façons abrégées de s'exprimer , dans lefquelles toute cette Métaphyfique eft, pour ainfi dire , enveloppée ; mais ces fignes abré- gés ont cela de commode , qu'ils réclui- iënt prefque toute la feience à des opé- rations purement méchaniques. Ces Opérations font à la Métaphyfique qui a guidé les inventeurs, ce que les règles ufuelles de la Grammaire font à la Mé- taphyfique des idées d'après lefquelles ces régies ont été établies ; Métaphyfi- que qui ne peut être connue ôt fentie mie par les Phiiofophes , au lieu que les règles qui en font le réfultat font à la portée de la multitude , & deuinées à

161 Eclalrcîjjcmcns

fon ufage. De même , dans les Arts méchaniques , l'efprit 6c le génie des in- venteurs fe trouve , fi on peut parler de la forte , réduit &: concentré dans un petit nombre d'opérations manuel- les , d'autant plus admirables , que leur {implicite les met à portée d'être exécu- tées par les mains les plus groiîieres , par des hommes bien éloignés de fe douter de l'efprit qui met leurs doigts en mouvement; à peu- près comme le corps eft guidé par une ame qu'il ne connoît point.

C'efî. donc cette Métaphyfique pri- mitive , que le Philo fophe doit chercher dans les opérations algébriques , dans l'application de ces opérations à la Géo- métrie , &c dans le calcul infinitéfimal.

Pour y parvenir 6c ne s'égarer ja- mais , il doit toujours avoir devant les yeux cette grande vérité , que la Méta- phyfique qu'il cherche doit être auffi îimple & aufTi lumineufe que les opé- rations qui en font le réfultat font fûres 6c faciles ; parce qu'il eût été impofîible que des principes obfcurs 6c alambiqués euflent conduit à des conféquences qui ne le fiuTent pas. Un Géomètre qui par de vaines fubtilités métaphyfiques

fur les E/émens d& PhilofophU. 163 obfcurciroit la Géométrie , mériteroit. d'être appelle le Scot des Mathémati- ques , & avec bien plus de raiibn que les Argumentateurs Scholaftiques ne méritent ce nom en Philo fo phi e ; car ibuventfces derniers embrouillent par leurs fubtilités ce qui étoit déjà très- obfcur par foi-même ; celui-là embrouil- leroit par les Tiennes ce qui peut être réduit à des notions claires.

On trouvera , je penfe , le caractère de lumière &: de {implicite que nous defirons , dans les notions métaphyfi- ques que nous avons données ci-deiTus de la nature des opérations algébriques, de celle des rapports incommensura- bles , ck fur-tout de celle des quantités négatives , fur lefquelles tant de Géo- mètres demi-Philofophes fe font formé des idées fi faillies. (£)

Mais c'eft principalement dans le calcul inflnitéfimal que Yufàge & Y abus de la Métaphyfique peuvent fe faire

( b ) J'ai donné dans mes Opufcuhs mathématiques f Tome I. page 204, la vraie raiion, fi je ne me trom- pe, du principe de la multiplication des fignes dans les quantités négatives. Je ne connois aucun Algé- brifte qui ait penfé à cette raifon , que je crois ce- pendant la véritable , ne fût-ce que par fon extrême; iîmplicité.

264 Edalrcîjfcmcns

légalement fentir. Nous le difons avec peine, & fans vouloir outragerles mânes d'un homme célèbre qui n'eft. plus , il n'y a peut-être point d'ouvrage l'on trouve des preuves plus fréquentes de Yabus dont nous parlons , qj.ie dans l'ouvrage très-connu de M. de Fonte- nelle , qui a pour titre : Élémens de la Géométrie de ï infini ; ouvrage dont la leclure eil d'autant plus dangereufe aux jeunes Géomètres, que l'auteur y pré- fente (es fophifmes avec une forte d'élé- gance , &: , pour ainfi dire , de grâce , dont le fujet ne parohToit pas fuicepti- ble. Il femble que les ouvrages géométri- ques de ce Philofophe foient défîmes à produire furies jeunes gens qui entrent dans la carrière des feiences , le même effet que fes ouvrages de Belles-Lettres fur les jeunes Littérateurs , celui d'éga- rer les uns & les autres par des dé- fauts d'autant plus propres à féduire,' qu'ils fe trouvent , 6c agréables par eux-mêmes , & joints d'ailleurs à des beautés réelles. La grande fource des erreurs de M. de Fontenelle eu d'avoir voulu réaliier l'infini , & conféquem- ment en faire la bafe réelle de {es calculs \ au lieu de le regarder , ainfî

que.

fur les Elemens de Pkilofophîe. 16 5 que nous l'avons fait, (c) comme la limite à laquelle le fini ne peut jamais atteindre , & de chercher dans cette notion fi fi»ple &c fi vraie l'explication des paradoxes que les résultats de ce calcul femblent préfenter. Voici le rai- fonnement de l'illuftre Secrétaire de l'Académie des Sciences pour établir Pexiftence réelle de la grandeur infinie : La grandeur , dit-il, efl fufceptible d? aug- mentation fans fin. Elle nef donc pas & ne peut être fuppofée dans le même cas , que f elle nétoit pas fufceptible d'augmen- tation fans fin : or fi elle nétoit pas fil feep- tible a" augmentation fans fin , elle refleroit toujours finie; donc étant fufceptible d'aug- mentation fans fin , elle peut être fuppofée infinie. Il eft. aife de répondre , que la différence entre la grandeur fufceptible d'augmentation fans fin , 6c la grandeur qui ne le feroit pas , ne confine point en ce que la féconde refteroit toujours finie , au lieu que la première peut être fuppofée infinie ; mais en ce que la féconde refle finie fans pouvoir paffer certaines limites , au lieu que la pre- mière peut être fuppofée aufïi grande

(c) Voyez l'ÉclaircifTement fur les principes méta- physiques du calcul injinitéfimal , dans le §. précédent?

Tome F. M

266 E clair cififemtns

qu'on voudra , en demeurant néan- moins toujours finie.

AulTi quel a été le fruit du principe hafardé d'où notre illuftre "Philofophe efl parti ? De le mener à des confé- quences dont l'abfurdité auroit lui ouvrir les yeux fur ce principe même, il donne , par exemple , pour réellement exilantes , des quantités qu'il appelle finies indéterminables ? & qui ne font 9 félon lui , ni finies ni infinies ; comme fi de pareilles quantités n'étoient pas un véritable être de raifon , dont il efr. im- poffible de fe former aucune idée. Il eu Vrai que cette conclufion abfurde eft la fuite néceflaire du principe , que la grandeur peut être fuppofée infinie ; car il eft clair que dans fon paffage du fini à l'infini , qui ne fauroit être un pafîage brufque , elle ne peut être ni finie ni infinie. C'efl encore en vertu du même principe , que M. de Fcnte- nelle a diftingué dirTérens ordres d'in- finis &c d'infiniment petits , qui n'exif- tent pas plus les uns que les autres ; qu'il a diftingué de même deux efpeces d'infinis , l'infini métaphyjîque & l'infini géométrique , aum* chimériques l'un que l'autre , quand on voudra leur attribuer >uie exiflence réelle*

fur les EUmtns de Philofophie. i6f Nous avons tâché , dans l'Éclaircifle- ment particulier fur les principes du calcul înflnitéfimal , d'expofer la vraie Métaphyfique qui fert de baie à ces principes , & à laquelle nous n'avons rien à ajouter ici ; cette Métaphyfique , & celle que nous avons tâché de répan- dre dans tout ce que nous avons dit ci-deflus, peuvent donner une idée fumYante de celle qui doit être employée en Géométrie , &c de celle qui doit y Être profcrite.

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268 E clair àÇfzmms

§. XVI.

Ê c lai rciffe ment relatif à la page i S y de nos Elémens de Philojophie , fur l'efpace & fur le tems.

LEs Pkilofophes demandent fi l'efpa- ce a une exiflence indépendante de la matière , 6c le tems une exiflence indépendante des êtres exiftans ; y au» roit-il un efpace s'il n'y avoit point de corps, & une durée s'il n'y avoit rien ? Ces queftions viennent , ce me femhle , de ce qu'on fuppofe à l'efpace &c au tems plus de réalité qu'ils n'en ont.

Et premièrement quant à l'efpace , fuppofons trois corps contigus qui fe touchent immédiatement : imaginons pour un moment que celui du milieu foit ôté; il réitéra entre les deux corps extrêmes un efpace dont l'étendue fera égale à celle qu'occupoit le corps du milieu; cet efpace a bien évidemment une exiftence indépendante de celle de ce troifieme corps , puifqu'iî exifïe éga- lement , foit que ce troifieme corps foit mis entre les deux corps extrêmes , ou qu'il en foit ôté ; avec cette diffé- rence que dans le premier cas l'efpace

fur les EUmcns de Philofophie. 169 eft impénétrable , c'eft-à-dire qu*on ne peut y placer un nouveau corps , ô£ que dans le fécond on peut y placer un corps dont l'étendue foit égale à celle de cet efpace. D'un autre côté, quand le troifieme corps eft placé entre les deux autres , les deux efpaces dont on vient de parler , l'un pénétrable , l'autre impénétrable, n'en font plus qu'un : le premier efr, donc anéanti ; car on ne peut pas dire que ce foit le fécond , puifque cet efpace impénétrable appar- tient au troifieme corps placé entre les deux autres , & que ce troifieme corps exifle évidemment. Otons à préfent ce troifieme corps , en biffant les deux au- tres à leur place ; l'efpace pénétrable , auparavant anéanti , renaîtra tout-à- coup & fera comme créé de nouveau. Or cette fucceflion d'anéantiffement &c de création, qu'on peut multiplier tant qu'on voudra , eft. une chofe abfurde , fi on fuppofe que l'efpace foit un être réel , une fubftanee , en un mot autre chofe , fi je puis parler de la forte , qu'une fimple capacité , propre à rece- voir l'étendue impénétrable. Les enfans qui difent que le vuide n'efï rien ont raifon , parce qu'ils s'en tiennent aux fimples notions du fens commun \ 6c les

ir/O Eclaircijfemens

Philofbphes qui veulent réalifer le vuîde fe perdent dans leurs fpéculations.

A l'égard du tems , il eft d'abord certain que nous n'en avons la notion que par la fuccefîion de nos idées ; il ne l'efl pas moins que ce n'eft. pas la fuccefîion de nos idées qui fait le tems, puifque le tems a une mefure indépen- dante de nos idées , mefure que nous fournit le mouvement des corps. Mais y auroit-il un tems , s'il n'y avoit rien du tout ? Oui & non ; comme on peut dire qu'il y auroit un lieu &c qu'il n'y en auroit pas s'il n'y avoit point de corps ; qu'il y auroit un lieu , parce qu'il y auroit un efpace prêt à recevoir les corps ; qu'il n'y en auroit pas , parce que l'idée de lieu fuppofe celle du corps qui l'occupe. De même s'il n'y avoit rien , il n'y auroit point de tems, parce que l'idée de tems eft relative à des êtres qui exiftent fuccefïivement ; ôc il y en auroit un, parce que le tems ne ieroit alors que la fimple pofîibilité de fuccefîion dans des êtres qui n'exifte- roient pas ; fucceiTion qui n'erl rien de réel qu'autant qu'il y a réellement des êtres exiflans.

Quoi qu'il en foit de cette dîfcufîîon fur l'efpace ôc fur le tems 5 nous ne

fur les Elemens de Philofophie. 27 1 faurions trop infifter fur ce que nous avons déjà dit ailleurs , qu'elle efï abfo- lument étrangère 6c inutile à la Mécha- nique. Cette feience ne fuppofe autre chofe que les notions naturelles de l'efpace &C du tems , telles qu'elles font dans tous les hommes ; notions très- fimples &; très-nettes par elles-mêmes , 6c que la Philofophie feule a le privilège d'obfcurcir & d'embrouiller.

Mais les queftions que nous venons de propofer fur la nature du tems 6c de l'efpace , nous fourniront l'occafion d'un éclaircirTement utile fur la défini- tion que les Méchaniciens donnent de la vite fie.

La vîtefTe d'un corps qui fe meut uni- formément , eft égale , difent-ils ,' à l'ef- pace divifé par le tems ; ou , comme s'expriment d'autres Mathématiciens , le réfultat de cette divifion eit la mefure de la vîterle. Cette manière de s'expri- mer, prife à la rigueur, ne préfente point d'idée nette ; car on ne fauroit divifer l'efpace par le tems ; on ne divife point une quantité par une autre de nature différente ; divifer une lieue par une heure , c'en1 comme fi on vouloit favoir combien de fois une heure efl conte- nue dans une lieue, 6c on voit bien que

Iji Eclalrctjjemtns , &c.

cette queftion n'a pas de fens. Que vent donc dire cette propofition 5 la vîtejjt ejï égale à Vefpace divifé par le tems ? Cela veut dire , que fi deux corps fe meuvent uniformément, leurs vîtefTes feront entr'elles comme les nombres qui expriment les rapports des efpaces qu'ils parcourent, font aux nombres qui expriment les rapports des tems em- ployés à parcourir ces efpaces. Qu'un corps qui fe meut uniformément fafTe cent toifes en 6 minutes , & un autre 25 toifes en 2 minutes , les vîtefTes feront entr'elles comme le rapport des efpaces , c'eft-à-dire comme le rapport de 100 à 25 , efl au rapport des tems, c'efi-à-dire au rapport de 6 à 2 ; ces vîtefTes feront donc comme 4 à 3 , &i ainfi du refte.

Cet éclaircifTement fur la définition de la vîtefTe , efl analogue à celui que nous avons donné plus haut fur la médire des parallélogrammes par le produit de leur bafe & de leur hauteur ; ôz l'un ck l'autre fervent à montrer quel foin on doit apporter dans les Elémens de Mathématiques , pour dé- velopper les idées que certaines défini- tions ne préfentent pas avec toute h précifion nécefTaire.

DOUTES

ET QUESTIONS

SUR LE CALCUL DES PROBABILITÉS.

, Mv

DOUTES

£7 QUESTIONS

SUR L E CALCUL Z> £ 5 PROBABILITÉS.

ïïr^"^ N fe plaint aflez communément f O ^ <îue ^es formules des Mathéma- igf^^yfj ticiens , appliquées aux objets

ck la nature , ne fe trouvent que trop en défaut. Perfonne néanmoins n'avoit encore apperçu ou cru appercevoir cet inconvénient dans ce calcul des Proba- bilités. J'ai ofé le premier propofer des doutes (#) fur quelques principes qui fervent de bafe à ce calcul. De grands Géomètres ont* jugé ces doutes dignes d'attention; d'autres grands Géomètres les ont trouvés abfurdes ; car pourquoi adoucirois-je les termes dont ils fe font fervis ? La quefHon eft de favoir s'ils ont eu tort de les employer, & en ce

(û) Opufcules mathématiques , T. II. Mém. X.

M vj

276 Sur h calcul

car ils auroient doublement tort. Leur décifion, qu'ils n'ont pas jugé à propos de motiver, a encouragé des Mathé- maticiens médiocres , qui fe font hâtés d'écrire fur ce fujet , &: de m'attaquer fans m'entendre. Je vais tâcher de m'ex- pliqtier fi clairement que prefque tous mes lecleurs feront à portée de me juger.

Je remarquerai d'abord qu'il ne feroit pas étonnant , que des formules on le propofe de calculer l'incertitude mê- me , puiTent ( à certains égards au moins ) participer à cette incertitude , & laifler dans Tefprit quelques nuages fur la vérité rigoureufe du réfulfit qu'elles fournirent. Mais je n'infifterai point fur cette réflexion , trop vague pour qu'on puifle en rien conclure. Je ne m'arrêterai point non plus à faire voir que la théorie des Probabilités 9 telle qu'elle eft prétentée dans les livres qui en traitent , n'eit. fur bien des points ni stuffi luminëufe , ni aùffi compîetté qu'on pourroit le croire ; ce détail ne pourroit être entendu que des Mathé- maticiens, & encore une fois je veux tâcher ici d'être entendu de tout îe monde. J'adopte donc ? ou plutôt j'ad-

des Probabilités, 277

mets pour bonne dans la rigueur mathé- matique , la théorie ordinaire des Pro- babilités; & je vais feulement examiner û les réfiiltats de cette théorie , quand ils feroient hors d'atteinte dans l'abftrac- tion géométrique , ne font pas £ifcep- tibles de restriction , lorfqu'on applique ces réfiiltats à la nature.

Pour m'expliquer de la manière la plus précife , voici le point de la diffi- culté que je propofe.

Le calcul des Probabilités eft appuyé fur cette fuppofition,que toutes les com- binaifons différentes d'un même effet font également poffibles. Par exemple, fi on jette une pièce en l'air 100 fois de fuite , on fuppofe qu'il efl également poifible que pile arrive cent fois de fuite , ou que pile 61 croix foient métis, en fuivant d'ailleurs entr'eux telle fuc- ceiîion particulière qu'on voudra , par exemple , pile au premier coup , croix aux deux coups fuivants , pile au qua- trième , croix au cinquième , pile au fixieme ck au feptieme , &c.

Ces deux cas font fans doute égale- ment pofîible s, mathématiquement p -r- lant ; ce n'eu1 pas le point de la cuite , & les Mathématiciens médiocres

%j% Sur le calcul

dont je parlois.tout à l'heure ont pris la peine fort inutile d'écrire de longues difTertations pour prouver cette égale poiïibilité. Mais il s'agit de favoir fi ces deux cas, également pofîibles mathéma- tiquement , le font aufîi phyjiquement &C dans l'ordre des chofes ; s'il eft phyfique- ment aufTi pofîible que le même efFet arrive ioo fois de fuite , qu'il l'eft que ce même effet foit mêlé avec d'autres fuivant telle loi qu'on voudra marquer. Avant que de faire - demis nos ré- flexions , nous propoferons la queilion fuivante , très-connue des Algébriftes.

Pierre joue avec Paul à croix ou pile, avec cette condition que fi Paul amené pih au premier coup , il recevra un écu de Pierre ; s'il n'amené pile qu'au fécond coup 5 2 écus ; s'il ne l'amené qu'au troifieme , 4 écus ; au quatrième , 8 écus ; au cinquième , 1 6 ; & ainfi de fuite jufqu'à ce que pile vienne; on de- mande l'efpérance de Paul , ou ce qui eft la même chofe , ce qu'il doit donner à Pierre avant que le jeu commence , pour jouer avec lui à jeu égal , ou , comme on s'exprime d'ordinaire , pour fon enjeu.

Les formules connues du calcul des

des Probabilités. 270

Probabilités font voir aifément , & tous les Mathématiciens enconviennen^que fi Pierre & Paul ne jouent qu'en un coup 9 Paul doit donnera Pierre un demi écu ; s'ils ne jouent qu'en deux coups , deux demi écus , ou un écu ; s'ils ne jouent qu'en trois coups , trois demi écus ; en quatre coups , quatre demi écus , &c. D'où il eft évident que fi le nombre des coups eft indéfini ? comme on le fuppofe ici, c'efl- à-dire fi le jeu ne doit cefîer que quand pile viendra , ce qui peut ( mathématiquement par- lant) n'arriver jamais , Paul doit donner à Pierre une infinité de fois un demi écu , c'eft-à-dire une fomme infinie. Aucun Mathématicien ne contefte cette eonféquence ; mais il n'en eft aucun qui ne fente & n'avoue que le réfultat en eft abfurde , & qu'il n'y a pas de joueuf qui voulût à un pareil jeu rif- quer feulement 50 écus , ci même beau- coup moins.

Plufieurs grands Mathématiciens fe font efforcés de réfoudre ce cas fingu- lier. Mais leurs folutions , qui ne s'ac* cordent nullement , & qui font tirées de circonftances étrangères à la ques- tion , prouvent feulement combien

2.8 O Sur le calcul

cette quefïion eft embarrafTante (£). Un d'entr'eux croit l'avoir réfblue en difant que Paul ne doit pas donner une foin me infinie à Pierre, parce que le bien de Pierre n'ell pas infini , &c qu'il ne peut donner ni promettre plus qu'il n'a. Mais pour voir à quel point cette fblution eft illufbire , il fuffit de conlï- dérer , que quelque énormes richefTes qu'on fuppofe à Pierre, Paul, à moins d'être fou , ne lui donneroit feulement pas mille écus , quoiqu'il dût rattraper ces mille écus 6c au-delà fi pile n'arri- voit qu'au onzième coup; plus de deux mille écus li pile n'arrivoit qu'au dou- zième , quatre mille écus au treizième, & ainii de fuite.

Or qu'on demande à Paul pourquoi il ne donneroit pas ces mille écus? C'eil, répondra-t-il , parce qu'il n'eft pas vrai- femblable que pile n'arrive qu'au onziè- me coup. Mais , lui dira-t-on , fi piîe n'arrive qu'après le onzième coup , ce qui peut être , vous gagnerez bien au- delà de vos mille écus : j'avoue , répli- quera Paul , qu'en ce cas je pourrois

{h) On peut voir ces folutions dans le cinquième Tome des Mémoires de l'Académie de Péieisbom-g , d&as le recueil des Mémoires de M, FoBtaj,ne , &c.

des Probabilités. 281

gagner considérablement ; mais il eft fi peu probable que pile n'arrive pas avant le onzième coup , que la groffe fomme que je gagnerois par-delà ce onzième coup , n'en1 pas funifante pour m'enga- ger à courir ce rifque.

Quand Paul s'en tiendroit à ce rat- ionnement, c'en feroit déjà affez pour faire voir que les règles des Probabilités font en défaut , lorsqu'elles propofent, pour trouver l'enjeu, de multiplier la fomme efpérée par la probabilité du cas qui doit faire gagner cette fomme; parce que , quelqu'enorme que foit la fomme efpérée , la probabilité de la gagner peut être fi petite , qu'on feroit infenfe de jouer un pareil jeu. Par exemple , je fuppofe que fur 2000 billets de loterie , tous égaux , il doive y en avoir un qui porte un lot de vingt millions ; il fau- droit fuivant les règles ordinaires , don- ner dix mille francs pour un billet ; &c c'eft apurement ce que perfonne n'ofe- roit faire : s'il fe trouvoit defr hommes allez riches ou allez fous pour cela , mettons le lot à deux mille millions, chaque billet alors fera d'un million , & je crois que pour le coup perfonne n'oferoit en prendre.

iSi Sur le calcul

Cependant il eft bien fur que quel- qu'un gagneroit à cette loterie , oc que par conlequent chacun des mettans en particulier a l'efpérance d'y gagner ; au lieu que dans le cas propofe , Paul feroit obligé de donner à Pierre une fomme infinie , Pierre feroit toujours fur de gagner , quelque long-tems que le jeu durât ; en forte que Pierre feroit en droit de fe plaindre , fi n'ayant pas fixé le nombre des coups , & pile arri- vant enfin à tel coup qu'on voudra , par exemple au vingtième , Paul fe con- tenait pour fon enjeu de donner une fomme double ou triple , ou centuple de 524288 écus , fomme que Pierre de- vroit de fon côté donner à Paul.

En un mot , fi le nombre des coups n'eft pas ûxé , &: que Paul mette au jeu , avant qu'il commence , telle fom- me qu'il voudra , y mît-il tout l'or & l'argent qui eft fur la terre ? Pierre eu. en droit de lui dire qu'il ne met pas afTez , fi* on s'en tient aux formules reçues.

Or je demande s'il faut aller chercher bien loin la raifon de ce paradoxe , & s'il ne faute pas aux yeux que cette prétendue fomme infinie, due par Paul

des Probabilités. 183

au commencement du jeu, n'eft infinie en apparence , que parce qu'elle, eft appuyée fur une fuppofîtion fauffe ; favoir fur la fuppofîtion que pile peut n'arriver jamais , & que le jeu peut durer éternellement?

Il eft pourtant vrai , &C même évi- dent , que cette fuppofîtion eft poftible dans la rigueur mathématique. Ce n'eft donc que phyfiquement parlant qu'elle eft faufie.

Il eft donc faux , phyfiquement par- lant , que pile puifle n'arriver jamais.

Il eft donc impofîible , phyfiquement parlant, que croix arrive une infinité de fois de fuite.

Donc, phyfiquement parlant, croix- ne peut arriver de fuite qu'un nombre fini de fois.

Quel eft ce nombre ? C'eft ce que je n'entreprends point de déterminer. Mais je vais plus loin , &c je demande par quelle raiibn croix ne fauroit arriver une infinité de fois de fuite , phyfique- ment parlant? On. ne peut en donner que la raiibn fui vante : c'eft qu'il n'eft pas dans la nature qu'un effet foit toujours &: conftamment le même ; comme il n'eft pas dans la nature que tous les

184 Sur le calcul

hommes ôc tous les arbres fe reffem*

blent.

Je demande enfuite s'il erc plus pof- fible , phyfiquement parlant , que le même effet arrive un très-grand nom- bre de fois de fuite , dix mille fois , par exemple, qu'il ne l'efr. que cet effet arrive une infinité de fois de fuite ? Par exemple , eft-il pofîible , phyfiquement parlant , que fi on jette une pièce en l'air dix mille fois de fuite , il vienne de fuite dix mille fois croix ou pile ? Sur cela j'en appelle à tous les joueurs. Que Pierre & Paul jouent enfemble à croix ou pile , que ce foit Pierre qui jette , & que croix arrive feulement dix fois de fuite ( ce feroit déjà beau- coup ) , Paul fe récriera infailliblement au dixième coup , que la chofe n'efl pas naturelle , &c que fûrementla pièce a été préparée de manière à amener toujours croix. Paul fuppofe donc qu'il n'efr. pas dans la nature qu'une pièce ordinaire , fabriquée & jettée en Pair fans fupercherie, tombe dix fois de fuite du même côté. Si on ne trouve pas affez de dix fois, mettons-en vingt; il en réfultera toujours qu'il n'y a po'nt de joueur qui ne faffe tacitement cette

des Probabilités* iSj

fnppofitÎQn , qu'un même effet ne fau- roit arriver de fuite un certain nombre de fois.

Il y a quelque tems qu*ayant eu occa- fion de raifonner fur cette matière avec un favant Géomètre , les réflexions fui- vantes me vinrent encore , à l'appui de celles que j'ai déjà expofées. On fait que la longueur moyenne de la vie des hommes, à compter depuis le moment de la naiflance , eft d'environ 27 ans , c'eft-à-dire que 100 enfans, par exem- ple , venus en même tems au monde , ne vivront qu'environ 27 ans l'un por- tant l'autre ; on a reconnu de même que la durée des générations fuccefîives pour le commun des hommes eft. d'en- viron 3 2 ans , c'eft-à-dire que 20 géné- rations fuccefîives plus ou moins, ne doivent donner qu'environ 20 fois 3 2 ans; enfin on a prouvé par toutes les liftes de la durée des règnes dans chaque partie de l'Europe , que la durée moyenne de chaque règne eft d'environ 20 à 22 ans , enforte que 1 5 , 20 , 30 , 50 Rois fucceftifs 8c davantage , ne ré- gnent qu'environ 20 à 22 ans l'un por- tant l'autre. On peut donc parier , non- feulement avec avantage , mais à jeu

286 Sur le calcul

fur ? que 100 enfans nés en même tems ne vivront qu'environ 27 ans l'un por- tant l'autre , que 20 générations ne dureront pas pius de 640 ans ou envi- ron , que 20 Rois fuccefîifs ne régne- ront qu'environ 420 ans plus ou moins. Donc une combinaifon qui feroit vivre les 100 enfans 60 ans l'un portant l'autre , qui feroit durer les 20 généra- tions 80 ans chacune, qui feroit régner 70 ans l'un portant l'autre 20 Rois fuc- cefîifs , feroit illufoire &c hors des com- binaifons ^Ayyz^77Z£tf£ pofïibles. Cepen- dant 5 à s'en tenir à l'ordre mathéma- tique , cette combinaifon feroit évidem- ment aufïi poffible qu'aucune autre. Car fi deux Rois de fuite , par exemple , avoient régné 60 ans , il n'y auroit nulle raifon mathématique pour que leur fuccefleur ne régnât pas autant; celui - ci mort , il n'y auroit non plus nulle raifon mathématique pour que le fuivant ne fut pas dans le même cas, &: ainfi de fuite. D'où il réfulte qu'il y a des combinaifons qu'on doit exclu- re , quoique mathématiquement pofïi- bles , lorfque ces combinaifons font contraires à l'ordre confiant obfervé dans la nature. Or il eft contraire à cet

des Probabilités. 2R7

ordre confiant que le même effet arrive 100 fois , 50 fois de fuite. Donc la combinaifon Ton fuppofe que pile ou croix arrive 100 ou 50 fois de fuite, efl abfolument à rejetter, quoique ma- thématiquement aufïi porlible que celles croix pile feront mêlés.

Autre réflexion ; car plus on penfe à cette matière, plus elle en fournit. I! n'y a point de Banquier de Pharaon qui ne s'enrichifîe à ce métier-là ; pourquoi * C'en1 que le Banquier ayant de l'avan- tage à ce jeu , parce que le nombre des cas qui le font gagner efl plus grand que le nombre des cas qui le font perdre , il arrive au bout d'un certain tems qu'il a plus de fois gagné que perdu. Donc au bout d'un certain tems il efl arrivé plus de cas favorables au Banquier que de cas défavorables. Donc puif- qu'il y a , comme le calcul le prouve & comme on le fuppofe , plus de cas favorables au Banquier que de cas dé- favorables , il eft clair qu'au bout d'un certain tems , la fuite des événemens a en effet amené plus fouvent ce qui de- voir plus fouvent arriver. Donc les combinaifons qui renferment plus de cas défavorables que de favorables, font

2- S S Sur U calcul

( au bout d'un certain tems ) moins poinbles phyjîqucment que les autres , & peut-être même doivent être rejettées , quoique mathématiquement toutes les combinaisons foient également pofli- blés. Donc en général, plus le nombre des cas favorables eft grand dans un jeu quelconque , plus au bout d'un certain tems le gain eft fur, & on peut ajouter même que ce tems fera d'autant moins long que le nombre des cas favorables fera plus grand. Donc fi Pierre & Paul font fuppofés jouer à croix & pile du- rant un an, par exemple , celui qui pariera que pile ou croix n'arriveront pas consécutivement pendant toute l'année , pendant un mois même , fera physiquement , c'eft-à-dire abfolument fur de gagner & de gagner beaucoup. Donc il faut rejetter toutes les combi- naifons qui donneroient croix ou pile un trop grand nombre de fois de fuite.

De-là , & de ce que nous avons dit plus haut , il réfulte encore une autre conféquence ; c'éfl que fi on fuppofe le tems un peu long , les combinaifons de croix & de pile arriveront de ma- nière qu'au bout de ce tems , il y en aura à-peu-près autant des unes que

deç.

des Probabilités. 289

des autres ; en forte que fi la pièce efr. marquée de 1 au côté de croix & de 2 au côté de pile, il arrivera au bout de 100 fois , ou davantage , que la fomme des nombres qui feront venus fera à-peu-près égale à 50 fois 2 tk 50 ibis 1, c'efl-à-dire à 150. Nouvelle raifon pour rejetter du nombre des combinaifons phyfiquement pofïibles , celles qui renferment le même cas un trop grand nombre de fois de fuite.

Voici une autre queftion , qui eu la fuite de celle que nous venons d'agiter. Qu'un effet foit arrivé plufieurs fois de fuite ? par exemple , que pile arrive de fuite trois fois , eït-il également pro- bable que croix ou pile arriveront au quatrième coup? Il efï certain que fi on admet les réflexions précédentes , on doit parier pour croix , th c'efl en effet ainfi que bien des joueurs en ufent. La difficulté eft de favoir combien il y a à parier que croix arrivera plutôt que pile; '& c'efl fur quoi le calcul n'a pas de prife fufflfante.

Ce qu'on vient de dire eft fondé fur la fuppofition que pile ne foit pas arri- vé de fuite un très-grand nombre de fois : car il feroit plus probable que ç'eft Tome K% N

2.00 Sur le calcul

l'effet de quelque caufe particulière dans la conitru&ion de la pièce, & pour lors il y auroit de l'avantage à parier que pile arriveroit encore. Quoi qu'il en ioit , j'imagine qu'il n'y a point de joueur fage qui ne doive dans ce cas être embarrafîé pour lavoir s'il panera croix ou pile, tandis qu'au commence- ment du jeu, il dira fans héfiter , cfoix ou pile indifféremment.

Je demande donc en conféquence , i°. Si parmi les différentes combi- naifons qu'un jeu peut admettre , on ne doit pas exclure celles le même effet arriveroit un grand nombre de fois de fuite , au moins lorfqu'on voudra appliquer le calcul à la nature.

2°. Suppofons qu'on doive exclure les combinaisons on le même effet ar- rivera , par exemple , 20 fois de fuite ; fur quel pied envifagera-t-on les corn- binaifonsoù le même effet arrivera 19 fois , 1 8 fois de fuite , &c? Il me paroît . peu conféquent de les regarder comme auffi pofîibles , que celles oit les effets feroient mêlés. Car s'il eu aufiï pofïible , par exemple, que croix arrive 19 fois de fuite , qu'il l'eïî que pile arrive au premier coup , croix enfuite , enfuite

des Probabilités. 291

pile deux fois fi l'on veut , & ainfi du relie , en mêlant croix & pile enfemble fans les faire arriver long-tems de fuite l'un ou l'autre ; je demande pourquoi on exclurait abfolument , comme ne devant jamais arriver dans la narure , le cas croix viendroit vingt fois de fuite ? Comment fe pourroit-il que pile pût arriver 19 fois de fuite, aiiiïi-bien que tout autre coup , &c que pile ne pût arriver 20 fois de fuite ?

Pour moi je ne vois à cela qu'une réponfe raifonnable : c'eiî que la pro- babilité d'une combinaifon 011 le même effet eu. fuppofé arriver plufieurs fois de fuite , eft d'autant plus petite , toutes chofes d'ailleurs égales , que ce nombre de fois eft plus grand , en forte que quand il eu très - grand , la probabilité ell abfolument nulle ou comme nulle , 6c que quand il efl affez petit , la proba- bilité n'efl que peu ou point diminuée par cette confidération.

D'afîigner la loi de cette diminution, c'en1 ce que ni moi , ni perfonne , je crois , ne peut faire : mais je penfe en avoir aflez dit pour convaincre mes lecteurs , que les principes du calcul des probabilités pourroient bien avoir be-

N ij

2.92. Sur le calcul

foin de quelques reftri Étions lorfqu'on

voudra les envifager phyfiquement.

Pour fortifier les réflexions précé- dentes , qu'on me permette d'y ajouter celles-ci.

Je fuppofe que mille caractères qu'on trouveroit arrangés fur une table , for- maient un difcours &: un fens ; je de- mande quel eft l'homme qui ne pariera pas tout au monde que cet arrange- ment n'eft pas l'effet du hazard? Cepen- dant il eft de la dernière évidence que cet arrangement de mots qui donnent un fens , eft tout aufîi pofiible , mathé- matiquement parlant, qu'un autre ar- rangement de caractères , qui ne for- meront point de fens. Pourquoi le pre- mier nous paroît-ii avoir inconteftable- mentune caufe , & non pas le fécond? £ ce n'eft parce que nous fuppofons tacitement qu'il n'y a ni ordre , ni régu- larité dans les chofes le hazard feul préfide ; ou du moins que quand nous appercevons dans quelque chofe de l'ordre , de la régularité , une forte de deffein &: de projet , il y a beaucoup plus à parier que cette chofe n'eft pas l'effet du hazard , que fi on n'y apper- çevoit ni deffein ni régularité.

des Probabilités. 193

Pour développer mon idée avec en- core plus de netteté & de précifion, je fuppofe qu'on trouve fur une table des caractères d'imprimerie arrangés en cette forte :

Conftantinopolitanenfibus, <?//aabceiiilnnnnnooopssstttu ou nbsaeptolnoiauostnisnictn,

Ces trois arrangemens contiennent al> folument les mêmes lettres : dans le premier arrangement elles forment \m mot connu ; dans le fécond elles ne forment point de mot , mais les lettres y font difpofées fuivant leur ordre al- phabétique, & la même lettre s'y trouve autant de fois de fuite qu'elle fe trouve de fois dans les 25 caractères qui for- ment le mot Conjlantinopolitanenjîbus ; enfin dans le troifieme arrangement, les caractères font pèle - mêle , fans ordre , & au hazard. Or il eft d'abord certain que mathématiquement par- lant , ces trois arrangemens font égale- ment poiïibles. Il ne l'eft pas moins que tout homme fenfé qui jettera un coup d'œil fur la table ces trois arrange- mens font fuppofés fe trouver , ne dou-

Niij

194 Sur le calcul

tera pas , ou du moins pariera tout au monde , que le premier n'eft pas l'effet du hazard , & qu'il ne fera guère moins porté à parier , que le fécond arrange- ment ne l'eft pas non plus. Donc cet homme fenfé ne regarde pas en quelque manière les trois arrangemens comme également poflibles, phyfiquement par- lant , quoique la pofîibilité mathémati- que foit égale &: la même pour tous les trois.

On eft étonné que la lune tourne au- tour de fon axe dans un tems précifé- ment égal à" celui qu'elle met à tourner autour de la terre , ôc on cherche quelle en eft lacaufe? Si le rapport des deux tems étoit celui de deux nombres pris au hazard , par exemple de 1 1 à 3 3 , on ne feroit plus furpris , &C on n'y cher- cheroit pas de caufe ; cependant le rap- port d'égalité eft évidemment auflî pof- fible , mathématiquement parlant , que celui de 21 à 33 ; pourquoi donc cher- cher une caufe au premier ? & non pas au fécond?

Un grand Géomètre , M. Daniel Ber- noulli , nous a donné un favant Mé- moire , il cherche par quelle raifon les orbites des planètes font renfermées

des Probabilités. 19 J

dans une très-petite Zone parallèle à l'Ecliptique , &C qui n'eft que la dix* feptieme partie de la fphere ; calcule combien il y a à parier que les cinq pla- nètes, Saturne , Jupiter, Mars , Venus &C Mercure , jettées au hazard autour du foleil, s'écarteroient fi peu du plan tourne la fixieme planète , qui eft la Terre ; il trouve qu'il y a à parier plus de 1400000 contre un que la chofe n'arriveroit pas ainli ; d'où il conclut que cet effet n'efl point au hazard, ck en confequence il en cherche & en détermine bien ou mal la caufe* Or je dis , que mathématiquement parlant , il étoit également pofîible , ou que tes cinq planètes s'écartaffent aufîi peu qu'elles le font du plan de Pécliptique , ou qu'elles priffent tout autre arrange- ment , qui les auroit beaucoup plus écartées, &c difperfées comme les co- mètes fous tous les angles pofîibles avec Pécliptique; cependant perfonne ne s'a- vife de demander pourquoi les comè- tes n'ont pas de limites dans leurincli- naifon, ck on demande pourquoi les planètes en ont? Quelle peut en être la raifon ? Sinon encore une fois parce qu'on regarde comme très-vraifembla-

N iv

2.96 Sur le calcul

ble , ck prefque comme évident , qu'une combinaifon il paroît de la régula- rité tk une efpece de deiïein , n'eft pas l'effet du hazard , quoique mathémati- quement parlant , elle foit auiîi pofïible que toute autre combinaifon oîi l'on ne verroit aucun ordre ni aucune fin- gularité , ck à laquelle par cette raifon on ne penferoit pas à chercher une caufe.

Si on jettoit cinq fois de fuite un à dix-fept faces , ck que toutes ces cinq fois il arrivât fonm{ , M. Bernoulli pounrdÉt prouver , qu'il y avoit préci- fément le même pari à faire que dans le cas des planètes, que fo/me^ n'arrive- roit pas ainii. Or je lui demande s'il chercheroit une caufe à cet événement, ou s'il n'en chercheroit pas ? S'il n'en cherche point , ck qu'il le regarde com- me un effet du hazard , pourquoi cher- che-t-il une caufe à l'arrangement des planètes , qui eft précifément dans le même cas ? & s'il cherche une caufe à ce coup de dé, comme il le doit faire pour être conféquent ; pourquoi ne chercheroit-ilpas une caufe à toute autre combinaifon particulière , le à dix-fept faces jette cinq fois de fuite

des Probabilités. 197

produiroit des nombres dirTérens > fans ordre &c fans fuite , par exemple 3 au premier coup, 7 au fécond, 1 au troi- sième , &cc ? Cependant il y auroit au- tant à parier que cette combinaifon n'ar- riveroit pas , qu'il y auroit à parier que Jônnci n'arriveroit pas cinq fois de fuite dans un à dix-fept faces. Donc M. Bernoulli regarderoit tacitement cette dernière combinaifon de fennec cinq fois de fuite , comme étant moins pofîi- ble que l'autre. Il fuppoferoit donc qu'il n'en1 pas dans la nature que le même effet arrive cinq fois de fuite , au moins lorfqu'il y a 17 coups également poiîi- bles à chaque jet, &: que le nombre des cas pofhbles dans cinq jets confécutifs eft égal à 17 multiplié quatre fois de fuite par lui-même ?

Allons plus loin , toujours d'après les calculs de M. Bernoulli. Si les planètes étoient toutes dans le mêtne plan , & qu'on appliquât à ce cas-là les raifon- nemens de l'Auteur, on trouveroit qu'il y a l'infini à parier contre un , que cet arrangement ne devroit pas arriver, & on concluroit avec lui qu'il y a l'in- fini à parier que cet arrangement eft pro- duit par une caufe particulière & non

N v

29$ Sur le calcul

fortuite ; c'efl-à-dire , qu'il eu impoffibU que cet arrangement foit l'effet du ha- zard ; car parier l'infini qu'une choie n'eit pas , c'eft. affurer qu'elle eu impof- fible. Cependant tout autre arrangement particulier & arbitraire qu'on voudra imaginer (par exemple Mercure à 20 degrés d'inclinaifon, Venus à 1 5 , Mars à 5 2 , îupiter à 40 , Saturne à 83 ) eft unique , comme celui de l'arrangement des planètes dans le même plan; il y a de même l'infini contre un à parier que ce cas n'arrivera pas ; pourquoi donc M. Bemoulii cherche-t-il une caufe dans le premier cas , lorfqu'il n'en cherche- roit point dans le fécond , fi ce n'en1 par la raifon que nous avons dite ?

Ce su'il y a de fingul:*r , c'eft que le grand Géomètre dont je parle a trouvé ridicules , du moins à ce qu'on m'afTure, mes raifonnemens fur le calcul des pro- babilités. Portr toute réponfe, je le prie feulement de s'accorder avec lui-même,. &: de nous faire entendre bien claire- ment , pourquoi il ne chercherait pas une caufe à certaines combmaifons ; tandis qu'il en cherche à d'autres , qui mathématiquement parlant , font éga- lement poffibles?

dis Probabilités, 299

J'ajouterai encore une réflexion qui me paroît à l'avantage de la thefe que je foutiens : c'eft qu'il étoit peut-être plus pofTible , phyfiquement parlant , que les planètes le trouvaient toutes dans Un même plan , qu'il ne Perl qu'un même effet arrive cent fois de fuite ; parce qu'il eft peut-être plus poiîîble qu'un feul jet , une feule impulfion pro- duife à la fois fur diffère ns corps un effet qui foit le même , qu'il ne l'eir. qu'un corps lancé fucceflivement au hazard cent fois de fuite , prenne en retombant la même fituation : ainfi le raifonnement que M. Bernoulli tire de fes calculs pourroit être faux , que peut- être le nôtre feroit encore juite. Ceci pourroit me conduire à d'autres ré- flexions fur certains cas qu'on regarde comme femblables dans le calcul des probabilités , ck qui , phyfiquement par- lant, pourroient bien ne l'être pas; mais je terminerai ici ces doutes , en aver- tiffant que fi je fuis bien éloigné de les donner pour des démonnVations , je ne cefferai pas non plus de les croire fon- dés, tant qu'on n'y oppofera que des confidcrations purement mathémati- ques , ou des réponfes que je favois

N vj

j 00 Sur U calcul

avant qu'on me les eût faites; en un mot , tant qu'on ne réloudra pas d'une manière nette & précité la queltion que j'ai proposée iur le jeu de croix 6c pile , & c u'on fe croira en droit de chercher un 5 caui'e aux effets fnnétriques 6c ré- gul

Peut-être me dira-t-on , pour der- nière refiource , que fi on cherche une eauie aux effets fimétriques & réguliers, ce nVit pas qu abfohiment parlant , ils ne puiffent pas être l'effet du hazard , mais feukment parce que cela n'eft pas vra-femblable. Voilà tout ce que je veux qu'on m'accorde. J'en conclurai d'abord que fi les effets réguliers dus au hazard ne font pas abfolument impoiïibles , phyfiquement parlant, ils font du moins beaucoup plus vraisemblablement l'ef- fet d'une caufe intelligente & régu- lière , que les effets non fiaiétriques 6c irréguliers ; j'en conclurai en lecond lieu , que s'il n'y a à ia rigueur , 6c même phyfiquement pariant , aucune combinaifon qui ne foit poffible , la pof- fibilité phyfique de toutes ces combi- naifons (tant qu'on les fuppofera le pur effet du hazard ) ne fera pas égale , quoique leur poffibilité mathématicuie

des Probabilités. 30 ï

ibit abfolument la môme. Cela fuffira pour répondre à toutes les difficultés proposées ci-deflus , 6c entr'autres pour réfoudre la quefrion propoiee fur le jeu de croix & pile. Car des qu'on fuppo- fera que toutes ces combinaisons ne font pas également pofîibles, fans même en regarder aucune comme rigoureufe- ment impoffible dans la nature, on trou- vera que Paul peut n'être pas obligé de donner à Pierre une fomme infinie. C'eft ce qu'il feroit très-aifé de prouver mathématiquement; c'eft même de quoi un calculateur médiocre pourra facile- ment s'affurer. Mais ce calcul feroit difficile à faire entendre au commun de nos lecteurs. Je le Supprimerai donc comme ne pouvant fouffrir aucune ob- jection ; &c j'attendrai que des Géo- .s , oui méritent que je les life ou que ]e leur réponde , combattent ou appuyent les nouvelles vues que je propoie fur le calcul des probabilités.

P. S. En finhTant cet écrit , je tombe par hazard fur l'article Fatalité du Dic- tionnaire encyclopédique , article qu'on reconnoîtra alternent pour l'ouvrage d'un homme d'efprit 6c d'un Philoiophe;

^02 Sur le calcul-

ai voici ce que j'y trouve , (c) à pro- pos du prétendu bonheur ou malheur dans le jeu. <* On il faut avoir égard aux » coups pafTés pour eilimer le coup pro- » chain , ou il faut confidérer le coup » prochain, indépendamment des coups » déjà joués ; ces deux opinions ont » leurs parti/ans. Dans le premier cas y » Panalyfe des hazards me conduit à » penfer , que fi les coups précédées » m'ont été favorables , le coup pro- » chain me fera contraire ; que j'ai » gagné tant de coups , il y a tant à » parier que je perdrai celui que je vais » jouer, & vice verfd. Je ne pourrai donc » jamais dire : je fuis en malheur , & je » ne rifquerai pas ce cou:) -là; car je » ne pourrois le dire que d'après les » coups pafles qui m'ont été contrai- » res ; mais ces coups pafl es doivent » plutôt me faire efpérer que le coup » fuivant me fera favorable. Dans le » fécond cas, c'efï-à-dire fi on re- » garde le coup prochain comme tout- » à-fait ifolé des coups précédens , on » n'a point de raifon d'eflimer qm le » coup prochain fera favorable plutôt » que contraire , ou contraire plutôt

(c) Tome VI. p. 428. col. I. à la fi*

des Probabilités. JôJ

» que favorable ; ainfi on ne peut pas » régler fa conduite au jeu , d'après » l'opinion du defïin , du bonheur , ou » du malheur.

De ce paiïage je tire deux confé- quences. La première , que fuivant l'Auteur de cet excellent article, on peut fe partager fur la queftion, s'il ejl égale- ment probable qu'un effet arrive ou n ar- rive pas , lorfquU efl déjà arrivé plu fleur s fois de fuite. Or il me fuffit que cela foit regardé comme douteux , pour rnau- torifcr à croire que l'objet de l'écrit précédent n'eft pas aufîi étrange que d'habiles Mathématiciens l'ont imaginé. La féconde coniécuence , c'ert eue l'analyfe des hazards , telle que la con- çoit l'Auteur de l'article, donne moins de probabilité aux combinaifons qui renferment la répétition fuccemve du même effet , qu'aux combinaifons cet effet erl mêlé avec d'autres. Or cela ne fe peut dire que de Panaîyfe des hazards confédérée physiquement ; car à l'envifager du feul côté mathémati- que , toutes les combinaifons , comme nous l'avons dit , font également pof- fibles. Je crois donc pouvoir regarder

304 Sur U calcul des Probabilités, l'Auteur de l'article Fatalité comme par* tifan de l'opinion que j'ai tâché d'éta- blir; & un partifan de ce mérite me perfuade de nouveau que cette opinion n'eft pas une abfurdité.

REFLEXIONS

PHILOSOPHIQUES ET MATHEMATIQUES

Sur l'application du calcul des Probabilités à l'Inoculation de la petite Vérole $

Oïi Von montre V infuffifance des princi- pales raifonsquon a apportées jufqu à préfent en faveur de cette pratique ; & ou ton propofe les vrais motifs qià paroi ffent devoir la faire adopter.

307

AVERTISSEMENT.

JT TN E partie de cet Ecrit a été CL/ lue à L'Académie Royale des Sciences de Paris en ijGo , & imprimée depuis en différais en- droits ; on la redonne aujourd'hui avec beaucoup d'additions qui en font comme un nouvel ouvrage. Les circonjlances préfentes ont paru fa- vorables à F Auteur pour foumettre fes réflexions au jugement du Pu- blic : la quefion fur T Inoculation e/i plus débattue en France que jamais ; elle efl même devenue une affaire de parti , & l'objet d'une difpute prejque auffi violente que Vont été le Janféni/me & les Bouffons. Il efl vrai ( & cefl un aveu que nous de- vous faire pour cette fois à l'hon- neur de la Nation Françoife ) que le nouvel objet pour lequel elle fe

3o8 AVERTISSEMENT.

paffionne aujourd'hui y ejl un peu plus important que beaucoup d'au- tres qui Vont Ji fouvent agitée : ciujji les brochures , les perfonna- lités y les accusations de mauvaife foi font - elles prodiguées dans les deux partis ; les Adverfaires de V Inoculation appellent f es partifans Meurtriers , ceux-ci traitent leurs antagonijles de mauvais Citoyens ; peu s'en eft fallu même 9 à ce qu'on affure , que cette querelle naît abou- ti entre les plus graves Docleurs à des fuites fanglantes , qui auroient obligé la Médecine d'appeller la Chirurgie à fon fecours.

On a tâché dans cet écrit de ne dire d'injures à perfonne ; de prou- ver que l'Inoculation a été mal dé- fendue à certains égards > & plus mal attaquée à beaucoup d'autres ; que fi cette opération efl avanta- geuje , c'efl par des raifons que fes partifans nom peut - être pas fait ajfe^ valoir , & non par celles fur

AVERTISSEMENT. 309 lesquelles ils paroiffent avoir ap- puyé le plus.

L'Auteur y dans le quatrième volume de fes Opufcules mathé- matiques, qu'il compte mettre au jour dans quelque tems , propofera à l'examen des Savans plufieurs autres conjidérations analytiques fur les calculs relatifs à l'Inocula- tion ; ilfe borne ici aux raifonne- mens qu'il a cru pouvoir mettre à la portée de tout le monde ; parce que dans une tnatiere fi intéreffante pour tous les Citoyens 9 il de (ire de les avoir tous pour lecteurs & pour juges ; il le fou liai te d'autant plus qu'il ne peut fe flatter d'obtenir grâce devant ceux qui ont porté le ^ele à l'excès pour ou contre U Ino- culation : peut-être fera-ce une mar- que qu'il a attrapé ce jufle milieu oit la vérité fe trouve fouvent , dans les conteflations qui partagent des hommes éclairés y cefl-là que le Pu- blic impartial revient enfin pour

Jio AVERTISSEMENT. V ordinaire ? après de longues & vio- lentes fecoujjes.

De très -grands Géomètres' ont para porter un jugement favorable fur la manière dont F Auteur de cet Ecrit a difcuté la quejlion y a" autres 9 intéreffés peut-être à n'en pas juger de même 9 pourront trouver jes rai- fons peu concluantes , foit contre les parti/ans > [oit contre les adver- faires de la petite vérole artificielle. Si elles font attaquées par des Ecri- vains dont l'autorité en Mathéma* tique foit de quelque poids , ce qui fuppofe des objections au moins fpé- cieujes _, il tâchera de leur répondre ou de fe corriger ; il ne répondra point aux autres, Ilofe même ajou- ter, tant ilfe croit fur de la bonté de fa caufe y qu'il n'efl en Europe aucun Mathématicien d'un grand nom , au jugement duquel il ne foit prêt de s'en rapporter ; il nen excepte qu'un J eut Géomètre célèbre qu'il a pris la liberté de contredire 7 & qui

AVERTISSEMENT. 311

par conféquent ne peut être ici juge & partie. Jufqu'à préfent ce Savant illufire n'a répondu aux objections de U Auteur y que par des exprejjions déj obligeantes , qu'il n'a d'ailleurs accompagnées d'aucune raifon bonne ou mauvaise y procédé que des hom- mes de Jon mérite ne devr oient pas fe permettre > quand ils y join~ droient les meilleures preuves en javeur de leur opinion.

On n'a plus qu'un mot à ajouter. Plufieurs de nos lecteurs, ou de ceux qui voudront l'être , diront fans doute: Quoi^ encore un Ecrit fur rinoculation ! n'en foraines -nous pas déjà fuffifamment inondés ? Il ejl un peu fâcheux , fans doute , d'écrire pour une Nation qui ne fauroit s'occuper long-tems du même objet , de quelque importance qu'il puiffe être. Mais (1 cet Ouvrage contient des vérités utiles , fi on y a , corn me on le croit > traité la ma- tière d'après fes vrais principes y

3i2 AVERTISSEMENT.

il ne fera pas venu trop tard y & l3 Auteur consentira volontiers à avoir moins de lecteurs frivoles , pourvu qu'il lui foit permis de compter Jur ceux qui font capables de réfléchir , & qui ne fe laffent point 9 par air ou par légèreté , de voir approfondir & envïfager par toutes fes faces un fujet intéreffant pour la vie des hommes.

*

RÉELEXIONS

3i?

RÉFLEXIONS

SUR

L'INOCULATION.

^çKiftl' N a tant imprimé d'ouvrages

V| Q |a depuis quelques années pour

&*+++$£ & contre l'Inoculation, que KSio*'* le public dok être aujourdîhuj

plus que fuffifamment inftruit fur ce îujet,& par conféquent fatigué d'avance de tout ce qu'on pourrait ajouter en- core, pour éclaircir ou pour embrouiller la queftion. J'ai donc tout lieu de crain- dre que cet écrit n'ennuyé déjà mes lecteurs par fon feul titre ; je tâcherai feulement de les ennuyer le moins qu'il me fera pofîible ; & pour leur tenir parole , j'entre promptement en ma- tière.

Je me propofe ici trois objets ; i°. j'examinerai fuccetfivementles difFé- Tome K O

314 Réflexions

rentes manières dont on a calculé juf- qu'iciles avantages de l'Inoculation , &C j'efîayerai de prouver que dans ces di- vers calculs , on n'a point , ce me iem- ble , envifagé la queftion fous fon véri- table point de vue,

2°. Je montrerai même que les avan- tages de cette opération , fous quelque afpe£t qu'on veuille les préfenter , font très-difficiles à apprécier d'une manière fatisfaifante , fi Ton convient que eue opé- ration peut caufer la mort.

30. Je tâcherai de faire voir enfiûte que l'Inoculation peut être foutenue par d'autres raifons, qui non-feulement doivent empêcher de la proferire , mais qui paroiflent même propres à l'auto- rifer,

fur F Inoculation. 315

PREMIERE PARTIE.

Examen des calculs par lefquels on a prouvé jufqu'ici les avan- tages de Tlnoculation , dans l'hypothefe que cette opération puifîe faire perdre la vie.

§. 1.

Calcul des parti/ans de I Inoculation ; objection contre ce calcul , & examen de cette objection.

ON n'inocule guère avant l'âge de quatre ans ; depuis cet âge juf- qu'au ternie ordinaire de la vie , la petite vérole naturelle détruit , félon les Inoculateurs , entre la feptieme &C la huitième partie du genre humain : au contraire , félon eux , l'Inoculation enlevé à peine une vidime fur 300. Je ne prétends point leur contefter ces faits , & je ne m'arrête qu'à la confé- quence qu'ils en tirent : donc , difent- ils , le nique de mourir de la petite vérole naturelle efl: à celui de mourir

Oij

3 1 6 Réflexions

de h petite vérole inoculée , enviro» comme 300 à 7 -^ ? c'efl- à-dire quarante fois plus grand.

Cette conséquence ainfi préfentée , peut être attaquée avec juïlice par les adverfaires de l'Inoculation. « Car en » fuppofant , diront-ils , que le nombre » de ceux qui périiTent de la petite » vérole foit quarante fois aufîi grand » que le nombre de ceux qui meurent de l'Inoculation , s'enfuit-il que les » deux rifques foient entr'eux dans le » même rapport? La nature de l'un ÔC » de l'autre efl bien différente ; quel- » que petit qu'on veuille fuppofer le » rifque de mourir de l'Inoculation , ce- » lui qui fe fait inoculer fe foumet à » courir ce rifque dans le court efpace » de quinze jours , dans celui d'un » mois tout au plus : au contraire le » rifque de mourir de la petite vérole » naturelle fe répand fur tout le tems » de la vie , & en devient d'autant plus » petjt pour chaque année &c pour cha- » que mois. Si l'on veut faire un paraî- » lele exael: des deux rifques, il faut » que les tems foient égaux ; il faut » comparer le rifque de mourir de » l'Inoculation , non* pas vaguement

fur r Inoculation. 317

tf Se en général au rifque de mourir de » la petite vérole naturelle dans tout » le cours de la vie , mais au danger » qu'on court de mourir de cette ma- » ladie pendant le même tems ou Ton » s'expofe à mourir de l'Inoculation, » c'eft-à-dire dans l'efpace de quinze » jours ou d'un mois.

Il faut avouer que fi on admettoit cette manière de comparer les deux rif- ques, elle donneroit beaucoup d'avan- tage aux adverfaires de l'Inoculation. » En effet, diront -ils encore , fuppo- » fons , ce qu'il eft très - naturel de » croire , que la petite vérole naturelle » emporte par mois , année commune, » moins que la trois centième partie » de ceux qui ne l'ont pas encore » eue ; ( a ) en ce cas le nombre des » victimes que la petite vérole natu- » relie fait périr en un mois , fera moin- » dre que le nombre de celles qui fe- » roient facrifiées à l'Inoculation; on

(a) Suivant les hypothefesde M. Daniel Bernoulli dont nous parlerons plus bas , la petite vérole natu- relle emporte par an ^ de ceux qui ne l'ont pas encore

eue, ce qui ne fait par mois que ~ . c'eft-à-dire

- 76* '

beaucoup moins que

O iij

3 I 8 Réflexions

» court donc vraifernbJablement beau- » coup moins de rifque de mourir en » un mois de la petite vérole naturelle » qu'on attend , que de la petite vérole » qu'on fe donne : or ne peut-on pas » faire à chaque mois un raifonnement » femblable ? Donc dans tout le cours » de la vie on ne pourra parvenir à » aucun mois l'Inoculation foit réel- » lemenî moins à craindre que la petite » vérole naturelle; par conféquent on » fera toujours plus fage d'attendre la » petite vérole que de le la donner». Cet argument , qui n'a point encore été propoié , que je fâche , d'une ma- nière aiifîi frappante , a quelque chofe de fpécieux. Cependant , fi le calcul des Inoculateurs eft défectueux en ce qu'on y compare deux rifques dont la durée eft différente , celui des adverfaires de ^Inoculation, pèche au/fi par le même côté , quoiqu'à la vérité envifagé fous une autre face. Celui qui fe fait inocu- ler , court , fi l'on veut , plus de rifque de mourir de la petite vérole dans le mois , que s'il attendoit cette maladie ; mais le mois étant paffé , le rifque une fois couru s'éteint , 8c l'Inoculé en eft délivré , du moins fi Ton en croit les

fur F Inoculation. 319

partifans de l'Inoculation ; celui au contraire oui attend la petite vérole , court, fi l'on veut, pour chaaue mois un moindre rifque que l'Inoculé ; mais le mois fini , le rifque fe renouvelle , &: peut même devenir de jour en jour plus grand, au moins jufqu'à un cer-

tain âge.

§. 11.

Difficulté de calculer d'une manière pr'écifi le danger defuccomber à la petite vérole naturelle, & de comparer ce danger aux avantages de l'Inoculation.

Pour favoir donc ce qu'on gagne &: ce qu'on rifque à fe faire inoculer, il ne luffit pas d'avoir égard au danger que l'on court en un mois de mourir de la petite vérole naturelle ; il faut ajouter à ce danger celui que l'on court de mourir de la même maladie dans les mois fui vans , jufqu'à la fin de la vie.

C'eft. ici que la difficulté du calcul commence à fe faire fentir. Non-feule- ment on n'a point encore d'obferva- tions fuflifantes pour constater au jufte, ni même à-peu-près , quel eft le rifque qu'on court à chaque âge de mourir de

Oiv

3 20 Réflexions

la petite vérole naturelle dans le cou- rant d'un mois ; mais quand on pourroit apprécier exactement ce danger pour chaque mois pris féparément , comment apprécier enfuite le rifque total , réful- tant de la fomme de ces rifques parti- culiers ? Car il faut bien remarquer que ces rifques s'affoiblifTent en s'éloignant, non-feulement par la diiïance vague oii on les voit, diftance qui tout à la fois les rend incertains &c en adoucit la vue, mais par Pefpace de tems qui doit les précéder, & durant lequel on doit jouir de l'avantage de vivre. Il faudroit pou- voir déterminer fuivant quel rapport un rifque de cette efpece diminue , quand -on Penvifage dans le lointain , ôc fayant, pour ainfi dire , devant nous ; il faudroit avoir égard à mille autres €onfidérations particulières qui peuvent rendre ce rifque plus ou moins effrayant, & par conféquent mettre plus ou moins dans la nécefiité d'avoir recours à l'Ino- culation. En un mot , il fufîit , ce me femble , de penfer à toutes les condi- tions dont cette queftion eft compli- quée , pour défefpérer de la bien réfou- dre; peut-être ne fera-t-il pas inutile d'en- trer fur cela dans un plus grand détail.

fur P Inoculation. 321

§. m.

ton dlveloppc la difficulté du calcul dans fis principaux points.

Des Mathématiciens novices ne feront peut-être pas aum* frappés qu'ils le de- vraient être de la difficulté de ce pro- bfême ; ils croiront pouvoir évaluer , au moins à-peu-près , la fomme des rif- ques dont il s'agit , par des calculs fon- dés fur des fuppofitions vagues &: pure- ment gratuites. Sans entreprendre de réfuter des raifonnemens de cette efpe- ce , nous tâcherons d'expofer avec la précifion convenable le véritable état de la queflion. (£)

Nous fuppoferons qu'on foit parvenu à l'âge qu'on voudra, fans avoir eu la petite vérole : pour fixer les idées nous prendrons l'âge de trente ans ; le rat- ionnement fera le même pour tout autre âge.

Pour calculer le rifque qu'on court à cet âge d'avoir un jour la petite vérole & d'en mourir, il faut i°. parcourir

(b ) Quoique les raifonnemens expofés dans ce pa- ragraphe paroifTent faciles à fuivre avec un peu d'at- tention, on peut les palier , fi ou veut, & aller tout de fuite au §. IV.

Ov

321 Réflexions

tout le tems qu'on peut vivre , depuis l'âge de trente ans jusqu'au plus long terme de la vie , c'eft-à-dire jufqu'à en- viron cent ans , & connoître le danger qu'on court d'être attaqué de la petite vérole à chaque partie de ce tems , fiip- pofé qu'on y arrive , & de fuccomber à cette maladie. Sur cet article on n'a jufqu'à préfent que des connohTances très-imparfaites , faute de faits & d'ob- fervations fuffifantes ; par exemple , fur un certain nombre de perfonnes de cinquante ans , ou de tout autre âge , qui n'ont pas encore eu la petite vérole, on ignore combien il en mourra de cette maladie , année commune.

2°. En fuppofant cette dernière pro- babilité connue, il faut fuivantles règles adoptées par les Mathématiciens , la multiplier par la probabilité qu'on fera encore vivant à chaque partie du tems dont il s'agit. Cette probabilité, qu'on fera vivant à tel âge , quel qu'il foit , eft à-peu-près connue par les meilleures tables de mortalité publiées jufqu'à pré- fent , & s'évalue par une fraction d'au- tant plus petite que cet âge eu plus avancé : ainiî , comme cette probabilité multiplie celle d'avoir la petite vérole

fur r Inoculation. 313

à cet âge , tk d'en mourir , elle doit diminuer d'autant plus cette dernière , que l'âge l'on pourra avoir cette maladie fera plus avancé; car une frac- tion multipliée par une autre fra&iort devient d'autant plus petite que la frac- tion qui la multiplie eft moindre.

30. Plus le rifque d'avoir la petite vérole & d'en mourir fe trouvera placé loin du moment actuel d'où l'on com- mence à compter , & qu'on fuppofe ici l'âge de trente ans , plus le déïâvan- tage qui réiulte de ce rifque doit s'afFoi- blir , & cela par une confidération très- importante ; c'eft qu'on ne doit courir ce rifque qif après avoir vécu tout le tems qui précède; plus ce tems fera long , plus le défavantage de mourir fera petit , puifqu'on en fera d'autant plus près de la fin naturelle de fa carrière. Or de quelle manière ck en quel rap- port ce tems plus ou moins long doit-il modifier & diminuer le défavantage de mourir de la petite vérole à l'âge dont il s'agit? C'eft un problême que je prends la liberté de propoièr aux plus habiles Géomètres , & fur lequel je me flatte qu'ils feront un peu plus embarrafîes que les Mathématiciens dont te parlois

O'v;

3 14 Réflexions

il n'y a qu'un moment. Quant à moi , il me paroît prefque impofîible de dé- terminer ce rapport , fi ce n'efl d'une manière purement hypothétique & très-vague. Je vois feulement ,

i°. Que û le tems qui doit s'écouler entre l'inflant actuel , &c celui l'on mourra de la petite vérole , efl peu con- sidérable, comme de quinze jours ou d'un mois , il ne doit point entrer fen- fiblement en ligne de compte, puifqu'un rifque de mort qu'on doit courir dans quinze jours ou dans un mois, efl à-peu- près le même que on le devoit courir dans l'inrlant ou dans la journée.

2°. Au contraire , n le tems efl fort confidérable , le défavantage fera pro- digieufement diminué , &c dans un rap- port beaucoup plus grand que ce tems même. Afin de le prouver d'une ma- nière fennble , je fuppofe pour un mo- ment qu'à ioo ans le rifque d'avoir la petite vérole & d'en mourir foit le même qu'il efl à la moitié de l'intervalle entre 30 & 100 ans, c'efl-à-dire à 65 ans; & je dis que le défavantage du rifque qu'on court à 100 ans efl in- fîniment moindre que la moitié du dé- favantage du rifque qu'on courroit à 65

fur V Inoculation. 32$

&C qu'il fera même abfolument nul; par la raifon que 100 ans étant fuppofés le terme de la vie humaine , il faudra mourir à cet âge, ou de la petite vérole, ou d'une autre maladie.

30. La difficulté d'apprécier le défa- vantage de fuccomber à la petite vérole dans un tems plus ou moins éloigné , devient plus grande encore , fi on con- fidere que cette appréciation fera & devra être fort différente pour chaque particulier , relativement à fon âge , à fa fituation , à fa manière de penfer & de fentir , au befoin que fa famille , fes amis, fes concitoyens peuvent avoir de lui. Je fuppofe , par exemple 9 qu'on annonce à quelqu'un que s'il ne fe fait inoculer , il mourra au bout de 20 ans de la petite vérole ; il eft certain que ces 20 ans de vie dont il eft afluré, pourront lui être ou lui paraître plus ou moins avantageux relativement aux circonftances il fe trouvera placé ; & qu'il n'y aura peut-être pas deux individus qui apprécient également cet avantage. Il pourroit être fi grand , que quand on ne rifqueroit que 1 fur 500 à fe faire inoculer , &l qu'on feroit afTuré enfuite de vivre 40 ans ou davantage ,

3 ±6 Réflexions

on feroit un mauvais marché de preiî*

dre ce dernier parti.

On voit par-là combien il eft, diffi- cile , pour ne pas dire impofnble , d'ap- précier le défavantage de mourir de la petite vérole dans un tems plus ou moins éloigné du moment athiel d'oii l'on eft fuppofé partir.

Je pourrois faire encore entrer dans le calcul une autre confédération qui doit certainement y influer beaucoup y &: qui me paroît du moins aufîi diffi- cile à apprécier que les précédentes. Plus Page auquel on fera fuppofé courir le rifque de la petite vérole , fera con- sidérable , plus le défavantage de mou- rir diminue par une nouvelle raifon ; favoir que durant le tems qu'on peut encore efpérer de vivre , on fera plus fujet aux infirmités , aux fouffrances 9 aux maladies qu'on peut regarder com- me une efpece de mort anticipée; ce qui doit rendre moins cher Se moins précieux le tems qui pourroit encore relier à vivre. Mais je veux bien mettre cet objet effentiel abfolument à part* ainfi que les confi dérations relatives à îa fimation des particuliers , & qui peu- vent, comme on vient de le voir^

fur C Inoculation. 327

augmenter ou diminuer encore le défa- vantage. En faifant donc cette double abftraction , il faudra , pour évaluer le rifque total d'avoir la petite vérole & cVcn mourir , prendre la fomme d'une fuite de fractions , dont chacune repré- fentera le désavantage de mourir de cette maladie chaque année , à 'compter depuis 30 ans; chacune de ces frac- tions fera le produit de trois nombres, dont un feul efr. à-pcu-près connu par les tables ; des deux autres le premier Peft très-peu , ou point du tout , Se le fécond inappréciable avec quelque précifion. S'il eft Quelqu'un à qui la folution de ce problème foit réfervée ?. ce ne fera fùrement pas à ceux qui la croiront facile.

On ne fauroit donc efpérer de com- parer par ce moyen , avec quelque exac- titude, les avantages de l'Inoculation au rifque de mourir un jour de la petite vérole ; puifque ce dernier rifque ne peut être évalué que d'une manière fort vague 6c fort incertaine.

y

5 18 Réflexions

§. iv.

Calcul de M, Daniel Bernoulll pour déterminer les avantages de Vlnocu- lation.

Aussi un très -grand Géomètre , M. Daniel Bernouili , qui nous a donné fur l'Inoculation un favant Mémoire mathématique , a bien fenti que la ques- tion de voit être envifagée d'une autre manière , pour être fufceptible d'une Solution plus fatisfaifante & plus pré- cife. Voici le point de vue fous lequel il l'a traitée.

Suppofons mille perfonnes , toutes du même âge , 6c vivantes à la fois; ces perfonnes vivront , les unes plus , les autres moins , & la fomme de leurs vies fera un certain nombre d'années ; ce nombre d'années divifé en mille por- tions égales , exprimera ce que chacun a vécu l'un portant l'autre ; par confé- quent ce même nombre exprimera aufîi ce que chacun d'eux , l'un portant l'au- tre , peut efpérer de vivre , & c'en1 ce qu'on appelle leur vie moyenne. Or dans ce nombre de mille perfonnes , il y en a qui n'ont point eu la petite vérole ,

fur F Inoculation. 3 29

il y en a qui l'ont eue ; les premiers ayant une caufe de mort de plus , doi- vent aufîi à proportion vivre moins que les autres , étant pris en total. Donc fi on prend féparément la vie moyenne de chacune de ces deux clafTes , celle de la première fera moindre que celle de la féconde ; &c la vie moyenne du total tiendra un milieu entre ces deux vies moyennes.

Préfentement , qu'on inocule toutes celles de ces mille perfonnes qui n'ont point eu la petite vérole , &c fuppo- îbns qu'il en périfie très-peu par l'ino- cuîation , & que de plus l'Inoculation préferve de la petite vérole naturelle; il efl évident qu'en ce cas la vie moyen- ne des Inoculés deviendra plus grande, que s'ils avoient attendu la petite vé- role , puifque voilà une caufe de mort, ou détruite , ou extrêmement affaiblie, Or cet excès de la vie moyenne des Inoculés fur la vie moyenne de ceux qui attendroient la petite vérole , expri- mera , félon M. Bernoulli , l'avantage que procure l'Inoculation.

Pour calculer cet avantage avec toute la précifion dont il efl fufceptible , eu égard au peu de faits que nous avons

33^ Réflexions

fur ce fujet, M. Bernoulli parcourt tous les âges depuis i. an jufqu'à 24, <k dé- termine ainfi pour chacun de ces âges le gain qui réfuite de l'Inoculation. Il fuppofe d'abord que parmi tous ceux qui n'ont pas eu la petite vérole &" qui font di même âge (depuis 1 an jufqu'à 24 ) cette maladie en attaque conftam- ment un huitième chaque année , &C qu'il périt aulii un huitième de ceux qui en font attaqués ; d'après cette hypo- thefe , il détermine par un calcul très- ingénieux la vie moyenne de ceux qui n'ont pas encore eu la petite vérole naturelle; il fuppofe lenfuite que l'Ino- culation enlevé une victime fur 200, il en déduit la vie moyenne dans Phypothefe di l'Inoculation ; compa- rant enfin les réiultats que les deux hy- pothefes fournirent, il détermine pour chaque âge le tems qu'on peut efpérer de vivre de plus , en fe faifant inocu- ler , qu'en attendant la petite vérole. Ce tems , par le calcul de M. Bernoulli , eft d'un affez petit nombre d'années ; par exemple, il trouve que la vie moyen- ne des perfonnes âgées de 5 ans efi en- viron 41 ans & trois mois; que la vie moyenne de celles qui n'ont pas eu la

fur V Inoculation. 33 s

petite vérole à cet âge,, eft 39 ans 4 mois; qu'elle eft de 43 ans 10 mois pour celles qui ont eu cette maladie , & de 43 ans 9 mois pour celles qui fe font inoculer à ce même âge. Ainft l'avantage que procure , félon M. Ber- noulli , l'Inoculation faite à 5 ans , eft d'environ 4 ans Se demi dont la vie moyenne eft augmentée , ou plus exac- tement de 4 ans & ) mois ajoutes aux 39 ans 4 mois à quoi la vie moyenne auroit été bornée , fi n'ayant point eu la petite vérole à cet âge , on s'aban- donnoit à la nature. Selon ce même grand Géomètre , le gain dans les au- tres âges eft à-peu-pres proportionnel à la vie moyenne. Or, fuivant les tables connues , la vie moyenne à l'âge de 30 ans eft d'environ 15 ans 6 mois, en joignant enfemble ceux qui ont eu la petite vérole , &c ceux qui ne l'ont pas eue ; donc puifqu'à 5 ans la vie moyen- ne eft de 41 ans &C trois mois pour le total de ceux qui arrivent à cet âge , de 39 ans 4 mois pour ceux qui n'ont point encore eu la petite vérole , & de 43 ans 9 mois pour ceux qui fe font inoculer , on trouvera par une fimple règle de trois, d'un côté environ 24 ans

331 R êjlexions

4 mois pour la vie moyenne de ceux qui 330 ans n'ont pas eu la petite vérole &: l'attendent , & de l'autre environ 27 ans pour la vie moyenne de ceux qui fe font inoculer. Ainfi l'avantage de l'Inoculation faite à l'âge de 30 ans , ne feroit , luivant les calculs & les hypo- thefes de M. Bernoulli , que d'environ 2 ans & 8 mois ajoutés à 24 ans & 4 mois. Ce réfultat , quelque peu con- fidérable qu'il parohTe , ne doit point furprendre ; parce que le rifque de la petite vérole n'étant qu'une affez petite partie de tous ceux auxquels la vie eft d'ailleurs expofée , l'effet de ce rifque pour diminuer la vie moyenne ne doit pas être très-confidérable.

Je ne fais l'on a pris ce qui a été avancé depuis peu, que félon les calculs de M. Bernoulli , l'avantage de fe faire inoculer eft à celui d'attendre la petite vérole environ comme 19 à 1. On ne trouve rien de pareil dans l'écrit de ce grand Géomètre fur l'Inoculation; il me paroît même impofîible que la manière dont il a envifagé la queftion conduife à cette conféquence ni à rien d'appro- chant. Je vois feulement que félon lui , la vie moyenne des enfans nouveaux

fur C Inoculation. 333

nés , qui dans l'état naturel feroit de 26 ans 7 mois, feroit augmentée d'en- viron un neuvième dans l'hypothefe qu'on inoculât tous ces enfans au mo- ment de leur naiffance , & qu'il en mou- rût un fur 200. Or cette augmentation d'un neuvième dans la vie moyenne eft bien différente du prétendu avan- tage d'environ 19 à 1 qu'on dit résulter de la méthode de M. Bernoulli.

s. v.

Infujfifanu du calcul de M. Bernoulli.

\2uoi qu'il en foit du rémltat de cette théorie, elle mérite fans doute beau- coup d'éloges par l'habileté &c la fïnefte avec laquelle l'Auteur l'a développée ; mais elle laiffe , ce me femble , beaucoup à délirer encore.

En premier lieu , la fuppoiition que fait l'illuftre Mathématicien fur le nom- bre de perfonnes de chaque âge qui prennent la petite vérole & fur le nom- bre de ceux qui en meurent , paroît ab- folument gratuite. Il eft très-douteux, pour ne rien dire de plus , que la petite vérole attaque conftamment ( à quelque âge que ce foit) la huitième partie de

334 Réflexions

ceux qui n'ont pas eu cette maladie; -& il eit plus douteux encore qu'elle fafié périr confïamment ( à quelque sge que ce ioit ) la huitième partie de ceux qu'elle attaque. Plusieurs Méde- cins prétendent (c) que dans les dix premières années de la vie on efr. dix fois plus lujet à la petite vérole que dans les autres ; & iélon les Inocula- teurs , preiquç tous les enfans qui meu- rent avant Page de 4 ans ( ce qui fait la moitié des enfans qui naiflent ) meu- rent d'autres maladies -que de la petite vérole. Suivant ces hypothefes, le plus grand danger d'avoir la petite vérole ï'eroit depuis 3 0114 ans jufqu'à 10; & le danger de mourir de cette maladie ne commenceroit guère qu'à 4 ans & non pas dès l'âge d'un an , comme M. Bernoulli le fuppofe.

Croit-on d'ailleurs que le danger de mourir de la petite vérole, lorsqu'on en eu attaqué , foit le même pour tous les âges ? Sur un nombre égal de per- fonnes de 20 ou 24 ans d'une part, & de l'autre d'enfans de 4 , 5 ou 6 ans jqui auront la petite vérole, peut- on

( c ) Voyez le Journal de Me'decine , de Janvier 1761

fur V Inoculation, 335

fuppofer raifonnablement qu'il n'en mourra pas davantage dans la première clafîe que dans la féconde ? L'expé- rience paroît prouver le contraire ; & il .n'efl pas difficile de concevoir c;u'en effet cette maladie eft plus dan gc renie dans un âge, le fang eft peut-être déjà fort altéré par les parlions , par la manière de vivre , &c par mille autres caufes , que dans l'enfance eu le fang eu infiniment plus pur & plus doux.

Aufli les fuppolitions de M. Bernoulli conduifent -elles à des conféquences qui ne paroifYent pas fort vraifembla- bles ; entr'autres à celle - ci , que dans le cours de la neuvième année de la vie, il meurt par la feule petite -vérole les deux tiers de ce qui meurt par tou- tes les autres maladies prifes enfemble. Il n'y aura , je crois , perfonne à qui ce réfultat ne paroifle exorbitant.

Enfin les hypothefes de ce grand Géomètre fur le rifque de l'Inoculation ne font peut-être pas plus exactes ; il faudroit favoir fi cette opération em- porte toujours , comme il le iuppofe , la même partie des Inoculés, à quelque âge qu'on les inocule.

336 Réflexions

J'avouerai cependant , que s'il n'y avoit que des difficultés de cette efpece quiempêchafTentde fixer par le calcul les avantages de l'Inoculation, ces difficultés n'auroient lieu que vu l'imperfection actuelle de nos connoiflances fur cette matière , & le petit nombre d obier va- rions ceraines qu'on a recueillies juf- qu'à préient. En formant avec le tems des tables exactes de ceux qui prennent la petite vérole à chaque âge , de ceux qui en meurent , &c du fort des Inocu- lés , on parviendroit dans la fuite à une connoifîance précife de la mortalité du genre humain , dans l'hypothefe qu'on laifTe agir la petite vérole naturelle , & dans l'Jiypothefe de l'Inoculation ; & on auroit la différence de vie moyenne dans les deux cas.

Mais qu'apprendra-t-on par cette dif- férence de vie moyenne ? On connoîtra tout au plus , pour chaque âge , le tems qu'on peut efpérer d'ajouter à fa vie en fe faifant inoculer ; or cette con- noiffance ne me paroît pas fuffire pour fixer d'une manière fatisfaifante les avantages de l'Inoculation. Afin de me faire mieux entendre , j'appliquerai à

un

fur l'Inoculation, 337

un exemple le raifonnement que je vais faire. Je fuppofe , comme il refaite des principes & des calculs de M. Ber- noulli, que la vie moyenne d'un hom- me de 30 ans, qui n'a point eu la petite vérole , foit 24 autres années & 4 mois , c'cft-à-dire qu'il puiffe raifonnablement efpérer de vivre encore 24 ans & 4 mois en s'abandonnant à la nature & eu ne fe faifant point inoculer ; je fuppofe encore , avec M. Bernoulli , comme on l'a vu plus haut , qu'en fe foumet- tant à cette opération la vie moyenne foit de 27 ans , c'eft-à-dire de 2 ans ÔC 8 mois de plus que fi on attendoit la pe- tite vérole ; je fuppofe enfin , toujours avec M. Bernoulli , que le rifque de mourir de l'Inoculation foit de 1 fur 200. Cela fuppofe , il me femble que pour apprécier l'avantage de l'Inocu- lation , il faut comparer , non la vie moyenne de 27 ans à la vie moyenne de 24 ans 6c 4 mois , mais le rifque de 1 fur 200 , auquel on s'expofe , de mou- rir en un mois par l'Inoculation , & cela à l'âge de 30 ans, dans la force de la fanté & de la jeunerTe, à l'avantage éloigné de vivre 2 ans & 8 mois par delà 54 ans, c'eft - à - dire lorfqu'on fera Tome V. P

338 Réflexions

beaucoup moins jeune, moins vigou- reux , enfin moins en état de jouir de la vie. (d)

§. VI.

Comparaifon frappante pour faire fentlr Vinfufjifance de ces calculs.

En un mot , fi on admet les fuppofitions de M. Bernoulli , celui qui fe fait ino- culer , erl à-peu-près dans le cas d'un joueur, qui rifque un contre 200 de per- dre tout ïbn bien dans la journée , pour l'efpérance d'ajouter à ce bien une fom- me inconnue , & même affez petite , au bout d'un nombre d'années fort éloigné, & lorfqu'il fera beaucoup moins {en- fible à la jouhTance de cette augmenta- tion de fortune. Or comment comparer ce rifque préfent à cet avantage inconnu & éloigné ? C'efl: fur quoi l'analyfe des probabilités ne peut rien nous appren- dre : toutes les règles de cette analyfe n'enfeignent qu'à comparer un rifque préfent ou proche à un avantage égale-

(d) Le calcul eft fait ici d'après les principes de M. Bernoulli , avec plus de précifion que dans les premières éditions de cet écrit, & le nouveau réful- îat eft encore moins favorable à l'Inoculation ; mais de quelque calcul que l'on parte , le raifonnement £era to« jours le même.

fur V Inoculation. 339

ment préfent ou proche , & non un rifque préfent à un avantage éloigné, qui diminue par fa difîance même , fans <ru'on puifTe efîimer au jufte , ni même à-peu-près , fuivant quelle loi fe fait cette diminution.

Ce feroit une objeclion bien puérile contre la comparaifon précédente , de dire que perfonne n'eft. obligé de rifquer fon argent au jeu , au lieu que tout homme eft obligé de jouer le jeu de fe faire inoculer , s'il ne veut pas s'expofer au rifque de mourir un jour de la petite vérole. Pour prévenir cette chicane , fuppofons que le joueur auquel nous comparons l'Inoculé , fe trouve obligé en effet , n'importe par quelle circonf- îance , ou de rifquer un contre 200 d'être réduit tout-à-coup à l'aumône, ou de renoncer à une très -médiocre augmentation de fortune qui lui viendra au bout de plufieurs années , s'il s'ex- pofe à ce rifque 6c qu'il y échappe ; je demande fi ce joueur fera fort blâmable d'être embarraffé fur le parti qu'il doit prendre ?

Voilà , il n'en faut point douter , ce qui rend tant de perfonnes, Se fur-tout tant de mères , peu favorables parmi

34<> Réflexions

nous à PInoculation. Le raifonnement que nous venons de développer , elles le font implicitement : fans pouvoir com- parer exactement leur crainte à leur efpérance , elles prennent a£te , û on peut parler ainfi , de l'aveu que font les Inocuïateurs , qu'on peut mourir de la petite vérole artificielle ; elles voient l'Inoculation comme un péril inftant &C prochain .de perdre la vie en un mois , & la petite vérole comme un danger incertain , &c dont on ne peut affigner la place dans le cours d'une longue vie : ne pouvant donc comparer ces deux rifques & en fixer le rapport , la pré- fence du premier les frappe plus que la grandeur incertaine du fécond ; & l'on fait combien lapréfence ou la proximité d'un danger qu'on craint ? ou d'un avan- tage qu'on efpere , a de poids pour dé- terminer la multitude. Jouir du préfent , & s'inquiéter peu de l'avenir , telle eft la Logique commune; Logique moitié bonne , moitié mauvaife , dont il ne faut pas efpérer que les hommes fe corrigent.

fur F Inoculation* 341

§. VIL

Conflagration qui fin encore à montrer rinfuffifance du calcul de M, Bernoulli.

Pour rendre encore plus fenfible l'im- pofïibilité d'appliquer à cette matière d'une manière précife le calcul des pro- babilités , & pour réfuter les fophifmes qu'on pourroit faire à ce fujet , je join- drai ici le raifonnement fuivant , auquel je prie qu'on fafTe attention. Si l'Ino- culation étoit avantageufe par cette •ce nfi dératio 11 feule , que la vie moyenne des Inoculés ef! plus grande que celle des autres hommes , elle feroit d'autant plus avantageufe , on devroit être d'autant plus empreffé de la pratiquer , qu'elle augmenterait davantage la lon- gueur de la vie moyenne. Or il eft aifé d'imaginer une infinité d'hypothefes , l'Inoculation augmenterait énorme- ment la vie moyenne , 6c néanmoins on feroit très-imprudent de fe foumettre à cette opération. Voici , par exemple , un de ces cas.

Je fuppoferai que la plus longue vie de l'homme foit de cent ans ; que la petite vérole foit la feule maladie mor-

P iij

342 Réflexions

telle , & que cette maladie enlevé tous les ans un nombre égal d'hommes ; dans ce cas , la vie moyenne de ceux qui attendroient la petite vérole , feroit de 50 ans , puifque tous les hommes vi- vraient chacun 50 ans , l'un portant l'autre , en ne fe faifant point inoculer. Je fuppofe enfuite que l'Inoculation y une tois pratiquée , délivre de la petite vérole pour tout le refle de la vie , &c par conféquent que les Inoculés foient îurs de vivre cent ans y s'ils échappent à l'Inoculation ; mais que cette opéra- tion enlevé une victime fur cinq , en forte qu'il n'en réchappe que les quatre cinquièmes. Cela pofé, fi tous les ci- toyens font inoculés à la mammelle , il en mourra en 1 5 jours un cinquième ; & les furvivans vivront cent ans cha- cun ; donc la vie moyenne du total des enfans , qui étoit de 50 années avant qu'on les inoculât , deviendra , au mo- ment où on les inocule , de cent ans moins un cinquième, c'efi-à-dire de 80 ans , & par conféquent de 30 années plus grande que ne le feroit la vie moyenne de ces mêmes enfans aban- donnés à la nature : dans cette même hypothefe , la vie moyenne des enfans

fur V Inoculation. 343

•le 10 ans feroit de 45 années avant l'Inoculation , & de 72, c'eft-à-dire de 27 ans de plus , au moment on les inoculeroit ; celle des perfonnes de 20» ans feroit de 40 ans avant l'Inocula- tion , & de 64 dès qu'elles feroient ino- culées , c'eft-à-dire de 24 ans de plus \ & ainfi du refîe. Si donc on appliquoit à cette hypothefe le raifonnement fon- dé fur l'augmentation de la vie moyen- ne des Inoculés , on en conclurait que dans le cas préfent l'Inoculation feroit très - avantageufe ; cependant je doute que dans ce même cas perfonne voulût prendre le parti de la rifquer , ni fur foi ni fur les fiens; par la raifon que le rifque de mourir de l'Inoculation étant un dan- ger infiant & préfent , &c fe trouvant d'un contre quatre , eft. plus que fufrl- fant pour balancer la certitude de vivre jufqu'à cent ans, après avoir échappé à cette opération. En vain répondroit- on ,que nous avons fait une fuppofition arbitraire , qui n'a point lieu dans l'état actuel de la vie des hommes. Cette fup- pofition fuffit pour l'objet que nous nous fommes propofé , pour montrer que l'augmentation de la vie moyenne des Inoculés n'eftpas un argument fuffi-

P iv

3 44 Réflexions

ïant en faveur de l'Inoculation; car en- core une fois , fi ce principe étoit jufle 9 il feroit applicable à toutes fortes d'hy- pothefes , fur - tout à celles ou la vie moyenne des Inoculés feroit confidéra- blement plus grande que la vie moyenne de ceux qui ne le font pas. Dans le cas imaginaire que nous avons pris > le rif- que de mourir de l'Inoculation eft. très- grand ,. mais la vie moyenne eft prodi- gieufement augmentée; dans le cas réel, le rifque efi fans doute beaucoup moin- dre , mais l'augmentation de la vie moyenne eft. beaucoup moindre aufii. Ce n'efï donc , ni la longueur feule de la vie moyenne , ni la feule peîiteffe du rifque , qui doit déterminer à ad- mettre l'Inoculation ; c'efl uniquement le rapport entre le rifque d'une part, ck de l'autre l'augmentation de la vie moyenne , ou plutôt l'avantage que doit procurer cette augmentation , rela- tivement au tems & à l'âge l'on en doit jouir; or la difficulté eft de fixer ce rapport.

fur f Inoculation. 345

§. vin.

Autre confidcration très-importante à faire fur ce fujeu

La fuppofition que nous avons faite il n'y a qu'un moment , tm^te gratuite qu'elle eily conduit encorW une autre confidéraîion , qu'on n'a pas , ce me femble , afTez faite en cette matière. On a trop confondu l'intérêt que l'Etat €n général peut avoir à l'Inoculation , avec celui que les particuliers y peu- vent trouver; or ces deux intérêts peu- vent être fort différents. Par exemple, dans l'hypothefe que nous venons de faire , il eu certain que l'Etat gagneroit à l'Inoculation, puifqu'en facriîiant un citoyen fur cinq , la fociété feroit afîu- rée de conferver fes autres membres fains & vigoureux jufqu'à lage de cent ans ; cependant nous venons de voir que dans cette même hypothefe, il n'y auroit peut-être pas de citoyen afTez courageux ou afTez téméraire , pour s'ex- pofer à une opération , ou il rifqueroit un contre quatre de perdre la vie. C'efl que pour chaque individu, l'intérêt de fa confervation particulière eil le pre*>

P V

3 46 Réflexions

rnier de tous ; l'Etat au contraire con~ fidere tous les citoyens indifféremment; &; en facrifiant une vi&ime fur cinq , il lui importe peu quelle fera cette victi- me, pourvu que les quatre autres foient confervées. Or je demande û aucun LégiflateurJferoit en droit d'obliger les citoyens à Tlnoculation , dans laiuppo- iition, d'ailleurs fi favorable à l'Etat, qu'il en pérît un fur cinq , & que les quatre autres qui en réchapperoient fuflent aufîurés de cent ans de vie? C'eft. une quefKon digne d'exercer les Arithméticiens politiques; pour moi je ne crois pas que dans une pareille cir- conflance , ni même dans la fuppon- tion que l'Inoculation puifle être mor- telle , aucun Légiflateur , aucun Souve- rain , aucun Etat puiffe exiger du der- nier citoyen qu'il en coure le rifque. Ce n'eft pas ici le cas d'appliquer la maxime dont on abufe quelquefois, que le bien particulier doit être fucrifiê au bien public; parce que fi chaque citoyen doit à l'Etat le rifque de fa vie , il ne le lui doit en rigueur que dans le cas de la plus preffante néceffité , comme feroit celle de le défendre ou de le fauver de fadeftru&ion,.

fur F Inoculation* 347

Quoi qu'il en foit , on fe convaincra du moins par Fhypothefe précédente , que dans cette matière délicate , l'in- térêt de l'Etat & celui des particuliers doivent être calculés féparément. On ne penfera pas , par exemple , comme le célèbre Mathématicien déjà cité paroît l'avoir cru , que fi l'Inoculation ne faifok périr qu'une victime fur dix , elle feroit encore avantageufe , par cette feule raifon , qu'elle augmenteroit de quel- ques jours la vie moyenne. Je fais que dans ce cas l'Inoculation pourroit être de quelque utilité à l'Etat , parce qu'il en réfulteroit la confervation d'un nom- bre de citoyens un peu plus grand, que ii on les abandonnoit à la nature ; mais elle feroit fi peu avantageufe aux par- ticuliers , ou pour mieux dire , elle fe- roit d'un fi grand rifque pour eux , que je doute qu'il y en eût un feul qui vou- lût s'y expofer; or n'efr-ce pas une efpece de chimère politique , qu'une opération prétendue avantageufe pour l'Etat , lorsqu'on ne fauroit déterminer aucun citoyen à l'adopter?

Il faut donc, pour fixer avec préci- fion par le calcul les avantages de l'Ino- culation , examiner s'il ne feroit pas

P vj

348 Réflexions

poflible de les apprécier d'une autre manière. En voici une qui paroît plus fimple & plus fenfible que les précé- dentes. Nous allons la propofer avec toute la clarté dont nous ferons capa- ble» , & nous examinerons enfuite les doutes ou les fcrupules qu'elle peut encore laiffer.

te # »

fur P Inoculation. 349

SECONDE PARTIE.

Manière nouvelle & plus convain- cante de calculer les avantages de l'Inoculation , dans Fhypo- thefe que l'Inoculation puifle caufer la mort ; & doutes qu'on peut encore avoir fur le réfultat de cette nouvelle méthode.

§. I.

Principes & fuppofîtions qui peuvent finir de fondemens au nouveau calcul.

JE fuppoferai d'abord , comme je l'ai fait jufqu'ici d'après les Inoculateurs , i°. que l'Inoculation préferve de la pe- tite vérole naturelle; 20. qu'elle aug- mente en effet la vie moyenne des hommes. Je reviendrai dans la fuite fur chacune de ces deux fuppofîtions ; ad- mettons-les d'abord pour vraies, afin de ne pas embrafler à la fois un trop grand nombre de queftions.

Selon les obfervations faites en An- gleterre , la petite vérole emporte .,

5 jO Réflexions

année commune , un quatorzième de ceux qui meurent. Il meurt à Paris en- viron 20000 perfbnnes par an; la qua- torzième partie de ce nombre , qui eit environ 1400 , exprimera donc ce qu'il meurt de perfonnes à Paris de la petite vérole chaque an née ;fuppofons 700000 habitans dans Paris , il y a donc une per- fonne fur 500, qui meurt de la petite vérole par an , & par conféquent une fur 6000 par mois.

Or on peut fuppofer fans erreur qu'il y a au moins la moitié des vivans qui ont déjà eu la petite vérole. En effet la totalité des perfonnes vivantes de- puis la première enfance jufqu'à trente ans , eil à-peu-près , comme le prou- vent les tables de mortalité , la moitié du nombre total des vivans depuis le berceau jufqu'au plus long terme de la vie ; or le nombre de ceux qui n'ont pas encore eu la petite vérole , eil fans comparaifon plus confidérable depuis le berceau jufqu'à trente ans , que depuis trente ans jufqu'à la dernière vieilleife ;

6 le nombre de ceux qui n'ont pas eu 3a petite vérole ,dans la claife quis'étend depuis le berceau jufqu'à trente ans , efl évidemment beaucoup moindre que le

fur V Inoculation] 3 5 ï

nombre total des perfonnes vivantes dans cette clafTe , c'eft-à-dire beaucoup moindre que la moitié du nombre total des vivans ; d'où on peut conclure fans craindre de le tromper , que parmi la totalité des perfonnes actuellement vi~ vantes , depuis le berceau jufqu'à la dernière vieillerie , le nombre de ceux qui n'ont point eu la petite vérole efl beaucoup moindre que la moitié du nombre total de ces perfonnes vivan- tes. Mais fuppofons qu'il n'en foit que la moitié , pour mettre nos calculs à l'abri de toute conte ftation. Donc des 6oco perfonnes prifes au hafard , 6c k tout âge , parmi lefquelles nous venons de voir qu'il en meurt une par mois de la petite vérole , il y en a au moins 3000 qui ont déjà eu cette maladie; donc ceux qui meurent de la petite vérole doivent fe trouver parmi les 3000 autres ; donc année commune , il meurt à Paris de la petite vérole na- turelle au moins une perfonne fur 3000 en un mois.

*

3 5 2 Réflexions

§. il

Confluences quon peut tirer de ces prin- cipes en faveur de V Inoculation,

Si donc l'Inoculation, qui enlevé déjà fi peu de perfonnes , même prifes au haiard , fe perfe£Honnoit au point de n'en faire périr qu'une fur 3000 ou fur un plus grand nombre , alors la partie du genre humain que la petite vérole enlevé chaque mois , ne feroit pas plus petite , ou même feroit plus grande que celle qui fuccomberoit à l'Inoculation : en ce cas le danger réel de cette opé- ration feroit nul, & perfonne au monde ne devroit craindre de s'y expofer , ou pour foi ou pour les fiens : car alors on ne courroit pas plus de rifque , ou même on en courroit moins à fe donner la pe- tite vérole , qu'à attendre qu'elle vînt naturellement dans le courant du mois Ton fe fait inoculer ; avec cet avan- tage de plus , que l'Inoculation délivre- roit pour le refte de la vie ( comme on le fuppofe ) de la crainte d'une maladie affreuiè tk cruelle.

Or des liftes qu'on afïure ridelles, prouvent qu'en Angleterre 1 200 Inocu-

fur C Inoculation. 353

lés bien choifis & traités avec foin , ont échappé au danger de l'Inoculation; n'y a-t-il pas tout lieu de croire que 3000 Inoculés , choifis 6c traités de mê- me , en réchapperoient? On anure qu'à Confîantinople 10000 perfonnes, ino- culées avec précaution dans une feule année , ont fubi heureufement cette épreuve ; quand le fait feroit exagéré du triple, c'en feroit plus que nous n'en demandons.

Enfin, quand même le rifque de mou- rir de l'Inoculation , fagement adminif- trée , feroit plus grand que celui de mourir de la petite vérole naturelle dans le courant du même mois, ce rifque, s'il n'étoit en effet que de 1 fur 1200, feroit encore plus petit que celui de mourir de la petite vérole naturelle dans l'efpace de trois mois. Car le nombre de ceux qui meurent à Paris de la petite vérole , année commune , efl tout au moins de 1 fur 1000 en trois mois; donc le rifque de mourir de la petite vérole naturelle en trois mois , feroit au rrlbins égal, & vraifemblablement fupé- rieur à celui de mourir en un mois de l'Inoculation. Or rifquer de mourir au bout d'un mois , ou dans l'efpace de

354 Réflexions

trois , eft à-peu-près la même chofe pour le commun des hommes. On ne devroit donc pas balancer à préférer ce- lui de ces deux rifques, qui délivre pour toujours de la crainte de la petite vérole. Par-là on auroit l'avantage de s'aflurer à la fois une vie plus longue & une plus grande tranquillité ; avantage afîez grand pour l'emporter fur la légère pro- babilité de fuccomber à l'Inoculation y en ne facrifîant que deux mois de fa vie. Lorfqu'il eft queftion d'un avan- tage, même éloigné, il y a une infinité de cas , fur-tout dans le cours de la vie , une probabilité très -petite de dan- ger , qui balance cet avantage , doit être traitée comme fi elle étoit abfolu- ment nulle : Ce principe , pour le dire en paffant , eft. très-important dans la théorie des jeux de hafard , &c peut fervir à réfoudre des quefîions épineu- ies & délicates , qui n'ont point été réfolues jufqu'ici, ou qui Font été mal, mais qui ne font pas quant à préfent de notre objet (#).

(a) Voyez l'Écrit fur le calcul des Probabilités, in- féré dans le fécond volume des Opufcuhs mathémati- ques de l'Auteur. Voyez auffi les Doutes & queflions fur ce même objet , qui font la matière de l'Écriî pre'ce'dent.

fur V Inoculation. 355

Voilà , ce me femble , ce au'on peut dire de plus fort en faveur de l'Inocu- lation ; cette manière d'en calculer l'avantage , quoiqu'elle ait échappé à les plus zélés partifans , eft , fi je ne me trompe , la moins fujette aux objections qu'il eft poiîible. Il eft. vrai qu'elle ne donne pas &c ne fauroit donner la va- leur pré cil e ? mathématique , & rigou- reufe , de l'avantage qu'il y aàle faire inoculer ; mais elle montre , 6c cela fuffit, que l'avantage eft. très-confidé- rable ; je ne fuis donc pas furpris que cet avantage détermine un grand nom- bre de citoyens à fubir l'Inoculation , ou à la faire fubir aux perfonnes qui les intérefïent.

§. ni.

Doutes qui peuvent encore fubflfler malgré ces conféquences.

Cependant , fi j'ofe dire ici ce que je penfe , je ne fuis point furpris non plus que d'autres citoyens fe refiifent à ce même avantage , quelque confidérable qu'il puifle paroître. Dès qu'on accor- dera qu'on peut mourir de l'Inoculation , je n'oferai plus blâmer un père qui

356 Réflexions

craindra de faire inoculer fon fils. Car fi ce fils par malheur en eft la victime , fon père aura éternellement à fe faire le reproche affreux d'avoir avancé la mort de ce qu'il avoit de plus cher; & je ne connois rien à mettre dans la balance vis-à-vis d'un pareil malheur, fait pour répandre fur les jours de ce père infortuné la plus cruelle amertume. J'avoue que s'il ne fait pas inoculer fon fils , il aura peut-être à fe reprocher un jour de l'avoir laiffé périr de la petite vérole naturelle ; mais quelle différence entre le défifpoir d'avoir hâté la mort de ce fils , k malheur de la lui avoir laijfé Jublr , parce qu'il n'a pas ofé courir le rifque de la lui donner? Quand il y au- roit dix mille à parier contre un , qu'on aura le fécond reproche à fe faire plu- tôt que le premier , je ne fais fi cette différence de probabilité feroit fuffifante pour juftifïer à fes propres yeux un père qui auroit perdu fon fils par l'Inocula- tion; je doute encore plus que cette rai- fon pût confoler une mère. Qu'on le demande à cette mère infortunée , qui a eu la douleur cruelle de voir périr par l'Inoculation une de fes filles , quoi- qu'elle n'eût pas à fe reprocher de l'y

fur V Inoculation. 357

avoir livrée fans fon con fente ment , &c qu'elle eût même cédé avec beaucoup de peine aux inftances que cette jeune &malheureufe perfonne lui avoit faites à ce fujet.

s- iv.

Examen de quelques raifonnemens qui paroiffent peu concluans en faveur de F Inoculation.

Un père , dit-on , qui marie fa fille , Fexpofe à mourir en couche , & ce danger eft même plus grand que celui de l'Inoculation.

Cela eft vrai, mais un père qui marie fa fille fuit l'intention de la nature ; le genre humain périroit bientôt , fi les filles ne fe marioient pas ; au lieu qu'il ne péri- ra jamais quand l'Inoculation cefîeroit.

On ajoute , que ceux qui tous les jours s'expofent fur mer pour faire fortune , courent beaucoup plus de rifque que les Inoculés.

Cela fe peut, & c'eft l'affaire de ceux qui s'expofent fur mer; auffi beaucoup d'autres ne jugent -ils pas à propos de courir ce rifque , & n'en font peut-être pas moins fages.

3 5$ Réflexions

Enfin, dit-on encore , « en fe faifant »> faigner par précaution , on expofe » aurTi fa vie , puifqu'il y a des exem- » pies de faignées devenues mortelles » par la piquure d'un tendon ou d'un » artère ; eft-ce à dire qu'il ne faut pas » fe faire faigner par précaution ? »

Les deux cas ne font pas les mêmes ; la faignée de fa nature eft falubre , ou du moins regardée comme telle , &: ne peut être nuifible que par la mal-adrefie accidentelle de l'opérateur; au lieu que ceux qui accordent qu'on peut mourir de l'Inoculation , ne fauroient attribuer ce malheur qu'à la maladie même qu'on s'eft donnée.

« Non , répondent quelques-uns » d'entr'eux; quand un Inoculé péri- » roit , il feroit injurie d'attribuer fa » mort à l'Inoculation ; il eil prouvé » que de 300 perfonnes vivantes il en » meurt à -peu -près une par mois; » l'Inoculé qui meurt fera cette trois- » centième perfonne qui devoit mou- » rir , & qui feroit morte d'ailleurs , » fans fe faire inoculer. »

Cette réponfe , û on l'ofe dire, ne paroît qu'un faux - fuyant , peu capable de faire impreffion fur les efprits non

fur V Inoculation. 359

prévenus. Que penferoit-on d'un père qui diroit ; mon fis ef mort à la fuite de r Inoculation 9 mais je ni en confie , parce que furement il froit mort dans h mois indépendamment de cette maladie ? D'ail- leurs, de l'aveu des Inoculateurs mê- me , ceux qu'on inocule doivent être , fi l'opérateur eu fage , dans un état de fanté qui ne laifTe prefque pas douter du fuccès ; or je veux bien accorder que de 300 perfonnes il en meurt une dans le mois , fi ces 300 personnes font prifes au hafard, parce qu'en effet parmi ces 300 perfonnes, il y en au- roit plus d'une dont l'examen annon- ceront évidemment qu'elle touche à fa fin; mais de 300 personnes choifies , reconnues bien portantes par un obfer- vateur attentif 6c expérimenté , n'ayant pas en un mer la plus légère caufe appa- rente de mort & même de maladie prochaine , en mourra- t-il une dans le mois? C'eft de quoi je doute beaucoup ;- je crois même qu'on peut afTurer le contraire. En effet, comme on l'a vu plus haut , 1 200 Inoculés bien choifis y & traités en Angleterre par un feul opérateur , ont échappé à la mort; or il auroit en mourir quatre, dans la

3 6o Réflexions

fuppofition que de 300 perfonnes bien

faines il en meure une dans le mois.

Mais , difent encore quelques parti- fans de l'Inoculation , ceux à qui cette opération paroîtra donner la mort, peu- vent avoir déjà contracté par contagion le venin de la petite vérole naturelle , dont ils périront , quoiqu'ils foient en apparence les victimes de la petite vé- role artificielle.

Cette défaite efl encore , ce me fem- ble , du genre de ^elles auxquelles on a recours quand on ne veut pas être réduit au filence. Il y a apparence qu'elle feroit ainfi jugée par ceux des Inocula* teurs , qui, comme nous le verrons plus bas , aÔlirent que la petite vérole artificielle eft abfolument fans danger; ces Médecins font perfuadés fans doute , ou qu'il y a des moyens de connoître fi celui qu'on veut inoculer n'a pas déjà la petite vérole par contagion , ou que le danger de cette contagion , fi elle exifte , fera prévenu par l'Inoculation , promptement & fagement adminiftrée.

§.v.

fur C Inoculation. 361

S- v.

Quel paru chaque citoyen doit prendre fur r Inoculation, en conféquence de tout ce qui a été ditjufquici.

(concluons, que celui qui accorde aux pères &c mères que PInoculation peut faire périr leurs enfans , s'ôte le droit de les blâmer s'ils ne s'y foumettent pas. Mais ajoutons , car il ne faut rien outrer , que dans cette ^uppofition même , on n'auroit pas moins de tort de blâmer ceux qui auroient le courage ou la prudence de courir ce rifque, &c de le préférer à celui d'attendre la petite vérole naturelle , cette maladie li commune , fi redoutée & fi dange- reufe. Si l'Inoculation peut faire perdre la vie , & fi en même te m s elle pré- ferve de la petite vérole naturelle , le parti que doit prendre tout homme fage, efr, de ne donner de confeil à perfonne r ni pour ni contre cette opération. Un père dans ces circonftances ne doit, pour la décifion , s'en rapporter qu'à lui-même. Cette décifion dépendra non- feulement du degré auquel il aime fon fils, mais de la manière dont il l'aime, Tomz K Q

362 Réflexions

fi c'eft, , par exemple , comme fon fils ou comme fon héritier; fi c'eft: parten- dreffe , ou feulement par devoir ; u c'eil comme fon bien , ou comme le bien de l'État : la décifion dépendra encore des circonftances ou ce père fe trou- ve ainfî que fon fils , & qui peuvent le déterminer à hâter , ou à fufpendre cette opération ; de la proportion qu'il établira dans fon efprit , d'une part entre la nature des deux reproches dont il cotàrt le rifque , & de l'autre entre la probabilité qu'il a d'être dans le cas de fe les faire. Comme ce rap- port eft inappréciable , chacun peut l'eftimer à fon gré , fuivant le degré & Pefpece de fentiment dont il efl pourvu , & fe déterminer en confé- que n ce.

Si ce père a une nombreufe famille,1 cette confidération ajoute beaucoup dans la balance en faveur de l'Inocu- lation; parce que plus il aura d'enfans , plus il eft vraifemblable qu'il en perdra quelqu'un par la petite vérole naturelle. Cependant^ le refte de crainte qu'il peut toujours avoir , de donner par l'Inocu- lation une mort prématurée à quel- qu'un de fes enfans, 6c peut-être à

fur P Inoculation. 363

Celui qui lui eft le plus cher , peut en- core avoir afTez de force pour le faire balancer : l'amour paternel, de tous les fentimens le plus profond &: le plus vif, peut fe faire des fcrupules dont il faut refpecler la délicatefîé ; &c tout ce qui tient aux impreMions de la nature eft d'un genre qu'on ne peut foumettre à l'analyie mathématique.

§. vi.

Ce que doit confidirer , toujours dans la même hypothejè , toute perfonne qui voudra Je faire inoculer*

C-E que nous avons dit des pères à l'égard de leurs enfans , toujours dans la fuppofitioivque l'Inoculation puiffe faire perdre la vie , peut fe dire de même de chaque particulier qui voudra fe faire inoculer. Le parti qu'on pren- dra dépend de mille confidérations , que la feule perfonne intéreifée peut appré- cier , du degré & de l'efpece d'atta- chement qu'on a pour la vie , des rai- fons qui peuvent y attacher plus ou moins dans le moment l'on délibère, de quelques confidérations particuliè- res qui peuvent rendre la petite vérole;

3 64 Réflexions

naturelle plus redoutable; par exemple, dans les femmes la crainte de perdre leur beauté ; dans plufieurs familles les ravages que la petite vérole y a faits ; dans certaines perfonnes la frayeur extrême qu'elles ont d'en mourir ; frayeur qui peut feule rendre cette ma- ladie mortelle , fi on en eu. attaqué ; frayeur qui d'ailleurs trouble &c empoi- fonne la vie , & qui doit faire recourir à l'Inoculation ; à moins que la terreur ne s'étende jufqu'à la crainte de fuccom- ber à l'Inoculation même ; c'efl ce qu'on a vu dans quelques perfonnes , qui re- doutant à-peu-près également la petite vérole naturelle & l'inoculée, ck n'ofant par cette raifon s'expofer à la féconde, ont fini par être les victimes de la première.

§. vu.

Examen de quelques faits qiïon a avancés fur la petite vérole naturelle*

Au refle , la frayeur de mourir de la petite vérole , quand elle eft. raifonnée > car nous ne parlons pas d'une terreur puérile &c panique , doit être propor- tionnée au danger qu'on court réelle-

fur V Inoculation. 365

ment d'être attaqué de cette maladie &: d'en mourir ; & ce danger eft plus ou moins grand , félon le lieu qu'on habite , 6c l'âge auquel on eit parvenu. En effet , les calculs que nous avons faits ci-derTus pour apprécier les avan- tages de l'Inoculation en général , ne font bons tout au plus que pour les grandes villes comme Paris , Londres , &:c. la petite vérole eu beaucoup plus dangereufe qu'ailleurs. M. Daniel Bernoulli eftime qu'à Baile le nombre de ceux qui meurent de la petite vérole eit tout au plus la douzième partie de ceux qui en font attaqués , 6c tout au plus la vingtième partie de ceux qui meurent. Cette fuppofition même pour- roit bien être encore trop forte, s'il eft vrai, comme le dit ce grand Géo- mètre en un autre endroit du même écrit , que dans des épidémies ajfe^ ma- lignes de la petite vérole il en meurt à peine 1 fur 20 dans cette même ville. Dans d'autres villes plus petites , au- trement fituées , 6c fur-tout à la cam- pagne , le danger paroît encore moin- dre , 6c par confequent le befoin de l'Inoculation cft diminué d'autant. Ilefr. vrai , 6c c'eft une forte de compenfa-

3 66 Réflexions

îion , que vraifemblablement dans ces endroits -là l'Inoculation fera encore moins dangereufe que dans les grandes villes , en même proportion que la pe- tite vérole l'eft moins.

Ajoutons qu'il y a des lieux la petite vérole eft non-feulement beau- coup moins redoutable , mais beaucoup moins fréquente qu'ailleurs ; & il eft évident que plus elle fera rare , moins la néceflité de l'Inoculation deviendra preflante , fur-tout dans l'hypothefe que cette opération puiffe caufer la mort*

§. VIII.

Ce qiïon devroit faire pour conjlater ta vérité ou. la fauffeté des faits en cette madère,

(^uand nous avançons ces faits , fur le danger plus moins grand de mou- rir de la petite vérole fuivant les lieux, c'eft d'après des garants dont l'autorité peut être de quelque poids en cette matière. Un Médecin partifan de l'Ino- culation , avance dans un Ouvrage im- primé depuis peu, (£) que la petite vérole n'eft nullement redoutée dans

( b ) Reeh. fur l'Hiftoire de la Médecine , p. 57 U

fur £ Inoculation'. 367

les provinces méridionales de la France, & qu'on n'y prend même aucune pré- caution pour ie préferver de cette ma- ladie; ce Médecin va jufqu'à préten- dre ( c ) qu'en général on a beaucoup grorTi dans les grandes villes le nombre des vittimes de la petite vérole ; qu'on a trop abufé de la crainte des peuples ; que les bons fujets , c'eft-à-dire les per- fonnes faines bien conftituées, font prefque afîurés de tirer heure ufe- ment de cette maladie. Je ne prétends point décider fi ce Médecin a tort ou raifon ; je dois même avouer que fui- vant d'autres Médecins , la petite vé- role eft fouvent très-meurtriere dans les proyinces méridionales , &l qu'on fait mention entr'autres d'une épidémie allez récente il périt à Montpellier la moitié des malades (^). Mais je tire de-là deux conféquences importantes ; la première , que les partifans de l'Ino- culation ne font pas allez d'accord entre eux fur les faits qui doivent fervir de bafe à leurs raifonnemens. La féconde, qu'il feroit bien à ibuhaiter, pour confia-

(c) Ibid. pag. 516 & 518. ' ( d ) Voyez la Lettre de M. Razoux à M. Belletefte , imprimée dans pluileurs Journaux.

Qiv

368 Réflexions

ter ces faits ? que dans chaque pays 8c dans chaque ville les Médecins tinflent avec toute l'exat"titude 6c la bonne foi poffible , des registres exacts des mala- des qu'ils traitent de la petite vérole , de leur tempérament , de leur âge , & 'du fort qu'ils auroient eu par cette ma- ladie : ces regiftres , donnés au public par les Facultés de Médecine ou par les particuliers, feraient certainement d'une utilité plus palpable & plus pro- chaine , que les recueils d'obfervations météorologiques publiés avec tant de foin par nos Académies depuis 70 ans, &c qui pourtant à certains égards ne font pas eux-mêmes fans utilité.

§. IX.

A quelles perfonnes l'Inoculation doit fur- tout être utile , elle Ve(h réellement en elle-même.

Ce qui paroît incontestable , ceftque la petite vérole eit plus darigereufe à Paris , au moins pour une certaine clafîe de perfonnes , que ne le préten- dent quelques adverfaires de l'Inocula- tion. Dans un Mémoire publié depuis peu, on affure que de cent jeunes De-

fur t Inoculation. 369

moifelles attaquées à S. Cyr de cette maladie en 1764 , il n'en eft mort qu'une feule ; mais que conclure de cet exemple? Tout au plus qu'il y a des années la petite vérole eft extrême- ment bénigne , fur-tout pour des enfans qui n'ont point encore le fang altéré par les veilles , par l'intempérance , par les chagrins , par les parlions : peut- être par ces mêmes raifons la petite vérole n'eit-elle pas fort à craindre pour les gens du peuple , dont la vie iîmple &: frugale doit moins détruire le tempérament : mais peut -on nier que cette maladie ne foit très-redou- table à Paris pour ce qu'on appelle les gens du monde, que Paifance & l'oifiveté invitent ck livrent à une vie molle , déréglée & très -contraire au bon état de l'oeconomie animale? Quand quel- qu'une de ces perfonnes , qu'on appelle connues , eft attaquée de la petite vé- role , c'eft une nouvelle qui n'eft point ignorée de tous ceux qui vivent dans le monde ; or j'en appelle à la voix publique; combien n'eft -il pas ordi- naire d'entendre dire que ces perfonnes qu'on a fu malades de la petite vérole, en font mortes ? Je crois que quand on

Qv

370 Réflexions

avanceroit que ce malheur arrive à un fur quatre , on ne fe tromperoit pas beaucoup ; il eft vraifemblable , je l'avoue , que dans la plupart des autres états de la fociété la petite vérole eft beaucoup moins meurtrière ; aufîi fuis- je perfuadé, que fi l'Inoculation eft réel- lement avantageufe , c'eft principale- ment aux gens du monde , aux perfon- nes de la Cour , aux citoyens aifés ou opulens de la ville ; fans que je prétende néanmoins qu'elle ne puiffe aum* être utile aux autres états , comme je le dirai dans la fuite.

§. x.

Du danger plus ou moins grand de la petite yérole fuivant les âges*

A ces confédérations fur le dangerplus ou moins grand de la petite vérole rela- tivement aux lieux y ajoutons -en une autre relativement à l'âge. Le calcul que nous avons fait plus haut , fur le rifque d'avoir la petite vérole dans le mois &C d'y fuccomber y rifque que nous avons évalué à un fur 3000, à l'incon- vénient d'être trop vague , étant appli- qué à tous les âges pris indiftinftement,

' fur P Inoculation. 371

Il eft certain en premitr lieu, que le dan- ger d'avoir la petite vérole n'en1 pas le même pour tous les âges , car plus on approche de la vieillefle , plus ce danger diminue; féconde ment, que le danger d'en mourir n'efr. pas non plus le même pour tous les âges , puisqu'on en ré- chappe bien plus aifément dans l'en- fance que dans la vigueur de la jeunefîe. On efl donc bien loin de connoître la valeur , même approchée , du danger qu'on court à chaque âge de mourir de la petite vérole naturelle dans le mois , danger que nous avons exprimé en gros par le rapport d'un à 3000 pour tous les âges pris enfemble. Cependant il féroit très-nécefîaire de lavoir, Sz quelle efl la valeur précife de ce danger pour chaque âge , &c quelle eft, pour chaque âge aiifli , le rifque qu'on court en le faiiant inoculer : les faits nous man- quent au moins juf qu'ici, pour pouvoir apprécier ces deux rifques ; c'eft pour cette raifon fans doute , que pîufieurs partifans très-déclarés de l'Inoculation , fur-tout parmi ceux qui ont pafTé 40 ans, ne jugent point à propos de courir ce rifque pour eux-mêmes; parce qu'ils ignorent à quoi ils s'expofent d'un côté,

Qvj

3yi Réflexions

& ce qu'ils gagntroient de l'autre. Cha- cun veut voir clair au jeu qu'il joue.

§. XI.

Examen de quelques autrts raijbnnemens peu concluans en faveur de la petite vérole inoculée,

(Quelques partifans de l'Inoculation ont prétendu , que celui qui attend la petite vérole, àquelqu'âge que ce (bit, rifque prefqu'autant d'en mourir que celui qui Ta déjà , par la grande proba- bilité qu'il y a , félon eux , qu'on fera un jour attaqué de cette maladie ; d'où ils concluent qu'à quelqu'âge que ce foit, celui qui ne fe fait pas inoculer, calcule très-mal.

Ce raifonnement porte fur plusieurs fuppoiitions , les unes gratuites , les autres peu concluantes. D'abord on ne fait pas exactement quel eft le rapport entre la partie du genre humain qui a la petite vérole , & celle qui n'y eft pas fuj et te. Les Inoculateurs, en préten- dant que ce rapport eft de 24 à un , pourroient bien l'avoir enflé confidéra- blement ; fur 24 perfonnes parvenues à un âge mûr , il eft très-ordinaire d'en

fur t 'Inoculation. 375

trouver beaucoup qui n'ont pas eu la petite vérole , 6c qui vraifemblablement ne l'auront jamais. Dire que ces per- fonnes ont peut-être eu fans le lavoir la petite vérole dans leur enfance , qu'elles l'ont peut-être eue dans le fein de leur mère , ce font de ces fuppofi- tions hazardées , auxquelles on peut en oppofer de contraires , pour le moins auiïi vraies. D'ailleurs , parmi ceux mê- me qui croient avoir eu la petite vérole dans leur enfance , combien n'y en a-t-il pas qui fe trompent , & qui n'ont eu qu'une éruption cutanée , que les parens &: les nourrices ont prifes pour cette maladie ? Cette erreur n'eft que trop bien prouvée par tant de victimes qui fuccembent à la petite vérole , à laquelle elles n'ont pas craint de s'ex- pofer , dans la perfuaflon qu'elles y avoient déjà payé le tribut. On ajoute que de 14 perfonnes qui naifTent il en meurt une de la petite vérole , que de ces quatorze , il en meurt la moitié avant de l'avoir eue , & que par con- féquent des 7 furvivans il en meurt un de la petite vérole ; que de plus, fur fept perfonnes* attaquées de la petite vérole il en meurt une ; d'où il s'enfui;

374 Réflexions

vroit évidemment que tous les hommes, ou du moins prefque tous , doivent in- failliblement avoir la petite vérole , s'ils ne font pas enlevés par une mort pré- maturée. Mais ces iuppofitions , qu'il meurt de la petite vérole ! du genre

humain , &: ^ de ceux qui en font atta- qués , ne font peut-être légitimes que pour la feule ville de Londres , fur la- quelle ces calculs ont été faits ; nous avons vu que la petite vérole eu. beau- coup moins mortelle ailleurs ; nous avons vu même que des Médecins, par- tifans de l'inoculation, prétendent qu'on a fort grofli le danger de la petite vé- role dans les grandes villes , au moins en France. Il faudrait d'ailleurs fuppofer que le calcul précédent , fait pour Lon- dres même , efl également rigoureux dans toutes fes parties , ce qu'il n'efr. pas. En effet fuppofons , comme on l'a prétendu depuis quelque tems , d'après les calculs de M. Jurin , que la petite vérole naturelle emporte à Londres, non pas un feptieme feulement, mais un fixieme de ceux qui en font atta- qués (e) , &: ne changeons rien d'ailleurs

( e) Voyez la Gazette Littéraire du 18 Avril 1765 ,

fur C Inoculation] 37 e

aux autres fuppofitions , fondées auiïi , à ce qu'on prétend , fur les calculs du même M. Jurin ; favoir qu'il meurt de la petite vérole la quatorzième partie de l'efpece humaine; & que de i4per- fonnes il en meurt fept avant que d'avoir eu cette maladie; il s'enfuivroit de -là que des 7 furvivans , fix feulement en feroient attaqués , &c que par confé- quent un feptieme du genre humain ne feroit point fujet à la petite vérole ; ce qui feroit bien au-deflus du vingt-qua- trième auquel on fixe cette partie des hommes. Je ne prétends pas donner le calcul précédent pour exacl à beaucoup près ; mais il fuffit, ce me femble , pour taire voir que le prétendu rapport de 1 à 24 , entre ceux qui n'ont pas la pe- tite vérole &c ceux qui en iont atta- qués , eft au moins très-douteux , pour n'en pas dire davantage ; 6c cela d'après les calculs même adoptés par les par- tifans de l'Inoculation.

On ignore de plus quel efT à chaque âge le danger de tomber dans cette ma- ladie ; danger qui ell peut-être fort peu coniidérable pour ceux qui ont parle 50 ans. Je trouve par les Eloges de l'Aca- démie des Sciences , que de 90 Acadé-

376 Réflexions

miciens morts au-defïus de cet âge , il n'en a péri aucun de la petite vérole ; d'où l'on feroit peut-être en droit de conclure qu'au-deflus de 50 ans, cette maladie n'enlevé pas la quatre - vingt- dixième partie de Tefpece humaine. Or s'il efl très-commun , comme nous l'avons obfervé plus haut, de n'avoir pas encore eu la petite vérole à 50 ans, & fi d'un autre côté , comme il y a lieu de le croire , elle efl fur-tout dange- reufe & mortelle pour ceux qui ont atteint cet âge , il s'enfuivroit de toutes ces vérités ou hypothefes combinées, qu'un grand nombre de ceux qui ont atteint cet âo;e fans avoir eu cette ma- ladie , meurent fans lui payer ce tribut; affertion peut-être aufli fondée pour le moins , que le pourroit être l'affertioh oppofée,

Enfin, & c'efl ici l'obfervation effen- tielie fur laquelle nous ne faurions trop infifler; quand on égale le danger d'at- tendre la petite vérole , au danger d'en mourir lorsqu'on en efl atteint , on tombe dans le fophifme palpable d'éga- ler un danger préfent à un danger qui peut être éloigné, & qui devient même incertain par fon éloignement , comme

fur V Inoculation. 377

nous l'avons déjà dit. On obje&e , je ne fais fi c'efl férieufement , que la diftance l'on voit un danger ne le rend pas incertain pour cela; &; on cite pour preuve la mort ; étrange raifon- nement ! comme s'il étoitaufîi fur qu'on fera attaqué de la petite vérole , qu'il Peft qu'on doit mourir un jour? L'effet de la diftance 011 Ton voit le danger, en1 bien différent dans les deux cas ; dans celui de la mort , la diilance ne rend pas le danger incertain , parce que ce danger a dans le cours de la vie une place fixe 9 quoiqu'inconnue , dont on s'approche toujours ; dans le cas de la petite vérole , non-feulement on voit le danger dans l'éloignement , mais il efl incertain même fi on s'en approche.

s. xii.

Du parti que l'État doit prendre fur V Inoculation.

Après avoir expofé les doutes qui peuvent refler aux particuliers fur les avantages de l'Inoculation, dans Phypo- thefe que cette opération puiffe caufer la mort , examinons le parti que l'État doit prendre dans cette même fuppo- (ition.

37S Réflexions

Si l'Inoculation peut donner la mort, l'État , comme nous l'avons vu , n'efl pas en droit d'obliger les citoyens à s'y foumettre. Mais il doit encore moins les en empêcher , fi dans la fuppofition qu'elle puifle être nuifible à quelques perfonnes , elle prolonge en même tems , comme nous le fuppofons , la vie d'un beaucoup plus grand nombre. Car il efl évident que dans cette fuppo- fition elle feroit avantageufe à l'Etat, puifqu'elle augmenteront la population aux dépens de quelques viclimes feule- ment qu'on n'auroit pas forcées à l'être : peut-être même feroit- ce une politique bien entendue , pour encourager l'Ino- culation , de promettre des marques d'honneur après leur mort à ces victi- mes volontaires , ou des récompenfes à leur famille. Le feule raifon qui pour- ront empêcher que l'Inoculation n'ob- tînt cette faveur , ce feroit la crainte bien ou mal fondée , d'augmenter en ce cas par la contagion le nombre des petites véroles naturelles ; objection que nous examinerons dans la fuite.

Abftraclion faite pour un moment de cette dernière objection , &c partant «.'ailleurs des fuppofitions que nous

fur V Inoculation. 379

avons faites , l'Etat doit-il confentir à l'établiflement d'un Hôpital tel que ce- lui de Londres , fur 300 vi&imes volontaires qui viendroient fe dévouer à l'Inoculation, il en périrait une ? Non- feulement l'Etat doit confentir à cet établirTement ; il doit même le favorifer de tout fon pouvoir , parce que tout moyen de conferver la vie à plufieurs centaines de citoyens doit être précieux à ceux qui gouvernent.

Enfin l'État doit-il fe permettre , tou- jours dans les mêmes hypothefes , de faire pratiquer l'Inoculation fur ces mal- heureux enfans , victimes du liberti- nage ou de l'indigence , qui n'ont de père que l'État ? Je crois que l'intérêt public le demande , & que l'humanité ne s'y oppofe pas ; car on fuppofe que par cette opération on prolongerait la vie d'un grand nombre de ces enfans , qui tous fans diftinclion doivent être également chers &c précieux à la patrie. Mais la même humanité exigerait, qu'on ne fournît à l'opération que ceux far qui elle paraîtrait devoir réuiïir; autre- ment ce feroittimiter en partie ces lois barbares de Sparte , qui condamnoient à la mort les enfans nouveaux nés lorf-

3§o Réflixions

qu'ils étoient eftropiés ou mal fains.

Aurefte, la précaution qu'on demande ici en faveur de ces enfans , n'efl pas le feul droit que l'humanité réclame en leur faveur; par malheur elle ne parle que' trop vainement pour eux ; témoin la quantité énorme qui en périt faute de foins ; nous voulons cependant croire que par la trifte fatalité des circonftan- ces , & par le défaut de fe cours fuiîifans, on ne pourroit avec toute la bonne volonté &c toute la vigilance poffible , les arracher à la mort ; mais on ne doit pas au moins les y livrer ; les précau- tions préliminaires de l'Inoculation doi- vent être les mêmes pour eux que pour les enfans les plus chers à leur famille. Ceux qui auroient la barbarie de penfer autrement ? n'auroient pas l'audace de le dire.

: s. xiii.

Futilité des objections théologiques contre la petite vérole artificielle. .

jLn examinant les objections qu'on peut faire contre l'Inoculation , dans l'hypothefe qu'elle puiffe donner la

fur V Inoculation, 381

mort , je n'ai pas parlé des obje&ions purement théologiques ; objections qui me paroiffent devoir être mifes abfolu- ment à l'écart , & auxquelles je trouve qu'on a fait trop d'honneur de s'occu- per iérieuiément à y répondre. Rien ne nuit plus à la Religion, que de la mêler dans les queitions qui n'y ont aucun rapport. L'Inoculation n'eft pas plus du reflbrt de la Théologie , que les matières de la Prédeftination &• de la Grâce ne iont du reflbrt de l'Arith- métique & de la Médecine. En iup~ pofant qu'on puifie mourir de l'Inocu- lation, la queilion fe réduit à celle-ci; Voilà deux dangers , tun préfent , mais petit , r 'autre plus grand, mais éloigné; auquel des deux dois-je ni expo fer de pré" férence? C'eit. à chacun à réfoudre ce problême comme il le juge à propos , iàns avoir à craindre d'orïenfer Dieu , quelque parti qu'il prenne; car ce parti, cjuel qu'il foit , aura pour but de con- lerver , le plus long-tems qu'il eft pof- lible , la vie que le Créateur nous a donnée.

Convenons néanmoins , que dans la circonftance préfente , l'Etat peut avoir des raifons plaufibles de s'adreiîer à

3$£ Réflexions

FEglife , & d'exiger qu'elle donne fort avis fur cet oHjet ; ne fut-ce que pour calmer les fcrupules des citoyens peu éclairés. Car elle ne manquera pas fans doute de les afïurer , comme elle doit, que la queftion dont il s'agit n'eft point de fa compétence. Aufîi entre les Théo- logiens qu'on a confultés là-deiTus , les plus fages fe font contentés de répon- dre , que ce qui concernoit la fanté du corps , ne les regardoit pas.

Je ne puis m'empêcher à cette occa- fion , pour égayer la trifteffe de cette matière , de faire part à mes Lecteurs d'un fingulier raifonnement que je me fouviens d'avoir lu autrefois dans une JDijffè nation fur Les Loteries ; DifTertation non pas philofophique , mathématique en- core moins , mais théologique , ou foi- difant telle. Au lieu de beaucoup d'excel- lentes raifons qu'on peut apporter con- tre cette efpece de jeu , pour en dé- tourner les citoyens fages , l'Auteur appuyé principalement fur un principe qu'il applique en général à tous les jeux de hazard , de quelque efpece qu'ils foient ; c'eft que jouer à ces jeux , c'efl tenter Dieu, &c commettre parcon* féquent , fuivajit St, Paul 7 un grand

fur F Inoculation. 3$$

péché ; d'cîi il réfulte que c'eflun grand péché que de jouer au doigt mouillé ou à la courte paille. Peut - on faire des préceptes de la Religion un abus plus ridicule , & par conlcquent plus con- damnable ? C'efl pourtant un grave Janfénifïe , accrédité 6c confidéré parmi les Tiens , qui fait de pareils raifonne- mens , très -dignes à la vérité d'être accueillis & admirés dans fon parti. Il y a tout lieu de croire que ce Théolo- gien fcrupuleux , qui craindroit fi fort de tenter Dieu en jouant au Triclrac, &C qui ne craindroit peut-être pas de le tenter en fe faifant donner des coups de bûche , ne feroit pas favorable à l'Inoculation, & il faut avouer que c'efl un grand malheur pour elle.

La queftion de l'Inoculation eu fans doute bien plus du reflbrt de la Faculté de Médecine que de celle de Théolo- gie ; mais dans les hypothefes que nous avons faites , je ne vois pas par quel motif la première de ces Facultés s'oppo- feroit à cette opération , quand même elle feroit beaucoup plus mortelle que nous ne l'avons fuppofé. Il fuffit que dans ces hypothefes elle foit avanta- geufe à l'Etat , pour qu'aucun corps de

384 Réjlixions

l'Etat ne doive y mettre obftacle. Quand même il en réfulteroit quelques rifques pojr les particuliers , rifques peu avérés jufqu'ici , comme nous le verrons plus bas , des Médecins que l'Etat confulte fur ce qui eft^ plus ou moins utile à la totalité de fes membres, doivent mettre cette confidération à l'écart ; elle ne doit entrer que dans les réponfes qu'ils pourront faire aux particuliers qui les confulteront ; & elle doit y entrer plus ou moins , fuivant les circonflances ces particuliers fe trouvent , &c fuivant les lumières que peuvent avoir acquifes les Médecins qu'ils consultent;

§. XIV.

Ou F on détruit un fait très -faux avancé par Us adverfaires de F Inoculation.

JhiN fînnTant cette féconde partie, je me crois obligé d'aïilirer la fauffeté d'un fait, avancé, dit -on, dans une brochure «que je n5ai point lue. L'Auteur de cette brochure prétend, que le Roi de Prufle a défendu l'Inoculation dans fes Etats , 6c mis à l'amende les Inoculés Se les Inoculateurs. Perfonne n'eft plus en état que moi d'attefter que ce Prince

û

fur ly Inoculation. 385

fi éclairé , fi Philofophe , fi jufte appré- ciateur des préjugés Se des fuperftitions des hommes , bien loin d'être oppofé à l'Inoculation , eit. au contraire étran- gement furpris , pour ne rien dire de plus , des obftacles qu'on y met dans plufieurs autres Etats ; qu'il l'eft encore davantage de l'honneur qu'on voudroit faire à cette queftion , en l'élevant à la dignité de cas de conïcience de pro- blême théologique ; qu'il regarde l'Ino- culation comme digne d'être faverifée & encouragée , quoique la petite vérole fbit beaucoup moins dangereufe dans fes Etats qu'elle ne l'eft à Paris ; mais qu'en Monarque aurTi équitable que fa- ge , il croit qu'on doit biffer aux ci- toyens liberté pleine & entière de fe livrer ou de fe refufer à cette opération. S'il eu évident , d'après les raifbns apportées jufqu'ici , que les Princes , les Etats , les Corps doivent favorifer unanimement la petite vérole artifi- cielle , il n'eff pas également démontré que les particuliers doivent être pleine- ment perfuadés par ces mêmes raifons. Nous avons expofé les calculs les plus plaufibles qui puiffent les déterminer à îlibir cette épreuve , & nous n'avons Tome r. R

386 Réflexions

point diflimulé les doutes qu'ils peu- vent encore oppofer à ces calculs.

Parlons à des raifons qui nous pa- roiflent plus convaincantes , & plus propres à les décider abfolument en faveur de cette opération,

raura

V

fur V Inoculation, 387

TROISIEME PARTIE.

Raifons qui paroiiïent les plus perfuafives en faveur de l'Ino- culation.

§. I.

Quon ne meurt point de la petite vérole inoculée , quand elle efi donnée avec prudence.

LES réflexions qui viennent d'être expofées dans les deux premières parties de cet Écrit , n'attaquent pas , comme il eu aifé de le voir , l'Inoculation en elle-même , mais feulement la pré- tendue évidence des calculs par les- quels on a cru l'appuyer, en avouant qu'on pouvoit en mourir. Il eût été plus fimple , & je crois beaucoup plus fage , de s'en t£nir fermement à cette aflertion : On ne meurt point de lu petite vérole inoculée , quand elle ejl donnée avec prudence & dans les circonflances conve- nables ; c'efl le moyen le plus fur de répondre à la principale objection con- tre l'Inoculation , la crainte d'y fucconv

Rij

388 Réflexions

ber ; crainte qui aura toujours beaucoup de force fur le commun des hommes , quelque légère qu'on la fuppofe ; parce que d'un côté elle a pour objet un dan- ger préfent , & que de l'autre ils ne peuvent comparer avec afîez de certi- tude le rifque qu'ils courent à l'avan- tage qu'ils efperent.

Aufii ne fuis- je point étonné d'avoir entendu dire à un des Inoculateurs les plus açcrédités'de l'Europe (<i) , qu'il rLÏnocukroit de fa vie y fiunfeul Inoculé mouroit entre fes mains. Je fuis moins furpris encore de ce qu'un autre Inocu- lateur , qui a pratiqué beaucoup à Paris , a imprimé dans un ouvrage fort répan-? du ( b ) , que fi fur mille Inoculés il en mouroit un ( c'eft bien moins qu'un fur 300) ce feroit déjà pour les biôcu* lés un rifque effrayant , & par conféquent pour l'inoculation un grand défavan*- tage. Il y a lieu de croire que ces deux Médecins foufcriroientjans peine atout ce que nous avons dit plus haut , fur les raifons principales qu'on a appor- tées jufqu'ici pour juftifier cette opé-

(a) M. Tronc h in.

( b ) Réflexions fur les préjugés qui s'oppofer.t aux ftogrh de l'Inoculation > par M. Gatti , p. $>S & $^«

fur £ Inoculation. 389

ration , & fur les doutes que ces raifons peuvent laitier.

s. 11.

Preuves qiton peut apporter de VaffertloTÎ avancée dans le § . précédent.

Maïs efl-il bien certain qu'on ne meurt jamais de la petite vérole inoculée , lorf qu'elle eft donnée avec prudence ? Jufqu'à préfent il ne paroît pas y avoir de preuve du contraire. Je lais que s'il y en avoit quelqu'une , les Ino- culateurs pourroient être ihtereffés à la cacher ; mais c'eit à leurs adverfaires à la produire au grand jour, &: de manière qu'il ne relie point de porte auxfabtèr- fuges : fans doute la vérité'pourra être fouvent obfcurcie ; il lui arrivera pour- tant à la fin ce qui lui arrive toujours , de diïliper tous les nuages , & de triom- pher. Un enfant inoculé il y a deux ou trois ans par M. Hofti , périt d'un dépôt dans la tête allez peu de tems après ; on aiîura , &: on rapporta des témoignages , qu'il avoit fait une chute ; les ennemis de l'Inoculation attribuè- rent le dépôt à cette opération; qu'en conclure r Qu'il faut fufpendre fon

R iij

390 Réflexions

jugement fur ce fait particulier , Se le mettre à l'écart fans en tirer de confé- quence ni pour ni contre. Les Anti- ïnoculateurs prétendent , il eft vrai , qu'il eft mort d'autres perfonnes de l'Inoculation , administrée même avec les précautions convenables, & que leur mort a été tenue fecrette;mais c'efr. ce qui n'eft pas fuffifamment prouvé , &C les preuves évidentes font ici nécef- faires.

A cette occafion , on ne fauroit trop recommander aux adverfaires &: aux partifans de l'Inoculation, la bonne foi la plus exacte dans les faits qu'ils rap- portent. Le bien de l'humanité y eu intéreffé ; & peut-être les uns ôc les autres ont-ils" fur ce fujet quelques re- proches à fe faire. Il faut avouer fur- tout que les adverfaires de l'Inocula- tion ont été jufqu'à préfent fort aceufés d'être peu exacts dans leurs écrits (c) ;

( c) A Dieu ne plaife que je veuille taxer de mau- vaife foi tous les adverfaires de la petite vérole artifi- cielle ; il en eftplufieurs, entr'autres MM. Bouvart , Baron , &c. dont je connois & refpe&e les lumières & la probité. S'il fe trouve des faits qu'on afïure être avancés légèrement , dans un Mémoire au bas duquel on voit leur nom , il s'enfuit feulement que ces habi- les Médecins ont pu être trompés; mais ceux qui les connoifTentne les foupçonneront jamais d'avoir voulu tromper perfosne.

fur l'Inoculation. 391

mais je ne voudrois pas non plus ré- pondre pleinement de l'entière fincé- rite de tous leurs adverfaires , dans les faits qui pourroient ne leur pas être favorables.

Pour nous en tenir donc , quant à préfent , aux feuls faits inconteftable- ment avoués de part & d'autre , il ne paroît pas y avoir eu de victime bien conftatée de l'Inoculation , du moins à Paris , qu'une jeune perfonne , inocu- lée mal à propos en 1755, dans des cir- conftances critiques, &C lorfque l'Ino- culation commençoit à peine à être connue en France. On peut , je crois, aflurer que cette jeune perfonne n'au- roit été inoculée , dans l'état elle fe trou voit , par aucun des Médecins éclai- rés qui pratiquent aujourd'hui cette opération.

« On m'écrit de Berlin que M. Wieffler, Médecin à Magdebourg, inocule depuis dix ans la petite vérole dans tout ce Duché avec un fuccès prodigieux ; il ne lui eft pas mort un enfant , 6v les payfans même lui amènent les leurs.

M. Monro , célèbre Médecin d'Edim- bourg , dit dans un ouvrage qu'il a fait imprimer depuis peu , que de 5 5 54 pér- il iv

39* Réflexions

fonnes inoculées dans cette ville on aux environs , il n'en'eft mort que 72, dont 36 ont péri par des caufes étran- gères , par leur imprudence , ou par l'ignorance de l'opérateur. A l'égard des 36 autres personnes dont M. Monro ne paroît pas attribuer la mort à d'autres cauies qu'à l'Inoculation , il y a beau- coup d'apparence que ce n'eu pas uni- quement fur cette opération qu'il faut en rejetter le reproche ; la preuve en efr. que dans l'Hôpital établi à Londres pour l'Inoculation , il n'efl mort qu'un Inoculé fur 340, au lieu que les 36 per- ibnnes mortes fur 5554 donneroient un fur 1 5 5 ; ce qui feroit beaucoup plus fort ; d'où on eil en droit de con- clure , que fi la pratique de l'Inocula- tion étoit aufli connue & aufïi en vogue à Edimbourg qu'à Londres, le nombre des morts inoculés dans la première de ces deux villes auroit été beaucoup moindre.

Mais , dira t-on , vous ne pourrez nier au moins qu'à l'Hôpital de Lon- dres il ne foit mort un Inoculé fur 340 ; &: cela fufrit pour former un argument contre votre aiTertion^ qu'on ne meurt point de la petite vérole inoculée, Je

fur l'Inoculation. 393

réponds i°. que ces Inoculés font morts dans un Hôpital infe&é de ia petite vérole naturelle , & que félon les Ino- culateurs les plus fages , on doit éviter d'inoculer dans le tems des épidémies , & à plus forte raifon dans les lieux in- fectés ; i°. que vraifemblablement les Inoculés de l'Hôpital de Londres n'ont pas fubi avant l'infertion l'examen né? ceflaire & fcrupuleux , auquel néan- moins il eût été bon de les foumettre ; cet examen , comme on l'a déjà dit pluiieurs fois, a fauve la vie à 1 200 Ino- culés , dont environ quatre auraient du mourir fans cette précaution.

Je fais que dans un Mémoire récem- ment imprimé , figné par des Médecins habiles , &: déjà cité plus haut , on prétend que cette liile de 1 200 perfon- nes échappées à l'Inoculation , n'a pas été faite avec toute la fidélité poÏÏible , qu'on en a retranché celles qui font mortes très-peu de tems après l'Inocu- lation , ou même qui ont été enlevées durant le cours de l'opération par des maladies furvenues tout-à-coup , pour lefquelles en a été obligé d'appeller des Médecins. Mais en premier lieu , le Mé- moire où ce fait efl allégué , en rapporte

R v

394 Réflexions

beaucoup d'autres qui ont été niés très- fortement; ce qui doit au moins nous tenir en garde fur la vérité de celui-ci. D'ailleurs , quand une perfonne qui vient d'échapper à l'Inoculation , mour- rait peu de tems après d'une autre maladie , eft - ce à l'Inoculation qu'il faudrait imputer fa mort ? Qu'on ino- cule à la fois . ioooo perfonnes & qu'elles en réchappent toutes ; feroit-il raifonnable d'exiger que ces iooooper- fonnes vécuffent toutes un certain tems affez confidérable après leur guérifon 9 pour prouver que l'Inoculation n'eil pas la caufe de leur mort ? Et feroit-on étonné quand même de ces ioooo per- fonnes il en mourrait pendant l'année un affez grand nombre ? En effet il eft prouvé qu'il meurt tous les ans une perfonne fur 35 vivantes, & que de ces perfonnes qui meurent il y en a une fur 14 qui meurt de la petite vé- role ; donc il y a environ une perfonne fur 38 qui meurt tous les ans par d'au- tres maladies que par la petite vérole ; ce qui fait fur les 10000 perfonnes pri- fes au hazard plus de 260 par an, & plus de 20 par mois. J'avoue que le nombre des morts devrait être beau-

fur r Inoculation. 3 9 y

coup moindre parmi les Inoculés dont il s'agit, &c qui ayant été choifis entre les perfonnes les mieux portantes , doi- vent être moins menacés d'une mort prochaine que les autres. Mais de quel- que fanté qu'on paroiffe jouir , à com- bien d'accidens la vie n'eft-elle pas fii- jette? Je dirai plus : il feroit injufte d'im- puter à l'Inoculation la mort d'un Ino- culé , s'il pérhToit dans le cours de l'opé- ration par une maladie , qui examinée fans prévention, parût n'avoir aucun rapport à l'mf ertion de la petite vérole , d'une fluxion de poitrine , par exemple , que mille caufes étrangères à cette iri- fertion peuvent occafionner.

Mais encore une fois , ce qui feroit à defirer là-defîus , & par malheur ce dont on n'ofe guère fe flatter, c'eft que tous les partifans & les adverfaires de l'Inoculation vouluffent bien agir & par- ler avec toute la bonne foi poffible, foit dans leurs obfervations , foit dans leurs pratiques, foit dans leurs écrits.

En atte'ndant qu'ils s'accordent à ce fujet , il nous paroît qu'il n'y a jufqu a préfent nulle preuve fuffifante , qu'au- cun malade fagement inoculé , ait perdu la vie; nous efpérons n'être pas défa-

R vj

396 RêJUxions

voués clans cette aflertion par ceux mêmes des partifans de l'Inoculation qui conviennent qu'on peut en mourir ; puifque jufqu'à préfent, toutes les fois qu'on leur a oppofé quelque mort eau- fée par l'Inoculation , ou ils ont nié le fait , ou ils l'ont attribué à une autre caufe , ou ils ont dit que l'Inoculation n'avoit pas été donnée avec les précau- tions convenables»

Ainfi tous ceux qui ont à craindre la petite vérole naturelle , feront bien> je crois ? d'éviter ce danger , en le pré- venant 9 lorfque rien ne s'y oppofera , par une maladie qui ne doit leur laiiTer rien à craindre , s'ils ont foin à^en con-, fier le traitement à un Inoculateur pru- dent & expérimenté.

Mais , dira-t-on , s'il arrïvolt enfin , car la chofe n'efl pas démontrée im- poiïibîe , qu'une perfonne inoculée avec les précautions convenables en fût la victime , quel parti prendriez-vous? Celui que j'ai déjà indiqué ci-deflus dans Fhypothcfe que l'Inoculation puifFe cauier la mort. Je ne voudrois ni con- feilîer à perfonne de fe faire inoculer ^ m en diïfuader perfonne,.

fur P Inoculation. 397

s. m.

Si l'Inoculation garantit de la petite vérole naturelle.

EN admettant , comme nous l'avons fait , que l'Inoculation ne mette point la vie en danger , les avantages de cette opération ne feront pleinement incon- teftables que dans lès deux autres fup- pofitions que nous avons faites , &C qui nous relient à examiner. i°. Que l'Inoculation garantifTe de la petite vé- role naturelle ; 20. que l'Inoculation augmente la vie moyenne des hommes. Les obfervations rapportées par les Inoculatcurs paroirTent jufqu'ici très- favorables à la première fuppofition. On n'a point encore , félon eux , un feul exemple incontertable d'un Inoculé fur qui l'opération ait réufii , &: qui ait repris la petite vérole ; il faut avouer de plus, que quand même le cas arrive- roit, il pourroit être fi rare qu'on feroit autorifé à le regarder dans la pratique comme n'exiftant pas. Pour être en droit de croire l'Inoculation très-utile 9 il fuffiroit qu'un Inoculé n'eut pas plus à craindre ia petite vérole 7 que celui

39$ Réflexions

qui l'auroit déjà eue naturellement. Or il eu certain que ceux qui ont eu la pe- tite vérole naturelle , font au moins ra- rement expofés à l'avoir une féconde fois. Quand on veut favoir fi quelqu'un eïî. menacé de la petite vérole , la pre- mière queftion qu'on fait eft de favoir s'il l'a déjà eue.

Qu'on nous permette à cette occafion une réflexion bien naturelle; n'en1- ce pas le fcandale de la Médecine , de voir les Praticiens les plus employés difpu- ter entr'eux fur la qusftion, fi on peut avoir deux fois la petite vérole ? Une telle controverfe fappofe que cette ma? ladie , malheureufement fi commune 9 n'a pas encore été afTez bien obfervée pour que les Médecins conviennent unanimement de ce qui en fait le véri- table caraclere. Qu'ils ignorent l'art de la guérir (comme ils ne le font voir que trop) ce n'eil peut-être pas leur faute ; mais qu'après onze fie clés d'ob- fervations , ils ne foient point d'accord fur les fymptômes qui la constituent , c'en1 ce qui eft incompréhenfible , &c qu'il efï bien difficile de ne leur pas re- procher. Ce, reproche au refte ne tombe., comme on doit le fentir, que fur celui

fur t Inoculation, 399

des deux partis qui fe trompe ici dans fon affertion : nous devons même ajou- ter , que dans le doute cette difpute nous laifle , la préemption eft pour les Médecins habiles 6c expérimentés, qui nous affurent avoir traité deux fois la même perfonne d'une petite vérole bien décidée & bien cara&érifée. Quoi qu'il en lbit, ces Médecins même con- viennent que le fait eft rare , & cela fufîit pour autorifer l'Inoculation.

s- iv.

Si V Inoculation augmente la vie des hommes.

Venons à la féconde queftion, fi l'Ino- culation augmente la vie moyenne des hommes? Cette queflion fe réduit à fa- voir, fi l'Inoculation , en nous garantif- fant ou abfolument ou prefque abfolu- ment de la petite vérole , n'emporte après elle aucune autre maladie mortelle ou dangereufe , ne dérange pas l'œco- nomie animale par une opération for- cée , & n'eft pas la fource fecrette d'un défordre qui doit abréger les jours? Les adverfaires de l'Inoculation prétendent, que plufieurs perfonnes , qui avant

400 Réflexions

d'être inoculées jouifToie nt d'une fanté parfaite , ont eu depuis une fanté lan- guilîante. Le fait peut être vrai fur quel- ques-unes , car il paroît qu'on en a groiîi la lifte ; mais cet événement doit- il être attribué à l'Inoculation ? C'eft ce qu'il eft bien difficile de prouver, d'autant plus qu'un très -grand nombre d'autres Inoculés ont joui après cette opération d'une auffi bonne fanté qu'au- paravant. L'Inoculation préferve de la petite vérole , mais il n'eft pas dit qu'elle doive préferver d'autres maladies ; & combien de perfonnes ayant eu la pe- tite vérole naturelle , & en ayant été bien guéries , ont été enfuite fujettes à . des infirmités qu'on auroit tort d'attri- buer aux fuites de la petite vérole?

Soyons au reite de bonne foi. Il peut fe faire , &: M. Monro femble en con- venir dans l'ouvrage déjà cité , que l'Inoculation ait été fuivie quelquefois d'accidens ou d'infirmités , qu'il ne pa- roiffoit pas qu'on pût attribuer à une autre caufe. Mais outre que ces acci- dens & ces infirmités font tombés pour l'ordinaire fur des firjets déjà mal -fains a^vant l'opération , M. Monro afiure que fuivant le rapport unanime de ks Cor-

fur Ï Inoculation. 401

refpondans , la petite vérole naturelle eft beaucoup plus fujette à entraîner de pareilles fuites. Il refte donc à favoir , fi une peribnne bien faine , bien exami- née par un Médecin fage , bien prépa- rée enfin à l'Inoculation , doit s'y re- fufer par la crainte de fe voir fujette en conféquence à quelques infirmités , fort rares , & prefque toujours paflageres ? Il me femble qu'un tel motif n'efî. pas fait pour épouvanter beaucoup. J'ajoute qu'on aura d'autant moins ces infirmi- tés à craindre , que le Médecin auquel on fe fera confié aura plus d'expérience 9 & fera plus en état par conféquent de prévenir les incommodités qui pour- roient furvenir à la fuite de l'opération. Il y a apparence qu'elles feront d'au- tant moins fréquentes , que la pratique de l'Inoculation fe perfectionnera da-

vantage,

Les infirmités , arrivées à la fuite de l'Inoculation , peuvent auïîi venir de ce que les malades auront été inoculés avec une petite vérole de mauvaife efpece. Je fais de feience certaine que parmi les Inoculateurs qui ont pratiqué à Paris , il y en a eu qui n'ont pas été afléz diffi- ciles, ni même allez attentifs fur le choix

401 Réflexions

de la matière qu'ils employoîent; & qui ayant fous les yeux , par exemple , deux enfans malades de la petite vé- role , choifnToient indifféremment celui des deux qui avoitune petite vérole ma- ligne continente , ou celui qui avoit une petite vérole difcrete & bénigne , pour en faire la matière de leur Inocu- lation. Je fais même, &c je pourrois citer des perfonnes connues , inoculées par ces Médecins , lefquelles ont été en grand danger, & ont eu une conva- lescence longue , fâcheufe & pénible. Mais je me contente d'exhorter les Inoculateurs à fe rendre attentifs à un point de fi grande importance.

§. v.

Seul moyen de décider fans réplique la quejlion , jl £ Inoculation augmente la vie des hommes.

Il n'y auroit donc d'autre parti à pren- dre pour décider la queftion , fi l'Ino- culation augmente la vie moyenne des hommes , que de tenir dans chaque lieu des regiftres mortuaires bien détaillés ; de diftinguer dans ces regiftres , autant qu'il feroit poflible , les Inoculés de ceux

fur V Inoculation. 403:

qui ne l'ont pas été, & de voir fila vit moyenne des Inoculés cjl plus grande que celle des autres hommes. C'en1 ce qu'on n'a pas encore fait jufqu'ici ; &c d'ail- leurs il y a trop peu de teins qu'on pra- tique l'Inoculation , mêmedans les lieux elle eft le plus en vigueur , pour qu'on pût tirer encore de ces registres des conclurions valables.

Si après avoir tenu ces registres exactement pendant un grand nombre d'années , il fe trouvoit que la vie moyenne des Inoculés efl en effet plus grande, que ne l'étoit la vie moyenne des citoyens avant la pratique de l'Ino- culation ; il en réfulteroit alors bien évidemment que l'Inoculation feroit avantageufe. Si la vie moyenne des Inoculés ne fe trouvoit pas plus gran- de , ou même étoit plus petite que ne l'étoit la vie moyenne avant qu'on pra- tiquât l'Inoculation , alors il faudroit encore examiner û en commençant à l'époque de l'Inoculation , & en faifant abftracHon des tems antérieurs, la vie moyenne des Inoculés eft plus grande que c^lle des non-Inoculés ; &: en cas qu'elle le fut , on pourroit encore con-

404 Réflexions

dure avec fureté que l'Inoculation fe-

roit très-utile.

Cette dernière confidération eft d'au- tant plus néceflaire , qu'on obferve que depuis plufieurs années la mortalité de la petite vérote eu devenue plus grande à Londres qu'elle ne l'étoit auparavant : quelles que foient les raifons de ce fléau , les mêmes caufes qui rendent la petite vérole plus maligne , pourroient bien influer de même fur les autres maladies , & les rendre par conséquent plus communes & plus dangereufes. En ce cas la vie moyenne auroit réelle- ment été augmentée par l'Inoculation , quoiqu'elle ne parût pas l'être , ou même qu'elle parût diminuée.

M. Monro , dans l'ouvrage que nous avons déjà cité , afTure que depuis dix ans qu'on inocule à Edimbourg , la mor- talité a été moindre de 1086 perfon- nes que dans les années précédentes, M. Razoux afTure que de 78 Inoculés, il n'en eft mort que quatre en neuf ans, par des maladies ordinaires , & afiez long-tems après l'opération. Ces faits feroient déjà un commencement de preuve en faveur de l'Inoculation ; mais

fur P Inoculation. 40 J

je conviens qu'il eil nécefTaire d'en avoir un bien plus grand nombre , & d'obferver pendant très-long-tems.

s. VI.

Examen d'une objection propofk par les adverfaires de l'Inoculation.

Quelques adverfaires de l'Inoculation ont fait contr'elle un raifbnnement, qui au premier coup d'oeil paroîtra fpécieux. » Depuis le 26 Septembre 1745 , ont- » ils dit, jufqu'au 24 Mars 1763 , il eil » entré à l'Hôpital de Londres pour la » petite vérole , 6456 perfonnes mala- » des de la petite vérole naturelle , dont » 1634 font mortes ; c'eil plus de 1 fur 4. » Pendant le même tems on a inoculé » dans ce même Hôpital 3434 perfon- » nes^ dont 10 feulement font mortes; » le total des malades de la petite vé- » rôle naturelle & de l'artificielle efr. » de 9890; & le total des morts eft >♦ de 1644, c'eft-à-dire de 1 fur 6 kj. » Or avant l'Inoculation la mortalité » totale de la petite. vérole n'étoit que » de 1 fur 7 à 8 ; donc, concluent les » adverfaires de l'Inoculation , cette » opération eil plus deilructive du

lexions

406 Refit

» genre humain que fi on laiiloiî agir

» la nature feule. »

A ce raisonnement, voici ce qu'on doit répondre. i°. Si depuis quelques* années la petite vérole eft devenue plus meurtrière à Londres, c'eft par des caufes étrangères à l'Inoculation , entre autres par Pillage immodéré que le peu- ple y fait plus que jamais des liqueurs fortes. 2°. Les 6456 malades de la pe- tite vérole naturelle , portés à l'Hôpital de Londres , fe trouvoient dans le cas d'un danger encore plus grand que ce- lui auquel on eil déjà fujet dans cette maladie; non -feulement, à ce qu'on nous affure , (</) la plupart étoient adultes , & par conséquent dans l'âge la petite vérole naturelle efî, le plus à craindre , mais un très-grand nombre s'étoit fait porter à l'Hôpital après avoir commis de grandes fautes dans le régi- me , 6c fouvent même lorfqu'il n'étoit plustems de faire d?s remèdes.

Le calcul fuivant fera voir , ce me femble , que c'eft en effet à ces deux caufes qu'il faut attribuer la grande mor- talité de la petite vérole à 1 Hôpital de Londres. Pour que l'Inoculation n'eût

{à) Voyez le Journal de Médecine , Avril 1765,

fur V Inoculation, 407

produit ni bien ni mal ( d'après le raifon- nement que nous examinons) il fau- drait iuppoïer que la mortalité des deux petites véroles prifes enfemble , n'eût été à l'Hôpital de Londres que dans le rapport de 1 à 77 ? qu'on fuppofe avoir été autrefois à Londres celui de la pe- tite vérole naturelle. Donc de 9890 ma- lades tant de la petite vérole naturelle que de l'inoculée , il auroit n'en mourir à cet Hôpital que 13 18. Il eft donc mort , félon ce raifonnement , tant de la petite vérole naturelle que de l'inoculée, 316 perfonnes de plus que fi on n'en eût inoculé aucune. Ainn* l'Inoculation auroit porté malheur (qu'on nous permette cette exprefîion) non-feulement aux 10 perfonnes qui en font mortes, mais à 316 perfonnes fur les 1634 qui ont péri de la petite vé- role naturelle ; fuppofition trop étrange pour qu'il foit befoin de la réfuter.

N'étoit-il pas fans comparaifon plus vraifemblable , félon l'obfervation d'un Journalise , de conclure que fi on eût inoculé les 6456 perfonnes malades de la petite vérole naturelle , il n'en feroit mort que 18 à 19 au lieu de 1634, ÔC que par conféquent l'Inoculation

40 8 Reflexions

auroit fauve la vie à 1600 citoyens? Mais quoi qu'il en foit , ck fans en- trer dans cette dernière confidération , d'ailleurs ïi naturelle , le raifonnement que nons examinons demeure fans for- ce , s'il eil vrai , comme il y a tout lieu de le croire , qu'aucun Inoculé , choift ôc traité avec foin , n'efT la victime de cette opération.

s. vu.

Si P Inoculation augmente la mortalité de la petite virole.

JL refleroit pourtant encore une quef- îion ; car nous ne voulons rien oublier , s'ileftpoffible. L'augmentation de mor- talité de la petite vérole qu'on a obfer- vée à Londres dans ces derniers tems , ne viendroit-elle pas , au moins en gran- de partie, de l'Inoculation? Pour répon- dre pleinement à cette difficulté , il fau- droit , s'il étoit poiîible , avoir un re- giftre des perfonnes attaquées de la petite vérole , & examiner i°. fi ce nombre eflplus grand (année moyenne) depuis l'époque de l'Inoculation qu'au- paravant? 2°. Si en le fuppofant plus grand , la mortalité de la petite vérole

n'efl:

fur P Inoculation. 409

n'efî: pas augmentée dans une plus grande proportion ? Quelques efTais de calcul paroirTent le prouver. M. Jurin a fait. voir qu'en l'année 1723 , qu'on appelle en Angleterre Vannez de V Inoculation , la grande mortalité de la petite vérole fliten Janvier &c en Février , & qu'on ne commença d'inoculer que le 27 Mars. On a* fait voir de plus dans différens écrits , qu'il n'eft nullement prouvé que l'Inoculation , depuis feize ans qu'elle «fi devenue commune à Londres , y ait augmenté réellement ni le nombre des petites véroles naturelles , ni la mortalité de cette maladie ( z ) ; il ne paraît pas prouvé davantage , de Paveu de prefque tous les Médecins, que de- puis qu'on inocule à Paris , la petite vérole foit devenue plus fréquente , ni plus dangereufe qu'elle ne l'étoit aupa- ravant. Ainfi Pobjeftion tirée de la pré- tendue contagion , ne paroît pas jiifques ici devoir être d'un grand poids : elle doit même cefTer tout- â- fait, depuis l'Arrêt qui ordonne qu'aucune Inocula- tion ne fera pratiquée dans l'intérieur

(e) Voyez cntr'autres fur cefujerdeux brochures. Tune intimide Rcponfe à une des principales objec- tions , &c. & l'autre , Nouveaux E clair cijfemens fur l'Inoculation.

Tome- y% S

410 Réflexions

de la ville. Il eil vrai que cet Arrêt ôte .aux familles peu aifées l'avantage d'échapper à la petite vérole par - l'Ino- culation; & c'eit une queftion que je ne veux pas décider , de favoir Û la loi efl en droit d'ôîer cet avantage au plus grand nombre de citoyens , par l'in- convénient, vrailemblablement léger, Se encore plus douteux, que quelques- uns pourraient en reflentir. Ilparoîtroit au moins jufee de faciliter , par quelque moyen , aux citoyens pauvres ou peu opulens, c'efc- à-dire à la partie la plus nembreufe & îa plus précieufe de l'Etat, le moyen de fe faire inoculer , s'ils ju- gent à propos de fe foumettre à cette opération.

S. vin.

Autres objections peu fondées contre rino-> culation. Ce que doivent faire les Inocu- lateurs pour mettre leur bonne foi entiè- re?nent à couvert.

Je n'examinerai point d'autres objec- tions, à-peu-près de la même nature que celle de la contagion prétendue ; fi , par exemple , il n'eft pas à craindre qu'en inférant la petite vérole on n'infère

fur F Inoculation, 411

d'autres maladies? Si dans ceux fin* les- quels le virus variolique ne prend pas , il ne peut pas caufer des maux d'une autre efpece ? L'expérience feule peut répondre à ces queftions ; &: le peu de lumières qu'elle nous a données jufqu'à. prèle nt pour y fatisfaire , ne nous a rien appris , ce me femble, de contraire à l'Inoculation , ni qui doive en détour- ner. De pareils doutes , quand ils ne font point fondés fur des faits , doivent céder aux probabilités fi multipliées en faveur de cette opération.

Il faut cependant en convenir ; Se pourquoi héfiterions-nous fur cet aveu^ dans un ouvrage notre unique but eft de chercher fincérement la vérité? Quelques partifans de l'Inoculation fe font trop avancés dans leurs premiers écrits , quand ils ont prétendu que ceux fur lefquels l'Inoculation ne prendroit pas , ou n'auroient point en eux le germe de la petite vérole , & par con- féquent ne Tauroient jamais naturelle- ment , ou peut-être l'auroient déjà eue (/). Il a été bien prouvé depuis, 6c par leur aveu même ? que des per-

(/) Voyez entr'autres les Me'moires de l'Acadé»ie des Sciences de 1754, pag. 644. ÔC645.

Sij

4 1 2 Réflexions

fonnes inoculées en vain à pîufieurs reprifes , ont eu enfuite la petite vérole naturelle. Sans doute il feroit à fouhài- ter que l'Inoculation , fi on peut parler de la forte , ne manquât jamais fort coup ; cependant , que peut-on après tout inférer du très - petit nombre faits contraires ? Il en réfulte feulement que le très-petit nombre de ceux fur qui l'Inoculation ne réuffit pas , peu- vent encore craindre la petite vérole ; mais cet inconvénient ne diminue rien des avantages de cette opération pour ceux far leiquels elle réunit.

On a prétendu, il eft vrai, que d'ha- biles Inoculateurs ont varié fur ce fujet dans leurs difcours. Après une opéra- tion qui n'avoit rien produit en appa- rence , ils avoient , dit-on , affuré d'a- bord les Inoculés &t leurs parens qu'ils pouvoient être tranquilles , la matière de la petite vérole , s'il y en avoit , étant fortie par la feule fupuration des plaies ; ces Inoculateurs > ajoute-t-on ( car nous ne fommes qu'Hifïoriens) ont changé de langage quand ils ont vu ces mêmes Inoculés attaqués de la petite vérole na- turelle ; ils ont dit que cet accident ne de voit point furprendre ? puifque l'effet

fur ? Inoculation. 413

de rinoculation avoit été manqué. Je n'approfondirai point la vérité de ces faits , devenus aujourd'hui trop difficiles à éclaircir. J'examinerai encore moins , n'étant pas en état de rien décider là- defîus , fi certains malades qui ont eu la petite vérole 6c qui même en font morts après avoir été inoculés plufieurs fois inutilement , auraient eu la petite vérole artificielle , en fe fûfant inoculer par d'autres Médecins, qui ne les euffent pas , dit-on , fi légèrement traités , qui euflent employé un virus variolique plus efficace. Je voudrois feulement que pour éviter à i'avenir ces reproches bien ou mal fondés , les Inoculaieurs dé- claraient déformais par écrit, à chaque malade qu'ils traitent , s'ils croyent que l'Inoculation a réuffi fuffifamment pour n'avoir plus de petite vérole à craindre* Pour la centième fois , car à la honte du genre humain on ne fauroit trop le répéter, la bonne foi la plus ferupù- leule , eft fur-tout ce qu'on doit defirer ici , foit dans les adverfaires de l'Ino- culation , foit dans fes partilans. Ivîal- heureufement, cette bonne foi fi nécef- faire ne paile pas pour être la vertu fa- vorite de la plupart de ces hommes , à

S iij

414 Réflexions

qui nous confions notre fanté & notre vie ; ii me femble pourtant que le plus efîimable d'entr'eux , le plus digne à tous égards de la confiance publique , feroit celui dont on pourrait dire

lncorrupta fi des s nu que veritas Quando ullum inventent parem !

Je n'ofe parler qu'en frémhïant d'une dernière objection contre l'Inoculation, qu'on n'a pas craint de faire dans un écrit public. L'Inoculation, a-t-on dit , & elle étoit autorifée , pourrait fervir de moyen aux fcélérats pour abréger les jours de ceux qu'ils auraient intérêt

de voir périr Ma plume fe refufe

à tranferire de telles horreurs

Et quel remède ne peut pas devenir un poiion entre les mains d'un fcéiérat ?

s. ix.

Exhortation aux Médecins, & propojition au Gouvernement.

Combien ne feroit- il pas à fouhaiter eue les Médecins , au lieu de fe que- reller , de s'injurier , de fe déchirer mutuellement au fujet de l'Inoculation «vec un acharnement théologique 3 au

fur V Inoculation. 4 1 ^

lieu de fuppoferou de déguifer les faits, vouluffent bien fe réunir , pour faire de bonne foi toutes les expériences né- ceffaires fur une matière fi intéreffante pour la vie des hommes ?

Combien ne feroit-il pas à fouhaiter , qu'au moyen de ces expériences , non- feulement les adverfaires de l'Inocula- tion ceflaffent de l'attaquer , mais que fes partifans même fe réunifient fur les faits relatifs à cette queftion importante; fur la meilleure manière de donner &c de traiter la petite vérole artificielle ; fur Pèfpece de préparation qui y con- vient le mieux; fur Page , le teins, les circonflances les plus favorables pour fe foumeître à cette maladie ; fur les effets qui en rcfultent quand la guérifon eft achevée. ïl ne fufrlt pas , pour le plus grand bien de l'Inoculation , que ceux qui la pratiquent ne perdent aucun de leurs malades , malgré la différence des méthodes qu'ils fuivent ; il faut encore que les fuites de cette maladie foient les plus avantageufcs pour la fanté qu'il eft poffible : 6c c'efl à quoi on ne peut parvenir que par des obferva- tions exactes , & faites fur un grand nombre de fujets , avant l'opération ,

S iv

41 6 Réflexions

pendant la cure , & après la maladie»

Combien ne feroit-il pas à fouhaiter que dans celles de ces expériences qui pourroient paroître dangereufes , la Juftice voulût bien abandonner à la Médecine quelques malheureux con- damnés à mort , qui trouveroient dans une pareille épreuve l'expiation de leurs crimes , fans que leur famille fut désho- norée , &C fouvent même la conferva- tion de leur vie, devenue par ce moyen utile à l'État?

Combien ne feroit-iipas à fouhaiter, que dans un pays l'on prononce & Ton écrit fi fouvent le grand mot de bien public , le Gouvernement donnât, pour des expériences fi utiles , toutes les facilités néceïlaires ?

Combien ne feroit-il pas à fouhaiter, qu'il ordonnât aux Facultés de Méde- cine de fe rendre particulièrement atten- tives aux effets de la petite vérole na- turelle, à la quantité plus ou moins grande de ceux qui en font attaqués, fur-tout dans les épidémies , à marquer ceux qui en périffent, ceux qui en font mutilés ou défigurés , les circonfbinces elle eft le plus ou le moins dange- reufe , fuivant l'âge > le climat , la fax-

fur V 'Inoculation. 417

fon, le tempérament , la force , ou la foiblefTe des fujets (g-) ?

Combien enfin ne feroit-il pas à fou- haiter , que le Gouvernement ordonnât de marquer dans les regiiïres mortuai- res , autant qu'il fercit poiîible , l'âge auquel chaque citoyen efl mort, le genre de maladie dont il a péri , s'il à eu la petite vérole naturelle ou artifi- cielle , & à quel âge il l'a eue , enfin j u (qu'au lieu même de fa naiflance? Cette dernière attention peut d'abord paroître fiiperflue , mais elle pourroit devenir de la plus grande utilité , pour former au bout de plufieurs années des registres de mortalité parfaitement exacls , fur- tout fi le Gouvernement ordonnoit en même tems , que lorfqu'un citoyen mourroit dans un lieu 011 il n'eir pas , on envoyât la note de fa mort au lieu de fa naifTance.

Quel pays eft plus a portée que nôtre 3 de le procurer toutes ces lumie-

4# ) Ce feroit , par exemple , un fait très-fingulier à constater, que de favoir s'il eft vrai , comme le pré- tendoit un Médecin célèbre, mort depuis quelques années, que tou; ceux qui font attaqués de la petite vérole , & qui ont en même tems le mal vénérien, ne fuccombent point à la première de ces deux maladies. Voyez les quefl 'ées aux Académiciens Da~

«ois, par M, Riichaelis, ffran^fort 1763 ,pag. ~;6,

S y

41 8 Réflexions

res , par la facilité avec laquelle le Sou- verain y peut être obéi , par le zèle Se l'activité de la Nation 9 & par tant de fages réglemens qui ne demandent qu'à être exécutés? Faudra- t-il donc que fur l'Inoculation , comme fur tant d'autres objets , la France en foit réduite à tout apprendre de fes voifins , lorfqu'elle auroit tant de facilités pour les éclairer ôc les inftruire !

Conclusion.

Jufqu'à ce que des fouhaits fi naturels s'accompiirTent , voici ce qu'on peut conclure des réflexions précédentes,

i°. Il y a lieu de croire qu'on ne meurt jamais de l'Inoculation, quand elle eft fagement adminiftrée , après un examen convenable.

2°. Il eft extrêmement rare ( pour n'en pas dire davantage ) qu'un Inoculé fur qui l'opération à réuffi , ait repris la petite vérole.

3°. S'il n'eft pas démontré en ri- gueur que l'Inoculation augmente la vie moyenne des hommes , il eft encore moins prouvé qu'elle la diminue ; il eft même vraifemblable qu'elle doit l'aug- menter, puifqu'elle délivre , ou abfolu-

fur V Inoculation. 4 1 9

inent, ou prefque absolument , d'une cauié de mort, fans qu'il foit prouvé qu'elle en fubilitue d'autres à la place.

Il faut donc bien fe garder , ce me femble , a" arrêter ou de retarder les* pro- grès de cette opération. C'eft. même le ïeul moyen d'acquérir fur cette matière importante toutes les lumières qui nous manquent encore , &: que l'expérience feule peut fournir.

Je dirai plus. Quand l'expérience c1 '- poferoit enfin , contre toute vraisem- blance , que l'Inoculation feroit inutile ou nuifible , on n'auroit rien à fe repro- cher des tentatives qu'on auroit faites , parce que le iuccès en étoit plus pro- bable que le danger.

Je fuis donc bien éloigné de dhTuader mes Concitoyens d'une pratique , dont l'utilité paroît, au moins jufqu'ici, beau- coup mieux conflatée que fes inconvé- niens. Les objections propofées dans les deux premières parties de cet écrit, n'attaquent que les Mathématiciens qui pourroient trop fe preiler de réduire cette matière en équations & en formu- les; mais je crois d'ailleurs en avoir dit afléz pour faire voir, que fi les avan- tages de l'Inoculation ne font pas de

S vj

420 Riflexioïis

nature à être appréciés mathématique- ment , ils n'en parohTent pas moins réels.

C'en1 par -là que je terminerai ces réflexions, clans lefquelles je ne crois pas que les partifans ni les adverfaires de l'Inoculation m'acciuent d'avoir mar- qué la plus légère partialité ; fes adver- faires, puifque j'ai tâché de prouver que les calculs qu'on a faits jufqu'à pré- fent contr'eux , n'étoient peut-être pas fumTans pour les convaincre; {es par- tifans , puifqu'en partant des faits avancés par eux , & qui ne paroiffent pas avoir été folidement combattus , j'en conclus, ^«e F Inoculation mérite d'être t&courdgée.

Voilà, ce me fembîe, îe parti que doit prendre le Gouvernement fur cet im- portant objet. A l'égard des particuliers % j'ai tâché cW leur préfenter la queftiori par toutes les faces , & après avoir ba- lancé le pour & le centre , de leur expo- fer les motifs qui paroiiïent-devoir les déter/miner; c'eil à eux à voir mainte» nant ce qu'ils ont à faire*

Canfa quœ flt^ videtis ; nunc qu'ici agen- dutnfit, conjideratc,

ClC, pro Lege Mandiâ,

fur r Inoculation, 42.1

EXTRAIT DU MEMOIRE

Des Commiffaires de la Faculté de Médecine , favorables à F Inocu- lation.

LEs Réflexions qu'on vient de lire croient déjà données à Pimpref- fion , lorfque ce Mémoire a paru , après s'être fait long-tems attendre. Sans en- trer dans le détail &: l'examen de tous les raifonnemens qu'il renferme y nous nous bornerons à en extraire les aler- tions principales. Cefr Extrait fervira à confirmer plufieurs de nos réflexions, 6c en même tems à prouver de nou- veau ce que nous avDns déjà remar- qué , que les partifans même de Plno- culation ne s'accordent pas entière- ment , ni fur les principes d'qù ils partent , ni fur les faits qu'ils rap- portent.

I. Nos Do&eurs Inoculifles convien- nent qu'on peut avoir deux fois une véritable petite vérole , <k même qu'il y en a des exemples ; mais ils avouent que fou vent les Médecins même s'y

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font trompés ; ils eftiment , qu'en fai- fant l'évaluation la plus forte, le nom- bre de ceux qui ont deux fois la petite vérole peut-être de i fur 9 à 10 mille. Ils parouTent croire d'ailleurs , mais d'après un raifonnement phyfique que nous ne prétendons pas garantir, que la récidive eft encore moins à craindre après l'inoculation , qu'après la petite vérole naturelle ; aufïi aiïurent-ils que fur deux cent mille perfonnes inoculées en Angleterre , on n'a pu en affigner une feule qui ait eu enfuite la petite vérole. Cependant ils difent dans un autre en- droit de leur Mémoire , qu'il n'y a pas deux exemples inc&nteflables d'un Inoculé qui ait repris cette maladie ; en quoi ils femblent convenir que le fait eft au moins arrivé urîe fois ; ce qui étant à la vérité très-rare , ne doit pas nuire à l'Inoculation chez les perfonnes exemp- tes d£ préjugés. Ces Médecins recon- noiiTenî d'ailleurs ( & en effet des ob- fervaîions in conte fiable s le prouvent) que plfcfieurs perfonnes , infrucf ueufe- ment inoculées , ont eu eniuite la pe- tite vérole naturelle ; mais ce n'efl pas de ces Inoculés qu'il efl queftion ; il s'agit de ceux fur lefquels l'Inoculation a réiiiïï. Au refte on nous affure dans

fur P Inoculation. 413

le Mémoire qu'il n'y a aucun exemple d'une perfonne inoculée trois fois en pure perte. Cela peut être; mais quand l'Inoculation aura deux fois manqué fon effet , faudra-t-il s'y foumettre une troi- fieme fois? Et quand on s'y fera fou- rnis , avec ou fans fuccès , fera-t-on en fureté contre la petite vérole pour le refte de fes jours ? C'en1 ce qu'on ne nous dit pas.

II. Les Auteurs du Mémoire paroif- fent convaincus de ce que nous avons avancé , que l'Inoculation , rigoureufe- ment parlant, ne fait perdre la vie à aucun fujet, à moins qu'elle ne foit mal à propos, ou mal adminiilrée, ou qu'elle ne fe trouve compliquée avec une autre maladie. H y a, difent-ils , bien de la différence entre mourir de l'Inoculation ou après l'Inoculation ; d'où ils con- cluent que le faccès dépend toujours de l'habileté , de l'expérience Se de la fa- geffe de Plnocuîateur. Ils avouent ce- pendant , qu'il peut quelquefois lui être difficile de ne s'y pas tromper : mais , ajoutent-ils , la Médecine en général efl dans le même cas par rapport à un très- grand nombre de maladies ; feroit-ce une raifon pour la proferire ? Ils s'inf- crivent en faux en cette occafion contre

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ce qui eft rapporté dans le Mémoire de leurs adverfaires , que les plus habiles Inoculateurs de Londres , lorfqu'ils voient leurs Inoculés aller mal , les abandonnent au Médecin, pour ne pas mettre la mort fur le compte de l'Ino- culation , Se par conséquent pour en décharger teur lifte ; on nous afture que cette lupercherie n'a été pratiquée en Angleterre que par des Chirurgiens té- méraires 6c ignorans. Nos Inoculiftes penfenî, que le nombre de ceux qui meurent de la petite vérole artificielle peut être tout au plus" de 1 fin* 4 à 5 mille ; & ils ajoutent même ( nous igno- rons fur quel fondement ) que ceux qui fuccombent à cette maladie feroient morts de la petite vérole naturelle. Ils paroiffent d'ailleurs affez peu fenfibles à la perte que l'Inoculation pourroit occafionner à la fociéié , fi on la prati- quons conftamment fur les enfans à la mammeile; perte qu'ils regardent com- me très-légère. On peut voiries raifons qu'ils en apportent , & que nous aban- donnons au jugement des lecleurs. Quoi qu'il en (bit , pour éviter toute chicane, ils fixent le rapport des morts de l'Inoculation à un fur trois cens. Mais ils croient que le danger feroit

fur V Inoculation. 415 *

bien plus confidérable , fi on inoculoit fans préparation ; & ils prétendent que dans le Levant le nombre des morts eu. par cette raifon de 1 fur 25 ; ce qui s'accorde bien peu avec ce que d'autres Inoculateurs ont avancé. Ce fait , vrai ou non , eft attefté à nos Auteurs par un de leurs Confrères , d'après le té- moignage de plufieurs Négocians , qui pendant leur féjour à Conftantinople , ont fait , dit-on, des recherches à ce fujet. Iïï. Quoique les Médecins oppofés à rinoculation prétendent dans leur Mémoire imprimé , qu'il y a au moins un Jixieme des hommes qui n'en1 point fujet à la petite vérole naturelle , les Médecins favorables à l'Inoculation ne fe rendent pas aux preuves fur lefquelles leurs adverfaires fondent ce calcul. Ce- pendant ils augmentent eux-mêmes ce nombre bien davantage ; car ils accor- dent qu'il y a un tiers du genre humain exempt de cette maladie. Sans difeuter ces différentes alertions, nous en con- clurons feulement qu'il n'en1 pas à beau- coup près certain , comme d'autres Inocullites font avancé , que prefque tous les hommes ( à l'exception de r fur 14 tout au plus ) font fujets à la petite vérole naturelle.

426 Réflexions

IV. Nos Auteurs avancent, dirmoins fi nous les avons bien compris , que la mortalité générale de îa petite vérole à Paris eft de i fur 5 ; ce qui eft bien plus fort que le rapport de 1 à 7 , donné pour Londres par M. Jurin ; cependant, afin de ne rien forcer , ils ne mettent la mortalité qu'à 1 fur 10. Mais ils re- marquent que la mortalité de la petite vérole foit naturelle , foit même inocu- lée , ne doit point être calculée d'après les regiitres des Hôpitaux , qui la don- neraient trop forte ; attendu que dans les Hôpitaux les maladies font beaucoup plus funeftès qu'ailleurs, par mille rai- ions , & que même certaines maladies , comme les blefllires à la tête , y font prefque toujours mortelles, tandis qu'ail- leurs on en guérit prefque toujours ; félon M. Jurin, la mortalité générale , caufée par toutes les maladies , eft plus grande de trois feptiemes dans les Hôpi- taux que dans les autres lieux. Au refte, plus la petite vérole fera bénigne dans un lieu donné, plus auffi , félon nos Médecins , l'Inoculation le doit être ; ainfi la raifon de la pratiquer fera tou- jours égale , dans les lieux même la petite vérole eft moins à craindre.

V. On allure dans le Mémoire , que

fur F Inoculation. 427

les accidens font beaucoup moins com- muns à la fuite de l'Inoculation que de la petite vérole naturelle , 6c que ces accidens viennent prefque toujours de la faute de l'opérateur ; on ne con- vient pas même , quoi qu'en dife M. Pringle ( d'ailleurs favorable à l'Inocu- lation ) que cette maladie ait une in- commodité qui lui foit propre , l'abcès des glandes axillaires.

V I. Nos Médecins Inoculiftes ne croient pas qu'il foit facile de commu- niquer d'autres maladies par l'Inocula- tion. L'obfervation fait voir, félon eux, que rarement deux levains différens exiilent enfemble dans le même corps fans que l'un détruife l'autre; quelques faits recueillis de ce qui s'eft. pafle du- rant la dernière pefle de Marfeille , femblent , difent - ils , favorifer cette afTerticn. Ils accordent pourtant qu'il cfl pofîible, que par une méprife dans le choix du virus variolique , on infère avec la petite vérole d'autres maladies , quoique de très-grands Inoculateurs en cloutent , 6c qu'il y ait même des faits qui femblent prouver le contraire.

VIL Selon ces Médecins , l'Inocula- tion doit diminuer la contagion , parce que la matière variolique efi. beaucoup

42 S Réflexions

moins abondante dans les inoculés , &C la fîevre beaucoup moins forte ; ils pré- tendent que fix petites véroles artifi- cielles produiront à peine autant d'effet pour la contagion , qu'une feule petite vérole naturelle. D'ailleurs fi on ino- cule les enfans en nourrice , & par con- féquent à la campagne pour la plupart, la contagion fe répandra encore moins dans les villes ; & même , après quel- ques générations , le nombre des petites véroles pourra diminuer à tel point, qu'il n'y auroit plus de perfonnes fu- jettes à cette maladie , que celles qui devroient l'avoir deux fois. On nie for- mellement dans le Mémoire , que l'épi- démie de la petite vérole à Paris ait augmenté depuis l'Inoculation. On re- marque que l'épidémie de Bojton avoit commencé au mois de Mai , & qu'on n'a pratiqué l'Inoculation qu'au mois d'Août. On ajoute, que depuis que l'Ino- culation eft reléguée dans les Faux- bourgs de Paris par Arrêt du Parlement, la petite vérole n'ed pas plus fréquente qu'autrefois dans ces fauxbourgs ; & qu'elle ne l'efî pas non plus devenue davantage à Londres , on l'on inocule beaucoup plus qu'à Paris. Quoiqu'il y ait à l'Hôtel - Dieu d^s petites véroles

far P Inoculation. 419

en tout tems , cette maladie , à ce qu'on prétend , n'eft pas plus commune dans le quartier de l'Hôtel-Dieu que dans le reiîe de la ville , &: n'y dure pas toute l'année ; la contagion même ne fe ré- pand pas dans l'intérieur de cet hôpital, quoique pour toute précaution , on fe contente de mettre les malades dans une falle haute. Nos Auteurs obfervent à ce fujet, combien il efr, contradictoire de craindre fi fort la prétendue conta- gion que l'Inoculation peut caufer, tan- dis qu'on le met fi peu à l'abri contre celle de la petite vérole naturelle. Ce- pendant , pour calmer jufqu'aux moin- dres fcrupules , ces Médecins croient qu'il feroit facile de prévenir par de bons réglemens jufqu'à l'ombre môme des abus ; mais ils paroiiîént perfuadés que profcrire l'Inoculation par Arrêt, ce feroit condamner à la mort tous ceux que cette opération auroit empê- chés de fuccomber à la petite vérole naturelle. Ils ne nous difent pas fi les réglemens qu'ils propofent de faire par rapport à l'Inoculation , doivent ou peuvent être tels , qu'ils privent les Ci- toyens peu aifés de tenter cette opéra- tion fur eux ou fur leurs enfans , ôt par conféquent des avantages qu'elle pour- roit leur procurer.

43° Réflexions fur t Inoculation.

VIII. Il ne faut pas oublie?, félon nos Auteurs , parmi les avantages de l'Ino- culation , ce que rapporte le Dofteur Maty , qu'en Angleterre , dans les tem- ples , dans les promenades , aux fpec- tacîes, on commence à s'appercevoir de ce qu'on doit à cette pratique pour la confervation de la beauté.

IX. De tous ces faits réunis , les Au- teurs du Mémoire concluent , que l'Ino- culation doit fauver la vie à une quan- tité prodigieufe de Citoyens ; qu'elle empêchera que beaucoup d'autres ne foient défigurés ou mutilés ; qu'ainfi elle efr. utile à la fociété en général, &c par conféquent , ajoutent-ils , à chaque citoyen en particulier : nous renvoyons, pour apprécier la juilefTe de cette con- féquence , aux deux premières parties de notre écrit far l'Inoculation. Nos Médecins penfent donc que l'Inocula- tion doit être au moins tolérée ; expref- ficn qui pourra, difent-ils, paroîîre mi- tigée jufqu'à l'excès , mais qu'ils n'em- ploient aufTi que par excès de précau- tion , & pour fe réferver le droit de proferire l'Inoculation ouvertement , û l'expérience y faifoit découvrir dans la fuite des inconvéniens jufqu'à préfent inconnus,

REFLEXIONS

SUR

LA POÉSIE,

Lues à l'Académie Francoife le z!>

Août 1-6 o , a Coccajion du

prix de Vers.

RÉFLEXIONS

43?

ss *~fë

RÉFLEXIONS LA POÉSIE,

Écrites à Voccajîon des Pièces que r Académie Francoife a reçues en ij6o pour le concours*

ÏK -f(fê N voit tous les jours des gens j| Q | d'efprit , &C même des gens gfe jgjt de goût , qui ayant été dans leur jeunette enthoufiaftes de la Poé- iie , &C ayant fait leurs délices de cette lecture , s'en dégoûtent en vieillhTant, & avouent franchement qu'ils ne peu- vent plus lire de vers. Ce refroidiiTe- ment eft-il la faute de l'âge ou celle de la Poéfie ? Prouve-t-il qu'avec les an- nées on devient plus raifonnable , ou feulement plus infenfible ? Plaifante queflion , s'écrieront les Vérificateurs ! Tome V* T

'43 4 Réflexions

Il n'appartient qu'à un Géomètre de la faire , &z d'ignorer qu'un des objets de la Poéfie étant de natter l'oreille , elle doit produire moins d'effet fur des fibres ufées , & des organes endurcis. A la bonne heure. Mais pourquoi ces mêmes oreilles , qui fe dégoûtent de la Poéfie en vieilliffant , ne fe dégoûtent - elles pas de même de la Mufîque ? C'eft pour- tant un plaifir qui dépend aufïï des or- ganes , & même qui en dépend uni- quement. Ofons en dire davantage , & parler avec vérité. On n'accufera pas notre fiecle d'être refroidi fur la Mu- fîque , fi ce n'efl peut-être fur le plain- chant de nos anciens Opéras : cepen- dant on ne fauroit fe difîimuier le peu d'accueil que fait ce même fiecle au dé- luge de vers dont on l'accable. Ceci ne regarde pas nos grands Poètes vivans ; leur génie , leur fuccès , la voix publique les exceptent & les diftinguent : mais pour la foule qui fe traîne à leur fuite , la carrière en1 devenue d'autant plus dangereufe , que la plupart des genres de Poéfie fcmblent fgccefuvement paf- fer de mode. Le Sonnet ne fe montre plus ? l'Élégie expire , l'Églogue eft fur ion déclin , l'Ode même , l'orgueilleufe;

fur la Poéjie. 43 5

ode commence à décheoir; la Satyre enfin , malgré tous les droits qu'elle a pour être accueillie , la fatyre envers nous ennuie pour peu qu'elle foit lon- gue ; nous l'avons miie plus à Ton aife en lui permettant la profe ; c'eft. le feul genre de talent que nous ayons craint de décourager.

Ce qu'on appelle fur-tout petits vers a prodigieufement perdu de faveur ;

Eour fe réfoudre à les lire , il faut être ien averti qu'ils font excellens. J'en appelle à ceux de nos Ecrivains pério- diques ? qui ont pour objet de recueillir ou d'enterrer les pièces fugitives , £>C qui à ce titre doivent tous les mois un tribut de vers au public. Combien de fois lui payent-ils cette redevance , fans qu'il daigne s'en appercevoir?

Le peuple des vérificateurs voit avec chagrin le progrès fenfible du diferédit il tombe. Pour foulager l'humeur qu'il ena,& qu'il feroit barbare de lui reprocher y il s'en prend à ce per- nicieux efprit philofophique , déjà char- gé d'iniquités beaucoup plus graves ; car il faut bien que l'efprit philofophi- que ait encore ce tort-là.

Peut-être notre fiecle mérite-t-il

Tij

436 Réflexions

beaucoup moins qu'on ne penfe, l'hon- neur ou l'injure qu'on prétend lui faire % en l'appellant par excellence ou par dé^ rifion le Jiecle Philojbphc ; mais Philo- fophe ou non, les Poètes n'ont point à le plaindre de lui , & il fera facile de le juftirier auprès d'eux.

Si la Philofophie infpire le goût des lectures utiles , le plus grand mérite au- près d'elle efl: de joindre l'agrément à l'utilité; par-là on rend nos plaifirs plus réels & plus durables. Les ouvrages philo fophiques , quand ils réunifient ces deux avantages , font peut-être les plus propres à maintenir le bon goût dans l'Art d'écrire ; ils nous font fentir com- bien des idées nobles & grandes , re- vêtues d'ornemens fimples &: vrais comme elles . font préférables à des riens agréables & frivoles.

C'en avec cette févérité que le Phî- lofophe examine & juge les ouvrages de poéfie. Pour lui le premier mérite & le plus indifpenfable dans tout écri- vain , efl celui des penfées : la poéfie ajoute à ce mérite celui de la difficulté vaincue dans l'exprefîion : mais ce fé- cond mérite , très-eftimable quand il fe joint au premier., n'eft plus qu'un effort

fur la Poéjie. 437

puéril dès qu'il eft prodigué en pure perte & fur des objets futiles. Un nos grands Vérificateurs fe félicitoit, dit-on, d'avoir exprimé poétiquement fa perruque. Mais pourquoi fe donner la peine d'exprimer une perruque poé- tiquement? N'eft-ce pas avilir la langue des Dieux , que de la proftituer à des chofes fi peu dignes d'elle ?

La vraie Poéfie , celle qui feule me-» rite ce nom, dédaigne non -feulement les idées populaires & baffes , mais" même les idées riantes &C agréables , fi elles font triviales & rebattues. Rien n'eft plus plein de finette & de vérité que les ficlions de la Poélie ancienne ; mais rien n'eft aujourd'hui plus itfé que ces fictions. Celui qui le premier a peint l'amour fous les traits d'un enfant, avec des ailes , un bandeau , Se des flèches , a montré beaucoup d'efprit : il n'y en a point à le répéter. Anacréon nous plaît avec juftice , parce qu'il eft ou qu'il pafîe pour le créateur de fon genre : mais dans un petit genre tel que le fien , celui qui invente , épuife , l'original eft quelque chofe , &C les copies ne font rien.

Puifque la Poélie eft un art d'ima-

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43 8 Réflexions

gination , il n'y a donc plus de Poéfîe % dès qu'on fe borne à répéter l'imagi- nation des autres. Nos meilleurs Ecri- vains conviennent que les phrafes , de û on peut parler ainfi , les formules du langage poétique font infipides dans la proie. Pourquoi ? Parce que ce lan- gage eil inventé depuis près de trois mille ans , & que le genre d'idées qu'il renferme , eu devenu failidieux. En Poéiie même , les auteurs de génie n'en font plus aucun ufag« ; ils n'ofent toute- fois le condamner ouvertement dans les vers, à caufe de la poffefîion im- mémoriale où il eu d'y régner ; mais en profe le même droit de prefeription ne les arrête pas , &' ils en font juffice fous un autre nom.

Il en eïl de même de plufieurs gen- res de Poéfie. Le genre pafloral , par exemple , peut encore nous plaire fur la feene , &C principalement fur le Théâtre lyrique 9 par les accefToires qui l'accompagnent ; le fpe£tacle , l'ac- tion , la mufique & les danfes. Mais dépouillé de ces ornemens , &: réduit à lui-même , ce genre eu devenu bien froid fur le papier. Théocrite, Vir- gile , 6c Fontenelle ont épuifé tout

fur la Poêjîe. 439

ce qu'on peut dire fur les bois , les fontaines & les troupeaux. Les fenti- mens tendres , fimples naturels , faits pour nous intéreffer par-tout ils fe trouvent , n'ont pas befoin , pour aug- menter cet intérêt , d'être attachés ait nom d'Idylle ; pour remplir & pénétrer l'ame , il leur fufHt d'être exprimés tels qu'ils font; les prairies les moutons n'y ajoutent rien. Avouons même que ces détails ruftiques , déjà peu piquans par eux-mêmes , ont encore quelque- fois l'inconvénient de trancher avec le fujet, &I d'y être ridiculement dépla- cés. De toutes les Edogues de Virgile , la meilleure, peut-être, finon comme Eglogue , au moins comme pièce , eft celle de Corydon &c d'Alexis ; &: afîu- rément on ne dira pas que ce foit un fujet paftoral.

Mais pourquoi notre fiecle , en fe refroidifTant fur l'églogue , femble-t-il fe refroidir aiuTi fur l€ genre le plus oppofé au bucolique , fur le genre de l'ode? Le même dégoût pour les pein- tures & les idées communes produit ces deux effets contraires. Ce qui fait le caractère de la Poéfie lyrique , c'eit la grandeur ôc l'élévation des penfées ;

Tiv

440 Réflexions

toute Ode qui remplira cette condi- tion , efl aflurée d'enlever les fiiffrages. Mais les penfées fiiblimes font rares ,8c ne peuvent être fuppléées , ni par la magnificence des mots , cette magnifi- cence fi pauvre quand celle des chofes n'y répond pas , ni par ce beau déjordre. qu'on n'a pu jufqu'ici bien définir, ni par des invocations triviales qui ne font point exaucées, ni par un enthoufiafme de commande qui femble annoncer une foule d'idées &t qui n'en produit pas une feule.

En un mot, voici , ce me femble , la loi rigoureufe , mais jufte, que notre fiecle impofe aux Poètes ; il ne reconnoît plus pour bon envers que ce qu'il trouve roit excellent en profe. Ce n'efl pas à dire pour cela que des vers profaïques y fiuTent-ils d'ailleurs bien penfés , puif- fent obtenir fon fufTrage. L'homme de goût efl encore bien plus difficile fur la difïion dans* les vers que dans la profe. Il fe contente prefque dans celle- ci d'un ïtyle coulant &c naturel, qui n'ait rien de bas ni de choquant ; il exige; de plus dans les vers une expreffion noble & choifie fans être recherchée ^ une harmonie facile 3 6c la contrainte

fur la Poijîe. 441

ne fe fafle point fentir ; il veut enfin que le Poète {bit précis fans être déchar- né, naturel 6c aifé fans être froid lâche , vif Se ferré fans être obfcur. Il ne donne pas même le nom de Poète au Vérificateur qui a fouvent rempli ces conditions , s'il ne les a remplies beaucoup plus fouvent qu'il ne les a violées ; tel de nos Ecrivains qui a excellé dans la profe , qui a beaucoup penfé dans fes vers , qui en a fait beau- coup de bons , auroit doublé fa réputa- tion en jettant au feu les trois quarts de (es poéfies , & en ne donnant le refte que par fragmens. En vain un de nos plus beaux efprits a-t-il prétendu , qu'on ne doit avoir égard dans les vers qu'à la beauté du fens , à la clarté & à la précifion avec laquelle il efl rendu; &c que ces conditions une fois remplies, on doit fe confoler que l'harmonie en fouffre. Il efï facile de lui répondre par l'exemple des grands Maîtres qui ont fu allier dans leurs vers la beauté du fens à celle de l'harmonie. En un mot, quand on prend la peine de lire des vers , on cherche ce on efpere un pîahir de plus que fi on liibit de la profe ; & des vers durs ou foibks font au contraire éprou-

T v

44 2 Réflexions

ver un fentiment pénible , Se par con~

féqùent un plaifir de moins.

Cette manière de penfer , fi j'ofe rendre compte ici de la difpofition una- nime de mes Confrères , dirigera dans la fuite plus que jamais le jugement de l'Académie Françoife fur les pièces de poéfie qu'on lui adreffe pour le con- cours. Tant qu'elle a propofé & fixé les fujets de ces pièces , fi elle a eu quelque chofe à fe reprocher dans (es décidons , ce n'eu pas d'avoir ufé d'une rigueur excefîive ; elle a quelquefois encouragé le germe du talent , plutôt que le talent même ; & le bas peuple des critiques, qui fe plaît à déchirer lourdement les ouvrages couronnés, &

qui ne remporteroit pas même le prix

de la fatyre s'il y e

être perfuadé , fans craindre d'avoir

fatyre s'il y en a voit un , doit

trop bonne opinion de l'Académie 9 qu'elle a pu donner le prix à certaines pièces , &: les croire en même tems fort éloignées de la perfection. Cependant, pour acquérir le droit d'être plus fé- vere à l'avenir , elle a pris le parti de- puis quelques années de laiffer aux Poètes le choix des fujets ; mais elle voit avec peine que les Auteurs fem-

fur la Poêjîe. 443

blent fe négliger à proportion de la li- berté qu'elle leur laiïle , & de la ri- gueur qu'elle a réfolu de mettre dans les jugemens. Ce n'eft pas que l'Aca- démie n'ait remarqué du talent, &: mê- mes des étincelles de génie , dans quel- ques-unes des pièces qu'elle a reçues ; mais ce n'ell: point à quelques vers détachés , & flottans pour ainfi dire au hazard , c'eft à l'enfemble d'an ouvrage qu'elle accorde le prix. Celui-ci , fans deiTein & fans objet, fe perd en écarts continuels , & étouffe quelques peiï* fées heure ufes fous un monceau de décombres ; celui-là a plus de fuite tk. de plan , mais n'a prefque point d'autre mérite , & délaye des idées communes dans des vers froids ou bourfouflés. En un mot , aucune des pièces n'a paru propre à faire fur le public affemblé cette imprefTion de plaifir, qu'il eft en droit d'attendre d'un ouvrage couron- né par le jugement d'une fociété de Gens de Lettres. Chacun des concur- rens en particulier , trouve cette fé- vérité très-jufte à l'égard de fes rivaux ; mais plufieurs la jugent inique &: bar- bare pour ce qui les concerne. Il en efl même de plus mécontens , qui n'at-

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444 Réflexions

tendent que le jour de leur arrêt pour lancer contre l'Académie quelque Epi- gramme qu'elle ignore ; ils fe font d'ail- leurs célébrer par des Journalises , car il y en a qu'on fait taire & parier comme on veut ; & fi leur amour propre n'eft pas fatisfait , il croit du moins être bien vengé. Quelques an- nées fe parlent; l'amour paternel s'af- foiblit , la vanité ofFenfée s'appaife ; ils relifent leur ouvrage de fang-froid , & ils trouvent que leurs juges ont eu raifon.

Ilfemble que le même efprit de fa- gefie qui a préfidé à la formation de notre langue , a préfidé auffi aux règles de notre Poéfie françoife. Nous avons fenti eue la Poéfie étant un art d'agré-

1 . . . o

ment , c'étoit en diminuer le plaifir que d'y multiplier les licences , comme ont fait dans la leur la plupart des étrangers» Les Anglois & les Italiens ont des vers fans rime , des inverfions fréquentes &C de toute efpece , des ellipfes multi- pliées , la liberté d'accourcir & d'allon- ger les mots félon le befoin qu'ils en ont , enfin une grammaire beaucoup plus relâchée pour la Poéfie que pour la proie. Chez nous la grammaire des

fur la Poèjîe. 44 J

Poètes eft aufîi rigoureuie que celle des Profateurs ; l'inverfion eft rarement permife , elle nous déplaît pour peu qu'elle ioit extraordinaire ou forcée ; & celui qui a dit que le cara&ere de la Poéiie Françoife confiftoit clans l'inver- fion, n'avoit apparemment jamais lu de vers , on n'en avoit lu que de mau- vais. Enfin nous croyons la rime aufîi indifpenfable à nos vers que la vérifi- cation à nos Tragédies : que ce foit raifon ou préjugé, il n'y a qu'un moyen d'affranchir nos Poètes de cet efciavage, fi c'en eft un ; c'eft de faire des Tragé- dies en Proie , & des vers fans rimes , qui aient d'ailleurs affez de mérite pour autorifer cette licence. Jufque-là tous les raifonncmens de part & d'autre fe- ront en pure perte ; les uns croyant avoir la raifon pour eux , &c les autres réclamant l'ufage & l'habitude , devant lefquels la raifon doit fe taire.

Je ne fais ce qui arrivera des vers fans rime ; mais je ne défefpere pas que s'ils s'établiflént jamais , l'ufage ne com- mence par nos vers lyriques, par ceux qui font faits pour être chantés. Autant la mefure 6c la cadence font nécefiaires à ces fortes de vers ? autant la rime l'eft

446 Réflexions

peu ; la lenteur du chant l'empêche prefque toujours d'être fenfible , & par conféquent détruit fon effet. Oferoit- on conclure de-là qu'on pourroit faire de très-bonne Mufique fur de la Profe Françoife , pourvu que cette Profe fût harmonieufe & cadencée? Quelles cla- meurs cependant contre le malheureux qui oferoit tenter cette innovation ! Il me femble entendre déjà l'anathême lancé contre lui de toutes parts , fur- tout par cette efpece de connohTeurs qu'on appelle gens de goût par excel- lence , gens de goût tout court , qui jugent de tout ians rien produire , & qui en matière de plaifir protègent les anciens ufaçes. Malheureufement ces gens de goût, oui déclameroient le plus contre la nouveauté que nous propo- fons , ne s'appercevroient pas qu'ils entendent tous les jours au Concert Spirituel de la Profe Latine à demi bar- bare , fans que leurs oreilles délicates en foient offenfées.

Quoiqu'il enfoit, moins nous adou- cirons la rigueur de nos lois poétiques , plus il y aura de gloire à la îurmonter. Ne craignons pas d'aflurer qu'il y a plus de mérite dans dix bons Vers Fran-

fur la Poifîe, 447

cois, que dans trente Anglais ou Italiens. Ceux que l'impulsion de la nature aura forcés d'être Poètes , fauront bien nous plaire malgré tous ces liens dont nous les avons chargés ; les autres auroient mauvaise grâce à fe plaindre des entra- ves qu'on leur donne; ils n'en marche- roient pas mieux quand ils auroient leurs membres libres.

Si donc on fe refroidit fur les vers à mefure qu'on avance en âge , ce n'efl point par mépris pour la Poéfie ; c'elï au contraire par l'idée de perfection qu'on y attache. C'en1 parce qu'on a fenti par les réflexions , & connu par l'expérience , la diftance énorme du mé- diocre à l'excellent, qu'on ne peut plus fouffrir le médiocre. Mais l'excellent gagne à cette comparaifon ; moins on peut lire de vers , plus on goûte ceux que le vrai taîent fait produire. Il n'y a que les vers fans génie qui perdent à ce refroidilfement , ck ce n'eft pas la lin grand malheur.

Par la même raifon , quoiqu'on re- connoiiîe tout le mérite de la Poéfie d'image . quoique dans la jeune/Te , tout eft frappant & nouveau , on pré- fère cette Poéfie à toute autre , on lui

448 Réflexions

préfère dans un âge plus avancé la Poé- fîe de fentiment, &C celle qui exprime avecnobleffe des vérités utiles. Le Poëte qui n'eft que Peintre, traite fes lecleurs comme des enfans de beaucoup d'ef- prit; le Poëte de fentiment, ou le Poëte Philofophe traite les fiens comme des hommes.

Voilà pour quoi , fans parler ici en revue tous nos grands Poëtes , Racine &: la Fontaine plairont toujours dans tous les tems &c tous les âges. L'un efl le Poëte du cœur, l'autre eft celui de l'efprit & de la raifon. La Fontaine fur- tout , qu'on regarde allez mal à propos comme le Poëte des enfans , qui ne l'en- tendent guère , efl à bien plus jufte titre le Poëte chéri des vieillards : il Peft même plus que Racine. Entre plufieurs raifons qu'on en pourroit apporter , &c qui fe préfentent afTez facilement , en. voici une que je foumets au jugement des maîtres quim'écoutent.

L'efprit exige que le Poëte lui plaife toujours , &: il veut cependant des re- pos : c'eft ce qu'il trouve dans la Fon- taine , dont la négligence même a fes charmes , & d'autant plus grands que {on fujet la demandoit; Dans Racine au

fur la Poèjîe. 449

contraire , toute négligence feroit un dé- faut ; &c cependant l'exactitude & l'élé- gance continue de ce grand Poète , de- viennent à la longue un peu fatigantes par l'uniformité ; il a , félon l'exprefïion d'un homme de beaucoup d'efprit, la monotonie de la perfection.

On peut expliquer , fi je ne me trom- pe , par ce même principe , l'impofîi- bilité prefque générale de lire de fuite &c fans ennui un long; ouvrage en vers. En effet un long ouvrage doit reflem- bler , proportion gardée , à une longue converfation , qui pour être agréable fans être fatigante , ne doit être vive &: animée que par intervalles ; or dans un fujet noble les vers ceflent d'être agréables dès qu'ils font négligés, &C d'un autre côté le plaifir s'émoufTe par la continuité même.

D'après ces principes , &: d'après le témoignage prefque général de tous les Gens de Lettres , j'ai bien de la peine à croire qu'Homère &c Virgile aient jamais été lus fans interruption & fans ennui par leurs plus grands admirateurs. Il eft vrai qu'indépendamment de la vér- ification , il y a une autre raifon du re- froidiffement néceflaire qu'on éprouve

450 R éflexions fur la Poéfîc. en les lifant , c'eft le peu d'intérêt qui règne ( au moins pour nous ) dans ces longs ouvrages ; & ce qui le prouve , c'eft l'irnpoiîibilité abfolue de les lire dans la meilleure traduction. Il n'y a, ce me femble, qu'un feul Poète Epique parmi les morts , dont la lecture plaife & intérefle d'un bout à l'autre ; j'en de- mande pardon à l'ombre de Defpréaux, mais je veux parler duTafle : il eu vrai qu'il a plufieurs fiecles de moins qu'Ho- mère & Virgile , & j'avoue que c'efï-là un grand défaut. Peut-être y a-t-il un autre Poëme Épique qui peut jouir du rare avantage d'être lu de fuite , fans ennui & fans fatigue ; mais l'Auteur a encore un plus grand défaut que le TafTe ; il eft François, & vivant.

45i

LETTRE

A UN JOURNALISTE.

M Es Réflexions fur la Poifie, approu- vées , Monfieur , par nos meil- leurs Poètes , ont excité la colère & les cris de quelques rimailleurs. Je n'en fuis ni furpris ni ofFenfé ; je devois m'attendre à l'intérêt qu'ils marque- roient pour leurs mauvais vers, intérêt d'autant plus excuiable , que perfonne ne le partage avec eux. Mais je ne m'attendois pas , je l'avoue , à celui qu'ils prennent au Latin des Pfeaumes : ils m'acculent d'impiété , pour avoir oie dire que ce Latin eft à demi barbare; je croyois la chofe inconteftable , 6c même généralement reconnue par ceux qui avec raifon refpe&ent le plus dans ces Poéfies facrées le fond des chofes. Si mes fcrupuleux &C redoutables cen- feurs veulent prendre la peine de lire le fécond Difcours fur l'Hiftoire Ecclé- fiaflique , par M. l'Abbé Fleury , que ' perfonne , je penfe , n'accufera d'inv-

452. Lettre à un Journalise. piété; ils y trouveront au Chapitre XVI. ces propres paroles : St. Paul parlant un Grec DEMI BARBARE, ne laiffe pas de prouver ; de convaincre, a" émouvoir, &c. Or il me femble que j'ai bien pu dire fans fcandale du Latin des Pfeaumes, ce qu'un Écrivain plus grave & plus pieux que moi a dit du Grec de St. Paul. De toutes les fottifes que ces rimail- leurs m'ont imputées , & de toutes celles qu'ils ont dites à cette occafion, le reproche auquel je réponds ici - Monfieur , eft le feul qui mérite d'être relevé , parce qu'il tient à un objet refpeûable. C'eft uniquement , ce me femble , fur de pareils motifs qu'on doit prendre la peine de répondre aux criti- ques , & fur-tout à des critiques comme les miens.

Je fuis , 6tc.

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RÉFLEXIONS

SUR L'ODE,

Lues à V Académie Françoife dans la Séance du zb Août ij6z, ou fut couronnée l'Ode de Mr. Thomas fur le Temps.

455

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SUITE DES RÉFLEXIONS 5(7 R LA POÉSIE,

ET SUR I/O DE

£tf P ARTICULIE R.

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plufi? autres , ont échappé avec hon- neur au naufrage d'environ foixante autres Odes que l'Académie a vu périr avec regret , fans pouvoir en fauver les débris. Jamais la Poéfie n'a été fi rare à force d'être (i commune , à prendre ce dernier mot dans tous les fens qu'il peut avoir. En tout genre de talens , le menu peuple eft aujourd'hui très-nom- breux ; &c malheureufement on ne peut pas dire des Beaux -Arts comme des Etats , que c'eil le peuple qui en fait

4j6 Réflexions

la force. Vérificateur, homme de Let4 très , Philofophe même , on fe fait tout à peu de frais; & on fe plaint enfuite que ce qui a coûté û peu foit eftimé ce qu'il vaut.

Les Poètes , par exemple , ont oui dire qu'on defiroit aujourd'hui de la Philofophie par - tout ; que le public n'entendoit point raifon fur ce fujet, qu'il étoit las de mots , 6c vouloit des chofes. S'il ne tient qu'à cela , ont-ils dit , nous mettrons de la Philofophie dans nos vers. Mais la Philofophie qui fait le mérite du Poète , n'eft pas celle qu'il peut arracher par lambeaux dans quelques livres ; c'eft celle qui fait {en-' tir 6c penfer , 6c qu'on trouve chez foi ou nulle part. Lucrèce en eft un bel exemple. Quand eft-il vraiment fubli- me ? Eft -ce quand il détaille en vers foibles la foible Philofophie de fon tems, quand il fe traîne languiflamment fur les pas des autres ? C'eft quand il penfe 6c fent d'après lui-même , quand il eft le Peintre , 6c non l'Ecolier d'Epicure.

A force de crier par-tout Philofophie ,' je crains que nos fages ne lui faffent tort. Pour être refpe&ée il ne faut pas qu'elle fe proflitue , encore moins

qu'elle

fur PO de. 457

qu'elle fe laifîe voir fous une forme défavantageufe. Si elle fe trouve em- prifonnée & mal à fon aife dans des vers durs , foibles , ou profaïques , fes ennemis , toujours emprefles à la trou- ver en faute , s'écrieront avec fatis- fattion : Voilà à quoi sexpofe le Poète qui fe fait Philofophe. Ils devroient dire tout au plus ; voilà à quoi £ expo fi le Philojbphe qui na pas ce qu il faut pour être Poète : ils devroient fentir &c recon- noître , pour ne pas citer d'autres exemples , quel prix la Philofophie ajoute à la vérification brillante du plus célèbre de nos Ecrivains. Mais ces Meilleurs ne louent jamais que les morts , ou les vivans que la mort fait oublier.

Le Philofophe de fon côté , tout Philofophe qu'on l'accufe d'être , re- connoîtra fans peine , que ce n'efi pas aflez , fur-tout en vers , de penfer &c de fentir; l'exprefîion en eft Pâme in- difpenfable. On la veut choifie , &c pour- tant naturelle ; harmonieufe, & pourtant facile. On impofe au Poète les lois les plus féveres ; &c pour comble de ri- gueur , on lui défend de laiiler voir ce qu'il lui en a coûté pour s'y foumettre. Tome K V

458 Réflexions

L'arrêt eft dur fans doute ; il efr. aifé k ceux qui ne courent pas la carrière , de s'y montrer difficiles ; mais il erl: encore plus aifé de ne la pas courir , fi on n'en a pas la force. Un grand Poëte eft un Ecrivain d'un ordre fupérieur aux au- tres ; quand on a cette prétention ? eft jufte de la payer.

Encore celui-là même qui la remplit le mieux a-t-il befoin de quelqu'in dili- gence. Combien de fautes légères &€ comme imperceptibles , d'expreftions qui ne font pas tout-à-fait juftes , de tours un peu contraints , de mots quelquefois de vers de rempliflage 9 qu'on eft forcé de pardonner au Poëte } Il n'en eft aucun qu'on ne puiffe prendre ici pour juge , pourvu qu'on lui donne à juger les vers d'autrui , & non pas les fiens. Un Poëte eft un homme qu'on oblige de marcher avec grâce les fers aux pieds; ilfautbien lui permettre de chan- celer quelquefois légèrement. En fera- t-il pour cela moins digne d'admiration? Point du tout. Et quel eft l'Ecrivain qui , foit parefte y foit impuiflance de mieux faire , ne fe furprend pas lui- même mille fois en faute , ne fe voit pas mille petites taches dont il fe garde

fur PO Je. 459

le fecret , &c qu'il efpere dérober aux autres ? Si on étoit condamné en écri- vant à fe fatisfaire pleinement foi- même, je ne fais fi on écriroit une page en toute fa vie. Nous admirons avec raifon l'Enéide , £k Virgile vouloit la brûler.

De tous les genres de petits Poënies, POde efl le plus rempli d'écueils. On y veut de l'infpiration , & Tinfpiration de commande eft bien froide ; on y veut de l'élévation , & l'enflure eft à côté du fublime ; on y veut de l'enthou- fiafme , & en même tems de la raifon , c'eft-à-dire , non pas tout-à-fait , mais à-peu-près les deux contraires.

Deipréaux dans fon Art Poétique a donné le précepte , & n'a pas donné l'exemple clans fon Ode fur Namur. La Motte a prétendu que ce qu'on appelle dans l'Ode un beau défordre, eft au contraire le chef-d'œuvre de la Logique & de la raifon ; le tout à l'avantage des Odes didactiques qu'il a rimées. Chacun fait ainfi des règles d'après ce qu'il fent, ou plutôt d'après ce qu'il peut. Mais pourquoi tant faire de règles ? Il en eft dans les Beaux -Arts comme dans les Sciences. Voulez -vous faire connoître une machine ? Ne vous arnufez point

Vij

460 RifextonS

à la décrire , on ne vous entendroît qu'imparfaitement ; montrez la machine même. Voulez-vous favoir ce que c'efl que POde ? contentez- vous d'en lire de belles. Vous en trouverez de cette ef- pece (Si ce font peut-être les meilleures) il n'y a ni fureur poétique , ni in- vocation , ni que vois-je , ni quefens-jc , ni prétendu beau défordre. Vous en verrez d'excellentes , chacune en leur genre , comme l'Ode à la Fortune 6c l'Ode à la Veuve , dont le caractère eil efrfolument différent , quant aux idées , quant au ftyle , quant à la nature même des fiances & de la mefure ; 6c vous viendrez après cela nous tracer des règles. Les grands Artiftes en tout genre n'en ont guère connu qu'une ; c'efr. de n'être ni froids ni ennuyeux. Avec une oreille fenfible 6c fonore 9 un choix heureux d'exprerlions , que le goût feu! peut donner, 6c fur-tout des idées 6c de l'ame , on fera Poète Lyrique ; c'efl bien allez de conditions , fans y ajour ter encore la tyrannie de quelques lois arbitraires,

LailTons donc les définitions , les cliifertations , les légiférions de toute efpeçe ; 6c étudions les modèles. On

fur tOit. 461

fe plaint que l'Ode n'en fournit pas affez parmi nos Poètes. Celui qu'on place avec juftice au premier rang , eft iupérieur dans l'harmonie dans le choix des mots : des juges , peut-être féveres , defireroient qu'il penfât da- vantage ; la partie du fentiment eft chez lui encore plus foible. Audi , quoi- qu'on le cite quelquefois , on le loue encore plus qu'on ne le cite. Les vers qu'on retient avec facilité , qu'on fe rappelle avec plaifir , font ceux dont le mérite ne fe borne pas à l'arrange- ment harmonieux des paroles. Un fen- timent confus femble nous dire , qu'il ne faut pas mettre à exprimer les cho- ies plus de peine Se de foin qu'elles ne valent ; 6c que ce qui paroîtroit commun en Profe , ne mérite pas l'ap- pareil de la vérification. Toute Poéfie, on en convient , perd à être traduite ; mais la plus belle peut-être eft celle qui y perd le moins. Je ne fais fi les Poètes conviendront de cette propofition ; mais qu'elle foit vraie ou faurte , la plupart auroient trop d'intérêt à la nier pour n'être pas récufables.

Ce n'eft pourtant pas que la Poéfie , & en particulier la Poéfie Lyrique , ne

V iij"

462 Réflexions

puiffe tirer un grand prix de la richetfe & de l'harmonie des exprefîions. Les Anciens fur-tout paroiïTent y avoir été fort fenfibles. Horace parle de Pindare avec enthoufiame , &c affurément i s'y connoifîbit ; cependant, û nous vou- lons être de bonne foi , nous avoue- rons que Pindare ne nous tranfporte pas d'admiration dans les traductions qu'on en a faites. Pourquoi donc a-t-iî mérité tant d'éloges ? C'eft fans doute parce qu'il portoit au plus haut degré le mérite de l'exprefîion &c du nombre ; deux chofes dont l'effet devoit être très-grand dans une Langue riche 3>C muncaîe comme celle des Grecs , mais dont le prix eil fort affoibli pour nous , dans une langue morte , que nous ne favons pas prononcer , 6c que nous en- tendons mal.

Ce même Horace , le panégyrifle de Pindare , &: qui ne croit pas pou- voir l'égaler, nous plaît pourtant beau- coup plus ; parce qiren effet il penfe davantage , parce qu'il fent plus fine- ment , parce qu*il eil plus varié 6c plus naturel. Cependant croyons-nous encore avoir le tael jufte fur les beau- tés d'expreflion qu'il renferme ? Qui

fur l'Ode. 46$

flous répondra , que tel vers qui nous enchante , ou tel autre qui nous laifle froids , ne fit pas fur les Romains un effet tout contraire ? Après cela amu- fons - nous à taire des Odes Latines* Je me ibuviens d'en avoir lu il y a quelques années de Françoifes , faites par un Italien de beaucoup d'efprit ; les idées en étoient nobles , la Poéfie facile , correcte , &c poutant mauvais fe. Eh bien , me diibis-je à moi-même , fi le François étoit une langue morte , ces Odes paroîtroient excellentes ; il feroit impofîible d'y appercevoir le foible de l'exprefîion. C'efl qu'en ma- tière de langue , il efl une infinité de nuances imperceptibles & fugitives , qui pour être démêlées ont befoin , fl on peut parler de la forte , du frotte- ment continuel de l'ufage; c'efl un effet qui doit être dans le commerce pour que la vraie valeur en foit connue. Qu'on me permette à cette occafion une réflexion qui tient à mon fujet. Si on vient un jour à ne plus parler la Langue Françoife , nos neveux met- tront toujours la Fontaine au rang des grands Poètes , parce qu'ils fauront le cas infini que nous en faifons , 6c que

V iv

464 Réflexions

d'ailleurs nos neveux n'auroient garde de ne pas penfer comme leurs ancê- tres. Mais démêleront -ils les grâces de cet Auteur inimitable , fa facilité ? fa naïveté , les charmes de fa négligence même ? Il eft permis d'en douter beau- coup ; une grande partie de leur admi- ration fera fur notre parole ; ils fenti- ront faiblement , & fe récrieront au hazard.

Revenons à l'Ode. Le Public , foit lafTitude , foit humeur , paroît aujour- d'hui un peu dégoûté de ce genre ; il marque même ce dégoût afîez forte- ment , pour que l'Académie ait balan- cé , fi en lai ffant aux Poètes le choix du fujet , elle ne leur laifferoit pas aufu* celui de TOde , du Poëme , ou de l'Épître. Elle a confidéré cependant , que fi l'Ode paroifîbit chanceler fur fon trône , ce n'étoit pas à l'Académie Françoife à l'en précipiter ; & qu'elle devoit tâcher au contraire de ranimer & d'encourager un genre , qui ne mé- rite pas de périr obfcurément. Elle n'a pas eu lieu de s'en repentir ; 6c le Public , par ce qu'il vient d'entendre &: d'applaudir avec juflice , peut juger des efpérances ôc des reilources qui lui relient.

I

fur rOde. 465

La faveur que l'Ode femble avoir perdue , l'Épître paroît l'avoir gagnée. Nos Poètes d'ailleurs s'y trouvent plus à leur aife ; on parle des vers foibles dans une Épître , on n'en parle point dans une Ode. De plus l'Ode a un air de prétention, &: tout ce qui s'annonce avec cet air- effarouche notre fîe- cle , qui devroit pourtant traiter les prétentions avec quelque indulgence , car il en a de toutes les efpeces. Quoi qu'il en ioit , l'Épître paroît plus faite pour réufîir aujourd'hui ; elle le pré- fente modeftement &: fans appareil; la Philofophie d'ailleurs , cette Philofo- phie qui de gré ou de force s'introduit par-tout , croit y être plus à fa place , parce qu'elle s'y trouve plus libre , 6c plus maître fie du ton qu'elle veut pren- dre. Horace femble nous plaire encore davantage par (es Épîtres que par fes Odes. Ce n'eït pas qu'il n'y ait autant & peut-être plus de mérite dans ces dernières , plus de feu , plus de varié- té , plus d'harmonie , plus de difficulté vaincue ; mais le mérite des Épîtres e& plus à notre portée , & plus à notre ufage ; il eu moins attaché à la langue , il paffe plus aifément dans la nôtre. Je

y v

46 6 Réflexions

fuis bien éloigné , en hazardant ce pa- rallèle , de prétendre aiioiblir la juite admiration qu'on doit à ce Poète , ce- lui de tous les anciens qui a réuni au plus haut degré le plus de fortes d'ef- prit &: de mérite , l'élévation & la fî- neffe , le fentiment 6c la gaieté , la chaleur Se l'agrément , la Philofophie 6c le goût. Il nous apprend néanmoins qu'il eut des cenfeurs de fon tems ; 6c fans doute ces cenfeurs eurent quel- quefois raifon ; croit-on que Zoile mê- me ne l'ait pas eu quelquefois contre Homère ? Mais les beautés fupérieures d'un Ècrivan font oublier les critiques les plus jufles ; &c voilà par quelle raifon ? pour le dire en paffant , les Ariflarques &c les Zoïles de l'Anti- quité ont également difparu ; perfpec- tive affez peu confolante pour leurs fuccevlturs.

J'avouerai au refle , avec le même Horace ? que fi dans les jugemens fur les Anciens , quelque excès peut être permis, la liberté de penf^r par nt en- core plus exeufabîe que la fuperft'.tion. Le tems des héréfies théologiques , fi orageux & fi humiliant tout à la fois pour l'efpeçe humaine , efl heureufe»

fur l'Ode. 467

ment pafïé; celui des héréfies littéraires , moins dangereux & plus paifible , eiî peut-être venu : peut-être même , dans ces matières frivoles abandonnées à nos difputes , ce qui ferait aujourd'hui héréfie fcandaleufe fera-t-il un jour vé- rité refpe&able. Mais il faut pour cela que les Novateurs en Littérature évi- tent deux écueils il leur arrive de tomber. Le premier eft de prétendre furpaffer les Anciens en appercevant leurs fautes : il y a loin du goût qui analyfe avec jufteffe , au génie qui pro- duit avec chaleur; le plus grand tort de la Motte n'eft. pas d'avoir critiqué l'Iliade , c'efr. d'en avoir fait une. La féconde chofe que les Littérateurs Phi- lo fophes oublient quelquefois ? c'eft que la vérité , quand elle contredit l'opinion commune , ne fauroit s'annon- cer avec trop de réferve pour éviter d'être éconduite ; c'efr. déjà bien affez pour rifquer d'être mal reçue , que d'être une vérité nouvelle. Les préju- gés , de quelque efpece qu'ils puiflent être , ne fe détruifent point en les heurtant de front. Que le foleil vienne éclairer tout-à-coup les habitans d'une caverne obi cure , qu'il darde impétueu-

V vj

468 R éjlexions fur V 0 de.

fement fes rayons dans leurs yeux non préparés , il ne fera que les aveugler pour jamais ; il fera pis encore ; il leur rendra pour jamais odieux l'éclat du jour , dont ils ne connoîtront que le mai qu'il leur aura caufé. C'eft en fe montrant peu-à-peu que la lumière fe fait fentir Ôt aimer ; c'efl en avançant par degrés infenfibles , qu'elle en fait defirer une plus grande.

REFLEXIONS

SUR

L'HISTOIRE,

Lues à l' Académie Franc oife dans la Séance publique du 19 Janvier

47 ï

RÉFLEXIONS

SUR

L'HISTOIRE

E T fur les différentes manières de l'écrire*

^=S' 'Hijloire , dit un Ancien , plaît J^ toujours de quelque manière quelle =x-r$jfifbit écrite. Cette proportion , quoiqifavancée par un Ancien , &c ré- pétée , iuivant l'ufage , par trente échos modernes , pourroit bien n'en être pas plus vraie. Il efl fans doute des Lec- teurs qui ne font difficiles ni fur le fond ni fur le iïyle de PHîftoire ; ce font ceux dont Pâme froide &C fans refTorts , plus fujette au défœuvrement qu'à l'en- nui , n'a beïoin ni d'être remuée , ni d'être inftruite , mais feulement d'être afiez occupée pour jouir en paix de fon exiflence , ou plutôt, fi on peut par- ler ainfi, peur la dépenfer fans s'en

471 Réflexions

appercevoir. Ils fe repaient de ce qui s'eft paiTé avant eux , à peu près com- me la partie oifive du peuple fe repaît de ce qui arrive autour d'elle. Le com- mun des lecteurs met à l'Hiltoire la même efpece de curiofité avec aufli peu d'intérêt; cette occupation les fait vivre fans dégoût &c fans fatigue tout à la fois , parce qu'elle les délivre de l'em- barras d'être , fans leur donner celui de penfer. L'Hiitoire vraie ou faillie , bien ou mal écrite , eft donc l'aliment naturel de cette multitude , trop nulle pour entreprendre de méditer , trop. raine pour fe réduire à végéter , mais qui p3r bonheur pour elle n'eft pas en- nemie de la le&ure. C'elt à elle feule que l'Hiltoire plaît toujours , fous quel- que forme qu'on la lui préfente ; les lec- teurs qui penfent ne font ni fi avides ni fi indulgens.

Il efl même des Philo foph es de mau- vaife humeur, qui dédaignent abfolument ce genre de connoilTances ; comme û. pour l'ordinaire leur Métaphyïique &C leurs fyftêmes leur apprenoient quel- que chofe de mieux , Se à nous auffi. Malebranche retranchoit impitoyable- ment de fes leftures tout ce gui n'étoit

fur FHiJloire. 473

qu'hiftorique ; il craignoit que cette occupation , félon lui vuicle & ftériîe , ne dérobât quelques inftans à les médi- tations profondes , dont tout le fruit cependant fut de lui perfuader qu'il voyoit tout en Dieu , &c qu'il y avoit de petits tourbillons. Mais la Philofo- phie , chez la plupart de ceux qui la cul- tivent , eft moins L'amour de la fagejfi que l'amour de leurs penfées.

A quoi bon , difoit un de ces hommes qui croyent penfer mieux que les autres parce qu'ils penfent autrement, à quoi bon s'embarraiTer de toutes les fottifes qu'on a dites &c faites avant nous ! C'eft bien affez de foufrVir de celles qu'on voit 6c qu'on entend , 6c qui finirent par être la grave occupation de quelques Ecrivains, emprefîés à les recueillir, 6c dignes de les louer. L'Hiftoire , dites- vous, m'apprend â connoître les hom- mes ? Quelques infïans de commerce avec eux me l'ont appris bien mieux 6c bien plus vite ; 6c cette connoifTance , quand on a eu le malheur de l'acquérir par foi-même , n'invite pas à y ajouter quelques légers &tri(les degrés de per- fection par la leclure. Je tiens les hom- mes de tous les fieçles pour ce qu'ils

474 Réflexions

font, foibles, fourbes & médians , trom- peurs & dupes les uns des autres; & je n'ai pas befoin d'ouvrir des livres pour m'en affurer. L'expérience m'a convaincu que ce monde eft une ef- pece de bois infefté de brigands ; l'His- toire m'aflure de plus qu'il n'a jamais été autre chofe ; cela n'eft-il pas fort inilruclif, & furtout fort confolant ?

D'ailleurs , ajoutoit ce critique amer, puis-je compter fans folie fur le récit de ce qui s'eft fait avant moi? L'ignorance, la fïupidité , les parlions , la fuperfïition , la flatterie , la haine font autant de verres enfumés , à travers lefquels pref- que tous les hommes voient les événe- mens qu'ils racontent. Mille faits arri- vés fous nos yeux , font couverts d'é- paifles ténèbres , le nuage qui les obf- curcit fem£le grofiir à mefure que les faits font plus importans , parce qu'il y a plus d'hommes intérefîes à les al- térer ; cherchez maintenant la vérité dans les chofes que vous n'avez point vues. L'Kifloire moderne efl fur ce point la critique vivante & continuelle de l'ancienne. Pour moi je renonce à cette étude puérile ; Dieu , la nature , ôc moi-même , voilà plus d'objets qu'il

fur VHifioirt. 475

n'en faut pour occuper dignement ma vie : l'Hhtoire des Cieux , celle d'une plante , celle d'un infe&e , me touche plus que toutes les annales Grecques &. Romaines.

Encore , difoit toujours ce détrac- teur de l'Hifloire , fi en m'apprenant en détail les extravagances & la mé- chanceté des hommes , elle m'inftruifoit avec le même foin de ce qu'ils ont fait de bon &c d'utile ? Si j'y trouvais le progrès des connohTances humaines , les degrés par lefquels les Sciences &C les Arts fe font perfectionnés ? Mais point du tout. Cette partie de THifloire, la feule vraiment intéreffante , la feule digne de la curiofité du fage , eu précis fément celle que les Compilateurs de faits ont le plus négligée ; infatigables narrateurs de ce qu'on ne leur demande pas , ils femhlent s'être donné le mot pour taire ce qu'on voudroit lavoir. Tandis que des vautours s'égorgeaient, des vers à foie filoient pour nous dans le filence ; nous jouirions de leur tra- vail fans les connoître , ck: nous ne fa- vons que l'hiftoire des vautours. Ceux qui nous l'ont tranfmife , relie mblent à des Naturaliftes qui décriroient avec

47 6 Réflexions

complaifance les combats des araignées qui fe dévorent, & qui oublieroient de nous faire connoître l'induftrie avec la- quelle elles fabriquent leur toile.

Hâtons -nous de faire taire ce Dio- gene. Car comme il y a du vrai dans fa déclamation , ce vrai , quoique dur & outré , ou plutôt parce qu'il eft dur Se outré , chargeroit encore l'infortunée Philofophie d'un nouveau crime dont elle n'a pas befoin. Effayons , pour la juftifîer , d'oppofer à notre cynique le Philofophe fage & modéré , qui lit l'Hifïoire pour s'aflurer que les généra- tions parlées n'ont rien à reprocher à celle qui paiTe , & pour pardonner à fon fiecle ; pour fe confoler de vivre , par le fpe&acle de tant d'illuftres &C refpeclables malheureux qui l'ont pré- cédé; pour chercher dans les annales du monde, les traces précieufes, quoi- que foibles &r clair-femées , des efforts de Pefprit humain , &c les traces bien plus marquées du foin qu'on a mis de tout tems à l'étouffer ; pour voir fans en être ému , dans le fort de fes prédé- cesseurs , celui qu'il doit avoir, s'il joint au même courage le même fuccès , & s'il a le bonheur ou le malheur d'ajou-

fur tffifloirt. 477

ter quelques pierres d'attente à l'édifice de la raifon. L'Hiiloire femble lui ré- péter à chaque mitant ce que les Mexi- cains difoientàleurs enfans au moment de leur naifTance : Souviens- toi que tu es venu dans ce monde pour fouffrir ; Jôuffre donc , & tais- toi. C'efl ainfi que l'Hif- toire Pinftruit , le confole & l'encou- rage. Il lui pardonne d'être incertaine dans ce qu'elle lui apprend , parce que tel eft le fort des connohTances hu- maines , & que les obfcurités de l'uni- vers phyfique le confoient de ne pas voir plus clair dans l'univers moral. Il lui pardonne tout ce qu'elle lui apprend de trop , parce qu'il ne lui en coûte rien pour l'oublier ; ou plutôt , il ne fait pas même d'efforts pour chaffer de fa mé- moire les faits peu intéreilans qu'il a recueillis dans fa lecture ; il regarde la connoiflance de ces faits comme étant en quelque manière de néceffité conve- nue entre les hommes , comme une des reiiburces les plus ordinaires de la converfation , en un mot , comme une de ces inutilités fi nécefiaires , qui fer- vent à remplir les vuides immenfes & fréquens de la fociété.

Ainfi , bien loin que l'Hifloire doive

47 S Réflexions

être dédaignée du Philofophe , c'eft ait Philo fophe feul qu'elle eft véritable- ment utile. Cependant il eft une clafle à qui elle eft plus profitable encore. Ce il la clafle refpe&able 6c infortunée des Princes. J'ofe employer cette ex- preflion fans craindre de les ofTenfer , parce qu'elle eft di&ée par l'intérêt que doit inlpirer à tout Citoyen le malheur inévitable auquel ils font fujets , celui de ne voir jamais les hommes que fous le mafque , ces hommes qu'il leur efl pourtant fi effentielde connoître. L'Hif- toire au moins les leur montre en ta- bleau , & fous la figure humaine : & le portrait des pères leur crie de fe défier des enfans.

C'eft donc être le bienfaiteur des Princes , & par contre-coup du genre humain qu'ils gouvernent , que de ne jamais perdre de vue en écrivant l'Hif- toire , le refpecl: fuperftitieux qu'on doit à la vérité. Qu'on ne doive jamais fe permettre de l'altérer , cela ne vaut pas la peine d'être dit ; ajoutons qu'il eft même très-peu de cas il foit per- mis de la taire. On reprochoit à un de nos plus judicieux Hiftoriens , M. Fleu- ry , d'avoir rapporté dans fon Hiftoire

fur rilijloire. 479*

Eccléfiaftique certains faits peu édifians dont les incrédules pouvoient abufer , les vexations exercées fous le mafque » de la Religion par un fanatifme qu'elle défavoue , ck fur- tout l'abus qu'on a fait tant de fois de la puiffance fpiri- tuelle, pour foulever les peuples contre leurs Souverains légitimes. Une vérité, répondoit-il avec autant de candeur que de philofophie , ne fauroit être op- pofée à une autre ; ces faits , malheureu- fement trop vrais, n'empêchent point que la Religion ne le foit auiïi. Ils prouvent même, pouvoit-il ajouter, à quel point elle le doit être , puifqu'elle a réiiité à une caufe interne de deflruc- tion , plus redoutable pour elle que fes perfécuteurs , au zèle ignorant , ufur- pateur &c aveugle , & que fes cruels ennemis n'ayant pu la détruire , tes amis dangereux n'ont pu la perdre.

Mais comment un Hiilorien , qui ne veut ni s'avilir ni fe nuire , évitera-t-il tout à la fois, &: le péril de dire la vérité quand elle ofTenfe , & la honte de la taire quand elle eft utile? Peut-être la feule réponfe à cette quedion , eft qu'un Ecrivain , à peine d'être convaincu ou tout au moins foupçonné de menfonge ,

4§0 Reflexions

ne devroit jamais donner au public l'Hif- toire de fon tems; comme un Journa- liste ne devroit jamais parler des livres de fon pays , s'il ne veut courir le rifque de fe déshonorer par fes éloges ou par fes fatyres. L'homme de Lettres fage 6c éclaire , en refpe&ant comme il le doit, ceux que leur pukTance ou leur crédit met à portée de faire beaucoup de bien ou beaucoup de mal à leurs femblables, les juge 6c les apprécie dans le filence , fans fiel comme fans flatterie ; tient , pour ainfi dire , regiflre de leurs vices 6c de leurs vertus , 6c conferve ce re- gifîre à la poflérité , qui doit prononcer 6c faire juftice. Un Souverain , qui en montant fur le Trône , défendroit , pour fermer la bouche aux flatteurs , qu'on publiât fon Hiftoire de fon vivant , fe couvriroit de gloire par cette défenfe; il n'auroit à craindre , ni ce que la vé- rité oferoit lui dire , ni ce qu'elle pour- roit dire de lui ; elle le loueroit après l'avoir éclairé; 6c il jouiroit d'avance de fon hiftoire qu'il ne voudroit pas lire. Mais pourquoi les Gens de Lettres n'auroient-ils pas affez bonne opinion des Princes, pour fuppofer cette dé- fenfe, 6c allez de courage pour y obéir

comme

fur VHiftom. 4X1

comme elle étoit faite. L'Hifloire , les Princes , les Peuples leur feroient également redevables.

Après ces réflexions fur PHiftoire en général , difons un mot des différentes manières de l'écrire. La plus fimple , & en même tems la plus convenable pour celui qui ne veut qu'écrire PHiftoire , c'eff-à-dire la vérité , eft celle des abré- gés chronologiques. On y réduit l'Hif- toire à ce qu'elle contient d'incontef- table , aux réfultats généraux des faits ; & on fupprime les détails , toujours a'1- térés par les erreurs ou les parlions des hommes. Nous avons depuis quelques années un grand nombre d'abrégés de cette efpece , à la tête defquels on doit placer celui qui a mérité de fervir de modèle à tous les autres , l'abrégé chro- nologique de PHiftoire de France ; ou- vrage également recommandable par l'élégance & la netteté de la forme, par l'exa&itude des recherches , parles réflexions &t les vues fines que l'Au- teur y a fu répandre , &c fur -tout par une expolition approfondie , quoique fuccinte en apparence , des principes &: des progrès de notre Législation (<z).

( a ) Parmi les différens abrégés chronologiques ,

Tome K X

482. Réflexions

C'en1 à cette manière fi fage de pré- fenter les faits , qu'on devroit fe bor- ner , fi les hommes étoient affez rai- fonnables pour fe contenter d'être inf- truits ; mais leur curiolité inquiète cher- che des détails , 6c ne trouve que trop de plumes difpofees à la fervir & à la tromper.

On repréfentoit à un Hifiorien du dernier fiecle , connu par fes men- fonges (b ) , qu'il avoit altéré la vérité dans la narration d'un fait; cela fe peut f dit- il , mais qu'importe ? le fait nejl-il pas mieux tel que je F ai raconte? Un. autre (c) avoit un fiege fameux à dé- crire ; les Mémoires qu'il attendoit ayant tardé trop long-tems , il écrivit l'his- toire du fiege , moitié d'après le peu qu'il en favoit , moitié d'après fon ima- gination ; & par malheur les détails qu'il en donne font pour le moins aufîi

plupart excellens, qu'on nous a donnés depuis quel- ques années , on doit fur-tout diftinguer l'Abrégé chro- nologique de l'Hifioire d'Allemagne , par M. Pfeffel , in -12. Il paroît que les connoiffeurs font le plus grand cas de cet Abrégé , qu'ils regardent comma un excellent précis, non -feulement de PHiitoire d'Allemagne , mais encore du Droit public de cette nation.

( h ) Varillas.

(c) L'Abbé de Vertot.

fur VHifoirc. 48 j

intéreflans que s'ils étoient vrais; les Mémoires arrivèrent enfla ; fen fuis fâche , dit - il , mais mon Jîege eji fait. C'efl ainfi qu'on écrit THiftoire , ôc la poftérité croit être inftruite.

Tant de Princes , dont on prétend nous peindre le caractère , comme fi on avoit été leur courtifan , & nous déve- lopper la politique comme fi on avoit afïifté à leur confeil , riroient bien , s'ils revenoient au monde, du portrait qu'on fait d'eux & des idées qu'on leur prête. A la paix d'Utrecht, les politiques d'An- gleterre apitoient entr'eux avec cha- leur , fi la Reine Anne avoit eu raifbn ou non de contribuer à cette paix; pendant ce même tems , un Profefleur de Cambridge faifoit des difTertations pour prouver , que je ne fai quel Em- pereur Grec du bas Empire , avoit eu raifbn ou tort (j'ai oublié lequel) de faire fa paix avec les Bulgares.

Jufqu'à la fuperflition exclusivement, qui avilit l'hommage fans honorer l'ob- jet , je crois rendre aux anciens le tri- but d'eftime , d'admiration même qui leur eft ; mais tout le refpeft que j'ai pour eux , ne m'empêche pas de

' Xij

4$4 Réflexions

les foupçonner d'avoir plus fouvent écrit l'Hifïoire en Orateurs qu'en Phi- losophes. Ces harangues qu'on trouve chez eux à chaque pas , &c qu'ils au- roient été bien fâchés qu'on crût l'ou- vrage de ceux à qui ils les attribuent, ces harangues , tout éloquentes qu'elles font,ou plutôt parce qu'elles font pour la plupart des chefs-d'œuvre d'éloquence, font craindre que leur imagination n'ait fouvent conduit leur plume dans la nar- ration des faits. Cette pafîion de haran- guer , générale 8c. fi fcduiiante dans les Hidcriens de l'antiquité , a fubjugué même , à la vérité moins fortement que les autres , celui qui les a tous effacés dans la connoifiance des hommes, qui a le mieux peint le vice 6c la vertu , la tyrannie & la liberté , le fage 6c l'élo- quent Tacite , dont FHiftoire , après tout , perdroit peu , quand on ne vou- droit lare carder que comme le premier 6c le plus vrai des Romans philofophi- ques. Aujourd'hui , tranchons le mot , on renverroit aux amplifications de collège un Hiftorien qui rempliroit fon ouvrage de harangues. Cependant , tel adorateur des anciens , qui fe garderoit

fur VHiftoire 485

bien d'écrire l'Hifloire comme eux , ne craindra point de nous répéter encore qu'ils font nos modèles en tout genre ; il traite les grands génies de l'antiquité comme l'antiquité traitoit fes dieux ; il les encenfe fans ménagement , & les imite avec précaution. En les louant à l'excès, fans vouloir trop leurreiïem- bler , il a tout à la fois la fatisfaclion fi douce de médire de fon fiecle , & la prudence fi néceffaire de rechercher fon iiifFrage.

La Philofophie , ou pour employer une exprefîion qui ne faffe peur à per- fonne , la raifon , nous a appris que le ton de l'Hiftoire doit être moins ora- toire &; plus fimple. Mais en nous dé- livrant d'un mal , elle en a fait fans le vouloir un autre ; c'eft de mettre la plu- me à la main d'une multitude d'Auteurs médiocres, qui ont faifi avec avidité ce genre d'écrire , comme celui de tous qui exige le moins qu'on tire de fon propre fonds , rien n'étant plus commode que de trouver dans les ouvrages des au- tres ce qu'on doit dire. Ils écrivent J'Hiftoire , comme la plupart des hom- mes la lifent ? pour n'être pas obligés de

X iij

ttxfions

486 RêJU

penfer , Se fe font ainn" Auteurs à peu

de frais.

Il eu une manière de préfenter l'Hiftoire , moins auftere à la vérité que celle des abrégés chronologiques , mais qui en laiffant à l'Ecrivain plus de li- berté lui donne aufli plus de licence ; c'eft. l'Hifloire univerfelle & abrégée , l'Auteur , fans détailler les faits , en offre le réfiimé général, rend ce réfu- intéreffant par les réflexions qu'il y joint , en un mot met fous les yeux du Lecleur un tableau réduit &c colorié desévénemens^chargé de figures peintes en racourci , mais animées. Heureux FHiftorien , fi dans ce genre d'écrire féduiiant , mais dangereux , tandis que l'éloquence anime fa plume , la Phiîo- fophie la conduit ; fi les faits ne reçoi- vent point leur teinture de la manière de penfer particulière à l'Ecrivain ; û cette teinture ne leur donne pas une couleur famTe & monotone ; s'il ne rend pas fon tableau infidèle en vou- lant le rendre brillant , confus en vou- lant le rendre riche , fatigant en vou- lant le rendre rapide.

Soit que les Anciens aient redouté

fur L'Hiftoire. 487

les écueils de ce genre, foit qu'ils n'en aient pas eu l'idée , ils ne nous ont laiffé fur ce point aucun modèle. Plus hardie & plus heureufe , la France nous en a fourni deux , fupérieurs chacun dans leur manière de peindre ; l'un par une touche énergique & mâle , l'autre par un colons brillant & facile ; tous deux ayant faifi le vrai caraclere de ces deux manières oppofées ; tous deux dignes de tenir les Lecteurs partagés fur celle qui mérite la préférence ; mais tous deux défîmes à faire bien de mau- vais imitateurs.

Un autre genre que les Anciens pa- roiffent n'avoir point connu , efr. l'Hif- toire approfondie & raifonnée, quia pour but de développer dans leur prin- cipe les caufes de l'accroiflement & de la décadence des Empires. Nous avons encore en ce genre d'excellens modè- les; le nom de Montefquieu difpenfe d'en citer d'autres. Il faut avouer pour- tant , que dans ces matières obfcures , les caufes & les effets font vus de û loin , l'ufage de l'efprit philofophique eft tout à côté de l'abus. Aufli, com- bien de raifonnemens creux n'a-t-il pas

X iv

4$8 Réflexions

produits fur les caufes des révolutions des Etats ? On ne peut mieux , ce me femble , comparer ces raifonnemens 9 qu'à ceux par lefquels tant de Physi- ciens ont expliqué les phénomènes de la nature. Si ces phénomènes étoient tout autres qu'ils ne font, on les expli- queroit tout aufîi bien , &: fouvent mieux. Un de ces Savans que rien n'era- barrafTe , avoit fait de cette manière une Chimie démontrée ; rien n'y manquoit , que la vérité des faits ; on lui fit cette petite objection ; bien, répondit-il 9 apprenez moi donc les faits tels qu'ils font -, afin que je les explique. Il en efl de même de ces hommes qui rendent fi bien raifon des événemens parlés. Ils pourroient faire un efTai infaillible de leurs forces; ce feroit de deviner, par les faits qui font fous leurs yeux , les révo- lutions qui doivent en réfulter ; de nous dire , par exemple , d'après l'état de l'Europe dans l'année courante , ce qu'il doit être l'année prochaine. Mais il y a apparence qu'ils ne confentiroient pas à cette épreuve ; leur fagacité fe trou- verait trop en défaut , & leur Métaphy- fique trop expofée ; après avoir prédit

fur CHiftoirel 489

ce qui eft arrivé , ils prédiroient ce qui n'arriveroit pas.

De toutes les façons d'écrire l'Hif- toire , celle qui mérite peut-être le plus de confiance , par la {implicite qui en doit être l'ame , eft celle des Mémoires particuliers & des Lettres. Négligence de ftyle , défordre , longueurs , petits détails , tout s'y pardonne , pourvu que l'air de vérité s'y trouve ; &C cet air de vérité ne peut guère manquer d'y être , fi l'Auteur des Mémoires a été a&eur ou témoin , s'il ne les a point écrits pour être publiés de fon vivant, & fur-tout fi les Lettres n'ont point été faites pour être données au Public ; car malheur aux Lettres qui ne font écrites à perfonne qu'à ceux qui doivent les lire imprimées. Exceptons-en quelques Romans Anglois par Lettres , l'Au- teur ne paroit pas avoir penfé qu'il au- roit desLecleurs; mais convenons auffi que fouvent il paroît l'oublier trop , & qu'à force de vouloir rendre fes Lettres vraies par les détails & par les écarts , il les rend quelquefois infupportables. La nature eft bonne à imiter ? mais non pas jufqu'à l'ennui.

Xv

'490 Réflexions

Au rifque d'effuyer quelques fines plai- santeries de la part de ceux qui rejet- tent d'avance tout cexrcù-ne reffemble pas à ce qu'ils connoifient, oferois-je propofer ici une manière d'enfeigner î'Hiftoire , dont j'ai déjà touché un mot ailleurs , & qui auroit , ce me femble , beaucoup d'avantages? Ce feroit de l'en- feigner à rebours , en commençant par les tems les plus proches de nous , & fi- nhTant par les plus reculés. Le détail 9 & li on peut parler ainfi , le volume des faits décroîtrait à mefure qu'ils s'éloi- gneroient , & qu'ils feroient par con- séquent moins certains & moins inté- reflans.Un tel ouvrage feroit fort utile , fur-tout aux enfans , dont la mémoire ne îe trouverait point furchargée d'a- bord par des faits 6c des noms barbares, & rebutée d'avance fur ceux qu'il leur importe le plus de favoir; ils n'appren- draient pas les noms de Dagobert 6c de Chilpéric avant ceux de Henri IV & de Louis XiV.

Mais pourquoi borneroit-on l'étude de I'Hiftoire à n'être pour les enfans qu'un exercice de mémoire ? Pourquoi n'en feroit -on pas le meilleur caté-

fur PHiftoirc. 491

criifme de morale qu'on pût leur don- ner , en réunifiant fous leurs yeux dans un même livre les avions &t les paroles mémorables? Les Anciens ont mieux connu que nous l'utilité de ces fortes d'ouvrages ; témoins Plutarque &: Xé- nophon chez les Grecs, & Valere Maxi- me chez les Romains. A la vérité , un pareil recueil demande de Pâme &" du goût pour être fait avec choix , & pour ne pas refîembler aux recueils de bons mots , qui n'ont été faits que par des imbécilles. Qu'il feroit à fouhaiter que chaque état utile à la fociété,Magiftrats, guerriers , artifans même , pût avoir un pareil recueil qui lui fût propre, & qu'on feroit lire de bonne heure aux enfans deftinés à chacun de ces états ! Quels germes d'humanité , de juitice , de bien- faifance ne jetteroit-on pas dans leurs âmes? J'ai entendu regretter plufïeurs fois à des Officiers citoyens, qu'on n'eût pas recueilli les aclions de valeur & les paroles héroïques de nos foldats. Que de traits dignes d'admiration on eût tirés d'oubli , & quel objet d'émulation on eût propofé pour toujours à ces hom- mes; qui donnent leur vie à l'Etat , fans

X vj

'492. Réflexions

être même foutenus par l'efpérance 6e laifler après eux un peu de gloire? Par malheur les foldats font partie du peu- ple ; & tout ce qui n'eft, que peuple , eit compté parmi nous pour trop peu de chofe.

Mais pourquoi la République des Let- tres , fi ingénie u-fe à fe déchirer elle- même, fi empreflée de publier les fcan- dales qui PavilifTent y ne re cueille roit- elle pas les traits de générofité y de défin- îérefTement, de courage qui peuvent la rendre refpe£table? Pourquoi,parexem- ple (pour ne citer que le plus récent) la poftérité n'apprendroit-elle pas,que dans un tems on cherche avec un achar- nement puéril à rendre la Philofophie odieufe , un membre illuftre de cette Compagnie, un Ecrivain qui a rendu la Philofophie fi aimable dans (es ouvra- ges , lui a fait encore plus d'honneur , en a fait à l'Académie , en a fait à la France , en arrachant la famille du grand Corneille à l'indigence elle languif- foit ignorée ? Pourquoi n'annonceroit- on pas aux Gens de Lettres de toutes les Nations , que le plus célèbre d'entre eux, objet continuel de la plus vile &; de

fur PHijtoire. 493

la plus impuiffante fatyre , a donné cet exemple de patriotifme à tant d'hom- mes embarraffés de leurs richeffes , qui obfcurément jaloux de la fupériorité que le génie donne fur eux , applaudii- fent fourdement aux traits émoufîes qu'on lui lance , & croient leur petit triomphe bien fecret, parce qu'on ne penfe pas à les y troubler; ennemis cachés & timides du vrai talent qui les dédaigne , &: protecteurs téné- breux de la baffe Littérature qui les méprife.

Si ces réflexions fur PHiftoire font reçues du Public avec la même indul- gence que mes réflexions fur la Poéfie , elles en- déplairont fans doute davan- tage, non pas aux bons Hiftoriens, car ils n'ont pas plus à fe plaindre de moi que les bons Poètes , mais à quelques trift.es Compilateurs , qui auront le plai- firde réfuter ce que je n'aurai point dit, & l'adreffe de le réfuter mal. Leur ref- fource du moins fera de crier au nova- teur , au détracteur de la vénérable an- tiquité , à l'ennemi du bon goût , & fur-tout au Géomètre ; car en matière d'invectives , leur imagination ? comme

494 Réflexions fur PHifloire. l'on fait , ne va pas plus loin. Histo- riens & Poètes qui ufurpez ce nom , &: qui avec fi peu d'intérêt marquez tant de zèle , défendez aufll mal qu'il vous plaira l'Hiftoire & la Poéfie ; mais n'en faites jamais.

APOLOGIE

D E

T U D E,

Lue à L'Académie Francoife dans la Séance publique du 13 Avril

497

APOLOGIE

D E

U ÈTU D E.

fr¥T*]| E titre paroîtra fans doute une j* C *! mcprife:c'eft,dira-t-on, l'éloge i^-^gjf & non l'Apologie de l'Etude que vous voulez faire ; pourquoi en- treprendre de plaider une caufe qui en a fi peu de befoin? Et qu'y a-t-il de plus propre que l'Étude à nous confo- ler , à nous inftruire , à nous rendre meilleurs &C plus heureux? &là-deflus on débitera des maximes qu'on croira bien vraies, parce qu'elles feront bien triviales; 6c on citera le beau paffage de Cicéron fur l'avantage des Lettres dans fon Oraifon pour le Poète Archias; & on croira cet avantage prouvé fans réplique ; car que répondre à un paffage de Cicéron?

49 S apologie

Tel fera infailliblement le langage de tous ceux , qui n'ayant point attaché leur exigence à la culture des Lettres , n'y cherchent & n'y trouvent qu'un delarTement fans prétention , peu fait pour amener le dégoût 6c pour éveiller l'envie.

Il n'en fera pas tout-à-fait de même , fi nous interrogeons ceux qui ont em- braifé l'Étude par choix , par état , par le defir de la considération 6c Peftime ; car c'eft un prix auquel les gens de Lettres afpirent , ils mentent quand ils afFe&ent de le dédaigner. Mais deman- dons à la plupart d'entr'eux quel fruit ils ont tiré de leurs veilles ? Leur ré- ponfe peu confolante nous apprendra, que pour connoître les inconvéniens fecrets d'une profeiïion , il faut s'adref- fer à ceux qui l'exercent, Se non pas à ceux qui ne font que s'en amufer.

L'expérience l'a dit long-tems avant Horace : on ne fe trouve heureux qu'à j la place des autres , & jamais à lafienne; le feul avantage que donnent les lu- mières , fi c'en eft un , efl de n'envier l'état de perfonne, fans en être plus content du fien.

N'imaginons pourtant pas , car il ne

de r Etude, 499

faut point s'exagérer {es propres maux y que le bonheur foit incompatible avec la culture des Lettres. Dans cet état comme dans les autres quelques pré- deftinés échappent à la loi commune; chacun fe flatte qu'il fera le prédes- tiné : fans cela , il faudroit être imbé- cille pour ne pas brûler {es livres, à commencer par ceux qu'on pourroit avoir faits. Mais la même Providence , qui femble avoir attaché le bonheur à la médiocrité du rang &C de la fortune , femble aufîi l'avoir attaché de même à la médiocrité des talens, apparemment pour nous guérir de l'ambition en tout genre. Cette médiocrité contente & tranquille, qui nourrit doucement l'a- mour-propre , fans effrayer celui de per- fonne , qui permet de fe croire quelque choie fans trop de vanité , &c aux au- tres de nous compter pour rien fans trop d'injufîice , cette médiocrité d'or , pour appliquer ici une belle expreffion d'Horace , fait jouir ceux qui Pont en partage d'une félicité obfcure, & par-là même plus aflurée 6c plus durable. On peut comparer les talens médiocres à ce qu'on appelle dans l'État la Bour- geoise aifée , c'eft-à-dire à la clafie de

500 apologie

Citoyens la moins enviée &c la plus

paifible.

C'eft principalement de cette partie des gens de Lettres que nous devons prévenir les reproches. Comme ils jouirTent à leur aife , en fait de réputa- tion , d'une fortune bornée , mais très- ïirffifante pour eux ,& que perfonne ne leur difpute , ils fe piquent , entr'autres qualités , d'un grand zèle patriotique pour la Littérature ; car le Patriotiime dans les âmes vulgaires (je ne dis pas dans les grandes âmes ) n'efl guère que le fentiment de fon bien-être, Ô£ la crainte de le voir troubler.

Quel mal vous ont fait les gens de Lettres me diront ces zélés Citoyens , pour vouloir les dégoûter de leur état ? Digne imitateur de ce Poète , qui exhor- tait les Romains à jetter dans la mer tout leur argent pour être parfaitement heureux, venez- vous nous confeiller, pour être plus heureux aufîi , de met- tre le feu à nos Bibliothèques ? N'excep- terez-vous pas au moins de cette pros- cription générale, cinq ou fix PhiLofophes modernes , & par conféquent privilé- giés ? Ne peut -on pas même efpérer que leurs ouvrages, difperfés dans la

de V Etude. 501

foule des autres livres , obtiendront grâce pour le refte , comme autrefois un Patriarche demandoit grâce pour une ville coupable en faveur de quel- ques Juit.es?

On ne peut répondre qu'en riant à de pareilles déclamations. Si c'eft fe montrer l'ennemi des gens de Lettres, que de leur parler avec intérêt des pei- nes de leur état , ceux qui prendroient fi légèrement l'alarme pour nous accu- fer, pourroient faire le procès fans le favoir, à leurs meilleurs amis. En efFet, s'ils trouvoient aujourd'hui dans un livre fans nom d'Auteur, que les Let- tres ne guèrifjent de rien , ocelles ne nous apprennent point à vivre, mais a difputcr; que la raifon eji un mauvais préjent fait à l'homme; que depuis que les Savans ont paru, on ne voit plus de gens de bien; ils ne manqueroient pas d'attribuer cette fatyre de i'efprit & des talens à quel- que dcclamaîeur moderne , ami des pa- radoxes &£ des fophifmes ; l'Antiquité , diront- ils , étoit trop fage pour pen- fer de la forte &c encore moins pour l'écrire. C'eit-là pourtant ce qu'ont dit & répété , Socrate , Séneque , Cicéron même , 6c après eux Montagne &; cent

502 Apologie

autres. Que conclure de ces traits lan- cés contre les Lettres par ceux qu'elles ont le plus occupés 6c le plus illuilrés , & qui même en ont parlé ailleurs avec tant d'éloges ? Rien autre chofe , finon que la paillon de l'Étude , ainfi que toutes les autres , a fes milans d'hu- meur & de dégoût , comme fes mo- mens de plaifir 6c d'enivrement ; que dans ce combat du plaifir & du dégoût , le plaifir eft apparemment le plus fort , puifqu'en décriant les Lettres on con- tinue à s'y livrer; 6c que les Mufes font pour ceux qu'elles favorifent une maîtrefTe aimable 6c capricieufe , dont on fe plaint quelquefois , 6c à laquelle on revient toujours.

On a dans ces derniers tems attaqué la caufe des Lettres avec de la rhétori- que, on l'a défendue avec des lieux com- muns : on ne pouvoit , ce me femble , îa plaider comme elle le mérite , qu'en la décompofant , en l'envifageant par toutes fes faces , en y appliquant en un mot la diale clique 6c l'analyfe : par malheur la dialectique fatigue , les lieux communs ennuient , & la rhétorique ne prouve rien ; c'eft. le moyen que la queftion ne foit pas fi-tôt décidée. Le

de l'Etude. 503

parti le plus raifonnable feroit peut-être de comparer les fciences aux alimens , qui également nécefiaires à tous les peu- ples &c à tous les hommes , ne leur con- viennent pourtant ni au même degré ni de la même manière. Mais cette vérité trop (impie n'eût pas produit des livres. Quoi qu'il en (bit, ceux qui ont dé- crié la culture de l'efprit comme un grand mal , deiiroient apparemment que leur zèle ne fût pas fans fruit, car ce feroit perdre des paroles que de prêcher contre un abus qu'on n'efpere pas de détruire : or dans cette perfualion je m'étonne qu'ils aient cru porter aux Lettres la plus mortelle atteinte , en leur attribuant la dépravation des mœurs. Suppofons pour un moment cette im- putation auîfi fondée qu'elle efl injuf- te ; fi les gens de Lettres font en effet coupables du défordre dont on les accu- fe , n'a-t-on pas s'attendre qu'ils en foutiendroient tranquillement le repro- che ? La peinture du mal pourra-t-elle les trouver fenfibles , lorfque le mal même les touche fi peu? ils continue- ront à éclairer & à pervertir le genre humain. Mais fi on avoit , comme je le fuppofe , un defir fincere de les con-

504 Apologie

vertir en les effrayant , on pouvoit ,' ce me iemble , faire agir un intérêt plus piaffant Se plus fur , celui de leur vanité & de leur amour-propre ; les repré- fenter courant fans ceffe après des chi- mères ou des chagrins ; leur montrer d'une part le néant des connoifTances humaines , la futilité de quelques-unes, l'incertitude de prefque toutes; de l'au- tre la haine 6c l'envie pourfuivant jus- qu'au tombeau les Ecrivains célèbres , honorés après leur mort , comme les premiers des hommes, & traités com- me les derniers pendant leur vie ; Ho- mère & Milton pauvres & malheureux ; Ariftote êc Defcartes fuyant la perfé- cution ; le TafTe mourant fans avoir joui de fa gloire; Corneille dégoûté du Théâtre , ck n'y rentrant que pour s'y traîner avec de nouveaux dégoûts ; Ra- cine défefpéré par (es critiques; Qui- nault viclime de la fatyre ; tous enfin fe reprochant d'avoir perdu leur repos pour courir après la renommée. Voilà, pourroit-on dire aux jeunes Littérateurs, le fort qui vous attend fi vous reffem- blez à ces grands hommes. Peut-être après la leclure d'un pareil livre , feroit- oa tenté de fermer pour jamais les

fiens.

de f Etude. 505

jîens, comme on alloit fe tuer autrefois au fortir de l'école de ce Philofophe

mélancolique , qui décrioit la vie au point d'en dégoûter lés auditeurs, Se qui gardoit pour lui le courage de ne fc pas tuer.

Il efl vrai que dans ce trifre &: ef- frayant tableau , oii l'on traceroit avec les couleurs de l'éloquence les mal- heurs efiuyés par les gens de Lettres y il faudroit bien fe garder, pour ne pas manquer fon but , d'y oppofer les mar- ques d'honneur , de confidération & d'eflime que les talens ont reçus tant de fois. Mais l'éloquence n'en ufe pas au- trement ; elle ne peint jamais que de profil.

La raifon l'admire fans lui céder; elle s'en amufe & s'en défie. Eclairés par cette raifon froide, mais équitable, écou- tons-la dans le filence. Envifageons d'abord l'Etude en elle-même , <k bor- nons-nous dans cet écrit à quelques réflexions moitié trilles , moitié confo- îantes , fur les dégoûts qu'on y éprou- ve , &: fur les relfources qu'on peut y trouver.

LaparefTe elt naturelle à l'homme. On objectera au'il efl condamné autra- Tome F. * Y

506 Apologie

vail ; mais puifqu'il y eft condamné , ce n'étoit donc pas fa première destina- tion. Semblable à un pendule qu'une force étrangère a tiré de ion repos , il tend à y revenir fans cefTe. Mais , pour fuivre la comparaifon , ce même pen- dule , une fois éloigné de fa Situation naturelle , y retombe mille fois fans, s'y arrêter , juiqu'à ce que fon mouvement, ralenti peu-à-peu par le frottement 6c par la réfiitance , foit enfin totalement détruit. Il en efcde même de l'homme; fans ceffe le penchant le ramené au repos , 6c fans ceffe l'agitation que fes defirs lui ont imprimée , l'en fait fortir pour le chercher encore 9 jufqu'à ce que ion ame , ufée peu-à-peu par ces defirs mêmes , 6c par la réiiftance qu'elle a éprouvée pour les fatisfaire , jouiffe enfin d'une triffe 6z tardive tran- quillité. Nous portons deux hommes en nous , un naturel 6c un faQjce. Le premier ne connoît d'autres befoins que les befoins phyfiques , d'autres plaifirs que celui de les contenter, & de végéter enfuite fans {rouble , fans parlions , & fans ennui. L'homme fac- tice au contraire a mille befoins d'inili- tution, 6c pour ainii dire métaphyfi-

de r Etude. y 07

ques ; ouvrage de la fociété , de l'édu- cation , des préjugés , de l'habitude , de l'inégalité des rangs. Si l'état dont nous jouirions parmi nos fembiables nous meta portée de fatisfaire Tans au- cun travail les befoins phyfiques & réels , les befoins fa&iccs 6c métaphy- siques viennent s'offrir alors comme un. aliment nécefTaire à nos defirs , par conféquent à notre exiftence. Or de ces befoins imaginaires , fouvent plus impérieux que les befoins naturels , le plus univerfel & le plus preffant efl celui de dominer fur les autres , foit par la dépendance 011 ils font de nous , foit par les lumières qu'ils en reçoivent. Chacun fongeant donc également & à fe tirer de lui-même , & à taire délirer aux autres d'être à fa place, celui-ci afpire aux grandes richelTes , celui-là aux grands honneurs ; un troiheme efpere trouver dans le fein de la médi- tation &c de la retraite un bonheur plus facile & plus pur. Ainfi tandis que la plus grande partie des hommes , con- damnée aux lueurs &: à la fatigue , en- vie l'oifiveté de fes fembiables , <k la reproche à la nature , ceux-ci fe tour- mentent par les parlions, ou fe àziïé-

Y il

50S Apologie

chent par l'étude , & l'ennui dévore le

refte.

Pénétrons dans un de ces afyles, con- facrés par le Philofophe à la folitude & aux réflexions. Interrogeons -le au milieu de fes méditations de fes li- vres ; fâchons de lui s'il eft heureux , &: offrons -lui , s'il eft porlible , les moyens de l'être.

Vous voyez , me difoit il n'y a pas long-tems un Savant célèbre , cette Bibliothèque immenfe que j'habite. Que de biens à la fois, ai -je dit en y en- trant , comme cet animal affamé de la Fable ? Que de moyens d'être heureux fans avoir befoin de perfonne ? J'ai paffé mes plus belles années à épuifer cette vafle colleftion ; que m'a -t- elle appris ? L'Hiftoire ne m'a offert qu'in- certitude ; la Phyfique que ténèbres ; la Morale que vérités communes , ou paradoxes dangereux ; la Métaphyfique que vaines fubtilités. Après trente ans d'étude , vous me demanderiez en vain pourquoi une pierre tombe , pourquoi je remue la main , pourquoi j'ai la fa- culré de penfer & de fentir. Sans des lumières fupérieures à la raifon , qui ont fervi plus d'une fois à confoler

de P Etude. 509

mon ignorance , aucun livre n'auroit pu m'apprendre ce que je fuis, d'où je viens tk 011 je dois aller ; &: je dirois de moi-même , jette comme au hazard dans cet univers , ce que le Doge de Gènes difoit de Verfailles ; ce qui mi- tonne le plus ici , cejl de ni y voir.

Rebuté des livres qui promettent l'initruclion , & qui tiennent fi mal ce qu'ils promettent , les ouvrages de pur agrément fembloient me préparer quel- ques relTources ; nouvelle erreur. Je n'ai trouvé dans la foule des Orateurs que déclamations; dans la multitude des Poètes que penfées faillies ou commu- nes , exprimées avec effort & avec ap- pareil ; dans la nuée des Romans que fauffes peintures du monde & des hom- mes. Les parlions que ces derniers ou- vrages prétendent nous développer , paroiffent bien froides à un cœurinac- ceffible aux paillons , & peut-être plus froides encore quand on en a une ; quelle diftance on trouve alors entre ce qu'on lit ce qu'on fent ?

Il m'efl revenu dans l'efprit , après tant de ledures inutiles & fatigantes , qu'il y avoit des livres qu'on appelle Journaux , deflinés à recueillir ce qui!

Yii,

510 Jpologie

y a de meilleur dans les autres. J'aurois bien dû, me dis-;e à moi-même, com- mencer par ces livres-là ; ils m'auroient épargné bien du dégoût & de la peine. J'ai donc ouvert un des deux cent Jour- naux qu'on imprime tous les mois en Europe : ce Journal faifoit un grand éloge d'un livre nouveau qui ne m'étoit pas connu ; fur la parole du Journalise je me fuis empreflé de lire ce Livre y qui m'eïï tombé des mains dès les pre- mières pages. Alors , par curiofité feu- lement, car je ne pouvois plus m'en fier aux Journaux , j'ai voulu voir ce que les autres Journalifres difoient de cet ouvrage , û célébré par leur con- frère , & fi peu digne de l'être. Il étoit loué par les uns , déchiré par les au- tres ; mais par malheur ceux qui lui rendoient juft.ice , louoient d'autres ou- vrages que j'avois lu , & qui ne va- loient pas mieux ;. j'ai vu qu'il n'y avoit rien à apprendre dans la leclure des Journaux, finon que le Journalifle eu l'ami ou l'ennemi de celui dont il parle , & cela ne m'a pas paru fort intérefTant à favoir.

On dit que la Bibliothèque d'Alexan- drie avoit cette infçriptioa fafhiçufe,

de V Etude. 5 1 1

h Tréfor des remèdes de VAmc ; mais ie Tréfor des remèdes de Pâme ne me paroît pas plus riche que tant de varies Pharmacopées , qui annoncent des remèdes pour tous les maux du corps , & qui guérifTent fort peu de maladies.

J'avouerai cependant , car il faut être jufie , que dans ces archives de frivo- lité , d'erreurs & d'ennui, j'ai distingué quelques Hiitoriens Philoibphes , quel- ques Phyfîciens qui lavent douter , quel- ques Poètes qui joignent le ientiment à l'image , quelques Orateurs qui unif- fent le raisonnement à l'éloquence ; mais le nombre en efî. trop petit, trop étouffé par le refte , pour me réconci- lier avec cette vafte collection de livres : je la compare à ces truies maifons , deflinees à renfermer des infenfés ou des imbécilles , avec quelques gens rai- fonnables qui les gardent , 6c qui ne fiiffifent pas pour embellir un pareil féjour.

Las de m'ennuyer des penfées des autres , j'ai voulu leur donner les mien- nes ; mais je puis me flatter de leur avoir rendu tout l'ennui que j'avoisreçu d'eux.

Yiv

5 1 2 Apologiz

L'Hiftoire a été mon coup d'eflai: j'en ai fait une je m'exprimois libre- ment fur des perfonnes redoutables : car on m'a voit afiuré , que les traits hardis étoient un moyen fur de p aire, Ces traits m'ont fait des ennemis cruels de ceux qui en étoient l'objet. J'ai été traité d'Ecrivain dangereux par les in- téreffés, 6c d'étourdi par les indifférens ; les critiques m'ont afTailîi de toutes parts ; ck au lieu d'un peu de fumée fur quoi je comptois , je n'ai recueilli que des chagrins 6c des ridicules.

Le Public, me fuis -je dit pour me confoler, le Public en perfonne me ven- gera; je me préfenterai à lui fur la Scène Dramatique pour y être couronné par fes mains. Plein de cette confiance , 6c d'une étude profonde des règles du Théâtre , j'ai fait une Tragédie , elle a été fiflée ; une Comédie , elle n'a pas été jufqu'à la fin.

C'eft le propre des malheurs de ra- mener à la Philofophie, comme le joueur qui a tout perdu revient à fa maitrelîe ; cette Philofophie , qui pré- tend nous dédommager de tout , m'ou- vroit ks bras 6c me refloit pour afyïe,

de l'Etude. 513

J'écrivis , le cœur ferré , un long Se trifte ouvrage de Morale , je croyois du moins avoir prêché la vertu la plus pure. Un imbécille avTura que je rédui- ibis tout à la Loi naturelle. Mille plu- mes , & encore plus de clameurs, fe font élevées contre moi, & m'ont tait éprou- ver que la vérité eft comme les enfans , qu'on ne la met point au monde fans douleur.

Ayant ainfi appris à mes dépens, qu'il ne faut montrer aux hommes , ni la vérité hiflorique qui les bleffe , ni la vérité philofophique qui les révolte , mais des vérités froides palpables , qui ne donnent prife ni à la calomnie ni à la fatyre, je me fuis jette dans les feiences exactes , & j'ai fait enfin un Li- vre dont on a dit du bien, mais qui n'a été lu de perfonne. Ce genre de fuccès, pire que toutes mes difgraces , a achevé de me décourager.

Une feule efpece d'Ecrivains m'a paru potléder un bonheur fans trouble; c'eft celle des Compilateurs & Com- mentateurs , laborieufement occupés à expliquer ce qu'ils n'entendent pas , à louer ce qu'ils ne fentent point , ou ce

Y v

514 apologie

qui ne mérite pas d'être loué ; qui pour avoir pâli fur l'antiquité , croient par- ticiper à fa gloire , 6c rougiflént par mode Aie des éloges qu'on lui donne. J'envierois le bien - être dont ils jouif- i'ent , s'il n'étoit pas fondé fur la îbttife &: l'orgueil ; mais ce genre de félicité me paroît trop fade , Se je fens que je ne veux point être heureux à ce prix-là.

Déterminé à fortir pour jamais de ce cabinet je n'aurois jamais entrer, la fociété , à laquelle j'avois renoncé prefque dès mon enfance , fembloit devoir m'ofFrir des reflburces , des plai- firs & des amis. Hélas! les hommes fe font moqués de moi comme les livres , &; j'ai trouvé les vivans pires que les morts. Pour comble d'infortune , je ne fuis plus dans l'âge des pafîions , ni à portée de trouver des reflburces pafla- geres dans celte illufion momentanée 9 il ne me refle plus qu'à être, pour ainfl dire , fpeclateur de mon exiflence fans y prendre part, à voir, fi je puism'ex- primer de la forte , mes trifles jours s'écouler devant moi, comme fi c'étoit les jours d'un autre j ayant reconnu avec

de VEt: 5: 1 <t

le Sage , &c malheureufement trop tard ou trop tôt pour moi, que tout cji vanité; les fens ufés fans en avoir joui, l'efprit afFoibli fans avoir produit rien de bon , & blazé fans avoir rien goûté.

Perfonne , répondis-je à ce détrac- teur de l'étude , n'a plus fujet que vous d'être mécontent, & n'en a moins de fe plaindre. D'abord , que de lectures vous deviez vous épargner , précifé- ment pour être plus inftruit ? Pourquoi 7 par exemple, avez-vous imaginé qu'eu feuilletant , étudiant , compilant des livres de Métaphysique , vous y trou- veriez des lumières fur tant de quel- tions , moitié creufes , moitié fublimes, recueil éternel de tous les Philofophes parlés , préfens & futurs ? En repliant votre eiprit fur lui-même , fans avoir befoin d'interroger celui des autres , vous auriez fenti qu'en Métaphyfique ce qu'on ne. peut pas s'apprendre par fes propres réflexions , ne s'apprend point par la lecture; & que ce qui ne peut pas être rendu clair pour les efprits les plus communs , efl obfcur pour les plus profonds.

C'étoit de même en fondant votre

Yvj

5 1 6 .Apologie

cœur, &z non dans les fubtilités des So- phiftes \ que vous deviez étudier la Mo- rale ; malheur à qui a befoin de lire des livres pour être honnête homme.

Vous voyez déjà , qu'au milieu de cette vafle Bibliothèque , vous auriez Couvent vous écrier, à l'exemple de ce Philofophe qui parcouroit un pa- lais rempli de meubles inutiles & fas- tueux , que de chofes dont je ri ai que

/•

aire

Les ouvrages de Phyfique vous of- froient une multitude de faits certains , &C de raiionnemens bazardés ; vous avez négligé les faits pour courir après les raifonnemens ; devez - vous être étonné d'avoir fi peu appris? En fui- vant une route contraire , cette étude auroit été pour vous une fource inta- riffable de plaifir & d'inflrucHon ; vous y auriez admiré les reffources de la na- ture , celles de tant de grands génies , foit pour la forcer à fe découvrir, foit pour la mettre en œuvre dans les difre- rens Arts , monumens admirables & ians nombre de l'induftrie des hommes, foit enfin pour appercevoir la liaifon &: l'analogie des phénomènes dont vous

de F Etude. 517

vous plaignez d'ignorer les premières caufes. Souffrez que l'Etre fuprême ne levé pour vous qu'un coin du voile. Vos regards alloient le perdre fur des objets placés trop loin de vous ; rame- nez-les fur tant de merveilles qui vous environnent , & que vous n'avez pas voulu voir ; &: l'efprit humain vous étonnera également par fon étendue 6k par les bornes.

Votre mépris pour l'érudition eu très-injufte. C'eft elle qui nourrit &: fait vivre toutes les autres parties de la Littérature , depuis le bel efprit jus- qu'au Philofophe ; il faut l'encourager par les mêmes principes qui dans un Etat bien policé font encourager les cultivateurs.

Peut être auriez-vous raifon de vous plaindre de l'incertitude de l'Hiftoire , li elle ne devoit pas être autre chofe pour un Philofophe que la connoifîan- ce aride des faits. Sans doute elle ne dit pas toujours la vérité; mais elle ne la dit encore que trop pour le principal objet que vous deviez vous propofer dans cette leâure , celui de connoître les hommes. Vous n'auriez pas été furpris

5 1 8 Apologie

en fortant de votre iolitude de les trou- ver tels qu'ils font ; 6c vous auriez ap- pris à en aimer quelques-uns , à fuir le relie , &C à les craindre tous.

Les Journaux , j'en conviens , difent encore moins vrai que l'Hiftoire; mais foyez équitable; n'avez-vous jamais rien donné dans vos écrits à l'amitié 9 à la reconnoifîance , à l'intérêt , peut- être même à la haine ? Pourquoi exiger plus de perfe&ion dans les autres ?

Vous êtes excufable d'avoir efTayé de lire à la fois tant de Poètes , d'Ora- teurs , & de Romans ; mais non pas de les avoir lus jufqu'au bout; vos pre- mières le&ures en ce genre auroient vous perfuader, que les vrais ouvra- ges d'agrément font aiuTi rares que les gens vraiment aimables. Tant pis pour vous cependant, fi Corneille & Bofiuet ne vous ont pas élevé l'ame , fi Racine ne vous a pas arraché des larmes , û Molière ne vous a paru le plus grand peintre du cœur humain , fi vous ne lavez pas Quinault & la Fontaine par cœur. Je ne parie pas des Anciens leurs maures, qu'il ne faut pourtant pas tou- jours louer , quoiqu'ils foient morts ; ni

de l'Etude. 519

des vivans leurs difciples , qu'il faut la- voir louer quelquefois, quoiqu'ils foient vivans.

Malheureux dans vos le&ures par votre faute, vous deviez vous attendre à Têtre de même dans vos ouvrages. Vous avez voulu faire une Tragédie, 6c vous ignorez les pallions ; une Comé- die , 6c vous ignorez le monde ; une Hifloire , 6c vous ne favez pas que lorfqu'on écrit THilloire de fon tems,il faut fe refoudre à palier pour fatyrique ou pour flatteur , 6c par conféquent le préparer d'avance à la haine ou au mépris.

Vous vous plaignez des critiques; mais lavez-vous que fe faire imprimer , efl une manière tacite 6c modefle d'an- noncer aux autres hommes , fou vent très-mal à propos , qu'on croit avoir plus d'efprit qu'eux; 6c deviez- vous vous flatter de ne point effuyer là- deflus de contradiction ? Si la critique efl julle 6c pleine d'égards , vous lui devez des remercimens 6c de la défé- rence ; fi elle efl julle fans égards , de la déférence fans remercimens; ii elle efl outrageante 6c injurie , le filence 6c l'oubli

5 10 Apologie

Je ne doute point qu'on n'ait été très-peu équitable fur l'ouvrage de Phi- losophie que vous avez mis au jour ; mais le premier fruit de la Philofophie doit être de s'attendre à l'injuftice , 6c de la pardonner d'avance , fans la braver 6c fans la craindre.

C'eft à tort que vous vous affligez d'avoir eu dans les feiences exactes des éloges &l peu de lecteurs. Dans ces feiences on n'a befoin de perfonne pour fe juger : dans les matières de goût on n'eft vraiment apprécié que par le juge- ment public. Dans le premier cas on efl payé par fes propres mains , dans le le- cond on ne peut l'être que par les mains des autres ; d'un côté plus d'éclat, mais plus de danger ; de l'autre une fortune moins brillante , mais plus fûre ; prenez votre parti, & choimTez.

Concluez en attendant, qu'avec du choix dans fes études , & de l'équité en- vers lui-même &c envers les autres , l'homme de Lettres peut être auffi heu- reux dans fon état que le permet la condition humaine. Vous l'eufïiez en- core été davantage , fi vous aviez fu en- tremêler à propos la foUtude ôc la fo-

de P Etude. 521

ciété , l'étude & les plaifirs honnêtes : par-là vous eurîiez fenti & goûté toute votre exifïence , dont vous n'avez joui qu'à moitié. Une partie de votre ame fe rafiafioit jufqu'au dégoût , tandis que l'autre périffoit d'inanition; vous auriez preflentir, qu'un plaifir unique , au- quel on fe livre fans réferve , eft trop fûjet à s'ufer , & que le bonheur eu comme l'aifance , qui fe conferve par l'œconomie.

Il fe peut faire , me répondit le Phi- lofophe , que j'aie en effet à m'aceufer moi-même ; mais n'ai- je pas encore plus à me plaindre des autres ? Et là- deffus il s'emporta en fatyres contre les Gens de Lettres , en invectives contre les Protecteurs , & en déclama- tions contre le Public , dont il parla avec allez peu d'équité , & avec en- core moins de refpeéL J'excufai les Gens de Lettres , je palTai condamna- tion fur les Protecteurs, &C je défendis le Public.

Peut-être oferai-je l'entretenir dans un autre moment de la fuite de cette converfation ; aujourd'hui je craindrois trop de le fatiguer en le juftifïant , me-

521 Apologie de P Etude,

me contre des imputations graves & peu refpeclueufes ; la manière la plus criante de lui manquer de refpecl: eu de l'ennuyer ? & c'eft pour cela que je finis.

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4

SUR

L'HARMONIE DES LANGUES,

ET SUR

LA LATINITÉ

DES MODERNES.

5M

Sîs^vift ^< n£A ^>è# ^ïy-^î ^4^>i^ ïâ

5C/R L'HARMONIE DES LANGUES,

£*r en particulier fur celle qu'on croit fentir dans les Langues mortes ; & à cette occafion fur la Latinité des Modernes.

ï^=fjëN entend tous les jours des || O 1 Gens de Lettres fe récrier fur g£=4S l'harmonie de la Langue Grec- que & de la Langue Latine , & fur la fupériorité qu'elles ont à cet égard au- deïîlis des Langues modernes , fans compter d'autres avantages encore plus grands , qui tiennent à la nature & au génie de ces Langues. L'admiration pour l'harmonie des Langues mortes & fa- vantes , fe remarque fur-tout dans ceux qui ayant mis beaucoup de tems à les étudier , fe flattent de les bien favoir , &C les favent en effet aufïi-bien qu'on peut favoir une Langue morte , c'èfl- à-dire très-mal.

526 Sur r Harmonie

Cet enthoufiafme , qui n'en1 pas tou- jours d'aum* bonne foi qu'il le paroît , a la fource daos un amour propre aiïez pardonnable. On s'eft donné bien de la peine pour étudier une langue difficile, on ne veut pas avoir perdu fon teins , on veut même paroître aux yeux des autres récompenfé avec ufure des pei- nes qu'on a priies , & on leur dit avec un froid tranfport ^ ah! Ji vous favie^ le Grec !

Ceux qui favent ou croient favoir l'Hébreu , l'Arabe , le Syriaque , le Cophte ou Copte , le Perfan , le Chi- nois, &c. penfent & parlent de même, &C par les mêmes raifons. La Langue qu'ils ont apprife eu toujours la plus belle , la plus riche, la plus harmonieufe, à- peu-près comme les hommes en place font toujours pour leur protégé des hommes fupérieurs. Mais le degré de valeur d'un homme en place étant expofé au grand jour , les louanges qu'on lui donne , s'il en eft indigne , font honteufement démenties par le Public ; au lieu que les Langues qu'on appelle favantes étant prefque abfolu- ment ignorées , leurs Panégyriftes ne craignent guère d'être contredits. Ils

des Langues, 517

ne pourroient l'être que par des hom- mes qui ont le même intérêt qu'eux à prôner l'objet de leur étude &c de leur culte.

Les Latiniftes & les Grkijies moder- nes ne font pas tout-à-fait aum* à leur aife. Comme beaucoup d'autres qu'eux ont au moins une teinture du Grec , & une connoiffance aflez raisonnable du Latin , il eft aifé de les embarrafTer fur ce qui fait le fujet de leurs excla- mations.

On leur dit , par exemple : les Fran- çois , les Anglois , les Allemands , les Italiens prononcent le Latin très-diffé- remment les uns cjes autres , jufques- qu'à peine s'entendent - ils en le prononçant, & qu'à peine croient -ils parler la même Langue ; tous y. trou- vent pourtant de l'harmonie ; tous en- femble peuvent-ils être de bonne foi, puifque ce n'efî pas proprement la mime Langue qu'ils prononcent? &c ne s'enmit-il pas de -là que cette pré- tendue harmonie , que les Latiniiles modernes exaltent fi fort, e(l du moins autant dans leur imagination que dans leurs oreilles ?

Pour décider cette queilion , autant

528 Sur F Harmonie

du moins que nous fommes à portée de la décider , il faut d'abord fixer ce qu'on entend ou ce qu'on doit enten- dre par l'harmonie d'une Langue ; il faut examiner enfuite , en quoi peut confif- ter par rapport à nous l'harmonie des Langues mortes , ôc fur-tout de la Lan- gue Latine , qui de toutes les Langues mortes nous eit la plus familière & la plus connue.

Obfervons d'abord , que ce qu'on ap- pelle harmonie d'une Langue devroit plutôt s'appeller mélodie. Car V' harmonie eit proprement le plailir qui réfulte de plufieurs fons qu'on entend à la fois , la mélodie effc celui qui réfulte de plu- lieurs fons qu'on entend fucceiîive- ment ; or ce qu'on appelle harmonie d'une Langue , eft le plaifir qui réfulte de la fuite des fons dans un difours fait en cette Langue ; on feroit donc mieux de donner à ce plaifir le nom de mélo- die. Mais n'importe , iervons-nous des termes ufités , après y avoir attaché l'idée précife qui leur convient.

Pour bien analyfer le plaifir qui ré- fulte d'une fuite de fons , il faut décom- pofer cette fuite de fons dans fes par- ties ôc fes élémens. Or les phraies font

compofées

des Langues, 529

composes de mots 6c les mots de fyl- labes. Commençons donc par les fyl- labes. Celles-ci font formées , ou de fim- ples voyelles , ou de confonnes unies avec les voyelles. Or parmi les voyelles &: les confonnes , il y en a de plus ou de moins faciles à prononcer, de plus Ou de moins fourdcs , de plus ou de moins rudes ; 6c c'eft la combinaifon de ces confonnes 6c de ces voyelles qui fait qu'une fyllabe eft plu» ou moins douce , plus ou moins rude , plus ou moins fourde. De plus , comme il y a des fyllabes qu'on prononce plus ou moins aifément , il y a aufli des fuites de fyllabes qu'on prononce plus ou moins aifément que d'autres. Une fyl- labe fe prononce d'autant plus aifément ou plus difficilement à la fuite d'une au- tre , que l'organe doit conferver plus ou moins la difpofition qu'il a pren- dre pour prononcer la première : fur quoi il faut remarquer , que deux con- fonnes de fuite forment chacune une fyllabe , parce qu'il y a toujours nécef- faireinent un e muet entre deux ; 6c comme cet e muet pafTe fort vite 6c ne fe prononce prefque pas , l'organe efl obligé de faire d'autant plus d'effort Tornz F* Z

530 Sur P Harmonie

pour marquer la double conforme. Vox- pourquoi les Langues , comme l'Al- lemand , qui abondent en conibnnes muitipliées à la fuite les unes des au- tres , font plus rudes que d'autres Lan- gues, où cette multiplication de con- fonnes eu. plus rare.

Une Langue qui abonderoit en voyel- les , Se fur- tout en voyelles douces, comme l'Italien , feroit la plus douce de toutes. "Elle ne feroit peut-être pas la plus harmonieufe , parce que la mé- lodie , pour être agréable , doit non- feulement être douce , mais encore être variée. Une Langue quiauroit, comme l'Efpàgnol , un heureux mélange de voyelles & de confonnes douces & fonores , feroit peut-être la plus harmo^ nieufe de toutes les Langues vivantes êc modernes.

La mélodie du difeours a beaucoup de rapport avec la mélodie muficale. Une mélodie qui n'emploiroit que des intervalles diatoniques , feroit languif- fante ; une mélodie qui n'emploiroit que les intervalles les plus confonans , comme la tierce <k la quinte , feroit monotone , infipide , ck: pauvre. îl faut entremêler à propos de plus grands in-i

dis Langues. 53 1

tervalîes , & même des intervalles dif- fonans , pour faire naître le plaifir de l'oreille; plailir qui réfulte de la variété , Se qui n'exifle jamais fans elle. Le dia- tonique & le confonant doivent do- miner dans la mufique ; le dhTonant , le chromatique doivent y être parfemés , mais avec fageile. Par une raifon fem- blable , la Langue la plus harmonieufe fera celle les mots feront le plus entremêlés de fyllabes douces & de fyl- labes fonores , quand même quelques- unes de ces dernières devroient être un peu rudes ; la Langue la plus dure fera celle dans laquelle les fyllabes fourdes ou les fyllabes rudes domineront.

Il efl encore dans une Langue une autre fource d'harmonie ; c'eft celle qui réfulte de l'arrangement des mots. Celle- dépend en partie de la Langue même, en partie de celui qui l'emploie ; au lieu que l'harmonie qui réfulte des mots ifolés dépend de la Langue feule. Il ne dépend pas de moi de changer les mots d'une Langue , il dépend de moi, au moins jufqu'à un certain point , de les difpofer de la manière la plus harmo- nieufe.

Il faut pourtant avouer que les Lan-

jyz Sur r Harmonie

gués fe prêtent plus ou moins à cette difpofition. Plus une Langue a de fyl- labes rudes ou lourdes , plus il faut d'at- tention à celui qui parle ou qui écrit , pour ne pas trop multiplier dans une même phrafe les mots qui renferment ces fortes de fyllabes. Plus une Langue a de fyllabes douces , & moins elle en a de fonores , plus il faut d'attention pour que la mélodie n'en foit pas trop molle , oc pour ainfi dire trop efféminée. Quand une Langue a un mélange heu- reux d'expreffions douces &c d'expref- fions fonores , il en devient plus facile de compofer dans cette Langue des phrafes harmonieufes.

De même une Langue qui permet î'inverfion , & par conséquent l'ar- rangement des mots eft libre jufqu'à un certain point ? donne certainement plus de facilité pour l'harmonie du difcours , qu'une Langue I'inverfion n'eft pas permife ? 6c par conféquent l'arran- gement des mots eft forcé.

Appliquons ces principes à la Langue Latine ; nous ferons étonnés de voir com- bien peu.ils nous feront utiles , pour dé- terminer en quoi peut confifter , par rap- port à nous 9 l'harmonie de cette Langue,

des Langues. 5:35

Nons ignorons absolument comment !es Latins prononçoient la plupart de leurs voyelles , èV de leurs confonnes ; par confequent nous ne pouvons guère juger en quoi confiitoit l'harmonie des mots de leur Langue. Nous avons feu- lement lieu de croire , que l'inverfion leur donnoit plus de facilité qu'à nous pour être harmonieux dans leurs phra- ies ; mais l'efpece d'harmonie qui réfulte des mots pris en eux-mêmes & de la fuite des mots, il faut convenir de bonne foi que nous ne lafentons guère.

Je dis que nous ne la fentons guère. Car je ne nie pas que nous ne puifïïons en fentir quelque chofe ; &: ce fentiment tient fur-tout au mélange plus ou moins heureux des voyelles avec les con- fonnes , foit dans les mots ifolés , foit dans leur enchaînement. Mais dans ce mélange même , combien de nuances doivent nous échapper , attendu notre ignorance de la vraie prononciation ?

Nous favons de plus, que les Latins, &C fur -tout les Grecs , éle voient ou abahToient la voix fur un grand nom- bre de fyllabes ; ce qui devoit nécef- fairement contribuer chez eux à la mé- lodie du difcours ; fur -tout quand ces

Z iij

534 $ur F Harmonie

élévemens ou abanTemens étoien't dif- tribués d'une manière agréable à l'o- reille. Or en prononçant le Latin &: le Grec , nous ne pratiquons point du tout ces élévemens ces abanTemens fuc- cerîifs de la voix , fi familiers &C ri fré- quens chez les Anciens ; autre fource de plaifir perdue pour nous dans l'har- monie des Langues mortes & favantes. Il n'y a , ce me femble , dans les phrafes Latines Se Grecques , qu'une feule efpece d'harmonie qui puifle être fenfible pour nous jufqu'à un certain point. C'eft celle qui réfulte de la pro- portion entre les membres d'une même phrafe & entre le nombre des fyllabes qui compofent chaque membre. C'erl: à quoi, ce me femble , fe réduit prefque uniquement le plaifir de l'harmonie que les phrafes de Cicéron nous font éprou- ver ; plailir qui ne me paroît pas tout- à-fait chimérique, fur-tout quand on compare les phrafes de cet Orateur à d'autres , par exemple , au ftyle heurté 6c coupé de Tacite & de Seneque.

A cette fource principale du plaifir , réel ou fuppofé , que nous procure l'harmonie latine , on peut encore en ajouter une féconde , mais à la vérité

des Langues, 535

beaucoup plus légère <k plus imparfaite. C'en1 la différence des longues & des brèves , plus ifenfible dans cette Langue que dans la notre , &c peut-être que dans toutes les Langues modernes , qui cependant ne font pas à beaucoup près dépourvues de profodie. Il faut avouer que très-fouvent en prononçant le La- tin nous eftro pions ces longues & ces brèves ; mais enfin nous en inarquons aulîi quelquefois la différence , &: plus fouvent même que dans notre Langue y quoique nous ayons aufli nos longues &C nos brèves , mais moins fréquentes : car chez les Anciens prefque toutes les fyllabes étoient décidées brèves ou longues , chez nous le plus grand nom- bre n'efl ni long ni bref. Or cette dif- férence marquée des longues & des brèves , doit nous faire trouver dans l'harmonie de la Langue Latine plus de variété que dans la nôtre , & par cela feul plus de plaifir , toutes chofes d'ail- leurs fuppofées égales. Une mufique qui ne feroit formée prefque entière- ment que de fimples blanches ou de fimples noires, feroit certainement plus monotone , & par conféquent moins agréable , que (i dans cette même mu>

Z iv

536 Sur t Harmonie

fique , fans y rien changer d'ailleurs ^ on entre -mêloit avec intelligence &c avec goût les noires &c les blanches, & s'il réfultoit de -là une mefure plus vive , plus marquée , 6c plus variée dans fes parties.

Il eft aifé d'expliquer par les prin- cipes ou plutôt par les faits que nous venons d'établir , pourquoi le Fran- çois, PAnglois , l'Italien , l'Allemand, &c. trouvent tous jufqu'à un certain point de l'harmonie dans la Langue &c dans la Poéfie Latine. Mais il faut con- venir en même tems & par les mêmes principes , que le plaifir que cette har- monie leur caufe eft bien imparfait, bien mutilé^ û on peut s'exprimer ainfi, & bien inférieur au plaifir que les Romains dévoient éprouver en lifant leurs Ora- teurs & leurs Poètes. Ajoutons que ce plaifir même n'eft pas abfoîument fem- blable pour les dirférens peuples mo- dernes ; que tel vers de Virgile doit paroître plus harmonieux à un Fran- çois , tel autre à un Allemand , &c ainfx du reûe ; mais que tout fe compenfe de manière qu'il réfulte en total pour chaque nation le même degré de plai- fir harmonique de la leclure d'une page

des Langues, 537

de Cicéron ou de Virgile. Ce font des Muficiens qui dénaturent tous à-peu- pres également le même air, mais qui le dénaturent différemment , 6c qui en le dénaturant , y confervent en géné- ral 6c à -peu -près la même propor- tion dans la valeur des notes. Il en reluire d'abord pour eux , dans un degré à -peu -près égal 6c femblable , le plaifir qui naît de la mefure ; plai- fir qui eff eniuite modifié différem- ment par la proportion qu'ils mettent entre k s notes dans chaque médire par- ticulière , 6c par la manière différente dont ils appuvent fur ces notes. Mais quelle différence de ce plaifir ejlropiê , fi je puis parler de la forte , à celui que le même air fetoit éprouver, s'il étoit chanté dans le goût & Pefprit qui lui conviennent, 6c fur-tout exécuté par le compofiteur même , 6c devant des audi- teur, bien au fait des fîneffes de Part mu-icaî ? Il arriveroit la même chofe qu'à la mufique Italienne chantée par^ des Etrangers ou par des Italiens. Les Italiens trouvent , 6c avec raifon , que les Etrangers Pécorchent ; un François ou un Anglois qui chantent devant eux leur mufique , leurfont grincer les dents;

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53$ Sur P Harmonie

cependant ces Etrangers , tout en écor- chant la mufique Italienne , y éprouvent un certain degré de plaifir , & même aflez vif pour affecter beaucoup ceux d'entr'eux qui ne font dénués ni de (en- timent ni d'oreille. C'efr. le même corps, animé pour les uns , à demi mort pour les autres , mais confervant encore pour ces derniers des traits frappans de pro- portion & de beauté.

Voilà , je penfe , tout ce qu'on peut dire de raifonnable & d'intelligible , fur l'efpece de plaifir que nous goûtons par l'harmonie des Langues mortes. Mais en favons-nous affez pour diftinguer les nuances , je ne dis pas grofîieres , je dis feulement plus ou moins délicates , qui diftinguent l'harmonie d'un Auteur de celle d'un autre ? Je fais qu'il y a des Au- teurs où nous fentons cette différence d'harmonie jufqu'à un certain point ; que Virgile , par exemple , efl plus har- monieuxpour nous que les Épîtres d'Ho- race ; parce que le choix & la liaifon des mots a plus de douceur 9 de mélodie &c de rondeur dans le premier que dans le fécond. Mais la différence s'évanouit ? ce me femble , prefque entièrement, quand nous comparons l'harmonie de deux

des Langues, jj£

Auteurs qui ont écrit à-peu-près dans le même-genre ; celle, par exemple, de Virgile &c d'Ovide , celle môme de Vir- gile 62 de Lucain. Je ne parle ici que de V harmonie ^ je ne parle point du goucqui différentie ces Auteurs , ik qui étant du refibrt de Pefprit ieul , peut être plus aifément apprétié que le fentiment qui réfulte de la cadence de leurs vers. Je doute beaucoup que nos connohTances puiffent s'élever jufqu'à nous faire fai- iir les nuances d'harmonie dont je parle. Ce doute révoltera vraisemblablement la plupart de nos Latiniftes modernes ; j'en ai pourtant trouvé quelques-uns d'atfez finceres fur ce fujet.

Si nous voulions l'être par rapport à l'harmonie des Langues mortes , nous ferions fouvent le même aveu que fe faifoient réciproquement un François & un Italien , tous deux hommes de goût , d'efprit , ïk fur- tout de bonne foi', qui difcouroient enfembîe fur l'har- monie réciproque de leurs Langues (#). Le premier avouoit au fécond, qu'il ne pouvoit fentir l'harmonie de la Poéfîe Italienne , quoiqu'il en eût lu beaucoup,

( a ) Observations fur l'Italie & fur les Italiens , pax M. Grofky. Tom. III. pag. 213.

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540 Sur F Harmonie

t\ qu'il criitf avoir aflezbienla Langue. J'ai , répondit l'italien , les mêmes plain- tes à me faire à moi-même au (met de la Pôéiie Frmcoife ; je crois favoir aviez bien votre Langue ; j'ai beaucoup lu vos Poètes; cependant les vers de Chape- lain , de Brebeuf , de Racine , de Rouf- feau , de Voltaire , tout cela eft égal à mon oreille , elle n'y fent que de la profe tintée.

Ce difcours m'en rappelle un autre à-peu-près femblabie , que j'ai îbuvent entendu tenir à un Etranger , homme d'eiprit 9 établi en France depuis allez long-tems ; il m'a planeurs fois avoué qu'il ne fentoit pas le mérite de ia Fon- taine. Je n'ai pas eu de peine à le croire ; mais comment veut-on après cela , que j'ajoute foi à l'enthoufiaime d'un Fran- çois , qui s'extafie à la le dure d'Ana- créon ? Qu'on ne m'accnfe point pour cela de vouloir rabaiffer le mérite de ce Poète. Je ne doute pas qu'Anacréon ne fût en effet pour les Grecs un Auteur cha:mant : mais je ne doute pas non plu. que refque tout fon mérite ne foit perdu pour nous , parce que ce mérite coniiitct iùrement prefque en entier dans Filiale heureux qu'il faifoit de fa

des Langues. 541

Langue ; ufage dont la finefie ne fau- roit cire apperçue par des yeux moder- nes. La plupart des Etrangers qui lavent le François, ientent-ils le mérite de nos Chaulons ?

On pourroit , ce me femble , abréger de cette manière bien des difputes lur le mérite des Anciens. Ils font certai- nement nos modèles à beaucoup d'é- gards , ils ont des beautés que nous Ten- tons parfaitement ; mais ils en ont beau- coup qui nous échappent , que leurs contemporains lavoient apprécier, &c lur lefquelles leurs admirateurs moder- nes le récrient fans aucune connoif- fance de caufe. Un Phiîolophe, homme de goût , rira donc Couvent des admira- teurs , fans relpecier moins réellement l'objet de leur admiration , foit par les beautés qu'il y voit réellement , loit par celles qu'il y fuppofe d'après le témoi- gnage unanime iLs contemporains.

Ce que nous venons de dire far l'har- monie des Langues mortes , &t fur le peu de connoif Mnce que nous en avons, conduit naturellement à quelques ré- flexions lur la prétendue belle latinité qu'on admire dans certains modernes. Quoique nous ayons déjà fait connoître

542. Sur la Latinité

en différens endroits de ces Mélanges ce que nous penfons fur ce fujet, il ne fera pas inutile de le traiter un peu plus à fond.

C'eft une chofe n évidente par elle- même , qu'on ne peut jamais écrire que très -imparfaite ment dans une Langue morte , que vraifemblablement cette quefiion n'en feroit pas une , s'il n'y avoit beaucoup de gens intérefTés à fou- tenir le contraire.

Le François eft une Langue vivante , répandue par toute l'Europe ; il y a des François par-tout; les Etrangers vien- nent en foule à Paris ; combien de fe- cours pour s'initruire de cette Langue ? Cependant combien peu d'Etrangers qui l'écrivent avec pureté & avec élé- gance ? Je fuppofe à préfent que la Lan- gue Francoife n'exiftât , comme la Lan- gue Latine , que dans un très-petit nom- bre de bons livres ; je demande fi dans cette fuppofitïon on pourroit fe flatter de la bien favoir ? ck être en état de la bien écrire ?

Il y a même ici une différence au défavantage du Latin ; c'eft que la Lan- gue Francoife eftfans inverfion, au lieu que la Langue Latine en fait un ufage

des Modernes, 54^

prefquê* continuel ; or cette inverfiort avoit fans doute fes lois , fes délica- teffes , fes règles de goût , qu'il nous <eft. impofiible de démêler, ckparconfé- quent d'obferver dans nos écrits latins. Ain fi la Langue Latine a tout au moins une difficulté de plus que la Langue Françoife , pour pouvoir être bien apprife 6k bien parlée.

Mais je veux bien même écarter cette difficulté, quoique très- grande, & je Tôle dire, insurmontable. Je m'en tiens ici à la connohTance de la valeur des mots , de leur lignification précife , de la nature des tours & des phrafes , des circonftances & des genres de ftyle dans lefquels les mots , les tours , les phrafes peuvent être employés ; ck je dis que pour arriver à cette connoif- fance , il faut avoir vu ces mots , ces tours & ces phrafes , maniés & reffajfts 9 fi je puis m 'exprimer ainfi , dans mille occafions différentes ; qu'un petit nom- bre de livres , quand même on les auroit lus vingt fois , efl abfolument infu£ fifant pour cet objet ; qu'on ne fau~ roit y parvenir que par des conversa- tions fréquentes dans la Langue même > par un ufage aflidu , ôc par des réflexions

544 Sur la Latinité

fans nombre , que cet ufage feul peut fuggérer. C'eft en effet de cette feule manière , avec beaucoup de tems , d'é- tude 6c d'exercice , qu'on peut devenir un bon Ecrivain dans fa propre Lan- gue ; en fait même combien il efl rare encore d'y réumY ; &C on veut fe flat- ter de bien écrire dans une Langue morte , pour laquelle on n'a pas la mil- lième partie de ces fe cours ?

Cicéron , dans un endroit des Tufcu- lanes , (*) , a pris la peine de marquer les différentes fignifications des mots deilinés à exprimer la trijleffe. JEgritudo, dit ce grand Orateur , eji opinio recens mali prœjèntis , in quo demltti contrahique animo rectum ejje videatur. JEgritudmi fubjiciuntur , angor , mœror , dolor , lue- tus , œrumna , affliciatio. Angor eji œgri- tuào premens\ mœror, œgritudo jlebilis ; cerumna, œgritudo laboriojk; dolor, œgrï- tudo cruel an s ; affliciatio , œgritudo cum cog'tutione ; luclus , œgritudo ex ejus qui carus fuerit intérim acerbo. Qu'on exa- mine ce pallage avec attention , & qu'on dife en fuite de bonne foi fi on fe leroit douté de toutes ces nuances 9 j&fi'on n'auroit pas été fort embarra.Té

(*) Liv. IV. ch. VII. & VIII.

des Modernes» 54 y

ayant à marquer dans un Di&ionnaire les acceptions précises tfœgritudo , mœ- ror , do/or, angor y lucius , ccrumna , affile- tatio* Si le grand Orateur que nous venons de citer , avoit fait un livre de fynonymes latins, comme l'Abbé Girard en a fait un de fynonymes françois , &: que cet ouvrage vînt à tomber tout à coup au milieu d'un cercle de Lati- nises modernes , j'imagine qu'il les rendroit un peu confus fur ce qu'ils croyoient fi bien favoir. On pourroit encore le prouver par d'autres exem- ples , tirés de Cicéron même ; mais celui que nous venons de citer nous paroît plus que fumYant.

Dtfpréaux , quoique lié avec beau- coup de Poètes Latins de fon tems 5 fentoit bien le ridicule de vouloir écrire dans une Langue morte. Il avoit fait ou projette fur ce fujet une efpece de dia- logue , qu'il n'ofa publier , de peur de défobliger deux ou trois Régens , qui avoient pris la peine de mettre en vers Latins l'Ode que ce Poète avoit fait en mauvais vers François fur la prife de Namur ; mais depuis fa mort on a pu- blié & imprimé dans fes (Euvres une efquifle de ce dialogue. Il y introduit

546 Sur la Lakinitè

Horace , qui veut parler François , &C , qui pis efl , faire des vers en cette Lan- gue , & qui fe fait fifîl?r par le ridicule des exprefïions dont il fe fert fans pou- voir le fentir. Je fais tout cela fur l'ex- trémité du doigt , pour dire fur le bout du doigt ; la Cité de Paris pour la Ville de Paris , le Pont nouveau pour le Pont- neuf \ un homme grand pour un grand homme , amaffer de l'arène pour ramaffer du fable, Se ainfi durefle. J'ignore quelle réponfe oppoferont à Defpréaux ceux que nous combattons dans cet Ecrit; car Defpréaux eit pour eux une grande autorité , ne fût-ce que parce qu'il eu. mort.

M. de Voltaire ? dont l'autorité, quoi- qu'il foit vivant , vaut pour le moins celle de Boileau en matière de goût , penfe abfolument de même. Voici com- me il s'exprime en parlant d'un célè- bre Poëte Latin moderne : « il réuiîit » auprès de ceux qui croyent qu'on peut » faire de bons vers Latins , 6c qui » penfe nt que des Etrangers peuvent » refîuiciter le fiecle d'Augufle dans une » Langue qu'ils ne peuvent pas même, » prononcer. In fylvam ne ligna feras ». Le témoignage de ce grand Poëte eil

des Modernes. ^"f

d'autant moins fufpec~t en cette matière y qu'il a fait lui-même en s'amufant quel- ques vers Latins , aufli bons , ce me femble , que ceux d'aucun moderne ; témoins ces deux -ci , qu'il a mis à la tète d'une differtation fur le feu ;

Ignis ubique latet , naturam amplcflitur oinnem 9 Cunfta parit , rénovât , dividlt } unit , alit.

Je ne crois pas qu'on puifTe renfermer plus de chofes en moins de mots ; 6c ce n'efïpas d'ordinaire le talent de nos Poètes Latins modernes les plus van- tés. Heureufement pour notre Littéra- ture , M. de Voltaire a fait de ce talent un meilleur ufage , que de l'emprifon- ner dans une Langue étrangère ; il a mieux aimé être le modèle des Poètes François de notre fiecle , 6c le rival de ceux du précédent , que l'imitateur équivoque de Lucrèce 6c de Virgile.

Mais 9 dira-t-on , vous ne pouvez difconvenir au moins qu'un Ecrivain qui n'emploiroit dans fes ouvrages que des phrafes entières tirées des bons Auteurs Latins , n'écrivît bien en cette Langue. Premièrement, eft-il pofîibîe qu'on n'emploie abfolument dans un

548 Sur la Latinité

ouvrage Latin moderne , que des phra- fes empruntées d'ailleurs , fans être obligé d'y mêler du moins quelque choie du fien , qui fera capable de tout gâter? En fécond lieu, je fuppofe qu'on n'emploie en effet que de pareilles phra- fes ; &c je nie qu'on puiife encore fe flat- ter de bien écrire en Latin. En effet le vrai mérite d'un Ecrivain eu d'avoir un ftyle qui foit à lui ; le mérite au con- traire d'un Latinise tel qu'on le fup- pofe , feroit d'avoir un fïyle qui ne lui appartînt pas , &: qui fût , pour ainfi dire , un ccnton de vingt ftyles diffé- rens. Or je demande ce qu'on devroit penfer d'une pareille bigarrure ? Si le centon n'efl que d'un feul Auteur , ce qui eft pour le moins fort difficile , j'avoue que la bigarrure n'aura plus lieu ; mais en ce cas à quoi bon cette rapfodie , &c que peuvent ajouter à nos richeffes littéraires ces petits lambeaux d'un Ancien , ainii découfu 6c mis en pièces ? Le Lecteur peut dire alors com- me ce Philofophe , à qui on vouloit pré- fenîer un jeune homme qui favoit tout Cicéron par cœur ; il répondit , /ai le livre. On peut citer aufli ce que difoit M. de Fontenelle : J'ai fait dans ma jeu-

des Modernes. J49

neffe des vers Grecs , & auffi bons que ceux d* Homère , car ils en étoient.

Croit -on d'ailleurs , quand on met ainfi fans pitié un Ecrivain Latin ou Grec à contribution , que tout foit également corred, également pur, éga- lement élégant dans les meilleurs Au- teurs anciens ? Qui nous afïurera donc que la phrafe que nous aurons emprun- tée , n'eft pas une phrafe négligée , traî- nante , foible , de mauvais goût ? Tout le monde fait la Patavinitê qu'Afinius Pollion a reprochée à Tite-Live ; y a-t-ii un feuî 1 moderne qui puhTe nous dire en quoi cette Patavïnitê confifte £ Y en a-t il par conféquent un feul qui punTe s'afîurer, qu'une phrafe qu'il pren- dra de Tite-Live , n'eft pas une phrafe Patavinienne ?

Enfin n'y a-t-il pas des Auteurs La- tins , reconnus d'ailleurs pour excel- lens , qu'on doit s'interdire abfokment d'imiter dans des ouvrages d'un autre genre , que celui ils ont écrit ? Quand je vois un Orateur Latin em- ployer des mots de Térence , fur ce fondement que Térence efl un Auteur de la bonne latinité , c'efl à peu près comme fi un Orateur François em-

'55^ •$# ^ Latinité

pîoyoit des phrafes de Molière , par h raiion que Molière eu. un de nos meil- leurs Auteurs : « Meilleurs , pourroit dire à fon auditoire , ce harangueur û heureux en imitation ? c*ejl une » étrange affaire que d'avoir à fe montrer » face à face devant vous , & l'exemple *> de ceux qui s'y font frottés eft une » leçon bien parlante pour moi. Cepen- » dant on entend les gens fans fe fâcher , » ck j'oferai prendre , avec votre permif- » Jion , la liberté de vous dire mon petit » avis. Voulez-vous donc , Meilleurs , que » je vous parle net ? Vous devrie^ mourir » de pure honte , d'être battus de Uoifean •» pour le petit malheur qui vous efl arrivé» » Si vous vous êtes mis dans la tête que - » vous n'auriez jamais de guignon , » raye?^ cela de vos papiers ». Je ne vais pas plus loin , pour ne pas abufer de la patience du Lecleur. Voilà pourtant du Térence François tout pur; & ce qu'il faut bien remarquer , la plupart de ces phrafes font prifes du Mifantrope , c'eft- ft-dire de celle de fes Pièces qui efl dans le ftyle le plus noble.

Cet exemple fuffit , je crois , pour prouver que ce n'eit pas dans Térence cm'un Orateur Latin moderne doit for-

des Modernes, J^ï

mer (on ftyîe. On dira peut-être qu'il doit avoir loin de n'employer aucune exprefïion , aucune phrale de cet Au- teur, qui ne foit autorifée par d'autres bons Ecrivains ; en ce cas , 6c par cette raifon même , il efl évident que Té- rence ne iauroit lui fervir de modèle.

Mais je vais plus loin , &c je deman- derai fi Térence peut même être un modèle dans un genre d'écrire beau- coup moins férieux ? On prétend oue M. Nicole , pour bien traduire les Pro- vinciales en Latin , avoit lu 6c relu 7 érence , 6c fe Pétoit rendu ii familier que fa traduction paroît être Térence xnême : à cela je n'ai qu'une queftion à taire. Croit-on que le fïyle épiftolaire doive être le même que celui de la Comédie ? Et feroit-ce louer un Auteur de Lettres écrites en François , de dire qu'en le lifant on croit lire Molière ? - j'ai entendu louer quelquefois des ouvrages latins modernes , en difant que le tour des phrafes étoit tris- latin, que l'ouvrage étoit plein de Laùnijhies* Je veux le croire pour un moment , quoique je doute que les Modernes fe connoilîent en Latïnijmcs auffi parfaite- ment qu'ils l'imaginent. Mais Molière

552- Sar la Latinité

dont nous pariions tout- à -l'heure, & qu'on ne fauroit trop citer ici , eft plein de Gallicifmes ; aucun Auteur n'eft fi riche en tours de phrafes propres à la Langue Françoife ; il eft même , pour le dire en parlant , beaucoup plus correct, dans fa diction qu'on ne penie communément : d'après cette idée , un Etranger qui écriroit en François , croi- roit bien faire que d'emprunter beau- coup de phrafes de Molière , & fe feroit moquer de lui ; faute d'avoir appris à distinguer dans les Gallicifmes , ceux qui font admis dans le genre le plus noble , ceux qui font permis dans le genre moins élevé , mais férieux ,. &C ceux qui ne font propres qu'au genre familier. Or voilà ce qu'il me paroît impofTible de démêler quand la langue n'en1 pas vivante. Je dis plus ; il ne feroit peut-être pas difficile de montrer par des exemples , qu'un Ecrivain Fran- çois , qui pour paroître bien pofTéder fa langue , affederoit dans fes ouvrages beaucoup de Gallicifmes , ( même de ceux qu'on peut fe permettre en écri- vant ) fe feroit un ftyle qu'il faudroit bien le garder d'imiter. La diction n'au- roit peut-être à la rigueur rien de repré-

henfible

des Modernes. 553

henfible , fi on prenoit les phrafes une à une; mais il réfiilteroit du tout enfem- ble un ftyle familier 6c bourgeois , fans élégance & fans grâces , qui voudroit être fimple & naïf, & ne feroit qu'igno- ble. Le même inconvénient n'eft-il pas a craindre dans un ouvrage l'on au- roit afFe£té beaucoup de Latinifmes?

Ce n'en1 pas tout : croit -on qu'un Auteur qui n'auroit abfolument formé fon ïtyle que fur le plus excellent mo- dèle de Latinité , fur les ouvrages de Cicéron , 6c qui n'emprunteroît rien que de ce feul modèle , pût être afîuré de bien écrire en Latin ? Cicéron a écrit dans bien des genres , & ces genres demandoient des ftyles diirerens ; il a écrit des dialogues qui pouvoient per- mettre des exprefTions familières , ou. moins relevées que les harangues ; il a écrit fur-tout un grand nombre de Let- tres , certainement il a employé bien des tours de converfation , que le ftyle grave &c foutenu n'auroit pas per- mis ; que faudroit-il penfer d'un Ecrivain qui rifqueroit ces mêmes phrafes dans \m dif cours férieux ?

Mais , dit-on , nous connoilîbns , en Tome F. A a

554 $nr la Latinité

Latin même , la différence des ftyîes ; nous fentens , par exemple , que la ma- nière d'écrire de Cicéron vaut mieux que celle de Séneque, que le ftyle de Tite- Live n'eft pas celui de Tacite, & ainfi du refte; donc nous fommes très au fait de la Langue Latine, & par conféquent très en état de la parler & de l'écrire. Plaifante raifon ! Nous fentons , il eft vrai , la différence d'un ftyle {impie à un ftyle épigrammatique , d'un .ftyle périodique &c arrondi d'avec un ftyle coupé ; il fuftït pour cela de favoir la Langue très-imparfaitement. Mais con- noîtrons-nons la valeur <k la nature des mots & des tours , connohTance abfo- lument eflentielle pour bien parler &z bien écrire la Langue ? Si nous favons que Cicéron a mieur . parlé Latin que les autres Auteurs , c'eft parce que toute l'Antiquité l'a dit : nous en jugeons fur la parole de fes Contemporains , &c non d'après des nuances que nous ne pouvons fentir.

Mais , dit - on encore , nous nous appercevons que le Latin du moyen âge eft barbare. Donc nous en fentons la différence d'avec le bon Latin , quoi-

des Modernes, ^5

que le Latin (bit une Langue morte. Autre excellent raifonnement (<z) ! Oeil comme fi on difoit : un Etranger très-médiocrement verfé dans la Lan- gue Françoife , s'appercevra aifément que le ftyle de nos vieux <Sc mauvais Poètes n'eft pas celui d? Racine ; donc cet Etranger fera en état de bien écrire en François.

Ménage , dit-on enfin pour dernière objection, écrivoit parfaitement en Ita- lien; cependant il n'avoit jamais été en Italie , & jamais il n'avoit parlé que François aux Italiens qu'il avoit vus. Je veux croire , car je ne fais pas fi les Italiens en conviendraient , que Ména- ge écrivoit très-bien en leur Langue. II n'avoit jamais été en Italie ; à la bonne heure : il n'avoit jamais parlé que François aux Italiens qu'il avoit vus ; cela n'eii guère vraifemblable , mais parle encore : on conviendra du moins du'il avoit eu avec ces Italiens de fréquentes &c de profondes conféren- ces fur leur Langue ; or cela fuinfoit à la rigueur pour la bien favoir ; & croit-on qu'il ne les confultât pas fur ies Productions Italiennes, & qu'il ne fe

( <?) Voyez les Notes à la fin de cet Ecrit.

A a ij

556 Sur fa Latinité

corrigeât pas d'après leurs avis ? Pour moi, j'ofe alîurer que s'il n'avoit jamais étudié l'Italien que dans les livres , il n'auroit jamais écrit en cette Langue que très - imparfaitement. On me per- mettra même de douter que ies Vers Italiens fiiflent aufîi bons qu'on nous PafTure 9 lorfque je vois que fes Vers François étoient déteflables. Que pen- fer à plus forte raifon de fes Vers La- tins , 6c fur-tout de fes Vers Grecs?

On peut faire à-peu- près la même réflexion fur tant d'Ecrivains modernes, qui parlent pour avoir fait d'excellens Vers Latins. Par quelle fatalité n'ont-ils jamais pu 'produire deux Vers François ilipportables ? Que faut-il pour faire un bon Poète? De l'imagination , du goût, de l'oreille ; pourquoi des François, qui prétendent avoir eu le bonheur de pof- féder ces qualités en parlant une Lan- gue morte & étrangère , ne les ont-ils plus retrouvées quand ils ont hafardé de faire des vers dans la leur? Croit-on que fi Virgile , Horace , Ovide , euvTent été nos compatriotes , ils n'euffent pas été d'excellens Poètes François ? Et croit-on que s'ils revenoient au mon- de 5 ils ne fe moquaffent pas des Vers

des Modernes. 557

Latins de leurs imitateurs , comme nous nous moquons des Vers François que ces imitateurs ont quelquefois eu la fottife de laifter échapper?

Il en eft de la Latinité moderne, com- me de la Vérification Françoife entre les mains d'un Poète médiocre. Cette Latinité ne fert fouvent , fi je puis m'ex- primer ainfi , qu'à couvrir la nudité d'un ouvrage vuide de choies , fans idées , fans ame & fans vie. Il faut avouer qu'à cet égard elle eft. bien com- mode pour un Auteur qui ne fait ni penfer ni fentir; &C lui, & ceux qui le îifent, font beaucoup plus occupés des mots que des chofes ; & il eft bien doux en compofant de n'avoir rien à produire , ck de favoir que (es juges n'y feront pas difficiles. Aufîi telle ha- rangue qu'on ne pourroit pas lire , fi elle étoit traduite en François , parce qu'elle ne contient que des idées tri- viales, eft admirée d'un petit cercle de Pédans , parce que le ftyle leur enparoît Ciccronien.

Depuis qu'on a mis en François V Eloge de la Folie par Erafme , je ne connois perfonne qui ne trouve cet

A a iij

5 5 8 Sur la Latinité

ouvrage fortinfipide; dans la nouveauté cependant il eut un grand fuccès , par la beaiîté prétendue de la Latinité , dont tout le monde croyoit être juge , quoi- que perfonne ne le pût être.

Parmi les Latinifles modernes, il en efl im aflez peu connu , je ne fais pour- quoi , qui me paroît avoir approché plus qu'aucun autre de la Latinité &: de la manière de Cicéron ; je dis appro- ché, autant qu'il eft pofïible que nous en jugions , c'eft-à-dire très-imparfaite- ment. Cet Ecrivain eu un ProfefTeur de Seconde au Collège du Pleflis, nom- mé Marin, mort il y a environ qua- rante ans (£). Ce même ProfefTeur a fait quelques Epures dans le goût de celles d'Horace , il paroît aufïi , tou- jours autant qu'il nous efVpofllble d'en juger, avoir afFez bien pris le goût & la manière de ce Poète. Or je voudrois que ce Protée , fi habile à imiter tous les ftyles en Latin , fe fût avifé d'écrire en François , 6c d'imiter la manière de Racine , de Defpréaux , de la Fontaine , de Corneille , de M. de Voltaire , en un mot de quelqu'un de nos bons Au-

(b) Voyez les Notes à la fuite de cet Ecrit.

des Modernes. 559

teurs. Je doute fort qu'il nous parût en avoir approché fi heureufement. Ce qui eil certain , c'efl que rien n'eft fi rare parmi nous que de bien imiter le fïyle d'un autre Ecrivain , encore moins ce- lui de deux ou trois Ecrivains différens ; pourquoi voudroit-on que cela fût plus facile en Latin? Ne feroit-ce point parce que nous favons parfaitement notre Langue , & très -imparfaitement la Lan- gue Latine ?

Je ne fais fi les anciens Romains écrivoient beaucoup en Grec ; ils avoient au moins cet avantage , qu'ils pouvoient fe flatter de parvenir à bien écrire dans cette Langue , qui de leur tems étoit vivante & fort répandue ; cependant je vois que les plus illuftres d'entr'eux fe font appliqués principale- ment à bien écrire dans leur propre Langue; imitons-les fur ce point. C'eft déjà un affez grand inconvénient pour nous , que d'être obligés d'apprendre bien ou mal tant de Langues différen- tes ; bornons notre ambition à pofTéder la nôtre , &: à favoir la bien manier dans nos ouvrages. Pour peu que nous en fafrions notre étude , nous

A a iv

j 60 Sur la Latinité

y trouverons aflez de difficulté pour nous occuper entièrement. Les Grecs avoient l'avantage de n'étudier que leur propre Langue ; aufîi nous voyons à quel point de perfection ils l'avoient portée ; combien elle étoit riche , flexi- ble & abondante ; en un mot combien elle avoit d'avantages fur toutes les Lan- gues anciennes , & fur toutes les nôtres. Néanmoins cette fupériorité n'eft pas une raifon qui doive nous engager à cultiver cette Langue de préférence à la Françoife. J'ai entendu quelquefois regretter les Thefes de Philofophie qu'on a autrefois foutenues en Grec dans quelques Collèges de l'Univerfité ; j'ai bien plus de regret qu'on ne les foutienne pas en François. D'abord on y apprendroit à parler fa propre Lan- gue , qu'on fait pour l'ordinaire très- mal au fortir du Collège ; enfuite on feroit obligé dans ces Thefes de parler raifon ou de fe taire. Les fpe&ateurs trouveroient trop ridicules en François les fottifes qu'on y débite gravement en Latin , & auxquelles même on a fait l'honneur de les débiter quelquefois en Grec.

des Modernes. 561

Mais autant il ferait à fouhaiter qu'on n'écrivît jamais des ouvrages de goût que dans fa propre langue, autant il ferait utile que les ouvrages de Jcience y com- me de Géométrie , de Phyfique , de Mé- decine , d'érudition même , ne fuffent écrits qu'en Langue Latine , c'efl-à-dire dans une Langue qu'il n'eft pas nécef- faire en ces cas-là de parler élégam- ment , mais qui eft familière à prei- que tous ceux qui s'appliquent à ces feiences , en quelque pays qu'ils foient placés. C'eiï un vœu que nous avons fait il y a long-tems , mais que nous n'efpérons pas de voir réalifer. La plu- part des Géomètres , des Phyficiens , des Médecins , la plupart enfin des Académies de l'Europe , écrivent au- jourd'hui en Langue vulgaire. Ceiu: même qui voudroient lutter contre le torrent, font obligés d'y céder. Nous nous contenterons donc d'exhorter les Savans , Se les Corps Littéraires qui n'ont pas encore ceffé d'écrire en Lan- gue Latine , à ne point perdre cet utile ufaçe. Autrement il faudrait bientôt qu'un Géomètre , un Médecin , un Phy- ficien , fuffent inftruits de toutes les

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5 6 z Sur la Latinité des Modernes, Langues de l'Europe , depuis le Riifie jufqu'au Portugais ; & il me femble que le progrès des fciences exactes doit en fbuffrir. Le tems qu'on donne à l'étude des mots eu autant de perdu pour l'é- tude des chofes ; tk nous avons tant de chofes utiles à apprendre , tant de vé- rités à chercher , 6c û peu de tems à perdre !

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5*3

NOTES

SUR QUELQUES ENDROITS

de V Écrit précédent.

{a) /^E dernier raifonnement , fi péremp- v_> toire , eft d'un Chanoine de Rouen , qui n'ayant jamais été attaqué ni même connu de l'Auteur de ces MJlanges , a jugé à propos de lui dire beaucoup d'injures dans une critique qu'il a faite de trois ou quatre des nombreux articles donnés par cet homme de Lettres à l'Encyclopédie. * Ce Chanoine de Rouen eft Auteur, par malheur pour lui, d'une Élégie latine fur la mort de M. de Fontenelle , dont on n'a pas fait, dans les Collèges même , touc le cas que l'Auteur auroit déliré. Perfonne ne feroit donc plus intérefle que lui à foutenir , que s'il n'a pas mieux réulîi dans Tes vers latins, c'elr. que la chofe eu irrripoflible. Mais chacun entend comme il peut Tes intérêts. Quoi qu'il en foit , on profitera de cette occa- sion pour donner à ce Chanoine quelques avis utiles. On l'avertira donc , i°. de ne pas met- tre fur le compte de l'Auteur qu'il attaque , des fautes de Copifle ou d'impreffion vifibles, 6c dont il y en a même qui ont été corrigées

* Cette critique fe trouve dans une brochure pu- bliée par le Chanoine centre le Dictionnaire Er.cy- clopédujuç,

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5 64 Notes

dans les Errata. 20. De ne pas citer à deux reprifes différentes ( pag. 23 , &: 178 de fa brochure) l'article Ajlronomie^ comme conte- nant des chofes qui ne s'y trouvent nullement. 3°. De ne pas croire (pag. 23 ) qu'un Livre n'exifte point , parce qu'il ne lui eft pas connu , par exemple l'Ouvrage imprimé au Louvre en 1693, & cité par-tout fous le titre de Recueil des Voyages de l' Académie. L'exactitude , difoit un homme d'efprit, eft la vertu d'un fot ; cet homme d'efprit avoit tort en cela ; mais il eft au moins certain que ce devroit être la vertu d'un critique qui reprend dans un Ouvrage les points & les virgules , & qui affaifonne fa cenfure de beaucoup d'invectives. On l'aver- tira 40. de plaifanter le moins qu'il pourra ; de ne pas dire, par exemple ( pag. 167) en parlant d'un Journalifte qu'il veut décrier , que c'eft tout au plus un homme propre à part- fer la mule de Photius. 50. De ne pas appeller (pag. 171) l'Imitation de J. C. un Ouvrage de goût ; de ne pas croire ( pag. 173 ) qu'il faille du goût pour être érudit ; & de ne pa-s conclure (pag- l&9) qu'on fait bien d'écrire en latin des Ouvrages de goût , parce que de grands hommes , tels que Boyle , Newton , & beaucoup d'autres , ont écrit dans cette Langue des Ouvrages de fcïence. 6°. De fe borner dans fes critiques , à relever les er- reurs de dates , de noms propres , d'une lettre mife pour une autre , d'une virgule de trop ou de moins , & autres méprifes de cette efpece , à condition cependant qu'il y fera fort exact , ce qui ne lui arrive pas toujours ; mais de ne point toucher aux raifonnemens

fur l'Écrit précédent, 565

bons ou mauvais, & de s'abitenir de raifon- ner lui-même le plus qu'il lui fera poffible. On vient de voir un échantillon de fa Dia- lectique , en faveur de la latinité des Mo- dernes. En voici un autre de cette Dialecti- que , en faveur des Moines , qu'il paroit chérir beaucoup. Il prétend (pag. 172) que des Re- ligieux, voués par état à la prière, doiventêtre plus propres par cette railon même à faire des progrès dans la Phyfique, la Géométrie & les autres fciences profanes, parce que S. Thomas nous allure qu'il avoit plus appris de Théologie dans la prière que dans l'étude. 70. Enfin , on conleille à ce Critique de ne point atta- quer groihérement des hommes tels que M. de Voltaire, dont toutes les fatyres du Cha- noine , latines & françoifes , ne pourroient effleurer la réputation. De plus forts que cet adverfaire y ont échoué , & même s'en font repentis.

(b) Voici le commencement d'une Ha- rangue de ce Profefleur , prononcée à la rentrée des dattes , & qui a pour fujet : De hilaritate Magiflris in docendo necejfariâ.

Meditanti mihi juflam Orationem apud vos plenamque gravitatis , Auditores , fufpicio in- cidit , quœ me ciim initio moviffet pariim , confi- deratius tamen exiflimata fecit , ut omijjîs gra- v.bus & feras , maluerim ad jucunda mentent Jiylumque traduccre. Sic cogitabum ip/e mecum 9 animas veflros , longâ fludiorum intermijfwne IdXMtos , paulatim & quibufdam quafi gradibus revocandos ejfe ad feria 9 nec protinus gravi'

$66 Notes

tatc fermonh alknandos. N'unir um fâflîdît ani- mas vel optima quœque } nifi ternpeflivè fe offe- rant ; nec facile admittit feveritatem , cum jemel occupavit hïlantas.

On peut s'affurer que tout le refte du dif- cb£rs , & même les autres Harangues pro- noncées par ce Profeffeur, font dans ce goût de latinité. Voyez le recueil intitulé : Seleclcz Qratïones quorittndam celeberrimorum ex Uni- verfuate Parijîenfi Profeffbrum. Paris, 1728. Il me lemble qu'aucun Moderne, autant encore une fois qu'il nous eft permis d'en juger , n'a approché de fi près de la manière de Ci- céron. Quand on eft condamné à écrire en Latin, il y a certainement quelque mérite à imiter de la forte les bons modèles. J'ignore pourquoi ce Profeffeur n'a pas dans l'Uni- verfité une réputation du moins égale à celle des Herfan , des Rollin , des Coffin & des Grenan. J'ofe même le croire fupérieur aux Jouvency, aux Commire & aux autres Jé- iuites tant célébrés fur le ParnaiTe latin mo- derne. Je remarquerai à cette occafion , qu'un Profeffeur de l'Ecole militaire , très-verfé , à ce qu'on allure , dans la Langue Latine , a prétendu récemment , & même entrepris de prouver , qu'il y avoit un grand nombre de fautes dans quelques pages du Père Jouvency. Que ce Profeffeur ait tort ou raifon , voilà deux habiles Latiniftes modernes dont l'un reproche à l'autre des erreurs groffieres ; en faut -il davantage pour prouver que les Modernes favent très-imparfaitement le Latin ?

Quoi qu'il en foit , voici encore quelques vers d'une Épître du Profeffeur Marin , adref-

fur V Écrit précédent. 567

fée à feu M. Boivin , de l'Académie Franco :1e , & qui a pour lujet : De Feflivo. On jugera s'il n'y a pas autant approché , en apparence , de larnaniere d'Horace , qu'il a approche de celle de Cicéron dans la proie Latine.

Sœpè mihi rifum , bilem propè , movit ineptus Vatum erior , qui le feftivos polie videri Qi ndocumque volent , f'perant ; imô fore , ut ipfil Accurraîrt juin condeado in carminé rifus. Jam fordent mihi magna Pocmata , Fiaccius innuit , Ncfcio aux. major lepidis eji gracia nugis ; Kas euro fulas deinceps , & lotus in his fum. Si reftè poflU , laudo , & non efl melius quid. Verùm âge , dum calamos & ferinia verfibus apras Digaa tu;i, Fiacci , bonus accipe , pauca loquamur.

Nous dirons auffi à cette occafion que le P. de la Rue nous paroît avoir aiTez bien imité en apparence la verfification de Virgile. En voici un exemple tiré des Poéfies de ce Jé- luite.

Belgicus hos animos , & inexfuperab'le robur Nequicquam infrendens fendt leo : quique priores Luferat a::te minas , veltrifque interritus armis

ftari ultrô gaudebat , & obvim ire , Ille Ducum feriem egregiam , colledtaque cernens Agmina, & immenfam Lodoici in pectore gentem > Horret ad afpeéhim, nec jam aufus nftere contra, Indociles iras & colla ferocia fubdit.

Et dans une autre Pièce :

Ultra fidereos axes & lucida Cœli C on vexa , innumeris a:des fuffulta columnis ,

5 68 Notes fur V Écrit précédent.

Latior & terris & latior aequore furgit. Illic porticibus tercentum impreiïa fuperbis Fata hominum , variique fuo fiant ordine cafus , Quae lux quemque folo inducet ," quse tradita cuique Sint vitae fpatia , & quse meta noviiïima vitse. Aft animae illuftres , & clarum in nomen kurae , Seu quas Imperii decus olim , orbifque regendi Cura manet , feu quas fattorum gloria , & ardens Evehet ad fuperos per mille pericula virtus , Semota» turbâ &. fatis popularibus , omnes Diftinélas habuere parefque laboribus aulas.

Cette vérification tient , ce me femble ; à la fois de Virgile & d'Ovide , & parok tenir plus du premier ; en tout l'imitation y femble moins exa&e que dans les deux mor- ceaux du Profeffeur Marin , rapportés ci- deffus. Mais , encore une fois , que nous fommes peu en état d'apprétier cette forte d'imitation !

A,

JUSTIFICATION

D E

L'ARTICLE GENEVE DE L'ENCYCLOPÉDIE.

57*

AVERTISSEMENT.

SI tu as dit la vérité, &c qu'on veuille te jette r des pierres , dit un aucun Philofophc , retire-toi à l'écart , prends patience & tais-toi; la vérité finira par être connue. Ceflce qui efl arrivé à F Au- teur de Vartich Genève dans V Encyclo- pédie, IL avoit tâché d'expofer avec vérité dans cet article la croyance des Minières Genevois. Vingt brochures Vont accujé de calomnie ; on le menaçoit d'une Déclara- tion des Parleurs , dejlinée à le confon- dre. La déclaration tant annoncée a vu h jour; & quoique le Conffioire ait employé Jîx femaines à la: dreffer , elle a pleinement jujlifié F Auteur de r article. Cefl de quoi on fera convaincu , par les notes qu'un Théologien a jointes à cette déclaration dans le tems quelle parut ; on remet ici ces notes fous les yeux du Public avec la déclaration même.

M, Roujfeau de Genève, qui a" abord

572- AVERTISSEMENT. avoit fcmbU vouloir défendre fes P a/leurs, a rendu bientôt après à la vérité la juftice la plus éclatante. On a mis à la fuite de la Profeffzon de Foi du Conjifloire , V extrait des deux affermions de M. Rouffeau, la première oh il effaye de juftifur les Minif tres , la féconde il les aceufe avec bien plus de force qu'il ne les avoit défendus. Ces deux affertions ,fifinguliérement oppo- fées , pourront fournir aux Philofophes quelques réflexions, qiion leur laiffe à faire. On s'efl contenté , pour la juftifi 'cation la plus frappante de V article Genève , de mettre en italique dans les deux extraits , les endroits les plus marqués par leur oppo- Jltion ; le Lecteur en verra mieux à quel point M. Rouffeau a changé d'avis.

Un Minif re Proteflant 9 homme très- fin , ou qui croit Vitre , sefl perfuadé quil embarrajferoit beaucoup V Auteur de V arti- cle Genève , en lui faifant Vobjection fuivante ((a) : « Cefl un crime , félon

( a ) Voyez la Lettre d'un Théologien d'une Uni- verfité Proteftante à M. d'Alembert, avec cette Epi- graphe attend riflante : K*/ ru té*vov , & toi auflï mon

fils l

AVERTISSEMENT. 573

» vous , d'accufer légèrement quelqu'un » d irreligion ; pourquoi donc en aceufe^- » vous Us Minijires de Genève? » La reponfe ejl trop aifée. En premier lieu , on verra par les pièces fuivantes , fi F Auteur de l'article Genève a imputé légèrement aux Minijires les opinions qu'il leur attri- bue. En fécond lieu ( & cette réponfe ejl la plus efjentïelle ) ce 71 ejl point du tout d'irréligion qu'on les a accujés dans cet article; on a fimplement dit , que de bons Prote flans qu'ils étoient du tems de Calvin leur Patriarche , ils étoient devenus Soci- niens ; cela fignifie feulement dans la bou- che d'un Catholique , que ces Minijires nom fait que changer dliéréjîe , & qu'ils ont même eu le mérite de Jubjlituer à celle qu'ils profeffoient , des erreurs plus confé- quentes à leurs principes. Quand on aceufe quelqu'un d'irréligion , cejl fouvent une calomnie , & cejl toujours a dejfein de lui nuire ; on n'a voulu ni calomnier , ni offenfer les Pafieurs de Genève , mais les louer au contraire d'être au moins conjê- q tiens , s'ils ne font pas orthodoxes. On je flatte même qu'ils ont bimfenù l'intention

574 AVERTISSEMENT.

de P Auteur ; aujji ne font- ils pas fi fâ- chés qu'ils Iz paroijfent. Unfiul, le plus coupable dentr'eux , s'ils le font, a fait beaucoup plus le fâché que les autres. C'efi le mime dont il ejl parlé plus bas dans les notes fur la Profeffion de Foi des Minifi tres , & qui ayant jugé la révélation né- ce fTaire dans la première édition de fin Catéchifme , ne Fa plus jugée futile dans la féconde édition: fur quoi un défis Confrères , fiandalifé de cet Errata , lui fit obfirver , qu apparemment dans la troi- fieme édition il 7ie trouvoit plus la révéla- tion que commode , dans ta quatrième quelque chofie de moins , & ainfi de fuite à chaque édition. Comme il efi fort accom- modant, il a promis de fie corriger ; & après avoir donné d' 'abord la révélation pour nécefTaire , & enfuite pour utile , il s'efi engagé à la redonnir pour néceiiaire dans la troijleme édition , fi j amais il en fait une. Ce faifiur de Catéchifme s , ou la révélation efi traitée avec tant de décen- ce , cet homme dont la. Théologie Soci- nienne efi notoirement connue de fies Con- frères , & qui même a effuyé fur ce fiujet

AVERTISSEMENT. 575

Us reproches les plus êclatans & les plus inutiles de la part des Mini fîtes de Hollande, & par cette raifon même celui de tous qui crie le plus haut a rimpoflure ; cefl lui qui imprime contre V Auteur de l'article Genève de petits livres ignorés qu'il fait paroître fous le nom d'un autre Ecrivait , affe^ vil pour prêter fort nom a la fityre & à la calomnie. Malkeureufiment pour ce Miniftre , fis défenfes &fes invectives ri ont détrompé perfonne ; il ejl reflê Socinien dans Cefprit de tout le monde , & dans icfprit des honnêtes gens quelque chofe de plus. On ne perdra point ici fin tems a relever Us fau(fetés & les inepties répandues dans Ces brochures ; qui les a lues , & qui fauroit de quoi on veut parler ? Celui quo/i y attaque n 'a pu même enfoutenirla lecluie jufqiià la fin.

Mais ce qui cfi véritablement incomprê- h&nfibU , c'efl la conduite des Prêtres de VÈglifi Catholique aufujet de F article Ge- nève. O Boffuet, ou ctes-vous? Il y a 80 ans que vous ave^ prédit que les prin- cipzs des P rote flans les conduiroient au Socimanifne ; que de remercimens ri au-

57$ AVERTISSEMENT. rieç-vous pas fait à F Auteur de V article, Savoir attefté à toute F Europe la vérité de votre prédiction ? Et que penferie^-vous aujourd'hui de ces Théologiens Catholi- ques , qui à la vérité ne font pas des Boffuets , & qui ne fentant pas combien V article Genève eft utile à leur caufe , ont eu la Jimplicitê de prendre i Auteur à partie ( b ) ? Efl-il étonnant que cette con- duite étrange ait en même teins fait rire & révolté les gens raifonnables ? On trouvera à la fuite des deux extraits de M. Roujfeau les réflexions faites à ce fujetpar un hom- me d'efprit , qui a bien vu le Clergé de Genève , & qui paroît bien connaître le nôtre.

Un Philofophe , qui sintéreffe au progrès

de la Tolérance , a prétendu que V article Genève , en dévoilant imprudemment & mal à propos les opinions des Miniflres de cette Eglife , les feroit changer de mal en

(b) Du nombre de ces Prêtres Catholiques , qui ne font pas des Boffuets, eft entr'autres le Chanoine dont on a déjà parlé dans les notes fur l'Ecrit précé- dent. On peut voir les raifonnemens curieux qu'il fait fur l'article Genève , dans fa brochure, p. 178. Il eft vrai qu'il s'appuie d'une grande autorité , celle d'Abra- ham Chaumeix,

pis.

AVERTISSEMENT. 577

pis pour démentir l'Auteur , & de Soci- niens tolérans qu'ils font , tes rendrait Cal- vinifies amers & atroces , femblablcs en un mot au fondateur de leur fecle. Vaine frayeur ! fcrupule mal fondé ! Si ces Mi- niflres fefont inferits en faux contre l'arti- cle Genève , il efi clair que c'efi feulement pour la forme , & qu'ils ne donnent leur Profefjîon de Foi que pour ce quelle efi en effet. Ils continueront d'ailleurs à penfer & à parler toujours, /bit en particulier, foi t en public , comme ils faifoient avant cette Profefjîon de Foi. Cefi de quoi peuvent rendre témoignage tous les François éclai- res qui ont été à Genève depuis cette épo- que. De ce nombre & à leur tète efi V hom- me d'efprit dont on vient de parler , & qu'on a cru devoir citer de préférence en cette occafion.

On croit pouvoir ajouter , quefiTÉ^life de Genève a pour le préfent quelques petits reproches à craindre de la part des autres Êglifes Protefiantes , ces reproches ne feront quepafj'agers, & qu'un jour, qui n efi peut- être pas bien éloigné , elle aura la fuis fac- tion , félon la remarque de Boffuet, de voir Tome F. Bb

578 AVERTISSEMENT.

ces Eglifcs réunies avec elle dans une même croyance. Tout concourt à rendre plus que probable la vérité de cette prédiction , pour laquelle on ofe ici prendre date , tant on fi croit fur qu'elle rfejl pas hafardée.

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EXTRAIT

DES REGISTRES

2?£ £^ VÉNÉRABLE COMPAGNIE

des P a fleurs & Profejfeurs de VEglife & de l'Académie de Gène ve.

Du 10 Février 1758.

'f* "fcflg ^ Compagnie informée I**/**! I </#£ /e V 1 Ie. Tome de L+JJ l'Encyclopédie , ôq»/*-

;.^r=T?jg| ^Zg' depuis peu à Paris y

renferme au mot Genève, des chofes qui intéreffent essentiellement notre Eglife , s'ejl fait lire cet arti- cle ; & ayant nommé des Corn- miffaires pour V examiner plus par-

Bbij

580 Déclaration

ticuliérement , oui leur rapport , après mûre délibération , elle a cric je devoir à elle-même & à F édifica- tion publique y défaire & de publier la Déclaration fuivante.

La Compagnie a été également furprife & affligée , de voir dans ledit article de l'Encyclopédie , que non - feulement notre Culte efl: repréfenté d'une manière défeo tueufe (a) , mais que l'on y

( ci) Ce qu'on dit du Culte, dans l'article Genève fe réduit à peu de mots. « Le Culte » eft fort fimple ; point d'images , point » de luminaires , point d'ornemens dans » les Eglifes. . . Le Service divin renferme » deux choies ; les Prédications & le » Chant. Les Prédications fe bornent » prefque uniquement à la morale , & » n'en valent que mieux. Le chant efl » d'affez mauvais goût , ck les vers Fran- » çois qu'on chante , plus mauvais en- » core. » Si on en cr.oit les étrangers qui ont été à Genève, & les Genevois même, cette expofition eft fort exacte ; elle n'a rien d'ailleurs qui puifTe blerTer les Mi- nières de Genève. L'abolition des images

des Pafleurs de Genève. 581 donne une très - fauffe idée de notre Doctrine & de notre Foi. L'on attribue à plufieurs de nous fur divers articles des fentimens qu'ils n'ont point $ & l'on en défi- gure d'autres. L'on avance , con- tre toute vérité , que plufieurs ne croient plus la Divinité de Jésus- Christ. . .& nom d'autre Re- ligion qu'un S ocinianifme parfait , rèjettant tout ce qu'on appelle Myf- tere , &c. Enfin ? comme pour nous faire honneur d'un efprit tout philofophique , on s'efforce d'exténuer notre Chriftianifme par des expreffions qui ne vont pas à moins qu'à le rendre tout- à -fait

eftun des points de leur doctrine. Quand ils fe borneroient à la morale dans leurs Sermons , ils ne feroient point blâmables en cela , les matières de dogme étant plus faites pour les livres que pour la chaire. Enfin il n'y a pas d'apparence qu'ils veuil- lent donner leur mufique pour bonne, non plus que les vieux Pfeaumes de Ma- rot 6c de Beze.

Bbiij

582 Déclaration

fuipeft ; comme quand on dit que parmi nous la Religion ejl prejque réduite à l'adoration d'un Jeul Dieu , du moins che^ prefque tout ee qui n 'ejl pas peuple , & que It refpect pour Je s u s -C h rist & pour r Ecriture , [ont peut - être la feule chofe qui dijïingue d'un pur Déifme le Chriflianifme de Genève.

De pareilles imputations font d'autant plus dangereufes & plus capables de nous faire tort dans toute la Chrétienté , qu'elles fe trouvent dans un Livre fort ré- pandu , qui d'ailleurs parle favo- rablement de notre Ville , de fes n>œurs , de fon Gouvernement , & même de fon Clergé & de fa Conftitution Eccléfiaftique. Il eft trille pour nous que le point le plus important foit celui fur le- quel on fe montre le plus mal informé.

Pour rendre plus de juftice à l'intégrité de notre Foi , il ne fal-

des Pafleurs de Genève. 583 loit que faire attention aux témoi- gnages publics & authentiques que cette Eglife en a toujours donnés , & qu'elle en donne encore cha- que jour (£). Rien de plus connu que notre grand principe & notre profeffion confiante de tenir la Doctrine des faims Prophètes & Apôtres , contenue dans les Livres de l'Ancien & du Nouveau Tefla- ment , pour une Doftrine divine- ment infpirée , feule règle infail- lible & parfaite de notre foi &: de nos mœurs. Cette profeffion eit expreffément confirmée par ceux que l'on admet au faint Mi- niftere ; & même par tous les

(£) Pourquoi donc dans l'opinion de la plupart des Proteftans , & notamment des Egliies de Suiffe & de Hollande , l'Eglife de Genève pafTe-t-elle pour Socinienne , ou du moins pour favorable au Socinia- nifme ? Si les Miniftres de Genève n'ont pas donné lieu à cette opinion , il faut avouer qu'ils font fort à plaindre.

Bbiv

584 Déclaration

membres de notre troupeau , quand ils rendent raifon de leur Foi i comme Catéchumènes , à la face de l'Eglife. On fait auffi l'u- fage continuel que nous faifons du Symbole des Apôtres , comme d'un abrégé de la partie hiftorique & dogmatique de l'Evangile , égale- ment admis de tous les Chrétiens. Nos Ordonnances Eccléfiaftiques portent fur les mêmes principes: nos Prédications , notre Culte , notre Liturgie , nos Sacremens , tout eft relatif à l'œuvre de notre Rédemption par Jésus -Christ. La même doftrine eft enfeignée dans les leçons & les thefes de notre Académie , dans nos livres de piété , & dans les autres ou- vrages que publient nos Théolo- giens, particulièrement contre Fin- crédulité , poifon funefte 3 dont nous travaillons fans ceffe à pré- ferver notre troupeau. Enfin nous ne craignons pas d'en appeller ici

des Pafleurs de Genève. 585 au témoignage des perfonnes de tout ordre , & même des étran- gers qui entendent nos inlrru&ions tant publiques que particulières , & qui en font édifiés.

Sur quoi donc a-t-on pu fe fon- der , pour donner une autre idée de notre dofrrine ? Ou fi l'on veut faire tomber le foupçon fur notre fîncérité , comme fi nous ne penfîons pas ce que nous en- feignons Se ce que nous profeffons en public , de quel droit fe per- met-on un foupçon fi odieux ? Et comment n'a-t-on pas fenti , qu'a- près avoir loué nos mœurs comme exemplaires , c'étoit fe contredire , c'étoit faire injure à cette même probité , que de nous taxer d'une hypocrifie ne tombent que des gens peu confeiencieux , qui fe jouent de la Religion ?

Il eft vrai que nous eftimons & que nous cultivons la Philofophie. Mais ce n eft point cette Plnlo-

Bbv

5 86 Déclaration

fophie licencieufe & fophiftique dont on voit aujourd'hui tant d'é- carts. Ceftune Philofophie folide, qui , loin d'affoiblir la Foi , con- duit les plus fages à être auffi les plus religieux.

Si nous prêchons beaucoup la Morale , nous n'infirtons pas moins fur le dogme. Il trouve chaque jour fa place dans nos chaires : nous avons même deux exercices publics par femaine , uniquement deftinés à l'explication du Caté- chifme. D'ailleurs cette Morale eft la Morale Chrétienne , toujours liée au dogme , & tirant de -là fa principale force , particulièrement des promeffes de pardon & de félicité éternelle (c) que fait

(c) ïî feroit à fouhaiter que les Parleurs de Genève euiïent expliqué ici l'idée pré- cife qu'ils attachent au mot éternel. On fait que plufieurs Ecrivains Proteftans ont entendu par ce mot , non pas ce qui ne finira jamais 3 mais ce qui doit durer très-

des Pajleurs de Genève. 587 l'Evangile à ceux qui s'amendent , comme aufîi des menaces d'une condamnation éternelle contre les impies & les impénitens. A cet égard , comme à tout autre , nous croyons qu'il faut s'en tenir à la fainte Ecriture , qui nous parle y non d'un Purgatoire (</), mais du Paradis & de l'Enfer , chacun recevra fa jufte rétribution , fé- lon le bien ou le mal qu'il aura fait dans cette vie. Celt en prê-

long-tems. G'eft ainfi qu'ils expliquent les pafïages de l'Ecriture fe trouve le mot éternel. On !ent donc combien il étoît néceiïaire que les Minières de Genève levaiïent l'équivoque. Une ligne auroit furfi pour cela.

(d) Si par hafard il étoit vrai que l'E- glise de Genève ne crût pas les peine* èttr- nelUs dans le fens rigoureux de ce mot, alors fuivant cette Lgliie,il n'y auroit plus proprement d'Enfer , mais feulement un Purgatoire, & l'Auteur de l'article Genève auroit raifon dans ce qu'il a avancé fur ce fujet. La différence des noms ne fait rien au fond de la choie.

Bb vj

588 Déclaration

chant fortement ces grandes véri- tés , que nous tâchons de porter les hommes à la fanftification.

Si on loue en nous un efprit de modération & de tolérance , on ne doit pas le prendre pour une marque d'indifférence ou de relâ- chement. Grâces à Dieu , il a un tout autre principe. Cet efprit eft celui de l'Evangile , qui s'allie très- bien avec le zèle. D'un côté la charité chrétienne nous éloigne abfolument des voies de con- trainte , & nous fait fupporter fans peine quelque diverfité d'opinions ( e ) qui n'atteint pas i'effentiel 5 comme il y en a eu de tout tems

(e) On auroit defiré des exemples de cette diverJitè d'opinions qui n atteint pas VeJJentieL Car cette diverfité d'opinions pourroit tomber fur des articles, qui fé- lon d'autres Eglifes , même Proteftantes , feraient ixh%-ejjlntiels à ia Religion, com- me l'éternité abfblue & rigoureufe des peines de l'Enfer , la Trinité ^ l'Incarna- tion, &c.

des Pajîeurs de Genève. 589 dans les Eglifes même les plus pures : de l'autre , nous ne négli- geons aucun foin , aucune voie de perfuafion pour établir , pour inculquer , pour défendre les points fondamentaux du Chriftianif me.

Quand il nous arrive de re- monter aux principes de la Loi naturelle , nous le faifons à l'exem- ple des Auteurs facrés ; & ce n'eft point dune manière qui nous ap- proche des Déifies : puifque , en donnant à la Théologie naturelle plus de folidité & d'étendue que ne font la plupart d'entr'eux , nous y joignons toujours la révélation y comme un fecours du Ciel très- néceffaire (/') , & fans lequel les

(/") Voilà encore un mot qu'il auroit faUu expliquer ; d'autant qu'il eft de noto- riété publique, qu'un des principaux Mi- nières de Genève , qui vit encore , & qui a joui d'une aiïez grande confidération dans ion Eglife , ayant parlé clans la première édition d'un de (es ouvrages , de la nécef- fui de la révélation, a changé ce mot dans

coo Déclaration

hommes ne feroient jamais fortis de l'état de corruption & d'aveu- glement où ils étoient tombés.

Si l'un de nos principes eft de ne rien propofer à croire qui heurte la raifon , ce n'eft point , com- me on le fuppoie , un caraftere

les éditions fuivantes pour y fubftituer celui d'utilité. Or , la diftance eft grande de ce qui eft nèceffaire , à ce qui eft ftm- plement utile. Eft- ce par ménagement pour leur confrère , que les Miniftres de Genève n'ont pas expreftéinent profcrit en cette occafion le terme Rutilai dont il s'eft fervi ? Mais de pareils ménageinens doivent-ils avoir lieu , dans un Ecrit ces Miniftres ont pour but de lever les foupçons qu'on a voulu répandre fur leur loi ? Enfin les Miniftres de Genève regar- deroient - ils les termes de nécefjité ou d'utilité , comme pouvant être indiffé- remment employés dans cette matière , <k comme un des exemples de cette diver- fité £ opinions qu'ils fup portent fans peine ck qui n atteint pas feffentiel ? Si ce n'eft pas leur faconde penfer, on les invite à s'en expliquer formellement ; fans quoi il reftera toujours à ieur égard des doutes fâcheux.

des Pajleurs de Genève, 591 de Socinianifme. Ce principe eft commun à tous les Proteftans \ & ils s'en fervent pour rejetter des doftrines abfurdes , telles qu'il ne s'en trouve point dans l'Ecriture faintebien entendue. Mais ce prin- cipe ne va pas jufqu'à nous faire rejetter tout ce qu'on appelle Myf- te/es y puifque c'eft le nom que nous donnons à des vérités d'un ordre furnaturel , que la feule rai- fon humaine ne découvre pas 9 ou qu'elle ne fauroit comprendre parfaitement , qui n'ont pourtant rien d'impoiTible en elles-mêmes , & que Dieu nous a révélées (g ).

(g) Tout cet article n'eft pas clair , ck avoir d'autant plus befoin de l'être , que c'eft un des points les plus eflentiels de la profeiTion de Foi qu'on nous préfente. Les Minières de Genève conviennent d'abord qu' un de leurs principes tft en effet dene rien proposer a croire qui heurte la raifon ; ils Je fervent 5 difent - ils , de ce principe , pour rejetter des doctrines abfurdes , telles qu'il ne s en trouve point dans V Ecriture fainu

y 9 1 Déclaration

Il fuffit que cette révélation foit

certaine dans fes preuves , & pré-

bien entendue. C'eft donc par ce principe qu'ils rejettent par exemple, la préfence réelle , comme une doctrine abjurde ^ com- me une doctrine qui heurte la raifon , &C qui ne je trouve point dans P Ecriture jainte bien entendue. Or, les autres Myf- teres de la Religion chrétienne , ceux de la Trinité, del'incarnation, de la Rédemp- tion, &c. ne heurtent pas moins la rai- fon en apparence que le Myftere de la préfence réelle , ck ce dernier Myftere n'eft pas énoncé plus obicurément dans l'Ecriture que les premiers. Le prin- cipe admis par les Minières de Genève va donc à proferire tous les Myfteres. Aufîi rien n'en1 il moins fatisfaifant que la définition qu'ils donnent de ce qu'ils entendent par Myfteres. « Ce font,difent- » ils , des vérités d'un ordre furnaturel 9 » que la feule raifon humaine ne découvre » pas , ou qu'elle ne fauroit comprendre » parfaitement > qui n'ont pourtant rien » dirnpojfible en elles - mêmes , & que » Dieu nous a révélées. » i°. Il auroit fallu donner des exemples de ces vérités d'un ordre Jurnaturel , fans quoi Fexpref- fion refte vague ck équivoque. On de- mande , par exemple , aux Miniilres de

des Pafleurs de Genève. 593 cife dans ce qu'elle enfeigne, pour que nous admettions de telles vé-

Geneve fi la Trinité , la Divinité de J. C. ëcc. font pour eux au nombre de ces vé- rités d'un ordre fur naturel ? , Quand on appelle les Myfteres des vérités que la feule railbn humaine ne découvre pas , eu qu'elle ne fauroit comprendre parfai- tement , le mot ou eft-il disjonclif ou ex- plicatif? Veut- on dire qu'il y a des Myf- teres que la raifon ne découvre pas , ck d'autres qu'elle découvre , mais qu'elle ne peut comprendre parfaitement , com- me certaines vérités de Géométrie ? ou bien veut - on dire que la raifon hu- maine ne découvre pas les Myfteres en ce fens qu'elle ne peut les comprendre par- faitement ? L'une & l'autre de ces expli- cations eft de beaucoup trop foible pour répondre à l'idée qu'on doit attacher au mot Myftere. Les Myfteres de la Religion font des vérités que la raifon humaine ne fauroit ni découvrir , ni comprendre , même imparfaitement , & qui font abfo- lument ck entièrement au -demis de fa por- tée. 30. Les Myfteres fans doute riont rien d'impoffible en eux-mêmes , mais ils paroifjcnt impoffibles aux yeux de la rai- fon; 6c voilà ce qu'il étoit très-efTentiel d'ajouter, fur-tout quand on a commencé

J94 Déclaration

rites y conjointement avec celles de la Religion naturelle ; d'autant mieux qu elles fe lient fort bien entr'elles , & que l'heureux affem- blage qu'en fait l'Evangile forme un corps de Religion admirable & complet.

Enfin quoique le point capital de notre Religion ibit d'adorer un feul Dieu , l'on ne doit pas dire qu'elle fe réduife prefque à cela , che^ prefque tout ce qui nefl pas peuple. Les perfonnes les mieux inftruites font auffi celles qui fa- vent le mieux quel eft le prix de l'alliance de grâce , & que la vie éternelle confîjle à connoître le feul vrai Dieu , & celui qu'il a envoyé y Je s u s-Ch Ri s t

par dire que les Myfteres ne doivent point heurter la raifon. Car rien ne heurte plus la raifon , que ce qui lui paroît im- pofïible. Mais ce qui heurtela. raifon, n'efl: pas pour cela contraire à la raifon , difent les Théologiens ; ck les My itères font dans ce cas.

des Pafleurs de Genève. 595 fon Fils y en qui a habité corpo- rellement toute la plénitude de la Divinité (/z)> & qui nous a été

( h) II eft très-fâcheux que les Minières de Genève , pour prouver qu'ils croient la Divinité de J. C. fe contentent de rap- porter un pafïage de l'Ecriture , fans expli- quer quel iens précis ils donnent à ce paf- fage. Arius & les autres hérétiques qui nioient la Divinité du Verbe , admet- taient aum* les exprefîîons de l'Ecriture relatives au Fils de Dieu , mais ils expli- quoient ces exprefîîons conformément à leur erreur. On fait même combien peu le langage des Ariens dirreroit en appa- rence de celui des Catholiques. Une feule lettre en faifoit la différence ; le Fils , fé- lon les Ariens , étoit homoioufios au Père , c'eft-à-dire (Tunefubfla7ice SEMBLABLE, ck félon les Catholiques il étoit homoou- fios, c'eft-à-dire conjubfiam'ul ou de la MEME fub (lance. Pourvu qu'on ne forçât pas les Ariens à dire que J.'C. étoit Dieu, égal en tout à fon Père, ils difoient d'ail- leurs tout ce qu'on vouloit pour fe rap- procher des Catholiques. Cependant il eft clair qu'on ne croit pas réellement la Divinité de J. C. & l'unité de Dieu , ( deux points eiïentiels du Chriftiamfme) fi on ne croit pas que J. C. eft Dieu ,

596 Déclaration

donné pour Sauveur, pour Média- teur & pour Juge , afin que tous honorent le Fils comme ils hono- rent le Père. Par cette raifon , le terme de refpecl pour Jésus- Christ & pour l'Ecriture , nous paroiffant de beaucoup trop foi- ble , ou trop équivoque > pour ex- primer la nature & l'étendue de nos fentimens à cet égard ; nous difons que c'eft avec foi , avec une vénération religieufe , avec une entière foumiffion d'eîprit & de cœur , qu'il faut écouter ce

confubftantiel ck égal à Ton Père , 6k ne faifant avec lui qu'un feul ck même Dieu. Car fi le Verbe n'eft.pas égal en tout à Dieu le Père , le Verbe n'eft pas Dieu , ck le titre de Divinité qu'on lui donne vie feroit en ce cas qu'un titre d'honneur ck non de réalité ; ck fi le Verbe n'eft pas confubftantiel au Père , ck qu'il lui foit égal, il y a plufîeurs Dieux. On ne fau- roit donc trop inviter les Miniftres de Genève à s'expliquer fur cet article im- portant de la Religion avec une grande clarté , ck fans la plus légère équivoque.

des Pajleurs de Genève. 597 divin Maître & le Saint -Efprit parlant dans les Ecritures. C'elt ainfi qu'au lieu de nous appuyer fur la ïagefTe humaine , fi foible & bornée , nous femmes fon- dés fur la Parole de Dieu , feule capable de nous rendre véritable- ment fages à falut , par la foi en Jesus-Christ : ce qui donne à notre Religion un principe plus fur , plus relevé , & bien plus d'é- tendue , bien plus d'efficace ; en un mot , un tout autre caraétere que celui fous lequel on s'eft plu à la dépeindre.

Tels font les fentimens unani- mes de cette Compagnie , qu'elle fe fera un devoir de manifeïter & de foutenir en toute occafion , comme il convient à de fidèles ferviteurs de Jésus -Christ. Ce font auffi les fentimens des Mi- niftres de cette Eglife qui n'ont pas encore cure d'ames , lefquels étant informés du contenu de la

y 98 Déclaration

préfente Déclaration , ont tous demandé d'y être compris. Nous ne craignons pas non plus d'af- furer que c'eft le fentiment gé- néral de notre Eglife ; ce qui a bien paru par la ienfibilité qu'ont témoignée les perfonnes de tout ordre de notre troupeau, fur l'ar- ticle du Diftionnaire qui caufe ici nos plaintes.

Après ces explications & ces affurances , nous fommes bien dif- penfés y non -feulement d'entrer dans un plus grand détail fur les diverfes imputations qui nous ont été faites ; mais auffi de répondre à ce que l'on pourroit encore écrire dans le même but (z). Ce

(j) Cette Déclaration a quelque chofe de très-fînguliér , à la fuite d'une Pro- fefïîon de Foi aufli infuffifante que celle- ci. Les Miniftres de Genève ne doivent pas craindre de rendre aux autres Eglifes un compte détaillé de leur foi. On leur demande donc avec confiance ,

des P a (leurs de Genève. 599 ne feroit qu'une conteftation inu- tile , dont notre caraftere nous éloigne infiniment. Il nous fuffit d'avoir mis à couvert l'honneur de notre Eglife & de notre Mi- niftere , en montrant que le por- trait qu'on a fait de notre Reli- gion efr. infidèle , & que notre attachement pour la faine Doc- trine Evangélique n'eft ni moins fincere que celui de nos Pères ,

i°. S'ils croient les peines de l'enfer éternelles , en ce fens qu'elles n'auront jamais de fin.

20. Quels font les Myfteres qu'ils admettent ?

30. S'ils croient que J. C. eft Dieu, égal en tout à fon Père , & ne faifant avec lui qu'un feul ck même Dieu.

Ils doivent fe faire d'autant moins de peine de répondre à ces queftions , qu'elles leur font faites par un Théologien qui ne prend aucun intérêt à l'article Genève de l'Encyclopédie , ck qui defire d'ailleurs tres-fincérement d'être détrompé fur l'i- dée que cet article lui a donné d'eux y ck que la Profeffion de Foi n'a pas détruite.

6oo Déclaration y &c. ni différent de celui des autres Eglifes Réformées , avec qui nous faifons gloire d'être unis par les liens d'une même foi , & dont nous voyons avec beaucoup de peine que l'on veuille nous dis- tinguer.

J. TREMBLEY Secrétaire.

EXTRAIT

6oi

EXTRAIT

De la Lettre imprimée de M. Roujfeau à M. d'Alem- bert , du zo Mars ijbS , fur l'article Genève de l'Encyclo- pédie.

JE commencerai par le point que j'ai le plus de répugnance à traiter, & dont l'examen me convient le moins ; mais fur lequel .... le Jilence ne m'efi pas permis. C'eft le jugement que vous portez de la doctrine de nos Minières en matière de foi. Vous avez fait de ce Corps refpeclable un éloge très - beau , très-vrai , très-propre à eux finis dans tous Us Clergés du monde , qu'augmente en- core la confidération qu'ils vous ont témoignée , en montrant qu'ils aiment la Phiiofophie , 6c ne craignent pas V œil du PhUofophe. Mais , Monfieur , quand on veut honorer les gens , il faut que ce foit à leur manière , 6c non pas à la nôtre ; de peur qu'ils ne s'ofFenfent Tome V, Ce

602 Jufification

avec raifon des louanges nuifibles , qui , pour être données à bonne intention , n'en bleffent pas moins l'Etat , Vinté- rêt , les opinions ou les préjugés de ceux qui en font l'objet. Ignorez- vous que tout nom de fedte eft toujours odieux, dt que de pareilles imputations , rare- ment fans conféquence pour des Laï- ques , ne le font jamais pour des Théo- logiens ?

Vous me direz qu'il eu question de faits & non de louanges, &Z que le Phi- lofophe a plus d'égard à la vérité qu'aux hommes : mais cette prétendue vérité nefl pas fi claire , ni û indifférente , que vous foyez en droit de l'avancer fans de bonnes autorités ; je ne vois pas où. l'on en peut prendre , pour prouver que les fentimens qu'un Corps prof effe & fur kfquels il fe conduit , ne font pas les fiens. Vous me direz encore que vous n'attribuez point à tout le Corps Ec- cléfiaftique les fentimens dont vous parlez ; mais vous les attribuez à plu- sieurs , ck plufieurs dans un petit nom- bre font toujours une fi grande partie , que le tout doit s'en refîentir.

Plufieurs Pafteurs de Genève n'ont , félon vous , qu'un Soeinianifme par-

de l'Article Genève. 6ôJ

fait. Voilà ce que vous déclarez hau- tement , à la face de l'Europe. J'ofe vous demander comment vous Pavez appris ? Ce ne peut être que par vos propres conjectures , ou par le témoi- gnage d'autrui, ou fur l'aveu des Paf- teurs en queftion.

Or , dans les matières de pur dog- me, &c qui ne tiennent point à la mo- rale , comment peut-on juger de la foi d'autrui parconjeftare? Comment peut- on même en juger fur la déclaration d'un tiers , contre celle de la perfonne intéreflee ? Qui fait mieux que moi ce que je crois ou ne crois pas ? Et à qui doit-on s'en rapporter là-defïiis plutôt qu'à moi-même ? Qu'après avoir tira des difeours ou des écrits d'un honnête homme des conféquences fophiftiques & défavouées, un Prêtre acharné pour- fiéve l'Auteur fur ces conféquences , le Prêtre tait fon métier & n'étonne perfonne : mais devons-nous honorer les gens de bien comme un fourbe les periécute ? Et le Philofophe imitera-t-ii des raifonnemens captieux dont il fut fi fouvent la viclime ?

Il refteroit donc à penfer , fur ceux de nos Pafleurs que vous prétendez:

C c ij

6 04 J unification

être Socinîens parfaits & rejetter les peines éternelles 9 qu'ils vous ont con- fié là-derTus leurs fentimens particuliers : maisTi c'étoit en effet leur fentiment , & qu'ils vous Peuffent confié, fans doute ils vous Pauroient dit en fecret (<* ) , dans l'honnête &; libre épanchement d'un commerce phiiofophique ; ils l'au- roieii't dit au Philo fophe , & non pas à l'Auteur. Ils n'en ont donc rien fait , Se ma preuve efr. fans réplique : c'eil que vous l'avez publié.

Je ne prétends point pour cela juger ni blâmer la doctrine que vous leur im- putez ; je dis feulement qu'on n'a nul droit de la leur imputer , à moins qu'ils m la reconnoiffent ; & j'ajoute quelle ne refjembU en tien à celle dont ils nous bip truifint

Pour être Philofophes &c tolérans , ne s'enfuit pas que nos Minières foient hérétiques. Dans le nom de parti que vous leur donnez , dans les dogmes que vous dites être les leurs , je ne puis ni vous approuver y ni vous fuivre.

(a) On peut voir par la Déclaration précédente , & fur-tout par les deux extraits fuivans , dont le pre- mier cû. tiré de M. Roufleau lui-même, fi la manier.? <!e penfer des Minjftres de Genève eft un fecret.

de r Article Genève. 60 <y

Quoiqu'un tel fyiteme n'ait rien , pew~ être , que d * honorable à ceux qui F adoptent % je me garderai de l'attribuer à mes Fai- te urs qui ne Pont pas adopte ; de peur que l'éloge que j'en pourrais faire ne fournît à d'autres le fujet d'une accu/a- twn très- grave , & ne nuisit à ceux qw faurois prétendu louer. Pourquoi rne chargerons- je de la proie-filon de foi d'autrui ? .... Monfieur 9 jugeons les a&ions des hommes , & laillbns Dieu juger de leur foi.

En voilà trop, peut-être, fur un point dont l'examen ne m'appartient pas .... Les Miniftres de Genève n'ont pas befoin de la plume d'autrui pour fe défendre (£) ; ce n'en1 pas la

( b ) C'efr. ce qu'ils viennent de faire , à ce qu'on m'écrit , par wnt Déclaration publique. Elle ne m'eft point parvenue dans ma retraite ; mais j'apprends que le Public l'a reçut avec cpplaudifj'anent. Ainii , non- fculement je jouis du piaiiîr de leur avoir le premier rendu l'honneur qu'ils méritent , mais de celui d'enten- dre mon jugement unanimement confirmé. Je fens bien que cette Déclaration rend le début de ma lettre en- tièrement fupeiflu , & le rendroit peut-être indiferet dans tout autre cas : mais étant fur le point de le fup- primer j'ai vu q«e parlant du mûrie arùcle qui y a donné lieu , la même raifon fubfiftoit encore , & qu'on pourreit toujours prendre mon fîlence pour une efpecc deconfentement. Je laiile donc ces réflexions d'autant plus volontiers , que û elles viennent hois de propos fur une affaire heureufement terminée , elles ne contisa-

C c iij

606 J unification

mienne qu'ils choifiroient pour cela, Se de pareilles difeuffions font trop loin de mon inclination pour que je m'y livre avec plaifir ; mais ayant à parler du même article vous leur attribuez des opinions que nous ne leur connoijfons point , me taire fur cette aflertion , c'é- tait y paroître adhérer, & c'ejl ce que je fuis fort éloigné de faire.

nent en général rien que d'honorable à l'Eglife de Ge- nève , & que d'utile aux hommes en tout pays. Nott de M. RoJiJfcau,

, * ** &

AJT *.»♦;* TA.

•§«

de F Article Genève, 607

EXTRAIT

Des Lettres écrites dk

la Montagne par le même M, Rouffeau , Amjlerdam 1364 9 Lettre féconde , pag. 80.

QUI peut voir aujourd'hui les Mi- nières de l'Églife de Genève , jadis fi coulans , & devenus tout à coup fi rigides , chicaner fur l'orthodoxie d'un Laïque &I laiffer la leur dans unefifcan- daleujè incertitude ? On leur demande fi Jefus-Chrijî ejl Dieu , ils nofent répondre : on leur demande quels myjleres ils admet- tent 9 ils n!ofint répondre. Sur quoi donc répondront-ils , &C quels feront les arti- cles fondamentaux , diffère ns des miens , fur lefquels ils veulent qu'on fe décide , fi ceux-là n'y font pas compris ?

Un Philofophe jette fur eux un coup d'œil rapide ; il les pénètre , il les voit Ariens , Sociniens, il le dit , & penfe leur faire honneur : mais il ne voit pas qu'il expofe leur intérêt temporel y la feule

6o8 J unification

chofe qui généralement décide ici - bas de

la foi des hommes.

Aurïi-tôt allarmés , effrayés , ils s'af- fernblent, ils difeutent, ils s'agitent , ils nefavent à quel Saint fe vouer ; &c après force confultations (c) , délibérations , conférences , le tout aboutit à un amphi- gouri ou Von ne dit ni oui ni non , & auquel il efil aufjî peu poffzble de rien com- prendre quaux deux plaidoyers de Rabe- lais (df). La doctrine orthodoxe rfefi-elle pas bien claire , & ne la voilà- 1- il pas en de fures mains ?

(c) Quand on ejl bien décidé fur ce qu'on croit, &- foit à ce fujet un Journalifle , une profejjïon de foi doit ctre bientôt faite. Note de M. Rouffeau.

(<£) Il y auroit peut-être eu quelque embarras à s'expliquer plus clairement Tan* être obligé de fe ré- tracter fur certaines chofes. Note de M. Rouffeau.

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de V Article Genève. 609

EXTRAIT

De l'Ouvrage intitulé , Nouveaux Mémoires ou Ob- fervations fur l'Italie & fur les Italiens , par M. Grofley , de l'Académie Royale des Belles- Lettres. Tom. 1. p. 16.

LA dotlrine de Calvin ne s'eft pas coniervée à Genève dans toute fa tetricité : rArminianifme l'a beaucoup adoucie , &: les informations que j'ai priies ne m'ont rien appris qui détruife l'allégué de rEncyclopédle fur des peints plus imporîans & plus capitaux. Il m'a paru que les Théologiens de France n'avoient pas voulu tirer de cet allé- gué , l'avantage qu'il iembloit leur of- frir. En effet , au lieu de fe joindre au Confiftoire de Genève pour crier à la calomnie contre M. d'Aleinbert , ils au- roient du plutôt ouvrir leurs vieux controverses , y voir à chaque page que tôt ou tard le Calvinifme condui- roit {qs Seclateurs au déiime, & louer

6 io J unification , &cc.

le Seigneur de PaccomplnTement de

cette prophétie.

Je ne prétends pas dire que le Con- fiflcire de Genève ait unanimement &: ouvertement adopté le Socinianifme : il y a encore quelques vieux Minières atta- chés aux anciennes formes ; mais ces vieux Minières ne font plus de mode , même pour le peuple ; & leurs prêches funt littus & fol'uudo mer a. L'infini c~tion particulière permet , fur la révélation , fur le péché originel, fur les peines & les récompenfes de l'autre vie , certai- nes libertés que Pinïïruclion publique ne, combat ni ne détruit point.

Telles font les pièces jujlificativ es de l'ar- ticle Genève. Le Lecleurejl maintenant en état de juger fi V Auteur de cet article a

dit vrai.

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